Archive pour la catégorie 'Poésie de jadis et maintenant'

Jean-Louis Murat est mort

Quelle sale époque ! Les médias annoncent aujourd’hui la mort du chanteur Jean-Louis Murat. Encore un compagnon de ma route spirituelle qui se fait la malle ! Comme un ami m’écrivait récemment : « on se sent de plus en plus seuls, avec toutes ces disparitions qui se succèdent et fauchent dans les jardins de nos imaginaires ».

Louis Murat

Je lui avais consacré un billet à l’automne 2009 :
http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/22/mots-a-maux-de-jean-louis-murat-a-mano-solo-1/
À sa relecture, ce jour, que pourrais-je corriger ou ajouter ? Rien, enfin si !
À sa demande, suite à sa lecture du billet ci-dessus, Didier Le Bras avait souhaité que je lui dise pourquoi j’aimais Jean-Louis Murat. Didier, retraité de la gendarmerie, était un humaniste, un éducateur, un pédagogue. Il partagea sa passion pour le football auprès des jeunes du Stade Rennais et de clubs alentours : « le foot m’a donné la plus belle chose qui soit, le sourire de centaines d’enfants ». Il vouait une autre passion pour Jean-Louis Murat auquel il consacra un blog exclusif d’une grande richesse qui constitue peut-être le plus beau document pour appréhender et comprendre l’artiste. Il nous a quittés prématurément en 2019.
http://didierlebras.unblog.fr/jean-louis-murat-et-lhistoire-des-chansons/
Voici donc ce qu’il fit paraître en 2014 :

Le blog de Jean-Michel Coffin a toujours constitué pour moi un exemple. Le cap du million de visites uniques est passé. Ce n’est que justice. Son titre : « À l’encre violette » … on pourrait ajouter : « À l’encre de mémoire » … Je savais qu’il aimait MURAT, je l’avais donc invité à donner son avis sur le « Brenoï ». Voilà qui est chose faite pour mon plus grand bonheur et pour le vôtre …
Je reprends donc in extenso, chaque mot est pesé, pensé, la plume est légère et ferme à la fois. C’est un délice …
« Pour témoigner de mon attachement à Jean-Louis MURAT, je pourrais ne pas me compliquer la tâche en vous joignant le lien suivant tiré de mon blog : http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/22/mots-a-maux-de-jean-louis-murat-a-mano-solo-1/
J’y ai dit beaucoup. Ce serait finalement une posture très « muratienne » de vous envoyer paître dans ses prés arvernes. L’homme est souvent ronchon avec les médias et son public, ce n’est pas pour me déplaire, bien au contraire. Je ne suis pas un exégète de MURAT comme vous, Didier. Je ne saurais dégager le fil conducteur qui me guide dans sa discographie foisonnante. Le poète aime nous surprendre, nous déranger même en mettant sa musique sur les vers de BAUDELAIRE et Pierre-Jean DE BERANGER, ou parfois en parlant avec justesse de foot ou de vélo. Si je me souviens bien, j’ai croisé MURAT, pour la première fois, il y a un quart de siècle, dans le col de la Croix Morand. Mon oreille fut alertée par quelques aboiements inhabituels dans un disque dit de variétés. Je m’approchai alors avec la prudence qui sied pour les chiens de troupeau. En guise de balade (ou ballade, le mot fonctionne aussi) sur le vieux massif hercynien, je me rendis alors à ma médiathèque francilienne voisine. Je tombai sur un CD un peu hybride, un Live in Dolorès et un tout aussi vivant Murat en plein air. Un vivifiant bol d’air dans lequel je trempais à satiété mes lèvres au « lait des narcisses », et goûtais en boucle à cet instrumental truffé de bruits de buron. « Notre troupeau devait donner du lait au goût de réglisse et d’airelles » … c’est ainsi que je fis connaissance de Perce-neige et, depuis, aime définitivement Murat. Même s’il serait réducteur de classer Jean-Louis dans cet unique talent de portraitiste, je fus conquis par sa manière de croquer les « gens de peu » de son pays (pour reprendre le titre d’un beau livre du regretté sociologue Pierre SANSOT : « Gens de peu comme il y a des gens de la mer, de la montagne, des plateaux, des gentilshommes. Ils forment une race. Ils possèdent un don, celui du peu, comme d’autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes. Ils ne concevaient pas leur différence comme une prétendue infériorité. Ils se levaient tôt, ils travaillaient plus tard et plus souvent. Une pareille condition ne signifiait pas qu’ils possédaient moins de valeur. Le peu ne présuppose pas la petitesse mais plutôt un certain champ dans lequel il est possible d’exceller. ») Ainsi sont et vont le berger de Chamablanc, un voleur de rhubarbe, Jeanne la rousse ou la fille du fossoyeur, une sorte d’inventaire aux prés verts. Un sentiment étrange me parcourt quand je goûte chaque nouvelle cuvée muratienne. À la différence de Philippe DELERM avec sa bière, la première gorgée ne me transporte pas forcément, et puis, et puis … je me rends à l’évidence, au fil des écoutes, la magie opère, c’est capiteux, c’est voluptueux, c’est sensuel, je m’enivre. C’est la preuve que Murat comme pour tous les poètes, ce n’est pas facile, ça s’apprend, ça se découvre doucement, et puis, un jour, on se libère pour arpenter seul les chemins musicaux d’une transhumance imaginaire. Ainsi, « fréquente-t-on la beauté » ! ».

En réponse, Didier concluait :
Ce jour, le soleil brille sur la Bretagne. Je suis un petit garçon heureux. Vous m’avez réconforté avec l’école de la République. C’est en effet là qu’on peut qu’on doit toujours apprendre à écrire de la sorte. Voilà qui peut sembler dérisoire de nos jours mais qui ne l’est point, oh que non !

Je suis un vieux monsieur triste aujourd’hui !
J’ai choisi dans l’œuvre prolifique de cet artiste romantique et insoumis, ce tendre portrait d’un voleur de rhubarbe, qui sait peut-être un ami de la fille du coupeur de joints de Thiéfaine.

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Duo « Elle et Lui » en concert à La Bastide du Salat

J’ai déjà eu ici l’occasion, à plusieurs reprises, de témoigner des vivifiants courants d’airs musicaux qui circulent sur la promenade du Pré commun du modeste village d’Ariège où je séjourne épisodiquement.
Bas les masques (avec discernement), le Petit Salon Théâtre de La Bastide du Salat a rouvert ses portes, comme un signe, quelques jours après la naissance du printemps. La culture revit après le trop long cauchemar de la pandémie quoique les confinements et la fermeture des lieux qui lui sont dévolus aient fait germer moult initiatives aussi singulières que novatrices.
Ce soir-là, pour lancer la saison musicale, Patricia et Philippe, hôtes pugnaces et chaleureux, ont invité le Duo Elle&Lui pour un concert privé.

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Huit siècles après Raymond VI de Toulouse, deux Albigeois, Agnès Jollet et Pascal Jeanson, partent donc en croisade sur les chemins d’Occitanie, non loin des châteaux cathares, défendre la « belle chanson française à texte », dans les brisées de leurs illustres aîné(e)s, Barbara, Anne Sylvestre, Leprest, Ferrat entre autres.
Ferrat, justement, chantait Nul ne guérit de son enfance. Agnès n’échappe pas à cette fatalité et, ce soir, en ouverture du concert, dans un clin d’œil à Saint-Exupéry, elle plante le décor :

« Dessine moi une maison
Le petit prince a perdu ses crayons
Rappelle moi cette maison
Les clés de la mémoire portent son nom

Á cloche-pied pousse la pierre
la craie qui dessine le ciel
Sous le lilas blanc de poussière
Une balançoire qui sommeille

L’enfance qui a pris le large
C’est toujours de là que l’on vient … »

Évocation impressionniste du temps lointain où une petite fille jouait à la marelle : une maison de vacances, la cour d’une école ? Du bonheur enfoui sans doute !
Ça nous remue. C’est peut-être pour cela que j’ai omis de vous présenter les deux artistes sur scène. Oubli qu’ils se chargent immédiatement de réparer à leur manière en empruntant au répertoire d’Allain Leprest sa chanson … Elle et Lui !
Allain, avec deux « l » comme les ailes de l’ange maudit de la chanson qu’il fut, écrivit ce texte pour Francesca Solleville et son mari Louis André Loyzeau de Grandmaison. Elle habitait à Montmartre, lui était peintre issu d’une riche famille qui le déshérita lorsqu’il décida, par provocation, d’épouser cette chanteuse de cabaret. La mort les a séparés, il y a peu, après plus de soixante années de passion commune.

« Quand il s´ennuie, elle se désole
Il est plutôt genre parasol
Elle, elle adore les parapluies
Elle et lui
Eux, ils font rien pour se comprendre
Moins il est dur, plus elle est tendre
Il est fromage, elle aime les fruits
Elle et lui

Mais dès qu´ils sont plus côte à côte
L´un sans l´autre
Il manque un morceau à chacun
L´autre sans l´un… »

Agnès est orthophoniste dans un service de pédopsychiatrie, Pascal professeur de judo, mais lorsqu’ils entrent en scène, l’esperluette traîne superflue, tant leur complicité artistique est évidente.
« Quand une guitare rencontre une voix, quand des mots se posent sur des notes », c’est l’histoire du duo Elle&Lui dont on peut, par coquetterie géographique, situer la naissance, en remontant la vallée du Salat, lorsqu’il se produisit en 2016 en première partie de Frédéric Bobin dans le cadre du festival ariégeois animé par Nicole Rieu.
Quand elle chante, Agnès marque souvent la mesure avec son bras, comme une caresse sur les accords de Pascal lequel, tandis qu’il pince les cordes de sa guitare, jette fréquemment de doux regards vers sa partenaire. Les deux artistes sont tellement en osmose que, ce soir, Agnès oubliera de se tromper sur un vers comme il est prévu dans un petit effet de mise en scène.

« Il y a comme un frisson qui passe
Un je ne sais quoi même tout petit
Un instant pris dans la nasse
Une langueur qui caresse la vie

Il y a comme un rien qui s’efface
Un presque trop qui s’évanouit
Une fissure de carapace
Où se faufilent nos envies

Aux confins du silence
C’est le jour qui s’enfuit
Dans sa besace immense
Prenant nos bouts de vie … »

Un frisson, chanson du prochain second disque en gestation dans le studio de La Bastide au-dessus de nos têtes, est une autre illustration de la créativité fusionnelle des deux artistes.
Pendant le confinement, Agnès souhaitait écrire sur les moments fugaces de plénitude qui parfois nous frôlent sans aucune raison. Dans son coin, Pascal avait composé une musique qui, par enchantement, vint se placer sur le texte. Rien ne s’efface, il y a comme un frisson qui passe sur notre échine à l’écoute de cet instant de poésie qui transcende l’ennui, le désœuvrement, le vide.
On a besoin de sérénité et d’amour dans le monde dans lequel on vit, c’est la supplique d’Agnès avec des intonations de voix qui rappellent étrangement Véronique Sanson.

« Je suis la route au bord de la mer
Je suis la plume légère
Y’a trop de bruit autour de la terre
Y’a trop de sang amer

Dépose les armes, pose-les à terre
Dépose les armes, glisse-les sur l’air
Dépose les armes, tu ne sais qu’en faire … »

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Dépose les armes, concert à La Bastide du Salat (photographies et son)

Comme disait le poète, on ne chante pas pour passer le temps et, encore moins ces jours-ci, Dépose les armes entre en résonance avec l’actualité et l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes. Tandis que nous l’écoutons dans la douce quiétude du Petit Salon, à la même heure, civils, femmes et enfants, frigorifiés, sont remplis d’effroi dans les abris de Marioupol.
La chanson suivante est un questionnement, un constat, sans guère d’illusion de réponse, sur la planète qui décidément va mal :

« Mais où va ce monde,
je ne comprends plus rien
Des infos chaque seconde sur tout et sur rien
Les banquises qui se brisent dans les océans
Les forêts qui se déguisent en déserts brûlants
Pour un Dieu et ses églises, on tue nos enfants
Et la haine et la bêtise sont du même sang … »

Je verrais bien ce cri d’alerte repris par les écoliers lors de leurs spectacles de fin d’année, rien que pour houspiller et réveiller leurs parents.
Les enfants, parlons-en, avec l’immense Leprest qu’Agnès et Pascal adorent et convoquent à nouveau pour dénoncer le sacrifice de générations d’écoliers sur l’autel d’une pédagogie laissant une place subalterne aux activités artistiques et manuelles, bridant la créativité.

« C’est peut-être Van Gogh
Le p’tit qui grave des ailes
Sur la porte des gogues
Avec son opinel
Jamais on le saura
Râpé les tubes de bleu
Il fera ses choux gras
Dans l’épicerie d’ses vieux … »

Ce gosse, c’est peut-être Le Cancre de Leny Escudero, l’enseignant que je fus ne peut rester indemne.
Dans un autre texte, « le temps de finir la bouteille » (celle qui le perdit ?), Leprest écrivait :

« Je t’aurai recollé l’oreille
Van Gogh et tué le corbeau
Qui se perche sur ton pinceau … »

Le bonheur est dans Leprest … et le Pré commun, double jeu de mots pour exprimer ma jubilation.
Agnès nous prévient : « Si tu regardes en arrière/Tu n’y verras que la terre, linceul de tous les aïeux … Tu ne verras rien venir/Rien que des statues de pierre, gardiennes des souvenirs ». Seule alternative pour estomper ces brûlures du passé, pour combattre la nostalgie : « Aime, aime, aime… sème, sème… ».
Pour chasser le spleen, rien de tel… qu’un blues ! Jeu de mots presque aussi « époustouflant » que ceux que nous livre Michel Jonasz : Le Blanc qui chante Toulouse, le Noir qui chante I was born to loose ou encore Mecs de La Mecque gars d’la Garonne !
Pascal, avec sa guitare Fender Stratocaster signée Stevie Ray Vaughan, met de côté sa sobriété et se lâche comme au temps où il était Joueur de blues dans des groupes. Il accompagne même de la voix Agnès qui s’avère être une excellente interprète de blues.
L’exiguïté du salon empêche le sage public de se défouler mais du dernier rang où je me trouve, je repère quelques têtes et doigts qui marquent le rythme. Ça groove à La Bastide !
Changement de guitare, la chanson suivante, encore un blues (en apparence !), s’appelle … Les apparences :

« Tout est question de distance …
De près, on ne voit pas les différences
Tout est question de patience…
De loin, on n’entend plus que le silence
Dans les apparences, dans les apparences… »

Honte à moi, il aura fallu que j’assiste à un concert privé dans un modeste village ariégeois pour qu’Elle&Lui me fasse découvrir une « immense artiste atypique », ainsi la décrit Agnès, j’ajouterai écorchée vive, insoumise, et militante.
Melismell tient son nom de scène, entre autres, de la mélisse, une plante qui soulage les maux des femmes, elle en souffre de quelques-uns. Elle se réclame notamment de Noir Désir (avant « l’accident »), Léo Ferré et des années sombres de Mano Solo, il ne m’en fallait pas plus pour que j’aille plonger dans sa discographie, me confronter à sa poésie engagée, sa rage de vivre et ses révoltes. Une artiste qui prend aux tripes qu’une maladie orpheline lui a ôtées !
« Elle est là, cette fêlure dans ma voix, ne l’entendez-vous pas ? » La vôtre aussi, Agnès, qui égrenez Les souvenirs de Melismell dans une émouvante valse.
Agnès appartient à cette famille de chanteuses à la parfaite diction comme Juliette Greco, Anne Sylvestre, Cora Vaucaire (ce sont bien des références de baby boomer !). La voix claire met en valeur subtilement les mots et les vers, enluminant chaque chanson.
Avec J’suis pas com’, chanson figurant sur le premier opus, Agnès et Pascal règlent leurs comptes avec la vacuité des réseaux sociaux (sauf les blogs, j’espère !)

« J’suis pas com’
Je compte pas des milliers d’amis fantômes
J’suis pas com’
Aucun follower ne me trouble en somme
J’suis pas com’
J’ai pas de likes, de photos dans mes albums
J’suis pas com’
C’est bien comme ça

Je suis bien d’accord, « Tous ces gens qui s’aiment sans l’avoir choisi/Ça devient obscène/Si c’est un problème si c’est un souci/Je suis bien quand même comme je suis ». Oui, surtout, restez vous-même avec votre fraîcheur, votre humour et votre poésie, des qualités que l’on retrouve avec La chaise.
Chanson surréaliste, Trenet, cassant une noix, voyait des abbés à bicyclette, pour Agnès, avec des accents d’Anne Sylvestre …

« …La chanson c’est comme une chaise
Il faut être confortable
Comme le dit Allain Leprest (encore ! ndlr)
Faut pas qu’elle soit bancale… »

Belle métaphore, avant d’être artistes, parolier et compositeur effectuent un travail d’artisan forgeant un mot, polissant un vers, ciselant une note pour parvenir un jour à l’harmonie.

« Bien calée sans anicroches
Juste à notre mesure
Elle joue des doubles croches
Et des appogiatures… »

Tiens, voilà un mot dont j’ignorais l’existence : l’appogiature est un ornement en musique, il ne peut donc être que joli. D’origine italienne, c’est l’occasion, en aparté, de vous recommander Les mots immigrés, la jubilante fable concoctée par l’académicien Erik Orsenna et le linguiste Bernard Cerquiglini : « Si les mots immigrés, c’est-à-dire la quasi-totalité des mots de notre langue, décidaient de se mettre un beau jour en grève ? »
Il n’y aurait plus de chanson à texte, en tout cas plus de farniente (autre mot d’origine italienne) sur le Sable de Lloret del Mar :

« Ton corps sur le sable boit tout le soleil
En sirop d’érable et gouttes de miel
La mer sans égale avale le ciel
La mer près du sable garde ton sommeil

Couché sur la plage, tu fermes les yeux
Mais quel est ce voyage qui t’emporte un peu
Les mouettes passent par-dessus la mer
Et le temps s’efface dans le fond de l’air… »

Pascal dormait au soleil dans la tranquillité d’un après-midi de printemps, Agnès troussa ces images empreintes de sensualité.
Avec Elle&Lui, il n’y a pas d’urgence, le duo se nourrit de tous les petits instants même dérisoires de la vie en les restituant par touches impressionnistes.

« J’entends les notes de la pluie… sous tes doigts
J’entends le temps qui se replie … sous ma voix
Il n’y a pas d’urgence …tout est là
Le temps il se balance … çà et là
Le temps prend des vacances »

Reviens-nous est, au contraire, une chanson d’urgence écrite comme une supplique tandis qu’un ami plongé dans le coma se battait contre l’inexorable.


« Entre deux rives, vas- tu passer à gué ?
Sur quelle rive pourras-tu te poser
Les limbes grises, volutes de l’oubli
Comme une prise qui dérobe la vie

Le souffle lourd et le corps endormi
Aux alentours d’une vie en sursis
Vois, on t’espère, on t’appelle, on te crie
Une prière pour arrêter ta nuit

Où, mais où es-tu ? Loin si loin de nous
Nous, nous entends-tu ? Dis reviens nous… »

Cet ami est revenu !
Elle&Lui, c’est 50 nuances de vie : la mort qui rôde qui fait partie de la vie, la nostalgie de l’enfance, la vie autour de nous, la vie devant soi, les peines souvent, les joies parfois, le temps suspendu qu’ils captent délicatement.
Agnès nous délivre quelques notes d’espérance :

« Que rien ne te retienne,
ni le temps, ni la peine
Les creux et les silences
qui s’accrochent à l’enfance
Que rien ne te retienne
ni les liens, ni les chaînes
qui te cousent partout
des invisibles trous… »

Entre un ippon et un o-soto-gari, Pascal saisit lui-même la plume pour confier ses états d’âme, les bleus de l’âme, le vague à l’âme, avant de trouver peut-être l’âme sœur :

« Regarde dans ton miroir
si rien ne voile ton image
Mettant dans un tiroir
tous les ennuis qui font ombrage… »

On retrouve tous les thèmes dans lesquels se complaisaient les Romantiques.
Comme si elles rapportaient une chronique douce-amère, les chansons s’enchaînent et se répondent :

«… Prendre le large
Et le long voyage
Se noyer dans le ciel, dans un bruissement
Et fondre en aquarelle, la lune et le soleil
Et… goûter le vent
Et… glisser dedans … »

Et … dans l’ultime morceau de leur composition :

« C’est bizarre, c’est bizarre
Ce qui se perd au creux des regards
C’est bizarre, c’est bizarre
De l’autre côté de ce miroir

Les amours qui ne vont plus ensemble
Le gouvernail qui jette l’ancre
Pourtant au loin, rien ne tremble
On voit juste un peu de brouillard… »

Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre !
Le public est silencieux. Trop sage ? Je ne crois pas. Si je m’en réfère à moi, il savoure, il déguste, il réfléchit aussi car les chansons de Elle&Lui ne nous laissent jamais indifférents. Elles nous bercent ou nous emportent.
Pour clore leur récital, Agnès et Pascal rendent hommage à Henri Salvador, un maître de « la chanson douce ». Ce soir, il ne s’agit pas de voir Syracuse, l’île de Pâques et Kairouan, mais de :

« Je veux déjeuner par terre
Comme au long des golfes clairs
T’embrasser les yeux ouverts
Dans mon jardin d’hiver
Ta robe à fleur
Sous la pluie de novembre
Mes mains qui courent
Je n’en peux plus de t’attendre
Les années passent
Qu’il est loin l’âge tendre
Nul ne peut nous entendre
Dans mon jardin d’hiver… »

Les paroles poétiques et sensuelles de Benjamin Biolay et Keren Ann sont taillées sur mesure pour nos deux artistes.
Elle&Lui improvisent quelques remerciements sur la chanson de Gainsbourg : « On est venu vous dire qu’on s’en allait mais on espère un jour vous retrouver, merci pour ce voyage partagé. »
Dans l’intimité du Petit Salon, les spectateurs conquis et ravis réclament le rappel d’usage.
L’hôtesse du lieu Patricia Damien rejoint sur scène Agnès et Pascal pour chanter Ferrat : « Pourtant que la montagne est belle… ! » Le public reprend le refrain.
Par méconnaissance géographique d’abord comme tout bon Français qui se respecte, par homophonie aussi sans doute, on confond souvent l’Ariège et l’Ardèche, des départements montagneux qui, effectivement, présentent quelques similitudes : une présence de néo-ruraux qui font revivre les vallées les plus reculées, une forte sensibilisation à l’écologie avec un goût affirmé pour le vrai, le bon et le bio, une réjouissante et surprenante activité culturelle.
Qui sait si les vers de Ferrat n’ont pas fini par réveiller les consciences ? Le poète a toujours raison, qui voit plus haut que l’horizon !
La soirée n’est pas terminée, la fameuse convivialité du Sud-Ouest. Au Petit Salon Théâtre de La Bastide du Salat, il n’y a pas de carré d’or VIP, les spectateurs se retrouvent dans la pièce contiguë autour d’un délicieux gâteau de semoule, cannelle et miel préparé, selon une vieille recette de sa mère, par le régisseur son et (poétique) lumière Philippe Morin. C’est l’occasion d’échanges informels et chaleureux avec les deux artistes Agnès et Pascal.
Le Duo Elle&Lui reviendra ici cet été pour enregistrer en studio quelques chansons de son prochain disque dont il nous a réservé la primeur, ce soir. D’ores et déjà, vous pouvez découvrir son univers poétique en écoutant le premier opus au titre surréaliste Une chaise sur la mer et à la pochette superbe (qui sait si parfois, le petit prince ne traverse pas la lune dans l’avion de Saint-Exupéry).

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Et s’il vous prend de vous promener en Occitanie, vous aurez peut-être le bonheur d’assister à l’un de ses concerts…

Contact :
pascal.jeanson1@gmail.com
06 88 87 99 18
jollet.agnes@gmail.com
06 80 66 58 33
Site web: duoelleetlui.fr
Facebook: Duo Elle & Lui
Remerciements aux artistes Agnès et Pascal et à Philippe Morin pour l’illustration sonore de ce billet

Georges BRASSENS aurait 100 ans

Les amis connaissant mon goût pour les livres, Noël est l’occasion de voir ma bibliothèque s’enrichir. Ainsi, cette fois, on m’a notamment offert Brassens a 100 ans, un ouvrage épatant imaginé par Sophie Delassein, journaliste au service Culture de L’Obs.

brassens a 100 ans

En couverture, Brassens nous menace de sa guitare, agacé peut-être qu’on dérangeât encore « l’éternel estivant qui fait du pédalo sur la vague en rêvant, qui passe sa mort en vacances ».
Un siècle après sa naissance le 22 octobre 1921 dans un quartier populaire du port de Cette (renommé Sète en 1928), quarante ans après sa mort, coquin de sort, il nous manque encore.
Beaucoup de livres ont été écrits sur Brassens, certains par des vrais amis du premier cercle, d’autres par des connaissances moins affirmées. On ne peut pas dire que celui-ci, Brassens a 100 ans, soit une édition de plus tant son parti pris est original.
Il est d’abord richement et subtilement illustré de photographies, quelques-unes célèbres comme celle réunissant autour d’une table ronde les trois fumeurs Brel, Ferré et Brassens, d’autres moins connues de sa jeunesse sétoise ou des coulisses de cabaret, des documents à la pelle, pochettes des premiers disques vinyle microsillon, des manuscrits telles les paroles de La mauvaise réputation au dos d’une facture de JAC vermouth apéritif au quinquina. Je soupçonne même une légère erreur dans la légende d’une photo de l’impasse Florimont : aux côtés de Jeanne, Georges et René Fallet, je pense qu’il s’agit de Roger Riffard* plutôt que le neveu de l’accueillante dame à la cane.
Il s’en dégage un délicieux parfum vintage comme on dit aujourd’hui lassé du charme suranné d’antan. Comme le fredonnait Trenet dont Brassens connaissait toutes les chansons

Que reste-t-il de nos amours
Que reste-t-il de ces beaux jours
Une photo, vieille photo
De ma jeunesse …
Un souvenir qui me poursuit
Sans cesse

Brassens100-2

Au-delà de nous faire réviser quelques étapes de l’existence et de la carrière de celui qu’elle nomme Georges B., Sophie Delassein bat le rappel d’un certain nombre d’artistes, enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de la chanson française qui apprécient encore tonton Georges pour sa tendresse, son irrévérence, sa gaillardise, sa verve poétique, sa musique aussi. Qui sait si comme un grand cru de Bordeaux 1947, le temps qui passe ne révèle pas d’autres effluves de son immense talent.
Á ces générations d’auteurs, compositeurs et interprètes, l’autrice offre un inestimable cadeau : elles vont avoir rendez-vous individuellement dans une heure avec le centenaire Georges B. Que lui raconteront-elles ? C’est l’astucieux fil rouge de son livre.
Au hasard de dates anniversaires et de mes promenades, j’ai consacré dans ce blog quelques billets** à Brassens. En dehors de ses récitals bien sûr, j’aurais pu le rencontrer de son vivant, je l’ai aperçu au balcon de son appartement sétois qui surplombe le canal, j’ai fréquenté des lieux et même des gens qui lui étaient familiers. N’ayant aucune filiation artistique, je ne possédais aucune légitimité de lui parler dans une heure ! Par contre, c’est l’occasion d’égrener quelques souvenirs.
Je vous mentirais si je vous affirmais que j’ai connu Brassens dès son envol au firmament de la chanson française en 1953. Et pour cause, j’avais six ans. Et pourtant !
Mon regretté frère en avait quinze et allait bientôt obtenir sa première partie de baccalauréat au lycée Corneille de Rouen. En lieu et place de ce qu’évoquait pour lui l’encre violette, dans l’immédiat après-guerre, il avait déposé dans cet espace ce commentaire : « En matière de poésie, j’ai préféré les promenades sous les fourches patibulaires ou les mêlées picrocholines des amis François (Villon et Rabelais ndlr), les Paroles, Histoires et Choses et autres de Jacques (Prévert ndlr) et aussi souvent des chansons venant de l’Impasse Florimont. Tout cela vous garde le cœur vif et léger et vous parle toujours de jolies dames sans tristesse émolliente », très plausiblement celles du temps jadis de la célèbre ballade de Villon que notre professeur de père me demanderait, une décennie plus tard, de réciter en vieil langage françoys dans le texte.

Brassens pochette gorille

Un savoureux document des éditions Ray Ventura montre la première pochette : Georges Brassens (se découpant sur la silhouette d’un inquiétant gorille) chante les chansons poétiques (et souvent gaillardes) de … Georges Brassens sur disque Longue durée microsillon 33 tours un tiers Polydor… 10 chansons à écouter sur votre pick-up, à jouer au piano et à chanter.
Dans le logement de fonction du collège que dirigeait ma maman, ma piaule mansardée était coincée entre un vaste grenier et les chambres de mes parents et de mon frère, sans autre issue que les traverser. C’est dire que tout en respectant son intimité, j’étais aux premières loges pour entendre « à l’insu de mon plein gré », durant les week-ends et les vacances, l’électrophone Teppaz de mon frère tourner en boucle. Le gamin, haut comme trois pommes de Normandie, que j’étais, devait être circonspect, peut-être effrayé, devant les alertes à répétition : Gare au go-ri-illeux !
Car le déroulé de l’après-midi était immuable. Avec son grand copain Michel, mon frère écoutait une chanson, s’en suivaient de longues discussions entre eux, probablement à propos des paroles qui n’accompagnaient pas le disque à l’époque, puis à nouveau se succédaient plusieurs réécoutes.
« Un p’tit coin d’parapluie contre un coin d’paradis », à force, mon esprit parvenait à imprimer quelques bribes de phrases, pas toujours les plus recommandables d’ailleurs, vous connaissez la vive curiosité des gamins : « Ces furies leur auraient même coupé les choses/Par bonheur, ils n’en avaient pas ». Ou encore, cette véritable punchline comme on dit aujourd’hui : « Les braves gens n’aiment pas que/L’on suive une autre route qu’eux ».
Ces deux derniers vers résumaient peut-être le conflit des générations. Á table, j’étais témoin avec ma maman de débats assez vifs entre mon frère et notre père autour du « polisson de la chanson ». Tous les poncifs y passaient : gros, mal fringué, diseur de « gros mots », toujours le même air, je ne vous parle même pas du caractère irrévérencieux de certains couplets :

« Mais, mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit!
Bien sûr, celle de l’an quarante
Ne m’a pas tout à fait déçu,
Elle fut longue et massacrante
Et je ne crache pas dessus,
Mais à mon sens, ell’ ne vaut guère,
Guèr’ plus qu’un premier accessit,
Moi, mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit !... »

Ça restait en travers de la gorge du paternel qui avait vécu des heures dramatiques en mai 1940 dans la poche de Dunkerque. D’ailleurs, un nombre non négligeable de chansons de Georges jugées sulfureuses étaient interdites sur les ondes.
Je relève dans le livre une colère froide de Jean-Jacques Goldman au sujet de la chanson Mourir pour des idées (d’accord mais de mort lente) : « Personne n’est tenu d’être un héros. Mais quand, après la guerre, alors que des résistants se sont battus, se sont fait torturer ou fusiller, pour que M. Brassens puisse reprendre sa guitare, chanter que toutes les idées se valent, alors oui, je trouve ça obscène. »
Dans son exercice de style sur son proche rendez-vous avec Georges B., la jeune compositrice interprète, Clou, nous narre une fâcherie familiale à peine plus excessive :
« Á l’époque, je n’avais pas saisi comment la conversation du réveillon avait pu dégénérer en dispute. Je me souviens de ma tante, qui pleurait à moitié, en criant avec des accents dignes de Finkielkraut : « MAIS, CALMEZ-VOUS ! », je me souviens du chien qui aboyait dans le couloir, je me souviens de mon grand-père brandissant un vinyle de Georges Brassens, comme Marianne notre drapeau tricolore.
La querelle avait démarré au sujet d’Alain Souchon. Une de mes tantes avait osé offrir à mon grand-père l’intégrale de ses chansons pour Noël. Mon aïeul avait eu l’air vexé, il n’avait même pas dit merci. Entre les acras et les huîtres, il y avait eu un silence de mort…
Ils s’étaient tous visiblement jetés à corps perdu dans un débat comparant les styles de musique et les chanteurs. Ils s’étaient tous visiblement jetés à corps perdu sur le rhum arrangé. Bach ou Vivaldi ? Brassens ou Souchon ? Un cadeau peut-il être le symbole d’une profonde fracture familiale ? Qui reprendra du fromage ?
Mon père avait glissé sa tête par la porte et hurlé : « ON S’EN VA ! »… Sur le chemin du retour, mon père refaisait le film du Noël raté : « Tu te rends compte ? Il a dit : « Rien n’est au niveau de Brassens, sauf peut-être Bach ! Non, mais faut sortir le dimanche ! C’est du fascisme musical ! »
Derrière sa fumée de cigarette ma mère avait répondu : « C’est vrai que Brassens en chanson, c’est ce qu’il y a de mieux » … »
Aussi vrai que du vécu !
Mon frère pouvait peut-être s’appuyer dans son argumentation sur le texte au dos de la pochette rédigé par un critique artistique renommé à l’époque.

Brassens verso pochette

Je crève l’abcès de suite, Brassens l’emporta à l’usure sur mon père qui finit par convenir du talent de poète et de l’humour de l’artiste. Ses belles tempes et moustaches argentées, ses mises en musique d’œuvres des plus grands poètes français, ainsi que ses prestations dans des émissions de télévision comme Le Grand Échiquier n’étaient peut-être pas étrangères à ce revirement.
Ma mère, plus perspicace et bienveillante, avait perçu très tôt l’attrait des nouvelles générations d’après-guerre pour le locataire de l’impasse Florimont. Une anecdote, ce devait être dans les années 1955 : mon frère, désormais étudiant à Caen, rentrait le samedi après-midi pour participer aux répétitions d’une pièce de théâtre qu’il devait jouer avec des professeurs et élèves du Cours Complémentaire dans le cadre de la fête scolaire annuelle. Ma mère s’en réjouissait, immanquablement, les comédiens en herbe prolongeaient la séance de travail dans la salle de classe en fredonnant les chansons de Brassens.
Je le taquine, mon cher père n’avait eu envie de retenir que les deux premières lignes de cet extrait de l’article écrit par René Fallet dans le Canard enchaîné du 29avril 1953 intitulé Allez Georges Brassens ! :
« Il ressemble tout à la fois à défunt Staline, à Orson Welles, à un bûcheron calabrais, à un Wisigoth et à une paire de moustaches.
La voix de ce gars est une chose rare et qui perce les coassements de toutes ces grenouilles du disque et d’ailleurs. Une voix en forme de drapeau noir, de robe qui sèche au soleil, de coup de poing sur le képi, une voix qui va aux fraises, à la bagarre et … à la chasse aux papillons. »
Et puis l’information ne circulait pas comme maintenant, les chansons de l’artiste étaient souvent interdites sur la TSF grésillante, la télévision n’était pas encore entrée au foyer familial.

Brassens100-3

Quant au môme qui laissait souvent traîner indûment (?) ses oreilles, sans saisir la profondeur des paroles, il était intrigué par les tournures argotiques de la Complainte des filles de joie :
« Bien que ces vaches de bourgeois/Les appellent des filles de joie/C’est pas tous les jours qu’elles rigolent …
… Car même avec des pieds de grue, car même avec des pieds de grue
Faire les cent pas le long des rues, faire les cent pas le long des rues
C’est fatigant pour les guibolles, parole, parole
C’est fatigant pour les guibolles
Non seulement elles ont des cors, non seulement elles ont des cors
Des yeux de perdrix mais encore, des yeux de perdrix mais encore
C’est fou ce qu’elles usent de grolles, parole, parole
C’est fou ce qu’elles usent de grolles … »
Pour être honnête, je me passionnais plus pour les exploits de mon compatriote normand, le déjà champion cycliste Jacques Anquetil. Et pour inaugurer ma discothèque, mes parents m’offrirent Marcel Amont, Les Frères Jacques, Guy Béart, bientôt Ferrat. Je tins grief à mon grand frère, pour son dépassement de fonction, en déconseillant à mes parents de m’acheter un autre disque de Béart en raison de couplets licencieux :

« Elle avait, elle avait deux Yanaon de cocagne
Elle avait, elle avait deux Yanaon ronds et frais
Et moi seul, et moi seul m’aventurais dans sa brousse
Ses vallées, ses vallons, ses collines de Yanaon
Pas question, dans ces conditions
D’abandonner les Comptoirs de l’Inde »

Après on dira que les écoliers français sont nuls en histoire et géographie ! … et qu’ils iront se renseigner un jour auprès des filles de joie !
J’allais me plonger véritablement dans l’univers de Brassens à l’adolescence en constituant ma propre discothèque avec la nouvelle série des albums vinyle 30 cm et leurs belles pochettes de « la fabrication d’une guitare ». Un riche livret d’accompagnement comprenait les paroles et des commentaires des textes par René Fallet, romancier et meilleur copain de Brassens.

Brassens pochette guitare

Je n’avais guère de mérite d’aimer Brassens, en tout cas moins que la génération du frangin qui dut défendre bec et ongles, en son temps, le « pornographe du phonographe » face aux « bien-pensants ».
1964, j’ai 17 ans mon vieux Corneille et je m’emmerde en attendant, à passer le bac dans le même lycée portant ton nom qu’avait fréquenté mon frère. Sort le huitième opus de Brassens, son premier vinyle 30 cm avec un véritable tube :

« Non, ce n’était pas le radeau
De la Méduse, ce bateau
Qu’on se le dise au fond des ports
Dise au fond des ports
Il naviguait en père peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s’appelait les Copains d’abord
Les Copains d’abord… »

Au départ, la chanson avait été écrite pour le film Les Copains de Yves Robert adaptation du roman éponyme de Jules Romains. Elle devient un véritable hymne à l’amitié repris, depuis bientôt soixante ans, dans beaucoup d’écoles de France, dans la lignée de la Chanson pour l’Auvergnat.
Comme Brel avec Le plat pays et Bruxelles, comme les Beatles, Brassens tient bientôt son album blanc ou presque : sur la pochette immaculée, une modeste effigie de l’artiste avec sa pipe et en majuscules les onze titres de chansons de son neuvième album.

Brassens blanc

Il nous y livre avec humour son dernier bulletin de santé apparemment rassurant quoique…

« La Camarde qui ne m’a jamais pardonné
D’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez
Me poursuit d’un zèle imbécile
Alors cerné de près par les enterrements
J’ai cru bon de remettre à jour mon testament
De me payer un codicille … »

C’est la sublime Supplique pour être enterré à la plage de Sète.

« Cette tombe en sandwich entre le ciel et l’eau
Ne donnera pas une ombre triste au tableau
Mais un charme indéfinissable
Les baigneuses s’en serviront de paravent
Pour changer de tenue et les petits enfants
Diront « chouette, un château de sable »
Est-ce trop demander sur mon petit lopin
Plantez, je vous en prie une espèce de pin
Pin parasol de préférence
Qui saura prémunir contre l’insolation
Les bons amis venus faire sur ma concession
D’affectueuses révérence »

En fait, Georges n’en avait réellement rien à faire et sera inhumé, au petit matin du 31 octobre 1981, non loin de là au cimetière du Py dit cimetière des Pauvres.
Je ne peux pas écouter cette magnifique supplique sans que je sois envahi par l’émotion. C’est, en effet, au pied du monument dédié à l’artiste sur la plage de la Corniche que furent dispersées les cendres de ma chère tante sétoise, une belle « passante » de 104 ans, une de ces possibles passantes du poème d’Antoine Pol que Brassens mit en musique.

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Á propos, comment l’artiste serait-il accueilli aujourd’hui par le mouvement MeToo ? Car contrairement aux apparences, il aimait et respectait les femmes, savait en et leur parler, même si, incorrigible, ça le démangeait de décocher quelques coups de patte à leur égard. Scrutez ses sourires, écoutez ses rires et fous rires, y compris ceux du public largement féminin dans son interprétation de Mysoginie à part lors d’un récital à Bobino.

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16 septembre-22 octobre 1966, Brassens chante durant cinq semaines au TNP palais de Chaillot. Sur l’affiche, en lettrage équivalent, Juliette Greco assure la première partie. Les places sont à 6, 8, 10 et 12 francs, les baignoires à 15. Quel regret, je ne débarquerai en région parisienne qu’un an plus tard.
Je m’égare … et ces rendez-vous des jeunes pousses de la chanson française avec l’artiste centenaire ?
Benoît Doremus : « Hé, il n’a quand même pas intérêt à vomir d’emblée notre époque d’aliénés -ce serait un peu facile, et j’en serais déçu. Je peux toutefois y aller mollo et commencer par ce qu’il connaît déjà. La religion ? Toujours là, Georges, en pleine forme. La bourgeoisie ? Fidèle au poste. Les flics ? Toujours bien rangés, très efficaces. Les copains ? T’inquiète ! Oui, il faut qu’il sache à quel point ses chansons nous parlent encore. Ensuite seulement, il devinera tous les nouveaux sujets à dézinguer à la rime riche. Bien amenés : le tout sécuritaire, les chaînes info, la reconnaissance faciale, le populisme, le réchauffement climatique … Il va adorer. »
Et Ours, un fils d’Alain Souchon :
« Je vais lui dire que ça fait plus d’un an que l’on est tous enfermés dans nos impasses Florimont, que le samedi soir à la télé il y a des batailles de chanteurs qu’on appelle battles, que maintenant on dit prime time aussi … et qu’il y a même des émissions de télé qui parlent de la télé ! Que depuis 1981, l’année de sa mort, il y a de très grandes salles de concert que l’on appelle des « zéniths » et que son producteur de spectacle lui aurait demandé de jouer dans ces zéniths et qu’il n’aurait pas voulu, mais qu’il aurait peut-être fini par céder.
Je vais devoir lui raconter le 11 Septembre, Charlie-Hebdo et l’attentat du Bataclan. Lui annoncer que Charles Trenet, Philippe Chatel et Johnny Hallyday sont partis… »
Je relève encore la remarque de Brel lors de la mémorable rencontre : « Si Sidney Bechet joue certaines chansons de Brassens, ce n’est pas pour les textes ». Remarque implacable qui fera taire ceux qui reprochaient à Georges la faiblesse et le manque d’originalité de ses musiques. Il les fustigea lui-même dans sa chanson Le Pluriel : « Je dis, à ces messieurs que mes notes effarent/ « Tout autant musicien que vous, tas de bruiteurs ! » » Il est reconnu par ses pairs comme un excellent mélodiste. Me revient en mémoire que mon frère sifflait Brave Margot, Une jolie fleur ou Les amoureux sur les bancs publics, on ne siffle plus de nos jours.
Je ne chante pas, sinon dans ma salle de bains, aucune raison donc qu’on m’organise un rendez-vous avec Georges B. Ceci dit, cela faillit se produire à l’occasion d’un de mes nombreux séjours auprès de mes aïeux de Sète. Ils avaient rencontré Brassens plusieurs fois à la « baraquette » d’un ami commun sur le Mont Saint-Clair. Cette fois-là, je devais être fébrile, IL devait passer… Je me demande encore parfois sur quoi nous aurions pu nous entretenir sans que je l’ennuie.

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Je me suis contenté de déambuler au milieu des cabanons de la Pointe Courte sur le bord de l’étang de Thau. Je me suis glissé parfois au fond de l’impasse Florimont, aujourd’hui pimpante, de son temps à la limite de l’insalubrité. Comment put-il y passer un tiers de son existence, alors même que se pointait la notoriété ?
« Les textes de Brassens sont (encore) une formidable boîte à outils pour décoder l’époque, la critiquer et en rire, si possible ». Écoutez L’Auvergnat plutôt que les horreurs proférées à longueur de journée par certains de nos politiques et journalistes.
Non, Brassens n’est pas mort, il b… encore avec François Morel pour Fernande et Yolande !

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*http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/01/l-riffard-ca-devrait-etre-obligatoire/
**Quelques billets anciens :
http://encreviolette.unblog.fr/2007/12/26/impasse-florimond-paris-xiveme-a-la-rencontre-de-georges-brassens/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/29/georges-brassens-a-crespieres/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/22/le-22-septembre-aujourdhui-je-ne-men-fous-pas/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/04/29/supplique-pour-etre-enterre-sur-une-plage-de-sete/

Anne Sylvestre, une grande dame de la chanson française, s’en est allée …

Anne Sylvestre  couverture Télérama

Elle avait chanté :

« J’ai de bonnes nouvelles
Vole, l’hirondelle
J’ai de bonnes nouvelles
À vous donner de moi
Le temps s’est arrêté de moudre
Des chardons bleus, des grains de peur
On a pu se remettre à coudre
Tout l’éparpillement du cœur… »

Mauvaise nouvelle, Anne Sylvestre s’est tue le 30 novembre 2020 à l’âge de 86 ans.
Le comédien et humoriste Vincent Dedienne lui a rendu un hommage très personnel, délicat et tendre dans l’émission Quotidien :
« Anne. Nous sommes le premier matin de décembre. Le jour du premier chocolat. Avant que j’ai eu le temps d’ouvrir la petite fenêtre du calendrier, j’avais reçu deux textos : le premier de Philippe Delerm qui me disait : ‘Anne Sylvestre est morte’ ; le deuxième de la fromagerie Laurent Bouvet, qui dans un style moins lapidaire m’informait que la crème double de gruyère était arrivée ce matin avec les yaourts suisses, et qu’il fallait se dépêcher parce qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde. Je ne sais pas vraiment quel effet ça m’a fait d’apprendre qu’il existait des yaourts suisses. J’imagine que c’est une bonne nouvelle… Pour les Suisses.
Je ne sais pas non plus quel effet ça m’a fait d’apprendre que tu étais morte. J’étais triste sur mon lit, les yeux ronds, la bouche ouverte, mais il me suffisait de penser à toi pour sourire.
Nous avons tellement de chance de t’avoir eu comme chanteuse, comme amie, comme idole et comme rempart à la bêtise et à la vulgarité. Nous avons tellement de chance de te connaître par cœur. Tellement de chance d’avoir toutes tes chansons pour nous consoler de tout. Nous avons eu tellement de chance en septembre 2019 de t’applaudir encore. Il y a des chagrins doubles, comme il y a de la crème double de gruyère. Il y a le chagrin du petit garçon qui pleure la voix de son enfance, la voix de la dame qui chante et qui en chantant fait le jour dans toute la maison. Et il y a le chagrin de l’adulte, du chagrin du garçon de 30 ans qui perd sa chanteuse préférée, sa copine ronchonne qui était comme un bouquet de roses et de chardons. Mais il ne faut pas trop pleurer, il faut regarder la Terre et y voir tout le bien que tu y as fait. Ta vie est un triomphe, et ce matin, je t’embrasse, et je t’applaudis encore. »
Anne était la sœur aînée de la romancière Marie Chaix, auteure de Les Lauriers du lac de Constance, une biographie romancée de leur père collaborationniste notoire durant l’Occupation.
Elles avaient honte du passé de leur père qu’elles aimaient pourtant, et qui les aimait. Anne avait exprimé sa souffrance dans Roméo et Judith :

« … Oh Tu ne comprends pas, Roméo
J’ai la tristesse sous la peau
Le sang de mon peuple s’indigne
Et je ne peux pas oublier
Que tu descends en droite ligne
De ceux qui l’ont persécuté
Mon amour me semble parjure
Et je sens bien que la blessure
Ne guérira pas de sitôt
Pardon si je te semble dure
Je ne pourrai pas, Roméo

Cette peine que tu abrites
Je la partage tant, Judith
J’ai souffert du mauvais côté
Dans mon enfance dévastée
Mais dois-je me sentir coupable
Et ce qui fut impardonnable
Et que je ne pardonne pas »

Anne-Marie Beugras, ce n’était pas tellement un nom d’artiste …

« Si vous le savez comment je m’appelle
Vous me le direz, vous me le direz
Si vous le savez comment je m’appelle
Vous me le direz, je l’ai oublié
Vous me le direz, je l’ai oublié

Quand j’étais petite et que j’étais belle
On m’enrubannait de ces noms jolis
On m’appelait fleur sucre ou bien dentelle
J’étais le soleil et j’étais la pluie
Quand je fus plus grande hélas à l’école
J’étais la couleur de mon tablier
On m’appelait garce on m’appelait folle
J’étais quelques notes dans un cahier … »

Elle aurait pu nous dire qu’elle avait feuilleté le calendrier et, en désespoir de cause, s’être résignée au dernier saint de l’année.
En fait, en classe de cinquième chez les Dominicaines, elle eut une professeure de français qui faisait chanter à ses élèves Silvestrig (« Le petit Sylvestre »), une chanson bretonne très populaire depuis sa parution dans le Barzaz Breiz de Théodore Hersart de La Villemarqué.
C’est ainsi que bien plus tard, dès ses débuts sur une scène, elle se présenta : « Je suis Anne Sylvestre, chanteuse de variété, fière de l’être ».
Une de ses toutes premières chansons Porteuse d’eau traduit son goût pour la terre et la nature.

« … Je suis taillée dedans ce bois
Qui emmanche les bêches
Celui duquel on fait les croix
Parfois aussi les flèches
J’ai les semailles au fond de moi
Et les vendanges au bout des doigts
Et dans ma voix
Le chant des herbes sèches

Ma seule chaîne est celle d’un puits
J’ai l’âge des fontaines
L’humeur du temps qui change et fuit
La patience des graines
Quatre saisons filant sans bruit
Le jour et puis un jour la nuit
La mort et puis
Que la terre me prenne… »

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Pour évoquer le temps de ses débuts, j’ai sollicité mon amie Renée Bonneau, ancienne professeure agrégée de Lettres classiques et auteure de passionnants « pol’arts » mêlant intrigue policière et histoire de l’art* :
« J’ai fait sa connaissance quand elle est venue retrouver à l’Ecole Normale Supérieure boulevard Jourdan (à l’époque, seuls les garçons avaient droit à la rue d’ULM), une amie commune de la khâgne du lycée Fénelon. C’était en 1955-1956. Elles avaient suivi ensemble, après l’hypokhâgne, un stage de voile aux Glénans.
Elle avait renoncé à continuer après cette année d’hypokhâgne dont le régime assez strict devait lui déplaire, et choisi la voie de la chanson. Elle évoque un épisode de cette année dans une page de son livre Coquelicots et autres mots que j’aime, et ses rapports difficiles avec notre professeur de philosophie, Dinah Dreyfus, divorcée de Levy-Strauss, et qui nous fascinait.
Anne nous a fait; dans ma « thurne » bénéficier de ses premières créations en s’accompagnant sur ma guitare. Je me souviens d’une épatante chanson de marin qu’elle n’a, à ma connaissance, jamais sortie.
Je ne l’ai revue que trois ans plus tard, l’ayant invitée à déjeuner avec notre amie commune. Elle nous racontait la galère des premiers temps, deux ou trois cabarets dans la soirée, devant un public bruyant, mangeant ou buvant, à peine attentif. Et ses retours nocturnes à Saint Michel-sur-Orge (je crois) retrouver sa famille car elle était mariée et avait un enfant.
Puis je l’ai revue, bien plus tard lorsqu’elle se produisait dans les salles de la région, où nous allions mon amie et moi la saluer à la fin du spectacle, sans songer à reprendre avec elle des liens qui ne lui auraient rien apporté »
Anne ne m’en voudra plus que je dise qu’elle échoua à son certificat de licence littéraire : le sujet était un texte d’Apollinaire qu’elle appréciait particulièrement, le professeur correcteur beaucoup moins.
Renée me grondera que je vous dise, qu’à la même époque, elle aussi écrivait des chansons qui lui valurent de chanter à l’émission de Michèle Arnaud et au cabaret Milord l’Arsouille.
Destins croisés, la vie est bien faite parfois, chacune s’épanouit dans sa passion première, Anne dans la chanson, Renée dans l’enseignement.

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Anne rêva souvent sur les quais de Seine au lieu de fréquenter la Sorbonne et se produisit pour la première fois, en novembre 1957, non loin de là, sur la scène du cabaret La Colombe. Son père l’avait accompagnée pour voir un peu « qu’est-ce que c’était que cette boîte » ! Guy Béart, qui se trouvait dans la salle, lui prêta sa guitare. Elle chanta trois chansons dont Porteuse d’eau. Son premier cachet était de …7 francs !

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Dans les années 1950, après la guerre, la rive gauche de la Seine (qui donna son nom à un mouvement de music-hall) regorgeait de cabarets, véritable vivier de talents. On y vit éclore la fine fleur de la chanson française : une époque bienveillante où les artistes se croisaient, se conseillaient, revenaient écouter les autres, « un moment magique avec une liberté extraordinaire » confia Juliette Greco.
Anne se produisit aussi, notamment, à la Contrescarpe, le Port du Salut.
Séquence surréaliste aujourd’hui, j’avais juste une grosse dizaine d’années, mes souvenirs sont un peu confus, depuis ma chambrette, j’entendais les disques microsillons vinyles que mon frère aîné, neuf ans d’écart, écoutait dans la pièce voisine.
Involontairement, il participa largement, par infusion et … diffusion, à mon éducation musicale, « music-hall » devrais-je dire, Brassens, Brel, Béart, Marcel Amont, les Frères Jacques, le Bécaud 100 000 volts …
Parmi ces artistes, s’était glissée une jolie voix de femme, celle d’Anne Sylvestre, qui se lamentait en boucle, sur l’électrophone (et aussi beaucoup sur mon transistor) que son mari était parti.
Écoutez-la, superbement illustrée dans un clip récent de premier confinement.

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« Mon mari est parti un beau matin d’automne, parti je ne sais où
Je me rappelle bien la vendange était bonne et le vin était doux
La veille nous avions ramassé des girolles au bois de Viremont
Les enfants venaient juste d’entrer à l’école et le temps était bon
Mon mari est parti un beau matin d’automne, le printemps est ici
Mais que voulez-vous bien que le printemps me donne, je suis seule au logis
Mon mari est parti avec lui tous les autres maris des environs
Le tien Éléonore et vous Marie le vôtre et le tien Marion
Je ne sais pas pourquoi et vous non plus sans doute tout ce que nous savons
C’est qu’un matin d’octobre ils ont suivi la route et qu’il faisait très bon
Des tambours sont venus nous jouer une aubade, j’aime bien les tambours
Il m’a dit : « je m’en vais faire une promenade », moi je compte les jours … »

À la réécouter souvent par la suite, je compris mieux, à l’adolescence, sa résonance pour mes parents et mon frère menacé de partir aussi malgré son sursis universitaire.
Mon mari est parti fut le premier grand succès d’Anne. Sur fond de guerre d’Algérie, avec poésie et des mots ciselés, elle s’opposait à la guerre, toutes les guerres, et à l’oppression : une chanson intemporelle. Quand je l’écoute encore, je pense aussi à mon père et à ma chère mémé Léontine qui, au son du tocsin au clocher de leur village, virent mon grand-père les abandonner dans les champs, le 2 août 1914.
En 1954, Le déserteur de Boris Vian fut censuré, Anne, avec humour, regretta par la suite qu’elle ne le fût pas : « Ça m’aurait fait de la publicité ! J’étais juste déconseillée …»
Anecdote, sa photographie, par contre, fut « censurée » sur la pochette du disque parce qu’elle était alors enceinte donc « pas montrable » ! On lui préféra de romantiques nénuphars.

Anne Sylvestre Nénuphars

Anne fut vite reconnue dans la profession et rencontra son public, un certain public féru de beaux textes et de chansons « rive gauche ».
On aime coller des étiquettes, on eut tôt fait de l’appeler la « Brassens en jupons », ce qu’elle n’aimait pas du tout. Elle aspirait juste à être Anne Sylvestre contemporaine de Brassens et de Brel.
L’ami Georges, clairvoyant et bienveillant, écrivit au dos de la pochette de son second 33 tours 25 cm (quel jargon pour mes jeunes lecteurs .. ; s’il y en a !) : « Ce public de France et de Navarre, que l’on a coutume de considérer comme le plus fin du monde, semble avoir une tendance fâcheuse à bouder un peu les débuts de ceux qui le respectent assez pour se refuser à lui faire la moindre concession.
Cependant, un jour ou l’autre, il finit par vouer une profonde gratitude aux artistes qui ont réussi à se faire aimer de lui malgré lui – si j’ose dire – en dérangeant ses habitudes.
Ce jour est venu pour Anne Sylvestre. Petit à petit, en prenant tout son temps, sans contorsion, grâce à la qualité de son œuvre et à la dignité de son interprétation, elle a conquis ses adeptes, ses amis un par un et définitivement.
On commence à s’apercevoir qu’avant sa venue dans la chanson il nous manquait quelque chose, et quelque chose d’important. »

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Clémence, Éléonore et Philomène allaient fréquenter Marinette et Margot.
Anne passa notamment dans la mythique émission télévisée Discorama, un panorama intelligent de l’actualité de la chanson animé par Denise Glaser (elle fut débarquée sous le mandat de V.G.E avec l’explosion de l’ORTF, au nom de la modernité). Ah les magnifiques silences de Denise pour faire parler ses invités, lesquels, cette fois là, étaient, outre Anne, Brassens, Monique Morelli et … les Chats Sauvages. Éclectique !
Anne fut tôt récompensée, à plusieurs reprises, par l’Académie Charles Cros, une prestigieuse institution créée, en 1947, au lendemain de la guerre.
J’ai gardé une délectation pour ces chanteuses de cette époque à l’impeccable diction, outre leur répertoire de qualité : Cora Vaucaire, Juliette Greco et Anne bien sûr.
Elle ne m’en voudrait pas, je luis fis sinon des infidélités, du moins je fus coupable de quelques éloignements durant sa carrière. Que voulez-vous, j’étais ado, c’était aussi le temps de Salut les Copains, des Beatles … Anne connut une longue traversée du désert, pour certain journaliste, toujours en quête d’étiquette, Françoise Hardy (qui lui ressemblait physiquement) était « une Anne Sylvestre qui swinguait » et Anne … la Jeanne d’Arc des anti-yéyés.
Cependant, je la « suivais » tout de même à travers des émissions de France-Inter animées par Pierre Bouteiller, José Artur et Jacques Chancel qui continuaient à défendre une certaine chanson française. Ils programmaient souvent Anne Sylvestre, Sophie Makhno, David McNeil, Graham Allwright.
Ainsi, de loin en loin, je n’ignorais pas les bijoux musicaux ciselés par Anne.
« Jusque-là toutes les chansons sur les femmes étaient écrites par des hommes et celles chantées par des interprètes femmes étaient écrites par des hommes, c’est-à-dire qu’elles disaient ce qu’ils avaient envie d’entendre. »
Au fil de ses chansons, Anne écrivait une sorte de grand roman des femmes. Féministe, elle l’était complètement, mais pas à l’image de celles (trop) excitées qui défendent, aujourd’hui la juste cause féminine. Anne n’était pas « frontale » : elle incarnait par des personnages et des récits d’une excellence littéraire, leurs souffrances et leurs combats, leurs victoires parfois.
Elle partit de très loin, de l’origine même, ainsi sa relecture ironique, sur un air de java, de la Genèse dans La faute à Ève. Avec humour, elle confiait qu’il fallait avoir été élevée chez les religieuses pour faire une chanson aussi anticléricale.

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D’abord elle a goûté la pomme
Même que ce n’était pas très bon
Y avait rien d’autre, alors en somme
Elle a eu raison, eh bien, non ?
Ça l’a pourtant arrangé, l’homme
C’était pas lui qui l’avait fait
N’empêche, il l’a bouffée, la pomme
Jusqu’au trognon et vite fait

Oui, mais c’est la faute à Ève
Il n’a rien fait, lui, Adam
Il a pas dit : « Femme, je crève
Rien à se mettre sous la dent. »
D’ailleurs, c’était pas terrible
Même pas assaisonné
C’est bien écrit dans la Bible
Adam, il est mal tombé

Après ça, quand Dieu en colère
Leur dit avec des hurlements :
« Manque une pomme à l’inventaire !
Qui l’a volée ? C’est toi, Adam ? »
Ève s’avança, fanfaronne, et dit :
« Mais non, papa, c’est moi
Mais, d’ailleurs, elle était pas bonne
Faudra laisser mûrir, je crois. »

Alors c’est la faute à Ève
S’il les a chassés d’en haut
Et puis Adam a pris la crève
Il avait rien sur le dos
Ève a dit : « Attends, je cueille
Des fleurs. » C’était trop petit
Fallait une grande feuille
Pour lui cacher le zizi

Après ça, quelle triste affaire
Dieu leur a dit : « Faut travailler. »
Mais qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ?
Ève alors a dit : « J’ai trouvé. »
Elle s’arrangea, la salope
Pour faire et porter les enfants
Lui poursuivait les antilopes
Et les lapins pendant ce temps

C’est vraiment la faute à Ève
Si Adam rentrait crevé
Elle avait une vie de rêve
Elle s’occupait des bébés
Défrichait un peu la terre
Semait quelques grains de blé
Pétrissait bols et soupières
Faisait rien de la journée

Pour les enfants, ça se complique
Au premier fils il est content
Mais quand le deuxième rapplique
Il devient un peu impatient
Le temps passe, Adam fait la gueule
Il s’aperçoit que sa nana
Va se retrouver toute seule
Avec trois bonhommes à la fois

Là, c’est bien la faute à Ève
Elle n’a fait que des garçons
Et le pauvre Adam qui rêve
De changer un peu d’horizon
Lui faudra encore attendre
De devenir grand-papa
Pour tâter de la chair tendre
Si même il va jusque-là

En plus, pour faire bonne mesure
Elle nous a collé un péché
Qu’on se repasse et puis qui dure
Elle a vraiment tout fait rater
Nous, les filles, on est dégueulasses
Paraît qu’ça nous est naturel
Et les garçons, comme ça passe
Par chez nous, ça devient pareil

Mais si c’est la faute à Ève
Comme le bon Dieu l’a dit
Moi, je vais me mettre en grève
J’irai pas au paradis
Non, mais qu’est-ce qu’Il s’imagine ?
J’irai en enfer tout droit
Le bon Dieu est misogyne
Mais le diable, il ne l’est pas
Ah !

Comme on dirait aujourd’hui, elle envoyait !
L’une de ses très grandes chansons Non tu n’as pas de nom fut écrite longtemps avant que, sous le septennat du même V.G.E ci-dessus, Simone Veil ne porte la loi sur l’I.V.G. Elle fut parfois diffusée sur les ondes, et reprise par des militantes comme un réquisitoire pour l’avortement, alors qu’il s’agit plutôt d’une sublime berceuse pleine d’humanité sur le choix des femmes de donner le jour ou pas, « l’enfant ou le non-enfant » comme elle disait.

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« Non non tu n’as pas de nom
Non tu n’as pas d’existence
Tu n’es que ce qu’on en pense
Non non tu n’as pas de nom
Oh non tu n’es pas un être
Tu le deviendras peut-être
Si je te donnais asile
Si c’était moins difficile
S’il me suffisait d’attendre
De voir mon ventre se tendre
Si ce n’était pas un piège
Ou quel douteux sortilège

Non non tu n’as pas de nom…

Savent-ils que ça transforme
L’esprit autant que la forme
Qu’on te porte dans la tête
Que jamais ça ne s’arrête
Tu ne seras pas mon centre
Que savent-ils de mon ventre
Pensent-ils qu’on en dispose
Quand je suis tant d’autres choses

Non non tu n’as pas de nom…

Déjà tu me mobilises
Je sens que je m’amenuise
Et d’instinct je te résiste
Depuis si longtemps j’existe
Depuis si longtemps je t’aime
Mais je te veux sans problème
Aujourd’hui je te refuse
Qui sont-ils ceux qui m’accusent

Non non tu n’as pas de nom…

A supposer que tu vives
Tu n’es rien sans ta captive
Mais as-tu plus d’importance
Plus de poids qu’une semence
Oh ce n’est pas une fête
C’est plutôt une défaite
Mais c’est la mienne et j’estime
Qu’il y a bien deux victimes

Non non tu n’as pas de nom…

Ils en ont bien de la chance
Ceux qui croient que ça se pense
Ça se hurle ça se souffre
C’est la mort et c’est le gouffre
C’est la solitude blanche
C’est la chute l’avalanche
C’est le désert qui s’égrène
Larme à larme peine à peine

Non non tu n’as pas de nom…

Quiconque se mettra entre
Mon existence et mon ventre
N’aura que mépris ou haine
Me mettra au rang des chiennes
C’est une bataille lasse
Qui me laissera des traces
Mais de traces je suis faite
Et de coups et de défaites

Non non tu n’as pas de nom
Non tu n’as pas d’existence »
Tu n’es que ce qu’on en pense
Non non tu n’as pas de nom »

Anne s’offrit (et nous offrit) un autre grand succès avec Les gens qui doutent. Elle déclarait que cette chanson « était née parce qu’elle était, à l’époque, confrontée à des gens remplis de certitudes qui lui cassaient les pieds », elle ajouta plus tard, devant la popularité de sa chanson, n’avoir jamais imaginé qu’il y avait autant de personnes qui doutaient !
Cette chanson n’a pas pris une ride, au contraire même, elle devrait interpeller tous ces intervenants aux avis péremptoires qui défilent aujourd’hui sur les plateaux de télévision.

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« J’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer
J’aime les gens qui disent et qui se contredisent et sans se dénoncer
J’aime les gens qui tremblent, que parfois ils ne semblent capables de juger
J’aime les gens qui passent moitié dans leurs godasses et moitié à côté
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime ceux qui paniquent, ceux qui sont pas logiques, enfin, pas « comme il faut »
Ceux qui, avec leurs chaînes pour pas que ça nous gêne font un bruit de grelot
Ceux qui n’auront pas honte de n’être au bout du compte que des ratés du cœur
Pour n’avoir pas su dire « délivrez-nous du pire et gardez le meilleur »
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime les gens qui n’osent s’approprier les choses, encore moins les gens
Ceux qui veulent bien n’être, qu’une simple fenêtre pour les yeux des enfants
Ceux qui sans oriflamme et daltoniens de l’âme ignorent les couleurs
Ceux qui sont assez poires pour que jamais l’histoire leur rende les honneurs
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime les gens qui doutent mais voudraient qu’on leur foute la paix de temps en temps
Et qu’on ne les malmène jamais quand ils promènent leurs automnes au printemps
Qu’on leur dise que l’âme fait de plus belles flammes que tous ces tristes culs
Et qu’on les remercie qu’on leur dise, on leur crie « merci d’avoir vécu! »
Merci pour la tendresse
Et tant pis pour vos fesses
Qui ont fait ce qu’elles ont pu »

J’aime tellement sa « petite chanson » ! Il me semble qu’on lui chercha noise à sa sortie pour les quelques « gros mots » qu’elle contenait. Elle fut défendue par Brassens qui en connaissait un rayon sur les cons !
Avec légèreté, finesse, et tellement d’humour, Anne savait remettre les hommes à leur place. Ainsi, dans La vaisselle, sur un rythme de comptine, elle réclame des droits égaux pour tout un chacun dans le couple, homme ou femme, même pour les besognes ménagères.

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« Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais tout change 2x
et voici Jules qui lange
les fesses de l’héritier.
Il balaie 2x
et bientôt, quelle merveille,
il astique le plancher.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais tout bouge 2x,
et voici que les yeux rouges
il fait cuire le rôti.
Il cuisine 2x
quelle splendeur assassine ! -
fait la plonge et il essuie.
Ça fait rien, on change rien
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais tout marche, mais ça marche,
et voici qu’il ne se cache
quand il reste à la maison.
C’est Germaine qui ramène
tout l’argent de la semaine,
ce n’est pas contre saison.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais il l’aime, mais ils s’aiment,
et ce n’est pas un problème
de savoir qui va porter
la culotte ou bien les bottes,
et le seul drapeau qui flotte,
c’est une taie d’oreiller.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais voici que sonne l’heure
de traîner l’enfant qui pleure
vers l’école aux bancs de bois.
L’enfant de Germaine et Jules,
sans y penser, articule
dans les livres d’autrefois.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Tout recule 2x
et plus tard le petit Jules
aura des enfants aussi
qui derrière leur cartable,
dans l’école imperturbable
épèleront ces niaiseries.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde.
Oh, mais non !
Merde ! »

Dans la même veine, j’adore La reine du créneau : quel homme, et je m’inclus dedans, ne riait pas jaune quand Anne louait sa bonne conduite… au volant ? Un hymne à la beaufitude !

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« Quand j’ai eu mon permis tout neuf
Du premier coup, c’est pas du bluff,
J’ai compris qu’ j’avais intérêt
A rester aux aguets
Que simplement, on m’imagine
Dans ma deux-chevaux d’origine
Affrontant mon premier trottoir
Le cœur rempli d’espoir
Je voulais que ma manœuvre
Fût un vrai petit chef d’œuvre
Mais je n’entendais que trop
Tous les clients d’un bistrot
Me beugler leurs commentaires
« Mais passe-la, ta marche arrière !
Ah, j’vous jure, ah les nanas
Heureus’ment qu’on est là ! »
Ces abrutis pleins de Pernod
Ils m’ont fait rater mon créneau
Toutes les automobilistes
Pourraient faire avec moi la liste
Des âneries que l’on entend
Quand on est au volant
J’ai donc appris à leur répondre
Et de manière à les confondre
Oui, ça consomme mais moins qu’un mari
Et c’est bien plus gentil
La conduite, je l’ai apprise
Pas dans une pochette-surprise
La voiture, elle est à moi
Ni à Jules, ni à papa
Et quand le long d’un trottoir
Je les voyais goguenards
Je demandais sans un frisson
« Vous voulez une leçon ? »
Pour conjurer la parano
J’suis d’venue la reine du créneau
On s’habitue, on en rigole
Puis on a une grosse bagnole
Alors on se fait insulter
« Elle t’a pas trop coûté, hein ? »
Ils sont là qui vous collent aux fesses
Parce que c’est pas une gonzesse
Qui va leur barrer le chemin
La veille, c’est pas demain
Mais tous ces doubleurs à droite
Ces pousse-toi d’là que j’déboite
Maniaques de l’appel de phares
Abuseurs d’anti-brouillard
Ceux chez qui rien ne distingue
Le volant d’avec un flingue
Avant que de les laisser
Nous jeter dans l’fossé
Résistons à ces tyranneaux
Nous sommes les reines du créneau
S’ils nous renvoient à nos fourneaux
Ne lâchons pas notre créneau »

Anne, désormais octogénaire, s’inspira de l’affaire DSK pour écrire, indignée, Juste une femme, une chanson #metoo avant l’heure :

« Petit monsieur, petit costard
Petite bedaine
Petite sal’té dans le regard
Petite fredaine
Petite poussée dans les coins
Sourire salace
Petites ventouses au bout des mains
Comme des limaces
Petite crasse »
Il y peut rien si elles ont des seins
Quoi, il est pas un assassin
Il veut simplement apprécier
C’que la nature met sous son nez
Mais c’est pas grave, c’est juste une femme … »

Chanteuse engagée, Anne préférait qu’on la reconnaisse comme « chanteuse dégagée », elle en fit d’ailleurs une chanson.

Son œuvre est d’une telle richesse, quantitative et qualitative que c’est une gageure intenable de l’explorer en un billet, je la traverse ici en rassemblant les souvenirs qui me viennent d’emblée à l’esprit.
Justement, j’ai envie de partager avec vous deux de ses collaborations avec deux compagnons de cabaret de ses débuts.
J’avais eu l’occasion de vous faire entendre La margelle qu’elle emprunta à Roger Riffard**, un artiste à la langue châtiée, mais bien trop dilettante. Un bijou d’humour noir dont elle disait que c’était encore plus drôle quand Riffard le chantait :

Autre friandise musicale, ce duo avec Boby Lapointe déguisé en prisonnier derrière les barreaux. Depuis l’temps qu’elle l’attendait son prince charmant … Jubilant !

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{Elle:}
Je dois dire que je penche
Pour un certain décorum
Un mariage en robe blanche
Avec beaucoup d’harmonium
Monsieur l’abbé Labouture
Celui qui doit nous marier
Pense que telle aventure
Se doit d’être enjolivée

{Lui:}
Tranquillise-toi mon aimée
S’il n’est pas trop mariole
Amène ton curé
Longtemps déjà je t’ai cherchée
Et pour la gaudriole
Plus besoin du clergé

{Elle:}
Je ne savais pas qu’un homme
C’était aussi déroutant
Ce doit être ce qu’on nomme
Un Don Juan et pourtant
Je pense à ce que ma mère
A failli me dire un soir
Des choses bien singulières
Que je ne veux pas savoir

Depuis l’temps que j’l’attends
Que j’l’attends
Depuis l’temps que j’l’attends
J’ai des doutes maintenant

Anne écrivait et composait parfois pour d’autres : ainsi, sa bouleversante Maumariée, cette femme mariée contre son gré et qui se suicida par noyade. Serge Reggiani est peut-être cet homme « qui aurait su l’aimer ».

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Je ne peux évidemment pas passer sous silence l’autre facette du répertoire d’Anne Sylvestre, ses délicieuses Fabulettes.
Bien qu’elle en eût écrites pratiquement depuis ses débuts, on pense souvent, à tort, qu’elle se recycla vers ce genre lorsqu’elle fut submergée par la vague yéyé. Par contre, le succès qu’elle connut auprès des enfants fut tel que cela lui permit de ne jamais connaître les vaches maigres.
Son goût pour ce genre naquit peut-être de l’achat dans une librairie d’un recueil de chansons écrites par Francine Cockenpot, auteure (qui le sait ?) de Colchiques dans les prés, que les écoliers de ma génération apprenaient à la communale, et qui n’est donc en aucune façon un air du folklore français.
C’est une institutrice qui suggéra à Anne de publier des CD par thèmes. Plusieurs écoles en France portent le nom d’Anne Sylvestre.
Toujours est-il qu’Anne a fait œuvre utile en luttant contre la crétinisation et en détournant beaucoup d’enfants des niaiseries goyesques. Si j’en crois son hommage, Vincent Dedienne fait partie de ces chanceux « Rescapés des fabulettes » :

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« Ils ont au fond de leur mémoire
Une tortue, un hérisson,
Et une balan-balançoire,
Une grenouille, un p’tit maçon
Ils se souviennent aussi peut-être
D’un veau avec de drôles d’idées,
Une maison pleine de fenêtres
Et d’un renard très enrhumé…

Les rescapés des fabulettes,
Les amoureux de la p’tite Josette,
Ceux qui montaient dans mon bateau,
Même qu’il était pas beau…
Les rescapés des fabulettes,
De toboggan en bicyclette,
Adoraient le petit sapin,
Même s’il piquait les mains…
Moi, j’étais la dame qui chante,
A l’école et à la maison,
Quand je faisais, et ça m’enchante,
Partie des meubles du salon... »

Précocement « adulte » avec Anne Sylvestre, à cause de mon frère, j’ai manqué notamment le stade des nouilles. Quoique ! Réminiscence de mon enfance, il m’arrive encore, lorsque je mange mon vermicelle, d’aligner quelques lettres de l’alphabet sur le rebord de mon assiette.

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Merci monsieur Pavlov, je crains de ne plus pouvoir, désormais, manger mon bouillon sans penser à Anne qui est partie.
Pour donner le sourire à Renée Bonneau qui m’a fait l’amitié d’évoquer les jeunes années d’Anne, je lui envoie l’hilarante Lettre ouverte à Élise :

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Pour vous tous, il reste Un mur pour pleurer une très grande dame de la chanson française. En octobre dernier, elle chantait encore à Vannes dans le cadre du festival des Émancipées. Elle nous laisse un héritage considérable : environ 300 chansons, sans compter ses Fabulettes.

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Lors d’un concert, en 2018, Michèle Bernard, artiste trop méconnue de la même génération, interprétait en sa compagnie Madame Anne dédiée à cette grande âme de la chanson.

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* http://encreviolette.unblog.fr/2013/04/02/sanguine-sur-la-butte-et-nature-morte-a-giverny-deux-polarts-de-renee-bonneau/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/01/silence-on-tourne-et-on-lit/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/11/15/requiem-pour-un-jeune-soldat-un-roman-de-renee-bonneau/
** http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/01/l-riffard-ca-devrait-etre-obligatoire/

Oh la vache !

C’est peut-être ce qu’on appelle l’inspiration ! Sur l’autoroute monotone me ramenant du Sud-Ouest, je réfléchissais à ce que je pourrais bien vous proposer comme billet de rentrée. Soudain l’idée a surgi devant moi : tandis que sur une radio populiste, des « grandes gueules » menaient des discussions de comptoir sur la toute fraîche démission du ministre de l’Écologie Nicolas Hulot, m’est apparu, paissant sur le talus de l’autoroute A20 aux abords de Limoges, un troupeau de vaches … en résine de synthèse.

vaches autoroute

Lumière, je compris que je tenais là mon sujet. Certes, le populaire ministre se retirait de la politique de sa propre initiative et je ne pouvais donc pas parler de « limogeage ».
Car vous savez que la mise en disgrâce est issue de la capitale du Limousin et l’expression remonte au début de la guerre 14-18. Devant résoudre une grave crise dans le commandement de l’armée française, le général Joffre reçut l’ordre de relever de leur poste de nombreux hauts gradés. Le 27 août 1914, il décida que ces incapables au front se retirassent dans une localité de la 12e région qui, alors, englobait loin des champs de bataille les départements de la Charente, Corrèze, Creuse, Dordogne et Haute-Vienne, et dans laquelle se trouvait Limoges, entre autres.
Il semblerait que sur les 162 officiers ainsi éliminés, il n’y en eut finalement guère qu’une dizaine qui aurait réellement séjourné dans la 12e région, et pas obligatoirement à Limoges même. Comme cette zone géographique contient plusieurs autres villes importantes, les officiers auraient donc très bien pu se faire plutôt « angoulêmer », « briver », « guereter », « tuller » ou « magnac-lavaler » ! C’est limoger qui a connu abusivement l’honneur d’entrer dans le dictionnaire.
À défaut de regarder passer les trains depuis leurs grasses prairies de notre douce France, les vaches investissent désormais les ronds-points des villes nouvelles et des hideuses zones industrielles (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2010/10/23/jai-deux-grands-boeufs-dans-mon-etable-meuh-sur-mon-rond-point/ ).
Quelle laideur ! Est-ce l’image de nos campagnes que nous renverrons aux générations futures ? Il ne faudra pas qualifier de cancre, dans quelques décennies, un écolier affirmant qu’il existe une race de vaches bleues. Qui sait si la robe des vaches n’aura pas cédé alors à la mode des transformations génétiques. Pour la beauté de nos assiettes, la palette des teintes des tomates, des carottes ou aubergines, s’est bien considérablement enrichie.
À l’époque d’une difficile transition écologique, il ne faut certes pas donner plus d’importance qu’elle ne mérite à cette fantaisie artistique, mais tout de même, reconnaissons que ce n’est pas du meilleur goût (dans tous les sens du terme) dans le fief d’une de nos plus prestigieuses races bovines.
Mes visites annuelles au salon de l’agriculture (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2009/03/06/la-plus-grande-ferme-du-monde-un-soir-au-salon-de-lagriculture-2009/ ) me renvoient aux cartes de géographie qui décoraient les murs des classes dans mon enfance.

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Véritable litanie poétique ou concours de beauté, j’ai envie, en les citant, de faire défiler devant vous quelques fleurons de races bovines qui faisaient la fierté de nos régions et nos campagnes : la Blonde d’Aquitaine, l’Abondance, l’Aubrac, la Salers, la Tarentaise, la Charolaise, bien d’autres encore, je n’oublie évidemment pas « les vaches rousses, blanches et noires sur lesquelles tombe la pluie » made in ma chère Normandie natale.
J’entends déjà un lecteur contradicteur des Hauts de France qui, malicieusement, me soufflera la Rouge Flamande et la Bleue du Nord ! Cette dernière, migrante de Belgique, s’appelait à l’origine Bleue du Hainaut et ne subissant aucun parcage à Calais, peupla les prairies du littoral de la mer du Nord. Avec sa cousine la Blanc bleu belge, elle possède une robe tachetée de gris, bleu et noir beaucoup plus discrète que leurs consœurs du talus limousin.
Pour poursuivre avec ma non hallucination de vaches bleues, j’appelle à la rescousse un amoureux des vaches qui, coïncidence, m’a tenu compagnie lors de mes billets récents sur le Tour de France 1958. En effet, l’écrivain Christian Laborde, outre Claude Nougaro et le vélo, aime les vaches, notamment celles de ses Pyrénées, des cols d’Aubisque et Tourmalet que les coureurs avaient autrefois la mauvaise surprise de trouver flânant paisibles sur la chaussée, celle aussi de la couverture du disque microsillon vinyle des Pink Floyd : « J’ai vécu au milieu des vaches, et les vaches ont fait de moi, non pas un apôtre du bon vieux temps, mais un ruminant, c’est-à-dire un rêveur ».

SKU1017645Le Tour de France 2015 - Stage ElevenCaravane du Tour de France au Grand Bornand

Ainsi, Christian Laborde a écrit, il y a un ou deux ans, La cause des vaches, un livre intelligent et incisif (comme toujours) qui constitue une célébration de la vache et un pamphlet contre l’agrobusiness.
Il jette sa gourme en particulier sur la trop fameuse ferme des 1 000 vaches en Picardie :
« 1000 vaches, 750 génisses arrachées aux prairies, privées de la compagnie des piafs, menottées, entravées, incarcérées, sous l’infernale tôle d’un hangar sans fin, la tête coincée entre des barreaux d’acier, les sabots pourrissant sur le ciment souillé, le ciel jamais : pauvres bêtes !
Horrible la vie qu’on leur impose. Atroce la mort qu’on leur réserve.
Site assassin, des tôles donc et du béton sur lequel la pluie se brisera les os, béton cruel venu de tous les ronds-points du pays, de tous les périphériques saturés de pare-chocs, béton couleur de matons et de verrous, cavalcade mortelle de cadenas, piège dont les mâchoires se sont refermées sur les bêtes blessées.
Et autour du site, l’herbe a peur, tremble de toute l’échine de ses brins. Elle sait ce qui se passe derrière les murs sans fenêtres, semblables à ceux des abattoirs. Elle perçoit la plainte sourde des vaches prisonnières. Les vaches pleurent, l’herbe est inconsolable.
Et la route qui mène au site voudrait rentrer sous terre, disparaître sous la glaise, mourir. Elle ne veut plus sentir sur son dos les essieux des bétaillères qui conduisent les vaches à la salle de torture, à la maison d’arrêt. La route ne veut plus entendre les veaux sangloter, appeler en vain leurs mères.
Ça vient d’où, c’est né comment, qui a conçu l’horreur ?
Certainement pas un paysan. Jamais un type nourri au lolo de la terre et de l’eau, un gonze qui connaît le patois spongieux des limaces et reçoit sur son portable les textos du vent n’aurait construit une prison pour des bêtes.
Certainement pas Rosa Bonheur. Encouragée par Théophile Gautier, Rosa ne plantait son chevalet que devant le mufle mouillé des vaches. Rosa, les vaches, elle a passé sa vie à les peindre, à colorier leurs taches, à vernir leurs sabots … »
Oh oui, quel bonheur que l’écrivain évoque Marie-Rosalie, dite Rosa, Bonheur, une artiste peintre et sculptrice du XIXème siècle qui se spécialisa dans les scènes de genre avec les animaux et en particulier les vaches.
Il est où le bonheur ? geint Christophe Maé. Au musée d’Orsay où vous pouvez admirer Labourage nivernais, le chef-d’œuvre de Rosa ! Imaginez que c’est ce petit bout de femme d’un mètre cinquante qui a peint ce panoramique de 2,6 mètres de long sur 1,34 mètre de haut !

Bonheur-Labourage-Nivernais

Pas de fils électriques, d’enseignes commerciales, ni même d’éoliennes en arrière-plan, mais une plaine joliment vallonnée et fermée par un coteau boisé. Cette scène, datée de 1849, décrit le premier labour, nommé sombrage, que l’on effectuait au début de l’automne pour ouvrir la terre afin de l’aérer pendant l’hiver. Ces bœufs du Charolais-Nivernais à la robe bleue, (m)euh pardon rousse et blanche sont les héros d’un hymne au travail des champs. Ils entrèrent au musée du Luxembourg puis au Louvre, avant de voyager en Angleterre et les Etats-Unis, puis enfin rejoindre « l’étable » de l’ancienne gare d’Orsay.
Les toiles de Rosa sont vachement belles, admirez encore cette scène de pâturage.

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Laborde, débordant de lyrisme, fait aussi référence à quelques poètes pour magnifier les vaches. Ainsi, cite-t-il Émile Verhaeren avec quelques passages de son recueil Les flamandes, les fla-les fla les flamandes qui paissent sans rien dire au dimanche sonnant … je m’égare.
Peut-être, les apprîtes-vous comme récitations à la communale. Ainsi, Kato :

« Après avoir lavé les puissants mufles roux
De ses vaches, curé l’égout et la litière,
Troussé son jupon lâche à hauteur des genoux,
Ouvert, au jour levant, une porte à chatière,

Kato, la grasse enfant, la pataude, s’assied,
Un grand mouchoir usé lui recouvrant la nuque,
Sur le vieil escabeau qui ne tient que d’un pied,
Dans l’ombre dense, où luit encore un noctiluque.

Le tablier de cuir rugueux sert de cuissart ;
Les pieds sont nus dans des sabots. Voici sa pose :
Le sceau dans le giron, les jambes en écart,
Les cinq doigts grappilleurs étirant le pis rose.

C’est sa besogne à l’aube, au soir, au cœur du jour,
De venir traire et bousculer gaiement ses bêtes,
En songeant d’un œil vague aux bombances d’amour
Aux baisers de son gars dans les charnelles fêtes,

De son gars, le meunier, un gros rustaud râblé,
Avec des blocs de chair bossuant sa carcasse,
Qui la guette au moulin tout en veillant au blé,
Et la bourre de baisers gras, dès qu’elle passe.

Mais son étable avec ses vaches la retient ;
Elles sont là, dix, vingt, trente, lourdes de graisse,
Leur croupe se haussant dans un raide maintien,
Leur longue queue, au ras des flancs, ballant à l’aise.

Propres ? Rien ne luit tant que le poil de leur peau ;
Fortes ? Leur cuisse énorme est de muscles gonflée ;
Leur grand souffle, dans l’auge emplie, ameute l’eau,
Leur coup de corne enfonce une cloison, d’emblée.

Elles mâchonnent tout d’un appétit goulu :
Glands, carottes, navets, trèfles, sainfoins, farines,
Le col allongé droit et le mufle velu,
Avec des ronflements satisfaits de narines,

Avec des coups de dents donnés vers le panier
Où Kato fait tomber les raves qu’elle ébarbe,
Avec des regards doux fixés sur le grenier
Où le foin, par les trous, laisse flotter sa barbe.

L’écurie est construite à plein torchis. Le toit,
Très vieux, très lourd, couvert de chaume et de ramée,
Sur sa charpente haute étrangement s’asseoit
Et jusqu’aux murs étend ses ailes déplumées.

Les lucarnes du fond permettent au soleil
De briller à travers leurs toiles d’araignées,
Et, le soir, de frapper d’un cinglement vermeil
Les marbres blancs et roux des croupes alignées.

Mais, au dedans, s’attise une chaleur de four
Qui monte des brassins, des ventres et des couches
De bouse mise en tas, pendant que tout autour
Bourdonne l’essaim noir et sonore des mouches.

Et c’est là qu’elle vit, la pataude, bien loin
Du curé qui sermonne et du fermier qui rage,
Qu’elle a son coin d’amour dans le grenier à foin,
Où son garçon meunier la roule et la saccage

Quand l’étable profonde est close prudemment,
Que la nuit autour d’eux répand sa somnolence,
Qu’on n’entend rien, sinon le lourd mâchonnement
D’une bête éveillée au fond du grand silence. »

Quand j’étais enfant, j’adorais dormir chez ma mémé Léontine dans la chambre contiguë à l’étable et entendre le bruit de la chaîne et des sabots de sa dernière vache, celle qu’elle trayait à la main. J’entends encore le son du lait sortant du pis et giclant sur la paroi du seau. J’ai encore la saveur de ce bon lait cru qu’elle bouillait ensuite dans la casserole avant d’y mélanger deux cuillerées de chocolat en poudre Banania. Y’a bon, la connotation semble raciste aujourd’hui, mais c’était rudement bon !
Comment encore ne pas s’asseoir aussi auprès de l’aïeul et assister au touchant spectacle décrit par Victor Hugo :

« Devant la blanche ferme où parfois vers midi
Un vieillard vient s’asseoir sur le seuil attiédi.
Où cent poules gaîment mêlent leurs crêtes rouges,
Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges

Écoutent les chansons du gardien du réveil,
Du beau coq vernissé qui reluit au soleil.
Une vache était là tout à l’heure arrêtée.
Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée,
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,

Elle avait sous le ventre un beau groupe d’enfants.
D’enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles
Frais, et plus charbonnés que de vieilles murailles,
Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant
D’autres qui, tout petits, se hâtaient en tremblant,

Dérobant sans pitié quelque laitière absente.
Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante
Et sous leurs doigts pressant le lait par mille trous,
Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux.
Elle, bonne et puissante et de son trésor pleine,

Sous leurs mains par moments faisant frémir à peine
Son beau flanc plus ombré qu’un flanc de léopard,
Distraite, regardait vaguement quelque part… »

Mais revenons à la moins réjouissante réalité du moment, c’est qu’il y a une ribambelle de vaches bleues dans cette zone industrielle ! Et tandis que j’attends dans la file aux pompes de carburant pour m’approvisionner en gazole (vous voyez le paradoxe), j’en croque une avec mon smartphone.

Vache limousine blog

Et sans le vouloir, instinct du bon photographe (!), je découvre, en arrière-plan, l’enseigne Meuh !.
Après enquête, j’apprends qu’il s’agit d’une chaîne de restaurants spécialisés dans « l’entrecôte de qualité », c’est même leur slogan. En observant plus attentivement la carte, je constate qu’il faut compter tout de même trente euros pour une entrecôte de … race limousine ! Un comble, non ?
La mondialisation et l’Union Européenne font ombrage à la richesse de nos élevages, et je vous avoue ma perplexité et mon indignation patriotique lorsque dans les grills des aires d’autoroutes (mais pas seulement) du Centre de la France, vous est proposée de la viande bovine d’Irlande ou d’Autriche, pas forcément mauvaise au demeurant.
Comprenez que je sois attaché à une tradition de « bonne bouffe », notamment lorsqu’il s’agit de viande bovine. Dans mon enfance, mon bourg natal normand possédait le second marché aux bestiaux de France derrière celui de Sancoins dans le Cher.
Le jeudi, qui était alors pour les écoliers le mercredi de maintenant (!), c’était une curiosité de me rendre au foirail, tout près du domicile familial. Il était pittoresque d’observer, dans cette odeur de pisse et de bouse, les longues tractations entre les maquignons, chevillards et les paysans venus vendre leurs bêtes. Au final, ils finissaient presque toujours par « toper la main » et aller arroser l’affaire au Café du Franc-Marché !
Mon père, professeur mais aussi fils et frère de paysans, élu municipal, entra à la retraite dans le conseil d’administration de la régie des abattoirs contigus au champ de foire. Nul doute qu’il exerçait sa mission avec la même probité et esprit citoyen que dans son enseignement.
Les adeptes de la cuisine végétarienne ou végane diront peut-être que je fus « mal élevé » !
Plutôt que m’attarder devant la vache bleue irradiée, je vous ressers une rasade de Bonheur.

Rosa Bonheur Le sevrage des veaux

Célébrée comme la peintre animalière la plus talentueuse de son époque, Rosa Bonheur fut aussi la première artiste à recevoir la croix de la Légion d’honneur des mains de l’Impératrice Eugénie. Elle mena une vie de femme libre et apparaît aujourd’hui comme une figure pionnière de la cause homosexuelle et féministe, en ayant vécu pendant près d’un demi-siècle une union avec la même femme.
J’ai envie de lui dédier le savoureux poème de l’écrivaine belgo-israélienne Esther Granek, La vache dans tous ses états :

« Un jour ou l’autre qui n’a dit,
pris de colère ou de dépit
ou pour toute raison qui fâche :
« la sale vache ! »
ou « peau de vache ! »
ou « vieille vache ! »
ou « grosse vache ! ».
Et tant et plus, tutti quanti.
Des attributs à l’infini…
Or, un matin, v’là que surgit
« la vache folle ». Bel inédit !
Sitôt les continents s’affolent
et dans le monde il n’est qu’un cri :
« La vache folle ! »
Avouons-le discrètement :
Même assortis d’un tremblement,
que joliment ces mots s’accolent !
« La vache folle ! ».
Pourrait-il en être autrement ?
De folie tout bœuf est exempt.
Taureau châtré ? mâle pourtant !
Ainsi jamais n’entendrez dire :
« Rôti de vache ». Ça fait trop rire !
Quel menu pourrait le souffrir ?
Le « bœuf bourguignon », c’est certain,
ne peut se mettre au féminin…
Dès lors que la fierté virile
est bien ancrée dans nos assiettes,
la vache, ici, n’est point en fête…
Mais tant de « vaches », en nous, défilent… »

Il en est d’autres (vaches) qui nous regardent de l’autre côté de l’autoroute, dressées tels les Atlantes toltèques de Tula ou les « moaï » de l’île de Pâques. Je préfère.

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Elles séjournent dans le Pôle de Lanaud qui rassemble la plupart des organismes intervenant dans la sélection de la race bovine limousine. Est-ce si rassurant que cela ?
J’ai repris la route, attention au 80 km/h hors des 4 voies avec séparateurs !
En guise de conclusion, j’emprunte encore à Christian Laborde : « Quand je te parle des vaches, je te parle de toi, également de lenteur. C’est pas un truc de vieux, la lenteur. La lenteur, c’est un truc de gourmand. II s’agit d’écouter, de regarder, de savourer, de méditer, comme le faisaient les vaches. Je les ai vues faire, les vaches. Elles n’accéléraient jamais. Le sabot sur le champignon, jamais. »
Quelques kilomètres plus loin, en pleine campagne, quelques « vraies » vaches limousines à la belle robe marron, couchées dans un pré en contrebas, nous ont regardé pique-niquer !
Quel bonheur ! Au fait, les fresques de la grotte de Lascaux, pas très lointaine, attestent que les bovins étaient présents depuis longtemps à l’ouest du Massif Central. Ne sont-elles pas de meilleures ambassadrices que les vaches bleues ?
On aspire à la vie en rose, on rêve en bleu … c’est compliqué tout ça ! J’arrête mes vacheries.

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Tempêtes dans un encrier

Il y a quelques semaines, s’immisçant entre la vague Hamon et le cyclone Fillon, a soufflé la tempête Marcel. Non, il ne s’agissait pas d’un candidat à la magistrature suprême né de la dernière pluie, mais bien d’une violente perturbation météorologique qui a affecté le sud-ouest de notre douce France.
Marcel, ce prénom, autrefois très populaire, peut surprendre pour baptiser une manifestation céleste. On avait connu avec Xynthia, tempête plus sexy au pseudo de minitel rose, mais aussi plus ravageuse et dévastatrice, à la fin février 2010, causant près d’une cinquantaine de victimes.
Pourquoi donc Marcel synonyme d’un type de débardeur qui fit fureur chez les ouvriers et les agriculteurs avant, il est vrai, que dans les années 1950 Marlon Brando lui donne quelques lettres de noblesse dans le film Un tramway nommé désir ?
Je me souviens cependant d’un Marcel que Pierre Perret avait peut-être croisé dans un bar à matelot :

« Au Cap Gris-Nez il jouait du cor au fond des bois
Avec les vahinés
À Shanghai il avait échangé des Chinois
Contre des porte-clés
Il avait mis des tigres en cage
Il avait bouffé des sauvages
Aux vieux il leur suçait les yeux
Y paraît qu’ c’est fameux
À c’ type-là on y a dit on est pas des paumés
On est de Gennevilliers
Mon p’tit gars j’y ai dit moi, moi seul personnellement
J’ connais même Orléans
Mais il avait vu l’Afrique noire
Les plus grands trafiquants d’ivoire
Tous les pays du Benelux
Y connaissait Guy Lux … »

C’est dire si ce type-là avait bourlingué et bravé marées et tempêtes !
Souffle Marcel ! Après enquête, la tempête en question tient son nom d’un certain Marcel Ziefle. Mais qui est cet Allemand lambda qui aurait donc franchi notre frontière, il est vrai courant d’air depuis les accords de Schengen ?
Avec le développement des activités maritimes, on éprouva le besoin de distinguer chaque cyclone tropical en lui attribuant un nom. Ainsi, jusqu’au début du vingtième siècle, les ouragans qui frappaient les îles espagnoles des Caraïbes étaient nommés selon le saint patron du jour : à Porto Rico, Santa Ana en 1825 et San Felipe en 1876 et 1928.
C’est alors qu’un météorologiste australien, Clément Wragge, aurait décidé de baptiser les tempêtes tropicales de sa région du nom de politiciens qui lui étaient antipathiques.
Jusqu’à la seconde guerre mondiale, de manière assez officielle, les services de l’armée imaginèrent d’utiliser l’alphabet phonétique employé dans les services de transmission : A comme ABLE, B comme BAKER, C comme CHARLIE.
À la même époque, les marines de la flotte américaine prirent l’habitude de personnaliser les dépressions qu’ils essuyaient par des noms et prénoms. Une correspondance s’opérait parfois entre la violence de la perturbation et l’être cher auquel ils pensaient tendrement. Une tempête ne faisant pas trop de dégâts était affublée du prénom de la girl friend ou de l’épouse chérie.
Les plus anciens d’entre nous se souviennent peut-être d’Alice, le cyclone tropical qui frappa l’Amérique centrale en mai 1953.
À sa suite, se forma dans le même secteur en 1954 une série d’hurricanes portant notamment les doux prénoms de Barbara, Carol, Dolly, Edna, Gilda.
Les comparaisons douteuses entre ces phénomènes naturels dévastateurs, redoutables, fantasques, capricieux dans leur manière imprévisible de se déplacer, et les femmes soi-disant destructrices, finirent par agacer les très actifs mouvements féministes Women’s Lib qui, en 1979, obtinrent que, désormais, la liste des cyclones tropicaux comporterait aussi des prénoms masculins. Où va se nicher le sexisme !
Les prénoms devinrent alors alternativement masculins et féminins, rangés par ordre alphabétique, le premier de la liste annuelle commençant par la lettre A. Les années paires, le premier prénom serait masculin (ALLEN, ALBERTO, ARTHUR), féminin les années impaires.
Ces listes reviennent cycliquement, cependant lorsqu’un cyclone acquiert une trop fâcheuse notoriété par sa violence, le nombre des victimes et l’importance des dégâts causés, son nom est retiré de la liste et remplacé par un autre du même genre, débutant par la même lettre. Ainsi, ANDREW et ALLISON succédèrent à ALLEN et ALICIA.
Ne croyez pas que ces ouragans soient rares : en 2005, on épuisa la liste avec WILMA et il fallut emprunter à l’alphabet grec. Ainsi, à en rendre jaloux les dieux Éole, Poséidon, Borée, Euros, Notos et Zéphyr, ALPHA, BETA, GAMMA, DELTA, EPSILON et ZETA devinrent des cyclones.
En Europe, l’origine des patronymes des tempêtes est récente et l’initiative appartient aux Allemands. En effet, en 2002, l’Institut de météorologie de Berlin a lancé le projet intitulé Adopt a vortex, « Adopte un tourbillon » en français.
Le principe est simple : tout citoyen, vous comme moi, peut déposer le nom de son choix sur le site de l’organisme pour baptiser une future dépression météorologique. Il lui suffit de débourser la somme de 199 euros qui aidera à financer des programmes de recherche de l’institut berlinois. Il en coûte 299 euros pour un anticyclone sous prétexte qu’ils sont moins nombreux.
Une seule règle est édictée : les patronymes doivent être féminins pour les années paires et masculins les années impaires. Les noms composés, fantaisistes et de marques sont interdits. C’est donc fichu pour une tempête Encre violette ou Sergent-Major !
Chaque parrain reçoit les cartes détaillées de la tempête en cours, le bulletin météo du jour de sa naissance, et possède donc la « chance » (encore que cela peut avoir un effet aussi traumatisant) d’entendre dans l’anonymat son prénom repris par les médias.
En 2017, avant que Marcel ne souffle sur nos côtes aquitaines, s’étaient déjà manifestés par ordre d’entrée en mouvement en Europe : Axel, Benjamin, Caius, Dieter, Egon, Finjas, Gordon, Hubert, Inbeom, Jûrgen, Kurt et Leiv (en italiques, les dépressions concernant la France).
En février 2014, la tempête Stéphanie, en provenance du Portugal, frappa, avant de rejoindre l’Italie, notre littoral méditerranéen avec des pluies torrentielles et des inondations : une manière de rappeler les vicissitudes terrestres à une princesse monégasque dont le Comme un ouragan déferla sur les ondes, plusieurs semaines durant, au milieu des années 1980 !
Pour reprendre le slogan d’un populaire fabricant de rillettes sarthoises, nous n’avons pas les mêmes valeurs. Parlez-moi (plutôt) de la pluie et du plus grand amour qui fut donné sur terre à Georges Brassens avec la femme d’un malheureux représentant de paratonnerres contraint de coucher dehors quand il fait mauvais temps :

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J’ai consacré mon temps à contempler les cieux … jusqu’à ce que Jupiter aille se faire entendre ailleurs. Le poète emprunte au champ lexical de la mythologie des dieux pour exprimer le coup de foudre avec sa voisine effrayée par le grondement du tonnerre.
Qui sait si ce n’est pas pour faire les yeux doux aux moindres cumulus que Georges prenait sa guitare et fredonnait la pluie de septembre chère à Charles Trenet.

Il est un autre poète, fabuliste de surcroît, qui s’intéresse aux dieux, Borée en l’occurrence, dieu grec d’un vent du Nord âpre et violent. Dans la mythologie, on lui attribue la sauvegarde d’Athènes en soufflant fort sur les vaisseaux du roi perse Xerxès.

« Notre souffleur à gage
Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête, et brise en son passage
Maint toit qui n’en peut mais, fait périr maint bateau :
Le tout au sujet d’un manteau. »

Pour une fois, La Fontaine laisse de côté ses animaux et anime les dieux en leur prêtant sentiments et caprices humains. Ici, il décrit l’affrontement de Phébus et Borée à propos du manteau d’un voyageur :

« Borée et le Soleil virent un Voyageur
Qui s’était muni par bonheur
Contre le mauvais temps. (On entrait dans l’Automne,
Quand la précaution aux voyageurs est bonne)
Il pleut ; le Soleil luit ; et l’écharpe d’Iris
Rend ceux qui sortent avertis
Qu’en ces mois le manteau leur est fort nécessaire ;
Les Latins les nommaient douteux pour cette affaire.
Notre homme s’était donc à la pluie attendu :
Bon manteau bien doublé ; bonne étoffe bien forte.
Celui-ci, dit le Vent, prétend avoir pourvu
À tous les accidents ; mais il n’a pas prévu
Que je saurai souffler de sorte
Qu’il n’est bouton qui tienne : il faudra, si je veux,
Que le manteau s’en aille au Diable.
L’ébattement pourrait nous en être agréable :
Vous plaît-il de l’avoir ? – Eh bien, gageons nous deux,
(Dit Phébus) sans tant de paroles,
À qui plus tôt aura dégarni les épaules
Du Cavalier que nous voyons.
Commencez. Je vous laisse obscurcir mes rayons.
Il n’en fallut pas plus. Notre souffleur à gage
Se gorge de vapeurs, s’enfle comme un ballon,
Fait un vacarme de démon,
Siffle, souffle, tempête, et brise en son passage
Maint toit qui n’en peut mais, fait périr maint bateau :
Le tout au sujet d’un manteau.
Le Cavalier eut soin d’empêcher que l’orage
Ne se pût engouffrer dedans.
Cela le préserva ; le Vent perdit son temps :
Plus il se tourmentait, plus l’autre tenait ferme ;
Il eut beau faire agir le collet et les plis.
Sitôt qu’il fut au bout du terme
Qu’à la gageure on avait mis,
Le Soleil dissipe la nue,
Recrée, et puis pénètre enfin le Cavalier,
Sous son balandras fait qu’il sue,
Le contraint de s’en dépouiller.
Encore n’usa-t-il pas de toute sa puissance.
Plus fait douceur que violence. »

Fable Phébus et Borée

Extrait des Fables de La Fontaine (classées par ordre de difficulté) – Armand Colin 1895

La Fontaine convoque encore les vents pour opposer et départager les deux héros, végétaux cette fois, d’une des plus célèbres de ses fables, Le chêne et le roseau.

« Le moindre vent, qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête :
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr… »

Tel un journaliste sportif, le poète relate la joute dialectique entre le chêne massif et le frêle roseau arbitrée par une force supérieure, le vent qui se fait de plus en plus tempétueux. Vous connaissez, déjouant tous les pronostics, la surprenante issue :

« Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’Arbre tient bon ; le Roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au Ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’Empire des Morts. »

Tel est parfois le destin réjouissant réservé aux grands et aux petits !
S’il est un écrivain qui apparaît comme l’homme des tempêtes, c’est bien Chateaubriand. Au début de son œuvre posthume Les Mémoires d’outre-tombe, il met même en scène les conditions dramatiques de sa propre naissance (en 1768) prélude à un destin tourmenté :
« La maison qu’habitaient alors mes parents est située dans une rue sombre et étroite de Saint-Malo, appelée la rue des Juifs : cette maison est aujourd’hui transformée en auberge. La chambre où ma mère accoucha domine une partie déserte des murs de la ville, et à travers les fenêtres de cette chambre on aperçoit une mer qui s’étend à perte de vue, en se brisant sur des écueils. J’eus pour parrain, comme on le voit dans mon extrait de baptême, mon frère, et pour marraine la comtesse de Plouër, fille du maréchal de Contades. J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur. Le Ciel sembla réunir ces diverses circonstances pour placer dans mon berceau une image de mes destinées… »
Signe avant-coureur d’une existence vouée au malheur !
Le mal de vivre récurrent chez l’écrivain transparaît par exemple dans l’écriture de son roman René, entre épique et bucolique :
« Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives, que j’éprouvais dans mes promenades ? Les sons que rendent les passions dans le vide d’un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d’un désert; on en jouit, mais on ne peut les peindre.
L’automne me surprit au milieu de ces incertitudes: j’entrai avec ravissement dans les mois des tempêtes. Tantôt j’aurais voulu être un de ces guerriers errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes, tantôt j’enviais jusqu’au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l’humble feu de broussailles qu’il avait allumé au coin d’un bois. J’écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l’homme est triste, lors même qu’il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.
Le jour je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de choses à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire, s’élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent; j’aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait; je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur, mais une voix du ciel semblait me dire: “ Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. ”
“ Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie ! ” Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frimas, enchanté, tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur.
La nuit, lorsque l’aquilon ébranlait ma chaumière, que les pluies tombaient en torrent sur mon toit, qu’à travers ma fenêtre je voyais la lune sillonner les nuages amoncelés, comme un pâle vaisseau qui laboure les vagues, il me semblait que la vie redoublait au fond de mon cœur, que j’aurais eu la puissance de créer des mondes. »
L’écrivain subit aussi de vraies tempêtes : le « continuel naufrage de quarante-deux jours » entre l’Égypte et la Tunisie, relaté dans Itinéraire de Paris à Jérusalem, et le naufrage entre les îles anglo-normandes au retour d’Amérique en 1791 :
« La mer boursouflait ses flots comme des monts dans le canal où nous nous trouvions engouffrés ; tantôt ils s’épanouissaient en écumes et en étincelles ; tantôt ils n’offraient qu’une surface huileuse et vitreuse, marbrée de taches noires, cuivrées, verdâtres, selon la couleur des bas-fonds sur lesquels ils mugissaient. Pendant deux ou trois minutes, les vagissements de l’abîme et ceux du vent étaient confondus ; l’instant d’après, on distinguait le détaler des courants, le sifflement des récifs, la voix de la lame lointaine. De la concavité du bâtiment sortaient des bruits qui faisaient battre le cœur aux plus intrépides matelots. La proue du navire tranchait la masse épaisse des vagues avec un froissement affreux, et au gouvernail des torrents d’eau s’écoulaient en tourbillonnant, comme à l’échappée d’une écluse. Au milieu de ce fracas, rien n’était aussi alarmant qu’un certain murmure sourd, pareil à celui d’un vase qui se remplit.
Eclairés d’un falot et contenus sous des plombs, des portulans, des cartes, des journaux de route étaient déployés sur une cage à poulets. Dans l’habitacle de la boussole une rafale avait éteint la lampe. Chacun parlait diversement de la terre. Nous étions entrés dans la Manche, sans nous en apercevoir ; le vaisseau, bronchant à chaque vague, courait en dérive entre l’île de Guernesey et celle d’Aurigny, Le naufrage parut inévitable, et les passagers serrèrent ce qu’ils avaient de plus précieux afin de le sauver. »
Les évocations multiples de tempêtes naturelles dans l’œuvre de Chateaubriand décrivent métaphoriquement les tempêtes destructrices de son âme.
Mon berceau a de ma tombe, ma tombe a de mon berceau : Chateaubriand, metteur en scène de sa propre vie, « né sur un rocher », souhaita être enterré sur l’îlot du Grand Bé face aux remparts de Saint-Malo et à l’océan tumultueux qui avaient présidé à sa naissance. On peut y aller se recueillir à marée basse.

Grand Bé Chateaubriand blog

Photo Encre violette

À quatorze ans, un écolier ambitieux écrivait sur son cahier : « Je serai Chateaubriand ou rien ». Il fut Victor Hugo, et durant ses dix-huit ans d’exil à Jersey puis Guernesey, « l’habitant tranquille de la foudre et de l’ouragan ».
Beaucoup d’entre vous apprirent son poème Oceano Nox avec son inoubliable première strophe :

« Ô combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis ! »

Le thème de la mer (avec ses sautes d’humeur et son peuple) est omniprésent dans l’œuvre de Hugo. Je me contente ici de deux poèmes tirés du recueil Toute la lyre :

Une tempête
« Le ciel soudain se fit tout sombre ; une tempête
Approchait, et je vis, en relevant la tête,
Un grand nuage obscur posé sur l’horizon ;
Aucun tonnerre encor ne grondait ; le gazon
Frissonnait près de moi ; les branches tremblaient toutes,
Et des passants lointains se hâtaient sur les routes.
Cependant le nuage au flanc vitreux et roux
Grandissait, comme un mont qui marcherait vers nous.
On voyait dans des prés s’effarer les cavales,
Et les troupeaux bêlants fuyaient. Par intervalles,
Terreur des bois profonds, des champs silencieux,
Emplissant tout à coup tout un côté des cieux,
Une lueur sinistre, effrayante, inconnue ;
D’un sourd reflet de cuivre illuminait la nue,
Et passait, comme si, sous le souffle de Dieu,
De grands poissons de flamme aux écailles de feu,
Vastes formes dans l’ombre au hasard remuées,
En ce sombre océan de brume et de nuées
Nageaient, et dans les flots du lourd nuage noir
Se laissaient par instants vaguement entrevoir ! »

Gros temps la nuit
« Le vent hurle ; la rafale
Sort, ruisselante cavale,
Du gouffre obscur,
Et, hennissant sur l’eau bleue,
Des crins épars de sa queue
Fouette l’azur.

L’horizon, que l’onde encombre,
Serpent, au bas du ciel sombre
Court tortueux ;
Toute la mer est difforme ;
L’eau s’emplit d’un bruit énorme
Et monstrueux.

Le flot vient, s’enfuit, s’approche,
Et bondit comme la cloche
Dans le clocher,
Puis tombe, et bondit encore;
La vague immense et sonore
Bat le rocher.

L’océan frappe la terre,
Oh ! le forgeron Mystère,
Au noir manteau,
Que forge-t-il dans la brume,
Pour battre une telle enclume
D’un tel marteau ?

L’Hydre écaillée à l’œil glauque
Se roule sur le flot rauque
Sans frein ni mors ;
La tempête maniaque
Remue au fond du cloaque
Les os des morts.

La mer chante un chant barbare.
Les marins sont à la barre,
Tout ruisselants ;
L’éclair sur les promontoires
Éblouit les vagues noires
De ses yeux blancs.

Les marins qui sont au large
Jettent tout ce qui les charge,
Canons, ballots ;
Mais le flot gronde et blasphème : Ce que je veux,
c’est vous-même,
Ô matelots !
Le ciel et la mer font rage.

C’est la saison, c’est l’orage,
C’est le climat.
L’ombre aveugle le pilote.
La voile en haillons grelotte
Au bout du mât.

Tout se plaint, l’ancre à la proue,
La vergue au câble, la roue
Au cabestan.
On croit voir dans l’eau qui gronde,
Comme un mont roulant sous l’onde,
Léviathan.

Tout prend un hideux langage ;
Le roulis parle au tangage,
La hune au foc ;
L’un dit : – L’eau sombre se lève. L’autre dit : – Le
hameau rêve
Au chant du coq.

C’est un vent de l’autre monde
Qui tourmente l’eau profonde
De tout côté,
Et qui rugit dans l’averse ;
L’éternité bouleverse
L’immensité.

C’est fini. La cale est pleine.
Adieu, maison, verte plaine,
Âtre empourpré !
L’homme crie : ô Providence !
La mort aux dents blanches danse
Sur le beaupré.

Et dans la sombre mêlée,
Quelque fée échevelée,
Urgel, Morgan,
À travers le vent qui souffle,
Jette en riant sa pantoufle
À l’ouragan. »

À la fin de son roman Les Travailleurs de la mer, le proscrit de Guernesey écrit : « Sans eau, le globe ne serait que le crâne nu d’une tête de mort énorme roulant dans le ciel ! »
« Tempête sous un crâne » est le titre d’un chapitre des Misérables pour décrire la conscience tourmentée de Jean Valjean. Devenu notable sous la fausse identité de M. Madeleine, doit-il vivre dans la honte et le remords ou se dénoncer pour innocenter un miséreux et avoir la conscience en paix ?
François-Victor, quatrième des cinq enfants de Victor Hugo et Adèle Foucher, est connu pour ses traductions en français des œuvres de Shakespeare dont la dernière pièce s’intitule … La Tempête. « Que je donnerais de bon cœur en ce moment mille lieues de mer pour un acre de terre aride, ajoncs ou bruyère, n’importe. Les décrets d’en haut soient accomplis! Mais, au vrai, j’aurais mieux aimé mourir à sec. » Allez un petit intermède musical ! La musique adoucit les mœurs et un peu … les tempêtes, du moins quand il s’agit d’Henry Purcell évoquant justement La tempête de Shakespeare.

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Vous savez déjà que la tempête Marcel ne tire pas son prénom de l’auteur d’À la recherche du temps perdu. Pourtant, le souffle proustien est présent dans l’œuvre, en particulier du côté de Balbec station balnéaire imaginaire de ma Normandie natale :
« Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui dont j’avais souvent rêvé, les jours de tempête, quand le vent était si fort que Françoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait de ne pas marcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête et parlait en gémissant des grands sinistres et naufrages annoncés par les journaux. Je n’avais pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moins comme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réelle de la nature ; ou plutôt il n’y avait pour moi de beaux spectacles que ceux que je savais qui n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir, mais étaient nécessaires, inchangeables, – les beautés des paysages ou du grand art … Je voulais aussi pour que la tempête fût absolument vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel, non une digue récemment créée par une municipalité. D’ailleurs la nature par tous les sentiments qu’elle éveillait en moi, me semblait ce qu’il y avait de plus opposé aux productions mécaniques des hommes. Moins elle portait leur empreinte et plus elle offrait d’espace à l’expansion de mon cœur. Or j’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité Legrandin, comme d’une plage toute proche de « ces côtes funèbres, fameuses par tant de naufrages qu’enveloppent six mois de l’année le linceul des brumes et l’écume des vagues » ».
Sans oublier, cet émouvant aveu : « Alors, par les soirs orageux et doux de février, le vent — soufflant dans mon cœur, qu’il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre, le projet d’un voyage à Balbec — mêlait en moi le désir de l’architecture gothique avec celui d’une tempête sur la mer… Même au printemps, trouver dans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir des tempêtes et du gothique normand. »

Tempête Eugène Boudin

La Tempête de Eugène Boudin (d’après copie de Jacob Van Ruysdael)

L'épave Géricault

L’épave dit aussi  La tempête de Théodore Géricault

Turner-Désastre en mer

Désastre en mer de William Turner

Qui est quoi ? Les tempêtes s’appellent différemment selon l’endroit du globe où elles se produisent. Ainsi, le terme cyclone est réservé à l’océan Indien et au Pacifique sud. Il est connu sous le nom d’ouragan (ou hurricane) dans l’Atlantique nord et le Pacifique nord-est, et typhon dans le sud-est asiatique. Bien que catastrophiques, ces phénomènes sont naturels et permettent de réguler la température de la Terre en transportant le trop-plein d’énergie des tropiques vers les pôles.
Est-ce une vue de l’esprit due à la médiatisation du réchauffement climatique, certains affirment une augmentation de la fréquence et l’intensité des cyclones, les plus pessimistes envisageant le déluge, c’est-à-dire une inondation cataclysmique de toute la surface de la Terre telle qu’elle est rapportée dans la Genèse.
Cet épisode d’histoire biblique est devenu un sujet de paysage, notamment pour Michel-Ange et Nicolas Poussin.

Déluge Michel-AngePoussin-Deluge

Voici comment Alfred de Vigny évoque la fin du monde diluvienne à travers deux extraits de son poème fleuve, antique et moderne, Le Déluge, écrit, je le cite, à Oloron, dans les Pyrénées, en 1823 :

« Comme la Terre est belle en sa rondeur immense !
La vois-tu qui s’étend jusqu’où le Ciel commence ?
La vois-tu s’embellir de toutes ses couleurs ?
Respire un jour encor le parfum de ses fleurs
Que le vent matinal apporte à nos montagnes.
On dirait aujourd’hui que les vastes campagnes
Élèvent leur encens, étalent leur beauté,
Pour toucher, s’il se peut, le Seigneur irrité.
Mais les vapeurs du Ciel, comme de noirs fantômes,
Amènent tous ces bruits, ces lugubres symptômes
Qui devaient sans manquer au moment attendu,
Annoncer l’agonie à l’Univers perdu.
Viens, tandis que l’horreur partout nous environne,
Et qu’une vaste nuit lentement nous couronne,
Viens, ô ma bien-aimée ! et, fermant tes beaux yeux
Qu’épouvante l’aspect du désordre des Cieux,
Sur mon sein, sous mes bras, repose encore ta tête
Comme l’oiseau qui dort au sein de la tempête ;
Je te dirai l’instant où le Ciel sourira,
Et durant le péril ma voix te parlera. »

Ça se gâte :

« Tous les vents mugissaient, les montagnes tremblèrent,
Des fleuves arrêtés les vagues reculèrent,
Et du sombre horizon dépassant la hauteur,
Des vengeances de Dieu l’immense exécuteur,
L’océan apparut. Bouillonnant et superbe,
Entraînant les forêts comme le sable et l’herbe,
De la plaine inondée envahissant le fond,
Il se couche en vainqueur dans le désert profond,
Apportant avec lui comme de grands trophées
Les débris inconnus des villes étouffées,
Et là bientôt plus calme en son accroissement,
Semble, dans ses travaux, s’arrêter un moment,
Et se plaire à mêler, à briser sur son onde
Les membres arrachés au cadavre du Monde.

Ce fut alors qu’on vit des hôtes inconnus
Sur des bords étrangers tout à coup survenus ;
Le cèdre jusqu’au nord vint écraser le saule ;
Les ours noyés, flottants sur les glaçons du pôle,
Heurtèrent l’éléphant près du Nil endormi,
Et le monstre, que l’eau soulevait à demi,
S’étonna d’écraser, dans sa lutte contre elle,
Une vague où nageaient le tigre et la gazelle.
En vain des larges flots repoussant les premiers,
Sa trompe tournoyante arracha les palmiers ;
Il fut roulé comme eux dans les plaines torrides,
Regrettant ses roseaux et ses sables arides,
Et de ses hauts bambous le lit flexible et vert,
Et jusqu’au vent de flamme exilé du désert… »

Je vous livre la fin … du monde ?

« Tout s’était englouti sous les flots triomphants
Déplorable spectacle ! Excepté deux enfants … »

Emmanuel et Sara, moins chanceux que Noé, sa famille et ses animaux embarqués sur son arche !

« — Recevez-la, mon père, aux voûtes éternelles ! »
Ce fut le dernier cri du dernier des humains.
Longtemps, sur l’eau croissante élevant ses deux mains,
Il soutenait Sara par les flots poursuivie ;
Mais, quand il eut perdu sa force avec la vie,
Par le ciel et la mer le monde fut rempli,
Et l’arc-en-ciel brilla, tout étant accompli. »

Vous savez maintenant ce qui nous attend, climato-sceptiques compris !
« Après moi le déluge ! » On prête cette expression à Louis XV parlant de son dauphin. Il l’aurait employée pour signifier qu’il se moquait complètement de ce qui se passerait après sa disparition.
Une autre version en attribuerait plutôt l’origine à sa maîtresse, la Marquise de Pompadour, qui aurait répondu au souverain très affecté par la défaite de ses troupes emmenées par le Prince de Soubise face aux Prussiens de Frédéric II, le 5 novembre 1757 à Rossbach en Saxe : « Après nous le déluge !»
Comme le cataclysme envisagé par Alfred de Vigny semble ne pas s’être produit, je peux poursuivre avec une des Illuminations d’Arthur Rimbaud :

« Aussitôt après que l’idée du Déluge se fut rassise,
Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée.
Oh les pierres précieuses qui se cachaient, — les fleurs qui regardaient déjà.
Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l’on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.
Le sang coula, chez Barbe-Bleue, — aux abattoirs, — dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.
Les castors bâtirent. Les « mazagrans » fumèrent dans les estaminets.
Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.
Une porte claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna les bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante giboulée.
Madame *** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
Les caravanes partirent. Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuits du pôle.
Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, — et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps.
— Sourds, étang, — Ecume, roule sur le pont et par-dessus les bois ; — draps noirs et orgues, — éclairs et tonnerre, — montez et roulez ; — Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges. »
Car depuis qu’ils se sont dissipés, oh ! les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! — c’est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons. »
Loin de moi de vouloir entamer ici une analyse de ce poème déroutant par sa forme (13 courts alinéas ou versets au sens de ceux des grands livres sacrés), son vocabulaire, ses images symboles, ses références littéraires. D’ailleurs beaucoup d’exégètes ne cessent de s’affronter encore sur les significations de ce texte rimbaldien en diable.
Laissez-vous porter par les églogues pastorales : c’est chouette de se prélasser dans le sainfoin en contemplant l’arc-en-ciel, le même qui brillait à la fin du poème de Vigny.
Une piste tout de même : au moment où le poète écrivit ce texte (entre 1873 et 1875), Paris venait de connaître la plus grande explosion révolutionnaire de son histoire, la Commune et sa sanglante répression. Quand on sait ses sympathies pour les Communards et qu’il séjourna à Londres au milieu d’exilés politiques …
On constate tout de même alors que la colère divine vient à peine de se calmer, déjà les humains incorrigibles reprennent leurs affaires, commerce et pêche.
Cela peut constituer un grave sujet de méditation à quelques semaines d’échéances électorales tandis que notre monde craquèle de partout.
Pour conclure, plutôt qu’une cuillerée de sirop Typhon (que Richard Anthony popularisa sur la vague yéyé), je vous prescris l’émouvante chanson de Idir, Pourquoi cette pluie ?
Idir, fils de berger berbère, est un auteur-compositeur-interprète très engagé. Sa chanson est extraite de son album intitulé Deux rives, un rêve (tout un programme !). Les paroles, écrites par Jean-Jacques Goldman, naquirent du terrible déluge qui s’abattit sur la ville d’Alger en novembre 2001 faisant près de 300 morts et des milliers de blessés, mais également de la révolte du peuple kabyle, la même année, face au pouvoir central algérien.
Au-delà, ces larmes de pluie possèdent une résonance politique universelle.

« Tant de pluie tout à coup sur nos fronts
Sur nos champs, nos maisons
Un déluge ici, l’orage en cette saison
Quelle en est la raison ?

Est-ce pour noyer tous nos parjures ?
Ou laver nos blessures ?
Est-ce pour des moissons, des terreaux plus fertiles ?
Est-ce pour les détruire ?… »

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Poème de Toussaint

Cucurbitacées blog

Décoration de table au château de Chenonceau (photo Encre violette)

Novembre

Les grand’routes tracent des croix
A l’infini, à travers bois ;
Les grand’routes tracent des croix lointaines
A l’infini, à travers plaines ;
Les grand’routes tracent des croix
Dans l’air livide et froid,
Où voyagent les vents déchevelés
A l’infini, par les allées.
Arbres et vents pareils aux pèlerins,
Arbres tristes et fous où l’orage s’accroche,
Arbres pareils au défilé de tous les saints,
Au défilé de tous les morts
Au son des cloches,
Arbres qui combattez au Nord
Et vents qui déchirez le monde,
Ô vos luttes et vos sanglots et vos remords
Se débattant et s’engouffrant dans les âmes profondes !
Voici novembre assis auprès de l’âtre,
Avec ses maigres doigts chauffés au feu ;
Oh ! tous ces morts là-bas, sans feu ni lieu,
Oh ! tous ces vents cognant les murs opiniâtres
Et repoussés et rejetés
Vers l’inconnu, de tous côtés.
Oh ! tous ces noms de saints semés en litanies,
Tous ces arbres, là-bas,
Ces vocables de saints dont la monotonie
S’allonge infiniment dans la mémoire ;
Oh ! tous ces bras invocatoires
Tous ces rameaux éperdument tendus
Vers on ne sait quel christ aux horizons pendu.
Voici novembre en son manteau grisâtre
Qui se blottit de peur au fond de l’âtre
Et dont les yeux soudain regardent,
Par les carreaux cassés de la croisée,
Les vents et les arbres se convulser
Dans l’étendue effarante et blafarde,
Les saints, les morts, les arbres et le vent,
Oh l’identique et affolant cortège
Qui tourne et tourne, au long des soirs de neige ;
Les saints, les morts, les arbres et le vent,
Dites comme ils se confondent dans la mémoire
Quand les marteaux battants
A coups de bonds dans les bourdons,
Ecartèlent leur deuil aux horizons,
Du haut des tours imprécatoires.
Et novembre, près de l’âtre qui flambe,
Allume, avec des mains d’espoir, la lampe
Qui brûlera, combien de soirs, l’hiver ;
Et novembre si humblement supplie et pleure
Pour attendrir le coeur mécanique des heures !
Mais au dehors, voici toujours le ciel, couleur de fer,
Voici les vents, les saints, les morts
Et la procession profonde
Des arbres fous et des branchages tords
Qui voyagent de l’un à l’autre bout du monde.
Voici les grand’routes comme des croix
A l’infini parmi les plaines
Les grand’routes et puis leurs croix lointaines
A l’infini, sur les vallons et dans les bois !

Emile Verhaeren (Les vignes de ma muraille)

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Le Grand Presbytère, exposition « Martres-Tolosane, mis en scène par Meschia et Tardif »
Photographies de Encre violette

Publié dans:Poésie de jadis et maintenant |on 1 novembre, 2016 |Pas de commentaires »

Une pensée pour Georges Brassens

Le 22 octobre 1921, il y a 95 ans (!), naquit à Sète Georges Brassens.
Allez savoir pourquoi, l’envie m’a pris, aujourd’hui, de partager avec vous quelques lignes avec ce grand chanteur poète. J’aurais pu attendre une semaine pour commémorer le trente-cinquième anniversaire de sa disparition, mais c’est tellement plus réjouissant une naissance, surtout quand il s’agit de celle d’un immense auteur-compositeur-interprète de la chanson française.
J’ai relu ce matin un des billets que j’avais commis ici, et j’ai relevé le commentaire qu’un de mes lecteurs avait déposé : « Brassens , je crois que je n’aurais pas dû l’apprécier. En effet, petit garçon, lorsque Brassens passait à la télévision, sur l’une des deux chaînes alors en service, ma grand-mère se moquait de ce chanteur qui « chante des chansons trop longues avec toujours la même musique ». Pourtant nous restions « scotchés », jusqu’à la fin : c’était un temps où l’on ne zappait pas, mon bon monsieur ».
J’ai souri car je fus confronté, dans mon adolescence, aux mêmes sarcasmes de la part de mon cher et regretté père : il trouvait même qu’il était « sale, du moins négligé » ! Heureusement, mon tout autant cher et regretté frère aîné était là pour défendre la cause de l’ami Georges.
Cela s’arrangea par la suite avec le paternel qui reconnut enfin le talent de l’artiste, le temps venu de sa chevelure blanchie et de son visage aux traits creusés peut-être déjà par la maladie.
Ce midi, sans aucune préméditation, pour trinquer au « jus d’octobre », à la « chaude liqueur de la treille », au « bon lait d’automne », je me suis surpris à ouvrir une bouteille d’un gouleyant Picpoul de Pinet élevé au bout de l’étang de Thau cher à Brassens.
Pour vous, chers lecteurs, pour « arroser vos amygdales », je vous offre Le Vin, une bien nommée chanson de Georges. Les plus anciens reconnaîtront à ses côtés, René-Louis Lafforgue (inoubliable auteur-interprète de Julie la rousse) et Roger Riffard dont j’eus l’occasion de vous faire connaître un talent trop méconnu:
http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/01/l-riffard-ca-devrait-etre-obligatoire/
En ce temps-là, mon bon monsieur, outre que l’on ne zappait pas, on fumait à la télévision, on avait du savoir boire et surtout … du savoir faire pour trousser d’admirables poèmes ! Ça fait du bien par où qu’ça passe et c’est tellement mieux que l’affligeant spectacle proposé sur nos écrans actuellement!

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Publié dans:Poésie de jadis et maintenant |on 22 octobre, 2016 |Pas de commentaires »

« Opération Primevère », vive le Printemps 2016 !

J’ai l’habitude de célébrer ici l’arrivée du printemps. Cette année, au-delà de la tradition, c’est une thérapie : faire le deuil des effroyables attentats, d’une disparition cruelle, enfouir les feuilles noires du livre de la vie et savourer la renaissance de la nature, à travers notamment l’une des premières fleurs écloses.

« Primevère, après le grand sommeil,
Le soleil grand ouvert,
Primevère, la vie sur une tige
Fait la bise à l’hiver,
Dans le repli d’une corolle,
Dans la cambrure d’un pétale … »

Les trémolos de la voix de Serge Reggiani, magnifique interprète, embellissent cette chanson, teintée de nostalgie et d’espérance, écrite par Claude Lemesle, un de ses paroliers préférés.

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Primevère, fleur baptisée d’après la locution latine primo vere, le « début du printemps », du printans comme on l’écrivait au XIIIe siècle, ce qui explique l’adjectif « printanier », pour attiser la polémique autour de la récente réforme de l’orthographe.
Dans la langue de Dante, le printemps al dente devient Primavera. Il a même donné son surnom à la prestigieuse classique cycliste Milan-San Remo, la première grande course de la saison, qui se dispute traditionnellement le troisième samedi de mars (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2014/09/18/la-primavera-en-ete-sur-la-route-de-milan-san remo/).
Je profite de cette digression transalpine pour signaler que, dans les années 1960, la firme automobile italienne Autobianchi sortit un modèle si révolutionnaire qu’elle le baptisa Primula, vous allez très bientôt comprendre pourquoi.
Au risque de casser l’ambiance, un Rital peut en cacher une autre. Non ho l’età n’était plus de mise. Dans notre jeunesse (elle a le même âge que moi, eh oui le temps passe), le temps d’une canzonetta facile, je vous le concède, de Cigliola Cinquetti, on s’imaginait amants de Vérone, sa ville natale.

« À la Primavera
Où tu m’avais dit « je t’aime »
À la Primavera
J’avais quinze ans à peine
La Primavera le printemps de ma vie en Italie »

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Saut dans le passé, asseyons-nous maintenant avec le naturaliste suédois Carl von Linné (XVIIIe siècle) au bord d’un talus parsemé de primevères. Il les baptisa ainsi car elles étaient parmi les premières à fleurir, annonciatrices des beaux jours renaissants.
La Primevère ou Primula, est un genre de plantes herbacées de la famille des Primulacées. Il en existe plusieurs centaines d’espèces mais, à l’état sauvage, on en trouve trois variétés principales dans nos contrées qui sont les aïeules des primevères cultivées de nos jardins.

planche Primevères

La Primevère acaule, du moins par son appellation, est la Primevère commune ou Primula vulgaris. Fleur des talus et des prés, de couleur jaune pâle, pratiquement sans aucun parfum, elle se caractérise par son absence de tige. C’est celle aussi qui, modeste et toute fraîche de rosée, échappée de divers cultivars, m’accueille dans sa tenue blanche, rose ou violette, au pied de ma résidence

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La Primevère élevée ou Primula eliator, dite aussi Primevère des bois, de couleur jaune soufre, se penche consensuellement avec ses collègues du même côté en une ombelle unique au sommet d’une tige beaucoup plus longue. Son parfum n’est guère perceptible.

primula élevée elatior blog

Elle peut être facilement confondue par les non spécialistes avec la Primevère officinale ou Primevère vraie (Primula veris), la plus populaire de toutes, à laquelle on donne souvent le nom de coucou, peut-être parce que sa floraison salue la venue du printemps, mais aussi comme l’oiseau migrateur du même nom, au chant si particulier, dont le retour fin mars en Europe signe l’arrivée des beaux jours. Elle prospère dans les prairies. La fleur est également jaune mais libère par contre un parfum exquis.

primevère veris Linné

primeverecoucou blog

Selon les régions, cette primevère officinale possède d’autres surnoms poétiques comme l’herbe de saint Pierre, l’herbe de saint Paul, primerole, coqueluchon, brayette, brérelle, clef de saint Pierre, la printanière, sans oublier les apaisantes (?) herbe à la paralysie et herbe à la migraine.
Lui était dévolu aussi au Moyen-Âge le drôle de nom de braies de cocu qui tiendrait son origine de la forme du long calice tubulaire de la fleur semblable au pantalon masculin de l’époque, cocu étant une variante dialectale du coucou mais aussi, peut-être un clin d’œil à l’oiseau éponyme qui dépose ses œufs dans le nid des autres.
De nombreuses légendes et croyances entourent cette fleur et expliquent ses diverses appellations. Ainsi, on raconte que saint Pierre, gardien des portes du paradis qui, presque logiquement, avait la tête dans les nuages, laissa tomber depuis les hauteurs célestes son trousseau de clés en or. Ainsi, poussa, à l’endroit de la chute, une grappe de fleurs de couleur jaune d’or.
Au XIIe siècle, l’abbesse Hildegarde de Bingen inscrivait dans son manuscrit Jardin de santé que le coucou était un remède efficace contre la mélancolie et la paralysie.
Chomel, médecin ordinaire de Louis XV, prétendait que cette primevère guérissait de la paralysie de la langue et du bégaiement.
Dans le Dictionnaire raisonné universel d’Histoire naturelle, publié au XVIIIe siècle, on relève que « cette plante, surtout la racine, avait quelque chose de somnifère, en ce qu’elle calme les vapeurs et qu’elle dissipe la migraine et les vertiges des filles mal réglées ; le suc des fleurs nettoie le visage et emporte les taches de la peau si l’on s’en sert de liniment. On tient dans les boutiques une eau distillée et une conserve de fleurs de primevère qui s’emploie avec succès dans l’apoplexie et la paralysie. »
De nos jours, il semble avéré que les rhizomes de la primevère vraie, ainsi qu’à un degré moindre ses feuilles et ses fleurs, possèdent des vertus expectorantes, justifiant ainsi son nom de primevère officinale.
Il est une variété de primevère, la Primula auricula, appelée communément oreille d’ours, un peu oubliée chez nous, qui fut très populaire chez nos voisins britanniques à partir des XVIIIe et XIXe siècles. Ces fleurs étaient même exposées dans des « théâtres » au fond peint en noir avec parfois des rideaux et miroirs.

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Benjamin Disraeli, Premier ministre britannique conservateur mais aussi romancier et dandy aux multiples conquêtes féminines, appréciait particulièrement les primevères. Lorsqu’il fit de la reine Victoria l’impératrice des Indes (1877), la souveraine le remercia en lui offrant un bouquet de primevères ainsi que, moins platoniquement, le titre de premier comte de Beaconsfield. Un an après sa mort, Victoria déposa sur sa tombe ses fleurs préférées, des « primroses », ainsi les primevères sont appelées dans la langue de Shakespeare. En son souvenir, le 19 avril est devenu le jour de la primevère chez nos « amis » britanniques. « Disraeli a traversé le siècle en Majesté » comme témoigna l’un de ses successeurs au 10 Downing Street.
La fleur fétiche donna, peu après, son nom à la Primrose League, la Ligue de la Primevère, très influente organisation satellite du parti conservateur fondée en 1883 par Randolph Churchill, le père de Winston. On ne vit alors que primevères partout, aux boutonnières des hommes, sur les chapeaux et les robes des femmes. Comme la Ligue avait un but électoral, tout Londres savait à quoi s’en tenir sur les sympathies conservatrices de chacun.

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insignes de la Primrose League

Le poète quasi contemporain William Wordsworth dont vous apprîtes peut-être en cours d’anglais au collège la fameuse ode aux jonquilles, The Daffodils, était également sensible aux petites fleurs printanières. Toujours aussi romantique, dans ses Lignes écrites au début du printemps, il n’oublie pas les primroses qui, selon les traductions, sont primevères, coucous ou encore onagres autrement nommées primevères du soir.

« J’entendais mille voix mêlées,
A demi couché dans un bois
Dans cette humeur où des pensées
De bonheur font naître l’effroi.

La Nature à son bel ouvrage
Liait l’âme qui coule en moi;
Et mon cœur déplorait l’ouvrage
De ce que l’homme à fait de soi,

Les pervenches sous la ramure
Couraient parmi les primevères;
Oh oui, chaque fleur, j’en suis sûr,
Aime l’air qui désaltère.

Les oiseaux jouaient, sautillant,
Leurs pensées je ne saurais dire : -
Mais dans leur moindre mouvement
Passait un frisson de plaisir.

Les branches ouvraient à la brise
Leurs bourgeons pour mieux la saisir,
Et je dois croire, quoi qu’on dise,
Qu’il y avait là du plaisir.

Si le ciel me donne le gage
Que la Nature à fait ce choix,
Ai-je tort de pleurer l’ouvrage
De ce que l’homme a fait de soi ? »

La beauté et la pureté de la nature contrastent avec ce que l’homme fait de sa vie (pas terrible en ce moment !). Le poème, écrit en temps de guerre, retrouve une forte résonance dans notre actualité si pesante.
D’une manière plus légère, au sens littéral du terme, les primevères sont des belles à croquer, en particulier la Primevère officinale. « Des fleurs que je suce, que je croque comme des friandises. Les feuilles frites sont les plus belles et les meilleures chips » affirme le grand chef étoilé, le cuisinier poète Michel Bras dans son magnifique ouvrage (Le Livre de Michel Bras, éditions du Rouergue), bien plus qu’un livre de recettes, une ode à son « pays » le plateau d’Aubrac où la nature vit encore en liberté.
Pour avoir réalisé un film sur une classe de patrimoine culinaire dans son buron futuriste en surplomb du village de Laguiole en Aveyron, j’eus le bonheur de savourer sa « brassée » de primulacées dont voici une recette :
- Prélever 50 g de corolles de primevères
– Réunir dans le bol d’un mixeur les corolles et un jaune d’œuf
– Mixer en ajoutant progressivement l’huile d’arachide et l’huile d’olive
– Assaisonner de sel
– Citronner légèrement. Ajuster éventuellement l’épaisseur.
– Réserver
Michel Bras sert ce coulis avec un blanc de poulet étuvé dans son jus, des jeunes radis et des feuilles et fleurs de primevères en décor. Total régal !

gargouillou-michel-bras blog

William Wordsworth sacrifiait-il au traditionnel five o’clock avec un thé de fleurs de primevère officinale ? 50 grammes de fleurs sèches pour un litre d’eau bouillante puis consommez glacé !
Des fleurs fraîches dans un litre d’eau, du jus de citron et du sucre cristallisé, on secoue doucement, on laisse reposer 24 heures en plein soleil, on filtre, on conserve au frigo et il paraît que l’on obtient une limonade de fleurs de primevères tonique et délicieuse.
Plaisir des papilles, plaisir des yeux, les primevères s’invitent parfois modestement dans des tableaux de maîtres comme cette nature morte de Paul Cézanne :

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À l’instar des peintres hollandais qui mélangeaient les saisons dans leurs natures mortes, Cézanne, avec le pot de primevères et les pommes, entremêlent le printemps et l’automne.
Artiste britannique de l’époque victorienne, John Atkinson Grimshaw nous offre une jolie composition de l’éclosion du printemps avec les œufs dans le nid, une touffe de primevères et une fleur de poirier.

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Cette année, plus que jamais, je ne veux pas avoir froid, je veux que le printemps soit un printemps qui a raison, pour reprendre le poème de Paul Éluard merveilleusement mis en musique par Barbara.

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« Il y a, sur la plage, quelques flaques d’eau.
Il y a, dans les bois, des arbres fous d’oiseaux.
La neige fond dans la montagne.
Les branches des pommiers brillent de tant de fleurs
Que le pâle soleil recule.

C’est par un soir d’hiver,
Dans un monde très dur,
Que tu vis ce printemps,
Près de moi, l’innocente.

Il n’y a pas de nuit pour nous.
Rien de ce qui périt, n’a de prise sur moi
Mais je ne veux pas avoir froid.

Notre printemps est un printemps qui a raison. »

Ce poème Printemps figurait dans le recueil Le Phénix qu’écrivit le poète surréaliste en 1951. Éluard y célébrait l’amour qui renaît des cendres du désespoir comme l’oiseau fabuleux symbolise la résurrection après la mort. Il le dédia à sa dernière épouse Dominique avant de mourir, en 1952, un an après leur mariage.

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Paul Éluard par Dali

Dans ce recueil, il lui écrivait une fervente déclaration d’amour en forme d’action de grâce.

« Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues
Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu
Pour l’odeur du grand large et l’odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond pour les premières fleurs
Pour les animaux purs que l’homme n’effraie pas
Je t’aime pour aimer
Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas

Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien qu’une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd’hui
Il y a eu toutes ces morts que j’ai franchies sur de la paille
Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir
Il m’a fallu apprendre mot par mot la vie
Comme on oublie

Je t’aime pour ta sagesse qui n’est pas la mienne
Pour la santé
Je t’aime contre tout ce qui n’est qu’illusion
Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas
Tu crois être le doute et tu n’es que raison
Tu es le grand soleil qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi. »

Poète engagé, résistant, dans son poème Courage extrait du recueil Au rendez-vous allemand, Éluard évoquait la détresse physique et morale de Paris occupé en 1944.

« Paris a froid Paris a faim
Paris ne mange plus de marrons dans la rue
Paris a mis de vieux vêtements de vieille
Paris dort tout debout sans air dans le métro
Plus de malheur encore est imposé aux pauvres
Et la sagesse et la folie
De Paris malheureux
C’est l’air pur c’est le feu
C’est la beauté c’est la bonté
De ses travailleurs affamés
Ne crie pas au secours Paris
Tu es vivant d’une vie sans égale
Et derrière la nudité
De ta pâleur de ta maigreur
Tout ce qui est humain se révèle en tes yeux
Paris ma belle ville
Fine comme une aiguille forte comme une épée
Ingénue et savante
Tu ne supportes pas l’injustice
Pour toi c’est le seul désordre
Tu vas te libérer Paris
Paris tremblant comme une étoile
Notre espoir survivant
Tu vas te libérer de la fatigue et de la boue
Frères ayons du courage
Nous qui ne sommes pas casqués
Ni bottés ni gantés ni bien élevés
Un rayon s’allume en nos veines
Notre lumière nous revient
Les meilleurs d’entre nous sont morts pour nous
Et voici que leur sang retrouve notre cœur
Et c’est de nouveau le matin un matin de Paris
La pointe de la délivrance
L’espace du printemps naissant
La force idiote a le dessous
Ces esclaves nos ennemis
S’ils ont compris
S’ils sont capables de comprendre
Vont se lever. »

Comment ne pas rapprocher ce poème des tragiques événements que Paris a connus au cours de l’année 2015 ? C’est toute la force et la grandeur du génie littéraire de porter un message universel au-delà du contexte particulier dans lequel le poème cruellement actuel fut écrit.
Vive ce printemps 2016 ! Je veux qu’il ait raison !

PS Quelques heures après la parution de ce billet, Arnaud Démare a gagné la Primavera. C’est le premier coureur français depuis 1995 qui remporte ce monument du cyclisme qu’est la classique Milan-San Remo. À observer la photo, il semble en être surpris lui-même. Clin d’œil futile d’un printemps qui veut avoir raison et qui « démare » bien !

Arnaud Demare Milan San Remo blog

Brouillons et encriers

En Berry, il n’y a pas que Les Très riches Heures du duc Jean Ier frère du roi Charles V le Sage, ce célèbre livre de prières merveilleusement enluminées, actuellement conservé au musée Condé de Chantilly.
Il y a aussi les savoureuses lentilles vertes qui acquirent leurs lettres de noblesse dans les années 1950.
J’entends, au fond de la classe près du radiateur, qu’il y aurait également la Comtesse du Be(a)rry, une perle d’un cancre amateur de foie gras. Il n’est plus d’époque de lui faire copier cent lignes pour ignorance ou insolence, mais il ne mérite pas non plus qu’on lui présente Pamela Anderson pourfendeuse du gavage des oies et des canards à l’Assemblée nationale !
Plus sérieusement, il y a également des Poètes en Berry, passionnés souffleurs de vers de toutes générations, qui se proposent de faire entrer et aimer la poésie, de lire la leur, en tous lieux, de la crèche, les écoles les maisons de retraites jusqu’au « Printemps de Bourges ».
Parmi ceux-ci, Solange Rubens que j’ai eu le plaisir de découvrir avec son tendre hommage à Michel Delpech (voir billet du 5 janvier 2016 « C’était mes vingt ans » avec Michel Delpech).
Magie de l’impérissable souvenir de l’encre violette, en remerciement de l’avoir publié, sa fille m’a offert deux autres poèmes de sa maman qui m’ont inspiré.
Je me souviens d’une superbe exposition consacrée à Ferrat, intitulée Jean des encres et Jean des sources. Mon billet aux parfums de mon école communale est principalement dédié à Solange des encriers et des cahiers.

Poème Cahiers de brouillon blog

Je tente de raviver le souvenir brouillé de mes cahiers de brouillon du temps où j’étais écolier.
Discrimination papetière, son papier légèrement jaunâtre (parlait-on déjà de recyclage ?) faisait grise mine auprès de celui dit vierge des cahiers destinés aux écrits plus « solennels » tels les rédactions, les devoirs du jour ou mensuels, et les récitations.
Pour les activités les plus nobles, je me souviens de la marque Clairefontaine avec son papier vélin velouté, sa couverture vernie, sa réglure violette et son logo triangulaire de la verseuse d’eau. Ce dernier est inspiré d’un récit de la Genèse dont il existe au Louvre un célèbre tableau de Nicolas Poussin. Je l’ignorais bien sûr à l’époque, même l’abbé du catéchisme s’était bien gardé de m’en informer !

tableau Poussin Rebecca blog

Eliezer, serviteur d’Abraham qui l’avait chargé de trouver une épouse pour son fils Isaac, rencontra Rebecca qui tirait de l’eau au puits pour abreuver les troupeaux de son père et lui donna gracieusement à boire. Un signe …
L’entreprise, née en 1858 dans le village vosgien d’Étival-Clairefontaine, existe toujours et on peut voir aujourd’hui un de ses sites, quai de Jemmapes, au bord du canal Saint-Martin.
Il me semble que mes cahiers de brouillon étaient souvent de la marque Conquérant commercialisée par la vieille entreprise normande Hamelin dont le siège social se trouve à Caen, boulevard … Guillaume le Conquérant. Sur la couverture, figurait en effigie la représentation exacte de la statue, dans sa ville natale de Falaise, de ce duc de Normandie (surnommé également Guillaume le Bâtard!) qui monta sur le trône d’Angleterre à la suite de la bataille d’Hastings (1066). Made in Normandie ne chantait pas encore Stone et Charden.

Conquérant blog1Conquérant blog2

Je me souviens encore, était-ce une marque de papeterie, de cahiers Le Tigre avec une esquisse du félin. La couverture était-elle toujours bleue ? Je ne vais pas faire le malin auprès des lycéens qui, lors de l’épreuve de Français du bac l’an dernier, devant un texte tiré de la pièce de théâtre de Laurent Gaudé Le tigre bleu de l’Euphrate, confondirent le fleuve et l’animal.

cahier Le Tigre blog

Je connus aussi quelques cahiers Constellation avec, sur la couverture, la silhouette de l’avion de ligne éponyme construit à partir de 1943 par la société américaine Lockheed. Le légendaire boxeur Marcel Cerdan et la pianiste Ginette Neveu trouvèrent la mort le 28 octobre 1949 lors du crash aux Açores d’un appareil de ce type. Il faut peut-être trouver dans cette tragédie qui émut énormément les Français, la popularité de ces cahiers au début des années 1950.

« Pauvres accessoires que nous sommes
Entre les mains des humains,
Nous ne connaissons personne
Qui envie notre destin… »

Pour ce qui me concerne, les cahiers de brouillon n’eurent pas à se plaindre du traitement que je leur infligeais, bien au contraire.
Ils me furent familiers car ma maman, directrice de collège de filles, m’en fournissait généreusement, des peu usagés, pour mes écritures extra-scolaires.
Je déchirais les quelques pages écrites sans doute par les collégiennes, ôtais aussi les demi-feuilles blanches devenues volantes, et me retrouvais alors en possession de cahiers quasi neufs pour rédiger les comptes rendus lyriques des matches de football que je disputais seul dans la cour de ma maison école (voir billet du 1er mars 2014 Bonjours chers auditeurs … ou le commentaire sportif).
Beaucoup de ces cahiers furent recyclés aussi pour y coller tout ce que je pouvais découper sur Jacques Anquetil, l’idole de mon enfance, constituant ainsi une incomparable et unique encyclopédie sur le champion cycliste (voir billets des 15 avril et 22 août 2009). Je regrette aujourd’hui qu’elle ait disparu mystérieusement.
Vous souriez peut-être mais sachez que je ne faisais qu’imiter modestement l’écrivain Antoine Blondin, mon maître en la matière, qui noircissait des pages à la gloire de son club de cœur, le Racing Club de France qu’il surnommait le Racine Club de France. Est-ce une merveilleuse coïncidence que je vous ai déjà narrée, le lycée Corneille de Rouen ayant été délocalisé à Forges-les-Eaux pour cause d’occupation allemande, il effectua sa terminale dans ce qui fut, quelques années plus tard, mon école communale.
Au temps de sa collaboration avec le journal L’Équipe, plutôt qu’utiliser les machines à écrire des salles de presse à l’arrivée des étapes du Tour de France, l’ami Antoine préférait coucher ses savoureuses chroniques d’une écriture appliquée sur un cahier d’écolier avant de les télégraphier.
Je me souviens qu’au dos des cahiers de brouillon, figuraient les tables de multiplication (jusqu’à celle de 9) ainsi que, parfois des tables de division, addition et soustraction. J’avoue prétentieusement qu’elles ne m’étaient guère utiles, de toute manière, il fallait ranger le cahier dans son pupitre pour les exercices de calcul mental avec l’ardoise.

table-cahier blog

Nous écrivions sur les cahiers de brouillon avec un crayon à papier. En effet, par souci d’économie, de rapidité et de propreté, nous délaissions le porte-plume et l’encre violette. Le baron Bich étant passé par là, les billes de ses stylos furent tolérées dans un premier temps pour le brouillon.
Faut-il parler des carreaux dont la présence dans la page semble naturelle ? Et pourtant, c’est pour donner à l’élève le moyen de tracer des lettres correctement penchées et proportionnées que « le 16 août 1892, Jean-Alexandre Seyès, libraire à Pontoise » déposa au tribunal de sa ville la réglure si caractéristique de la papeterie scolaire française : un carré de 0,8 cm de côté découpé horizontalement en 4 espaces de 0,2 cm de haut. Ainsi était né le cahier à grands carreaux auxquels les lettres s’agripperaient désormais. Quant à la feuille Seyès, elle constitue toujours une référence dans la papeterie de maintenant.
Dans les préconisations qui font aujourd’hui sourire, il est celle, en 1894, d’un inspecteur primaire de la Somme recommandant que le cahier ne soit pas trop épais car « un cahier neuf provoque un redoublement d’application ». Il n’est pas inexact qu’à l’entame d’un cahier même de brouillon, les bonnes résolutions étaient de mise avant de s’évanouir au fil des pages.
Le cahier de brouillon, par nature ou du moins dans l’esprit du maître, devait manifester beaucoup d’humilité puisqu’il constituait l’étape moins glorieuse avant de recopier au « propre ». C’est la raison pour laquelle la plupart de ces cahiers ont disparu. Pourtant leur lecture attentive pouvait fournir des informations intéressantes, au-delà de son seul niveau scolaire, sur la personnalité et la psychologie de l’élève. Souvent tachée, raturée ou écornée, la page était parfois enluminée par une phrase ou un dessin ébauché par l’enfant rêveur (celui peut-être qui collectionnait des « zéros milliardaires dans ses carnets scolaires » comme le chantait magnifiquement Allain Leprest !) s’envolant loin des ennuyeux et fastidieux problèmes de trains qui se croisent ou de robinets qui fuient. Le brouillon relevait de l’intime violé parfois par un maître trop rigide qui n’acceptait pas trop les fantaisies.
J’avais réalisé, il y a quelques années, un film autour d’une exposition, dans un musée de l’Éducation, qui donnait sa jubilante revanche à cette liberté artistique. Sandrine Morsillo, professeur d’arts plastiques et artiste, y peignait des pages arrachées aux cahiers : « le « sale », le « gribouillis » s’affichaient, les « petites histoires » s’exposaient, réhabilitant le processus du ratage, du brouillon et de la rêverie ».

Pages ratures Morsillo blog1Pages ratures Morsillo blog2

Le brouillon sortait parfois timidement de sa basse condition besogneuse lorsque l’écolier piégé par le temps, le joignait à sa copie non achevée du devoir sur table.
Le mot brouillon est apparu au XVIe siècle, au moment de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. De fait, le brouillon s’est trouvé rangé du côté du manuscrit : il est ce qui n’est pas encore imprimé, ce qui peut encore changer.
« Ayant curieusement recueilli tout ce que j’ay trouvé d’entier parmy ses brouillars et papiers espars çà et là … Nostre esprit, instrument brouillon et inquiète » écrivait Montaigne.
« Étymologiquement, brouillon serait apparu en français sur le verbe brouiller (au sens de « griffonner »), pour désigner le « travail destiné à être recopié ». « Brouiller », quant à lui, paraît venir de « bro » ou « brou » (dont le sens est la « boue » ou l’« écume »), de l’ancien provençal, tel qu’on le trouve dans « brouet » en français et « brodo » en italien, « soupe » et « bouillon ». » Bouillonnement, jaillissement des idées, le brouillon est nécessaire pour bien remuer les méninges et mettre en ordre les idées. Ce doit être un cahier où l’on s’exerce, où les erreurs sont admises mais aussi reconnues comme constructives, un outil de tâtonnement, de recherche libre, d’entraînement.
C’est en particulier pour cela que les manuscrits d’écrivains, de chanteurs paroliers aussi, méritent l’observation et sont à la mode aujourd’hui.
Au départ, ces brouillons relèvent de l’intime et ne sont pas destinés à être lus : « c’est un dialogue secret de l’écrivain avec lui-même, dans un espace réservé qui se situe à l’abri des regards. C’est une coulisse où l’écriture apparaît au service, non de la transmission d’abord, mais de l’invention. Illisible parfois, le brouillon est un objet fragile, tremblant, palpitant, une empreinte vive » (exposition Brouillons d’écrivains, dossier BNF).
Reliques pour les collectionneurs, objets d’étude pour les chercheurs, les brouillons révèlent le cheminement de la création, le remplacement d’un mot par un synonyme, la modification d’une figure de style, les repentirs, les illuminations. Ces brouillons constitueraient de passionnants objets d’études avec les collégiens ou lycéens.
« J’ai détruit tous mes manuscrits ; le seul qui me reste est celui de mon voyage à Jérusalem, parce que je l’ai écrit au milieu de la mer et des tempêtes, dans l’année 1807. Je n’ai pas eu le courage de le brûler parce qu’il ressemble trop à toute ma vie. » écrivit Chateaubriand.
Dans littérature, il y a rature (« lis tes ratures ») ironisait Roland Barthes, « litres et ratures » s’enivrait Antoine Blondin !
Existerait-il une théorie du genre concernant les brouillons ? À leur propos, j’entends souvent les hommes parler de « premier jet » et les femmes de « première mouture » !
Le brouillon a perdu beaucoup de son sens primitif avec l’écriture par ordinateur. Le correcteur orthographique pointe immédiatement les fautes de syntaxe et de vocabulaire (encore que !!!). J’ai même lu récemment que l’abandon du clavier de type AZERTYOP était envisagé pour faciliter notamment les bonnes accentuations. Le dictionnaire en ligne vous suggère les synonymes. Que révèlent de mon cheminement littéraire les brouillons électroniques de mes billets 2.0 ?
Coup de gueule : il n’y a rien de plus horripilant que ces tweets et hashtags truffés de fautes qui encombrent fréquemment le coin droit de nos écrans. Au nom d’une sacro-sainte communication, n’est-il plus possible d’écrire et donc de lire un texte de moins de cent quarante caractères correctement orthographié ?
Les voyelles et les consonnes/Se chevauchent à l’unisson … Ça brouillonne dans les vers d’une berrichonne.
Ça bouillonne, ça foisonne dans ma tête, j’ai envie de faire l’école buissonnière et m’asseoir, un instant, auprès du cancre goûteur des mots, des mets plutôt, de la comtesse du Barry : connais-tu l’histoire de Johnny Hallyday (c’est plutôt sa marionnette des Guignols) qui regarde l’émission des Chiffres et des Lettres à la télé ?
L’animateur lance le jeu :
– M. Dupont à vous la main !
– M. Dupont : voyelle
– M. Martin : voyelle
– M. Dupont : voyelle
– M. Martin : consonne
– Johnny : Ah que consonne ! Ah que je vais ouvrir !
Allez, pour me faire pardonner cette blague lamentable, je vous offre deux portraits de cancre avec, d’abord un poème de Jacques Prévert, ensuite, une poignante chanson de Leny Escudero :

« Il dit non avec la tête
mais il dit oui avec le cœur
il dit oui à ce qu’il aime
il dit non au professeur
il est debout
on le questionne
et tous les problèmes sont posés
soudain le fou rire le prend
et il efface tout les chiffres et les mots
les dates et les noms
les phrases et les pièges
et malgré les menaces du maître
sous les huées des enfants prodiges
avec des craies de toutes les couleurs
sur le tableau noir du malheur
il dessine le visage du bonheur. »

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Amis de la poésie, retrouvons vite  Solange, alerte octogénaire, qui me gâte en plongeant maintenant dans le bon vieux temps des encriers. Comment l’auteur d’un blog intitulé À l’encre violette pourrait-il refuser pareille invitation ?

Poème L'encrier blog

Il est définitivement perdu ce temps où des encriers en faïence blanche s’encastraient dans le coin droit de nos pupitres. On n’envisageait pas apparemment qu’il y eût des gauchers !
On décorait parfois l’encrier d’une sorte de collerette en tissu pour protéger le bois de la table d’éventuelles taches quand on en sortait la plume trempée de la liqueur violette magique.

Pupitre d'écolier - 1900 - Encrier et trace d'encre violetteexpo blog1expo blog 3

Pline nous apprend que de son temps, on fabriquait l’encre noire pour écrire sur le papyrus avec du charbon de bois pulvérisé dans un mortier et délayé dans de la gomme.
À partir du XVe siècle, pour sa préparation, on substitua au charbon, la noix de galle et le sulfate de fer.
On relève dans l’Instruction facile et méthodique pour l’école paroissiale (édition de 1702) que « l’encre se compose ordinairement avec du vin blanc auquel on mêle un demi quarteron de noix de galle pour obtenir une pinte ».
Cela aurait sans doute inspiré Antoine Blondin, amateur de Sauvignon, qui d’ailleurs un jour, se mit à boire de l’encre, sous le regard interloqué de ses collègues du journal L’Équipe, parce que son patron Jacques Goddet, lui avait demandé de « pisser de la copie » !
Au milieu du dix-neuvième siècle, l’acidité de l’encre noire corrodait les plumes d’acier qui remplaçaient les plumes d’oiseau taillées. C’est pour cela que l’encre préparée avec l’aniline et le violet de gentiane, beaucoup moins corrosive, se répandit dans l’enseignement.
Je ne me rappelle pas avoir préparé de solution d’encre, par contre, mon cher frère témoigna dans un commentaire en avant-propos de mon blog : « Oui, pour moi l’encre violette est évocatrice. En particulier, il me souvient de l’hiver 1946 où une fois tous les quinze jours, je devais avec mon copain Fromentin, allumer vers huit heures moins le quart le poêle à bois qui chauffait la salle de Justice de Paix servant alors de classe (en ces temps d’après-guerre, l’école s’installait là où elle trouvait une place disponible), et préparer l’encre violette en dissolvant une poudre dans des bouteilles remplies d’eau bien glacée, puis en versant le contenu dans les encriers placés sur les pupitres. Après cela, nos doigts gourds de froid étaient bien teintés, mais les poches de nos blouses grises absorbaient l’essentiel. »
Des atmosphères me reviennent en lisant la joyeuse farandole des liqueurs d’encrier de Solange. Je les ai largement restituées dans un ancien billet :

http://encreviolette.unblog.fr/2012/02/02/comment-bic-pluma-sergent-major/.

C’était le temps des Doigts pleins d’encre pour reprendre le titre du beau-livre du photographe Robert Doisneau agrémenté de textes de Cavanna.
J’ai conscience que mes états d’âme d’écolier (attardé ?) puissent plonger dans un abîme de perplexité la e-jeunesse d’aujourd’hui ! Je suis tout autant persuadé que, hors la nostalgie du temps qui s’effiloche, la plume et l’encre ne constituent pas forcément des souvenirs idylliques pour certains lecteurs de ma génération.
Je ne sais plus pour quelle raison, était-ce une tolérance du professeur ou l’emploi autorisé du stylo à plume, l’encre bleue succéda à sa cousine Violette en classe de quatrième du collège. Peut-être, fut-ce une marque du passage de l’enfance à l’adolescence ?
Privilège d’avoir une maman directrice de collège, et surtout très aimante, je disposais à la maison, pour embellir mes « écritures » sportives, de deux petits flacons d’encres verte et rouge. Je ressentais sinon comme un honneur, du moins une fierté d’accéder à un certain statut, en accomplissant quelques pleins et déliés de teinte carmin (sang d’encre) sans qu’ils stigmatisent quelque incorrection. Encore que, je n’eus pas à me plaindre, mes institutrices ne furent pas avares de B et TB écarlates en marge de mes devoirs.
Fourniture palliative indissociable de l’encre, nous disposions aussi de buvards. Du verbe boire, le buvard était le papier poreux permettant d’absorber par capillarité une petite quantité d’encre. À tout le moins, il séchait l’écriture avant que le rebord de la main ne la balaie maladroitement dans la poursuite de son geste. Il limitait surtout l’étendue du désastre des « pâtés » causés par un trop plein d’encre ou l’accrochage de la plume sur le papier.
Très tôt, les publicitaires ont visé les enfants, donc les écoliers, pour toucher les adultes. Ainsi, ceux-ci se virent alors offrir des buvards et des protège-cahiers qui, sous une forme ludique ou pseudo-pédagogique, vantaient les mérites de produits très variés voire même surprenants.

Buvard biscottes ExcelBuvard MenierBuvard AmoraBuvard GermalyneBuvard tricosterilprotège-cahier blog1protège-cahier blog2Buvard blog 1

On reste aujourd’hui pantois qu’on pût vanter un vin de Côtes-du-Rhône même aussi généreux que son donateur !
Ceci dit, je me souviens que, dans mon enfance normande, certains camarades de classe, fils de paysans, venaient encore à pied des hameaux avoisinants, avec leur gourde de cidre brut bien frais tiré à la foudre de la ferme. Je ne jurerai pas qu’il n’y avait parfois un peu de la goutte maison pour couper l’eau du puits. Les « Pschitt orange pour toi cher ange et Pschitt citron pour moi garçon » allaient bientôt apparaître chez l’épicier.
Fut-ce un antidote, en 1954, le Président du Conseil Pierre Mendès-France, inquiet des effets de certaines carences nutritives et de la consommation précoce de cidre et de vin, préconisa le fameux « verre de lait » (fraîchement trait du pis de la vache) quotidien dans les écoles maternelles et primaires. L’initiative m’apparut sympathique car elle me permettait de retrouver sous la halle au beurre municipale, les camarades de l’école des filles ! Pas sûr par contre qu’elle enthousiasma les bouilleurs de cru et les pinardiers.
Il me revient la veine poétique de Maurice Fombeure. Enfant d’une famille d’agriculteurs du Poitou, élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, professeur dans plusieurs lycées parisiens, Grand Prix de poésie de l’Académie française, ses poèmes étaient souvent choisis, à mon époque, comme récitations.
Paul Claudel disait de lui : « C’est quelqu’un qui parle français, un certain français, un certain vers français, clair et gai comme du vin blanc, et aussi adroit et prompt dans son empressement dactylique que le meilleur Verlaine, la veine de Villon et de Charles d’Orléans. ». Buvons alors sans modération quelques vers pas forcément élogieux sur les vertus de l’école de son enfance :

« Sur la route couleur de sable
En capuchon noir et pointu,
Le « moyen », le « bon », le « passable »
Vont à galoches que veux-tu
Vers leur école intarissable.

Ils ont dans leur plumier des gommes
Et des hannetons du matin,
Dans leurs poches, du pain, des pommes,
Des billes, ô précieux butin
Gagné sur d’autres petits hommes.

Ils ont la ruse et la paresse
— Mais l’innocence et la fraîcheur —
Près d’eux les filles ont des tresses
Et des yeux bleus couleur de fleur
Et de vraies fleurs pour la maîtresse.

Puis les voilà tous à s’asseoir
Dans l’école crépie de lune,
On les enferme jusqu’au soir
Jusqu’à ce qu’il leur pousse plume
Pour s’envoler. Après, bonsoir !

Ça vous fait des gars de charrue
Qui fument, boivent le gros vin,
Puis des ménagères bourrues
Dosant le beurre et le levain.
Billevesées, coquecigrues,
Ils vous auront connues en vain

Dans leurs enfances disparues ! »

Pour dire toute la vérité, nos enseignants possédaient une certaine éthique et interdisaient le plus souvent ces réclames à l’intérieur de la classe. Seul, le buvard rose ou vert foncé pouvait être placé sous notre main.
En guise de clin d’œil à ses ancêtres, j’offre tout de même cette réclame à un de mes fidèles lecteurs. Il s’agissait aussi d’appâter, via leurs chérubins, une clientèle de parents agriculteurs dans cette France encore essentiellement rurale.

-cahier Puzenat blog

Un demi-siècle plus tard, pour avoir tenté d’écrire pitoyablement quelques lignes à l’encre violette lors d’une reconstitution d’une classe d’autrefois, je trouve que, finalement, nous possédions alors d’indéniables qualités de calligraphie.
Je profite de ce billet pour rendre un tendre hommage à ma maman. En feuilletant, avec émotion, quelques-uns de ses cahiers que je conserve précieusement, je suis toujours admiratif de son écriture à la plume si fine et précise.

Doc-JM-Coffin

Corollaire de la plume et l’encre, il y avait aussi la gomme à deux couleurs. Le côté bleu était censé effacer les taches d’encre mais nous y mettions parfois tellement d’ardeur que, catastrophe … nous finissions par trouer le papier !
Avec le débarquement des stylos à bille par le baron Bich, vint le temps de jeter l’encre. Mon cher cancre admirateur de la comtesse, soulagé, acquit vite quelques notions de balistique en utilisant le corps du stylo comme sarbacane pour catapulter ses boulettes de buvard mâché.

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Elle ne m’en voudra certainement pas, je commets quelque infidélité envers Solange en retrouvant maintenant l’ami Michel Dréano.
J’ai eu déjà l’occasion de louer sa verve poétique. Quasiment de ma génération, ce Poissons (comme moi) a aimé frétiller dans un « vieil encrier d’encre violette » :

« Dans mon bistrot un peu baroque
Comme tous les matins je cale
Entre mon bloc-notes et mon bock
La page blanche me fait mal
Et je déambule sans fin
Rêveur de terre et de nuages
En sifflotant un vieux refrain
Sur le grand chemin de halage

Ô mon canal du bout d’la rue
Sous le ciel pâle mon coin perdu
J’peux tout te dire t’en as tant vu…

Des souvenirs d’anciennes vies
Dans ce cimetière dérisoire
S’entassent au fond de son lit
Et je m’invente leur histoire
Un jour sous la 2 CV noyée
Qui fut la voiture de maman
J’ai retrouvé son encrier
Offert par l’un de ses amants…

Ô mon canal du bout d’la rue
Sous le ciel pâle mon coin perdu
J’peux tout te dire t’en as tant vu…

Vieil encrier d’encre violette
Devenu depuis talisman
Tu me racontes des bluettes
Quand j’ai le blues en fond d’écran
Et toi mon copain le canal
Lorsque je marche à reculons
Tu me remontes le moral
Et je repars dans ma chanson

Ô mon canal du bout d’la rue
Sous le ciel pâle mon coin perdu
J’peux tout te dire t’en as tant vu… »

Ce texte trouve résonance avec l’actualité toute récente du curage du canal Saint-Martin. On y trouve les objets les plus hétéroclites, des armes, des portables, des vélib’, un cadavre parfois, et … même un encrier, bref, de quoi écrire des romans et une jolie chanson.

Comme si cela ne suffisait pas, même s’il dit lutter contre la nostalgie, Michel utilise aussi sa langue slameuse pour faire voleter la « plume d’oie, la plume doigt » (les paroles du texte sont à la suite du lecteur audio) :

expo blog 2

« Plume
Doigt
En rêve, il m’arrive de revenir, tel un fantôme, dans la classe où j’ai appris à lire en maternelle. C’était il y a bien longtemps. Au temps des plumes Sergent Major. Et de ce qui va avec. À savoir l’esthétique des pleins et des déliés et le « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire viennent aisément ». Le temps des compas qui piquent et des plumiers en bois.
Rose buvard qui boit. Et blouses grises qui tapent sur les doigts.
Bref, sur l’ardoise, la craie s’efface. Le tableau noir est devenu blanc et ma classe est morte. Il est vrai que je vous parle d’un temps que les moins de 20 ans (50 même ! n.d.l.r) ne peuvent plus connaître… Depuis, d’ailleurs, on est passé au surligneur. Ensuite au feutre et au marqueur. Dans les couloirs, les souterrains, on a connu l’école du tag et puis du graffiti.
Bon, j’arrête les frais : j’veux pas passer pour un aigri. Et j’aime pas trop la nostalgie.
La litanie des « je m’souviens » ligne 7 bis à Botzaris ou ligne 13 au terminus Saint-Denis-Université. Graffeur, vétéran du rap plus cinq, niveau master. Mais voilà qu’aujourd’hui, on essaie de nous faire croire aux vertus de la discrimination positive, version Sciences Po, en Cheval de Troie de l’élitisme républicain et du combat pour la diversité. Pour qu’exceptionnellement, un Malamine, un Mamadou, fasse la Une des magazines pour son bagout et sa réussite en affaires.
En attendant la pauvreté et le chômage augmentent encore. Tandis que les opérateurs de la téléphonie se font des golden « cojones » avec leurs gadgets post-modernes et leurs disques de platine.
« Et quand ton Walkman s’ra H.S., tu rachèteras un baladeur, t’auras d’la marque et ça s’ra ‘classe’. Quand j’rembobine, toi tu ‘rewinde’. Moi je suis franc, toi tu es cash. Moi VHS, toi DVD. Moi AVC, toi HIV. Y’a rien à voir, faut circuler ! ».
Sans oublier de communiquer surtout ! Pour être vu. Se faire mousser. Au quart d’heure de célébrité. Alors qu’on n’a jamais autant souffert de solitude que depuis que la communication s’est sophistiquée. Et qu’on en arrive à se demander si les gens ont vraiment envie de crever l’abcès de leurs fixations. Portables, cellulaires, mobiles. Multifonctions, consommation. Faut pas penser : faut acheter ! Et voter avec un texto. Tarif plein pot.
Moi je n’ai pas envie de m’exprimer de cette façon-là. Je veux déposer mon bulletin dans l’urne de la poésie. Et que des cendres des manuels de littérature, renaisse le phénix des nouveaux troubadours. D’ailleurs, quand mon automne de « old timer » arrivera, je pratiquerai enfin l’alchimie de la poésie. En espérant que le plomb du quotidien se mue, de temps en temps, en or de fraternité. On peut rêver hein ?…
Ne dit-on pas que rien ne se crée, rien ne se perd, que tout se transforme indéfiniment ? Au fil de la…
Plume
Doigt. »

De la plume d’oie à la plume doigt, c’est un peu sa vie sur un mode pamphlétaire que nous déroule Michel Dréano. Dans un autre de ses textes, Blue city, il se surnommait Michael Dream (Michel Rêve) ! Lucide et/ou optimiste ?
La poésie est faite aussi pour être lue à haute voix. Michel scande la sienne sur scène, Solange essaime ses vers au vent des rencontres organisées par l’association bénévole Poètes en Berry.
Évidemment, cela me renvoie aux récitations de mon enfance. Une feuille auprès du tableau, sans doute à destination de l’inspecteur primaire, déclinait la liste de celles déjà apprises depuis le début de l’année scolaire.
Nous avions un cahier spécifique : sur la page de droite, nous copions le poème, sur celle de gauche, nous l’illustrions, à notre guise, par un dessin. Je regrette aujourd’hui que mes cahiers se fussent égarés.
Pour traduire la panique qui m’étreignait lorsque je craignais de devoir venir au tableau réciter face à tous mes camarades, j’en appelle à Nathalie Sarraute, figure de proue du Nouveau roman, qui raconta joliment ces instants :
« C’est la leçon de récitation … je regarde la main de la maîtresse, son porte-plume qui descend le long de la liste de noms … hésite … si elle pouvait aller plus bas jusqu’à la lettre T ? … elle y arrive, sa main s’arrête, elle lève la tête, ses yeux me cherchent, elle m’appelle …
J’aime sentir cette peur légère, cette excitation … je sais très bien le texte par cœur, je ne risque pas de me tromper, d’oublier un seul mot, mais il faut surtout que je parte sur le ton juste … voilà, c’est parti … ne pas faire trop monter , trop descendre ma voix, ne pas la forcer, ne pas la faire vibrer, ça me ferait honte … dans le silence, ma voix résonne, les mots se détachent très nets, exactement comme ils doivent être, ils me portent, je me fonds avec eux, mon sentiment de satisfaction … Aucune actrice n’a pu en éprouver de plus intense … »
Goûtez encore à la langue truculente de Cavanna nous contant le bon temps des récitations :
« La fourmi est travailleuse, elle n’arrête pas de porter des bouts de bois sur son dos toute la journée en courant sur ses petites pattes. Nous devons admirer la fourmi et nous inspirer de la leçon qu’elle nous donne. La cigale est une grosse feignante qui ne pense qu’à rigoler et à chanter, on l’a appris dans une fable de La Fontaine qu’il fallait réciter par cœur. Le maître nous a expliqué que cette fable devait être comprise avec finesse parce que ça fait semblant de parler d’animaux comme la cigale et la fourmi, pour ne pas vexer les gens humains, mais que si tu es instruit, comme un qui a été à l’école, tu comprends que la fourmi ça veut dire les enfants travailleurs et la cigale les gros paresseux, comme par exemple les mauvais sujets du fond de la classe. Ça nous fait réfléchir profond et on était bien contents d’être des bons sujets ou des moyens sujets, et alors on regardait au fond de la classe tous ces mauvais sujets qui allaient finir misérablement comme la cigale, peut-être même sur l’échafaud, et c’était bon aussi, de se dire ça. Mais les mauvais sujets, ça les faisait rigoler, et ils imitaient le cri de la cigale, mais comme ils ne connaissaient pas ce cri-là ils faisaient « Meuh … Meuh … » dans leur case, ça résonnait terrible. »
Pour remercier tous ces poètes qui m’ont permis, le temps de ce billet, de retrouver l’école de mon enfance, je leur offre un sublime poème de circonstance. Son auteur breton, René Guy Cadou, « fils d’instituteurs laïcs, grandit dans une ambiance de préaux d’écoles, de rentrées des classes, de beauté des automnes, de scènes de chasse et de vie paysanne qui constituèrent plus tard une source majeure de son inspiration ». Instituteur lui-même, il mourut prématurément en 1951 à l’âge de 31 ans.

« Odeur des pluies de mon enfance,
Derniers soleils de la saison !
À sept ans, comme il faisait bon,
Après d’ennuyeuses vacances
Se retrouver dans sa maison !

La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées
Sentait l’encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été !

Ô temps charmants des brumes douces,
Des gibiers, des longs vols d’oiseaux,
Le vent souffle sous le préau,
Mais je tiens entre paume et pouce
Une rouge pomme à couteau ! »

Solange RUBENS a publié certains de ses poèmes dans un recueil À fleur de cœur aux éditions Thierry Sajat

A fleur de coeur blog

Pour mieux connaître Michel DRÉANO, voir son site : http://micheldreano.org/
Crédits photos :
Accrobuvards, un site sans publicité mais qui ne contient que cela !
- Faire école de Jean Le Gac et Sandrine Morsillo (musée de l’Éducation du Val-d’Oise, 2001)
– Archives familiales
– « Encre violette » lors de l’exposition « Ardoise et tableau noir, l’école autrefois » organisée à l’École élémentaire de Seix (Ariège) en juillet-août 2014

expo blog 5

« Les petits corbillards de nos grands-pères … » : jour de Toussaint avec Georges Brassens

C’est curieux comment naît un billet : ainsi celui que je vous livre aujourd’hui m’a été inspiré par une balade dans un modeste village d’Ariège au cœur du mois d’août.
Ma curiosité toujours en éveil, alors que j’envisageais de visiter la petite église, je tombais nez à nez sous le porche avec un antique corbillard de nos grands-pères et arrière-grands-pères.

Corbillard blog 1Corbillard blog 2

Rattrapé, peut-être inconsciemment, depuis par une actualité familiale, je tenais là mon sujet de Toussaint ainsi qu’un nouvel hommage à Georges Brassens décédé le 29 octobre 1981 et inhumé discrètement, au petit matin du 31, dans le caveau de famille du cimetière du Py à Sète.
Connaissez-vous l’origine du mot corbillard ? Au Moyen-Âge, Paris dépendait, pour son ravitaillement en céréales, vins, bois, matériaux de construction, de plusieurs ports de banlieue dont celui de Corbeil-Essonnes. Le transport s’effectuait sur des bateaux à fond plat nommés corbeillards en raison de leur provenance. Lors de la pandémie de peste noire de 1348, ces coches d’eau servirent à évacuer les morts de la capitale. Ils donnèrent ainsi leur nom aux véhicules funéraires qui devinrent par déformation langagière, les corbillards.
C’est l’occasion de se plonger dans la mythologie grecque et se souvenir de Charon, le passeur des enfers, fils d’Érèbe (les Ténèbres) et de Nyx (la Nuit), chargé sur sa barque de faire traverser le fleuve Styx aux âmes des personnes défuntes pour les mener jusqu’au royaume d’Hadès. Il est souvent représenté comme un vieillard fort laid, tyrannique et irascible, à l’aspect revêche, bref avec une « tête d’enterrement ».
Mine (patibulaire) de rien, les pompes funèbres constituaient déjà un commerce : il fallait payer une obole pour ce voyage vers l’au-delà et il était donc d’usage de déposer une pièce de monnaie sous la langue du mort. Ceux qui ne pouvaient payer devaient rester cent ans sur la berge du fleuve. La ségrégation par l’argent ne date donc pas d’aujourd’hui !
Pire encore, il revenait aux défunts de ramer eux-mêmes, le sinistre Charon se contentant de tenir la barre ! Ce n’est pas Pigeon mais Charon qu’il fallait s’inscrire sur le front !
Retour à la fin des années 1950 : alors que je goûtais à la vie à pleins poumons, dans la maison familiale, parvenaient en boucle de la chambre de mon frère des couplets et refrains joyeux et entraînants qui intriguaient le gamin que j’étais par leur teneur :

« Mais où sont les funéraill’s d’antan ?
Les petits corbillards, corbillards, corbillards, corbillards
De nos grands-pères
Qui suivaient la route en cahotant
Les petits macchabées, macchabées, macchabées, macchabées
Ronds et prospères
Quand les héritiers étaient contents
Au fossoyeur, au croqu’-mort, au curé, aux chevaux même
Ils payaient un verre
Elles sont révolues
Elles ont fait leur temps
Les belles pom, pom, pom, pom, pom, pompes funèbres
On ne les r’verra plus
Et c’est bien attristant
Les belles pompes funèbres de nos vingt ans »

Replaçons la scène dans le contexte de l’époque comme nos professeurs nous y invitaient pour nos dissertations. C’était dans la décennie après la guerre, la France retrouvait une certaine joie de vivre et une partie de sa jeunesse s’abreuvait des vers d’un nouveau venu dans le paysage du music-hall français, un trublion moustachu avec une guitare, le « polisson de la chanson » comme l’on surnomma l’ami Georges Brassens.
Bien sûr, mon frère tomba dans sa potion magique et posait inlassablement sur son tourne-disque Teppaz les microsillons 25 cm de celui qu’on ne considérait pas encore comme un poète ; il fallut un peu de temps (que ses cheveux et sa moustache grisonnent peut-être ?) et pas mal de conversations épiques autour de sa soi-disant vulgarité (!) pour convaincre les ainés et notamment notre paternel.
Allez, suivons avec tonton Georges, pipe au bec, l’œil malicieux, les petits corbillards de mon enfance.

https://www.dailymotion.com/video/xcxovb

La mort est un thème récurrent dans l’œuvre de Brassens. Elle figure directement ou indirectement dans une part importante de son répertoire. Était-ce pour la narguer ou l’exorciser, il lui donne le nom populaire de faucheuse ou camarde, ou fait référence aux Parques fileuses du destin. « Chez tous les poètes on parle beaucoup de la mort. Je ne suis pas poète, moi, entendons nous bien. Mais je veux dire que tous les gens que j’ai lus parlaient beaucoup de la mort, alors je me suis dit : « Tiens, c’est un thème comme un autre la mort ». Enfin, la terminologie de la mort et tout l’attirail qu’il y a autour facilitent quand même bien les choses. Le mot corbillard me plaît, le mot croque-mort me plaît. Les tombes, les tombeaux…allez savoir pourquoi. Et puis peut-être parce que j’y ai un peu pensé… » (Brassens, Propos d’un homme singulier de Loîc Rochard)
Dès le début de sa carrière, il s’était fait une « mauvaise réputation » (titre donné à son premier album en 1953) en évoquant la personne du fossoyeur :

« Dieu sait qu’je n’ai pas le fond méchant
Je ne souhait’ jamais la mort des gens
Mais si l’on ne mourait plus
J’crèv’rais de faim sur mon talus
J’suis un pauvre fossoyeur … »

Voilà un métier qui ne connaît pas la crise!
J’imagine qu’entre les multiples écoutes des Funérailles d’antan, les conversations entre mon frère et son copain Michel allaient bon train sur l’impertinence, les traits d’humour ainsi que le style et la justesse du propos du poète.
Tombée dans une certaine désuétude, l’appellation populaire de croque-mort apparut à la fin du XVIIIème siècle pour désigner l’employé des pompes funèbres chargé de la mise en bière et du transport des défunts au cimetière.
Il existe plusieurs versions pour en expliquer l’origine. L’une, assez gore, remonterait au Moyen-Âge et les épidémies de peste : le « croche-mort » était chargé de suspendre le défunt infecté avec une longue perche munie d’un croc de boucher pour éviter tout contact. Selon une seconde, largement répandue mais sans doute assez fantaisiste, le mot viendrait du fait que la personne chargée de s’occuper de la dépouille mortelle, autrefois, croquait ou tordait un doigt du défunt pour s’assurer de sa mort certaine. La troisième, plus académique, d’ordre linguistique et probablement la plus fiable, avancée par les « immortels » de l’institut, tire son sens de croquer, « faire disparaître » en vieux français.
Au-delà de sa connotation lugubre, avouez que le mot était beaucoup plus imagé que les dénominations actuelles de conseiller ou opérateur funéraire.

« Y a un mort à la maison, si le cœur vous en dit
Venez l’pleurer avec nous sur le coup de midi... »

La médicalisation de la fin de vie éloigne aujourd’hui très souvent les mourants de leur demeure. La plupart des défunts décédés chez eux rejoignent rapidement une chambre funéraire. Le rapport à la mort a changé, les rites et les croyances aussi, et les vivants s’empressent souvent à mettre à distance le corps du défunt.
Il était autrefois d’usage de mourir (comme de naître) à son domicile. Cette coutume perdure encore principalement dans certaines campagnes, à défaut, le corps est rapatrié vite à la maison. Sitôt que la cloche de l’église a sonné le glas et que la nouvelle s’est répandue, il s’en suit la traditionnelle visite au mort par la quasi totalité des gens du village pour un dernier adieu. Les rares exceptions dont souffre cette règle concernent de vieilles fâcheries, survivances peut-être d’histoires de partage ou de querelles électorales. Encore que, devant Dieu, il ne s’agit pas de faire le Malin.
Pour rester dans l’impertinence et l’humour caustique de Brassens, ce témoignage de compassion envers la famille endeuillée était parfois mu aussi par un soupçon de curiosité malsaine. C’était en effet l’occasion de découvrir l’agencement d’un intérieur inconnu et quelques signes cachés de « richesse », une belle armoire rustique, une batterie de cuivres ou d’étains, avec toutes les déductions et commentaires que je vous laisse supposer.
Dans le film Ceux qui m’aiment prendront le train de Patrice Chéreau, l’une des dernières volontés du défunt Jean-Louis Trintignant est d’être inhumé à Limoges, berceau de la famille. Ainsi, « ceux qui l’aiment » prennent le train gare d’Austerlitz pour Limoges : les vrais amis et les faux-jetons, les héritiers légitimes et les non légitimes, la famille naturelle et non naturelle, les amants et les amis des amants. Le cinéaste mettait en scène avec beaucoup de finesse cynique les vieilles rancœurs, les faiblesses et les mesquineries, les disputes sans objet qui resurgissent alors que tous se rassemblent autour du cercueil. Il y a des familles qui ne se réunissent qu’aux enterrements.

« Quand les héritiers étaient contents
Au fossoyeur, au croqu’-mort, au curé, aux chevaux même
Ils payaient un verre … »

Il est toujours de tradition à l’issue des obsèques de préparer une collation pour les membres de la famille et les amis proches, surtout ceux qui sont venus de loin : un moment bref mais apaisant pour ceux qui vont devoir affronter l’absence et la solitude.
J’ai connu le temps conté par Brassens où l’assistance se retrouvait au café du village. Plus on s’éloignait des tables occupées par les proches du défunt, plus régnait une atmosphère de réjouissance. Certains attendaient avec impatience le départ du curé pour commander une ch’tiote goutte. Finalement, n’appliquaient-ils pas à la lettre la recommandation du grand Jacques Brel que Le Moribond de sa chanson soit enterré dans la liesse : « J’veux qu’on rie, j’veux qu’on danse, j’veux qu’on s’amuse comme des fous. J’veux qu’on rie, j’veux qu’on danse quand c’est qu’on m’mettra dans l’trou. » ?
J’en ai vu défiler des corbillards depuis la fenêtre de ma maison d’école (voir billet du 17 décembre 2008) qui se trouvait sur le trajet entre l’église et le cimetière. Je me souviens du claquement des sabots, des « brioches chaudes » comme écrivait Pagnol, qui jonchaient la chaussée après le passage des chevaux, des mines de moins en moins éplorées, derrière la famille, à mesure que s’écoulait le cortège.
Elles ont fait leur temps les belles pom pom pom pom pom pompes funèbres des vingt ans de Brassens. Notez que pour marquer la tarentelle enjouée de sa chanson, il emprunte les onomatopées souvent utilisées pour fredonner La marche funèbre, une sonate pour piano, de Chopin. Quand on vous dit que la musique de Brassens est bien loin d’être anodine !
Bientôt, les automobiles remplacèrent les véhicules hippomobiles avec des conséquences imprévues que l’ami Georges se complait à stigmatiser : « On s’aperçut qu’le mort avait fait des petits … » Pour le « pornographe du phonographe », la mort ne porte pas atteinte aux facultés génétiques. Il s’agit même d’un clin d’œil aux chansons paillardes qu’il adorait et qu’il reprit dans les Quat’z’arts :

« Et les bonshomm’s chargés
De la levée du corps
Ne chantaient pas non plus
Saint Eloi bande encore »

Ainsi que dans son excitante Fernande :

« À l’Etoile où j’étais venu
Pour ranimer la flamme
J’entendis ému jusqu’aux larmes
La voix du soldat inconnu :
Quand je pense à Fernande,
Je bande … »

Pour l’Oncle Archibald, Georges, égrillard, mettait la mort en scène sous les traits d’une fille de joie :

 «… Oncle Archibald, coquin de sort !
Fit, de Sa Majesté la Mort
La rencontre

Telle un’ femm’ de petit’ vertu
Elle arpentait le trottoir du
Cimetière
Aguichant les hommes en troussant
Un peu plus haut qu’il n’est décent
Son suaire. »

Quelques années plus tard, Brassens fut le témoin direct d’une anecdote qui aurait pu faire l’objet d’un couplet de ses truculentes funérailles d’antan. Elle survint alors qu’il se rendait au cimetière de Cachan, à l’enterrement de René-Louis Lafforgue, l’auteur de Julie la rousse un grand succès de l’époque. La voici relatée par son secrétaire particulier, le fameux Gibraltar : « En conduisant Georges, je me suis trompé de chemin. On suivait un corbillard et, à un moment donné, Georges voit sur un panneau « Paris 3 kilomètres ». Il me demande : « Pierre, es-tu bien sûr que c’est Lafforgue ? » J’avais suivi un autre corbillard. J’ai donc fait demi-tour et tous ceux qui nous suivaient, au moins vingt voitures, en ont fait autant ! »
Voilà ce que c’est que d’emporter les trépassés jusqu’au diable vauvert ! L’origine de l’expression qui évoque une contrée très éloignée, fait débat. Tous les Vauvert de France, la cité gardoise en tête, se l’approprieraient volontiers ; il semblerait qu’elle remonte en fait au Moyen-Âge et au château de Val Vert, à proximité de Paris, où des actes blasphématoires étaient commis. Saint Louis décida de purifier l’endroit en y créant un couvent.

Corbillard blog 4

La réalité tutoie parfois la fiction : s’agit-il d’un fan sétois de Brassens ou une façon gardoise d’aller au diable, voici en tout cas le curieux chargement d’un touriste languedocien croisé sur une route de Corse !

cercueil affabuloscope blog

Quant à ce cercueil à roulettes, fruit de l’imagination de Claudius de Cap Blanc, génial affabulateur (voir billet du 18 juin 2013) du Mas d’Azil, il pourrait bien illustrer littéralement l’expression rouler à tombeau ouvert, c’est-à-dire à une vitesse trop grande mettant en péril sa vie. Datant de la fin du XVIIIème siècle, elle était employée à l’époque avec le verbe galoper, cheval oblige.
Au fait, il existe un musée du Corbillard, qui paraît-il n’engendre pas la mélancolie, à Cazes-Mondenard, un petit village du Tarn-et-Garonne. Il n’est pas impossible d’ailleurs que l’attelage funéraire qui transportait les défunts autrefois dans votre commune, y passe une paisible retraite.
Lors de mes promenades ariégeoises, j’ai vu un autre corbillard de nos grands-pères sous le porche de l’église de Roquefixade.

Corbillard blog 3

Qui sait si ces véhicules funéraires de jadis ne retrouveront pas une nouvelle jeunesse avec une hypothétique prise de conscience écologique, encore que la tendance soit à l’incinération.
Bien avant Brassens, Verlaine manifesta une gaieté iconoclaste de la même veine dans son sonnet « saturnien » L’Enterrement.

« Je ne sais rien de gai comme un enterrement !
Le fossoyeur qui chante et sa pioche qui brille,
La cloche, au loin, dans l’air, lançant son svelte trille,
Le prêtre en blanc surplis, qui prie allègrement,
L’enfant de chœur avec sa voix fraîche de fille,
Et quand, au fond du trou, bien chaud, douillettement,
S’installe le cercueil, le mol éboulement
De la terre, édredon du défunt, heureux drille,
Tout cela me paraît charmant, en vérité !
Et puis, tout rondelets, sous leur frac écourté,
Les croque-morts au nez rougi par les pourboires,
Et puis les beaux discours concis, mais pleins de sens,
Et puis, cœurs élargis, fronts où flotte une gloire,
Les héritiers resplendissants ! »

Manière de trinquer respectueusement, Brassens cogna ses vers en récitant L’enterrement de Verlaine écrit par Paul Fort, un autre poète.

https://www.dailymotion.com/video/x4sinn

Le Bibi la Purée évoqué était un compagnon fidèle de Verlaine. Figure trouble de Montmartre, toujours entre deux vins ou deux absinthes, il s’était spécialisé dans le vol de parapluies et le cirage des pompes … pas funèbres celles-ci !
Par la suite, Brassens enregistra une version chantée du poème en utilisant la musique de sa Marche nuptiale.

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Après la mort de sa maman, en 1962, puis de quelques amis, sa Jeanne notamment, le temps des « vrais enterrements » vint pour l’ami Georges. Il continua souvent à taquiner la mort de sa verve poétique mais avec sans doute moins d’insouciance, comme ici dans Le Grand Pan :

« Et quand fatale sonnait l’heure
De prendre un linceul pour costume
Un tas de génies l’œil en pleurs
Vous offraient les honneurs posthumes.
Pour aller au céleste empire,
Dans leur barque ils venaient vous prendre.
C’était presque un plaisir de rendre
Le dernier soupir.
La plus humble dépouille était alors bénie,
Embarquée par Charon, Pluton et compagnie.
Au pire des minus, l’âme était accordée,
Et le moindre mortel avait l’éternité.

Aujourd’hui ça et là, les gens passent encore,
Mais la tombe est hélas la dernière demeure
Les dieux ne répondent plus de ceux qui meurent.
La mort est naturelle, et le grand Pan est mort.

Et l’un des dernier dieux, l’un des derniers suprêmes,
Ne doit plus se sentir tellement bien lui-même
Un beau jour on va voir le Christ
Descendre du calvaire en disant dans sa lippe
 » Merde je ne joue plus pour tous ces pauvres types.
J’ai bien peur que la fin du monde soit bien triste. »

Aïe aïe aïe, on partira avant, hein ?
Brassens chanta également avec légèreté et humour la Ballade des cimetières, en souvenir peut-être des visites qu’il effectuait dans son enfance avec sa mère, tous les jeudis, sur la tombe de son premier époux. Il faisait le tour des grandes nécropoles de la capitale. J’eus l’occasion de vous en évoquer deux dans mes billets Le cimetière du Père-Lachaise musical(e) (12 novembre 2008) et Rameaux au cimetière Montmartre (1er avril 2012).

« J’ai des tombeaux en abondance
Des sépultur’s à discrétion
Dans tout cim’tièr’ d’quelque importance…
À la vill’ comme à la campagne,
Partout où l’on peut faire un trou,
J’ai mêm’ des tombeaux en Espagne
Qu’on me jalouse peu ou prou … »

Il se lamentait juste qu’il n’en ait pas au cimetière du Montparnasse à quatre pas de (sa) maison, au fond de l’impasse Florimont.
N’y voyez surtout pas un quelconque goût pour la morbidité, j’aime parfois flâner et méditer dans ces lieux de mémoire. L’erreur serait de croire que les cimetières ne sont faits que pour les morts. On y a rendez-vous, dans une sorte de jeu de piste à travers les « divisions », avec l’Histoire de grands hommes et beaucoup d’histoires de gens humbles. On est confronté à une esthétique de la statuaire, on découvre la langue des disparus à travers une épitaphe.
C’est ainsi qu’en ce début d’après-midi du mois d’août, je pousse la grille du petit cimetière qui entoure l’église paroissiale. Je ne sais pas si vous avez remarqué, les grilles des cimetières de campagne grincent toujours comme pour alerter leurs habitants de l’arrivée d’un visiteur ! Comme dans une chanson de Trenet, je crains d’indisposer les hôtes de ce lieu et que l’un d’eux se manifeste : « Ça fait une éternité pourtant qu’on dit au maire de faire réparer cette fichue grille ! » Je pense à Antoine Blondin et à un passage de son roman L’Humeur vagabonde : « Le Père Lachaise est un lieu très poétique. C’est un cimetière où l’on sait vivre… J’ai vu tout de suite que ce cimetière n’était pas comme les autres, pas comme celui de notre village par exemple, qui est situé derrière le tennis, et d’où une main invisible vous renvoie la balle chaque fois qu’elle passe par-dessus le mur … »
Avec les poètes, il s’en passe de belles, même l’amour règne encore au cimetière. Ainsi, Brassens dans sa Supplique pour être enterré à la plage de Sète :

« Et quand prenant ma butte en guise d’oreiller
Une ondine viendra gentiment sommeiller
Avec moins que rien de costume
J’en demande pardon par avance à Jésus
Si l’ombre de ma croix s’y couche un peu dessus
Pour un petit bonheur posthume »

Ou encore Trenet dont Georges connaissait toutes les chansons, presque mieux que son auteur :

« Mam’zelle Clio
Je suis bien mort quoi qu’on en dise
Oui mais le diable m’a permis
De revenir toutes les nuits
Dormir avec vous sans vous faire peur
Caresser vos cheveux toucher votre cœur vous dire à l’oreille
 » Je t’aime chérie je t’aime et j’en meurs « 
Et tirer les poils du petit cocu qui veille
La commode qui grince un bruit sur le toit
Le lit qui gémit c’est moi dans le bois ma brune
Je suis courant d’air et rayon de lune
J’ai l’éternité pour chanter tout bas
Je dors avec toi »

Pour vous consoler ou vous rassurer, Brassens n’était malgré tout pas pressé de partir :

« S’il faut aller au cimetière,
J’ prendrai le chemin le plus long,
J’ ferai la tombe buissonnière,
J’ quitterai la vie à reculons…
Tant pis si les croque-morts me grondent,
Tant pis s’ils me croient fou à lier,
Je veux partir pour l’autre monde
Par le chemin des écoliers.
Je veux partir pour l’autre monde
Par le chemin des écoliers.
Avant d’aller conter fleurette
Aux belles âmes des damnés… »

Et comme chacun de nous en ce jour de Toussaint, il pensa, plus classiquement, à nos chers disparus en mettant en musique quelques strophes d’un poème de Lamartine :

« C’est l’ombre pale d’un père
Qui mourut en nous nommant
C’est une sœur, c’est un frère
Qui nous devance un moment
Tous ceux enfin dont la vie
Un jour ou l’autre ravie,
Emporte une part de nous
Murmurent sous la pierre
« Vous qui voyez la lumière
De nous vous souvenez vous? » … »


Je ne vous ai pas dit mais mon nom de famille en anglais signifie un cercueil. N’avancez cependant aucune hypothèse psychanalytique pour expliquer le thème de ce billet. Seule une pensée pour nos proches de cœur ou d’esprit qui se sont absentés pour l’éternité dont l’ami Georges fait partie, m’a guidé en ce jour particulier.

Publié dans:Poésie de jadis et maintenant |on 1 novembre, 2015 |4 Commentaires »

Leny Escudero est mort

Leny Escudero

Fin de l’amourette !
Leny Escudero est mort aujourd’hui, un 9 octobre, comme le grand Jacques Brel.
En ce jour de tristesse, je ne saurais rien ajouter au long billet que je lui avais consacré le 14 mars 2012. Il était empreint de ma profonde sympathie pour l’artiste et l’homme engagé.
http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/14/ay-leny-escudero-rum-balarum-balarum-bam-bam/
Adieu l’ami !

Le Monument à l’Immigré(e)

J’ai profité d’un pont de mai pour visiter le Viaduc du Livre.
Il s’agissait d’une manifestation de l’association l’Autre Livre à l’occasion de laquelle une vingtaine d’éditeurs indépendants présentaient leurs publications dans les élégants locaux voûtés du Viaduc des Arts, un ensemble d’ateliers des métiers d’art installé en lieu et place de l’ancien viaduc qui reliait autrefois la voie ferroviaire de la gare de la Bastille à Vincennes.

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Battant en brèche les groupes industriels de distribution et les géants du numérique, l’Autre Livre propose une conception militante avec la défense de l’exception culturelle, de la pluralité et de la diversité dans l’édition.
N’y avait-il pas meilleure illustration, en ce jour férié du 8 mai, que de partir à la rencontre d’un de ses valeureux adhérents ?
Et, plutôt qu’appeler Jeanne d’Arc au secours, j’ai préféré ranimer la flamme citoyenne devant Le Monument à l’immigré(e) en compagnie de son auteur Per Sørensen.

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Mes lecteurs assidus connaissent déjà Per, écrivain poète danois dont j’ai loué la plume à plusieurs reprises (voir billets des 9 mars 2013, 2 juillet 2014 et 1er février 2015) au gré de ses publications.
Il m’accueille à la porte de la librairie éphémère, foulant sur le trottoir quelques mots dessinés comme une légende : Lire entre les lignes, ailleurs … C’est presque un viatique récurrent dans ses recueils de poésies, contes et haïkus.
J’ai hâte de m’incliner devant son élégant édifice littéraire, son « autre livre », ou plus justement encore son « livre autrement ». Car, en effet, Per l’a conçu artisanalement de A jusqu’à Z : le poème bien sûr mais aussi les illustrations, jusqu’à la conception et la fabrication elle-même de l’objet-livre dans un format à l’italienne.
Les images datent des années 1970 au temps où il envisageait de se consacrer à la peinture parallèlement à son activité de sérigraphie, les paroles sont des années 1990 : « Du vieux vin dans des bouteilles neuves » déclare Per avec humour, s’empressant d’ajouter … « Mais il fallait que ça soit fait » ! L’actualité criante de notre époque avec la grave crise identitaire que connaît notre société, l’impose à l’évidence.
L’idée essentielle véhiculée dans le poème est que le travailleur migrant a beaucoup donné à son « pays d’accueil », plus qu’il n’en a reçu.
En feuilletant l’ouvrage (« de la belle ouvrage » au sens noble du beau travail d’artisan), en faisant le tour du Monument en somme, plusieurs illustrations éclairent immédiatement le propos, et pour commencer, de manière répétitive, un collage directement inspiré de la série de tableaux de Pieter Brueghel dit l’Ancien sur la Tour de Babel (selon que vous souhaiteriez admirer la « Grande » ou la « Petite », il faudra vous rendre à Vienne ou Rotterdam !).
L’histoire de cette Tour est un épisode biblique. Selon les traditions judéo-chrétiennes, peu après le Déluge, le roi Nemrod, régnant sur les descendants de Noé, eut l’idée de construire à Babylone une tour suffisamment haute pour toucher le ciel et ainsi atteindre Dieu. Mais on ne défie pas Dieu comme ça et celui-ci, pour punir l’orgueil des humains, créa la diversité des langues afin qu’ils ne se comprennent plus, et les dispersa partout sur terre. La construction cessa et la Tour de Babel devint, ce qu’elle était certes déjà ( !), un mythe, et métaphoriquement une entreprise vouée à l’échec. Ce qui est bien réel, par contre, c’est la confusion et les polémiques que les langues suscitent ces jours-ci dans la nouvelle réforme du collège (langues mortes et classes bilangues) !
Un édifice vaguement penché, une architecture de galeries voûtées ne menant nulle part, un chantier ne semblant pas progresser de façon logique avec des constructions neuves surmontant des ruines, Brueghel traduit plastiquement et métaphoriquement le déséquilibre, l’irrationnel et l’absurde.

Babel Brueghel blogmonument immigré 3

Pour symboliser son propos, Per revisite l’œuvre du peintre flamand en remplaçant, au pied de la tour, Nemrod, l’architecte et les tailleurs de pierre, par un amoncellement de valises, et en coiffant l’édifice, au-dessus des nuages, d’un pavillon en construction.
La valise est la compagne incontournable de celui qui est expulsé ou part dans un autre pays pour travailler, pour fuir des guerres, des dictatures, des pogroms, quoique les chaînes de télévision distillent quasi quotidiennement des images de migrants sans bagages, les mains dans les poches vides, entassés sur des rafiots de fortune entre Libye et Italie.
Qu’elle soit en carton ou en osier, baluchon, sac, besace, panier, portée à bout de bras, sur la tête ou à l’épaule, dans le dos ou en stand by au sol, la valise est omniprésente dans les illustrations de Per.

monument immigré 1 1

Légendée « valise militante », elle est d’ailleurs l’un des objets cultes exposés à la Cité nationale de l’histoire de l’immigration sise au bout de l’avenue Daumesnil, à quelques enjambées du Viaduc.
Certes caricaturale, La valise en carton constitua aussi, dans les années 1980, un succès de librairie avec l’autobiographie de la chanteuse portugaise Linda de Suza évoquant son départ de son Alentejo natal pour la France.
Pour emprunter encore à la chanson et pasticher Charles Aznavour, il me semble que la misère de l’exil est moins pénible au soleil des couleurs souvent vives des dessins et peintures de Per. Il tire peut-être son inspiration picturale de l’île Maurice dont sa regrettée épouse était originaire, voire aussi des fresques empreintes de réalisme social du peintre mexicain Siqueiros dont il est un grand admirateur. Les teintes saturées expriment quelque part l’optimisme qu’apporte, contre vents et marées, le travailleur migrant.
Ses images éveillent des sons et j’imagine trottant dans la tête de ses personnages aux visages fermés par les peines et les douleurs, quelques notes de Sodade, sublime et poignante chanson de la regrettée artiste cap-verdienne Cesaria Evora, traitant de la séparation.

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« Si tu m’écris
Je t’écrirai
Si tu m’oublies
Je t’oublierai
Jusqu’au jour
De ton retour… »

La musique est d’ailleurs la clé (de sol ?) pour l’ouverture du Monument avec les paroles de rondes enfantines déclinées en plusieurs langues.

« Yo tengo un castillo
matarile-rile-rile …

Ah mon beau château
Ma tant’tire lire-lo… »

« Ma maison préserve, couvre mon dénuement, ma nudité », c’est la traduction de Daré mester âré, un proverbe séfarade transmis oralement de générations en générations depuis, peut-être, l’expulsion des Juifs d’Espagne en 1492. « Manger et boire si l’on est invité quelque part (fusse chez le roi) est peu de chose auprès de l’indépendance que procure sa propre maison où l’on est libre de faire ce que l’on veut, d’aller et venir à sa guise sans avoir de compte à rendre à qui que ce soit » … en somme, le pavillon en construction au sommet du Monument, le rêve que finit par assouvir l’immigré(e) de Per.

« Faim garda
Ventre plein gardera-t-il
les outils propres et libres
du cancer de la rouille ? »

Comment ne pas rapprocher ces vers de Per, d’un autre objet culte visible au musée voisin de l’histoire de l’immigration, la truelle usée, rouillée de Luigi Cavanna, le père du regretté écrivain François Cavanna auteur du si beau roman autobiographique Les Ritals, l’outil de maçon hautement symbolique de tous les bâtisseurs, au-delà de leurs propres pavillons, de la France elle-même.
Car ces immigrés ont dessiné le visage de la France. Leurs histoires individuelles ou collectives participent de l’Histoire de France.
Les vagues migratoires qui ont déferlé sur notre sol depuis la fin du dix-neuvième siècle avec la première révolution industrielle, sont les produits de nos propres nécessités, de nos besoins : nos voisins belges pour l’industrie textile du Nord, les Italiens dans l’industrie lourde de l’Est, les Polonais dans les mines, les Espagnols, les Portugais, les Maghrébins au lendemain de la seconde guerre mondiale. Cette immigration ouvrière a construit l’équivalent d’un logement sur deux, d’une machine sur sept, de 90% de nos autoroutes, a participé aux grandes luttes sociales. Elle continue l’histoire dans la construction des grands stades, dans les entreprises du bâtiment et travaux publics.
Ces immigrés (qu’on appelait autrefois étrangers) ont contribué aussi à l’Histoire de la nation en la défendant par les armes. Rappelons-nous les cent mille soldats africains de la première armée de Jean de Lattre de Tassigny, des tirailleurs sénégalais, des spahis, des goumiers dans le débarquement en Provence.
Rappelons-nous l’organisation de la MOI (Main-d’œuvre immigrée), des résistants juifs, arméniens, des martyrs de l’Affiche rouge en mémoire desquels Aragon écrivit son poème, Strophes pour se souvenir :

« … Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L’affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu’à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l’heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents… »

Tous ces gens ont versé leur sang pour sauver Le corps de la France pour reprendre le titre du beau livre de Michel Bernard.
Certains encore, par leur talent et leur réussite, ont fait la gloire de la France dans les sciences (Marie Sklodowska-Curie, prix Nobel de chimie), les arts, la chanson, le sport.
Comment donc cautionner les vieux discours d’extrême-droite voulant faire croire que les difficultés que vivent les citoyens de notre pays seraient essentiellement la faute de ceux qui viennent d’ailleurs pour travailler. On voit bien les richesses qu’ils ont apportées d’un point de vue économique et culturel …

« En tirant un pays
dit « pays d’accueil »
du bourbier défaitiste de sa léthargie économique. »

Pour comprendre le projet de « l’architecte littéraire » Per Sørensen pour dresser son Monument, pierre par pierre poétiques, il suffit de relire Les verbes auxiliaires qu’il conjugue si bien dans un précédent recueil Étoiles et yeux rouges, Incantations dans une enclave de paix précaire :

« « Peuples
quelles sont vos aspirations ? »

Être

fil de chaîne et
fil de trame
indispensables
au tissage du tissu collectif
et en même temps

Avoir

un tel tapis
(plus petit)
cache-misère
de lino ébréché
et géométrie
si aboutie
que la pensée peut y voyager
dans l’infini

être
et
avoir

une porte
à soi
à ouvrir
et à fermer

sur ces tapis »

J’ai souvent avoué humblement qu’à la première lecture, je ne comprends pas forcément grand-chose des vers surréalistes de Per … avant que, par une étonnante alchimie, le puzzle des mots et des idées ne s’ordonne progressivement.
Je n’ai d’ailleurs aucune raison de m’inquiéter de mes capacités de compréhension. Le poète dramaturge Thomas Stearns Eliot, prix Nobel de littérature en 1948, disait que la poésie peut être transmise avant d’être comprise.
De même, à certains de ses lecteurs qui lui rappelaient combien sa poésie était prétendument hermétique, le poète congolais Tchicaya U Tam’si leur opposait cette réponse en forme de boutade : « Les clés sont sur la porte. C’est-à-dire dans les titres ». En ce lendemain de fête des Mères, qu’il est magnifique celui de ses œuvres complètes éditées chez Gallimard : « J’étais nu pour le premier baiser de ma mère » !
Le poète dont l’écriture s’inscrivait dans la décolonisation et la lutte contre le racisme et les discriminations, complétait en forme de démonstration implacable : « N’est-ce pas un mauvais procès que l’on me fait, une forme de censure en décrétant que j’étais hermétique. Et voilà que j’émeus les incultes, les analphabètes – par quel miracle ? »
Bien que Dieu ait créé la « confusion » en divisant les hommes avec la multiplication des langues, Per Sørensen possède la faculté de « parler en langues » comme le glossolale et d’écrire la langue étrange et étrangère de la poésie.

« Sur un terrain
infesté
de bouts de planches lardées de clous
(lits de fakirs !)
et de câbles dénudés sous tension
(aspics phalliques fatals !)

ils l’ont construit

Fierté nue … »

… leur pavillon, leur monument !
Per n’impose pas. Pire peut-être (!), en fait mieux, il inocule insidieusement, non pas son venin mais son sérum poétique et politique en nous racontant la véritable Histoire de l’Immigré(e) à travers des bribes d’histoires souvent vues ou vécues, de détails parfois observés.

MonumentImmigréblog2

Comme souvent dans son propos, il s’intéresse aux humbles, aux modestes, ces sans grades qui ont apporté laborieusement leur pierre à l’édifice de notre pays dans lequel ils ont aussi bâti LEUR pavillon : une construction poétique à double niveau qui émeut et donne à réfléchir, à se souvenir.

« … Trop occupés
pour s’asseoir
dans leurs propres fauteuils obèses
(leur réponse cinglante
aux sièges en fer inhospitaliers
délibérément dissuasifs
castrateurs inavoués
des Offices des Migrants),
trop fatigués
pour s’asseoir et voir
dehors
les corolles miraculeuses
des mirabilis/belles-de-nuit
s’ouvrir au ralenti au crépuscule
ils l’ont érigé
(personne d’autre ne le fera) … »

Un attendrissant dessin atteste que son auteure, une jeune collégienne de sixième, en l’occurrence la fille de l’écrivain, vit éclore les belles de nuit.

monument immigré 1

Les 16 et 17 août 1893, à Aigues-Mortes, des ouvriers italiens de la Compagnie des Salins du Midi furent massacrés par des villageois et ouvriers qui les qualifiaient de « voleurs de travail. » Cinq ans plus tard, naissait la Ligue de la patrie française, d’orientation nationaliste, dans le cadre de l’affaire Dreyfus …
Il y a toujours eu des controverses, des peurs, des démagogues pour attiser les braises. Plus d’un siècle est passé, et le vent de la haine souffle encore.
Je préfère le zéphyr poétique de Per Sørensen. Son Monument à l’immigré(e) est œuvre utile.

« Sur un terrain infâme
(mais moins cher !)
envahi de broussailles bizarres
que seul le Sud sait comestibles
cuisinables
ils l’ont construit … »

Vous commencez à me connaître, mes papilles s’éveillent vite.
Surtout qu’à quelques tables du stand de mon ami poète danois (mais lui, c’est un immigré de luxe, reconnaît-il !), je déniche un savoureux bouquin : Goutte-moi ça ! Les recettes « faites ici » des habitants de la Goutte d’or (éditions Les Xérographes).
J’ai déjà faim des dolmasi farcies de Naïma, du guizado de Teresa et de son père ou du tiéboudiène de Salif. Les nombreuses recettes concoctées par les habitants du quartier métissé témoignent que l’histoire de l’immigration en France s’écrit aussi derrière les fourneaux.
Pour partager la soupe de l’amitié parisienne, j’invite pour conclure ce billet en musique l’ami Michel Dréano. Il doit passer ce soir au Viaduc. À cette heure-ci, il se dore (peut-être encore) à la Goutte d’or :

Issu de parents bretons immigrés de l’intérieur, Michel se compare « à un griot-baladin contant le voyage, l’exil, l’amour et le combat pour le droit de vivre dans la dignité et le respect des différences culturelles ».

« C’était un ouvrier, il faisait le gros dos
Contre la drôle de guerre du quotidien blafard et stérile
Il avait quatre enfants
Et une femme volubile,
Il ramenait du boulot, Entrecôtes et bavettes,
Tournedos …
Ses journées de congé, il les passait à dormir
Car il faut récupérer et puis il y a la télé
Le bestiaire de ses rêves, personne ne le connaissait
Songeait-il aux pandas, aux phoques ou aux lapins ?
Il se mettait parfois à peindre le dimanche
Ou mitonnait des plats, soignant les garnitures
Dans son trois-pièces cuisine des boulevards de ceinture
Cet homme-là c’est mon père … »

Je ne peux que vouer une sympathie toute particulière à un artiste qui compte dans sa discographie une chanson sur un Vieil encrier d’encre violette !
Plus sérieusement, dans son cursus universitaire, outre des études littéraires, on relève un master 2 de recherche en sociologie et anthropologie des migrations (tiens donc !).
J’emprunte à son site : « Journaliste, enseignant, réalisateur de documentaires, Dréano a toujours cherché les raisons de croire à la fraternité dans les banlieues du XXIème siècle ainsi que dans “ses” villes mythologiques. De laveries automatiques en épiceries arabes. De gares désaffectées en jardins ouvriers. De Paris à Belfast. De Venise à Saint-Denis. D’Hollywood à Belleville. De New York à Montreuil. … Ses mélodies, ses rythmes et ses guitares acoustiques nous entraînent dans des univers multiples, où les climats musicaux (folk-jazz, blues-funk et parfois latinos) colorent, du sépia au fluo, ses carnets de voyage dans les villes du monde occidental. »
Je m’en vais faire un tour de circonstance avec « Michael Dream » dans la Blue City :

L’histoire de l’immigration n’est pas une histoire périphérique, ni juste au-delà du périph’. Peu enseignée, mal connue, c’est bien que des artistes nous apportent leurs lumières. Pourquoi pensé-je à l’immense Bernard Dimey (j’ai évoqué sa mémoire dans un récent billet du 3 mars 2015) et son tendre poème sur L’enfance, la sienne, dans sa petite ville de Haute-Marne, Nogent ex en Bassigny ? :

« Il reste de tout ça quelques mots, des images …
… Un grand nègre jovial, sans doute anthropophage
Qui venait du Cap-Vert et je songe aujourd’hui
Qu’il avait des enfants blonds comme la Norvège,
Aux yeux bleus de vikings, le monde est si petit…
Négatif absolu d’un bonhomme de neige.
Il est peut-être mort et moi je suis parti … »

Le monument à l’immigré(e) de Per Sørensen
34 pages et 8 illustrations en couleurs par l’auteur
Collection : Poésie
Éditeur : http://www.lautrelivre.fr/editeur/toubab-kalo
Prix éditeur : 15,00 €
L’auteur Per Sørensen sera présent (sous le sigle de TOUBAB KALO) et dédicacera ses ouvrages, samedi 27 juin 2015 de 10h à 21h et dimanche 28 juin 2015 de 10h à 20h au 9ème salon des éditeurs indépendants du quartier latin. Lycée Henri IV. 23 rue Clovis. Paris 5ème.

Pour mieux connaître Michel Dréano et découvrir son univers: http://micheldreano.org/

Les Haïku Gags de Per Sørensen

Haïku ! Il ne s’agit ni du cri poussé par l’acteur Bruce Lee lors d’une de ses figures martiales, ni de la célèbre danse rituelle maori que les All Blacks, les rugbymen néo-zélandais, interprètent au coup d’envoi de leurs matches.
Le haïku est une forme littéraire poétique d’origine japonaise dont la paternité est attribuée au poète du dix-septième siècle Matsuo Bashō. Traditionnellement, il est composé de 17 mores (unités sonores plus fines que nos syllabes) réparties en trois segments 5-7-5.
Ce poème extrêmement bref vise à exprimer l’évanescence des choses, l’instant fugitif, sans avoir recours à la rime. Dans la tradition japonaise, il doit obligatoirement posséder une référence (kigo) à une saison ou à la nature (neige, fleurs, travaux des champs) et comporter une césure.
La calligraphie traditionnelle verticale ajoute une note d’esthétisme incontestable. Elle devient alors poésie de décoration, ainsi sur les murs, sous forme de kakemono (rouleau peint).
La personne écrivant des haïkus est appelée haïjin ou haïdjin, n’imaginez pas, par vague homophonie, que derrière elle, se cache un quelconque terroriste littéraire, pas plus qu’un hacker.
Pour notre compréhension d’occidentaux cartésiens, quitte à faire rire jaune les puristes du soleil levant, le haïku est globalement un tercet, donc trois vers, de 17 syllabes réparties en 5/7/5.
Il suscite un véritable engouement dans notre société actuelle axée sur la fugacité et la consommation. Il est vrai que ce très court poème, par sa lecture et son écriture, a de quoi séduire, tellement il s’inscrit parfaitement dans notre rythme de vie au même titre que les sms et les tweets, ces messages limités à 140 caractères diffusés via le réseau social Twitter. Fusion d’une tradition ancestrale et de la technologie moderne, on organise même des concours de twit’haïku.
Il y a un siècle, le haïku connut chez nous un certain succès dans des circonstances qu’on ne soupçonnerait guère. En effet, des Poilus poètes sacrifièrent dans les tranchées à ce genre littéraire pour témoigner de l’horreur de la guerre 14-18. En voici quelques-uns qui se dispensent de commentaires :

Front troué, sanglé dans la toile de tente,
Sur son épaule un camarade l’emporte :
Triste viande abattue… qu’une mère attend.
*
Retenu par le poids du sac, à la renverse
Sur la pente gluante,
Il gigote, hanneton comique et pitoyable.
*
Hier sifflant aux oreilles,
Aujourd’hui dans le képi,
Demain dans la tête
*
La mort a creusé sans doute
Ces gigantesques sillons
Dont les graines sont des hommes.
*
Faces fauchées, mufles exsangues,
Chair horrifique et pitoyable,
Que jamais plus des mains de femme n’aimeront.

Leur auteur est Julien Vocance (1878-1954), de son vrai nom Joseph Seguin, qui écrivit ses recueils de haïkus Cent visions de guerre et Fantômes d’hier dans l’horreur des tranchées.
Permettez que j’y associe cette « carte postale », ainsi intitule-t-il son poème, de Guillaume Apollinaire dont, excusez mon ignorance, j’ai découvert, lors d’une récente visite au Panthéon, qu’il figurait dans une liste d’écrivains morts sous les drapeaux. Très exactement, il mourut de la grippe espagnole deux jours avant l’armistice.

« Je t’écris de dessous la tente
Tandis que meurt ce jour d’été
Où floraison éblouissante
Dans le ciel à peine bleuté
Une canonnade éclatante
Se fane avant d’avoir été. »

Ce n’est pas un haïku. Cela tient plutôt de son ancêtre le tanka, bref poème japonais.
Dans le haïku traditionnel, le jour de l’An est considéré comme une saison à part entière et constitue souvent la référence indispensable ou kigo.
Ainsi, celui-ci du maître Matsuo Bashõ :

Jour de l’an
je revois que je suis aussi seul
qu’un jour d’automne

Et encore deux autres tirés de la littérature anglo-saxonne :

L’année nouvelle…
une pie retourne
une vieille feuille
*
L’aube
un arbre de Noël
pointe hors des ordures

Quelques jours plus tôt, éclatait la joie enfantine :

Matin de Noël
le bonheur court
en pyjama

D’ores et déjà, on constate à la lecture de ces petits bijoux poétiques que le haïku n’est pas un passe-temps mineur comme le sudoku (pour utiliser une homophonie facile) ! Comme dit l’autre, le haïku, c’est du sérieux !
« Le haïku est une école de discipline et de concentration en même temps qu’exercice de méditation. Il exige ascétisme de langage et patience dans l’œuvre ». Quelle virtuosité le poète manifeste pour, en trois vers si courts dans le temps et dans l’espace, exprimer avec spontanéité ses sentiments et la vie en général !
La forme du haïku a évolué sous l’effet de sa propagation, de sa popularisation, osons même dire son occidentalisation, au grand mécontentement des « gardiens du temple japonais ». Il faut bien, cependant, qu’ils comprennent qu’à l’instar des judokas Geesink, Douillet, Riner brisant l’hégémonie japonaise sur les tatamis, les européens peuvent pratiquer le haïku avec un art consommé (de shimeji, champignons japonais, plat n°52 sur la carte !).
Je galèje, je blague, je raille, pourtant selon les dictionnaires japonais, le haïku, à l’origine haïkaï, signifie littéralement drôlerie ou plaisanterie. Du coup, j’ai d’autant moins de scrupules à vous encourager à lire les Haïkus Gags de Per Sørensen.
J’ai déjà eu l’occasion d’encenser ce singulier septuagénaire, « danois du côté de ses parents, mauricien du côté de sa femme regrettée, français du côté de ses enfants » (ainsi se présente-t-il), qui inflige un cinglant camouflet aux pourfendeurs de l’immigration, en maniant la langue de Molière avec une jubilante virtuosité.
Quand il ne colle pas ses textes surréalistes aux photographies des People de JeanDenis Robert (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2013/03/09/ ) ou n’allume pas le feu-rire avec les aventures épicées de son lièvre Soungoula roi des piments (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2014/07/02/), Per nous cuisine, entre autres, de savoureux Haïku Gags, parfois plus gags que haïkus convient-il malicieusement.

Haikugag1 blog

Haikugagblog2

Son goût s’est développé, essentiellement, avec la lecture des haïkus de Kobayashi Issa (1763-1828), un des grands maîtres du genre. Ainsi, cite-t-il de mémoire celui-ci dont la métrique n’est pas respectée du fait de sa traduction :

L’arracheur de navets longs
montre le chemin
avec un navet long

Cependant, sa poésie débridée se sentant un peu à l’étroit, Per ne s’embarrasse pas en commettant quelques entorses aux règles drastiques originelles du haïku. Pour lui, par exemple, le comptage des syllabes est absurde, les différences entre la langue japonaise et le danois et/ou le français étant trop profondes.
Il revendique, comme pour sa propre identité, le métissage de ses haïkus, à l’exemple du sonnet (à l’origine italien puis français, élisabethain, castillan) de la Renaissance, et plus récemment du blues.
Foin d’une forme rigide voire rigoriste, il s’agit pour lui de « réalité concentrée ». L’important est de créer une atmosphère (atmosphère ? ses haïkus ont une gueule d’atmosphère ?), de faire surgir des formes, des couleurs, une musique, d’exhaler des odeurs.

« Peignez Babylone ! »
Peint en noir
Sur un mur noir

C’est un gag ? C’est surtout une chose vue vraiment qu’il me plait de mettre en exergue tant la filiation artistique est flagrante. Brassaï photographia les grattages laissés sur les murs urbains, l’un d’eux illustrant même la couverture de Paroles, le recueil de poèmes de Prévert.
Dans la veine surréaliste, Per griffonne avec humour ses petites observations de la vie quotidienne aux allures d’instantanés photographiques.

Le portable du p’tit vieux sonne
Il n’est pas seul au monde !
« Votre crédit a expiré »

Elles s’associent, s’opposent, s’appellent, se répondent parfois de page à page. Comme pour les trains, un haïku peut en cacher un autre :

Veut-il m’étrangler ?
Me demander le chemin ?
Parce que je suis vieux ?
*
« Un vieux !
Il saura me nouer ma cravate
Pour la photo d’identité ! »

La veine inspiratrice de Issa est proche, ainsi ce haïku du maître à placer en parallèle :

Il a remarqué que j’étais un vieillard
le moustique siffle
tout près de mes oreilles

« Faut-il en rire, fait-il envie ou bien pitié ? Je n’ai pas le cœur à le dire … »
Per conceptualise l’anecdote pour faire naître l’émotion. Sans fioritures, dans une langue concise, il interpelle le lecteur, l’invitant à prolonger sa réflexion.
Il capte l’air du temps d’une plume tendre et féroce à la fois :

Balance du supermarché
Un client pèse
une carotte
*
Le réalisme des tremblements
du mendiant grimé
mérite une pièce
*
Noël dans le métro
Même les SDF
portent des bonnets de Père Noël
*
Trois maigres pêcheurs
sur une barque
Deux SDFs et un héron

En ces temps de crise, notre haïkiste, militant à la profonde conscience de classe, parle plus de la souffrance sociale que de la beauté de la nature exaltée par les maîtres japonais, encore que :

Un bourdon sur la vitre ?
Non. Quelque part
on soude à l’arc
*
Superbes coquelicots
je vous ai emmenés chez moi
vous voilà déjà moches
*
Le feuillage du marronnier
a la forme
de l’Afrique

Quelque part, ses haïkus fredonnent ce presque refrain de Cora Vaucaire et Yves Montand :

Trois petit’s notes de (rhétorique)
Qui vous font la nique
Du fond des souv’nirs,
Lèv’nt un cruel rideau d’scène
Sur mill’ et un’ peines
Qui n’veulent pas mourir.

La musique qui s’est envolée du couplet, s’invite ailleurs subrepticement chez Per :

Restés au lit le matin nous écoutons
la porte de l’usine en face grincer
« Only youuuuu … »
*
Travlator de Leroy-Merlin
Faut-il être travelo pour monter ?
Ou Travolta tra-la-la-lant « La Traviata » ?

C’est contagieux : Haïkudi, haïkuda/J’ai plus d’appétit/ qu’un barracuda ! Ça c’est de moi et c’est la-men-table !
Le haïku est une forme de poésie illusoirement accessible qui peut séduire bien des néophytes avec des résultats souvent décevants. Bref, ne s’improvise pas haïkiste qui veut !
Les enfants s’ennuient le dimanche, chantait Charles Trenet, les adultes aussi :

Parmi ses jouets clignotants
mon petit-fils joue
avec une pomme de terre
*
En sueur en survêt’ dimanche matin
Jogging ?
« J’ai regardé un film »

Économie de mots et force d’images, le haïku est l’art du minuscule : « Pourquoi jouer tant de notes alors qu’il suffit de jouer les meilleures ? » affirmait le jazzman Miles Davis.
Le haïku permet de saisir et restituer des instants fugaces, presque invisibles, des choses quasi subliminales. Pas de circonlocutions, de rodomontades syntaxiques, de ronds d’enjambement ! Il faut aller à l’essentiel, en épurant, en éliminant les scories inutiles, en peaufinant, ciselant, polissant. C’est un art des mots pratiqué par un artisan au sens noble du terme.
Le haïku, c’est bonsaï ! s’exclame volontiers Per, comparant l’art subtil du poème nain à celui de l’arbre minuscule.
On pourrait coller à Per Sørensen, piéton de Montreuil, certains propos de Robert Doisneau, un autre banlieusard : « Toute ma vie je me suis amusé, je me suis fabriqué mon petit théâtre … Moi j’aime les gens pour leur fragilité ou leurs défauts. Je m’entends bien avec les gens simples [...] Quand je les photographie, ce n’est pas comme si, observateur froid et scientifique, je les examinais à la loupe. C’est très fraternel. Et puis, c’est quand même mieux de mettre en lumière des gens qui ne sont jamais au premier plan, non ? »
En effet, comme Doisneau, Ronis, Cartier-Bresson ou Brassaï avec leurs focales, Sørensen, dans ses haïkus, fait le point sur les bonheurs simples et les injustices sociales. Il fige l’éphémère en quelques syllabes d’éternité.
« Texte ou photographie, c’est toujours le noir, trace d’encre ou de lumière, qui trouble la blancheur du papier ». Cette phrase, relevée lors de ma visite de la superbe exposition de Alix Cléo Roubaud à la Bibliothèque Nationale de France, légende une série de protohaïkus où Alix photographie les textes de son mari Jacques pour les fondre ensuite dans ses clichés.

Des tigres dans les douves
du Château de Vincennes !
On veut leur balancer Diderot ?

Au-delà du flash sur le vif, les haïkus de Per peuvent être aussi des éclairs imaginaires nés de ses lectures ou d’observations d’images.
En effet, dans les années 1980, des tigres séjournèrent dans les fossés du château, le temps d’effectuer sans doute quelques travaux au zoo tout proche.
En effet, le futur auteur de L’Encyclopédie fut emprisonné, au donjon de Vincennes, en 1749, accusé d’avoir écrit Les Bijoux indiscrets, un ouvrage licencieux raillant les amours de Louis XV et de sa favorite Madame de Pompadour, ainsi que la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, aux positions très matérialistes. Ses censeurs en profitèrent pour saisir à son domicile le manuscrit de La Promenade du sceptique.
Méfiez-vous que certaines tentations extrême-droitières ne fassent pas quelque ménage dans les rayons de nos médiathèques … !
Je suis gourmand. Tel Proust avec ses madeleines, j’ouvre une dernière fois la boîte à haïkus :

Maudite image télé
66 joueurs
dans le match de foot !
*
Voir l’impossible :
Les vitraux de Chartres
Un jour de soleil

Je pourrais dire à Per qu’il exagère : « Souviens-toi Lee Marvin courant dans les blés mûrs sous la Canicule d’Yves Boisset ! ». Le bougre qui a du répondant, me rétorquerait : « Ça c’est de la fiction. Rappelle-toi, le 18 juin 1836, Victor Hugo écrivant depuis sa diligence : « Et enfin Chartres qui nous est apparu de loin dans l’averse le plus pittoresque du monde. » » Il est costaud notre Danois !

Haikublog3

Le haïku, c’est un regard, une manière d’être et de se raconter sans se montrer.
Dans ses balades, des longues marches parfois, en Haïku-land, Per Sørensen nous promène de la France au Danemark en passant par la Belgique et les tropiques aller retour. Il nous amuse, émeut, manifeste, revendique, apaise, cultive.
Ça se lit tel le proverbe ou la citation de l’éphéméride, ça se déguste en trempant son morceau de brioche dans le bol de café du matin. Ça se picore comme le moineau la mie sur le rebord de ma fenêtre. Ça se butine comme une abeille en passant et repassant de l’un à l’autre au gré de son humeur. En carnets commandés par paquet de cinq ou dix, ça se glisse sur la table à côté du porte-couteau ou sous la serviette des invités.
Voilà une idée originale de cadeau que Per Sørensen édite à compte d’auteur sous l’intitulé TOUBAB KALO. Toubab est l’homme blanc dans les langues de l’ouest africain, Kalo est le noir (par extension rebeu) dans les langues de l’Est parisien. Tout un symbole pour notre attachant danois poète qui se considère comme « un voyageur des profondeurs convergentes humaines ».

HAÏKU GAGS 1 et 2
Éditions TOUBAB KALO
5 euros pièce
On peut se procurer les livres chez l’auteur en envoyant un mail à :  per.sorensen@hotmail.fr . Il vous répondra aussitôt.

On peut également les acheter à la petite et sympathique librairie de l’association-édition
LES XÉROGRAPHES. 19 RUE CAVÉ. 75018 PARIS (métro Château-Rouge ou Barbès).
Ils ont aussi le conte SOUNGOULA LE ROI DES PIMENTS (Éditions l’HARMATTAN),
et le poème narratif illustré LE PETIT JOUEUR DE FLÛTE DE BABYLONE (Éditions TOUBAB KALO)

Publié dans:Poésie de jadis et maintenant |on 1 février, 2015 |1 Commentaire »

L’ Riffard, ça devrait être obligatoire !

« Les pâquerettes les marguerites
Dans la prairie servent d’ombrelles
Servent d’ombrelles
Aux cantharides
Aux cantharides
Aux coccinelles
Jolis insectes
Que la mort guette
Restez sous la douce fleurette
Pour échapper au bec avide
De l’hirondelle insecticide
De l’hirondelle insecticide

Les pâquerettes les marguerites
Dans tous les temps furent la manne
Furent la manne
Des vaches rousses
Des vaches rousses
Des montagnes
Dieu vous bénisse
Bonnes génisses
Ruminez la douce fleurette
Afin que votre lait abonde
Dans toutes les crèches du monde
Dans toutes les crèches du monde

Les pâquerettes les marguerites
Sont témoins d’amours printanières
Oui printanières
Mais illicites
Mais illicites
Et buissonnières
L’heure rêvée
Est arrivée
D’effeuiller la douce fleurette
Et de froisser l’herbe jolie
Passionnément à la folie
Passionnément à la folie

Les pâquerettes les marguerites
Ornent par un soin charitable
Très charitable
Ornent la tombe
Ornent la tombe
Des pauvres diables
Ceux-ci du reste
Pour ce beau geste
Remercient la douce fleurette
Et la tiennent en grande estime
Et l’embrassent par la racine
Et l’embrassent par la racine  »

Une semaine après avoir salué l’arrivée du printemps déjà en sa compagnie, je souhaite rendre hommage à l’auteur de ces couplets pastoraux, faussement naïfs, qui naquit justement un 1er avril, voilà quatre-vingt-dix ans.
Ça vous dit quelque chose, Roger Riffard ? Asseyez-vous dans l’herbe tendre ! Il est probable que, si je vous montre son visage, vous vous souveniez l’avoir vu interpréter des seconds et, plutôt même, troisièmes rôles dans de nombreux films et téléfilms, pas mal de nanars certes mais aussi des œuvres d’auteur comme Lacombe Lucien de Louis Malle, Buffet froid de Bertrand Blier, Allons z’enfants de Yves Boisset.

Riffard4

Pour être honnête, c’est en grattant dans mes souvenirs d’enfance que j’ai redécouvert le chanteur et que m’a pris l’envie de réhabiliter en toute modestie son talent.
Car, comme l’écrit un de ses admirateurs, « ce modeste petit homme semble avoir toujours voulu faire les choses en « modeste » et en « petit » : des petites chansons qui évoquent « les p’tits trains », « la petite maison » ou la modeste pâquerette, les petites histoires de modestes jardiniers ou de piètres danseurs de java, des petits poèmes dédiés aux modestes amours et à leurs petits chagrins, aux modestes amitiés et à leurs petits tracas. » Et, c’est comme cela que la modestie mène parfois à l’oubli.
C’était donc, à la fin des années 1950. Mon frère, dans la chambre contiguë à la mienne, écoutait en boucle Brassens, comme beaucoup de jeunes gens de l’époque qui ne voulaient pas prendre la même route que leurs parents. Un jour, de son tourne-disque Teppaz, s’échappa une voix de fausset qui interprétait une espagnolade rigolote. L’image surgit sans doute, peu de temps après, sur l’étrange petite lucarne que mes parents venaient d’acquérir.
Regardez, c’est une pépite ! René-Louis Lafforgue (de parents anarchistes du Pays Basque sud, il subit la guerre d’Espagne), alors très populaire avec son succès Julie la rousse, cigarette au bec, tient le texte de la chanson, Brassens tire sur sa bouffarde. Elle était authentique la téloche de papa. Olé !

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Sensiblement à la même époque, Marcel Amont chantait Escamillo ô ô le roi de la corrida dans toute l’España, et Boby Lapointe trépignait sur une histoire d’amour compliquée entre un garçon de Castille qui vendait des glaces et une fille d’Aragon qui les aimait.
Hilarante manière de conjurer le franquisme qui sévissait encore alors ! Érasme, un prénom qui mérite qu’on tende l’oreille, faisait rêver un banlieusard un peu niais, en lui sortant tous les poncifs de la péninsule ibérique sur un air de paso doble ?
Notre sympathique hurluberlu avait déjà roulé sa bosse. En effet, né en 1924 à Villefranche-du-Rouergue, on lui connaît une brève carrière comme instituteur. Sans posséder quelque information sur son passage dans l’Éducation nationale, sinon qu’il était un peu chahuté, je devine que cet « observateur de nénuphars » dût laisser un meilleur souvenir à ses élèves qu’à ses inspecteurs.

« J’exerce un métier qui freine mon départ
Pour la fortune
Car je suis observateur de nénuphars
Au clair de lune
Compter les écus ça n’est pas mon lot
À part ceux qu’on voit briller sur les flots
Quand la lune paye en rayons comptant
Les Pierrots qui rêvent alentours des étangs »

Qui sait s’il ne sortait pas sa guitare en classe pour leur en jouer « une petite rustique et printanière », ainsi, par ces mots, annoncerait-il plus tard sur scène, « Les pâquerettes ».
Il suivit ensuite d’autres voies, notamment celles de la SNCF, y entrant comme balayeur de quais puis comme bureaucrate grâce à sa belle écriture. C’est probablement là qu’il trouva l’inspiration de ses « P’tits trains » :

« Sur les quais les quais des gares
Les p’tits trains sont à l’amarre
Les p’tits trains en trois bonds
Sont au bout de l’horizon
Moi je rest’ sur l’ quai des gares
À les suivre du regard … »
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Tchou tchou ! Les p’tits trains de notre pierrot lunaire ressemblent à celui qui nous proposait des rébus durant les interludes à la télévision et dont les Rita Mitsouko reprirent en partie la musique pour évoquer celui sinistre qui menait aux camps de la mort :

« Le petit train
S’en va dans la campagne
Va et vient
Poursuit son chemin
Serpentin
De bois et de ferraille
Rouille et vert de gris
Sous la pluie … »

C’est peut-être comme cela que Riffard fit la connaissance du romancier René Fallet dont le père fut aussi employé de la SNCF dans sa chère Banlieue Sud-Est.
Fallet publia alors, dans le Canard enchaîné, d’excellentes critiques des deux romans que Roger Riffard avait déjà écrits : La grande descente et Les jardiniers du bitume, édités tous deux chez Julliard et, aujourd’hui, introuvables, malheureusement.
En 1958, René Fallet lui dédia son roman Les vieux de la vieille qui commençait ainsi :
« Blaise Poulossière sortit de sa poche l’immensité d’un mouchoir à carreaux.
– C’est moi qu’à présent je fais cuire la soupe, le lard et le ragoût, confia-t-il à sa femme qui reposait là, devant lui, à l’intérieur du caveau de famille
– Le monde sont fou, ma pauvre vieille, le monde sont fou …
Il se moucha fortement, ce qui fit s’égailler des mésanges perchées sur une croix. Mai jouait du soleil et des fleurs sur le cimetière de campagne. »
Riffard était encore trop jeune pour jouer dans l’adaptation cinématographique mais je l’aurais bien vu interpréter le père Poulossière.
On retrouva Riffard et Fallet, au milieu des années 1960, dans le film Un idiot à Paris tiré du roman éponyme de Fallet. Ils jouaient deux figurants du village bourbonnais de Jaligny, celui-là même où Fallet, amoureux de la petite reine, organisa plus tard la truculente course cycliste des Boucles de la Besbre. Il faut revoir ce film populaire pour plein de raisons, les dialogues de Audiard, une chanson de Brel, et une distribution joyeuse avec Jean Lefebvre, Bernard Blier, Robert Dalban, Bernadette Lafont, Yves Robert, André Pousse, Jean Carmet, Pierre Richard, Paul Préboist, et j’en passe.
Au milieu des années 1950, Riffard rédigea aussi quelques articles dans Le Monde Libertaire, successeur du Libertaire dont Brassens avait été un des permanents sous le pseudonyme de Géo Cédille.
En 1960, on inverse les rôles, une journaliste en fit un portrait poétique et élogieux dans les colonnes de l’hebdomadaire anarchiste :
« Aux confins du massif montagneux, les vallées largement ouvertes vers les plaines chaudes, le Rouergue pousse vers le ciel ses pitons arides couronnés par des châteaux de contes de fées. Le Tarn gronde en dévalant les Causses qui enserrent le pays ; mangées par le temps les pierres gardent le souvenir des cours d’amour et de poésie qui au moyen âge accueillaient le trouvère et son rebec. Dans les salles froides protégées par les remparts, les fossés herbus, les escaliers à vis, les belles mélancoliques rêvaient au prince charmant en attendant l’époux parti aux croisades. Là est la poésie au parfum de bruyère et avec elle le ménestrel, musicien, poète, interprète de ses propres œuvres et ancêtre légitime des Brassens, des Jacques Brel, des Léo Ferré.
C’est sur cette terre rude au souvenir enivrant qu’est né Roger Riffard, écrivain, poète qui fut cheminot et comme tel mêlé à tous les mouvements ouvriers de ces dernières années, rédacteur à la page littéraire de notre journal avant d’interpréter les chansons dont il compose lui-même les paroles et la musique. »
Ça semble sourire à l’ami des nénuphars repéré entre autres par Fallet et Georges Brassens qui commence à le faire « tourner » en première partie de ses concerts.
Brassens confiait : « Quand j’ai découvert la bibliothèque municipale du 14e arrondissement, j’ai compris que j’étais d’une ignorance encyclopédique ». Sans façon, il vida alors les vers des poètes, Lamartine, Paul Fort, Francis Jammes, Rimbaud, Villon, La Fontaine.
Riffard, de la même manière, alla chercher sa culture dans les livres. Ainsi, raconte quelqu’un qui l’a bien connu : « Sa mère était gardienne d’immeuble. Or il y avait, au troisième, un érudit avec une bibliothèque extraordinaire. La mère de Roger l’envoyait parfois fermer les fenêtres. Il en profitait pour se plonger dans les livres. C’est comme ça qu’il s’est cultivé, tout seul, à douze ans, en bouquinant ».
C’est comme ça qu’il acquit sa langue châtiée qui fait merveille dans Timoléon le jardinier, la chanson sans doute la plus connue de son répertoire, celle qui me faisait rire dans mon enfance. Prêtez l’oreille :

« Clara ma fille d’où rapportez-vous
Tant de brindilles dans vos cheveux fous
Par quelle sorte d’horloge trompée
N’êtes-vous rentrée qu’à la nuit tombée … »

Gamin espiègle et facétieux, je prenais la main de mon oncle pour esquisser une figure de menué-é-e, de menuet pardon. C’était une reconnaissance inconsciente de la qualité littéraire de ce dialogue libertin entre une mère et sa fille.
Cette sorte de fabliau finalement ciselé était en décalage total avec la voix de tête, mal assurée, de son auteur.
Je n’ai jamais vu chanter Riffard autrement que, le cul sur la commode, dans Mon copain d’Espagne. Il semblerait pourtant qu’il faisait un tabac en première partie des concerts de Brassens, ainsi qu’au cabaret Le cheval d’or, rue Descartes, à Paris, dont il fut l’un des piliers avec Anne Sylvestre, Pierre Louki, Boby Lapointe et Ricet-Barrier. Le public était conquis, outre la valeur de ses textes, par le jeu scénique pour le moins désordonné de ce petit bonhomme qui ne ressemblait à rien, avec son air ahuri, engoncé dans sa veste de cheminot. Il lui arrivait fréquemment d’interrompre sa chanson et de l’agrémenter de digressions et de commentaires.
La grande vague yéyé du début des années 1960 l’emporta. Probablement aussi, manqua-t-il de pugnacité et d’assiduité. Ainsi, j’ai relevé ce témoignage tiré d’un ouvrage consacré à Georges Brassens :
« Cet employé de la SNCF, autre figure des cabarets, auteur du désopilant Timoléon le jardinier, n’a jamais pu décoller dans la chanson. Pas même une seule fois, il n’a eu sa Julie la Rousse. Il a été l’un des rares « clients » des Éditions musicales 57, Brassens et Gibraltar ayant consenti à faire pour lui une exception à titre amical :
« Tous les jeunes qui débutaient n’avaient qu’une ambition : entrer aux Éditions musicales 57. On a pris Riffard parce que ça lui faisait plaisir et tout en sachant qu’il n’avait aucune chance. Nous n’étions pas équipés, ni organisés pour développer un catalogue, une carrière, faire la promotion d’Untel ou Untel. Pour Riffard, on a fait ce qu’on a pu, on l’a fait travailler, mais il faut avouer que, pour ce qui est de rester inconnu, il y a mis du sien. Un jour, Georges a joué de tout son poids auprès de Michèle Arnaud pour qu’elle prenne Riffard dans un cabaret que tenait son ami. Quand on l’a annoncé à Riffard, il a répondu à Georges : « Mais tu ne crois pas que j’ai lâché la SNCF, où j’étais balayeur, pour aller travailler deux fois par jour ?! » Riffard était très nonchalant. »
Incorrigible observateur de nénuphars ! Son roman Les jardiniers du bitume évoquait de manière prémonitoire ses espoirs minés sur la route de la vie :
« Dans un faubourg de la ville, Alexis mène une vie difficile. Sa cervelle étroite rêve de l’évasion vers la nature, où les fleurs sont butinées par des abeilles aux ailes irradiées par le soleil. La réalisation de ce rêve dépend de son copain Durand. Durand perd son fils et le rêve d’Alexis, longuement mûri dans l’atmosphère lourde de l’entrepôt où il travaille, s’évanouit. Minou la femme, essaie maladroitement de panser la blessure. Un bistro sordide, des escaliers poisseux, une chambre étroite, enfin la rue, la rue sale, humide, baroque forment la toile de fond de son roman qui baigne dans la tendresse, dans la poésie, dans le désarroi aussi et où l’on regrette que la révolte ne soit représentée que par « l’homme au grand chapeau », personnage pittoresque, sympathique, mais en dehors des réalités. »
En guise d’explication, Riffard confia joliment un jour à Suzanne Gabriello qui s’étonnait du peu d’écho que rencontraient ses chansons :
« Tu vois, tu vas sur le pont Notre-Dame, tu laisses tomber dans la Seine deux brins de paille de la même taille, au même moment, un brin ira jusqu’à l’Océan Atlantique, l’autre s’arrêtera au bord de la Seine à cent mètres. » Ainsi sont les chansons. Certaines vont très loin, d’autres s’accrochent à la rive. »
Riffard était peut-être un glandeur, cela le regarde, mais aussi et surtout un génial glaneur :
« Quand je l’ai connu, dans cette « encore-campagne » pas si loin de Paris, où il avait sa petite maison, jamais de ses promenades il ne rentrait les mains vides ! Il ramassait les pommes tombées, les pommes de terre oubliées dans les champs, les pissenlits, les champignons, les mûres… Semblablement, il glanait les histoires simples, les personnages cocasses ou touchants, les fleurs, les trains, les oiseaux, pour les accommoder à sa sauce, poétique ou comique, raffinée la plupart du temps, humaine toujours. Avec sa tête hirsute et ses yeux effarés, son polo gris et sa voix indescriptible, Roger était l’être le plus exquis et le plus attentionné que j’ai rencontré dans mon univers musical. C’était un grand poète. »
Ainsi le décrit Anne Sylvestre, une grande dame trop méconnue de la chanson, qui le côtoya beaucoup et qui, actuellement, célèbre son souvenir et son talent en collaborant à un spectacle Gare à Riffard.
Elle a inscrit à son répertoire La margelle, un véritable petit bijou d’humour noir. Elle précise à la fin que c’était encore plus drôle quand Riffard la chantait.

Pour être honnête, l’ami Roger était tombé au fond d’un puits d’indifférence dans mes souvenirs. Je retrouvais parfois son nom au détour de lectures sur Brassens. Ah oui, celui qui chantait le badinage avec Timoléon le jardinier !
En me replongeant pour vous dans sa discographie, j’ai déniché quelques bijoux empreints d’une fraîche poésie. Ils semblent même avoir pris du fumet et du corps, à travers les décennies.
Les quelques lignes déposées par Brassens, au dos de la pochette d’un 45 tours de 1962, n’ont pas pris une ride :
« Que les tenants du bel canto fassent la sourde oreille : Roger Riffard ne chante pas pour eux. Il suffit, à ce cheminot en rupture de gare, de pousser deux ou trois notes, pour nous convaincre que l’art vocal n’est pas son fort. En bref, Roger Riffard ne chante pour personne et c’est tant mieux. Il parle. Il raconte sur un ton comique les petits chagrins, les petites misères de ceux qui regardent les autres danser et ne savent pas mettre un pied devant l’autre, ceux qui regardent partir les trains de vacances sans jamais les prendre.
Un poète en fin de compte qui s’exprime dans une langue châtiée et personnelle. »
Il ne chante pour personne mais on aurait tort de ne pas l’écouter.
Rien de nouveau sous le soleil blafard de pollution ! Il y a quelques jours, les pouvoirs publics nous suppliaient de ne pas circuler en ville. Il y a un demi-siècle, de manière prémonitoire, Riffard nous invitait déjà à filer À la cambrousse :

« Le soleil semble
Pas bien costaud
V’là qu’ se rassemblent
Dans les hostos
Tous les microbes
Du mois d’octob’e …

… Paris y a pouce j’ lève mon doigt
Ma muse rustique à la glèbe se doit

À la cambrousse
J’ m’en veux aller
Z’ouïr la douce
Chanson des blés
Changer mon luth
Pour une flûte
À mon aimée montrant du doigt
Mes troupeaux de vaches de moutons et d’oies… »

Doux rêveur, il nie la fracture sociale dans Jojo du Magenta et imagine que l’amour peut unir baronne et plombier :

« Par un soir de printemps Jojo-du-Magenta
À Mimi-de-Charonne offrit le cinéma
Cependant qu’il murmurait d’un air attendri
Comme quoi j’aim’rais bien que tu soy’s ma souris
Il faut dir’ que ce gnard était un vrai verjot
Attendu que Mimi en pinçait pour Jojo
Il put s’en assuré par un test positif
Une nuit du côté des fortifs

L’amour ça rôde partout
Ça hèle n’importe où
Sous les buissons dans les faubourgs
Autour des petits fours

Car pendant ce temps là Oscar-de-la-Timbale
Pour Virginie-du-Pin tournait le madrigal
Et ce petit jeu conduit à certains écarts
Ma Virginie par ci par là mon cher Oscar
Les v’là pris comme on dit dans des liens plus étroits
Et du fait que de deux ils seront bientôt trois
Par-devant le curé de Filbur’-les-Essieux
Ils deviennent Madame et Monsieur

L’amour peut mettre d’accord
Les gens du même bord
Aussi vrai qu’il peut affilier
La baronne au plombier

D’Oscar et Virginie naquit Éléonore
Quand Jojo et Mimi produisirent Totor
J’en conclus que Totor atteignit ses vingt ans
Au moment qu’Éléonore en faisait autant
Ces enfants sont d’abord devenus compagnons
À l’occas’ de l’exposition du champignon
Ils se mirent en ménag’ subito presto
Vers la fin du salon de l’auto

L’amour confond les milieux
Il unit deux par deux
Ceuss’s de la haute au populo
C’est ça qu’est du boulot »

Cela dit, il se rend compte effectivement qu’il y a du boulot quand il s’agit de séduire mamz’elle Grand Flafla :

En réalité, Roger Riffard ne se nourrit guère d’illusions sur la sincérité des sentiments humains. Comme clamait Coluche, une bonne dizaine d’années plus tard, « les hommes naissent libres et égaux mais certains sont plus égaux que d’autres ».
L’actualité le rattrape avec les affaires des écoutes téléphoniques. Nul besoin de quelconque technologie, déjà, à son époque, le bouche à oreille, malveillant, mesquin, diffamant, fonctionnait entre les Jules et les Étienne(s), prénoms emblématiques de deux classes sociales :

Roger est lucide sur lui-même et sur le regard que les autres portent sur lui. Tandis que les « julos et les nénettes jouent d’la hanche et du tibia », il reste scotché à la buvette du bal car il gambille d’une manière lamentable(ue).

« Je n’aurai pas de p’tit’ maison
Pour y chanter mes p’tit’s chansons
J’ les chanterai sur les chemins
Comme c’est écrit dans l’ creux d’ ma main
Les habitants des p’tit’s maisons
Se dis’nt entre eux
Que j’ suis un paresseux
Ils n’ont pas tort les habitants
Des p’tit’s maisons où l’on s’ plait tant … »

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Ils n’ont eu qu’un tort les gens actifs, c’est de ne pas faire grand-chose pour que cet oisif poète ait la reconnaissance artistique qu’il méritait.
Roger Riffard fut modeste et discret jusqu’au dernier jour de son existence. Ultime pied de nez à la vie, il mourut, dans un quasi anonymat, en lever de rideau de son ami Georges Brassens en quittant notre terre deux heures avant lui, le 29 octobre 1981.

« … Quand j’ clamserai j’ voudrais que ce soye Edouard
Qui me conduise au son de sa guitare
Il m’ jouerait un bath de petit air
Un genr’ d’Ave ou de Pater

Leurs chichis d’enterr’ment moi, ça n’ me dit rien
Surtout qu’à la papa ça marche aussi bien
Et j’ m’en irai bercé par la musique
Derrière un vieux bourrin mélancolique
Salut l’ Bon Dieu Saint-Pierre et tout’ la clique »

Abandonnant l’octave de trop dans sa voix, il n’a jamais peut-être aussi bien chanté qu’au son de la guitare d’Édouard. Ça s’achève de manière poignante.
Roger Riffard repose dans le petit cimetière de Banhars, un hameau du pays du Haut Rouergue, en Aveyron. J’imagine un petit carré d’herbe piqueté, en cette saison, de pâquerettes et de marguerites.
Ce serait tellement chouette qu’à l’époque de The Voice, on effeuille ses tendres fleurs musicales.

 

Les PEOPLE de JeanDenis Robert et Per Sørensen sont entrés dans Paris !

Après ma soirée au Fouquet’s (voir billet du 21 février 2013), il me faut vous raconter un autre week-end People. Les apparences sont trompeuses, n’imaginez nullement que je me complais soudainement dans un parisianisme mondain. Foin des symboles hâtifs et incongrus, les hasards de mon agenda m’ont valu, à quelques jours d’intervalle, de rendre hommage à des amis militants et talentueux tout en partageant en leur compagnie, de riches moments de convivialité.
Ainsi, après avoir célébré, sur les Champs-Élysées, la sortie de l’ouvrage autour du documentaire Tous au Larzac, dans ce qui est devenue, une fois par an la « cantine » de l’académie des César, j’ai fêté la naissance de PEOPLE, le beau-livre, pas uniquement au sens éditorial du terme, du photographe JeanDenis Robert et du poète Per Sørensen.

Les PEOPLE de JeanDenis Robert et Per Sørensen sont entrés dans Paris ! dans Histoires de cinéma et de photographie bocataterblog1

L’événement se déroulait à la Bocata, un chaleureux restaurant à tapas du neuvième arrondissement de Paris.
En dépit de son patronyme, le sympathique patron, Eusebio Serrano, basque de Saint Sébastien, n’est pas un jambon. En effet, outre que sa cuisine satisfait agréablement les papilles, il fait régulièrement de sa petite salle, un endroit accueillant de débat et d’échange, un lieu d’exposition, de lecture, de discussions littéraires ou philosophiques. Des affiches ornent les murs, des journaux et des livres traînent négligemment dans les coins. Ce jour-là, des piles de PEOPLE envahissent deux guéridons.

bocatabisblog1 dans Poésie de jadis et maintenant

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Pour ne rien vous cacher, il y a près d’un an, ici même, entre un chili con carne et un café gourmand, JeanDenis Robert m’avait présenté la maquette de son projet. Pire encore, touché notamment par le billet que j’avais consacré à une de ses expositions (voir 27 septembre 2011), il me sollicita pour écrire un texte d’introduction au futur ouvrage.
J’ai découvert depuis, qu’un peu masochiste, il appréciait en moi l’ignoble curieux, hantant les salles d’exposition, les cinémas, les librairies, pour terroriser les artistes, les auteurs, de ses questions cruellement justes, voire intelligentes et perspicaces, comme un insatiable « je veux-comprendre-tout, un increvable « vous-n’avez-pas-tout-dit » !
J’avoue que, sur l’instant, l’ampleur de la tâche sembla dépasser mon champ de compétences littéraires et artistiques ; n’est pas mon vénéré Antoine Blondin, maître du genre, qui veut, même au coin d’un zinc.
Et puis … quelques semaines plus tard, au cœur de l’été dernier, j’envoyai un sms à JeanDenis pour l’informer que j’avais peut-être trouvé l’angle d’attaque ; en somme, comme un accord pour entamer une carrière d’« avant-proposiste ».
Ce qui donnera dorénavant un soupçon de crédibilité à ce que fut ma vie professionnelle si je me réfère à la courte présentation qui en est faite dans le livre : « Cet honteux hédoniste n’a fait que ce qui lui plaisait : surprendre des artistes, raconter la vie des poètes, écouter des cuisiniers (Michel Bras), cuisiner des villages ariégeois, séduire des poules de luxe à Houdan et croquer des fromages en forme de cœur à Neufchâtel ». On aurait pu ajouter : partager les frasques des trublions de Charlie Hebdo, Cavanna, Choron, Reiser, Gébé … Ce n’est pas faux mais un peu lapidaire. Sinon, il vous sera difficile de comprendre que je puisse défendre la retraite à soixante ans !
Bon, pas question de voler la vedette à JeanDenis et Per ! Je ne suis que le rédacteur d’un préambule pour présenter leur « petit peuple ».

couverture

Car pour appréhender le titre PEOPLE de leur album, ne vous mélangez pas les pinceaux qui vous dévisagent sur la couverture !
Si le mot désigne dans le langage courant actuel les personnalités ou célébrités dont la vie privée et l’actualité s’étalent dans les médias, le point de vue et les images du monde de JeanDenis Robert s’inscrivent dans un autre registre. Paparazzo d’un genre particulier, certes toujours à l’affût, il traque des objets juste remarquables pour leur couleur, leur forme, leur matière, le mouvement et les effets plastiques qu’ils peuvent engendrer, avant de leur mettre la tête au (format) carré de son vieil Hasselblad.
Amoureux de la chine, fouineur de greniers, coureur impénitent des bric-à-brac, JDR (l’acronyme est de mode), réhabilite artistiquement, avec avidité, des objets promis à l’inéluctable rejet, fléau de notre société de consommation.
À travers le prisme de son objectif, l’article, l’instrument, l’ustensile, l’outil, le colifichet, la babiole, le bibelot, la bricole, la broutille, la camelote, bref tous ces machins trucs choses aux dénominations dévalorisantes, troquent leur condition d’objet, sinon de dérision du moins dérisoire, pour le statut enviable d’objet d’art et d’admiration.
Avant d’être homme d’image, JDR fabrique, c’est un « homme de mains ». Pour puiser dans les références familiales, je lui reconnais la facétie et l’ingéniosité du héros braconnier de Ni vu ni connu, un film truculent de son père Yves. Pour tromper le gibier, Blaireau alias Louis De Funès confectionnait de subtils appâts avec quatre bouts de bois et de la ficelle. En récupérant des objets en dérive et en les mettant en scène dans des regroupements insolites, JeanDenis piège l’œil et l’esprit du spectateur.
Au gré de son inspiration poétique, s’est constituée une galerie de portraits réunis dans cet ouvrage.
Il tire quatre épingles à nourrice d’un coffret de sa grand-mère et … désormais, des couples de danseurs de tango évoluent dans mon salon, c’est pour cela probablement qu’ils n’apparaissent pas dans le livre. Carlos Gardel, Volver con la frente marchita, les neiges du temps ont blanchi mes tempes !
Les objets dont il tire le portrait deviennent des sujets issus du peuple au sens originel du mot. Ils renvoient souvent aux « gens de peu » chers au philosophe et sociologue Pierre Sansot qu’il me plait souvent de citer. Les pinceaux aux bouilles peinturlurées de la couverture sont les Saltimbanques du poème d’Apollinaire :

« Les enfants s’en vont devant
Les autres suivent en rêvant
Ils ont des poids ronds ou carrés
Des tambours des cerceaux dorés ... »

Ou encore les Bohémiens de Baudelaire :

« La tribu prophétique aux prunelles ardentes
Hier s’est mise en route, emportant ses petits
Sur son dos, ou livrant à leurs fiers appétits
Le trésor toujours prêt des mamelles pendantes … »

Ces gens du voyage auquel JeanDenis nous invite.

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Faut-il absolument que je sacrifie à la mode du top 5 de mes photographies préférées ?
J’ai une affection toute particulière pour les quatre frères Tiroirs dont les yeux malicieux de titis parisiens rendent un hommage sans langue de bois à la mémoire ouvrière et à la grande tradition des ébénistes du Faubourg Saint-Antoine.
De même, j’ai une tendresse pour l’armée des gueux, un alignement de morceaux de bois et de plumes. Plutôt que celle des légendes arthuriennes qui en décousit avec Mordred en forêt de Brocéliande, je préfère penser aux miséreux, mendiants et va-nu-pieds qui se rangèrent aux côtés des nobles et des Réformés contre Philippe II et la maison d’Orange, durant la bataille des Flandres au seizième siècle.
« Les patries sont toujours défendues par les gueux, livrées par les riches » écrivit Charles Péguy.
N’est-il pas savoureux, en tout cas, qu’un photographe loue ceux qu’on dénomma les iconoclastes parce qu’ils cassaient les images pieuses.
Et comme, JDR n’en est pas à un pied de nez artistique près, farceur, il nous présente François, un moinillon saint-sulpicien, surprenant dresseur de hérissons.

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Quelques personnages illustres posent dans la galerie auprès du petit peuple.
Un coquillage en forme de bicorne impérial, accroché aux branches d’un antique chandelier, et voilà que se profile l’ombre boiteuse de Charles-Maurice de Talleyrand. Qui sait s’il n’attend pas Fouché, un autre ministre de Napoléon abdiquant, pour un souper désormais célèbre.

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C’est le cas aussi de Brassaï ! Certes, tous les immigrés hongrois ne sont pas à dégager, surtout celui-là : Gyula Halász de son vrai nom, de surcroît, photographe comme JeanDenis. Je leur trouve même une certaine ressemblance physique dans le lumineux hommage au maître en noir et blanc, sans doute, l’enchevêtrement de fils de nylon de l’un en écho à la chevelure ébouriffée de l’autre.

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La filiation artistique est incontestable. Pour sa série Graffiti, Brassaï photographia les grattages laissés sur les murs urbains, l’un d’eux illustrant même la couverture de Paroles, le recueil de poèmes de Prévert.

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Je me souviens aussi de sa pomme de terre ornée de germes tentaculaires qui en faisaient une araignée inquiétante. Il l’intitula la « magique circonstancielle ». Celle, peut-être, qui permet à JeanDenis Robert en agençant une sacoche de cuir, une planchette et un crayon d’atelier, de croquer un Charles Vanel presque aussi vrai que nature.

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JDR marie une tondeuse à rouflaquette manuelle à un gros grattoir de peinture, et s’envole alors la complainte de Scarlett et Jerry, un couple inquiétant, réplique « robertienne » de Bonnie Parker et Clyde Barrow. Même pas peur !
Dans cette esthétique du rapprochement d’objets incongrus, il y a un clin d’œil évident au surréalisme, ce mouvement artistique des années 1920 « beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection », pour reprendre la formule d’André Breton empruntée à Lautréamont.
Cela renvoie aussi aux Nouveaux Réalistes dont les conceptions s’incarnaient dans un art de l’assemblage et de l’accumulation d’objets empruntés à la réalité quotidienne. Souvenez-vous, c’était un pauv’gars qui s’appelait Arman, y n’avait pas d’papa, y n’avait pas d’maman, mais plein d’autos qu’il compressait !
Homme de (bons) mots, JeanDenis affuble ses photographies d’une légende. Plus qu’une simple coquetterie formelle, c’est une manière d’offrir au spectateur un éventuel indice pour la compréhension et surtout de solliciter son esprit pour cheminer vers d’autres pistes plus personnelles.
Brassaï, déjà cité, prétendait que « ce n’est pas la photographie qui est à lire seulement, il faut aussi scruter le rapprochement avec une légende inattendue ou un texte, et les étincelles qui en résultent ».

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Une rose desséchée et la rouille d’un cadenas ouvert témoignent de l’amour brisé. « Je m’appelle Brigitte » révèle l’identité de la mignonne envolée.
Quel punch : avec une grosse pierre triangulaire burinée par l’érosion, un galet arrondi, une feuille morte, et quelques glands, JDR nous propose une tronche tuméfiée, une bouche boursouflée, un œil fermé, un nez en capilotade ! C’est l’ex-gueule d’ange déchu après le combat, de Sandro Botticelli boxeur, homonyme de l’un des plus grands peintres de la Renaissance italienne, qui plus est, spécialiste du portrait. Comble de l’ironie pour un sport qu’on qualifie souvent de noble art !

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Nul besoin d’aller à Toulon comme le suggère Arletty dans l’inoubliable séquence sur la passerelle de l’Hôtel du Nord, je respire un vivifiant air artistique en compagnie de toutes ces « gueules d’atmosphère ».
D’autant que pour prolonger notre plaisir, JeanDenis a eu la judicieuse idée de donner feuille blanche à la poésie débridée de Per Sørensen, un pote viking qu’il avait perdu de vue durant un gros paquet d’années, une vie pour certains.
Seule consigne ou contrainte, au nom d’une parité dans l’air du temps, qu’il imagine un texte en écho de chaque photographie.
On ne peut pas suspecter le bougre danois d’être sans papiers tant il noircit avec créativité et volubilité les pages de gauche qu’on lui réclame de remplir.
Autant je possédais une certaine connaissance de l’univers de JeanDenis, autant j’ignorais complètement celui de Per. Heureusement, les transports en commun, hors les jours de grève, favorisent parfois de belles rencontres.
Ainsi, assis sur « l’arbre creux de la banquette du bateau de l’heure de pointe », je découvris sa Cigale du métro.

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« … Avant que le bateau de l’heure de pointe
ne l’emporte à vau-l’eau
inaperçue
par les visages de granite
au même titre que le folklore
d’avant-garde inventée
du petit gitan
sans oreille musicienne
Dans le sifflet de samba policier
énervant
du grillon
nous la rechercherons
Dans la glossolalie délirante aussi
de la sauterelle expulsée de l’Éden ... »

Elle me confia la clé de l’inspiration. Je dus cependant appeler au secours Robert, non pas JeanDenis mais le Petit, pour qu’il m’expliquât la glossolalie. Car, tout descendant d’Harald qu’il soit, Per manie la langue de Molière avec plus de virtuosité que beaucoup d’entre nous. Et c’est peut-être justement cela son pouvoir : le don d’écrire la langue étrange et étrangère de la poésie qu’on n’a jamais apprise.
Je bats ma coulpe et je vous rassure peut-être, à la première lecture, je ne comprends pas toujours grand-chose. « Parler en langues » comme le glossolale, ce serait parler pour ne rien dire, mais c’est aussi tout dire. Effectivement, par une étonnante alchimie, le puzzle des mots se met bientôt en place.
L’aquarelliste autrichien, Aloys Zötl, qui figure dans le livre, reproduisait ses animaux d’après les livres d’histoire naturelle et d’ethnographie de sa bibliothèque. Pour justifier cette démarche pas si éloignée de celle du naturaliste Buffon, un critique d’art affirmait : « Au fond, nous ne savons rien des animaux et Zötl a infiniment raison de corriger la version officielle ». De la même façon, nous ignorons aussi presque tout des people de JDR, et Per Sørensen a bigrement raison de rêver et broder en parfaite liberté sur leur avatar.
Loin de paraphraser dessus, il transcende les « portraits » de Jean-Denis en élevant leur caractère surréaliste à la puissance deux.
À partir de Gaby (Ô Gaby !), un énigmatique trésorier chercheur de trésor, il nous (dé)trousse l’impossible cavale de trois copains mauriciens qui, sous l’empire de champignons hallucinogènes, projettent d’atteindre leur eldorado, le métro parisien, en creusant un tunnel sous l’Afrique.

« Il y a plus de mangues dans les couloirs du métro de Paris que sur les arbres de vos mères !…
…..
Combien de combines « malines » comme ça
pour amasser assez d’argent ? … Argent destiné à pourrir dans sa cachette … dans le fumier !
Car toutes voies d’accès à la forteresse Europe étant bloquées
(air mer routes cols de montagne) seul les VIPs
pourraient fuir la petite prison verdoyante dans laquelle de naissance on tournait en rond !
Une seule solution : passer par en dessous ! Creuser ! … Quoi ? UN TUNNEL SOUS L’AFRIQUE !
Pour en avoir les forces faudrait se piquouser avec du sang de caméléon
Non ! Plutôt MANGER … pas des mangues puisque ce trésor leur avait été volé …
mais des ŒUFS … en forme de champignons hallucinogènes pondus par l’orage !
Et à l’heure nocturne où les crabes sortent de leurs trous et se rassemblent sur la plage
Ils ont commencé à creuser avec les vieilles houes de leurs aïeuls ... »

On rirait volontiers de ce road movie sous les mers si derrière ces pauvres hères, dignes de certains héros des films des frères Coen, ne se cachait pas un fait divers dramatique réel de l’exil.
À partir de Je m’appelle Brigitte, Per se livre à un exercice de style traitant chacune des strophes de son poème à la manière de Ronsard (spécialiste en rose mignonne !), de Rimbaud, d’un rappeur américain et ci-après, de Gabriela Mistral, une poète chilienne :

« Ça va de soi
que ces roses-là
même sublimes
sont incapables d’exprimer profondément
le dialogue poétique entre le bébé
et la purée de légumes
faite main
le matin
par sa maman »

Per truffe ses textes de clins d’œil à des musiques qui lui sont chères. Ainsi, apprend-on que la folle virée de Scarlett et Jerry, mal engagée sur l’air de Frankie and Johnny, un vieux standard américain, s’est finalement achevée paisiblement :

« La tondeuse en tondant faisait le mâle
Avec la toison d’or des agnelettes
En grattant le dos à des buffets Louis XVI
Le grattoir se croyait starlette
Quels amoureux qu’ces deux-là
Ils aimaient TOUT … y a pas de mal ! …

… Le jour où c’est dev’nu obligatoire
d’exhiber ses penchants … Scarlette … Jerry …
furent adoptés par un couple d’antiquaires
et exposés dans leur vitrine de vieux outils
Deux gueux deux vieux amoureux
Et qui ont … bien terminé »

D’autres diront que les deux ont plutôt mal terminé ! Une idylle d’actualité en cette époque où le mariage pour tous défraye la chronique.
Il fredonne presque sans surprise, et pour cause, Lucy in the sky with the diamonds, le LSD des Beatles avec ses Mauriciens allumés. On se surprend à taper du pied sur Just a gigoloqui serait juste un rigolo (Per lui-même ?)

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Per que j’appelle Pierrot désormais, n’oublie pas le populaire piano à bretelles. Comme lors des veillées d’antan, il nous conte l’histoire d’un étonnant paysan et de l’accordéoniste inconnu :

« Notre père à la ferme
loué soit sa lucidité !
voulant nous soustraire à « l’idiotisme de la vie des champs (je ne fais que citer Karl Marx)
notre père s’était servi de l’existant – comme d’autres du blues … de la boxe –
la tradition locale encore tenace
de l’accordéon « boutonneux » diatonique
ce Français rital railleur narguant un monde d’accordéons-pianos au sourire édenté ... »

Je ne vous en révèle pas la fin savoureuse !
Au-delà de son amour pour la musique tout court, Per Sørensen goûte celle des mots. Les siens sont des cris venant de l’intérieur, manifestations de sa rage et de sa révolte, manifestes contre la misère sociale, la souffrance, l’injustice et l’intolérance.
S’agrippant aux quatre vieilles branches avec lesquelles son acolyte Jean-Denis a imaginé un ancien groupe punk, il s’emporte devant le spectacle des « salles d’attente du non-emploi » remplies de loosers réduits à écouter leurs « musiques intérieures », le casque sur la tête.
Il a le bon génie de se mettre dans la peau de celui qui, en équilibre sur un pied au sommet de la colonne de Juillet, place de la Bastille, contemple le peuple abusé :

« Leur faudrait-il vraiment
un nouveau Charonne
mais sans la charge de la police – sans la police –
où la répression est la pression même des manifestants
sur eux-mêmes
pour qu’enfin ils entendent mes avertissements ? ... »

Et la chute, non pas du Génie mais du poème : « - Maman ! Pourquoi il est comme ça, sur une jambe, là-haut ? – Combien de fois je t’ai dit qu’il a envie de pisser ? »
Comme pour toute chute, on s’esclaffe. Génial … évidemment !
Sans mansuétude pour les puissants, Per réquisitionne les objets ciselés « d’un inabordable prix à vie de poumons et de systèmes nerveux corrodés » chez ce Monsieur de Talleyrand qui conseillait de prendre toujours le parti des tondeurs contre les tondus.

« Pendant qu’on y est pourquoi pas honneur aux jeunes des cités décriés
et décrits comme une armée de gueux
et qui lors du crash du concorde à Gonesse
dans un lit d’hôtel hôtelissime
ont été les premiers à porter secours ? »

Per gueule sa révolte dans sa réhabilitation des gueux. Je continuerais volontiers le combat avec l’ami Pierrot et sa plume inspirée.
Plus léger, prenant à témoin Suzanne la Rouge (qui fut un peu nourrice de JeanDenis enfant) et un oiseau possiblement de Prévert, il pourfend avec humour les raconteurs de salades selon lesquelles les Français ne se lavent pas.
« J’en passe et des meilleurs » pour reprendre un vers de Victor Hugo en pleine bataille d’Hernani !

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Lorsqu’il s’agit de refermer le livre, pour marquer son mépris envers les deux cruches de Jacquemare-Ravi, « rondelets négriers pénitenciers notaires épiciers », Per, acrobate des mots, s’en sort par une pirouette en nous déclinant la table des matières.
PEOPLE est une œuvre composée à quatre mains, ne devrait-on pas dire avec un œil, une main et deux beaux esprits ? À la différence de nombreux livres de photographies juste aérées par quelques textes d’une plume prestigieuse, c’est un ouvrage phototextuel, un recueil d’iconotextes. Sans céder à la rigidité d’une classification, il s’agit plus exactement d’un carnet de voyage dans des natures mortes que ressuscitent deux artistes curieux, inventifs et joyeux.
Ne vous offusquez pas de mes références, Georges Perec, Boris Vian et Frédéric Dard burent à la même source. Duettistes complices, Robert&Sørensen nous élèvent, tels Roux et Combaluzier, jusqu’aux degrés supérieurs … du surréalisme ; comme Jacob et Delafon, ils permettent un lavage salutaire … de notre cerveau.
C’est pour toutes ces bonnes raisons que, dans un élan d’amitié et d’admiration, les amis de Per et JeanDenis ont souhaité, le temps d’un week-end, se glisser au milieu de leur bon PEUPLE.

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L’ambiance est chaleureuse à la Bocata. C’est petit, mais il y a de la place.
Dans un coin, sous une tête de taureau, une diaspora de Danois autour de Per écluse quelques canettes de bière San Miguel. César Birotteau, héros parfumeur de Balzac, flairant la convivialité, s’est même invité à leur table. Olé ! C’est aussi cela l’Europe!
Écrits pour être lus à haute voix dans la tradition des poètes surréalistes, la prosodie des poèmes de Per Sørensen est cousine de la langue rappeuse et slameuse d’aujourd’hui.
Justement, Jean-Yves Bertogal dit JYB, poète antillo-réunionnais slameur ultramarin (comme il se définit), en fournit la preuve en prenant en bouche les mots de Pierre. À ses côtés, le saxophoniste Rodolphe Lauretta, ancien élève d’Archie Shepp, chef de file du Psycho Group Trio, apporte avec virtuosité et humour sa couleur musicale.

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De la même façon qu’ils transcendent les portraits de JDR, les textes de Per atteignent encore une autre dimension poétique avec la performance de Jean-Yves et Rodolphe. D’ailleurs, le poète jubile à leur écoute comme s’il les découvrait.

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Autre dégât collatéral, tout à fait réjouissant, il paraîtrait que, depuis qu’il en a effectué quelques lectures, JYB est véritablement hanté, notamment, par les problèmes existentiels de la tondeuse et du grattoir. Il est vrai que « deux ouvriers qui valsent le paso (sur une photo du Front populaire), c’est mal vu  … alors qu’on a toujours admis que deux filles dansent ensemble faute de partenaire » ! Il sait qu’il faut éviter les amalgames en tout genre comme le recommande le proverbe africain figurant sur sa carte de visite : « Le manguier que tu fixes n’est pas le pommier que tu vois ». Un slameur peut en cacher un autre. La relève est déjà assurée avec un petit-fils de Jean-Denis Robert qui s’essaie avec bonheur à la lecture d’Arcimboldo. Puis Michel Dréano choisit, par paresse ou modestie, de lire le texte le plus court de PEOPLE, mais sûrement pas le moins suggestif. Il répond à un portrait que JeanDenis a joliment légendé Émile, miroir aux alouettes.

« Tu me demandes de parler du bonheur
couchés que nous sommes sous les ombrelles des ombellifères
comme si on pouvait parler de l’amour
en le faisant »

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Je rencontrerai Michel Dréano, plus tard dans la soirée. Il ne pouvait pas en être autrement : il est en effet l’auteur d’une chanson Vieil encrier d’encre violette ! « Vieil encrier, vieil encrier? Est-ce que j’ai une gueule de vieil encrier? »

« Dans mon bistrot un peu baroque
Comme tous les matins je cale
Entre mon bloc-notes et mon bock
La page blanche me fait mal
Et je déambule sans fin
Rêveur de terre et de nuages …
Vieil encrier d’encre violette
Devenu depuis talisman
Tu me racontes des bluettes
Quand j’ai le blues en fond d’écran … »

Comme il se présente sur son site, Michel défend une chanson d’aujourd’hui qui revendique sa contamination par le “flow” du “slam”. Voilà que dans la cohue et le brouhaha qui envahissent la salle, mieux qu’un long discours, il déclame une de ses dernières compositions, dédiée au pianiste de jazz Thelonious Monk :

« Qui ?
Frott’ son silex aux mill’ menhirs de Manhattan
Quand les poètes de la Grosse Pomme font leur ramdam ?
Qui ?
Inspiré par les plaintes rauques des Iroquois,
Dans les clairières du quaternaire des séquoias, se lève enfin… ?
Qui ?
Aux équinoxes et aux éclipses, flocons de neige,
Va fair’ tanguer sur son clavier, tout un manège ?
C’est Thelonious, c’est Thelonious
Le moine fou
Au chapeau mou
Qui rôde autour de minuit … »

Le jazz, la scansion cadencée, la gestuelle déhanchée, le petit sourire jouissif au coin des lèvres, il me semble voir surgir devant moi le souffleur de vers Nougaro.
L’instant de grâce est (trop) vite dissipé. Cela me ramène au Jazzman de Per, et sa « musique si sérieuse qu’on ne devrait pas l’affubler de quelque nom que ce soit « !

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Jazz et java copains, ça doit pouvoir se faire, ça se fait même ! Per Sørensen en personne, à la guitare, et son copain danois, l’accordéoniste (qui n’est pas) inconnu, Nils Makela Pedersen, entament un medley musette : La java bleue, La vie en rose, Le dénicheur et évidemment, puisqu’on ne se trouve qu’à quelques dizaines de mètres de la célèbre place :

« C’est une rue
C’est une place
C’est même tout un quartier,
On en parle, on y passe
On y vient du monde entier.
Perchée au flanc de Paname
De loin elle vous sourit,
Car elle reflète l’âme
La douceur et l’esprit de Paris
Un petit jet d’eau
Une station de métro
Entourée de bistrots,
Pigalle.
Grands magasins
Ateliers de rapins
Restaurants pour rupins,
Pigalle »

Arnaud Montebourg trouverait peut-être un peu fort de roquefort qu’un duo danois s’empare de cette valse à la gloire de ce quartier festif de Paris ? Qu’il se dissimule sous sa marinière, car cet immense succès des années 1950 est quasiment une œuvre made in Denmark !
En effet, son auteur et interprète Georges Ulmer, de son vrai nom Jørgen Frederik Ulmer, naquit à Copenhague !
La chanson, à sa sortie, fit scandale et fut même interdite sur les ondes, probablement en raison de ce couplet :

« Clochards, camelots
Tenanciers de bistrots,
Trafiquants de coco,
Pigalle
Petites femmes qui vous sourient
En vous disant: « Tu viens chéri »
Et Prosper qui dans un coin
Discrètement surveille son gagne pain... »

Le discret Eusebio nous invite à passer à table : charcuterie basque, albondigas, empanadas, vin rouge ibérique … Olé encore !
Soudain, le bar plonge dans une semi pénombre d’où surgit bientôt un gâteau éclairé de bougies. JeanDenis Robert atteint, ce soir-là, un âge auquel on peut prétendre à la retraite … il aurait même fait des démarches administratives en ce sens ! Je vous rassure, il a plein de projets en tête.
La soirée se prolonge. Vertige des formes, ivresse des mots, devant quelques derniers verres de contact, on trinque encore au succès de PEOPLE en compagnie de ce Michel Bacchus que JDR surprit en son repaire.

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J’essaie de percevoir derrière sa silhouette « bibendumisée », quelques traits du copain d’avant, beau comme un dieu sculpté par Michel-Ange. J’invite à se joindre à nous, le Glaude et le Bombé, deux autres « amis autodestructeurs éthyliques » (comme écrit Per) chers à René Fallet.
Le dernier carré a du mal à se quitter. Eusebio envisage de baisser le rideau de fer. Pour un peu, avant ma re-traversée de Paris, à l’instar de Grandgil alias Jean Gabin, j’ameuterais volontiers les riverains de la tranquille rue Milton :
« Pour Monsieur Robert, trente et un rue Milton, ce sera quinze euros. Pour Monsieur Sørensen, maintenant c’est trente euros. Je voulais dire trente-cinq. Oh ! C’est plus lourd que je pensais, je crois qu’il va falloir cinq euros de plus pour les frais d’envoi à vos lecteurs hors la capitale ! »
Vous avez compris que je vous encourage vivement à céder, une fois n’est pas coutume, à l’affreux néologisme de pipolisation engendré ici par JeanDenis Robert et Per Sørensen.
PEOPLE est un joyau culturel à (s’)offrir. Son ciselage est un travail d’équipe. Il me faut donc louer aussi Alice Andersen pour les subtiles et élégantes mise en page et calligraphie, ainsi que Jean-Luc Favreau qui a patiemment relu les épreuves. Pour y être modestement confronté avec ce blog, je sais que ce n’est pas une sinécure.

PEOPLE de P. Sørensen et JD. Robert, beau-livre, 68 pages 30×30 cm, 35  € (+4,15 € de frais d’envoi hors Paris)
Pour le commander directement auprès de JD. Robert, cliquer sur le lien http://www.jeandenisrobert.com

Autres informations :

Des clips de JYB : http://universalite-ultramarine.blogspot.fr/
Site de Michel Dréano : http://micheldreano.org/
La Bocata bar à tapas 31 rue Milton 75009 Paris

PEOPLE entre dans Paris

PEOPLE entre dans Paris dans Histoires de cinéma et de photographie avispeopleblog

Vous allez peut-être penser que ma soirée au Fouquet’s (voir billet du 21 février 2013) m’a fait tourner la tête et que je me vautre désormais avec avidité dans un parisianisme outrancier.
Ne mélangez surtout pas les pinceaux qui vous dévisagent ! Le petit peuple de PEOPLE dont le photographe Jean-Denis Robert a tiré le portrait, possède des gueules d’atmosphère régénérée par la poésie surréaliste de Per Sørensen.
À la différence d’Arletty, fiers d’être traités d’atmosphère, ils m’ont même demandé, il y a quelques mois, de les présenter. C’est ainsi que j’ai commencé une carrière d’ « avant-proposiste » !
Patience ! De cela, je vous entretiendrai bientôt quand ce PEOPLE joyeux et malicieux envahira les librairies et les galeries d’exposition: http://encreviolette.unblog.fr/2013/03/09/

Gare à la Garonne

Je me rends compte que, ces temps-ci, je fais fréquemment appel (avec un seul l) à Allain Leprest (avec deux ailes !), le « Rimbaud du vingtième siècle » comme le qualifia Jean d’Ormesson de l’Académie Française.
Aujourd’hui, je vous offre un de ses poèmes al dente (tel est le titre de l’opus) mis en bouche par Francesca Solleville. Francesca est la chanteuse ayant le plus interprété Jean Ferrat, avec Isabelle Aubret et Christine Sèvres son épouse. L’après-midi de ses obsèques, c’est elle qui déclama Ma France sur la place d’Antraigues. Petite fille du fondateur de la Ligue italienne des Droits de l’Homme, elle a beaucoup chanté les poètes Aragon, Mac Orlan, Ferré Interprète de chansons engagées contre le nazisme, le franquisme et la guerre du Viêt Nam, elle a aussi soutenu la cause ouvrière (La Commune en chantant, Chants d’exil sur des textes de Pablo Neruda).
Il y a une quinzaine d’années, Leprest qui fréquentait assidûment Antraigues, il choisit même malheureusement d’y mettre fin à ses jours, entreprit d’écrire un disque complet pour Francesca. Ainsi, y figure Gare à la Garonne, un hommage à Claude Nougaro, une chanson qui me fait tourner la tête en cette période de Saint Valentin.
Prenez ma main, je vous emmène pour une valse lente et nostalgique sur un des ponts qui enjambent le fleuve dans la traversée de Toulouse.

Gare à la Garonne par Francesca Solleville

« Fais gaffe où tu mets ton pied
Ici ou sur l’autre quai
Toi l’amicale pochetronne
Et ton troubadour d’ivrogne
Des fois l’eau et son tirant
Sont bêtement attirants
Gare à la Garonne

Mon poète de vingt berges
Qui flânes en longeant la berge
Dans les pompes à Lord Byron
Que tes rimes t’éperonnent
Mais pose bien tes semelles
L’eau souvent ressemble au ciel
Gare à la Garonne

Attention petit mélomane
Qui te promènes en walkman
Au son de l’accordéonne
Diatonique de Péronne
Tendrement mais notes à notes
Le fleuve nous « Nougarotte »
Gare à la Garonne

On croit que tout recommence
Et on y danse et on y danse
On y plonge et on y coule
Une piqûre de frelonne
Qui fredonne dans la foule
Un peu saoule entre les boules
Gare à la Garonne

Toi le suicidé d’enfance
Toi déjà mort qui avances
Sur le pont de tes dégoûts
Une pierre autour du cou
Tu auras beau tendre tes bras
La mort te refusera
Grâce à la Garonne »

Allain Leprest confiait : « On m’a souvent reproché d’être un peu nostalgique dans mes chansons, mais je pense qu’on ne peut bien parler d’une chose que quand elle est éloignée de soi. »

Gare à la Garonne dans Coups de coeur toulousepontneufblog

Comme à Paris, il y a un Pont-Neuf à Toulouse. Comme à Paris, malgré son nom, c’est le plus vieux pont de la ville rose. Et comme à Paris, il y a des amants sur le Pont-Neuf, l’eau et son attirant tirant (pas tyran pour un sou).
Une jeune lionne superbe et généreuse au sens du drame romantique hugolien, majestueuse et impétueuse à l’image du fleuve, y croisa un poisson rêveur, un barbeau (pas argenté, néanmoins pas commun, mais fluviatile) d’un certain nombre de berges, qui frétillait près du quartier historique de la Daurade, ainsi nommé, non pas par la fréquentation de cette espèce marine, ce qui serait incongru ici, quoique … mais pour les dorures aujourd’hui disparues de ses immeubles. Il n’y a pas que l’eau du canal du Midi qui soit verte ; le poisson fut ébloui par l’émeraude qui miroitait au soleil d’été.
Voilà une fable pas très nette, mais en d’autre temps, le chantre de ces lieux n’avait-il pas fait boire un coq et une pendule à la fontaine de ses mots. Une bluette surréaliste et dramatique d’une poule aux heures d’or qui devint coq au vin quand l’horloge sonna l’heure du (t)repas !
Alors donc, vous voyez, tout est possible ! Surtout qu’Allain Leprest nous invite à prendre les brisées de George Gordon Byron. Celui-ci se voulait orateur à la Chambre des Lords mais ce sont ses poésies mélancoliques qui le rendirent célèbre. Au point qu’il constitue une des grandes figures du romantisme britannique avec notamment, William Wordsworth, l’auteur de l’admirable poème Daffodils, je l’avais évoqué dans mon éloge de la jonquille (voir billet du 12 mars 2008). Son œuvre maîtresse est son Don Ju(ju)an, je la bégaie, est-ce l’ombre de Nougaro justement qui plane depuis son ancienne demeure du quai de Tounis ?
Au milieu de la rivière, lion et poisson coulent bientôt une nuit magique. La vague émeraude se fait chaude dans les bras de son Old Man River ! La guitare de Carlos Santana électrise la White magic woman, dans tous ses états liquides, tantôt aquarium, tantôt cascade effervescente, comme le fleuve nourricier de la ville.
Est-ce un amour d’opérette comme les bouquets de violettes que chanta autrefois Luis Mariano au théâtre du Capitole, non loin de là ? En tout cas, voilà que subitement l’imprévisible Garonne, qui l’eut crue, s’emporte et, chevauchant son lit, (nou)garotte le pauvre poiscaille.

« Bonheur, tu aimes repartir
À peine à l’amarre
Tu appartiens à ces choses volatiles
Comme les bouquets de roses, tu t’fânes vite
C’est à croire qu’on ne te mérite pas
Que l’homme n’est pas fait pour toi
Te barre pas, bonheur, bonheur. »

Vaine supplique nougarienne tant la lionne Garonne au caractère bien trempé est indomptable.

frelonblog dans Poésie de jadis et maintenant

frelon sur fleur Desigual

La morale de la fable, Allain Leprest la délivre dans une autre chanson :

« Tu valseras pour rien mon vieux
La belle que tu serres dans tes yeux
Ce n’est pas de l’amour
C’est une envie d’amour
Tu valses avec une ombre ... »

Hombre et lumière ! Extinction des feux de l’amour ! Méfiez-vous de la Garonne !
Si Leprest était graveur, sa Garonne serait une eau-forte. S’il était peintre, elle serait naturellement une marine, ce qui n’est pas la moindre des incompréhensions de la part d’une eau douce, à moins que la gironde ne soit mal embouchée …
En auteur affable, je vous offre une seconde version de ma fable par JeHaN, un des derniers chanteurs itinérants dans la tradition des trouvères et troubadours. Ami de Nougaro et Leprest, il est aussi reconnu comme interprète hors pair des œuvres de Bernard Dimey. D’excellentes raisons pour qu’il me plaise !
Écoutez le donc trimballer son amertume poétique le long des berges de Garonne. Boudiou !

Gare à la Garonne par JeHaN

Depuis, j’ai ouï(es) dire que le gentil poisson, fuyant le pont de ses dégoûts, se serait réfugié vers l’(im)passe du Bazacle, auprès de quelques saumons remontant le fleuve depuis le pic d’Aneto jusque vers l’océan. Trouvant la plaisanterie saumâtre, il s’est juré qu’on ne l’y reprendra plus à gober quelques libellules vers le pont des « Demoiselles ».
Cependant, pris entre deux eaux, il emprunte encore à Leprest pour écrire à sa Garonne perdue :

« Sans t’avouer que je me manque
Donne-moi de mes nouvelles
Dis-moi dans quel port se planque
La barque de ma cervelle ... »

Mon imagination débordante, cela peut être dangereux lorsqu’il s’agit d’eau, a largement outrepassé les pensées d’Allain Leprest. Simple licence poétique, mais finalement, n’est-ce pas le projet de tout poète que de faire vagabonder l’esprit de son lecteur, en l’occurrence ici, vers les (dé)rives de Garonne.
Toulouse to win chantait Nougaro lorsqu’au temps de Nougayork, il cherchait des synthés liturgiques du côté de la 42e rue. Si l’on (se) perd parfois avec la Garonne, vous, vous avez gagné d’écouter aussi celle, éternelle, de l’ami Claude. C’était la moindre des choses tant il a inspiré également mon histoire d’eau.

plaquenougaro

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Je vous présente un de mes lecteurs : Pierre ROCHETTE

Vous l’ignorez sans doute mais une carte du monde figure dans la plate-forme d’administration de mon blog. Il suffit que je promène la souris dessus pour que s’affiche le nombre de connexions journalières qui s’effectuent dans chaque contrée de la planète.
Ainsi, je constate assez régulièrement des visites en provenance notamment d’internautes d’outre-Quiévrain et de Suisse bien que je ne sois ni domicilié à Néchain, ni possesseur d’un coffre en Helvétie. Il est aussi parfois quelques Brésiliens et Russes qui s’emberlificotent peut-être dans la Toile. Quelques cousins canadiens curieux me font aussi l’honneur sinon de me lire, du moins de frapper à ma porte, vous allez en avoir la preuve.
J’avoue que je suis quelque peu fasciné mais surtout intrigué par les motivations ou les errances de ces lecteurs potentiels. Et voici que l’un d’entre eux s’est démasqué en déposant un commentaire très personnel à la fin de mon billet du 1er décembre 2010 « Châtaignes dans les bois se fendent
Plutôt qu’il ne demeure dans une semi confidentialité, j’ai souhaité le mettre en pleine lumière en lui consacrant ce billet. Je vous le livre d’abord tel que je l’ai reçu :

bravo pour cet article
sur la vie d’autrefois
et l’usage des poêles à bois:)))

Dans le cadre
de mon projet poétique
de disperser aléatoirement les cendres de mon oeuvre
littéraire aléatoire dans la mer des blogs pertinents mais
aléatoires du numérique

permettez-moi
de vous offrir
une de mes chansons
écrite sur le thème du poêle à bois:)))

LA CHANSON DU POÊLE À BOIS

ma mère faisait des toasts su l’poêle à bois
quand j’t’ais p’tit gars, quand j’t’ais p’tit gars
à m’disait le bonheur, c’est comme le beurre
ça fond dans bouche aussitôt qu’on y touche

mais si tu me tiens ben la main
pis qu’tu me donnes un gros câlin

m’en va t’serrer si fort
que dans vie
tu manqueras jamais de rien

y aura d’mon poêle à bois
dans chacun d’tes chagrins

2-
mon père mettait des bûches dans l’poêle à bois
quand j’t’ais p’tit gars, quand j’tais p’tit gars
y m’disait la passion, c’est comme la braise dans l’fond
ça vire en cendre, si tu la laisses descendre

mais si tu r’gardes tes souliers
pis ma manière de t’es lasser

m’en va serrer si fort
que dans vie
tu manqueras jamais de rien

y aura d’mon poêle à bois
dans chacun d’tes chagrins

3-
c’est pas pour rien qu’ma maison c’est la rue
comme un p’tit gars, comme un p’tit gars
dans cheminée, quand j’vois sortir d’la fumée
ca m’rappelle le poêle à bois de mon passé

j’ai ma mère au creux d’ma main
pis mon père au boutte du soulier

m’a les aimé si fort
que dans vie y manqueront jamais de rien

y aura d’leu poêle à bois
dans chacun d’mes câlins

y aura d’leu poêle à bois
dans chacun d’mes câlins

Pierrot
vagabond céleste

http://www.enracontantpierrot.blogspot.fr
www.reveursequitables.com
http://www.tvc-vm.com/studio-direct-235-1/le-vaga bond-celeste-de-simon-gauthier

Flatté que ma tribune soit cataloguée comme pertinente, vous imaginez bien que, curieux comme je suis, j’ai cliqué aussitôt sur les liens qui y sont joints pour découvrir qui était donc ce Pierrot vagabond céleste. Je suis tombé sur une photographie, une bouille qui inspire la sympathie, qui respire la convivialité, le bon vivre.

Je vous présente un de mes lecteurs : Pierre ROCHETTE dans Coups de coeur pierrot1

Allez savoir pourquoi, je l’imaginais déjà prenant une guitare, racontant des histoires à la veillée. D’ailleurs, son choix de me remercier de mon article sur les châtaignes n’était pas fortuit. J’eus donc envie de poursuivre ma visite.
J’ai mis ensuite un nom sur ce visage bonhomme : Pierre Rochette ! Un patronyme bien d’cheu nous ! Au lycée de Rouen, j’avais un camarade du Pays de Caux qui portait le même.
De plus en plus intrigant, il appartiendrait à une confrérie de rêveurs équitables, entendez par là, toute personne qui décide de prendre soin du rêve d’une autre personne … sans intérêt personnel caché.
Si j’avais les ailes d’un ange, si j’avais des lumières sur mon bike, je partirais (tout de suite) pour Québec, faire un bout de chemin avec l’ami Pierrot.
Il y a près de quatre décennies, il fonda dans le vieux Montréal, les 2P, les Deux Pierrots, une boîte mythique de chansonniers, comprenez chanteurs dans notre langue parfois moins fleurie que la sienne.
À 57 ans, il choisit de renier son style de vie, de donner ses économies, de fermer ses comptes en banque. Il troque sa maison contre une paire de bottes pour aller plus loin dans sa vie, réaliser son rêve de jeunesse en parcourant le Québec comme un vagabond à la recherche de rêveurs comme lui. Il les pourchasse : « Je suis comme l’allumeur de réverbères du Petit Prince. J’allume la flamme enfouie dans le cœur des gens que je rencontre en les incitant à vivre leur rêve … Imaginez la fête quand toutes ces chandelles illumineront le pays ».
L’itinérant désigne parfois un reclus de la société, vêtus de loques, que l’on confond volontiers avec un sans-abri ou un clochard. Rien de semblable pour Pierre Rochette même s’il trouverait sûrement beaucoup de plaisir et d’intérêt à la fréquentation de ces gens que la société laisse en marge.
Avec son bâton de pèlerin, sa vieille guitare, son sac à dos, son faux air de Victor Hugo, Hemingway ou mon ami peintre Marc Giai-Miniet (voir billets des 20 mars 2208, 23 septembre 2010 et 20 avril 2012), il a traversé le Québec de long en large, a dormi sous les ponts, dans des fossés et même … sur des congélateurs. Je me suis même demandé si dedans, il n’y ferait pas « plus chaud ». En effet, il y a quelques jours, un autre internaute québécois me disait qu’actuellement, chez lui, le thermomètre frôlait les trente degrés au-dessous de zéro et que la couche de neige atteignait le demi mètre. Et dire que chez nous, on déclenche des alertes orange et qu’on en fait les titres du journal télévisé pour beaucoup moins que cela !
Toutes ses superbes errances ont inspiré plus d’une centaine de chansons à Pierrot, je le nomme déjà ainsi, il acceptera ma familiarité précoce. Il a une phrase magnifique pour exprimer son vagabondage du corps et de l’esprit : « La souffrance est nécessaire pour remplir son coffre à outils. Plus on souffre et plus notre coffre à outils s’enrichit ».
Ce ne sont pas mes talents de bricoleur qui l’auront conduit jusqu’à moi !
Un jour, Pierrot a rencontré un homme qui sautillait sur place et agitait les bras comme un fou. Il lui demanda les raisons de cette agitation et quel était son rêve : « je veux faire un métier qui me permettra de bouger sans cesse ». Pierre le croisa sur sa route quelque temps plus tard ; il était devenu éboueur. Et de conclure : « Quel beau métier pour cet homme qui avait un rêve ! »
Dans ma brève quête pour cerner le personnage attachant, j’ai déniché et choisi de vous faire écouter sa chanson Molière, « son dieu de la langue française ».

http://www.reveursequitables.com/Assets/VideoClips/Intro%20Moli%C3%A8re.wmv
http://www.reveursequitables.com/Assets/VideoClips/Moli%C3%A8re%20PR.wmv

Il y parle de la guerre inepte, absurde, injuste : « Il y a trop de cercueils dans mon Québec que j’aime tant ! » Sais-tu Pierre que mon nom chez tes compatriotes anglophones signifie cercueil ?
Nous n’allons pas nous séparer sur cette note triste. Permets-moi en guise de conclusion, d’offrir à mes chers lecteurs celle d’une autre itinérante : l’outarde.
Félix Leclerc, un autre vagabond de la poésie dont les souliers ont beaucoup voyagé, l’attendait au mois de mai.

Passage de l\’outarde par Félix LECLERC

En ces temps de froidure, je me suis bien réchauffé le cœur et l’esprit devant ton poêle à bois, cher ami Pierrot!

PS: Je vous conseille vivement de lire le commentaire ci-après. de la plume même de Pierre Rochette. et le dialogue qui s’est instauré. Ils apportent un éclairage supplémentaire sur sa sensibilité.

Les ponts de Paris: le tour de l’île de la Cité (2)

Les ponts de Paris: le tour de l'île de la Cité (2) dans Coups de coeur pontnotredameblog1

Vous êtes au rendez-vous fixé pour effectuer la seconde moitié du tour de l’île de la Cité commencé dans mon précédent billet (16 novembre 2012). Chères lectrices, avez-vous pensé à changer l’eau du vase dans lequel vous avez mis le bouquet que je vous avais offert ?

pontnotredameblog2 dans Ma Douce France

pontnotredameblog6 dans Poésie de jadis et maintenant

Le pont Notre-Dame serait l’ancêtre de l’ancien Grand Pont romain qui permettait, dans le prolongement du Petit Pont, de traverser la Seine, à l’époque où Lutèce se concentrait principalement dans l’île de la Cité. Je ne dois pas être fier de mes compatriotes Normands qui le détruisent lors du siège de Paris de 887. Il est alors remplacé par le pont des Planches de Milbray, un ouvrage de planches jetées sur les anciennes piles de bois.
Un moine de Vendôme relate dans un poème la visite, en 1378, de l’empereur germanique Charles IV à son neveu, le roi de France Charles V dit Charles le Sage :

« L’empereur vint par la Coutellerie
Au carrefour nommé la Vannerie,
Où fut jadis la planche de Mibray;
Tel nom portoit pour la vague et le bray,
Getté de Seyne en une creuse tranche,
Entre le pont que l’on passoit à planche,
Et on l’ostoit pour estre en seureté »... »

Les planches Mibray (diverses orthographes) consistent en un plancher posé pour franchir le bourbier qui s’étend du carrefour de la Vannerie jusqu’à l’entrée du pont. Un plancher des vaches en quelque sorte !
Ce pont est emporté par une crue du fleuve en 1406 mais, du fait de son importance pour la vie économique de la cité, le souverain Charles VI le Bien Aimé favorise sa reconstruction et, le 31 mai 1413, solennellement, il plante le premier pieu, l’équivalent de la pose des premières pierres d’aujourd’hui. « Ce dit jour, le pont de Planches-de-Mibray fut nommé le pont Notre-Dame, et le nomma le roi de France Charles, et frappa de la trie sur le premier pieu, et le duc de Guyenne son fils, après et le duc de Berry et de Bourgogne, et le sire de la Trémoille; et c’étoit de dix- heures au matin. »
Achevé en 1421, reposant sur six arches, le nouveau pont mesure 106 mètres de long et 27 mètres de large. Particularité, il supporte soixante maisons toutes semblables, dévouées essentiellement aux commerces d’armurerie et de librairie. Antoine Vérard, éditeur renommé d’ouvrages luxueux comme La Légende dorée de Jacques de Voragine, occupe l’une d’elles à l’enseigne de Saint Jean l’Évangéliste .
Originalité pour l’époque, les maisons sont numérotées à l’identique des deux côtés du pont, la mention amont et aval distinguant où elles se situent. Il n’est pas certain que nos préposés au courrier de maintenant sachent d’emblée de quel côté coule la Seine … !
Bien qu’en bois, le pont Notre-Dame se révèle plus solide que les souverains valoisiens. En effet, au cours du quinzième siècle, après Charles VI, Charles VII le Victorieux, Louis XI le Prudent (qui enferme son ancien premier ministre le cardinal de La Balue … attention Jean-Marc Ayrault !), Charles VIII l’Affable, Louis XII « Père du peuple », avec une régence d’Anne de France dite Anne de Beaujeu, se succèdent à la tête de la monarchie.
Il faut une crue, le 25 octobre 1499, pour que le pont s’affaisse et se fracasse dans les flots avec ses maisons. En ce temps-là, on ne tergiverse pas de procès en procès, le prévôt des marchands et des échevins sont tenus pour responsables, jugés inaptes à exercer toute fonction et condamnés à de fortes amendes ; ils mourront tous en prison faute de pouvoir s’en acquitter.
Sans qu’il n’y ait aucun rapport entre ses deux décisions, après qu’il se soit empressé, en 1499, de faire annuler par le pape son mariage pour non consommation avec Jeanne de France dite l’Estropiée, Louis XII décide pour subventionner la reconstruction du pont amputé de ses pieds, le prélèvement de six deniers pour livre à prendre pendant six ans aux entrées de Paris sur tout le bétail à pied fourché. Il choisit comme architecte Fra Giovanni Giocondo, religieux de Saint François, dit Jean Joconde, sans aucun lien de parenté avec la célèbre Mona Lisa. En hommage, est gravé alors sur une des arches, un distique de Jacques Sannazar, poète de la Renaissance, où frère Joconde est traité de pontife.
C’est peut-être pour cela que l’on retrouve le génie esthétique toscan ou vénitien dans le nouvel ouvrage tout en pierre, édifié entre 1501 et 1512, avec une soixantaine de maisons de six étages, numérotées de chiffres d’or (pairs et impairs, cette fois). Il est également orné de statues royales

raguenet

Le tableau de Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet, peintre du dix-huitième siècle, en témoigne. Des joutes nautiques sont même organisées dans ce cadre grandiose.
Les fenêtres du 1er étage des maisons doivent demeurer à la disposition des autorités municipales lors des fêtes et de cérémonies. Car, supplantant le Pont au Change, son voisin en aval, le pont Notre-Dame devient la voie triomphale des souverains.
Ainsi, l’entrée solennelle de François 1er à Paris, le 15 février 1515, est la « plus gorgiasse et triumphante qu’on ait jamais veu en France, car de princes, ducz, contes et gentilshommes en armes, y avoit plus de mille ou douze cens » ! De quoi mettre le souverain dans d’excellentes dispositions pour combattre à Marignan au mois de septembre suivant !
François 1er emprunte le même pont, le 16 mars 1531, lors de l’entrée solennelle à Paris, de son épouse, Éléonore de Habsbourg, sœur de Charles Quint et veuve du roi du Portugal.
Le 3 juin 1590, le légat du pape y passa en revue l’infanterie ecclésiastique de la Ligue. « Capucins, minimes, cordeliers, jacobins, feuillants, tous la robe retroussée (rien à voir avec le vent fripon !), le capuchon bas, le casque en tête, la cuirasse sur le dos, l’épée au côté et le mousquet sur l’épaule, marchaient quatre à quatre, le révérend évêque de Senlis à leur tête … Quelques-uns de ces fantassins, sans penser que leurs fusils étaient chargés à balles, voulurent saluer le légat, et tuèrent, à côté de lui, un de ses aumôniers ». On qualifierait cela aujourd’hui de bavure !
Le 26 août 1660, plus d’un million de spectateurs s’amassent du château de Vincennes au Palais du Louvre. Le pont Notre-Dame est restauré et décoré, une superbe pyramide est dressée, non loin de là, sur la place Dauphine (qui n’a donc pas mauvaise mine !). Après la signature du traité des Pyrénées (sur la minuscule île des faisans au milieu de la Bidassoa, voir Lectures d’en France, billet du 16 janvier 2012) et leur mariage à Saint-Jean-de-Luz, Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche font leur entrée dans Paris en grandes pompes.

pompes_depuis_le_pont_notre-dame_1857

Justement, le pont sera bientôt aussi doté de pompes ! Paris manque cruellement d’eau à cette époque. En 1670, deux ingénieurs proposent la construction de deux pompes élevant 30 à 40 pouces d’eau de la Seine à 80 pieds au-dessus du niveau du fleuve. Montées sur un échafaudage, les aubes sont enfermées dans un pavillon dont la porte est ornée de deux tritons sculptés pare Jean Goujon avec, au-dessous d’un médaillon de Louis XIV, une citation latine en vers, traduite par Pierre Corneille :

« Que le dieu de la Seine a d’amour pour Paris !
Dès qu’il peut en baisser les rivages chéris,
De ses flots suspendus la descente plus douce
Laisse douter aux yeux s’il avance ou rebrousse :
Lui-même à son canal il dérobe ses eaux,
Qu’il y fait rejaillir par de secrètes veines,
Et le plaisir qu’il prend à voir des lieux si beaux,
De grand fleuve qu’il est, le transforme en fontaines. »

Les manifestations ne sont pas toujours aussi réjouissantes. Ainsi, dans une lettre à sa fille Madame de Grignan, en date du 17 juillet 1676, Madame de Sévigné relate le passage sur le pont, du convoi menant à la décapitation, la Brinvilliers, célèbre empoisonneuse :
« ENFIN c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air: son pauvre petit corps a été jeté, après l’exécution, dans un fort grand feu, et les cendres au vent ; de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tout étonnés … À six heures, on l’a menée nue en chemise et la corde au cou, à Notre-Dame, faire l’amende honorable ; et puis on l’a remise dans le même tombereau, où je l’ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse et sa chemise, un docteur auprès d’elle, le bourreau de l’autre côté : en vérité cela m’a fait frémir… Pour moi, j’étois sur le pont Notre-Dame avec la bonne d’Escars ; jamais il ne s’est vu tant de monde, ni Paris si ému ni si attentif ; et demandez-moi ce qu’on a vu, car pour moi je n’ai vu qu’une cornette ; mais enfin ce jour étoit consacré à cette tragédie. J’en saurai demain davantage et cela vous reviendra. »
Souriez cependant avec la chanson de Marie-Paule Belle sur des paroles de Françoise Mallet-Joris, longtemps membre de l’académie Goncourt. D’ailleurs, nul besoin de Brinvilliers pour retrouver les poissons le ventre en l’air encore aujourd’hui dans la Seine !

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Grandeur et décadence, les maisons sont détruites pour insalubrité en 1786 tandis que les pompes survivent jusqu’en 1858. Le pont est rebaptisé pont de la Raison, dans le cadre de la déchristianisation révolutionnaire, ce mot appartenant à Mirabeau qui aurait dit dans ses derniers moments, « Vous n’arriverez à rien si vous ne déchristianisez pas la Révolution ».
Un nouveau pont est reconstruit sur les mêmes fondations en 1853 avec seulement cinq arches. Suite à de nombreux accidents fluviaux (35 entre 1891 et 1910) qui le font être surnommé le pont du Diable, on remplace les trois arches centrales par une seule arche métallique, pour faciliter le passage des bateaux . Des têtes de bélier ornent le sommet des deux arches de rives et quatre mascarons d’hommes barbus couronnés de plantes décorent les clefs de voûte des arches latérales. C’est cet ouvrage, un mélange de neuf avec du vieux, inauguré par Raymond Poincaré en 1919, que je photographie ce jour :

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Allez, je file vers Rouen et ma Normandie natale ! Non, je vous rassure, j’exagère, c’est juste que je descends la Seine jusqu’au pont suivant en aval. Auparavant, je fais une courte halte, place Louis Lépine, du nom du célèbre concours des inventions. En ce lieu, réside, sous des pavillons métalliques, le marché aux fleurs et aux oiseaux.

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Je n’ai que quelques piafs en fer forgé à vous offrir car le marché, qui leur est réservé, se tient uniquement le dimanche.

« … Un coq aimait une pendule
Ah, mesdames, vous parlez d´un jules!
Le voila qui chante à genoux
 » Ô ma pendule je t´adore
Ah! laisse-moi te faire la cour
Tu es ma poule aux heures d´or
Mon amour ».. »

Non, je n’ai pas un petit coup dans l’aile ! Je trouve cocasse de vous resservir un carré de nouga(t)ro (voir billet du 16 novembre 2012) au pied de l’Horloge du palais de la Cité.

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Ce monument qui fait partie du palais de Justice est la résidence et le siège du pouvoir des rois de France depuis Hugues Capet jusqu’au quatorzième siècle. Jean II le Bon fait alors édifier un beffroi qui sert de guet pour la sécurité du palais. Une partie de celui-ci est transformée en prison d’État en 1370, la Conciergerie, l’antichambre de la guillotine sous la Terreur.
Ladite tour accueille, en 1370, la première horloge publique à Paris, œuvre de l’horloger lorrain Henri de Vic. En 1418, la municipalité réclame que l’horloge comporte un cadran extérieur « pour que les habitants de la ville puissent régler leurs affaires de jour comme de nuit ». En 1585, Henri III fait mettre en place un nouveau cadran, dont l’encadrement est réalisé par le sculpteur Germain Pilon (vous le connaissez depuis le billet précédent).
L’horloge est encadrée de deux grandes figures allégoriques représentant la Loi et la Justice. Elle porte aussi deux inscriptions latines : « Celui qui lui a déjà donné deux couronnes lui en donnera une troisième », allusion aux couronnes de Pologne et de France portées par son contemporain le roi Henri III, et « Cette machine qui fait aux heures douze parts si justes enseigne à protéger la Justice et à défendre les lois. »
Je traverse le quai pour accéder au Pont-au-Change.

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Voilà un pont qui me signifie ! Non pas à cause de son nom qui provient du fait qu’en 1141, Louis VII ordonne que les changeurs, les courtiers de change, les banquiers de l’époque, y tiennent leurs bancs pour changer les monnaies. Imagine-t-on que, dans le futur, il puisse s’appeler pont des traders ?!
J’aime ce pont qui a inspiré à Robert Desnos l’un des plus admirables poèmes de la Résistance, Le veilleur du Pont-au-Change :

« … Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Veillant au cœur de Paris, dans la rumeur grandissante
Où je reconnais les cauchemars paniques de l’ennemi,
Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français,
Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d’Hitler.

Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris,
Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,
Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.
Dans l’air froid tous les fracas de la guerre
Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes.

Des cris, des chants, des râles, des fracas il en vient de partout,
Victoire, douleur et mort, ciel couleur de vin blanc et de thé,
Des quatre coins de l’horizon à travers les obstacles du globe,
Avec des parfums de vanille, de terre mouillée et de sang,
D’eau salée, de poudre et de bûchers,
De baisers d’une géante inconnue enfonçant à chaque pas dans la terre grasse de chair humaine.

Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Et je vous salue, au seuil du jour promis
Vous tous camarades de la rue de Flandre à la Poterne des Peupliers,
Du Point-du-Jour à la Porte Dorée.

Je vous salue vous qui dormez
Après le dur travail clandestin,
Imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs de rails, incendiaires,
Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages,
Je vous salue vous tous qui résistez, enfants de vingt ans au sourire de source
Vieillards plus chenus que les ponts, hommes robustes, images des saisons,
Je vous salue au seuil du nouveau matin.

Je vous salue sur les bords de la Tamise,
Camarades de toutes nations présents au rendez-vous,
Dans la vieille capitale anglaise,
Dans le vieux Londres et la vieille Bretagne,
Américains de toutes races et de tous drapeaux,
Au-delà des espaces atlantiques,
Du Canada au Mexique, du Brésil à Cuba,
Camarades de Rio, de Tehuantepec, de New York et San Francisco.

J’ai donné rendez-vous à toute la terre sur le Pont-au-Change,
Veillant et luttant comme vous. Tout à l’heure,
Prévenu par son pas lourd sur le pavé sonore,
Moi aussi j’ai abattu mon ennemi... »

Robert Desnos écrit ce poème dans la clandestinité, sous le pseudonyme de Valentin Guillois, au début de l’année 1944. Il est arrêté par la Gestapo peu après, le 22 février, puis déporté au camp de Buchenwald. Il appelle ici à la lutte générale contre l’occupant.
Avant que le pont Notre-Dame lui ravisse la primauté, le Pont-au-Change a la faveur des cortèges royaux. Ainsi, Isabeau de Bavière, épouse à quatorze ans du roi Charles VI, l’emprunte le jour de son entrée solennelle dans Paris, le 22 août 1389. « Ce jour-là, le grand Pont de Paris était tout au long couvert et estollé de blanc et de vert cendal ». Au passage nocturne du cortège, un funambule génois se laisse glisser sur une corde tendue d’une tour de la cathédrale Notre-Dame jusqu’au faîte de l’une des maisons du pont, en utilisant deux cierges allumés en guise de balanciers, et dépose une couronne sur la tête de la Reine. Comme quoi, le club de rugby du Stade Français n’a rien inventé en parachutant d’angéliques danseuses du Moulin Rouge au-dessus du Stade de France pour offrir le ballon du match !
De même, lorsqu’en août 1460, Louis XI, tout de blanc vêtu, chevauchant un cheval aussi immaculé, passe le pont sous un tunnel de voiles, cela préfigure une action artistique que je vous décrirai bientôt.
Comme son prédécesseur en amont, le Pont-au-Change est aussi le théâtre d’événements funestes. C’est le chemin privilégié pour conduire les condamnés à mort de la prison de la Conciergerie jusqu’au lieu de leur exécution.
Le 16 juillet 1793, la foule est tellement dense pour suivre le transport du corps de Jean-Paul Marat, assassiné dans sa baignoire par Charlotte Corday, que le cortège franchit le fleuve en se partageant entre le Pont-au-Change et le Pont-Neuf.

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L’assassinat de Marat (1890-Jean-Joseph Weerts, musée de la Piscine à Roubaix)

De même, lors des massacres de septembre 1792 sous la Terreur, les cadavres des prisonniers exterminés au Châtelet et à la Conciergerie sont exposés sur les trottoirs du pont. « Parvenus au pont au Change, a écrit un témoin oculaire, nous remarquons de loin sur l’un des trottoirs à droite, un tas informe qui avait l’apparence d’un amas de bûches: mais en passant très vite, nous reconnûmes encore que c’étaient des malheureux égorgés dans la prison voisine qu’on avait rangés là les uns sur les autres, en attendant le moment de les enlever. Il y avait là plus de trois cents cadavres ».
Les vers de Georges Brassens, « Il suffit de passer le pont/C’est tout de suite l’aventure », sont peut-être d’un goût douteux à cet instant de mon billet. C’est pourtant ceux qui me viennent à l’esprit en apercevant à l’autre extrémité du pont, le théâtre du Châtelet et son affiche écarlate de la comédie musicale West Side Story.
À la demande du baron Haussmann, cet immeuble est construit sur la place du même nom, à l’emplacement de la forteresse du Grand Châtelet qui servit de prison et de tribunal sous l’Ancien Régime avant d’être rasée en 1818 sous le règne de Napoléon 1er.
Temple de l’opérette, j’eus l’occasion, tout gamin, d’y voir Luis Mariano dans Le chanteur de Mexico et Tino Rossi dans Méditerranée. Mon dieu, je prends un sacré coup de vieux rien que d’y penser !
Lorsqu’une vingtaine d’années plus tard, j’ai rejoint Paris pour raisons professionnelles, j’avoue que j’ai fréquenté plus volontiers le Théâtre de la Ville, un autre édifice d’inspiration haussmannienne, situé en face, et proposant des spectacles plus « contemporains ».
À équidistance des deux théâtres, se dresse la fontaine du Palmier, surmontée d’une colonne au fût gravé des noms des batailles victorieuses de Napoléon. Sous le Second Empire, le sculpteur animalier Henri-Alfred Jacquemart la dote de sphinx cracheurs d’eau.

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C’est à cette époque qu’avec le percement du boulevard Sébastopol, le Pont-au-Change est reconstruit sous son aspect actuel. Les tympans des piles sont ornés de « N » napoléoniens inscrits dans une couronne de laurier.

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Il succède au pont en pierre achevé en 1647, formé de sept arches et portant lui aussi quatre-vingts maisons de cinq étages disposées alternativement en retrait ou en saillie. Elles étaient principalement habitées par des orfèvres et des joailliers. Certains décors du film Le Parfum tiré du roman éponyme à succès de Patrick Süskind fournissent une idée de leur architecture luxueuse.

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À l’extrémité du pont, à l’entrée de la rue Saint-Denis, se dressait alors également une œuvre en bronze du sculpteur Simon Guillain représentant grandeur nature le jeune roi Louis XIV âgé de dix ans, entouré de ses parents Louis XIII et la régente Anne d’Autriche. Érigées à l’occasion du traité de Westphalie en 1648, déboulonnées en 1781, les statues sont visibles aujourd’hui au musée du Louvre.

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Dans ce roman, Richard Bach, l’auteur de Jonathan Livingstone le Goéland, raconte sa quête éperdue de l’âme sœur. Aurait-il pu la trouver au Pont-Neuf qui enjambe les deux bras de la Seine, à la proue de l’île de la Cité ?

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À défaut d’être un lieu où l’on « emballe », c’est le pont que l’artiste Christo empaqueta, en 1985, en le recouvrant de plus quarante mille mètres carrés de toile polyamide dorée, retenus par treize kilomètres de corde.

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Par cette mise en cocon éphémère, l’artiste métamorphosa, durant une quinzaine de jours, le plus vieux pont de Paris, en une chrysalide résolument moderne.
De quoi donner un peu de baume au cœur (s’il battait encore !) d’Henri III. En effet, le 31 mai 1578, le roi, accompagné de sa mère Catherine de Médicis et de son épouse Louise de Vaudémont, arrive du Louvre en barque et en larmes car il vient d’assister aux funérailles de deux de ses mignons tués en duel. Vêtu de noir, il troque son chapelet aux grains en forme de têtes de mort pour une truelle d’argent et un plateau du même métal rempli de mortier, afin de poser la première pierre du futur pont. Il n’en faut pas plus pour que les Parisiens le surnomment le pont aux Pleurs. Comme une plaque en témoigne encore, il n’est achevé que trente ans plus tard, en décembre 1607 sous le règne d’Henri IV le Grand.
Ce dernier ne verra pas sa statue équestre, offerte en son honneur par son épouse Marie de Médicis à la Ville de Paris ; en effet, bien que commandée en 1604, elle n’est installée qu’en 1614, soit quatre ans après que Ravaillac eut commis son forfait.

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En tout cas, soixante après avoir quitté les cours de récréation de mon école communale, j’ai la preuve que le cheval blanc de Henri IV était noir ! Pour tordre le cou à la blague, on croyait que son cheval était blanc, ou gris à cause de la poussière (!) parce que le souverain en aurait possédé un qui s’appelait Albe, et que plusieurs tableaux de batailles montrent l’animal drapé d’un panache de plumes blanches.
Je suis intrigué, en cet après-midi, par la présence d’un matelas à l’arrière du monument. Je n’ose imaginer que, la nuit venue, le Vert-Galant descende de son destrier de bronze pour prouver sa virilité légendaire à quelque ribaude moderne, dans le square voisin portant son nom.

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On lui attribue plusieurs dizaines de conquêtes féminines ; on lui connaît six enfants légitimes de son mariage avec Marie de Médicis mais aussi au moins une douzaine illégitime dont trois avec Gabrielle d’Estrées.
Se souvient-on qu’il fricota avec Fleurette, fille d’un jardinier de Nérac, avec Bretine de Duras, fille cadette d’un meunier, la « Belle Rouet » et Mlle Rebours toutes deux filles d’honneur de la reine Margot, Catherine de Luc, fille de médecin, et Arnaudine servante de … Catherine de Luc, ou encore Marie Catherine de Beauvilliers abbesse à Montmartre ! J’en passe et des plus aguichantes. Les historiens s’intéressaient finalement aussi aux people de la Renaissance. Charles Trenet aurait pu trousser une chanson comme il en avait le secret.
Sacré Henri ! Personnellement, je te suis reconnaissant (voilà que je tutoie les rois !) en tout cas d’avoir institué la poule au pot du dimanche, un plat que préparaient superbement ma maman et ma mémé Léontine !
Tout bon roi qu’il fût, des sans-culottes, hérissés par les symboles de la monarchie, ne restent pas de marbre devant le bronze (!) et détruisent la statue le 12 août 1792.
Henri IV et son cheval reviennent sur le Pont-Neuf à la Restauration grâce à Louis XVIII qui souhaite que soit à nouveau érigé le symbole du premier des Bourbons. Pour le couler dans le bronze, on fond celui des statues déboulonnées de Napoléon sur la colonne Vendôme, et du Général Desaix place des Victoires.
Ce siècle avait dix-huit ans … Le 17 août 1818, l’actuelle statue équestre de Henri IV, tirée par trente-six bœufs depuis une fonderie du quartier du Roule, entre sur le Pont-Neuf devant une foule nombreuse. Au milieu d’elle, le jeune Victor Hugo :

« … Où courez-vous ? Quel bruit naît, s’élève et s’avance ?
Qui porte ces drapeaux, signe heureux de nos rois ?
Dieu ! quelle masse au loin semble, en sa marche immense,
Broyer la terre sous son poids ?
Répondez… Ciel ! c’est lui ! je vois sa noble tête…
Le peuple, fier de sa conquête,
Répète en chœur son nom chéri.
Ô ma lyre ! tais-toi dans la publique ivresse ;
Que seraient tes concerts près des chants d’allégresse
De la France aux pieds de Henri ?

Par mille bras traîné, le lourd colosse roule.
Ah ! volons, joignons-nous à ces efforts pieux.
Qu’importe si mon bras est perdu dans la foule !
Henri me voit du haut des cieux.
Tout un peuple a voué ce bronze à ta mémoire,
Ô chevalier, rival en gloire
Des Bayard et des Duguesclin !
De l’amour des français reçois la noble preuve,
Nous devons ta statue au denier de la veuve,
À l’obole de l’orphelin.

N’en doutez pas, l’aspect de cette image auguste
Rendra nos maux moins grands, notre bonheur plus doux ;
Ô français ! louez Dieu, vous voyez un roi juste,
Un français de plus parmi vous.
Désormais, dans ses yeux, en volant à la gloire
Nous viendrons puiser la victoire ;
Henri recevra notre foi ;
Et quand on parlera de ses vertus si chères,
Nos enfants n’iront pas demander à nos pères
Comment souriait le bon roi ! ... »

Il se murmure que des bonapartistes facétieux ont truffé l’intérieur de la statue de tracts anti-royalistes. Nul besoin d’Adèle Blanc-Sec, l’héroïne dessinée par Tardi, pour percer le mystère de la caverne d’Ali Baba monarchique.
En présence du ministre de la Culture, sept boîtes sont exhumées en 2004. Quatre d’entre elles, dans le ventre du cheval, renferment une copie sur parchemin de la certification de la première statue d’Henri IV, un procès verbal de l’inauguration de la statue équestre, un inventaire du contenu des 4 boîtes, la liste des souscripteurs du comité pour le rétablissement de la statue, une édition des Économies royales de Sully, la Henriade de Voltaire, une Vie de Henri IV par Péréfixe et de nombreuses médailles en argent et bronze.
Décidément, on trouve (presque) tout dans la statue du bon roi Henri … comme à l’ancien magasin de la Samaritaine dont l’enseigne barre toujours l’immeuble au bout du pont sur la rive droite.

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Jolie rencontre de la publicité et du septième art ! Le clip en noir et blanc, inspiré du film King Kong de 1933, fait aussi référence au Cuirassé Potemkine du cinéaste russe Eisenstein et la célèbre scène du landau dévalant les marches de l’escalier monumental d’Odessa.
Mes fidèles lecteurs savent mon admiration sans borne pour Jacques Anquetil qui interdit à Raymond Poulidor de porter le maillot jaune du Tour de France, ne serait-ce qu’une étape. Dans un autre clip plein d’humour, le champion limousin sortait de la Samaritaine avec un sac sous le bras. Vous devinez qu’il put enfin enfiler la fameuse toison d’or le temps d’une publicité.
Souhaitée par Henri IV, la Samaritaine est, à l’origine, la première pompe élévatrice d’eau construite à Paris, contre la deuxième pile du grand bras, et destinée à alimenter le Louvre et les Tuileries. Sur sa façade, côté amont, une sculpture de bronze représente la scène biblique du dialogue entre le Christ et la Samaritaine autour du puits de Jacob. Les Parisiens baptisent très vite la machine du nom de la femme de Samarie.
Reconstruite entre 1712 et 1714, la pompe est définitivement détruite en 1813 du fait de l’arrivée de l’eau de l’Ourcq dans Paris. Ernest Cognacq et Louise Jay reprennent le nom de Samaritaine lorsqu’ils fondent leur grand magasin en 1869.
Dès son origine, on trouve (de) tout … sur le Pont-Neuf :

« ...Rendez-vous de charlatans,
De filous, de passe volans,
Pont Neuf, ordinaire théâtre
De vendeurs d’onguens et d’emplâtre ;
Séjour des arracheurs de dents,
Des fripiers, libraires, pédans,
Des chanteurs de chansons nouvelles.
De coupe-bourses, d’argotiers,
De maîtres de sales métiers,
D’opérateurs et de chimiques,
Et de médecins purgitiques,
De fins joueurs de gobelets... »

Des chroniqueurs de l’époque affirment qu’on peut y rencontrer, à toute heure de la journée, « un moine, un cheval blanc et une fille de joie » !
Le pont constitue lui-même une véritable galerie de portraits. En effet, ce sont près de quatre cents mascarons qui, telle une frise, décorent la corniche. Tous seraient différents, un seul est un visage féminin, aucun n’est d’époque, certains originaux sont visibles au musée Carnavalet et au musée de la Renaissance à Écouen dans le Val-d’Oise. On pourrait presque imaginer que le sculpteur s’est inspiré de Guiseppe Arcimboldo, célèbre peintre italien quasi contemporain, pour réaliser ces têtes grotesques ou inquiétantes, ornées de cornes, de fleurs et de plantes marines.

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Pont ou cour des miracles, il y a une vingtaine d’années, on y croise encore deux clochards, une peintre et un cracheur de feu Comme à l’autre bout de l’île de la Cité, le pont est le théâtre d’une histoire d’amour fou. Mais cette fois, à la différence d’Héloïse et Abélard, c’est du cinéma : Les Amants du Pont-Neuf.
Un film culte digne d’une toile de Magritte, car ceci n’est pas le Pont-Neuf, ni même une image cinématographique du Pont-Neuf. En effet, l’acteur principal s’étant sectionné le tendon d’un pouce et la préfecture de Paris refusant de repousser les dates de tournage sur le vrai pont, le réalisateur Léos Carax lance le projet pharaonique (ou hollywoodien) de construire le décor grandeur nature du Pont-Neuf, la Samaritaine et l’Hôtel de la Monnaie compris, en plein marais camarguais près de Lansargues (voir billet du 3 janvier 2008 Les cabanes de Lansargues).

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Sublimes Denis Lavant et Juliette Binoche ! Je pense à une autre Juliet et son pays des Merveilles :

« Vous marchiez Juliet au bord de l’eau
Vos quatre ailes roses sur le dos
Vous chantiez Alice de Lewis Caroll
Sur une bande magnétique un peu folle

Sur les vieux écrans de soixante-huit
Vous étiez Chinoise mangeuse de frites
Ferdinand Godard vous avait alpaguée
De l’autre côté du miroir d’un café ... »

Au pays des Merveilles de Juliet (par Yves Simon)

Son créateur Yves Simon vit à quelques pas de là, place Dauphine construite à la demande du cavalier de bronze voisin, en l’honneur du Dauphin (d’où son nom), le futur Louis XIII.
J’aime Yves Simon pour ses chansons d’atmosphère de ma jeunesse, Les Gauloise bleues, Diabolo Menthe, Le film de Polanski (pas « Chinatown » mais « Cul-de-sac », celui avec la Dorléac !), Zelda, Nous nous sommes tant aimés dans les années 70, on allait voir les films italiens, Fellini, Antonioni …

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La nostalgie n’est plus ce qu’elle était … justement, Simone Signoret vécut aussi sur la même place avec Yves Montand.

« … J’ai pris la main d’une éphémère
Qui m’a suivi dans ma maison
Elle avait des yeux d’outremer
Elle en montrait la déraison.
Elle avait la marche légère
Et de longues jambes de faon,
J’aimais déjà les étrangères
Quand j’étais un petit enfant !… »

Tandis que les Bohèmes s’exposent au Grand Palais et que les Roms sont objets de tracasseries administratives, je vous offre Yves Montand interprétant L’étrangère de Louis Aragon :

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Et comme il n’y a pas de hasard, sur le Pont-Neuf, j’ai rencontré … Aragon qui n’avait pas achevé son Roman !

« Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
D’où sort cette chanson lointaine
D’une péniche mal ancrée
Ou du métro Samaritaine

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Sans chien sans canne sans pancarte
Pitié pour les désespérés
Devant qui la foule s’écarte

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
L’ancienne image de moi-même
Qui n’avait d’yeux que pour pleurer
De bouche que pour le blasphème

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Cette pitoyable apparence
Ce mendiant accaparé
Du seul souci de sa souffrance

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Fumée aujourd’hui comme alors
Celui que je fus à l’orée
Celui que je fus à l’aurore

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Semblance d’avant que je naisse
Cet enfant toujours effaré
Le fantôme de ma jeunesse

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Vingt ans l’empire des mensonges
L’espace d’un miséréré
Ce gamin qui n’était que songes

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Ce jeune homme et ses bras déserts
Ses lèvres de vent dévorées
Disant les airs qui le grisèrent

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Baladin du ciel et du coeur
Son front pur et ses goûts outrés
Dans le cri noir des remorqueurs

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Le joueur qui joua son âme
Comme une colombe égarée
Entre les tours de Notre-Dame

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Ce spectre de moi qui commence
La ville à l’aval est dorée
A l’amont se meurt la romance

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Ce pauvre petit mon pareil
Il m’a sur la Seine montré
Au loin les taches de soleil

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Mon autre au loin ma mascarade
Et dans le jour décoloré
Il m’a dit tout bas “Camarade”

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Mon double ignorant et crédule
Et je suis longtemps demeuré
Dans ma propre ombre qui recule

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Assis à l’usure des pierres
Le refrain que j’ai murmuré
Le rêve qui fut ma lumière

Aveugle aveugle rencontré
Passant avec tes regards veufs
Ô mon passé désemparé
Sur le Pont Neuf »

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À faire mes ricochets de poèmes et de chansons sur la Seine, je me retrouve entre le Pont-Neuf et le pont Saint-Michel à hauteur du numéro 15 du quai des Grands-Augustins. Rappelle-toi Barbara …

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En lieu et place du bar à vins, se trouve là, autour de 1900, un marchand de musique vendant des partitions et les premiers disques microsillon 90 tours par minute. Entre les deux guerres, un bistrot de mariniers lui succède. Enfin, en 1951, s’ouvre l’Écluse, un cabaret légendaire de la rive gauche, le « plus petit music-hall parisien » : un boyau étroit d’une douzaine de mètres pouvant contenir soixante-dix spectateurs assis sur des banquettes de moleskine rouge ; au fond, un piano droit sur un podium de trois mètres sur deux, au mur une bouée de sauvetage et un filet de pêche. L’espace n’a pas changé sinon que le comptoir occupe aujourd’hui l’ancienne scène.
Lieu mythique : c’est là, dans ce mouchoir de poche, que les comiques Jean-Pierre Darras et Philippe Noiret singent la Cour de Versailles, aussitôt avoir joué au théâtre de Chaillot, le spectacle du TNP de Jean Vilar. C’est là que Cora Vaucaire crée Les feuilles mortes de Prévert et Kosma :

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S’y produisent Pia Colombo, Jacques Brel (en 1953), Catherine Sauvage, Giani Esposito, Christine Sèvres aussi. Écoutez-la chanter Léo Ferré, « C’est comme si Maria Casarès chantait » disait d’elle Barbara :

https://www.dailymotion.com/video/x1emfyk

Et puis, il y a donc Barbara, la « chanteuse de minuit », car à l’Écluse, la vedette passe à minuit. « Il y avait dans ce lieu un amour, une poésie, une vie. Ce sont les soixante spectateurs de l’Écluse qui m’ont fait naître ». Ma plus belle histoire d’amour, c’est eux au départ.
Engagée pour une semaine d’abord, elle y chantera cinq ans. Elle commence par interpréter sans micro les chansons des autres, La femme d’Hector de Brassens, Il nous faut regarder de Brel, Les amis de Monsieur de Fragson. « J‘étais face au mur où le piano était fixé. Je ne voyais pas les gens, ne serait-ce que parce que je suis très myope, mais je les entendais : « Ah ! Qu’elle est laide ! ». »

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Ne pouvant plus parler d’amour avec les mots des hommes, elle commence à écrire ses propres chansons. Elle crée notamment à l’Écluse, sans oser dire qu’elle en est l’auteur, Dis, quand reviendras-tu ?, pour son amant lointain qu’elle avait suivi jusqu’à Abidjan. C’est son premier grand succès, c’est aujourd’hui son titre le plus repris par les jeunes générations.

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En 1965, Serge Lama échappe miraculeusement à la mort dans un accident de voiture. Par contre, Liliane Benelli, pianiste attitrée du cabaret, décède. Un mois plus tard, Barbara crée Une petite cantate en mémoire de son amie disparue.

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On vient de célébrer le 24 novembre le quinzième anniversaire de la mort de la « longue dame brune », ainsi Georges Moustaki qualifiait cette icône dans un duo tendre et émouvant :

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Je ne suis pas plus capable d’inventer au clair de la lune qu’au soleil timide d’automne. Mais Barbara m’accompagne encore le temps de faire la vingtaine de pas qui me séparent du pont Saint-Michel.
Bien sûr, ce n’est pas la Seine, Pas de quais et pas de rengaines, Mais l’amour y fleurit quand même, À Göttingen ! … De parents, juifs, Barbara a passé la Seconde Guerre mondiale à se cacher, parfois séparée de sa famille. « L’Allemagne était comme une griffe. » Première chanson de la réconciliation franco-allemande, elle en est depuis l’emblème. Parfois en Corse, je croise un Allemand toujours surpris que je connaisse sa ville … par la grâce de Barbara.

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Ô faites que jamais ne revienne le temps du sang et de la haine ! Deux vers qui collent aussi à la « Seine macabre » du 17 octobre 1961 comme en témoigne une plaque scellée au pont Saint-Michel.

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« Ici on noie des Algériens » pour reprendre le titre du documentaire de Yasmina Adi. Les élèves français des classes de terminale peuvent trouver dans leur livre d’histoire (Nathan), au chapitre « L’indépendance de l’Algérie» : « Le 17 octobre 1961, à Paris, les forces de l’ordre tuent près d’une centaine d’Algériens, lors d’une manifestation pacifique organisée par le FLN ». Il faut en dire davantage de cette monstrueuse ratonnade dont notre président de la République a fait récemment repentance au nom de l’État Français. Certains opposants ont jugé bon à redire …

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Les images parlent d’elles-mêmes. En cette sinistre nuit, sous les ordres du préfet Papon de triste mémoire, les forces de police arrêtèrent, torturèrent et jetèrent des manifestants algériens en Seine. Certains cadavres dérivèrent jusqu’à Rouen.
Écran noir, écoutez guincher La Tordue, un groupe engagé aujourd’hui dissout :

« ... Paris sous Paris
Paris Paris saoul
En dessous de tout
Dessaoule par d’ssus les ponts
Que la Seine est jolie
Ne s’raient ces moribonds
Qui déshonorent son lit
Mais qu’elle traîne par le fond
Inhumant dans l’oubli
Une saine tuerie
C’est paraît-il légal
Les ordres sont les ordres
C’est Paris qui régale
Braves policières hordes
De coups et de sang ivres
Qui eurent cartes et nuits blanches
Pour leur apprendre à vivre
A ces rats d’souche pas franche
Qu’un sang impur et noir
Abreuve nos caniveaux
Et on leur fit la peau
Avant d’perdre la mémoire... »

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Ou quand l’abjecte réalité surpasse dans l’horreur la poésie de François Villon :

« ... Semblablement, où est la royne
Qui commanda que Buridan
Fust jetté en ung sac en Seine ?
Mais où sont les neiges d’antan ! … »

Selon la légende, la reine Marguerite de Bourgogne et deux de ses belles-sœurs, toutes trois brus de Philippe le Bel, s’adonnaient à des parties fines dans la Tour de Nesle voisine, avant de faire jeter leurs amants en Seine cousus en un sac. Buridan, renommé professeur de Scholastique, aurait échappé au sort funeste qui lui était promis, en se laissant tomber dans une barque remplie de foin apportée par ses élèves.
J’épie d’un œil les piétons du pont ; ils semblent indifférents à la plaque en notre époque « sensible ». Heureusement, deux anges en grande discussion au milieu du pont me redonnent le sourire.

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Le pont existe à cet endroit depuis 1387, sous le règne de Charles VI. Surmonté de maisons, il s’appelle successivement Pont-Neuf, avant qu’Henri III et IV construisent le leur, puis Petit-Pont-Neuf et enfin Neuf-Pont. Il prend le nom de Saint-Michel en 1424 en raison d’une chapelle voisine dédiée à l’archange saint Michel, celui-là même qui s’envole au sommet de la fontaine sculptée par Gabriel Davioud, tout à côté, en bas du Boul’Mich.

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Le pont subit diverses restaurations au rythme des nombreuses crues du fleuve et de la débâcle des glaces.
Sa reconstruction en pierre s’achève en 1624. Très élégant, le nouvel ouvrage possède seize maisons de chaque côté, occupées essentiellement par des parfumeurs, des libraires et des tapissiers. On peut même s’y désaltérer au cabaret Les Trois Entonnoirs, où selon Les visions admirables du Pèlerin de Parnasse (une sorte de Petit Fûté de 1635 qu’on sous-titrait alors Divertissement des bonnes compagnies, et des esprits curieux !), « vous y serez receu avec toute la franchise que vous pourriez souhaitter, et vous estes asseuré de gouster un vin de Beaune qui vous charmera tous les sens ».
Son tympan aval est orné d’une statue équestre de Louis XIII en bronze, tandis que de part et d’autre, des niches abritent des sculptures de Saint Michel et d’une Vierge. Toutes trois sont déposées à la Révolution.
Comme pour le Pont-au-Change, le pont Saint-Michel ne résiste pas à la fièvre urbanistique du baron Haussmann avec le percement rectiligne des boulevards Sébastopol et Saint-Michel. Ouvert le jour de Noël 1857, il est également décoré des « N » napoléoniens inscrits dans une couronne de laurier.

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Je rebrousse chemin de quelques mètres en aval, du côté de l’île, le long du quai des Orfèvres.
Le quai tire son nom de la corporation qui y tenait boutique auparavant, les orfèvres, joailliers et bijoutiers que justement les malfrats aiment dévaliser.
Non que je souhaite entrer au célèbre numéro 36, dans le siège de la Police Judiciaire, mais le lieu appartient aussi à l’histoire du cinéma et de la littérature policière. Le commissaire Jules Maigret, héros des romans de Georges Simenon, Louis Jouvet, Bernard Blier et Suzy Delair dans le polar de Georges-Henri Clouzot … Souvenirs, souvenirs qui s’estomperont peut-être avec les générations futures, quand les bureaux de la Police auront émigré bientôt dans le quartier futuriste des Batignolles.

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L’ultime pont de mon tour de l’île de la Cité s’appelle tout simplement le Petit-Pont. À juste raison, car c’est, en effet, le plus petit pont de Paris avec ses trente-huit mètres de long. Mais, en fait, il tient son nom de l’opposition à l’ancien Grand-Pont qui enjambait le grand bras de la Seine, entre l’île et la rive droite, à l’époque de Lutèce.

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En me renseignant sur son histoire, une fois encore, j’ai un peu honte de mes compatriotes normands. C’est pour se défendre de leurs invasions dévastatrices qu’en 877, Charles le Chauve fait ériger des tours de bois ancêtres des châtelets aux extrémités des ponts et resserrent les piles pour empêcher le passage des barques.

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Cela n’empêche pas Robert 1er de Meulan, un baron anglo-normand ex-combattant de la bataille d’Hastings, de mener un raid destructeur en 1111.
Cependant, il ne faut pas faire porter uniquement aux Normands la responsabilité des destructions multiples, provoquées aussi par les crues du fleuve au débit très irrégulier à l’époque, par les débâcles de glaces et les incendies qui le font surnommer le Pont des Malheurs.
Je ne sais s’il faut sourire aujourd’hui de l’incendie d’avril 1718 qui détruit totalement le Petit-Pont pourtant en pierre. Sa cause naît d’une croyance expérimentée par une femme effondrée de le noyade de son fils. Elle fait donc flotter sur l’eau une planchette de bois chargée d’un morceau de pain bénit et d’une bougie allumée qui, portée par le courant de la Seine, devrait s’arrêter là où gît le corps.
S’en suit une cascade de catastrophes dignes d’un immense succès des années 1930 de Ray Ventura et ses Collégiens. Comme aurait dit l’inénarrable Jean-Christophe Averty dans sa savoureuse émission Les Cinglés du Music-Hall : « À vos cassettes ! »
Et bien voilà, il faut que je vous dise que … dans sa dérive, le morceau de bois heurte une barque dont le chargement de foin s’embrase avec la bougie, laquelle embarcation en flammes s’empale contre le Petit-Pont, propageant alors le feu aux maisons construites dessus puis à une partie du quartier ! À part ça, Tout va très bien Madame la Marquise, le Petit Châtelet en pierre préserve l’île de la Cité du sinistre!
Reconstruit, en 1719, en pierre, avec trois arches, mais sans maisons, le Petit-Pont s’incline lui aussi devant le bon vouloir du baron Haussmann.

21077_p0002975j.001Notre-Dame de Paris, vue du quai Saint-Michel avec le Petit Pont 1854 (Johan-Barthold Jondking, Musée du Louvre)

Mis en service en 1853, désormais avec une arche unique et en meulière, le Petit-Pont nous livre aujourd’hui ses états d’âme dans une jolie chanson écrite par le comédien et chroniqueur François Morel pour Juliette Gréco :

« Je ne suis pas un pont
Qui fait rêver les amoureux
Jamais Napoléon
N’a fait de moi un sentencieux

Aucun signe particulier
Jamais emballé par Christo
Carax ne m’a jamais filmé
J’ n’ai rien à mettre dans ma bio

Cependant je voudrais
Un peu de considération
À votre bon coeur s’il vous plait
Je suis le petit pont

J’ai pourtant ce qu’il faut
Pour prétendre à un peu de gloire
Je ne suis pas moins beau
Que le Pont Neuf, le Pont des Arts

Qu’ont-ils les autres que je n’ai pas?
Expliquez-moi ce phénomène
Mirabeau n’a rien d’plus que moi
Pourquoi je l’ai pas, mon poème?

Je reste seul et triste
Pourtant foulé par des millions
De parisiens et de touristes
Je suis le petit pont

Je suis pourtant bien situé
Vue imprenable sur Notre Dame
Je n’dis pas ça pour me vanter
Mais j’ai un indéniable charme

Si je n’ai pas de zouave
Pour décorer l’un de mes pieds
Dîtes moi si c’est grave
Ou bien si l’on peut s’en passer

Et le pont Alexandre III
Il est quand même d’un goût douteux
Dans un environn’ment comme ça
L’anonymat me pèse un peu

Modeste, je pourrais
Me contenter d’une chanson
Un refrain trois couplets
Pour moi, le petit pont

Un jour on me remarquera
Je deviendrai une chanson
Dans la rue on me sifflera
Ce sera la consécration »


Allez Petit-Pont, tu n’as aucun complexe à faire.
Tu es sans doute le premier pont de l’histoire de Paris si on en croit ce que relate Jules César dans La Guerre des Gaules.
Tu serais aussi à l’origine de l’expression payer en monnaie de singe. Selon les livres des métiers du XIIème siècle, Saint-Louis aurait accordé aux montreurs de singes le droit de payer en grimaces ou en tours de passe-passe le péage sous le Petit Châtelet à l’entrée du pont.
Tu es également l’un des deux ponts qui ont le privilège de permettre l’accès direct au parvis de Notre-Dame, actuellement défiguré par l’installation de gradins pour honorer les 850 ans de la cathédrale. Le jour des Rameaux 2013, tu seras aux premières loges pour entendre les nouvelles cloches telles que Quasimodo les sonnait.
Victor Hugo, le créateur du Bossu hideux mais sympathique, avait sans doute un rapport très douloureux à la Seine depuis qu’elle engloutit sa fille Léopoldine à laquelle il dédia son admirable poème Demain dès l’aube
Dans mon précédent billet, j’avais entamé le tour de l’île de la Cité avec Nougaro, en face, au square de Saint-Julien le Pauvre. Pour l’achever, maintenant que Claude et le jazz se sont fait la malle, je rejoins la java, ses p’tites fesses en bataille, Rue Saint Jacques. Cette ballade en jargon, l’argot du Moyen Âge, de l’écrivain Pierre Mac Orlan, auteur du roman Le Quai des brumes, est truffée de références littéraires à François Villon qui vécut justement au cloître de Saint Benoît le Bétourné, à l’emplacement de l’actuelle Sorbonne.

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Henri IV aurait dit que Paris vaut bien une messe. Mon billet mérite bien les baisers de Nini sous les ponts de l’île de la Cité !







 

 

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