L’Asperge, messagère du printemps !
« Une sorte de verve étrange, point muette,
Point sourde, éclate et fait du printemps un poète ;
Tout parle et tout écoute et tout aime à la fois… »
« Vous vivez ! avril passe, et voici maintenant
Que mai, le mois d’amour, mai rose et rayonnant,
Mai dont la robe verte est chaque jour plus ample… »
Et pour suivre les brisées poétiques de Victor Hugo… Mai, le mois où l’asperge pointe son nez hors de terre, juste le temps de prendre quelques couleurs.
Plus justement, l’asperge est le légume du printemps par excellence. Elle était fêtée le 23 mars, troisième jour de Germinal, le mois de la germination, dans le calendrier cher au poète Fabre d’Églantine qui eut la belle idée de donner des appellations poétiques aux mois républicains en ajoutant à des radicaux significatifs des suffixes suggestifs rythmant les saisons. C’est ainsi qu’au début du printemps, on fêta la primevère, l’asperge, la tulipe, la jonquille, la pervenche et même le pissenlit plutôt que Victorien, Gontran, Gladys et Amédée. Cela ne plut pas à tout le monde, ainsi un certain Lanjuinais, député d’Ille-et-Vilaine, qualifia l’invention du poète de « calendrier des tyrans », arguant notamment que les nouveaux noms des mois étaient vérité dans le Nord et perpétuel mensonge dans le Sud ! Cette nomenclature créée le 6 octobre 1793 par la Convention fut abolie par décret impérial le 9 septembre 1805.
Fabre d’Églantine est également connu pour avoir composé la célèbre chanson Il pleut, il pleut bergère que les enfants de ma génération apprirent inévitablement à l’école. On ne nous enseignait pas qu’elle aurait été chantée au lendemain de la prise de la Bastille en juillet 1789, que la bergère était possiblement Marie-Antoinette d’Autriche qui aimait jouer à la fermière au hameau de la Reine à Versailles et que l’orage dont il était question renvoyait aux troubles révolutionnaires. Les maîtres d’école devaient censurer peut-être quelques couplets car à bien relire les paroles, elles cachent quelques allusions au désir charnel. Bref, comme le chantait Jacques Dutronc, « on nous cache tout, on nous dit rien » !
La légende rapporte que Philippe Nazaire François Fabre dit d’Églantine aurait fredonné sa comptine en montant à l’échafaud à cause de son activisme politique. Une autre version affirme que, regrettant d’avoir perdu le texte d’une nouvelle pièce de théâtre, il ait pleuré en chemin vers la guillotine, ce à quoi Danton, emmené dans la même charrette, l’aurait consolé en déclarant : « Ne t’inquiète donc pas, des vers, tu en auras bientôt fait des milliers ».
Revenons non pas aux blancs moutons de « l’autrichienne », mais à l’asperge qui fait partie de mes souvenirs d’enfance. Dans le Cours Complémentaire et pensionnat de jeunes filles que dirigeait ma maman, et comme souvent dans les écoles de campagne encore à cette époque, il y avait un potager qu’entretenait mon père. Un petit coin était réservé à la culture de l’asperge et c’était pour le gosse que j’étais à la fois un mystère et un ravissement de voir, à la saison, les turions surgir magiquement de terre. Si les pensionnaires pouvaient savourer les délicieuses fraises du jardin, les asperges, par contre, vu leur rareté, étaient réservées à la consommation familiale. En ce temps-là, on s’endimanchait : il y avait les habits du dimanche qui changeaient de la blouse d’écolier de la semaine, il y avait les gâteaux du dimanche* que mon père ramenait de la pâtisserie, il y avait le menu du dimanche, souvent la traditionnelle poule au pot, et au printemps donc, des asperges en entrée. Ma mère les servait tièdes accompagnées d’une sauce blanche à base de crème fraîche et de beurre (on était en Normandie !). Je me souviens qu’on plaçait la petite cuillère sous l’assiette afin qu’elle penche et éviter ainsi que les asperges barbotent dans la sauce. Séance de rattrapage, parfois, les asperges les plus fines faisaient office de « mouillettes » qu’on trempait dans le jaune orangé d’un œuf à la coque.
Connue depuis l’Antiquité, appréciée des Romains et des Égyptiens qui en faisaient offrande aux dieux, l’asperge est cultivée comme plante potagère en France depuis le XVème siècle.
Elle serait arrivée chez nous par la Flandre, le plus ancien texte mentionnant sa culture est un inventaire du potager des chanoines de la collégiale de Saint-Amé près de Douai, écrit vers 1469. J’aime les ecclésiastiques lorsqu’ils ne s’intéressent qu’aux légumes, fromages et houblon !
Au XVIIème siècle, le Roi Soleil en personne en raffolait et exigea qu’elle lui soit servie en toute saison. Ainsi, Jean-Baptiste de La Quintinie, créateur du Potager du roi** et nommé « directeur des jardins fruitiers et potagers de toutes les maisons royales », imagina un système de coiffe pour recouvrir la plante, la protéger des parasites et retenir la chaleur afin de la cultiver en dehors de sa saison de prédilection. Dans une lettre qu’il lui aurait écrite, le souverain prétendait : « Monsieur, faire surgir du sol asperges et poireaux, c’est travailler à la gloire de Dieu et à la satisfaction du royaume ».
Leur vertu non fondée d’être aphrodisiaques, peut-être en raison de leur forme phallique, faisait que les asperges étaient interdites aux jeunes demoiselles de l’institution de Saint-Cyr ouverte par la dévote Madame de Maintenon, maîtresse puis seconde épouse du roi, qui qualifiait ce légume « d’invite à l’Amour ».
Vous serez peut-être surpris d’apprendre que l’asperge acquit véritablement ses lettres de noblesse en France … à Argenteuil commune du Val-d’Oise qui entretint longtemps une tradition maraîchère.
Argenteuil fut d’abord un grand vignoble de France. Vers 1580, les meilleurs vins provenaient des vignobles de Saint-Cloud, Suresnes et Argenteuil. Á la fin du XVIIIème siècle, les désastreuses récoltes puis le phylloxéra poussèrent les vignerons à développer les cultures d’asperges entre les ceps de vigne. Les résultats s’avérèrent spectaculaires, notamment à l’initiative de Louis Lhérault, cultivateur et viticulteur argenteuillais, qui créa en 1860 une variété locale à partir de plants importés des Pays-Bas. Véritable héros, le génial « asparagiculteur » reçut le surnom de « Parmentier de l’asperge » et son « asperge d’Argenteuil » obtint moult récompenses à l’exposition universelle de 1867. En raison de sa précocité, cette variété porte le nom précis d’« asperge hâtive d’Argenteuil » qui existe toujours même si depuis plusieurs décennies, elle n’est plus cultivée localement à cause de l’urbanisation galopante.
Dans le menu proposé en soirée, le 14 avril 1912, aux passagers de première classe du Titanic, quelques heures avant le naufrage du paquebot, on relève un œuf à l’Argenteuil.
Le 21 mai 1981, pour fêter l’investiture de François Mitterrand à l’Élysée, étaient servies aux 200 convives des « Belles d’Argenteuil » accompagnées d’un Meursault Goutte d’Or 1973.
Les Belles d’Argenteuil-nature morte aux asperges de Berthe de la Baume (19ème siècle)
La fameuse asperge francilienne est à l’origine de la plupart des variétés actuelles et sa culture s’étendit, dans la deuxième moitié du XIXème siècle, à d’autres régions comme l’Alsace, le Val de Loire et la Sologne. La région tant vénérée par Maurice Genevoix, le regretté secrétaire perpétuel de l’Académie française, doit, dit-on, sa réputation de grande productrice d’asperges à Charles Depezay, un gendarme qui fuyant Paris assiégé en 1870 finit par se dissimuler dans un champ d’asperges à Argenteuil. Ayant ainsi bien observé la manière dont elles étaient cultivées, fort de cet espionnage agricole involontaire, il transporta son savoir en Sologne et se mit à son tour à la culture d’asperges. Dans ma représentation enfantine, la Sologne était, outre la région des asperges, une vaste forêt giboyeuse magnifiquement décrite par Maurice Genevoix dans ses romans naturalistes dont certains extraits servaient souvent de supports à des dictées à l’encre violette. C’était aussi le décor vrai de l’incontournable roman d’Alain Fournier Le Grand Meaulnes qui m’intriguait d’autant plus qu’un écolier en classe avec le héros Augustin portait le même patronyme que le mien.
Mon regretté frère, aussi épicurien que moi, ne manquait jamais de me faire partager les traditions culinaires d’Alsace, région qu’il avait adoptée pour des raisons professionnelles puis conjugales. Ainsi, je découvris la fièvre printanière provoquée par la culture de l’asperge sur le terroir du Kochesberg, principalement dans le modeste village de Hoerdt et ses alentours.
Le héros de l’histoire s’appelle, cette fois, Louis Gustave Heyler, un pasteur d’origine alsacienne qui exerçait son ministère à Philippeville, en Algérie. C’est là-bas qu’il découvrit la culture de l’asperge et, constatant la similitude des terres sablonneuses d’Afrique du Nord et celles de sa région natale, il décida en 1869 de revenir au pays pour convaincre les paysans de Hoerdt de se lancer dans cette aventure légumière. Ainsi, depuis cent cinquante ans, le village d’Hoerdt est la capitale de l’asperge blanche d’Alsace et possède même depuis 2022, un musée à la gloire de son légume emblématique.
Depuis 1932, au cœur du mois de mai, on fête l’asperge au village, en présence de personnalités politiques et artistiques, avec des défilés en costumes traditionnels, des danses folkloriques, des concerts et bien évidemment des dégustations.
Á la saison, les fermes productrices ouvrent leurs portes, privilégiant la vente directe. Elles mettent en place des distributeurs automatiques où l’on peut s’approvisionner en asperges fraiches à toute heure. Des cabanons éphémères s’installent aux ronds-points. Les restaurants réservent à l’asperge la place d’honneur dans leurs menus.
Je découvris que les asperges, spàrichle dans le Bas-Rhin, spàrgla dans le Haut-Rhin, étaient souvent consommées en entrée, accompagnées de l’excellente charcuterie régionale, jambon à l’os et presskopf (plus connu sous le nom de fromage de tête).
Il me revient en mémoire que, dans mon enfance, à l’occasion de repas de fêtes, ma mémé de Picardie préparait en guise d’entrée des ballotins d’asperges de son potager enveloppées dans une tranche de jambon.
Est-ce le vin blanc d’Alsace qui me monte à la tête, voilà que je me prends pour le regretté iconoclaste Jean-Christophe Averty zozotant dans son émission radiophonique culte Les Cinglés du music-hall : « Pour vous, une rareté, une chanson à boire et à manger créée en 1932 par Fernand Heintz et Paul Clérouc, accompagné par l’orchestre de Jean Lenoir, Stello chante Hymne à l’asperge, un disque 78 tours Polydor 522 425. Á vos cassettes ! »
« On a fêté de brillants centenaires
Molière et Brillat-Savarin
De Parmentier et la pomme de terre
Urgère, Momute, et le bon vin
Puisqu’aujourd’hui tous nos désirs convergent
Pour célébrer tant de bienfaits
Je veux chanter la gloire de l’asperge
Ce fier produit du sol français
Refrain:
Asperge, asperge divine
Pour nous, tu n’as que des appâts
Si les roses ont des épines
Asperge tu n’en as pas !… »
Allez, encore un coup (de blanc) et défilez martialement autour de la table de la cuisine, en chantant, et que les murs en tremblent :
« …Vraiment l’asperge est un produit célèbre,
Lorsque le bon Dieu vit qu’Adam
Seul dans l’Éden avait un air funeste
Il fit tes beaux charmes d’antan
Adam restait pensif devant la vierge
C’est alors que le créateur
Avec génie fit pousser une asperge
Et ce fut le premier bonheur… »
Autre vieillerie chansonnière, la Confrérie des compagnons de l’Asperge d’Argenteuil édita, il y a un demi-siècle, un 45 tours (quèsaco s’exclameront les d’jeuns !) dans lequel figurait une chanson Á la gloire de l’asperge qui affichait volontiers sa connotation grivoise :
« Notre roi Louis le bien aimable
Un jour fit venir à sa table
Dont il tirait fort grand orgueil
Quelques asperges d’Argenteuil
Mets d’entre chacun délectable
Gai luron dondaine tralala
Vive l’asperge et vive le roi
Gai luron dondaine tralala
Vive l’asperge et vive le roi
Ne songeant qu’à la bagatelle
De nobles sires épris de zèle
En vinrent aux comparaisons
Pour connaître avec précision
Qui d’entre eux avait la plus belle
Gai luron dondaine tralala
Vive l’asperge et vive le roi
Gai luron dondaine tralala
Vive l’asperge et vive le roi
La Pompadour et la Du Maine
Enchantées d’une telle aubaine
Firent tant d’honneur au festin
Qu’elles accusèrent le Malin
D’une excitation soudaine
On dit que jeunes demoiselles
En croquant la pointe d’icelle
Sentant de vive confusion
Le rouge monter à leur front
N’osaient plus lever les prunelles
Au lendemain de cette fête
Louis ordonna que chacun mette
Au mois de mai dans son fricot
Pour précéder la poule au pot
Cette liliacée parfaite… »
Dans la langue argotique, l’asperge désigne le membre masculin et l’expression « aller aux asperges » fait allusion au « plus vieux métier du monde ».
Anciennement classée parmi les Liliacées comme l’oignon et l’ail, l’asperge, suite à des travaux génétiques récents, appartient désormais à la famille des Asparagacées.
Légume tige, l’asperge est une plante vivace. D’une grosse touffe de racines ou griffes jaillissent chaque printemps, d’avril à juin des rejets charnus et légers appelés turions, allant du blanc ivoire au vert violacé. La couleur ne dépend pas de la variété mais de la façon dont le légume est cultivé. Originellement, l’asperge est verte puisqu’elle pousse en dehors de terre, et donc à la lumière du soleil, prenant cette coloration par le processus naturel de la photosynthèse. Mais avec le temps, se sont développées des techniques de « buttage » où l’on recouvre la pousse avec de la terre. Dans ce cas, ne voyant pas le soleil elle reste d’un blanc nacré. Enfin, quand seul le bout de l’asperge se pointe à l’air libre quelques jours avant sa récolte, il prend une couleur violacée.
« Chaque arrivée de saison nouvelle amène une sorte de mélancolie, parce qu’elle suit la fin de la saison précédente, et que c’est un pas de plus sur le chemin de la vie. Mais la nature bienveillante pour l’homme lui ménage toujours quelque adoucissement à sa peine, et, sous une forme ou sous une autre, lui apporte quelque plaisir de compensation. Quand vient le printemps, c’est le renouveau des tendres feuillages d’un vert naissant qui récrée nos regards ; et pour le gourmet, c’est aussi le retour de ce légume exquis, délicat, d’un goût si fin, qu’on appelle l’asperge, régal sans pareil pour le palais d’un galant homme... »
Ainsi, le Normand Bernard Le Bouyer de Fontenelle, philosophe, écrivain et dramaturge, neveu par sa mère de Pierre et Thomas Corneille, louait-il l’asperge prétendant qu’outre être son plat de prédilection, elle participait à sa bonne santé, ce qu’on peut comprendre puisqu’à un mois près, il faillit fêter ses cent ans, fait rarissime au XVIIIème siècle. Sans doute, est-ce pure coïncidence homophonique, sa première œuvre théâtrale, copieusement sifflée par le parterre, s’appelait Aspar.
Anecdote savoureuse sur la pluralité de cuisiner l’asperge, une querelle fameuse sur la façon de l’accommoder, impliquant Fontenelle auteur des Entretiens sur la pluralité des mondes, circule sur le net. Les versions nombreuses divergent sur l’assaisonnement préféré de l’académicien des sciences, ainsi que sur l’identité de son invité. Au final, j’ai opté, en consultant le site Gallica de la BNF, pour celle rapportée par Alexandre Dumas dans le Grand Dictionnaire de la Cuisine : « Fontenelle aimait beaucoup les asperges, surtout accommodées à l’huile. L’abbé Terrasson, qui au contraire aimait les manger au beurre, étant venu un jour lui demander à dîner, Fontenelle lui dit qu’il faisait un grand sacrifice en lui cédant la moitié de son plat d’asperges, et ordonna qu’on mît cette moitié au beurre. Peu de temps avant de se mettre à table, l’abbé se trouva mal et tomba bientôt en apoplexie. Fontenelle alors se leva précipitamment, courut vers la cuisine et cria : « Tout à l’huile, maintenant, tout à l’huile ! »… »
Écrivain, journaliste, romancier, préfacier des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, poète et auteur dramatique français du XIXème siècle, considéré comme un des premiers critiques gastronomiques avec Grimot de la Reynière et Brillat-Savarin, Charles Monselet versifia sa préférence dans un Sonnet de l’asperge délicat :
« Oui, faisons lui fête !
Légume prudent,
C’est la note honnête
D’un festin ardent.
J’aime que sa tête
Croque sous la dent,
Pas trop cependant.
Énorme elle est bête.
Fluette, il lui faut
Plier ce défaut
Au rôle d’adjointe,
Et souffrir, mêlé
Au vert de sa pointe,
L’or de l’œuf brouillé. »
Le poète épicurien publia, pendant quelques mois de l’année 1858, Le Gourmet « journal des intérêts gastronomiques ». En première page, il conseillait quelques recettes sous forme de correspondance, « Lettres à Émilie », telle celle-ci :
« Il y a trente manières d’accommoder les asperges, permettez-moi de vous recommander seulement aujourd’hui, Madame, comme un entremets des plus distingués, les asperges à la Pompadour -Votre cuisinière Césarine qui se souvient encore de moi, me regarde à ces mots d’un air où se peint l’étonnement. Venez çà, Césarine, et écoutez bien.
Vous prenez de grosses asperges à bout violet, et, après les avoir bien lavées et préparées, vous les faites cuire dans de l’eau de sel bouillante. Coupez-les ensuite de la longueur du petit doigt et en biais, et mettez-les à égoutter dans une serviette bien chaude, afin qu’elles ne se refroidissent pas pendant la confection de la sauce. -Pour faire cette sauce (redoublez ici d’attention, ma fille), il est indispensable de se servir d’une casserole d’argent dans laquelle vous mettez par cuillerées le contenu d’un pot moyen de beurre de Vanvres (« avoir le cœur doux comme le bon beurre de Vanves » ndlr) ou de la Prévalais (une ferme-château à l’ouest de Rennes ndlr). Ajoutez quelques grains de sel, une demi-cuillerée de fleur de farine d’épeautre, une pincée de macis en poudre et deux jaunes d’œufs délayés avec quatre cuillerées de verjus. -Comprenez-vous déjà ?- Faites cuire cette sauce au bain-marie, mettez vos morceaux d’asperges dedans et servez très chaud, en casserole couverte, -la casserole d’argent !
Les jours de petit comité, vous pourrez vous contenter de faire paraître, au matin, un ragoût de pointes d’asperges. C’est simple comme votre village, Césarine. Vous faites blanchir vos pointes et vous les cuisez à petit feu dans un coulis clair de veau et de jambon. Puis, lorsque la sauce est assez réduite, vous la liez avec un peu de beurre manié de farine, et vous l’arrosez d’un jus de citron.
C’est joli, ces asperges. C’est gai, on dirait la carte de visite du printemps – apportée dans une assiette. Et quel aliment sain et léger ! »
Monselet se décrivait ainsi : « Mon renom de gourmet me vient uniquement de ce que je suis grassouillet et que j’ai la lèvre sensuelle, j’ai une figure qui donne faim ».
Il est permis, en effet, de s’interroger sur l’excellence de Charles Monselet en matière culinaire, à travers l’anecdote que je vous sers en guise d’amuse-gueule en somme : son « ami » écrivain Eugène Chavette, de son vrai nom Eugène Charlemagne Vachette, voulant prouver justement que Monselet n’était pas un gastronome connaisseur, l’invita au Brébant, restaurant littéraire tenu par son père, et lui fit servir un repas où les plats ne correspondaient en rien à ceux imprimés sur le menu. Le potage nids d’hirondelles était en fait de simples nouilles à la purée de flageolets, la barbue sauce crevettes du cabillaud cuit sur un double peigne fin, le coq de bruyère un dindonneau avec de l’absinthe, et tout à l’avenant. Monselet s’enthousiasma sur chaque service. Fier de sa vacherie, Chavette, jubilant, dévoila la supercherie au dessert, alors Monselet, complètement anéanti, supplia chacun des invités : « J’ai des enfants…ne me perdez pas ! »
Objet d’art, les asperges qui se prélassent au printemps sur les étals des maraîchers trônent également sur les cimaises des musées. Argenteuil, alors très champêtre, fut un lieu de naissance de l’impressionnisme. Claude Monet y vécut plusieurs années avant de migrer vers Vétheuil puis Giverny. Édouard Manet fut séduit par…les Belles d’Argenteuil.
Ainsi, il en peignit, à la manière des natures mortes hollandaises du XVIIème siècle, alanguies en botte sur un lit de verdure.
L’anecdote est célèbre, Manet vendit ce tableau pour huit cent francs à Charles Éphrussi, banquier et collectionneur d’art. Celui-ci, ravi, envoya à l’artiste la somme de mille francs. Manet qui n’était pas en reste d’élégance et d’esprit, selon le principe que les bons comptes font les bons amis, peignit une seconde toile représentant une seule asperge qu’il offrit à Éphrussi en joignant ce petit message : « elle était tombée de votre botte ».
Ce minuscule tableau (16,5×21,5 cm), visible au Musée d’Orsay, a une valeur marchande, de nos jours, de plusieurs millions d’euros.
« Ce n’est pas une nature morte comme les autres, morte elle est en même temps enjouée. » « C’est un nu plus qu’une nature morte. Ou plutôt c’est un nu et une nature morte, la turgescence vitale et l’hallali de cette anguille végétale. »
Anguille et rouget d’Edouard Manet
Personnellement, tel un reptile rampant sur le marbre, elle m’apparaît inquiétante.
Marcel Proust s’inspira de cette anecdote pour faire naître une discussion pédante sur l’art du Côté de Guermantes :
« Du reste, il n’y a pas lieu de se mettre autant martel en tête pour creuser la peinture de M. Elstir que s’il s’agissait de La Source d’Ingres ou des Enfants d’Édouard de Paul Delaroche. Ce qu’on apprécie là-dedans, c’est que c’est finement observé, amusant, parisien, et puis on passe. Il n’y a pas besoin d’être un érudit pour regarder ça. Je sais bien que ce sont de simples pochades, mais je ne trouve pas que ce soit assez travaillé. Swann avait le toupet de vouloir nous faire acheter une botte d’asperges. Elles sont même restées ici quelques jours. Il n’y avait que cela dans le tableau, une botte d’asperges précisément semblables à celles que vous êtes en train d’avaler. Mais moi, je me suis refusé à avaler les asperges de M. Elstir. Il en demandait trois cents francs. Trois cent francs une botte d’asperges ! Un louis, voilà ce que ça vaut, même en primeurs ! »…
Du côté de chez Swann, l’asperge faisait cette fois l’objet d’une double poétisation visuelle et olfactive :
« Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fille de cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme des billes vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied – encore souillé pourtant du sol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblait que ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaient amusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisement de leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleurs naissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction de soirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toute la nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leurs farces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changer mon pot de chambre en un vase de parfum.
La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann, chargée par Françoise de les « plumer », les avait près d’elle dans une corbeille, son air était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ; et les légères couronnes d’azur qui ceignaient les asperges au-dessus de leurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, comme le sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dans la corbeille de la Vertu de Padoue… »
J’aime à penser que ce n’est peut-être pas un hasard si la ferme d’Ablis, aux confins de la Beauce, où je m’approvisionne en délicieuses asperges, se trouve à quelques kilomètres d’Illiers, petite commune d’Eure-et-Loir rebaptisée Illiers-Combray en 1971 à l’occasion du centenaire de la naissance de Marcel Proust. C’est là en effet que l’écrivain passait ses vacances d’enfance dans la « maison de Tante Léonie », aujourd’hui musée, source d’inspiration majeure d’Á la recherche du temps perdu.
Á Ablis où donc en saison je fais ma cure d’asperges, Pascal et Claire, père et fille, ont tiré leur inspiration, non pas de Proust, mais de Simon, un de leurs ancêtres, horticulteur, qui en 1782 rencontra un pied d’asperge sauvage à l’occasion d’une de ses excursions botaniques aux environs de Chartres. Il se mit à en cultiver et, après quelques années, ses goûteuses asperges s’invitèrent à la table du roi Louis XVIII grâce à la marquise de Vernon. Deux siècles et demi plus tard, Pascal et Claire produisent localement en famille des asperges blanches en culture biologique sous l’appellation « Asperges de Simon » en hommage à leur aïeul.
Les trois-quarts de la production sont écoulés en vente directe. Pour être certain de ne pas faire chou blanc (un comble !) je passe ma commande par mail, portable ou sms et le jour dit, je viens retirer mes asperges fraîchement ramassées manuellement à l’aide d’une gouge, le matin même.
Dès l’ouverture à la vente, c’est un défilé presque permanent de clients dans la cour de la ferme. Avec un peu de chance, on peut voir fonctionner une laveuse-calibreuse, une drôle de machine où, après leur avoir fait subir un ultime lavage, on passe les asperges pour normaliser leur longueur en coupant le talon. Trois calibres d’asperges sont proposés : fines, moyennes et charnues.
Plaisir et émotion sont accrus de retrouver le lendemain à table les « Belles d’Ablis » dans le plat à asperges que j’avais offert à ma tendre maman, à l’occasion d’une fête des mères. Une manière inconsciente peut-être de retrouver le temps perdu !
Preuve peut-être que l’asperge n’est pas un légume comme les autres, réminiscence aussi des fastes du passé, elle possède ses propres plats de service en faïence et décor en barbotine. Délicieusement kitsch !
« Des asperges à la tige élégante et à la chevelure soyeuse, toute brillante de la rosée du soir, ressemblaient à des forêts de sapins lilliputiens, couverts d’une gaze d’argent… » Ainsi George Sand, dans son roman Consuelo, décrivait avec sensualité un jardin autrichien. Pourtant : … il ne s’agit que de veiller à ce que Pierre (le jardinier de Nohant ndlr) fasse ce qui m’est utile et agréable ! Point d’asperges. Personne chez nous ne les aime, et cela consomme beaucoup de fumier. Je l’ai signifié à Pierre, je ne sais s’il l’aura fait _ mais force salades, artichauts, petit-pois, concombres, haricots verts et melons, des fleurs à mort… » Malgré tout, si l’on consulte ses carnets, l’écrivaine, remarquable cuisinière, en préparait volontiers, notamment avec une sauce hollandaise, pour ses prestigieux convives, Flaubert, Balzac, Delacroix, Alexandre Dumas fils, Tourgueniev, Liszt, Chopin et Musset bien sûr, ainsi que le jeudi soir pour les gens du village.
Le maître du suspense, Alfred Hitchcock, s’en prit un jour au directeur de la lumière sur le plateau de tournage de son film Le crime était presque parfait : « Un meurtre sans des ciseaux qui brillent est comme des asperges sans sauce hollandaise. Sans goût. »
Lors d’une de mes flâneries bruxelloises, j’ai voulu bien sûr goûter les asperges à la flamande, une recette phare de la gastronomie belge incontournable au printemps sur la carte des brasseries et estaminets. Les puristes ou traditionnalistes exigent les asperges blanches de Malines (Mechelen en flamand) servies avec une sauce au beurre fondu, des œufs émiettés et … une bonne bière trappiste. J’imagine le grand Jacques Brel, qui les aimait, en dégustant devant les fresques en céramique de Chez Vincent, après avoir écrit la Chanson des vieux amants… « Il nous fallut bien du talent/Pour être vieux sans être adultes ».
recette tirée du Petit traité de l’asperge de Martin Fache et Pierre-Brice Lebrun
En France, les asperges de deux terroirs seulement bénéficient du label IGP (Indication Géographique Protégée) : l’Asperge des Sables des Landes et l’Asperge du Blayais qui s’épanouit sur les sables noirs de la rive droite de l’estuaire de la Gironde.
En marge, je ne résiste pas à vous dire quelques mots sur les respounchous occitans qui, à l’instar des champignons, déclenchent une véritable fièvre printanière chez les amateurs de cueillette du Tarn et de l’Aveyron. Poussant sur les talus et dans les sous-bois, ils ressemblent à des asperges sauvages mais n’en sont pas. Leur nom officiel est Tamier commun mais, plus communément encore, on les surnomme vigne noire, sceau de Notre Dame, raisin du diable et plus étrangement dans notre société d’aujourd’hui, « herbe des femmes battues » pour leur vertu apaisante de guérir contusions et ecchymoses. Peut-être un peu abusivement, on aime dire au pays de Jaurès que cette plante, sauvage donc gratuite, aurait eu sa part dans le succès des luttes sociales du bassin minier en nourrissant les ouvriers en grève. En tout cas, je veux bien croire que les jeunes pousses accompagnées d’œufs durs et de lardons, c’est savoureux.
Pas tellement loin de là, le chef étoilé Michel Bras et son fils Sébastien célébraient leur plateau d’Aubrac en cuisinant une vraie asperge verte gorgée d’une vinaigrette de truffe du pays et assortie d’une crème de vieux Laguiole. Mes papilles en frémissent. Je me souviens que dans le cadre d’une classe du patrimoine sur l’art culinaire que j’avais initiée, au retour du marché de Rodez, Michel Bras approcha une asperge près des oreilles des petits écoliers des Yvelines pour qu’ils l’entendent « chanter », synonyme de sa fraîcheur. Aujourd’hui, Sébastien, le fils qui a pris la relève, propose en saison dans un menu intitulé « Goût du jardin » (celui de la maison), des asperges vertes de l’Hérault, crème glacée aux truffes de Millau, mousseux au vieux Rodez, rau-ram ciselé (coriandre vietnamienne), ficoïde glaciale & chrysanthème.
Comme le suggérait Marcel Proust, « Madame Octave, il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôt dix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumer mes asperges.
— Comment, Françoise, encore des asperges ! mais c’est une vraie maladie d’asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nos Parisiens !... »
… Et les lecteurs d’Encre violette !
Mais non. « Qu’elle soit verte, blanche ou violette, apprêtée en houmous et en kougelhopf, brouillée aux petits pois, rôtie à la fleur de CBD, grillée aux pêches, escaloper aux bonnottes et voler au vent, cuisinée en chakchouka maghrébine, en socca niçoise, focaccia italienne, en risotto ou clafoutis, en patina romaine ou carpaccio -tartinée, croustillante, gratinée ou flambée, de l’apéritif au dessert, l’asperge n’a pas fini de nous étonner » (Petit traité de l’asperge de Martin Fache et Pierre-Brice Lebrun, éditions Le Sureau).
Champs d’Asperges de Simon à l’automne
*http://encreviolette.unblog.fr/2012/04/12/les-gateaux-de-mon-enfance/
**http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/18/si-versailles-metait-plante-le-potager-du-roi/
