Archive pour la catégorie 'Ma Douce France'

« Bicyclette, confit et p’tites poupées » ou promenade dans la vallée de Campan

Bicyclette, confit et p’tites poupées, te laissent groggy, te rendent un peu cinglé !!! Je vous emmène aujourd’hui dans la vallée de Campan en Hautes-Pyrénées. Très verdoyante, on lui trouvait autrefois, ce qui n’est pas pour me déplaire, un faux air de Normandie à cause de la production de beurre et de pomme à cidre. Certes ici, ça monte beaucoup plus quoique rappelez-vous le mur de Champeaux à Camembert !
Mon humeur serait plus guillerette si une triste nouvelle ne venait pas de tomber. Alors, symboliquement, je démarre ma promenade à la sortie de Bagnères-de-Bigorre, dans la commune limitrophe de Gerde, là où le champion cycliste Laurent Fignon possédait un complexe hôtelier à son nom et y proposait des stages de vélo. Comme un signe, dans le parc de l’établissement, hiberne en hiver une sculpture Le géant du Tour transférée aux beaux jours au sommet du col du Tourmalet. Ultérieurement, je rendrai sans doute hommage à ce sportif attachant, un des derniers grands de la légende des cycles, terrassé cette semaine par la maladie.

fignon.jpg

Non loin de là, j’ai assisté de mes propres yeux à quelques-uns de ses plus beaux exploits tellement plus enthousiasmants que la piètre empoignade offerte cette année par Contador et Schleck. Il est difficile de ne pas vous faire partager un instant ma passion vélocipédique lorsqu’on s’engage dans une vallée qui mène au pied des mythiques cols d’Aspin et du Tourmalet. À l’apogée de ma carrière de cycliste du dimanche, j’ai hissé ma grande carcasse au sommet du premier nommé. En 1950, les alpinistes Herzog et Lachenal conquirent le premier 8 000 mètres en gravissant l’Annapurna ; trente ans plus tard, je franchissais mon premier col labellisé hors catégorie dans le Tour de France ! À chacun son Everest !
Évidemment, nul se souvient à Campan de ce jour mémorable. Le village était désert et avec mon coéquipier de randonnée, nous nous rafraîchîmes dans la plus stricte confidentialité à la jolie fontaine réalisée en 1628 par des sculpteurs de la commune. On dit qu’autrefois, on y plongeait même le beurre local, d’excellente réputation, pour vérifier sa qualité.

hallescampanblog.jpg

Aujourd’hui, jour de marché, se presse sous les halles voisines la foule des touristes alléchés par les savoureux produits du terroir : bien sûr, beurre à la baratte sorti d’un moule au décor de fleurs mais aussi jambons et saucissons, fromages des estives, miel de montagne, pains de campagne, ainsi que des croustades et les truses, des gâteaux locaux. Je me dirige plutôt vers une pâtisserie de la rue principale, la bien nommée Monts et merveilles, qui propose de succulents gâteaux à la broche, tournés devant la cheminée au feu de bois ainsi que des tourtes nature ou aux fruits du pays. Hum !
Il est temps maintenant de partir à la rencontre de curieux habitants qui prennent le soleil, chaque été, dans les ruelles du village. Véritable chasse au trésor, il ne faut pas craindre pour les découvrir de lever la tête vers le balcon des maisons, de s’avancer dans les jardins ou se faufiler dans des sentes étroites. C’est le prix dérisoire à débourser pour entrer dans le monde merveilleux des mounaques.

mounaqueblog51.jpg

De l’espagnol muñeca mais aussi peut-être mona (guenon), elles sont en patois local, outre le jouet des enfants, des poupées grandeur nature confectionnées avec des chiffons et du foin, et habillées de vêtements. Héritage d’une vieille tradition remise au goût du jour au début des années 1990, leur origine est liée au système de transmission du patrimoine en vigueur autrefois dans la vallée.
À Campan, on trouvait son conjoint au sein même du village. La fille aînée de la ferme, future héritière des biens, terre, maison, bétail, était toujours l’objet de convoitises. Mais l’amour ne fait pas toujours bon ménage avec ce type de marchandages et parfois le cœur de la jeune fille penchait plutôt pour un garçon d’un autre village. Et ici, on n’aimait guère ces « hore-benguts » qui « enlevaient » une héritière aux jeunes du cru. Les choses s’arrangeaient si le futur époux s’acquittait d’un tribut compensatoire auprès des jeunes gens du village. À défaut, était alors organisé un charivari, une bruyante manifestation sociale, durant tout le mois précédant le mariage. Chaque soir, la jeunesse locale, des cloches de vaches autour du cou, faisait le tintamarre sous les fenêtres de la future mariée. Un couple de mounaques était également accroché à la maison de la fiancée. Ces poupées de chiffons représentaient en principe les défauts des futurs époux. Tout cela cessait le jour de la cérémonie nuptiale lorsque les nouveaux mariés passaient sous les mounaques et offraient aux jeunes une somme suffisante leur permettant de faire la fête. En fait, ces chahuts de moquerie s’étendaient à tout mariage hors norme, ainsi celui d’une fille mère ou lorsqu’un veuf épousait une jeunette.
Les temps changent : par leur indéniable intérêt touristique, les mounaques du vingt-et-unième siècle font oublier la symbolique péjorative du passé.

« Mounaques des années 80
Mais mounaques jusqu’aux bottes de foin
Ayant réussi l’amalgame
De l’autorité et du charme …

Elles me rendent fou au point de pasticher Sardou dans son voyage en Absurdie !!! À ma décharge, je vous avoue que la première fois qu’on s’installe à la terrasse du café-PMU, on regarde à deux fois ses voisins de table pour ne pas douter de sa santé mentale !»

mounaqueblog10.jpg

On reconnaît l’esprit créatif des fabricants de mounaques dans leur ingéniosité à intégrer leur progéniture dans la vie du village. Ici, l’une arrose les fleurs de son jardin ; là, deux autres prennent le thé à l’ombre d’un parasol.

mounaqueblog7.jpg

mounaqueblog17.jpg

Une mounaque d’une taille démesurée se dresse sur le parvis de la mairie. Nulle faute dans les proportions, il s’agit de la réplique de Gaye-Mariole, un gaillard de près de 2,10 mètres natif du hameau de La Séoube, un soldat de l’an II nommé « premier sapeur de France » par ses compagnons d’armes. Il quitta sa vallée et fut presque de toutes les campagnes militaires du Directoire et de Napoléon. Le 26 nivôse an V (15 janvier 1797 pour les non-adeptes du calendrier républicain !), un coup de feu lui traversa les deux cuisses lors de la bataille d’Anguiarion, en Italie. Au grand étonnement des médecins, il survécut et reçut une carabine d’honneur en récompense de la part de son général. Admis dans le corps d’élite des grenadiers de la Garde impériale, Napoléon en personne le décora de la croix de la Légion d’honneur en 1804. Lorsque l’empereur passa en revue son unité à la veille de la bataille de Tilsitt en 1807, celui qu’on surnommait aussi l’Indomptable, présenta les armes, non pas avec son fusil mais avec l’affût  d’un canon d’une trentaine de kilogrammes. De cette anecdote, serait née abusivement l’expression faire le mariole car en effet, le « mariolo » désignant un coquin, filou, malin, appartient au vocabulaire italien du XVIème siècle. Par contre, en hommage au héros du village, il existe désormais à Campan une confrérie des Mariolles et une fête des Mariolles le deuxième dimanche de juillet à l’occasion de laquelle a été remise en vigueur, il y a une vingtaine d’années, la tradition des mounaques.

mounaqueblog18.jpg

La routine n’a pas cours ; d’une année à l’autre, les mounaques changent d’aspect même si parfois le thème subsiste. Ainsi, une noce est régulièrement mise en scène sous la galerie dans la cour d’entrée de l’église. Cette année, le photographe tire avec sa chambre le traditionnel cliché des mariés et de la famille.

mounaqueblog14.jpg

En me retournant, j’en profite pour contempler le curieux monument aux morts. Les guerres ont vidé la vallée de ses hommes et c’est une veuve, une pleureuse au visage masqué par le capuchon rabattu de sa cape de deuil, qui remplace l’habituel poilu. À ses pieds, trois bas-reliefs rappellent la paix retrouvée à travers la représentation des trois richesses de la commune à l’époque : le bois, le beurre et la laine.

pleureusecampanblog.jpg

mounaqueblog20.jpg

Devant la vitrine de la pharmacie, je rirais volontiers de l’individu plâtré suite à un probable accident de ski si, au même instant, ne passaient sur la chaussée deux brancards portant  deux pèlerins de Lourdes. Ironie de la vie que Pierre Desproges aurait contée avec plus de talent. Les clientes attendant devant chez Cathy et son salon de coiffure mixte, ne présagent pas d’un brushing tendance.

mounaqueblog9.jpg

De même, les fans de la marque Desigual doivent tiquer devant les fripes et les sacs à main démodés dont se parent la plupart des poupées de chiffon. Quoique coquettes (il faut environ 6 heures pour les apprêter), elles évoquent avant tout le charme suranné du temps passé.

mounaqueblog16.jpg

mounaqueblog6.jpg

mounaqueblog8.jpg

mounaqueblog1.jpg

La preuve, quelques lavandières cancanent au lavoir ; un peu plus loin, deux pompiers actionnent leur antique lance à incendie.

mounaqueblog15.jpg

mounaqueblog22.jpg

Chaque coin de rue, chaque cour, chaque balcon, me réservent leur lot de surprises.

« Moi je construis des marionnettes
Avec de la ficelle et du papier
Elles sont jolies les mignonnettes
Je vais, je vais vous les présenter… »

mounaqueblog19.jpg

mounaqueblog21.jpg

mounaqueblog13.jpg

mounaqueblog5.jpg

mounaqueblog4.jpg

mounaqueblog3.jpg

mounaqueblog2.jpg

Récent passage du Tour de France oblige, plusieurs coureurs ont escaladé une de ces galeries typiques qui ornent les maisons du pays. L’un d’eux ceint du célèbre maillot à pois rouges lève les bras en signe de victoire.

mounaqueblog12.jpg

Il y a bien longtemps pourtant que cette tunique ne récompense plus le meilleur grimpeur du Tour, à force de comptabiliser pour des raisons commerciales, les passages au sommet de « côtelettes » dans les étapes de plaine !
Un qui mérita par contre son maillot, c’est Eugène Christophe, un homonyme donc du constructeur de marionnettes, qui revêtit le premier maillot jaune (de la couleur du journal L’Auto organisateur de l’épreuve) du Tour de France au départ de l’étape Grenoble-Genève de l’édition de 1919. Mais son plus haut fait d’armes, celui qui l’a fait entrer dans la légende, il l’accomplit six ans plus tôt au hameau de Sainte-Marie de Campan vers lequel je me dirige maintenant.

eugnechristopheblog1.jpg

L’épisode se situe lors de l’étape Bayonne-Luchon du Tour 1913. Cri-Cri qu’on appelle aussi le Vieux Gaulois à cause de ses moustaches, franchit le sommet du Tourmalet en compagnie du belge Philippe Thys sur lequel il possède une demi-heure d’avance au classement général. C’est alors qu’une voiture suiveuse le déséquilibre dans la descente, brisant la fourche de son vélo. Le règlement de l’époque n’autorisant aucun changement de machine et aucune aide extérieure pour réparer, il n’a pas d’autre recours que de rejoindre à pied, son engin sur l’épaule, l’atelier du forgeron de Sainte-Marie à quatorze kilomètres de là. Les commissaires intransigeants le surveillent durant quatre heures, le temps qu’il mette au feu un bout de ferraille pour le réduire à la dimension de 18 millimètres afin de l’engager dans le fourreau de direction, puis de percer des trous dans le tube pour y passer des goupilles. Scène surréaliste aujourd’hui quand on pense qu’en juillet dernier, Schleck eut besoin de l’intervention d’un mécanicien lors d’un banal saut de chaîne ! « De mon temps, nous avions un métier » racontait Christophe. « Moi tenez, si je n’avais pas été serrurier, un métier qui exige de savoir travailler le fer, le bois, limer, forger, que croyez-vous qu’il me serait advenu ? Mon apprentissage, je l’ai fait rue Chapon dans le 3ème arrondissement de Paris » ! Les coursiers de maintenant savent-ils même changer un boyau ? Lors de la réparation, un commissaire affamé souhaite aller chercher un sandwich dans un café voisin. Christophe lui répond sèchement : « Si vous avez faim, mangez du charbon ! Je suis votre prisonnier et vous resterez mes gardiens jusqu’au bout » ! Presque du Zola dans le texte ! Au final, il se classe à Luchon, 29ème sur 44, à 3 heures et 50 minutes de Thys, perdant toute chance de gagner le Tour. À l’entrée de Sainte-Marie de Campan, une plaque rappelant cet acte héroïque, est apposée sur l’ancienne forge rénovée aujourd’hui en un gîte accueillant.

christopheblog2.jpg

christopheblog1.jpg

Pour la petite histoire, sachez que dans ses mémoires, Philippe Thys raconta : « C’était en 1913. J’étais leader du classement général. Une nuit, Desgrange rêva d’un maillot couleur or et me proposa de le porter. Je refusais car je me sentais le point de mire de tous… Je fus contraint de céder. On acheta donc dans le premier magasin venu un maillot jaune. Il était trop juste puisqu’il fallut découper une encolure plus grande pour le passage de la tête. C’est ainsi que je fis plusieurs étapes en décolleté de grande dame ». S’il dit vrai, Thys fut vraiment la bête noire ou plutôt jaune d’Eugène Christophe.
L’heure de midi approche. Souvent, après mon rendez-vous avec les mounaques, aux trop fréquentés cols d’Aspin et Tourmalet, je préfère pour pique-niquer la verdoyante Hourquette d’Ancizan. Encore faut-il que les ânes et les chevaux sauvages daignent me laisser passer !

chevalhourquette4blog.jpg

hourquetteblog2.jpg

hourquetteblog1.jpg

Dans les sapinières, au bord du ruisseau, déguster une tourte aux myrtilles, une des « merveilles des monts », vaut le meilleur des desserts.

hourquetteblog11.jpg

Cette année, changement de décor, cap vers l’Est et une fort sympathique auberge nichée au sommet du col de Beyrède qui mène à la vallée d’Aure ! Au pied de la montée, nous passons à proximité des anciennes carrières royales du fameux marbre de Campan. Louis XIV utilisa abondamment ce beau marbre vert veiné de rouge, de rose et de blanc, au Louvre et à Versailles, notamment au Grand Trianon.
La petite fille qui m’accompagne, se souviendra probablement longtemps de l’omelette aux cèpes débordant largement de son assiette. Quant à moi, je sacrifie au « plat national » de la région, une réjouissante garbure. Je ne fais cependant pas « chabrot » vu le prix prohibitif de la demi bouteille de Madiran à 700 euros ! Je commande plutôt la bouteille de 75 cl, bien plus économique, à 10 euros et taquine amicalement la serveuse avec l’absence de virgule et l’erreur de frappe qui s’est glissée dans le menu ! Et pour suivre, je me régale … d’un confit de canard puisque c’est le titre de mon billet !
Pour digérer, la famille se chausse de pataugas et s’arme d’un bâton pour une courte randonnée à la recherche de … cèpes. J’en profite pour vous faire quelques photographies du paysage, de la faune et de la flore, notamment de jolis chardons bleus et argentés.

beyrdeblog2.jpg

beyrdeblog3.jpg

beyrdeblog4.jpg

beyrdeblog1.jpg

beyrdeblog7.jpg

Bientôt, le Pic du Midi chapeauté de son observatoire tout proche s’enveloppe d’une écharpe de nuages. La brume maintenant envahit le sommet du col. Un cheval guère amène décoche quelques coups de sabot sur la carrosserie de ma voiture, m’intimant sans doute ainsi l’ordre de circuler, il n’y a plus rien à voir ! Heureux portable quand même, j’appelle ma petite troupe noyée dans le brouillard.

beyrdeblog6.jpg

beyrdeblog5.jpg

 

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 4 septembre, 2010 |2 Commentaires »

Le Fango (Haute-Corse)

En guise de mise en bouche, pour vous faire pâlir d’envie tandis que mon teint se hâle, je vous offre deux photographies du sublime panorama dont je jouis depuis la terrasse de ma location corse, chaque été.

locationblog2.jpg

locationblog1.jpg

Je serais impardonnable si l’inspiration ne me venait pas face au spectacle idyllique proposé par un de ces nombreux petits havres de paix que possède l’île de Beauté, la si bien nommée. « Le soleil a tant fait l’amour à la mer qu’ils ont fini par enfanter la Corse » affirmait Antoine de Saint-Exupéry entre lettres et air. Il en survola souvent les rivages en compagnie de son petit prince pour serrer la pince à l’empereur natif du coin et sa femme ! Tragique ironie du sort, c’est après avoir décollé, le 31 juillet 1944, de Poretta, l’aéroport voisin de Bastia, pour une mission de reconnaissance photographique en prévision d’un prochain débarquement en Provence, qu’il fut abattu par une patrouille de la Luftwaffe. Longtemps mystérieuses, les circonstances de sa mort furent définitivement élucidées lorsqu’en l’an 2OOO, des débris de son appareil, le train d’atterrissage, un morceau d’hélice, des éléments de carlingue et de châssis, furent retrouvés en Méditerranée au large de Marseille.
Ma balade d’aujourd’hui commence curieusement en 1975 avec la sortie d’ « Au long de rivière Fango », (l’omission du la devant rivière est volontaire) un film réunissant une majeure partie de la troupe du mythique Café de la Gare, Sotha, son mari Patrick Dewaere, Romain Bouteille, Miou-Miou, Martin Lamotte, Rufus ainsi qu’Emmanuelle Riva et Elisabeth Wiener. Avec le temps, je la relis, la critique cinématographique est très sévère dénonçant un film décevant, sans rigueur ni vigueur, superficiel, aux dialogues faibles, à la mise en scène d’une banalité déroutante. Ma mémoire est plus indulgente, entretenue peut-être par le souvenir d’une brochette d’acteurs sympathiques et talentueux, et d’un sujet généreux bien dans l’ambiance de l’époque soixante-huitarde comme en témoigne le synopsis : « Dans une étrange contrée où toutes les entraves sociales ont été supprimées, une communauté de quelques dizaines de personnes vit en parfaite harmonie avec la nature, rompant complètement les ponts avec la civilisation urbaine et capitaliste ». Rien que le titre était promesse d’exotisme et d’évasion vers quelque paradis (artificiel ?).
Vingt-cinq ans plus tard, les hasards de la vie familiale m’ont mené enfin en Haute-Corse jusqu’à (la) rivière Fango. Comme le nez de Cyrano de Bergerac est un cap, un pic, un promontoire, une péninsule, le Fangu, ainsi se nomme-t-il en langue corse, plus qu’une rivière, est d’abord un ruisseau puis un fleuve se jetant dans la Méditerranée à proximité du petit port de Galéria à l’ouest de Calvi, une vallée dans laquelle le torrent a creusé son lit, et enfin un delta à son embouchure.
Même si à cause de son succès touristique, la « civilisation urbaine et capitaliste » qu’avait rejetée la sympathique communauté, y devient de plus en plus envahissante, j’ai plaisir à flâner le long de ses rives lors de chacun de mes séjours. Justement, ce jour-là, pour fuir les cohortes de juilletistes, je me réfugie dans un petit bout du monde, à Montestremu, le bien nommé, un des quatre hameaux de la commune de Manso, perché en amont de la vallée. Moins de dix habitants l’hiver, à peine quarante l’été dont la plupart préfèrent la fraîcheur des maisons aux heures chaudes de cet après-midi. L’un d’eux, très aimable, me voyant photographier une vieille dépendance en pierre, dégage la brouette obstruant la porte pour accéder à l’ancien pressoir à huile, vestige d’une activité révolue au village.

grangemonteestremublog.jpg

pressoirmonteestremublog.jpg

Il évoque brièvement le temps où le blé poussait en abondance sur les restanques, les terrasses aménagées par les anciens sur les versants de la rive droite. Une dame, tout aussi accueillante, m’encourage à me désaltérer de l’eau fraîche et potable de la modeste fontaine.

fontainemonteestremublog.jpg

Montestremu constitue un balcon remarquable pour admirer la haute vallée du Fango. Au-dessus de nous, barrant la vallée, se détachent les hauts sommets de la Paglia Orba (2525m) et du Capu Tafunatu (2335m) et son rocher troué de 35 mètres de haut et 11 de large par lequel se glisse le soleil couchant au solstice d’été. Pour expliquer la trouée mystérieuse, une légende raconte qu’au temps où Saint-Martin gardait les troupeaux dans les prairies du Niolo, il reçut la visite d’un pâtre qui lui demanda de l’embaucher. Cependant, Saint-Martin perçut vite que le diable se cachait derrière l’étranger et le congédia le lendemain. Pour se venger, Satan alla trouver le chef du village et lui proposa de construire un pont en échange de la propriété d’une âme à choisir dans le village. Accord fut conclu à condition que le pont fût édifié en une nuit avant le chant du coq. Dans un grand tumulte, des milliers de diablotins s’activèrent et il ne restait plus qu’une pierre à poser lorsqu’un homme sortit de dessous son manteau un coq qui se mit à chanter. C’est alors que le diable furieux lança en l’air son marteau qui alla heurter la montagne et la troua.
L’aigle royal, le gypaète barbu et les mouflons (les muvrini comme le célèbre groupe polyphonique) y élisent domicile. C’est là au pied du Tafunatu, à plus de 1000 mètres d’altitude, que le Fango prend sa source et porte sur un peu plus d’un kilomètre, le nom de ruisseau de Capu.

agavemonteestremublog.jpg

 

fleurmonteestremublog.jpg

Agaves majestueux, treilles couvertes de raisins, jardinets fleuris, égayent les vieilles maisons de pierre parfois muettes comme un cri de désertification. Ici, tout est humble, sincère, émouvant, ainsi même les barrières qui ouvrent sur de minuscules potagers et … la basse vallée.

panoramademonteestremublog.jpg

barriremonteestremublog.jpg

Une artiste s’est intéressée à elles en les photographiant systématiquement : « Quand on clôture, on signe ! La barrière n’est jamais banale. Elle se conforme au savoir-faire et à la pratique du village, à l’habileté de son concepteur et au matériau dont il dispose. On ne clôture pas de la même manière pour des cochons, des brebis et des vaches ». Le bétail n’est d’ailleurs pas toujours enfermé car finalement, cet après-midi, l’animation provient surtout de la libre circulation sur la chaussée de quelques vaches. Peut-être mécontentes d’être reléguées abusivement au rang de simples productrices … de substantielles primes en faveur de leurs propriétaires, elles sont capables de réactions imprévisibles envers les pinzutis.

vachemonteestremublog.jpg

De grandes forêts peuplées d’eucalyptus, de pins et de chênes verts qui seraient parmi les plus vieux du monde, recouvrent le versant de la rive gauche d’où surgissent au loin le hameau de Barghjana et l’église Saint-Pancrace. Entièrement fondée au XIXème siècle par les bergers et les habitants de la commune, elle n’appartient pas à l’évêché. Plus haut, au col de Caprunale, il existe une croix au pied de laquelle les bergers déposaient une pièce lors de leur passage. Á la fin de l’estive, le dernier qui redescendait, ramassait l’ensemble des oboles et les remettait au maire pour l’entretien de l’église.

pancartemonteestremublog.jpg

panoramadebarghjanadepuismonteestremublog.jpg

eglisemansoblog.jpg

Pour y parvenir, je plonge d’abord au fond de la vallée ; c’est l’occasion d’un premier contact rafraîchissant avec les eaux du Fango, sous les piles du pont.

pontmonteestremublog.jpg

souspontdemonteestremublog.jpg

Si ma soif de Corse n’est pas suffisamment étanchée, je me réserve une autre halte au centre du hameau de Barghjana, chez Ange, au chaleureux bar des Amis. Là, sous la tonnelle de la guinguette, au son de quelques polyphonies corses, je me désaltère d’une Pietra à la pression ou d’une eau d’Orezza à la menthe, tandis que la petite fille qui m’accompagne apprécie particulièrement les Paninis au nutella. Je vous garantis qu’on oublie volontiers dans cette petite niche (non fiscale), le feuilleton de l’été et les démêlés médiatico-judiciaires de Monsieur Woerth !

bardesamisblog.jpg

vachebarghjanablog.jpg

anebarghjanablog.jpg

Après que vaches et ânes m’y eussent autorisé, je poursuis ma descente jusqu’au hameau de Manso qui a donc donné son nom à la commune.

entrebarghjanaetmansoblog.jpg

entrebarghjanaetmansoblog2.jpg

Quelques étables sur la rive droite témoignent d’une activité d’élevage. Ici exerce Guillaume Acquaviva le dernier berger ou capraghju de la commune. Il garde ses chèvres, aujourd’hui, dans la montagne et malheureusement pour nous, il y a aussi pénurie de ses excellents fromages.
Acquaviva comme l’eau vive du torrent qui sinue entre les rochers. Près du pont, une touchante chapelle funéraire et quelques lopins de terre entourés de pierres sèches rendent hommage aux générations de bergers qui se succédèrent ici.

pontdemansoblog3.jpg

pontdemansoblog1.jpg

aupontdemansoblog1.jpg

aupontdemansoblog2.jpg

aupontdemansoblog4.jpg

Acquaviva aussi comme Marcellu l’auteur et Jean-Claude le compositeur de A Muntagnera, l’émouvante chanson du groupe A Filetta évoquant la transhumance vers la montagne :

« Ch’ellu si n’hè scorsu maghju
Sarà più d’una simana ;
Approntati, o capraghju !
A’ lascià piaghja è calmana
Ch’ai da fà l’altu viaghju
Dopu ghjuntu in Barghjiana
Avvedeci, o Falasorma !
Cù i parenti è l’amichi
Sempre liati à Niolu
Per e gioie è i castichi :
Da Montestremu à u mare
Avemu listessi antichi.
…  »

« …De Montestremu à la mer, nous avons tous les mêmes ancêtres… »

Image de prévisualisation YouTube

Par le chemin surplombant la rive droite, des milliers de bêtes effectuaient autrefois la transhumance du Falasorma jusqu’au col de Caprunale et les cimes du Niolu. Désormais, le sentier millénaire taillé dans la roche par les anciens du pays, est essentiellement emprunté par les randonneurs.
J’approche maintenant de mes lieux de prédilection pour la baignade. Avec infiniment plus de talent artistique que Jacob et Delafon, le débit du torrent et l’érosion jouent avec la rhyolite, une roche pure et compacte de couleur rouge ou bleue, pour créer de superbes vasques et jacuzzi naturels où il fait bon se tremper et se relaxer. La petite fille se hisse sur les rochers en surplomb pour goûter aux frissons du plongeon.

entremansoettuarelliblog2.jpg

entremansoettuarelliblog1.jpg

entremansoettuarelliblog3.jpg

entremansoettuarelliblog4.jpg

pontdefertuarelliblog1.jpg

pontdefertuarelliblog2.jpg

Devant ma compagne, une couleuvre à collier de Corse, totalement inoffensive, s’enfuit dans les buissons du maquis, apeurée sans doute par tous les Adam et Eve lovés sur les pierres brûlantes. Pour parodier Fernandel :

Le Fango Corse, c’est un Fango conditionné
Le Fango Corse, c’est de la sieste organisée
On se déplace pour être sûr qu’on ne dort pas
On se prélasse, le Fango Corse c’est comme ça !

Il y a de l’animation à tous les étages avec les randonneurs qui remontent le chemin a muntagnera en surplomb et ceux qui descendent à même le lit du torrent combinant marche et natation. Voilà ce que c’est que d’en parler avec enthousiasme, d’année en année, la fréquentation des touristes s’accroît de manière exponentielle quitte à mettre en danger la qualité de l’eau trop claire pour être tout à fait honnête. La marée humaine, le bétail et une station d’épuration altèrent probablement l’eau pure de la montagne. En plein été, ce sont plus de trois mille touristes et cinq cents automobiles qui envahissent quotidiennement la vallée. Est-ce pour parer à cet afflux, la gendarmerie locale a choisi par zèle de verbaliser épisodiquement tous les véhicules qui stationnent le long de la route départementale, assez anarchiquement il est vrai, notamment entre Manso et Tuarelli où se situe la partie la plus spectaculaire de la vallée. Le fleuve y a creusé dans le granit et le porphyre, un véritable canyon qui ravit les adeptes du plongeon.

canyonavanttuarelliblog.jpg

canyonavanttuarelliblog2.jpg

Le Fango, comme tout bon corse qui se respecte, est nonchalant et impétueux. Aussi, même si le temps semble tout à fait clément, il ne faut surtout pas prendre à la légère les consignes des pompiers qui demandent d’évacuer rapidement le lit du torrent lorsque des orages se forment plus haut en montagne.

aupontdetuarelliblog.jpg

souspontdetuarelliblog.jpg

Du pont de Tuarelli, je contemple l’étonnante couleur vert émeraude de l’eau due à la prolifération d’algues en été. Au-delà, sur la rive droite, sur le chemin menant au hameau de Chiorna, se cache dans la végétation le gîte d’étape d’Alzelli. La cuisine est banale pour des prix un peu … corsés ; il faut bien payer la rutilante Ferrari du propriétaire qui barre l’accès à la terrasse ! Cependant, il fait bon se désaltérer, quasiment les pieds dans l’eau, dans ce cadre reposant qui prend des faux airs de palace, la nuit tombée, à la lumière des projecteurs.
Maintenant, la forêt cède la place à la végétation arbustive du maquis, la bruyère balai, le thym, le ciste de Montpellier, l’arbousier et la myrte dont on fait un vin sirupeux. Sa fleur constituait principalement la « poudre de badinage » très en vogue au Moyen Âge. Les vaches qui y divaguent, grignotent aussi le genêt corse et l’olivier sauvage. Sur les roches, s’agrippe le genévrier de Phénicie … aussi, aurait ajouté Fernandel !!!

botelettrestuarelliblog.jpg

Encore quelques centaines de mètres et je parviens au Fango canal (ou plus justement torrent) historique et le pittoresque Ponte Vecchiu, vestige de l’occupation de la Corse par Gènes durant plusieurs siècles.

pontevecchiublog1.jpg

Ces ponts en pierre construits entre le XIIIème et le XVIIIème siècle, jouèrent alors un rôle important dans l’acheminement des productions de l’île, le blé, le vin, l’huile d’olive et les châtaignes. Cette année, en juillet, un vilain échafaudage nuisait quelque peu à l’harmonie du site nouvellement restauré, la faute à une entreprise du continent guère pressée de le démonter. Comme quoi la nonchalance n’est pas une exclusivité régionale !
Au-delà du pont pavé en dos d’âne, un sentier permet de rejoindre les ruines d’un sanctuaire paléochrétien. Lors de votre séjour, je vous conseille vivement une escale en soirée (pour profiter de l’illumination du monument) en face, à la pizzeria éponyme tenue par les sympathiques Stellu et Alexandra. Aux copieuses pizzas, je préfère la cuisine locale, le sauté de veau aux olives, la daube de sanglier, les tripettes à la mode corse ou la seiche et sa rouille, et pour suivre, un des fromages de chèvre de Guillaume (j’y aurai goûté quand même), tout cela arrosé d’un vin rouge du domaine d’Alzipratu. De temps en temps, des chanteurs et musiciens du cru animent les repas. Cette année, une chère petite fille s’invita même au micro pour nous confier ses tourments existentiels : « être une femme libérée, ce n’est pas si facile » et « dans la vie, y-a des cactus » !

pontevecchiublog.jpg

Plus que six kilomètres ! La vallée s’élargit nettement, la pente devient presque nulle, la rivière paresse jusqu’à disparaître souterrainement aux abords du pont des Cinque Arcate (cinq arcades).

cinquearcateblog.jpg

riofangoblog2.jpg

riofangoblog1.jpg

Dans ce véritable paysage de western avec à l’horizon la chaîne de la Paglia Orba, j’imagine Clint Eastwood (le « blondin » comme l’appelle la petite fille friande des westerns spaghetti de Sergio Leone) progressant à cheval dans le maigre maquis en bordure du rio Fango complètement à sec.
Après un parcours de près de 23 kilomètres, le Fango resurgit de terre pour s’épanouir dans un delta ensablé avant de se jeter discrètement dans la mer à hauteur de la plage de la tour de Calcinaghjia à Galeria.

tourblog.jpg

tourblog2.jpg

Cette tour construite entre 1551 et 1573 pour protéger les villageois des pirates, constitue un autre témoignage de la domination génoise. Détruite à la fin du XVIIIème siècle suite à une explosion de munitions, elle a été récemment restaurée à des fins d’activités culturelles. De là-haut, la vue sur l’embouchure du fleuve est magnifique.

deltapanoramadelatourblog.jpg

peinturedeltablog.jpg

deltapancarteblog.jpg

En bas, un bataillon d’estivants tout à fait pacifiques, pagaies dressées, attend d’embarquer pour une expédition en canoë dans le site naturel protégé de la Riciniccia, propriété du conservatoire du littoral.

bataillonblog.jpg

D’autres apprentis moussaillons écoutent les recommandations d’usage dispensées par le capitaine Henri-Christian : pas de mouvement brusque de pagaie, pas de cris, pas de canotage trop près des rives et encore moins d’abordage pour ne pas déranger la faune. La courte séance d’initiation au maniement de la pagaie double est parfois cocasse et aurait sans doute inspiré quelques gags à Jacques Tati et son héros Monsieur Hulot. Il est un autre Hulot prénommé Nicolas qui apprécierait sûrement la démarche écologique du maître des lieux. En effet, Henri-Christian, quatrième génération d’ancêtres néerlandais qui débarquèrent à Galeria il y a près d’un siècle, a transformé avec patience et passion ce coin de delta auparavant saccagé en un véritable sanctuaire dédié à une faune et à une flore remarquables.

crocodiledundee.jpg

Malgré son look à la Crocodile Dundee, il nous invite à une aventure sans aucun danger, je vous rassure. Il met à disposition des gilets de sauvetage pour les jeunes enfants et des bidons étanches pour protéger le matériel des chasseurs d’images. Le seul crocodile du golfe est le promontoire rocheux s’avançant à l’extrémité nord de la plage toute proche, dont la forme aplatie rappelle dans l’esprit d’une petite fille, caïman celle d’un saurien !
Sur leurs pirogues, les aventuriers d’eau douce disparaissent bientôt derrière le rideau rose pourpré des salicaires. Le spectacle commence, le delta leur tend ses quatre bras ! Et cela pour cinq euros seulement, c’est cadeau !

canotageblog.jpg

roseausalicaireblog.jpg

canotagedeltablog1.jpg

Je connaissais les jardins flottants de Xochimilco à Mexico, il y aussi ceux du Fango fleuris de plusieurs centaines de nénuphars blancs (Nymphea Alba) à la grâce fragile et délicate. Leurs reflets impressionnistes inspireraient sans nul doute les Monet en herbe.

nnupharblog4.jpg

nnupharblog1.jpg

nnupharblog2.jpg

nnupharblog3.jpg

Je cesse de pagayer et laisse dériver le bateau au gré de l’onde. Sur une vieille souche, une tortue se réchauffe au soleil : Emys orbicularis, la cistude est la dernière espèce de tortue aquatique d’eau douce française.

tortueblog3.jpg

tortueblog2.jpg

Avec sa carapace grisâtre bombée en forme de galet, elle n’est pas toujours très visible sur les branches de bois mort. Farouche, elle plonge à la moindre alerte et s’enfonce dans la vase. Le delta se mérite et ne révèle ses richesses qu’aux contemplatifs patients, curieux et silencieux. L’un des jeux et enjeux est le comptage des tortues observées au cours de la promenade, le record officieux se situant entre trente et quarante hors bien sûr les quelques individus en plastique en bordure de plage !

tortueblog1bis.jpg

 tortueboueblog.jpg

grenouilleblog.jpg

Je croyais (plus justement, on essaya de me faire croire !) que seul Jésus marchait sur l’eau. Miracle de la nature, il y a aussi le grèbe castagneux. Effrayé par mon passage, plus adapté à la nage qu’au vol ou plutôt qu’au décollage, il traverse la rivière en courant pour se mettre à l’abri parmi les joncs et les roseaux. Il y rejoint ses poussins qui grimpent de joie sur son dos.
Plus loin, c’est une poule d’eau avec son bec rouge et jaune qui picore quelques mûres.

massetteblog.jpg

pouledeaublog.jpg

Quelques craquements de branches troublent la quiétude du lieu : une vache se fraye un passage jusqu’à la rive peut-être pour admirer les belles estivantes qui rament en rêvant.

vachedeltafangoblog.jpg

libellulerougeblog.jpg

vachedeltablog2.jpg

J’aime me perdre dans le quatrième bras si étroit qu’une seule embarcation à la fois est tolérée. Je glisse entre les saules versant leurs pleurs dans l’eau, les épaisses rangées de roseaux, les arbres morts et les lianes. La végétation luxuriante au faux air de mangrove tropicale, dans le silence de la fin d’après-midi, crée une atmosphère à la fois fascinante et légèrement angoissante. Mais pas d’inquiétude déplacée, le long de la rivière Fango, on ne croise aucun Jivaro coupeur de tête !
Selon les saisons, les migrations, les heures de la journée, viennent nicher d’autres oiseaux comme l’aigrette garzette, le héron cendré, le bihoreau gris, le martin-pêcheur. Ce soir, un balbuzard tout aussi pêcheur tourne au-dessus du fleuve à la quête de sa future proie. Au retour de la promenade, Henri-Christian, intarissable, ouvrages d’ornithologie à l’appui, vous fournit volontiers moult informations sur leurs propriétés et leur comportement.
La lecture du livre d’or qu’il vous invite à signer témoigne de l’enchantement des visiteurs déjà perceptible à travers leur regard. Certains semblent même conquis par une petite sirène en provenance de Nouvelle-Zélande qui s’est échouée là cet été !

petitesirneblog.jpg

Les roseaux rougeoient au soleil couchant. Le delta apaisé devient miroir d’eau dans lequel se reflètent les montagnes voisines. Instants grandioses et même émouvants.

deltacouchantblog2.jpg

deltacouchantblog1.jpg

deltacouchantblog5.jpg

deltablog.jpg

deltacouchantblog4.jpg

Côté mer, derrière la dune de galets, les derniers baigneurs abandonnent la plage, côté rivière, Henri-Christian, le gardien du temple écologique, range les canoës. Le spectacle n’est pas forcément achevé car on voyage parfois jusqu’au bout de la nuit aux abords du Fango.
Ainsi, cet été, à la guinguette de l’Artigiana que je vous ai déjà chaleureusement recommandée (voir billet du 14 août 2009) je me suis retrouvé avec les membres d’Alba, un groupe musical polyphonique corse en pleine ascension qui venait de donner un récital dans l’église du village. Á la belle étoile, accoudé au comptoir avec eux, devant un verre de limoncellu, des frissons me parcoururent lorsqu’ils entamèrent a cappella une paghjella, ce chant polyphonique typique qui allie harmonieusement les trois registres de voix corses, a secunda, u bassu et a terza. Nuit magique ♫…
Un autre soir, au pied de la tour génoise, le Quartet Corsican Swing 2010 célébra le jazz du voyage avec un hommage à Django Reinhardt pour le centième anniversaire de sa naissance. Ce concert de musique manouche constituait la plus savoureuse et cinglante des réponses aux persécutions identitaires de messieurs Sarkozy, Besson et Hortefeux visant les gens du voyage. Clin d’œil de la météo, le vent fripon emporta la partition de Nuages, l’immense succès de Django. Il en fallait plus pour perturber les quatre valeureux musiciens dont une brillante violoniste de 21 ans (Fiona Monbet, retenez son nom !). Nuit magique ♫…
Nuit tragique de juin par contre quand les gardiens du temple d’un autre genre firent voler en éclats une maison en construction en bordure du rivage. Deux pas en avant, un pas en arrière, le Fango corse s’interprète plus parfois comme une valse hésitation. Je ne suis pas loin de penser cependant que celui que j’ai dansé pour vous (jusque) dans les bras de son delta, c’est le plus beau Fango du monde !!!

Image de prévisualisation YouTube

 

 

 

 

 

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 14 août, 2010 |5 Commentaires »

Quand passent les cigognes à Hunawihr …

Mettre de l’eau dans son vin est d’un point de vue gustatif une aberration. Suivre une route des vins par temps de pluie est touristiquement une déception à moins que dame Ciconia vous accorde ses faveurs. Là où je vous emmène aujourd’hui, l’hospitalité n’est pas un vain mot. Ainsi, si j’en crois la légende, sainte Hune, patronne de la localité, pour remplacer la récolte perdue une année de disette, transforma miraculeusement l’eau de la fontaine en vin … d’Alsace bien évidemment.

hunawihrfontaineblog1.jpg

En effet, je me trouve à Hunawihr, un demi millier d’habitants, accroché à un coteau au milieu des vignes, à quelques battements d’ailes de cigogne au nord de Colmar. Bien que classé parmi les plus beaux villages de France, il souffre de la célébrité touristique de ses voisins Riquewihr et Ribeauvillé. À défaut d’attirer autant de cars de touristes, il se venge discrètement car la photographie de sa fière église surgissant des vignobles s’affiche dans presque tous les guides, ouvrages et calendriers dédiés à l’Alsace.

hunawihregliseblog.jpg

En ce jour bruineux (ne vous fiez pas aux photos, je possède des archives !), je viens faire ma provision de Pinot gris et de Gewurztraminer vieilles vignes, qui égayeront bientôt ma table francilienne. Les viticulteurs ne manquent évidemment pas mais j’ai mes habitudes au domaine Sipp-Mack vers le haut du village. Laura, la sympathique maîtresse des lieux, nous accueille pour une dégustation dans le caveau à proximité des grands foudres en chêne et leurs robinets sculptés où vieillissent les délicieux nectars. Californienne diplômée en Viticulture et Œnologie de l’université de Californie à Davis, elle mit le grappin (de raisin) sur Jacques le fils de la maison en stage aux Etats-Unis. Venant de Davis, il est somme toute logique qu’il y ait si peu de la coupe de Riesling aux lèvres !

foudreblog.jpg

foudreblog2.jpg

Mais d’abord, à l’entrée du village, je fais un brin de causette avec dame Ciconia ciconia. Même si vous n’êtes guère expert en Histoire naturelle, vous devinez peut-être dans ses atours blanc et noir, la cigogne blanche, l’emblématique oiseau, fierté de l’Alsace.

cigogneblog1.jpg

Le comte de Buffon que vous connaissez bien désormais (voir billet Le héron du 12 mars 2009 et La petite fille et les dinosaures du 17 juin 2010) la décrit avec justesse : « Amie de l’homme, elle en partage le séjour et même le domaine ; elle pêche dans nos rivières, chasse jusque dans nos jardins, se place au milieu des villes, sans s’effrayer de leur tumulte, et partout hôte respecté et bien venu, elle paye par des services le tribut qu’elle doit à la société ». En l’occurrence ici, appartenant au parc aux cigognes voisin, elle est détachée, à la saison estivale, avec quelques congénères à l’office de tourisme de la commune pour le plus grand bonheur des visiteurs.

cigogneblog3.jpg

Buffon signalait leur retour de migration vers « le 8 ou 10 mai en Allemagne ; elles devancent ce temps dans nos provinces ; elles précèdent les hirondelles et elles viennent en suisse dans le mois d’avril ; elles arrivent en Alsace au mois de mars, et même dès la fin de février ; leur retour est partout d’un agréable augure, et leur apparition annonce le printemps ». Aujourd’hui, ça tient plus de la Toussaint ! Je souris : devant la maison du potier, une réplique en bois de l’échassier pourtant pas charognard veille sur quelques cadavres de bouteilles de vins du cru.

cigogneblog2.jpg

Je pense immédiatement au pauvre goupil de la fable fort marri de ne pouvoir plonger son museau dans le col effilé des flacons :

« …A l’heure dite, il courut au logis
De la Cigogne son hôtesse ;
Loua très fort la politesse ;
Trouva le dîner cuit à point :
Bon appétit surtout ; Renards n’en manquent point.
Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.
On servit, pour l’embarrasser,
En un vase à long col et d’étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer ;
Mais le museau du sire était d’autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu’une Poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
Trompeurs, c’est pour vous que j’écris :
Attendez-vous à la pareille. »

renardetcigogneblog.jpg

Quoique guère charitable envers compère le Renard, je ne crains pas même mésaventure en me dirigeant vers la Wistub Suzel, une chaleureuse auberge au centre du village. Près de l’entrée coule une harmonieuse fontaine du XVIIème siècle constituée d’une auge principale sculptée et de deux bassins secondaires recueillant le trop-plein de la vasque. Autrefois, elle servait d’abreuvoir au bétail et les habitants venaient y puiser leur eau.

suzelblog1.jpg

suzelblog2.jpg

À côté du vieux poêle alsacien en faïence, je m’y réjouis d’une délicieuse tourte au Munster, le fromage de la vallée proche d’une vingtaine de kilomètres.

chezsuzelblog.jpg

suzelblog3.jpg

suzelblog4.jpg

Rassasié, je m’engage dans la ruelle pentue qui mène à l’église consacrée à saint Jacques le Majeur. Une cigogne démarre d’un toit voisin. Je me penche ; personne en dessous. Ici, la légende affirme que si une cigogne vole en rase-mottes au-dessus d’une jeune femme, elle attendra un bébé dans l’année.
L’église en grès rose comme suspendue dans l’océan de vignes, est entourée curieusement d’un cimetière fortifié. L’enceinte de forme octogonale possède un bastion percé de meurtrières à chacun de ses angles. À défaut de remparts, ces fortifications dont certains éléments laissent penser qu’elles existaient au XIIème siècle, servaient de refuge aux habitants du village en cas de danger.
Sur le clocher, les élégantes aiguilles de l’horloge décorées de grappes et feuilles de vigne dorées rappellent la vocation viticole du village comme d’ailleurs quelques motifs des vitraux.

clocherhunawihrblog.jpg

eglisehunawihrblog2.jpg

Avec l’introduction de la Réforme, l’église est vouée au culte protestant à partir de 1537. Comme un certain nombre d’édifices religieux en Alsace, elle est placée depuis 1687 sous le régime du simultaneum en servant à la fois aux catholiques et protestants ; un bel exemple de cohabitation qui mériterait d’être étendu à d’autres religions, utopie quand tu nous tiens !

eglisehunawihrblog.jpg

panoramahunawihrblog.jpg

Tandis que je contemple le vaste panorama, je repère juste en contrebas une cigogne cherchant pitance dans les vignes le long du mur fortifié. Pour le clin d’œil, j’aurais aimé qu’il s’agisse d’un spécimen de ciconia episcopus, la cigogne épiscopale. Malheureusement, cet autre représentant de la famille des Ciconiidés, de plumage majoritairement noir comme l’était autrefois l’habit des clercs, vit en Afrique et en Asie. Notre cigogne alsacienne, entièrement blanche à l’exception de rémiges primaires et secondaires noires, rencontre sans doute sa cousine exotique lors de son hivernage sur le continent africain.

cigogneegliseblog2.jpg

cigogneegliseblog3.jpg

En effet, c’est à l’origine, un oiseau migrateur qui s’envole aux premiers frimas lorsque la nourriture commence à manquer, pour effectuer en groupes de plusieurs dizaines d’individus, un périple par étapes journalières de 200 à 400 kilomètres jusqu’au Sahel via l’Espagne et le détroit de Gibraltar. Avec son envergure de près de deux mètres, la cigogne est une véritable experte du vol à voile. Elle pratique le vol plané entre les thermiques, ces courants d’air ascendants qu’elle repère grâce à l’élévation d’insectes ou de brins de paille. Heureux animal qui ignore les rigueurs de l’hiver et goûte à longueur d’année à deux étés !
Elle tend à se sédentariser cependant avec les temps plus cléments et l’existence de collectivités comme justement à Hunawihr où elle est choyée comme une cigogne en pâte !
Avec ses longues pattes, elle fréquente essentiellement les marais peu profonds et les rieds, les prairies humides du Rhin et de ses affluents. Carnivore, elle se nourrit de batraciens, d’insectes, de vers, de rongeurs tels musaraignes, mulots et campagnols, de petits reptiles comme des lézards et des couleuvres, voire d’oisillons. Peu délicate, elle s’invite même près des tables de pique-nique pour grappiller ce que lui tendent les touristes amusés. Comme certains rapaces, elle mange ses victimes avec les os, les poils et les plumes puis recrache les restes non assimilables sous forme de pelotes sèches.

cigogneblog5.jpg

Dans sa quête sur la terre mouillée au milieu des vignes, elle macule son long bec rouge, effilé comme un poignard, qui atteint une vingtaine de centimètres. Malgré cela, elle demeure craquante avec ses yeux foncés bordés d’une coloration noire qui dégouline comme un rimmel qui fout le camp !

cigognelavoirblog2.jpg

D’ailleurs, elle craque, elle craquette même, elle claquette, glottore puisque c’est ainsi qu’on définit son cri. Peu démonstrative, elle entrechoque ses deux mandibules émettant quelques sons gutturaux bien en accord avec le dialecte alsacien.
Je l’abandonne pour déambuler dans les rues du village. Les couleurs éclatantes et le fleurissement des maisons de vignerons à colombages et de leurs cours font oublier le temps maussade. L’utilisation de pigments rouge sang de bœuf, vert amande, jaune safran, bleu pervenche apporte un petit air de maisons de poupée. De ci delà, des blasons sculptés témoignent de leur construction entre le 16ème et 18ème siècle.

hunawihrblog1.jpg

maisonhunawihrblog2.jpg

maisonshunawihrblog1.jpg

maisonhunawihrblog3.jpg

blasonhunawihrblog.jpg

Une plaque rappelle qu’ici vivait encore récemment Gaston Peter, vigneron, ouvrier, syndicaliste engagé et aussi un poète qui fut sujet de baccalauréat en classe de langue et culture régionales.
Dans la ville basse, à proximité du lavoir, une autre cigogne retarde mon départ en rôdant autour de ma voiture. Nullement effrayée devant le coffre ouvert, elle semble inspecter les cartons de vins que j’emporte de ma visite.

cigognelavoirblog4.jpg

cigogneblog4.jpg

Buffon qui n’était guère tendre avec le héron, attribue à la cigogne des vertus morales comme « la tempérance, la fidélité conjugale, la piété filiale et paternelle ; elle nourrit très longtemps ses petits et ne les quitte pas qu’elle ne leur voie assez de force pour se défendre et se pourvoir d’eux-mêmes ; quand ils commencent à voleter hors du nid et à s’essayer dans les airs, elle les porte sur ses ailes ; on l’a vue donner des marques d’attachement et de reconnaissance pour les lieux et les hôtes qui l’ont reçue. On assure l’avoir entendu claqueter en passant devant les portes comme pour avertir de son retour, et faire en partant un semblable signe d’adieu ». Sans attendre d’elle pareille manifestation de sympathie, j’en profite cependant pour lui tirer un dernier portrait.

cigognelavoirblog3.jpg

Selon une légende moldave, une bande de cigognes aurait sauvé de la disette, la population locale assiégée par les Turcs dans une forteresse, en leur jetant des grappes de raisin tenues en leur bec ; comme quoi cigogne et vignes font bon ménage.

cigognevigneblog.jpg

autohunawihrblog.jpg

La Fontaine mit également en évidence la serviabilité de la cigogne envers un loup quelque peu ingrat :

« … Un os lui demeura bien avant au gosier.
De bonheur pour ce Loup, qui ne pouvait crier,
Près de là passe une Cigogne.
Il lui fait signe ; elle accourt.
Voilà l’Opératrice aussitôt en besogne.
Elle retira l’os ; puis, pour un si bon tour,
Elle demanda son salaire.
« Votre salaire ? dit le Loup :
Vous riez, ma bonne commère !
Quoi ? ce n’est pas encor beaucoup
D’avoir de mon gosier retiré votre cou ?… »

platcigogneblog.jpg

cigognepelucheblog.jpg

Animal fétiche des Alsaciens qu’on retrouve en peluches ou comme motif de décorations sur les poteries régionales, il est aussi dans la légende, censé apporter les bébés humains emmitouflés dans un linge tenu par le bec. On raconte même aux enfants que pour qu’ils aient un petit frère ou une petite sœur, ils doivent déposer un sucre sur le bord de la fenêtre ; alors, comme le corbeau de Jean de La Fontaine, la cigogne lâche son colis lorsqu’elle se saisit de la friandise.

cigognelavoirblog1.jpg

 

L’homme dans son inconscience n’a guère eu de reconnaissance envers leurs ambassadrices qui égayent les toits de leurs villages. Électrocutées par les lignes à haute tension, en manque de nourriture avec l’assèchement des marais, empoisonnées par les pesticides qu’elles ingèrent en consommant insectes et rongeurs, l’espèce connut un déclin désastreux il y a une trentaine d’années. Ainsi, en 1974, on ne comptait plus qu’une dizaine de couples de cigognes blanches en Alsace. Lors de l’alerte de grippe aviaire de 2005, certains élus, moins empressés à débusquer les niches fiscales, ont réclamé abusivement la destruction des nids proches des habitations. Heureusement, des ornithologues se sont mobilisés pour réimplanter et sédentariser le populaire échassier comme ici à Hunawihr où on dénombre actuellement plus de deux cents individus.
C’est l’heure de la séparation. Sans doute, nous reverrons-nous lors d’une prochaine commande de vin car la cigogne blanche possède une espérance de vie de près d’une vingtaine d’années, surtout quand elle ne migre plus.
Malgré le sale crachin, je mets le cap sur Munster tout proche, histoire d’acquérir quelques exemplaires du fameux fromage fermier à pâte molle et au lait cru. Agrémentés de cumin et accompagnés d’un gewürztraminer ou d’un pinot blanc, ils raviront prochainement mon palais ! Quelle n’est pas mon heureuse surprise : juchées dans leurs nids, sur les toits des édifices tout autour de la place du Marché, une trentaine de stars ailées contemplent avec satisfaction mon goût sûr pour les produits de leur terroir !

munstercigogneblog1.jpg

munstercigogneblog2.jpg

J’aperçois même quelques cigogneaux douillettement blottis auprès de leurs parents au fond du nid. Un peu comme avec le loup de la fable, les adultes les nourrissent par régurgitation. Le premier vol plané est prévu à l’âge de 55 à 60 jours.

cigogneaublog2.jpg

cigogneaublog1.jpg

S’il fallait encore une preuve de l’attachement de la cigogne blanche à l’Alsace, savez-vous qu’elles reviennent de migration aux alentours de la saint Valentin pour se reproduire ? « Elles semblent n’arriver que pour se livrer aux tendres émotions que la saison (printemps) inspire » écrivait poétiquement Buffon. Voilà des demoiselles originaires de pays au-delà de la Méditerranée qu’on ne pourra pas soupçonner de ne pas être de « vraies françaises », n’en déplaise à messieurs Besson et Hortefeux !

Publié dans:Leçons de choses, Ma Douce France |on 12 juillet, 2010 |5 Commentaires »

Va mal, VALMY, Va bien!

Je sais mes compatriotes souvent fâchés avec l’Histoire de France. Ont-ils conscience, par exemple, lorsqu’ils flânent à Paris, le long du canal Saint-Martin, sur le pavé des quais de Valmy et Jemmapes, que leur marche vers la place de la République prend un petit air d’allégorie ? En effet, nos vieux manuels d’histoire affirmaient que la fameuse bataille de Valmy, survenue le 20 septembre 1792, constituait l’élément fondateur de la République née le lendemain suite au vote unanime des députés de la Convention pour l’abolition de la royauté en France. Sur le piédestal de la statue de la République trônant sur la place éponyme, douze hauts-reliefs en bronze décrivent une chronologie des évènements majeurs de son histoire dont la victoire de Valmy.

valmyrepubliqueblog.jpg

Même Goethe, le grand écrivain allemand, présent sur le champ de bataille aux côtés du duc de Weimar, rapporte dans son ouvrage Campagne de France qu’il avait déclaré ce soir-là : « De ce lieu, de ce jour, commence une ère nouvelle de l’histoire universelle, et vous pourrez dire : j’y étais ». Voilà en somme une lettre de mon moulin écrite avant la naissance d’Alphonse Daudet.
Ce moulin est visible depuis l’autoroute A4 à hauteur de l’aire de repos de Valmy. Ses ailes ainsi qu’un mémorial se détachent à l’horizon sur la ligne de crête d’une molle colline. Hommage d’un hussard noir de la République aux soldats grognards, le professeur d’histoire et le militaire qui sommeillaient dans mon père, me conduisirent dans mon enfance vers ce pèlerinage républicain (lire dans Portraits de famille, Michel Coffin, mon père). La situation géographique du lieu convient aussi à une halte à l’heure de midi lorsque je rends visite à mes attaches fraternelles alsaciennes. C’est dire que je ne voyage pas ici en terre inconnue et, une fois de plus, je mets mon clignotant pour prendre la sortie Sainte-Menehould, capitale gastronomique du pied de cochon. Il suffit alors d’emprunter sur une dizaine de kilomètres la voie de la Liberté, une route commémorant la victoire des alliés et la libération de la France lors de la seconde guerre mondiale.

bornevoiesacreblog.jpg

L’itinéraire suivi par la 3ème armée américaine commandée par le général Patton, depuis Utah Beach en Normandie jusqu’à Bastogne en Belgique, est matérialisé par des bornes kilométriques dont le modèle original est l’œuvre du sculpteur François Cogné. Il représente une torche, symbole de la liberté, sortant des flots, symbole du débarquement des troupes alliées.
L’histoire est un éternel recommencement et au nom de la liberté, une bataille peut en cacher une autre. Ce midi, pour pasticher Brassens, celle que je préfère, c’est la bataille de Valmy ! J’y suis, Valmy est une petite bourgade de la Marne, aux confins de l’Argonne, sur ce qu’on appelait dans mes livres d’école, le plateau de la Champagne pouilleuse non pas parce qu’elle était rongée par la vermine mais pour sa pauvreté et sa nudité dues à son sol calcaire. Les temps ont bien changé et avec la généralisation de la culture sous engrais, les moutons ont cédé la place à de riches terres agricoles. Le village comme beaucoup d’autres dans la Lorraine proche, s’enroule le long d’une rue principale au pied du mont de la Lune, sans doute un lambeau de butte témoin et de relief de cuesta comme vous l’apprîtes en classe de quatrième. Je me souviens d’un valeureux professeur d’École Normale qui, après relevé sur carte IGN des courbes de niveaux, nous demandait à l’aide de ciseaux, clous et marteau, de matérialiser à échelle réduite ce type de relief, en l’occurrence, celle de la côte de Bar. J’ai retrouvé cette maquette avec émotion, trente-cinq ans plus tard lors du déménagement du grenier familial. Je m’égare quoique si j’en crois Yves Lacoste, le talentueux fondateur de la revue Hérodote, la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ! Alors montons au front !

plainevalmyblog1.jpg

 

Le temps de me hisser vers le site de la bataille, je vous trace un tableau des forces en présence, en somme la composition des équipes pour employer un langage sportif de mise en cette période de Coupe du Monde « footoir » ! Après la fuite de Louis XVI à Varennes le 20 juin 1791, les monarques d’Europe se sentent ébranlés dans leur existence et craignent une contagion révolutionnaire illustrée par une pétition des députés Jacobins demandant la déchéance du roi et la proclamation d’une république en France. Le 27 août 1791, par la déclaration signée à Pillnitz, la Prusse et l’Autriche menacent la France d’une intervention armée. À Paris, les députés girondins (rien à voir avec le club de football quoique ce groupe politique de la révolution française, soit nommé ainsi parce que composé de plusieurs députés de la région bordelaise !), derrière Brissot, plaident pour la guerre ; selon eux, il faut prendre de court la contre-révolution pour obliger le Roi à choisir son camp et libérer les peuples opprimés d’Europe. Le 20 avril 1792, malgré une rude opposition, notamment celle de Robespierre, l’Assemblée déclare la guerre au « roi de Bohême et de Hongrie » mais la guerre tourne très vite au fiasco, au point qu’à l’été, l’invasion du territoire paraît inévitable. Le 11 juillet, dans le fracas des armes, les députés déclarent « la Patrie en danger » et organisent la levée des volontaires. Dans la peur d’une attaque prussienne sur Paris avec la complicité du roi pour restaurer son autorité, les sans-culottes se soulèvent et le 10 août, la monarchie est renversée. C’est alors au nom d’une République qui ne dit pas encore son nom, et de sa liberté que le peuple en armes va faire face au péril extérieur. Le 18 août, une armée de 150 000 hommes, autrichiens et prussiens, entre en France. Face à eux, l’armée française est complètement désorganisée par le départ des officiers issus de la noblesse. Le duc de Brunswick, à la tête des troupes prussiennes, prend Longwy le 23 août puis Verdun le 3 septembre, ce qui lui ouvre la route de Paris. Les généraux Dumouriez et Kellermann, fraîchement nommés, arment alors des volontaires, des sans culottes à la hâte auprès de soldats professionnels pour enrayer la progression prussienne. Nous voici donc le 20 septembre 1792, à sept heures du matin ; il pleut à verse et la brume enveloppe le moulin de Valmy. Aujourd’hui, le temps est aussi à la grisaille mais je vous rassure, je possède quelques photographies prises en une autre occasion plus ensoleillée.

 

moulindevalmyblog2.jpg

mouinvalmyblog1.jpg

« …Ils avançaient nu pieds et vêtus de haillons
Marchaient en rangs serrés criant vive la nation
Prêts à donner leurs vies pour que la liberté
Puisse enfin devenir une réalité
De Versailles aux Tuileries du Champ-de-Mars à Varennes
Ils avaient aboli les passe-droits et les chaînes
Quand ils virent se dresser le moulin de Valmy
Comme la proue d’un navire sur la mer démontée… »

Quoique puisse chanter Isabelle Aubret, nos valeureux sans-culottes virent surtout la carcasse fumante du moulin. En effet, lors de la bataille, le général Kellermann ordonna qu’il fût brûlé pour des raisons stratégiques. Visible à des kilomètres à la ronde, il constituait une cible parfaite pour l’artillerie prussienne.
Brave moulin, aussi solide que la République, contre vents et tempêtes, il a ressuscité trois fois et sa silhouette harmonieuse figure sur timbres et tableaux.

valmytimbreblog.jpg

tableauvalmyblog.jpg

Il fut d’abord reconstruit puis abandonné en 1832 à cause de sa piètre rentabilité. En 1939, une souscription fut ouverte et un nouveau moulin, transféré d’Attiches dans le Nord, fut inauguré en 1947. Las, la tempête du 26 décembre 1999 lui fut fatale. Il a retrouvé vie en 2005 grâce à une entreprise de Villeneuve d’Ascq qui l’a fabriqué dans ses ateliers dans l’esprit de l’architecture champenoise d’origine : son pivot de trois tonnes est demi-taillé dans un tronc de chêne de 300 ans provenant de la forêt d’Orléans. En parfait état de marche, ses ailes tournent au vent les jours de fête.

ftemoulinblog.jpg

J’arpente les champs de blé réveillés par le rouge sang des coquelicots. « Pour aimer les coquelicots et n’aimer qu’ça, faut être idiot ». Vous le savez (voir billet Le coquelicot du 16 juillet 2008), comme Mouloudji, j’ai un goût particulier pour cette fleur, héroïne du poème In Flanders Fields, qui fane au champ d’honneur.

moulinblog11.jpg

La quiétude de la fin de matinée contraste avec le vacarme qui régnait sur le plateau champenois il y a un peu plus de deux siècles. Malgré tout, la réputation du lieu lui colle à la peau et cinq militaires en tenue de combat, armés de redoutables engins, devisent au pied du moulin. En prêtant l’oreille, il apparaît que l’officier fait passer une batterie de tests d’ordre stratégique.

moulinsoldatblog.jpg

Contrairement aux images d’Épinal ancrées dans la mémoire collective, ne suis-je pas en train de fouler le champ sans bataille de Valmy ? En effet, quel étrange combat s’effectuant à front renversé que celui imaginé par les généraux français : Dumouriez et Kellermann campent à une lieue de Sainte-Menehould regardant en direction de Paris qu’ils doivent défendre tandis que les Prussiens tournent le dos à une ville qu’ils envisagent de conquérir !

bataillevalmyblog.jpg

cliquer sur la photo pour l’agrandir

Mes incompétences en stratégie militaire étant sans doute encore plus flagrantes que celles de Raymond Domenech en matière de gestion et tactique footballistiques, je m’en remets aux historiens qui décortiquent la bataille depuis 218 ans. Et comme pour l’affaire Anelka, les journalistes n’étaient pas dans le vestiaire de l’équipe de France, les historiens actuels n’étaient pas à Valmy ! Goethe pourrait nous fournir quelques renseignements intéressants s’il n’était pas mort en 1832 !
Donc selon l’Histoire officielle telle qu’on me l’enseigna dans ma jeunesse, ce 20 septembre 1792, le brouillard épais se dissipe un peu vers sept heures du matin. L’artillerie commence alors à tirer de part et d’autre et le feu est nourri sans être vraiment meurtrier pour aucun parti. Vers dix heures, Kellermann, placé au centre de la ligne, étudie les manœuvres de l’ennemi lorsque son cheval est tué sous lui d’un coup de canon. Presque dans le même temps, des obus éclatent au milieu du dépôt de munitions et font sauter deux caissons d’artillerie, blessant beaucoup de monde alentour et entraînant le repli des conducteurs des munitions. Faute de celles-ci, l’infanterie française opère alors un mouvement de recul. Vers onze heures, voulant battre le fer tant qu’il est chaud, le duc de Brunswick fait redoubler le feu de ses batteries. C’est alors que, considérant que la meilleure défense, c’est l’attaque (avec ou sans Ribéry !), Kellermann ordonne d’avancer. Il dispose son armée en colonnes par bataillon et quand elles sont formées, il leur adresse cette courte harangue : « Camarades, voilà le moment de la victoire ; laissons avancer l’ennemi sans tirer un seul coup de fusil, et chargeons-le à la baïonnette ! »

Image de prévisualisation YouTube

Les courageux soldats français débordant de culot bien que sans-culottes, répondent à l’exhortation de leur chef au cri de Vive la nation que reprend Kellermann lui-même en mettant son chapeau au bout de son sabre. En un instant, tous les chapeaux sont sur les baïonnettes et les trente mille soldats de la Révolution, entonnant La Marseillaise, baïonnettes dressées, en colonnes d’attaque, marchent sur l’envahisseur décontenancé qui, bientôt, bat en retraite ! Vingt mille boulets sont tout de même échangés en une douzaine d’heures et la canonnade fait en tout et pour tout moins de 500 victimes (de trop !), 300 dans les rangs français et 184 chez les Prussiens.

monumentkellermannblog2.jpg

kellermannblog1.jpg

Le temps de vous conter la version officielle de la bataille, je me retrouve devant le mémorial commémorant le succès du général François-Christophe Kellermann qui fut par la suite élevé à la dignité de maréchal d’Empire en 1804 et obtint le titre de duc de Valmy en 1818 … comme quoi défendre de la République donne ses titres de noblesse !

kellermannblog2.jpg

kellermannblog11.jpg

La statue en bronze représente le héros brandissant son sabre dans la main droite et son tricorne à panache tricolore dans la gauche. Sur une des faces de la stèle est gravée la célèbre phrase de Goethe. La prononça-t-il prophétiquement au soir de la bataille ? En effet, elle est extraite de sa Campagne de France écrite trente ans plus tard !
Une batterie de canons garde le monument. Étrangement, ils sont made in England et le général Pichegru et ses hommes les récupérèrent sur des navires hollandais lors de la bataille du Helder (Pays-Bas) en 1795. L’armée française était en fait équipée du tout nouveau canon Gribeauval, du nom de son concepteur, robuste et mobile. Il pouvait tirer avec précision deux ou trois obus à la minute jusqu’à une distance de 1800 mètres.

monumentkellermannblog.jpg

À quelques pas, se trouve un obélisque de pierre. Il renferme dans une boîte en plomb le cœur du général qui souhaitait reposer au milieu de ses braves soldats.

obelisqueblog2.jpg

Les restes de sa dépouille se trouvent au cimetière du Père-Lachaise à Paris. Les batailles de Valmy et de Marengo à laquelle se distingua son fils, sont mentionnées sur le monument.

kellermannprelachaiseblog.jpg

À l’entrée de l’allée plantée de sapins menant au mémorial, une chapelle en briques renferme les cendres de la princesse de Ginetti arrière petite-fille de Kellermann et bienfaitrice de la commune. Un croissant de lune figure sur un blason au fronton, peut-être en souvenir des combats sur la hauteur de la Lune qu’on appela pendant longtemps la bataille de la Lune.

chapelleblog.jpg

À l’écart de la légende de la victoire de la sans-culotterie et du monde des campagnes sur la meilleure armée d’Europe, du succès de l’armée forgée par la Révolution sur celle de l’Ancien Régime, de nombreux historiens proposent des lectures iconoclastes de la bataille réduite par exemple par la revue Hérodote à une modeste canonnade. Les propos même de Goethe plaident en ce sens : «…Ainsi s’était passée cette journée. Les Français n’avaient pas bougé. Kellermann seul était allé occuper une position moins incommode. On retira nos gens du feu, et ce fut comme si rien ne s’était passé. La plus grande consternation se répandit dans l’armée. Le matin encore, on ne parlait que d’embrocher et de manger les Français en bloc. Moi-même j’avais été attiré dans cette dangereuse aventure par la confiance absolue que m’inspiraient notre armée et le duc de Brunswick. Or, maintenant, chacun s’en allait, marchant devant lui rêveur, on évitait de se regarder, et quand les yeux se croisaient, on se répandait en jurements et en malédictions. A la nuit tombante, le hasard avait réuni un cercle au centre duquel on ne put même pas, comme d’habitude, allumer un feu. La plupart restaient silencieux, quelques-uns causaient, mais, à vrai dire, personne n’était en état de réfléchir ni de porter un jugement. ». On s’interroge sur la victoire trop facile, sur le peu d’entrain des Prussiens bien qu ‘ils possédassent la meilleure armée d’Europe et sur la manière dont ils battirent en retraite sans être poursuivis. On connut les Allemands plus teigneux avec l’infâme Schumacher à leur tête, en 1982 à Séville quand ils nous terrassèrent en demi-finale de Coupe du Monde ! Pardonnez mes références irrévérencieuses ; elles n’ont pour but que de vous faire sourire et d’ailleurs, les journalistes sportifs n’empruntent-ils pas souvent au langage guerrier dans leurs dithyrambes.
Me croiriez-vous si je vous disais qu’une chiasse carabinée serait une des causes de la fuite sans résistance de l’armée prussienne à Valmy ? Septembre 1792 fut un mois pourri et les pluies transforment les routes en torrents de boue. L’intendance ne suit pas et les troupes austro-prussiennes restent une semaine sans couchage ni ravitaillement. Les soldats, crottés, épuisés, affamés, se rabattent sur ce qu’ils peuvent trouver, quelques pommes de terre, des mirabelles en Lorraine, des grappes de raisins dans les vignobles champenois. La Fontaine, le fabuliste de Château-Thierry qui n’est distant que de 150 kilomètres, aurait souri à cet épisode des raisins verts. Bref, la dysenterie décime les rangs prussiens et d’épouvantables coliques en font des … sans-culottes d’un autre genre !
L’hypothèse d’une tractation financière est également avancée. Je sais bien qu’une enveloppe bourrée de billets enterrée dans un jardin servit au truquage d’un match de football entre l’Olympique de Marseille et Valenciennes mais de là à penser qu’il y eut corruption à Valmy … Et pourtant, on prétend que le duc de Brunswick, joueur fanatique criblé de dettes, aurait été acheté par Danton avec les diamants de la couronne royale de France curieusement volés quatre jours plus tôt. Il est troublant que dans l’inventaire de la succession de Brunswick, dressé après sa mort survenue en 1806 figuraient la Toison d’Or, un diamant bleu et quelques autres pierres provenant effectivement du trésor royal français.
On a envisagé aussi que des appartenances franc-maçonniques auraient facilité des arrangements clandestins entre le duc Charles de Brunswick, Danton maçon de la Loge des neuf sœurs et le général Dumouriez haut dignitaire du Grand Orient.
Tout cela devrait faire l’objet d’expositions et de conférences dans le musée et le futur centre d’interprétation historique du site de la bataille de Valmy qui ouvriront leurs portes en 2011 en contrebas du moulin. Les divergences portent sur l’événement lui-même et non pas sur son importance. Si Valmy ne fut pas une grande bataille d’un point de vue militaire, il est indiscutable qu’elle constitue symboliquement une authentique victoire de la France et de la Révolution, la première grande victoire des armées de la nouvelle République française.
En redescendant dans le village, je m’arrête quelques instants devant la statue de Francisco de Miranda, un militaire vénézuélien qui, arrivé en France en mars 1792, fut nommé sur les conseils de Danton, brigadier dans l’armée de la Meuse commandée par Dumouriez et « mit son épée au service de la France, sa seconde patrie » à la bataille de Valmy.

mirandablog.jpg

Il est inscrit aussi sur la pierre que la « France et le Venezuela voient en Francisco de Miranda un symbole de leur union intellectuelle et de leur indestructible amitié ». Cela ne parut pas aussi limpide entre les présidents Chàvez et Sarkozy au moment de l’affaire Ingrid Betancourt.
De l’autre côté de la chaussée, se trouve un buste du général Simon Bolivar qui reprit l’œuvre de libération de l’Amérique du sud entreprise par Miranda, et affranchit le Venezuela de la domination espagnole.

bolivarblog.jpg

Les deux hommes ne semblaient pas être les meilleurs amis du monde car après que Miranda eût signé un armistice en 1812 avec l’ennemi, Bolivar, considérant cela comme un acte de trahison, le fit arrêter et le livra aux Espagnols qui l’emprisonnèrent à Cadix jusqu’à sa mort.
Du beau monde participa à la bataille de Valmy. Outre Goethe dans le camp ennemi, on relevait la présence dans les rangs français de Pierre Choderlos de Laclos, officier militaire chargé de l’organisation du camp de Châlons, inventeur de l’obus et écrivain du chef-d’oeuvre romanesque Les liaisons dangereuses ainsi que celle du lieutenant-général Louis-Philippe d’Orléans, duc de Chartres, qui deviendra Louis-Philippe 1er, roi des Français (et non pas roi de France) en 1830 sous la Monarchie de Juillet. C’est peu après son avènement que le quai Louis XVIII longeant le canal Saint-Martin à Paris, fut rebaptisé … quai de Valmy !
On notera la discrétion des hommages au général Charles-François Dumouriez. Il eût pu prétendre à la même aura que Kellermann d’autant que son armée brilla au mois de novembre suivant en vainquant les Autrichiens à Jemappes en Belgique. Mais ses ambitions personnelles le conduisirent à lever son armée contre la Convention puis ayant échoué dans son coup de poker, à passer à l’ennemi. Il mena alors une vie de proscrit en Angleterre jusqu’à sa mort.
Saut dans le temps, Bolivar contemple de l’autre côté du monument aux morts, un des chars américains M47 de la 3ème armée du général Patton qui libéra Valmy le 30 août 1944.

charpattonblog.jpg

 

Treize heures : il y a 218 ans, les sans-culottes effectuaient leur avancée victorieuse ; il est temps de passer à table au Kellermann, le seul restaurant du village. Pour trinquer à l’an 1 de la République (ainsi Danton proposa dès le lendemain de la bataille, de dater désormais tous les actes publics), je commande un canon … de Valmy, en l’occurrence une canette de bière locale !

restokellermannblog.jpg

birevalmyblog.jpg

En fin d’après-midi, après un bon bout de route sur la voie de la Liberté via Verdun puis Gravelotte (où il ne pleuvait pas comme en 1870 !) j’atteins Strasbourg, ville natale de Kellermann ! Sur la place Broglie, dans une attitude moins exaltée qu’à Valmy, il nous salue avec son tricorne.

kellermannstrasbourgblog1.jpg

kellermannstrasbourgblog2.jpg

 

Je cite encore Goethe dans sa Campagne de France : « Ils s’étaient approchés en silence de nous, quand d’un coup leur musique entonna la marche des Marseillais. Ce Te Deum révolutionnaire a toujours quelque chose de triste, comme d’un pressentiment, quelle que soit l’ardeur avec laquelle on le chante ; mais cette fois-ci, ils le prirent dans un tempo très mesuré, en suivant le pas lent des chevaux. C’était saisissant et terrible. »
Ce chant des Marseillais n’est autre que La Marseillaise, écrite dans la nuit du 25 au 26 avril 1792 par Rouget de Lisle, en garnison alors à Strasbourg, pour l’armée du Rhin suite à la déclaration de guerre de la France à l’Autriche. Elle devient notre hymne national le 14 juillet 1795. Un monument le célèbre de l’autre côté de la place Broglie.

marseillaiseblog1.jpg

marseillaiseblog2.jpg

Victor Hugo évoqua Waterloo morne plaine le 18 juin 1818 ; aujourd’hui, c’était Valmy colline inspirée le 20 septembre 1792 ou la naissance de la République pour les Nuls ! Et pour pasticher la publicité sur la prise de la pastille Valda, on aurait pu clamer trois ans après l’assaut de la Bastille, « Va mal, VALMY, Va bien« !

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 1 juillet, 2010 |6 Commentaires »

Le bonheur est dans le pré salé … entre Le Vivier sur mer et Cherrueix

Je vous ai quitté, à la veille du week-end de Pentecôte, au pays du Camembert alors que je mettais le cap sur Dinard. Étonnant voyageur que je suis, pour reprendre le nom de la manifestation littéraire qui a drainé la grande foule autour des remparts de Saint-Malo, est-ce le vent au large de la côte d’émeraude ou l’attrait irrésistible pour ma Normandie natale, qui m’a repoussé ce lundi-là vers la baie du Mont Saint-Michel ? En route pour une promenade de quelques heures à l’est de Cancale, entre digue de la Duchesse Anne et Chemin Dolais, appellations qui affirment l’appartenance de cette bande de côte à la région de Bretagne. D’ailleurs, s’il fallait une preuve supplémentaire, nombre de riverains ont planté dans leur jardin, un mât au bout duquel flottent le Gwenn ha Du ou le Kroaz Du, versions moderne ou historique du drapeau d’hermine noir et blanc. Comme ma déambulation se déroule exclusivement à l’ouest du Couesnon qui selon la légende, dans sa folie, a mis le mont en Normandie, je me résigne à fermer ma boîte à camembert. Quoique descendant de Rollon et des intrépides vikings, je m’astreins à une certaine réserve, sait-on jamais qu’une main terroriste du Front de Libération de la Bretagne glisse subrepticement une moule avariée dans mon assiette de fruits de mer !

vivierblog.jpg

Justement, il est midi et mon intuition (elle s’avèrera excellente !) me guide vers le restaurant de la mer, à l’angle de la rue des Boucholeurs, au Vivier sur mer, une toponymie qui ne laisse aucun doute sur les activités maritimes locales. En effet, première surprise, j’apprends que cette petite commune d’Ille-et-Vilaine d’un millier d’habitants abrite le premier port mytilicole de France et que la moule de bouchot de la baie du Mont Saint-Michel a acquis récemment ses lettres de noblesse en étant le premier produit de la mer à obtenir une Appellation d’Origine Contrôlée.

bouchotblog.jpg

Le bouchot est le nom des pieux plantés en mer sur lesquels viennent s’accrocher les moules par un écheveau de filaments ou byssus. Selon différentes sources, cette expression serait née du « boucheau », l’ouverture des anciennes écluses en bois garnies parfois de moules, ou de l’ancien nom des pêcheries formées d’une double rangée de perches en angle au fond d’une rivière, fermée au sommet par un filet. Une légende controversée de la baie de L’Aiguillon en Charente (récemment dévastée par la tempête Xynthia) attribue son origine à deux mots celtes bout (clôture) et choat (bois) après qu’un irlandais y ayant fait naufrage et cherchant à attraper des oiseaux, eût tendu des filets sur des perches auxquelles s’agglutinèrent des moules. La certitude en tout cas, c’est que la culture de la moule apparut à l’horizon de la célèbre abbaye, en 1958 lorsque les mytiliculteurs charentais touchés par la surpopulation des bouchots cherchèrent d’autres baies pour développer leur production. Aujourd’hui, 70 entreprises mytilicoles veillent sur 271 kilomètres de bouchots et 320 000 piquets pour produire 10 à 12 000 tonnes de moules par an. Je ne goûterai cependant pas aujourd’hui ces remarquables moules charnues, onctueuses et fondantes car la saison pour la récolte commence seulement en juillet. Au menu, une copieuse assiette de la baie avec des huîtres creuses locales ainsi qu’une savoureuse raie (on en pêche en Bretagne) aux câpres !
Je crains un instant une consommation immodérée du gouleyant muscadet sur lie devant le spectacle régulier de bateaux naviguant sur la chaussée : je connaissais les bateaux à roue sur le Mississippi et les véhicules émergeant de l’eau lors du débarquement allié sur le littoral normand en 1944, je découvre les bateaux amphibie de Port Vivier.

bateauamphibieblog.jpg

En fait, les boucholeurs, soucieux d’améliorer la technologie de leur profession, ont adapté leurs embarcations à la spécificité de la baie et à l’amplitude de ses marées (environ 14 mètres). Ainsi, des chalands en aluminium et à propulsion hydraulique remplacent désormais les traditionnels bateaux en bois. Ce sont de véritables ateliers flottants équipés d’une cabine de pilotage, d’une grue, d’une pêcheuse dégrappeuse et d’une pompe à eau pour la laveuse.

bateauamphibieblog2.jpg

Rassuré sur mon taux d’alcoolémie je rejoins les installations portuaires en longeant la rive droite du Guyoult. Quoique insignifiant avec son lit vaseux où quelques barques échouées attendent la montée des eaux, ce cours d’eau mérite pourtant l’appellation de fleuve puisque il se jette dans la mer.

portvivierblog1.jpg

Réhabilitons ainsi la bonne centaine de fleuves côtiers qu’on nous a honteusement cachés au temps de la communale et du collège ! Pardonnons à nos valeureux professeurs, nous avions déjà suffisamment de difficultés à dessiner sur les cartes muettes, le tracé des quatre grands !
En dépit des mesquines « raffarinades », l’activité est nulle en ce lundi férié de Pentecôte. Je connaissais la papamobile, le véhicule officiel des saints-pères pour leurs déplacements en public, je découvre la « mytili-mobile », un petit train bleu adapté au transport des touristes vers les bouchots et les pêcheries.

mytilimobilblog.jpg

Beaucoup de ces pêcheries tombent en désuétude. Elles constituent une survivance de la pêche traditionnelle dont l’origine remonterait à la préhistoire (environ 3 500 ans). Un document de 1050 témoigne : « Moi Conan, Duc de Bretagne par la grâce de Dieu, poussé par l’amour de Dieu, de Saint-Michel du Mont et de ses moines, je donne et concède à Dieu et au même Archange et à ses serviteurs, pour le salut de mon âme et celui de mon épouse, la pêcherie qui porte le nom de Nérée » ; pas du tout barbare, ce Conan-là !
Sur la grève, telle une palissade en zigzag, s’alignent ainsi une trentaine d’angles noirs dont les côtés ou pannes de 200 à 300 mètres chacun, forment un grand V, la pointe orientée vers la mer. Réalisées en branches de bouleau entrelacées entre des pieux de chêne, ces haies ruisselantes empêchent le retour du poisson vers le large à marée descendante. Les poissons sont alors capturés quand ils reculent avec le flot dans le bâchon, grande nasse placée entre les deux pannes, à la pointe du V. Beaucoup de ces pêcheries portent des noms très anciens comme Taillefer, la Pauvrette, la Roussette, la Brunette, Quic-en-grogne. On y piège surtout du bar, du mulet, de la plie, de l’alose, de la vieille, des crevettes.
Promesse d’un excellent dîner, deux adolescents reviennent à pied du lointain rivage avec deux mulets de belle taille dans leur filet. Aux abords des hangars, s’empilent pieux de bouchots et poches à huîtres.

pocheshuitresblog.jpg

Ce sont dans ces espèces de sacs qu’on « travaille » les huîtres dans les parcs ; on « vire » (retourne) et tape les poches de manière à faire changer les huîtres de place pour qu’elles acquièrent une forme plus régulière. L’enseigne commerciale d’un bateau amphibie rappelle que l’huître plate, la belon de Cancale est une spécialité renommée de la baie.
Du Vivier-sur-mer à Cherrueix, la digue, la digue … désolé, vous auriez sans doute préféré pour la rime que je me rende à Cherru ! Cependant, au hameau de La Larronnière, je rencontre une belle … demeure, splendide même. La propriétaire ne chôme pas, elle, et grimpée sur le toit, restaure la couverture de chaume, en paille de seigle et roseau.

larronniereblog.jpg

L’humeur fredonnante, à l’heure où la sieste est dite crapuleuse, j’abandonne la voiture sur la digue, la digue … de la Duchesse Anne ! Construite sur des anciens cordons littoraux pour protéger les cultures du marais de Dol de l’envahissement de la mer, on la repère sur une vingtaine de kilomètres, le long des grèves, entre Château-Richeux, au sud de Cancale, jusqu’au rocher de Saint-Broladre. Elle serait l’œuvre des ducs de Bretagne vers le XIème ou XIIème siècle.

herbusblog3.jpg

Est-ce encore une hallucination due au muscadet, tel Don Quichotte de la Mancha, je suis prêt à me battre contre quelques géants de pierre qui surgissent devant moi. Que l’ânesse, dans le pré en contrebas, ne s’inquiète pas, je n’envisage pas de lui faire jouer les Rossinante ! Comme Jean-Paul Belmondo « voyage » en Espagne et fait le singe en hiver sur la côte normande, j’ai l’âme castillane et fais le pitre au printemps devant les quatre moulins à vent de la Manche qui subsistent à Cherrueix.

moulinblog2.jpg

Selon le cadastre de 1812, il en existait alors sept dont six situés sur la digue, preuve d’une grande activité céréalière. Trois des survivants sont maintenant des lieux de villégiature ; celui de la Saline, récemment restauré, possède encore sa toiture en « essentes » de châtaignier et ses ailes à toiles immobilisées en « quartier » ou croix de saint André, ce qui signifiait d’antan un heureux événement chez le meunier.

moulinblog1.jpg

Pour rejoindre le centre du village, je choisis de dévaler le talus et de marcher à travers les herbus ou prés salés, cette végétation qui a colonisé l’estran, cette portion du littoral comprise entre les plus hautes et les plus basses mers.

herbusblog2.jpg

 

Les plantes que l’on y trouve sont dites halophiles, c’est-à-dire adaptées à la salinité ; la fétuque,la puccinellie et l’obione font le bonheur des grévins, ces moutons de prés-salés à la chair très prisée. De-ci de-là, ruisselle une criche, sorte de chenal qui se remplit au gré de la marée. À la limite de la vasière, pousse la salicorne ou cornichon de mer ; charnue et très salée, cuisinée dans le vinaigre ou au beurre, elle ravit les palais.
À cette heure de marée basse, la mer s’est retirée à plusieurs kilomètres ; ici, il faut être un adepte de l’athlétisme avant de s’adonner à la natation. Au bout des prés-salés, nous franchissons des cordons de sables coquilliers ; ces bancs façonnés par les courants de marée pullulent de coquilles de plusieurs dizaines d’espèces propres à satisfaire les collectionneurs ou les amateurs de colliers originaux.

banccoquillierblog.jpg

Ce mélange d’alluvions et de coquillages brisés, brassés par le flux et reflux des marées, donne naissance à la tangue, un excellent fertilisant qui fut longtemps utilisé par les paysans locaux pour amender leurs champs mais qui est l’objet désormais d’une réglementation sévère.
Il est prudent maintenant de regarder à gauche et à droite car d’énormes insectes multicolores piquent dans notre direction. En ce week-end prolongé, la grève est le rendez-vous des amoureux du char à voile.

charvoileblog1.jpg

Avec ses sept kilomètres de plage et sa bonne exposition au vent, Cherrueix offre un lieu d’entraînement privilégié pour les amateurs de sensations fortes et de vitesse. Certains préfèrent troquer leur voile pour un cerf-volant. Les toiles colorées se découpant sur le sable et l’azur réveillent mon âme artistique et me renvoient aux superbes travaux photographiques de John Batho avec ses parasols de Deauville (voir billet Croisière dans la couleur avec John Batho du 16 septembre 2009).

charvoileblog2.jpg

Coïncidence, je le connus lors d’une classe d’initiation artistique au Mont Saint-Michel dont, tel un mirage, la silhouette vibre à l’horizon de l’étendue sableuse. Me fait-il un clin d’œil ou nargue-t-il mes compagnons bretons ? Je pense aussi à ma chère maman qui me narrait parfois le temps heureux de son enfance et de ses promenades dans la baie avec ses parents et ses cousins.

cafcherrueixblog.jpg

Après le côté mer, côté rue pour retourner à mon véhicule par l’artère principale du village ! Si les murs en granite ont remplacé le torchis ancien, quelques toits de chaume, matériau autrefois peu coûteux à cause des roseaux des marais voisins, résistent encore à l’emprise de l’ardoise sur ces anciennes maisons de pêcheurs.

maisoncherrueixblog1.jpg

cherrueixoiseaublog.jpg

Derrière les carreaux ou accrochés aux volets bleus, m’épient des oiseaux en bois. Les vrais, dérangés par les promeneurs et les chars à voile, ont fui coquilliers et herbus qui constituent habituellement leurs cantines et dortoirs. Huîtrier pie, tadorne belon, certains ne peuvent taire leur origine et ne risquent pas le délit de faciès. Ce sont plus de cinquante mille limicoles ou petits échassiers que la baie accueille en janvier à l’époque de la migration atlantique. Bécasseau maubèche, pluvier argenté, courlis cendré, leurs noms sont empreints de poésie. Les enfants du bon Dieu regroupés autour de l’église de Cherrueix prennent malheureusement oies et canards sauvages pour ce qu’ils sont à l’époque de la chasse au gabion, un abri à moitié enterré au milieu des herbus.
Avec un peu de chance, il est une autre faune plus surprenante qu’on peut croiser le long des chenaux à l’écart des activités humaines. En effet, une dizaine de phoques gris et une trentaine de veaux marins (sous la mère ? sous la mer ?) ont élu domicile dans la baie. Mais pour cela, arrête ton char à voile sportif du dimanche !

maisoncherrueixblog2.jpg

Intrigué par le filet posé contre la façade, je franchis le pas de la porte d’une maison datant de 1655 si j’en crois l’inscription sur le linteau. Bien m’en prend, le propriétaire René Bazin est à l’ouvrage, reprisant dans son atelier, un dranet, l’outil traditionnel pour pêcher la crevette grise et le bouquet dans la baie.

dranetblog.jpg

C’est une grosse épuisette triangulaire qu’on pousse dans la mer. Sur une table, s’empilent d’étranges raquettes de tennis, rien à voir cependant avec le tournoi de Roland-Garros qui débute aujourd’hui ; il s’agit d’épignoirs permettant de ramasser le crustacé. L’aimable retraité conte avec volubilité toutes les péripéties advenues lors de la restauration de la chaumière du Rageul et nous montre même un courrier de Patrick Poivre d’Arvor qui aurait appuyé la sauvegarde de ce patrimoine construit avec la tangue locale.

maisoncherrueixblog3.jpg

Je me faufile dans une des multiples sentes pour rejoindre la digue. Chaque maison possède son potager bien abrité en contrebas. La terre a aussi cette couleur grisâtre de tangue, ce sable de la baie qui constitue un sol idéal pour les cultures maraîchères. Méconnus, les asperges et l’ail de Cherrueix, les carottes des sables, les petits pois du Vivier-sur-mer se sont pourtant invités à la table d’Olivier Roellinger, le grand chef étoilé de Cancale. Chaque année, fin juillet, la fête de l’ail attire la grande foule sur la grève. Je me souviens d’un nanar dans lequel Francis Perrin, confronté aux affres du célibat et de la conserve, rêvait comme graal culinaire d’une côte seconde d’agneau avec des petits pois Daucy ! Que diriez-vous plutôt d’un petit gigot de pré-salé de la baie à l’ail avec des petits pois et carottes de Cherrueix ? Je m’en pourlèche déjà les babines.
Le temps me manque, dernière escale à l’extrémité orientale du village. À quelques centaines de mètres, la ravissante chapelle Sainte-Anne juchée sur la digue, offre tel un balcon, une vue imprenable et propre à la méditation sur les différents paysages de la baie : les herbus vers la mer, les polders, le marais blanc et bien sûr, le Mont Saint-Michel qui semble maintenant tout proche. Une pancarte du sentier de grande randonnée le situe pourtant encore à dix-neuf kilomètres.

chapellesteanneblog.jpg

pancartemontblog.jpg

La pierre usée et moussue révèle que la chapelle fut rebâtie grâce à « l’aumône de frère abbé Barbot, recteur de Saint-Broladre, et ses paroissiens, en 1684 ». Par sécurité, l’édifice est malheureusement fermé et la statue en bois de Sainte Anne n’est placée au-dessus de l’autel qu’à l’occasion du pardon annuel, le dernier dimanche de juillet. Messe en plein air, procession sur la digue et fest-deiz (l’équivalent diurne du fest-noz) constituent les réjouissances d’une journée où le cidre coule à flot. Amis bretons, priez, dansez, buvez, autant que vous le souhaitez, saint Michel vous contemple du haut de son rocher normand au-delà du Couesnon !

« …Regarde bien petit
Regarde bien
Sur la plaine là-bas
À hauteur des roseaux
Entre ciel et moulins
Y a un homme qui vient
Que je ne connais pas
Regarde bien petit
Regarde bien
Ce n`est pas un voisin
Son cheval est trop fier
Pour être de ce coin
Pour revenir de guerre
Ce n`est pas un abbé
Son cheval est trop pauvre
Pour être paroissien
Ce n`est pas un marchand
Son cheval est trop clair
Son habit est trop blanc… »

À hauteur des herbus, entre ciel et moulins de Cherrueix, y’a la mer qui revient, certes pas à la vitesse d’un cheval au galop mais au pas d’un homme sûrement ! L’homme de la Manche !
Quand je vous disais que le bonheur est dans le pré salé, vous me croyez maintenant ?

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 10 juin, 2010 |1 Commentaire »

Au village de Camembert, un amour de trou normand!

« Quand tout renaît à l’espérance,
Et que l’hiver fuit loin de nous,
Sous le beau ciel de notre France,
Quand le soleil revient plus doux,
Quand la nature est reverdie,
Quand l’hirondelle est de retour,
J’aime à revoir ma Normandie !
C’est le pays qui m’a donné le jour… »

Ce jour-là, en route vers la Bretagne, avant de quitter ma Normandie natale, j’eus envie d’effectuer un léger détour pour visiter le minuscule royaume d’un grand seigneur de l’Histoire de France gastronomique. Je devrais par souci de vérité historique, plutôt parler de petite république tant la légende prétend faire naître ce personnage emblématique de notre patrimoine quelques mois avant notre nation en 1791. Dans les replis vallonnés du pays d’Auge, se blottit Camembert, un amour de petit village au nom prestigieux, berceau du fleuron des fromages français.

villagecamembert2.jpg

Nous nous trouvons en plein bocage normand, dans un paysage de prés et de champs limités par des haies plantées sur des talus formés de pierres ramassées et recouvertes de la terre extraite lors du creusement de fossés le long des parcelles.
Les cyclotouristes tirent vite la langue lorsqu’il leur prend de sillonner ce petit coin du département de l’Orne au relief tourmenté où serpentent de tranquilles rivières à truites comme la Vie et la Viette. Pour passer d’une colline à l’autre, il faut avaler d’indigestes « raidards » d’une pente supérieure à 10%. Le Mur des Champeaux, comme son nom l’indique, avec ses 12,5% de déclivité moyenne et un passage à 17%, constitue le juge de paix souvent décisif de la fameuse course cycliste professionnelle Paris-Camembert qui se déroule au mois d’avril, le surlendemain de Paris-Roubaix. Parrainée par la marque fromagère Lepetit, elle s’achève en réalité dans le bourg de Vimoutiers distant de cinq kilomètres. Bernard Hinault et Laurent Fignon vainqueurs du Tour de France, les champions du monde Laurent Brochard et Alejandro Valverde l’ont inscrite à leur palmarès.

maillotjauneblog.jpg

Je sens d’ici votre humeur s’assombrir à l’idée que je vous inflige encore une fois mes incorrigibles considérations vélocipédiques. Il n’y a pourtant pas de quoi en faire un fromage, alors comme disait une ancienne marionnette des Guignols de l’info … Camembert !
Pour clore le chapitre, à moins que ce soit une mise en bouche, je ne résiste pas à vous livrer une phrase savoureuse d’Antoine Blondin, chantre de la chose cycliste en d’autres temps et lieux : « Si Claudel (Paul, le célèbre auteur du Soulier de satin) n’avait pas déserté nos scènes pendant l’occupation, le Claudel (un camembert célèbre à l’époque) avait, en revanche, totalement disparu de nos tables. Des deux le véritable résistant c’est lui. Qu’il nous soit permis ici de lui rendre un hommage désintéressé. Ce Claudel-ci coule mais ne flotte pas » !

etiquetteblog4.jpg

Me voilà au bord du paisible ruisseau de la Viette qui sinue en bas du Champ de Mambert du nom de l’étendue de terrain acquise par un Franc au onzième siècle. Le ciel est bleu comme il peut l’être en Normandie plus souvent qu’on ne croit, et le mercure franchit allègrement la barre des vingt degrés, bref un temps à ne pas laisser un camembert dehors sous peine de le voir se sauver rapidement ! Seuls le gazouillis des oiseaux et le bruissement des insectes troublent la nature étonnamment paisible. À quelques pas, se dresse une stèle pyramidale en l’honneur de Madame Harel née Marie Fontaine, l’héroïne locale qui aurait inventé le fameux fromage universellement connu.

steleharelblog.jpg

Sa notoriété ayant franchi miraculeusement l’Atlantique, le 15 mars 1926, dix-huit ans avant le D.Day, un américain Joseph Knirim débarque en Normandie et entre dans une pharmacie de Vimoutiers pour s’informer des horaires des trains pour Camembert où pourtant jamais le moindre tortillard n’est passé. Supposant qu’elle y est enterrée, il souhaite se recueillir sur la tombe de la géniale inventrice et pour mieux justifier sa surprenante requête, il brandit un document rédigé en français : « J’ai fait des milliers de kilomètres pour venir (lui) rendre hommage devant le monument élevé à sa mémoire, et si j’avais connu plus tôt l’histoire du fromage de Camembert, il y a des années que j’aurais fait ce pèlerinage. La France possède une quantité de fromages, tous d’un goût excellent, mais pour ce qui est de la digestion, celui de Mme Harel, le « véritable camembert de Normandie », vient certainement en tête. Il y a des années de cela, j’ai souffert d’indigestion pendant des mois, et le camembert était à peu près la seule nourriture que mon estomac et mes intestins supportassent parfaitement. Depuis lors j’ai chanté les mérites du camembert, je l’ai répandu parmi des milliers de gourmets et j’en consomme moi-même une ou deux fois par jour. »
Imaginez la mine circonspecte de ses interlocuteurs parmi lesquels le maire de Vimoutiers qui, s’ils ont entendu parler de la fermière normande, ignorent complètement où elle est inhumée. Flattés dans leur amour-propre d’Augerons et reniflant tout l’intérêt publicitaire à tirer de cette mondialisation avant l’heure, ils se mettent en chasse pour retrouver la trace de la défunte. Je vous fournirai bientôt le fruit de leurs recherches, sachez pour l’instant qu’au moment de son départ trois jours plus tard, notre sympathique américain remet un billet de vingt dollars : « Messieurs, il y a beaucoup de statues de par le monde, mais il n’y a pas d’aussi grands bienfaiteurs de l’humanité que Mme Harel. Je vous demande qu’elle ait un monument ; je ne suis pas riche mais je vous donne ma souscription de dix dollars et j’ajoute celle de trois de mes amis que j’ai conseillés et qui ont été guéris avec le même médicament. »
Le Syndicat des fabricants du véritable camembert de Normandie qui vient de subir un cinglant camouflet en justice en n’obtenant pas un décret d’appellation d’origine protégeant les producteurs exclusivement normands, saisit l’aubaine de la venue de l’hurluberlu yankee. En avril 1926, Henri Lepetit, fondateur de la célèbre maison, verse 500 francs et incite ses collègues fromagers à souscrire pour ériger le monument. Grâce à ces premiers deniers, est édifiée à Camembert-même la stèle devant laquelle je me trouve.

villagecamembertblog.jpg

Je grimpe maintenant vers le centre du village qui se réduit à une jolie petite église en pierres du pays, à la mairie, à l’ancienne école et quatre ou cinq maisons dont deux vouées au fromage mythique. Camembert qui comptait 217 âmes en 2007, possède un habitat très dispersé sur environ 10 kilomètres carrés.

eglisecamebertblog.jpg

Je me casse le nez devant la porte de l’église malheureusement fermée comme beaucoup de nos chapelles pour en empêcher le pillage. À défaut, je me promène entre les tombes du cimetière qui l’entoure. Connaissant l’anecdote, je m’attarde devant l’imposant caveau de la famille Dornois dont un des membres était maire du village en 1915. Ayant cette année-là le malheur de perdre son épouse, il ordonna pour perpétuer son souvenir que le cercueil de sa bien aimée soit rempli régulièrement de calvados, l’autre fleuron gastronomique du pays. Dans son testament, il affecta même une quantité annuelle d’eau-de-vie comme … eau-de-mort ! Après son propre décès, le conseil municipal décida d’interrompre cette coutume macabre et de laisser définitivement en paix la pauvre Madame Dornois.

beaumoncelblog.jpg

En surplomb du cimetière, en haut d’un herbage pentu où paissent quelques vaches bien normandes, se détache le manoir de Beaumoncel, une élégante ferme à colombages, où serait née la légende du et de Camembert. Marie n’y a jamais habité ; seul son père, veuf, s’y installa après avoir épousé en secondes noces, la fille du fermier et c’est en lui rendant visite que Marie aurait rencontré son futur époux Jacques Harel laboureur sur le domaine, avec qui elle s’établit à Roiville, village distant de deux lieues sur le versant d’en face. On suppose cependant qu’elle permit en 1791 à l’abbé Charles-Jean Bonvoust de s’y réfugier en remerciement de quoi ce prêtre réfractaire originaire de la Brie, autre contrée fromagère, lui aurait livré le secret du fromage de son monastère. Bien des zones d’ombre, des approximations voire des incohérences entourent cette annonce faite à Marie qui aurait scellé la naissance du camembert mais la légende tenace persiste deux siècles plus tard.
Une certitude, c’est que le Pays d’Auge était réputé pour ses fromages bien avant la naissance de Marie Harel survenue le 28 avril 1761 à Crouttes, un village voisin. Dès 1569, dans son traité gastronomique De re ciberia, Brugerin de Champier vante leur finesse mais la concurrence est rude dans le secteur avec le pont-l’évêque et le livarot. De même, Thomas Corneille, le frère du célèbre auteur du Cid, (de Normandie?!) écrit dans son dictionnaire géographique publié en 1708, à l’article Vimonstiers (aujourd’hui Vimoutiers) : « Bourg considérable de la Basse-Normandie, dans le diocèse de Lisieux, à six lieues de la ville de ce nom … On y tient tous les lundis un gros marché où l’on apporte les excellents fromages de Livarot et de Camembert ».
Ne dépouillons pas complètement la pauvre Marie ; elle a sans nul doute fabriqué des fromages à la mode de Camembert en parvenant à mieux maîtriser l’opération d’affinage et à donc étendre leur renommée au-delà de l’aire traditionnelle ; en résumé, la fermière originaire de Crouttes aurait donné une croûte aux camemberts jusqu’alors vendus frais sur le marché de Vimoutiers !

maisoncamembertblog1.jpg

Entre l’église et la mairie, la Maison du camembert attire le regard avec son architecture curieuse en forme de boîte de fromage entrouverte. Il s’agit d’un bâtiment municipal loué par le groupe Lactalis qui l’a aménagé en lieu de dégustation et vente de ses produits avec une salle pour des expositions temporaires.

maisoncamembertblog2.jpg

maisoncamembertblog3.jpg

Derrière le trust Lactalis, troisième groupe laitier au monde se cachent notamment la société fondatrice Besnier, le camembert Président, Bridel et sa filiale Lanquetot mais aussi la Société des Caves avec ses marques Société, Louis Rigal, Maria Grimal, Corsica et Salakis ; bref, des noms qui fleurent plus la mondialisation que la qualité du fromage malgré les mimiques surjouées de Bernard Blier, Claude Brasseur puis Thierry Lhermitte pour la vanter sur les petits écrans ! Même Frédéric Dard succomba aux sirènes publicitaires alors qu’avec infiniment plus de verve, il avait fait de son héros Bérurier un défenseur farouche du camembert en plein désert : « Messieurs et même mesdames, j’ai l’honneur de vous présenter en exclusivité, un produit de l’élevage français. J’ai surnommé le camembert authentique, véritable et pur fruit de Normandie [...] Il brandit son calendos de plus en plus coulant, comme un discobole superbe et généreux. On murmure dans l’assistance. Les gars se tâtent à cause de l’odeur [...] Et si je veux leur apprendre la civilisation, c’est mon droit, non? Dans les pays arriérés, y a plein de missionnaires qui vont brader notre bon Dieu, pourquoi t’est-ce que je leur refilerais pas nos camemberts? »
Circulez, il n’y a rien à goûter ici ! Je file en face … à la ferme Président installée dans d’anciens bâtiments agricoles à colombages. Ca commence mal avec la projection d’une vidéo à la gloire du camembert pasteurisé. À vrai dire, cela ne m’étonne guère ayant suivi la guerre récente menée par le groupe Lactalis-Besnier pour exiger que l’Inao (Institut national des appellations d’origine) inscrive le chauffage et l’aseptisation du lait dans le cahier des charges des AOC. Dès la fin des années 1950, la pasteurisation s’abattit tel un ouragan sur les fromageries normandes laissant sur le carreau nombre de petits producteurs. Elle consiste à chauffer le lait pendant quelques minutes à une température d’environ 70°C afin d’éliminer le bacille de Koch responsable de la tuberculose. Cependant, cette opération n’est pas nécessaire pour la fabrication d’un fromage car ledit bacille est détruit au cours de l’affinage. Mais les industriels de la profession n’ont pas de temps à gaspiller pour maîtriser le lait cru fragile et instable et, au nom de la sacro-sainte productivité, prônent la pasteurisation. Pire encore, comme le caillé issu d’un lait pasteurisé s’égoutte mal et que celui du camembert doit rester entier, ils procèdent au morcellement du caillé pour permettre l’exsudation du sérum. Conséquence, au lieu de prélever précautionneusement le caillé avec la traditionnelle louche, il suffit de le déverser, une fois morcelé, sur un répartiteur qui le fait passer dans un ensemble de moules. Gain de temps, main-d’œuvre moindre, on a tous les ingrédients pour obtenir quelques plâtres insipides comme ceux factices qui garnissent les planches en bois de la cave reconstituée à l’ancienne !

claiesblog.jpg

paysdaugeblog.jpg

Je souris devant la baie vitrée ouvrant sur un paysage typiquement augeron ; tout est vrai sauf, au pied du pommier, la vache normande en résine synthétique comme … allez, je cesse mon mauvais esprit, je me promets d’être plus coulant !
Pour être honnête, ce jour-là, en sillonnant la campagne avoisinante, je n’ai guère vu de pommiers en fleurs, faute d’une floraison précoce, et encore moins de vaches à lunettes et à la robe blanche bringée typique de la race du terroir. Pour trouver le stéréotype du paysage normand, il est plus efficace de faire les cent pas dans le « couloir des tyrosèmes », nom savant des étiquettes collées sur les boîtes de camembert.

etiquetteblog5.jpg

etiquetteblog3.jpg

La première boîte ronde pour loger un camembert date de 1890 environ. Jusqu’alors, les fromages parvenaient sur les étals, sur un lit de paille parfois protégés par une fine feuille de papier. La paternité de cette invention est attribuée selon les récits à trois personnes : Auguste Lepetit directeur de la toujours célèbre fromagerie, Ridel, le fils d’un ébéniste de Vimoutiers, qui aurait plutôt mis au point la machine à fabriquer les boîtes, et Rousset, un exportateur du Havre qui cherchait un moyen de protéger les fromages qu’il expédiait aux Etats-Unis … à Joseph Knirim ?
Les premières étiquettes apparaissent sans doute très peu de temps après. En cette époque, la publicité en est à ses balbutiements et les images pieuses sont quasiment les seules à pénétrer dans les foyers. Pour le plus grand bonheur des dessinateurs et des imprimeurs souvent locaux, l’étiquette illustrée va jouer un rôle informatif et attractif guidant le choix des clients. Il me faudrait plusieurs heures pour admirer la remarquable collection qui tapisse les murs du musée et en analyser les thèmes variés. La campagne normande avec ses grasses prairies, ses pommiers, ses vaches et ses paysans en costume folklorique, constitue un thème d’inspiration évidemment récurrent. Je constate que les odeurs de sainteté et de camembert se mêlent volontiers : Le Centaure, Le Vieux Druide, Jupiter et sa foudre, les muses aux cheveux longs embouchant les trompettes de La Renommée, une ribambelle de saints, des Prélats, Deux capucins et une tripotée de moines à la mine aussi rubiconde que celle de Bernard Blier le curé paillard de Calmos, un film de son fils.

etiquetteblog2.jpg

etiquetteblog1.jpg

Une approche pédagogique à creuser pour nos enseignants qui s’arrachent les cheveux devant le manque d’intérêt et de curiosité de leurs élèves, l’étiquette fait aussi souvent référence à l’Histoire de France, ses grands personnages, ses héros, ses faits d’armes : le Jeanne d’Arc (mais attention fabriqué en Lorraine) et Charles VII le Victorieux, Le Bayard (sans beurre et sans reproche ?!), L’Aiglon et Napoléon III, Clémenceau, Le Poilu, L’Éclopé « mais tout de même un peu là », le Camembert du Souvenir, le Camembert National, L’Entente Cordiale, La République avec sa semeuse de petits camemberts coiffée du bonnet phrygien. Même notre petit Sarko, s’il ne figure sur aucune boîte, parade dans un dessin d’humour en déclarant à Ségolène que les sondages comme les camemberts ont besoin d’être affinés !

pompidoublog.jpg

Des carrioles qui collectaient les bidons de lait dans les fermes ou acheminaient les précieux fromages vers les marchés, des barattes témoignent de manière émouvante d’un savoir-faire artisanal depuis longtemps révolu.

carrioleblog1.jpg

carrioleblog2.jpg

picemuseblog.jpg

En sortant du musée, je me permets d’accoster un monsieur, un trousseau de clés à la main devant la grille du cimetière. Il ne s’agit nullement de saint Pierre mais de Monsieur Gaubert le maire du village qui me propose avec gentillesse de visiter l’église datant du XIVème siècle. Elle abrite quelques curiosités qu’il me commente avec fierté. Près de l’autel, un grand tableau évoque le pèlerinage à pied effectué par les villageois en 1772 au Mont-Saint-Michel. La bannière qu’ils portaient est, malheureusement pour moi, actuellement en voie de restauration après acceptation d’un devis de 8000 euros. Dans la nef, sainte Anne, patronne de la localité, possède sa statue datant du XVème siècle.

sainteanneblog.jpg

Ma discussion avec monsieur le maire se prolonge sur le parvis. Derrière sa bonhomie, je devine un esprit avisé et malin qu’il met au service de sa commune. Il me révèle le montant du bail annuel réclamé au groupe Lactalis pour la location de la maison du Camembert : 8 000 euros, juste ce qu’il faut pour rajeunir la bannière !!! Depuis son élection en 1989, il n’a jamais eu l’intention de faire allégeance aux édiles de Vimoutiers auxquels il reproche de trop tirer l’étiquette du camembert à eux ; en somme, il souhaite sa part du fromage avec juste raison !
Il est temps de rendre visite à un de ses conseillers municipaux à la ferme de la Héronnière située en contrebas à environ deux kilomètres du centre du village. C’est là que réside François Durand, le dernier des mohicans, l’ultime producteur de camemberts de Normandie AOC faits à Camembert, Durand un nom commun pour un fromage d’exception !

camembertdurandblog.jpg

Je gardais un souvenir inoubliable de mon passage, il y a plus de deux décennies, dans la ferme de monsieur Delorme, un autre mohican du village qui a rendu aujourd’hui les armes. Ce jour-là, son camembert séduisit ma compagne qui, au fond de ses lointaines Pyrénées, ne pouvait concevoir le plaisir rare de goûter un véritable camembert de Normandie digne de ce nom, qui plus est, fabriqué dans le village même. Nous en emportâmes trois exemplaires magnifiquement affinés que nous dégustâmes à la petite cuillère dans les deux jours qui suivirent ! Si vous êtes encore de ce monde, sachez monsieur Delorme que vous fûtes à l’origine d’un de nos plus grands bonheurs gustatifs, une de nos madeleines de Proust, je n’exagère nullement !

heronniereblog2.jpg

En cette fin de matinée, les narines déjà palpitantes, j’arrive presque en terrain de connaissance car j’ai la veine de me fournir quasi hebdomadairement en camemberts Durand dans une crèmerie proche de mon domicile. Il s’agit donc plutôt d’un pèlerinage à la ferme miraculeuse ! En effet, ici outre que nous sommes à Camembert même, les fromages sont fermiers, c’est-à-dire fabriqués sur place avec le lait de l’élevage de vaches normandes de la ferme même. Les médailles qui récompensent le héros ont leur revers car, notoriété oblige … il y a ce matin pénurie de fromages affinés ! Je surmonte vite ma déception ; qu’à cela ne tienne, je saurai suffisamment patienter avant de présenter les précieux ronds à coeur sur la table. Pour l’instant, je me contente de manger des yeux derrière la vitre (pour cause d’hygiène) les gestes précis de François Durand procédant au moulage.

heronniereblog1.jpg

Dans une curieuse position rappelant celle des patineurs de vitesse, le bras gauche replié dans le dos, il dépose le caillé sans le désagréger avec une louche dans des centaines de moules, opération délicate car vous n’ignorez plus que le caillé du camembert doit rester entier ! Pendant 24 heures, le lactosérum liquide s’écoulera du caillé puis les moules seront retournés. Au bout d’une autre journée, les fromages seront démoulés et des spores du champignon Pénicillium Candidum seront vaporisées pour donner au fromage son aspect velouté blanc. Comme pour l’argent sale, cette action de blanchiment intervient pour laver les camemberts délictueux ! Plus sérieusement, elle remonte au début du vingtième siècle lorsque les scientifiques de l’institut Pasteur se sont penchés sur le problème de la fermentation lactique. Auparavant, le fromage connut sa période bleue qui ne devait guère séduire le public. En identifiant le P. Candidum, les chercheurs ont permis que la croûte conserve une belle couleur blanche. Viendra ensuite la phase du salage qui outre de donner plus de goût, favorise le développement du champignon. Ensuite, les fromages seront affinés 14 jours au hâloir à une température de 12-14°C. Il sera temps de les emballer dans un papier paraffiné et leur boîte en bois de peuplier avant de poursuivre leur affinage pendant encore deux à trois semaines pour développer leur saveur.
La nostalgie n’étant plus ici aussi ce qu’elle était, l’environnement et les conditions de fabrication ont considérablement évolué depuis l’époque de Marie Harel. Il faut reconnaître que les locaux entièrement carrelés avec leur éclairage verdâtre tiennent plus du laboratoire de physique et chimie, sans comparaison avec ceux reconstitués au musée. De même, les plus anciens témoignent que le goût des camemberts AOC a changé en un demi siècle. La fabrication nécessitait neuf à dix semaines contre quatre à cinq actuellement.
Cheese, sourions malgré tout et rendons hommage aux producteurs d’authentiques camemberts, les Durand, Gillot, Graindorge, Fléchard, Meslon, Leroux qui ont gagné en 2008 la bataille du lait cru face aux géants de l’industrie laitière, Lactalis et la cave coopérative d’Isigny-Sainte-Mère. Grâce à eux, le lait cru demeure exclusif et obligatoire pour la fabrication du camembert de Normandie d’appellation d’origine contrôlée (on dit aussi protégée) .De plus, pour en renforcer l’authenticité, l’aire d’appellation est réduite de près de 50 % afin de privilégier les prairies normandes avec réintroduction pour moitié de la vache de race normande dans le cheptel. Voici les étiquettes des fromages fabriqués par quelques uns de ces résistants héroïques ; pour les avoir souvent goûtés, je vous les recommande les yeux fermés si vous les trouvez affinés chez votre crémier :

etiquettegillotblog.jpg

camembertgraindorgeblog.jpg

imgcamembertgaslondeblog.jpg

camembert5imgfrmageriedelavieblog.jpg

imgcamembert2036stloupblog.jpg

camembert5imgreauxblog.jpg

Au loin, les cloches de l’église sonnent joliment midi. Avec un peu de chance, je trouverai quelques camemberts à point au petit marché du vendredi sur la place de Vimoutiers. Nouvelle déception, les connaisseurs ont opéré une razzia ; un écriteau au coin de l’étal informe le client : « Plus de Durand ! Il ne reste que des camemberts thermisés (quasi pasteurisés ndlr) ! » Il faut se lever tôt pour gagner un excellent camembert ! Et il faut y mettre le prix car je remarque au passage que mon cher fromage a augmenté d’un euro et demi entre la ferme et le marché distant de cinq kilomètres ; ce sont probablement les mystères de l’Ouest fromager et de la distribution ! Contre mauvaise fortune bon (camembert à) cœur, je me procure chez le crémier du village un très honnête camembert au lait cru Jort de chez Lactalis ( !) ainsi qu’un Livarot de la ferme de Houssaye qui s’avèrera aussi mémorable que celui acheté au salon de l’Agriculture, il y a un an ! (voir billet La plus grande ferme du monde du 6 mars 2009)
Mon trésor placé en toute sécurité dans un sac isotherme au fond du coffre de ma voiture, j’ai rendez-vous devant l’hôtel de ville avec Ratisfaite et Marie Harel, les deux gloires locales. La première est une vache en laiton sculptée représentant l’archétype de la race normande, la seconde, vous avez déjà lié connaissance devant sa stèle.

ratisfaiteblog.jpg

statueharelblog.jpg

Est-ce un des épisodes de la rivalité qui oppose le petit village de Camembert à Vimoutiers la « grande » ville voisine, un an après l’érection du monument près du pont de la Viette, une nouvelle souscription est ouverte pour l’élévation d’une statue à la sainte vierge du camembert. Ainsi, le 11 avril 1928, Alexandre Millerand, ancien président de la République dévoile devant la population en liesse, une statue représentant une fermière en costume traditionnel normand, fichu, tablier, coiffe de dentelle, sabots de bois, portant un pot à lait en cuivre. Derrière elle, sur un haut-relief apparaissent une cour de ferme, des pommiers et quelques mots : « À Marie Harel créatrice du fromage de camembert » « Aux fermières normandes » ! Joseph Knirim, à l’origine de cette manifestation, décédé entre temps, n’est malheureusement pas présent. Dix ans après la première guerre mondiale, Marie Harel et le camembert possèdent leur monument comme tous les poilus ont le leur dans chaque village de France. Je ne le verrai pas car la pauvre fut décapitée, non pas par des intégristes de la pasteurisation, mais lors du bombardement par erreur de la ville, le 14 juin 1944, par les forces aériennes alliées. Pour se racheter, les américains créent en 1947 le comité « Aid to Vimoutiers » afin de collecter des fonds pour la reconstruction de la ville et les employés de la Borden’s Cheese Company, une grande fromagerie industrielle de l’Ohio propose de financer le remplacement de l’ancienne statue. Le projet retenu soulève un tollé clochemerlesque dans la ville d’autant que figure sur le socle, la mention souhaitée par les américains : « À Marie Harel, statue offerte par la fabrique de camemberts Borden (Ohio) » ! Provocation d’autant plus insupportable qu’une nouvelle réglementation américaine interdit l’entrée des vrais camemberts normands au lait cru sur son territoire ! Le 4 octobre 1956, sera enfin inaugurée la nouvelle statue de Marie portant en ses mains des fromages, moins lyrique que la précédente.
À table ! Je choisis une brasserie en face de l’ancienne halle au beurre rénovée aujourd’hui en médiathèque. J’attends avec curiosité et aussi appréhension l’arrivée du plateau de fromages ; à tort car je suis heureusement surpris par la trilogie des fromages augerons, camembert, livarot et pont-l’évêque, très bien affinés.
Vimoutiers possède aussi son musée à la gloire du fromage local qui grâce à quelques bénévoles, reprend Vie (comme la rivière qui coule à quelques mètres de là) après que la municipalité eût supprimé sa subvention. Je mets à profit l’heure à attendre avant son ouverture pour me rendre au-delà de Camembert, au village de Champosoult.

« … Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois. »
A ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie ;
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie… »

Dans la côte qui mène au bucolique cimetière, sur les traces de Marie Harel née Fontaine, j’assiste à une nouvelle fable de La Fontaine, Le milan et la couleuvre : le majestueux rapace, plus effrayé par le bruit de mon véhicule que par ma flatterie, laisse échapper sa proie de ses serres.
Une pancarte entretient (volontairement ?) la confusion auprès des éventuels touristes. Bien que décédée à Champosoult, l’ingénieuse fermière n’est pas inhumée ici ; elle le fut à Vimoutiers où sa tombe n’existe plus. Ce sont ses descendants, la famille Harel-Paynel, qui reposent dans le monumental tombeau au pied de l’église.

champosoultblog.jpg

La Marie Harel mentionnée sur la pierre est en fait sa fille qui épousa Thomas Paynel avec lequel elle s’installa à la ferme du château de Champosoult. Ils y fabriquaient de succulents camemberts selon les précieux conseils de la maman. Ensemble, ils eurent cinq enfants qui devinrent tous des fromagers de qualité. L’un d’eux, Victor Paynel, eut le coup de génie, en 1863, de faire déguster un camembert de sa fabrication, en gare de Surdon, à Napoléon III en route pour une manifestation hippique au haras du Pin. L’empereur, subjugué, l’invita aux Tuileries et le pria de lui en livrer régulièrement. Il faut voir là les véritables raisons de la notoriété de Marie. Si elle n’a jamais inventé le camembert, elle a su par contre transmettre à sa descendance son savoir-faire, le renom de sa maison et son esprit d’entreprise.
Au musée, je retrouve une riche collection d’étiquettes à même de combler les tyrosèmiophiles, et quelques mises en scène faisant revivre les étapes de la fabrication depuis la collecte du lait à la commercialisation. Le charme des fermières en cire me rappelle qu’une jeune femme made in Normandie détient actuellement le titre de miss France.

musevimoutiersblog5.jpg

musevimoutiersblog1.jpg

musevimoutiersblog2.jpg

musevimoutiersblog3.jpg

musevimoutiersblog4.jpg

Est-ce par jalousie, à la sortie de la ville, un énorme poids lourd de l’entreprise Roquefort Société ralentit ma progression dans la longue côte de Gacé : un clin d’œil peut-être aux temps anciens où la croûte du seigneur du lieu tirait souvent sur le bleu ! Ce n’est peut-être pas une coïncidence fortuite car la célèbre marque de l’Aveyron appartient au pôle Lactalis. Lait cru contre lait pasteurisé, petits producteurs contre grands groupes industriels, Camembert contre Vimoutiers, la bataille de Normandie des fromages se poursuit soixante-six ans après celle qui opposa en août 1944 la 7ème armée allemande aux forces alliées et au cours de laquelle fut abandonné par la Panzer korps, le redoutable char Tiger dont l’épave demeure aujourd’hui encore au sommet de la côte.
J’ai fait mon possible pour vous convaincre de sauver le soldat Camembert même si je ne possède pas le génie militaire de son homonyme, le célèbre sapeur héros de la bande dessinée de Christophe, fils d’Anatole Camember et de Polymnie Cancoyotte !

Le pont de Bir Hakeim entre rires et larmes (les ponts de Paris 3)

Il y a quelques jours, pour profiter des premiers rayons du soleil printanier, plutôt que bronzer idiot à la terrasse d’un café, il m’a suffi de passer le pont de Bir Hakeim qui relie la rive gauche de la Seine et le XVème arrondissement au quartier de Passy et au XVIème arrondissement sur la rive droite : une promenade de trois cents mètres entre rires et larmes, entre fête et horreur.
Point de départ de ma balade, je me retrouve dans l’effervescence de la station aérienne Bir Hakeim du métro, à l’angle des boulevard et quai de Grenelle. Elle s’appelait d’ailleurs Grenelle lorsqu’elle s’ouvrit le 24 avril 1906. La proximité de la Tour Eiffel explique sa forte fréquentation par les touristes. Comme lors de chacune de mes visites, je jette un œil sur la rue Nélaton adjacente :

« Pour y aller vous prenez le métro
Vous foncez dans le populo
Y’a tout là-d’dans
Des mécanos, des employés, des aristos
Des petites poules parfois qui sont belles
Tout ça ça descend à Grenelle
Vous avancez et vous lisez
Sur le fronton rue Nelaton
Et au-dessus en lettres vives
Vélodrome d’Hiver
Oh mon Vel ‘ d’Hiv’ !… »

C’est là en effet que, après avoir investi temporairement l’ancienne Galerie des Machines de l’exposition universelle de 1889 à proximité du Champ de Mars, fut érigé en 1909 le vélodrome d’hiver de Paris qu’on appela familièrement de l’apocope Vel’ d’Hiv ‘comme le chantèrent Charles Trenet et Yves Montand. Victime de l’appétit des promoteurs immobiliers, il vécut ses dernières heures le 17 avril 1959 à l’occasion d’une réunion au cours de laquelle Fausto Coppi, Louison Bobet, Jacques Anquetil et Charly Gaul disputèrent un super omnium des vainqueurs du Tour de France tandis que Roger Rivière pulvérisait le record de l’heure de la piste.

veldhivcartepostaleblog.jpg

Je n’ai vécu l’atmosphère des Six jours cyclistes de Paris qu’une vingtaine d’années plus tard lorsqu’ils ressuscitèrent ou plus justement vivotèrent (pour peu de temps) dans le tout nouveau palais omnisports de Bercy. Cependant, je me souviens dans ma prime enfance des retransmissions sur la télévision familiale en noir et blanc, des dernières éditions disputées au Vel’ d’Hiv’, d’autant que mon idole Jacques Anquetil les remporta en 1957 et 1958 : la grande verrière surplombant la piste de sapin, la populace saucissonnant sur les gradins, le Tout-Paris en smoking et robe du soir dînant au restaurant de luxe sur la pelouse, l’accordéon d’Yvette Horner hurlant dans les hauts-parleurs, Michèle Mercier reine des Six jours avant d’être marquise des anges, les guitounes où les « six-daymen » se reposaient, les chasses et la grande prime du million de francs, le speaker Georges Berretrot … « sur les vingt prochains kilomètres une prime de vingt mille francs offerte par les papiers à cigarette OCB ; vous aimez vous les rouler alors choisissez… OCB reprenait en chœur le public ! ou DOP DOP DOP, adoptez le shampooing DOP » ! J’ai sans doute eu tort de suivre ce dernier conseil !

sixjoursblog.jpg

 

C’était une immense fête populaire qui se prolongeait dans les cafés et brasseries aux alentours. Il y a encore peu de temps, subsistaient les enseignes de la Brasserie du Vélodrome et Chez Routis derniers témoignages de cette époque, remplacés aujourd’hui par des appellations plus tendance comme Eiffel Café ! André Routis était un ancien champion du monde de boxe catégorie poids plumes qui se reconvertit donc dans la « limonade ». À son comptoir, se retrouvaient souvent rassemblés coureurs, boxeurs, artistes et … quidams ! Je ne résiste pas à vous livrer une savoureuse histoire contée par Robert Chapatte : les héros en sont Roger Godeau dit Popeye à cause de son excellente imitation du matelot de Walt Disney, et Bernard Bouvard, deux excellents pistards des années 50 ainsi qu’un certain Lombard de moindre notoriété. Ce dernier en mal de succès demanda aux deux autres s’ils ne possédaient pas en valeureux professionnels qu’ils étaient, un « bon produit » ! Malgré leurs dénégations répétées et devant l’insistance de Lombard revenant sans cesse à la charge, c’est le cas de le dire, les deux compères Godeau et Bouvard passèrent le matin de la course chez Routis et dégotèrent dans sa cuisine un morceau de gruyère auquel ils donnèrent la forme d’un suppositoire avant de l’envelopper dans une feuille d’étain. L’après-midi, le pauvre Lombard, un peu immature bien qu’il eût pour surnom Victor Mature, se révéla irrésistible remportant tous les sprints sans exception ! Stupéfiant non ?
Le Vel’ d’Hiv’ connut aussi les grandes heures de la boxe et de grands champions du « noble art » comme Marcel Cerdan, Ray Sugar Robinson, Charles Humez, Robert Cohen, Alphonse Halimi y livrèrent quelques combats homériques.
Quelques mois avant sa destruction, les vieilles structures métalliques faillirent s’écrouler devant un commencement d’émeute : bouteilles, parapluies, morceaux de sièges, armes improvisées voltigèrent sur le ring. Et tout cela parce que le vengeur de l’humanité, le catcheur l’Ange blanc venait de perdre une manche contre l’affreux Bourreau de Béthune ! Heureusement, l’ange apaisa le public en étendant les ailes de sa cape. Il prétendait s’appeler Georges, étudier à l’université San Marco de Lima et fréquenter les musées ; il se nommait en fait Francisco Pino et était auparavant un catcheur de troisième catégorie à l’Élysée-Montmartre. Il possédait une prise célèbre qui endormait son adversaire. La légende dit qu’un spectateur qui lui avait lancé un défi, ne se réveilla qu’à l’infirmerie. L’Ange blanc était si demandé que des clones naquirent et qu’il pouvait combattre le même soir dans trois villes différentes !

angeblancblog.jpg

Cet après-midi, tous ces souvenirs sont bien futiles et désuets et, en arpentant la rue Nélaton, mes pensées filent vers une photographie en noir et blanc de quatre autobus stationnant devant l’entrée du Vel’ d’Hiv’. Nous sommes à l’aube du 16 juillet 1942 et les riverains sont réveillés par des ronflements de moteurs, des coups de frein, des bruits de bottes martelant le bitume : « Les 16 et 17 juillets 1942, 13 152 juifs furent arrêtés dans Paris et sa banlieue, déportés et assassinés à Auschwitz. Dans le vélodrome d’hiver qui s’élevait ici, 4115 enfants, 2916 femmes, 1129 hommes furent parqués dans des conditions inhumaines par la police du gouvernement de Vichy sur ordre des occupants nazis. Que ceux qui ont tenté de leur venir en aide soient remerciés. Passant, souviens-toi ! ». Clin d’œil ignominieux de l’Histoire, cette plaque rappelant la plus grande arrestation massive de Juifs en France appelée Rafle du Vel’ d’Hiv’ fut déplacée dans un jardinet voisin lorsque, en lieu et place de l’enceinte sportive, furent construits … les nouveaux bâtiments abritant les services de la Direction de la Sécurité du Territoire (DST) dépendant du ministère de l’Intérieur.
Lors de la commémoration du cinquantième anniversaire de cette tragédie, le président Mitterrand tandis qu’il fleurissait la plaque, fut sérieusement conspué pour son indulgente amitié avec René Bousquet, secrétaire général de la police nationale sous Vichy, et son refus de reconnaître, au nom de la République, les responsabilités françaises dans la rafle. Il désenfla la polémique par le décret du 3 février 1993 qui institua que chaque dimanche le plus proche du 16 juillet serait une « Journée nationale commémorative des persécutions racistes et antisémites commises sous l’autorité de fait dite « Gouvernement de l’Etat français 1940-1944) ». Le même décret prévoyait aussi l’édification d’un monument commémoratif, place des Martyrs juifs du Vélodrome d’hiver vers laquelle je me dirige maintenant. En fait de place guère repérable, il s’agit d’un carrefour automobile au croisement du boulevard et du quai de Grenelle, à l’embranchement du pont de Bir Hakeim.
Le temps de rejoindre le monument à l’extrémité d’une allée plantée d’arbrisseaux, je vous laisse en compagnie de Jean Ferrat. En effet, hasard de l’actualité et du choix de mes sujets, le poète récemment disparu, outre son inoubliable Nuit et brouillard, mit en musique Si nous mourons, une lettre d’Ethel Rosenberg à ses enfants. Ethel et son mari Julius furent les victimes du maccarthisme, cette chasse aux sorcières visant les sympathisants, militants et agents communistes. Juifs new-yorkais communistes, les époux Rosenberg, convaincus d’espionnage au profit de l’URSS, furent arrêtés en 1950 et exécutés sur la chaise électrique à la prison de Sing Sing le 19 juin 1953. Écoutez avec recueillement cette poignante chanson :

https://www.dailymotion.com/video/xs7a1h

Oeuvre du sculpteur Walter Spitzer rescapé des camps et de l’architecte Mario Azagury, la stèle, inaugurée le 17 juillet 1994, représente sur un socle incurvé rappelant la piste du vélodrome, un groupe en bronze de sept civils de tous âges, hagards au milieu de bagages, évoquant l’abandon et le désespoir des déportés. La référence aux ordres de l’occupant nazi a disparu de la nouvelle inscription.

birhakeimblog2.jpg

birhakeimblog4.jpg

birhakeimblog3.jpg

Quelques mois après son accession à la présidence de la République, Jacques Chirac reconnut devant ce monument la complicité de l’État français dans la persécution des Juifs : « Ces heures noires souillent à jamais notre histoire, et sont une injure à notre passé et à nos traditions. Oui, la folie criminelle de l’occupant a été secondée par des Français, par l’Etat français. (…) La France, patrie des Lumières et des droits de l’homme, terre d’accueil et d’asile, la France, ce jour-là, accomplissait l’irréparable. Manquant à sa parole, elle livrait ses protégés à leurs bourreaux. »
Je m’écarte devant une classe de lycéens accompagnés de leur professeur. Je tends l’oreille espérant quelques échanges instructifs devant le monument … en vain car ces jeunes indifférents ont tôt fait de tourner les talons, plus préoccupés par leur téléphone portable ! Me revient à l’esprit la phrase d’un écrivain lue la veille : « une chose est sacrée, c’est la mémoire, le contraire de l’oubli qui fait qu’en notre pas si bonne et vieille humanité sommeille toujours le monstre ». Me reviennent en tête les images révoltantes d’un documentaire diffusé l’avant-veille sur la chaîne Histoire avec ces enfants dans leur espèce de pyjama rayé ne comprenant rien de ce qu’il leur arrive derrière les barbelés. Je pense aussi à mon papa qui, dans mon enfance, m’expliqua avec pédagogie l’Holocauste lors de visites aux camps du Struthof dans les Vosges et de Dachau en Bavière. Président du comité du Souvenir Français durant vingt-deux ans, il fréquentait avec ferveur les lieux de mémoire ne se résignant pas à ce que « le sang sèche trop vite en entrant dans l’Histoire ».

birhakeimblog7.jpg

birhakeimblog6.jpg

Je me retrouve à l’entrée proprement dite du pont qui fut reconstruit dans sa configuration actuelle en 1905 par l’entreprise de construction métallique Daydé & Pillé réalisatrice également du pont Mirabeau et du Grand Palais. Il comporte deux étages : un pour les piétons et les automobiles et au-dessus un viaduc ferroviaire sur lequel court la ligne 6 du métro.

birhakeimblog8.jpg

Je me place dans la perspective des colonnades métalliques qui supportent la voie ferrée. Bien que déserte, mon inspiration cinéphilique aidant, j’y vois avancer côte à côte Marlon Brando désespéré par le suicide de son épouse et Maria Schneider mutine et craquante avec son Fedora vissé sur ses boucles brunes, son manteau blanc bordé de fourrure et ses bottes hautes. Encore inconnus l’un pour l’autre, ils se dirigent pour visiter le même appartement à louer. Dans quelques minutes, ils feront connaissance, prélude à une relation passionnelle qui comptera … pour du beurre, allusion à la scène sulfureuse du film Dernier tango à Paris que certaines mauvaises langues surnommèrent « Dernier Brando à Paris » pour brocarder l’acteur vieillissant.

birhakeimblog9.jpg

birhakeimblog12.jpg

birhakeimblog13.jpg

Le pont est constitué de deux ouvrages métalliques inégaux comportant chacun trois travées du type « cantilever » (poutres en porte-à-faux), séparés par un ouvrage monumental en maçonnerie implanté sur la pointe amont de l’île des Cygnes. C’est vers ce dernier que je me dirige le nez souvent en l’air pour apprécier le style kitsch du fatras des ferrailles et des lampadaires anciens.

birhakeimblog10.jpg

Au fronton de l’harmonieuse arche de pierre, chapeautée du blason avec le vaisseau et les fleurs de lys de la ville de Paris, une inscription rappelle le nom d’origine du pont, le viaduc de Passy. Il a été rebaptisé en 1949 en souvenir de la bataille de Bir Hakeim livrée par les Forces Françaises Libres durant la seconde guerre mondiale. C’est près de ce point d’eau désaffecté au milieu du désert de Libye qu’entre le 26 mai et le 11 juin 1942, la première brigade française libre commandée par le général Koenig résista farouchement aux armées italiennes et allemandes de l’Afrika Korps du général Rommel, permettant ainsi aux troupes britanniques en difficulté de se replier avant de triompher bientôt à El Alamein. Les experts en stratégie militaire disent parfois que Bir Hakeim est le grain de sable du désert qui enraya la progression de la machine de guerre allemande. Un taxi pour Tobrouk, le beau film interprété magistralement par Lino Ventura, Charles Aznavour et Maurice Biraud, raconte une fiction contemporaine de ces assauts.
Quatre imposantes statues en haut-relief ornent les écoinçons de l’édifice. Œuvres de Jean-Antonin Injalbert, les deux en aval du fleuve symbolisent l’Électricité et le Commerce. Sur la face amont, Jules Coutan a sculpté la Science et le Travail. Des quatre allégories, seul le Commerce est représenté par un homme, les femmes offrant leur grâce aux trois autres, l’une d’elles étant même complètement dénudée ce qui est dangereux quand il s’agit d’Électricité !

birhakeimblog19.jpg

Sur la clef de voûte apparaît un caducée. Celui-ci, constitué d’une baguette entourée de deux serpents entrelacés et surmonté de deux ailes, est un attribut du dieu Mercure, figure mythologique protectrice des voyageurs et des commerçants.
Je passe sous l’arc de triomphe et, après m’être assuré que ne débouche aucune voiture filant vers la rive droite, j’accède à une charmante placette demi-circulaire en décrochement du pont au milieu de laquelle trône La France renaissante, une statue équestre œuvre du sculpteur danois Holger Wederkinch, signifiant une figure renouvelée de Jeanne d’Arc. L’endroit est propice pour profiter du soleil en poupe sur la Seine avec en prime, l’un des plus magnifiques points de vue de la capitale sur la tour Eiffel.

birhakeimblog15.jpg

Sabre au clair, maîtrisant tant bien que mal sa monture, la Jeanne rajeunie tourne le dos à la réplique en bronze de la statue de la Liberté qui brandit son flambeau sur le pont suivant en aval et que l’on peut gagner en empruntant l’allée arborée de l’île aux Cygnes, ancienne digue de Grenelle.

birhakeimblog14.jpg

Des bords tranquilles de l’île, je contemple l’ornementation statuaire des piles réalisée en 1906 par le sculpteur et médailleur Gustave Michel. On y reconnaît d’une part les Nautes (corporation regroupant les professionnels de la navigation) équipés d’accessoires maritimes tels filet, amarre, bouée et voile, attachant à la pile un blason aux armoiries de la ville de Paris, et d’autre part, les forgerons-riveteurs fixant un blason de la République Française. Ces deux motifs sont reproduits à l’identique sur les deux bras de la Seine, en amont et en aval, soit donc quatre fois chacun.

birhakeimblog11.jpg

birhakeimblog5.jpg

Des pigeons s’aiment d’amour tendre dans les entrelacements de l’architecture métallique finement décorés aussi de mascarons de lions et de coquilles saint Jacques.
Je reprends ma déambulation. Au-dessus de moi, ce n’est pas tous les jours grève à la RATP, gronde le va-et-vient incessant de la rame de métro. Je guette l’instant où Jean-Paul Belmondo surgira courant sur le toit d’un des wagons, remake de la séquence de Peur sur la ville qui fut tournée en ces lieux. Je n’ignore évidemment pas que Bebel ne possède plus son agilité d’antan mais c’est l’occasion de saluer l’immense acteur d’À bout de souffle et Pierrot le fou de Godard, de Léon Morin prêtre, de L’Aîné des Ferchaux, d’Un singe en hiver, du Doulos de Melville, qui eut le tort à mon goût de se perdre ensuite dans ses cascades à répétition. La légende dit que lors du tournage de cette séquence, à un badaud qui l’interpellait : « Bravo Bebel, même pour cent briques, je ne l’aurais pas fait », Belmondo lui répondit : Moi non plus ! »

birhakeimblog17.jpg

birhakeimblog16.jpg

J’atteins bientôt la rive droite en surplomb de l’avenue du président Kennedy. Quant au viaduc ferroviaire, avant de pénétrer dans la colline de Chaillot, il poursuit sa course à hauteur du second étage des immeubles haussmanniens dotés d’étranges poivrières d’angle en ardoise dans la rue de l’Alboni du nom d’une cantatrice italienne du dix-neuvième siècle. Léon Dauvergne est à l’origine de cette architecture conçue pour magnifier le paysage urbain à l’occasion de l’exposition universelle de 1900.

birhakeimblog21.jpg


Pour rejoindre la rive gauche, j’ai le choix entre emprunter le métropolitain ou retourner à pied en m’imaginant un instant en doublure lumière de Leonardo Di Caprio qui a tourné il y a peu en compagnie de Marion Cotillard quelques scènes sous le viaduc pour Inception, le prochain film de Christopher Nolan qui sortira en juillet … C’est parti en métro pour trente secondes de rêve, suspendu au-dessus du fleuve, presque à hauteur d’épaules de cette chère madame Eiffel bien plus accueillante qu’une certaine dame de fer britannique vilipendée par la chanteur Renaud.

« … Miracle sans nom à la station Javel
On voit le métro qui sort de son tunnel
Grisé de ciel bleu de chansons et de fleurs
Il court vers le bois, il court à toute vapeur
Y a d’la joie
La tour Eiffel part en balade
Comme une folle elle saute la Seine à pieds joints
Puis elle dit:
 » Tant pis pour moi si j’suis malade
J’m'ennuyais toute seule dans mon coin »
Y a d’la joie … »

Ce n‘est pas l’Alboni qui vocalise mais encore Trenet qui, par licence poétique, a préféré Javel à la station Passy qui offre la particularité d’être souterraine à son extrémité ouest et aérienne à l’autre bout.
À la descente à la station Bir Hakeim Tour Eiffel, le « fou chantant » serait ravi de constater que le soleil a enfin rendez-vous avec la lune. En effet, en 2008, l’artiste d’origine brésilienne Judy Edgerwood a déposé à sa façon les deux astres sur les pignons des verrières.
Sur le mur en faïence du quai, une fresque évoquant la grande rafle du Vel’ d’Hiv’ me ramène à la tragique réalité de l’Histoire.

birhakeimblog18.jpg

Des larmes aux rires, de la honte à la fête, en bas de l’escalator, sur le boulevard de Grenelle, je jette un dernier regard vers la rue Nélaton :

« …Vel’d’Hiv’
Quand je n’avais pas de sucettes pour toi
Que je resquillais comme il se doit
Quand le contrôleur ne regardait pas
Vel’d’Hiv’
Perdu tout là-haut dans les hauteurs
J’entendais les hauts-parleurs
Hurler attention demi-fond sur une heure
Au départ messieurs les coureurs… »

birhakeimblog20.jpg

Publié dans:Ma Douce France |on 1 avril, 2010 |2 Commentaires »

La Java des mémoires, une machine à remonter le bon temps!

Conflit des générations, quand le souci des plus jeunes est d’augmenter la taille mémoire nécessaire au système java de leur ordinateur, ce soir-là, de plus anciens encore épargnés par Alzheimer, ont choisi eux de se trémousser au rythme sautillant de La Java des mémoires, une machine à « remonter le bon temps » installée sur la scène du théâtre Gérard Philipe de Saint-Cyr-l’École.

javadesmmoiresafficheblog.jpg

Le concept de ce spectacle musical n’est certes pas nouveau. En effet, en 1981, le théâtre du Campagnol, compagnie de la banlieue sud de Paris, évoquait un demi siècle d’histoire de France à travers les danses d’un bal depuis les années 1920 jusqu’à la percée de la fièvre disco. Le cinéaste italien Ettore Scola en réalisa l’adaptation cinématographique Le Bal, deux ans plus tard. Dans les années 1970, dans son émission hebdomadaire Avec tambour et trompette sur France Inter, le journaliste Jean-François Kahn racontait en chansons quelques périodes de notre histoire. De même, pendant vingt-huit ans, Jean-Christophe Averty, trublion zozotant de la radio et de la télévision, dégota pour Les Cinglés du music-hall, des trésors gravés sur les « vieilles cires » et  les microsillons vinyle en les mettant en perspective avec l’actualité de l’époque. Rappelez-vous son jubilatoire À vos cassettes ! C’est ainsi que je possède quelques joyaux sonores du « bon temps » . À ce propos, peut-on véritablement qualifier ainsi l’époque qui précéda ma naissance durant laquelle nos aïeux vécurent quelques moments dramatiques? Il faut croire qu’ils avaient la mémoire qui chantait tant je les ai plus entendus fredonner ces refrains de leur patrimoine musical que narrer quelque anecdote des heures sombres de la seconde guerre mondiale. Je me souviens des trajets en automobile sur la route enchantée des vacances dans la douce France des années cinquante. Mes parents et mon oncle n’attendaient plus pour être heureux et moi gamin moqueur, je me gaussais de leurs couplets ringards tandis que les Beatles chantaient Hard day’s night, un truc qui m’colle encore au cœur et au corps ! Éternel conflit intergénérationnel ! D’ailleurs, au second ou troisième degré, leurs hits d’avant-guerre ne me déplaisaient pas tant que cela et j’aimais me coiffer du béret subtilisé à mon oncle (celui du billet Mon Oncle et … mon oncle du 19 mai 2009) pour jouer les comiques troupiers avec l’ami Bidasse ! Il m’offrit même alors « Nos chansons de leurs vingt ans », un disque vinyle 30 cm de Marcel Amont :

« J’ai deux grands bœufs dans mon étable,
Deux grands bœufs blancs marqués de roux;
La charrue est en bois d’érable,
L’aiguillon en branche de houx… »

J’assume, chacun a ses faiblesses ! Et puis, le temps de la sagesse venu, « si l’on veut connaître les hommes, je crois sincèrement qu’il faut étudier leurs chansons au même titre que leurs monuments, leurs outils et leurs livres » prétend l’historien du langage Claude Duneton.
Ce soir, les chanteurs comédiens de La java des mémoires nous invitent à ressusciter deux décennies d’histoire de France, des années folles d’avant le Front Populaire à celles dingues d’après la Libération, à travers près de deux cents extraits de chansons à la trompeuse légèreté.
Le rideau s’ouvre sur un couple enlacé, elle la robe noire largement fendue sur une cuisse gainée de bas résille, lui mains aux goussets du gilet, manches de chemise retroussées et casquette de travers ; au premier plan de la scène, devant un pont, ils guettent l’arrivée imminente du flot de rengaines :

« …Sous les ponts de Paris, lorsque descend la nuit
Comme il n’a pas de quoi se payer une chambrette,
Un couple heureux vient s’aimer en cachette,
Et les yeux dans les yeux faisant des rêves bleus,
Julot partage les baisers de Nini
Sous les ponts de Paris… »

Et c’est parti pour une entraînante farandole de près de deux heures ! Première surprise, comme au bon vieux temps du café-concert, les six comédiens danseurs chantent sans micro et sans sonorisation amplificatrice, seulement accompagnés par les triolets d’un remarquable accordéoniste, Josias Villechange pour ne pas le citer.
Le pont tient plus d’une de ces passerelles métalliques qui font le charme du canal Saint-Martin. L’Hôtel du Nord n’est sans doute pas loin tant on reconnaît la gouaille « atmosphérique » d’Arletty chez les ninis et julots qui tournent sur le pavé.
Les premiers rires fusent devant la réjouissante vulgarité de Margot la ventouse près de son bec de gaz :

« Étant une jeune fillette
Elle perdit sa fleur virginale
Quand elle devint la poulette
D’un poseur de chauffage central.
Plus tard elle eut l’âme joyeuse
Car elle entra à Saint-Louis
En qualité de ventouseuse
Elle se crut au paradis.
C’était son rêve sur la terre
D’être une blanche infirmière
On l’appelait Margot la ventouse
Elle avait des yeux de velours.
Elle était p’tite, un peu tartouze
Mais elle chantait la nuit le jour… »

Comment résister à ses yeux de velours et ne pas s’imaginer quelques instants dans la peau de Julot l’empereur du faubourg ? Savez-vous que c’est Paul Meurice, le flegmatique acteur du Monocle, qui créa cette chanson en 1943 ? N’en déplaise aux puristes grincheux, le concepteur du spectacle Roger Louret a pris quelque liberté avec la chronologie de parution des chansons mais c’est sans importance tant les morceaux choisis s’inscrivent parfaitement dans la couleur et l’esprit de chaque tableau.
C’est-y pas que Margot décoche vers moi une œillade de velours … Elle cherche un millionnaire qui (lui) dirait froid’ment mon or est à toi !!! Décidément, il faut que cela tombe toujours sur moi ; en effet, dans ma vie de garçon, parce qu’un ami mal intentionné sortit un chéquier de ma veste, je fus entraîné sur la piste de danse d’un cabaret de travestis pour un slow langoureux dans les bras d’une Marilyn Monroe masculine ! Que voulez-vous, c’est cela …

« …Avoir un bon copain
Voilà c’qui y a d’meilleur au monde
Oui, car, un bon copain
C’est plus fidèle qu’une blonde
Unis main dans la main
A chaque seconde
On rit de ses chagrins
Quand on possède un bon copain… »

Écoutez donc Tonton Georges Brassens qui célébra magnifiquement l’amitié !

http://www.dailymotion.com/video/x3t0mh

Saut dans l’espace, des caboulots parisiens aux terrasses de cafés d’Andalousie quand luit, sur la plaza, la lune :

« …Je revois les grands sombreros
Et les mantilles,
J’entends les airs de fandangos
Et séguedilles,
Que chantent les señoritas
Si brunes… »

Les belles andalouses semblent rejeter d’un revers d’éventail le spectre de la guerre civile espagnole entre nationalistes et républicains de juillet 1936 à avril 1939. Pourtant, leur pays n’est plus un « berceau de poésie et d’amour » et il est  temps de regretter Granada, ses arbres en fleurs et son soleil éclatant sur des châles aux brillantes couleurs. Bientôt les gorges se serrent. Nos fiers comédiens combattants, ruban rouge à la taille, exaltent les exploits de l’armée républicaine au passage de l’Èbre :

« El Ejército del Ebro
Rumba la rumba la rum bam bam !
Una noche el río pasó,
Ay Carmela, ay Carmela… »

Curieusement, ce chant anarchiste fut composé à l’origine en 1809 contre l’envahisseur français pendant la guerre d’indépendance espagnole, celle-là même pour laquelle le jeune Victor Hugo se retrouva au-delà des Pyrénées (voir billet Mon alter Hugo à moi du 11 février 2010). Écoutez-le repris, lors d’une fête de l’Humanité, par Leny Escudero qui, niño, fuit justement avec ses parents, le régime franquiste en 1939 pour s’installer dans le quartier de Belleville :

http://www.dailymotion.com/video/xa5jg1

Leny Escudero a écrit Vivre pour des idées, une superbe chanson dans laquelle il évoque l’engagement de son père :

« …Alors mon père m’a dit : «Mourir
Pour des idées, ça n’est qu’un accident.»
Je sais lire et écrire
Et mon père est vivant
Il était à Teruel et à Guadalajara
Madrid aussi le vit
Au fond du Guadarrama… »

Nous voici A las cinco de la tarde, le sublime poème de Federico Garcia Lorca en hommage à son ami torero Ignacio Sanchez Mejias pour avoir relevé le défi du monstre noir de la ganaderìa Pedro Domecq aux arènes de Cordoba en 1922. Mais bien plus qu’un fait d’armes tauromachique, c’est aujourd’hui le symbole du combat de Lorca contre la bête noire franquiste : fusillé et jeté dans la fosse commune de Viznar près de Grenade en août 1936, ses œuvres furent censurées par le caudillo jusqu’en 1953. L’accordéon soudain dérape et deux des acteurs les yeux bandés s’effondrent sur le pont !
Et à part ça, pendant ce temps-là que se passe-t-il dans notre pays de France ? Eh bien Tout va très bien, c’est du moins ce que prétend un valet pour réconforter une marquise acariâtre en proie à une cascade de malheurs :

« …Et bien voilà, Madame la Marquise
Apprenant qu’il était ruiné
À peine fut-il revenu de sa surprise
Que Monsieur le Marquis s’est suicidé
Et c’est en ramassant la pelle
Qu’il renversa toutes les chandelles
Mettant le feu à tout le château
Qui s’consuma de bas en haut
Le vent soufflant sur l’incendie
Le propagea sur l’écurie
Et c’est ainsi qu’en un moment
On vit périr votre jument… »

Après les larmes, ce sont les rires qui gagnent le public avec la composition de la noble dame par un désopilant acteur moitié Sim moitié De Funès. Ray Ventura et ses collégiens obtinrent un succès mondial avec cette chanson sketch. Au temps du Front Populaire, les ouvriers la reprennent comme un slogan de victoire après les accords de Matignon de 1936, l’acquisition de la semaine de quarante heures et les premiers congés payés. Bientôt, le « tout va très bien » deviendra raillerie face à l’aveuglement des gouvernements successifs minimisant la montée des risques de guerre.
Mais voilà que la marquise ravie d’être débarrassée de son mari trouve un vicomte sur son chemin. Je ne sais pas ce qu’ils se racontent, des histoires de vicomtes et de marquises sans doute, peu importe d’ailleurs, vous savez bien que :

« …Chacun sur terre
Se fout, se fout
Des p’tites misères
De son voisin du d’ssous
Nos p’tites affaires
À nous, à nous
Nos p’tites affaires
C’est c’qui passe avant tout
Malgré tout c’qu’on raconte
Partout, partout
Qu’est-ce qui compte en fin d’compte
C’qui compte surtout, c’est nous… »

Et pourtant, Jean Renoir écrivait à propos de cette période : « Il fut un temps où les français crurent vraiment qu’ils allaient s’aimer les uns les autres ». Bien que tout n’y fut pas rose malgré le socialiste Léon Blum, le Front Populaire est une époque d’espoirs politiques et d’une joie de vivre débridée. Malgré le chômage, sur les piquets de grève, on joue de l’accordéon, on danse et on pousse la chansonnette. La semaine de quarante heures au lieu de quarante-huit précédemment, est promesse de détente et de loisirs. Fermé jusqu’à lundi, Quel beau dimanche, Ici l’on pêche sont des chansons qui fleurent bon les guinguettes et les caboulots sur les bords de Marne, sans oublier l’emblématique refrain créé par Jean Gabin dans La belle équipe, le film de Jean Duvivier :

« Du lundi jusqu’au sam’di,
Pour gagner des radis,
Quand on a fait sans entrain
Son p’tit truc quotidien,
Subi le propriétaire,
L’percepteur, la boulangère,
Et trimballé sa vie d’chien,
Le dimanch’ viv’ment
On file à Nogent,
Alors brusquement
Tout paraît charmant ! …
Quand on s’promène au bord de l’eau,
Comm’ tout est beau…
Quel renouveau …
Paris au loin nous semble une prison,
On a le cœur plein de chansons… »

Les chanteurs canoteront sur le succès de Gabin un peu plus tard dans la soirée ; pour l’instant, ils préfèrent danser lascivement avec la Marinella de Tino Rossi, un autre immense tube de 1936 :

« Marinella !
Ah…, reste encore dans mes bras,
Avec toi je veux jusqu’au jour
Danser cette rumba d’amour…
… Blottie contre mon épaule
Tandis que nos mains se frôlent,
Je vois tes yeux qui m’enjôlent
D’un regard plein de douceur
Et quand nos cœurs se confondent
Je ne connais rien au monde
De meilleur
Marinella ! … »

C’est le bon temps du tango sur la Canebière chère à Vincent Scotto :

« Le plus beau de tous les tangos du monde
C’est celui que j’ai dansé dans vos bras
J’ai connu d’autres tangos à la ronde
Mais mon coeur n’oublie pas celui là
Son souvenir me poursuit jour et nuit
Et partout je ne pense qu’à lui
Car il m’a fait connaître l’amour
Pour toujours… »

Ou sur l’île de Beauté …

« Le tango corse, c’est un tango conditionné,
Le tango corse, c’est de la sieste organisée.
On se déplace, pour être sûr qu’on ne dort pas,
On se prélasse, le tango corse c’est comme ça… »

Le tout nouveau « cinéma parlant » qui date de 1929, fait fréquemment appel aux vedettes de music-hall et les chansons qu’elles y interprètent, deviennent souvent des tubes.. Un air, une dégaine, une toilette renvoient fugacement à un de ces beaux films en noir et blanc de l’époque. Ainsi, une ravissante blonde et un jeune comédien aux longs cheveux romantiques me rappellent Marie et Manda, Signoret et Reggiani, dans Casque d’or. Certes, le chef-d’oeuvre de Jacques Becker ne sortit sur les écrans qu’en 1952 mais il met en scène « apaches », voyous et prostituées dans « une partie de campagne » à Joinville-le-Pont (Pont ! Pont !) qui tournera bien mal.
Les apaches sont descendus de Belleville et Montmartre ! Il y a Monsieur Bébert

« … Le roi des gangsters
Qu’a trois révolvers
Au Café Wepler
Quand il prend un verre
Il fauche la cuillère
Comme il est l’ caïd
C’est l’garçon, livide,
Qui lui d’mande pardon… »

Et tout ce petit monde guinche sous les tonnelles :

« …La valse à Dédé de Montmartre
Au son de l’accordéon, vous donne le grand frisson
La valse à Dédé de Montmartre
On la fait deux à deux et les yeux dans les yeux
La valse à Dédé de Montmartre
C’est la danse d’amour qui nous grise toujours
Dans tous les musettes
On la tourne sans frais, c’est la vraie, mais la vraie, vraie de vraie… »

Tiens, les spectateurs commencent à murmurer quelques refrains :

« C’est la Java bleue
La java la plus belle
Celle qui ensorcelle
Et que l’on danse les yeux ans les yeux
Au rythme joyeux
Quand les corps se confondent,
Comme elle au monde
Il n’y en a pas deux
C’est la java bleue… »

En fait de java, cette chanson immortalisée par la gouaille de Marguerite Boulc’h dite Fréhel, est une valse qui remet en mémoire les bons vieux films de Renoir et Duvivier ainsi que les photographies de Cartier-Bresson et Doisneau.
À Paris dans chaque faubourg et à Saint-Cyr l’École, Quand la nuit rêveuse est venue/À toute heure une âme émue/Évoque un rêve d’amour. Ne rêvons pas trop, rions cependant encore quelques instants avant que l’horizon s’obscurcisse !
Revoilà notre marquise déguisée cette fois en un sévère inspecteur à lorgnon qui a un faux air de Monsieur Walter, l’énigmatique professeur d’anglais campé par Éric Von Stroheim dans Les disparus de Saint-Agil ; vous vous souvenez de la société secrète des Chiche-Capon.

« Élève Labélure ? … Présent !
Vous êtes premier en histoir’ de France ?
Eh bien, parlez-moi d’Vercingétorix
Quelle fut sa vie ? sa mort ? sa naissance ?
Répondez-moi bien … et vous aurez dix.
Monsieur l’Inspecteur,
Je sais tout ça par cœur.
Vercingétorix né sous Louis-Philippe
Battit les Chinois un soir à Ronc’vaux
C’est lui qui lança la mode des slips
Et mourut pour ça sur un échafaud.
Le sujet est neuf,
Bravo, vous aurez neuf.
On n’est pas des imbéciles
On a mêm’ de l’instruction
Au lycée Pa-pa…
Au lycée Pa-pil…
Au lycée Papillon… »

Vous voyez que la crise de l’éducation nationale ne date pas de maintenant et que déjà au lycée Papillon, le niveau est catastrophique! Et dire qu’on envisage de supprimer l’enseignement de l’histoire … ! Ici, le béret vissé à la tête remplace le capuchon ou la casquette d’aujourd’hui et la blouse grise cache le jean à la taille si basse qu’il laisse craindre une possible diarrhée. Surprise, parmi les élèves Peaudarent, Trouffigne et Cancrelas, se sont glissés l’ami Bidasse natif d’Arras chef-lieu du Pas-de-Calais et un camarade au petit nom charmant d’Ignace qui lui vient tout droit de ses parents.
Soudain, ma mémoire file vers mon adorable oncle de Sète prénommé Eugène, un nom de guinguette à Joinville-le-Pont Pont !Pont ! tous deux nous irons rons !rons ! chez Gégèèène !!! Il n’était pas plombier zingueur comme dans la chanson, mais ouvrier typographe au journal L’Aurore avant-guerre, et qui sait s’il n’assista pas à la projection du film Ignace avec Fernandel dans le rôle titre, en exclusivité en 1937 au cinéma Max Linder sur les grands boulevards ! Il vécut aussi près du parc Longchamp à Marseille dans un immeuble appartenant au célèbre acteur humoriste. Il me réjouissait quand il lui venait d’interpréter, grimaces à l’appui, Ignace ou Félicie … aussi !
En tout cas, nos médiocres lycéens vont faire ce soir d’excellents français durant la guerre nouvellement déclarée. Maréchal nous voilà ! Pour cause de Marseillaise interdite par l’occupant en zone nord, cette chanson créée par André Dassary constitua l’hymne officieux de « l’état français » de Vichy.

« … On ira pendr’ notre linge sur la ligne Siegfried
Pour laver le linge, voici le moment
On ira pendr’ notre linge sur la ligne Siegfried
À nous le beau linge blanc… »

Inconscience ou humour bravache pour conjurer le sort, le linge ne sera repassé que cinq ans plus tard ! Pour le moment, voici que retentissent des heili,heilo, heila de sinistre mémoire !
Sur scène, les hommes ont troqué leur gapette pour le chapeau mou et enfilé des vareuses brunes. Écharpe autour du cou, l’ombre de Jean Moulin se profile. Les femmes portent un tailleur d’un noir prémonitoire :

« J’attendrai
Le jour et la nuit, j’attendrai toujours
Ton retour
J’attendrai
Car l’oiseau qui s’enfuit vient chercher l’oubli
Dans son nid
Le temps passe et court
En battant tristement
Dans mon cœur si lourd
Et pourtant, j’attendrai
Ton retour… »

Pour l’une d’entre elles, il reviendra … une jambe en moins ! Sur le pont, au-dessus d’un possible quai des brumes, notre Manda se transformant à présent en un Gabin, Morgan(e) d’elle, regarde au fond des beaux yeux de sa belle casquée d’or laquelle avoue bientôt :

« J’ai deux amours
Mon pays et Paris
Par eux toujours
Mon cœur est ravi
Ma savane est belle
Mais à quoi bon le nier
Ce qui m’ensorcelle
C’est Paris, Paris tout entier
Le voir un jour
C’est mon rêve joli… »

Dommage que pour mes yeux (certes moins beaux), l’allusion ne pousse pas jusqu’à la légendaire ceinture de bananes de Joséphine Baker !
Voilà que comme les hippies protesteront plus tard contre la guerre du Vietnam en s’envolant vers quelques paradis artificiels, surgissent sur scène les zazous habillés en clowns pour montrer leur refus d’un monde tout gris :

« Qu’est-c’ qu’on attend pour être heureux ?
Qu’est-c’ qu’on attend pour fair’ la fête ?
Y a des violettes
Tant qu’on en veut
Y a des raisins, des rouges, des blancs, des bleus,
Les papillons s’en vont par deux
Et le mill’-pattes met ses chaussettes,
Les alouettes
S’font des aveux,
Qu’est-c’ qu’on attend
Qu’est-c’ qu’on attend
Qu’est-c’ qu’on attend pour être heureux ? … »

Les zazous nés au milieu des années 1920, font partie des J3, référencés jeunes de troisième catégorie sur les cartes de rationnement. Au départ, ils sont nommés « petits swings » en raison de leur goût immodéré pour cette nouvelle musique rythmée en provenance de La Nouvelle-Orléans :

« …Je suis swing, je suis swing
Da dou da dou da dou da dou dé yeah
Je suis swing, oh je suis swing.
C’est fou, c’est fou c’que ça peut griser.
Quand je chante un chant d’amour
J’le pimente d’un tas de petits trucs autour
Je suis swing, je suis swing
Za zou za zou c’est gentil comme tout … »

Cette dernière onomatopée de la chanson de Johnny Hess, le premier musicien de Charles Trenet, inspirée de celles lancées par Cab Calloway et les chanteurs noirs de jazz, consacre définitivement la génération zazoue.

Image de prévisualisation YouTube

Pacifistes, espiègles et provocateurs, les zazous tournent tout en dérision et tuent leur oisiveté aux terrasses de cafés et dans les caves de jazz de Saint-Germain-des-Prés. Boris Vian en brosse le tableau dans son roman Vercoquin et le plancton.
En tout cas, cette jeunesse jugée décadente avec sa musique de « nègre dégénéré » par les autorités allemandes et de Vichy, nous transporte ce soir dans une revigorante surprise-partie débridée et bigarrée. Ca fait du bien en cette année 1942 d’entendre des claquettes plutôt que le bruit des bottes !

« Un bon fermier découvrit un matin
Dans sa basse-cour une poule fort étrange…
« Viens donc, Mélie. Viens donc voir: je croyons ben que la Noiraude a
Quelque chose qui la démange…
Elle a l’air contente.
Elle n’a point l’air méchante…
Mais pour ce qu’elle chante, je n’y comprends rien!
Elle fait…
Écoute… elle fait…
Cot cot… »

Il est même une irrésistible poule zazoue qui picore du pain dur, carte de rationnement oblige ( !), sur le parapet du pont. Charles Trenet nous pondit ce dialogue entre un paysan et l’étrange gallinacé en hommage à l’esprit de dérision des zazous et d’improvisation des jazzmen. Il caquetait en imitant la trompette bouchée du swing.
Le public s’esclaffe devant les pitreries du comédien Jean-Paul Delvor (notre fameuse marquise de l’année 36) … et voilà que la Noiraude au plumage à larges carreaux s’envole pour emboîter le pas du reste de la troupe swinguant sur In the mood ! Hilarant !

« …Que reste-t-il de nos amours
Que reste-t-il de ces beaux jours
Une photo, vieille photo
De ma jeunesse
Que reste-t-il des billets doux
Des mois d’ avril, des rendez-vous
Un souvenir qui me poursuit
Sans cesse
Bonheur fané, cheveux au vent
Baisers volés, rêves mouvants
Que reste-t-il de tout cela
Dites-le-moi
Un petit village, un vieux clocher
Un paysage si bien caché
Et dans un nuage le cher visage
De mon passé… »

Retour à la réalité ; chacun essuie encore quelques larmes de joie perlant aux paupières que déjà la mélancolie nous étreint. 1943, la France est toujours occupée, l’armée des ombres organise la résistance. Ce soir, deux chansons mythiques symbolisent l’éloignement de l’être aimé :

« Devant la caserne quand le jour s’enfuit
La vieille lanterne soudain s’allume et luit
C’est dans ce coin là que le soir
On s’attendait remplis d’espoir
Tous deux, Lily Marlène
Tous deux, Lily Marlène
Tous deux, Lily Marlène… »

Cette chanson allemande, inspirée d’un poème écrit en 1915, a connu un destin étonnant. Créé en 1938 par Lale Andersen, une chanteuse de cabaret berlinoise, ce refrain nostalgique est très prisé des soldats allemands à partir de 1941. Aussi, le sinistre docteur Goebbels, ministre de la propagande, considérant que Lili Marleen risque d’altérer la combativité des troupes de la Wehrmacht, tente de détruire la matrice du disque et d’interdire son interprétation … en vain car les soldats de l’Afrikakorps en expédition en Libye sous les ordres de Rommel, ont déjà adopté la chère Lili diffusée largement sur les ondes de radio Belgrade. Pire encore, la femme est l’avenir de l’homme vous savez bien, les tommies de la 8ème armée du général Montgomery et les pioupious des divisions blindées de Koenig et Leclerc s’entichent à leur tour de la rengaine et après la déroute allemande d’El Alamein, emportent l’accorte teutonne comme prise de guerre ! C’est ainsi que Lily Marlène est naturalisée en 1942 par la voix de Suzy Solidor ! La légende ne s’arrête pas là : les alliés attribuèrent à tort la paternité de la chanson à la chanteuse antinazie Marlène Dietrich, la seule Marlène qu’ils connaissaient. « L’ange bleu » créera à la fin de la guerre son inoubliable version qui constitue désormais un hymne à la Libération !
Ah l’amour ! Les femmes dans le public entonnent maintenant avec ferveur :

« … Je ne sais pourquoi j’allais danser
À Saint- Jean au musette,
Mais quand un gars m’ a pris un baiser
J’ai frissonné, j’étais chipée,
Comment ne pas perdre la tête,
Serrée par des bras audacieux
Car l’on croit toujours
Aux doux mots d’amour
Quand ils sont dits avec les yeux
Moi qui l’aimais tant,
Je le trouvais le plus beau de Saint-Jean
Je restais grisée
Sans volonté
Sous ses baisers … »

Souvenirs, souvenirs! Savent-elles que cette valse musette fut déclarée à l’origine à la SACEM sous le titre graveleux Les barbeaux de Saint-Jean puis enregistrée en tant que Mon costaud de Saint-Jean ? Vu la réputation de l’amant en question, désormais à la fin des noces et banquets, vous réfléchirez peut-être à deux fois avant de vous jeter dans ses bras auda-ci-eux !

Image de prévisualisation YouTube

Le cœur bat soudain aussi fort que pour cette poignante interprétation du magnifique Philippe Léotard. « On ne gagne la guerre qu’avec des chansons…il faut un chant qui ait l’air de venir des maquis », dit Emmanuel d’Astier de la Vigerie, un des responsables de la Résistance au-delà de la Manche. Ainsi naît à Londres le 30 mai 1943 le Chant des Partisans sur des paroles de Joseph Kessel et son neveu Maurice Druon et une musique d’Anna Marly. Il s’impose immédiatement comme l’hymne de la Résistance. Le manuscrit original est conservé au musée de la Légion d’honneur et classé monument historique au titre objets. « Chanté à voix basse, sifflé sourdement, il évoque la chape de plomb qui s’est abattue sur le pays occupé, la censure, les souffles et murmures de la clandestinité, la nuit où des ombres furtives collent des affiches, sabotent les voies ferrées, se glissent dans les maquis, se cachent loin des poteaux d’exécution. » Aujourd’hui, « Ami entends-tu … » est d’abord un chant de fraternité.
De l’armée des ombres jaillit la lumière. Soudain sur la scène, la liesse succède à la désolation. Quand les alliés débarquent en Normandie, Oh when the saints go marching in Paris, les fleurs de la Libération éclosent sur les pavés de la capitale :

« C’est une fleur de Paris
Du vieux Paris qui sourit
Car c’est la fleur du retour
Du retour des beaux jours
Pendant quatre ans dans nos cœurs
Elle a gardé ses couleurs
Bleu, blanc, rouge, avec l’espoir elle a fleuri,
Fleur de Paris… »

Ce soir, en effet, la guerre se gagne en chansons ! Les comédiens courent dans tous les sens, s’embrassent à bouche que veux-tu et chantent à tue-tête :

« Y a d’la joie
Bonjour bonjour les hirondelles
Y a d’la joie
Dans le ciel par dessus le toit
Y a d’la joie
Et du soleil dans les ruelles
Y a d’la joie
Partout y a d’la joie
Tout le jour, mon cœur bat, chavire et chancelle
C’est l’amour qui vient avec je ne sais quoi
C’est l’amour bonjour, bonjour les demoiselles
Y a d’la joie
Partout y a d’la joie… »

Et puis … :

« Je chante !
Je chante soir et matin,
Je chante sur mon chemin
Je chante, je vais de ferme en château
Je chante pour du pain je chante pour de l’eau
Je couche
Sur l’herbe tendre des bois
Les mouches
Ne me piquent pas
Je suis heureux, j’ai tout et j’ai rien
Je chante sur mon chemin
Je suis heureux et libre enfin… »

Quoi de mieux qu’un « fou chantant » pour clamer sa bonne humeur, sa légèreté, son insouciance et son optimisme retrouvés ? On a l’impression subite d’assister à un concert de Charles Trenet tant ses succès s’enchaînent :

« …Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t’ai gardée dans mon cœur!
Mon village au clocher aux maisons sages
Où les enfants de mon âge
Ont partagé mon bonheur
Oui je t’aime
Et je te donne ce poème… »

Curieux destin que celui de cette chanson qui fut fredonnée aussi bien par les collabos pétainistes que par les Résistants gaullistes pour des raisons de compréhension bien différentes ! Quarante ans plus tard, « blackbeurisée » par Rachid Taha et le groupe Carte de séjour, elle ouvrait les meetings du candidat François Mitterrand à l’élection présidentielle. Et ce n’est pas par un hasard fortuit qu’elle a donné son nom à un des thèmes de ce blog !
Trenet ne fit pas l’unanimité pour son attitude plus ou moins équivoque sous l’Occupation mais ce n’est pas le soir pour faire éventuellement son procès. Quand le monde est gris, mettez une de ses galettes swingantes sur votre platine et vous vous retrouvez sur les routes enchantées mais aussi défoncées de l’après-guerre :

« …La mer
Au ciel d’été confond
Ses blancs moutons
Avec les anges si purs
La mer bergère d’azur
Infinie… »

On chante en bord de mer mais aussi dans les montagnes :

« …Ramuntcho… c’est le roi de la montagne
Ramuntcho… quand il appelle sa compagne
Il crie : « Ma gachucha… je t’aime ! « 
L’écho répond … Aime !… »

Et si on chante… :

« Se canto que canto,
Canto pas per you,
Canto per ma mio
Qu’ès alen de you… »

On chante même au-delà des Pyrénées :

« La Belle de Cadix a des yeux de velours
La Belle de Cadix vous invite à l’amour…
Chi-ca ! Chi-ca ! Chic ! Ay ! Ay ! Ay !
Chi-ca ! Chi-ca ! Chic ! Ay ! Ay ! Ay !
Chi-ca ! Chi-ca ! Chic ! Ay ! Ay ! Ay ! »

On chante sur les places de Paris :

« …Un petit jet d’eau,
Une station de métro,
Entourée de bistrots,
Pigalle
Ça vit, ça gueule
Les gens diront ce qu’ils veulent
Mais au monde y’a qu’un seul
Pigalle. »

Chacun exprime son bonheur comme il veut ; un excentrique se pend même par les pieds à l’armature métallique du pont et se balance à toute volée tel une cloche en chantant :

« …Une cloche sonne, sonne,
elle chante dans le vent.
Obsédante et monotone,
elle redit aux vivants:
« Ne tremblez pas, cœurs fidèles,
Dieu vous fera signe un jour.
Vous trouverez sous son aile
avec la vie éternelle
l’éternité de l’amour. »

Bordée d’applaudissements pour saluer l’exploit sportif et vocal ! Ce soir, Les trois cloches sonnent plus pour la liberté retrouvée que pour les évènements marquants de la vie de Jean-François Nicot.

Sur les bords de Marne, la guinguette a rouvert ses volets et Frehel a dégoté Le dénicheur pour un petit tour de gambille, écoutez ça si c’est chouette :

« L’grand Julot et Nana,
Sur un air de java,
S’connur’nt au bal musett’
Sur un air de javette.
Ell’lui dit :  » J’ai l’béguin. « 
Sur un air de javin.
Il répondit :  » Tant mieux ! « 
Sur un air déjà vieux… »

Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! C’était la plus bath’ des javas des mémoires ! Eh oui, toutes les bonnes choses ont une fin !

« …C’est ici que s’arrête mon histoire
Aurez-vous de la peine à me croire?
Si j’vous dis qu’il s’aimèrent chaque jour
Qu’ils vieillirent avec leur tendre amour
Qu’ils fondèrent une famille admirable
Et qu’ils eurent des enfants adorables… »

Romance de Paris, romance d’une tranche de vie que je n’ai pas connue car c’est ici que commence mon histoire personnelle, enfant du baby boom !
Les spectateurs radieux applaudissent à tout rompre les trois couples d’acteurs chanteurs talentueux, Catherine Delourtet et Jean-Paul Delvor, Tiffanie Jamesse et Grégory Benchefani, Ludivine Junqua et Nicolas Rougraff , je les nomme, ils le méritent amplement tant ils savent faire valser les souvenirs et les émotions au gré de leurs amourettes capricieuses
Une autre ! Une autre ! Une autre ! Ils acquiescent volontiers et suggèrent un twist au grand désespoir de Josias Villechange car avec son piano à bretelles, ça ne va pas (trop) le faire ! Quoiqu’il me semble que quelques Charlots commirent une parodie Twist Eugène … chez Gégèèène !
Allez, c’est parti pour un tableau final ébouriffant ! La chanson de Prévert rappelle des souvenirs, Milord s’invite à la table et L’idole des jeunes yéyé n’a que faire de Potemkine. Sur le pont, un amoureux délaissé crie Aline pour qu’elle revienne à une fille qui s’appelle … Françoise ! Quant à l’acteur de la vieille marquise et de la poule zazoue, il a retrouvé sa virilité et entreprend de laisser mes (ses) mains sur les hanches d’une jeunette. Puis sans complexes, bien qu’il ne soit pas un minet avec une carrure d’athlète, il roule des mécaniques en jouant Les Play-boys avec son piège à fille, un piège tabou, un joujou extra qui fait crac boum hue les filles en tombent à ses genoux. Le pire, c’est que ça marche et une prénommée Annie, à ses pieds, lui déclare son amour pour Les sucettes à l’anis ! Effet sucette ? Le public aux anges ovationne de longues minutes les artistes. D’ici à ce qu’ils nous proposent de nous mêler à eux sur scène, il y a un pas de danse qui ne sera pas franchi. Par contre, ils nous invitent à chanter a cappella Le petit vin blanc qu’on buvait sous les tonnelles du côté de Nogent puis La java bleue celle qui ensorcelle et enfin Douce France. Et comme un remerciement, ils se taisent, nous écoutent et nous applaudissent…
Ici l’on pêche … d’enfer ! Pour oublier quelques instants la morosité ambiante, je vous conseille vivement de vous faire la malle avec La java des mémoires si, ses petites fesses en bataille sous sa jupe fendue, elle venait à passer par chez vous. Quant à moi, je vous donne rendez-vous ici dans cinquante ans pour vous conter le rap des mémoires, une chronique des années bling bling, celles où l’on allait se promener chez IKEA le dimanche plutôt qu’au bord de l’eau !

http://www.dailymotion.com/video/x7k57q

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 20 février, 2010 |1 Commentaire »

Rive gauche à  Paris: de Saint-Germain des Prés au Pont des Arts

Ce jour-là, après ma plongée dans le monde merveilleux de la fête foraine sur la rive droite (voir billet du 5 janvier 2010), j’ai traversé la Seine pour une immersion culturelle entre Saint-Germain des Prés et le pont des Arts.

« Les chansons de Prévert me reviennent
De tous les souffleurs de vers… laine
Du vieux Ferré les cris de la tempête
Boris Vian s’écrit à la trompette
Rive gauche à Paris … »

Au-delà de son acception géographique désignant les quartiers au sud du fleuve (car vous le savez, la Seine vient du plateau de Langres à l’est et coule vers la Normandie jusqu’au Havre !) Rive gauche était un mode de vie, une manière d’être et de penser caractérisant les milieux artistiques et intellectuels concentrés dans les cinquième et sixième arrondissements. J’emploie l’imparfait même si on y trouve aujourd’hui encore un style bobo, bourgeois bohême.
Il est midi et j’envisage pour l’instant quelques nourritures terrestres avant de me consacrer à celles de l’esprit. Quoique ! Créé en 1686 par un gentilhomme de Palerme, Francesco Procopio del Coltelli, le Procope où je commande un plateau de fruits de mer, est une véritable institution qui devint rapidement l’un des cafés littéraires et philosophiques les plus courus. Ici, ce n’est pas de la brève mais de l’éternelle de comptoir !

procopeblog2.jpg

Probablement, il profita à son ouverture de la présence juste en face (à l’actuel numéro 14 de la rue de l’Ancienne-Comédie et pour cause), de la Comédie Française avant qu’elle ne déménageât vers le Palais Royal. Auteurs, acteurs et critiques de théâtre s’y croisent à la sortie des représentations.
« Je m’ennuyai tellement à la première que je ne pus tenir jusqu’à la fin et, sortant du spectacle, j’entrai au café de Procope … Là je dis hautement mon peccavi, m’avouant humblement ou fièrement l’auteur de la pièce, et en parlant comme tout le monde en pensait. » Ainsi, se confesse Jean-Jacques Rousseau au soir de la première de sa pièce Narcisse. Plus heureux, il y fêtera plus tard le succès du Devin du village.
La légende prétend que Voltaire fut un pilier de ce bistrot ! On y admire encore un buste de lui ainsi que le bureau de marbre roux sur lequel il écrivit notamment sans doute sa comédie L’Écossaise ou le café sous le pseudonyme du pasteur Hume. À travers le personnage de Frelon, il y ridiculise un de ses pires détracteurs, Fréron critique de L’Année littéraire.

procopeblog1.jpg

Dans les commodités, ainsi sont signalisées ici les toilettes, à défaut de lire d’un derrière distrait quelque magazine vantant les peines de cœur des people, les hommes peuvent méditer sur une citation écrite au mur, tirée de sa pièce Le Dépositaire (tout un programme en ce lieu !) : « Les femmes sont comme les girouettes, quand elles sont rouillées elle se fixent. » Retrouvant par bonheur ma compagne là où je l’avais laissée, je ne saurais malgré tout en déduire tout commentaire hâtif et offensant ! Pardonnez mes élucubrations de bas étage, je n’appartiens pas au Siècle des Lumières !
Dans une de ses Lettres persanes, Montesquieu décrit le Procope comme un lieu « où l’on apprête le café de telle manière qu’il donne de l’esprit à ceux qui en prennent ». Quelque peu visionnaire, il affirme aussi : « Si j’étais souverain de ce pays, je fermerais les cafés car ceux qui fréquentent ces endroits, s’y échauffent fâcheusement la cervelle. »
C’est bientôt le cas de Danton, Marat et Robespierre qui ont leurs habitudes au Procope. Le bonnet phrygien, symbole de la liberté et du civisme, y est exhibé pour la première fois et, le 17 août 1792, le mot d’ordre d’attaque du palais des Tuileries est lancé de là. Clin d’œil à l’Histoire, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen figure sur les murs d’une des salles et j’y reviens, les toilettes distinguent sur leurs portes, les citoyennes des citoyens !
Une plaque extérieure atteste que l’estaminet fut fréquenté aussi par Jean de La Fontaine, les encyclopédistes Diderot et d’Alembert, Benjamin Franklin qui y aurait rédigé quelques éléments de la future Constitution des Etats-Unis, Napoléon Bonaparte dont un bicorne dans une vitrine vous salue à l’entrée, Honoré de Balzac, par Victor Hugo qui le cite dans son roman Quatre-vingt-treize, par Léon Gambetta futur président du Conseil, par Alphonse Daudet, Verlaine et Anatole France.
Une citation de Camille Desmoulins rappelle que « ce café est paré du souvenir de grands hommes qui l’ont fréquenté et dont les ouvrages en couvriraient les murs s’ils y étaient rangés ». Heureux hasard, notre table se trouve dans le coin dit la bibliothèque aux murs tapissés de planches d’herbiers et d’étagères remplies de vieux ouvrages.
De-ci delà, des inscriptions en laiton informent les clients des illustres prédécesseurs qui déjeunèrent à leur table. Au rythme où nos gouvernants démantèlent l’enseignement notamment de l’histoire, les jeunes générations ignoreront bientôt ceux qui firent la vie intellectuelle et artistique des siècles passés et la promenade que je vous propose, n’offrira que profond ennui à leurs yeux. Cela me rappelle la parodie par Les Inconnus, d’un quiz télévisé où les candidats sont invités à citer quatre grands personnages de l’histoire de France. Oubliant superbement les illustres « remplaçants » cités plus haut, ils déclinent les joueurs de l’équipe de France de football de l’époque, Platini, Giresse, Tigana et Fernandez ! Zola, Benzema, même combat ?
Je peux sinon rêver du moins plaisanter et imaginer que dans deux cents ans, une plaque attestera qu’encre violette, valeureux blogueur du début du vingtième siècle, déjeuna ici d’un honnête plateau de fruits de mer ! Cela ne semble pas être le cas d’un couple de vieux acariâtres très rive droite qui se plaint à la sortie de la taille modeste de leur demi homard !
La goujaterie est bonne conseillère puisque l’hôtesse à la réception ôte de la note la bouteille de vin. Cela me démange de leur suggérer le restaurant Le Vinci pour y déguster cet excellent crustacé … Le homard du Vinci, c’est bien connu !!!
Pardonnez mon pitoyable calembour qui me sert de préface à l’un des maîtres de ces exercices de style, l’immense Antoine Blondin qui vécut pendant un demi siècle entre le quai Voltaire et la rue Mazarine que j’emprunte maintenant. Si, à force de me lire, vous êtes désormais familiers des jeux de mots dont l’écrivain parsemait ses chroniques sur le Tour de France, vous ignorez par contre peut-être qu’il fut un remarquable spécialiste des préfaces et en rédigea plus d’une centaine, de Goethe et Les souffrances du jeune Werther à Verlaine et La Bonne Chanson en passant par la Vélobiographie de Louison Bobet ( !).
Avant que je parvienne à l’Académie Française dont le dôme resplendit sous le soleil d’hiver, dans la perspective, je contemple les nombreuses galeries d’art qui ont pignon sur la rue Mazarine.

petrusblog.jpg

Hédoniste dans l’âme, mon œil est attiré dans l’une d’elles, par un enivrant tableau à la gloire de quelques grands crus de châteaux du Bordelais quoique le Pétrus, trop grand seigneur pour porter un titre, ne mentionne pas sur son étiquette l’appellation habituelle de château … mais de cela, je vous entretiendrai peut-être un jour.
Au quotidien, l’ami Blondin, j‘y viens, préférait l’astringence d’un petit blanc dans l’arrière-salle du Rubens, un modeste café sis au numéro 19 de la rue, dont il avait fait son quartier général et son bureau. Depuis quelques années, l’enseigne a cédé la place à une nouvelle galerie d’art. Ma pensée ne cesse de vagabonder malgré tout chaque fois que je passe devant. C’est là qu’avant de faire le singe savant en été sur les routes du Tour de France avec ses savoureuses chroniques, il écrivit son roman Un singe en hiver qui obtint le Prix Interallié 1959 avant de devenir un film truculent :
« – Ah parce que tu mélanges tout ça, toi ! Mon espagnol, comme tu dis, et le père Bardasse. Les Grands Ducs et les boit-sans-soif.
- Les grands ducs…
- Oui monsieur, les princes de la cuite, les seigneurs, ceux avec qui tu buvais le coup dans le temps et qu’on toujours fait verre à part. Dis-toi bien que tes clients et toi, ils vous laissent à vos putasseries, les seigneurs. Ils sont à cent mille verres de vous. Eux, ils tutoient les anges !
- Excuse-moi mais nous autres, on est encore capable de tenir le litre sans se prendre pour Dieu le Père.
- Mais c’est bien ce que je vous reproche. Vous avez le vin petit et la cuite mesquine. Dans le fond vous méritez pas de boire. Tu te demandes pourquoi y picole l’espagnol ? C’est pour essayer d’oublier des pignoufs comme vous. »

L’ivresse des mots de Blondin adaptés par Audiard dans la bouche de Gabin !
Comme Gabriel Fouquet, l’espagnol, alias Jean-Paul Belmondo, qui noie ses déceptions sentimentales dans l’alcool et rêve de tauromachie, Blondin, des soirs de cuite, transformait la rue Mazarine en arène et jouait à la corrida improvisant d’audacieuses véroniques. « Un manteau, une voiture, olé ! »

blondinblog2.jpg

Ne vous méprenez pas, Antoine Blondin, admirable ivrogne, était avant tout un écrivain étincelant, compagnon de Roger Nimier, Jacques Laurent, Michel Déon, la fameuse bande des Hussards (en référence au roman de Nimier Le Hussard bleu) à la sortie de la seconde guerre mondiale, dans les brisées de Paul Morand.
« J’ai grandi parmi les miens dans une rare aisance intellectuelle. Le roman, la poésie, la chanson régnaient à la maison. On échangeait les citations avec le sel et le pain. »
En effet, sa mère Germaine était poète, elle-même descendante de Jean Casimir-Perrier, président de la République durant six mois en 1894 « avant de démissionner pour aller claquer son argent avec les admirables putes de l’époque » (Blondin dans le texte) !
« Il n’y a que dix-sept maisons sur le quai Voltaire, au 33 il y avait moi. Au 29, Voltaire ; après Montherlant ; après mon hôtel. J’y couchais –et ça ce n’était pas rien- dans la chambre de Wagner, et je savais qu’au-dessus, on avait parfois entendu crier Byron, ce qui n’était pas mal. Après on tombe sur la maison d’édition, et immédiatement après c’est l’Académie. Quand même … »
On lui reconnaissait des sympathies et des idées droitières mais en fait, avec son goût pour la provocation, il était surtout prêt à défendre tout ce qui contribuait à ce qu’on lui foute la paix. Il avouait n’avoir voté qu’à quatre reprises et à chaque fois pour le même homme, François Mitterrand, puis ajoutait : « Est-il de droite, est-il de gauche ? Personne ne saurait le dire, pas même lui. Enfin, en principe, il est socialiste. Mais il a été de l’Action française » !!! Il aimait aussi conter le voyage qu’il effectua dans l’Allier en mai 1968 avec celui qui n’était pas encore président de la République, au cours duquel il harangua la foule à la tribune : « Vichyssois, vous êtes des cons, parce que vous oubliez avoir été des Vichyssois du temps de Pétain, vous êtes des dégueulasses. » !
Même si elle transparaît peu dans ses romans, « l’amitié aura été son manteau ». À celle qui deviendra sa seconde épouse, il déclarait : « Je ne vous ferai pas vivre dans le luxe, mais je vous ferai connaître mes amis », sa vraie richesse. Quand on compte parmi eux, toutes époques et genres confondus, Voltaire, Jules Renard, Marcel Aymé, Paul Morand, Roger Nimier, le cycliste Jacques Anquetil et le rugbyman Guy Boniface, « c’est qu’on est soi-même capable d’inspirer des sentiments chaleureux et durables ».
Je saisis son immense talent lorsque je besogne devant mon clavier pour vous livrer mes petits carnets de vie ; lui, il s’arrêtait de boire et, reclus dans une chambre d’hôtel ou au fond d’un café, il rédigeait sans brouillon, d’une belle écriture calligraphiée sur un cahier d’écolier, pendant vingt-huit jours au-delà desquels il remisait son crayon gras, ce qui explique parfois les fins bizarres de ses romans.
Je vous encourage vivement à découvrir sa plume brillante et délicieuse en vous procurant pour une trentaine d’euros ses œuvres presque intégrales dans la collection Bouquins chez Robert Laffont ou à défaut quelques uns de ses romans édités en Livre de Poche ou chez Folio.

bancblog.jpg

coupoleblog.jpg

Je pourrais m’asseoir sur un des bancs de pierre en forme de livre ouvert dans le tranquille square Gabriel Pierné, à l’ombre de la coupole de l’Académie et, intarissable sur le sujet, poursuivre mes propos laudateurs sur ce génial « flâneur de la rive gauche ».
Il aurait adoré justement entrer à l’Académie française mais, disait-il malicieusement , « il y a cinq cafés entre mon appartement et l’institut, je n’y arriverai jamais. L’habit vert m’irait extrêmement bien mais comme j’habite à cent cinquante mètres, je laisserais mon épée dans le premier bistrot, mon bicorne dans le second et j’arriverais en caleçon là-bas » !
« Son » ami Voltaire écrivit : « L’Académie française est l’objet secret des vœux des gens de lettres ; c’est une maîtresse pour laquelle ils font des chansons et des épigrammes jusqu’à ce qu’ils aient obtenu ses faveurs, et qu’ils négligent dès qu’ils en ont la possession ». Recalé en 1732, il y entra finalement quatorze ans plus tard.
Pour la postérité, Voltaire a donné son nom, à Paris, à un grand boulevard, une place, une station de métro et sa statue trône dans le minuscule square Honoré Champion juste derrière la vénérable assemblée où siègent les quarante « immortels » parmi lesquels un pseudo prétendu amant de la princesse Lady Diana ! Revêtu d’une cape, il tient dans ses mains le Dictionnaire philosophique du Siècle des Lumières.

voltaire2bisblog.jpg

Blondin connut évidemment celle en bronze du sculpteur Caillé, inaugurée en 1885 sur le quai Malaquais et refondue en 1942. Au lendemain de la guerre, l’État français passa commande d’une nouvelle effigie en pierre auprès de Léon Drivier qui devait être reposée sur l’ancien socle. D’oiseuses considérations esthétiques et politiques reléguèrent finalement en 1962 ( !) l’ermite de Ferney, plus en retrait, dans son coin de verdure confidentiel.

montesquieubisblog.jpg

Il y a pour compagnon Charles-Louis de Secondat, baron de la Brède et de Montesquieu, avec lequel il s’entretient peut-être de son essai sur le Goût de l’Encyclopédie dont il acheva la rédaction après sa mort :
« Lorsque nous trouvons du plaisir à voir une chose avec une utilité pour nous, nous disons qu’elle est bonne ; lorsque nous trouvons du plaisir à la voir sans que nous y démêlions une utilité présente, nous l’appelons belle. »
Saviez-vous mesdames que lorsque certains parlent de vous avec goujaterie, ils citent Montesquieu en toute ignorance probablement !

voltaireplaqueblog.jpg

À quelques dizaines de mètres de là, une plaque apposée sur la façade d’un vieil immeuble aujourd’hui restaurant, témoigne que Voltaire y naquit et mourut. Juste à côté, se trouve l’hôtel du quai Voltaire cher à Blondin. Quelques vers tirés du poème Le crépuscule du matin dans Les Fleurs du Mal, rendent hommage à Charles Baudelaire qui y séjourna également :

« L’aurore grelottante en robe rose et verte
S’avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux. »

À un jet de pierre, deux agents de la paix en faction gardent l’entrée d’un hôtel particulier où réside Jacques Chirac ex président de la République. J’ignore s’il s’agit d’un clin d’œil à son goût prononcé pour cette bière mexicaine mais presque en face, de l’autre côté de la Seine, une brasserie a pour enseigne Le Corona !

« La vie c’est du théâtre et des souvenirs
Et nous sommes opiniâtres à ne pas mourir
À traîner sur les berges venez voir
On dirait Jane et Serge sur le pont des arts »
Rive gauche à Paris … »

Alain Souchon ne croit pas si bien dire. En effet, à quelques pas de son domicile à la façade toujours taguée d’hommages, Gainsbourg est là au bord de la Seine, fumeur de gitanes sur une colonne Morris, un de ces supports d’affichage créés en 1868 par l’imprimeur Gabriel Morris.

sergejaneblog.jpg

gainsbourgbisblog.jpg

Je ne comprends d’ailleurs pas trop la folie éditoriale à laquelle nous assistons ces jours-ci avec la sortie quasi simultanée de plusieurs films et ouvrages. Certes, quand on aime, on ne compte pas, dit l’adage mais à vouloir dans une stratégie de communication, devancer la concurrence, on célèbre plus d’un an avant, le vingtième anniversaire de la disparition de l’homme à la tête de chou survenue le 2 mars 1991 !
On situe symboliquement sur ce pont en 1963, le passage du petit pianiste du cabaret de travestis Milord l’arsouille au pied de la butte Montmartre, de l’autre côté du fleuve, à Saint-Germain des Prés, au bras de La Javanaise qu’il écrit pour Juliette Gréco, l’égérie de Boris Vian.

pontdesartsblog4.jpg

Me voici au pied des marches du pont des Arts, but ultime de ma déambulation : « Ce lieu du monde, unique et prestigieux, qui hantait ses pensées, nourrissait ses rêves, exaltait son âme : le pont des Arts. » Cette citation extraite de sa nouvelle La Marche à l’Étoile, est gravée à la mémoire de l’écrivain et grand résistant Jean Bruller connu sous le pseudonyme de Vercors du nom d’un massif montagneux et d’un célèbre maquis. Il créa les Éditions de Minuit où il publia son œuvre majeure Le Silence de la mer, le plus beau livre de la France occupée.

pontdesarts14blog.jpg

En fait de pont, il s’agit d’une passerelle réservée aux piétons, construite entre 1801 et 1804, à la demande de Bonaparte alors premier consul. Rappelez-vous Victor Hugo naissait : « Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte/Déjà Napoléon pointait sous Bonaparte,/Et du premier consul, déjà par maint endroit,/Le front de l’empereur brisait le masque étroit. » !
Bref, le dit « masque étroit » souhaitait que Paris posséda un pont métallique à l’instar de celui de Colebrockdale en Angleterre, premier du genre. Ainsi l’ouvrage de commande reliait le palais des Arts, aujourd’hui musée du Louvre, à l’école des Beaux Arts installée dans l’ancien collège des Quatre-Nations, aujourd’hui l’Institut.
Surélevé par rapport au niveau des quais, aménagé d’arbustes, de bacs à fleurs et de bancs, il offrait l’aspect d’un jardin suspendu. Comme beaucoup d’autres ponts de Paris à l’époque, pour le franchir, il fallait s’acquitter d’un droit de péage d’un sou.

pontdesarts4.jpg

pontdesarts10blog.jpg

Bien que cela n’ait absolument aucun rapport, notre impayable Antoine Blondin, au temps où il occupait une chambre du très chic hôtel du quai Voltaire, eut la farceuse idée de parier douze bouteilles de champagne avec un couple de richissimes sud-américains rencontré évidemment au bar de l’établissement, qu’il pouvait traverser la Seine sans se mouiller les pieds. Pari conclu, il emprunta tout simplement, avec son ami Albert Vidalie, le pont des Arts devant les yeux ébahis des deux touristes incrédules qui s’acquittèrent volontiers de leur dette pétillante… bue sur le champ !
À l’origine, la passerelle comportait neuf arches en fonte avant qu’en 1852, deux d’entre elles côté rive gauche fussent réunies en une seule, suite à des travaux d’élargissement du quai Conti. Fragilisé par des bombardements puis plusieurs collisions de barges, le pont fut fermé à la circulation piétonne au début des années 1970 avant carrément de s’effondrer sur une soixantaine de mètres en 1979. Il est reconstruit entre 1981 et 1984 en respectant globalement l’aspect d’antan. Cependant, il ne possède plus que sept arches désormais en acier, supportant un tablier en bois d’une largeur de onze mètres.

pontdesartsblog2.jpg

pontdesartsblog5.jpg

 

Fidèle à son nom, il attire peintres et photographes, professionnels ou amateurs, inspirés par les perspectives harmonieuses du fleuve vers le Pont Neuf, et des monuments à ses extrémités. Qui a flâné le long des bouquinistes proches, n’a pas vu au moins une fois le célèbre cliché de Henri Cartier-Bresson représentant le père de l’existentialisme Jean-Paul Sartre sur le pont désert par une journée brumeuse ; de même celle du fox-terrier intrigué par Robert Doisneau.

doisneaublog.jpg

pontdesarts12blog.jpg

pontdesarts13blog.jpg

Les amoureux des arts mais aussi les amoureux tout court foulent volontiers les planches sacrifiant à un rite très ancien remis au goût du jour depuis la sortie d’un best seller italien dans lequel les deux héros, pour sceller leur amour, accrochent un cadenas gravé de leurs noms à un lampadaire du pont Milvio à Rome avant de jeter la clé dans l’eau du Tibre. Et le premier spécimen de ces lucchetti, les cadenas d’amour, sur lequel je tombe, je vous le donne en mille, affiche mes trois initiales ! Sans doute, le fait d’une lectrice enflammée tombée en pâmoison devant l’auteur de ce blog ! Je peux rêver un instant non ? Et si pour une fois, l’enfer, c’était (pour) les autres !

cadenasblog1.jpg

cadenasblog11.jpg

cadenasblog13.jpg

 

La symbolique originelle est un peu différente des initiales et des cœurs que les adolescents creusent dans l’écorce des arbres ; le cadenas oppose en principe son acier indestructible à l’inconstance des amants et aucun éventuel autre prétendant ne pourra retrouver la clé emportée par les eaux du fleuve. Il y a bien quelques cadenas à combinaison mais la loi des probabilités ne devrait pas entamer la sérénité des jeunes gens épris !

cadenasblog10.jpg

cadenasblog15.jpg

Ich liebe dich, I love you, te quiero, ti amo, ya tibya loublyou (c’est du russe), l’amour se décline ici en toutes les langues ; j’aurais pu au temps de mon aventure mexicaine, graver jag älskar dig pour les beaux yeux d’une suédoise mais … il n’y a pas de pont à Mexico City, on va raconter l’histoire ainsi !
Abus, Master, Unity, je souris aux connotations engendrées par les marques des cadenas. Avec humour, l’un d’eux prône l’amour vache, un autre d’un touriste brésilien honore l’amour du football et du club carioca de Flamengo.

cadenasamourvacheblog.jpg

cadenasfootblog.jpg

Au bout du pont, rive gauche oblige, je fais demi tour afin de ne pas être hors sujet ! Droit vers l’Institut de France qui abrite cinq académies : l’Académie française fondée en 1635 par le cardinal de Richelieu ; l’Académie des inscriptions et belles-lettres, l’Académie des Sciences, l’Académie des Sciences morales et politiques et l’Académie des Beaux-Arts.

academieblog3.jpg

L’Institut ne s’est installé en ces lieux qu’en 1805, investissant alors les locaux du collège des Quatre-Nations édifié entre 1662 et 1688 selon les vœux testamentaires de Mazarin.
Le cardinal avait souhaité la fondation de cet établissement destiné à l’instruction gratuite de soixante écoliers étrangers, enfants de gentilshommes, originaires des quatre « nations » rattachées à l’obédience royale par le traité de Westphalie (1648) et la paix des Pyrénées (1659) : Flandres-Artois, Alsace, Roussillon-Cerdagne, le territoire dauphinois de Pignerol.
Avec son institut d’assimilation nationale, Mazarin, il y a trois siècles et demi, suggérait quelques idées à nos gouvernants englués si médiocrement dans leurs problèmes d’identité et d’identification nationales. Mais il est vrai qu’ils connaissent mal l’Histoire au point même d’envisager de rayer cette discipline de certains programmes scolaires !

sinehebdoblog.jpg

Colbert désigne Le Vau, premier architecte du roi, qui souhaite inscrire le collège dans un vaste ensemble monumental incluant aussi le Louvre. Dans le projet, figurait la construction d’un pont reliant les deux édifices. Ainsi le pont de la Paix en référence à la Paix des Pyrénées signée peu avant, est en quelque sorte, l’ancêtre virtuel de l’actuelle passerelle des Arts.
Louis Le Vau pour mener à bien sa tâche, doit aussi composer avec le tracé sinueux de la berge et la présence de la célèbre Tour de Nesle intégrée à l’ancienne enceinte de Paris édifiée au XIIIème siècle. Alexandre Dumas dans sa pièce de théâtre éponyme ainsi que Maurice Druon, « immortel » récemment décédé, dans sa saga des Rois maudits, ont popularisé les orgies et les meurtres perpétrés par la reine Marguerite de Bourgogne. Les parties fines de sa majesté et de ses belles-sœurs, toutes trois brus de Philippe le Bel, s’achevaient funestement pour leurs amants d’un soir qu’elles ficelaient dans un sac avant de les précipiter dans la Seine.
La troupe des Monty Python qui prend avec tant de talent des largesses avec la vérité historique, pourrait imaginer une séquence de film dans laquelle, au petit matin, les amoureux du pont des Arts verraient flotter sous leurs pieds quelques sacs de jute jetés de la tour en amont !

« …Semblablement, où est la reine
Qui commanda que Buridan
Fût jeté en un sac en Seine ?
Mais où sont les neiges d’antan ? … »

Souvenez-vous au collège, le vôtre pas celui de Mazarin, de la Ballade des dames du temps jadis dans laquelle nous emmenait François Villon avant que Georges Brassens ne la chantât.
Le sieur Buridan, philosophe et docteur en scolastique dont, ce n’est pas le moindre des paradoxes, on connaît mieux l’âne, accusé légendairement d’avoir eu un commerce coupable avec la reine nymphomane, ne dut son salut qu’à ses élèves qui positionnèrent en contrebas de la tour, une barque de foin pour amortir la chute.
Je quitte l’âne, un instant, pour retrouver Le Vau qui flatta probablement les origines italiennes de Mazarin, avec son projet d’inspiration indiscutablement romaine et l’architecture de la place en hémicycle, accessible par trois guichets, la chapelle au centre, et les ailes basses en quart de cercle.

acadmieblog1.jpg

acadmieblog2.jpg

C’est sous la Coupole de la chapelle que siègent aujourd’hui les académiciens lors des séances solennelles d’intronisation.
Le cardinal Mazarin légua par testament sa très riche bibliothèque au collège des Quatre-Nations. Plus de trois siècles après, la bibliothèque Mazarine, la plus ancienne bibliothèque publique de France, occupe toujours l’aile est de l’Institut. Vous savez aussi désormais pourquoi un ancien chef d’état amoureux des belles lettres, appela sa fille du nom de cet édifice.
Tout près de là, le marquis de Condorcet, autre grand penseur du XVIIIème siècle, secrétaire de l’Académie française et de celle des Sciences, médite devant le défilé des touristes et des automobiles sur le quai Conti.

condorcetblog.jpg

Précurseur de Jules Ferry avec ses travaux et réflexions sur l’instruction publique, rédacteur de l’article De l’admission des femmes au droit de cité dans lequel il est favorable à ce qu’elles votent (ce n’était pas gagné, il faudra attendre … le 21 avril 1944 !), théoricien des systèmes de votes (sans tripatouillage et découpage des circonscriptions !), auteur de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, que doit-il penser du spectacle souvent affligeant que nous lui offrons en ce début de vingt et unième siècle ?
Lors des cérémonies du Bicentenaire de la Révolution, François Mitterrand honora la mémoire de Condorcet en transférant ses cendres au Panthéon, de manière symbolique car nul ne savait plus où il reposait. En effet, proscrit sous la Terreur, arrêté et emprisonné à Bourg-Égalité (aujourd’hui Bourg-la-Reine), le marquis s’empoisonna probablement dans sa cellule pour échapper à l’échafaud en mars 1794 et fut inhumé et jeté dans la fosse commune du cimetière désaffecté depuis longtemps. Il ne faisait pas trop bon bien penser en ce temps-là ; nous sommes en progrès sur ce plan, du moins dans nos contrées !

« Si, par hasard
Sur l’Pont des Arts
Tu croises le vent, le vent fripon
Prudence, prends garde à ton jupon
Si, par hasard
Sur l’Pont des Arts
Tu croises le vent, le vent maraud
Prudent, prends garde à ton chapeau… »

Ce n’est pas le vent mais une bise glaciale qui me chasse en cette fin d’après-midi. Comme chemin du retour, prends-je à nouveau la rue Mazarine ou la rue de Seine ? Me voilà indécis devant ce futile dilemme semblable à celui que l’âne de Buridan poussa tellement à l’absurde qu’on le connaît sous le nom de paradoxe : il mourut de soif pour n’avoir su choisir entre son picotin d’avoine et son seau d’eau !
Étant là à vous écrire, vous avez compris que je suis sorti de mon embarras … en empruntant la rue de Seine également bordée de nombreuses galeries d’art. Au passage, je jette encore un œil à Carolina, une élégante sculpture en bronze dans le square Gabriel Pierné. Peut-être subjugué par le déhanché de la danseuse, un cantonnier, à défaut de cadenas, lui a lié les pieds avec un ruban de signalisation pour travaux !

carolinablog.jpg

Léo Ferré fredonne dans ma tête :

« …Vous qui passez rue de l’Abbaye,
Rue Saint-Benoît, rue Visconti,
Près de la Seine
Regardez le monsieur qui sourit
C’est Jean Racine ou Valéry
Peut-être Verlaine
Alors vous comprendrez
Gens de passage
Pourquoi ces grands fauchés
Font du tapage
C’est bête,
Il fallait y penser,
Saluons-les
À Saint-Germain-des-Prés. »

ruedeseineblog.jpg

Publié dans:Ma Douce France |on 18 janvier, 2010 |Pas de commentaires »

Jours de fête … Du musée des arts forains au Grand Palais

chevauxblog1.jpg

Trois chevaux de bois piaffant à l’entrée du musée des arts forains me rappellent ceux juchés sur la roulotte derrière laquelle sautille de bonheur un enfant en ouverture de Jour de fête, le savoureux film de Jacques Tati : les forains débarquent au cœur d’un été des années 1940 pour la fête annuelle d’un petit bourg de la France profonde.
Ce dimanche de septembre, ça va être la fête à Bercy et la file d’attente s’allonge devant les anciens entrepôts de vin où un antiquaire passionné, Jean-Paul Favant a installé depuis 1996 ses magnifiques collections d’art forain. Les occasions de les admirer sont rares car ce musée pourtant magique n’est pas ouvert au public sauf pour des visites de groupes sur demande et quelques réceptions d’entreprises. A la faveur des journées du patrimoine, petits et surtout grands frétillent donc à l’idée de remonter le temps et de goûter au charme suranné d’une fête foraine d’antan. Dans la cour, sommeille une roulotte en tout point semblable à celles qui sillonnaient alors nos provinces.

roulotteblog.jpg

Nul besoin d’interminables conciliabules comme pour dresser le chapiteau sur la place du village de Sainte-Sévère, décor du film de Tati, ici le lieu n’a de musée que le nom, il n’y a ni sens de visite ni vitrines, nous pouvons toucher les objets précieux et même monter gratuitement sur les manèges d’époque. A l’entrée, des messieurs en redingote et haut-de-forme nous accueillent puis une charmante hôtesse nous abreuve avec clarté d’une foule d’informations que ma curiosité ne soupçonnait même pas.

orgueblog.jpg

Allez, roulez jeunesse de 7 à 77 ans ! Je retrouve soudain les joies de mon enfance au temps de la fête Brévière (du nom d’un enfant du pays Louis-Henri, graveur de renommée internationale du XIXème siècle) installée peu après la rentrée des classes sur la place de mon bourg natal de Normandie, de la foire Saint-Romain à Rouen, la seconde fête foraine de France, qui se tenait de la fin octobre à la fin novembre, sur les boulevards et la place du Boulingrin avant d’émigrer en 1983 sur les quais de la rive gauche de la Seine. Ma chère maman égrenait des souvenirs émerveillés de cette manifestation qu’elle avait beaucoup fréquentée dans sa propre jeunesse accompagnée de ses parents et de ses sœurs.
Depuis le Moyen Age, si la foire vient du latin feria, jour férié ou jour de fête, la fête foraine est souvent liée au calendrier religieux. Ainsi, Saint Romain, évêque de Rouen au VIIème siècle, est associé à la légende de la gargouille, une espèce de dragon qui hantait les prés Saint-Gervais ; imaginez ma frayeur rétrospective ayant séjourné dans ce quartier durant mes études secondaires ! L’évêque intrépide se mit en tête de terrasser le monstre avec l’aide d’un condamné à mort auquel on promit la vie sauve en cas de succès. La « Gargouille » fut capturée puis brûlée vive (on brûle beaucoup à Rouen !) et le prisonnier libéré. Le bon roi Dagobert accorda alors à l’évêché de Rouen le droit de libérer un criminel une fois par an.
Jadis donc, en souvenir des services légendaires rendus par Saint Romain, le prisonnier délivré brandissait devant le palais des ducs de Normandie, la fierte c’est-à-dire la châsse dans laquelle étaient conservées les reliques du saint.
L’événement attirait une foule importante parmi laquelle des fermiers, des baladins, des conteurs d’histoire, des faiseurs de tours, des montreurs d’animaux : la foire Saint-Romain était née quoiqu’on parla encore longtemps de foire du Pardon. Par la suite, une grande vente de chevaux, bœufs, vaches et moutons se tint chaque 23 octobre, le jour de l’ouverture.
Un acte authentique atteste la présence de Jean-Baptiste Poquelin à Rouen, le 3 novembre 1643. On peut imaginer que le futur grand Molière fit ses premiers pas sur les planches avec la troupe L’Illustre Théâtre durant la foire.
Au fil des siècles, s’efface le caractère religieux de l’événement qui devient un moment de commerce et d’échanges économiques importants. Ainsi, la Louée en Berry, évoque le rassemblement d’ouvriers agricoles en quête d’embauche.
Au XIXème siècle, les spectacles forains tels que théâtres ambulants, parades équestres, ménageries, musées de curiosités anatomiques, s’émancipent et la fête foraine se distingue de la foire commerciale.
La kermesse jouit aussi d’un caractère spirituel et était célébrée chaque année pour commémorer la consécration de l’église. Ce jour-là, les fidèles affluaient pour gagner des indulgences. De même, la ducasse du nord trouve son origine dans les dédicaces que les croyants organisaient pour honorer leurs saints patrons.
Les fidèles trouvaient là l’occasion de se divertir et il ne fallut pas longtemps pour que les réjouissances relèguent au second plan la signification religieuse de ces rassemblements. D’ailleurs, devant l’engouement populaire, la réglementation que les kermesses se déroulassent le même jour, le second dimanche après Pâques, tomba en désuétude afin que chacun puisse s’amuser à celles des villages proches.

chevauxblog2.jpg

chevauxblog6.jpg

Je me retrouve dans une semi pénombre qui concourt à l’atmosphère de merveilleux. Aux murs ou sur des socles, de magnifiques chevaux de bois peint paradent dignes de véritables statues équestres. Ils témoignent de l’art forain qui fait appel à une multitude de corporations d’artisans au talent d’artistes comme Gustave Bayol, Limonaire et la famille Devos.

chevauxblog3.jpg

chevauxblog5.jpg

chevauxblog4.jpg

Heureusement, à l’âge d’or des manèges, n’existaient pas encore les technocrates de Bruxelles qui ont la triste et ridicule tendance de tout uniformiser à coup de décrets et réglementations. Ainsi, le cheval de bois britannique incline sa tête vers la gauche et possède une queue en bois tandis que son homologue allemand et européen tourne son museau à droite et est doté d’une queue en crin naturel, je vous en expliquerai la raison ultérieurement. Nos amis anglais ont toujours eu l’âme singulière !

paraventblog.jpg

Les rires des enfants fusent devant le spectacle hilarant de leurs parents qui glissent leur visage au-dessus de caricatures grotesques peintes sur des panneaux en toile ou bois.
Grands et petits s’esclaffent devant les miroirs déformants.
Etonnamment, on retrouve ici un peu de l’esprit originel de la fête foraine d’antan du milieu du XIXème siècle aux années folles d’après la première guerre mondiale, qui servait d’exutoire aux jeunes et anciens, toutes classes sociales confondues, avant l’avènement de la télévision. Bourgeois, ouvriers, gens du monde, militaires, nounous, julots et grisettes venaient s’y encanailler.
Je m’inquiète d’un attroupement autour d’un curieux manège de vélocipèdes datant de 1897 mû uniquement par la vitesse de pédalage des cyclistes de fortune.
Je tends l’oreille pour écouter une guide distinguer les manèges, constitués d’un plateau circulaire tournant horizontalement, des attractions mobiles telles que grande roue, balançoires et autres chenilles.
Ce sont des hommes ou de vrais chevaux les yeux bandés, placés dessous qui entraînent les premiers manèges au début du XIXème siècle. Le progrès technique aidant, à partir des travaux des britanniques Soames puis Savage, une machine à vapeur les entraîne à partir de 1880 avant que la fée électricité ne prenne le relais au début du siècle dernier.

mangevlosblog.jpg

Ce matin, c’est à la force des jarrets que les grands entraînent leur progéniture dans une folle sarabande, juchés sur des vélocipèdes. Nul besoin d’EPO, plus on est nombreux, plus on va vite ! Pour freiner, il suffit de poser les pieds sur une petite plate-forme située devant le cycle. Et manège anglais oblige, on tourne dans le sens des aiguilles d’une montre. Votre sens de l’observation est-il si aiguisé pour avoir remarqué que la rotation des manèges européens à l’exception de ceux de la perfide Albion, s’effectue dans le sens inverse ? Vous saisissez désormais le motif des différences d’orientation du port de tête des chevaux afin qu’elle soit toujours inclinée vers le public.
Les manèges témoignent de l’esprit forain à l’écoute des nouvelles inventions, de l’actualité et des modes. Aux chevaux de bois succèdent les bicyclettes puis les automobiles et plus tard encore les trains, les avions voire les fusées. Il y a à la naissance de l’automobile, plus de véhicules sur les manèges que circulant sur les routes.

autoblog.jpg

avionblog.jpg

On peut admirer de-ci delà de superbes pièces de ce patrimoine populaire, ainsi des animaux exotiques, lions, tigres, girafes, liés à l’histoire coloniale et à l’essor des ménageries de cirque. Avec les animaux de la ferme, on peut faire quelques tours de vache ou de cochon !
Quelques héros des premiers films de Walt Disney sont également à l’honneur.

lionblog.jpg

cochonblog.jpg

lapinblog.jpg

popeyeblog.jpg

Les grands manèges étaient réservés aux adultes et ce n’est qu’à partir de 1900 que se développent ceux spécifiques aux enfants.
Ces manèges sont souvent des monuments d’art avec leurs plafonds fastueux richement ornés de peintures et sculptures, parfois sur deux étages comme dans les carrousels.
Toulouse-Lautrec décora la baraque de La Goulue, célèbre danseuse du Moulin Rouge devenue dompteuse foraine.
Pour accroître leur pouvoir attractif, on associait autrefois aux chevaux de bois, un exercice inspiré de l’ancien jeu de la bague au cours duquel il fallait saisir des anneaux disposés à l’extérieur du cercle. Il s’agit de l’ancêtre du fameux pompon que le chef de manège agitait au-dessus de nos têtes et qui nous offrait un tour gratuit lorsque nous le décrochions. Dans ma naïveté enfantine, je ne comprenais pas qu’avec ma grande taille, je ne gagnasse pas à tout coup !

balanoireblog.jpg

Dans la salle voisine, je reconnais les balançoires en bois de mon enfance, à l’arrêt devant un décor vénitien. Il y a même dessous la longue planche que le forain actionnait pour nous freiner et nous immobiliser. A deux, un peu intrépides, nous tirions fort sur les tiges de la nacelle pour qu’elle s’élève jusqu’au sommet du portique quitte à ce qu’elle hésite là-haut quelques secondes avant de replonger. Frissons garantis ! … Et puis cela permettait aussi de regarder sous les jupes des filles !
Non loin de là, sont ouverts quelques stands de jeu, ici pour exercer sa force et faire valoir ses biscoteaux en frappant violemment une tête de turc et faire dévier le plus possible l’aiguille d’un cadran gradué, là pour mesurer son adresse au chamboule tout et au jeu de massacre.
Même gamin, mon envergure constituait un atout non négligeable pour dégommer les pyramides de boîtes de conserves à l’aide de balles en chiffon. Avec mon cousin, nous jouions sans modération pour rafler le gros lot et rapporter avec fierté à nos parents ou à notre grand-mère … une bouteille de mousseux ! Nul doute que si nous faisions le compte des parties, cela mettait un crémant médiocre et tiède au prix d’un excellent champagne ! … C’est sans doute ce qu’on appelle la soif de vaincre !
Le jeu de massacre avec l’aide des mêmes balles en chiffon ou de flèches, constituait un défouloir pour se révolter en toute impunité contre l’ordre établi, maréchaussée ou hommes politiques ; ici, ce sont Ribouldingue, Filochard, Croquignol, les héros de la célèbre bande dessinée des Pieds Nickelés parue pour la première fois dans la revue L’Épatant en 1908, qui sont la cible des tirs nourris. Les personnages permettent de dater l’ancienneté des stands et de révéler les « têtes de turcs » à la mode selon les époques.

piedsnickelsblog.jpg

Imaginez avec quelle jubilation je m’efforcerais d’abattre les caricatures de Sarkozy, Besson ou Hortefeux ! D’autres se délecteraient de terrasser les éléphants … du Parti Socialiste, d’ailleurs, cela pourrait être un mode de « primaire » guère plus farfelu qu’un autre pour désigner le futur candidat aux prochaines élections présidentielles !
Attention cependant car un journaliste irakien a appris à ses dépens qu’on ne pouvait tirer impunément avec sa paire de chaussures sur une cible vivante telle que l’ancien président Bush !
Plus loin, une vingtaine de concurrents attendent le départ de la course des garçons de café ; au signal, ils lancent des boules dans des trous faisant avancer ainsi leur garçon tenant son plateau, du nombre de points correspondant au trou atteint.

garoncafsblog.jpg

L’heure tourne mais je répugne à quitter ce lieu empreint de poésie à mille rêves des aspects trop mercantiles des fêtes d’aujourd’hui. La fête continue dehors dans les allées pavées des anciens chais, sillonnées encore des rails des wagonnets. Après toutes ces émotions, les enfants souhaitent goûter aux douceurs incontournables de toute vraie fête foraine d’autrefois digne de ce nom : cochons en pain d’épice, guimauve, barbe à papa.

barbepapablog1.jpg

barbepapablog2.jpg

La tradition foraine du pain d’épice remonte au Xème siècle. Il se décline sous des formes variées, ainsi au XIXème siècle, on le trouve en galette, couronne, ou en silhouettes humaines ou animales. Les marmots et leurs parents mordent alors à pleines dents les hommes politiques et les militaires à la mode. Puis vint le temps du cochon porte-bonheur sur lequel le vendeur dessinait le prénom souhaité d’un mince filet de crème.
Il y a aussi la friture sucrée avec les crêpes, les gaufres parisiennes ou bruxelloises, les churros, les croustillons hollandais, ces petits beignets en pâte sucrée … et puis la coquine pomme d’amour réminiscence lointaine du péché originel.
Au fond d’une cour, le fronton d’une ancienne baraque foraine rappelle aussi les spécialités régionales, le nougat de Montélimar, le sucre d’orge de Rouen.
Les forains furent les précurseurs des grandes foires commerciales de maintenant. Désireux d’informer et d’étonner toujours leur public, ils vulgarisaient aussi les nouveautés technologiques telles la photographie et le cinéma.

photographeblog.jpg

Au début du XIXème siècle, grâce aux panoramas optiques, les visiteurs découvrent au travers d’un hublot de verre grossissant, des images stéréoscopiques de merveilles exotiques ou de scènes grivoises. Lanternes magiques et théâtres d’ombres chinoises sont aussi très prisés. Avec l’avènement du cinéma en 1895, bientôt les forains projettent de courts films sautillants qui ravissent les spectateurs. Selon les procédés de projection, les appellations fantaisistes du cinématographe dans les fêtes varient : Vitagraphe, Bioscope, Lumicycle (où il faut pédaler !), Chromophone … En 1906, il existe une baraque de projection de trente mètres de long baptisée humoristiquement le « Lentiechtrochromomimocoliserpentographe » !
Souvenez-vous que dans le film de Tati, c’est lors de la projection d’un documentaire sur le mode de distribution du courrier aux Etats-Unis que François le facteur découvre la « tournée à l’américaine ».

joursdeftesblog.jpg

« Jours de fêtes » au Grand Palais, offrent l’occasion le jour de Noël d’un nouveau bain de jouvence dans les flonflons de la fête foraine. L’endroit n’est nullement anachronique puisque le Grand Palais des Beaux-Arts fut édifié à partir de 1897 pour l’exposition universelle de 1900 afin d’accueillir de grandes manifestations artistiques et des salons commerciaux. Je me souviens de ma petite enfance où accompagné de mes parents, je me promenais dans ses allées, les yeux grands ouverts, lors du salon de l’automobile et celui des arts ménagers. La télévision ne nous abrutissait pas encore de publicité et la société de consommation n’en était qu’à ses balbutiements.
A l’occasion de cette exposition universelle, la fête foraine affirme sa vocation de divertir avec des animations issues de la révolution industrielle et installe pour la première fois une grande roue inventée pour une manifestation identique à Chicago en 1893.
Aujourd’hui, à deux cents mètres de l’impressionnante grande roue qui scintille de mille feux devant l’obélisque, place de la Concorde, une autre haute de trente-trois mètres flirte avec le toit de la coupole du Grand Palais.

verrireblog2.jpg

Dès l’entrée dans la grande nef longue de deux cents mètres, la magie du lieu et l’esprit de la fête opèrent : la vision est féérique avec tous les manèges et attractions tournoyant sous l’enchevêtrement des charpentes métalliques vert réséda pâle (couleur identique à celle utilisée en 1900 par la maison Ripolin !) et la verrière nimbée du ciel bleu d’hiver. Sphères, cercles, courbes, tangentes, sécantes, une festive leçon de géométrie euclidienne !

verrireblog1.jpg

Je me dirige en face vers le paddock, curieuse appellation en ce lieu, que justifie une ribambelle de chevaux de bois enfuis des carrousels, enjambant les balustrades des galeries supérieures. Le musée des arts forains y a, en effet, transféré pour la circonstance quelques uns de ses plus beaux joyaux.

chevalblog9.jpg

chevalblog10.jpg

chevalblog11.jpg

Clin d’œil aussi aux concours des salons de la Société hippique qui se tinrent ici de 1901 à 1937 ! De même un éléphant indien aussi vrai que naturalisé pourrait nous conter quelques souvenirs de l’exposition coloniale de 1937 à laquelle il participa de son vivant.

elephantblog2.jpg

Au pied de l’escalier monumental très kitsch, je retrouve la pimpante roulotte entrevue au musée. Esquisse de camp gitan devant lequel chaque jour des artistes tels Thomas Dutronc et Sanseverino rendent hommage à la musique manouche. Cela me rappelle un concert de rue improvisé par Sanseverino quand il était le soliste du groupe des Voleurs de poules, un vocable souvent attribué injustement aux forains.
Au fond de la nef, les amateurs de sensations fortes jubilent à L’Extrême, une attraction avec des plongées en chute libre, la tête à l’envers. Malgré tout, quelques japonais en goguette commencent à rire jaune !

extrmeblog2.jpg

A proximité, des émotions d’un autre ordre nous attendent au manoir fantôme. Lors de notre effrayante déambulation, surgissent intempestivement sorcières, monstres et animaux peu sympathiques. C’était l’occasion autrefois de prendre la main de la petite copine morte de peur voire de lui voler un bisou dans la pénombre.

fantmeblog.jpg

Les fêtes les plus importantes proposaient des entresorts, on entre et on sort rapidement d’une baraque où nous pouvions satisfaire notre curiosité en découvrant un « phénomène de foire ». Dans cette galerie de « monstres », le géant Atlas conquit une réputation mondiale. Je me souviens d’avoir été impressionné alors par le fakir Burma qui s’exhibait dans une vitrine de verre, allongé sur un tapis de clous au milieu de reptiles en apparence redoutables.

poussepousse4.jpg

À l’ombre de la grande roue, voltige un pousse pousse, réplique exacte d’un de mes manèges préférés de mon enfance malgré mon vertige. Émotion et joie m’étreignent car je n’en n’avais pas revu depuis plusieurs décennies. Oiseaux volants non identifiables sous l’effet de la force centripète, petits et grands piaillent dans l’immense volière. Cela me rappelle lorsque tournoyant, les pieds dans le vide sur nos chaises volantes, nous redoutions à chaque passage de nous écraser contre la façade de la mairie de mon village.

poussepousseblog2.jpg

poussepousseblog1.jpg

poussepousseblog3.jpg

Il y a l’inévitable coin des loteries et des stands pour tester son adresse, ici une balle au fond du pot à lait et vous repartez avec une grosse peluche. Ainsi, chez moi, depuis que cinq anneaux encerclèrent une bouteille, un énorme Mickey attend régulièrement sur son lit la venue d’une petite fille qui, alors haute comme trois pommes, le ramena, radieuse et fière lors d’une fête à Neuneu. C’est d’ailleurs l’un des élèves d’une étrange classe que j’avais évoquée dans un billet du 9 décembre 2007 Thank you very much Monsieur Trenet !
À propos, communication oblige, on a rebaptisé « Fête au bois », cette fête à Neuneu qui se tient traditionnellement dans le bois de Boulogne. L’heureux concepteur de cette trouvaille publicitaire sait-il qu’il y a encore quelques années, aller faire la fête au bois consistait en de drôles de manèges automobiles et des attractions licencieuses ?
Premiers bisous sous la toile de la chenille, premières bastons dans les autos tamponneuses ! Antan, nous y réglions quelque suprématie entre camarades de classe. Ici, les enfants s’esclaffent quand ils percutent l’engin des grands-parents.
Souvent, la fête patronale s’achevait avec un feu d’artifice. Chez moi à Forges-les-Eaux, pour clôturer la fête, il était d’usage d’inviter un aéronaute pour effectuer un envol en ballon sphérique depuis la place Brévière. Dans les années 1950, c’était même un forgion de souche Monsieur Marcel Leroux qui assurait le spectacle à bord de son ballon Le Roulis. Je me souviens du lent gonflage avec des bouteilles d’hydrogène avant qu’enfin, la montgolfière s’élève sous nos yeux ébahis.

ballonbreviereblog.jpg

Ce midi, les Champs Élysées proches sont encore endormis en ce lendemain de réveillon. L’heure du déjeuner approche, il est temps de rejoindre, régénéré par ma plongée dans l’enfance, … le point de départ de mon prochain billet.

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 5 janvier, 2010 |4 Commentaires »

Chez Marcel Catala, l’avant-dernier sabotier de Bethmale

En cette matinée radieuse du mois d’août, je me dirige vers Audressein, souriant village d’Ariège à la confluence de deux eaux, celles du Lez et de la Bouigane, comme le suggérait son ancien nom de Tramesaygues.
Fidèle lecteur, il ne vous est pas inconnu puisque je l’avais traversé lors de ma promenade sur le chemin de Saint-Jacques (voir billet du 7 janvier 2009). Je vous avais promis alors d’y revenir pour vous présenter l’ancien « esclopier », l’avant-dernier fabricant des fameux sabots de Bethmale.

sabotblog5.jpg

Chose promise, chose due, j’ai rendez-vous aujourd’hui avec Marcel Catala, un adorable monsieur d’une confondante modestie, une merveille d’artisan dont les mains d’or permirent à beaucoup de trouver sabot à leur pied.

sabotblog4.jpg

Le passé est impropre car je découvre Marcel Catala devant son billot, affairé à la confection d’un sabot. D’ailleurs, l’activité bat son plein dans l’atelier comme au bon vieux temps ; je suis même comblé, j’ai devant moi deux sabotiers de Bethmale pour le prix d’un ! En effet, Pascal Jusot qui perpétue aujourd’hui la tradition, travaille à son compte dans ce même local où il fut apprenti.
Je suis toujours fasciné par les ateliers d’artiste, le mot n’est ni surfait ni incongru pour un artisan sculpteur de sabots de Bethmale. Une esthétique transpire : des copeaux de bois volètent dans le contre-jour de la fenêtre ouverte sur un charmant potager ; des sabots bruts au séchage s’amoncellent tels des legos géants ; une fois n’est pas coutume, ça sent bon les pieds … enfin, le bois !

sabotblog11.jpg

sabotblog13.jpg

Immobile, je contemple une main qui sculpte un pied. « La main est le premier de nos instruments, et d’ailleurs plus merveilleux dans ses effets qu’aucun de ceux qui pourront jamais être inventés par le génie humain » affirmait Hyacinthe Dubreuil, ouvrier, syndicaliste et écrivain du siècle passé.
Minutieusement, Marcel Catala fredonne sa chanson de gestes encore quelques instants avant d’évoquer son métier en voie d’extinction.
En 1870, il y avait 25 000 sabotiers en France ; on n’en recensait plus que 12 000 en 1935, peu à peu asphyxiés par la découverte du caoutchouc et le développement de la chaussure moderne, un véritable sabotage industriel et économique ! Les doigts des deux mains suffisent pour compter les vrais artisans du sabot qui subsistent et résistent aujourd’hui.
Cette industrie était particulièrement florissante dans les vallées montagnardes où le bois abonde comme en Ariège, département rural de surcroît. Un de mes amis dont un des oncles était sabotier à Sainte-Croix-Volvestre, se souvient de porter encore des sabots au collège de Saint-Girons juste à la sortie de la seconde guerre mondiale.
Dans les villages, à cause des clous aux semelles martelant les pavés ou les pierres des chemins, on reconnaissait qui circulait au son de sa démarche. De même, comme il y avait « les habits du dimanche », on se chaussait de sabots de meilleur aspect pour aller à la messe, au café ou dans les nombreux bals de campagne.
Marcel Catala en connaît un rayon question sabot de luxe puisque durant quarante ans, il a confectionné des sabots de légende dont la renommée a largement dépassé nos frontières, les curieux sabots de Bethmale à la longue pointe recourbée.

sabotblog3.jpg

sabotblog2.jpg

Une autre fois, je vous emmènerai en promenade dans la vallée de Bethmale. Son nom d’origine latine Valis-Mala ou Valhmale, la vallée mauvaise, est un véritable déni de justice quand on sait qu’elle offre sur une quinzaine de kilomètres, une fabuleuse trinité : son lac aux eaux vertes, son fromage de vache et donc ses sabots.
Les légendes ont vite fait de courir dans toutes les contrées reculées, ainsi celle cruelle des sabots de Bethmale qui remonte au temps des Maures lorsqu’ils envahirent le sud de la France au IXe siècle (Charles Martel ne les avait que repoussés à Poitiers, souvenez-vous). Bien que nous ne fûmes pas encore à l’époque des mariages « mixtes », Boabdil, le fils du chef maure s’éprit d’Esclarlys « teint de lys sur front de lumière », la plus jolie bethmalaise du val. Le lézard dans l’histoire (manière argotique opportuniste de vous rappeler mon billet du 7 août 2009, Le lézard des murailles !), c’est qu’Esclarlys était fiancée à Darnert, un berger chasseur d’isard !
Bon sang d’Ariégeois ne faisant qu’un tour, Darnert se réfugia dans la montagne pour y cogiter sa vengeance. Il déracina deux noyers dont la base formait un angle droit puis à l‘aide d’un couteau et d’une hache, il creusa une paire d’esclops en forme de croissant de lune avec une longue pointe effilée.
Les pâtres redescendirent alors dans la vallée en hurlant leur sauvage « hilet » (le cri du berger) et, avec Darnert à leur tête, ils terrassèrent les Maures. Le berger vengé défila dans le village, chaussé de ses étonnants sabots aux longues pointes desquels il avait accroché à gauche, le cœur de sa fiancée infidèle, et à droite, celui de l’amant. Que ne fus-je pas maure quand je conquis ma compagne ariégeoise, j’en frémis rétrospectivement !
On prétend que depuis ce temps-là, le soir de Noël, le fiancé offre à sa promise une paire de sabots à longues pointes, habillés de cuir et décorés de clous dorés en forme de cœur.
Plus sérieusement, cette œuvre d’art et cette coutume semblent apparaître vers 1850. « Si le toulousain naît chanteur ou poète, le bethmalais naît coloriste et sculpteur. Pas un qui ne sache manier le couteau. Alors, inspiré par son amour, l’homme s’acharne à trouver des formes heureuses qui chausseraient avec élégance les pieds de la femme adorée. »
Détail piquant, la pointe à la poulaine du sabot, nommé le dard, mesure la force de l’amour : plus il est long et effilé, plus enfle … la rumeur d’admiration au passage de la fiancée qu’accompagne l’élu.
Vers 1860, le grand chic dans la haute bourgeoisie toulousaine et parisienne, était d’employer des nourrices bethmalaises. Il fallait les voir alors se promener le dimanche dans les jardins publics, vêtues de leurs plus beaux atours, guidant deux chèvres blanches attelées à la voiturette du nourrisson.
Bien sûr, Marcel Catala n’a toujours taillé ces fameux sabots que pour les touristes et le folklore au vrai sens du terme. En effet, il existe depuis plus d’un siècle, dans les vallées voisines, des associations qui perpétuent les traditions à travers des animations de chants et de danses en costumes d’autrefois.

sabotblog1.jpg

Ainsi, notre affable sabotier appartient au groupe folklorique La Bethmalaise. Avant-hier, comme chaque 15 août, pour la fête locale, il se produisait au pied de l’église d’Ayet-en-Bethmale, le berceau de ces ancestrales coutumes.

sabotblog6.jpg

On ne se lasse pas de suivre l’élégant balancement des corps provoqué par la forme convexe des sabots. Puis les frissons vous gagnent lorsque les jeunes hommes fiers comme leurs aïeux, pour séduire leurs cavalières, propulsent leurs sabots de plus en plus vite et haut lors de polkas piquées et castagnes endiablées.
Il fallait cinq à six jours pour fabriquer une paire de ces sabots d’apparat. La première difficulté était de dénicher en montagne, dans des endroits souvent très accidentés, les deux troncs d’arbre possédant naturellement cette forme recourbée à angle droit qui serviront d’ébauche.

sabotblog10.jpg

Cela me rappelle l’admirable film italien L’arbre aux sabots, palme d’or au festival de Cannes 1978, qui évoque la vie quotidienne de plusieurs familles de métayers dans une grande ferme de la campagne de Lombardie, à la fin du XIXe siècle. Un jour, le maître renvoie Batisti, un de ces vaillants paysans, et sa famille parce qu’il a coupé subrepticement un arbre de son domaine afin de tailler un nouveau sabot pour son fils qui a cassé le sien au retour de l’école.
Demeurons en Italie ; selon la légende, le patron des sabotiers, Saint René, évêque d’Angers, lassé de ce monde, s’y serait retiré en ermite vers l’an 440, dans la région de Sorrente et y aurait façonné les premiers sabots.
Voyons maintenant de quel bois on se chausse ! Il diffère selon les essences qu’on trouve dans chaque région. Sait-on qu’il y a très longtemps, le sabotier était un véritable « homme des bois » jusqu’à ce qu’au XVIIIe siècle, l’administration des Eaux et Forêts lui interdise d’avoir son atelier à moins d’une demi lieue de la forêt ! Ne regrettez pas cette époque Monsieur Catala ! Même si les forêts ariégeoises ne manquent pas de charme et de champignons, il est doux de travailler en écoutant les cloches voisines de Notre-Dame de Tramesaygues !
Au pays de Bethmale, le noyer blanc avait la cote à cause de sa meilleure résistance. Aujourd’hui, cet arbre ayant presque disparu, le bouleau a pris le relais pour la confection des sabots classiques qui constitue l’essentiel de l’activité de l’artisan.
Le bouleau est livré vert par grumes dans la cour. Nettoyés à la hache, des tronçons de bois sont découpés, avec l’aide d’une règle graduée, à la longueur des futurs sabots. Ensuite, le sabotier dessine puis débite dans la bille de bois, cinq ou six quartiers grâce à une panoplie de gabarits correspondant aux pointures désirées.

sabotblog15.jpg

À distance du vacarme des machines actuelles, Marcel Catala me conte son métier dans le silence d’une autre pièce de l’atelier, pittoresque endroit au vague air de musée : un grand tas de sciure jonche le sol ; posés sur des étagères bancales, dorment des centaines de modèles et de formes d’ébauches de sabots, certains datant de la réquisition allemande durant la seconde guerre mondiale ; il y a aussi de curieuses et subtiles machines de la Société Baudin à Lurcy-Lévy dans l’Allier qui, à partir des années 1930, aidèrent à façonner les ébauches et creuser les sabots, pied gauche et pied droit bien entendu, car tout le monde sait qu’on ne met pas les deux pieds dans le même sabot !

sabotblog16.jpg

sabotblog17.jpg

« À mesure que les machines ressemblent davantage à des hommes, les hommes ressembleront de plus en plus à des outils » prophétise le sociologue. Le risque est moindre chez l’artisan sabotier où le coup d’œil et la dextérité manuelle demeurent le secret du bel ouvrage, de « la belle ouvrage » pour reprendre l’expression populaire. De plus ici, la mécanisation et le sabot de Bethmale ne font pas bon ménage car chaque paire constitue une pièce unique.

sabotblog12.jpg

Monsieur Catala revient devant son établi qu’on appelait autrefois chèvre ou bique peut-être pour sa ressemblance stylisée avec l’animal. Il apporte les dernières touches au dégrossissage extérieur d’un sabot. Pour cette opération, il utilise le paroir, sorte de long couteau courbe attaché par un anneau à l’établi pour en faciliter le maniement. Le coup de poignet précis guide la lame effilée qui dessine peu à peu la cambrure de la semelle ainsi que la pointe et le talon du sabot.
Puis, il me décline une véritable poésie de l’outil : amorçoir, cuiller, rouanne, boutoir, rainette ; il me présente tous ces objets qui se ressemblent mais dont aucun n’est identique, chacun possédant une fonction bien précise dans le travail de la creuse.

sabotblog9.jpg

sabotblog8.jpg

sabotblog7.jpg

Avec l’amorçoir, le sabotier entame les premiers trous. Puis il évide progressivement l’ouverture avec un jeu de cuillers de différentes formes et tailles. La rouanne lui permet d’aller jusqu’au fond du sabot. Le boutoir aplanit le plancher et les côtés. Enfin, il polit avec la rainette pour s’assurer qu’aucune écharde ne puisse blesser le futur propriétaire du sabot.
Creuser était très pénible car notre artisan oeuvrait dans des positions inconfortables, devant se baisser pour constater l’avancée de l’ouvrage. Dans le maniement des cuillères, les épaules et le cou constituaient des points d’appui pour le manche de l’outil en rotation.

sabotblog14.jpg

Viennent ensuite, les phases du ponçage pour obtenir un sabot parfaitement lisse, puis du vernissage de protection.
Pour finir, une bride en cuir est posée sur le dessus du sabot pour assurer un meilleur maintien du pied. Ultime touche, chaque sabotier comme tout bon artiste qui se respecte, signe son œuvre en gravant à l’aide d’une rainette, un dessin qui constitue en quelque sorte, sa marque de fabrique.
Le temps passe vite avec Monsieur Catala dont les yeux jubilent de me faire partager toute la beauté de son admirable profession qui, heureusement, n’appartient pas encore à ces vieux métiers d’autrefois tombés dans l’oubli. Quand la retraite sonna, il y a une dizaine d’années, il avait su transmettre sa flamme à Pascal Jusot lui cédant même gratuitement l’atelier, les outils et les machines.
Réjouissons-nous qu’avec l’intérêt renaissant des citadins pour la terre et la campagne, le sabot retrouve un brin de jeunesse. Monsieur Catala se fait un plaisir de nous montrer les sabots de jardin façonnés aujourd’hui par son successeur, dont les semelles crantées en caoutchouc assurent un excellent confort. C’est tellement plus beau que les bottes !

sabotblog18.jpg

Demain, Marcel Catala part en Roumanie avec le groupe folklorique. Nul doute que nos amis balkaniques seront conquis par l’originalité des sabots de Bethmale et la gentillesse de celui qui en sculpta pendant quatre décennies.
Quant à vous, en passant par l’Ariège, que vous soyez capitaine ou vilaine dondaine, ne manquez pas de découvrir ces sabots de légende.

sabotblog18.jpg

 

 

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 1 septembre, 2009 |Pas de commentaires »

Savourez l’instant corse: l’Artigiana à Galeria

Lors de votre séjour en Haute-Corse, si vous suivez la côte ouest de Calvi aux calanches de Piana, prenez le temps, une fois franchi le torrent (à sec, l’été) du Fango à hauteur du pont des 5 arcades, de vous écarter de votre itinéraire pour découvrir un petit bout du monde, le port de Galeria.

Niché au creux d’un golfe entre la réserve de Scandola et le delta du Fango, richesses touristiques inscrites au patrimoine mondial de l’UNESCO, Galeria, comme son nom ne l’indique pas, est promesse de flâneries presque paradisiaques que je vous recommande chaleureusement d’agrémenter d’une halte à l’Artigiana.

artigianablog10.jpg

Vous ne pouvez pas le manquer, c’est le premier commerce à l’entrée du village, à hauteur du parking de la tour génoise réservé aux baigneurs de la plage de la Foce et aux promeneurs en canoë dans les bras du Fango. Cet été, un avis municipal inique instituant le stationnement payant provoque un encombrement automobile inhabituel.

C’est là, en surplomb de la route, que Lara, la maîtresse du lieu, avec l’aide de la population locale très solidaire, a aménagé hâtivement un petit coin de maquis pour fredonner sa chanson culinaire.

artigianablog5.jpg

Bravez les nuages de poussière que soulève parfois la brise de mer et choisissez l’une des tables en bois à l’ombre des conifères et arbousiers. Comme dans les grands restaurants, il en est de plus convoitées que d’autres, panorama oblige, mais toutes possèdent leur petit coin de ciel et de mer bleus. Les enfants peuvent goûter au doux balancement d’un hamac et les chiens disposent même de pittoresques mangeoires.

artigianablog6.jpg

artigianablog1.jpg

Déchargés de leurs sacs, les clients commencent par se diriger vers l’échoppe installée au sommet du tertre, propre à émoustiller d’entrée les papilles.

artigianablog8.jpg

artigianablog4.jpg

Au sol, les tomates, courgettes, aubergines et melons fraîchement ramassés au jardin, remplissent des paniers en osier. En l’air, vous vous heurtez le crâne aux saucissons, lonzos et coppas suspendus. En face, une vitrine réfrigérée expose quelques uns des plus beaux fleurons de fromages de Haute-Corse et notamment, ceux au lait cru de chez Dominique Acquaviva dont vous aurez peut-être croisé les chèvres vers les virages de Prezzuna dans le col de Marsolinu. La réputation des fromages de la région de Galeria a franchi la Méditerranée et me fut confirmée, cet hiver, à l’occasion du salon de l’agriculture de Paris (voir billet du 6 mars 2009 « la plus grande ferme du monde »). Sur une table, un savoureux assortiment de tartes salées et sucrées achève de vous convaincre totalement : vous êtes à la bonne adresse !

artigianablog2.jpg

artigianablog9.jpg

Le choix est cornélien, accordez-vous le temps de la réflexion en passant commande auprès de l’une des trois délicieuses serveuses, d’une canette de Pietra, la bière corse à la châtaigne, ou d’une bouteille d’eau pétillante d’Orezza, à moins que vous ne vous laissiez tenter par un verre de vin blanc bien frais du Clos Landry. Il est aussi des rosés gouleyants qui … feront tanguer les petits bateaux devant vous ! A consommer avec modération selon la formule consacrée d’autant que les chemins corses tournent et virent !

Voilà, vous êtes prêts à savourer l’instant corse comme vous y encouragent les panneaux publicitaires au bord des routes. Il y en a pour toutes les faims, les budgets et les heures de la journée ! Les petits appétits seront certes comblés avec les sandwichs aussi copieux que savoureux mais ils ne regretteront pas d’opter pour la planche mixte de charcuteries et fromages corses accompagnés d’une brochette de fruits frais et de confiture de figues. Vous salivez déjà rien qu’à la regarder !

artigianablog11.jpg

Les papilles féminines délicates (celles des hommes aussi !) ne pourront résister aux succulentes tartes que Lara concocte selon son humeur, son inspiration et les légumes du jardin dont elle dispose. Courgette menthe fromage, courgette charcuterie fromage, courgette tomates séchées fromage, brocolis fromage de chèvre, aubergine oignons tomates, poivrons oignons tomates, oignons cumin olives, la liste n’est pas exhaustive, loin s’en faut !

Vous avez encore faim ? Je ne vous crois pas ! Par contre, je comprends votre gourmandise, je suis comme vous, il est quasi impossible de ne pas craquer devant la farandole des desserts. Terrible dilemme, lequel choisir ? Le traditionnel fiadone gâteau au brocciu, typique de l’île ? Le panacotta au coulis de mûres sauvages ? Le gâteau à la farine de châtaigne nature ou enrichi de pépites de chocolat ou de cédrat confit ? La tarte au chocolat nature ou aux miettes de coco ou à l’orange ou avec de la clémentine et des noisettes grillées ? L’amandine avec nectarine, pêche et abricot ? Mousse aux framboises ? Délice au citron ? etc… On partage, un petit morceau de chaque ?!!!

A défaut de consommer sur place, si votre estomac rend l’âme ou si la baignade vous attend, vous pouvez emporter tous ces plats dans votre gîte ou sous la tente et même prolonger l’instant corse sur le continent en ramenant comme moi quelques fabuleux fromages.

A la boutique, outre quelques objets de l’artisanat de Balagne, procurez-vous, en partant, les confitures originales et les flacons d’huile d’olive élaborés par Lara elle-même. Cela vous aidera à oublier les effets de la crise et les affres annoncés de la grippe A, quelques semaines encore après votre retour.

Puisque vous savez, cher lecteur et futur client, que je ne vous veux que du bien, voici une confidence : osez commander à l’avance la « grande assiette de l’Artigiana » et venez la déguster le soir vers vingt heures ! Vous goûterez en prime, en guise de digestif, gratuitement, à un inoubliable coucher de soleil.

artigianablog7.jpg

artigianablog3.jpg

Vous me serez reconnaissant de vous avoir entraîné dans cette Galèria !!!

La Fosse Dionne, une source du et de Tonnerre !

Tonnerre, petite ville au nord de la Bourgogne et à l’est du département de l’Yonne, accueille, ces jours-ci, le départ d’une étape du Tour de France.
Vous pensez probablement qu’incorrigible, j’envisage de vous conter une fois encore quelque histoire de vélo alors que je ne revêts que le costume d’un Jean-Paul Ollivier de service, le chroniqueur de France Télévisions des beautés touristiques visitées sur la route du Tour, afin de vous faire découvrir une curiosité de cette ville beaucoup plus douce que ne le suggère son nom.
« Elle avait une chevelure de vignes et se baignait les pieds dans une rivière au joli nom : l’Armançon. Elle se tenait dans une belle région verdoyante, vallonnée, et on aurait pu croire qu’elle menait une vie tranquille. Mais comme par une malice du ciel, à chaque fois qu’un orage se promenait dans la campagne alentour, il tournait, virait et venait invariablement éclater sur la ville et sur son clocher, à grand vacarme, à grands éclairs, à grands torrents de pluie qui dévalaient la colline en se moquant. Tant et si bien que les gens de la ville l’avaient baptisée la ville où tombe le tonnerre et qu’avec le temps, cela devint Tonnerre. Tout simplement ! … »
C’est l’explication savoureuse que la chanteuse Anne Sylvestre, très attachée à la région, fournit à travers son conte musical Ivonne et Toinou, créé avec les enfants de l’école de musique de la ville. Préférons sa licence poétique à la froide toponymie de Tornoduro issue de tar, rocher, ou Turnos ou Taranis, dieu gaulois, et duro, colline fortifiée.

dionneblog12.jpg

 

Je vous emmène d’ailleurs au pied d’un oppidum, autrefois occupé par un castrum gallo-romain, où jaillit presque miraculeusement, une source du tonnerre et de Tonnerre !
Dans un ancien faubourg retiré de la ville, au bout d’un rû bordée de vieilles maisons grises non dénuées de charme, je tombe en surplomb d’un curieux édifice en forme d’arène : une fosse aux lionnes ? une fosse d’Yonne, la Fosse Dionne qui tire son nom de Divona, divinité celte des eaux, ou de Dioné, l’une des nymphes océanides de la mythologie grecque.

dionneblog1.jpg

Quoique bourguignonne, la Fosse Dionne est le type même de la source vauclusienne, phénomène géologique complexe de siphon qui tient sa dénomination de la résurgence ou plus exactement de l’exurgence de Fontaine-de-Vaucluse.
Ici, l’eau qui surgit, provient essentiellement d’un réseau naturel, au sud de la ville, de captage et de stockage des eaux de pluie dans les diaclases du plateau calcaire sur une longueur de 43 kilomètres, ainsi que d’une perte de la Laigne, modeste rivière de la Côte-d’Or, par un souterrain encore inconnu d’une quarantaine de kilomètres à vol d’oiseau.
Cela explique le caractère pérenne de la source avec un débit moyen de 200 litres par seconde.
Peu encline à livrer ses secrets, la Fosse Dionne constitue encore un mystère quasi insondable pour les archéologues, les géologues, les spécialistes d’hydrologie et même les spéléologues qui ont cessé toute exploration depuis qu’en 1996, un de leurs collègues trouva la mort lors d’une plongée.
Juste une galerie truffée de cavités, siphons et étranglements, atteignant 61 mètres de profondeur, a été mise en évidence sur une longueur de 360 mètres.
Devant tant d’interrogations non élucidées, depuis des siècles, les légendes vont bon train autour de ce bassin bleu (sans ajout de canard WC !) verdi par de nombreuses plantes aquatiques.

dionneblog2.jpg

Celle des « sous du diable » qui date du 13 juillet de l’an 700, explique justement l’étonnante teinte de l’eau. Ce jour-là, le petit Pierre, fils d’un viticulteur de Tonnerre, vit un cavalier noir sur un cheval blanc, dévaler au galop, la grande côte menant à la ville, puis lui demander où sa jument pouvait se désaltérer. Pierre lui enseigna la Fosse Dionne bien sûr mais, tandis que le cavalier se dirigeait vers la source, un sac qu’il portait en croupe, se détacha, éparpillant au sol une grande quantité de pièces d’argent neuves et luisantes. Pierre accourut et s’empara du trésor en s’assurant que personne ne l’avait observé.
Le lendemain, jour de fête à Tonnerre, l’enfant se promit de profiter de sa fortune mais …
Il acheta chez l’oiseleur une nichée de fauvettes sans plumes qui s’envolèrent bientôt quand leur mère orpheline s’approcha en battant des ailes et en caquetant autour de lui. Puis, il fit emplette pour sa maman d’un joli bouquet de pivoines, roses, œillets et pervenches qui s’effeuillèrent et se desséchèrent quand il passa à l’endroit où il avait ramassé ses sous. Plus loin, un aveugle refusa son aumône quand il entendit la pièce bien mal acquise tinter dans sa sébile. Les camarades à qui il avait offert des gâteaux à profusion, se tordirent de douleur et furent pris de vomissements. Et bien d’autres évènements maléfiques survinrent …
Au petit matin, sur le chemin du retour, Pierre croisa les fauvettes qui, dans les buissons, criaient « au voleur, fuyez vite » puis le caniche de l’aveugle hurlant longuement sur son passage.
Alors, sous la vindicte animale, rongé par le remords, le petit Pierre rejoignit la Fosse Dionne, y jeta tous ses sous diaboliques et entreprit de s’y noyer lorsque un vieillard à la barbe blanche occupé à se laver les pieds, le retint. Petit Pierre lui avoua son forfait et le vieil homme qui n’était autre que le saint évêque Paillade, lui accorda sa miséricorde.
Cependant, au fond de la source, les effigies des sous du diable roulaient toujours des yeux réprobateurs. C’est alors que l’évêque les recouvrit de son manteau dont l’eau prit la couleur bleu sombre qu’elle possède toujours. Puis, lorsque l’angélus sonna, Paillade fit un signe de croix et le cavalier noir qui guettait à proximité, plongea dans la source avec sa jument blanche, et disparut à jamais.

dionneblog3.jpg

La réalité apporta de l’eau au moulin de cette légende lorsqu’en 1987, un badaud affirma avec exagération qu’une équipe de plongeurs munis de bouteilles remontèrent de la fosse, le squelette d’un cheval entier ! Il ne s’agissait que de quelques ossements n’appartenant d’ailleurs pas à un quelconque équidé.

dionneblog4.jpg

En ce début d’après-midi, une équipe d’une télévision néerlandaise a investi le lieu pour réaliser un clip de promotion de la Bourgogne à destination de futurs touristes bataves. Ma totale méconnaissance de la langue m’empêche de vous en livrer la teneur sinon que le présentateur plonge dans l’eau miraculeuse, une bouteille d’un autre type, un flacon de Chablis, l’élixir du coin !
Serait-ce un clin d’œil au projet, datant du XVIIIe siècle, de sculpture d’une nymphe des eaux sur le socle de laquelle devait être gravée une inscription latine évoquant l’opposition entre les coteaux vineux d’Épineuil et la pureté de l’eau de la source tonnerroise ?

dionneblog5.jpg

« Autrefois, nos bourgs et nos campagnes étaient hantés
Par un monstre cruel qui venait perturber
Les habitants paisibles de toute la contrée,
Se jetant dans le noir, sur toute âme attardée,
La dévorant sans hâte et sans trace laisser.
Ce serpent venimeux, cette bête diabolique,
Cette sorte de dragon qu’on nommait basilic
Qui aimait les fontaines et les lieux maléfiques
Pour le passant errant, toute une symbolique !… »


Comme bien d’autres lieux, La Fosse Dionne n’échappe pas à la présence du Basilic, ce reptile fabuleux qui tue par son seul regard ou sa simple haleine, le passant qui l’approche sans avoir détourné les yeux. Le seul moyen de s’en emparer consisterait à tendre un miroir qui lui renvoyant son terrible regard mortel, le tuerait.
Au VIe siècle, selon l’Histoire de France de Grégoire de Tours, Jean l’abbé de Réomé, ayant choisi de vivre en ermite à Tonnerre, fut averti qu’un spécimen de ce serpent tueur hantait, au pied de la colline, une zone marécageuse où stagnait une eau très pure. Armé d’une pelle et d’une pioche, il creusa la terre, fit jaillir une eau bleue et terrassa l’importun Basilic.
À quoi cela servit-il que saint Jean se décarcassât puisqu’en 1962, on soupçonna le retour du reptile lorsque deux plongeurs périrent dans une opération de repêchage de pierres sculptées au fond de la Fosse !
Comme tout bon « serpent de mer » qui se respecte, même si ici l’eau est douce, le basilic réapparaît, de manière récurrente, dans les fait divers du quotidien régional La République de l’Yonne, au moindre bouillonnement suspect. Les Écossais ont leur monstre du Loch Ness, les francs-comtois, la Vouivre chère à Marcel Aymé, les Tonnerrois, finalement, hormis quelques frayeurs, ne voient pas d’un mauvais œil la présence du fabuleux reptile, agent touristique indéniable !

dionneblog6.jpg

Bien d’autres légendes courent encore autour de cette source pleine d’énigmes. Ainsi elle serait née lorsque la Vierge recouvrit de son manteau bleu émeraude une jeune fille l’implorant de la sauver d’un homme qui la menaçait dans les ruelles sombres du quartier Bourberault !
Le moindre objet hétéroclite repêché, fertilise l’imaginaire. Plus scientifiquement, des anses de seaux en fer d’époque gallo-romaine, ont attesté que la source servait à alimenter en eau les habitants.
Je déambule maintenant autour du bassin que sertit une pittoresque galerie semi-circulaire recouverte de tuiles de Bourgogne. Des vasques de pétunias pendent aux piles de bois posées sur des socles en pierre. Cet édifice date de 1758 lorsque la fontaine fut aménagée en lavoir à l’initiative de Louis d’Eon père du fameux chevalier.

 

« … Dans ce monde qui n’a ni queue ni tête
Je n’en fais qu’à ma tête
Un mouchoir au creux du pantalon
Je suis chevalier d’Eon
Puisqu’il faut choisir
A mots doux je peux le dire
Sans contrefaçon
Je suis un garçon … »


Mylène Farmer chante avec humour l’ambiguïté entretenue par l’enfant de Tonnerre, Charles-Geneviève-Louis d’Éon de Beaumont, le célèbre espion. Curieux destin que celui de cet homme né avec un prénom partiellement féminin qui, affilié au « Secret du roi », le service de renseignements de Louis XV, devint Lya de Beaumont, lectrice de la tsarine Elisabeth de Russie ! Par la suite, Louis XVI qui ne le portait guère dans son cœur, l’obligea à porter à vie des vêtements féminins. Il passa ainsi 49 ans de son existence, habillé en homme et 33 ans en femme. Seule l’autopsie de la « vieille dame » révéla une masculinité des plus normales.
Ce n’est pas un des moindres mystères … de l’Est bourguignon !
Jusqu’au milieu du siècle dernier, la Fosse Dionne devint donc le rendez-vous des lavandières de Tonnerre. Agenouillées dans une caisse de paille, elles battaient le linge avec leurs « tacottes » de midi à la tombée de la nuit et l’étendaient sur les poutres de la charpente.
La fosse proprement dite se double d’un bassin de lavage séparé par un muret.
Je médite quelques instants dans ce havre rafraîchissant aux parfums de paisible province. Je suppose que les touches impressionnistes des reflets des maisons voisines sur l’onde, doivent inspirer volontiers quelques peintres locaux.

dionneblog7.jpg

dionneblog9.jpg

dionneblog10.jpg

dionneblog8.jpg

Puis je sors de la fosse et la contourne en longeant l’épais double mur de soutènement en pierre dure d’Angy. La vue en surplomb est magnifique tel un amphithéâtre qui s’enroule en un fer à cheval gracieux au pied des vieilles façades révélant parfois l’enseigne d’anciens commerces.
Quelques vestiges d’escaliers aux pierres usées invitent à grimper sur la colline dominée par l’église St-Pierre. Malheureusement, le temps me presse, Paris est encore à deux heures de route. Après ce bain de jouvence, elle semblera moins longue !
Imaginez que dans quelques siècles, on retrouve au fond de la Fosse Dionne, un guidon tordu, une selle racornie et beaucoup de seringues rouillées du diable EPO … de quoi écrire une nouvelle légende dite des cyclos ! Cela faisait longtemps que je ne vous avais pas parlé de vélo !!!

dionneblog11.jpg

 

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 20 juillet, 2009 |1 Commentaire »

Le Col de l’Izoard, col mythique des Alpes

« Approchez, messieurs-dames, s’il vous plaît, et si les suiveurs veulent bien me suivre, nous allons continuer la visite d’une grande étape alpestre de la seconde moitié du XXe siècle … »
Chers lecteurs, en cette époque de la transhumance cycliste de juillet qu’est le Tour de France, accompagnons l’ami Antoine Blondin pour visiter le col d’Izoard tel que j’eus le bonheur de le connaître dès mon enfance à travers la lecture des pages sépia de Miroir-Sprint et But&Club au fond du grenier de la maison familiale (voir billet du 9 juillet 2008 « Le Tour de France, Tours de mon enfance ») avant de le découvrir réellement en ce mois de juin.
N’en déplaise aux ignorants de la chose vélocipédique, l’Izoard a construit sa réputation de col alpestre de légende, outre par son décor grandiose, sur son rôle de « juge de paix » du Tour de France tant il est vrai qu’antan, le mythique maillot jaune se gagna souvent sur ses pentes.
Situé dans le département des Hautes-Alpes, le col d’Izoard met en communication la vallée du Queyras où coule le Guil au sud, et celle du Briançonnais et les gorges de la Cerveyrette au nord.
« Suivez le Guil ! … Cette forteresse que vous apercevez au-dessus de votre tête, c’est Mont-Dauphin, comme dit à peu près le général de Gaulle, lorsqu’il parle de son premier ministre, Michel Debré. »
Honorable pratiquant du commentaire de texte tel que me l’enseigna mon regretté professeur de père, je replace l’écrit dans son contexte !
Blondin rédige sa chronique lors du Tour de France 1960 au cours duquel, vous ne l’ignorez plus chers lecteurs assidus, le grand favori Roger Rivière acheva sa carrière au fond d’un ravin cévenol, et les rescapés de l’épreuve stoppèrent quelques minutes dans la traversée de Colombey-les-deux-églises pour saluer le président de la République Charles de Gaulle (voir billet du 23 juin 2009 Du Méjean à l’Aigoual par le col de Perjuret).
Devant le spectacle d’une course devenue insipide, le génial écrivain, toujours inspiré, nous emmène dans un superbe musée en plein air.
Mont-Dauphin, inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO, est une place forte fondée par Vauban en 1693 afin de verrouiller l’accès des vallées de la Durance et du Guil suite à l’envahissement, un an plus tôt, durant la guerre de la ligue d’Augsbourg, de la vallée du Queyras par Victor-Amédée II duc de Savoie et prince du Piémont.
Son nom fait référence au Grand Dauphin, le fils aîné du roi de France Louis XIV ainsi qu’à la province du Dauphiné où elle se trouve.guiltour.jpg

« À vos pieds, ce torrent lumineux, c’est le Guil. Il va nous servir de Guil conducteur. Si vous vous retournez sur le Guil, vous pouvez admirer, accroché au flanc de la muraille, un tableau de la situation en noir et en coureurs, généralement considéré comme un chef-d’œuvre des maîtres de l’école de Vars », le col de Vars relie au sud, le Queyras à la vallée de l’Ubaye et Barcelonnette (ndlr) .
« De très récentes observations ont toutefois semé le doute dans l’esprit de certains érudits : nous serions en présence d’une contrefaçon remarquablement imitée. Le noir y serait, mais les coureurs seraient un peu passés … avancez, je vous prie, car nous pénétrons dans un passage entièrement d’époque où rien n’a été refait sinon l’équipe de France, mais il n’est pas recommandé de la visiter, ses espérances tombent en ruines », depuis la chute de son leader Rivière.
« … Ici, en vous penchant, vous pouvez remarquer une chute attribuée à Van Est le Jeune de l’Ecole hollandaise ». Il existait un Wim Van Est le Vieux qui, cascadeur involontaire du cirque du Litor dans les Pyrénées, effectua une cabriole impressionnante dans un précipice du col du Soulor.

guilblog3.jpg

guilblog1.jpg

Cinquante ans plus tard, une importante colonie de cyclotouristes néerlandais circule dans le profond défilé. La route sinueuse et étroite qui emprunte quatre tunnels creusés dans le rocher, surplombe en corniche le lit du Guil. Un chauffeur de car, pour épater ses passagers, actionne son klaxon dont l’écho se faufile étonnamment entre les murailles de pierres.
À hauteur du barrage hydroélectrique de la Maison du Roy, le vacarme des eaux encore furieuses en cette fin de printemps, est assourdissant. Non loin dans ce hameau, une auberge est tenue depuis quatre siècles par la même famille Bérard. La légende rapporte, pour justifier l’appellation du lieu, que Louis XIII, se rendant à Briançon, s’y serait arrêté et que l’aubergiste lui aurait servi des œufs ; en récompense, le roi lui aurait accordé une sauvegarde avec une réduction de la taille et l’exemption de corvée à condition de fournir à bon prix le gîte et le couvert aux soldats de la garnison de Château-Queyras.

guilblog2.jpg

Ici commence la combe du Queyras.
« Nous sommes maintenant au cœur du Queyras, dont les maisons s’effondrent sous les éboulis quand elles ne s’écroulent pas d’elles-mêmes. Rien n’y pousse sauf des coureurs qu’on pousse et qui produisent des amendes. Il y a deux sortes de coureurs, les grands à qui on jette la première bière et les petits qui viennent beaucoup plus tard et à qui l’indigène offre spontanément un tuteur naturel qui l’aide à s’élever. Les petits poussés donnent les plus belles amendes, jusqu’à 50 nouveaux Francs à la belle saison. Pour en finir avec les petits poussés, il suffit de considérer leur retard pour comprendre qu’ils n’ont pas chaussé les bottes de sept lieues, et d’embrasser le paysage pour savoir que, s’ils ont semé des cailloux pour retrouver leur chemin au milieu de ces avalanches de pierres, on n’est pas près de les revoir : la géologie leur a dérobé leurs points de repère … »
Le soleil au zénith de midi, insinue ses rayons dans le canyon lui donnant un air beaucoup moins austère.

guilblog4.jpg

guilblog5.jpg

Au fond, l’horizon est barré par les verts alpages et les dernières neiges du massif du Monte Viso culminant à 3 841 mètres. Dans la haute vallée de l’autre côté, naît le Pô, le plus long fleuve d’Italie.
Ce n’est pas vraiment une montée mais un lancinant faux plat qui dure plusieurs kilomètres pour se hisser vers le verrou glaciaire. Je contemple une dernière fois le torrent à proximité d’un modeste oratoire qui marque le sommet du col de l’Ange Gardien sous les ailes protectrices duquel se réfugièrent sans doute les plus grands coureurs cyclistes.
Bientôt dans notre champ de vision apparaît sur son piton rocheux, Château-Queyras, un fort médiéval que Vauban modernisa en fière citadelle, imprenable bastion par l’envahisseur savoyard. À propos, savez-vous que notre cher président Sarkozy envisage de réorganiser les unités militaires basées dans ces régions frontalières dans l’attente d’une (très) hypothétique invasion de nos voisins italiens ? On se croirait dans le Désert des Tartares … nous en reparlerons !
Nous n’atteignons pas Ville-Vieille car quelques centaines de mètres en aval, la départementale 902 tourne en épingle à cheveux vers le nord. Sans vouloir saper le moral des cyclistes de ce mercredi, le col d’Izoard commence vraiment et il reste seize kilomètres pour atteindre le sommet.
« Si vous voulez bien continuer, nous pénétrons ici sur le plateau où ont été tournées quelques-unes des plus belles séquences de Bobet s’en va t-en guerre, morceaux de bravoure, charges héroïques en Izoard et gants blancs… »
C’est, en effet, ici, dans cette vallée guil-lerette que le champion français Louison Bobet déclencha, avec infiniment de panache, ses grandes manœuvres de conquête de la toison d’or lors des campagnes de 1953 et 1954. C’était le temps d’une sélection (presque) naturelle où nous ne risquions pas de voir tous les équipiers survitaminés d’une même équipe mener bon train autour de leur chef de file !

izoardblog1.jpg


Pourtant, nous n’avons pas l’impression d’être dans un col avec ses lacets. La route large mais à la pente traîtresse, se glisse presque rectiligne entre un chapelet de lambeaux de hameaux de la commune d’Arvieux : Les Moulins, Le Pasquier, Les Maisons, ces noms, comme tirés d’une poésie enfantine, me sont familiers tant ils ont jalonné la vaste épopée contée par les journalistes sportifs.
Dans cette contrée, les histoires de fées et de revenants sont légion. Les anciens du Pasquier, racontaient à la veillée, que les « fayettes », les petites fées, dansaient la nuit avant de faire la lessive et que les morts se relevaient et, vêtus de noir, ils chantaient en procession, laissant derrière eux une forte odeur de suie. Qui sait si parmi eux, ne se cachaient pas la fameuse sorcière aux dents vertes et l’homme au marteau à l’origine de tant de défaillances mémorables de cyclistes dans les parages !
Le fond de vallée relativement large, dispose d’étendues planes adaptées à la culture des céréales et aux prairies de fauche. Y cascade un petit torrent aux eaux claires, l’Aigue d’Arvieux aussi nommée avec originalité La Rivière sur les cartes modernes.

arvieuxblog1.jpg

Bientôt, apparaît au bout d’une longue ligne droite à la déclivité sournoise, le village d’Arvieux et son église Saint-Laurent, dans un décor de carte postale. En raison de l’ensoleillement des deux versants, la vallée d’Arvieux est baptisée « val d’azur ».
Pour l’heure, c’est le contrôle de ravitaillement avec dans la musette, une salade du berger servie à la terrasse ombragée du restaurant au nom mythique de « Casse déserte ». Aujourd’hui, c’est « Casse croûte copieux » !
Rassasié, j’admire le style italianisant des dernières maisons à arcades typiques du Queyras. Orientées plein sud, elles possèdent deux niveaux avec le logis et l’étable en rez-de-chaussée, et des combles abritant de vastes réserves de fourrage.

arvieuxblog5.jpg

arvieuxblog4.jpg

arvieuxblog3.jpg

arvieuxblog2.jpg

Ici ou là, qui sait être curieux repère un vieux cadran solaire, un four à pain ou une fontaine à laquelle les cyclistes remplissent leurs bidons.
Une fromagerie artisanale, tenue par Ramon Caballe, un vrai nom de grimpeur espagnol ( !), propose de la tomme de l’Izoard, de l’Arvidan, du bleu du Queyras, fleurons de l’activité pastorale sur les alpages alentours.
Au hameau suivant de La Chalp, la coopérative des jouets du Queyras témoigne de la présence abondante sur les pentes, du pin de montagne dit à crochets et du pin cembro, et de la tradition ancestrale des gens du coin de travailler le bois.
Toujours tout droit mais ça monte de plus en plus ! Voici Brunissard, le dernier hameau de la vallée !

brunissardblog1.jpg

Les anciens contaient l’histoire d’une vieille paysanne battant son beurre. Alors qu’elle s’apprêtait à jeter le petit-lait, elle fut interpellée par une fée costumée de fleurs qui lui suggéra de le conserver et de le faire bouillir avec de l’oseille amère des prés pour obtenir la « jounca », une exquise crème de fromage.
Ici, dans ce jardin naturel jouissant d’un ensoleillement privilégié, les fleurs sauvages alpines et méditerranéennes se côtoient harmonieusement en de délicates taches impressionnistes.

brunissardblog2.jpg

Métaphoriquement, c’est précisément là que les maîtres des lieux Bobet, Coppi, Thevenet, Merckx composèrent leurs plus beaux tableaux et leurs bouquets de vainqueurs.

izoardtourblog.jpg

Il ne leur restait plus qu’à apporter quelques touches supplémentaires sur une route tortillant enfin au milieu d’une végétation rabougrie de mélèzes avant d’exposer leurs chefs d’œuvre tout là-haut sur les cimaises du musée :
« Nous débouchons dans la Casse Déserte, véritable musée du cyclisme, devenue aujourd’hui la « classe déserte ». Vous pourrez bientôt vous y recueillir devant la stèle dédiée à Fausto Coppi. Mais qui donc comprendra que ce monument est destiné à associer un homme à un champ de bataille ? Tel que vous le voyez, vous devez avoir plutôt l’impression que Coppi a donné son nom à un boulevard, comme Félix Faure, comme Bonne-Nouvelle, un boulevard qui est d’ailleurs aujourd’hui le boulevard des Italiens. »
Propos talentueux mais désabusés et acerbes d’Antoine Blondin pour fustiger, en cette année 1960, l’ascension du col escamotée par un peloton sous l’emprise d’une cohorte d’italiens Nencini, Battistini et Massignan !
Oublions cet épiphénomène de course : « Séquence Casse déserte, deuxième prise, moteur !
Cette fois, je vous livre le ressenti de Maurice Vidal dans une de ses chroniques des mythiques Miroir-Sprint et Miroir du Cyclisme : « … On ne le croit pas tout de suite. Le Malin sait attirer les hommes. Et la route qui monte vers le néant commence à folâtrer au milieu des sapins … mais ce n’est qu’un piège. Lorsque le jeune coureur, affolé depuis des jours à la pensée de faire connaissance avec le géant terrible, commence à reprendre confiance en voyant, hectomètre après hectomètres, les sapins amicaux accompagner sa montée héroïque, lorsque le suiveur néophyte, dressé dans sa voiture dans l’attente de la peur qui va l’étreindre, se rassied en songeant avec soulagement que, somme toute, il n’est nullement impressionné par ce qui effraya ses aînés, alors, alors seulement, à cet instant très précisément psychologique, on débouche sur la « Casse déserte ».
Et quand je dis « déboucher », c’est exactement l’impression que vous produirait un bouchon de champagne explosant à vos oreilles alors que vous êtes plongé dans un abîme d’agréables pensées intérieures. On y pénètre avec soudaineté. Rien ne vous a averti que la nature allait changer aussi brusquement. Comment de tels endroits ont-ils pu se former au cours des siècles ? On ne saurait dire pourquoi, dans ce lieu, l’un des plus désertiques qu’il soit possible de voir, continue de flotter une tenace odeur de présence humaine. On évoque irrésistiblement le « visage terrible et désolé » de Hiroshima, ville crucifiée.
Pourquoi ici cette impression d’une vie intérieure, d’une cité antique rayée de la carte par on ne sait quel cataclysme ? Peut-être à cause de cette entrée brusque dans le cirque naturel, comme par une porte étroite. Peut-être à cause de ces rochers ciselés comme par une main humaine et géniale. Ou bien encore à cause de son nom : la Casse déserte… Oui, c’est tout à fait cela : une cité désertée.
C’est dans ce forum grandiose qu’on remet chaque année la couronne de lauriers au plus valeureux des preux pédalants. Et tous ceux qui franchissent ce sommet ont droit au titre de « coureur du Tour de France. Pouvoir dire un jour : « Quand j’ai franchi le sommet de l’Izoard », c’est le rêve de tout jeune coureur. Pouvoir hisser sa matière inerte jusqu’au deux mille trois cent soixantième mètre de cette montée qui se termine dans la rocaille est un signe incontestable de maturité physique qui mérite la plus grande admiration. »

brunissardblog3.jpg

A mon tour ! Rien ne laisse présager du spectacle futur ; je monte au milieu d’un clair feuillu offrant quelques superbes panoramas vers le « val d’azur » lorsque, brutalement, au détour d’un virage à droite, je bascule dans un autre univers désolé de crêtes rocheuses, d’éboulis et de vertigineux ravins où ne poussent que de rares sapins faméliques : la Casse Déserte, nom étrange qui nourrit mon imaginaire d’enfant.

cassedeserteblog2.jpg

cassedeserteblog3.jpg

J’y suis ! Je marche enfin sur la lune … enfin, ce que je crois l’être tant le site grandiose apparaît lunaire. Il faudrait demander à Armstrong, Neil de son prénom, le premier homme à y avoir posé le pied.

cassedeserteblog6.jpg

On appelle cargneules ces pitons ruiniformes de couleur orangée et à la texture criblée de cavités.

cassedeserteblog1.jpg

Au cours de la formation des Alpes, les couches calcaires reposant au fond de « l’océan alpin », la Téthys, datant du Trias (250 millions d’années) et du Crétacé (140 millions d’années) se sont inversées. En glissant l’une sur l’autre il y a 40 millions d’années, ces calcaires ont été broyés donnant naissance à ces roches peu compactées et friables. Sous l’effet des eaux riches en sulfate, l’érosion différentielle affectant les roches, a donné naissance à ce mélange d’éboulis et de crêtes

cassedeserteblog8.jpg

cassedeserteblog9.jpg

cassedeserteblog7.jpg

« It’s a wonderful world », je suis d’accord avec toi, Louis Armstrong. Vas-y, souffle dans ta trompette, les renommées de Bobet et Coppi !
Est-ce un signe, les dieux du cyclisme n’ont jamais glorifié ici le dénommé Lance, troisième de la lignée Armstrong ?
La chaussée, curieusement, descend à cet endroit de l’ascension, comme pour permettre aux cyclistes de suspendre leur effort et jouir pleinement du paysage. Elle est revêtue d’un excellent enrobé qui ne ressemble en rien au chemin poussiéreux et caillouteux d’il y a un demi siècle.

cassedeserteblog4.jpg

izoardblog2.jpg

J’arpente à pied cette scène de théâtre rocailleuse où furent récités quelques morceaux d’anthologie de la légende des cycles. Je me souviens de la légende d’une photo: Dans la Casse déserte, insensible au drame géologique qui se joue autour de lui, Louison fonce vers Briançon et la victoire.
Voici ce qu’écrivait, le 10 juin 1949 dans la nuit, le grand Dino Buzzati, spécialiste du … Désert des Tartares, alors qu’il suivait pour le compte du journal le Corriere della Sera, la fabuleuse étape Cuneo-Pinerolo du Giro d’Italie disputée sur un parcours de cinq cols alpins frontaliers scellant la réconciliation de deux peuples ennemis quelques années auparavant : « Lorsque aujourd’hui, dans l’ascension des terribles pentes de l’Izoard, nous avons vu Bartali se lancer seul à la poursuite, à grands coups de pédales, souillé par la boue, les commissures des lèvres abaissées par un rictus exprimant toute la souffrance de son corps et de son âme -Coppi était déjà passé depuis un bon moment, et désormais il était en train de gravir les ultimes rampes du col- , a resurgi en nous, trente ans après, un sentiment que nous n’avons jamais oublié. Il y a trente ans, veux-je dire, nous avons appris qu’Hector avait été tué par Achille. Une telle comparaison est-elle trop solennelle, trop glorieuse ? Non. À quoi servirait ce qu’il est convenu d’appeler les études classiques si les fragments qui nous restent à l’esprit ne faisaient pas partie de notre modeste existence ? …
… Vinrent les fantastiques gradins de l’Izoard, qui couperaient le souffle même à un aigle, et qui se terminent par un amphithéâtre désolé de gros rochers abrupts, avec des donjons de pierres jaunes, à l’aspect humain… »
C’est là que sous les coups de pédales d’Achille Coppi, Bartali vécut comme Hector, le drame d’un homme vaincu par les dieux !
Fausto le campionissimo réédita semblable exploit quelques semaines plus tard lors du Tour de France 1949, réussissant ainsi ce qu’aucun coureur n’était encore jamais parvenu à faire, remporter la même année les deux grands tours nationaux.
Pour cela et pour le reste de son œuvre, quelques mois après sa mort, une stèle en marbre blanc fut scellée sur une des cargneules de la Casse déserte auprès de laquelle je me recueille quelques instants. Au pied, dans un vase, de la terre apportée de Castellania, son village natal du Piémont où il repose !

cassedeserteblog12.jpg

Je me souviens d’un dessin de Pellos, un caricaturiste qui donnait aux cols du Tour, un visage humain rigolard au-dessus des coureurs insectes s’époumonant à les défier. La Casse Déserte s’était anamorphosée en un Fausto Coppi devant lequel s’inclinait un peloton groupé de « nains de la route ».

izoardpellosblog.jpg

Je me souviens de la couverture du premier numéro du Miroir du Cyclisme pour commémorer la mort du champion italien : Coppi dans son maillot de l’équipe nationale italienne grimpant en danseuse les dernières rampes de l’Izoard lors d’une autre chevauchée solitaire dans le Tour de France 1951.

coppiizoardcopie.jpg

bobetIzoardblog

Je me souviens de Fausto, spectateur anonyme, photographiant Louison Bobet caracolant en solitaire lors de son premier Tour de France victorieux. Je me souviens de Bobet en danseuse.
À quelques mètres de là où fut pris ce cliché, Bobet, figé à son tour dans le marbre, a rejoint son glorieux paparazzo pour l’éternité.

cassedeserteblog13.jpg

Cet après-midi, cars du troisième âge, touristes étrangers et cyclistes déambulent sur le grand « boulevard des Italiens » ! Elle est révolue l’époque de la course Monaco-Paris en 1946, où le coureur Apo Lazaridès alors qu’il était échappé en solitaire avec plusieurs minutes d’avance, s’arrêta pour attendre le peloton. Pris d’une frayeur soudaine, il craignait les ours ! Bien que partant également de la principauté, les concurrents du prochain Tour ne devraient pas connaître pareille mésaventure.

cassedeserteblog10.jpg

cassedeserteblog11.jpg1939-07-29 Miroir des Sports Sylvère Maes

Autrefois, l’Izoard faisait trembler. Ainsi, voici la légende de la photographie ci-dessus du Miroir des Sports à l’occasion du passage du belge Sylvère Maes, futur vainqueur du Tour de France 1939 :« Sylvère n’a pour compagnon  sur la route caillouteuse traversant la sinistre Casse Déserte, ruine géologique. Dans cette désagrégation de la montagne, dans cet entraînement de pierres selon les lois de la pesanteur, dans cette fuite des éboulis vers le bas, dans cet arasement auquel résistent seules quelques roches moins friables, Sylvère et les autres coureurs passeront sans s’attarder, et plus pressés d’arriver à Briançon. Comment, en effet, être le témoin impassible de l’assaut gigantesque mené par les agents atmosphériques et l’érosion contre les cimes des Alpes ? »
Souvenirs, souvenirs ! Il est temps d’effectuer les dernières centaines de mètres abruptes pour parvenir au sommet qui culmine à 2 361 m.

cassedeserteblog14.jpgcassedeserteblog15.jpg

Un mémorial y est édifié pour commémorer l’œuvre du général baron Bergé et des troupes de chasseurs alpins qui construisirent cette route stratégique entre 1893 et 1897. En face, un petit musée consacré au Tour de France est fermé mais soyez sans regret, je vous ai tout dit ou presque !
Maintenant, schuss vers Briançon, enfin … pas tout à fait car la route sinue dans un magnifique décor verdoyant de mélèzes.

cassedeserteblog16.jpg

Peu après le sommet, je passe devant un de ces refuges Napoléon créés en exécution du testament de Napoléon Ier en 1855 stipulant l’octroi d’une somme allouée aux provinces les plus éprouvées par les conflits de l’Empire. Le préfet des Hautes-Alpes décida d’affecter ces crédits à la construction de refuges sur les principaux cols du département afin de recueillir les voyageurs malheureux surpris par la nuit ou le mauvais temps.
Dans les virages, je me méfie des cyclistes qui empruntent à la montée, la piste cyclable juste matérialisée par une ligne de peinture … sur la gauche de la route, là où la déclivité est la moins forte ! Excellente initiative, lors de quelques matinées durant l’été, le col sera fermé aux automobilistes pour permettre aux cyclos de vivre leur passion et leurs rêves en toute sécurité.
Je regrette de ne pouvoir m’arrêter quelques minutes au minuscule hameau du Laus avec sa chapelle et ses anciens corps de fermes pleins de charme.
Voici Cervières ! Un jeune berger du cru porta longtemps, accrochée à la ceinture, la gourde en aluminium jetée dans cette descente par Gino Bartali, il y a soixante ans. Vit-il encore ? Où se cache cette relique ? J’eus longtemps dans un placard, un bidon La Vitelloise lancé par Felice Gimondi dans un talus du Pays de Bray !
Objet dérisoire d’une passion de jeunesse irréfléchie ! Lorsqu’on visite le col d’Izoard, on a tous en nous quelque chose du Tour de France ! À l’insu de votre plein gré, vous avez lu quelques morceaux de bravoure littéraire, révisité quelques pans d’histoire de l’Antiquité et la guerre de Troie à Napoléon 1er en passant par Louis XIV et le Dauphin, acquis quelques notions de géologie et de géographie de la France.
J’arrive à Briançon dominée par la vieille ville dite Gargouille, fortifiée par Vauban.
À chaque fois qu’on me parle de Vauban, je pense à Léo Ferré :

 

« Bagnard, au bagne de Vauban
Dans l’île de Ré
J’mange du pain noir et des murs blancs
Dans l’île de Ré
A la ville m’attend ma mignonne
Mais dans vingt ans
Pour elle je n’ serai plus personne
Merde à Vauban … »


Sinon, je vous promets de ne plus vous parler de vélo cette année. Quoique … !

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 9 juillet, 2009 |3 Commentaires »

Joutes à la Pointe Courte … avec un petit tour à la Plagette

Pour l’avoir choisie comme sujet du premier billet de mon blog (voir 3 décembre 2007), vous savez ma délectation pour la Pointe Courte, pittoresque quartier de Sète en bordure de l’étang de Thau.

bienvenuepointecourteblog.jpg

En ce mois de juin, je sacrifie donc à ma traditionnelle promenade, le long des barques et des filets qui sèchent, bras dessus bras dessous avec ma chère tante, une alerte centenaire de 101 ans. C’est jour de fête dans mon cœur, ce sont trois jours de fête chez les Pointus !
Le long des deux quais, des cinq ruelles et sept traverses qui quadrillent la minuscule presqu’île, ils s’activent aux derniers préparatifs. Pendant quelques heures, ils oublient de récolter les palourdes et de tirer les nasses à anguilles dans l’étang.

poissonpointecourteblog.jpg

Pas de mât à dresser comme dans le savoureux film de Jacques Tati, un autre Jour de fête, mais chacun y va de son conseil « avé l’assent » pour décorer les guinguettes. Ici, on ne la fait pas » à l’américaine » mais façon gauloise. En effet, cette année, le thème des festivités est le village d’Astérix, ce qui colle parfaitement au caractère des irréductibles habitants du quartier, très jaloux de leur identité si particulière, à un quart d’heure à pied du centre de la ville de Sète. Pour la circonstance, ils s’appellent Fleurix, Corsepoufromix, Guy Molleix …

pointecourte3.jpg

Nous ne nous offusquons donc pas de croiser, au hasard de notre déambulation, quelques menhirs près des filets de pêche, et même un auroch barrant le passage dans la rue de la Pétanque !

joutesblog4.jpg

pointecourte6.jpg

Ce midi, nous nous régalons d’anchoïade, de sardines en escabèche et d’une tielle, au bord du canal. Aux murs de la brasserie, unique commerce du quartier, sont accrochées quelques photos du tournage de La Pointe Courte, le « vrai » premier film de la Nouvelle Vague, réalisé par Agnès Varda du nom de laquelle les autochtones reconnaissants ont baptisé une rue.

pointecourtebarblog.jpg

pointecourte2.jpg

1954, Philippe Noiret était mince, Sylvia Montfort sculpturale. Quelques années plus tard, sollicitant un autographe, j’osais aborder l’inoubliable Éponine des Misérables dans une rue du village médiéval de Pérouges. Agréablement surprise qu’un gamin de dix ans s’intéressât à une comédienne de théàtre, elle prolongea volontiers cet instant en me posant quelques questions. Connaissant Forges-les-Eaux, ma ville natale, pour la traverser régulièrement quand elle se rendait dans sa propriété aux alentours de Dieppe, elle me demanda quelle était cette monumentale porte en pierre érigée à proximité du casino. Pour avoir souvent entendu mon père en parler, tout fier, je lui dis qu’elle provenait de l’ancienne façade du couvent des Frères Augustins de Gisors, rachetée par l’homme de théâtre Jacques Hébertot propriétaire du dit casino. Ce à quoi elle suggéra à la personne qui l’accompagnait que cela constituerait un magnifique décor pour jouer Andromaque en plein air, puis délivra un gentil baiser sur ma joue sans doute un peu rosie ! Durant quelques secondes, je fus Pyrrhus dans mon inconscient … enfin, c’est ce que je crus comprendre plus tard au lycée !!!

pointecourte4.jpg

De longue date, à la Pointe Courte, c’est la fête des voisins presque tous les jours. Dès les premières chaleurs, on sort les tables dans la rue. Mon oncle, vieux sétois de souche, me racontait qu’il n’était pas rare autrefois qu’on lui proposât de s’asseoir pour partager le barbecue, un reste de paella ou de macaronade, ou à tout le moins trinquer au soleil.

jouteblog1.jpg

Nous empruntons la Travèrsa des Ajustaires, la Traverse des Jouteurs, pour rejoindre le bord de l’étang où tanguent les deux embarcations de la Lance Amicale Sétoise destinées au tournoi de joutes prévu en fin d’après-midi.

joutesblog31.jpg

joutesblog21.jpg

Les joutes en Languedoc, c’est une vieille histoire qui remonterait au temps des croisades. Dès 1270, à Aigues-Mortes, en attendant d’embarquer pour la terre sainte avec le roi Louis IX, les croisés passaient le temps en s’affrontant en des combats singuliers sur des barques légères.
En 1601, un tournoi de joutes se déroula à Agde pour la venue du duc de Montmorency.
En 1666, les premières joutes furent organisées à Sète pour célébrer la fondation du port.
Bientôt, elles se répandirent dans tout le Languedoc où l’on recense aujourd’hui dix-sept sociétés à Sète, Balaruc-les-Bains, Mèze, Marseillan, Frontignan et Agde, à proximité de l’étang de Thau, à Béziers et Palavas-les-flots en Hérault, et au Grau-du-Roi dans le département du Gard.
Il existe même une fédération nationale de joute et de sauvetage nautique (FFJSN) avec à sa tête, Louis Nicollin, le truculent et charismatique président du club de football de Montpellier.
« N’est pas sétois qui n’a pas jouté » ! À la Pointe Courte, dès que les enfants savent marcher, plutôt que sur des rollers, ils se retrouvent sur des chariots à roulettes à défier leurs camarades avec des petites lances, la tête remplie de rêves de brandir un jour le grand pavois, trophée qui récompense le vainqueur du populaire grand prix de la Saint-Louis, véritable championnat du monde des joutes languedociennes. Pour la postérité, le héros voit son nom gravé sur un pavois exposé dans la salle des joutes du musée Paul Valery.
Événement oblige, le lundi de la Saint-Louis est férié à Sète ! Depuis 1743, dans le cadre du canal royal, devant des milliers de personnes, se règlent de féroces rivalités de quartiers, notamment entre les « italiens » du « quartier naut », le quartier haut, et les pêcheurs de la « poncha », la Pointe.
J’adorais, autrefois, y assister aux côtés de mon regretté oncle, au fait de toutes les subtilités du jeu et des différends entre joueurs, sociétés et quartiers.

joutestableaublog.jpg

Le dimanche de la fête, la compétition de la Pointe Courte, placée sous le signe de l’amitié et du souvenir, quoique non officielle, donne véritablement le coup d’envoi de la saison des joutes en Languedoc.
N’en déplaise aux sympathiques habitants de la Pointe Courte, je leur suis infidèle le temps de me promener à La Plagette, juste en face, de l’autre côté du canal, là même où, chaque année, à la fin de l’été, la daurade royale effectue sa migration saisonnière, de l’étang à la mer, en se frayant entre les deux quais, un chemin périlleux dans un entrelacs de cannes et de fils de pêche. « La fièvre de la daurade » a contaminé beaucoup plus de sétois que son homologue mexicaine !
L’art prend le large ce week-end. À l’initiative d’Annie Kirsch, sculptrice d’oiseaux, demeurant à La Plagette, une douzaine d’artistes locaux ont investi le quai de la Daurade pour y exposer leurs œuvres.

plagetteblog4.jpg

plagetteblog3.jpg

Je traîne au milieu des « présences » de Joël Bast, personnages en papier grillagé mis en situation, sinon prêts à embarquer sur l’étang de Thau, du moins intrigués par l’effervescence qui gagne l’autre rive, quai du Mistral.

plagetteblog7.jpg

plagetteblog6.jpg

plagetteblog5.jpg

plagetteblog2.jpg

plagetteblog1.jpg

Je ne pourrai les voir mais quelques maraîchers du pays de Thau, militant pour le maintien d’une agriculture paysanne, accosteront, à bord de barques à voiles latines, pour « exposer » leur production de fruits et légumes bio.
Retour aux joutes avec le vendredi, la compétition réservée aux jeunes, et le dimanche, le challenge du Souvenir avec les poids moyens et lourds. Le bassin du petit port, blotti entre les cabanons et les filets de pêche, offre un décor plein de charme pour la naumachie, nom donné dans la Rome antique au spectacle de combats navals et plus largement, à l’endroit où ils se déroulaient. Assis dans une barque, debout sur un ponton entre les filets ou en face, à la pointe du Rat ou sur la terrasse du « chat laid », les postes d’observation ne manquent pas.

pointecourte1.jpg

pointecourte8.jpg

Les flonflons proches des hautbois, des tambours et d’une peña, annoncent l’arrivée imminente du défilé des jouteurs en chemise blanche et tricot marin, leurs lances à la main qu’ils croisent pour laisser passer les personnalités du quartier.

joutesdfilblog.jpg

Puis, c’est l’embarquement à bord des deux bateaux aux couleurs immuablement bleu et rouge, en souvenir d’un passé révolu. En effet, à l’origine, les joutes opposaient la barque bleue de la joinessa, les célibataires, à celle rouge des mariés.
Chaque embarcation emmène à son bord, outre les jouteurs ( ajustaires), huit à dix rameurs (vogaires) pour la propulser, deux barreurs (servaires) ou timoniers patrons pour la guider, ainsi que deux musiciens, un hautbois du bas-Languedoc et un petit tambour dit tamborinet.
Le jouteur qui va concourir, se positionne sur la tintaine, plancher en bois culminant à environ trois mètres au-dessus de l’eau, à l’extrémité d’une passerelle fixée à l’arrière de la barque. Les compétiteurs futurs s’asseyent sur la « bigue », partie basse de la tintaine.
Tout un cérémonial préside aux joutes avec, notamment en ouverture, outre aujourd’hui une minute de silence observée en mémoire de deux Pointus disparus, le salut des futurs combattants lors d’un premier croisement des barques, lances levées.

joutesalutblog.jpg

Puis survient la première charge avec la musique de « Maridats, tenètz-vos ben », Mariés tenez-vous bien (vous en savez l’origine désormais) que les deux couples de hautbois et tambours exécutent pour donner la cadence aux rameurs et du courage aux jouteurs.

joutemusiqueblog.jpg

Les jouteurs vêtus tout de blanc y compris les chaussettes obligatoires, se mettent en position de fente avant, tenant sous leur aisselle, une lance de 2,80 mètres munie d’un trident en fer, et de l’autre main, plaqué entre l’épaule et le genou, un pavois, lourd bouclier en bois de 70 cm de hauteur et 40 cm de largeur. Tous muscles bandés, comme hypnotisés par le sifflement charmeur des hautbois, ils se concentrent sur leur cible.

joutechargeblog1.jpg

joutechargeblog2.jpg

Au moment de l’assaut, les deux barques se frôlent par la droite pour permettre la passe.
Le coup de lance ne peut être administré que sur la demi surface centrale du pavois adverse, délimitée par les parties intérieures des retenants. Un jury, à terre, est chargé de veiller au bon ordre des passes et à la validité de la charge.
« Lance courte », « passer la garde », faire « double frappe », « sucer », la longue liste des motifs de disqualification n’est pas étrangère, lorsque l’enjeu est d’importance, à d’interminables et savoureuses discussions entre équipages, commissaires et même spectateurs, dignes de dialogues de Pagnol. Et tout cela se complique si l’un des jouteurs est gaucher !

joutechargeblog8.jpg

jouteschargeblog3.jpg

jouteschargeblog5.jpg

jouteschargeblog6.jpg

L’instant le plus prisé du public, est, évidemment, celui de l’impact violent à l’issue duquel le jouteur déséquilibré bascule dans l’eau tandis que le vainqueur, juché sur la tintaine, salue la foule. Unique certitude, seul celui qui remporte le tournoi, reste sec tandis que tous les autres boivent la tasse d’eau dans l’étang.

joutechargeblog7.jpg

joutechargeblog10.jpg

joutechargeblog9.jpg

joutescharge5blog.jpg

Ce sport, même dans sa glorieuse incertitude, établit une hiérarchie et il possède ses champions. Actuellement, au firmament de ces gladiateurs nautiques des temps modernes, brille le sociétaire de la Jeune Lance Sétoise, Aurélien Evangelisti, colossal bébé de 150 kilogrammes, qui a déjà soulevé à cinq reprises le pavois de la Saint Louis et truste nombre de tournois. Le fleuron de l’Amicale des Jouteurs de la Pointe Courte est Stephan Petroff.
Cet après-midi, l’amitié et la bonne humeur priment sur l’enjeu. En prologue, l’un des jouteurs du cru a même lancé le défi, rare selon le speaker, d’envoyer au jus deux adversaires à la fois. Le jouteur victorieux du challenge sera probablement porté en triomphe sur les épaules de ses amis jusqu’au bar du Passage. Les libations se poursuivront tard dans la nuit chez les Pointus.
Demain, la fête sera finie. Tandis que les pêcheurs sillonneront l’étang, les nombreux chats reviendront ronronner au soleil dans le calme retrouvé du petit port.

 


 

 

 

 

 

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 1 juillet, 2009 |5 Commentaires »

Causses toujours! Du Méjean à l’Aigoual par le col de Perjuret

Fidèles lecteurs, vous connaissez mon habitude, lorsque je roule vers les rivages languedociens, de mettre le clignotant pour humer l’air des grands causses durant quelques heures.
Aujourd’hui, sortie de l’autoroute A75 à hauteur de la butte de Séverac et son château médiéval pour plonger au plus vite vers Les Vignes, hameau aux toits de lauzes et d’ardoises, en surplomb des gorges du Tarn !
Je ne m’attarde pas dans les « détroits » descendus par les célèbres bateliers de La Malène et, Causses toujours, après celui de Sauveterre, je me hisse sur le Méjean par une route en corniche vertigineuse.
causselamalneblog.jpg

 Situé en Lozère, le causse Méjean qui signifie médian à cause de sa position centrale entre Sauveterre et le causse Noir, s’étend sur 330 km2 à une altitude variant entre 800 et 1247 mètres au mont Gargo, son point culminant.
Il constitue une véritable île calcaire entourée de gorges très profondes creusées par le Tarn au nord, la Jonte au sud et le Tarnon à l’est.
Ce haut plateau quasi désertique où vivent moins de 500 habitants, me rappelle deux savoureux films aux destins opposés.
C’est d’abord le délirant et onirique Calmos, un « nanar anar », véritable pamphlet contre le féminisme galopant des années 70. En ouverture choc , marque de fabrique de l’iconoclaste Bertrand Blier, le gynécologue Jean-Pierre Marielle mange avec une mine dégoûtée, un sandwich au pâté en observant les moindres recoins de sa cliente, les jambes écartées, nymphomane impatiente d’être examinée. Lassé de sa vie trop rangée, il tombe à la sortie de son cabinet, sur Jean Rochefort largué par sa femme, qu’il convainc d’abandonner tout et de se barrer avec lui, loin de toute civilisation, pour aller vivre peinards, en plein air, à la fraîche … sur le causse Méjean. Ils y rencontreront Bernard Blier, un curé truculent et soiffard … puis seront arrêtés par un escadron d’amazones nymphos !. Le film connut un fiasco commercial retentissant.

Image de prévisualisation YouTube

Me reviennent aussi la musique de 37° le matin et la sublime scène de l’anniversaire de Betty. Sur le causse désert, rougeoyant au soleil couchant, près d’une bergerie, Zorg alias Jean-Hugues Anglade, sort du coffre de sa voiture, un gâteau aux bougies déjà allumées.
À tes vingt ans mon amour ! Splendide ! Le film émut des millions de spectateurs. Pour être exact, cette séquence fut tournée non loin de là, aux alentours de Marvejols, mais les émotions sont semblables en traversant ce midi, les étendues sauvages et désolées.

mejeanblog2.jpg

Ne pouvant malheureusement trop flâner, je choisis la « route du milieu » qui me mène à Meyrueis, trace empruntée antan par les transhumances en direction de l’Aubrac depuis Ganges et les garrigues de l’Hérault. D’ailleurs, ici et là, quelques alignements de pierres sèches témoignent des anciennes drailles.

mejeanblog1.jpg

Amoureux de silence, de solitude, de grands espaces, inutile de fréquenter les agences de voyages, vous avez tout cela dans notre « douce France ».
Le spectacle est grandiose : certains ronchons ne trouveront qu’ennui et désolation face à ce désert pelé d’herbe jaunâtre rappelant les steppes de Mongolie. Coïncidence, les alentours du hameau du Villaret, offrent de faux airs d’Asie centrale avec quelques chevaux de Przewalski paissant en semi liberté dans la lande. Depuis le début des années 90, ont trouvé refuge ici quelques individus de la seule espèce de cheval sauvage qui n’a jamais été domestiqué et qui, hélas, n’existe plus à l’état naturel depuis une quarantaine d’années.
Pour accentuer encore la « mongolitude » du lieu et du séjour, des yourtes en guise de gîtes, sont à la disposition des touristes vers la partie est du causse.

mejeanblog5.jpg

Je vibre devant la poésie dégagée par les vastes horizons de croupes et pelouses piquetées de buis et de genévriers. A chaque instant, le parcours des nuages modifie la lumière et dès que le soleil revient, les ombres s’enfuient révélant une palette infinie de couleurs égayées par les jaunes et les verts pimpants des fonds fertiles des dolines redessinés par le trait profond des charrues. Le vent, relativement sage, caresse les « cheveux d’ange », ces graminées qui prolifèrent sur la lande.

mejean9.jpg

Les brebis leur préfèrent le serpolet, la luzerne sauvage, le paturin, le sainfoin, la lavande, toute cette flore rase et odorante dont on retrouve la subtilité dans la tomme de Hyelzas, fleuron fromager du causse. On compte environ vingt mille têtes d’ovins qui constituent la première source de revenu du demi millier de caussenards qui ont choisi la vie apaisante et pure du plateau.

mejeanblog6.jpg

mejean10.jpg

Le chien du berger protège le troupeau à mon approche. J’entame un brin de causette avec son aimable maître ravi que je décèle l’âme de son pays.
Derrière nous, juste au-delà de la colline, se cache la grotte de l’Aven Armand. Je me souviens d’avoir visité avec mes parents, cette caverne souterraine renfermant de fabuleux trésors de pierres, 400 stalagmites dont une de trente mètres de hauteur, concrétions de calcite montantes construites goutte-à-goutte durant des millions d’années. Mille et une nuits sur le causse !
J’entends le silence juste troublé par les bruissements d’insectes et la musique de quelque alouette démarrant des amas de pierres qui parsèment les pelouses. Il est trop tôt pour entendre le fameux oedicnème criard, le soir au fond du causse.

mejeanblog4.jpg

Image de prévisualisation YouTube

25°2 en ce début d’après-midi ! Betty alias Béatrice Dalle n’est pas à mes côtés.Je n’ai pas d’anniversaire à souhaiter encore que je partagerai demain quelques moments d’affection avec ma tante qui vient de souffler ses 101 bougies. Le temps semble se suspendre un instant. Sentiment d’éternité … vite interrompu, « on the road movie again » vers le rebord sud !

mejeanblog7.jpg

À échelle réduite, je retrouve un parfum d’Easy Rider et des grands espaces du continent nord-américain. La départementale 986 supplée la mythique route 66 et au bout de ces solitudes rocheuses, je dégringole même dans un canyon.

jonteblog0.jpg

Née modestement à 1350 mètres d’altitude dans le massif de l’Aigoual, la Jonte a creusé d’impressionnantes gorges sur une vingtaine de kilomètres entre le causse Méjean au nord et le causse Noir au sud avant de se jeter à hauteur du village du Rozier, dans le Tarn, presque injustement plus réputé.
La route qui descend en corniche jusqu’à Meyrueis et ses toits d’ardoises luisant au soleil, offre de superbes échappées sur le défilé et les falaises abruptes sculptées de monolithes aux formes étranges telles les vases de Sèvres et de Chine.

jonteblog1.jpg

Tournant le dos aux gorges et aux vautours fauves qui y tournoient, je mets le cap à l’est vers les Cévennes par le col de Perjuret, du vieux français patoisé le Parjure, nom donné par les Ermites du désert à leurs coreligionnaires convertis de gré ou de force.
Sur ce versant, le col de difficulté modeste ne peut prétendre à participer à la légende du Tour de France. La route dont la déclivité oscille entre 3 et 5,5%, serpente au soleil dans une végétation rabougrie.

perjuretblog11.jpg

Le sommet est un mince câble, légèrement secoué par le vent, reliant le gigantesque radeau du causse Méjean à l’Aigoual. Aucune buvette ni échoppe de souvenirs, juste deux vieilles maisons en pierre du pays !

perjuretblog31.jpg

perjuretblog2.jpg

Circulez, il n’y a rien à voir … enfin presque car dès l’amorce de la plongée vers Florac, superbe leçon de géomorphologie, je découvre comme en coupe, les falaises en à-pic du rebord du causse Méjean avec ses barres calcaires.

perjuretblog4.jpg

perjuretblog5.jpg

La chaussée large, bien dessinée, à la pente beaucoup plus raide que sur l’autre versant, glisse le long de l’abrupt. Vers le fond de la vallée, à l’approche du village de Fraissinet-de-Fourques, la route se rétrécit et les virages se font plus serrés. Bientôt, sur la droite, une stèle attire mon attention.

perjuretblog7.jpg

Au bord du muret, saut … dans le passé, le dimanche 10 juillet 1960 :
« Midi avait sonné, la messe était dite, le soleil grillait les Causses à perte d’horizon. Aucun signe de vie sur les crêtes pelées ni dans les gorges où l’ombre dessinait des quadrillages menaçants. Seul un mince filet de gens ourlait notre chemin, sortis de quelles grottes et agglutinés de place en place pour donner naissance à de chaudes petites oasis humaines. Nous venions de franchir le col de Perjuret et plongions à virelets que veux-tu, chacun pour soi et Dieu pour tous ! Sauf pour un seul …
Nous vîmes à un tournant Rostollan qui faisait de grands gestes et remontait à contre-courant en criant : « Roger a tombé ! Roger a tombé ! » Impossible de nous arrêter sur le toboggan où nous étions lancés. Nul n’avait vu disparaître Rivière, ni parmi ses compagnons, ni parmi les témoins. Pendant cinq minutes, on le crut volatilisé, rayé purement et simplement de la carte du monde, dont le paysage immense et chaotique qui nous entourait nous donnait l’échelle. Or, il gisait, à un vingtaine de mètres, en contrebas, dissimulé par un repli de terrain, frappé d’une sorte de paralysie qui lui interdisait le moindre geste, le moindre appel. Et toute cette nature qui l’entourait lui faisait un linceul rugueux.
»
Ainsi, Antoine Blondin conte « la tragédie du Parjure » qui fait qu’à jamais, ce petit col de Lozère appartient à la légende des cycles.

perjuretblog1.jpg

Plus que Raymond Poulidor, Roger Rivière promettait de battre en brèche, l’hégémonie de Jacques Anquetil. Rouleur d’exception, champion du monde de poursuite et détenteur du record du monde de l’heure, il envisageait d’étendre sa suprématie dans les épreuves sur route. En l’absence de son rival récent vainqueur du Giro d’Italie, il s’affirmait comme le grandissime favori du Tour de France que seul pouvait lui contester le porteur du maillot jaune, l’italien Nencini, celui-là justement qu’Anquetil venait de vaincre sur ses terres pour quelques secondes, après une empoignade farouche dans les Dolomites (pour les mordus de cyclisme, voir Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse, billet du 15 avril 2009).
Et à vouloir garder le contact avec Nencini, exceptionnel descendeur, le destin de Rivière bascula dans le vide …

perjuretblog6.jpg

Devant le monument érigé en souvenir du champion fracassé, j’étale ma culture vélocipédique auprès d’un couple de cyclotouristes peu au fait du drame puisque l’épouse avoue être née cette année-là. Je leur donne même à feuilleter une revue spécialisée de l’époque. Photos à l’appui, nous tentons de visualiser le lieu de l’accident : un demi-siècle plus tard, la nature n’a guère changé et nous repérons le petit ruisseau et son lit de pierres auprès duquel gisait Rivière caché par les feuillages.

perjuretblog8.jpg

« C’est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue… »

Durant quelques minutes, Roger Rivière, héros rimbaldien, fut le dormeur d’un val cévenol.

perjuretblog3.jpg

« L’hélicoptère d’évacuation, dans l’impossibilité de se poser sur le palier abrupt où Rivière s’était arrêté dans sa chute, tournait au-dessus de nous. Il atterrit dans l’enclos d’un vieux paysan, noueux comme un ceps de bois dont sont faits les Dominici, à l’instant où, avec une étonnante majesté qu’elle tirait de sa lenteur, l’ambulance déboucha à moins de vingt à l’heure, pour éviter les heurts, et s’arrêta en lisière du champ. Dix photographes, tombés on ne sait d’où, se trouvèrent miraculeusement à la parade. Rivière apparut sur sa civière, l’œil mi-clos, livide comme jamais, et baigné dans sa sueur. On lui fit escorte jusqu’à la nacelle, et tout le monde suivant les paysannes, les chiens, les valets de ferme et même le vieux qui flairait dans tout cela les grands remous de sorcellerie.
Il regarda avec respect l’hélicoptère brasser l’air puis jaillir de son champ en apothéose déchirante. Alors, seulement, il poussa un hurlement et parla d’aller chercher son fusil. Toute pitié l’avait déserté. Le dénouement venait de se jouer sur sa récolte de haricots, six mois de labeur, cinquante mille francs de semis. Le sombre dimanche qu’il vivait n’avait pas exactement les couleurs du nôtre.
»
Anecdote tragi-comique qui illustre la vie rude des paysans de ce pays. Il n’y a probablement plus de témoin de la scène à Fraissinet-de-Fourques qui ne compte plus qu’une soixantaine d’habitants. Les commerces ont fermé, les fermes ont évolué en quelques gîtes ruraux. Près du vieux pont, l’eau de source des Clauzels continue à couler à la fontaine.

perjuretblog9.jpg

perjuretblog10.jpg

J’oblique à gauche délaissant la « route du Tour » qui, en cette sinistre journée, empruntait un peu plus loin, comme un symbole, sur la corniche des Cévennes, « le col de l’Exil par où fuyaient vers la Prusse et la Hollande, les familles qui voulaient préserver leur foi et leur vie puis le col du Glas, appelé pudiquement d’Uglas, pour effacer jusqu’au souvenir des sonneries lugubres qui annonçaient les troupes catholiques donnant l’assaut aux protestants » !
« Roger Rivière n’est plus parmi nous. Le formidable appareil d’information qui alimente la vie intérieure du Tour pour le meilleur et pour le pire continue de nous relier à la clinique où on l’a transporté, mais les antennes sont en berne … Demain a disparu, on nous l’a proprement escamoté à un tournant de la route. Il a fallu ce drame pour que nous prenions conscience de ce que l’avenir de cette course que nous vivons reposait antérieurement sur les épaules d’un seul champion. Avec lui, l’aventure et la surprise ont basculé dans le ravin ». Le Tour de France, orphelin de son favori, ne fut plus qu’une longue procession jusqu’à Paris, juste troublée, dans la traversée de Colombey-les-deux-églises, par le salut amical du Général de Gaulle qui, clin d’œil du destin, devait passer dix ans plus tard, la dernière nuit de sa vie hors de son domicile, au château monastère d’Ayres près de Meyrueis..
Grandeur et décadence d’un champion cycliste qui ne se cachait pas de recourir à des pratiques dopantes. À son arrivée à la clinique de Montpellier, on retrouva dans une poche de son maillot, un des cachets de palfium emmenés au départ et quelques pilules d’amphétamines.
Les médecins administraient du palfium aux malades en phase terminale pour atténuer leurs souffrances. Ce très puissant analgésique soulageait probablement Rivière de la fatigue mais les effets sédatifs en retardant les réflexes et en déconnectant le système nerveux moteur, l’empêchèrent sans doute de freiner à temps, en ce funeste dimanche de juillet 1960.
Roger Rivière, une des innombrables victimes du dopage, ne recourut jamais. Un petit ruisseau de Lozère avait (dé)fait le grand Rivière !
De retour sur le Méjean, après le K.O sportif … le chaos de Nîmes-le-Vieux ainsi baptisé par analogie à celui proche de Montpellier-le-Vieux, lo Clapàs Vièlh comme l’appelaient les bergers, lo Clapàs étant le surnom donné par les montpelliérains à leur cité.

chaosnmesblog1.jpg

Surprenant ressaut rocheux en bordure du causse comme des remparts le protégeant, ce relief ruiniforme provient de la dissolution de la roche dolomitique qui laisse en place les parties les plus résistantes et sculpte les formes les plus étranges.
Je reviendrai aux abords du Veygalier, errer dans cette ville fantôme de rochers inquiétante dès que le soleil disparaît, et exciter mon imaginaire devant les créations captivantes, terrifiantes ou grotesques telles la Marmite de Gargantua, le Lion et même des Arènes, Nîmes oblige.

chaosnmesblog2.jpg

Je coupe la route au sommet du col de Perjuret pour franchir le Mont Aigoual, la dernière difficulté de la journée avant de plonger vers le littoral languedocien. Au calcaire du causse, succède le granite dont sont bâties les quelques maisons de Cabrillac, rare hameau situé sur un replat entre les rivières naissantes de la Jonte et du Tapoul.
J’arpente quelques instants l’unique ruelle malgré l’os macabre posé sur le panneau à l’entrée du village.

cabrillacblog2.jpg

Après quelques kilomètres en forêt, je retrouve en vue du sommet les croupes rases des pâturages et … un vent terrible à décorner les béliers de la draille d’Aubrac. Avec moult difficultés, je parviens tout de même à m’extraire de mon véhicule.
Brrrrrrr ! Au pied de la station météorologique, château fort construit à la fin de XIXème siècle, le mercure atteint péniblement dix degrés.

aigoualblog3.jpg

Climatiquement, le Mont Aigoual qui culmine à 1567 mètres, est excessif : -28° C en 1956, rafales dépassant 360 km/h le 1er novembre 1968, 10 mètres de neige tombée l’hiver 1995-1996, deux mètres de pluie en moyenne par an, 240 jours de brouillard !
L’Aigoual, situé sur la ligne de partage des eaux entre l’océan Atlantique et la mer Méditerranée, est le théâtre du conflit entre les masses d’air chaud venant du sud et celles nuageuses et humides arrivant de l’océan.
Cet après-midi, à en juger par leur démarche titubante, le vent saoule nombre de touristes pourtant en admiration devant le panorama exceptionnel à 360 degrés dans un rayon de 300 kilomètres : au nord, les grands Causses bien sûr, le mont Lozère, la chaîne des puys du Cantal, vers l’ouest, le Canigou et les Pyrénées, le Ventoux puis les Alpes à l’est avec le massif des Écrins et le Mont Blanc.

aigoualblog1.jpg

aigoualblog2.jpg

Pour l’instant, plongée au sud vers le Pic Saint Loup et la Méditerranée ; la chaleur revient dans la longue descente en épingles du col de la Seyrérède. En bas, il fait trente degrés !
J’ai omis de vous dire que la Lozère, le département le plus désertique de France, s’enorgueillit de la faible prévalence de cancers chez les seniors et du plus petit nombre de diabétiques. À défaut de vous y installer comme Marielle et Rochefort, venez humer quelques heures, l’air vivifiant du causse Méjean !

 

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme, Ma Douce France |on 23 juin, 2009 |1 Commentaire »

Une matinée au cirque de Navacelles

Ceux qui me lisent assidûment, savent que chacune de mes visites sur le littoral languedocien, s’accompagne, tôt ou tard, d’une escapade sur le Causse du Larzac (voir billet Saint-Martin du Larzac du 14 mai 2008).
En ces derniers jours d’avril, pour ne pas déroger à mes habitudes, avant de filer vers l’A9 et le viaduc de Millau, je réserve en matinée, une séance au cirque … de Navacelles !
Ce n’est pas une première car je l’ai fréquenté dès le début des années 1970. Une photographie en noir et blanc immortalise d’ailleurs ce souvenir grandiose sur un mur de l’appartement de mon regretté oncle sétois. Peu de temps auparavant, je venais de parcourir les grands espaces de l’ouest américain et, notamment, dans l’état de l’Arizona, le parc national du Grand Canyon, une saillie creusée par le fleuve Colorado aux dimensions gigantesques : 450 kilomètres de longueur, entre 5 et 30 kilomètres de largeur, entre 1300 et 2000 mètres de profondeur. Les gorges du Verdon en Provence, m’avaient semblé tellement mièvres en comparaison. Étonnamment, Navacelles me coupa le souffle.
Alors, à la quête d’émotions sans cesse régénérées devant cette curiosité géographique, je retourne régulièrement au « pays des asphodèles » ; ainsi Adrienne Durand-Tullou appelle le causse dans son émouvant livre de souvenirs au titre éponyme. L’asphodèle, fleur typique des sols calcaires et des éboulis pierreux, emblème de la mort qu’on plantait sur les tombes grecques, commence d’ailleurs à dresser son long « bâton blanc » dans la garrigue, sur la route de Ganges.
Ce matin, tandis que les locations de canoës kayaks inaugurent la saison dans les gorges de l’Hérault, mes pensées rejoignent cette jeune institutrice fraîchement sortie de l’École Normale qui, le 3 janvier 1938, quitte la maison familiale de Nîmes pour rejoindre sa nouvelle affectation, un bout du monde, sur le causse de Blandas, à un vol d’aigle royal de Navacelles (il y vit encore un couple aujourd’hui) :
« Un horizon loin, très loin, une lande immense, quelques moutonnements rocheux, aucune trace de vie. Entre le ciel et la terre, un accord de gris en dégradés, une route toute droite sur un horizon en fuite. Un embranchement à gauche et, là, grises elles aussi, des maisons en file indienne, à la base d’une colline : Rogues. J’étais parvenue au terme du voyage. »
Elle y épousera Honoré Durand, caussenard de souche, et s’y installera pour le restant de ses jours. Maîtresse de classe unique, elle deviendra docteur ès Lettres, ethnologue, historienne, spécialiste éminente des Causses et des Cévennes. Admirable enseignante d’une autre époque, Adrienne Durand-Tullou nous a quittés à l’entrée du nouveau siècle.
Voilà, je délaisse Ganges engorgé en ce vendredi de marché, pour remonter vers l’ouest, le cours de la Vis, modeste rivière affluente de l’Hérault qui a creusé son lit dans les plateaux calcaires des causses. À petite cause, grand effet, suspense on y arrive !
Je frappe donc les trois coups annonçant le début de la plus impressionnante représentation de théâtre karstique à ciel ouvert de notre douce France. Le « karst », nom allemand tiré d’une région de plateaux calcaires de Slovénie, qualifie savamment l’ensemble de formes superficielles et souterraines résultant de la dissolution de roches carbonatées, calcaires et dolomies, sous l’effet de l’eau rendue acide par le dioxyde de carbone (d’après mes « vieux » cours de quatrième sur la géographie de la France ! J’entends le cancre au fond de la classe qui chuchote avec humour, « causse » toujours, tu m’intéresses !).

navacelles1.jpg

À hauteur du riant village de Madières, vous avez le choix de votre futur emplacement dans l’enceinte du cirque: tout droit vers les gradins sud du causse du Larzac ou à droite, vers les travées nord du causse de Blandas ; aucune hésitation à avoir, c’est gratuit et c’est aussi grandiose des deux côtés ! Ce matin, j’opte pour la tribune Larzac. Par une route escarpée, je m’élève en sept kilomètres au-dessus du canyon vertigineux des gorges de la Vis, jusque sur le plateau, à Saint-Maurice de Navacelles.

navacelles2.jpg

Encore quelques centaines de mètres dans la lande et j’atteins le belvédère de la Baume Auriol, une ancienne ferme réhabilitée avec goût, abritant désormais un restaurant, un bureau d’office de tourisme, des salles d’exposition de la vie caussenarde et un magasin de vente de produits du terroir. Au temps de ma première visite, il y a quarante ans, le tourisme y était encore confidentiel et une aimable paysanne proposait juste des pélardons, de délicieux fromages de chèvre de sa fabrication, et quelques cartes postales sur un présentoir. Le « grand site » qui draine aujourd’hui environ 300 000 visiteurs par an, a conquis ses lettres de noblesse de plus grand canyon d’Europe.
Encore quelques pas pour s’avancer au balcon et découvrir la scène du merveilleux spectacle géologique.
« Car on ne « voit » pas ce site, on « se le prend » en pleine face … Déjà, il y a comme une préparation, une sorte d’initiation visuelle progressive avant d’arriver sur les lieux : on quitte lentement les sentiers battus, la départementale normale et familière qui sinue dans les Cévennes. Tout est beau, sauvage, un peu rude ou farouche, les mots ne manquent pas encore, on les trouve aisément pour les inscrire au souvenir de sa mémoire. On est en attente d’un spectacle auquel assister, à cause du mot cirque … On s’imagine même être suspendu … dans l’air, dans le temps, à votre guise, à cause de l’association  » Navacelles », nacelle … La route, telle une belle qui aurait défait son chignon, vous sème ses épingles à cheveux. Petit à petit, vous « tordez » de plus en plus souvent votre volant, les manoeuvres sont de plus en plus périlleuses, car votre œil, avide, a désormais envie de dévorer tout ce qu’il capture. Prudence ! Et puis, vous arrivez face à ce … gouffre ? … ce puits naturel titanesque ? Face à ce poème j’ai envie de dire, car il n’y a que les poètes qui pourraient en parler … c’est là que les mots manquent soudain, il faut laisser les sensations, les sentiments s’exprimer… »

nvacelles3.jpg

Telle une photographie aérienne, trois cents mètres au-dessous de moi, au fond de la vallée entaillée par la Vis, sinue un ancien méandre recoupé isolant à l’intérieur, une colline rocheuse de forme pyramidale. Tout autour, les pentes vertigineuses des versants dessinent un amphithéâtre dont les barres calcaires constituent les gradins. Leur aspect minéral et aride tranche avec la verdeur de l’anneau de terrain plat correspondant à l’ancien cours de la rivière. Les tuiles des toits du hameau de Navacelles brillent au milieu de cette oasis.

navacelles4.jpg

navacelles5.jpg

Mademoiselle La Vis, vous êtes une artiste de génie pour avoir sculpté une œuvre aussi sublime !
Les géologues estiment qu’elle aurait creusé son chemin dans le calcaire du causse durant 2 à 3 millions d’années et a achevé son travail de sape pour recouper le méandre, il y a 6 000 ans, à l’Holocène, juste après le Würm, dernière période glaciaire de l’ère quaternaire.
Son talent repose notamment sur la vitesse inégale de son cours. Quand elle sinue, elle creuse ses rives concaves et dépose ses alluvions sur les rives convexes où sa vitesse est plus faible. Son méandre devient ainsi une boucle de plus en plus serrée dont elle finit par se libérer en le recoupant à la base. De la même manière, en amont du cirque, la Vis a abandonné trois autres méandres, œuvres de moindre importance.
C’est toujours aussi époustouflant! Juché sur le toit du causse, un sentiment de domination se mêle à l’inquiétude suscitée par ce long serpent d’eau douce ondulant dans les entrailles calcaires. Pendant plusieurs minutes, je reste figé dans un silence religieux juste troublé par le gazouillis des oiseaux.
Il est temps de plonger au fond du gouffre où se blottit le hameau de Navacelles. Les vieux l’ont quitté un à un, remplacés par des résidents secondaires et des néo ruraux qui tiennent commerce à la belle saison.
Au point de recoupement du méandre, la Vis comme toute guillerette d’avoir trouvé un raccourci, effectue une cabriole de huit mètres devant quelques pêcheurs taquinant la truite. Grimpée sur une croix de fer, une madone touchante de simplicité, veille au-dessus de la cascade.

navacelles12.jpg

navacelles7.jpg

Les maisons en pierre s’agrippent à la roche à proximité des seules terres cultivables du méandre, ce qui explique le caractère dispersé de l’habitat. En cette fin de matinée, il fait bon flâner dans les ruelles pittoresques qu’embaument lilas et glycines.

navacelles6.jpg

navacelles8.jpg

navacelles9.jpg

navacelles11.jpg

Derrière les anciennes fermes, démarrent des sentiers bordés de murets en pierre sèche menant aux coteaux environnants et aux terrasses sur lesquelles poussaient vignes et oliviers.

navacelles10.jpg

Fleur symbole du Causse du Larzac, une cardabelle séchée orne encore certaines portes des vieilles demeures. Antan, les bergers et éleveurs de moutons caussenards la clouaient à l’entrée des granges et des étables pour veiller sur les animaux.

navacelles15.jpg

Ils la cueillaient aussi pour son cœur comestible (de la famille des artichauts ) et utilisaient ses feuilles épineuses pour carder la laine des troupeaux d’où son nom. Elle leur servait, à l’occasion, de baromètre car, comme le tournesol, elle capte la lumière solaire en s’ouvrant et se referme quand la pluie menace.
Au « soleil des herbes », un autochtone a préféré un vieux croquenot comme porte-bonheur sur sa porte.

navacelles17.jpg

navacelles16.jpg

navacelles18.jpg

Avant d’assister à la seconde partie de l’opéra karstique depuis les gradins de la tribune Blandas, je me restaure d’un honnête menu campagnard à l’ombre d’une treille et d’une chapelle. « Que la montagne est belle ! », l’Ardèche de Jean Ferrat n’est pas si loin.

navacelles28.jpg

navacelles19.jpg

navacelles13.jpg

navacelles14.jpg

navacelles20.jpg

Après un passage à gué sur le lit de la Vis, en route pour l’ascension de la face nord jusque sur le causse de Blandas situé dans le département du Gard ! Les échappées sur le cirque sont fulgurantes. Depuis chaque belvédère, les lacets inférieurs de la chaussée accentuent l’effet de profondeur. Les nuages portés par le vent marin, encombrent peu à peu l’azur, créant sur les reliefs, des jeux de lumière tour à tour joyeux ou inquiétants.

navacelles21.jpg

navacelles22.jpg

navacelles23.jpg

navacelles24.jpg

En face, sur le rebord du Larzac, la ferme de la Baume Auriol pointe le bout de sa façade. Je retarde au maximum, l’instant fatidique où il me faut tourner le dos à la scène de ce grand théâtre naturel.
Ultime envie, je souhaite goûter à une autre spécialité régionale, les fameux mégalithes du causse de Blandas. Un aimable cantonnier me signale que je peux en trouver quelques spécimen à un petit kilomètre de là, vers le hameau de Peyrarines.
Adrienne Durand-Tullou, j’y reviens, a recensé plus de 80 monuments mégalithiques, dolmens et menhirs, sur le causse. Leur densité est presque identique à celle du massif armoricain, leur taille, par contre, très inférieure, s’explique par le matériau calcaire qui ne permettait pas des blocs de très grandes dimensions suffisamment résistants.
Très vite, peu après Blandas, je repère dans la lande, un étonnant cromlech, un cercle d’un diamètre de 120 mètres, dessiné par une quarantaine de menhirs, comme une mystérieuse ronde de bergers, sentinelles figées du causse. Si beaucoup d’hypothèses concernant leur origine sont émises, il existe par contre une certitude sur l’implantation de ces cromlechs sur des endroits stériles dénommés Lacam qui n’ont pu constituer que des aires de parcours à usage des troupeaux d’ovins et de caprins. À quand un Da Vinci code caussenard nous plongeant dans les mystères de ces pierres mégalithiques ?

navacellesblog27.jpg

navacelles25.jpg

Une pancarte me menaçant de morsures de vipères, me dissuade d’approcher pour mieux photographier ces pierres levées et le dolmen nécropole tout proche. « Serpent qui sort en avril annonce la pluie » appartient à ces proverbes et dictons qui présageaient du temps et des futures récoltes. Je ne verrai, aujourd’hui, ni vipères, ni la fameuse couleuvre de Montpellier aussi effrayante qu’inoffensive.
Espèce protégée, la Malpolon monspessulanus est un reptile impressionnant pour nos contrées, qui peut dépasser les deux mètres de longueur. Qui l’a surprise, dressée comme un cobra, en garde un certain traumatisme. Une de mes connaissances eut la désagréable visite de cet hôte rampant sur la terrasse du mas perdu dans la garrigue sétoise qu’elle venait d’acquérir. Les pompiers et policiers alertés, se renseignèrent sur l’éventuelle fuite de quelque python ou boa d’un « autre » cirque dans la région. Après quelques heures de recherche, la pacifique couleuvre fut retrouvée somnolente dans un lit cage replié dans le garage !
N’ayez aucune répulsion et que mon anecdote ne vous dissuade surtout pas d’assister au spectacle fascinant du cirque caussenard et de sa ménagerie !
Je remonte le canyon en direction du Caylar. Bientôt, les toits de tuiles rouges de Vissec s’entortillent autour d’un ultime tour de Vis abandonné. Je souris à la confluence d’une modeste rivière, la Virenque. Que je me souvienne, ce coureur cycliste éponyme fut soupçonné de ne pas boire que l’eau claire de ces ruisseaux !
L’après-midi est déjà bien avancé, il est temps de baisser le rideau !

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 5 mai, 2009 |10 Commentaires »

Le pont Mirabeau (les ponts de Paris 1)

mirabeaublog1.jpg

Lorsque vous parvenez à l’entrée du pont, vous n’y échappez pas ! Une plaque vous rappelle le temps des récitations, bras croisés dans le dos, devant le tableau :

mirabeaublog2.jpg

Peut-être que pour captiver les collégiens d’aujourd’hui, devrais-je pasticher Coluche qui débuta sa carrière en faisant, non loin de là, le zouave au pont de l’Alma :

« C’est l’histoire d’un mec qu’est sur l’pont Mirabeau le mec. Et c’est l’histoire d’un mec qu’est sur l’pont Mirabeau bon d’accord, si on veut, mais c’est l’histoire d’un mec qu’est sur l’pont Mirabeau et qui regarde dans l’eau, le mec. Pas con le mec hein, c’est un poète le mec. Ah ouais parce que moi j’l’ croyais pas ben j’ai été voir et ben c’est vrai hein. Les mecs sur l’pont Mirabeau y regardent même pas dans l’eau hein. Les mecs y passent tous les jours heu sur l’pont Mirabeau hein et ben… y’aurait pas d’eau dessous, passeraient quand même. C’est con parce que nous on passe sur les ponts à cause qu’y a d’l'eau dessous hein. On n’irait pas faire un détour hein tu parles. Alors les mecs y disent « ah ben on sait pas où passe notre pognon » ils regardent pas alors.
Alors le mec y regarde tout ça mais ça l’intéresse pas tout ça, bon. Le mec y pense à une nana qu’arrive pas, une nana normale hein, blanche, parce que lui le mec est polonais. En fait, c’est l’histoire d’un mec et une nana…
»

J’abrège ! Il y cent ans pile (de pont) poil, Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky dit Guillaume Apollinaire, résidant dans le quartier d’Auteuil, se promène fréquemment sur le pont Mirabeau en compagnie de sa dulcinée, l’artiste peintre Marie Laurencin, celle avec laquelle Joe Dassin vous bassina des milliers de fois pour décrire son amour d’un Été indien.
Séparés par leurs mères possessives chez lesquelles ils demeurent encore, les deux amants se rencontrent souvent à la dérobée ou en utilisant divers artifices. Il leur suffit alors de passer le pont emblématique de leur amour…

mirabeaublog3.jpg

L’idylle se détériore vers 1911 lorsque Apollinaire est inquiété « à l’insu de son plein gré » dans un vol présumé de statuettes phéniciennes découvert à l’occasion du rapt de La Joconde au Louvre !
L’écrivain avait déjà vécu auparavant une rupture douloureuse avec Annie Playden, une gouvernante anglaise de la famille rhénane dont il était le précepteur, d’où germa un autre magnifique poème de fin d’amour, La Chanson du mal-aimé.
L’harmonie rompue, on peut imaginer qu’un jour de spleen, le poète s’accoude sur la rambarde du pont et que la contemplation du fleuve lui inspire cette méditation lyrique sur la fuite du temps et de l’amour. Dans une correspondance, Apollinaire confie que le poème est comme « la chanson triste de cette longue liaison brisée ». Comment donc s’étonner que ses vers soient mis en musique par Léo Ferré et plus récemment, Marc Lavoine.
Le Pont Mirabeau appartient à Alcools, recueil de poèmes publié en 1913 dans la collection Mercure de France. De nombreuses références littérales à l’ivresse, des descriptions de tavernes et auberges, l’évocation des vignobles rhénans, des images poétiques, la figure dionysiaque de l’inspiration poétique, justifient le titre. Longtemps, Apollinaire envisagea plutôt le titre d’Eau de vie qui aurait été un joli clin d’œil à l’eau paresseuse de la Seine au-dessus de laquelle il pleure son amour défunte.
Correspondances consuméristes, sait-on qu’on importe d’Allemagne, l’eau gazeuse Apollinaris efficace pour atténuer les effets d’alcool, certaines nuits d’ivresse !
Plutôt que vous imposer le pensum du commentaire de texte, je laisse la musique des rimes féminines vous bercer.

Image de prévisualisation YouTube

Dans ses concerts, Serge Reggiani récitait de son impeccable diction, les premiers vers en prélude à « Où est passé Paris , ma rose ? » ou Sarah, « la femme qui est dans mon lit, n’a plus vingt ans depuis longtemps ».
Exercice plus délicat qu’on ne croit, souvenez-vous quand votre enseignant vous conviait à la tâche, de trouver le bon rythme dans ce poème orphelin de toute ponctuation et au sein duquel se nichent quelques subjonctifs sournois.

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

L’amour s’en va comme cette eau courante
L’amour s’en va
Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine

Vienne la nuit sonne l’heure
Les jours s’en vont je demeure

mirabeau18.jpg

D’une certaine manière, le comte de Mirabeau est le cocu dans cette histoire d’eau qui lui a volé sa renommée pour la postérité. La notoriété du pont est beaucoup plus attachée aux vers de Guillaume Apollinaire.
Surnommé l’Orateur du peuple, Mirabeau demeure le symbole de l’éloquence parlementaire. Quoique noble, il fut élu aux élections des États généraux de 1789 comme représentant du Tiers état à Aix. Une promenade et une jolie fontaine lui rendent hommage au cœur de la cité provençale.
Qui n’a pas entendu au moins une fois, une de ses fameuses citations : « Allez dire à ceux qui vous envoient, que nous sommes ici par la volonté du peuple et qu’on ne nous en arrachera que par la puissance des baïonnettes ».
Inhumé en grande pompe au Panthéon en 1791, sa sépulture fut profanée trois ans plus tard suite à la découverte de « l’armoire de fer » révélant qu’il avait été en contact clandestinement avec le roi et sa cour. Ses cendres furent jetées alors dans l’eau … des égouts de Paris. Même mort, on vit l’histoire d’eau qu’on peut !

mirabeau15.jpg

Suite à une décision du président de la République Sadi Carnot, le pont, conçu par les ingénieurs Paul Rabel ; Jean Résal et Amédée Alby, est construit entre 1893 et 1896 par l’entreprise Daydé & Pillé.

mirabeau5.jpg

Il relie les 15e et 16e arrondissements, de la rue de la Convention à la rue Rémusat.

 

« Vous ne m’avez pas quittée
Le jour où vous êtes partie.
Vous êtes à mes côtés
Depuis que vous êtes partie
Et pas un jour ne se passe,
Pas une heure, en vérité,
Au fil du temps qui passe
Où vous n’êtes à mes côtés.

Moi, j’ai quitté Rémusat
Depuis que vous êtes partie.
C’était triste, Rémusat
Depuis que vous n’étiez plus là… »


La chanteuse Barbara posa son piano noir au 14 rue Rémusat dans les années 1960 et y composa notamment Mourir pour mourir, Le mal de vivre, Attendez que ma joie revienne et Nantes. Décidément, le quartier engendre la mélancolie.

Le Flâneur des deux rives, titre de chroniques de Guillaume Apollinaire, parcourt 173 mètres pour enjamber, outre la Seine, la voie express sur berge de la rive droite et les rails et le quai du RER rive gauche.
Initialement édifiée au pont de l’Alma pour l’Exposition universelle de 1889, la gare de Javel au style très kitsch, marque l’entrée du pont Mirabeau depuis 1895.

mirabeaublog4.jpg

C’est encore une autre histoire d’eau puisque la fameuse eau de Javel tire son nom d’un ancien village du 15e arrondissement où s’ouvrit en 1784, une manufacture de produits chimiques destinée aux lavandières nombreuses alors sur les bords de Seine. Celles-ci battaient le linge pour le nettoyer avec une poignée de branches ou javelle.
Il faudrait sans doute moult doses d’eau de Javel pour traiter la Seine en eau potable ! Par fortes chaleurs propices aux réactions biologiques, sous le pont Mirabeau, coulent la Seine sale et les poissons morts !

mirabeaublog5.jpg

À hauteur des deux piles, sur les élégantes grilles du parapet, est forgé le blason des armoiries de la ville de Paris avec le navire symbole de la corporation des Nautes ou Marchands de l’eau, surmonté de fleurs de lys. En dessous, la devise Fluctuat nec mergitur, « il flotte mais il ne sombre pas » est rassurante pour toutes les embarcations qui sillonnent le fleuve dont, curieusement, le jour de ma promenade, un bateau mû par une roue à aube digne de ceux qui naviguent sur le Mississippi.

mirabeau12.jpg

Vers l’amont, le promeneur distingue la réplique de la statue de la Liberté éclairant le monde au milieu du pont suivant, nullement dépaysée à proximité des gratte-ciel du quartier du Front de Seine qui constituent un modeste Manhattan.
Chaque pile, en granit de Cherbourg et pierre calcaire, représente un bateau orné, à la manière des galères anciennes, de deux statues allégoriques en bronze vert bleuté, à la gloire de la batellerie parisienne, œuvres de Jean-Antoine Injalbert. Sur la rive droite, La Ville de Paris armée de sa francisque, face à la Seine, se dresse à la proue du bateau qui descend le fleuve tandis qu’en poupe, La Navigation maintient le cap en serrant son gouvernail et en brandissant un flambeau doré.

mirabeau16.jpg

mirabeau13.jpg

mirabeau14.jpg

Sur la berge gauche, la dynamique des sculptures s’inverse dans le sens remontant ; à la proue, l’Abondance souffle dans une trompette dorée et tient une rame tandis que le Génie du commerce à la poupe menace le passant d’un harpon.

mirabeau7.jpg

mirabeau9.jpg

mirabeau6.jpg

mirabeau11.jpg

Pour les désorientés qui éprouvent des difficultés à reconnaître les rives, rappelez-vous que la rive droite est le terrain à droite quand on descend le cours d’eau. Sachant le sens du courant et que la Seine prend sa source au plateau de Langres et se jette dans la Manche au Havre, « ça devrait pouvoir le faire » !

mirabeau10.jpg

Ce matin, il faut supposer que les gens sont heureux puisque personne ne s’attarde sur le pont à songer à quelque amour perdu. Moi seul musarde à la recherche d’émotions poétiques.
Je pense aux Ricochets que rimaille Georges Brassens, jeune Rastignac sétois de la chanson à l’assaut de la capitale :

 

« … On n’s'étonnera pas
Si mes premiers pas
tout droit me menèrent
Au pont Mirabeau
pour un coup de chapeau
A l’Apollinaire … »


Il y tomba amoureux de sa toute première parisienne :

 

« … Sur la berge en bas
Tout contre une pile,
La belle tâchait
D’ fair’ des ricochets
D’un’ main malhabile
Moi, dans ce temps-la
Je n’ dis pas cela
En bombant le torse,
L’air avantageux
J’étais à ce jeu
De première force.

Tu m’ donnes un baiser,
Ai-je proposé
À la demoiselle;
Et moi, sans retard
J’ t’apprends de cet art
Toutes les ficelles.
Affaire conclue,
En une heure elle eut,
L’adresse requise
En change, moi
J’ cueillis plein d’émoi
Ses lèvres exquises … »


L’affaire tourna court là aussi :

 

« … Au pont Mirabeau
La belle volage
Un jour se perchait
Sur un ricochet
Et gagnait le large.
Ell’ me fit faux-bond
Pour un vieux barbon,
La petite ingrate,
Un Crésus vivant
Détail aggravant
Sur la rive droite…

… Et qu’ j’avais acquis
Cette conviction qui
Du reste me navre
Que mort ou vivant
Ce n’est pas souvent
Qu’on arrive au havre.
Nous attristons pas,
Allons de ce pas
Donner, debonnaires,
Au pont Mirabeau
Un coup de chapeau
A l’Apollinaire. »


À votre tour, allez saluer le poète au pont Mirabeau, véritable pont des soupirs !

Brouillard autour du pont de Tolbiac

Cela commence dans une atmosphère de polar. Je me souviens de Canicule, le film d’Yves Boisset. Sous un soleil de plomb, Jimmy Cobb alias Lee Marvin, traqué par la police et ses complices, fuit à travers les blés de Beauce pour enterrer son butin. Je m’attends à ce qu’il traverse les voies ferrées désertes au beau milieu des champs.
Isolée, à deux kilomètres du bourg d’Auneau en Eure-et-Loir, une gare surgit de la plaine beauceronne. Le décor est sinistre sous le ciel chargé de nuages lourds en cette fin d’automne : un passage à niveau aux barrières rouillées, des baraquements de la gendarmerie nationale dont une pancarte en interdit l’accès et la photographie, un entrepôt délabré, un nœud de rails mangés par la végétation, quelques wagons abandonnés, seule une automobile stationnée atteste d’une présence humaine. Aucun doute cependant dans mon esprit, celui avec qui j’ai rendez-vous cet après-midi, se terre ici loin de la trépidation parisienne.

ponttolbiacblog4.jpg

Longeant le ballast, je scrute aux alentours quand soudain, entre deux antiques wagons de marchandises, il m’apparaît. Son costume bleu métal jure dans la grisaille ambiante. Pantin désarticulé, il repose de l’autre côté des voies. L’émotion m’étreint. Je me frotte les yeux pour tenter de chasser cette image. Pourtant, cet amas de ferrailles, c’est bien lui, le viaduc du Brouillard au pont de Tolbiac, le chef d’œuvre de littérature policière de Léo Malet, immortalisé ensuite à l’encre de Chine par le dessinateur Tardi ! Démonté en 1996 lors de la construction de la Grande Bibliothèque François Mitterrand, il rouille depuis douze ans dans cette friche en bordure de voies ferrées qui mènent le voyageur en une heure jusqu’à la gare d’Austerlitz, là même où il se dressait antan. Curieux destin ferroviaire !

ponttolbiacblog3.jpg

viaducdetolbiacenvrac1copie.jpg

viaducdetolbiacenvrac2copie.jpg

Je voudrais m’approcher du Meccano géant mais la crainte d’être happé par le surgissement soudain d’un train, l’emporte. À travers la longue focale de mon appareil photo, je parviens néanmoins, à discerner différentes pièces détachées et, en particulier les fameuses poutres en W du nom de leur concepteur James Warren.
« Le 10 novembre 1956, Paris, la nuit, sur le pont de Tolbiac, un homme rôde. Dans son regard, la folie…. ». Ainsi commençait la bande dessinée de la célèbre enquête de Nestor Burma. À cet instant, j’ai le douloureux sentiment qu’on m’a confisqué un pan de mon imaginaire.

ponttolbiac1imgblog.jpg

Quelques mois plus tard, en un jour gris de février, ambiance Série noire oblige, je rejoins le XIIIème arrondissement afin d’humer les derniers relans d’un Paris ouvrier et industriel défiguré par le vaste chantier de la ZAC Rive Gauche (Zone d’Aménagement Concerté ! … concerté entre qui et qui ?). Un retour sur les lieux du kidnapping en quelque sorte !
Je commence ma plongée à la recherche d’un hypothétique passé, devant la nouvelle passerelle Simone de Beauvoir qui relie le parc de Bercy au parvis de la Bibliothèque Nationale de France.

passerellebeauvoirblog11.jpg

Le remontage du viaduc avait été envisagé justement à cet endroit, mais ces 162 mètres étaient trop courts pour joindre les rives du fleuve. Ah, Monsieur Cadbury Warren, vous n’auriez pas pu me faire un petit peu plus long ?!!!
Ne dédaignons pas l’élégant ouvrage de l’architecte autrichien Feichtinger qui a imaginé des entrelacs de cheminements pour les piétons et les cyclistes sur quatre niveaux. En son centre, la rencontre des deux courbes « arc et caténaire » forme une lentille suspendue au-dessus de la Seine dont s’éloigne ou se rapproche le passant selon le chemin qu’il choisit dans le tressage.

passerellebeauvoirblog.jpg

Il est difficile de concevoir qu’il y a quatre siècles, s’étendait la plaine d’Ivry avec ses abbayes et ses moulins, là où se dresse aujourd’hui la BNF. En Afrique, sous l’arbre à palabres, on dit que lorsque un griot meurt, c’est une bibliothèque qui disparaît. Ici, combien d’ouvriers africains furent victimes d’accidents du travail pour raser la mémoire du quartier et construire « la très grande » bibliothèque ?
Une immense figurine à la Titi de Grosminet, danse sur la façade d’une des quatre tours pour annoncer une exposition à la découverte des livres d’enfants d’hier et aujourd’hui, Babar, Harry Potter et Cie…

bnfblog2.jpg

bnfblog.jpg

Paradoxe humoristique, au pied de cette cathédrale futuriste du savoir, je me sens ignorant, incapable de me repérer entre les cubes de verre et de métal surgis récemment de terre. Sur mon plan ancien de dix ans, aucune trace des rues Primo Lévi, Thomas Mann, Françoise Dolto et René Goscinny ! Hommage sympathique au père d’Astérix, la rue qui porte son nom est jalonnée de phylactères cultes tirés de ses albums. « Ils sont fous ces romains ! » … ils sont fous ces architectes urbains !!!

goscinnyblog.jpg

« Sauvons le savoir ». Une banderole convoquant les étudiants en grève à une assemblée générale, se déploie sur les murs de l’université Paris7-Diderot qui a investi l’édifice des Grands Moulins de Paris et la Halle aux farines. Imaginez que chaque matin, une noria de péniches, camions et trains acheminait jusqu’à cette minoterie industrielle créée en 1923, le blé provenant des grandes plaines céréalières du Bassin Parisien, Beauce, Brie, Gâtinais et même Champagne.

grandsmoulinsblog.jpg

moulinsblog.jpg

Un peu plus loin, toujours le long du quai Panhard et Levassor, l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture occupe désormais l’ancienne usine de la Société Urbaine d’Air Comprimé (SUDAC).

sudacblog4.jpg

sudacblog3.jpg

Entre 1890 et les années 1980, cette entreprise distribua de l’air comprimé, dans tout Paris, sous forme de bonbonnes ou par un réseau de tuyaux pour gonfler les pneumatiques, mouvoir les ascenseurs, faire tourner les roulettes des dentistes. Victor Popp, polytechnicien viennois, imagina même un ingénieux système permettant de synchroniser l’heure des horloges publiques ; chaque impulsion d’air comprimé faisait avancer les aiguilles. La fameuse crue de la Seine de 1910 endommagea les machines, ce qui eut pour conséquence de bloquer toutes les pendules de la capitale à 10h 53, le temps des inondations. La cheminée de brique et la halle avec ses poutres métalliques en croisillons rejetées à l’extérieur en façade, beaux exemples d’architecture industrielle, offrent des faux airs précurseurs du centre Beaubourg.

sudacblog2.jpg

sudacblog1.jpg

Juste derrière, surgissant d’un monticule de terre apportée par les pelleteuses, s’élève un nouvel immeuble au design nullement déplaisant. La partie vitrée d’une de ses façades, est cependant masquée par trois lettres SOS comme un appel au secours face au péril de l’urbanisation galopante.

immeubleblog.jpg

tagwattblog.jpg

Bientôt, je débouche devant la rue Watt :

 

« … Une rue bordée d’colonnes
Où y a jamais personne
Y a simplement en l’air
Des voies de chemin d’fer
Où passent des lanternes
Tenues par des gens courts
Qu’ ont les talons qui sonnent
Sur ces allées grillées
Sur ces colonnes de fonte
Qui viennent du Parthénon
On l’appelle la rue Watt
Parce que c’est la plus bath
La rue Watt

C’est une rue couverte
C’est une rue ouverte
C’est une rue déserte
Qui remonte aux deux bouts
Des chats décolorés
Filent en prise directe
Sans jamais s’arrêter
Parce qu’il n’y pleut jamais
Le jour c’est moins joli
Alors on va la nuit
Pour traîner ses savates
Le long de la rue Watt
La rue Watt

 

Y a des rues dont on cause
Qu’ ont pourtant pas grand chose
Des rues sans caractère
Juste un peu putassières
Mais au bout de Paris
Près d’la gare d’Austerlitz
Vierge et vague et morose
La rue Watt se repose
Un jour j’achèterai
Quelques mètres carrés
Pour planter mes tomates
Là-bas dans la rue Watt
La rue Watt. »

ruewattblog1.jpg

ruewattblog3.jpg

Aujourd’hui, c’est une rue qui n’a vraiment plus grand chose et pourtant on en cause toujours. Les colonnes de fonte, les réverbères début de l’autre siècle et la structure métallique qui la surmontait, ont disparu et le pauvre Boris Vian, auteur de ces vers, s’il était encore de ce monde, n’aurait plus aucune chance d’y planter quelques tomates tant on bétonne à outrance les derniers lopins de terre existants.
Cette rue inhabitée, « ouverte et couverte », a de tout temps suscité l’imagination des photographes, des poètes et des écrivains fascinés par l’esthétique de série noire qu’elle dégage.
Je m’enfonce dans le tronçon souterrain, serrant au plus près la balustrade du couloir piétonnier aujourd’hui condamné. Je m’attends à croiser Nestor Burma ou à être accosté par Maurice Faugel, fraîchement sorti de prison, engoncé dans son imperméable, chapeau sur la tête. Rappelez-vous le générique d’ouverture du sublime film de Jean-Pierre Melville, Le Doulos, avec ce long travelling qui accompagne Serge Reggiani déambulant dans la mythique rue Watt.

ruewattblog2.jpg

ruewattblog8.jpg

ponttolbiac2imgblog2.jpg

L’atmosphère demeure inhospitalière avec le halo blafard des lampadaires (un comble pour une voie baptisée Watt !), un suintement d’eau sur les parois et le grondement des trains sur les rails juste au-dessus. Je ressors de ce coupe-gorge glauque rempli d’un indicible sentiment d’avoir vécu un instant d’éternité cinématographique.
Une palissade vante un projet futuriste de mise en lumière de ce sinistre boyau. Une montée en Puissance (W) ?

reuwattblog6.jpg

ruewattblog7.jpg

Curieuse ambiance de fin de ville au carrefour suivant : la compagnie du Lierre fait d’un ancien immeuble, un lieu singulier de recherche et de création théâtrale et musicale ; en face, une coquette maison de brique avec son jardinet (pour y planter les tomates de l’ami Boris ?) détonne dans le nouveau décor bétonné. Un peu plus haut, quelques personnes assistent hébétées au ballet permanent des bulldozers ; elles vivent là dans « l’usine du Bien où l’on révise les rouages de la machine humaine usée par la vie », l’Armée du Salut pudiquement baptisée cité de refuge, dont le foyer décoré aux couleurs primaires est l’œuvre de Le Corbusier.

salutblog.jpg

Devant le trou béant du chantier, me revient en mémoire la séquence quasi documentaire du chef d’œuvre italien Fellini Roma dans laquelle les ouvriers affectés au percement du métro, mettent à jour des sites archéologiques oubliés.
La courte rue du Loiret semble ne mener nulle part sinon à l’ancienne gare Masséna fermée depuis l’an 2000 et la création de la station Bibliothèque François Mitterrand. Cette gare servait de correspondance entre le chemin de fer d’Orléans et la ligne de la Petite Ceinture.

garemassenablog2.jpg

Affreusement taguée, protégée des éventuels squatters par des chevaux de frise, elle apparaît en un état si piteux qu’on peut douter du projet de sa réhabilitation en un lieu dédié aux arts de la rue, du cirque et de la marionnette, prévue en 2009.

garemassenablog1.jpg

Je rebrousse chemin pour m’engager dans la longue rue du Chevaleret (près de 2 km) qui s’achève non loin de la gare d’Austerlitz. On a trace d’un chemin du Chevaleret en 1670 ; avant l’urbanisation du XIXe siécle, les terrains étaient propices aux cultures maraîchères et à la vigne florissante en Ile-de-France au Moyen Âge mais ce sont les ouvriers travaillant dans les nombreuses carrières du quartier qui constituèrent là les premières strates de population.
Au XIXe siècle, avec l’industrialisation galopante, la rue se peupla des ouvriers des ateliers et entrepôts voisins tels ceux de la gare d’Austerlitz et des usines de construction automobile Panhard et Levassor. Encaissée et isolée par la proximité des voies ferrées sur une majeure partie de sa longueur, cette artère souffrit ensuite d’une réputation de dangerosité avec la délinquance juvénile des Apaches à la Belle Époque puis l’implantation d’une population immigrée. Dans son roman, Léo Malet traduit remarquablement l’atmosphère du quartier au milieu des années 1950.
Un résistant au béton a confectionné un pigeonnier de fortune sur le rebord de sa fenêtre. Les oiseaux moins cons que ne le prétendait Chaval, viennent s’y bécoter et dévorer des baguettes de pain.
Je ralentis mes pas pour repérer l’endroit du rapt et les quelques vestiges du héros architectural de Malet et Tardi, but avoué de ma promenade. Il ne faut pas le confondre avec le pont de Tolbiac qui traverse toujours la Seine non loin de là.
Le « vrai », celui de mon imaginaire, est un viaduc édifié dans les années 1860 pour remplacer le pont Picard (du nom d’un maire d’Ivry), détruit lors d’une violente tempête. Il enjambait non pas le fleuve mais les voies ferrées de la gare d’Austerlitz.
D’anciens escaliers d’accès me permettent de le localiser. Quelle déception de trouver en haut des marches, une passerelle sans caractère menant à l’immense dalle de l’avenue de France enfouissant la chaussée ferroviaire ! Où est la belle dame métallurgique du temps jadis avec ses voitures à cheval et les rails de tramways ?

tolbiac.jpg

avenuefranceblog.jpg

avenuefranceblog2.jpg

Circulez, il n’y a plus rien à voir ! Je m’échappe vite en descendant la rue Neuve Tolbiac … quelle imagination ! Je souris en voyant la façade d’un nouvel immeuble habillé d’éléments végétaux stylisés et pétrifiés dans le béton.

immeublevertblog1.jpg

Mon esprit sympathise de suite avec les graffiti qui réchauffent les façades des « Frigos ».

frigosblog1.jpg

frigosblog5.jpg

Ce bâtiment élevé en 1921, par la compagnie ferroviaire de l’époque, était la gare frigorifique de Paris-Ivry, permettant d’entreposer poissons et viandes en chambres froides. Les trains de marchandises s’engouffraient dans « l’usine à glace » avant d’être relayés par des rails fixés au plafond, véritables téléphériques de denrées.
L’essor des réfrigérateurs individuels après la seconde guerre mondiale puis la disparition des Halles de Paris transférées à Rungis, provoquent la cessation d’activité des entrepôts à la fin des années 1960. Laissés à l’abandon, les « Frigos » retrouvent une certaine vie au début des années 1980 lorsque la SNCF autorise la location de quelques lots à une population d’artistes qui transforment progressivement la friche industrielle en ateliers opérationnels.

frigosblog2.jpg

frigosblog3.jpg

Tandis que je mitraille tag’s et graph’s, un homme m’aborde avec beaucoup de cordialité. J’apprendrai plus tard qu’il s’agit de Jean-Paul Reti, sculpteur renommé, qui présida pendant une dizaine d’années, l’Association pour le Développement du 91 Quai de la Gare, l’ancienne adresse des « Frigos », avec pour objectif d’empêcher la destruction du site et le transfert des locataires vers les Grands Moulins. Aujourd’hui, le combat continue et les occupants déploient inventivité et puissance de travail pour pérenniser ce symbole de résistance aux logiques urbanistiques absurdes et participer à sa réhabilitation définitive. Des lueurs d’espoir se profilent mais la vigilance est de rigueur. De tout temps, les artistes ont eu « l’art » de faire avancer les choses avec esprit et originalité.

frigosblog6.jpg

Jean-Paul Reti m’entretient pêle-mêle des actes militants de cet admirable collectif, de son attachement à ce quartier chargé d’une histoire industrielle en voie d’engloutissement, de la rue Watt, de Nestor Burma, de Tardi, du Doulos, du dessinateur Cabu, de la grande époque de Charlie Hebdo… et bien évidemment du pont de Tolbiac. Il m’invite aux prochaines journées ouvertes en mai. Nous échangeons nos adresses email. Le soir même, je lui envoie quelques clichés du mikado de la gare d’Auneau comme pièces à verser au dossier. En retour, il m’offre un instantané du démontage du pont.

viaducdetolbiacdemontageenpetitcopie.jpg

J’achève ma promenade le cœur un peu plus léger. Qui sait, j’aurai peut-être apporté mon boulon pour que, bientôt, on trouve le mode d’emploi pour remonter enfin les pièces détachées du kit de la friche beauceronne.

 

 

 

 

 


 

 

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 21 février, 2009 |11 Commentaires »

Passage Brady, Paris Xème

Revigoré par mon escale de janvier au San Sombrèro, hilarant état d’Amérique centrale, j’ai souhaité, la semaine suivante, prendre la route des Indes comme on disait au temps de Vasco de Gama. Je vous rassure, cette fois-ci, je ne vous roule pas dans la poudre de curcuma avec mon subterfuge de guide touristique parcouru depuis mon canapé. Je me suis vraiment rendu en Inde… enfin presque, dans la « Little India », la petite Inde du Xe arrondissement de Paris.
Cette pittoresque route des épices qui tient plus du couloir, appartient à cet ensemble de galeries commerciales percées au travers des immeubles, dans la première moitié du XIXe siècle, à proximité des Grands Boulevards qui drainaient la clientèle aisée de l’époque et la protégeaient des intempéries et du brouhaha de la circulation. Couvertes de verrières, elles offrent une lumière tout à fait particulière provenant de l’éclairage zénithal.
Le passage Brady, du nom de son fondateur le commerçant Brady, construit en 1828, reliait alors la rue du Faubourg Saint-Denis à celle du Faubourg Saint-Martin, développant une longueur de 216 mètres. Il abritait bazar à friperies et cabinets de lecture.
A l’occasion des grands travaux initiés par le baron Haussmann, il fut coupé en deux en son centre, en 1852, par le percement du boulevard de Strasbourg.
Ce samedi, je descends le populeux faubourg Saint-Denis bordé d’échoppes regorgeant de produits réunionnais, mauriciens, indiens et pakistanais. Seul les alléchants fromages et gâteaux du traiteur chic Julhès troublent l’exotisme de l’artère. Envolée l’époque chantée par Mistinguett de son inimitable voix gouailleuse, des marchands de quatre saisons, du Central Sporting club de boxe, du célèbre restaurant bouillon Chez Julien où travaillait Maria, une lointaine cousine de Villedieu-les-poêles, ma mère rappelait immanquablement ce détail quand elle passait par là.
Pour ne pas faire comme Hélène, l’assistante du célèbre détective Nestor Burma (étrange coïncidence, je me souviens dans ma jeunesse, d’un fakir indien Burma évoluant au milieu de serpents sur un tapis de clous ) dans une des bandes dessinées de Tardi, je ne me laisse pas tenter par le passage du Désir d’ailleurs préservé par une grille et je parviens un peu plus bas au numéro 46 à hauteur du passage de Brady.

passagedesirblog.jpg

bradytardiblog.jpg

passagebradyblog8.jpg

« Dans un café passage Brady
Une femme égrène des notes sur une six cordes
Elle psalmodie son psaume favori
Où il est beaucoup question de discorde, D’amour, de haine et de miséricorde… »

Ces vers de Tété, chanteur d’origine africaine dont le prénom signifie justement « guide » en wolof, constituent une invitation à m’aventurer dans ce couloir délabré au faux air de coupe-gorge.

passagebradyblog6.jpg

Une fois franchie une mosaïque au sol, bien défraîchie, rappelant le nom du lieu, je me retrouve à Bombay-sur-seine. Dans la perspective de l’enfilade, les enseignes colorées « Le Jardin de l’Inde », le « Passage de Pondichéry », « La Reine du Kashmir », tranchent dans la lumière blafarde qui traverse la verrière opacifiée par la poussière.

passagebradyblog9.jpg

passagebradyblog11.jpg

passagebradyblog13.jpg

C’est au début des années 1970 que le passage prend les accents du sous-continent indien lorsque Monsieur Ponnoussamy, originaire de Pondichéry, ouvre le premier restaurant du genre. Bientôt, suit une communauté d’anglo-pakistanais fuyant la politique de rigueur de Margaret Thatcher puis des Sri Lankais et des Bangladeshis.
Le recoin élargi qui précède le couloir proprement dit est investi par les terrasses de deux restaurants avec un mobilier couleur locale. L’un d’eux appâte le client avec des coupures de journaux sur le menu vantant sa fréquentation par Julien Clerc.

passagebradyblog10.jpg

En face, au premier étage, je repère les deux fameuses glaces gravées d’origine. Elles ressemblent à des rideaux anciennement blancs à motifs assombris par la poussière du temps pour se fondre dans l’atmosphère douteusement propre.
Je me prends à imaginer que bientôt une vache vénérée de la religion hindoue barrera ma déambulation. A ce propos, j’ai vu, la semaine précédente, un reportage, coup de canif dans la tradition, sur l’élévation de véritables fermes temples à la périphérie des villes, accueillant les bovins sacrés dont la présence est jugée de plus en plus nuisible au cœur des cités indiennes.
Ma progression est juste freinée par quelques rabatteurs « autochtones » zélés me promettant le nirvana gastronomique à des prix imbattables … avec naan et thé offerts par la maison ! Il n’est que onze heures, nous envisagerons la question plus tard.
Devant les vitrines, s’alignent tables pour fumeurs, poubelles et cartons d’emballage regorgeant de succulentes mangues fraîches en provenance directe du Pakistan, de pavakas, ces courgettes amères cultivées au Sri-Lanka, mais aussi de gombos d’Afrique et fruits à pain d’Océanie.

passagebradyblog18.jpg

passagebradyblog19.jpg

Ma cuisinière préférée s’aventure à l’intérieur d’une des cavernes à épices à l’affût de quelques nouveaux ingrédients, promesses d’excitations futures des papilles. Pendant ce temps, je flâne devant deux salons de coiffure contigus qui rappellent la tradition des barbiers coiffeurs des rues de New Delhi. Ils apprennent à se couper du brouhaha urbain pour raser et raccourcir la chevelure des clients sans … les couper ! Le tarif est modique, 8 euros la coupe, mais je décline le service malgré l’insistance du patron, les ciseaux à la main.
Je jette quelques coups d’œil furtifs et vains dans les allées du bazar où j’ai laissé ma compagne, il y a un quart d’heure. Délire ou délices d’Orient, je l’imagine s’être évanouie vers une discrète arrière-boutique à la découverte de l’ « ayurveda », cette médecine traditionnelle indienne.

« Elle avait, elle avait un Chandernagor de classe,
Elle avait, elle avait un Chandernagor râblé.
Pour moi seul, pour moi seul elle découvrait ses cachemires,
Ses jardins, ses beaux quartiers, enfin son Chandernagor.
Pas question, dans ces conditions,
D’abandonner les comptoirs de l’Inde… »

Me reviennent en mémoire aussi les deux Yanaon de cocagne, le petit Mahé secret et le Pondichéry facile de l’heureuse élue de Guy Béart qui, avec une tendre subtilité, associait une certaine géographie à l’histoire des territoires commerciaux que la France maintint sous sa protection jusque dans les années 1950.
Je souris aujourd’hui de la réticence de mon père lorsque, gamin, je souhaitais qu’il m’achetât l’album vinyl de la populaire Eau vive dans lequel figurait aussi justement le coquin Chandernagor. Pas certain finalement que l’ode à « la petite que les gars du hameau poursuivent pour l’emmener captive » ne soit pas insidieusement aussi érotique sous ses accents pastoraux ! Magie numérique du portable dans cette ambiance aux traditions millénaires, je localise la fuyarde qui réapparaît, ravie de m’annoncer qu’ici, le sac de dix kilos de riz basmati coûte sept euros de moins qu’à la boutique de produits exotiques proche de chez nous ! Adjugé madame, nous en ferons provision … à l’issue de la balade car, malgré l’hésitation de nombreuses têtes blondes, jusqu’à nouvel ordre, dix kilos de riz basmati pèsent autant que dix kilos de plomb ! Nous débouchons sur le boulevard de Strasbourg qui marque la fin du premier tronçon du passage. A l’origine, une vaste rotonde surplombait la jonction avec la seconde partie légèrement décalée dont on aperçoit l’entrée en face.

passagebradyblog4.jpg

De ce côté-là, le passage est à découvert et la chaussée recouverte de pavés disjoints . Quelques accords de sitar, instrument popularisé par Ravi Shankar, s’échappent d’un magasin où sont exposés plusieurs modèles de veenas dont la mohan veena, guitare à 19 ou 20 cordes très répandue en Inde. Je pense au « Salon de musique », l’admirable film du bengali Satyajit Ray incontournable lors des rétrospectives sur le cinéma indien dans nos salles d’art et d’essai.
Un loueur de vidéos propose des dvd de comédies musicales chantées en hindi made in Bollywood, surnom donné à l’industrie cinématographique indienne, fusion de la ville de Bombay où se trouvent les studios, et le mythique Hollywood.

passagebradyblog3.jpg

passagebradyblog7.jpg

La gastronomie indienne est toujours à l’honneur. Les deux éléphants qui gardent l’entrée de « La route du Kashmir », rappellent Ganesh, dieu à tête d’éléphant de l’hindouisme. On reconnaît à Ganesh, sa capacité à écarter les obstacles à l’image de l’éléphant, seul animal de la création capable de balayer de sa masse énorme et sa trompe, tout ce qui entrave sa marche dans les fourrés épais et les forêts impénétrables. Dans sa représentation, la partie inférieure de Ganesh, assis sur un trône de lotus, est humaine tandis que la tête est éléphantine et divine. Symbole de l’identité entre le macrocosme et le microcosme, entre le divin et l’humain, il est accompagné, lui le plus grand animal terrestre, de son vâhana, la souris, un très petit mammifère. Les rares éléphants blancs sont sacrés en Inde et dans certains temples, des éléphants domestiqués et décorés aux couleurs des dieux bénissent avec leur trompe les fidèles.

passagebradyblog5.jpg

Une curiosité dans ce coin du passage, est la présence de plusieurs costumiers et magasins de déguisements, justifiée sans doute par la proximité de nombreux théâtres sur les grands boulevards. Imaginez un instant que nombreuses tenues portées par les acteurs de la scène et de l’écran sont créées ici, dans cette enclave de « la petite Inde ».
En son terme, l’allée s’ouvre sur une placette investie en rez-de-chaussée, par quelques boutiques d’imprimerie et infographie aux rideaux de fer tirés en ce début de week-end.
Avant de retrouver le soleil d’hiver de la rue du Faubourg Saint-Martin, je contemple une fresque murale dans la grisaille du porche de sortie. J’y apprends qu’Honoré de Balzac vécut dans ce quartier du Xe arrondissement et s’en inspira pour railler « La Comédie Humaine ».
Dans la perspective de la porte Saint-Martin , Victor Hugo songe sans doute à la jeune personne en retrait de lui. Il s’agit de Juliette Drouet, jeune comédienne débutante dans Lucrèce Borgia au théâtre voisin, qui deviendra sa maîtresse pendant près de cinquante ans.
A leur gauche, Emile Zola qui « témoigna de ce qu’était la vie des ouvriers et des défavorisés de ce quartier ».

passagebradyblog2.jpg

passagebradyblog1.jpg

Pour compléter cette galerie de portraits, citons encore le président de la république Félix Faure qui naquit tout près d’ici, le philosophe Auguste Comte qui y vécut, et Vincent Scotto, le compositeur de « Ma petite Tonki-ki-tonkinoise » qui y mourut.
Une petite faim me tenaille ; retour par le passage de l’Industrie et ses boutiques de produits et matériel destinés aux professionnels de la coiffure. Ma compagne fait l’acquisition d’un sèche-cheveux de voyage … en Inde ? Nous nous retrouvons vite à l’entrée du passage Brady où nous avions entamé notre immersion dans la culture indienne.

passagebradyblog16.jpg

passagebradyblog17.jpg

Nous optons pour le restaurant le Pooja, non pas pour suivre les brisées de Julien Clerc, mais parce que c’est le seul qui n’alpague pas le client avec quelque rabatteur. Le décor à l’intérieur célèbre le culte de Ganesh. L’air de veenas serait propice à la méditation devant la carte des menus s’il n’était troublé par des coups de marteau intempestifs provenant de travaux voisins.
Je choisis en entrée des samossas de légumes. Pour avoir filmé le partenariat entre le lycée hôtelier René Auffray de Clichy et le restaurant Soleils du monde de la chaîne Mercure de La Défense, j’ai découvert que l’Inde élève le samossa au rang d’art et qu’il existe des écoles d’initiation aux multiples subtilités de son pliage et sa confection. J’enchaîne avec un curry de porc vindaloo, plat typique de Goa, ex-colonie portugaise sur la côte ouest. Je l’accompagne de riz basmati et, comme tout bon français qui ne sait pas manger sans pain, d’un délicieux nân au fromage. Le nân, pain traditionnel de l’Inde du nord, est cuit dans le tandoor, un four en argile. Sa pâte roulée en une forme ovale, plaquée sur la paroi du four, s’étire alors sous la forme d’une larme.
L’Inde, vaste pays aux multiples climats, coutumes et religions, victime de nombreuses invasions, offre une cuisine très variée. L’hindou consomme du mouton mais jamais de bœuf, animal sacré ; le musulman mange du bœuf et du mouton mais jamais de porc ; les Parsis mangent de tout ; au Bengale, sur la côte est, l’alimentation est à base de poissons et crevettes.
Au nord du pays, les plats ne sont guère épicés ; ils le deviennent de plus en plus lorsqu’on descend vers le sud.
L’approvisionnement en poudres enchanteresses constituant à l’origine, le but de notre visite, nous entrons dans le magasin Velan, minuscule bric-à-brac où l’on peut chiner pour quelques euros. La progression est malaisée dans les rayons encombrés par les candidats au nirvana de la gastronomie indienne. Certains se jettent sur le lassi à la mangue maison et le ghee, ce fameux beurre clarifié qui ne brûle pas et se conserve des années. Plus raisonnablement, ma cuisinière préférée fait emplettes d’épices en vrac, curcuma, curry, fenugrec et de Tikka massala, korma, vingaloo, balti, ces pâtes d’épices de la marque Patak’s prêtes à l’emploi. Moins raisonnablement, j’ajoute dans le panier du gingembre confit et un sachet de pan massala, ces petites graines digestives et rafraîchissantes à grignoter à la fin du repas.

passagebradyblog15.jpg

passagebradyblog14.jpg

Je délaisse les étagères peuplées de divinités en terre cuite et m’attarde au rayon senteurs. Je demeure perplexe devant l’extraordinaire variété des encens et leurs propriétés. Ainsi, le lundi, est conseillé l’encens de Bethléem ou « bois santal » ; je lis : « il agit avec une particulière efficacité sur les vibrations féminines : il est de nature magnétique et, au contact d’une aura féminine ou dès qu’un rituel est destiné à une femme, il recharge la partie magnétique qui se répercute ainsi sur la partie électrique et rétablit les éventuelles carences dans l’électromagnétisme de la personne. ».
Pour le jeudi, il me faut opter pour l’encens de Nazareth qui « valorise la sphère jupitérienne d’une personne et s’emploie donc pour satisfaire une recherche d’emploi, pour acquérir une position sociale, pour entretenir de bonnes relations avec son banquier, pour orienter un procès » ! Pour le samedi, la fumée d’encens de Jérusalem « dégagera votre maison et votre propre aura des ondes négatives » … et des tirs de rockets du Hamas ?
J’ignorais qu’un simple bâton pouvait en se consumant, procurer amour, travail et argent. Un brin sceptique, je choisis finalement l’eucalyptus !
Il est temps de traverser le passage pour acheter enfin ce fameux sac de 10 kilos de riz basmati au prix imbattable de 14 euros ! Riz à grain long d’Inde et Pakistan, le basmati vient de l’hindi signifiant la « reine du parfum ». God save the Queen of Fragrance, l’un des riz les plus parfumés du monde !
J’ai beau scruté dans la rue du Faubourg Saint-Denis, aucun « coolie » à l’horizon pour porter mes colis ! Peu importe, comme tout « vrai » voyageur, je reviens ravi (shankar bien sûr !) dans ma douce France, chargé de souvenirs de mon escapade orientale.

 

 

 

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 11 février, 2009 |1 Commentaire »
1...45678

valentin10 |
Pas à la marge.... juste au... |
CLASSE BRANCHEE |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Dysharmonik
| Sous le sapin il y a pleins...
| Métier à ticer