La tomate dans tous ses états
L’automne est arrivé alors que je n’ai pu vous faire partager un de mes plaisirs minuscules de l’été, celui que la tomate me procure à table, la « vraie » tomate bien sûr, celle qui n’arrive que fin juin, est agréable en juillet, devient sublime en août, avant de faire une belle fin de carrière en septembre jusqu’au début d’octobre.
En hâte, je répare cette lacune, d’ailleurs je ne suis pas tant que cela hors saison si j’en crois le calendrier républicain créé pendant la Révolution française et utilisé jusqu’en 1806 ainsi que brièvement durant la Commune de Paris.
Ainsi, si je me réfère à la nomenclature de son auteur, le poète Fabre d’Églantine, qui renvoie à une idéologie agricole et rurale, le vingt-huitième jour du premier mois de l’automne dit Vendémiaire (mois des vendanges), correspondant au 19 octobre dans le calendrier grégorien, était officiellement dénommé jour de la tomate.
Alors que je me régale d’une salade de tomates, à la table de jardin, dans la perspective du potager de la ferme familiale du Sud-Ouest, revient régulièrement en ma mémoire l’image d’une chère petite fille qui, au cœur de l’été, encore en pyjama, en guise de petit-déjeuner, poussait la barrière du potager de son arrière-grand-mère et s’en allait cueillir la tomate la plus mûre légèrement tiédie par les premiers rayons du soleil. Elle la lavait au robinet à proximité avant de mordre à pleines dents dans sa chair juteuse. On lisait alors sur son visage épanoui tous les stigmates d’un péché de gourmandise que nous absolvions bien évidemment.
Si l’enfant, aujourd’hui adulte, rejetait les savantes élucubrations du baby boomer que je suis, qu’elle sache cependant que des siècles s’écoulèrent avant que sa tomate procure un véritable bonheur gustatif.
S’il s’avère que je suis un piètre cuisinier (le mot est faible raillerait avec tendresse la jeune fille !), par contre, j’ai toujours manifesté de l’intérêt pour ce qui se passait entre le champ et l’assiette. Épicurien, lors de mon parcours dans l’Éducation Nationale, je bâtis en brèche un scepticisme certain de la hiérarchie en initiant, il y a trente ans, une classe du patrimoine autour de l’art culinaire français avec des élèves et leur valeureuse enseignante d’une classe de CM2 d’une école des Yvelines. L’ambitieux projet nous conduisit jusqu’en Aubrac, à la table de Michel Bras, chef déjà doublement étoilé à l’époque. Les riches travaux des enfants furent exposés en fin d’année au lycée hôtelier. En cette mémorable journée, la « Librairie des Gourmets » de la rue Monge à Paris (aujourd’hui définitivement fermée) présenta une sélection d’ouvrages et organisa une conférence avec Colette Gouvion, écrivaine et journaliste, autrice du livre Le Roman du Potager. Quel beau titre, pleinement justifié tant le potager, lieu, dit le dictionnaire, « où poussent les légumes à cuire au pot », est une invitation au voyage avec ses productions qui s’enracinent parfois dans des centaines d’années d’histoire des civilisations avec leurs mythes et leurs contes !
On le suppose autochtone avec ses légumes « bien de chez nous », il est en fait peuplé d’émigrés assimilés … n’en déplaise au ministre Retailleau. C’est le cas de la tomate qui vint des Andes péruviennes sous des formes sauvages (petites tomates cerises) et fut cultivée pour la première fois au Mexique par les Aztèques qui la nommaient tomatl en langue nahuatl. L’Europe n’a fait sa connaissance que vers le XVIème siècle lorsque les conquistadors espagnols et portugais l’eussent ramenée après la découverte de l’Amérique.
Elle jeta l’ancre à Naples (alors possession espagnole), puis à Gênes, puis à Nice à la fin du XVIème siècle. On se méfia d’elle à cause de sa ressemblance avec la belladone et la mandragore, et d’ailleurs, son nom d’espèce Lycopersicum signifie « pêche de loup » en référence au caractère toxique qui lui fut attribué initialement. On lui prêta le pire à cause de son emploi dans des activités de sorcellerie, et le plus flatteur, étant censée stimuler les facultés viriles défaillantes. Pendant deux siècles, elle fut répertoriée au catalogue des plantes ornementales non consommables. Elle devra attendre 1731 pour qu’un botaniste écossais Philippe Miller affirme sa comestibilité jusqu’à rajouter le nom spécifique d’esculentum (comestible) à sa dénomination scientifique Lycopersicum.
Catherine de Médicis apporta la tomate à la Cour de France en 1533. Un autre Italien, le médecin botaniste Mattioli, en raison de ses fruits jaunes, la nomma « Pomme d’Or », Pomo d’Oro qui restera dans la langue de Dante. Les Provençaux, par la suite, la désignèrent sous le nom tout aussi lyrique de « Pomme d’amour ».
Les premières variétés potagères en France apparurent dans l’édition de 1784 du catalogue de graines de la maison Vilmorin-Andrieux, la bible du bon jardinier de l’époque.
La tomate serait montée à Paris en 1792 : une part de légende répand que les Fédérés de Marseille, venus pour défendre la Révolution contre les Autrichiens, auraient emporté avec eux, outre un chant qui devint hymne national, des tomates.
Le critique gastronomique, et cuisinier à ses heures, Grimod de la Reynière écrivit bientôt dans son Almanach des gourmands : « Quoi qu’il en soit, les tomates sont un grand bienfait pour une cuisine recherchée. On en fait d’excellentes sauces qui s’allient avec toute espèce de viandes … Mais ce n’est pas seulement aux fonctions d’auxiliaires que les pommes d’amour bornent leur service. On en fait un plat d’entremets délicieux ; après en avoir ôté les pépins, on les bourre d’une farce savante, ou même tout uniment d’une simple chair à saucisses, pétrie avec un tiers de mie de pain rassis, et dans laquelle on a mêlé une gousse d’ail, persil, ciboules, estragon, hachés ; on met le tout cuire sur le gril, ou ce qui vaudrait mieux encore, dans une tourtière, sous un four de campagne, avec une bonne redingote de chapelure… Comme ce mets est nouveau à Paris, la recette ne se trouve dans aucun dispensaire, et nous croyons ajouter au mérite de cet almanach, et acquérir quelques droits à la reconnaissance de nos gourmands concitoyens en la consignant ici. Nous ne connaissons même que cette manière d’accommoder les pommes d’amour… Déjà d’heureux essais annoncent aux gourmands de nouvelles découvertes sur cette terre inconnue : nous ne doutons pas que ce joli petit fruit, abandonné aux méditations profondes des hommes de l’art, ne devienne par la suite le principe d’un grand nombre de jouissances savantes et variées. » Vous avez compris, la tomate farcie était née ! J’apprécie particulièrement ce plat, mon épouse l’accompagne parfois de courgettes rondes, ce qui apporte, outre le goût, une note esthétique toujours plaisante.
Quitte à décevoir certains et certaines, bien que les tomates d’outre-Quiévrain soient fades et farineuses, j’avoue avoir aussi un faible pour les populaires tomates-crevettes comme à Ostende, ces petites crevettes grises pêchées en mer du Nord, traditionnellement à dos de cheval de trait brabançon sur la plage d’Oostduinkerke (au patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’UNESCO). On les mange froides mais avec de bonnes frites, elles me font penser à Ferré, Caussimon et Arno, « les chevaux d’la mer/Qui fonçaient la têt’la première/ Et qui fracassaient leur crinière/Devant le casino désert », à Brel aussi, au port d’Amsterdam, c’est nourrissant non ?!
Le mot « tomate » n’est apparu dans le dictionnaire de l’Académie française qu’en 1835.
Sa culture prit véritablement son essor en France, surtout dans le Midi, au début du XIXème siècle, profitant du déclin de productions traditionnelles comme la vigne détruite par le mildiou, le mûrier du ver à soie, le pastel et la garance. Cette dernière plante présentait un intérêt dans l’industrie textile grâce à la teinture pourpre extraite de ses racines, mais quelle « clair-voyante » idée du Vicomte de Vaux, ministre de la guerre de Charles X, en 1829, de publier un décret ordonnant l’adoption du pantalon (et du képi) rouge garance par nos fantassins. Il fallut attendre 1915 et l’avènement du fameux bleu horizon pour que nos braves Poilus ne soient plus des cibles faciles.
Certaines variétés de tomates de l’époque sont encore cultivées aujourd’hui, telles la Marmande -elle est encore plus juteuse lorsqu’elle est prononcée avec l’accent méridional- la Reine des Hâtives (pour sa précocité), la Pierrette, la Saint-Pierre, la Saint-Vincent. Un zeste de poésie naît de leur déclinaison.
Á Marmande, on peut voir, face à la mairie, une statue de Ferline Giraudeau, une beauté locale, agenouillée et tenant une tomate dans la main. Elle est l’héroïne d’une légende. Sa beauté était telle qu’une foule de prétendants se pressaient à ses pieds, mais au grand désespoir de son père, elle ne trouvait jamais son homme. Il y en avait bien un, Peyrot Bory, mais issu d’une famille modeste, il était bien trop timide pour déclarer son amour. Pour apaiser son chagrin, il embarqua à Bordeaux sur un navire voguant vers les Antilles et la Nouvelle-Grenade. Puis de retour au bercail, il ramena des graines qu’il s’empressa de semer dans son jardin. L’été venu, apparurent de gros et ronds fruits rouges qu’il alla régulièrement déposer à la fenêtre de la belle Ferline sans jamais se faire connaître. Jusqu’au jour où elle le surprit et lui demanda comment s’appelait ce fruit délicieux qu’il lui apportait chaque jour. Peyrot -rouge comme une tomate ?- lui répondit : « Lorsque j’étais aux Amériques, les Indiens l’appelaient « tomate », mais moi je l’appelle « Ferline » en souvenir de toi, tant elle est belle ! ». « Eh bien, lui dit-elle en se jetant dans ses bras, à partir d’aujourd’hui, nous l’appellerons « pomme d’amour » ».
Longtemps, l’aïeule responsable du potager opta pour la variété Montfavet reconnue pour sa qualité gustative et sa bonne productivité dès le début de la saison. Planter les tomates était un moment important de la vie du potager mais aussi du village. Il s’agissait d’être attentive aux éventuels effets causés par Mamert, Pancrace et Servais, les fameux saints de glace* dont les fêtes les célébrant les 11, 12 et 13 mai sont souvent synonymes de gelées néfastes pour la Montfavet précoce mais frileuse. Il s’agissait aussi de tirer fierté d’être possiblement la première du village à posséder des tomates à maturité. Il arrivait aussi qu’elle soit plongée dans une compréhensible désolation lorsque, au cœur du mois d’août, un violent orage de grêle anéantissait en quelques instants les pieds de tomates, ou que la maladie du « cul noir » les parasitait.
Même si la proche centenaire a laissé le soin, désormais, à sa descendance de s’en occuper, la question des tomates reste un sujet existentiel dans ses conversations téléphoniques.
Surgissent parfois quelques haussements de voix à propos de l’emploi ou pas de certain produit contraire à la philosophie biologique (b(r)ouillie bordelaise ?)
C’est toujours un instant précieux de voir ma compagne ramener au chai un panier plein de tomates fraîchement cueillies, la promesse de les retrouver à table, le lendemain, en une salade toute simple juste accommodée d’un filet d’huile d’olive toscane, quelques gouttes de vinaigre balsamique et deux ou trois feuilles odorantes de basilic. Quelques pas, on ne peut pas circuit plus court !
Mon plaisir n’est pas dans la sophistication : il peut être assouvi à l’occasion d’un pique-nique avec une savoureuse tomate croquée au sel.
Les lecteurs les plus attentifs auront peut-être remarqué que j’ai classifié inconsciemment la tomate parfois comme un fruit, parfois comme un légume. Qu’est-elle réellement ?
Pour le spécialiste en botanique, avec la tomate on est bel et bien en présence d’un élément qui apparaît après la fleur, donc d’un fruit. De même, on retrouve les graines de la tomate dans sa pulpe. La tomate fait partie des Angiospermes caractérisés par le développement de fleurs qui se transforment en fruits.
D’un point de vue culinaire, la tomate est plutôt considérée comme un légume et consommée essentiellement comme un aliment salé cuit ou en sauce. Encore que vous puissiez concocter un jus de tomate ou faire quelques pots de confiture de tomates vertes, ou la croquer tel un fruit comme le faisait la petite fille dans le potager.
Ressentez-vous ma jubilation ? Il y a un siècle, en 1923 précisément, l’écrivain et poète Joseph Delteil, je devrais dire paysan-écrivain avec la vie qu’il mena entre Aude et Hérault, consacrait dans son livre Choléra, quelques pages lyriques et sensuelles à la tomate : « L’homme me servit des œufs à la poêle et des tranches de jambon. Quant à lui, il s’assit en face de moi, à la grosse table de chêne, et se mit à manger en désordre des tomates crues. Il les saisissait dans ses mains, les partageait en deux avec son coutelas, les saupoudrait de sel, de poivre, d’ail et de clous de girofle, et les avalait d’un trait. Il les préférait grosses, épaisses à triple menton, toutes pâmées, toutes lourdes, comme des hanches. La chair des tomates est énorme et sensuelle. Elles sont humides de jus et d’humeurs écarlates, ivres de vinaigre et de sucre. Ô tomates mûres, vous êtes la joie du monde et la volupté des intestins. Votre chair âcre et molle est nourrissante comme des seins, rose comme les pubis. Sous une peau transparente pareille à une paupière, vous cachez et tour à tour vous montrez une substance pure et pesante, une sorte de pâte mondiale, un éther rouge tout constellé de graines ou d’astres. Vous êtes des systèmes solaires, ô tomates, des systèmes solaires et des ventres de femmes, des ventres de femmes et les cervelles de la Terre. Vous recelez en vos flancs les rouges les plus épais et les pourpres les plus écarlates. Ô tomates cardinales, qui sentez le Pape, le Soleil et le Mikado, tomates qui êtes l’essence et la bile du Grand Pan, tomates qui avez la densité de l’or et le volume des cœurs, vous êtes autrement belles, autrement désirables qu’une âme, ô tomates ! … Mon amateur maintenant mangeait des tomates menues, rondes et sans poil […] il les trouait avec une virole, insérait à l’intérieur une gousse d’ail, les bourrait de sel et de piment haché, et les posait sur sa langue. Et je les suivais roulant sur l’épiglotte, s’engageant dans l’œsophage en délire, pour choir enfin avec un fracas souterrain dans la poche de l’estomac. S’il s’en trouvait une de peu mûre, il l’amollissait avec amour, longuement, de ses mains et de sa bouche, lui insufflait son haleine, lui communiquait sa chaleur. Les plus mûres, il les perçait avec une épingle, et en suçait longtemps le jus âpre et tonique… »
Heureux Brassens et Trenet d’avoir eu Delteil comme solide ami ! En guise de critique, Drieu la Rochelle conseillait : « Chauves, lisez Choléra, vos cheveux repousseront ! » … je vous assure malheureusement que c’est mensonger !
Mon goût pour la tomate ne se circonscrit pas à celle qui mûrit dans le potager du Sud-Ouest. Au début de mon installation dans une ville nouvelle des Yvelines, durant quelques années, nous pûmes profiter encore d’excellentes tomates de pleine terre récoltées dans un champ, au bout de ma rue. Jusqu’au jour où, sur la parcelle dernier lambeau d’une activité rurale, s’implanta un parc d’attractions vantant en miniature les plus beaux monuments français, et que la ferme, sous la pression immobilière, devînt une multipropriété d’appartements.
Je reluque parfois avec envie les grappes écarlates qui égayent encore les jardins familiaux à proximité de l’ancien champ. Se maintiendront-ils encore longtemps, menacés qu’ils sont par la construction d’un « Commissariat du futur » dont la première pierre a été posée, au printemps dernier, en présence de Gérard Darmanin, Gérard Larcher et Valérie Pécresse. Légumes « émigrés assimilés » voisins, gare à vos racines !
Heureusement, au cœur de la Plaine de Versailles, à un vol d’étourneaux du Potager du Roy** cher à La Quintinie, une ferme cueillette de plusieurs dizaines d’hectares propose aux citadins courageux de nombreuses variétés de tomates : des petites, des rondes, des jaunes, des grosses, des longues, des rouges, des précoces, des tardives, des classiques, des anciennes, des cerises.
En les cueillant, on apprend quelques rudiments d’agronomie. Certaines variétés dites classiques sont affublées désormais de la mention F1 qui signifie hybride de première génération : en somme, deux variétés aux qualités complémentaires sont croisées pour faire naître une nouvelle variété réunissant les qualités de leurs parents. Quitte à irriter le sieur Zemmour, elles portent des noms d’aujourd’hui, plus « exotiques », Medina, Paola, Cindel. L’aïeule ariégeoise serait ravie de savoir que la Montfavet continue de prouver sa valeur grâce à sa précocité et son rendement élevé.
Depuis quelques années, certaines variétés anciennes connaissent un regain de popularité. Cœur de bœuf, Cornue des Andes, Noire de Crimée, Rose de Berne, Ananas, Orange Bourgoin, Merveille des marchés et la coquine Téton de Vénus, malgré leur prix élevé, ont la cote pour leurs saveurs, leurs formes, leurs couleurs, qui permettent des effets de décoration et de goût dans l’assiette.
La tomate s’invite à l’apéritif lorsqu’elle est cerise, et prend même le nom d’un apéritif quand on ajoute du sirop de grenadine dans le pastis. On la retrouve ensuite à la provençale ou en ratatouille. Elle vient plus tard en coulis maison pour lier, au cœur de l’hiver, quelques sauces ou recettes de pâtes.
La tomate fait bon ménage avec l’art. L’écrivain Georges Pérec illustra avec humour la symbolique de la tomate dans l’art lyrique dans son hilarante « Démonstration expérimentale d’une organisation tomatopique chez la soprano ». Il étudiait le lancement de la tomate qui provoquait la réaction yellante chez la cantatrice.
Autre temps, autres mœurs, je me souviens qu’au bon temps des chanteurs yéyés, il n’était pas rare qu’au cours de leurs tournées estivales à travers la France, les artistes dussent esquiver sur scène tomates fraîches et quolibets lancés par un public frondeur. Claude François, Sylvie Vartan, Johnny et même le gentil Adamo, entre autres, furent victimes des rouges munitions.
La tomate trouvait grâce auprès du cinglant Pierre Desproges dans une de ses Chroniques de la vie ordinaire : « Août est vulgaire. Transparents et mous, les méduses et les banlieusards échoués s’y racornissent sur le sable dans un brouhaha glapissant de congés payés agglutinés.
Le pauvre en caleçon laid, mains sur les hanches face à la mer, l’œil vide et désemparé, n’ose pas penser qu’il s’emmerde. De peur que l’omniprésence de sa femelle indélébile, de sa bouée-canard grotesque et de son chien approximatif ne lui fasse douter de l’opportunité posthume du Front populaire.
Le mois de juin est autrement gracieux. En juin, les jours sont longs et blonds comme les nubiles scandinaves aux seins mouillés qui rient dans la vague jusqu’à la minuit.
En juin, au marché des pêcheurs, on ne se piétine pas encore : on flâne.
Derrière le port, la tomate-cerise est pour rien à l’étalage de la maraîchine.
On la croque au sel sur le sable avec une branche de basilic et un verre de vin blanc de Brem glacé. »
C’est un plaisir de flâner, l’été, sur les marchés. Avec ses odeurs et ses couleurs, la tomate devient une reine des étals.
Consécration, la tomate eut l’honneur d’être poème lyrique sous la plume de l’immense Pablo Neruda :
Ode à la tomate
La rue
s’est remplie de tomates
midi,
été,
la lumière
se coupe
en deux
moitiés
de tomate,
dans les rues
le jus
coule.
En décembre
la tomate
se déchaîne,
envahit
les cuisines,
s’introduit dans les repas
s’assied
calmement
sur les buffets,
parmi les verres,
les beurriers,
les salières bleues.
Elle a
une lumière propre,
une majesté bénigne.
Nous devons, par malheur,
l’assassiner :
le couteau
plonge
dans sa pulpe vivante,
c’est un rouge
viscère,
un soleil
frais,
profond,
inépuisable,
elle emplit les salades
du Chili,
elle se marie allégrement
avec le clair oignon
et pour fêter ça
on laisse
tomber l’huile,
fille
essentielle de l’olivier,
sur ses hémisphères entrouverts,
le poivre
ajoute
son encens
le sel son magnétisme :
ce sont les noces
du jour,
le persil
plante
ses banderoles
les patates
bouillent vigoureusement,
le rôti
frappe
de son arôme
à la porte,
c’est le moment,
allons!
Et sur
la table, à la ceinture
de l’été,
la tomate,
astre de terre,
étoile
répétée
et féconde,
nous montre
ses circonvolutions,
ses canaux,
l’insigne plénitude
et l’abondance
sans noyau,
sans cuirasse,
sans écailles ni arêtes,
nous livre
le régal
de sa chaleur fougueuse
et la totalité de sa fraîcheur.
Pablo, Neruda. Odes élémentaires, France, Gallimard, 1974
Le poème est encore plus beau lorsqu’il est lu à voix haute dans la langue originale. Au-delà d’une simple description culinaire, Neruda, à travers son regard poétique, montre comment l’ordinaire peut devenir extraordinaire, nous rappelle l’importance d’apprécier des choses simples et quotidiennes qui nous indiffèrent souvent. Par un choix habile de mots et de métaphores, il éveille tous nos sens et transforme une simple tomate en un objet de beauté et d’admiration : « on laisse tomber l’huile fille essentielle de l’olivier sur ses hémisphères entrouverts ». Quelle sensualité !
Le poète est souvent visionnaire. Bien que cette ode fût écrite dans les années 1950, comment ne pas penser à travers certains mots aux violences politiques et sociales qui meurtrirent le Chili sous la dictature militaire de Pinochet après le coup d’État du 11 septembre 1973 et le suicide de Salvador Allende. Ce n’est pas simplement par homophonie que les salades du Chili me renvoient au stade de Santiago, lieu de détention, tortures et exécutions.
Les lecteurs férus de littérature policière auront peut-être remarqué que les auteurs aiment souvent glisser quelques allusions culinaires dans leurs enquêtes, ainsi Georges Simenon avec la sans doute savoureuse blanquette de l’épouse du commissaire Maigret. Au moins métaphoriquement, le « poulet » a le choix de garder le suspect au frais, de le soigner aux petits-oignons, de le laisser mariner, baigner dans son jus, mijoter ou de le mettre directement sur le gril.
L’un des maîtres du genre était l’écrivain catalan Manuel Vàzquez Montalbàn qui, à travers son héros, l’hédoniste détective Pepe Carvalho, truffait ses récits de considérations gastronomiques et de recettes. Je ne l’ai jamais goûtée, elle est pourtant simplissime, mes papilles s’émoustillent quant il évoque son pain à la tomate, emblème de la cuisine catalane : « Et c’est rafraichissant, renchérissait l’Andalouse, enthousiasmée par les mystères que lui dévoilait Carvalho. C’est rafraichissant, c’est nourrissant. C’est très nutritif. Le docteur Cardelus me l’a dit lorsque je lui ai amené mon fils, il faisait un peu d’anémie. « Donnez- lui des bones llescas de pain, avec du tomàquet et du pernil ». Un miracle. Maintenant, mon petit est dans une ferme, à Gava, et j’ai dit aux gens qui s’occupent de lui, surtout du pain à la tomate, beaucoup de pain à la tomate. »
Il faudra bien qu’un jour, le normand que je suis teste son « camembert pané à la confiture de tomates ».
Quand on envisage la représentation de la tomate dans la peinture, on pense inévitablement et prioritairement à l’artiste italien de la Renaissance Guiseppe Arcimboldo, peintre de la cour des Habsbourg mais surtout célèbre pour ses portraits anthropomorphes entièrement composés de fruits et de légumes. Né vers 1527, mort en 1593, est-ce parce que la tomate venait juste de débarquer en Europe avec une mauvaise réputation, il semblerait que l’artiste ne la fit jamais figurer dans ses tableaux. Á plusieurs reprises, génialement, il s’adonna à la peinture inversée, ainsi dans son Homme-potager réversible, le saladier devient casque et les légumes des éléments du visage.
Si certains croient voir des rondelles de tomate en guise de lèvres, il s’agit en fait de champignons.
Étonnamment, Arcimboldo tomba dans l’oubli pendant plusieurs siècles avant que les surréalistes ne le remettent en lumière au début du XXème siècle.
Ses trognes grotesques inspirent les enfants notamment dans le cadre d’activités scolaires en arts plastiques. Ainsi, l’incroyable variété de formes et de couleurs de tomates a suscité beaucoup d’imagination chez l’un d’eux.
Cela tient plutôt du canular, mais comment ne pas citer l’œuvre monochrome d’Alphonse Allais et surtout sa légende iconoclaste : « Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge » !
Présentée au Salon des Arts incohérents, à la fin du XIXème siècle, il s’agissait d’une réponse humoristique aux Salons officiels et aux censeurs de l’art institutionnel.
La tomate avait encore mauvaise réputation lorsque, vers 1728, Jean Siméon Chardin en plaça une dans une de ses natures mortes dont il fut un maître du genre. Sa couleur écarlate était essentielle pour le reflet dans la carafe et la timbale.
Au musée du Prado de Madrid, on peut admirer une Nature morte aux concombres (ils ressemblent plus à des cornichons ndlr) et tomates peinte par Luis Meléndez, en 1774, et provenant du cabinet d’histoire naturelle du futur roi Charles IV d’Espagne.
La peinture peut illustrer une future recette. Ainsi, dans le tableau de Van Gogh Nature morte aux maquereaux, figurent les ingrédients d’un plat que ma compagne cuisine parfois.
Dans sa dernière lettre inachevée pour son frère Théo et retrouvée sur son corps agonisant dans un champ d’Auvers-sur-Oise, Vincent écrivait : « Eh bien vraiment nous ne pouvons faire parler que nos tableaux. ». Il n’imaginait évidemment pas que, 132 ans plus tard, deux jeunes filles activistes écologistes, aspergeraient de soupe à la tomate son chef-d’œuvre Les Tournesols exposé à la National Gallery de Londres.
Les tomates inspirèrent une nature morte à Gauguin, qui sait par atavisme, sa famille maternelle étant originaire des Andes péruviennes. L’arrière-plan de la toile est troublant par sa ressemblance avec le style de Van Gogh.
Plant de tomates est une série de neuf tableaux peints par Picasso, en août 1944, dans l’appartement parisien de son ancienne compagne Marie-Thérèse Walter, où il s’était réfugié durant les combats pour la Libération de la capitale. Cet enchaînement cubiste de pots de tomate sur un rebord de fenêtre serait « une métaphore pittoresque et décorative de la nécessité pour l’être humain de survivre et prospérer même sous les contraintes de la guerre ».
Décidément, la tomate est accommodée à toutes les sauces, ainsi à travers l’œuvre mythique Campbell’ Soup Cans du plasticien Andy Warhol, icône du Pop Art.
C’est le 9 juillet 1962, à la Galerie Ferus de Los Angeles, que Warhol présenta publiquement pour la première fois sa série devenue légendaire de 32 toiles peintes et sérigraphiées représentant chacune la même boîte de conserve, la populaire soupe américaine Campbell. Identiques, pas tout à fait, car à bien observer, l’artiste a donné plus de saveurs à son œuvre en changeant le goût de chacune de ses soupes, au premier rang desquelles tout de même, apparaît la soupe à la tomate.
Mes lecteurs les plus anciens se souviennent peut-être d’un billet consacré à une exposition du photographe John Batho*** où l’artiste jouait avec les protubérances de tomates de la variété Andine cornue. En les affublant de bâtonnets, ses marionnettes comestibles faisaient la nique à une collection de sucettes aux couleurs acidulées des jours heureux, comme le susurrait innocemment France Gall.
La tomate inspire aussi les designers. Elle devient fauteuil en fibre de verre pour l’artiste finlandais Eero Aarnio ou plus modestement minuteur de cuisine.
Pour conclure mon éloge à la tomate dans tous ses états, je vous inviterais bien à vous trémousser sur un rythme de calypso et une chanson fruitière de Joséphine Baker. Ne touchez pas à ses tomates, ni à sa ceinture de bananes ! La légende colporte qu’en la chantant sur scène, l’artiste lançait des tomates vers le public. C’était au début des années 1960, au temps des yéyés. Retour aux envoyeurs !
Monsieur, Monsieur, touch’ pas mes tomat’s
Elle sont bien trop délicat’s
Touches mes grenades, touches mes muscades.
Mes noix de coco, mes ananas.
Monsieur, Monsieur, touch’ pas mes tomat’s
Pour un rien ces fruits là éclat’nt
Touches mes goyaves.
Touches mes choux-raves.
Et s’ils te plais’nt achèt’ les moi
Mes tomates écarlat’s
Ont un succès insensé
Il est vrai que ce sont des fruits
Qui donn’nt le goût du paradis.
Bien que je sois sage, sage.
Je suis à la page, page.
Faut se montrer tendre, tendre.
Quand on veut les prendre, prendre.
A tous ceux qui touch’nt à mes tomat’s
Aussitôt je crie : Bas les patt’s
Touchez mes muscades.
Palpez mes grenades.
Mais mes tomat’s n’y touchez.
Mes tomat’s écarlat’s
Quel succès. C’est insensé !
On m’en réclam’ chaque jour
On dit que ce sont des pomm’s d’amour.
Bien que je sois sage, sage.
Faut se montrer tendre, tendre.
Lorsque l’on veut les prendre, prendre
* http://encreviolette.unblog.fr/2009/05/10/les-saints-de-glace/
** http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/18/si-versailles-metait-plante-le-potager-du-roi/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2011/12/06/les-delices-et-supplices-de-john-batho-3/