Archive pour la catégorie 'Ma Douce France'

Les 50 ans du tournage de LA GUERRE DES BOUTONS d’Yves Robert

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À David Ramolet sans qui tout ce qui suit n’aurait jamais existé
À tous ces enfants de la guerre qui continuent à nous faire rêver, cinquante ans plus tard
À tous ceux qui avec leur petit caillou ont construit cette pierre précieuse.

Et si je ne craignais pas d’être qualifié de peigne-cul prétentieux, je dédierais ce billet d’abord à Louis Pergaud et Yves Robert.

« Un vingt-deux de septembre au diable vous partîtes,
Et, depuis, chaque année, à la date susdite,
Je mouillais mon mouchoir en souvenir de vous... »

Paradoxalement, pour évoquer des retrouvailles, j’ai envie de parodier cette chanson de rupture de Georges Brassens qui, de manière plus joyeuse, écrivit pour un film d’Yves Robert, Les Copains d’abord, un véritable hymne à l’amitié.

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Le vingt-quatre septembre de 2011, vous les enfants de la Guerre des boutons, la « vraie », celle réalisée en 1961 par ce même Yves Robert, rivaux autrefois, copains ensuite, à Armenonville-les-Gâtineaux vous débarquâtes. C’est là dans ce petit village beauceron du département d’Eure-et-Loir que le réalisateur planta sa caméra pour tourner de nombreuses scènes de son adaptation cinématographique du roman de Louis Pergaud ; et qu’en ce premier jour d’automne, les « gosses », ils étaient cités ainsi dans le générique, se sont retrouvés, un demi-siècle plus tard, pour faire une méga teuf comme on dit aujourd’hui ; maintenant que nous sommes grands, nous sommes quand même restés d’jeuns.
Ce jour de grâce -expression incongrue pour Yves Robert, anticlérical convaincu qui se débrouilla pour ne jamais filmer l’église du village- est le point d’orgue du travail colossal mené depuis un an par le journaliste et romancier David Ramolet.

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Amoureux « dingue » du film dont il connaît les plans et les dialogues quasiment par cœur, il avait évoqué dans son premier roman largement autobiographique Si j’aurais su, sa passion à travers l’obsession de son personnage Jérémy pour l’œuvre d’Yves Robert. Pour l’écrire, il avait même investi la classe où se déroule l’action, pour en faire son bureau. Allant jusqu’au bout de ses rêves, au terme d’une quête tenace et minutieuse, il est parvenu à retrouver la trace et à réunir beaucoup de ces gamins dont les frasques sans frusques enchantèrent dix millions de spectateurs.
« Au rendez-vous des bons copains, y a pas souvent de lapins, quand l’un d’entre eux manque à bord, c’est qu’il est mort », c’est malheureusement le cas des interprètes de Bacaillé et Camus.
Dans la semaine précédant la fièvre du samedi matin, les rencontres se multiplient, prétextes à de précieux moments de convivialité et d’amitié, comme cet inoubliable pique-nique dans la cour de l’école avec Martin Lartigue, la veille du vernissage de son exposition de peinture au château de Maintenon. Il conserve toute la malice de Tigibus, ainsi, tombé amoureux des cœurs de Neufchâtel, il nous mime une pub pour ce fromage fleuron du Pays de Bray … à destination des gastronomes en culottes courtes ? ! Qui sait s’il n’en immiscera pas un dans le foisonnement d’une de ses futures toiles.

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Au boulot ! Dans quarante-huit heures, tout doit être prêt. Aujourd’hui, il s’agit de mettre en ordre la classe. Des membres du musée de l’École d’Eure-et-Loir l’ont reconstituée avec du mobilier et des objets de l’époque du film. Des animations ont été proposées aux écoliers de la circonscription durant toute la semaine. Cela me rappelle bien évidemment le bon temps de l’encre violette. J’ai une pensée soudain pour Pierre Trabaud qui campait avec beaucoup d’humanité, le rôle de l’instituteur, un de ces maîtres d’école admirables qui transmettaient patiemment, au rythme tranquille des saisons, les mêmes connaissances que depuis Jules Ferry, un de ces hussards noirs de la République dont Yves Robert conservait une profonde reconnaissance. D’ailleurs, à sa sortie, le film eut du mal à démarrer et Yves,  pour le promouvoir, trouva alors l’ingénieuse idée d’écrire une lettre à plusieurs milliers d’instituteurs avec le succès que l’on sait.

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Comme tout bon enseignant qui se respecte, David et moi mettons une dernière main à la décoration et à l’affichage sur les murs. Nous fixons l’œil-de-bœuf dont les aiguilles ne devaient pas tourner assez vite pour ces gamins avides d’aller en découdre avec les peigne-culs de Velrans. Nous déplions l’immense affiche créée par Raymond Savignac qui trôna au fronton des salles de cinéma, à partir d’avril 1962. Nous couvrons les murs de photographies de plateau. Dans deux jours, la plupart de ces enfants seront ici parmi nous !

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Je me régale de fixer un gros plan de Lebrac, lui qui était un peu fâché avec les études, entre deux antiques cartes de géographie. On peut presque  comprendre son manque d’engouement quand on y lit les spécialités régionales que vante la carte de la France agricole : vins de Bordeaux, vins du Midi, eau-de-vie d’Armagnac, eau-de-vie des Charentes, cidre de Normandie … pas étonnant qu’alors, la goutte eût de la religion et du chapelet !
Et savez-vous qu’au début du vingtième siècle, l’arrondissement de Beauvais, dans l’Oise, possédait une sorte de monopole de la fabrication des boutons, ceux-là mêmes que nos joyeux garnements arrachent aux vêtements de leurs rivaux. En souvenir de cette époque prospère, on peut encore visiter un musée de la nacre à Méru.
Comme un symbole, au milieu de tous ces mômes assis à leur pupitre, apparaissent les portraits de Louis Pergaud et d’Yves Robert.

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Pergaud, instituteur en Franche-Comté, écrivit La Guerre des boutons en 1912, il y a donc bientôt un siècle. Il la sous-titra « roman de ma douzième année », preuve irréfutable qu’il s’agit d’une œuvre autobiographique. D’ailleurs, voici ce qu’il faisait figurer dans sa préface : « J’ai voulu restituer un instant de ma vie d’enfant, de notre vie enthousiaste et brutale de vigoureux sauvageons dans ce qu’elle eut de franc et d’héroïque, c’est-à-dire libérée des hypocrisies de la famille et de l’école ». Pour se justifier de l’emploi d’une langue rabelaisienne, il ajoutait : « On conçoit qu’il eût été impossible, pour un tel sujet, de s’en tenir au vocabulaire de Racine ». Et l’anticlérical notoire concluait : « J’espère qu’il plaira aux hommes de bonne volonté selon l’Évangile de Jésus et, pour ce qui est du reste, comme dit Lebrac, un de mes héros, je m’en fous ».
Pour l’enfant Yves Robert, Pergaud fut d’abord un auteur mystérieux dont il signait le nom à la fin de dictées dans lesquelles il accumulait les fautes. Puis La Guerre des boutons devint le roman de sa treizième année lorsqu’il en dénicha un exemplaire chez un bouquiniste sur les quais. Tout de suite, il fut conquis par ces rivalités entre gamins, semblables à celles qu’il avait vécues dans son enfance campagnarde avec les gosses du village voisin, ou avec les garçons de l’école communale ou privée, selon, précise-t-il malicieusement, les revers de fortune de ses parents !
En son âge adulte, devenu cinéaste, avec son scénariste et dialoguiste François Boyer, il adapta le roman de Pergaud en le situant dans l’époque où sortit le film et en donnant au personnage de Tigibus, quasi inexistant dans l’œuvre littéraire, la place qu’on lui connaît.
On ne peut qu’être scandalisé quand on voit, ces temps-ci, sur les plateaux de télévision, les réalisateurs des nouvelles versions en compagnie de leur Tigibus à eux, jurer leurs grands dieux qu’ils n’ont rien emprunté au scénario d’Yves Robert … sans compter leurs tentatives mercantiles pour pouvoir utiliser la célèbre phrase.
Yves Robert réalisa, avec pourtant des bouts de ficelle, un film d’amour c’est sans doute la clé pour comprendre son triomphe à sa sortie et que, cinquante ans plus tard, il demeure toujours aussi profondément ancré dans nos cœurs et dans l’Histoire du cinéma français.
Allez, comme dirait donc Lebrac, on s’en fout de cette guéguerre de … guerres des boutons, il y a encore du pain sur la planche. Il faut installer la vitrine qui abritera quelques précieuses reliques telles la chemise, le béret et la fronde de Tigibus confiés par Martin Lartigue ainsi que le scénario et les dialogues sur papier que m’offrit Yves Robert lorsqu’il collabora avec moi dans le cadre d’animations scolaires.

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Et puis, Bernard Chateau vient de garer son fourgon devant la classe ! Ce septuagénaire sympathique roula sa bosse comme technicien sur les plateaux de cinéma, et participa à plusieurs films d’Yves Robert, c’est dire s’il connaît beaucoup d’anecdotes et de petites histoires du septième art. Possédant une âme de collectionneur, il a sauvé du rebut un important matériel de tournage qu’il met à disposition pour reconstituer l’ambiance d’un plateau. Rail et chariot de travelling, projecteurs Fresnel, « blondes » et « mandarines », et caméra, sont bientôt en place comme lorsque Yves Robert filma dans la classe.

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Tous ces préparatifs me rappellent le temps où je tournais moi-même dans les écoles. Plus cocasse encore, inversion des rôles, j’eus le bonheur de filmer plusieurs fois Yves Robert égrenant avec des écoliers des Yvelines, des souvenirs de sa Guerre ( !) et de La Gloire de mon père.
Silence, on peut tourner ! En réalité, pas vraiment car c’est l’effervescence autour de l’ancienne petite école champêtre … jusqu’à quinze kilomètres à la ronde. En effet, Daniel Tuffier, le gosse de Longeverne qui perd ses lunettes au milieu d’une bataille, président de l’association Si j’aurais su organisatrice de l’événement, s’active pour préparer la fête à Orphin alias Velrans ainsi qu’au moulin de la Guéville, l’ancienne demeure d’Yves Robert et Danièle Delorme. Et puis, il y a le dévouement de tous ces bénévoles, du maire au garde-champêtre, acquis (et même conquis) à la passion de David Ramolet.
Ainsi Jean-Daniel Martin exhibe hors de sa camionnette l’un des panneaux d’entrée dans le village de Longeverne qu’il a peints et qui remplaceront, le temps d’un week-end, ceux d’Armenonville-les-Gâtineaux.

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En face de l’école, le cantonnier arrose soigneusement les premières fleurs du futur jardin Yves Robert. À l’origine, le projet était de donner le nom du cinéaste à la rue en face de l’école, dans laquelle se situent de nombreuses scènes du film.

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Étions-nous à Longeverne ou à Clochemerle, toujours est-il qu’au cœur de l’hiver, quelques riverains manifestèrent  leur désapprobation ! Leur attitude paraissait d’autant plus surprenante que la voie en question s’appelle, avec la plus grande banalité, rue du Village, et qu’aucun commerce ne s’y trouve, ce qui aurait pu justifier les réticences. Fallait-il alors la sous-baptiser rue des Couilles molles ?! Les gens d’Armenonville,  de très bonne volonté, démontrèrent par la suite qu’ils n’en étaient pas ! Par les fenêtres de la classe, nous ne guettons pas le petit Christophe Bourseiller poursuivi par son père après avoir testé l’insulte suprême, ni même donc David Ramolet coursé par un autochtone susceptible  !
Nous voyons juste s’activer quelques personnes pour dresser les cinq tentes qui accueilleront les trois cents inscrits au repas des copains.

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Voilà, c’est vendredi ! Le premier enfant de la guerre débarque à Armenonville. Il s’agit de Marie-Catherine alias Marie Tintin, la seule fille de la bande des Longeverne. Elle ne tourna pas dans la classe car, en ce temps-là, la mixité n’était pas encore de mise à la communale. Vous la voyez par contre dans la séquence du corbillard ainsi que dans la scène du lavoir contigu à l’école. Trépignant presque, elle s’y rend d’emblée et y rencontre un pêcheur qui, en guise de trésor, lui montre un brochet.

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Puis, visiblement émue, elle s’attarde devant les photographies sur les murs de la classe, avant d’arpenter la rue … du Village. La maison de Lebrac, celle de Bacaillé, nous la laissons à son émotion de retrouver ces lieux avec son mari, cinquante après. Domiciliés en Aveyron, ils adhérèrent d’emblée au projet de David Ramolet et ils nous rejoignirent plusieurs fois au cours de l’année précédente, dans les conseils (très) restreints de l’association Si j’aurais su.
Comme pour toute manifestation populaire, il faut penser aux problèmes les plus bassement matériels, qui sait si le stress de l’événement ne tordra pas les boyaux de certains visiteurs comme ce fut le cas autrefois pour Tigibus ! Une entreprise installe donc plusieurs cabines sanitaires à l’endroit même où se trouvaient les pittoresques cabanes en bois du film. Certes, c’est moins fonctionnel pour guetter l’arrivée du maître et afficher les ordres de mobilisation de guerre ; par contre, les rouleaux de papier remplacent avantageusement les catalogues périmés et les journaux !
J’évoquais les ennuis gastriques de Tigibus, justement, il débarque, guilleret, en compagnie d’une équipe de France 3 Aquitaine. Elle réalise, en effet, un reportage sur Martin Lartigue, landais d’adoption, peintre et céramiste, qui, parallèlement à la célébration du cinquantenaire, expose ses toiles au château de Maintenon tout proche. Ce sont les beaux dommages collatéraux de la Guerre des boutons dont je vous ai entretenus dans mon précédent billet (du 27 septembre 2011).

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Pour quelques plans de coupe, le journaliste me demande de jouer un figurant photographiant Martin assis sur l’un des bancs à dossier de la classe. Une émotion certaine étreint Martin, en particulier face au portrait de Louis Pergaud, un auteur dont il adora De Goupil à Margot et aussi La Revanche du Corbeau, peut-être plus encore que le roman qui fait aujourd’hui sa notoriété. Et moi, dans l’esprit de l’Actor’s Studio, je ne joue pas, je photographie !!!

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Nous sommes à H-14 des retrouvailles et la tension est de plus en plus palpable chez l’ami David. Sans pousser la minutie à ce qu’il ne manque aucun bouton même de guêtre, il peaufine cependant les derniers détails de l’organisation. À la tombée de la nuit, il prévoit même de se rendre dans la forêt avec Daniel Tuffier (qui a retrouvé ses lunettes !) pour nettoyer le coin d’éventuels détritus laissés par quelques adolescents en mal de sensations !
Une seule incertitude subsiste, la météo, quoique tous les bulletins soient optimistes, demain le soleil brillera dans les cœurs et dans le ciel !
Nous y sommes enfin le samedi 24 septembre 2011 ! Six heures trente du matin ! Une pâle rougeur point dans le tout petit jour, signe de beau temps. Pour ne pas semer compagne et petite fille qui me suivent, je sinue à allure réduite dans le dédale des petites routes beauceronnes qui mènent … au fond d’un trou. Ne voyez là aucune connotation péjorative mais une simple réalité géographique. C’est un comble dans la plaine de Beauce mais, blotti au creux de la petite vallée de la Voise du nom de la rivière qui longe le lavoir, le hameau d’Armenonville-les-Gâtineaux ne surgit qu’au dernier moment au regard des visiteurs. D’autant plus que, c’est la raison de ma présence si matinale, dans quelques instants, au grand dam des roadbooks Michelin, GPS et autre Google Earth, Armenonville sera rayé de la carte du monde au profit de Longeverne, vous savez comment !
On n’est pas dans le Loir-et-Cher mais en Eure-et-Loir, et je rassure la famille de Michel Delpech, ça ne me gêne pas de tremper mes souliers dans la rosée du champ qui fait office de parking. Et pour l’instant, on ne voit pas plus de visiteur que de hibou et de cheval ! Je ne vais tout de même pas chanter, dans le petit matin frisquet, que c’est triste Armenonville au temps des amours mortes, d’ailleurs bientôt Longeverne s’anime au jour des amitiés retrouvées.
On perçoit une vague ambiance de ramassage scolaire. Un attroupement se forme peu à peu autour des cars, devant les grilles de l’école. Il ne manque que les enfants de la guerre. Quoique, ils ont cinquante ans de plus, et peut-être se fondent-ils anonymement dans l’assemblée. Chacun dévisage l’autre, tentant de deviner quelques bouilles connues. Le bouche à oreille fonctionne, j’y contribue déjà par le fait que j’en embrasse certains à leur arrivée. Quelques noms presque chuchotés s’échangent de groupe à groupe: c’est Tigibus ! Suivi de près par François, le grand frère Grangibus. Bientôt les flashes crépitent, les caméras s’allument, les micros se tendent, quelques radios, la chaîne BFM TV est de la partie mais aussi FR3 Aquitaine bien sûr, et également la Gaumont qui enregistre quelques bonus pour la sortie du DVD remastérisé. Certains sollicitent timidement les premiers autographes, une carte postale de fin de tournage leur a été offerte à cet effet, par l’association. Tout cela se déroule dans une ambiance … bon enfant. C’est Marie Tintin ! Voilà l’Aztec ! Au tour de Jean-Denis, le fils d’Yves Robert ! Il y en a même dont je fais la connaissance, tel Gambette, baptisé ainsi par ce que son père était un partisan fervent de Gambetta, homme politique républicain qui appartint au gouvernement de la défense nationale en 1870. D’autres encore qui appartinrent aux deux joyeuses bandes comme figurants, s’approchent.
Mon cœur bat fort et les yeux s’embuent parfois. De près ou un peu plus à l’écart, je les laisse savourer ces sublimes instants de retrouvailles. Elles se déroulent comme nous les avions rêvées : spontanées, sincères, authentiques, chaleureuses, émouvantes et, le trop-plein d’émotion chassé, vite joyeuses.
Il est 8 heures, l’heure fixée pour le départ en car, on prend déjà du retard, mais Lebrac n’est pas là et comme c’est lui le chef … !
Soudain, presque incognito, je l’entrevois dans une voiture qui se fraye un passage. Je remonte en courant la rue pour l’accueillir et l’invite à se rapprocher. Marie Tintin prend tout le monde de vitesse pour faire un bisou à son amoureux.

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Voilà le grand moment qu’on attendait : les deux chefs de bandes, l’Aztec et Lebrac, face à face, se toisant à deux mètres l’un de l’autre. Pincez-moi, ils ne vont pas se refoutre sur la gueule tout de même ? Mais non, c’est du cinéma, ils tombent dans les bras l’un de l’autre comme dans le dortoir du pensionnat à la fin du film. Coupez ! Une seule prise suffit, elle est extraordinaire.
L’émotion grimpe encore de quelques degrés. En scrutant toutes ces dégaines d’enfants sexagénaires, je me surprends à leur trouver le je ne sais quoi qu’Yves Robert devina probablement chez eux lors des auditions pour les enrôler. Pour parler trivialement, ils ont des vraies tronches de cinéma.
Montez dans les cars ! Les personnes inscrites d’abord, les « acteurs » se répartissant ensuite, cela pour éviter « l’effet Tigibus » et que tout le monde n’emboîte le pas de Martin. Consensuellement, les têtes d’affiche du car dont je suis responsable sont Marie Tintin et l’Aztec. Il y a également, très discret à l’arrière, Patrick Loiselet. C’est l’écolier de Longeverne qui prononce peut-être la plus jolie phrase du film, du moins une des plus fidèles à l’esprit de Pergaud : « Lebrac, tu fais honte aux pauvres. C’est pas républicain ! »
C’est parti pour une promenade d’une quarantaine de kilomètres, aux confins des départements de l’Eure-et-Loir et des Yvelines, à la découverte de quelques lieux de tournage emblématiques. Et d’abord, comme mise en bouche, le panorama de la plaine d’Houdreville sur lequel s’affiche le générique du film avant que les frères Gibus entrent dans le champ pour refourguer leurs carnets de timbres tuberculeux !
Arrêt suivant Les Buttes Noires, tout le monde descend … au bout de la propriété du Moulin Neuf où, à l’époque du film, vivaient Yves Robert et son épouse Danièle Delorme, et je serais tenté d’ajouter les enfants de la Guerre car beaucoup mangeaient et dormaient là sous la tente.
Quand je vous dis que c’est un film de famille et d’amour ! Chaque soir, à l’heure du coucher, Danièle Delorme sacrifiait au rituel des bisous. Cent enfants à un bisou par joue, faites le compte, même Lebrac trouverait la solution!

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Les gens s’enfoncent lentement dans le sous-bois paisible pour rejoindre le pont ferroviaire auprès duquel les Velrans tendent un guet-apens à Nestor le facteur.

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Soudain, retentit la voix de Philippe Lipchitz, comédien co-animateur de la compagnie Ainsi, le Sub’ Théâtre. Avec humour, dialogues du film à la main, il nous rejoue devant les frères Lartigue, ex Gibus, émus, la fameuse scène des couilles molles, l’insulte suprême qui constitue l’élément déclencheur de la guerre.

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Tandis que nous nous enfonçons plus profondément dans la forêt, le spectacle devient surréaliste. La meute des médias, caméras à l’épaule, perches de micro en l’air, floods allumés, avance à reculons devant Tigibus.

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Pour un peu, on retrouverait le déferlement médiatique qui accompagnait le président Mitterrand à l’occasion de ses escalades à la Roche de Solutré ! Pauvre Martin, mais pas pauvre misère, il se prête de bonne grâce aux questions de la presse.
Lebrac ? Lebrac ? On atteint la fourche des deux chemins où, nu comme un ver, son épée dans une main, son zizi dans l’autre, Tigibus a perdu le reste de la bande.

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Martin mime volontiers le plan au cours duquel, Yves Robert lui ayant ordonné de « dissimuler avec sa main ce qui dépasse », il … cache son nez ! Ou comment une prise ratée devient bonne, cinquante ans plus tard ! L’anecdote fait les choux gras de nombreux journalistes.
Cette fois, c’est Lebrac qui manque à l’appel à cause de quelques difficultés à marcher. Je retourne le chercher et, à mon bras protecteur, je le ramène au milieu de la troupe pour la photo souvenir. Si vous saviez comme furent émouvants, ce moment de contact tactile et les quelques phrases échangées en privé.

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L’heure tourne ! Nous faisons accélérer notre petit monde car nous sommes attendus, je vous le donne en mille, par ceusses de Velrans. Même si une réputation de peigne-culs leur colle à la peau, ils souhaitent être de la fête et, en la circonstance, ils ont sacrément bien fait les choses ! Déjà, comme Armenonville, Orphin, petit village des Yvelines, est également rayé de la carte, et Velrans apparaît sur les panneaux indicateurs à l’entrée de la commune. Mieux encore, il figure sur une authentique pancarte comportant la mention du département de Seine-et-Oise comme à l’époque où fut tourné le film.

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Puis, l’Aztec nous reçoit chez lui. Comprenez qu’à l’initiative de la municipalité, la foule se retrouve devant la maison du chef de bande local, celle-là même d’où Tigibus sort, à la nuit tombée, « rond comme un boudin » après avoir bu la bonne goutte du père de l’Aztec des Gués alias Jacques Dufilho. Philippe le comédien rejoue même la séquence, et, la production, cette fois, n’ayant reculé devant aucun sacrifice, il bénéficie du concours de deux enfants pris dans la foule et d’un béret et d’un pot à lait comme accessoires.

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Après quelques allocutions de circonstance des partenaires de la manifestation, une plaque apposée à la maison de l’Aztec est dévoilée sous une pluie de boutons.
Puis, tous ensemble, nous nous rendons à pied vers la mairie. En chemin, la population orphinoise nous prouve qu’elle ne manque pas d’humour et sait rire à ses dépens. En effet, on peut lire sur le mur de la maison qui tenait lieu d’école dans le film, la célèbre insulte écrite à la craie par Lebrac : « Tous les Velrans sont des peigne-culs ».

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Dans la cour, sous le chaud soleil, tout en nous sustentant de délicieuses viennoiseries, nous nous remémorons quelques séquences notamment tournées dans le village à travers une belle exposition de photographies de plateau. Bref, cet excellent moment de convivialité témoigne, si nous en doutions encore, que l’armistice est signé depuis longtemps entre Longeverne et Velrans et que la guerre n’est plus désormais qu’un merveilleux souvenir de cinéma.

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En route ! Nous avons près d’une heure de retard et les réjouissances matinales ne sont pas achevées. Une autre cérémonie nous attend à Longeverne : l’inauguration du jardin Yves Robert en présence de Danièle Delorme, son épouse.
À la descente de mon car, à en juger par leurs sourires, les passagers semblent comblés par leur balade dans la campagne, la collation et … ma prestation de guide malgré un micro capricieux.
Pire qu’antan, le jour de la distribution des prix ou de la proclamation des résultats du certificat d’études, la foule joyeuse s’agglutine devant l’école. Dans une atmosphère toujours bon enfant (logique en ce lieu !) et une légère pagaille éminemment sympathique, peut-être engendrée par les kirs généreusement offerts en divers points du carrefour, le maire de Bailleau-Armenonville prononce quelques paroles de bienvenue à Danièle Delorme avant que deux plaques soient dévoilées.

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L’une, fixée sur la grille de l’école, rappellera désormais à tout promeneur qu’ici, furent tournées plusieurs scènes inscrites à jamais au patrimoine du cinéma français. L’arrière-petit-fils d’Yves Robert inaugure l’autre avant de catapulter un bouton avec sa fronde.

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Comme Danièle m’écrivit gentiment à l’époque des obsèques de son mari, Yves l’anticlérical s’est échappé mais sans doute pas pour le paradis. Il me plait cependant ce matin de l’imaginer là-haut, derrière sa moustache, l’œil malin, se marrant avec les copains (« Jeanjean » Carmet entre autres). En repensant fugacement aux riches rencontres qu’il m’offrit, ma gorge se noue et une petite larme coule que … les musiciens de l’École de musique d’Épernon se chargent vite de réprimer. En effet, ils débouchent de derrière l’église en interprétant le célèbre air de fin de cuite : « Mon pantalon est décousu, si ça continue on verra le trou de mon … ». Je cherche des yeux ma petite fille pour  enchaîner la suite ! David Ramolet respire mieux. Son rêve est d’ores et déjà exaucé au-delà de ses espérances. Allez, encore un petit verre avec L’Aztec pour … la revoyure, comme on dit dans ma Normandie natale ! En fait, nous nous retrouvons tous, quelques minutes plus tard, sous les tentes aménagées derrière la classe, pour un buffet des copains parfaitement républicain.

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En effet, les grands gosses « têtes d’affiche », les figurants plus obscurs, leurs familles, les invités, les gens du village, les visiteurs « horsains », tous s’éparpillent autour des tables, sans esprit de clan, et trinquent bientôt joyeusement avec un, deux, trois … plus encore ? verres de Rouge Pif, un vin de soif du Pays de l’Aude issu de la propriété de Pierre Richard, vous savez Le grand blond à la chaussure noire, un autre grand succès populaire d’Yves Robert.
André Treton alias Lebrac nous rejoint un peu plus tard car le réalisateur de la Gaumont, en quête toujours de bonus, l’interviewe dans sa propre maison du film, que les propriétaires ont aimablement ouverte au public. Tout n’avait donc pas été cassé par le père Lebrac alors ?!
Le journaliste de BFM TV, toujours à la recherche de l’info croustillante, en profite pour lui demander s’il ira voir … les nouvelles versions : « Non, j’aurais trop peur d’être déçu … Pas pour moi mais pour eux ! » François Lartigue Grangibus, est plus catégorique encore : « Quels remakes ? Ce sont des plagiats ! C’est honteux ! »
Circulez, il n’y a rien à voir ! Enfin, n’exagérons pas quand même, il est temps de nous diriger vers Bailleau-sous-Gallardon, hameau principal de la commune, distant d’environ deux kilomètres. Cet après-midi, au foyer municipal, est projetée, en grande première mondiale (!), La Guerre des boutons, la vraie, dans sa copie numérisée.
Je retrouve la communion collective qui présidait aux séances de cinéma de mon enfance lorsque je me rendais, le samedi soir, au Dauphin, la salle située à cinquante mètres de ce qui était à la fois ma maison et mon école. Le rire et l’émotion sont communicatifs. Les frères Gibus apparaissent pour la première fois à l’écran dans la plaine d’Houdreville et déjà, les spectateurs s’esclaffent. Et je ne vous dis pas lorsque Tigibus prononce … allez, je vous le dis quand même : « Eh ben mon vieux, si j’aurais su, j’aurais pas venu » ! On l’a entendu des centaines de fois et on fond toujours autant ; il semble même qu’il la récite de mieux en mieux !!! Magie du cinéma !
Une heure et demie plus tard, lorsque les lumières se rallument, tandis que la salle se lève pour une standing ovation, on découvre des larmes au coin des yeux de beaucoup des enfants de la guerre. Danièle Delorme, boostée par les acclamations, oubliant ses quatre-vingt-dix printemps, enjambe les chaises du premier rang pour remercier le public.

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L’émotion est si forte qu’aucun des acteurs ne souhaite participer au débat prévu. Le temps que les esprits s’apaisent, Daniel Tuffier, très clairvoyant tout Guignard le Bigle qu’il fût, reprend les choses et le micro en main pour instaurer une discussion avec le public moins conventionnelle. Je retiens deux interventions judicieuses de Jean-Denis Robert. L’une concerne la remarquable prestation d’acteur de l’enfant interprétant le traître Bacaillé.

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Au milieu de toute cette ribambelle de gosses sympathiques, cela lui fut sans doute compliqué, déjà psychologiquement, de composer son rôle de méchant. Il en souffrit probablement, même en dehors du plateau, dans la vie du groupe. Un de ses amis confie que Jean-Paul aurait été heureux d’être avec nous mais la camarde en a décidé autrement.
Jean-Denis met d’autre part en avant la modernité du film avec notamment certains mouvements de caméra audacieux pour l’époque. Truffaut a sorti Les quatre cents coups, deux ans auparavant. Et si, au risque de faire hurler quelques puristes, La guerre des boutons appartenait au mouvement de la Nouvelle Vague ? Elle abandonne les studios pour évoluer dans des décors réels et, surtout, c’est aussi toute l’ingéniosité de l’adaptation du roman de Pergaud par Yves Robert, elle s’inscrit dans son époque au point qu’on lui découvre aussi maintenant des vertus documentaires.
C’est le temps de la douce France de mon enfance insouciante, sans télévision envahissante, le temps de mon école à l’encre violette, des culottes courtes, des genoux barbouillés de mercurochrome, des virées avec mes camarades le jeudi dans le bois de l’Épinay, des petites rivalités avec les gars de Serqueux le village voisin, des quelques torgnoles, probablement méritées, infligées par mon papa. Et, on pouvait voir au cinéma des enfants courir complètement nus, leurs petites fesses rondes autant offertes à l’œil des spectateurs qu’aux fessées et aux fouets de leurs parents.
L’enfant d’aujourd’hui, marqué par la décomposition des familles, menacé par des pervers et des voyous rôdeurs, abruti par les reality shows, se retrouve trop souvent seul dans sa chambre avec sa console numérique. Et le réalisateur couvre pudiquement la nudité des gosses avec d’affreux sous-vêtements de flanelle ! Pour faire adaptation originale, nous pourrions lui suggérer qu’il existe des phénomènes de bandes autrement plus inquiétants.
Je reviens dans la salle car, comme pour prouver que les rivalités entre villages ne sont pas près de s’éteindre, une habitante de Bailleau revendique qu’il n’y a pas qu’à Armenonville, des Baillarmois firent également de la figuration dans le film ! Non mais … !
Avant que cela ne dégénère, je blague bien sûr, … comme la musique adoucit les mœurs, l’harmonie d’Épernon entame un mini concert avec un florilège des bandes originales des films d’Yves Robert. Tout le monde garde en tête l’air à la flûte de pan du Grand Blond à la Chaussure noire ainsi que Les Copains d’abord écrit par Brassens. Mais aujourd’hui, ce sont les pseudos accents militaires de la musique de la Guerre des Boutons qui provoquent une nouvelle et émouvante standing ovation. Quel sale anglicisme ! En 1962, les spectateurs se levaient pour applaudir !
La soirée se prolongea tardivement, en privé, entre acteurs et membres de l’association, à l’invitation des propriétaires actuels du moulin de La Guéville. Encore un moment d’émotion pour tous ceux qui connurent autrefois cette demeure, quasi quartier général de la guerre.
Et comme les vrais amis ont toujours du mal à se séparer, certains d’entre nous pique-niquâmes encore ensemble le lendemain. Anecdotes, souvenirs et même confidences fusèrent comme il est toujours de mise entre anciens combattants.
Mais cela, excusez-moi, est de l’ordre de l’intime. Allez, puisque vous avez fait l’effort de me lire jusqu’au bout, je vous en raconte une petite tout de même! Quand vous irez revoir le film (sortie le 12 octobre) ce à quoi je vous encourage vivement, vous aurez peut-être même la chance d’y rencontrer quelques-uns de ces grands enfants, observez attentivement Grangibus ! Vous le surprendrez dans une scène, remuant les lèvres sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche. Grand frère protecteur, il soufflait la réplique à son petit frangin des fois qu’il se plantât !
Il y a plein d’émotions impossibles à faire passer par l’écrit. Vous avez compris que le 24 septembre 2011 restera à jamais gravé dans mon cœur. Sûr que nous nous retrouverons avant que cinquante autres années ne s’écoulent ! Au fait, j’ai été peut-être un peu excessif  en déclarant qu’il n’y avait plus de peigne-culs à Velrans. En effet, dans la semaine qui suivit, une habitante du village,  sans doute ignorante de Louis Pergaud et Yves Robert, s’est plainte à la mairie qu’il était inadmissible qu’on écrive sur les murs et qu’on ne nettoie pas de tels tags!

Vifs remerciements à Denis et Christophe Rigaud ainsi qu’à Jean Berger pour leur concours à l’illustration de ce billet. 

 


Au marché de Saint-Girons (Ariège)

« Sur la petite place, au lever de l’aurore,
Le marché rit joyeux, bruyant, multicolore,
Pêle-mêle étalant sur ses tréteaux boiteux
Ses fromages, ses fruits, son miel, ses paniers d’oeufs,
Et, sur la dalle où coule une eau toujours nouvelle,
Ses poissons d’argent clair, qu’une âpre odeur révèle.
Mylène, sa petite Alidé par la main,
Dans la foule se fraie avec peine un chemin,
S’attarde à chaque étal, va, vient, revient, s’arrête,
Aux appels trop pressants parfois tourne la tête,
Soupèse quelque fruit, marchande les primeurs
Ou s’éloigne au milieu d’insolentes clameurs.
L’enfant la suit, heureuse ; elle adore la foule,
Les cris, les grognements, le vent frais, l’eau qui coule,
L’auberge au seuil bruyant, les petits ânes gris,
Et le pavé jonché partout de verts débris.
Mylène a fait son choix de fruits et de légumes ;
Elle ajoute un canard vivant aux belles plumes !
Alidé bat des mains, quand, pour la contenter,
La mère donne enfin son panier à porter.
La charge fait plier son bras, mais déjà fière,
L’enfant part sans rien dire et se cambre en arrière,
Pendant que le canard, discordant prisonnier,
Crie et passe un bec jaune aux treilles du panier. »

Lecteurs de ma génération, vous avez peut-être aussi appris à l’école primaire cette « récitation » d’Albert Samain, poète symboliste de la seconde moitié du dix-neuvième siècle dont nombreuses écoles du Nord de la France portent le nom. Originaire de Lille, il peint là sans doute un des marchés de sa région.
À la même époque, j’entends celle de ma communale bien sûr, Gilbert Bécaud, nous entraînait « avé l’assent » sur les marchés colorés et odorants de sa Provence natale :

« Voici pour cent francs du thym de la garrigue
Un peu de safran et un kilo de figues
Voulez-vous, pas vrai, un beau plateau de pêches
Ou bien d’abricots?
Voici l’estragon et la belle échalote
Le joli poisson de la Marie-Charlotte
Voulez-vous, pas vrai, un bouquet de lavande
Ou bien quelques oeillets?... »

Épreuve imposée par mes parents, je me souviens d’avoir repris alors ce refrain à la fin du banquet de mariage d’une cousine. Ma timidité était telle face à cette assistance que mon énergie à chanter n’atteignit sans doute pas le dix millième de celle de Monsieur 100 000 volts !
Quitte à vous étonner, il n’est pas rare que je fasse encore le marché dans certains quartiers de Paris comme la place d’Aligre ou la rue Mouffetard pour me plonger dans l’atmosphère joyeuse et grouillante.
Je tiens sans doute ce plaisir, de mon enfance, lorsque le jeudi, alors jour chômé d’école, j’accompagnais mon père à travers mon bourg natal en pleine effervescence. Sur la place de l’Église, se tenait le marché à la volaille et aux légumes. Juste en face, de l’autre côté de la rue principale embouteillée, sous la halle, sur les bancs des petits producteurs laitiers, s’amoncelaient les mottes de beurre frais ainsi que les briquettes, les bondes et les cœurs de Neufchâtel, fleuron fromager du Pays de Bray. Puis nous remontions la rue de l’abbé Féret jusqu’à une petite halle octogonale type Baltard où des mareyeurs de la côte toute proche proposaient leurs poissons ruisselants ; du beau, du bon, du fraîchement pêché ! Hussards noirs de la République mangeant du curé à longueur d’année, mes parents sacrifiaient cependant au rite immuable du poisson au menu du vendredi !
Donc, mon attrait pour les marchés perdure toujours. Ainsi, lors de mes séjours dans mon Ariège d’adoption, la descente à celui de Saint-Girons, le samedi matin, est quasi rituelle. Sur le trajet, on fait parfois des rencontres cocasses.

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Très pittoresque, point de rencontre dans l’esprit des foires d’autrefois, ce marché suscite un engouement populaire très fort encore. La population montagnarde qui descend des dix-huit vallées environnantes du Couserans y retrouve les autochtones citadins ainsi que les nombreux touristes en villégiature dans la région, à la saison estivale.

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En bordure du Salat, entre la place de la Poste et les arcades de la rue Gambetta, sous les frondaisons du Champ de Mars, et de plus en plus au-delà, succès oblige, la « capitale » couserannaise, d’ordinaire peu animée, s’anime dès le lever de l’aurore, avec son marché (qui) rit, joyeux, bruyant et multicolore, pour reprendre les premiers vers d’Albert Samain. Prenez un panier et suivez-moi !
C’est le jour de la semaine où je me lève le plus tôt, pour diverses raisons, la première étant de trouver à me garer non loin du théâtre des opérations, les cabas remplis pèsent au retour.

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La seconde est que le repas de midi consiste généralement en de la saucisse fraîche grillée au barbecue, accompagnée de délicieuses frites maison (issues de la corvée de patates, voir billet du 25 août 2010) et que pour s’en procurer à coup sûr, il vaut mieux se rendre de bonne heure à l’étal du charcutier. Peine, cependant, presque perdue, car déjà, la queue s’allonge devant le Grenier à jambons et bien plus loin encore, au grand désespoir de la maraîchère voisine. Sans que cela fasse activer un tant soit peu le patron Luc qui met en pratique avec zèle, le vieux principe selon lequel la différence entre un petit commerce et une grande surface, c’est le contact humain ! Comme une pancarte sur son stand nous en informe, il élève dans un village voisin, des porcs lourds sur paille à partir d’une alimentation végétale, sans OGM, et selon un mode respectueux de l’environnement et du bien-être animal. Cela dit, cochon qui s’en dédie, la pauvre bête sent inéluctablement passer la lame tranchante sur son poitrail … pour notre futur bonheur gustatif. Dans ces cochons-là, tout est très bon, ce qui a valu à cette enseigne, plusieurs prix au salon de l’Agriculture de Paris. Et, nous ne manquons pas de faire d’amples provisions à remonter en Ile-de-France.

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Voilà, maintenant que la saucisse fraîche de foie, le saucisson à la cendre, la carbonade, une tranche de pâté de campagne ou de tête, et le museau sont dans le panier, direction le stand du fournil de l’Oye ! Èmilien, un jeune angevin (deux fois dix ajouterait Bobby Lapointe !) et sa compagne descendent du fond de leur vallée du Biros pour nous proposer leurs pains à base de farines très rustiques, fabriqués encore selon des méthodes ancestrales. Il y en a pour tous les goûts, pain bis, au seigle, à l’épeautre, aux noix, aux tomates, pour les randonneurs aussi.

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Nous optons généralement pour la grande miche de pain complet qu’antan, le patriarche de la famille se plaisait à signer de la pointe de son couteau avant de découper la première tranche. Cela change du régime sans sel imposé involontairement par un certain boulanger de Corse (voir billet du 2 septembre 2011). Vous avez, d’ores et déjà, compris que la cure d’amaigrissement est ajournée sine die ! D’autant que notre promenade nous entraîne devant l’étal d’une petite mémé productrice de millas ; pour tout savoir sur ce dessert succulent (mais très riche en calories), reportez-vous à mon article en date du 26 mars 2008.

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À la boule de Bernède est une autre halte presque inévitable. Il ne s’agit nullement d’une association de pétanqueurs mais de petits fromages de chèvre issus d’une vallée retirée dans l’arrière-pays de Massat. Pour faire votre choix, sont proposés à la dégustation, tout un éventail de ces fromages selon leur degré de maturité, d’assez frais jusqu’à parfois un an d’affinement. Non amateurs de fromages, s’abstenir ! Il n’est pas exclu de trouver un ver dans votre assiette mais diou biban (dieu vivant !) comme on jure parfois dans le sud-ouest, je me régale de ces petits ronds.

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Je ne résiste pas, à cet instant, à l’envie de vous livrer quelques lignes extraites d’un blog déniché par hasard : « Nous arrivons à Massat ; un quart d’heure plus tard, la vallée de Bernède, et le parking où sont arrêtés tous les véhicules des habitants de la vallée. On prend les sacs à dos, les instructions erronées et on vise Ramounat, à une demi-heure de marche.
Une heure et demie plus tard, après avoir rencontré les « voisins », traversé la vallée de long en large, piétiné dans les marécages jusqu’aux genoux, nous sommes accueillis par quatre barbus autochtones en liesse.
Il y a trente ans, P. est venu d’Allemagne fonder une famille tout en haut d’une vallée peuplée de hippies. Ils veulent vivre en autonomie, dénigrent Babylone et refusent les concessions. P. a dû être le plus extrémiste d’entre tous. Ils élèvent des chèvres, font les foins à poil et envoient leurs enfants faire l’école buissonnière. Pas d’électricité, pas d’eau courante, pas de machines. Juste du courage et des copains pour monter la cuisinière à bois depuis le parking ou bien porter un tronc à 20 personnes.
Aujourd’hui une autre génération est là, peut-être un peu moins fanatique, mais qui continue à construire sans permis, parfois même sans être propriétaire du terrain. Les fêtes sont nombreuses, les habitants sont sympas, et c’est un sacré bordel.
»
C’est aussi dans ce coin reculé de Haute-Ariège qu’un père de famille vécut reclus, durant onze ans, avec ses deux fils qu’il avait soustraits (de leur plein gré) à la maman ; un fait divers qui défraya les médias dans un passé récent. Depuis une trentaine d’années, on croise dans les allées du marché un certain nombre de ces personnages au look un peu folklorique que la population locale a toujours affectueusement baptisés hippies.

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Exode post-soixante-huitarde, ces hommes et ces femmes, déjà anciens ou plus jeunes, venus en Couserans pour y vivre autrement, vendent leurs modestes productions de fromages, confitures, miels, ou parfois de bijoux. Connaissant un peu leur parcours, je sais que certains ont travaillé durement et récoltent aujourd’hui la récompense de leurs efforts ; d’autres, probablement moins mais sans doute trouvent-ils au moins la satisfaction de vivre au grand air, à l’écart du grand bordel mondialiste et des principes fumeux de la règle d’or !
Humour, l’un d’eux propose son fromage de montagne à un prix « spécial crise » !

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Faut-il trouver là une corrélation, mais beaucoup des produits de ce marché sont, de plus en plus, issus d’une agriculture biologique ou du moins prétendue telle. Pardonnez mon scepticisme mais cela devient presque trop bio pour être honnête ! Ceci dit, cela n’exclut nullement la fraîcheur et la qualité, et beaucoup de clients aiment retrouver là le goût  des légumes du jardin ou d’une bonne volaille fermière … qu’ils devront  tuer et plumer bien sûr avant de la cuisiner. J’ai souri, il y a peu, devant l’embarras voire la perplexité des candidats de l’émission Master chef lorsqu’on leur proposa d’imaginer une recette à partir d’un canard non plumé!

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Signe des temps, depuis quelques mois, un petit agriculteur propose du lait cru à la tireuse en inox. Justement, je viens de lire Le dépaysement, Voyages en France (édition du Seuil), un ouvrage savoureux et subtil de Jean-Christophe Bailly en réponse à la question identitaire qui taraude notre pays :
« Tout commence simplement par une multitude de rencontres : en remontant vers l’enfance tout d’abord, puisqu’il était encore courant, dans les années cinquante et non loin de Paris, d’aller chercher le lait à la ferme, ce qui s’entend avec un pot métallique muni d’une anse, qui reproduisait plus ou moins la forme des bidons, plus grands, qui servaient à transporter le lait directement issu de la traite, avec précaution –chaque enfant ayant à l’esprit La laitière et le Pot au lait de La Fontaine-, mais avec émotion aussi, car cela signifiait, et c’était vaguement pris comme un honneur ou comme un stade auquel on avait accédé, qu’on avait le droit de rentrer dans l’étable et donc d’approcher les animaux, et le mystère de la métamorphose de l’herbe en ce breuvage blanc et onctueux, tiède, opaque et un peu écoeurant. Et si dans les bouteilles de lait en verre (celles, d’abord, des livreurs anglais qu’au petit matin, l’on découvrait lors du premier voyage outre-Manche) quelque chose du lait, de l’aspect matériel du lait, à commencer par sa couleur pas tout à fait blanche, demeurait, c’est une toute autre histoire aujourd’hui avec les briques ou les bouteilles en plastique, et ce que je désigne ainsi, ce n’est pas un bon vieux temps, mais un éloignement progressif envers la matérialité, comme si celle-ci comportait quelque chose de brut qu’il fallait effacer ou tout au moins atténuer, l’animalité se profilant derrière elle comme une ombre… »
Ah, le lolo délicieux fraîchement trait à la main par ma mémé Léontine, qui moussait à la commissure de mes lèvres enfantines, ce lait qu’il fallait surveiller sur le feu selon l’expression bien connue et dont j’enlevais la peau épaisse à la surface du bol ! Quoique, on confectionne de sublimes gâteaux ou biscuits avec la peau de lait.

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Ici, nous ne sommes pas au marché de Brive, vous ne risquez pas que quelques douzaines de gaillardes se crêpent le chignon à propos de bottes d’oignons. Au plus, on se chambre d’avoir trouvé les premiers cèpes. Pour beaucoup, le marché est un indicateur de la pousse des champignons. Les barquettes de girolles, trompettes de la mort, et surtout cèpes, surgissent sur les bans, il serait peut-être judicieux d’aller faire un tour dans les bois ; elles disparaissent, inutile de perdre son temps !

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Au pire, pour parer à toute montée d’adrénaline ou de stress, on peut se réfugier pour un massage relaxant sous la tente de Raphaël, trois ans d’expérience de shiatsu au Japon. Parmi les sept préceptes de santé avancés par un certain G.Oshawa, je note qu’il faut pratiquer la justice en s’amusant. C’est vrai qu’il y a de quoi rire (peut-être même jaune !) en ce moment avec le procès de Jacques Chirac en son absence.
Un peu plus loin, quelque hippy, hare krishna à mort comme aurait chanté Renaud, fabrique des bancs de méditation. Initialement dévolu à cette pratique pour les personnes considérant la position du lotus trop inconfortable, ce banc peut devenir grimoire ou siège d’appoint près d’une table basse, et qui sait s’il ne soulagerait pas les reins lors de la cueillette des haricots dans le potager ! À méditer !

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Comme autrefois à la Samaritaine, on trouve tout au marché de Saint-Girons même des bâtons anti-migraine qui soignent également la sinusite et le torticolis. Les croyances sont tenaces dans la France profonde et on y fait parfois encore appel aux rebouteux. J’ai connu une cousine qui soignait ses douleurs rhumatismales grâce à des pommes de terre mises dans la poche !
La musique adoucit aussi les mœurs et il est fréquent d’entendre, vers les arcades, les flonflons d’un accordéon, les mélodieuses vibrations d’une harpe ou même quelques percussions africaines.

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Métissage des saveurs, le marché s’ouvre peu à peu à d’autres influences, ainsi, à côté des produits traditionnels du terroir gascon, plusieurs petits traiteurs cuisinent sur place des recettes sétoises comme les moules et les encornets farcis, des paellas, des couscous ou encore des nems asiatiques. Il en est de même avec les produits de l’artisanat et il est plus facile désormais d’acquérir un plat à tajine que la « cassole » en terre pour mijoter le cassoulet.

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Malgré tout, la conservation du patrimoine local s’exerce aussi de manière amusante. Un stand propose aux enfants des doudous en pure laine de mouton du pays.

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Et certains camelots lancent quelques clins d’œil naïfs à l’ours dont la réintroduction alimente tant de controverses. Pas une semaine ne s’écoule sans qu’un paysan n’évoque les derniers méfaits de l’ours slovène qu’il tient de la personne qui a vu l’homme qui a vu le berger qui aurait vu l’ours !

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Mesdames, vous pouvez aussi trouver votre bonheur dans les achalandages de fripes, entre les dentelles de grand-mères et les robes plissées au look Desigual.

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Pour l’essayage, l’arrière du camion fait fonction de cabine de fortune. Pendant ce temps, je m’attarde devant un vendeur de livres et journaux d’occasion, qui sait, je tomberai peut-être enfin sur L’œil du lapin de Cavanna ! Cet été, j’ai fait emplette d’une biographie de Michel Serrault et … d’un numéro de Paris-Match de juillet 1957 avec un reportage sur l’arrivée du Tour de France, le premier gagné par « mon » champion Jacques Anquetil. Ne vous moquez pas !

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N’est-elle pas émouvante cette photographie avec les yeux embués du vainqueur recevant l’accolade de son père ?
En pleine saison touristique, les animations de la ville viennent se greffer autour du marché, ne serait-ce déjà que pour les promouvoir. Ainsi, à l’occasion de la manifestation Autrefois le Couserans, l’école des Jacobins ouvre les portes de sa classe 1900. Surprise, je tombe au moment de la visite de l’inspecteur primaire ; un vrai, l’air sévère, la montre au gousset pour contrôler la ponctualité, un de ceux qui appelaient un chat un chat, bref n’appartenant pas à ces nouvelles générations qui, parfois, dans un jargon ridicule et irritant, transforment le ballon en un référentiel bondissant, et qualifient les parent d’élèves, de géniteurs d’apprenants !

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L’instituteur, un authentique à la retraite, en blouse grise, le béret sur la tête (on ne se décoiffe plus devant un supérieur hiérarchique ?), me tend une feuille à grands carreaux et m’ordonne presque de recopier à l’encre violette le texte écrit au tableau. Légère fébrilité : pour la première fois depuis un demi-siècle, je retrempe dans l’encrier le porte-plume tendu par le maître, doté de ma plume préférée, de la marque Sergent-Major.
Appliqué, voilà que j’entame un C majuscule, d’une écriture ronde avec, du moins je l’espère, des pleins et des déliés. Catastrophe, ma plume accroche le papier et, en guise de plein, c’est l’intérieur de la boucle de la lettre qui est rempli d’encre ! Et comme un malheur n’arrive jamais seul, pire encore, j’étends le désastre en voulant sécher avec le buvard ! Honteux, je prends cruellement conscience de la véracité du proverbe, on ne peut pas être et avoir été … un écolier à l’écriture enviée. Le maître débonnaire me décernera cependant mon diplôme considérant, à ma décharge, que j’étais dans une position inconfortable, coincé de travers sur le banc de l’antique pupitre.
Plutôt qu’exhiber ma sale copie, je préfère vous montrer les ratures volontaires réalisées par la plasticienne Sandrine Morsillo, dans le cadre d’une exposition au musée départemental de l’Éducation du Val-d’Oise que j’eus le bonheur de filmer, il y a quelques années. Ou quand les pâtés et coulures deviennent art …

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Art et culture encore, un autre samedi, c’est le lancement du RITE, une semaine de rencontres et de fêtes autour des cultures du monde, à Saint-Girons même et dans plusieurs villages des vallées environnantes. Il n’est donc pas étonnant que je croise quelques Bethmalais en goguette, passant par la rue du Bourg, avec leurs curieux sabots pointus. Je vous les ai présentés lors de mon évocation de l’avant-dernier sabotier de Bethmale (billet du 1er septembre 2009).

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Depuis vingt ans, l’association Les Bethmalais, du nom des habitants d’une vallée voisine, propose un remarquable festival folklorique réunissant plusieurs centaines de musiciens, chanteurs et danseurs. Au-delà de cette manifestation, le groupe témoigne d’une véritable vocation de recherche ethnologique ; ainsi il a permis la reconstitution du premier hautbois du Couserans et la relance de la pratique de cet instrument. En tout cas, c’est l’occasion pour moi, ce matin-là, de glaner quelques jolis sourires en provenance d’Espagne, d’Indonésie et de Géorgie.

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Dans une célèbre chanson, Théodore Botrel avait popularisé Paimpol, sa falaise et surtout sa Paimpolaise. Puisse ma Bethmalaise vous donner envie de vous glisser dans sa vallée, de gravir le col de la Core pour découvrir le fameux lac aux reflets changeants ! Un tantinet érotique tout cela, c’est peut-être, le démon de midi qui approche avec la succulente saucisse à griller ! C’est vrai qu’errer sur un marché éveille tous les sens.

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Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 14 septembre, 2011 |7 Commentaires »

À SANT’ ANTONINO, beau village de Haute-Corse

Pour commencer mon ultime billet à propos de mon séjour en Corse, je fais appel à Guy de Maupassant, un « pays », normand comme moi, qui, vous le savez désormais, bourlingua, vers l’année 1880, sur les chemins de l’île de Beauté, souvent escarpés et malaisés ; j’en ai fait l’amère expérience que je vous narrerai plus tard.
« Sur les montagnes corses, flambe sans cesse un éclatant soleil. La lumière ruisselle comme de l’eau le long de leurs flancs, tantôt vêtus d’arbres immenses, qui de loin semblent une mousse, tantôt sont nus, montrant au ciel leur corps de granit.
Même sous l’abri des forêts de châtaigniers, des flèches de lumière aiguë percent le feuillage, vous brûlent la peau, rendent l’ombre chaude et toujours gaie.
Pour aller d’Ajaccio au monastère de Corbara, on peut suivre deux chemins, l’un à travers les montagnes et l’autre au bord de la mer. Le premier serpente sans fin à mi-côte au milieu d’impénétrables maquis, longe des précipices où l’on ne tombe jamais, domine des fleuves presque sans eau à cette saison, traverse des villages de cinq maisons accrochés comme des nids aux saillies du roc, passe devant des sources minces, où boivent les voyageurs éreintés, et devant des croix nombreuses annonçant qu’en cet endroit un homme est mort : et c’est une balle qui les a tués presque toujours, ces pauvres diables couchés au bord de la route.
Voulant aller à Corbara serrer la main du Père Didon, j’ai choisi, pour m’y rendre, le chemin des montagnes. Là, point d’hôtels, point d’auberges, pas même de cafés, où l’on peut à la rigueur coucher. On demande l’hospitalité, comme autrefois, et la maison des Corses est toujours ouverte aux étrangers.
Après avoir traversé les immenses forêts d’Aïtone et de Valdoniello, le val du Niolo, la plus belle chose que j’aie vue au monde après le mont Saint-Michel et une partie de la Balagne, le pays des oliviers, j’ai retrouvé la mer auprès de Corbara.
Le paysage est grandiose et mélancolique. Une plage immense s’étend en demi-cercle, fermée à gauche par un petit port presque abandonné des habitants (car la fièvre ici dépeuple toutes les plaines), et terminée à droite par un village en amphithéâtre, Corbara, élevé sur un promontoire.
Le chemin qui me conduit au monastère est à mi-côte et passe au pied d’un mont élevé que couronne un paquet de maisons jetées dans le ciel bleu si haut qu’on pense avec tristesse à l’essoufflement des habitants contraints de remonter chez eux. Ce hameau s’appelle Santo-Antonino.
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Ce jour-là, avec mon automobile encore en parfait état, j’ai gravi la montagne pour atteindre le pittoresque petit village de Sant’Antonino. Il est le seul en Corse avec Piana et ses calanche, déjà évoqués, à entrer dans le cercle fermé des « plus beaux villages de France ».
Situé à plus de cinq cents mètres d’altitude, Sant’Antonino est aussi l’un des plus hauts villages de la Balagne, visible d’à peu près partout où l’on se promène. Depuis la route du littoral qui mène de Calvi à Île-Rousse, nous le découvrons perché tout là-haut sur son piton de granit. Via Corbara ou Cateri, il apparaît de plus en plus proche dans un décor de maigre végétation qui n’est pas sans rappeler certains paysages arides des Pouilles italiennes.
C’est également l’un des plus anciens villages de Corse car ce nid d’aigle avait pour fonction originelle de garder un œil sur ses fiefs et de prévenir les débarquements ennemis. Cette place forte fut fondée au IXe siècle par Ugo Colonna, figure emblématique de l’histoire de la Corse, prince romain ayant mené en 816 la Reconquista de l’île sur les Maures. Lorsque les voiles barbaresques se pointaient sur la mer, distante seulement de trois kilomètres à vol d’oiseau, la population se réfugiait dans la forteresse.
Sant’Antonino compte 96 habitants à l’année, mais en période estivale, ce sont plusieurs centaines de touristes, voire plusieurs milliers, qui envahissent pacifiquement, chaque jour, le parking payant au pied de la cité. La modeste commune ramasse sans doute là une manne financière non négligeable mais cela nuit, malheureusement, à la perspective devant l’église de l’Annonciation et la petite chapelle de confrérie contiguë. On paye la rançon de la gloire touristique car toute circulation est interdite puisque impossible à l’intérieur même du village.
C’est peut-être d’ailleurs en raison de l’accessibilité difficile que les deux édifices religieux ont été construits là à l’écart du centre du village, à proximité de l’ancienne aire de battage.

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L’église A Nunziata avec son campanile adossé à elle, est d’une blancheur si aveuglante sous le soleil de juillet, qu’elle apparaît presque trop sombre à l’intérieur.

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Elle possède quelques tableaux classés dont une déposition de croix avec quatre donateurs du XVIIe siècle. Mais son chef-d’œuvre est son orgue. Construit en 1744 par le facteur d’orgue toscan Pomposi, à l’origine pour l’église du couvent des Franciscains à Cateri, le village en contrebas, il fut transféré ici en 1806. Il est placé derrière l’autel comme il était de coutume dans les églises de couvent, pour faciliter le chant des frères autour du lutrin. On voudrait s’en approcher plus pour admirer en détail les superbes panneaux du garde-corps peints par l’artiste espagnol Vicente Suarez vers 1789. Ils ont été restaurés récemment par Ewa Poli dont le travail magnifique dans plusieurs églises et chapelles de Haute-Corse a été mis en valeur au printemps lors d’un reportage de l’émission Des racines et des ailes. Il est d’ailleurs surprenant que de nombreux monuments religieux de l’île soient ouverts aussi largement au public sans surveillance (du moins apparente) alors que sur le continent, nous restons fréquemment devant porte close … À moins de récupérer la clé à la mairie ou chez une des dernières dames patronnesses de la commune qui, comme le chantait Jacques Brel, ont l’œil vigilant, et un point à l’envers, et un point à l’endroit, un point pour Saint Joseph, un point pour Saint Thomas !
Et un point pour Saint Antoine qui fut tout de même un peu spolié ; en effet, les tuyaux d’orgue furent pillés ou du moins réutilisés pour d’autres instruments. La paroisse envisage de remettre en voix son orgue ; peut-être est-ce pour contribuer à son financement, que, moyennant notre obole, des clous, des bûches et un marteau sont à notre disposition à l’entrée. Doit-on retrouver dans ce geste de bricoleur, la symbolique du Christ cloué à la croix ?
En tout cas, en contemplant la peinture du buffet représentant le concert spirituel de Sainte Cécile jouant de l’orgue en compagnie des anges musiciens, je me prends à rêver d’écouter un jour ici quelques fleurons de musique baroque.
La petite chapelle de la confrérie, immédiatement à droite en sortant, ne manque pas de charme non plus. Y sont exposées quelques pièces de mobilier religieux, dais, croix, bâtons pastoraux, sans doute encore en usage lors des processions annuelles.

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Allez, en route pour la grimpette jusqu’au sommet du village ! À l’escalier bien régulier qui monte droit en face, je préfère emprunter la ruelle le long de la muraglietta, une murette en pierre d’où l’on découvre l’arrière du décor, la vallée du Reginu, les villages de Feliceto et Belgodère et le barrage de retenue d’eau, le lac de Codole.

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Ma compagne repère, pour le retour, une petite terrasse où l’on sert quelques délicieuses pâtisseries corses.
Les enfants rebutés par la pente, choisissent la balade à dos d’âne. Il est vrai que les braves bêtes ont le pied plus ferme sur le chemin étroit et empierré.

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Ici, les deux boutiques de souvenirs et de produits locaux sont rejetées au pied du piton. Le village conserve son aspect moyenâgeux, sans commerces attrape touristes, sans enseignes, sans même le moindre panneau indicateur. Selon notre bonne humeur vagabonde, nous nous perdons volontiers dans ce véritable labyrinthe de venelles, aux pavés disjoints taillés à même le roc, qui s’enroulent jusqu’au sommet telles un escargot.

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Parfois, nous nous coulons dans des galeries voûtées, parfois, le libecciu, particulièrement agressif ce jour-là, nous cingle au visage lorsque nous débouchons sur une placette et l’adorable chapelle Lavasina ; tiens, celle-ci est fermée !

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Je m’attarde devant ces vieilles pierres chargées d’histoire et sans doute d’histoires. Seuls quelques lauriers et bougainvillées égayent le gris minéral. J’imagine ce que pouvait être ici la vie autrefois, la survie peut-être même, le repli sur soi en hiver, le tempérament de ses habitants aussi rugueux que la roche Dans les années 1960, ils connurent l’exode rural et certains furent contraints de chercher du travail ailleurs. Le mètre carré habitable devenu dérisoirement bas, cela constitua une aubaine pour quelques néo Sant’Antuninacci de restaurer leur village avec goût et humilité. Il est même une dame de Dijon, de son nom Bourgogne comme il se doit, de son prénom non pas Marguerite mais Mireille, qui a posé là ses valises, il y a une vingtaine d’années, et qui a installé une bibliothèque dans la chapelle Sainte-Anne des bergers. Dans quelques jours, les pâtres du Niolu viendront avec leurs troupeaux faire la fête ; au programme, des chants et des danses sans doute devant des assiettes de charcuterie et de fromages.
Il fait chaud et, pour me rafraîchir d’un rosé bien gouleyant, je préfère à la salle voûtée du petit restaurant La Porta, sa terrasse au-dessus, sous une treille. Cela ne ménage certes pas les allées et venues de l’hôtesse au minois adorable qui, un plateau à la main, doit sortir dans la ruelle et emprunter un escalier de pierre tortueux, en affrontant les rafales du libecciu ! Mais, le coup d’oeil vers la plage d’Aregno est trop magnifique et il y a même des coussins pour atténuer la dureté de la roche !.

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Un dernier effort et nous voilà a cima, au sommet du piton, sur les rares vestiges du donjon d’où l’on jouit d’un panorama grandiose à 360 degrés sur les toits de tuiles des maisons, la campagne de Balagne et la grande bleue. Notre plaisir et … notre équilibre sont perturbés par ce maudit libecciu, toujours lui, soufflant avec une telle violence aujourd’hui qu’il empêcherait la pousse des cornes sur les veaux corses (aux olives ? Hum !).

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À défaut d’avoir laissé des cailloux derrière soi, il est difficile de repérer notre chemin dans le dédale, pour redescendre. Mais peu importe, au contraire, c’est l’occasion de nous faufiler dans d’autres petits coins pittoresques, de dénicher un four à pain par ci, une pierre sculptée par là.

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Malgré le vent, ma compagne n’a pas perdu ses esprits. Très pragmatique, elle me fait remarquer l’incommodité du transport des commissions (vive le Maximo corse !!!). Puis elle retrouve la terrasse de la Casa Corsa où elle goûte enfin son fondant à la châtaigne. Je préfère siroter un pamplemousse pressé, l’une des spécialités de la maison qui élabore aussi de délicats vins de citron et de cédrat, fruits familiers des vergers corses et siciliens.

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C’est le moment choisi pour vous conter ma galère du surlendemain, survenue dans le col du Marsulinu reliant Calvi à Galeria, cette fois, la bien nommée ! Je remontais tranquillement vers le sommet, lorsqu’un âne, pas un de ceux dont on ne fabrique pas de saucisson (!) mais bien un piètre émule de Sébastien Loeb, multiple vainqueur du tour de Corse, le « rallye aux 10 000 virages », qui, surpris par une courbe à angle droit, freina sans succès, traversa la route devant moi, tenta de redresser son véhicule dans le fossé, ce qu’il réussit après quelques embardées … pour mieux achever sa course infernale contre le côté droit de mon automobile!

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Ne vous inquiétez pas puisque je suis là à vous écrire : aucun blessé de part et d’autre, ma voiture dans un triste état mais roulant encore, l’autre hors d’usage, juste l’agacement d’une petite fille de voir les touristes nous observer jusqu’à la fin du séjour comme des bêtes de zoo !!!
Pour en avoir désormais été victime, je vous confirme que les routes de Corse sont périlleuses mais, bon sang de normand ne saurait mentir, elles continueront de me procurer le même enchantement qu’à Maupassant. Sans attendre les calendes grecques, je reviendrai sur l’acropole de Sant’ Antonino.

« Le temple est en ruine au haut du promontoire.
Et la Mort a mêlé, dans ce fauve terrain,
Les Déesses de marbre et les Héros d’airain
Dont l’herbe solitaire ensevelit la gloire… »

Quitte à contredire José-Maria de Heredia, il n’y eut jamais de temple, ni de déesse a  cima, ni même de vol de gerfauts, mais juste une forteresse, à l’origine de luttes sanglantes entre les Savelli de Sant’Antonino et ceux du village voisin de Speloncato, et parfois quelques vautours qui viennent survoler le nid d’aigle.

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 7 septembre, 2011 |6 Commentaires »

La Fiera di L’Alivu 2011 à Montemaggiore

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Aujourd’hui, je vous emmène à la foire. Depuis plusieurs années, Franco, un sympathique maraîcher-fruitier dont les jardins et vergers bordent le luxueux hôtel de charme A Signoria dans la plaine de Calvi, m’encourage, avec son délicieux accent italien, à me rendre à la Fiera di L’Alivu. Cela me rappelle Alla fiera dell’est, une autre manifestation chantée dans ma jeunesse par son compatriote Angelo Branduardi. Á la foire de l’Est, son père lui avait acheté une petite taupe pour deux pommes. Mais soudain, une chatte dévora la taupe, déclenchant ainsi toute une série d’événements en cascade :

«… A la foire de l’est pour deux pommes
Une petite taupe mon père m’avait achetée
C’est enfin le Seigneur
Qui emporte l’ange
Qui saignait l’égorgeur
Qui tuait la bête
Qui buvait l’averse
Qui ruinait la flamme
Qui brûlait la trique
Qui frappait la chienne
Qui mordait la chatte
Qui mangeait la taupe
Qu’à la foire mon père m’avait achetée »

C’est encore plus savoureux dans la langue d’origine du troubadour :

« Alla fiera dell’est,
per due soldi
un topolino mio padre comprò. »

C’est désormais chose faite, je me suis rendu à Montemaggiore, un des trois villages de Haute-Corse composant avec Cassano et Lunghignano, la commune de Montegrosso, du nom de la « grosse montagne » qui se dresse derrière eux.

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Chacun a son église, son cimetière et son bureau de vote mais tous trois ont la même boulangère. Souhaitons à leurs habitants qu’ils ne connaissent pas la mésaventure qui survint, un jour, dans le village où je séjourne dans l’île. Je doute que ce fut dans un souci diététique mais notre boulanger oublia de saler sa fournée. Ainsi, autochtones, touristes en gites et clients des restaurants furent condamnés au régime sans sel. Le plus admirable, c’est qu’il n’y eut aucune vendetta et, au contraire, chacun partit dans un grand éclat de rire !

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Á Montemaggiore, se déroule donc chaque année, au mois de juillet, A Fiera di L’Alivu, la foire de l’Olivier. C’est l’occasion pour les oléiculteurs régionaux de vanter la qualité de leur récolte qui devrait atteindre les deux cent mille litres.
En Corse, en général et en Balagne, en particulier, l’olivier est le seigneur des arbres. L’histoire de la région est intimement liée à celle de l’olivier. La production oléicole remonterait au néolithique ; des vanneries contenant des noyaux d’olive ont été retrouvées sur des sites de cette époque. La Balagne, la principale région productrice de l’île, a été couverte d’oliviers à l’époque romaine. Mais ce sont les Génois qui ont développé les plantations sous forme de greffes au XVIIème siècle (La Coltivazione). Certains de ces arbres qui ont survécu aux grands gels et aux incendies de la seconde partie du vingtième siècle, sont aujourd’hui pluri centenaires. Jadis, les ports de L’Île-Rousse et de Bonifacio hébergeaient à l’année des courtiers en huile. Les huiles de Balagne étaient réputées sur les marchés de Provence avant de subir la concurrence des huiles de graines (tournesol, sésame, coton, colza). De mauvais résultats économiques, l’exode rural, les deux guerres mondiales, l’évolution des usages alimentaires entraînèrent peu à peu l’abandon des oliveraies au profit du maquis.
Heureusement, dans les années 1980, des agriculteurs passionnés, se sont groupés en associations pour rénover l’oliveraie ancienne, relancer la production jusqu’à obtenir la reconnaissance de l’Appellation d’Origine Protégée Oliu di Corsica.
En ce troisième week-end de juillet, Montemaggiore vit la vingt-troisième édition de sa foire qui draine de nombreux visiteurs. Les places de stationnement sont vite rares sur les bas-côtés de la route en lacets qui grimpe vers la place étroite du village envahie par les tréteaux des exposants.

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Hors la marche à pied, les ânes constituent le seul moyen de locomotion pour la plus grande joie des enfants un tantinet paresseux ou espiègles ; ainsi une petite fille s’amuse de me photographier auprès d’un de ces équidés têtus et de titrer son cliché … les deux bourriques ! Ma bonne dame, les enfants ne respectent plus rien même les papys ! Il n’y a cependant pas de quoi en faire un saucisson d’âne considéré à tort comme une spécialité de l’île !

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Première surprise de l’après-midi, je découvre que l’huile d’olive se déguste comme un vin. Est-ce une réminiscence enfantine des désagréables ingurgitations d’huile de foie de morue, certains touristes manifestent dans un premier temps une certaine répulsion devant la cuillère du liquide doré pressé quelques minutes auparavant que leur tend une charmante hôtesse du stand de la coopérative oléicole de Balagne. Á tort bien sûr, car après en avoir humé l’odeur et l’avoir porté à ses lèvres, la sensation de douceur que laisse le nectar au fond de la gorge est étonnante. Conquis, je m’en étends un mince filet sur des petits morceaux de pain puis envisage tout naturellement l’achat de quelques flacons ; le terme est tout à fait approprié tant le conditionnement rivalise avec certaines marques de parfums. D’ailleurs, la petite fille taquine et télégénique d’un des deux bourricots, est sollicitée par le cadreur de la chaîne locale Telepaese pour manipuler vaporisateurs et bouteilles devant l’objectif ; prémices d’une vocation future ? L’Oru di Balagna comme son nom l’indique, offre sa belle robe dorée dans la lumière de l’été. Un peu plus tard, nous assisterons à une démonstration de presse avec un moulin portatif installé sous les platanes, avec pour commencer l’opération de broyage. D’antan, le broyeur à meule, très encombrant, était constitué d’une seule roue actionnée au moyen d’un bras attelé à un cheval ou un âne. Comprenez donc que le paysan corse ne transforme pas son animal de labeur en chair à saucisson ! Ici, la meule se compose d’un bac en acier et de deux roues en granit mues par un moteur qui transforment les olives en une pâte d’huile formée d’une fraction solide, fragments de noyaux, peaux et pulpe, et d’une partie liquide, émulsion d’eau et d’huile. Le rôle des roues est de concasser les noyaux car contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, la libération des sucs n’est pas provoquée par l’écrasement mais issue du frottement des arêtes coupantes des fragments des noyaux sur la pulpe des olives.

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C’est ensuite sur une machine voisine, la phase d’extraction proprement dite au cours de laquelle la pâte des olives écrasées est placée dans un récipient laissant passer l’huile tout en retenant les débris de la pression. Pour cela, on empile des scourtins, sorte de paniers souples confectionnés avec de la paille, des fibres de chanvre, alfa ou coco, maintenant en nylon, qui retiennent la partie solide ou grignon constituée des restes de noyaux et de pulpe, et laissent s’écouler le liquide composé d’huile et d’eau. L’opération finale dite de centrifugation, par un procédé de rotation dans un cylindre métallique, a pour effet de décanter l’huile plus légère que l’eau. Une filtration achève le processus pour éliminer les particules solides et les traces d’eau de végétation. Au contraire du raisin pour le vin, l’huile d’olive ne subit aucun traitement chimique lors de sa transformation.
Á partir d’avril, les arbres se couvrent de minuscules fleurs. Pour cent d’entre elles, cinq seulement donneront des olives. D’abord vertes, elles deviennent d’un noir luisant à maturité. La récolte s’effectuant par la chute naturelle des fruits dans des filets orange ou verts, placés en-dessous des oliviers sans toucher le sol, l’olive recueillie est donc très mûre et l’huile corse possède ainsi une belle couleur dorée. Sans colorant, ni conservateur, c’est un pur jus de fruit, au vrai sens du mot, tout à fait naturel, dont les bienfaits sur la santé sont reconnus depuis l’Antiquité grâce notamment à Pline et Hippocrate. De toutes les graisses alimentaires, l’huile d’olive est la plus riche en acides gras mono-saturés. Elle joue un rôle dans la prévention des maladies cardio-vasculaires, a des effets bénéfiques sur le cholestérol et la lutte contre le vieillissement ; des vertus qui m’incitent à la considérer désormais avec sérieux !

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On recense un certain nombre de variétés locales aux noms poétiques comme la Sabina, la Ghjermana (ou Germaine), la Zinzala, la Biancaghja, la Capannace, la Raspulada, la Curtinese. Outre ces espèces endémiques, les oliveraies sont également composées de Picholine du Gard, de Koroneiki d’origine crétoise et de Pendulino de Toscane.
L’huile d’olive possède de multiples usages autres qu’alimentaires. Elle peut être médicament lorsqu’on la combine par exemple à des huiles essentielles et d’autres plantes comme le propose un stand de la foire. Ses propriétés chauffantes et calmantes sont utilisées en kinésithérapie comme huile de massage.
L’huile d’olive connaît aussi des débouchés dans la cosmétique. Elle protège la peau et sa feuille riche en antioxydants restaure les cellules de l’épiderme. L’industrie savonnière se développa en Provence grâce à l’huile d’olive corse. Le vrai savon de Marseille de couleur verte contient au moins 72% de grignons d’olive. La vieille « réclame » Palmolive ne peut cacher son origine.
Véritables conseils de beauté, des recettes anciennes préconisent l’emploi d’huile d’olive pour faire briller les cheveux, conserver les dents blanches, adoucir la peau, protéger des brûlures ou encore éviter d’avoir les ongles cassants. Je n’affirmerai tout de même pas qu’en trempant dedans une souris verte, vous obtiendrez un escargot tout chaud même si l’imagination est présente, durant ces deux jours de foire, en la personne d’une conteuse pour les petits et les grands.
Quitte à énerver encore plus le confiseur Ladurée et le chanteur Helmut Fritz, un étal propose d’appétissants macarons toujours à base d’huile d’olive !

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L’église Saint-Augustin vit aussi au rythme de la foire avec la projection, dans la fraîcheur de sa nef, d’un documentaire sur Les peuples de l’olivier.
Je flâne dans la pittoresque ruelle envahie par les visiteurs attablés à des terrasses de fortune. Les anciennes maisons de maîtres ne manquent pas de charme avec leurs voûtes et leurs portes de bois sculpté.

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Votre maître à l’encre violette, par l’odeur alléché, s’attarde devant le stand de la fromagerie Donsimoni. On y vend d’excellents fromages de chèvre et de brebis (et même des mixtes) à prix pour une fois peu corsé : dix euros les deux, c’est une aubaine. Pour rester dans l’esprit, avec un filet d’huile d’olive dessus, c’est fabuleux, croyez-moi, je ne lâcherai pas le sac même pour le plus flatteur des renards !

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Le bois de l’olivier est à l’honneur aussi bien dans une démarche artistique avec un sculpteur (quoique les souvenirs avec la forme de la Corse, ne sont pas d’un goût très sûr !), qu’une plus pratique avec la fabrication de nombreux objets pour un usage en cuisine. Que son manche soit en corne ou bois de bruyère, châtaignier ou évidemment olivier, puisant ses origines dans la civilisation agropastorale de l’île, le couteau corse demeure le compagnon des paysans et des bergers corses. Selon son usage et la région, il répond aux noms de u temperinu, cornicciulu, a cursina, a cornachjola. De l’autre côté de la place, la petite chapelle Saint-Jean abrite une exposition d’œuvres d’artistes peintres régionaux. Si je me réfère au chanteur maître ès calembours Boby Lapointe, La naissance de saint Jean-Baptiste, une toile peinte à l’huile (sans doute pas d’olive ! Il ne faut point exagérer) du XVIIIe siècle, c’est bien plus diffic’hawaïle mais c’est bien plus beau Dalida la di a dali que la peinture à l’eau des quelques tableaux un peu naïfs présentés tels le pittoresque train déversant encore son flot de baigneurs, de Calvi à Île-Rousse.

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Il est encore une autre huile qui est la fierté des habitants de Montemaggiore, c’est celle au sens d’un personnage important de la commune. Une légende prétend que se trouverait là le berceau de Donna Anfriani, la mère de Don Miguel Mañara Vicentelo de Leca y Colonna, le plus célèbre des séducteurs né à Séville en 1627, bref, Don Juan en personne ! En fait, cette histoire, trop belle pour être vraie, est fondée sans doute sur l’amalgame entre un bourreau des cœurs local et le père du séducteur (qui aurait eu un nom corse ! Colonna ?) prenant le maquis pour l’Espagne après des amours illicites avec une proche parente, puis Don Juan revenant bien plus tard pour séduire sa demi-sœur qui aurait été le fruit de cette liaison. Peu importe finalement, en ce jour de foire, Montemaggiore possède bien d’autres atouts pour nous conquérir. Dans un coin de la place, les auteurs de la bande dessinée insulaire à succès de l’été dédicacent leur dernier opus Et Dieu créa la Corse. Décidément, ici, on a la folie des grandeurs. Il est vrai qu’Antoine de Saint-Exupéry en personne écrivit que le soleil a tant fait l’amour avec la mer, qu’ils ont fini par enfanter la Corse ! Dans ses nouvelles aventures décalées, Petru Santu, anti héros représentant les valeurs ancestrales de la Corse, est confronté à l’évolution de la société : au premier jour était le clan, au second le derby de football entre Bastia et Ajaccio, au troisième les élections, autre sport national de l’île, au quatrième la chasse, puis la pêche, puis le touriste et enfin, la polenta magique !

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En feuilletant l’album, je souris à ce vieux couple de corses, assis sur un banc, qui observe deux jeunes touristes à la plage. Tandis que le garçon demande à sa copine si elle a vu ses mails, le patriarche, brandissant le tricot que son épouse confectionne, s’écrie si elle a vu ses mailles !!! Signe des temps !
La petite fille s’impatiente d’aller piquer une tête dans la baie de Calvi que l’on aperçoit en bas dans la plaine. Requête acceptée, nous n’aurons pas le temps d’assister à une démonstration de taille des oliviers qui couvrent les coteaux autour du piton rocheux.

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 2 septembre, 2011 |2 Commentaires »

Mon débarquement en Corse, d’Ajaccio à Galeria!

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Fidèles lecteurs, vous vous inquiétiez, vous m’attendiez, vous m’espériez, vous vous impatientiez, vous vous résigniez presque à ne plus me lire … !!! Sourire !
Me voilà de retour après un séjour de trois semaines en Corse ! Deux bonnes nouvelles … enfin, j’espère que vous les recevrez comme telles. D’abord, j’ai résisté au séisme de magnitude 5,2 qui a frappé l’île de Beauté, la Côte d’Azur et la Sardaigne. Son épicentre se situait à 95 kilomètres d’Ajaccio, lieu de mon débarquement. Bon sang de Viking ne saurait mentir, je n’ai même pas eu peur. Il est vrai que, depuis mon séjour au lycée français de Mexico City, je possède une certaine expérience des tremblements de terre. Celui qui secoua la capitale aztèque, le 19 septembre 1985, de niveau 8,1 sur l’échelle de Richter, fit plusieurs dizaines de milliers de morts et détruisit près de 500 immeubles. Pour être totalement honnête, j’avais fui le pays, dix ans auparavant !

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La terre est composée de différentes couches avec un noyau solide dégageant une chaleur de 5 à 6 000 degrés. Plus on s’éloigne de ce noyau, plus la température refroidit. Ainsi, à 200 kilomètres sous nos pieds, elle n’atteint plus que 1 000 degrés. Cet écart de température entre celle au centre de la terre et celle enregistrée sous nos semelles, crée des mouvements de convection du même type que ceux que l’on observe dans la casserole d’eau que l’on fait chauffer. Ce sont ces mouvements qui mettent en action l’ensemble des douze plaques lithosphériques formant la croûte terrestre, en les faisant se rencontrer ou s’éloigner. Depuis au moins 250 millions d’années, la plaque africaine remonte vers l’Eurasie, et génère des séismes à la frontière des deux plaques, du type de ceux qu’on a enregistrés en Méditerranée en ce mois de juillet. Faire l’amalgame entre ces mouvements de masse physique et les courants d’immigration, n’est qu’humour et un coup de griffe de ma part, aux idées identitaires des gars et des filles de la blonde Marine !

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En mon soir d’arrivée dans le golfe d’Ajaccio, il n’y eut de sang que le rougeoiement du soleil couchant sur les îles Sanguinaires. Et le séisme ne provoqua même pas une de ces insomnies qu’Alphonse Daudet se régale de conter dans une des Lettres de mon moulin :
« Quand j’habitais le phare des Sanguinaires, là-bas, sur la côte corse à l’entrée du golfe d’Ajaccio. Encore un joli coin que j’avais trouvé là pour rêver et être seul. Figurez-vous une île rougeâtre et d’aspect farouche ; le phare à une pointe, à l’autre une vieille tour génoise où, de mon temps logeait un aigle. En bas, au bord de l’eau, un lazaret en ruine, envahi de partout par les herbes, puis des ravins, des maquis, de grandes roches, quelques chèvres sauvages ; de petits chevaux corses gambadant la crinière au vent ; enfin là-haut, tout en haut, dans un tourbillon d’oiseaux de mer, la maison du phare, avec sa plate-forme en maçonnerie blanche, où les gardiens se promènent de long en large, la porte verte en ogive, la petite tour de fonte, et au-dessus la grosse lanterne à facettes qui flambe au soleil et fait de la lumière même pendant le jour… Voilà l’île des Sanguinaires, comme je l’ai revue cette nuit en entendant ronfler mes pins. C’était dans cette île enchantée qu’avant d’avoir un moulin j’allais m’enfermer quelquefois, lorsque j’avais besoin de grand air et de solitude….
A minuit, le gardien se levait, jetait un dernier coup d’œil à ses mèches, et nous descendions. Dans l’escalier on rencontrait le camarade du second quart qui montait en se frottant les yeux ; on lui passait la gourde, le Plutarque… Puis, avant de gagner nos lits, nous entrions un moment dans la chambre du fond, tout encombrée de chaînes, de gros poids, de réservoirs d’étain, de cordages, et là, à la lueur de sa petite lampe, le gardien écrivait sur le grand livre du phare, toujours ouvert : Minuit. Grosse mer. Tempête. Navire au large
. »
Je doute que les gardiens du phare situé au point culminant de Mezu Mare, la grande Sanguinaire, lisent toujours à haute voix le gros volume de Plutarque pour demeurer en éveil. Une grande muraille, en partie effondrée, témoigne toujours de l’ancien lazaret construit en 1802 par décret du consul Bonaparte, sous lequel pointait Napoléon. Á l’époque, s’y réfugiaient les corallines, les gondoles des corailleurs qui effectuaient là une quarantaine après leur épuisante campagne de pêche au corail sur les côtes de Barbarie … ainsi, nommait-on alors l’Afrique du Nord !
Par contre, je n’oserai pas vous affirmer, malgré l’herbe odorante du maquis, que ce sont les chèvres d’un improbable monsieur Seguinetti (!), qui inspirèrent au conteur provençal, la poignante histoire qui me fit tant pleurer dans mon enfance. Aujourd’hui, les sympathiques caprins sont, pour moi, synonymes de fabuleux fromages dont je ne manque jamais de louer la saveur incomparable, lors de chacune de mes escapades corses. Pub !!!

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Je vous ai promis deux bonnes nouvelles, la seconde est que je ramène matière à quelques billets pour égayer votre mois d’août. J’ai évoqué récemment le débarquement des alliés sur les plages normandes le 6 juin 1944 dont l’adaptation cinématographique Le jour le plus long, fut tournée en Corse, sur la plage de Saleccia, dans le désert des Agriates (voir billet du 15juin 2011). Celui-ci évoque mon débarquement sur le littoral corse et ma remontée le long de la côte Ouest jusqu’à mon port d’attache de Galéria, à l’embouchure du Fango (voir billet du 14 août 2010) : environ cent cinquante kilomètres à parcourir à allure modérée tant les routes de l’île sont sinueuses et pleines d’embûches et tant le paysage mérite de fréquentes haltes.
Et pour commencer, île de Beauté oblige, je vous offre une perle orientale des plus précieuses, bien qu’enchâssée sur la côte occidentale : Cargèse la grecque, peut-être plus connue du grand public à cause du surnom d’un des enfants du pays, inculpé d’assassinat d’un préfet de la République. Dans le village, une banderole en langue corse revendique toujours l’innocence du berger…
L’originalité de la commune provient de la coexistence de deux églises d’obédience catholique toutes les deux, mais tandis que l’une respecte tout à fait normalement le rite latin, l’autre célèbre le rite grec ou byzantin.
Pour comprendre cette curiosité religieuse, il faut remonter à l’an 1675 lorsque les habitants de Vitylo, village au sud du Péloponnèse, fuyant l’occupation turque, demandent asile à la République de Gênes alors maîtresse du littoral corse. Ils s’installent sur des terrains abandonnés au maquis, à Paomia, à deux kilomètres à l’est de l’actuel Cargèse. Rapidement, des maisons sont construites et les champs se couvrent de cultures. En peu d’années, Paomia devient l’un des villages les plus beaux et les plus prospères de la région, au grand mécontentement des paysans locaux qui, voyant en ces colons, des alliés des Génois et des personnes venues s’enrichir sur leurs terres, leur livrent une lutte sans merci les obligeant à se réfugier à Ajaccio.
Suite à la cession de la Corse à la France, en 1769, le comte de Marbeuf, premier gouverneur de l’île, accordant toute sa sympathie à cette population grecque, obtient pour elle, auprès du roi, le territoire de Cargèse, et le génie militaire lui bâtit 120 maisons.
Au cours des siècles, les mariages mixtes entre les descendants de colons grecs et les corses ont mêlé les deux communautés de Cargèse. Curiosité patronymique, des noms de famille d’origine grecque se sont « corsisés », surtout dans leur terminaison, tels Stephanopoli, Papadacci ou Petrolacci.
Les deux rites coexistent toujours et les clochers des deux églises, presque face à face, se détachent sur le promontoire à l’extrémité nord du golfe de Sagone.

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Pour y parvenir, il suffit de dévaler vers la mer, par les ruelles pentues et fleuries de lauriers et bougainvillées. De-ci delà, quelques éléments d’architecture et le linge séchant aux fenêtres rappellent l’influence orientale.

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Á un coin de rue, une vieille chaise fait fonction humoristiquement de caméra de surveillance !

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En 1854, le père Medourio Stéfanopoli, curé du rite byzantin, prend la décision de construire une église d’architecture occidentale qui sera achevée en 1872. Au-dessus de la porte d’entrée, l’inscription « Oikos Theou » signifiant Maison de Dieu, ne laisse pourtant planer aucun doute sur le rite qui y est célébré, impression confirmée dès qu’on a franchi le vestibule ou narthex ; le décor en trompe-l’œil avec une dominante bleutée et jaune égaye la longue nef à voûte ogivale. On constate l’absence de statues, de bénitier et d’orgue, ignorés dans le rite oriental. Les saints patrons du lieu sont Spiridon, évêque de Chypre et de Corfou au IIIème siècle, et la Vierge Marie.

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En lisant la notice de présentation de l’édifice, je découvre le mot iconostase inconnu dans mon patrimoine lexical. Il s’agit de la cloison de bois peint d’images, qui marque la limite entre la nef réservée à l’église militante des fidèles, et l’église triomphante, le Saint des Saints où se dresse la Table Eucharistique. Environ trois cents paroissiens pratiquent encore selon le rite grec.

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En sortant, sur le parvis, se dresse en face, de l’autre côté d’un petit vallon arboré, l’église latine dont la cloche bat à toute volée en cette heure de midi. La décoration est beaucoup plus sobre avec une seule fresque murale de la Cène dans le chœur.
Dans la nef, dans un décor pompeux d’arche et de colonnades en marbre blanc et noir, un poilu et une sainte, alliance du sabre et du goupillon, rendent hommage aux glorieux enfants de Cargèse morts pour la patrie.
Pour pique-niquer, nous descendons jusqu’au petit port de plaisance.

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Sacrilège peut-être, récent débarquement oblige, nous nous rassasions de charcuterie d’Ariège et de tomates et œufs de la ferme familiale, au pied d’une antique embarcation, tout en contemplant quelques ondines bronzant sur le pont de bateaux de retour de promenade dans le golfe de Porto et la réserve de Scandola.

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Mon « pays » Guy de Maupassant, lors de son escapade insulaire en 1880, ne fut pas non plus insensible au charme des beautés locales : « Au grand trot de mon cheval, une petite bête toujours frémissante, à l’œil furieux, aux crins hérissés, je contournai le vaste golfe de Sagone et je traversai Cargèse, le village grec fondé là par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De grandes belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à la tête fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe près d’une fontaine. Au compliment que je leur criai sans m’arrêter, elles répondirent d’une voix chantante dans la langue harmonieuse du pays abandonné. »
Á la vitesse réduite de mon automobile, je me retrouve bientôt comme lui à Piana, l’un des deux villages de Corse classés, à juste raison, parmi les plus beaux de France. Les petites maisons blanches et le clocher de l’église se détachent sur le relief déchiqueté en arrière-plan.

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Santa Maria Assunta, Sainte-Marie de l’Assomption, de style baroque, possède quelques œuvres remarquables qui séduisirent tant une petite fille, lors d’une visite précédente, qu’elle souhaita acquérir quelques connaissances sur la vie du Christ ! Plutôt qu’une piéta, sur la petite place, à l’ombre d’un arbre multicentenaire, je déguste ma première Pietra du séjour, la délicieuse bière corse à la châtaigne. Mystère de la distribution, savez-vous que je la trouve moins chère en région parisienne ? Juste en face, le petit restaurant Chez Jeannette, avec sa salle voutée, existe toujours. Il y a quelques années, j’avais fait connaissance de la dite Jeannette … une normande comme moi ! En ces heures de sieste, l’épicerie rénovée est malheureusement fermée. Dommage, car j’y aurais fait provision de l’excellente charcuterie et notamment de fabuleux saucissons à la cendre dont je garde un souvenir ému ! Á propos de saveurs corses, je vous conseille de vous méfier de certains produits que certains supermarchés proposent aux touristes peu clairvoyants. Ainsi, s’il vous arrive de croiser des sangliers sur les routes de l’île de Beauté, mieux vaut ne pas en retrouver en terrine dans votre assiette car l’élevage en est interdit et à l’état sauvage, cet animal est réputé comme porteur de maladie. De même, le saucisson d’âne est un fantasme populaire car, n’en déplaise à Boby Lapointe et son inénarrable chanson Saucisson de cheval, en Corse, on ne tue pas les ânes qui sont souvent le bras droit de l’agriculteur. Enfin, acheter en été des figatelli, ces succulentes saucisses de foie locales, est une incongruité du calendrier et une quasi usurpation !
Qu’à cela ne tienne, je me repais bientôt d’un des plus merveilleux spectacles de la Méditerranée, les calanche (calanques en langue corse) de Piana, un chaos de rochers déchiquetés par l’érosion, que l’on traverse par un étroit défilé, en surplomb de la grande bleue.

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Je cède encore la parole à Maupassant : « Après avoir traversé Piana, je pénétrai soudain dans une fantastique forêt de granit rose, une forêt de pics, de colonnes, de figures surprenantes, rongées par le temps, par la pluie, par les vents, par l’écume salée de la mer.
Ces étranges rochers, hauts parfois de cent mètres, comme des obélisques, coiffés comme des champignons, ou découpés comme des plantes, ou tordus comme des troncs d’arbres, avec des aspects d’êtres, d’hommes prodigieux, d’animaux, de monuments, de fontaines, des attitudes d’humanité pétrifiée, de peuple surnaturel emprisonné dans la pierre par le vouloir séculaire de quelque génie, formaient un immense labyrinthe de formes invraisemblables, rougeâtres ou grises avec des tons bleus. On y distinguait des lions accroupis, des moines debout dans leur robe tombante, des évêques, des diables effrayants, des oiseaux démesurés, des bêtes apocalyptiques, toute la ménagerie fantastique du rêve humain qui nous hante en nos cauchemars.
Peut-être n’est-il par le monde rien de plus étrange que ces  » Calanche  » de Piana, rien de plus curieusement ouvragé par le hasard
. »
Rien à ajouter sinon que le spectacle est plus féérique encore en fin de journée lorsque le soleil couchant ensanglante tout ce fantastique peuple pétrifié. Et comme me confie un touriste normand qui me suit pour faire des photos, « à chaque virage, c’est encore plus beau » !

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La location nous attend. Je regrette de ne pouvoir descendre, depuis Piana, jusqu’à la petite plage de sable fin d’Arone à l’eau verte digne d’un lagon ; un bout du monde, une fin de terre. Un « finistère » même, puisque pour l’atteindre, il faut traverser la lande du Capu Rossu qui rappelle les bruyères de Cornouaille. Je me souviens d’avoir fort bien mangé sous une treille à la paillote de la plage.

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Danielle Casanova, une grande résistante communiste, était originaire d’un hameau de Piana. En hommage à son combat pour la liberté, des écoles, des hôpitaux, des rues et même un ferryboat de la SNCM, portent son nom.
« Et soudain, sortant de là, je découvris le golfe de Porto, ceint tout entier d’une muraille sanglante de granit rose reflétée dans la mer d’azur. » C’est encore mon bel-ami du Pays de Caux qui parle !

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Tout en surveillant (suffisamment ?) la route étroite et sinueuse pour éviter toute mauvaise rencontre, je ne cesse de jeter des coups d’œil à la mer toute bleue qu’on voit danser le long des golfes clairs. Excusez mon médiocre pastiche de Charles Trenet, d’autant plus qu’ici, c’est plutôt l’idole Tino Rossi qui roucoule Ô Corse île d’amour !
Quelques lacets encore et je parviens à hauteur d’Osani, la commune la plus septentrionale de la Corse du Sud, sur le littoral occidental.

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Á San Francisco, il y a une maison bleue accrochée à la colline. Á Osani, ce sont des maisons aux volets bleus qui sont nichées sur les pentes de la Punta Castellucciu (585 m).

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Isolée sur un terrain presque vague, à l’entrée du village, l’église Saint-François toute blanche possède un faux air de chapelle mexicaine. Bien qu’une petite fille, au moyen de son portable, serine son impatience de nous retrouver, nous nous glissons quelques instants dans les sentes et escaliers empruntés également par les vaches en liberté, à en juger par les souvenirs qu’elles y déposent. Le village qui a connu l’exode rural, tente doucement de retrouver vie. Paisible, il n’offre véritablement aucune curiosité touristique mais il y fait bon déambuler à la recherche d’un parfum d’authenticité. Noël en juillet, les clémentines et les citrons égayent les vergers de leurs boules orange et jaunes.

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En observant bien, nous repérons quelques traces du passé, ici le four à pain communal, là une fontaine en granit rose, plus loin, dans un jardinet, une autre fontaine de fortune faite de petites barriques témoignages d’anciennes vignes.
Une mine d’anthracite fut même exploitée au début du vingtième siècle.
Tel un petit temple, une imposante tombe de granit rose très décorée surplombant le cimetière, rappelle la légende de Lorenzo, un jardinier de la commune. Voyant sa fiancée Calixta partir avec la confrérie pour soigner les malades d’une épidémie, et pressentant qu’il ne la reverrait plus, Lorenzo mourut de chagrin le soir même. Les villageois décidèrent alors d’ériger en sa mémoire, la plus belle tombe du cimetière.
Á l’autre bout du village, de manière plus humoristique, un crâne de vache cloué à un pieu tient lieu de calvaire ; petit frisson avant d’entamer, au milieu des chênes verts et des oliviers, une descente très abrupte de quatre kilomètres jusqu’à la plage de Gradelle, un autre bout du monde.

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En ce début d’après-midi, à cause du libeccio, vent violent corse soufflant de l’Ouest, des nuages s’accrochent aux pics déchiquetés, et la mer en rouleaux se brise sur les rochers. Allez savoir pourquoi, bien que ne l’ayant jamais doublé, j’ai comme une vague sensation de Cap Horn. Pour nourrir plus encore mon imagination, deux chercheurs d’or ont repris les terres familiales pour produire l’Oru di u Pumonte, une huile d’olive goûteuse à la couleur dorée qu’on peut se procurer au restaurant de la plage.
Retour sur mes pas pour rejoindre la route en corniche qui mène de Piana à Calvi ; quelques centaines de mètres plus loin, j’atteins le sommet du col de la Croix dont les parkings automobiles sont quasi complets. C’est ici le point de départ du fameux sentier du facteur qui mène encore à un autre bout du monde, le hameau de Girolata, uniquement accessible à pied ou par mer.

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Il y a encore cinq ans, Guy Ceccaldi, figure emblématique de l’administration de La Poste, héros de nombreux reportages télévisés notamment dans les émissions Faut pas rêver et Thalassa, effectuait, deux fois par semaine, le trajet de sept kilomètres à travers le maquis pour distribuer le courrier aux rares habitants permanents de Girolata (moins de 10 à la morte saison). Pour l’avoir fait, il y a quelques années, en plein midi, par une chaleur accablante, je savoure sa performance. Voilà un fonctionnaire qui mérite amplement un régime spécial de retraite ! Cela dit, la balade est magnifique avec des échappées sur la grande bleue, la descente jusqu’à la plage déserte de Tuara puis la plongée vers le minuscule golfe au fond duquel se blottit le pittoresque hameau dépendant de la commune d’Osani. Après cet effort, le réconfort, une bouteille d’eau pétillante Orezza bien fraîche puis une flânerie sur la presqu’île entre l’aghja, l’aire où l’on battait autrefois le blé, et le fortin édifié par les Gênois, après qu’ils eussent capturé ici même en 1540, le célèbre pirate turc Dragut.

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Tout aussi sublime, il y a deux ans, je m’étais rendu à Girolata en bateau, en traversant la réserve naturelle de Scandola, véritable sanctuaire pour la faune et la flore. Voici quelques clichés pris à l’époque.

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Je reviendrai passer quelques jours tranquilles à Girolata mais aujourd’hui, il est temps de dévaler le col de Palmarella pour retrouver le port de Galeria, un nom si peu prédestiné pour le terminus d’une étape enchanteresse. Quoique … est-ce une conséquence du séisme et du rapprochement de la plaque africaine mais les rives du delta du Fango hébergent cette année, une faune quelque peu exotique !!!

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Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 12 août, 2011 |3 Commentaires »

Ici la route du Tour de France 1961!

Alors que le Tour de France vient de s’élancer de Vendée, je préfère vous entretenir d’une Grande Boucle de grand-papa (ça ne me rajeunit pas !) et revenir un demi-siècle en arrière pour celle de 1961.
Toujours précautionneux envers certains de mes lecteurs réfractaires à la chose vélocipédique, j’ai pensé calmer leur humeur maussade en faisant appel aux plumes les plus brillantes du journalisme sportif de l’époque pour les accompagner dans une balade de 4 397 kilomètres, à travers l’hexagone, à la vitesse moyenne de 36,033 km/h.
Idée saugrenue ? Nos parents, grands-parents et arrière-grands-parents se nourrirent bien, au temps de l’école communale, des aventures d’André et Julien Volden dans Le Tour de France par deux enfants écrit par Augustine Fouillée dite G.Bruno. Cet ouvrage, créé en 1877 par les éditions Belin, constitua le livre emblématique de lecture du cours moyen, dans toutes les écoles de la IIIe République jusqu’après la seconde guerre mondiale. Très patriotique, il visait à la formation civique, géographique, scientifique, historique et morale d’une jeunesse, qu’il fallait aussi préparer à reconquérir l’Alsace et la Lorraine.
De manière plus festive, j’ai sélectionné quelques chroniques d’Antoine Blondin (inévitablement) mais aussi d’Abel Michea, Pierre Chany et Maurice Vidal, pour vous faire revivre une autre conquête, celle du pourpoint d’or par Jacques Anquetil. J’en déflore, d’ores et déjà, l’issue finale mais à vrai dire, il n’y eut aucun suspense pour le plus grand mécontentement des suiveurs du Tour et … pour ma plus grande joie.

Ici la route du Tour de France 1961! dans Coups de coeur tour61blog4

tour61blog5 dans Cyclisme

C’est d’ailleurs, cinquante ans plus tard, le principal constat que j’ai fait, avec une certaine déception, en me replongeant, dans les belles revues vertes ou sépias, Miroir-Sprint et But et Club, conservées précieusement. À l’époque, le gamin que j’étais, se délecta de voir son idole, survoler l’épreuve, trois semaines durant. Fidèle à mes rêves de gosse, ce Tour de France 1961 demeure à jamais l’un de mes plus beaux souvenirs sportifs, au même titre que la lutte épique avec Raymond Poulidor, trois ans plus tard. Comme quoi, les avis divergent selon les sentiments qui vous animent.
Finalement, vous vous en réjouirez, ce fut un mal sportif pour un bien littéraire car, pour tenir leurs lecteurs en haleine, les journalistes en appelèrent à tout leur talent et leur finesse d’esprit, voire leur culture, parfois même en s’éloignant des péripéties de la course insipide.
Comme mise en bouche, voici ce qu’écrit Antoine Blondin dans sa première chronique aussi flamboyante que la cathédrale gothique de Rouen d’où s’élance le quarante-huitième Tour de France, à quarante-deux kilomètres de mon bourg natal et du domicile familial :
« Sous ses cheveux d’oriflammes, dans le fracas rouillé des dragues et des grues, dressant au ciel des tours en forme de bras qui nous ont compris, Rouen nous dit aujourd’hui que le cyclisme est une activité gothique. Pour en imposer à l’évidence, il lui suffit, à la manière des photographes de fête foraine, de dérouler à l’arrière plan de notre carrousel mécanique, la toile peinte d’un porche de cathédrale, la dentelle minutieuse d’un palais de justice, le maillot chevronné d’une maison en bois. Alors, par je ne sais quel miracle du climat, l’anachronisme de la situation s’escamote : le champion inerte sur la table de massage redevient un gisant, réplique des guerriers de marbre ou de granit allongés dans la nef ; les véhicules hérissés de totems terrifiants, qui s’alignent le long des quais, épousent la silhouette des drakkars danois qui remontèrent autrefois la Seine ; les bleus des mécaniciens semblent taillés dans le métal terne des cottes de mailles et les accents de klaxon rejoignent les échos lointains de la corne d’aurochs…
ROUEN, 1065.- Un jeune Normand rougeaud, du nom de Guillaume et duc par surcroît, s’arme pour entreprendre la plus grande conquête territoriale proposée à l’époque … dans son château voisin, il convoque ses barons, leur pose la question de confiance. Avant d’entraîner, il faut rassembler. Certains se récusent. D’autres souscrivent. Pour prix d’un dévouement aveugle, Guillaume accordera à celui-ci un comté, à celui-là une abbaye ; le roturier deviendra chevalier, le pauvre deviendra riche, dût-on piller l’adversaire jusqu’en ses ultimes ressources. En revanche, Guillaume sera sacré roi. Deux ans plus tard, l’Angleterre était conquise..
ROUEN, 1961.- Un jeune Normand pâle, du nom de Jacques Anquetil et coureur cycliste par surcroît, tient le ferme propos d’établir sa suprématie sur les routes de France. Dans son manoir de Saint-Adrien, où il règne avec sa femme Janine, il tient à son tour son ban de guerre, convoquant à soi les plus notables champions de son parti. Qu’on l’aide seulement à atteindre son but en s’enrôlant sous sa bannière avec une abnégation totale et il les couvrira de richesses et de gloire.
« Que diriez-vous, leur propose-t-il, si nous enlevions le classement par équipes, le classement par étapes et le classement individuel qui me reviendrait, naturellement ?
-Ce serait dépouiller l’ennemi, le tondre complètement ! Est-ce prudent ? Et ne risquons-nous pas d’être Vikings du devoir ? »
Jacques de Normandie, duc de Saint-Adrien, sait qu’il est juste de payer le service d’un dévouement absolu. Encore faut-il pouvoir disposer d’un trésor, et pour cela l’alimenter. Écartons donc les tièdes et les félons qui estiment pouvoir tenter l’entreprise pour leur propre compte.
»
En effet, la course se dispute alors par équipes nationales. Ainsi, certains coureurs qui portent toute l’année le maillot de marques extra sportives concurrentes, ne sont pas prêts à se rallier au panache d’un leader adoubé avant le départ. Cela explique notamment le forfait de Raymond Poulidor qui, ô sacrilège, a conquis, la semaine précédente, la tunique de champion de France, dans le fief de son rival, sur le circuit de Rouen-les-Essarts.
Sont également absents, l’espagnol Bahamontes et l’italien Nencini, les deux précédents vainqueurs de l’épreuve, ainsi que le belge Rik Van Looy, roi des classiques et baroudeur notoire pour animer les étapes de plaine.
Pour donner du piment à son éventuelle victoire, Anquetil prévient de son intention de porter le maillot jaune du premier au dernier jour, un exploit jamais réalisé depuis les succès d’Ottavio Bottecchia en 1924 et 1925, de Nicolas Frantz en 1928 et de Romain Maes en 1935.
Ce qui est dit est vite fait et bien fait, comme, quasiment, à chaque fois que mon champion affiche ses objectifs.

anquetilstadrienblog dans Ma Douce France

Stupeur, un titre m’interpelle en relisant le compte-rendu de la première étape qui mène les coureurs à Versailles : Anquetil a été dopé ! Je ne me souvenais plus de cette accusation fâcheuse. Et pour cause, car s’il avoua vers la fin de sa carrière avoir eu recours à quelques substances illicites (comme tous les coureurs et assurément dérisoires en comparaison des « médicamentations » actuelles), il s’agit ici, au passage, d’un tendre baiser de « Janine, son épouse, devant le manoir de Saint-Adrien, où elle va faire tapisserie trois semaines durant, non pas à la manière de ces jeunes femmes qui ne dansent pas, mais à la manière de la reine Mathilde, épouse de Guillaume, qui tissa celle de Bayeux à la gloire de son mari. »
Étreinte, on ne peut plus explosive, à en juger les différents titres, Anquetil le plastiqueur, La guerre du 14 (son numéro de dossard), Anquetil déjà souverain (logique à Versailles !), Ce n’est pas le Tour de l’Ile-de-France, et l’article d’Abel Michea :
« Il y avait, très exactement, 3 heures 15 minutes et 16 secondes que M. le Maire de Rouen avait coupé le ruban tricolore qui libérait le quarante-huitième Tour de France, quand Monsieur Jacques Goddet, directeur général du dit Tour décidait de déposer une plainte au commissariat de police de Versailles pour destruction d’édifice public ! On avait « plastiqué » son Tour de France, le plus beau monument du sport cycliste. Un édifice que péniblement on bâtit trois cent quarante jours durant… Et qu’on fait visiter vingt-cinq jours de suite à des millions de braves gens … Or, à Versailles, le bel édifice a menacé de s’écrouler. Si M. le Directeur général du Tour a porté plainte, il ne l’a pas fait contre inconnu, contre X …Le coupable, il le connaît. Il l’a dénoncé. C’est un nommé Jacques Anquetil, natif de Normandie. Ce Jacques Anquetil, il nous faut bien dire qu’il n’a pas pris M. le Directeur général en traître. Il l’avait averti, il l’avait prévenu. Son coup, il l’avait préparé au grand jour, il n’a pas attendu la nuit pour le perpétrer ! »
Le suspect, le dénommé Anquetil Jacques, matricule 14, après s’être échappé, le matin, au cours de la demi étape en ligne, avec dix-sept autres lascars, puis avoir écrasé de toute sa classe la course contre la montre de l’après-midi, avait déjà kidnappé la toison d’or, reléguant son principal rival, le luxembourgeois Charly Gaul, à plus de huit minutes.

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À en croire une conversation relatée dans Miroir-Sprint par un dénommé Jacques Périllat qui cachait derrière ce pseudonyme, sa véritable identité de Pierre Chany, un journaliste célèbre de L’Équipe, l’organe de presse concurrent, ce Gaul-là, ex ange de la montagne, semblait, par contre, s’être rogné les ailes :
« Il broie du noir ; il craint pour son avenir.
« Je vais bientôt mourir … » confiait-il récemment à son fidèle Ernzer, l’ami des bons et des mauvais jours.
Celui-ci tenta de remonter le moral de son compatriote qui lui répondit alors sur un ton à la fois bourru et résigné :
« N’essaie donc pas de me raconter des histoires ! Dans ce Tour, je suis sans cesse en train de m’accrocher et je suis obligé hélas d’avaler des pilules pour suivre les autres. Un jour ou l’autre, je paierai l’addition …
- Des pilules ? Mais tout le monde en prend, remarqua alors Ernzer qui sait mieux que quiconque de quoi il retourne dans ce Tour de France.
Le grimpeur Grand Ducal regarda alors son interlocuteur droit dans les yeux, il s’accorda un temps de réflexion, puis il lui répondit très calme :
C’est vrai, tout le monde prend des pilules, mais tout le monde … n’en prend pas autant que moi !
»
Le Tour semble parti pour une ennuyeuse procession au grand désappointement de son co-organisateur Jacques Goddet, pour un cortège royal à ma grande joie. Cela n’empêche pas Blondin, sur la banquette arrière de la voiture rouge de presse numéro 101, de briller dans son exercice de style, sur la route de Roubaix où s’impose le landais Darrigade, à la solde de Jacques le Conquérant :
« Des jeunes filles, parées de toutes les grâces, s’apprêtent à investir Versailles que le Tour de France a quitté sur la pointe des pédales pour de plus rugueux horizons. Les Cadillacs au bossoir vont remplacer les bicyclettes aux grilles du château. La nuit des quatre roues qui s’annonce achèvera d’abolir définitivement nos privilèges en Seine-et-Oise, rendant aux princesses le Parc des Princes que nous avions improvisé. Du moins avons-nous la consolation de penser que beaucoup de ces jolies personnes se proposent de monter en danseuse au « Bal des débutantes » et que le tour de valse qu’on leur suggère sera peut-être pour elles le tour de l’avenir. Place, donc aux géants des raouts !
Notre royaume à nous n’est plus de ce monde duveteux. Il a retrouvé son mâle décor de poussière, de sueur et de pluie, ses paysages de plein vent. C’en est fini des bergeries du premier âge de la course. Anquetil, promenant son maillot-soleil au nez de Louis XIV, avait encore les couleurs pimpantes du soldat de plomb au sortir de la boîte. Ses adversaires semblaient lui faire cortège, aimables courtisans. Il était le favori, comme on dit que Caylus était le favori du roi. Désormais, c’est une autre paire de hanches, ainsi qu’en a témoigné, la journée durant, la voussure des échines , et je sais bon nombre de nos propres débutants qui doivent regretter, ce soir, de s’être aventurés dans cette sauterie
. »
Il récidive le lendemain lors de La retraite de Charleroi :
« Nos pères étaient venus dans ces régions en pantalons garance, sans tambours ni topettes, nos jeunes frères y retournent en culottes courtes et leur pas de charge n’est pas exactement celui qu’on évoque dans Le Pèlerin. Il convient de s’en réjouir : se porter aux frontières est aujourd’hui un jeu d’enfants. Nous l’avons éprouvé ce matin en sautant la barrière qui sépare la Belgique de la France, démarcation illusoire qui se traduit par un changement d’agents de police, mais nous en avons vu d’autres. Un honnête homme du XVIIIe siècle aurait aimé cette façon que nous avions de circuler sur notre bonne mine ; un industriel libéral du XIXe apprécierait ces cités laborieuses sans mélancolie, ces pavillons presque praticiens où la fumée des cafetières répond à celle des hauts-fourneaux ; un héritier de la première partie du XXe s’émerveille en tremblant : craignant d’emporter sa patrie à la semelle de ses souliers, il aurait tendance à s’essuyer les pieds sur le paillasson. Tout semble trop beau de cette unité de soucis et de soins qui se propose à lui en deçà comme au-delà de la Lys. Le sport secrète son folklore propre, il escamote le voyage, ses coutumes ont, pour un jour, force de loi. Rien de ce qui est étrange ne lui est étranger ; l’insolite relègue l’exotisme. Au jeu de l’oie que nous poursuivons, les cases se ressemblent, sauf pour ceux que la règle oblige à passer un Tour. Il s’en trouve encore un certain nombre qui reprendront le train demain, à moins qu’on ne les oblige à garder la Sambre. C’est à travers eux que nous avons évoqué, malgré la paix en bannières qui s’offrait à nous, les champs de bataille traditionnels. »
Pour la petite histoire, la première victoire d’étape belge en Belgique depuis 1949, ne pesait pas lourd à côté de la grande Histoire de la guerre de 14.
Le lendemain, sur le chemin de Metz, le professeur Blondin, entre quelques « verres de contact » nous distilla un subtil cours de psychologie et de philosophie :
« Dans l’amphithéâtre des Ardennes, nous avons assisté pendant plus de six heures, à un cours de cyclisme appliqué, section psychologie.
Deux chargés de cours nous administraient la leçon : le coureur de Paris, Bernard Viot, dont l’ampleur ne se dément guère depuis le départ (les voilà bien les Viot de la veille !), et l’équipier de France Jean Forestier, qui était sorti du peloton en même temps que lui et pendait à sa selle, ce qui lui donnait d’ailleurs l’air un peu gourde, en vertu de la consigne étroite dictée par le Dieu Anquetil à travers le porte-voix de son prophète Bidot …
Dans La Nausée, précisément, Jean-Paul Sartre a écrit : « Ce qui existe naît sans raison, se prolonge par faiblesse, meurt par rencontre. »
Il est assez évident que les concepts vélocipédiques ne l’empêchent pas de penser. Car, enfin, le schéma dynamique d’une échappée veut, au contraire, qu’elle naisse avec raison, se prolonge par rencontre et meure par faiblesse. C’est le phénomène essentiel de la rencontre que Forestier était en train de saboter sous nos yeux, le droit de suivre y impliquant un devoir de mener .
.. »

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Viot finit par renoncer à une vingtaine de kilomètres de Metz, ce qui profita à un autre régional de l’équipe du Centre-Midi, l’Isérois Anatole Novak dit le Colosse de la Mure :
« C’est en vain qu’on guetterait, ce soir, dans la patrie de Verlaine, « les sanglots longs des Viot lents » . Nulle amertume dans ce visage cabossé où deux grosses gouttes d’yeux gris reflètent la douceur des symphonies inachevées. Comme disait Michelet à propos de la France : « Ce qui lui reste, c’est ce qu’il a donné ». »
De son côté, pour sa chronique bihebdomadaire, Abel Michea a pris le parti de nous narrer un grand roman d’amour La belle dame et le freluquet, alias la Grande Boucle et Jacques Anquetil :
« La Grande Boucle » est une grande Dame qui n’aime point être violentée. En public, tout au moins … Elle l’a bien fait voir à Don Juan Anquetil ! Elle avait un faible pour lui parce qu’il est joli garçon, qu’il est doux, qu’il a de bonnes manières. Et la Grande Boucle n’aurait pas dit non si le beau Jacques lui avait murmuré des mots d’amour, lui avait fait la cour … Alors qu’elle se serait fait un peu prier, elle aurait flirté, plus ou moins longtemps, avec un bel Italien ou un rude Flamand, ou même un petit gars de Bretagne ou de Provence. Elle aurait fait des sourires et beaucoup promis à son ami Charly (Gaul ndlr) et, puis tout d’un coup, le 14 juillet, troublée par les flons-flons, elle se serait donnée sans retenue à son beau Jacques, sur un bord de route quelque part entre Bergerac et Périgueux.
Mais le beau Jacques n’a pas su attendre … Lui, le doux Élyacin s’est conduit comme un hussard. En deux temps, trois mouvements, il a troussé la belle et l’a tombée à sa loi. Et cela oh, horreur, devant des dizaines de milliers de Parisiens et dans la capitale du Roi Soleil : ça ne faisait pas très légende.
Alors la belle s’est fâchée … de Pontoise à Charleroi en passant par Roubaix ! Elle savait, comme tout le monde, que le beau Jacques n’a pour l’eau qu’une affection fort diluée. Le dimanche, elle s’est donc présentée à nous dans sa robe teintée de soleil. Elle était éclatante de bonté, de santé. Tout ça pour se faire traiter en garce par cette espèce de freluquet. Alors le lendemain, elle a mis des habits couleur de nuages. De Pontoise à Roubaix, elle avait enfilé une vieille robe dégoulinante de pluie. Elle allait donner une leçon à ce gamin sans éducation.
Alors la route fut traître et glissante. Tant pis. Elle en voulait à Anquetil, il payerait et d’autres avec s’il le fallait. Jacques n’a pas payé, il a échappé aux griffes de la sorcière. Mais son équipe fut cruellement mordue. René Privat, le brave Néné la Châtaigne fut mis hors de combat et avec lui le doux François Mahé..
..

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... Et le lendemain encore, de Roubaix à Charleroi, elle lui en fit voir de toutes les couleurs à Jacques Anquetil. D’abord, elle recevait les Belges. Et pour ce faire, elle s’était déguisée en Flamande. Rebondie qu’elle était, avec tous ses pavés ronds ou carrés qui vous faisaient danser une gigue effrénée. Ce n’était plus la Grande Boucle, mais une multitude de petites boucles folles, avec leurs pavés fous.Il y avait, bien sûr, comme pièce montée de ce banquet le fameux Mur de Grammont. Le Mur avec ses « consuls » inégaux. Et Jacques le freluquet qui eut un instant des ennuis avec son dérailleur, faillit bien y rester planté sur le Mur, comme un vulgaire coureur de deuxième classe. Mais elle ne lui avait pas mis que la route entre les jantes à notre Jacques, la Grande dame. Elle avait cligné de l’œil vers tous les petits Belges ... »
Que ne faut-il pas inventer pour passionner ses lecteurs, j’en sais quelque chose !
De Metz à Strasbourg, Antoine Blondin s’appuie pour son cours de littérature appliquée au cyclisme sur Spartakus-Parade : « Sous ce même titre, Jean des Vallières évoquait , dans le dernier de ses séduisants romans de captivité, la période délirante où l’anarchie, porteuse de flambeau, alluma l’Allemagne de 1918. Les prisons civiles s’ouvraient et, par extension, les forteresses militaires. La liberté, parfois le pouvoir, appartenaient à ceux qui se donnaient la peine de descendre dans la rue. Ces émeutiers se réclamaient de Spartacus, patron des esclaves révoltés contre l’autorité de Rome.
Dans un décor où plane le souvenir germain, souvent concentrationnaire, quatre des personnages de la course, présumés obscurs, ont aujourd’hui secoué le joug et raflé les trophées .
.. » Ils se nomment Wim Van Est, un hollandais doyen d’âge du Tour, Jean Dotto dit le vigneron de Cabasse, qui l’a couru onze fois, Stéphane Lach et Lily Bergaud dit la puce du Cantal, qui est loin d’être un bleu d’Auvergne. Pour glorifier le vainqueur, Antoine promeut Bergaud au rang de Dietrich ou mieux encore Lily à celui de Marlène !

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« Qu’est-ce qu’un verre de vin blanc sec sinon un Ballon d’Alsace ? » Le lendemain, pour célébrer le passage de la course au sommet du premier col que le Tour franchit dans son histoire, en 1905, Blondin raconte la balade du jour (c’est dire si elle fut peu animée !) à la manière de François Villon :

Ballade des drames du temps jadis
Dites-moi dans quelle cité
Est Pottier qu’en la fleur de l’âge
Le suicide a précipité
Vers le plus funeste virage ?
Il marque le premier passage
Au Ballon d’Alsace en battant
Georget qui, plus que lui, fut sage.
Mais où sont les neiges d’antan ? …
Où est le grand Petit-Breton
Qui escaladait sous l’orage,
À la vitesse d’un piéton,
Le chemin qui mène aux nuages ;
À Sainte-Marie-de-Campan,
Forgeant sa fourche avec rage ?
Mais où sont les neiges d’antan ? …
Duboc, vaincu par le poison ;
Garin, lapidé aux barrages ;
Les clous répandus à foison ;
Toutes les douleurs en partage,
Et les furoncles de Fontan !
Où donc est passé l’héritage ?
Mais où sont les neiges d’antan ? …
ENVOI
Prince, il faut tourner une page,
Planckaert, aujourd’hui l’emportant,
C’est l’équipier sans l’équipage.
Mais où sont les Belges d’antan ?…

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Huit ans plus tard, sous mes yeux, un certain Eddy Merckx remporta l’étape au sommet de la montagne vosgienne, et enfila son premier maillot jaune. Foule (de mes lecteurs !) sentimentale, peut-être, désirez-vous connaître les nouveaux rebondissements du roman d’amour de Michea ? « Il n’est point dans mon intention d’écrire un traité de la galanterie. Mais il me faut, cependant, réviser certaines de mes conceptions et reconnaître qu’en la matière, la manière forte prime quelquefois sur le sentiment.Ceci étant dit pour en revenir à notre jeune Freluquet et à sa Grande Dame. Car la Grande Boucle, vexée, choquée, d’avoir été bousculée sans ménagement et sans principe par notre Jacques Anquetil, avait décidé de réagir tous ongles dehors. Et, à Roubaix et à Charleroi, elle avait cru un instant tenir sa revanche … Mais notre beau Jacques est aussi un têtu de la pire espèce … Il avait dit à la Grande Boucle : « Je te veux, je t’aurai » et il avait joint le geste à la parole. Notre Grande Dame n’aura pas boudé longtemps. Et de Metz à Strasbourg, de Strasbourg à Belfort, de Belfort à Chalon-sur-Saône, nous l’avons retrouvée pimpante, aguichante, souriante, presque outrageusement belle.
Elle était belle dans la douce vallée de Moselle. Elle était délicieuse en ce col de la Chapelotte. Puis elle était redevenue la Grande dame qu’on aime à courtiser. Du bon et gauche géant Novak à ce petit futé de Lily Bergaud, du rude Planckaert au solide Stablinski.
Oh ! Il ne s’agissait là que d’un flirt, d’un « m’accordez-vous cette danse Madame ? » et la Grande Dame en rougissait de plaisir, quand le grand Novak la serrait d’un peu près sur le boulevard Poincaré à Metz, quand Lily Bergaud la chatouillait sur la Place de l’Étoile à Strasbourg.
Ce jour-là, elle était ravissante. Le lendemain, elle était éclatante avec son col de la Schlucht tout empesé de satin avec son Ballon d’Alsace brodé de fougères.
Elle était belle et courtisée. Mais son fiancé est un vilain petit jaloux. Le beau Jacques n’admet pas les flirts. Ni même les valses ou les tangos.
« Moi, c’est pour la bonne cause, ne cesse-t-il de répéter à sa Grande Dame. C’est sérieux. Je te passerai au doigt l’anneau rose du Parc des Princes le 16 juillet au soir. Mais ce n’est point parce que je porte casaque jaune qu’il me faut bafouer. »
Et notre vilain jaloux pique de ces colères ! Quand son bon ami Jean Forestier serra d’un peu trop près la belle sur les longues routes bordées d’ormes, le long de la Semois. Le coin pouvait bien s’appeler défilé du Paradis, ce diable de Jacques n’avait rien de plus pressé qu’à rentrer dans le bal, pour arracher la belle aux bras du sombre Lyonnais.
C’est d’ailleurs ce soir-là qu’il exigea de papa Bidot, un contrat de mariage en bonne et due forme : il était le seul prétendant légalement reconnu ! Que disons-nous, prétendant ? Bien davantage, la Belle Dame lui appartenait .
.. »
Se profilent à l’horizon les deux étapes alpestres avec, notamment, avant l’arrivée à Grenoble, la fameuse trilogie de la Chartreuse avec l’ascension des cols du Granier, du Cucheron et de Porte. Là même où en 1958, Charly Gaul construisit sa victoire finale et ruina, par la même occasion, les espoirs de doublé d’un Anquetil malade.
Pour l’intérêt de la course, beaucoup (pas moi, en tout cas !) espèrent une nouvelle envolée de l’ange. Mais comme les humains, les anges vieillissent, et Gaul, freiné par une chute en descente, bien que gagnant son étape de prédilection, ne comble que très modestement son retard sur Anquetil.
Selon l’expression consacrée, la montagne avait accouché d’une souris. Je retiens de la rubrique de Robert Chapatte : « Dans Grenoble qui retentit des coups de tonnerre ce soir, quelques heures après l’étape, j’essaie de retracer cette prouesse de l’Ange en lui sachant gré de me permettre d’avoir tant de choses à dire finalement, alors qu’au passage à Chambéry, sur mon carnet de bord, sous le chiffre 163ème kilomètre, un seul nom était inscrit : Queheille. »
Dans la cité alpine, Blondin prend de l’altitude et rend hommage à Ernest Hemingway, décédé ce jour-là. Il avait croisé le romancier américain, quelques années plus tôt, au bar d’un grand hôtel de Madrid. De verre en verre, ils avaient sympathisé et oublié de se rendre à la corrida !
« Les camions de la nuit qui défilent sous les fenêtres des amants, le chuchotement des arbres poudreux, le fracas lointain de la bataille ouvrent les pages inoubliables de L’Adieu aux armes. Nous les évoquions, l’autre jour, au spectacle de cette perpétuelle montée en lignes que représente une course cycliste. Dimanche sonnait aux églises, il était midi et demi, heure locale. Au même moment, Ernest Hemingway se tirait un coup de fusil en plein visage, comme on dynamite un rocher …
…Entrant aujourd’hui dans le Tour de France par la porte démesurée de l’absence, il a suivi l’étape avec nous. Il me semblait l’apercevoir dans le baquet d’une voiture, tel que je l’ai rencontré jadis, au palace de Madrid, clochard de luxe, traînant des sandales sur les tapis de haute laine, la cravate nouée en ficelle sur une chemise plus chiffonnée qu’une serpillière. Il était escorté du matador Aparicio, jeune millionnaire intermittent qui avait l’air d’être son valet d’armes et lui portait ses stylographes avec un visage triste. Hemingway, carnassier aux lèvres fendues pour le sourire, avait le droit d’être gai.Dans cette voiture imaginaire, il souriait donc et dodelinait de la tête aux prémices de la bagarre. Il sentait l’embuscade à l’approche des sapins, quand les ombres de la Chartreuse basculent sur la plaine et que les coureurs, l’un l‘autre se chevauchant, prennent leur élan pour quelque marelle définitive. Puis il se dressait, en abordant les premiers lacets du Granier, vieux loup de terre flairant la guérilla retrouvée. Sur une accélération, sa casquette s’envolait : nous la lui ramassions. Il buvait au bidon en matière plastique qui corrige l’acidité du citron par une arrière-saveur goudronneuse. Et la rampe s’élevait, rendant le coureur à une condition animale. L’homme-gibier qui essoufflait la meute s’appelait Gaul. À sa manière, c’est lui aussi un matador dont l’œil électrique clignote, dont la peau se hérisse en chair de poule. Le grand chasseur s’approchait de cette proie désignée, vers laquelle les spectateurs balançaient de triomphants jets d’eau. Il appréciait la chute qui précipitait Gaul à terre, avant de le rendre en loques sanguinolentes au vertige de la descente. Il se répétait la parabole du Vieil Homme et la Mer qui nous dit que rien n’est acquis tant que la ligne d’arrivée n’est pas franchie.
Et ce soir, à Grenoble, il relègue Stendhal, régional littéraire de l’étape, au rang minutieux d’horloger des sentiments. Lui, il est un chaudronnier battant le cuivre. Il passe un revers de main dans ses moustaches, chausse de minces lunettes pour avoir l’air d’un prix Nobel et commande une nouvelle bouteille de vin de Talloires. Mais le lavaret du lac lui semble un fretin extrêmement menu.
Demain, nous l’aurions appelé Ernest
. »

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Le lendemain, Céline partait à son tour pour un grand voyage au bout de la nuit des temps. D’Antibes, Blondin parlait d’un « véritable abandon » : « Si le Tour de France n’était qu’une course cycliste, ce qui ne se vérifie que par intermittences depuis quelques jours, nous prendrions sur nous de parler de la transhumance qui ramène nos cordées de ramoneurs savoyards à quelques centimètres au-dessus du niveau de la baigneuse. Quand une sorte de courants électriques (d’où le nom de coureurs) sillonne les jetées-promenades, on éprouve en général un profond soulagement à voir surgir de l’eau des visages de sirènes prolongés par des queues de peloton, à renouer avec la muraille ruisselante d’un public dont le nombril attentif s’écarquille au passage des rescapés noirauds descendus d’une autre planète, à prendre sa part dans la tornade qui introduit la panique aux terrasses des salons de thé et relègue en bas de plage les éphèbes sculptés dans du pain d’épice. Si le Tour n’était que cette compétition ravageuse, en forme de violation de domicile, qui plie la coutume à sa loi, nous remettrions à plus tard, à la nuit tombante, le moment de méditer sur cette évidence, déplacée en ces lieux bruissants de colloques d’oiseaux et de refrains d’adolescents, que Louis-Ferdinand Céline ne nous dira plus rien des choses de la vie. Mais le Tour est aussi un voyage. Quand l’état de siège s’y relâche, l’état d’âme reprend ses droits. Les tristes nouvelles du siècle nous parviennent. Nos chagrins passent les frontières. Aux douaniers italiens, nous avons dû déclarer, aujourd’hui, qu’il nous manquait quelqu’un. La mort de Céline ne frappe pas ses lointains confrères, elle bouleverse ses lecteurs, son prochain ... » Et pour témoigner encore une fois de la course ennuyeuse, Antoine concluait : « L’ennuyeux, disait déjà Céline, à propos de la guerre, c’est que ça se passe le plus souvent à la campagne. Il en va parfois de même du Tour de France ».
D’Antibes à Toulouse, en passant par Aix-en-Provence, Montpellier et Perpignan, la course toujours aussi peu animée, est essentiellement marquée par la canicule. Les photographes se régalent de ces scènes cocasses de chasse à la canette aujourd’hui disparues, les coureurs s’abreuvant aux fontaines ou faisant provision de boissons fraîches dans les cafés des villages traversés.

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Pour tuer l’ennui, le chansonnier Jacques Grello met son « grain de sel » :
« Les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent pour partir » a dit Baudelaire.
Alors les suiveurs du Tour de France ne sont pas de vrais voyageurs. Ils partent pour revenir.
Le jour précédant la grande envolée, leur joie est évidente. Ce ne sont que propos gaillards, plaisants, devis, tournées de retrouvailles, allègre animation. Ils partent gais comme des enfants, déterminés comme des explorateurs, heureux comme des vacanciers. À les voir, on sent que partir, c’est revivre un peu.
Dès la fin de la première semaine, ce n’est plus ça du tout. Les joyeux randonneurs s’assombrissent. Ils se mettent à compter les jours. On peut les voir le soir errer dans les rues des villes étapes, comme des Bidasses désoeuvrés usant leur permission de minuit jusqu’au bout.
Chaque jour, durant les heures calmes de la matinée, chacun évoque au moins une fois le doux foyer qu’il aspire à revoir. Ces hardis long-routiers ne rêvent que pantoufles, fauteuils profonds, calmes soirées familiales. Certains vont jusqu’à déclarer que le Tour les ennuie. D’ailleurs, cette année, disent-ils, il n’est pas intéressant. Ils oublient l’avoir dit tous les ans.
Enfin leur joie revient au début de la troisième semaine. Ce n’est plus la joie du départ, c’est celle du retour.
Cette année, c’est à Montpellier qu’ils ont pris ce grand virage, basculé dans le troisième acte . Jusqu’à Montpellier, ils s’en allaient ; à présent, ils reviennent. Le jour de repos les a bien préparés aux joies casanières. Depuis Rouen, c’est juste pour prendre le rasoir et le pyjama qu’ils ouvraient leur valise. À Montpellier, ils l’ont enfin vidée. Ils ont sorti la photo des enfants, fait repasser leur linge et cirer leurs chaussures, et beaucoup ont revu leur dame, laquelle est venue remémorer les douces joies de l’intimité conjugale. On a mangé à tous les repas comme chez soi, on s’est baigné à Palavas, on a dégusté des moules à Bouzigues, certains sont allés voir les parents de Marseille. Chacun, amplement confirmé dans ses goûts de vie normale, a quitté Montpellier heureux, sifflotant d’aise sous les grands platanes, à la pensée de se retrouver bientôt chez soi.
C’est pareil tous les ans. Alors, une question (encore une) se pose. Pourquoi les suiveurs partent-ils ? Qu’est-ce qui fait sortir de leur maison des gens si amoureux de leur chez-soi, des gens casaniers comme des pigeons voyageurs ?
J’ai trouvé la réponse. Elle est dans Paul Morand lequel, dans une formule aussi légère que profonde, a écrit : « On ne saurait aller chercher trop loin le désir de rentrer chez soi ».
»
À en juger par le nouveau chapitre du roman d’Abel Michea, ça roule pour Jacques Anquetil :
« Le baiser de Janine à Antibes, la caresse du soleil de Provence, les sauts de route du Languedoc et du Midi … la vie est belle pour notre Jacques à qui tout sourit. Cette fois, comme on dit communément, l’affaire est dans le sac. M. Jacques Goddet va même incessamment faire publier les bans. Il voulait attendre. Il désirait que la nouvelle éclate d’un seul coup. Et maintenant que la liaison est publique, rien à faire ! M. Jacques Goddet et Madame L’Équipe sont donc heureux de vous faire part du mariage de leur fille, la Grande Boucle, avec M. Jacques Anquetil.
Tous les prétendants ont abdiqué les uns après les autres, même Charly Gaul qui a compris sur ses routes favorites qu’il courait après un mythe et M. Goddet souhaitait que Battistini, envers sa fille, se montrât plus entreprenant. Hélas, dans la descente d’un col azuréen, Graziano Battistini laissa ses derniers espoirs et … une dent contre la voiture de L’Équipe qu’il était venu percuter.
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Les Pyrénées, nous allions vous en parler. Car imaginez que ce M. Anquetil y a pensé lui aussi. Justement en réfléchissant à la corbeille de mariage. Qu’est-ce qu’il allait bien pouvoir lui offrir à sa Grande Boucle notre Jacques …
Alors Anquetil a réfléchi. Il a choisi. Devinez quoi ? Il offrira à sa belle une étape pyrénéenne. Rien que ça ! Et pas n’importe laquelle. Celle qui est parée de joyaux comme Aubisque, Tourmalet, Aspin, Peyresourde. Si jamais Jacques tenait parole, ça ferait pas mal de bruit …
»
Ça promet ! En attendant, un que la lente procession dans le Midi inspire, c’est l’ami Blondin, jamais en mal de trouver le bon angle de traitement d’une étape ennuyeuse. Ainsi, à Aix-en-Provence, il en appelle à Jean Giono, presque un enfant du pays :
« Deux hommes s’en vont dans la montagne, marchant au pas de l’amitié. Ils se racontent des histoires simples, qui se disent les bras ballants, les mains vacantes. La garrigue peut dormir tranquille, ils ne troubleront guère les jachères sommeillantes sous leurs draps mauves de lavande. Les paysans ne les regardent pas d’un si bon œil, mais les femmes courbées aux travaux se dressent sur leur passage. Ce sont deux trimardeurs, des tramps, comme disent les Américains. Une musette bat les flancs de ces voyageurs sans village. Quand Jean Giono, de Manosque, écrivit Les Grands Chemins, qui se déroulent à travers le paysage rebondi et parfumé que nous avons traversé aujourd’hui, il fixait des personnages dont Jean Milesi et Antoine Abate nous renvoient l’écho.
Ne les cherchez pas dans l’anonymat du peloton. Ils pédalaient dans le groupe de tête où chaque platane, chaque oliveraie, chaque touffe de thym, leur sont familiers, braconniers piégeant aux lacets tendus par les collines les souvenirs de leur vie quotidienne. Coude à coude, ou roue dans roue, ils arpentaient le domaine de l’aventure journalière qui les promène, durant des mois, dans la solitude enivrante de l’entraînement amical et les désigne à la chanson reconnaissante des cigales. Le Tour de France, ils le faisaient enfin comme on fait le tour du propriétaire. Les minutes d’avance qu’ils accumulaient prenaient la valeur des minutes de notaire : elles attachaient davantage leurs noms jumelés aux parcelles du terrain coutumier.
Compagnons de la même équipe, se répondant d’un même accent, ils se sont donné par surcroît le même port d’attache. Il n’est pas rare que le régional de l’étape se torde le cœur pour passer le premier devant sa maison. La chose est assez bien vue de tout le monde.Mais quand les indigènes sont deux, et qu’ils vivent pratiquement sous un toit commun, la gageure aimable se complique. Par bonheur, nous ne sommes pas passés par Sargues où nos vagabonds trouvent la soupe et les chaussons. La préséance, qui a amené Abate à Aix en neuvième position, cependant que Milesi arrivait onzième, ne doit qu’au hasard des rencontres .
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À Montpellier, ville étape suivante, Antoine Blondin, dans un clin d’œil à Jean-Jacques Rousseau, évoque un singulier promeneur solitaire dont il obtient les Confessions :
« Nos lions d’Arles sont réduits à l’état de descentes de lit. Et la vérité nous oblige à dire que le héros de l’étape est un ver solitaire qui habite depuis hier la personne du pauvre Mastrotto. Le ver solitaire joue dans l’opéra cycliste un rôle analogue à celui de l’Arlésienne, précisément : on en parle toujours, on ne le voit jamais. À son échelle, c’est le serpent de mer des pelotons…
Or, ce passager clandestin, qui a beaucoup lu Jean-Jacques Rousseau, on se demande d’ailleurs comment, a bien voulu nous confier quelques méditations sur sa promenade, sous la promesse formelle que nous respecterions son anonymat, sa tête étant mise à prix. Passons la parole au ver solitaire :
« La condition obscure où je suis réduit ne contrevient pas aux familiarités que j’ai pu contracter chez le peuple des coureurs cyclistes. J’ai couru jadis avec Louis Thiétard, plus récemment avec Darrigade, dont la victoire me chavire au crépuscule de cette journée. Si j’avais choisi d’élire mon séjour chez Mastrotto, c’est que j’envisageais qu’il ferait une carrière plus éclatante entre les Alpes et les Pyrénées. Vivant sous une perpétuelle menace d’expulsion, l’ampleur des boyaux qui s’abritent sous cette rude carcasse m’autorisait à penser que j’y trouverais mon repos dans l’euphorie négligente des triomphes.Il n’en fut rien. Dès les premières heures de la matinée, je perçus la voix du docteur Dumas à travers les frêles parois de mon abri. C’en est fait, dis-je en moi-même, les temps sont révolus où nous allions de pair en compagnon avec le coursier, ils ne reviendront plus. Là, mes vives agitations commencèrent à prendre un cours funèbre et je crus voir surgir le spectre de l’ « Homme au Marteau »
« Pour nous autres, vers solitaires, l’homme au marteau porte l’évocation d’un destin plus sinistre encore que celui qui accable les hommes à bicyclette. C’est une vieille histoire, retraçant des péripéties d’un autre âge, qui, ce matin, au lieu de m’égayer, m’attristait. Un malade où l’un de nous a trouvé refuge va trouver son médecin. Celui-ci, déclarant qu’il nous faut atteindre la tête, prescrit à son client de revenir avec un œuf et une biscotte et les lui fait absorber, ainsi qu’on en use des suppositoires. « Revenez dans huit jours, lui dit-il, et apportez à nouveau un œuf dur et une biscotte. » La même cérémonie s’accomplit ainsi trois fois de suite. Mais, à la quatrième, le praticien enjoint à son client de se munir d’un œuf dur et d’un marteau. L’œuf dur est introduit. La légende veut alors que le ver solitaire passe la tête pour réclamer sa biscotte et se faire assommer d’un seul coup de marteau.
»

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« Longeant le Salat qui roule ses eaux bouillonnantes, le peloton s’étire et attaque les pentes du col des Ares ». La superbe photographie que cette légende accompagne, me touche beaucoup plus, cinquante ans plus tard. En effet, j’ignorais à l’époque que je trouverais l’âme sœur tout près de ce décor rafraîchissant.
Ce matin-là, le temps est encore au beau. Mais, la météo capricieuse va faire des siennes pour devenir finalement l’attraction principale de la première étape pyrénéenne :
« La montée vers Superbagnères s’effectuait sans à-coup. Une poignée de coursiers, presque tous les premiers du classement général, grimpaient, Tranquillement, vers le sommet. Déjà, apparaissait cette espèce de bloc, juché sur la montagne et qui est un nid à touristes : le Grand Hôtel. Alors, subitement, le ciel vira du bleu au noir. Dans les pâturages, les fières gentianes se prosternaient jusqu’au sol, sur le passage du maillot jaune. Les câbles se mirent à vibrer intensément. Ce n’était pas de l’enthousiasme : un ouragan déferlait sur Superbagnères. L’éperon sur lequel nous arrivions fut en un instant balayé. Banderoles et oriflammes furent arrachées et déchiquetées. Les poteaux se brisèrent. Dans un tourbillon de pluie, de poussière, de prospectus, le peloton de tête, effrité, arriva. Les hommes sautèrent de vélo, ils se roulèrent dans des imperméables, s’engouffrèrent dans des voitures et redescendirent vers leurs hôtels luchonnais. » (Abel Michea)

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De bagarre, il n’y en eut point. Les pseudo « vedettes » résignées autour du patron Anquetil, effectuèrent au train la dernière ascension au-dessus de Luchon. Seul, l’italien Imerio Massignan se dégagea du groupe pour consolider sa première place au Grand Prix de la Montagne. Il n’y avait pas encore de maillot distinctif blanc à pois rouges.
Antoine Blondin commence à être critique à l’égard des coureurs. Pour étayer son propos, il cite même Rivarol, un écrivain, journaliste, pamphlétaire, royaliste du dix-huitième siècle. En d’autres temps, il fut reproché à Antoine d’écrire dans un brûlot d’extrême droite au titre éponyme.
« … Nous avons eu là, en raccourci, l’image que ce Tour de France laissera, pour le meilleur et pour le pire, celle d’un peloton qui se décante comme un flacon de vin, se récapitule en tombant en carafe, que nul n’ose déboucher franchement, une carafe pleine qu’on est parfois tenté de retourner comme un emballage vide.
Rivarol disait : »Tout homme qui s’élève s’isole ; et je comparerais volontiers la hiérarchie à une pyramide. Ceux qui sont vers la base répondent aux plus grands cercles et ont beaucoup d’égaux ; à mesure qu’on s’élève, on répond à des cercles plus resserrés ; enfin, la pierre qui surmonte et termine la pyramide est seule et ne répond à rien. » Il y a du vrai, à ceci près que notre pyramide à nous repose sur la pointe, sitôt que se présente un accident de terrain..
. »
Blondin, orfèvre en descente de boissons alcoolisées, n’a pas encore bu le calice jusqu’à la lie.
En effet, le lendemain, jour de la grande étape de montagne avec les quatre grands cols mythiques, celle-là même que Jacques Anquetil a idée de mettre dans la corbeille de mariage de la Grande Dame, les coureurs vont s’ingénier à démontrer l’assertion de Louis XIV : « Il n’y a plus de Pyrénées ! »

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Puisque l’ardoisier à moto ne signale rien sur le front de la course, je m’autorise cette digression historique. La phrase aurait été prononcée, en fait, par l’ambassadeur espagnol Castel dos Rios lorsque, le 16 novembre 1700, Louis XIV entérina le testament du roi d’Espagne Charles II de Habsbourg, mort sans héritier. Le défunt souverain avait désigné le petit-fils du roi de France, le duc Philippe d’Anjou pour lui succéder, bien que le jeune Bourbon fût issu d’une dynastie hostile depuis deux siècles aux Habsbourg.
Roger Bastide jette sa gourme dans But et Club :
« Deux grandes étapes pyrénéennes, une seule même, et nous aurions été payés de notre indulgente patience. Nous aurions oublié ces précédents classements du Grand Prix de la Montagne disputés au sprint et ces fastidieuses promenades sous le soleil à trente kilomètres à l’heure. Une grande étape pyrénéenne, une seule, et nous aurions définitivement fermé les yeux sur ces trêves tacites qui prenaient des allures de grève perlée. Nous serions redevenus lyriques et délirants, ainsi qu’il sied à de joyeux compagnons du Tour.Hélas ! deux fois hélas ! Il nous faut encore tremper nos stylos dans de l’encre grise : les deux étapes pyrénéennes ont été escamotées comme les autres et transformées en deux demi-étapes sans autre signification que négative. On attendait Charly Gaul et Imerio Massignan ; ce furent Marcel Queheille et André Foucher. »
Blondin, avec son lyrisme coutumier, pour fustiger l’apathie générale du peloton, s’appuie sur l’épisode héroïque d’Eugène Christophe dit le Vieux Gaulois (que je vous ai narré dans mon billet Bicyclette, confit et p’tites poupées du 4 septembre 2010) :
« … Les coureurs étaient dans les nuages, pas seulement dans ceux qui s’effilochaient au-dessus des abîmes, plutôt dans l’épais coton des méditations digestives, où Perette voit se multiplier les zéros en toutes lettres aux termes des contrats que lui apporte à domicile M. Dousset. Ils eussent été bien sots de ne pas s’abandonner à la « Dousset vita ».
La grève des forgerons peut se déclarer à Sainte-Marie-de-Campan, où l’immense Christophe brasa lui-même sa fourche de bicyclette : avec l’enclume, il a emporté l’étincelle ; la grève, elle est dans le peloton, même s’il comprend un Jaune. On ne peut s’en échapper que par la rêverie.
»
Puis, en ce Jour de faîtes, devant la balade en facteur des coureurs (leurs Petits Travaux Tranquilles ?), il part dans quelques élucubrations dignes d’un autre préposé de la Poste cher au cinéaste Jacques Tati :
« La voiture technique de l’équipe d’Allemagne venait de se défoncer sur une borne quand Jacques Goddet se porta à notre hauteur. Nous roulions à ce moment derrière la bonne petite poignée de grossiums, où s’abritent, avec des habitudes de clubmen, les leaders frileux de cette course.
« Oui, patron ? …
- Une supposition que Junkermann crève, il n’a plus personne pour le dépanner.
- – Certes, patron …
- Eh bien ! Messieurs, nous lui devons réparation !
- Des réparations à l’Allemagne ? …
- C’est le sport qui l’exige …
Là-dessus, nous croyons comprendre qu’on nous confie la personne du premier Allemand. Le temps de troquer nos chapeaux tyroliens pour des casquettes, nous poussons une pointe de vitesse destinée à nous mettre dans la peau de notre rôle. Notre voiture semble habitée soudain par les Pieds Nickelés ou par quelques personnages de Jacques Tati. Réparer ? La chose est généreuse, encore faudrait-il avoir le matériel. Nous convenons d’acheter des rustines dans le prochain magasin de cycles.
« Et le trou ? Comment est-ce qu’on le reconnaîtra le trou ? »
Nous convenons d’acheter un seau d’eau dans la prochaine quincaillerie. Ils n’en ont pas. Seulement des seaux ordinaires, des bouteilles factices en quelque sorte. Nous repartons quand même avec un seau.
« Et s’il a soif ? Comment va-t-on se débrouiller au ravitaillement ? »
Nous convenons de lui donner tout de même à boire, comme l’eût dit notre père, et d’acheter dans la prochaine pharmacie une boisson, si possible remboursée par la Sécurité sociale..
. »
Le dernier gag, le voilà :
« Nous venons de crever à vingt kilomètres de Pau. Devant nous, Junkermann poursuit son chemin, sans un mot de reconnaissance, sans un regard de compassion. Décidément, la solidarité est un vain mot et je me demande si le Marché commun est vraiment pour demain. Livrés à nous-mêmes, nous vidons des coffres à outils, moulinons des crics, roulons des pneus. La bicyclette est un sport crevant. » Intéresser ses lecteurs aussi !
Jacques Goddet, exaspéré par la manière désinvolte avec laquelle les coureurs traitent l’épreuve qu’il co-organise se fend dans son éditorial de L’Équipe, d’un réquisitoire demeuré célèbre :
« Les coureurs modernes, Anquetil excepté, sont des nains. Oui, d’affreux nains, ou bien impuissants comme l’est devenu Gaul, ou bien résignés, satisfaits de leur médiocrité, très heureux de décrocher un accessit. Des petits hommes qui ont réussi à s’épargner, à éviter de se donner du mal, des pleutres qui, surtout, ont peur de souffrir. Pour eux, comme malheureusement pour la plupart de ceux qui les emploient, le sport cycliste est devenu un commerce qu’il faut exercer sans risque et sans peine. »
J’en profite pour corriger une contre-vérité que j’avais énoncée lors d’un de mes billets à la gloire de Jacques Anquetil. Dans son article, Goddet avait épargné mon champion et, à aucun moment, il n’avait eu recours au jeu de mots facile de nain jaune. Heureusement, sinon, comme dirait Souchon … T’ar ta gueule à la récré !!!
Pour la petite histoire, c’est Eddy Pauwels, un flamand du plat pays, qui remporta cette étape de montagne et de dupes, réglant au sprint le compte des deux valeureux régionaux, le breton Foucher et le petit pyrénéen Queheille qu’une région entière déplacée sur les pentes de ses montagnes, portait au pinacle.

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On expédia les affaires courantes (à vitesse modérée toujours) pour rentrer sur Paris. Ce fut l’occasion pour Antoine Blondin, du côté de Bordeaux, de nous mitonner, une fois n’est pas coutume, une recette de cuisine :
« Le peloton, animal gras par excellence, aurait tendance à fondre à la cuisson. Ses parties nobles se révèlent alors d’une certaine insipidité et ne contribuent plus qu’à assimiler la bête à un vaste gîte à la noix…
… Les ménagères, ou mieux les managers, qui s’en vont au marché, où l’indice traduit une très nette baisse des prix, auront intérêt à fixer leur attention sur quelques bas morceaux de qualité inattendue dont ils pourront tirer de succulentes recettes. C’est pourquoi nous répétons aujourd’hui : Suiveurs, suivez le Beuffeuil, c’est un morceau de bravoure.
Où la partie noble rend peu de jus et nous les traiterons dans la perspective d’une course complètement cuite à l’étouffée ou d’une course à l’échalote, les autres peuvent le cas échéant, donner une course-bouillon qui réjouira le consommateur, persuadé que tout est consommé. Ce consommé, vous l’obtiendrez à l’ouverture de la chasse, en réclamant à votre Foucher habituel qu’il vous mette de côté quelques Abate que vous numéroterez au passage. Vous lui demanderez aussi d’y adjoindre un Wasko de gamelle, que vous pourrez facilement emporter à votre travail. Sans parler naturellement d’un jarret de Viot …
»
Tout cela dit pour conclure que : « Même si les carottes sont cuites, on croit trop volontiers que cette grosse bête de peloton ne nous court que sur le haricot » !
La digestion fut délicate à en croire la morosité d’Antoine, au soir d’un 14 juillet aux couleurs de vendredi saint, après le succès sans (trop de) panache de Jacques Anquetil, sur les terres de Cyrano, dans son exercice de style préféré, la course contre la montre :
« Il l’emporte, c’est parfait, mais il ne nous laisse pas en pourboire l’exploit que nous attendions. Car, enfin, ces deux minutes cinquante-neuf secondes jetées aujourd’hui sur le guéridon de la course, pour admirables qu’elles soient, ne sont que la menue monnaie de son immense talent. Nous espérions autre chose de plus sonnant que ce solo de trompette déjà entendu. Merci, tout de même, monsieur, mais ça n’a pas été aussi princier que nous l’eussions souhaité. Nous sommes sans doute trop exigeants. »

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Mais, deux jours plus tard, mon champion orgueilleux et sourcilleux lui cloua le bec en terminant le Tour comme il l’avait commencé, c’est-à-dire en s’immisçant dans l’échappée victorieuse :
« Le reste fut grandiose et nous paye de bien des choses. Nous conserverons longtemps la mémoire de cette chevauchée du prince jaune vers Paris, convertissant en ovations les sifflets dont il se sentait, la veille encore, menacé ; ce train emmené à 60 à l’heure, 90 dans la descente de Gometz-la-Ville ; cette façon de pénétrer le premier là où on l’espère et d’y faire gagner celui qui fut, sans doute, son lieutenant le plus précieux au cours de cette étrange aventure de trois semaines. Ce qu’il nous donne nous fait regretter davantage encore ce dont il nous prive. Recordman de la dernière heure, pourquoi faut-il qu’il semble s’appliquer à nous laisser entendre que, lorsqu’il nous fait cadeau de quelque chose, c’est qu’il l’a trouvé dans la poche d’un autre (en l’occurrence celle de Queheille) ? Pourquoi ne fournit-il jamais la matière première des chefs-d’œuvre qu’il nous livre par la suite ? Pourquoi, aux vastes développements dans l’espace de la course géométrique, s’est-il définitivement voué à substituer les équations dépouillées d’une algèbre sur le temps ? »

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J’ai un peu abandonné la lecture de La Grande Dame et le Freluquet, qui manquait un peu de souffle dans sa conclusion. Sachez, cependant, qu’à défaut d’avoir mis l’étape des Pyrénées souhaitée dans la corbeille nuptiale, « M. Jacques Anquetil exige un contrat de mariage ! Du solide. Car notre Normand, nous pouvons vous le dire, voudrait, à la manière de Louison Bobet, aligner trois Tours de France de suite ! » Cela est une autre histoire … que je vous conterai peut-être l’an prochain.
Maurice Vidal, directeur de Miroir-Sprint et du Miroir du Cyclisme, un grand monsieur de la presse sportive qui nous a quittés cet hiver, livra ses Réflexions sur un décevant Tour de France dans un éditorial qu’il intitule Amère victoire ? :
« Que le Tour de France exerce encore son attraction, j’en peux attester, puisqu’au milieu des plus terribles sollicitations, il a constitué pour moi un dérivatif efficace. Il n’y a pas que pour les coureurs que chaque jour marquait une étape.
Si je me permets aujourd’hui d’écrire ce premier article à propos du Tour de France que je n’ai pas suivi avec mes amis et confrères, c’est qu’il est facile de prévoir que cette 48e édition va être suivie de commentaires sévères, voire graves sur cette grande compétition cycliste. Et que l’expérience aidant, et l’éloignement, et le temps de la réflexion, des vérités simples apparaissent à l’observateur professionnel.
Il me semble que deux victimes se dégagent de la course qui vient de se terminer : le Tour de France évidemment, qui laisse quelques plumes supplémentaires dans cette pâle affaire, et Jacques Anquetil lui-même. Expliquons-nous à propos de ce dernier : le Normand était sans doute le seul champion de la grande lignée du Tour présent au départ.
J’ai personnellement la plus grande estime pour Anquetil, et heureusement nous n’avons pas attendu ce Tour pour le dire. Je le tiens pour un coureur et un homme étonnants, et je ne suis pas le seul de cet avis. Il a ce qu’il est convenu d’appeler de la « classe », ce qui est une condition essentielle mais mineure. Il a aussi du courage, de la volonté, une grande confiance en lui, une ambition équilibrée, mais très stimulante, et cette pincée d’orgueil sans laquelle on n’est que de commune mesure.
Anquetil est la victime de ce Tour de France, parce qu’il était de taille à gagner un grand Tour de France et qu’il gagne l’un des plus médiocres qu’on ait connu depuis longtemps …
»
Le Tour bouclé, il ne fallait tout de même pas se couper de son lectorat anquetilien, les titres élogieux en faveur du champion normand finirent par pleuvoir, même dans la presse associée à l’organisation de l’épreuve : ANQUETIL vainqueur inaccessible et aussi Super-classe, fierté, panache, omniprésence, voici J.Anquetil 1961 !

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Les exégèses abondèrent au lendemain de ce Tour de France manquant de chaleur malgré la fournaise, aux yeux de tous, à l’exception des miens, naturellement. Je parle, bien sûr, de mes billes de gamin qui virent la vie en jaune trois semaines durant. Car derrière mes binocles corrigeant ma myopie adulte, force m’est de constater qu’il fallait toute la verve des remarquables journalistes sportifs de l’époque pour rendre captivant, le spectacle monotone. Je suis même persuadé que leur plume alerte aura réussi à intéresser mes lecteurs les plus hermétiques au sport cycliste.
Reconnaissez qu’évoquer Villon, Hemingway, Céline, Giono, Rousseau ainsi que Guillaume le Conquérant et la retraite de Charleroi, les mains en haut du guidon, constituaient sinon le Tour de France 1961, du moins un Tour de force !

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J’ai omis de vous faire part d’une naissance. En effet, le Tour 1961 fut papa d’un petit Tour de l’Avenir qui, à partir de Saint-Étienne, était disputé, chaque jour, en prologue, par 108 coureurs amateurs regroupés en équipes nationales ; une préfiguration de la mondialisation qui affecte le cyclisme d’aujourd’hui.
En marge de la course elle-même, la relecture de ces revues parfois un peu défraîchies ou écornées, exhale un grand parfum de nostalgie. Cinquante ans ont passé et, beaucoup de ces acteurs, visages souriants ou masques grimaçants, qui écrivirent l’épopée cycliste, ont fait malheureusement l’actualité des rubriques nécrologiques, parfois prématurément.
Éditorial du Miroir du Cyclisme, juillet 1961 : « De nos jours, les courses cyclistes vont vite . Trop vite quelquefois. La condition physique et le vent n’en sont pas toujours responsables ! »
En écho à cette affirmation, je vous ai narré plus haut les craintes d’un grand champion.
J’ai constaté, avec une surprise certaine, que les journalistes ne répugnaient pas à entretenir leurs lecteurs, à mots plus ou moins couverts, des pratiques dopantes de certains coursiers bien avant qu’ils ne fussent pris la main dans le sac, d’ailleurs les contrôles n’existaient pas encore. Comme quoi, contrairement à des idées reçues, l’hypocrisie est beaucoup plus présente aujourd’hui, les médias ne criant au loup que lorsqu’un coureur se fait coincer par la « patrouille des stups ». Beaucoup plus que la relation de simples faits de course qui me touchèrent affectivement vu mon admiration pour son vainqueur, j’ai souhaité rendre hommage aux compagnons du Tour de France, aux coureurs bien sûr (même s’ils furent un brin mollassons !), mais surtout aux suiveurs, qui, à moto ou en auto, me tenaient en haleine en écrivant leur grande chanson de geste. Qu’ils étaient vivants leurs articles ! Qu’elles étaient belles leurs photos qui nous faisaient découvrir aussi les paysages de notre douce France ! Loin des cars pullmans aux vitres teintées qui attendent aujourd’hui les coureurs à proximité de la ligne d’arrivée, nous pénétrions alors dans l’intimité des chambres d’hôtel des héros heureux ou malheureux … Pour clore ma commémoration vélocipédique, je vous propose de faire un autre bond de dix ans en arrière pour évoquer, en quelques lignes, la personnalité du vainqueur du Tour de France 1951, le Suisse Hugo Koblet.

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Je ne connais les exploits de ce champion que pour avoir lu et relu, quand j’étais enfant, un numéro spécial L’Histoire du Tour 1951, édité par But et Club Le Miroir des Sports. Et, en particulier sa chevauchée fantastique dans la vallée du Lot :
« Le chef-d’œuvre de ce Tour de France 1951 restera, à tout jamais, l’étape Brive-Agen : la pureté du diamant, l’éclat de l’or, la froideur de l’acier. Un incomparable exploit.
Une route d’opérette à bandits espagnols ! Une route se tortillant entre les châtaigniers qui, en ce grand jour, avaient tous mis le plumet à la branche. Depuis une heure, ça « roulottait ». Devant il y avait Louis Deprez qui appuyait consciencieusement, attendant impatiemment un bienheureux renfort …
Ah ! ce renfort ! Il ne l’a pas oublié le père Deprez, là-haut dans son Nord natal. On venait de traverser Souillac et la route enjambait la Cère.Qu’est-ce qui réveilla alors Lucien Lazaridès ? On ne sait pas. Toujours est-il que le doux Lucien, sortant de sa rêverie attaqua. Quelle imprudence ! Koblet contra sèchement. Et puisqu’on voulait jouer au petit soldat avec lui, eh bien on allait voir ! …
Hugo insista. C’était lui le renfort qui arrivait à Louis Deprez. Grand seigneur, Koblet fit signe à Louis de s’installer dans sa roue. « Pire qu’un derny » devait dire l’infortuné Louis après l’arrivée. Il était devenu rouge, puis violet, puis jaune, puis vert. Et Hugo se retrouva seul, à plus de 130 kilomètres de l’arrivée.
Ce fut une des plus belles poursuites de l’histoire de la bicyclette. Hugo, bien posé sur sa machine, le buste haut, le regard droit vers la route, enroulait les kilomètres. Seule une perle de sueur roulant sur son front indiquait la violence de l’effort accompli.
Derrière, c’était l’hallali. Quel spectacle ! Tous mêlés au coude à coude, sans distinction de nationalité, toutes rivalités oubliées, ils se ruaient à la poursuite de celui qui était en train de les humilier. Bobet, Magni, Ruiz, Bartali, Geminiani, Bauvin, Coppi, Barbotin et même Ockers se relayaient en tête, broyaient les pédales. Les villes et les villages défilaient. Et toujours pas de Koblet à l’horizon. Quand il franchit la ligne d’arrivée à Agen, Hugo se redressa … déclencha son chronomètre, sortit son peigne et, tranquillement, attendit assis sur son cadre.
Il attendit 2 minutes et 25 secondes l’arrivée du second, le Parisien Marcel Michel. Aujourd’hui, chauffeur de taxi toujours souriant, Marcel Michel regrette encore cette seconde place. À quoi a-t-elle servi ? Il n’y en eut que pour Koblet, photographes, radios, journaux. Michel, brillant second, premier Français, premier régional, rien pour lui, pas le moindre petit souvenir de ce jour qui, en d’autres temps, aurait été considéré, à sa juste valeur, comme un réel exploit. La fantastique performance de Koblet avait tout effacé, tout balayé. Et, après l’arrivée du peloton, Raphaël Geminiani avait repoussé son vélo contre les palissades : « Avec un mec pareil, il vaut mieux changer de métier …
»

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En contemplant les photos, j’étais émerveillé par son élégance incomparable : en course d’abord , son style coulé lui valut, à la suite de cette fameuse étape, le surnom par Jacques Grello, de Pédaleur de charme ; à l’arrivée, ensuite, avec ses légendaires coups de peigne. « Hugo régnait sur les basses-cours des pelotons en gardant les mains aux cocottes ».
En cette année 1951, il gagna aussi le Grand Prix des Nations contre la montre, avec le maillot rouge à bande blanche de l’équipe La Perle, sous les ordres du sorcier Francis Pélissier.
Vous savez quoi ? Deux ans plus tard, sur le même parcours de la vallée de Chevreuse, avec le même maillot et le même directeur sportif, un jeune coureur, au style inimitable, remportait son premier succès chez les professionnels, en approchant de 35 secondes le record du champion suisse. Il s’appelait Jacques Anquetil, il devint le Chronomaître !
Ces deux immenses champions nous ont quittés trop tôt. Hugo mourut à 39 ans dans un accident de voiture ; Jacques décéda à 53 ans d’un cancer de l’estomac. « Faut-il donc que les êtres exceptionnels ne puissent vieillir ? »
Souvent, à l’époque du Tour de France, je les fais revivre en me plongeant dans mes archives, plutôt que suivre les processions trop souvent monotones sur le petit écran.

Et puisqu’il est bon de pratiquer l’autodérision, voici comment le grand caricaturiste Cabu voit le Tour de France 2011:

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Pour décrire cette (grande) boucle, j’ai puisé dans les magazines bihebdomadaires Miroir-Sprint et But et Club, dans les numéros spéciaux d’après Tour de France du Miroir du Cyclisme et du Miroir des Sports ainsi que le volume Tours de France, Chroniques de « L’Équipe » 1954-1982 d’Antoine Blondin aux éditions de La Table Ronde.
Remerciements à tous ces écrivains journalistes, photographes et … coureurs qui, cinquante ans plus tard, me font encore rêver.

Pour les inconditionnels de l’écrivain, « Vous reprendrez bien un coup d’Antoine Blondin », le précédent billet du 26 juin 2011!

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme, Ma Douce France |on 4 juillet, 2011 |11 Commentaires »

6 juin 2011, mon débarquement en Normandie … Opération Prévert!

« En sortant de l’école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés
tout autour de la terre
dans un wagon doré.
Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés..
. »

L’autre lundi, en sortant de Bretagne, j’ai rencontré, aussi, la mer qui se promenait avec ses moules et ses huîtres, mais également des soldats de la seconde guerre mondiale, et même Prévert lui-même ! À défaut d’un raton laveur, un bel inventaire, tout de même !
Sur le chemin du retour, après ma virée traditionnelle sur la côte d’émeraude, comme souvent à cette époque, je souhaitais montrer à ma compagne, le berceau de ma famille maternelle, la presqu’île du Cotentin avec ses paysages variés, la Hague au nord-ouest, le val de Saire au nord-est, et le Plain au centre.
Donc, une fois franchi le Couesnon qui, au grand désespoir des Bretons, a mis le Mont-Saint-Michel en Normandie, je mets le cap vers le Nord à travers les prairies grasses du bocage, propices à l’élevage bovin et la production d’un beurre délicieux.
Le Plain fut, avec le Bessin proche, le théâtre dramatique des opérations qui permirent en 1944 la libération de notre pays. Justement, surgit, à l’horizon, le gris clocher de Sainte-Mère-Église, monument devenu mythique depuis qu’un parachutiste américain y resta suspendu au matin du 6 juin 1944. Surprise, le village est bouclé. Pour cause de marché peut-être ? Non, où ai-je la tête, mais c’est bien sûr, nous sommes justement le 6 juin 2011 et la région commémore le 67ème anniversaire du débarquement des forces alliées sur les plages normandes.

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Nul besoin de cours de stratégie militaire, je contourne le bourg, et par une petite ruelle, je rejoins rapidement à pied le centre du village où règne une animation inhabituelle. En débouchant au coin de la rue du Général De Gaulle, j’entre immédiatement dans le vif du sujet ou presque.

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Devant un magasin d’antiquités militaires et son store banne de circonstance, je tombe nez à nez avec quatre soldats casqués, le fusil en bandoulière, en goguette ou en (grande) vadrouille. À en juger par leur dégaine décontractée, sauf le respect que je leur dois, on pourrait imaginer, au premier coup d’œil, qu’ils appartiennent à la 7ème compagnie des nanars de Robert Lamoureux, ou que ce sont des compères de Bourvil et De Funès dans l’immense succès de Gérard Oury. Rappelez-vous, pendant l’occupation allemande, le bombardier de trois aviateurs britanniques est abattu par la Flak au-dessus de Paris. Ses occupants sautent alors en parachute et atterrissent l’un dans le zoo de Vincennes, le second sur la passerelle d’un peintre en bâtiment interprété par Bourvil, et le troisième à l’Opéra Garnier chez le chef d’orchestre Stanislas Lefort alias Louis De Funès.

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Un peu plus loin, Jacques Tati aurait apprécié ce plan cocasse, et Monsieur Hulot aurait demandé du feu aux militaires en uniforme américain trinquant à la terrasse du café de la Libération.
Comme référence cinématographique, il est plus sérieux et exact d’évoquer Le Jour le plus long, le film américain à grand spectacle de Darryl Zanuck, réalisé en 1962. En effet, bien que les scènes du débarquement des troupes alliées fussent tournées en Haute-Corse, sur la plage de Saleccia, dans le désert des Agriates, Sainte-Mère-Église a acquis la célébrité dans le monde entier pour la fameuse séquence où le parachutiste John Steele reste pendu au clocher de l’église.
Rappel de l’épisode réel : dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, lors du parachutage des troupes sur la zone de Sainte-Mère-Église au cours de l’Opération Albany et Boston, John Steele, poussé par le vent, ne pouvant plus maîtriser son parachute, atterrit finalement sur le clocher de l’église, aux alentours de 4heures du matin. Tandis qu’autour de lui, la bataille fait rage et que les cloches continuent à sonner le toscin, il se balance et tente de se libérer de son parachute à l’aide de son couteau qu’il laisse malheureusement tomber. Il reçoit une balle perdue dans le pied, c‘est alors qu’il décide de faire le mort afin d’éviter de servir de cible à l’ennemi. Après plus de deux heures dans cette délicate posture, un soldat allemand du nom de Rudolf May vient le décrocher. John est alors soigné et fait prisonnier. Il s’évade trois jours après, rejoint les lignes alliées puis est transféré vers un hôpital en Angleterre. Il reviendra de nombreuses fois dans le petit village de la Manche. Décédé en 1969, son vœu d’être inhumé en terre normande ne sera pas exaucé.
Il y eut probablement beaucoup d’autres actes de bravoure et d’héroïsme à l’occasion de ces opérations de débarquement, mais l’Histoire a retenu cette petite histoire popularisée par la production hollywoodienne de Zanuck, portée par une somptueuse brochette d’acteurs, les américains John Wayne, Henry Fonda, Richard Burton, Robert Mitchum, le britannique Sean Connery, l’allemand Curd Jürgens, et côté français, Arletty, Bourvil, Georges Wilson, Fernand Ledoux, Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud. Ce film, le premier à évoquer le débarquement en Normandie, connut malgré ses nombreuses erreurs historiques un immense succès avec plus de onze millions de spectateurs et quelques Oscars. Peut-être, est-ce de cette représentation d’un épisode de guerre que naquit l’expression parachute doré honteusement accordé dans notre société libérale !

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photographie tirée du site http://www.letyrosemiophile.com/, un site remarquable sur les étiquettes de boîtes de fromages et particulièrement de camembert.

De nos jours, une auberge, au centre du village, porte le nom du héros involontaire et surtout, un mannequin emberlificoté dans son parachute, semblable à celui utilisé dans le film, demeure suspendu au clocher. Au-delà du devoir de mémoire, que ne fait-on pas pour attirer les badauds (j’en fais partie !) et les marchands du temple. D’ailleurs, dans un article du quotidien Ouest-France, les commerçants se réjouissent de la fréquentation massive des touristes.
Ce lundi matin, cependant, l’émotion est vive quelques mètres au-dessous du pantin accroché à une gargouille. Sur le parvis de l’église, un attroupement réunit curieusement un bataillon de soldats américains et un peloton de près de 400 cyclotouristes britanniques, américains, canadiens et français.
Vous connaissez ma curiosité dès que des maillots et des vélos apparaissent dans mon champ de vision. À l’aide de mon anglais approximatif, je découvre que les randonneurs ont débarqué le matin même, en provenance de Portsmouth, pour participer à la Big Battlefield Bike Ride qui s’achèvera six jours plus tard, via les voies de la Liberté, au pied de l’Arc de Triomphe à Paris.

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Cette manifestation sportive est organisée par l’association caritative britannique Help for Heroes qui, à travers ces cérémonies du souvenir, collecte de l’argent pour aider les militaires blessés en Afghanistan et en Irak, et leurs familles. Certains qui y ont perdu des membres, sont d’ailleurs assis au premier rang, et participent même à la randonnée sur de drôles de machines à manivelles sophistiquées.
C’est l’occasion aussi pour eux de rencontrer d’autres combattants vétérans et d’échanger, non sans humour parfois, leurs histoires finalement assez similaires. Au spectacle de quelques scènes fraternelles, ma gorge se noue. Dans ma naïveté confondante, je m’interroge, faut-il qu’il y ait la guerre pour connaître l’amitié ou l’amour ?

« Si les Ricains n’étaient pas là
Vous seriez tous en Germanie
À parler de je ne sais quoi,
À saluer je ne sais qui.
Bien sûr les années ont passé.
Les fusils ont changé de mains.
Est-ce une raison pour oublier
Qu’un jour on en a eu besoin ?
Un gars venu de Géorgie
Qui se foutait pas mal de toi
Est v’nu mourir en Normandie,
Un matin où tu n’y étais pas.
Bien sûr les années ont passé.
On est devenu des copains.
À l’amicale du fusillé ... »

Je m’inquiète, c’est le deuxième billet consécutif dans lequel je cite Michel Sardou, je n’ai pourtant pas été contaminé par sa maladie d’amour ! Son allusion à la Libération de 1944 par les forces alliées sortit en 1967 alors que la France venait de quitter l’OTAN et que la guerre du Vietnam provoquait une vague d’antiaméricanisme. Le général De Gaulle déconseilla sa diffusion sur les ondes.

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Auprès des cyclotouristes, des militaires, en théorie, américains, écoutent au garde-à-vous, l’allocution du prêtre de la paroisse puis la sonnerie aux morts exécutée à la cornemuse par un bagpiper écossais. Plus ou moins jeunes, plus ou moins authentiques peut-être aussi, peu importe, le visage grimé au noir de charbon, ils portent les uniformes d’époque des 82éme et 101éme divisions aéroportées de l’U.S Airborne désignées pour être parachutées dans les heures précédant l’offensive amphibie. C’était dans la nuit du 5 au 6 juin 1944, le D .Day ou Jour J, annoncé à la BBC dans l’émission Ici Londres, par le célèbre message « Bercent mon cœur d’une langueur monotone » faisant suite à cet autre « Les sanglots longs des violons de l’automne ». Remarquez que le texte fait référence aux paroles de la chanson de Charles Trenet directement inspirée des vers de Verlaine, le fou chantant se contentant de remplacer blessent mon cœur par bercent !
De deux choses Lune, l’autre c’est le soleil écrivait Prévert. Mais avant que l’astre ne brille sur la terre de France, en cette nuit de clair de lune masqué par de noirs nuages, le largage des 13 000 parachutistes à bord de 1087 avions Douglas C-47 s’effectue dans une grande confusion. Subissant le feu nourri de la FLAK (défense anti-aérienne), plusieurs dizaines d’avions sont touchés, explosent en vol ou s’écrasent au sol. De nombreux parachutistes se retrouvent très loin de leurs objectifs. D’autres tombent dans les marais, s’y noyant parfois sous le poids de leur équipement. Malgré un nombre élevé de pertes (plus de 50% des effectifs), les troupes de l’US Airborne ont accompli l’essentiel de leurs missions. Le 6 juin 1944, à 4 heures 30 du matin, la bannière étoilée est accrochée sur la mairie de Sainte-Mère-Église.
Ce matin, en hommage, les soldats arborent fièrement sur leurs manches, les écussons brodés respectivement des lettres AA et de l’effigie de l’aigle hurlant des 82st et 101st Airborne Divisions. La veille, le traditionnel parachutage de 700 militaires au marais voisin de la Fière a été annulé pour cause de temps exécrable.
Un Français en uniforme me présente une plaque portant le nom et le numéro d’un soldat américain inhumé au cimetière de Colleville qu’il arbore en guise d’hommage, lors de chacune de ces manifestations. Il sort aussi de sa poche un couteau qui aurait été égaré sur la plage d’Utah Beach pendant les opérations de débarquement.

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La cérémonie se termine avec le passage en rase motte d’un Douglas C-47. L’après-midi, le sénateur américain John Kerry, ancien candidat démocrate à l’élection présidentielle de 2004, déposera une gerbe au pied du monument américain de la commune.
Le temps a passé. En 1984, François Mitterrand et le chancelier Helmut Kohl se recueillaient main dans la main devant l’ossuaire de Douaumont. Aujourd’hui, à chaque sommet des grands de ce monde, notre président embrasse sur les deux joues Angela Merkel. L’amitié franco-allemande n’est peut-être plus un vain mot. En tout cas, quelques représentants de l’armée allemande participent désormais aux cérémonies commémoratives du débarquement. Je croise même deux officiers russes très énigmatiques.

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Bientôt, jeeps et vélos s’égayent dans les rues du bourg, composant un tableau un peu surréaliste. À la terrasse d’un café, un soldat américain fait signer une carte d’état-major à un authentique vétéran de l’U.S Airborne. Il est bientôt midi, les chopes de bière s’entrechoquent fraternellement.
Pour ma part, j’improvise une très pacifique opération Val de Saire en direction de Barfleur, charmant port de pêche et de plaisance sur la côte orientale du Cotentin.

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Barfleur connut une certaine prospérité au Moyen-Âge comme en témoigne un médaillon scellé sur un rocher à l’entrée du port : « 1066 : sur le Mora, un barfleurais Étienne porta Guillaume en Angleterre ». Il s’agit bien de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, qui, une quinzaine de jours plus tard, vainc Harold à la bataille d’Hastings et s’empare de la couronne d’Angleterre. Ils sont forts tout de même ces Normands !
S’il en est un qui ne conserve pas un souvenir agréable de Barfleur, c’est Victor Hugo qui y fait un (trop) court séjour au cours de l’été 1836. Insistant pour passer une nuit en mer, il se voit opposer une fin de non-recevoir par le maire de la commune. Il s’ensuit un esclandre sur les quais qu’il relate dans une lettre à son épouse Adèle, sans mentionner évidemment qu’il était en compagnie de sa chère maîtresse Juliette Drouet :
« Je ne réponds pas qu’à neuf heures du soir, au moment de partir, sur le port même, vous ne trouverez point en travers de votre fantaisie Jocrisse maire de village, Jocrisse pacha enguirlandé d’un chiffon tricolore qui, nonobstant passeports, visas et autres paperasses officielles, vous prendra, selon le sexe, pour Madame la duchesse de Berry déguisée en homme ou pour Robespierre travesti en femme, et, son gendarme au poing, en présence d’une trentaine de pauvres serfs abrutis qu’il appelle ses administrés, vous interdira, quoi ? Le droit d’aller vous promener …Vous resterez là, stupéfait et indigné devant la force bête et triomphante, obligé de renoncer à votre droit, à votre plaisir, à votre embarcation si joyeusement soulevée par la houle, aux poissons et aux filets embrasés de phosphore, à cette nuit si belle, au coucher de la lune, au lever du soleil, spectacles si magnifiques en mer, à tout ce que vous aviez rêvé, arrangé et payé, sans autre consolation que de dire à ce visage de maire qu’il est un imbécile. Maigre dédommagement. Je déclare que j’ai trouvé un endroit de ce genre en Normandie, que cet endroit s’appelle Barfleur et que ce Barfleur est plus près de Constantinople que de Paris…. » Sacré Victor, un chaud lapin qui n’avait pas la langue et la plume dans sa poche (voir billet Mon alter Hugo à moi du 11 février 2010) !
Vu le temps encore incertain, je me réfugie à l’intérieur du café de France, une adresse que je vous recommande. L’accueil est sympathique, le service très efficace malgré l‘affluence, la cuisine simple et goûteuse, l’ambiance chaleureuse où se mêlent gens du cru et horsains, et ce qui ne gâte rien, les prix fort raisonnables. La chaîne Léon de Bruxelles devrait venir y faire un petit stage ! Je me laisserais bien tenter par la cassolette de raie au camembert mais finalement, je reste classique avec une douzaine d’huîtres, pas encore laiteuses, de Saint-Vaast-la-Hougue, le port voisin, et une copieuse marmite de moules à la normande, bon sang ne saurait mentir. Fleuron gastronomique local, la Blonde de Barfleur est une variété de moule sauvage pêchée au filet dans des zones privilégiées appelées gisements, comme pour les pierres précieuses. « Goutue » et charnue, bien que blonde, elle ne manque vraiment pas d’esprit dans l’assiette !
La panse pleine, je me glisse dans les ruelles bordées de solides maisons en granit. Dans l’une d’elles, en face de l’imposante église, vécut durant trois ans le peintre Paul Signac. Lors de mon week-end en enfer (voir billet du 15 avril 2011), et d’une visite au musée de la Piscine de Roubaix, j’eus l’occasion d’évoquer son projet de réaliser une suite d’aquarelles sur Les Ports de France, 40 de la Manche, 40 de l’océan et 20 de la Méditerranée. Évidemment, Barfleur n’a pas été oublié.

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Je rejoins le port d’échouage pour assister à la débarque des poissons et crustacés au retour des bateaux. Ici, vous ne risquez pas de trouver de « poissons carrés avec les yeux dans les coins » chers à Coluche et malheureusement aux écoliers de nombreuses cantines. En cette fin de printemps, bars, maquereaux, daurades royales, ruissellent de fraîcheur dans les casiers.

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Je compatis à la souffrance des tourteaux que les marins assomment vivants à coups de maillet, pour avoir eu le tort de s’être emmêlés les pinces dans les chaluts. Time is money, tout à l’heure, tout ce petit monde se retrouvera à la criée de Cherbourg.
Moi aussi d’ailleurs et comme le soleil a percé, les ombrelles remplaceraient volontiers les parapluies, objets cultes ici depuis qu’une histoire « en-chantée » de pépins survenant à deux amants sur fond de guerre d’Algérie, décrocha la Palme d’or au festival de Cannes 1964.
Transition cinématographique opportune, un port peut en cacher un autre : sur le Quai des brumes construit par le décorateur Alexandre Trauner (notez-le bien), Jean Gabin à Michèle Morgan, « T’as d’beaux yeux, tu sais », Morgan à Gabin « Embrassez-moi » puis « Embrasse-moi encore » !

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C’était en 1938, bien avant le débarquement ! Certes, nous ne sommes pas au Havre mais j’ai beaucoup mieux à vous offrir. Je descends dans la valleuse d’Omonville-la-Petite, dernier refuge de Jacques Prévert, l’auteur de ce dialogue inoubliable.

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On ne peut rejoindre sa propriété, au hameau du Val, qu’après une agréable marche d’une dizaine de minutes le long des talus fleuris. Les oiseaux gazouillent à tue-tête, sans doute reconnaissants que le poète ait brossé leur portrait hors de la cage :

« Peindre d’abord une cage
avec une porte ouverte
peindre ensuite
quelque chose de joli
quelque chose de simple
quelque chose de beau
quelque chose d’utile
pour l’oiseau
placer ensuite la toile contre un arbre
dans un jardin
dans un bois
ou dans une forêt
se cacher derrière l’arbre
sans rien dire
sans bouger…
Parfois l’oiseau arrive vite
mais il peut aussi mettre de longues années
avant de se décider
Ne pas se décourager
attendre
attendre s’il le faut pendant des années
la vitesse ou la lenteur de l’arrivée de l’oiseau
n’ayant aucun rapport
avec la réussite du tableau
Quand l’oiseau arrive
s’il arrive
observer le plus profond silence
attendre que l’oiseau entre dans la cage
et quand il est entré
fermer doucement la porte avec le pinceau
puis
effacer un à un tous les barreaux
en ayant soin de ne toucher aucune des plumes de l’oiseau
Faire ensuite le portrait de l’arbre
en choisissant la plus belle de ses branches
pour l’oiseau
peindre aussi le vert feuillage et la fraîcheur du vent
la poussière du soleil
et le bruit des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été
et puis attendre que l’oiseau se décide à chanter
Si l’oiseau ne chante pas
C’est mauvais signe
signe que le tableau est mauvais
mais s’il chante c’est bon signe
signe que vous pouvez signer
Alors vous arrachez tout doucement
une des plumes de l’oiseau
et vous écrivez votre nom dans un coin du tableau
. »

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Il aimait les ports et détestait la guerre. Rappelez-vous Barbara chantée par Yves Montand, Mouloudji ou les Frères Jacques :

« … Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-la
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t’ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de meme
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-la
N’oublie pas
Un homme sous un porche s’abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t’es jetée dans ses bras .
.. »

Et soudain, en écho aux bombardements de la ville de Brest par l’aviation allemande, en août 1944 :

« Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu’es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d’acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé
C’est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n’est même plus l’orage
De fer d’acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l’eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien..
. »

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Me voilà devant sa maison. Seule, une plaque discrète à l’entrée du jardin confirme que je suis devant ce petit nid qui respire la poésie : « Dans ma maison vous viendrez / D’ailleurs ce n’est pas ma maison / Je ne sais pas à qui elle est / Je suis entré comme ça un jour / Il n’y avait personne ... (recueil Paroles).

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Au rez-de-chaussée, Des bêtes ..., une exposition temporaire associant les touchantes photographies animalières d’Ylla et les textes de Prévert, conjugue le regard des deux artistes sur la condition animale et en creux, la condition humaine.

« L’unijambiste de 14-18
demande la charité
(c’est un demi-bipède)
un multipède passe devant sans s’arrêter
un alexandrin à douze pieds
etc etc
»

Et encore :

« À Vaugirard des bipèdes
assassinent des quadrupèdes
devant la porte des abattoirs
un solipède regarde
trotter un multipède
»

À l’étage, en haut de l’escalier à droite, quelques travaux peut-être moins connus de l’artiste pluridisciplinaire sont exposés dans deux anciennes chambres. À la fin de sa vie, notamment, alors qu’il n’écrit plus, Prévert réalise de nombreux collages à partir d’images et de publicités détournées.

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Amoureux du Paris populaire d’avant-guerre qu’il sillonne avec ses amis photographes, Doisneau, Izis, Brassaï, Willy Ronis Man Ray entre autres, il utilise leurs clichés pour créer des assemblages poétiques. Souvent, il chine aux Puces et dans les foires à la ferraille, il court les bouquinistes sur les quais de Seine, récupère des pages de magazines de luxe et de journaux, des reproductions de toiles célèbres du Louvre. « Quand on ne sait pas dessiner, on peut faire des images avec de la colle et des ciseaux, et c’est pareil qu’un texte, ça dit la même chose. Ce que je prends, c’est dans les poubelles, les choses méprisées ou désaccordées. Moi, je trouve ça très joli. » dit-il. Son ami Picasso lui confie, en découvrant ses collages : « Tu ne sais pas peindre, mais pourtant tu es peintre ».
Les arbres sont-ils des hommes comme les autres ? On peut l’imaginer en admirant, dans la pièce voisine, des jeux de correspondance entre des gravures d’arbres de Georges Ribemont-Dessaignes et des textes du poète :
« En argot, les hommes appellent les oreilles des feuilles c’est dire comme ils sentent que les arbres connaissent la musique.
Mais la langue verte des arbres est un argot bien plus ancien.
Qui peut savoir ce qu’ils disent lorsqu’ils parlent des humains.
Les arbres parlent arbre
Comme les enfants parlent enfant …
»
Et encore :

« Jadis
les arbres

étaient des gens comme nous

Mais plus solides

plus heureux

plus amoureux peut-être

plus sages

C’est tout. »

Sur le palier, je savoure La méningerie, un bref poème au faux air de comptine qui, derrière le jeu de mot, cache un véritable réquisitoire contre les apprentis sorciers. À méditer plus que jamais !

« Dressages
Dompteurs
de cœurs
et de cerveaux,
pollueurs
de la plus belle eau
du plus bel âge,
ils font sauter dans leurs cerceaux
les enfants sauvages
»

Me voici dans l’atelier. « C’est joli une chambre toute blanche avec des grandes fenêtres sur la mer, hein ? » disait Michèle Morgan dans le film Remorques ; vous devinez qui en était le dialoguiste !

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Jacques Prévert passait le plus clair de son temps dans cet ancien grenier aménagé. Souvent, il travaillait debout devant sa table, face à la fenêtre, en admirant son jardin. Maintenant, inspirés par le lieu, des écoliers y travaillent assis lors d’ateliers d’écriture. Les enfants adorent Prévert. Il sait les mettre dans sa poche. Il connaît leur fraîcheur d’esprit et leur malice. Ainsi, plutôt que les ennuyeux apprentissages de dates en Histoire, il préfère railler les belles familles royales : « … Louis XVIII et plus personne plus rien … Qu’est-ce que c’est que ces gens-là qui ne sont pas foutus de compter jusqu’à vingt ? »

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Je quitte à regret ce petit bout du monde, camp retranché de la poésie. Je redescends vers le village par un sentier dédié au poète ; c’est par là, le long du ruisseau ! signale un écriteau.

« … Laissez les oiseaux à leur mère
Laissez les ruisseaux dans leur lit
Laissez les étoiles de mer
Sortir si ça leur plaît la nuit ... »

De-ci, de-là, le chemin, le long duquel foisonnent des rhubarbes aux feuilles géantes et vernissées, est balisé de ces citations qui contribuent au charme de la promenade.

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Prévert l’empruntait sans doute fréquemment pour retrouver les villageois qui l’avaient adopté. « Il éprouvait une réelle amitié pour ceux qui ne l’ont pas lu. Car ils lui parlaient de leur vie à eux. Pas de la sienne. »
Le 11 avril 1977, lundi de Pâques, Jacques Prévert, malade d’avoir trop la clope aux lèvres, s’est envolé de sa maison d’Omonville-la-Petite. Il est enterré au cimetière du village, dans une tombe toute simple surmontée d’une pierre de clos caractéristique du bocage de la Hague.
Parmi les galets déposés par des admirateurs, je retiens celui sur lequel une certaine Caro s’est souvenue en sortant de l’école : « Merci pour vos beaux poèmes ».

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Je me recueille sur une autre tombe, en retrait, juste derrière, celle de l’inséparable ami et voisin, Alexandre Trauner. C’est lui qui invita Prévert à le rejoindre et s’installer à Omonville.
Hongrois, émigré à Paris à l’âge de vingt-six ans, Trauner est l’un des plus grands chefs décorateurs, sinon le plus grand, de l’histoire du cinéma français. Le décor si réaliste d’Hôtel du Nord, c’est lui qui le construisit en studio bien qu’il existât réellement le long du canal Saint-Martin. Il était évidemment impossible de bloquer la circulation pendant plusieurs semaines de tournage. En témoignage de son extraordinaire talent ou quand la fiction dépasse la réalité, beaucoup de touristes, soixante-dix après, rejouent la fameuse scène sur la passerelle au-dessus du canal avec en arrière-plan le faux vrai hôtel classé, désormais, monument historique. « Atmosphère, atmosphère ... » quand tu nous tiens ! La célèbre réplique appartient à Henri Jeanson.

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La complicité et l’amitié liant Trauner et Prévert purent s’exercer dans plusieurs chefs-d’œuvre du cinéma, l’un comme décorateur génie du trompe-l’oeil, l’autre comme virtuose du dialogue.
Arletty disant « C’est tellement simple, l’amour » dans Les enfants du paradis, c’est Prévert. Louis Jouvet et Michel Simon dans Drôle de drame, « Moi, j’ai dit bizarre… bizarre ? Comme c’est étrange…Pourquoi aurais-je dit bizarre… bizarre… », c’est encore Prévert. Arletty encore dans Le jour se lève, « Vous avouerez qu’il faut avoir de l’eau dans le gaz et des papillons dans le compteur pour être resté trois ans avec un type pareil », c’est toujours Prévert. Et à chaque fois, les personnages qui ont en bouche ses dialogues, évoluent dans les décors de l’ami Alexandre.

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À Omonville-la-Petite et la discrète, a-t-on vraiment conscience qu’y reposent deux grands noms de l’âge d’or du cinéma ?

« Devant la porte de l’usine
le travailleur soudain s’arrête
le beau temps l’a tiré par la veste
et comme il se retourne
et regarde le soleil
tout rouge tout rond
souriant dans son ciel de plomb
il cligne de l’oeil
familièrement
Dis donc camarade soleil
tu ne trouves pas
que c’est plutôt con
de donner une journée pareille
à un patron ? »

Réflexion savoureuse en ce temps de « raffarinades » sur le lundi de Pentecôte chômé, et de travaux d’intérêt général en contrepartie d’un RSA !
Je profite du soleil retrouvé pour descendre jusqu’à Port-Racine, surnommé « le plus petit port de France ».

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Prévert effectuait souvent cette promenade en passant par le sentier côtier des douaniers. D’une superficie de 800 mètres carrés, niché dans l’anse Saint-Martin, Port-Racine tient son nom de François-Médard Racine, un capitaine corsaire, qui le construisit en 1813 pour mettre à l’abri son navire L’Embuscade entre deux attaques de bateaux anglais. Quelques kilomètres encore et j’atteins Auderville, la commune du cap de la Hague, à la pointe nord-ouest du Cotentin. J’adore ce paysage de bocage avec ses chemins creux et ses parcelles bordées de murets de granit. Le romancier Didier Decoin, habitué du lieu, en parle comme « un conte aux pages de bruyères serties dans une reliure de granit ». Cinéma quand tu me tiens … Auderville, ça signifie d’abord pour moi Paul dans sa vie, un magnifique documentaire, sorti en 2006, que je regarde régulièrement en dévédé.

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Paul Bedel va avoir alors soixante-quinze ans. Vieux garçon, il vit à la ferme avec ses deux sœurs elles-mêmes célibataires. Paysan, pêcheur, bedeau même à l’occasion, son territoire, c’est le cap de la Hague avec ses vents imprévisibles, son granit rugueux, son horizon immense. Cette année, tous les trois, ils raccrochent. Paul a résisté aux sirènes de la modernité … Images sublimes d’une véritable ode à la nature !
Je n’ai pas le temps de rencontrer Paul, j’espère qu’il vit encore. J’adore ce personnage « vrai ». À défaut, je descends au « bout du monde », au minuscule port de Goury situé juste en face de l’île anglo-normande d’Aurigny.
Le Passage de la Déroute, le Raz Blanchard un des courants de marée les plus puissants d’Europe, indiquent l’impétuosité des flots et la difficulté de la navigation. Une croix commémore le naufrage du sous-marin le Vendémiaire, coulé, le 8 juin 1912, par cinquante mètres de fond avec vingt-quatre hommes d’équipage.

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Heureusement, aujourd’hui, le temps clément autorise la balade vers le phare tandis que les bateaux dorment paisiblement à l’échouage.
Il est encore trop tôt pour dîner à l’unique auberge du port. C’est dommage, j’aurais aimé, comme le dit encore Didier Decoin avec talent, « être un de ces poètes qui se plaisent à faire rimer leur repas avec l’état de la mer : « Qui, les jours de vagues folles, choisissent le bar fraîchement capturé dans les remous. Qui s’enchantent d’associer le bleu des homards au temps bleu. Qui lorsque le raz blanchard est vert de rage, dégustent l’émeraude de quelques huîtres calfeutrées dans la nacre de leur petite mer si paisible (elle !) et si goûteuse. Qui en automne, ne jurent que par la soupe de poissons dont la rousseur s’accorde aux couleurs de la lande. Qui, par vent de grande froidure, se réconfortent d’un chaleureux gigot des agneaux bien laineux de notre Hague.... » Cela sert d’être Prix Goncourt, j’en salive rien que de l’écrire !
Pourtant à quelques centaines de mètres de là, je pourrais avoir l’appétit coupé par le site AREVA, premier centre mondial de recyclage des combustibles usés provenant des réacteurs nucléaires, infiniment plus redoutable pour les terriens que le Raz Blanchard pour les marins.
Ainsi va la vie malgré les hypocrites cris d’orfraie de nos gouvernants ! Qu’en pense Nathalie Kosciuko-Morizet, notre ministre de l’écologie et du développement durable, qui prend souvent ses quartiers d’été du côté de Sainte-Mère-Église ? Ainsi va la vie Familiale selon Prévert :

« La mère fait du tricot
Le fils fait la guerre
Elle trouve ça tout naturel la mère
Et le père qu’est-ce qu’il fait le père?
Il fait des affaires
Sa femme fait du tricot
Son fils la guerre
Lui des affaires
Il trouve ça tout naturel le père
Et le fils et le fils
Qu’est-ce qu’il trouve le fils?
Il ne trouve absolument rien le fils
Le fils sa mère fait du tricot son père des affaires lui la guerre
Quand il aura fini la guerre
Il fera des affaires avec son père
La guerre continue la mère continue elle tricote
Le père continue il fait des affaires
Le fils est tué il ne continue plus
Le père et la mère vont au cimetière
Ils trouvent ça naturel le père et la mère
La vie continue la vie avec le tricot la guerre les affaires
Les affaires la guerre le tricot la guerre
Les affaires les affaires et les affaires
La vie avec le cimetière. »

C’est mon jour le plus long ! Sur le chemin du retour, avant de quitter la péninsule cotentine, en ce jour anniversaire, j’effectue encore une courte halte à Utah Beach, la plage la plus à l’ouest des cinq du débarquement du 6 juin 1944. Là encore, la maréchaussée m’en interdit l’accès mais, la science militaire innée ( !), je contourne l’obstacle et me retrouve à proximité d’un bunker auprès d’une voiture Citroën noire, traction-avant, étoile blanche des Alliés peinte sur les portières, en tout point comparable à celles des F.F.I, ces groupements militaires de la Résistance intérieure française qui jouèrent un rôle non négligeable dans la préparation du débarquement.

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Un musée et plusieurs monuments perpétuent le souvenir de tous les hommes, notamment ceux de la 4ème division d’infanterie américaine, qui prirent d’assaut la plage, à l’aube du 6 juin. Faute de temps encore, je m’intéresse au seul mémorial dédié à l’U.S Navy en Europe.

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Face à la mer, sur un socle en forme de pentagone, sont représentés symboliquement trois personnages, un officier, un matelot et un soldat d’unité de combat. Sur les flancs du monument, sont gravés les noms des bateaux ayant participé à l’opération Neptune. En cette fin d’après-midi, séquence légèrement surréaliste, quatre hommes et deux femmes, en uniforme militaire, chabadabada, dessinent dans une jeep, d’étonnantes figures sur le sable de la page déserte.

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Allez, mon repli stratégique vers Paris est ordonné ! Je croise et je double plus de véhicules militaires que d’automobiles actuelles. À Sainte-Marie-du-Mont qui se dispute avec Sainte-Mère-Église, le titre de premier village de Normandie libéré, un campement est installé devant l’église.

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Un soldat fait même la tambouille dans une cuisine roulante de l’armée et ça sent drôlement bon ! Rien à voir avec la vraie ration K de corned-beef des G.I durant la guerre. Surnommée négativement singe, j’ignore encore pourquoi, cette viande de bœuf en conserve donna aussi son nom, plus récemment, à une opération militaire beaucoup moins sérieuse, menée par Jean Reno et Christian Clavier.
Je me surprends soudain d’avoir cultivé le paradoxe en associant presque involontairement la commémoration de faits militaires et la poésie de Jacques Prévert, lui qui détestait la guerre. Peut-être, faut-il l’expliquer par le devoir de mémoire que mon papa, longtemps président de l’association du Souvenir Français et profondément pacifiste, m’inculqua dans mon enfance.
Ce soir, la lune est claire. La preuve qu’elle est habitée, c’est qu’il y a de la lumière disait Francis Blanche ! De deux choses Lune, l’autre c’est le Soleil. Voyez quel soleil radieux, nous promet Jacques Prévert :

« …Dans la grande ombre
l’ombre du capital
l’ombre du profit
Sur ce paysage parfois un astre luit
un seul
le faux soleil
le soleil blême
le soleil couché
le soleil chien du capital
le vieux soleil de cuivre
le vieux soleil clairon
le vieux soleil ciboire
le vieux soleil fistule
le dégoûtant soleil du roi soleil
le soleil d’Austerlitz
le soleil de Verdun
le soleil fétiche
le soleil tricolore et incolore
l’astre des désastres
l’astre de la vacherie
l’astre de la tuerie
l’astre de la connerie
le soleil mort.
Et le paysage à moitié construit à moitié démoli
à moitié réveillé à moitié endormi
s’effondre dans la guerre le malheur et l’oubli
et puis il recommence une fois la guerre finie
il se rebâtit lui-même dans l’ombre
et le capital sourit
mais un jour le vrai soleil viendra
un vrai soleil dur qui réveillera le paysage trop mou
et les travailleurs sortiront
ils verront alors le soleil
le vrai le dur le rouge soleil de la révolution
et ils se compteront
et ils se comprendront
et ils verront leur nombre
et ils regarderont l’ombre
et ils riront
et ils s’avanceront
une dernière fois le capital voudra les empêcher de rire
ils le tueront
et ils l’enterreront dans la terre sous le paysage de misère
et le paysage de misère de profits de poussières et de charbon
ils le brûleront
ils le raseront
et ils en fabriqueront un autre en chantant
un paysage tout nouveau tout beau
un vrai paysage tout vivant
ils feront beaucoup de choses avec le soleil
et même ils changeront l’hiver en printemps. »

L’Auvers du décor … ou sur les traces de Vincent Van Gogh

Je n’ai pas eu la patience d’attendre que les blés mûrissent pour retourner à Auvers-sur-Oise sur les traces de Vincent Van Gogh. C’est dans cette commune rurale du Vexin Français que l’artiste peintre néerlandais passa les 70 derniers jours de sa vie du 20 mai au 29 juillet 1890. Un an auparavant, il s’était décidé à entrer dans un asile d’aliénés proche de Saint-Rémy-de-Provence suite à plusieurs crises de démence survenues pendant son séjour à Arles. C’est lors de l’une d’entre elles, dans son atelier de la Maison Jaune, qu’il aurait menacé Paul Gauguin avec un rasoir avant de le retourner contre lui et se mutiler en se tranchant une oreille qu’il offrit à une amie prostituée ; épisode gore prétexte à son ultra célèbre autoportrait à l’oreille bandée mais qui n’autorise cependant pas à conclure que les deux artistes ne pouvaient pas se voir en peinture, bien au contraire même !

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« Le train avance à bonne vitesse. Les sifflements stridents de la machine à chaque approche de gare n’arrivent pas à troubler cette torpeur agréable qui m’envahit.
Je revoyais Théo me prodiguant ses derniers conseils, ce matin, avant mon départ de la gare du Nord : « Il n’y a qu’une trentaine de kilomètres entre Paris et Auvers-sur-Oise. Tu en as pour une petite heure tout au plus. Le docteur Gachet t’attend chez lui en début d’après-midi. Tu trouveras sa maison à deux kilomètres de la gare à pied en suivant la grande rue d’Auvers.
»
Personne ne m’attend en ce début de matinée, sinon le souvenir de l’artiste dont je souhaite prendre le sillage. Je suis venu ici, il y a environ un demi-siècle, avec mes parents lors du traditionnel voyage de fin d’année scolaire qu’ils organisaient pour les élèves de leur collège normand. En ce temps-là, on privilégiait les sorties culturelles plutôt que Disneyland, de toute manière, Mickey n’avait pas encore débarqué en Europe ! De cette lointaine visite, je garde en mémoire l’église, encore que je m’interroge si son souvenir n’est pas entretenu par l’image du fameux tableau connu universellement.
Je laisse mon automobile sur le parking à l’arrière de la petite gare où descendit Vincent, il y a cent onze ans, quasiment jour pour jour. Et déjà, je suis confronté à la peinture en empruntant le souterrain pour traverser la voie ferrée.
François Laval, un artiste local, y a réalisé, en voisin, une fresque naïve et colorée représentant quelques sites d’Auvers. En effet, il a installé son minuscule atelier dans une aile désaffectée de la gare et expose ses toiles en lisière du quai.

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J’ignore combien de tableaux, ce très aimable monsieur vend chaque week-end. Par contre, il paraît que l’immense Van Gogh n’en vendit qu’un seul (La Vigne rouge) de son vivant et encore, ce fut à son frère Théo. Nous verrons plus tard qu’il en concevait une profonde amertume jusqu’à connaître une fin tragique.

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Je souris qu’au-dessus d’un tableau, surgisse comme une légende, un panneau « usine de production ». Pur hasard ou clin d’œil volontaire, il contredit la nature même de l’acte créatif. À l’usine, l’ouvrier ne conçoit pas ce qu’on lui demande de réaliser. Il n’a pas la possibilité d’y ajouter une touche personnelle. Ouvrier, œuvre, art, artisan, artiste, voici des mots voisins qui recouvrent des significations bien différentes, de quoi constituer un beau sujet de baccalauréat !
Cela dit, s’il faut parler de production, au sens quantitatif, celle de Van Gogh fut prolifique. Pendant les soixante-dix jours qu’il vécut à Auvers, il peignit pas moins de soixante-dix tableaux et esquissa une trentaine de dessins.
Au-delà de Van Gogh qui lui donna ses lettres de noblesse, cette petite commune au bord de l’Oise a joué un rôle majeur dans l’histoire de la peinture, attirant nombreux paysagistes de l’école de Barbizon puis plusieurs maîtres de l’Impressionnisme. Dès 1857, Charles-François Daubigny dont le buste trône en contrebas de l’église, amarre son canot atelier sur les rives de l’Oise d’où il croque le pittoresque village. Camille Pissarro, Paul Cézanne, Armand Guillaumin, Victor Vignon séjournent aussi à Auvers à l’invitation du docteur Gachet. Grand admirateur de Van Gogh, Maurice de Vlaminck y viendra aussi puiser son inspiration. Ce sont de nombreux peintres célèbres ou inconnus qui ont posé là leur chevalet, conquis par le charme du décor d’Auvers.
Je fouine quelques instants dans la Caverne aux livres, un dépôt de livres d’occasion unique en son genre, installé dans un bâtiment de marchandises désaffecté et deux anciens wagons postaux. Ça sent le vieux comme dans le grenier de mon enfance ; j’y dénicherais sans doute quelques trésors si j’avais le temps.
J’ai rendez-vous avec Vincent avant midi. Plutôt que suivre à la lettre le parcours balisé et commenté fourni par l’office de tourisme, et emboîter le pas de nombreux marcheurs légèrement ridicules avec leurs bâtons à la main, en groupes, en ligues, en processions, je préfère me glisser au gré de mon humeur dans la première sente venue.

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Tant pis pour la chronologie, je me désoriente, ce n’est pas un contresens quand il s’agit de Van Gogh (!), en direction de l’église qui, tel un phare, attire le regard en haut de la colline.

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« Cherchez à comprendre le dernier mot de ce que disent dans leurs chefs-d’œuvre, les grands artistes, les maîtres sérieux, il y aura Dieu là-dedans » écrivait Van Gogh. Il y a là la maison de Dieu immortalisée par le peintre et envahie en ce matin de messe, autant par les paroissiens que par les touristes.
Lettre de Vincent à sa sœur Willemien, datée du 5 juin 1890, quinze jours à peine après son arrivée à Auvers : «… Avec cela j’ai un plus grand tableau de l’église du village – un effet où le bâtiment paraît violacé contre un ciel d’un bleu profond & simple de cobalt pur, les fenêtres à vitraux paraissent comme des taches bleu d’outremer, le toit est violet et en partie orangé. Sur l’avant-plan un peu de verdure fleurie et du sable ensoleillé rose. C’est encore presque la même chose que les études que je fis à Nuenen de la vieille tour et du cimetière. Seulement à présent la couleur est probablement plus expressive, plus somptueuse... »

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Dans une vitrine, un poster en perspective permet de comparer le modèle et l’œuvre qui propose plus une forme d’expression qu’une image fidèle de la réalité. L’église, construite au XIIe siècle dans un style gothique puis flanquée de deux chapelles romanes, semble se disloquer sous l’effet d’un curieux plissement artistique.
Antonin Artaud écrivait dans Van Gogh le suicidé de la société : « Or, c’est de son coup de massue, vraiment de son coup de massue que Van Gogh ne cesse de frapper toutes les formes de la nature et les objets. Cardés par le clou de Van Gogh, les paysages montrent leur chair hostile, la hargne de leurs replis éventrés, que l’on ne sait quelle force étrange est, d’autre part, en train de métamorphoser. »
Je reste scotché devant le monument, durant de longues minutes, cherchant à disséquer et comprendre « l’oro-genèse » du tableau. Mode d’emploi pour qu’une petite église de campagne de notre douce France connaisse une célébrité planétaire grâce au pinceau du génial peintre « géologue » ! Gloire posthume aussi d’un artiste ignoré de son vivant, ce sont, chaque année, près de trois millions de visiteurs qui admirent L’église d’Auvers-sur-Oise, vue du chevet, au musée d’Orsay à Paris.
Van Gogh souffrait beaucoup de ce problème de reconnaissance. En juillet 1889, le tableau L’Angélus de Millet, un peintre qu’il vénérait particulièrement, avait rapporté plus d’un demi million de francs. Il trouvait cette situation très dommageable maintenant que l’artiste était décédé : « Les prix élevés dont on entend parler, qui sont payés pour des oeuvres de peintres qui sont morts et n’ont pas été payés de la sorte de leur vivant retirent plus d’inconvénients que d’avantages ».
Le 27 juillet 1890,Vincent rumine peut-être encore cela dans sa tête, tandis qu’il gravit, depuis l’église, le chemin creux que j’emprunte maintenant.

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Il en fait état dans la lettre qu’il a dans sa poche :
« Mon cher frère,
Merci de ta bonne lettre et du billet de 50 francs qu’elle contenait. Je voudrais bien écrire sur bien des choses mais j’en sens l’inutilité… Puisque cela va bien, ce qui est le principal, pourquoi insisterais-je sur des choses de moindre importance, ma foi, avant qu’il y ait chance de causer affaires à tête plus reposée, il y a probablement loin. Les autres peintres quoi qu’ils en pensent instinctivement se tiennent à distance des discussions sur le commerce actuel. Eh bien vraiment nous ne pouvons  faire parler que nos tableaux mais pourtant mon cher frère il y a ceci que toujours je t’ai dit et je te le redis encore une fois avec toute la gravité que puissent donner les efforts de pensée assidûment fixée pour chercher à faire aussi bien qu’on peut – je te le redis encore que je considèrerai toujours que tu es autre chose qu’un simple marchand de Corot que par mon intermédiaire tu as la part de production même de certaines toiles qui même dans la débâcle gardent leur calme.

Car là nous ne sommes et c’est là tout au moins le principal que je puisse avoir à te dire dans un moment de crise relative. Dans un moment où les choses sont fort tendues entre marchands de tableaux d’artistes morts et vivants.
Eh bien, mon travail à moi, j’y risque ma vie et ma raison y a fondu à moitié –bon- mais tu n’es pas dans les marchands d’hommes pour autant que je sache, et tu peux prendre parti, je le trouve, agissant réellement avec humanité, mais que veux-tu ? .
.. »
C’est l’époque de la moisson. Depuis quelques semaines, Vincent s’intéresse aux champs de blé sur le plateau qui surplombe la vallée de l’Oise. « Je cherche à faire des études de blé ainsi –je ne peux cependant pas dessiner cela- rien que des épis tiges bleu vert, feuilles longues comme des rubans vert et rose par le reflet, épis jaunissants légèrement bordés de rose pâle par la floraison poussiéreuse – un liseron rose dans le bas enroulé autour d’une tige. » Jacques Brel, autre artiste du plat pays, chantait, dans une jolie métaphore, « les fils de novembre qui reviennent en mai ».

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Ce dimanche, les blés m’apparaissent frissonnants autant sous l’effet de la brise que du souffle créatif de Vincent. Voilà je suis à l’endroit précis où il a peint le Champ de blé aux corbeaux.
Dans une lettre à son frère Théo aux alentours du 10 juillet, il lui confie : « Là – revenu ici je me suis remis au travail – le pinceau pourtant me tombant presque des mains et – sachant bien ce que je voulais,j’ai encore depuis peint trois grandes toiles. Ce sont d’immenses étendues de blés sous des ciels troublés et je ne me suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême. Vous verrez cela j’espère sous peu – car j’espère vous les apporter à Paris le plus tôt possible puisque je croirais presque que ces toiles vous diront ce que je ne sais dire en paroles, ce que je vois de sain et de fortifiant dans la campagne... »

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C’est une toile d’un mètre sur cinquante centimètres qu’on qualifierait maintenant de format panoramique. Tout tourbillonne, tout se tord, tout souffre : les blés ressemblent à un feu, le ciel est bleu d’orage, les chemins ne mènent nulle part. Et pour noircir encore le tableau, l’artiste y fait voler des corbeaux ; chacun sait pourtant que ces oiseaux de mauvais augure trouvent leur pitance dans les champs de blé plus en période des labours qu’à celle de la moisson. Cette toile géniale symbolise le profond désespoir dans lequel Vincent plonge un peu plus chaque jour. Elle est répertoriée comme étant la dernière qu’il ait peinte. Pour l’admirer, il faut accompagner Pierre Perret et son P’tit Loup :

« T’en fais, pas mon p’tit loup,
C’est la vie, ne pleure pas.
T’oublieras, mon p’tit loup,
Ne pleur’ pas.
Je t’amèn’rai sécher tes larmes
Au vent des quat’ points cardinaux,
Respirer la violett’ à Parme
Et les épices à Colombo.
On verra le fleuve Amazon’
Et la vallée des Orchidées
Y a des Van Gogh à Amsterdam
Qui ressemblent à des incendies ..
. »

Certains écrivains et cinéastes datent abusivement le tableau du 27 juillet 1890 pour transcender le romanesque de la vie du peintre. En fait, ce jour-là, quand il parvient au champ, plutôt que poser son chevalet et ouvrir sa boîte de couleurs, Vincent sort de sa poche un revolver. « Il n’y a de vrais artistes que ceux qui y mettent leur peau ».
Dans un entrefilet laconique, le journal local L’Écho Pontoisien du 7 août 1890 relate l’accident : « Dimanche 27 juillet, un nommé Van Gogh, âgé de 37 ans, sujet hollandais, artiste peintre, de passage à Auvers, s’est tiré un coup de revolver dans les champs et, n’étant que blessé, il est rentré à sa chambre où il est mort le surlendemain », dans les bras de son frère Théodore. Celui-ci sombre à son tour bientôt dans la démence et meurt six mois plus tard à Utrecht, en Hollande.
Lorsque Van Gogh mourut à trente-sept ans, ma grand-mère paysanne en avait deux. Ma remarque est insignifiante sinon que je me surprends à penser que sans le drame, elle eut été contemporaine de l’artiste.
À environ deux cents mètres du champ aux corbeaux, j’aperçois, isolé dans les blés comme souvent dans les villages du Vexin, le petit cimetière où les deux frères sont réunis dans la mort comme ils le furent dans la vie, notamment à travers une correspondance assidue. Ce sont plus de sept cents lettres qu’écrivit Vincent à Théo.

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D’une émouvante simplicité, les deux tombes se dressent dans un parterre de lierre d’où surgissent, en hommage, quelques tournesols. Vincent leur avait consacré une série de sept tableaux réalisés entre 1888 et 1889. À l’origine, il avait peint ses premiers tournesols pour décorer la chambre de Paul Gauguin. En 1891, un an après sa mort donc, l’écrivain Octave Mirbeau en acheta un pour 300 francs (environ 900 euros). En mars 1987, un magnat japonais de l’assurance, acquiert l’un des tableaux pour l’équivalent de 40,8 millions d’euros lors d’une vente aux enchères chez Christie’s à Londres. Tout ce marché de l’art et les spéculations sordides autour des soleils illustrent et expliquent les ombres qui plongèrent l’artiste dans la souffrance et le désespoir.

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Tout près des deux frères, reposent Norbert Gœneutte et Eugène Murer, peintres impressionnistes, amis du docteur Gachet, que Vincent côtoya lors de son séjour à Auvers.
En arpentant les allées de ce cimetière de prédilection pour les artistes, je suis intrigué par une autre sépulture. Sur la pierre, je lis :
Guillaume van Beverloo dit Corneille est l’un des plus grands maîtres de la peinture du XXème et XXIème siècle. Cofondateur en 1948 du mouvement COBRA, il n’aura de cesse durant toute sa carrière d’expérimenter, d’inventer et d’imaginer en toute liberté. Mondialement connu pour être le peintre de la couleur, l’Oiseau, la Femme, la Nature et la Musique, seront les thèmes récurrents de son œuvre magistrale. Éternel humaniste et amoureux de la vie, tel fut son parcours.

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« Dans ma longue vie de peintre, j’ai tout vécu avec passion et si c’était à refaire, je referais la même chose. De ma vie, j’en ai fait une belle journée colorée. » L’optimisme de ce peintre, graveur et sculpteur belge, décédé l’an dernier, tranche avec le terrible mal-être de son illustre voisin.
Je reviens quelques instants auprès de Vincent. J’ai du mal à le quitter. N’y voyez aucun penchant pour le morbide, mais j’aime flâner dans les cimetières. Leurs habitants me racontent parfois des histoires, leurs histoires. Durant mon séjour là-bas, j’appréciais la forme festive que prend el Dìa de los Muertos (notre Toussaint) à l’occasion duquel les mexicains viennent tenir compagnie à leurs défunts avec force victuailles, boissons et musiques. Loin de tout sacrilège, qui sait si Van Gogh ne serait pas heureux de nous « voir » trinquer d’un petit verre d’absinthe !

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Je redescends à pas lents vers le village, humant de-ci delà un petit quelque chose de Vincent, ainsi, les délicates roses trémières dont les hampes envahissent les façades des maisons. À Auvers, sous son pinceau, la flore et, notamment les roses, se montre plus naturelle et moins abstraite que dans ses natures mortes. Les buissons foisonnants de rosiers viennent en écho à la vie désordonnée voire impénétrable du peintre.

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Pour redescendre au centre du village, j’emprunte l’escalier de la Sansonne aux marches inégales qui tortillonne moins que sur le célèbre tableau. « Les gens, cela vaut mieux que les choses » ; ainsi, Van Gogh justifiait la présence de personnages sur ces toiles.
« Cette semaine j’ai fait un portrait d’une jeune fille de 16 ans ou à peu près, en bleu contre fond bleu, la fille des gens où je loge. Je le lui ai donné ce portrait mais j’en ai fait pour toi (Théo) une variante. » Le poster d’Adeline Ravoux se glisse discrètement dans le lierre qui mange le mur à l’arrière de l’auberge.

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« Le docteur Gachet m’a piloté dans une auberge où l’on demandait 6 francs par jour. De mon côté j’en ai trouvé une où je payerai 3.50 par jour. Et jusqu’à nouvel ordre je crois devoir y rester. Lorsque j’aurai fait quelques études, je verrai s’il y aurait avantage à changer mais cela me parait injuste lorsqu’on veut et peut payer et travailler comme un autre ouvrier, d’avoir à payer quand même le double presque parce que l’on travaille à de la peinture. Enfin je commence par l’auberge à 3.50. »…. Lettre suivante : « Mon cher Theo et Jo, dans l’autre lettre j’ai d’abord oublié de te donner l’adresse d’ici qui est provisoirement: Place d.l. mairie, chez Ravoux. »

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En face de la petite mairie, sortie d’un décor d’opérette, qu’il peignit le jour de la fête nationale, se trouve toujours l’auberge Ravoux, le dernier domicile de Van Gogh. Vincent semble s’être absenté, il y a peu, si l’on se fie au verre à demi plein et la bouteille (d’absinthe ?) posés sur la seule table de la terrasse.

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En déboursant cinq euros, on peut visiter, sous les combles, la minuscule mansarde, témoin des tourments des derniers jours de l’artiste. Comme pour justifier l’absence du moindre mobilier ou objet de l’époque, le propriétaire des lieux a pour argument touristique qu’ici, il n’y a rien à voir mais tout à ressentir !
À Auvers, tout le monde peint, même les enfants qui ont réalisé le panneau signalant aux automobilistes la proximité de leur école maternelle. Une autre excellente raison de ralentir et même s’arrêter, c’est que dans le square jouxtant l’école, se dresse une statue en bronze de Vincent Van Gogh, œuvre du sculpteur Ossip Zadkine. Plusieurs manifestations organisées, cette année, marquent le cinquantième anniversaire de son inauguration. En fouillant sur le net dans les archives de l’I.N.A, vous trouverez quelques étonnantes images d’actualités de l’époque où, dressé sur une camionnette et veillé par son auteur Zadkine, le Van Gogh de bronze, de trois mètres de hauteur, parcourt les quais de Seine et les Champs-Élysées comme pour un triomphe antique mais … tardif.

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Dans Le maillet et le ciseau, l’ouvrage des souvenirs de sa vie, Zadkine explique lui-même son hommage à l’artiste : « Van Gogh avance très droit, face au soleil meurtrier, conquérant de la lumière. Ses pantalons rugueux semblent taillés dans l’écorce des pins. Il est bardé de toiles, de pliants, de bâtons et cela fait autour de son torse comme des barrières arrachées, des débris de clôtures. Un échappé de prison qui est parti avec ses barreaux. Comme il est maigre, il porte magnifiquement ces souvenirs de la servitude et il avance, la tête baignant dans le ciel. »
Après un déjeuner sur l’herbe entre l’Oise et la gare, la silhouette vibrante au propre comme au figuré m’accompagne, l’après-midi, dans ma promenade à Chaponval, loin de l’effervescence des Irisiades, la garden-party culturelle du château d’Auvers.

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« Dimanche 8 juin 1890.
- C’est ma tournée aujourd’hui, monsieur Vincent !
Accoudé au zinc, Pascalini sirote déjà son premier ou deuxième verre de la journée.
Je suis arrivé tôt ce matin au café « A la Halte de Chaponval ». J’ai mis à peine dix minutes pour faire le chemin avec la carriole louée par le docteur Gachet. Celui-ci avait pensé qu’il était plus simple de venir chercher Théo, Jo et le bébé à la halte de chemin de fer de ce quartier d’Auvers. Celle-ci, placée à mi-chemin entre les gares de Pontoise et d’Auvers en venant de Paris était la plus proche de la grande bâtisse du docteur.
Pascalini insiste pour m’offrir un canon. J’accepte sans grande envie, uniquement pour ne pas contrarier cet ami, ancien gendarme corse retraité, retiré à Auvers. Nous nous étions rencontrés pour la première fois dans ce café un jour où j’explorais les rives de l’Oise proches en quête de motifs et que la chaleur m’avait incité à entrer pour me désaltérer. Nous avions rapidement sympathisé.
»

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La halte de Chaponval est une gare de la ligne de Pierrelaye à Creil, située sur la commune d’Auvers. Son aspect extérieur n’a guère changé.
« Hier dans la pluie j’ai peint un grand paysage où l’on aperçoit des champs à perte de vue vus d’une hauteur, des verdures différentes, un champ de pommes de terre vert sombre, entre les plants réguliers la terre grasse et violette, un champ de pois en fleur blanchissant à côté, un champ de luzerne à fleurs roses avec une figurine de faucheur, un champ d’herbe longue et mûre d’un ton fauve, puis des blés, des peupliers, une dernière ligne de collines bleues à l’horizon au bas desquelles un train passe, laissant derrière soi dans la verdure une immense traînée de blanche fumée. Une route blanche traverse la toile. Sur la route une petite voiture et des maisons blanches à toits rouge cru au bord de cette route. De la pluie fine raye le tout de lignes bleues ou grises.
Il y a un autre paysage avec de la vigne et des prairies au premier plan, les toits du village venant après.
Et encore un avec rien qu’un champ vert de froment qui s’étend jusqu’à une villa blanche entourée d’un mur blanc avec un seul arbre.
»

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Le hameau de Chaponval s’est beaucoup urbanisé et constitue, aujourd’hui, un quartier pavillonnaire d’Auvers. Mais avec un peu de patience, de curiosité et d’imagination, en empruntant à flanc de coteau, le long d’anciennes maisons troglodytiques, « la route tournante » comme la nomma Paul Cézanne dans un de ses tableaux, on retrouve beaucoup de lieux familiers de Vincent, Paul, Charles François Daubigny, Camille (Pissarro), … et les autres ! Ici, presque à chaque coin de rue, est né un chef-d’œuvre : La maison du Pendu de Cézanne, Paysage à Chaponval de Pissarro, La Sente du Gré et Les Chaumes du Gré à Chaponval de Van Gogh.

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« Auvers est bien beau, beaucoup de vieux chaumes entre autres ce qui devient rare ». Dans la deuxième quinzaine de juillet 1890, Van Gogh peint les chaumières du Gré. Il en joint d’ailleurs un croquis dans sa dernière lettre à son frère. Les toits de chaume ont disparu mais certaines de ces masures subsistent, restaurées parfois par des familles modestes. Connaissent-elles seulement la vie tumultueuse de l’artiste ? En tout cas, au Carrefour de la rue Rémy immortalisé par Cézanne, je souris de la réflexion d’un paysan qui avait vu travailler les deux artistes : « Monsieur Pissarro piquait, monsieur Cézanne plaquait » ! C’est tellement plus sincère et profond que la réponse Zadig et Voltaire fournie par un ministre actuel, trop formaté à la mode bling-bling, quand on lui demanda quel était son ouvrage de référence !
Encore quelques pas, je parviens à hauteur de la maison du docteur Gachet. Paul Gachet est médecin, spécialiste des maladies psychiques avec notamment sa thèse Étude sur la mélancolie, peintre sous le pseudonyme de Louis van Ryssel, et collectionneur d’œuvres d’art. C’est un sacré personnage : en 1851, il soigne les blessés des barricades dressées après le coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte, en 1854 ; il se porte volontaire pour aller combattre une épidémie de choléra dans le Jura ; la même année, il réalise une série de dessins des malades qu’il saisit dans les attitudes caractéristiques de leur démence ; et bien d’autres choses encore. Le Cri du Peuple en témoigne : « Toujours par monts et par vaux, d’une activité extraordinaire, il mène tout de front, ses consultations en son cabinet et sa peinture, l’homéopathie et l’allothérapie, la littérature et la pêche à la ligne, sans compter l’éducation de ses enfants … » Tout cela concourt à ce qu’il accueille Vincent, à Auvers, à la demande de son frère Théo, et que, très vite, se scelle une franche amitié entre les deux hommes :
« J’ai trouvé dans le Dr Gachet, un ami tout fait et quelque chose comme un nouveau frère serait – tellement nous nous ressemblons physiquement et moralement aussi. Il est très nerveux et beaucoup bizarre lui-même et a rendu aux artistes de la nouvelle école beaucoup d’amitiés & services, tant que c’était dans son pouvoir. J’ai fait son portrait l’autre jour et vais peindre aussi celui de sa fille qui a 19 ans. Il a perdu sa femme il y a quelques années ce qui a contribué à beaucoup le casser. Nous avons été amis pour ainsi dire tout de suite et j’irai passer toutes les semaines une ou deux journées chez lui à travailler dans son jardin dont j’ai déjà peint deux études, l’une avec des plantes du midi, aloès, cyprès, soucis, l’autre des roses blanches, de la vigne puis un bouquet de renoncules ».

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Gratuitement, cette fois, je me promène dans le jardin et la maison à la rencontre spirituelle des deux amis. Dans le salon, se trouve un piano rappelant le tableau où joue sa fille Marguerite Gachet. Il y a même encore dehors la table sur laquelle est accoudé le médecin tandis que Vincent  le « portrait » (du verbe portraire qui a bien vieilli!).

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« Ainsi le portrait du Dr Gachet vous montre un visage couleur d’une brique surchauffé et hâlé de soleil, avec la chevelure rousse, une casquette blanche, dans un entourage de paysage, fond de collines bleu, son vêtement est bleu d’outremer, cela fait ressortir le visage et le pâlit malgré qu’il soit couleur brique. les mains, des mains d’accoucheur, sont plus pâles que le visage.
Devant lui sur une table de jardin rouge des romans jaunes et une fleur de digitale pourpre sombre. Mon portrait à moi est presqu’aussi ainsi mais le bleu est un bleu fin du midi et le vêtement est lilas clair
».
Le jour des obsèques, devant son cercueil, le docteur Gachet prononce quelques paroles consacrant la vie de Vincent : « Ce fut un honnête homme et un grand artiste. Il n’avait que deux buts, l’humanité et l’art, c’est l’art qu’il chérissait au-dessus de tout qui le fera vivre encore ... »
La journée s’avance. Chez Ravoux, on rentre la table en terrasse. Qu’à cela ne tienne, avant de le quitter, je vais trinquer à Vincent au musée de l’Absinthe.

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L’absinthe est un ensemble de spiritueux à base de plantes éponymes dont la grande armoise. Surnommée la fée verte, elle connut un vif succès au XIXe siècle et devint même un thème de prédilection des poètes et des artistes. Mais à cause de sa teneur en méthanol, on l’accusa d’être à l’origine de graves intoxications. Zola en évoque les méfaits dans L’Assommoir et on lui attribue (abusivement ?) les crises de folie de Baudelaire et de Van Gogh justement.
Toulouse-Lautrec et Gauguin avaient initié Vincent à l’absinthe. Ensemble, ils passaient des nuits entières au café Le Tambourin, à Paris, nouveau lieu des impressionnistes qui y montraient leurs œuvres. Vouant tout ce qu’il possédait à la peinture,Van Gogh buvait lorsqu’on lui offrait. Gauguin raconte : « Lorsque nous étions à Arles, tous les soirs, nous allions au café. Il commandait une absinthe légère ». Paul Signac est moins nuancé : « En revenant chez lui après avoir passé toute la journée au grand soleil, sous une chaleur torride, et n’ayant pas de vraie maison dans cette ville, il prenait un siège à la terrasse d’un café. Et les eaux-de-vie et les absinthes se succédaient à un rythme rapide ».

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Van Gogh écrivait à son frère le 6 juillet 1888 : « J’ai une vue du Rhône –le pont de fer Trinquetaille, où le ciel et le fleuve sont couleur d’absinthe, les quais d’un ton lilas, les personnages noirâtres, le pont de fer d’un bleu intense ».
Les couleurs les plus subtiles et délicates brûlaient l’âme noire de Vincent.

« …Tu peux rentrer quand tu voudras
Les champs de blé sont toujours là
Le monde est fou
Le jaune est roi
Tes ténèbres s’éclairent
D’un soleil éclatant
Dans le rouge et le vert
Tu es encore vivant
Tu auras mis longtemps
Mais aujourd’hui Vincent
Tu vends... »

Sans renier la chanson de Michel Sardou, le temps de rejoindre l’endroit du décor, je vous laisse avec Leny Escudero, un grand artiste injustement méconnu, qui est venu en voisin de Giverny, le village de Claude Monet, pour parler de « son » frère :

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Pour écrire ce billet, outre la correspondance de Vincent Van Gogh à son frère Théo, je me suis parfois inspiré d’un blog Si l’art était conté très bien conçu L’auteur, fort de ses connaissances documentaires, a imaginé un manuscrit romancé contant les deux derniers mois du séjour de l’artiste à Auvers-sur-Oise.
Pour en commencer la lecture, voir le lien page de gauche


Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 1 juin, 2011 |6 Commentaires »

Un vide-grenier en Ariège

La nuit, lors de mes séjours à la ferme en Ariège, la chouette hulule, en face, dans les platanes du pré commun, et les souris dansent, les rats aussi d’ailleurs, dans le grenier au-dessus de notre chambre. Parfois, même, la tapette installée au pied du lit piège une de ces souris, trop aventureuse. Ce sont les charmes de la vie à la campagne ! Certes, le grain se fait rare depuis la cessation des activités agricoles et, sans doute, la belette entrée dans un grenier ne risque plus guère la mésaventure contée par Jean de La Fontaine :

« Damoiselle belette, au corps long et flouet,
Entra dans un grenier par un trou fort étroit :
Elle sortait de maladie.
Là, vivant à discrétion,
La galante fit chère lie,
Mangea, rongea: Dieu sait la vie,
Et le lard qui périt en cette occasion!
La voilà, pour conclusion, .
Grasse, mafflue et rebondie.
Au bout de la semaine, ayant dîné son soûl,
Elle entend quelque bruit, veut sortir par le trou,
Ne peut plus repasser, et croit s’être méprise.
Après avoir fait quelques tours,
« C’est, dit-elle, l’endroit : me voilà bien surprise;
J’ai passé par ici depuis cinq ou six jours. »
Un rat, qui la voyait en peine,
Lui dit: « Vous aviez lors la panse un peu moins pleine.
Vous êtes maigre entrée, il faut maigre sortir.
Ce que je vous dis là, l’on le dit à bien d’autres;
Mais ne confondons point, par trop approfondir,
Leurs affaires avec les vôtres »

Récemment, mon sommeil fut troublé par des bruits inhabituels. En effet, au réveil, en ouvrant les volets, quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’une horde de Vikings avait investi le pittoresque pré communal !

Un vide-grenier en Ariège dans Coups de coeur videgrenierblog7

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Pas de quoi perturber, cependant, mon petit-déjeuner, même si leur réputation de pillards a traversé les siècles après qu’ils eurent ravagé l’Angleterre, avant l’an mille, sous le commandement de Ragnar et Erik le Rouge. Sang-froid atavique car il semblerait que, par ma maman née Rouland, je descende d’un de leurs chefs, Rollon, à qui Charles III dit le Simple, roi de France, pour prévenir de ses exactions, donna par le traité de Saint-Clair-sur-Epte (911) un territoire autour de Rouen appelé duché de Normandie. C’est ainsi que les « North men », les hommes du Nord venus de Scandinavie, devinrent les Normands. Certains partirent plus tard vers la Terre Sainte et Naples (avant de mourir ?).
Aujourd’hui, aucun drakkar n’est amarré aux rives du Salat ; nos envahisseurs sont des étudiants pacifiques en provenance de différents coins de l’hexagone, chargés d’animer le vide-grenier organisé par la commune.
Brocante, braderie, foire aux puces, vente au déballage, bric à brac, réderie en Picardie, foire à tout en Normandie, vente de garage au Québec, on lui attribue plusieurs dénominations. Pour le Petit Robert, le vide-grenier est une manifestation organisée par des particuliers qui vendent des objets dont ils veulent se défaire. Confidence, j’ai retardé mon retour en région parisienne pour goûter à ce rendez-vous de la bonne humeur et de la nostalgie. Car, depuis ma plus tendre enfance, j’ai un attachement profond au grenier. À l’école de la plus belle femme qui soit, ma maman la directrice, je devais traverser les chambres de mes parents et de mon frère aîné, pour accéder à la mienne sous les toits. Lorsque je désirais m’évader de la tutelle familiale, je me hissais, de l’autre côté, dans l’immense grenier contigu. Je redoutais vers le fond, des contrées inhospitalières, poussiéreuses, plongées dans la pénombre, où les araignées aimaient tisser leur toile. J’en fréquentais d’autres plus accueillantes, véritables îlots d’évasion peuplés d’armoires et de caisses. Je m’y suis tant nourri spirituellement, goinfré, bâfré même, qu’à l’image de la belette du fabuliste, je n’aurais jamais dû pouvoir en sortir.
Mes fidèles lecteurs savent que c’est là que me fut contée notamment la merveilleuse légende des cycles à travers les magazines de couleur verte ou bistre, Miroir-Sprint et But&Club, qui s’entassaient au fond des malles. J’en prélevais quelques-uns et m’en régalais durant plusieurs heures à la lumière de l’unique lucarne. C’était le « grenier de la réussite ». Au-delà des exploits des frères Pélissier et Lapébie, des duels entre Magne et Vietto, Coppi et Bartali, Koblet et Kubler, Bobet et Robic, j’apprenais avec plaisir ma douce France, ses plaines et ses montagnes, ses ports et ses cours d’eau, ses villes et ses monuments, son climat, ses spécialités.
Parfois, j’ouvrais une vieille bibliothèque vitrée et selon l’humeur, le titre, la couverture, je choisissais un bouquin. Je me souviens avoir lu ainsi, à l’instinct, Un de Baumugnes de Jean Giono, Maurin des Maures de Jean Aicard, La grande meute de Paul Vialar, La dernière harde de Maurice Genevoix, Pays d’Ouche de Jean de La Varende.
J’ai conservé de cette époque, un goût prononcé pour les greniers qui racontent des vies. Voici ce qu’écrit Maupassant dans son roman intitulé justement Une vie :
« C’était un fouillis d’objets de toute nature, les uns brisés, les autres salis seulement, les autres montés là on ne sait pourquoi, parce qu’ils ne plaisaient plus, parce qu’ils avaient été remplacés. Elle apercevait mille bibelots connus jadis, et disparus tout à coup sans qu’elle eût songé, des riens qu’elle avait maniés, ces vieux petits objets insignifiants qui avaient traîné quinze ans à côté d’elle, qu’elle avait vus chaque jour sans les remarquer et qui, tout à coup, retrouvés là, dans ce grenier à côté d’autres plus anciens dont elle se rappelait parfaitement les places aux premiers temps de son arrivée, prenaient une importance soudaine de témoins oubliés, d’amis retrouvés. Ils lui faisaient l’effet de ces gens qu’on a fréquentés longtemps sans qu’ils se soient jamais révélés et qui soudain, un soir à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter toute leur âme qu’on ne soupçonnait pas. Elle allait de l’un à l’autre avec des secousses au coeur se disant : “tiens, c’est moi qui ai fêlé cette tasse de Chine, un soir quelques jours avant mon mariage. – Ah ! voici la petite lanterne de mère et la canne que petit père a cassée en voulant ouvrir la barrière dont le bois était gonflé par la pluie. ” Il y avait aussi là-dedans beaucoup de choses qu’elle ne connaissait pas, qui ne lui rappelaient rien, venues de ses grands-parents, ou de ses arrière-grands-parents, de ces choses poudreuses qui ont l’air exilées dans un temps qui n’est plus le leur et qui semblent tristes de leur abandon, dont personne ne sait l’histoire, les aventures, personne n’ayant vu ceux qui les ont choisies, achetées, possédées, aimées, personne n’ayant connu les mains qui les maniaient familièrement et les yeux qui les regardaient avec plaisir Jeanne les touchait, les retournait, marquant ses doigts dans la poussière accumulée ; et elle demeurait là au milieu de ces vieilleries, sous le jour terne qui tombait par quelques petits carreaux de verre encastrés dans la toiture. Elle examinait minutieusement des chaises à trois pieds, cherchant si elles ne lui rappelaient rien, une bassinoire en cuivre, une chaufferette défoncée qu’elle croyait reconnaître et un tas d’ustensiles de ménage hors de service.
Puis elle fit un lot de ce qu’elle voulait emporter et, redescendant, elle envoya Rosalie le chercher. La bonne indignée refusait de descendre “ ces saletés ”.
»
Ce samedi-ci, les deux allées qui bordent le pré commun, regorgent de ces « saletés ». Il y a même, sous les platanes, une cohorte de « rossignols » qui ont fait fuir les tourterelles apeurées par tant de brouhaha.

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Ici, deux attendrissantes souris sont descendues de leur grenier. Visiblement ravies de participer à la fête et ne manquant pas d’humour, elles transportent un sac de mousse d’où surgit une plante de l’espèce des … myosuroides (en forme de queue de souris).
Là, deux canetons en plâtre avec leur maman cane attendent l’éclosion des « petits rejetons ». L’incubation dure en principe 35 jours mais cette touchante scène familiale n’émeut guère les visiteurs puisqu’elle était déjà à vendre l’année précédente.
Palmipèdes story ! À quelques mètres de là, des colverts pivotent sur un tourniquet en attendant de se faire canarder par les flèches des gamins. C’est peut-être ainsi que naissent des passions de chasseurs.

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Un couple de pigeons se livrent à une parade nuptiale. Inséparables sur leur socle en porcelaine, ils semblent avoir compris la morale sous-jacente de la fable.

« Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre :
L’un d’eux, s’ennuyant au logis,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence est le plus grand des maux… »

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Une moule en porcelaine, qu’y a-t-il à l’intérieur d’une moule, qu’est-ce qu’on y voit quand elle est ouverte ? Des poissons et des coraux multicolores ! Et Charles Trenet aurait vu « mille soleils, tous à tes yeux bleus pareils, et briller la mer, et dans l’espace d’un éclair, un voilier noir qui chavire ».
Comme pour certains nanars cinématographiques, je me réjouis de ces objets d’un goût plus qu’incertain même si je ne voudrais en aucune façon les voir trôner à l’entrée de mon appartement ou sur un meuble de mon salon.
Je me souviens que du temps où je m’appelais Jeanmi et que j’étais beau et con à la fois (!), un copain malicieux m’avait offert un de ces horribles canevas avec un cerf à l’affût dans un sous-bois aux couleurs automnales ! Il le tenait d’une autre connaissance, à charge d’accepter qu’il soit accroché à son domicile pendant une durée minimale de six mois et de mettre ses coordonnées au verso. Vous devinez que devant tant d’humour, je n’ai pas brisé la chaîne et l’oeuvre fit tapisserie à mon domicile plus d’un semestre avant d’émigrer dans un bourg auvergnat.

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Il me faut vous décrire aussi le cadeau de départ à la retraite de cet oncle dont j’ai parlé dans le billet Mon Oncle et mon oncle du 19 mai 2009. En reconnaissance de ses cours du soir dispensés au centre de formation et d’apprentissage d’adultes, ses collègues lui offrirent une boîte à musique en porcelaine. Quand on l’activait, elle jouait La vie en rose tandis qu’un pochtron hirsute et hilare, brandissant une fiole de calvados, tournait sur son socle !!! Le mauvais goût élevé au rang de la vulgarité voire l’insolence ! Car je suis loin d’être persuadé que ce fut de l’humour … ou alors au vingtième degré ! Ce qui est certain, c’est que, sans doute par respect, mon cher tonton conserva l’œuvre d’art douteuse dans la cage d’escalier de son pavillon et qu’il eut la délicatesse de ne pas l’inclure dans mon héritage !
Cela me rappelle le pot d’adieu de Monsieur René chanté par Bénabar :

« ...Les collègues ont fait la quête, offrent une sacoche en cuir
Le patron voulait faire un geste, c’est une boîte de cigares
René ne fume plus depuis dix ans mais remercie quand même
Sur un bureau des gobelets en plastique et une quiche lorraine
Monsieur René aura tout le temps de faire ce qu’il pouvait pas avant
Bricoler, ranger le garage ... »

Il est un autre oncle que j’avais associé au mien dans mon billet, c’est le héros du savoureux film éponyme de Jacques Tati. Et justement, dans Trafic, pamphlet prémonitoire contre l’absurdité de la civilisation de l’automobile, le génial cinéaste trop souvent incompris, avait inventé un gag avec un de ces bibelots improbables que l’on ne peut dénicher que dans un vide-grenier. Dans la file d’attente d’une station-service sur l’autoroute du Nord, peut-être en récompense de sa patience, un automobiliste recevait un buste en polystyrène trop volumineux pour passer par la vitre. Imaginez l’embarras du conducteur, les bras encombrés à l’extérieur, ne pouvant ni tenir le volant, ni ouvrir la portière ! Je souris toujours à cette scène cocasse d’autant que l’heureux gagnant, filmé à son insu, était un de mes amis et que c’est moi qui lui appris la supercherie, quelques années plus tard. Ou quand la fiction dépasse la télé-réalité de papa et la fameuse Caméra invisible des frères Rouland et de Jacques Legras!
Je me moque peu charitablement mais, nul n’est parfait ; ainsi, je possède au fond d’un buffet, quelques pièces de vaisselle en grés et en porcelaine à motifs fleuris(avec le nom savant de la plante quand même !) offertes par les sociétés BP et Mobil avant qu’elles n’invitent leurs résidus d’hydrocarbures dans nos assiettes.

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Au chapitre du bestiaire, c’est maintenant « le chien à la queue coupée », une encombrante sculpture dont l’originalité anatomique provient plus de la maladresse du propriétaire que du talent de l’artiste. Son vendeur, un habitant du village de l’autre côté du pont, est connu à la ronde surtout par son sobriquet de Tournez manège, depuis qu’il eût participé, il y a une quinzaine d’années, à cette autre émission culte de la télévision. Personnage haut en couleurs, il me semble qu’il n’a toujours pas trouvé l’âme sœur. Les troisièmes mi-temps commencent parfois tôt au pays du rugby, et en cette fin de matinée, il me découpe une succulente tranche de jambon du pays accompagnée d’une eau-de-vie de poire très parfumée. Excusez ces digressions mais la convivialité et le plaisir des rencontres font aussi le charme de la chine.
J’avoue n’avoir jamais trop compris les processus psychologiques qui animent les créateurs et les acquéreurs de ces objets kitsch se disputant la palme du plus laid, du plus lourdingue, du plus insignifiant, du plus prétentieux. Un vrai festival du mauvais goût mais comme dit l’autre, il y a un public pour cela.

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Une pile d’anciens numéros du magazine Historia attire mon regard. L’un d’eux avec en couverture la resplendissante Marina Vlady, propose un dossier sur la Princesse de Clèves dont on n’a jamais autant parlé depuis que notre président l’a karcherisée. Et pour preuve de sa perspicacité, un remarquable documentaire Nous, Princesses de Clèves, relate comment, dans le cadre d’un atelier animé par deux professeurs ne doutant pas de la soif de connaissance des jeunes générations, des élèves du lycée Denis Diderot, dans les quartiers nord de Marseille, s’emparent du chef-d’oeuvre de Mme de Lafayette. La comtesse, née Marie-Madeleine Pioche de la Vergne, doit sourire d’être devenue un emblème de la résistance culturelle.
S’il est un écrivain qui éprouve une profonde nostalgie du grenier, c’est Pierre-Jean de Béranger, un poète chansonnier du dix-neuvième siècle qui connut un énorme succès.

« Je viens revoir l’asile où ma jeunesse
De la misère a subi les leçons.

J’avais vingt-ans, une folle maîtresse,

De francs amis et l’amour des chansons.

Bravant le monde et les sots et les sages,

Sans avenir, riche de mon printemps,

Leste et joyeux je montais six étages.

Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !

C’est un grenier, point ne veux qu’on l’ignore.
Là fut mon lit bien chétif et bien dur ;
Là fut ma table ; et je retrouve encore
Trois pieds d’un vers charbonnés sur le mur.
Apparaissez, plaisirs de mon bel âge,
Que d’un coup d’aile a fustigés le Temps.
Vingt fois pour vous j’ai mis ma montre en gage.
Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans !… »

Jean-Louis Murat dans son opus 1829, reprit des textes de ce chansonnier rebelle de l’époque napoléonienne. Et peu de temps avant, après avoir déniché sur le marché aux puces de Clermont-Ferrand, une édition d’époque des œuvres complètes de Madame Deshoulières, il avait chanté avec Isabelle Huppert quelques unes des pop songs salonnardes qu’elle écrivait pour le Roi Soleil. Comme quoi de beaux projets peuvent naître de la chine !
C’est sur le pavé des Puces, place du Jeu de Balle, à Bruxelles qu’une lectrice d’outre Quiévrain trouva une photo rare de Jacques Anquetil qui inspira deux de mes billets (lire Une photo, vieille photo de ma jeunesse des 1er et 15 octobre 2009).
À défaut, aujourd’hui, il y a un vieux vélo de course de la marque Roger Rivière, du nom du rival déclaré de l’idole de ma jeunesse, avant que sa carrière ne s’achevât dramatiquement au fond d’un ravin du col du Perjuret (voir article du 23 juin 2009 Causses toujours ! Du Méjean à l’Aigoual).
Je fouine parmi les cartons de bouquins à la recherche hypothétique de L’œil du lapin de Cavanna qui échappa à mon attention à sa sortie. Cavanna y raconte son enfance et son adolescence depuis la maternelle jusqu’à la « Supé ». S’il cligne lors de vos déambulations, pensez à moi !
Faute de place, je me suis débarrassé de beaucoup de livres qu’avaient accumulés mes parents au fond de leur grenier. Je les ai souvent offerts à des bibliothèques municipales peu argentées. Puissent-ils donner le goût de la lecture à certains enfants comme je l’acquis à leur âge dans ma caverne d’Ali Baba.
Je soulève un tas de revues sportives couleur sépia. L’an dernier, j’avais acheté à destination de mon beau-frère héraultais d’adoption, un Miroir des sports de mai 1929 consacré à la finale de la Coupe de France de football opposant les frères ennemis, le Sporting Olympique de Montpellier et « l’invincible Football « Club de Sète dont un regretté oncle me contait les exploits au temps où il m’emmenait au stade des Métairies.

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Cette fois, pour un euro, je me procure un numéro de septembre 1935. Les congés payés n’existent pas encore mais la foule endimanchée, en casquettes et canotiers, s’est amassée dans la côte de Châteaufort, en vallée de Chevreuse pour encourager Antonin Magne lors du Grand Prix des Nations contre la montre. Image de la « belle époque » du cyclisme avec ce tacot à manivelle prêt à dépanner le coureur en cas d’incident technique !
Malgré le retour à la mode des disques vinyle, je constate que les vieux microsillons de ma jeunesse avec leurs superbes pochettes ne sont guère côtés en bourse. Cela ne m’incite nullement à proposer à la vente ma collection des originaux de Jacques Brel bien qu’on m’ait offert l’intégrale en CD lors de mon départ de l’Institut Universitaire de Formation des Maîtres.
J’admets par contre qu’un vendeur puisse se séparer des œuvres de Danyel Gérard. Rappelez-vous de ce chanteur de l’époque yéyé dont Coluche disait avec férocité que dans son choix entre le chapeau et le talent de Bob Dylan, il avait préféré le galure !
N’empêche que si son petit Gonzalès et sa Butterfly m’exaspérèrent …

 

« De tous côtés, on n’entend plus que ça
Un air nouveau qui nous vient de là-bas
Un air nouveau qui vous fait du dégât
Et comme moi, il vous prendra

C’est une danse au rythme merveilleux
A danser seul, à quatre, ou bien à deux
Pas besoin de regard dans les yeux
Y’a simplement qu’à être heureux

Un pied devant et les deux mains fermées
Légèrement penché sur le côté
Sans oublier aussi de pivoter
Encore un effort, vous l’avez
Voilà, c’est ça,
Oui, comme ça… »

…. Avec lui, nous y vînmes tous au twist !

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Une rangée de fauteuils attend (fessier) preneur, celui de Monsieur René pour sa paisible retraite ?
C’est tout un inventaire transgénérationnel à la Prévert qui se récite devant mes yeux : des cages avec la porte ouverte pour que le poète fasse le portrait d’un oiseau (!), des jeux de play-stations, une machine à écrire, des lampes de chevet, des cartes postales, un ordinateur du paléolithique numérique, des publicités anciennes de spiritueux, une clarinette, un ballon du bon temps du rugby des champs et des villages, une raquette de tennis de l’époque des Mousquetaires (Lacoste et Borotra, pas d’Artagnan et Porthos !) ; quant aux ratons (laveurs), ils grignotent tranquillement dans les greniers !

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L’ancien forgeron du village (voir billets du 18 juin 2008 et 3 février 2011), toujours aussi curieux de la vie à quatre-vingt- dix ans sonnés depuis mars, est fier de son achat, un globe terrestre, lui qui ne voyait jusqu’alors la planète qu’à plat dans les atlas. Peu importe si l’ampoule ne fonctionne pas, la lumière est dans ses yeux. Ainsi, quand le XV de France s’envolera en septembre prochain, pour la Coupe du Monde en Nouvelle-Zélande, il comprendra de visu ce que signifie partir aux antipodes !
Jean Martres, c’est son nom, ferait le bonheur aujourd’hui des brocanteurs professionnels s’il n’avait pas donné aux uns et aux autres, ses outils de maréchal-ferrant qui peuplaient son atelier.

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Sur le bitume de la route, deux jougs rappellent le temps pas si lointain où bœufs et chevaux tiraient les attelages. À compter aussi tous les pots en grès émaillé qui servaient à conserver la viande au sel, on devine qu’on ne tue (presque) plus le cochon au village. En quelques coups d’œil, c’est un tableau d’une France agricole d’avant-guerre que l’on peut brosser à travers ces objets.
Tiens, un tableau de Van Gogh, enfin … une copie de copie de copie évidemment. Quoique des trésors artistiques finissent au musée après avoir sommeillé parfois des dizaines d’années, au fond des greniers, à l’insu des occupants des lieux. La légende dit que le peintre ne vendit qu’une seule toile de son vivant. Cela me donne envie de retourner en juin, quand les blés seront mûrs, du côté de Chaponval et Auvers-sur-Oise, sur les traces du génial Vincent.

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Je devrais être réfractaire au stand voisin puisqu’il s’adresse aux amoureux du repassage. En effet, un « pressophile » passionné ou collectionneur de fers à repasser propose quelques-unes de ses plus belles pièces. J’en ai deux chez moi qui serrent une bible du dix-huitième siècle, héritée de mon oncle ; c’est tout de même mieux que la boîte à musique !

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Des doudous orphelins espèrent que des bambins flashent sur eux pour leur offrir un réconfort affectueux à l’heure de la tournée du marchand de sable. Je connais une petite fille de douze ans qui n’est pas encore prête à se séparer des siens. Quitte à ce que ses chers aïeux soient la risée des automobilistes quand ils transportent un volumineux nounours, sur la banquette arrière !
Nul besoin d’exercer un trafic sordide de bébés en Ukraine, deux charmants baigneurs attendent ici leurs nouveaux parents adoptifs.

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Les enfants participent de plus en plus souvent aux vide-greniers. Certains leur sont même exclusivement réservés ou permettent de financer des sorties scolaires. C’est aussi l’aubaine pour eux de récolter quelques euros qui contribueront à l’achat d’un nouvel objet ! C’est l’occasion aussi de jouer à la marchande « pour de vrai » et d’apprécier la valeur des choses. Néophytes de l’économie de marché, ils ne se laissent pas trop fléchir sur les prix affichés. Certains de ces bric-à-brac prétendent aussi à une éducation citoyenne en incitant au troc ou au recyclage.
La plus ancienne de ces manifestations est la braderie de Lille qui attire, chaque année, plusieurs millions de visiteurs. Son origine remonte au XIIe siècle avec la franche foire à l’Assomption. Mais elle ne prend la forme du vide-grenier actuel qu’au XVIe siècle lorsque les domestiques lillois obtiennent le droit de vendre, entre le lever et le coucher du soleil, les vieux vêtements et objets usagers de leurs patrons.
Les marchés aux puces tirent leur nom du fait qu’il s’agissait essentiellement de vente de chiffons et vêtements usagés, et que les puces étaient le symbole de la pauvreté.
On constate la répugnance que montrèrent longtemps les gens riches vis-à-vis de l’objet d’occasion. Ce n’est plus vrai aujourd’hui et, signe des temps, avec la baisse du pouvoir d’achat, les vide-greniers connaissent un véritable engouement et attirent toutes les classes sociales. Des affiches les annonçant, foisonnent dans nos campagnes, au printemps ou à l’automne.
Dans le petit village d’Ariège, les maîtres mots sont la convivialité et l’esprit festif que les organisateurs y attachent. Vendeurs et acheteurs sont heureux, les premiers de se débarrasser d’objets devenus, au fil du temps, inutiles et encombrants, les seconds d’avoir fait une bonne affaire, et tous de partager à midi sur le pré commun, un savoureux poulet au curry préparé par le comité des fêtes.
Tout au long de la journée, pour le plaisir des petits et aussi des grands, les Vikings s’adonnent à des initiations à la pratique des armes et des démonstrations de combat. Pendant quelques instants, on peut s’imaginer en Einar et Erik alias Kirk Douglas et Tony Curtis, rejouant la fameuse scène finale du film de Richard Fleischer, tournée en haut du donjon du fort la Latte, au cap Fréhel. Bien que normand, je n’eus pas recours à une telle mise en scène pour séduire, il y a une trentaine d’années, une enfant du village !
Avec le chaud soleil qui s’est invité à la fête, on peut trinquer au choix à la buvette ou … plus tendance encore, avec les jolies cornes à boire vikings.

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Savez-vous que mon nom désignait la corne de bovin, attachée à la ceinture, où l’on glissait la pierre à affûter la faux à la période de la fenaison ?
J’ai un rapport compliqué au grenier. Toujours réticent à me séparer d’un objet ou d’un document et avide de m’en procurer de nouveaux, je suis plus enclin à le remplir qu’à le vider. Pour des raisons affectives bien compréhensibles, ce fut une vraie souffrance de trier celui de mes parents quand nous vendîmes après leur décès, la maison familiale. La destination de chaque chose même insignifiante posait un dilemme tant j’avais l’impression de bafouer leur mémoire, en la jetant. Comment me débarrasser brutalement de milliers de feuilles remplies de préparations de cours, témoignages admirables de la conscience professionnelle et de la valeur de ces enseignants ? Comment mettre au rebut des cartons à chaussures pleins de cartes postales envoyées de tous les coins du monde, par des amis et aussi d’anciens élèves éternellement reconnaissants ? Et mille autres choses encore et autant de crève-cœur…
Il n’empêche que j’aime flâner de temps en temps dans les vide-greniers de ma douce France pour une véritable leçon d’histoire sociologique. Si l’on prend la peine d’observer tous ces vieux bibelots, outils ou papiers, avec un peu d’imagination, on peut reconstituer ou ressusciter des pans de vie de nos aïeux, « un souvenir qui me poursuit sans cesse, le cher visage de mon passé ».

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 15 mai, 2011 |1 Commentaire »

La vie de château des Montespan!

Depuis une trentaine d’années que je fréquente le coin, j’ai souvent entrevu les vestiges du château de Montespan, à l’occasion d’approvisionnements en alcools et tabac à la frontière espagnole proche ou lors de mes échappées en vélo vers les « cols buissonniers » des Pyrénées (voir billet du 3 avril 2008). Il a fallu que je me délecte du savoureux ouvrage Le Montespan écrit par Jean Teulé pour que je daigne enfin me rendre au pied des ruines médiévales.

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Á quatre-vingt-dix kilomètres au sud de Toulouse, à une quinzaine de la ferme familiale sise dans le premier village d’Ariège, Montespan s’agrippe à l’un des coteaux dominant la rive droite de la Garonne. Nous sommes ici dans le département de la Haute-Garonne, dans la région du Comminges réputée pour son élevage de veaux sous la mère. Par vent d’Ouest, annonciateur de pluies, une odeur désagréable de petits pois provenant de l’usine de cellulose de Saint-Gaudens, agresse les narines. Heureusement, le soleil se montre plutôt généreux ici. Á un vol de palombes, la chaîne des Pyrénées s’étend majestueusement au sud. Au-delà, c’est l’Espagne.
Á sa construction, au XIIe siècle, le château se résume à un donjon non habité dont la fonction de défense passive marque localement le pouvoir féodal du seigneur sur son territoire. La première occupation résidentielle date du XIIIe siècle avec l’édification d’une enceinte pour protéger la tour.

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Montespan tient son nom d’une déformation de Mont d’Espagne, nom de famille de seigneurs qui s’y installèrent à cette époque. Quoique irrité par la récente actualité à la cour d’Angleterre, j’endosse le costume de Stéphane Bern (celui de Léon Zitrone me siérait sans doute mieux vu ma corpulence !) pour vous livrer quelques litanies généalogiques. « Point de vue et images du Comminges » pour parodier le magazine des grands de ce monde que je feuilletais autrefois chez le coiffeur !
Par le mariage, en 1236, de Grise d’Espagne avec Roger III vicomte du Couserans, la famille d’Espagne, modestes féodaux originaires de la vallée du Louron dans les Hautes-Pyrénées, entra dans la famille des comtes du Comminges et vicomtes du Couserans. Leur fils Arnaud, après avoir épousé Philippa de Foix en 1264, créa en 1272 la Bastide du Mont-Royal (aujourd’hui Montréjeau) en paréage avec le roi de France, avant de partager en 1308 l’héritage commun au profit de son troisième fils Arnaud seigneur de Montespan. Celui-ci s’appela alors d’Espagne, du nom de sa grand-mère, s’installa à Montespan et fondit la maison des barons d’Espagne de Montespan, branche cadette des comtes du Comminges.
« Clef de France », le château occupait une position stratégique, veillant à la sécurité des passages du Couserans vers l’Espagne. Au delà de leur rôle de « gardiens des frontières », les barons d’Espagne fournirent à la couronne de France, toute une lignée de vaillants guerriers et des grands dignitaires ecclésiastiques et civils. Au XIVe siècle, cette famille figurait aux premiers rangs de la noblesse pyrénéenne et menait une vie fastueuse. La vétusté de la résidence de Montespan la décida à émigrer vers le château d’Ausson plus confortable.
En 1555, avec Roger IV, mort sans enfant légitime, s’éteignit la première lignée de la maison des barons d’Espagne-Montespan. Par le mariage de Paule d’Espagne, sœur aînée de Roger IV, avec Antoine de Pardaillan de Gondrin, la baronnie d’Espagne-Montespan entra dans la maison des Pardaillan de Gondrin. En 1612, les terres de la baronnie furent érigées en marquisat par Louis XIII.
Sans certitude sur la vérité historique, je ne donnerai pas ma main à trancher par son épée, mais ce serait dans la seconde moitié du XVIe siècle que vécut le chevalier de Pardaillan dont les prouesses firent les choux gras du cinéaste Bernard Borderie. Dans ma jeunesse, quelques années avant sa série sur la Marquise des Anges, il commit deux nanars de cape et d’épée Le chevalier de Pardaillan et Hardi ! Pardaillan que je vis évidemment au cinéma jouxtant la maison familiale. Ne soyez pas surpris que dans ses démêlés avec l’infâme duc de Guise interprété par l’inquiétant Jean Topart, je préférais au ténébreux chevalier, les décolletés plongeants et la chute de reins de ses conquêtes, les blondes (à l’écran du moins) et sensuelles Michèle Grellier et Valérie Lagrange. À l’époque, comme le chanta plus tard le groupe Il était une fois, beaucoup de draps ont dû rêver d’elles ! La belle Valérie avait fait ses débuts au cinéma, peu avant, en jouant la fille de Bourvil dans La Jument verte. Mais, en ce temps-là, ma bonne dame, les parents veillaient à l’éducation de leurs rejetons et les miens m’avaient privé de l’adaptation du licencieux roman de Marcel Aymé ! Heureusement, les éditions Filipacchi, outre de publier Salut les copains, éditaient aussi Lui, un magazine libertin dans lequel je pus connaître discrètement tout de l’anatomie de la jeune et séduisante actrice.
Le temps de vous confier mes états d’âme d’adolescent boutonneux, à défaut d’atteindre le septième ciel, j’ai gravi la large allée herbue du bois Delpech qui mène aux vestiges castraux au sommet du tertre dominant le village.

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Là-haut, une lice en corde délimite un périmètre de sécurité qu’il est déconseillé de franchir. Il est vrai que les ruines les moins anciennes sont tout de même vieilles de près de six siècles. Au premier regard, malgré l’absence de restauration, elles en imposent encore avec la tour carrée qui surgit fièrement en arrière-plan de hauts murs crénelés. Je longe les quelques lambeaux qui subsistent de la grande enceinte extérieure, flanquée autrefois de plusieurs tours rondes ouvertes sur le dedans du château.

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Dans mon concentré de saga historique, je me retrouve le samedi 20 janvier 1663, vers onze heures du soir. C’est là que Jean Teulé situe le début de son roman Le Montespan. Ce pourrait être, comme le chante Francis Cabrel, une histoire ordinaire où l’on est tout simplement un samedi soir sur la terre, un fait divers comme on en voit de nos jours, chaque week-end, à la sortie d’une discothèque : deux bandes rivales de jeunes qui s’insultent avant d’en venir aux mains voire aux armes. Sauf qu’en la circonstance, cela se déroule à la sortie du Palais Royal où Monsieur, le frère du roi, donne un grand bal et que les huit auteurs de ce tapage nocturne sont de la « haute ». Adrien Blaise de Talleyrand, prince de Chalais se prend de querelle avec monsieur de La Frette. Même dans l’insulte, on a du talent à l’époque et, en lieu et place du vulgaire « sale pédé » de maintenant, on profère des expressions autrement fleuries : « Comme Monsieur, tu préfères le damoiseau à la caillette » ou le savoureux « Tu vas à Naples sans passer par les ponts » ! Ça donnerait presque envie d’être traité de sodomite !
Il semblerait que selon certaines sources (non sans fondement !), il y ait une confusion entre ponts et monts mais le mal de Naples était une maladie vénérienne, ainsi nommée parce que les Français l’avaient rapportée de l’expédition faite dans le royaume de Naples sous Charles VIII, à la fin du XVe siècle. On employait, aussi, parfois l’expression aller en Bavière lorsqu’on contractait la syphilis. Au moins, dans l’invective, on acquérait quelques rudiments de géographie !
Suite à quelques échanges de soufflets, les huit jeunes emperruqués se donnent rendez-vous sur le pré, le lendemain matin, bien que les duels fussent interdits depuis l’édit du cardinal de Richelieu en date du 2 juin 1626, prévoyant la peine de mort aux contrevenants. Au cours de l’affrontement, le marquis d’Antin, frère du marquis de Montespan, Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, trouve la mort. Quant à Louis-Alexandre de la Trémoille, duc de Noimoutier, blessé, il n’a d’autre ressource que de s’enfuir sur le champ au Portugal alors qu’il doit épouser, une semaine plus tard, la bientôt célèbre, Françoise Athénaïs de Rochechouart de Mortemart. Soyez patient, dans huit jours, vous m’avouerez que vous ne connaissez qu’elle … ou comment un coup d’épée devient un coup de foudre !
Le lendemain du duel, Gabriel Nicolas de La Reynie, lieutenant général de police de Paris, en comparaison duquel l’ex-ministre Hortefeux semble un agneau ( !), fait décapiter six des sept rescapés du combat avant d’écouter, au palais de justice du Châtelet, les lamentations du marquis de Montespan qui a perdu son frère, et de la belle Françoise qui n’a plus de futur mari.
« – C’est d’autant plus rageant que lorsqu’on m’a annoncé la nouvelle, rue Saint-Honoré, j’essayais ma robe de mariée. Je ne sais plus ce que je vais en faire.
- Ce serait dommage qu’elle s’abîme… Moi, je dis ça,
s’embrouille le marquis, c’est surtout par rapport aux mites. C’est vrai, parfois, on range des habits neufs dans les coffres et plus tard, quand on les déplie, ils sont mangés, troués par les larves.
- Seriez-vous en train de me dire que vous … ?
- Comme on aime qu’une fois dans une vie.
»
C’est ainsi que, le dimanche 28 janvier 1663, Françoise de Rochechouart de Mortemart dite mademoiselle de Tonnay-Charente devient … madame de Montespan !
« Ils se sont bien trouvés ces deux-là » pense intérieurement le cocher du carrosse vert pomme des Montespan.

« À l’arrière des berlines
on devine
des monarques et leurs figurines
juste une paire de demi-dieux
livrés à eux
ils font des petits
ils font des envieux... »

Tout va très bien pour la nouvelle marquise qui n’a pas attendu Alain Bashung pour oser ! « Teint de lait, les yeux verts des mers du Sud, boucles blondes à la paysanne », elle a vite fait pour les beaux yeux (pas uniquement !) de son époux, de soulever sous sa robe, les trois jupes légères nommées modeste, friponne et … secrète.
Jean Teulé, voyeur à la plume truculente, nous régale d’un voyage au château de Saint-Germain-en-Laye (Versailles n’est pas achevé) à l’occasion duquel les ornières de la chaussée empierrée n’expliquent pas les cahots du carrosse. D’autant plus que la berline bringuebale à l’arrêt ! Sous la nuit étoilée, le marquis prend la marquise, agenouillée le long de la banquette, la joue plaquée à la vitre d’une portière, regardant la fête royale du haut du vallon. Des gondoles glissent sur les eaux des bassins, des nymphes en sortent ; des lions, des tigres et des éléphants déambulent dans les allées éclairées de flambeaux. C’est beau comme du Lully dont des musiciens jouent la dernière composition. Un peu plus tard, c’est la tête à l’envers que la marquise contemple en contrebas les agapes royales aux six cents invités. Puis affamée par l’amour joyeux, elle suggère de souper à l’Écu de France, un relais de poste, sur le chemin du retour. Au menu, que des plats qui lui étaient défendus lorsqu’elle était jeune fille au couvent : huîtres, haricots rouges dits « vénériques », asperges, des aliments qui poussent à la luxure ! Prenez des notes pour de futurs repas plus que parfaits !
Les effets aphrodisiaques semblent incontestables et, en direction de Paris, le carrosse des Montespan est sujet encore à de violentes secousses. Insatiable, La chevauche Le avec frénésie. « La marquise serre les cuisses pour empêcher la sortie du membre viril. Louis-Henri la retient de toutes ses forces, de tout son cœur :- Agrippe-toi à moi sinon je vais déconner !» À l’époque, le terme de con ne possède aucunement le sens injurieux qu’on lui connaît aujourd’hui. Nullement vulgaire, il désigne alors le sexe de la femme, celui-là même qu’utilisa Louis Aragon pour son roman Le con d’Irène. Imaginez qu’il ait perduré, nous n’aurions jamais connu au théâtre Le dîner de cons ou alors, il se fut agi d’une soirée échangiste !!!

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À ce point du roman, tandis que je fais le tour du château, je tiens à vous rassurer sur ma santé mentale. Les apparences sont trompeuses, je trempe toujours ma plume dans l’encre violette et non dans le stupre. C’est là tout le talent de Jean Teulé d’entrer ainsi dans la peau de ses héros. Il m’avait déjà séduit dans son voyage en poésie en endossant les haillons magnifiques de François Villon. Ici, pour mieux nous les faire connaître, il n’hésite pas à décrire l’amour fou de deux êtres parfois à travers quelques situations scabreuses. Ce n’est nullement salace. Au contraire, la truculence toute rabelaisienne de l’auteur rend l’amour joyeux et réjouissant. L’Histoire de France est parfois une histoire galante, vous en aurez quelques preuves bientôt.
C’est bien joli tout cela mais on ne peut pas vivre indéfiniment d’amour et d’eau fraîche, notamment dans le couple Montespan où la situation matérielle est presque aussi précaire que « leur » demeure féodale aujourd’hui. Criblé de dettes, peu considéré en cour car autrefois les Pardaillan de Gondrin ont un peu frondé, Louis-Henri envisage de servir aux armées, de verser l’impôt du sang et de devenir capitaine d’une compagnie de piquiers. Ce sera la manière la plus glorieuse d’amnistier les fautes de sa famille auprès de Louis XIV.
Et malgré l’interdiction par Françoise de mettre sur un champ de bataille ne serait-ce qu’un seul de « ses pieds charmants », il s’engage et équipe une troupe pour mater la rébellion de la cité lorraine de Marsal contre le pouvoir royal. Même si Charles Le Brun glorifia la reddition de Marsal en faisant tisser une tapisserie aux Gobelins, il n’y eut jamais de bataille car le marquis d’Haraucourt capitula sans combattre et usurpation, et le roi ne se rendit même jamais dans la cité du sel. Pauvre Louis-Henri ! Il rentre au domicile conjugal, « la queue basse de son cheval entre les pattes arrière », avec douze mille livres tournois de dettes supplémentaires. Françoise possède les arguments pour le consoler :
- Je suis allée voir une devineresse
- Tu crois en ces gens-là ?
- Pas toi ?
- Moi, je ne crois qu’en toi.
- Ce sera un garçon !

En fait, c’est une fille Marie-Christine, tout le portrait de son père, qui naît ! Pendant la presque villégiature de son mari en Lorraine, Athénaïs (c’est plus classe que Françoise), à défaut de madame Soleil, a vu le roi Soleil ! Enfin presque … en allant voir le chantier du nouveau palais à Versailles, elle a rencontré Louise de La Vallière, la favorite de Sa Majesté, qui lui a proposé de danser devant la cour dans un ballet de Benserade, Hercule amoureux. Les premiers nuages, encore anodins, apparaissent chez les Montespan. Le soleil déchirant le manteau de nuages me permet de faire quelques photographies plus lumineuses du château de Montespan !

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Lors du déplacement à Versailles, Vivonne, le frère de Françoise, a acheté une charge militaire pour la campagne contre les Barbaresques, ces pirates turcs qui, avec la bénédiction de l’Empire ottoman, pillent les navires marchands en Méditerranée, réduisent à l’esclavage les chrétiens à bord et prennent les femmes pour leurs harems. Cela donne l’idée à Louis-Henri d’embarquer sur un vaisseau de la Royale.
Cela lui donne aussi d’autres idées plus coquines et il se lance dans un cours de géographie et de stratégie militaire sur le corps de son épouse :
« - Les armées de Sa Majesté devront prendre et fortifier un petit port kabyle, Gigeri, qui ressemble à ton ventre. À l’arrière, comme tes seins, les pics arides de la Montagne Sèche s’étagent doucement jusqu’à la mer.
Puis sous le sternum de sa belle, d’un pouce, il trace le contour arrondi de ses côtes flottantes :
- Gigeri marque l’entrée d’un golfe, petit mais profond, l’anse aux Galères.
Louis-Henri se glisse entre les jambes de sa femme puis, tête entre les genoux, il remonte le long des cuisses :
- Nous arriverons par là … »

Je vous laisse imaginer la suite sauf que … Athénaïs bloque le front de son mari avec ses paumes et pour l’informer du passage périodique de dame Nature, lui murmure magnifiquement : « Le cardinal loge à la motte » ! Reconnaissez chères lectrices que, littérairement parlant, sa répartie vaut toutes les migraines du monde !
Cette fois, le Gascon montre sa vaillance en Kabylie. Il sauve le chevalier de Saint-Germain, très proche du roi, qui lui promet de dire son héroïsme au monarque. Sauf qu’à cause d’une ultime décharge en pleine tête, Saint-Germain meurt dans les bras de Montespan. Pauvre Louis-Henri, une fois encore, il rentre au bercail sans les honneurs. Une fois encore, il découvre son épouse, le ventre arrondi. Ainsi naît Louis-Antoine, tout le portrait de sa maman !
Athénaïs se déplace de plus en plus fréquemment à Saint-Germain-en-Laye, Marly le Roi ou Versailles. Elle apprend que le roi l’a remarquée ; devenir dame d’honneur n’est plus un rêve insensé. Lui aussi, Louis-Henri veut être remarqué par le souverain, en combattant sur les champs de bataille. L’occasion se présente bientôt. En dépit du traité des Pyrénées de 1659 concluant la paix entre les royaumes d’Espagne et de France (suite à la guerre de Trente ans), la veuve de Philippe IV ne veut pas céder la Flandre espagnole revendiquée par Louis XIV dans le cadre de la loi de dévolution.

« Dites-moi donc la belle,
Où donc est votre mari ?  »
« Dites-moi donc la belle,
Où donc est votre mari ?  »
Il est dans la Hollande,
Les Hollandais l’ont pris.

 

Auprès de ma blonde,
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon.
Auprès de ma blonde,
Qu’il fait bon dormir !

 

Il est dans la Hollande
Les Hollandais l’ont pris.
Il est dans la Hollande
Les Hollandais l’ont pris.
« Que donneriez-vous, belle
Pour voir votre mari ? »

 

Je donnerais Versailles
Paris et Saint-Denis
Je donnerais Versailles
Paris et Saint-Denis
Le royaume de mon père
Celui de ma mère aussi
»

Vous connaissez cette chanson populaire depuis mon dernier billet du 26 avril 2011. En la circonstance, l’amour est plus un buisson de roses avec des épines qu’un bouquet de lilas. « La Cour change les meilleurs ». Craignant de ne pouvoir résister aux avances du roi, Athénaïs supplie son époux de l’emmener dans le château familial à proximité de la frontière espagnole où il se prépare à combattre. L’amour rend aveugle, c’est bien connu. Trop confiant, il préfère la savoir au sein des dames d’honneur de la reine. Mal va lui en prendre.
De retour de la guérilla autour de Puigcerda, il retrouve sa femme toujours resplendissante et encore enceinte. Mais il fait vite ses comptes. Parti pour les Pyrénées onze mois plus tôt, cette grossesse avancée ne doit rien à ses œuvres. Bientôt va naître un bâtard du roi. Six autres verront le jour.
Ainsi, Athénaïs ayant supplanté Louise de La Vallière dans le coeur du souverain, devient La Montespan, la favorite de Louis XIV. Quant à Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, à l’insu de son plein gré, il passe à la postérité comme Le Montespan, le plus célèbre cocu de France !
Je suis, à cet instant, à peine à la moitié du roman mais ne comptez pas sur moi pour tout vous dévoiler. Je ne veux pas vous priver de la verve débridée de Jean Teulé enclin à défendre son infortuné héros dans son touchant combat bien trop inégal contre Sa Majesté le Roi Soleil.

« Un voyou m’a volé la femme de ma vie
Il m’a déshonoré, me disent mes amis
Mais j’m'en fous pas mal aujourd’hui
Mais j’m'en fous pas mal car depuis
Chaque nuit
Je m’en vais voir les p’tites femmes de Pigalle
Toutes les nuits j’effeuille les fleurs du mal... »

À la différence de la chanson de Serge Lama, le marquis cornu est cocu mais pas content. « Je veux des crêtes-de-coq, une bonne bléno et le mal français ! » S’il fréquente assidûment les prostituées, c’est pour attraper la syphilis ou la vérole. Puis, « le visage dissimulé derrière un éventail déplié et en robe de catin flamande, il arrive au château de Saint-Germain-en-Laye pour violer Françoise » afin de la contaminer pour qu’elle transmette la maladie au roi.
Risée de la cour, humilié en présence de son rival royal lors la représentation d’Amphitryon, la nouvelle pièce de Molière, il prend pour lui quelques allusions :

 

JUPITER
Un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore ;
Et sans doute il ne peut être que glorieux
De se voir le rival du souverain des dieux

Fou de rage, il retourne à la cour de Saint-Germain-en-Laye. Non dépourvu d’humour, il a fait repeindre en noir son beau carrosse vert pomme et remplacer les quatre plumets aux angles du toit par des andouillers, les ramures de cerf, … comme symbole de la tromperie. Il brise son épée devant le souverain ce qui lui vaut un séjour à la prison d’état de For-l’Evêque près du Pont-Neuf.

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En le libérant, le roi lui commande de partir de Paris dans les vingt-quatre heures et de s’installer sur ses terres de Guyenne jusqu’à nouvel ordre. Il obtempère à condition de partir avec son fils. Il ne met la main, dans un premier temps, que sur un nourrisson monstrueux, fruit des amours défendus du roi et Françoise. Plutôt que de l’emmener, il écrit Hercule au noir de charbon sur le front du bâtard. En souvenir de la dernière scène d’Amphitryon et l’annonce faite qu’Alcmène, amante de Jupiter, accouchera d’Hercule !
Il récupère malgré tout son fils Louis-Antoine, trois ans, déjà marquis d’Antin. C’est en reconnaissance envers lui que le roi baptisera une rue de Paris, la Chaussée d’Antin.
Quelques années plus tard, toujours aussi pugnace et un brin masochiste, Montespan se rendra aux marches du palais de Versailles : « Braquez votre longue-vue sur l’aile de la reine… De l’autre côté, au premier étage, septième fenêtre en partant de la gauche ! » Il n’y a donc pas que le Grand Lever du Roi qui soit public. Rituellement, chaque jour à seize heures, « comme une marionnette mécanique, le Roi Soleil s’arrête dans l’antichambre devant sa maîtresse qui l’attend à genoux, bouche ouverte » ! Et puis, tout naturellement, après cette inflation, pardon cette fellation royale, Sa Majesté entre dans la salle du Conseil où l’attendent ses ministres. On comprend que le marquis ait les boules ! « Ça fait tout de même chier de devoir tout payer avec des pièces à l’effigie de la tête de l’amant de sa femme ! »

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On peut pique-niquer en contemplant les ruines du château de Montespan. Quelques tables en bois sont disposées à cet effet. Dommage qu’il soit interdit d’accéder au donjon carré. D’en haut, les échappées sur les Pyrénées et la vallée de la Garonne, doivent être superbes.
Côté Nord Ouest, légèrement à l’écart, se dresse un haut pan de mur à la silhouette bizarre. Comme coupée en tranche, cette demi-tour cylindrique est le vestige d’un second donjon de défense avancée construit au XVe siècle.
Finalement, toutes ces vieilles pierres m’ont parlé même si elles ignorent quasiment tout de ce que je viens de vous raconter. En effet, la marquise de Montespan ne vint probablement jamais ici. Quant à Louis-Henri de Pardaillan, marquis de Montespan, époux séparé quoique inséparable –c’est ainsi qu’il signait sa correspondance- il n’y séjourna guère, préférant à ce nid d’aigle battu par le vent d’autan, ses demeures de Bonnefont et, dans les dernières années de sa vie (1686 à 1701), de Saint-Elix-le-Château, à une trentaine de kilomètres de là. On dit même qu’il fit appel à Le Nôtre, illustre jardinier de Louis XIV, pour qu’il y crée des jardins à l’anglaise et à la française ainsi qu’un immense parc avec les plus belles espèces d’arbres. Histoire de narguer une dernière fois le roi Soleil ?
Pour s’occuper de ses enfants illégitimes, la marquise volage engagea en 1670 comme gouvernante, Françoise d’Aubigné, veuve du poète Scarron. Il faut croire que le souverain avait un goût prononcé pour les Françoise, la d’Aubigné devint madame de Maintenon, sa nouvelle maîtresse. La Montespan se retira en 1691 à l’abbaye de Fontevrault pour vivre avec la volonté d’expier ses fautes passées. Elle mourut en cure à Bourbon-l’Archambault, en 1707, à 66 ans. Elle souhaitait que son cœur et ses entrailles fussent légués au prieuré de Saint-Menoux. Ainsi furent-ils déposés dans une urne confiée à un homme pour la porter au dit prieuré, à trois lieues de là. Le roman raconte que l’odeur insupportable de l’urne mal scellée dégoûta tellement le berger qu’il ouvrit le récipient et, horrifié, en jeta le contenu dans le fossé. « Des cochons et des chiens se précipitent sur les entrailles. Alors que les porcs dévorent l’estomac et le foie dans l’herbe, les chiens se sauvent avec les boyaux de la marquise, son cœur et ses poumons ». À vous dégoûter à jamais de la charcuterie de pays !

« Marquise, si mon visage
A quelques traits un peu vieux,
Souvenez-vous qu’à mon âge
Vous ne vaudrez guère mieux.
Le temps aux plus belles choses
Se plaît à faire un affront :
Il saura faner vos roses
Comme il a ridé mon front. »

Allez savoir pourquoi, en redescendant au village, me reviennent ces strophes qu’écrivit le vieux Corneille pour les beaux yeux d’une autre marquise, et que Brassens mit en musique.
Les graves historiens qui rédigent les manuels scolaires font de l’Histoire de notre pays un roman parfois fort ennuyeux car ils oublient l’amour. Or, l’amour mène le monde et Jean Teulé nous emmène dans une (souvent) hilarante histoire d’amour qui pourfend quelques idées reçues de la Cour au temps du Roi-Soleil.
Et sur la route des vacances, si vous passez sur l’A61, entre Saint-Martory et Saint-Gaudens, prenez deux petites heures pour vous promener à Montespan, un paisible village du Comminges qui, outre ses ruines féodales, possède, au détour de ses ruelles, quelques calvaires, chapelles et lavoirs .

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Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 6 mai, 2011 |12 Commentaires »

Voyage au bout de l’Enfer du Nord

Ce week-end, j’ai réalisé enfin un de mes rêves : un voyage au bout de l’Enfer.

Voyage au bout de l'Enfer du Nord dans Coups de coeur vlocouvertureblog

J’imagine déjà votre mine circonspecte : diable, que me passe-t-il par la tête ? Me réjouir de vivre trois jours en enfer alors que des millions de gens, au prix de moult confessions, prières, hosties et cierges (et même de capsules de café Nespresso !), marchandent un très hypothétique paradis éternel, quelle hérésie m’envahit donc ?
Sans doute, faut-il trouver les responsables parmi quelques « braconniers de Dieu » comme Antoine Blondin, Abel Michéa, Pierre Chany, René Fallet, Robert Chapatte, qui me pervertirent avec talent en casant un petit vélo dans ma tête et en peuplant mon imaginaire enfantin de sorcières aux dents vertes, d’hommes au marteau et d’enfers du Nord.
Les plus perspicaces d’entre vous auront compris qu’ils n’échapperont pas, une fois encore, à mes délires « cyclismothymiques » :

« Voici venu le temps des rires et des chants
De Paris à Roubaix, c’est tous les jours le printemps
C’est le pays joyeux des enfants heureux
Des monstres gentils , oui c’est un paradis… »

Voyez, même Casimir m’approuve ! Bref, j’ai arpenté des lieux chargés d’Histoire et notamment, de la merveilleuse histoire de Paris-Roubaix.

parisroubaixblog1 dans Cyclisme

La Reine des Classiques, la Pascale parce qu’elle était autrefois traditionnellement disputée le dimanche de Pâques, l’Enfer du Nord, les qualificatifs abondent pour nommer la doyenne des courses cyclistes professionnelles en France, depuis la suppression de Bordeaux-Paris.
Je vous expliquerai plus loin pourquoi, le 19 avril 1896, 51 coureurs dont 45 professionnels signèrent la feuille de départ au café Gillet près du bois de Boulogne, et s’élancèrent à 5h 22 du matin, de la Porte Maillot pour la première édition de l’épreuve.

aucouturierblog dans Ma Douce France

Pour apaiser les « gens du Nord qui ont dans leurs yeux le bleu qui manque à leur décor » (popopo pas toujours l’ami Enrico, mes photos en sont la preuve !)), il faut préciser que ce sont surtout les intentions, bonnes ou mauvaises, de journalistes lyriques toujours prêts à tomber dans le dithyrambe, qui pavent leur accueillante région.
La course non disputée entre 1915 et 1918 pour cause de première guerre mondiale, est de retour en 1919 dès la fin du conflit. D’anciens coureurs de légende sont morts au combat : Octave Lapize, trois fois victorieux à Roubaix, François Faber, vainqueur en 1913, et Lucien Mazan qui avait pris le pseudonyme de Petit-Breton pour cacher à son père sa pratique du vélo.

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Certaines routes complètement inutilisables en raison de la violence des bombardements obligèrent les organisateurs à modifier l’itinéraire. Et lorsque, Eugène Christophe, le Vieux Gaulois, l’homme à la fourche brisée (voir billet du 4 septembre 2010 Bicyclette, confit et p’tites poupées) reconnut le nouveau parcours, il découvrit un paysage de désolation, des villages en ruines, des chemins éventrés par les obus, et s’exclama alors : « Ici, c’est vraiment l’Enfer du Nord ! » Ainsi naquit la légende qui chatouilla longtemps l’amour-propre de nos amis les Ch’tis. Et vous n’êtes pas sans ignorer que les légendes ont la vie dure…

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Lecteurs de ma génération, vous vous souvenez probablement que dans notre enfance, nos régions septentrionales n’avaient pas l’apanage des chaussées pavées. La rue principale de mon bourg normand natal était même souvent décorée de quelques « brioches chaudes », comme écrivait Marcel Pagnol dans La Gloire de mon père, généreusement distribuées par les derniers chevaux qui y circulaient.
Le caractère infernal de la course provenait essentiellement du paysage industriel qu’elle traversait. Pour peu que la météo fût pluvieuse, le décor de crassiers et de terrils ainsi que les fumées noires sortant des hautes cheminées, apportaient une touche dantesque que savait exploiter avec talent le caricaturiste Pellos :

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Les photographes de presse nous régalaient de portraits de coureurs à l’arrivée, maculés de boue ou de poussière.

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Je m’étonnais aussi, en feuilletant les revues sportives, de voir tous ces champions circuler le plus souvent sur le bas-côté de la route pour éviter les satanés pavés.

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Quelle élégance possède Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse (voir billets du 15 avril et 22 août 2009), traversant l’enfer en lumière rasante !
C’était en 1958, il filait vers la victoire lorsqu’une crevaison ruina ses espoirs. Ce jour-là, le diable se trouvait sur la route de Roubaix pour surveiller ses intérêts et il voyait sans doute d’un mauvais œil que l’angelot normand le défiât sur son territoire.

« ...On traite les braves de fous
Et les poètes de nigauds
Mais dans les journaux de partout
Tous les salauds ont leur photo
Ça fait mal aux honnêtes gens
Et rire les malhonnêtes gens
Ça va, ça va, ça va, ça va! »

Même pas peur du diable de Jacques Brel ! Vous comprenez comment je suis tombé dans le chaudron. Il y avait même dans la cour de mon école qui tenait lieu de maison familiale, une rigole pavée d’une cinquantaine de mètres qu’avec mon petit vélo vert, j’empruntais plus que de coutume aux alentours de Pâques. Et, la circulation automobile n’étant pas alors ce qu’elle est aujourd’hui, j’allais aussi au coin du pâté de maisons, gravir la rue du Bout de l’Enfer (c’est réellement son nom !), certes pas pavée mais bordée d’une très haute cheminée d’usine de briques.
Dans ma jeunesse, année après année, les Ponts et Chaussées (le service de l’Équipement de maintenant) s’ingénièrent à remettre les routes en état en macadémisant notamment celles qui faisaient la renommée de l’Enfer du Nord. La course avait vendu son âme au diable du progrès à tel point que le néerlandais Peter Post la gagna à la moyenne record de 45km/h.
Pour redonner à l’épreuve son caractère initial, les organisateurs eurent recours à un esprit diabolique, Jean Garnault que les coureurs surnommèrent rapidement « Sadique Garnault » ! « Pourvoyeur de l’enfer », il partit en quête de nouveaux tronçons maléfiques n’hésitant pas à dénicher des chemins vicinaux ou de ferme aux pavés très grossiers et disjoints.
Le vent de l’épopée soufflait de nouveau et moi, je me délectais des savoureuses chroniques d’Antoine Blondin. Voici « Gravure en glaise », écrite en 1966 à l’occasion du triomphe de l’italien Felice Gimondi, nouveau campionnissimo, déjà vainqueur l’année précédente du Tour de France :
« Cela commence comme une gravure anglaise en lisière de l’hippodrome de Chantilly où les villas sont des cottages : des gentlemen s’époumonent dans des cors de chasse et la pluie donne à leurs joues luisantes le reflet des pommes d’api ; on entend hennir au loin quelque pur-sang dans son box ; le climat incite à piaffer ; le service d’ordre est naturellement cavalier…
… Et puis cela se termine comme une lithographie de Raffet (de son prénom Auguste, dessinateur, graveur et peintre français du XIXème siècle, et un des principaux illustrateurs de la légende napoléonienne, ndlr) façon Grande Armée à la ramasse et passage de la Bérésina. À ceci près qu’en stratégie cycliste l’ennemi n’est pas derrière mais devant, et le plus généralement inférieur en nombre. En l’occurrence, il se réduit à un seul homme, solitaire à la façon d’un diamant sous la gangue de boue qui l’enveloppe. Les paysages nervaliens de la matinée où la corne des bois s’enfonçait dans le blé en herbe taillé en brosse, le pelage fauve des labours, le reflet précieux des peupliers dans l’eau qui monte de la terre, ont fait place à d’affreuses venelles, pavées comme une via antica que seraient venues lécher les laves de Pompéi. Rien de romain pourtant dans ces corons, pressés au pied des hauts fourneaux comme autour d’un donjon. S’égarant dans des cours de ferme, négociant des montagnes d’ordures, les coursiers, sans doute paralysés par l’effroi plus encore que par l’enjeu, se serrent les uns contre les autres. Les vélos s’entrechoquent, les motos s’entraînent dans leurs chutes, les autos participent d’une même migration chaloupée, affirmant, si besoin en était, que la bicyclette est un sport de contact. Les roues se plient. La seule ivresse qui baigne cette fin de course est l’hébétude morne qui monte de ce tord-boyaux où les bicyclettes elles-mêmes vieillissent de dix ans.
Seul Gimondi, retranché par son talent et son audace, admirable de lucidité sous son masque de terre sculptée par son propre effort, arrache au limon une victoire déliée qui relègue ses adversaires au rang de têtes à cloaque…
»

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En ce temps-là, « les gens du Nord qui ont dans le cœur, le soleil qu’ils n’ont pas dehors » ne s’enorgueillissaient pas des sentes ayant échappé à la surveillance des Ponts et Chaussées mais pas aux vicieux organisateurs. Certains plantaient même sur le parcours des pancartes portant des slogans tels : « Voie romaine à céder », « Attention nids d’autruche », « Ici pavés souvenirs », ou encore « Ici promenade du conseiller général » ! Pour bons et loyaux services rendus à la légende du cyclisme, Jean Garnault fut nommé au poste plus « lisse » de directeur de la piste rose de l’ancien Parc des Princes. En 1967, le journal organisateur L’Équipe charge Albert Bouvet, ancien champion cycliste mais aussi tailleur de pierre dans sa jeunesse bretonne, d’endiguer l’irrésistible expansion du bitume. Mai 68 pointe son nez : à Paris, sous les pavés des barricades, la plage, vers Roubaix, sans les pavés, plus d’Enfer ! Pour faire la « vélorution », Bouvet, le nouvel Ambroise Paré du pavé, prend conseil auprès de deux p’tit gars de ch’Nord, Jean Stablinski et Édouard Delberghe, anciens coéquipiers de Jacques Anquetil, qui vont lui dénicher quelques chemins bien singuliers du Valenciennois.
Ce matin, au village d’Arenberg, je me recueille devant la stèle érigée à la mémoire de celui qu’on surnommait familièrement le « Père Stab » :

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Un sacré champion que ce fils d’immigré polonais qui, pour subvenir aux besoins de sa famille, travailla dès quatorze ans dans les galeries souterraines de la mine toute proche ! Doté d’un subtil esprit tactique, certains le disaient roublard, il se forgea un remarquable palmarès gravé sur une des deux pierres du mémorial : une Vuelta (ou Tour d’Espagne pour les non hispanisants béotiens de la chose cycliste !), l’Amstel Gold Race, quatre championnats de France et le championnat du monde 1962 à Salo sur les rives du lac de Garde en Italie.

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Mais le chef-d’œuvre qui promet l’immortalité à cet « enfant de Salo » se trouve à une dizaine de pas du monument : la tranchée de Wallers-Arenberg qu’il a contribué à faire inscrire au patrimoine mondial du sport.

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Voici ce qu’en dit l’écrivain Philippe Delerm quand il évoque ses voluptés sportives :
« Tranchée , bien sûr : c’est du cyclisme à l’épique , une histoire de guerriers qui rêvent de rentrer dans l’histoire. Les couleurs bariolées ne sont là que pour contraste. Au-dessus du mouvement machinal des pédaliers flotte dans l’air brumeux la mélancolie des âmes grises. C’est un Nord indécis, quelque part entre la Scarpe et l’Escaut. Pour les autochtones, un lieu de fierté sans doute, peut-être même de plaisir aux beaux jours. Mais pour tous les autres, c’est juste un nom pour se faire une petite peur, un espoir de drame -il y en a eu déjà- à consommer sur écran, dans le confort coupable des débuts d’après-midi dominicaux qui s’ennuient. Autour de la forêt de Saint-Amand-Wallers, les autres noms n’ont rien de rassurant : Wandignies-Hamage, Hornaing, les Trieux-d’Escautpont.
C’est un Nord indécis, aux marches de l’enfer, dans une glaise mentale qui prend à contre-pied les velléités pascales du sous-bois. S’y enfoncer, ne pas s’y enliser pour faire partie des rescapés, ceux qui se retrouveront en tête au presque bout du bout : le carrefour de l’Arbre. S’il pleut, la boue, s’il fait beau, la poussière. Les cuissards, les maillots fluo vont s’effacer dans le brun cendre, le sépia ; les photos seront d’autrefois.
Alors tranchée, mais d’Arenberg : une bouffée de belgitude où dormiraient des connotations germaniques. Le râpement dans le gosier a des arrière-goûts de bière, de no man’s land guerrier. Les commentateurs n’ont pas besoin d’en rajouter :
« Dans dix kilomètres, nous serons dans la tranchée d’Arenberg ! »
Fini de rire. Il est beaucoup trop tôt pour s’échapper. Le peloton entier accepte de se faire scarifier ; la tranchée d’Arenberg, c’est un vaccin pour l’épopée.
»
La voie mythique est là devant moi, rectiligne, plaie ouverte coupant en deux la forêt de Raismes. Longue de 2 400 mètres, elle s’appelle en vérité Drève des Boules d’Hérin et servait initialement à l’acheminement de bois jusqu’à la mine.

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Avec le soleil et le printemps précoce, à hauteur de la barrière qui interdit l’accès aux véhicules à moteur, elle offre l’aspect d’une vaste pelouse.
En ce vendredi matin, à l’avant-veille de la course, une étonnante animation règne déjà tout autour. Les camping-cars en provenance de Belgique et de nombreux départements français, se rangent peu à peu dans une prairie à l’ombre des chevalements de l’ancienne mine. Les techniciens de France 3 installent leur matériel pour la retransmission du passage des coureurs dans le premier endroit stratégique du parcours. Les services municipaux dressent des barrières métalliques pour canaliser d’éventuels débordements du public, ce qui a pour conséquence d’interdire aux coureurs les moins téméraires d’emprunter la bordure en terre plus roulante. C’est jour de fête pour des dizaines de cyclistes de 7 à 77 ans qui sillonnent la trouée dans les deux sens. Il y en a de toutes sortes : des septuagénaires les moustaches en guidon de vélo à la Aucouturier, des « seventies » ceints de maillots de légende comme celui de la Molteni d’Eddy Merckx victorieux trois fois à Roubaix, et même des blondes Flamandes qui roulent sans mollir , les Fla, les Fla, les Flamandes, ça n’est pas mollissant !!!

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À défaut d’enfourcher un vélo, je bats presque religieusement le pavé prenant ainsi conscience de la virtuosité et de l’intrépidité des champions. Ils sont nombreux, d’ailleurs, ce matin, qui reconnaissent l’infâme tord-boyaux.

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Me revient à l’esprit la fameuse citation d’Antoine Blondin : « le haut du pavé se retrouve toujours sur les pavés du haut » ! Bien avant l’apparition du tout-à-l’égout et des trottoirs, les rues pavées n’étaient pas plates. Elles avaient une forme en creux, le haut du pavé contre les façades des habitations, la cavité, au centre de la rue, servant d’égout à l’air libre pour évacuer les eaux pluviales et usées. En l’absence donc de trottoir, les piétons marchaient le plus près possible des maisons pour éviter le cloaque du milieu. Respect et rang social obligent, lorsque les gens du peuple croisaient nobles ou aristocrates, ils devaient se décaler et laisser le haut du pavé aux gens de la « haute ». À l’inverse, les pavés de Paris-Roubaix sont bombés au centre de la chaussée et les coureurs, au détriment de toute politesse, luttent au coude à coude voire plus pour s’emparer de la zone médiane moins dangereuse. C’est comme cela que les moins téméraires s’embourbent dans la fange des bas-côtés par temps pluvieux.
C’est impressionnant comme ils filent sur le chemin défoncé. Leurs machines tressautent au point qu’un bidon est éjecté de son logement.

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Je tiens là ma relique de Paris-Roubaix. Elle est remplie d’une boisson énergétique orange. Je ne pousse pas la curiosité à tremper mes lèvres. Je ne veux pas risquer ma réputation de passionné du cyclisme propre !

« Y a un arbre, je m’y colle,
Dans le petit bois de Saint-Amand,
Je t’attrape, tu t’y colles,
Je me cache, à toi maintenant…
… Bonjour l’arbre, mon bel arbre,
Je reviens, j’ai le cœur content,
Sous tes branches qui se penchent,
Je retrouve mes rêves d’enfant ..
. »

Je ne peux pas ne pas penser en arpentant cette forêt domaniale de Raismes-Wallers-Saint Amand à cette chanson d’amourette de Barbara même si l’inspiration de la « longue dame brune » d’origine nantaise trouve sa source ailleurs.
Je m’enfonce maintenant dans les sous-bois pour rejoindre la mare à Goriaux. Son homophonie n’a aucun lien avec le héros de Balzac et la comédie humaine et sportive qui se déroule à proximité. Elle doit son existence aux affaissements miniers. Étonnamment, la nature s’est enrichie de ce que l’industrie a laissé. Les grés et les schistes du terril qui la surplombe, absorbent la chaleur et leur inclinaison les rend plus secs. Ainsi, une faune et une flore plutôt atypiques se sont développées tels des champignons en étoile, des lézards méridionaux et des crapauds calamites. Tous les ingrédients pour cuisiner une soupe de sorcière, on est en enfer, ne l’oublions pas !
De manière moins anecdotique, la mare, classée en réserve biologique domaniale, sert de repaire à des centaines de canards et plusieurs dizaines d’espèces d’oiseaux rares comme le grèbe huppé, le balbuzard pêcheur et le pluvier petit gravelot. Avec la précocité du printemps, les violettes tapissent les sous-bois et le muguet sauvage pointe déjà son nez. La poétique du pavé m’inspire décidément.
« -Notre tour est venu. C’est à nous d’avoir le pouvoir et la richesse!- Une acclamation roula jusqu’à lui, du fond de la forêt. »
Me parvient soudain la voix d’Étienne Lantier, le héros de Germinal, le roman d’Émile Zola, haranguant ses potes mineurs dans un discours prophétique.
« ...Quand le peuple se serait emparé du gouvernement, les réformes commenceraient: retour à la commune primitive, substitution d’une famille égalitaire et libre à la famille morale et oppressive, égalité absolue, civile, politique et économique, garantie de l’indépendance individuelle grâce à la possession et au produit intégral des outils du travail, enfin instruction professionnelle et gratuite, payée par la collectivité. Cela entraînait une refonte totale de la vieille société pourrie; il attaquait le mariage, le droit de tester, il réglementait la fortune de chacun, il jetait bas le monument inique des siècles morts, d’un grand geste de son bras, toujours le même, le geste du faucheur qui rase la moisson mûre; et il reconstruisait ensuite de l’autre main, il bâtissait la future humanité, l’édifice de vérité et de justice, grandissant dans l’aurore du vingtième siècle. »
Ce matin, les bois d’Arenberg sont la forêt de Vandame du livre. L’allusion était inéluctable. En effet, le cinéaste Claude Berri, pour son adaptation du chef-d’œuvre de Zola, choisit de tourner ici sur le site minier de Wallers-Arenberg vers lequel je me dirige maintenant. Adieu vélos, moellons et trouée !
Auparavant, petit clin d’œil aux plaisirs minuscules de Philippe Delerm, je bois ma première gorgée de bière ch’ti du séjour au Puits n°3, l’un des derniers cafés du village qui en compta jusqu’à onze.
En face, sur la place, la friterie « Momo » ouvre. Malgré l’affiche du film exposée devant, je ne jurerai pas que ce soit celle qui apparaît dans le triomphe quasi planétaire de Dany Boon.

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J’ai une vague intuition que les friteries Momo font des petits dans le Nord comme il y avait plusieurs Bourreaux de Béthune qui combattaient à la même heure aux grandes heures du catch. Et si je me trompe, je prie Momo de m’excuser pour ma médisance. Par contre, ô sacrilège, mes doutes sont bien fondés, ses frites sont surgelées !
Tout à côté, quelques groupies, portable à la main, posent pour la photo auprès des coureurs de l’équipe Quick Step qui descendent de leur car pullman pour une reconnaissance du parcours. Les plus sollicités sont évidemment Sylvain Chavanel, l’unique espoir de victoire française après sa seconde place dans le Tour des Flandres, et Tom Boonen, un flahute déjà trois fois vainqueur à Roubaix. Dans deux jours, un ennui mécanique dans la tranchée puis deux chutes contraindront ce dernier à l’abandon.

« ...Nos fenêtres donnaient sur des f’nêtres semblables
Et la pluie mouillait mon cartable
Et mon père en rentrant avait les yeux si bleus
Que je croyais voir le ciel bleu
J’apprenais mes leçons, la joue contre son bras
Je crois qu’il était fier de moi
Il était généreux comme ceux du pays
Et je lui dois ce que je suis.
Au nord, c’étaient les corons
La terre c’était le charbon
Le ciel c’était l’horizon
Les hommes des mineurs de fond
Et c’était mon enfance, et elle était heureuse
Dans la buée des lessiveuses
Et j’avais des terrils à défaut de montagnes
D’en haut je voyais la campagne
Mon père était « gueule noire » comme l’étaient ses parents
Ma mère avait les cheveux blancs
Ils étaient de la fosse, comme on est d’un pays
Grâce à eux je sais qui je suis... »

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Pour me rendre à la fosse, je traverse les anciens corons, ces ensembles de maisons construites à l’identique par la compagnie des mines pour loger leurs employés. Modestes mais coquettes, elles possèdent toutes un appentis où l’on faisait la cuisine et la lessive.
Sous les pavés, la mine d’Arenberg où, entre 1902 et 1989, des centaines de mineurs extrayaient du charbon à plus de six cents mètres sous nos pieds.

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Un tableau recense les 106 mineurs qui y ont laissé leur vie. Sa lecture attentive permet de distinguer les vagues successives de main-d’œuvre immigrée : les Flamands d’abord, puis les Polonais, les Italiens et en dernier lieu, les Nord-Africains.
Durant plus de deux heures, Aimable, un ancien mineur aussi chaleureux que son prénom, avec moult détails et anecdotes, réussit la gageure de nous fait respirer à pleins poumons l’ambiance de ce travail presque inhumain mais tellement admirable.

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Amis claustrophobes comme moi, vous n’avez rien à craindre car la visite des galeries s’effectue dans les décors du film Germinal.

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Je découvre le rôle joué autrefois par le canari, oiseau sentinelle élevé au fond pour détecter le grisou. Son appareil respiratoire étant fragile, il cessait de chanter dès l’apparition de ce gaz, signifiant ainsi aux mineurs de décamper immédiatement. Les lampes de mineur à flamme permettaient également de déceler la présence du terrible gaz incolore et inodore. Par la suite, des appareils dits grisoumètres remplirent la même fonction, certes avec moins de poésie mais sûrement plus de fiabilité.
Monsieur Aimable nous raconte aussi le dressage et le travail des chevaux de mine qui restaient souvent plus de cinq ans sous terre sans remonter au jour. Il bat en brèche la légende répandue qu’on utilisait des bêtes aveugles. Par contre, il était fréquent que comme le mineur chiquait, il offrît également une chique à son cheval.

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Vu ma taille et l’étroitesse des galeries où se faufilaient les mineurs pour piocher, je n’aurais pas pu envisager cette profession. Pour autant, pour avoir participé au tournage d’un documentaire sur la condition des mineurs à Buxières-les-Mines dans le Bourbonnais, je connais le courage, la convivialité, la solidarité, le civisme, l’engagement syndical et politique de ce valeureux peuple des entrailles de la terre. « Quand les voix du fond remontent à la surface », cela réchauffe le cœur.

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Nous traversons les douches communes avant de passer dans la salle des pendus appelé ainsi parce que le mineur y accrochait ses effets de ville avant la descente et ses bleus de travail à la fin de sa besogne.

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Vient la visite de l’imposante salle des machines. Je maîtrise mon vertige pour grimper en haut d’un des trois chevalements où l’on jouit d’un superbe panorama des alentours.

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Nostalgique de son passé minier, notre sympathique guide accepte mal le détournement de certains locaux en une fabrique à images. Depuis Germinal, le site a servi de décor à plusieurs films. C’est ainsi que je me retrouve sur un quai destination Versailles sur terre !

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Le gigantesque pachyderme entreposé là donne au lieu un vague air des studios romains de Cinecittà et le rhinocéros de Et vogue le navire de Fellini. Excusez-moi cher monsieur Aimable, il s’agit de déformation professionnelle !

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« ...Mais Etienne, quittant le chemin de Vandame, débouchait sur le pavé. A droite, il apercevait Montsou qui dévalait et se perdait. En face, il avait les décombres du Voreux, le trou maudit que trois pompes épuisaient sans relâche. Puis, c’étaient les autres fosses à l’horizon, la Victoire, Saint-Thomas, Feutry-Cantel; tandis que, vers le nord, les tours élevées des hauts fourneaux et les batteries des fours à coke fumaient dans l’air transparent du matin. S’il voulait ne pas manquer le train de huit heures, il devait se hâter, car il avait encore six kilomètres à faire.
Et, sous ses pieds, les coups profonds, les coups obstinés des rivelaines continuaient. Les camarades étaient tous là, il les entendait le suivre à chaque enjambée. N’était-ce pas la Maheude, sous cette pièce de betteraves, l’échine cassée, dont le souffle montait si rauque, accompagné par le ronflement du ventilateur? A gauche, à droite, plus loin, il croyait en reconnaître d’autres, sous les blés, les haies vives, les jeunes arbres. Maintenant, en plein ciel, le soleil d’avril rayonnait dans sa gloire, échauffant la terre qui enfantait. Du flanc nourricier jaillissait la vie, les bourgeons crevaient en feuilles vertes, les champs tressaillaient de la poussée des herbes. De toutes parts, des graines se gonflaient, s’allongeaient, gerçaient la plaine, travaillées d’un besoin de chaleur et de lumière. Un débordement de sève coulait avec des voix chuchotantes, le bruit des germes s’épandait en un grand baiser. Encore, encore, de plus en plus distinctement, comme s’ils se fussent rapprochés du sol, les camarades tapaient. Aux rayons enflammés de l’astre, par cette matinée de jeunesse, c’était de cette rumeur que la campagne était grosse. Des hommes poussaient, une armée noire, vengeresse, qui germait lentement dans les sillons, grandissant pour les récoltes du siècle futur, et dont la germination allait faire bientôt éclater la terre.
»
La dernière page du roman en justifie le titre. Germinal, premier mois du printemps dans le calendrier républicain (21 mars-19 avril), correspond à la période de la germination. Dans une géniale métaphore, Zola associe l’éclosion de la nature à la naissance d’une nouvelle classe ouvrière, fécondées sous terre toutes les deux.
Étienne a encore une lieue et demie à faire pour rejoindre le train qui le ramène vers Paris. Pour les coureurs rescapés de la tranchée, le vélodrome de Roubaix est encore distant de quatre-vingt-trois kilomètres. On ne gagne pas la course ici mais on peut la perdre. En quelque sorte, à Arenberg, naissent les prémices d’une future victoire dans la grande classique du printemps.
« Deboue les morts ! » écrivait Blondin. Moi aussi, je fais dans l’épique et le lyrisme. Pour relativiser mon propos, sachez que le « Père Stab » avouait qu’il préférait quand même rouler sur les pavés plutôt que creuser au-dessous comme au temps où il était galibot.
La vérité sort souvent de la bouche des enfants. Au temps où la mine était encore en activité, il en est un qui, voyant tanguer les géants crasseux de la route défoncée, s’écria : « Papa, les coureurs, c’est des mineurs comme toi ? » Certes non, mais les vélos, une fois l’an, rappellent l’histoire admirable des gens de la mine, les gueules noires.

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Hommage tendre et nostalgique de Renaud : « Dù qu’i sont, i vous d’mindront un jour vou gosses, les souv’nirs ed’chés gins qui allottent à l’fosse ».

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Dimanche, au bout de la tranchée, le calvaire ne fera que commencer pour les coureurs. Plus loin, du côté d’Orchies, ils trouveront sur leur chemin de croix, deux stations aux noms évocateurs : chemin des Prières et chemin des Abattoirs ! L’enfer, c’est eux !
Aujourd’hui, je file directement à Roubaix pour visiter la Manufacture des Flandres;
Avant de poser mon vélo pendant quelques lignes, c’est le moment de vous conter la genèse de Paris-Roubaix. En effet, au crépuscule du XIXème siècle, deux filateurs roubaisiens Théo Vienne et Maurice Perez flairèrent vite que la popularité du vélocipède récemment pourvu d’un pédalier par Pierre Michaux, pouvait constituer un excellent vecteur de publicité pour leurs affaires. Ainsi, après avoir fait construire un vélodrome dans leur cité, ils imaginèrent une épreuve sur route reliant Paris la capitale, à Roubaix, le fief du textile.
Pour la petite histoire, sachez que jusqu’en 1909, la course s’effectuait derrière des entraîneurs à bicyclette également ou en voitures automobiles, et que la première édition fut remportée par Joseph Fischer, un allemand à casquette et barbichette. Même si cette victoire flatta l’amour-propre de nos voisins Saxons, je doute qu’elle leur fît passer la pilule amère d’un dimanche de juillet 1214, mais cela relève de la grande Histoire dont je vous entretiendrai plus loin !

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Installée sur le site de l’ancien tissage Craye, la Manufacture des Flandres est un musée-atelier dédié à la mémoire de l’industrie textile de Roubaix.
Au Moyen-Âge, Roubaix vivait dans l’ombre de Lille et Tournai mais, en 1469, Pierre de Roubaix obtint de Charles le Téméraire le privilège de fabrique soit le droit de licitement draper et de faire drap de toute laine. Ce droit confirmé par un règlement en 1564 fut le point de départ de l’essor économique de la ville. La cité lainière ne cessera de croître jusqu’au début du vingtième siècle. En 1911, Roubaix accueille l’exposition internationale du textile et l’Hôtel de Ville est inauguré à la gloire de cette industrie.

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Pendant une heure, une charmante guide nous fait revivre cette épopée en présentant différentes techniques de tissage et en actionnant d’ingénieuses machines.

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En ce vendredi après-midi, la jeunesse roubaisienne, des bouts d’choux de la maternelle au collège, afflue à la Piscine.

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Les apparences sont trompeuses. Ne vous méprenez pas, en réalité, l’ancienne piscine municipale de la ville avec son exquise architecture art déco, abrite depuis dix ans, le Musée d’Art et d’Industrie.

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Magnifique initiative, cet ancien bain public, lieu d’immersion des corps, fait désormais œuvre de purification des esprits. Il est réjouissant de voir des collégiens allongés au bord du bassin à l’écoute des instructions de leur professeur d’arts plastiques. Mieux encore, le spectacle d’une valeureuse enseignante travaillant autour de l’expression du visage avec des écoliers du cours élémentaire, est porteur d’espérance. Avec ses élèves en quasi totalité d’origine maghrébine et quelques mères porteuses du hijab, elle inflige la plus belle leçon de laïcité qui soit.

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Ironie de la visite, à quelques mètres du groupe, se dresse Chasse au nègre, une sculpture en marbre blanc de Félix Martin : un énorme molosse saisit à la gorge un homme noir allongé. Interprétée sans doute différemment selon les époques, elle constitue une œuvre majeure de l’histoire de l’abolitionnisme.
Dans ma déambulation, mon regard est attiré par des peintures de Dufy, Bonnard, Vuillard, Foujita et des sculptures de Rodin et Camille Claudel.

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Je m’attarde aussi devant quelques scènes « régionales ».

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J’achève ma visite par l’exposition temporaire consacrée à Paul Signac. Avec l’artiste, j’accomplis un véritable Tour de France … à la voile. En effet, entre 1929 et 1931, il entreprit de peindre des aquarelles de presque tous les « Ports de France ». Pour justifier sa passion pour la mer, Signac citait souvent Stendhal : « le voisinage de la mer détruit la petitesse ».
Pour vous, j’ai choisi le port de Sète, à la fois première étape de sa croisière artistique et domicile de ma chère tante qui a soufflé ses 103 bougies trois jours plus tôt !

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En attendant l’heure du repas, pas assez repu d’enfer du Nord, j’envisage de faire au soleil couchant, quelques photographies du carrefour de l’Arbre, autre lieu mythique de Paris-Roubaix. Mais, ce soir, si tous les chemins mènent à Rome, apparemment aucun n’est accessible pour vivre heureux un instant au pied de mon Arbre ! Toutes les issues sont gardées par la maréchaussée (pavée ?), un comble à quarante-huit heures de la course ! Ce plan hors sec serait destiné à endiguer tout exode massif de Flamands avec leurs camping-cars qui avaient manifesté les années précédentes un chauvinisme exacerbé par la bière, allant jusqu’à faire chuter quelques coureurs susceptibles d’empêcher la victoire de leur compatriote Tom Boonen ! « Les Flamands boivent sans frémir jusqu’aux dimanches sonnants, les Flamands ça n’est pas frémissant »!
Ma taca taca tac tac tiqu’ contre les gendarmes, c’est de leur dire que j’ai retenu une table au restaurant L’Arbre installé dans la plaine au milieu des champs de betteraves, au 1 pavé Jean-Marie Leblanc du nom de l’ancien directeur du Tour de France et de Paris-Roubaix. Et ça marche !
Cela dit, je préfère humer l’atmosphère d’un estaminet de Sainghin-en-Mélantois. Dégustant ma bière en guise d’apéritif, je contemple une superbe photographie en noir et blanc accrochée au mur. Son auteur, un ami du patron, se trouvait au bon moment pour immortaliser la chute du regretté Laurent Fignon sur le pavé boueux de Viély.
Mis en appétit, je commande une spécialité régionale, le Potjevleesch, à moins que ce ne soit le pot’je vleesch ou le Potjevleisch, je verrai toutes ces orthographes au cours de mon séjour. Ne me demandez pas la prononciation, quelque chose entre « po d’chevlech » et « pot chleu vlèche » ! Lecteurs Ch’tis, ne vous moquez pas sinon je vous fais copier cent fois « rebirechioulet » (voir billet du 17 janvier 2011). Bref, ce plat flamand signifie petit pot de viandes (veau, porc, lapin et poulet) prises dans une gelée. Il se mange froid accompagné de frites bien chaudes qui font fondre la gelée. Hum, cela me rappelle la recette dont me régalait ma mémé Léontine.
Le samedi matin, près de mille cyclotouristes participent à Paris-Roubaix Challenge, une randonnée sans classement qui emprunte un certain nombre des secteurs pavés de légende entre Saint-Quentin et le carrefour de l’Arbre. Au sein du peloton, se sont glissés Sean Kelly et Andrea Tafi, deux anciens professionnels vainqueurs de la grande classique. À voir les mines épanouies de tous ces anonymes éparpillés dans la campagne, je comprends qu’ils concrétisent aujourd’hui leur rêve de gosse, rouler en enfer !
La frontière est à 8 kilomètres. Je choisis d’aller outre-Quiévrain pour faire quelques emplettes. Le no man’s land passé, je m’attends à être interpellé par un quelconque Benoît Poelvoorde irascible ! Aucune inquiétude, je n’ai rien à déclarer sinon quelques cigarettes pour la famille et de nombreux chocolats pour moi !
Retour en France, j’ai rendez-vous, ce midi, à Baisieux, avec Dita van Frite, c’est presque un nom de danseuse du Crazy Horse !

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Ma compagne méfiante admet que ses frites sont excellentes. Et j’ajoute que les patrons de la friterie sont charmants.
Retour maintenant à Roubaix pour le Grand Carnaval qui prend quelque liberté avec le calendrier et se déroule traditionnellement la veille de la course. Il puise toujours son inspiration dans la Reine des Classiques. De bien moindre renommée que celui de Dunkerque, il a le mérite de la sincérité. Depuis plusieurs semaines, les trois centres sociaux qui prennent part à l’événement, se mobilisent en ateliers avec les enfants et leurs parents pour confectionner les chars et les costumes.
Cette année, le thème est l’Enfer du Nord. Pas étonnant donc que je retrouve à l’entrée du vélodrome des diablotins, des squelettes, des ailes de démons, des têtes de monstres et même un grand diable entouré de flammes qui rappelle celui qu’on voit chaque été gesticuler sur les routes du Tour de France.

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Tandis que le cortège s’ébranle, j’en profite pour entrer dans le Parc des Sports, autre lieu mythique de la course. Elle s’achève ici depuis 1943, à part une parenthèse de 1986 à 1988 avenue des Nations-Unies, devant l’établissement de La Redoute alors marraine de l’épreuve. Business et tradition ne font pas bon ménage.
Juste avant de déboucher sur la piste, un énorme, pavé emblème de la course, a été érigé à l’occasion de la centième édition à l’initiative de la municipalité et de l’association des Amis de Paris-Roubaix.

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Les mentalités ont beaucoup évolué depuis un demi-siècle. Dans les années 1960, les élus locaux voyaient d’un mauvais œil cette étiquette d’Enfer du Nord collée à la course qui donnait une image négative de la région. Véritable western (ne devrais-je pas dire northern ?) cycliste, c’était une lutte permanente entre les « macadam cow-boys » des pouvoirs publics et les derniers « indiens » cherchant à préserver les pavés existants.
Les Amis de Paris-Roubaix surent alors convaincre que ces satanés pavés faisaient partie du paysage, du patrimoine, et qu’ils étaient à l’image de l’homme du Nord, courageux et dur au mal. À force de persévérance et de persuasion, 70 kilomètres de pavés sont aujourd’hui classés. Certains tronçons ont été rénovés avec le concours d’élèves de Lycées d’Enseignement Professionnel de la région.
Aujourd’hui, tous les partenaires du tourisme revendiquent leur enfer et ces jours-ci, beaucoup de communes organisent des expositions retraçant le passage de la course sur leurs terres.

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Instant d’émotion, je marche sur la piste en ciment. Je ne vous ressers pas le couplet « larme à l’œil » des stades magiques (voir billet du 11 février 2011). Ici, aucun cerbère ne vous interdit l’accès, au contraire, le gardien m’encourage à m’imprégner du lieu autant que je le souhaite. Des enfants intrépides tentent sur leur VTT d’approcher des balustrades en haut des virages très relevés.

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Deux autres gosses italiens … d’une cinquantaine d’années se photographient à tour de rôle à l’entrée de la dernière ligne droite. Avant eux, leurs compatriotes Serse et Fausto Coppi, Antonio Bevilacqua, Felice Gimondi, Francesco Moser trois fois consécutivement, Franco Ballerini deux fois, Andrea Tafi sans parler de Pino Cérami un italo-belge de 39 ans, connurent pareille ivresse !
Dans la perspective de la ligne d’arrivée, un immense slogan couvre un mur d’immeuble : « L’enfer du Nord mène au paradis ». Insatiable, je veux entrer dans le Saint des saints ! Pour l’ouvrir, j’ai deux mots en poche comme sésame : Verbrackel et douches. Le premier, manager général du Vélo-Club de Roubaix basé ici, diligente monsieur Francis pour m’introduire dans le second, les célèbres douches du vélodrome.

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Je suis à l’intérieur. Ne croyez pas qu’elles dégoulinent d’or et de marbre. Au contraire, elles sont des plus rudimentaires mais elles appartiennent au mythe. Combien de photographies de visages épuisés, maculés de boue racontant mieux qu’un long discours, la traversée de l’enfer et son lot de souffrances, y ont été prises !

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Les parois de chaque stalle sont autant de murs des lamentations. Sur chacune des douches, est apposée une plaque avec le nom d’un ancien vainqueur.

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Ainsi, tandis que j’avance dans les allées, défile le palmarès de Paris-Roubaix : des noms prestigieux, Fausto Coppi, Eddy Merckx, Louison Bobet, Rik Van Looy, Bernard Hinault, d’autres qui s’étaient estompés de ma mémoire, de toute manière, tous des champions car il est de coutume de dire que jamais une cloche ne gagne la Pascale !
Le temps s’est suspendu. Léon Van Daele 1958, c’est le maudit Flahute qui profita de la crevaison d’Anquetil, mon champion. Serse Coppi et André Mahé 1949, à défaut de partager la même douche, ils furent déclarés vainqueurs ex-aequo : Serse, le frère cadet de Fausto Coppi, arriva le premier mais les commissaires lui associèrent le coureur breton mal aiguillé à l’entrée du vélodrome alors qu’il était seul en tête.
Des souvenirs plein la tête, je rejoins le club-house du stade. « Je parie Roubaix », sur un mur, un grand photomontage rassemble devant les tribunes du vélodrome, un parterre d’immenses champions toutes générations confondues.

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Des maillots dédicacés pendent derrière le comptoir : l’un arc-en-ciel offert par Dominique Arnould ancien champion du monde de cyclo-cross, l’autre bouton d’or, cadeau de Cédric Vasseur, sociétaire du club nordiste.

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« Alors raconte ! ». Devant une Leffe, quelques amis du cyclisme me demandent mes impressions à la sortie des douches. Puis, ils me font saliver avec l’évocation de Ronde van Vlaanderen, le Tour des Flandres, et les Zesdaagse van Vlaanderen-Gent, les Six Jours de Gand ; j’ai progressé en flamand depuis la veille ! Ils m’avouent la difficulté de mettre sur pied même les courses de ducasses à cause de l’inflation du coût horaire des gendarmes chargés d’en assurer la sécurité. Guéant, touche pas à notre jouet !
La vie de couple est faite de concessions. En échange de sa mansuétude envers mon intérêt pour les accessoires Jacob et Delafon, je propose à ma compagne une visite dans le centre ville aux magasins d’usine McArthur Glen !
Les emplettes achevées, nous nous promenons dans le quartier. Quelques cheminées protégées ou rénovées rappellent l’époque de l’industrialisation florissante qui faisait de Roubaix, la capitale mondiale du textile et la ville aux 1 000 cheminées.

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Les clameurs du carnaval se rapprochent. Les bras levés, le géant de l’Enfer du Nord traverse la Grand’ Place.

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Ce samedi soir, nous jetons notre dévolu sur un estaminet de Mons-en-Pévèle. Le GPS de mon véhicule semble prendre goût lui aussi à l’enfer et planifie un trajet via deux secteurs pavés très cahoteux.

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Expulsés du carrefour de l’Arbre, des camping cars flamands y ont trouvé refuge.

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« Je trouve que la Belgique vaut mieux qu’une querelle linguistique » confiait Brel à un journaliste de France-Inter. Une Frida blonde, calicots à l’appui, m’explique fièrement la différence entre le drapeau flamand avec le lion à griffes rouges, et l’étendard flamingant avec son félin tout noir.

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« ...J’habiterai
Une quelconque Belgique
Qui m’insult’ra
Tout autant que maint’nant
Quand je lui chanterai
Vive la république
Vive les Belgiens
Merde pour les flamingants… »

Jacques Brel encore !
Un peu de répit pour les amortisseurs de mon automobile ! Culminant à 109 mètres, Mons en Pévèle jouit d’un site exceptionnel.

« … Avec des cathédrales pour uniques montagnes
Et de noirs clochers comme mâts de cocagne
Ou des diables en pierre décrochent les nuages
Avec le fil des jours pour unique voyage
Et des chemins de pluie pour unique bonsoir
Avec le vent d’ouest écoutez-le vouloir
Le plat pays qui est le (s)ien ... »

Au fil des siècles, l’église perchée au sommet de la colline a souvent souffert des intempéries ainsi que plus récemment de la mérule mais les courageux Pévélois l’ont toujours reconstruite.
Ici, aucun diable de pierre ne décroche les nuages, de plus en cette fin de journée, le ciel est d’un bleu limpide.

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Si diable il y eut, c’était au temps du sadique Garnault qui, au milieu des années 1950, avait déniché là deux atroces « raidards » pavés, les côtes du Cimetière et du Pas Roland qui devinrent alors des lieux-dits de la légende des cycles.

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Depuis, le dieu Bitume s’est vengé ! Le Pas Roland est aujourd’hui un belvédère dominant un curieux trou en forme de cirque, mutilant le tertre. Il correspond à une ancienne carrière où l’on exploitait le grès de Pêve. Une légende non vélocipédique attribue l’origine du lieu à l’empreinte du cheval de Roland, le même qui joua du cor à Roncevaux. Fatigué, l’animal aurait décoché un coup de sabot arrachant une motte de terre et l’envoyant d’un seul bond près de Tournai.

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Je n’ai aucune raison de faire grise mine. Le cadre est chaleureux et les menus me rappellent le temps de mon école communale à l’encre violette. En effet, en guise de cartes, la serveuse nous tend d’anciens carnets de notes recyclés. Les plats y sont consignés en ch’ti d’une élégante écriture ronde au porte-plume avec pleins et déliés.
Ce soir encore, pour moi el mingeache, c’est Potjevleesch, d’autant que pour nous mettre à l’aise, la patronne nous propose de dire « potch » ! Pour occuper l’attente, j’ai le choix de réviser mes tables d’addition, soustraction, multiplication et division au dos du menu ou d’élucider toute une liste de cafougnettes. « Monsieur et Madame Quinquin ont deux fils. Quels sont leur prénoms ? » Vous séchez mes p’tit pouchins ? C’est Thor et Mathieu bien sûr car Dors min p’tit Quinquin !!!

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C’est bon et copieux, et en client bien élevé, j’ai tout mangé ! Les sacs accrochés au mur pour emmener le restant sont inutiles. Repu, je n’ai plus de place dans mon estomac pour goûter au prometteur asortimin et fromaches chti qui puent. Par contre, je me laisse tenter par eun’ goutt ed’jus, et comme ch’est meilleux avec eun’ tchot’ bistoule, je l’accompagne d’un genièvre de Wambrechies.
Ce n’est pas le tout, il faut que je révise ma leçon d’Histoire pour demain. Cette fois, je ne tiens pas compte des indications du GPS et je contourne les chemins médiévaux par lesquels Robert de Namur et les Flamands s’enfuirent, pourchassés par les troupes de Philippe le Bel, lors de la bataille de Mons-en-Pévèle, le 18 août 1304.

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Pour parodier l’ami Brassens, cette bataille ne vaut guère plus qu’un premier accessit ; moi, mon colon, celle que j’préfère, c’est celle de Bouvines !
Nullement par hasard, ma chambre d’hôte se trouve à deux cents mètres du pont de la Marque, à l’entrée du village de Bouvines, que les historiens considèrent comme élément central de la fameuse bataille.

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Comme autrefois, sous la lucarne du grenier de la maison familiale, quand je feuilletais les magazines couleur sépia Miroir Sprint contant la légende des cycles, ce soir, à la lumière du pavé qui fait office de lampe de chevet, je dévore un véritable Miroir de l’Histoire, Le Dimanche de Bouvines. L’éditeur Gallimard commanda à Georges Duby d’écrire cet ouvrage magistral sur la bataille dans le cadre de sa collection « Trente journées qui ont fait la France ». C’est dire l’importance historique du 27 juillet 1214 même si l’obélisque commémoratif de la bataille n’est guère mis en évidence entre un transformateur électrique et l’baraque à frites.
Ce dimanche-là, le roi de France Philippe Auguste, ses chevaliers et les milices communales affrontèrent l’empereur allemand du Saint Empire germanique Otton IV, allié du roi d’Angleterre Jean sans Terre, et soutenu par Guillaume, comte de Salisbury, ainsi que par deux grands vassaux français, Renaud de Dammartin, comte de Boulogne, et Ferrand, comte de Flandre.
Georges Duby analyse pour nous le combat violent qui se tint dans la plaine nordiste en s’appuyant sur un document inestimable. En effet, comme Pierre Chany, Antoine Blondin et Abel Michea, juchés sur leur moto, narraient les péripéties des grandes luttes vélocipédiques, Guillaume le Breton, chapelain de Philippe Auguste, présent sur le champ de bataille, en rapporta un récit épique dans la Philippide, recueil de chants en prose à la gloire du souverain. Beaucoup plus modestement, un historiographe de Poulidor a bien écrit La gloire sans maillot jaune !
Pour visualiser la bataille, nous disposons de superbes images. En effet, peu de temps après que Nicéphore Niepce eût inventé la photographie, fut envisagée la construction de vitraux dans l’église Saint-Pierre de Bouvines que je visite en ce dimanche matin, à la sortie de l’office.

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Magnifique bande dessinée, vingt-et-un vitraux d’une hauteur de huit mètres sur trois, disposés en alternance de part et d’autre de la nef et du transept, relatent le déroulement de la bataille.

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Tandis que, sur le premier, Otton IV de Brunswick relit le traité de partage de la France, sur le second, dans le camp français, un nommé Garin, évêque de Senlis, signale au comte de Melun que l’avant-garde des coalisés surgit à l’Est, du côté de Tournai. Je souris, je pense à Maurice Garin, encore un cycliste à moustaches en guidon de vélo, surnommé le « petit ramoneur » en souvenir de son premier métier dans la vallée d’Aoste en Italie avant qu’il émigre dans la région de Lens. Nouvel enfant du pays, il portait les espoirs ch’tis lors du premier Paris-Roubaix. Il ne termina qu’à la troisième place mais se rattrapa en remportant les deux éditions suivantes. À la fin de sa carrière, il créa son équipe et si mes lecteurs archivistes du cyclisme (je sais qu’il y en a) fouillent dans leur collection, ils découvriront que le hollandais Wim Van Est portait, lors de ses Bordeaux-Paris victorieux en 1950 et 1952, un maillot rouge à bande blanche avec l’inscription Garin. Enfin, pour quelques mois encore, la ville de Lens possède un vélodrome Maurice Garin qui sera rasé dans le cadre du chantier du nouveau Louvre. J’ai l’impression que mon propos emprunte un chemin de traverse probablement encore pavé, je me recentre donc sur le sujet !

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« L’année 1214, le 27 juillet tombait un dimanche. Le dimanche est le jour du Seigneur. On le lui doit tout entier…. Des milliers de guerriers transgressèrent l’interdit et se battirent furieusement en Flandre. Pourtant, ils étaient commandés par les rois de France et d’Allemagne, chargés par Dieu de maintenir l’ordre du monde, sacrés par les évêques, à demi prêtres eux-mêmes ».
Le choix du 19 avril 1896 pour organiser le premier Paris-Roubaix irrita aussi les autorités religieuses. Ainsi l’évêque de Lens dans son sermon s’indigna de cette date qui contraignait les concurrents à ne pas faire leurs Pâques. Les organisateurs, dans un esprit de conciliation, indiquèrent alors qu’une messe serait dite dans une petite chapelle de la Porte Maillot à proximité du départ. Finalement, les coureurs démarrant à cinq heures du matin, l’office n’eut jamais lieu !
« Ce pont (de Bouvines) est de capitale importance. Lui seul, et la chaussée qui le prolonge vers Tournai et le Hainaut à l’est, vers Arras et la Picardie au sud, permettaient à l’époque de franchir le vallon de la Marcq (Marque aujourd’hui), large coupure encombrée d’eaux stagnantes ouverte entre les plateaux ; un pas difficile, surtout quand il a beaucoup plu pendant l’hiver et le printemps, comme en 1214.En ce point de traversée, établi à cet endroit depuis la préhistoire, un village dont les moines de Saint-Amand sont seigneurs, un bouquet d’arbres, une chapelle –à quelque distance, en lisière des fonds, un monastère de fondation carolingienne, Cysoing. Passer le pont, le couper, c’était dresser derrière soi un sûr barrage ; à l’abri, on pouvait dès lors s’arrêter, camper, se refaire, voir venir –ce qu’avait déjà fait en ce lieu même Philippe Auguste deux jours plus tôt. Mais en avant du pont, un plateau s’étend, au levant, large d’une lieue, long de cinq. Des bois le cernent sur ses revers. Son centre est occupé par des « coûtures », de larges pièces de bonne terre à blé que l’on a commencé de moissonner, le 27 juillet, et qui se prête aux amples galopades. … À quelques kilomètres, du côté de l’Est, passe sur l’Escaut, la frontière entre le royaume de France et l’Empire ; à peine plus loin, du côté de l’ouest, on touche à l’Artois où le roi Philippe est chez lui, dans ce qui fut l’héritage de sa première épouse, dans ce qui est maintenant la seigneurie de son fils aîné. À Bouvines, les terres flamandes, impériales et capétiennes se rencontrent. Ici vont être tranchés d’un coup, entre midi et cinq heures du soir, les nœuds les plus serrés des intrigues politiques qui, depuis quelque temps, se tissent en Europe. »
Ce dimanche-là, Philippe Auguste fut un instant en mauvaise posture comme un vitrail en témoigne.

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« Otton attaquait. Emportée par la « fureur teutonique », mieux armée sans doute que les communiers de Picardie et du Soissonnais qui lui faisaient face, sa piétaille parvint jusqu’au roi de France, l’entoura, le tira à bas de son cheval. Renversé, Philippe Auguste risqua un moment d’être saigné par les couteaux de ces manouvriers du combat, de périr sous les coups de la gent sans noblesse que l’empereur faisait travailler. Mais la main de Dieu le protégeait, et aussi son armure, la meilleure de toutes, puisqu’il était le plus riche. Il s’en tira, sauta de nouveau en selle, et l’action se retourna. »
Je vous épargne le « film de la bataille » comme le font aujourd’hui les journalistes pour décrire les péripéties successives d’une course cycliste. D’ailleurs, c’est tout l’intérêt de son remarquable ouvrage, Georges Duby, bien au-delà de l’histoire événementielle, développe dans une seconde partie intitulée Commentaire une analyse sociologique de la guerre aux XIIe et XIIIe siècles et une histoire des mentalités. Il évoque le rôle de l’Église. La bataille est alors un jugement de Dieu et la victoire est celle d’un protégé de Dieu, Philippe Auguste, sur Otton IV excommunié.
Sont-ce à cause de ses ascendances vikings, qu’en 1958, le dieu du cyclisme, en crevant un boyau de son vélo dans la plaine de Bouvines, empêcha Jacques Anquetil de remporter Paris-Roubaix ? ! Vous trouvez que j’exagère dans mes élucubrations historico-vélocipédiques ? Voici pourtant ce qu’écrit le regretté Georges Duby, immense historien et membre de l’Académie française :
« De Bouvines, il est parlé comme d’un tournoi. Les relations les plus circonstanciées ne décrivent jamais que des passes d’armes remarquables, des performances. C’est que toutes les traces écrites de l’événement du 27 juillet 1214 relèvent en vérité d’une littérature sportive destinée à un public passionné, à des aficionados ; elles célèbrent des records et des vedettes, en s’efforçant de les dégager –et c’est tout l’art du reportage- de cette confusion où, dans le vrai du combat, les a plongés l’entrecroisement de mille gestes accessoires et sans éclat. »
Dans l’ultime partie de son livre qu’il appelle Légendaire, Duby s’intéresse à la naissance du mythe de Bouvines et à la perpétuation fluctuante du souvenir de la bataille au fil des siècles. Ainsi, il cite deux historiens du dix-huitième siècle Paul-François Velly et Louis-Pierre Anquetil ! S’ils semblèrent un peu rouler leurs lecteurs dans la farine, leurs homonymes Jo et Jacques furent de merveilleux rouleurs d’un autre type qui ont en commun d’avoir remporté le Trophée Barracchi, une prestigieuse course contre la montre aujourd’hui disparue.
À croire que comme Kad Merad, ils se sont retrouvés tous mutés dans le Nord, les gens d’ici ont le sens de la galéjade et manifestent une exagération très méridionale ! En effet, en ce dimanche, passage de Paris-Roubaix oblige, ils me promettent l’encerclement autour de mon campement de Bouvines. Il est vrai que les coureurs qui démarrent maintenant de Compiègne, rejoignent au plus vite le théâtre des hostilités, le fameux Enfer du Nord, dans lequel ils vont tourner et virer pendant plusieurs heures.
Pris au soi-disant piège de Bouvines, je déjeune à la brasserie du village : menu unique Paris-Roubaix, la « dure des dures », avec un pavé du Nord saignant et … très tendre ! Le grand écran installé dans la salle montre la foule qui s’agglutine le long de la tranchée d’Arenberg. La pression monte, celle dans mon verre descend.
Quatorze heures, il est temps de forcer le blocus. Malgré les injonctions des autochtones, têtu comme un breton, intrépide comme le normand que je suis, je choisis de me diriger vers le carrefour de l’Arbre. Bien joué ! Je me gare à Gruson à trois cents mètres de l’endroit où l’on me refoula l’avant-veille. À trop vouloir empêcher l’ingérence des supporters flamands, la foule est clairsemée dans ce secteur pavé mythique.
Tandis que je remonte à pied vers L’Arbre, je croise les coureurs de l’épreuve juniors, un avant-goût du spectacle à venir.

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« Le vent est au rire, la plaine est fumante » de poussière sous avril !
Me voilà au pied de L’Arbre ! Les anciens, nostalgiques, disent que les odeurs de mâchefer et les champs de chicons (endives) n’ont plus la même signification. Tout fout l’camp (de Bouvines !)

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Jadis, l’Arbre était un petit bistrot de campagne où les ouvriers agricoles et les routiers venaient boire leur jus. Les dernières années, il n’était plus ouvert que le jour de la course. Aujourd’hui, il est remplacé par une hostellerie chic ouverte toute l’année sauf le dimanche de Paris-Roubaix ; pas tout à fait quand même car à l’intérieur de l’établissement gardé par un vigile, des VIP dûment triés sur le volet font bombance. Les privilèges ne sont pas tous abolis.
Comme en 1214, la plaine de Bouvines demeure un endroit stratégique pour les grandes manoeuvres. C’est là, sur ce secteur pavé entre Camphin et Gruson, que se joue en général la course. De nombreux coureurs s’y sont échappés pour terminer en vainqueur au vélodrome, quinze kilomètres plus loin. Il fut emprunté pour la première fois en 1958. Jacques Anquetil y passa en tête … vous connaissez la suite ! J’ai l’air d’en faire un fromage mais quels moines lui jetèrent un sort sur cette chaussée ?
Signes avant-coureurs, dans l’azur, les hélicoptères de la télévision tournoient au sud de nos têtes. Orchies, Beuvry, Bersée, Mons en Pévèle, Templeuve, Cysoing, Bourghelles, Wannehain. Bientôt, dans la poussière soulevée par les motos et les autos qui les accompagnent, voilà les glorieux soldats de la tranchée forçant un passage au milieu de la foule beaucoup plus dense.

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Aux Barthélemy de Roye, Girard la Truie, Enguerrand de Coucy, Gautier de Nemours, Ferrand comte de Flandre, Arnaud d’Audenarde, Guillaume Longuépée comte de Salisbury, tous protagonistes du 27 juillet 1214, succèdent Vansummeren du team Garmin-Cervelo, Lars Boom de la Rabobank, Bak et Eisel de la HTC Highroad, Roelandts de la Omaga Pharma-Lotto, Thor non pas Quinquin mais Hushovd champion du monde en titre. La bataille de Bouvines du vingt-et-unième siècle cède aussi à la mondialisation. Il est même un helvète Cancellara qui viole la légendaire neutralité suisse et se pose en grandissime favori.

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Comme dans tout bon Paris-Roubaix qui se respecte, j’ai le droit à « mon » petit drame. La main de Dieu a frappé le teuton Ciolek, victime d’une crevaison juste devant moi. Philippe Auguste désarçonné avait été secouru par les sergents de sa maison Pierre Tristan et Gallon de Montigny. L’infortuné coureur ne peut compter sur aucun équipier ni mécanicien. Finissant par prendre la situation avec humour, il est dépanné de longues minutes plus tard par un véhicule kazakh.

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Sur le chemin du retour, j’entends un spectateur impitoyable déclarant sentencieusement que « cette année, c’était nul », sous entendu qu’en l’absence de pluie et de boue, il n’eut pas son soûl de chutes et d’enchevêtrements de vélos. « Du pain et des jeux », la célèbre formule de l’antiquité romaine est toujours à l’honneur. Le bon peuple aura tout de même vu un lion (des Flandres) dévorer le gladiateur Cancellara !
Les historiographes du cyclisme noteront que, comme le veut la tradition, le vainqueur Vansummeren passa en tête au carrefour de l’Arbre. La petite histoire ne s’écrit pas toujours comme la grande, et au détriment de la vérité historique, c’est donc un Flamand qui a remporté la bataille de Bouvines du 10 avril 2011.
Même l’Histoire s’explique différemment selon les époques. Georges Duby raconte que la mémoire de la bataille resta vive entre trente et cinquante années après la mort de Philippe Auguste, en 1223 puis sombra dans l’oubli presque total. Au XIXe siècle, les historiens mirent l’accent sur la férocité allemande pendant la guerre de 1870, c’est ainsi que la bataille de Bouvines réapparut et fut enseignée à l’école. On célébra le sept centième anniversaire de notre première victoire sur les Allemands, quelques semaines avant le début de la Grande Guerre de 1914-1918. Mais l’auteur s’interroge en conclusion : « Que viendrait faire Bouvines dans un enseignement donné aux enfants d’une Europe rassemblée ? »
Le monde du cyclisme n’en a cure. Pour commémorer les 800 ans de la bataille de Bouvines, les organisateurs du Tour de France envisagent de faire disputer le prologue de la grande boucle 2014 entre Bouvines et Roubaix. Hommage soit rendu à Philippe Auguste !
Voilà comment j’ai vécu trois jours de rêve en enfer. Et au mépris de toute cohérence liturgique, je suis prêt, pour revivre pareille expérience, à déposer une offrande en faveur de Notre Dame des Cyclistes, dans la petite chapelle de La Bastide d’Armagnac. Mais cela est une autre histoire que je vous conterai peut-être un jour !

Bibliographie :
La tranchée d’Arenberg, Philippe Delerm, poche collection Folio
Le dimanche de Bouvines, Georges Duby, poche collection Folio Histoire
Pain d’alouette, Christian Lax, bande dessinée Futuropolis (on y parle de Paris-Roubaix 1919, du Tour de France, et de la mine)

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme, Ma Douce France |on 15 avril, 2011 |5 Commentaires »

« Y a toujours des oiseaux à la Mouzaïa » (XIXème arrondissement de Paris)

Avec ces superbes premières journées de printemps, je vous convie à une petite balade à pied à la campagne. Où ça ? À Paris ! Non, je vous promets que je ne me moque pas de vous. Allez, ne réfléchissez pas ! Je vous attends sur un banc à la station de métro Botzaris en bordure du parc des Buttes-Chaumont, dans le dix-neuvième arrondissement.

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« Tant qu’il y aura des bancs reste un pays de sentiments » tentait de nous rassurer le très grand Mano Solo dans Botzaris justement, une chanson tendre et nostalgique reprise par Les Têtes Raides.

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En route pour l’ascension de la butte de Beauregard, la bien nommée au dix-huitième siècle en raison des nombreux points de vue vers le Nord et l’Est parisien. En ce temps-là, en son sommet, la rue de Bellevue était couronnée de six moulins, le moulin Vieux, le moulin Neuf, le moulin Basset, le Petit Moulin, le moulin de la Motte et le moulin du Costre.
Aujourd’hui, le quartier est plus communément appelé la Mouzaïa du nom de la rue principale autour de laquelle il s’organise. Il s’agit d’un lieu-dit célèbre depuis un épisode de notre guerre coloniale en Algérie, la prise du col de la Mouzaïa par le duc d’Aumale contre la Smalah de l’émir Abd-el-Kader. Ce fait d’armes est contemporain d’un autre qui inspira aux zouaves du maréchal Bugeaud un populaire chant militaire de l’Armée d’Afrique :

« As tu vu la casquette, la casquette,
As tu vu la casquette au père Bugeaud?
Elle est faite la casquette, la casquette,
Elle est faite avec du poil de chameau.... »

Surtout ni assimilation, ni identification hâtives, n’entonnez pas le refrain trop commode des gars de la Marine (Le Pen) ! La Mouzaïa est un charmant village dans la grande ville et si elle est une zone de non droit, c’est uniquement à l’égard des promoteurs qui ne peuvent pas envisager la construction de juteux programmes immobiliers à cause de la friabilité du sol.
En effet, sous nos pieds, se trouvent d’anciennes carrières de gypse exploitées dès le Moyen-Âge. Le quartier s’appela même un temps Carrières d’Amérique car certaines de ses pierres auraient servi à la construction de la Maison Blanche.
Me revient malgré tout en mémoire, une délicieuse chanson de Jacques Dutronc :

« C’était un petit jardin
Qui sentait bon le Métropolitain
Qui sentait bon le Bassin parisien
C’était un petit jardin
Avec une table et une chaise de jardin
Avec deux arbres, un pommier et un sapin
Au fond d’une cour à la Chaussée d’Antin
Mais un jour près du jardin
Passa un homme qui au revers de son veston
Portait une fleur de béton ... »

L’auteur de ces paroles, le regretté Jacques Lanzmann, un si bon marcheur que Michel Tournier le surnomma « le plus grand marcheur des lettres contemporaines, serait ravi de savoir qu’ici, dans ce petit coin du Bassin parisien, aucun jardin n’a cédé la place à « l’entrée d’un souterrain, où sont rangées comme des parpaings, les automobiles du centre urbain » !
J’ignore si, comme dans la chanson, il y a des rouges-gorges dans les sapins, mais une affichette collée sur plusieurs réverbères au mât décoré d’une branche de lierre enlacée, avise qu’une perruche Calopsitte a été trouvée vers la villa Émile Loubet.

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La villa ne possède pas la même signification qu’à l’habitude. Il s’agit ici d’une petite ruelle piétonne bordée de pavillons. On en dénombre ainsi plus d’une vingtaine, enserrée dans un quadrilatère délimité par les rues David d’Angers (du nom du sculpteur du fronton du Panthéon), de Compans, de Bellevue et des Lilas. Les premières ont vu le jour en 1881 après que cette zone de carrières épuisées et truffées de galeries eût été comblée et nivelée. On venait de sortir de la Commune sanglante à laquelle le Belleville ouvrier avait largement participé.
Ici, butte oblige, ça monte et ça descend pour reprendre le slogan publicitaire de l’Ariège, ma terre d’adoption. Pendant trois heures, au gré de mon humeur et de ma curiosité, je slalome dans le quartier, me glissant d’une villa à l’autre. Celles qui joignent la rue de la Mouzaïa et la rue de Bellevue, portent pompeusement le nom de présidents de la Troisième République : Sadi Carnot, Félix Faure et Émile Loubet.

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Pourtant, comme les autres, ce sont de petites sentes pavées strictement réservées à la circulation des piétons. Elles sont bordées de pavillons pas plus hauts qu’un étage, vous savez désormais pourquoi, qui avec la perspective de la pente, semblent s’agglutiner les uns sur les autres.
Ces constructions à l’origine « ouvrières » construites vers 1890, étaient à la fois le reflet des contraintes du site assis sur des carrières et d’un premier effort à but lucratif d’amélioration de l’habitat ouvrier et de résorption de l’insalubrité aux portes de Paris. Leur destination a aujourd’hui changé et elles appartiennent désormais à une population plus bobo (bourgeoise et bohême).
Ces maisons de poupée, accolées les unes aux autres, se situent légèrement en retrait des allées dont elles sont séparées par un jardinet privatif. Toutes se ressemblent mais aucune n’est pareille. La végétation renaissante avec le printemps les masque plus ou moins. Curieux sans être indiscret à l’égard de leurs habitants, à travers les grilles où s’enroulent fleurs et plantes grimpantes, j’essaie de profiter du charme bucolique qu’elles dégagent.

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J’ai envie de reprendre presque les mots de madame Raymonde alias Arletty au pied de l’Hôtel du Nord : « Atmosphère, atmosphère ! Ça a une gueule d’atmosphère ! » En effet, bien que tout près, nous sommes loin de l’effervescence du centre de la capitale. Seuls, le bruissement des insectes et le gazouillis des oiseaux troublent la quiétude des lieux.
N’en déplaise à Chaval et sa série de dessins anarchistes Les Oiseaux sont des cons, ici on respecte les piafs. On les chouchoute même et des nichoirs et des mangeoires sont suspendus aux branches des arbres. Je lis même sur une grille une permission d’entrée qui leur est accordée et refusée aux chats !

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Je croise deux de ces félins qui jouent au milieu de la ruelle sans craindre d’être les héros malheureux d’une quelconque rubrique journalistique … des chats écrasés.
Il en est, à en croire des écriteaux, des gentils mais aussi des ritals, « Attenti ai gatti » . Et même un lunatique dont la maîtresse, outre de guider les visiteurs dans le quartier, produit du miel de ruches installées sur la butte Bergeyre voisine.

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Un coq (de la race Gauloise dorée ? voir billet du 8 mars 2011)) « girouette » à la moindre brise. Au milieu des glycines et des pommiers du Japon en fleurs, je redescends tranquillement jusqu’à la Mouzaïa pour me glisser maintenant dans trois rues aux valeurs cardinales de la République. Les rues de la Liberté, de l’Égalité qui forment un Y avec celle de la Fraternité, furent percées en 1889 en célébration du centenaire de la Révolution française.

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Rue de la Fraternité, la bien nommée en l’occurrence, une enseigne en céramique m’intrigue : « Œuvre de la Bouchée de pain » :

« … Elle est à toi cette chanson
Toi l’hôtesse qui sans façon
M’as donné quatre bouts de pain
Quand dans ma vie il faisait faim
Toi qui m’ouvris ta huche quand
Les croquantes et les croquants
Tous les gens bien intentionnés
S’amusaient à me voir jeûner
Ce n’était rien qu’un peu de pain
Mais il m’avait chauffé le corps
Et dans mon âme il brûle encore
A la manièr’ d’un grand festin ..
. »

Dans le hangar au-dessous, on sert quotidiennement 250 repas aux plus démunis. L’œuvre de la Bouchée de pain fut fondée à Paris en 1884 ; voici un extrait de l’allocution prononcée à l’occasion de son vingt-cinquième anniversaire telle que la rapporte le journal Le Gaulois (simple clin d’œil, ce quotidien se montra favorable au ralliement des monarchistes au général Boulanger !) : « C’est une grande dame chère à tous les Parisiens. Elle a nom : Charité… La « Bouchée de pain » n’est pas seulement une œuvre de bienfaisance, mais aussi de préservation sociale. La faim fait crier la bête au cœur de l’homme. Le malheureux qui souffre de la faim peut devenir un criminel pour manger d’abord, pour aller ensuite dans les prisons, où du moins il sera nourri et chauffé. Nous vivons à. une époque où les riches doivent se faire pardonner leur richesse. La fortune ne doit pas être seulement mise a la disposition des heureux du monde pour satisfaire leurs goûts, mais surtout pour soulager les déshérités de la vie. » Comme quoi, Coluche n’a malheureusement rien inventé avec ses Restos du cœur !
« Les meilleures choses viennent du cœur » prophétise une boulangerie de la rue David d’Angers qui exhale de délicieuses odeurs de pain fraîchement sorti du four.

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Au nord du quartier, à un pâté de maisons de là, la rue de la Prévoyance et la rue de la Solidarité rappellent une époque où les patrons s’intéressaient à l’avenir et au confort des familles de leurs ouvriers ou employés. Signe des temps, qui sait si nous n’hériterons pas un jour de rues de la Rentabilité ou Laurence Parisot !

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À l’ombre du clocher en brique de l’église Saint-François d’Assise, les charmantes villas Marceau, Fontenay et Amalia dévalent vers la rue du Général Brunet.

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À proximité, enclavé dans l’esprit des cités-jardins à l’anglaise, se cache le hameau du Danube dont l’accès est protégé par un digicode. En forme de boucle, il est constitué de vingt-huit pavillons. Il remporta le concours de façades de la ville de Paris en 1926. Au premier étage des deux pavillons d’entrée, les balcons en quart de cercle avec colonne et balustrade en brique retiennent le regard.

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Au bout de la rue, je débouche sur la place de Rhin-et-Danube baptisée ainsi en souvenir de la Première Armée Française menée par le général de Lattre de Tassigny qui libéra Colmar, passa le Rhin et poussa jusqu’en Autriche avant que ne soit signé le 9 mai 1945, l’acte de capitulation de l’Allemagne nazie.
Imaginez qu’ici, en 1878, se tenait trois fois par semaine le marché aux Chevaux et aux Fourrages.

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Sur le terre-plein central, une statue de Léon Deschamps, La Moissonneuse, une gerbe de blé sous le bras, rappelle cet épisode agricole.
En face d’elle, quelques clients profitent des premières chaleurs à la sympathique terrasse du Café Parisien dont l’architecture de l’immeuble rappelle les anciens bureaux de poste ou perceptions de province.

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La pause, c’est pour plus tard. J’arpente maintenant la rue Miguel Hidalgo baptisée ainsi en mémoire, non pas de l’ancien sélectionneur de l’équipe de France de football heureusement toujours de ce monde, mais d’un religieux dont l’insurrection marqua le processus d’indépendance du Mexique.

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C’est le coin des peintres et des poètes : villa Rimbaud, villa Verlaine, la villa Claude Monet qui s’entortille en son extrémité en un escalier très romantique. Je suis presque au pays des merveilles ; à travers les liserons, j’entrevois sur l’une des façades, Alice et son lapin blanc.

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Une autre villa rend hommage à Jules Laforgue, poète trop méconnu de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, mort prématurément à l’âge de vingt-sept ans. Je vous offre son Sonnet de printemps en ce début de saison éponyme :

« Avril met aux buissons leurs robes de printemps
Et brode aux boutons d’or de fines collerettes,
La mouche d’eau sous l’œil paisible des rainettes,
Patine en zigzags fous aux moires des étangs.

Narguant d’un air frileux le souffle des autans
Le liseron s’enroule étoilé de clochettes
Aux volets peints en vert des blanches maisonnettes,
L’air caresse chargé de parfums excitants.

Tout aime, tout convie aux amoureuses fièvres,
Seul j’erre à travers tout le dégoût sur les lèvres.
Ah ! l’Illusion morte, on devrait s’en aller.

Hélas ! j’attends toujours toujours l’heure sereine,
Où pour la grande nuit dans un coffre de chêne,
Le Destin ce farceur voudra bien m’emballer.
»

À la nature en fête, le poète torturé oppose sa solitude et l’expression de son Spleen et de son dégoût de la vie. Heureusement, plus guilleret, je plonge vers le square de la Butte du Chapeau rouge. Ce havre de paix est un vaste balcon ombragé vers les boulevards extérieurs et la banlieue Est de la capitale.

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Inauguré en 1939, il devrait son nom à une ancienne guinguette de l’ancienne commune du Pré-Saint-Gervais. Il épouse la pente de l’une des collines qui appartenaient au réseau des « Carrières d’Amérique ». Délaissé au profit des Buttes Chaumont toutes proches, il dégage une atmosphère très intimiste avec ses statues, ses allées sinueuses, ses escaliers escarpés et ses vastes pelouses que l’on peut fouler.

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À l’entrée, une pancarte rappelle qu’avant la première guerre mondiale, cette butte fut le théâtre de nombreuses manifestations pacifistes menées par des partis et des syndicats de gauche.

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Le 25 mai 1913, devant 150 000 personnes, Jean Jaurès prononça son discours contre la loi des Trois ans visant à allonger d’une année le service militaire. En vain …

« … Pourquoi ont-ils tué Jaurès?
Si par malheur ils survivaient
C’était pour partir à la guerre
C’était pour finir à la guerre
Aux ordres de quelque sabreur
Qui exigeait du bout des lèvres
Qu’ils aillent ouvrir au champ d’horreur
Leurs vingt ans qui n’avaient pu naître
Et ils mouraient à pleine peur
Tout miséreux oui notre bon Maître
Couverts de prèles oui notre Monsieur
Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps de souffle d’un soupir
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?…
»

Brel, ça me donne du tonus ! Il en faut pour grimper au ciel … de la Mouzaïa via l’escalier raide de la rue des Lilas.

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En récompense, je trouve tout là-haut un amour de « bistrot-concert-expos », Les Mères Veilleuses ! Les « Mamma » plutôt ! Car c’est l’histoire de quatre italiennes qui se sont mis en tête de rénover et ouvrir un bar où il ferait bon vivre … les maîtresses des chats ritals ? Le café est à un euro. Ma compagne lorgne sur l’appétissant cheese burger géant au Cantal de la table voisine ; elle n’a probablement pas vu que l’ardoise proposait l’os à moelle … ! Quant à moi, je me laisserais bien séduire par le Parmentier de canard !

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Le samedi qui suit ma promenade, le Bal défendu y interprète des chansons françaises de la période 1936-1946. Malgré les affres de l’Occupation, on chantait, on dansait, on riait, on aimait même :

« Dans un quartier très sombre
Il est un vieux bistrot
Dés que vient la pénombre
Il s’allume aussitôt
Debout d’vant sa boutique
Le patron tranquill’ment
Fait baisser la musique
Lorsque passe un agent
Et c’est là qu’un soir très doux
Il m’a donné rendez-vous
C’est un bal défendu
Dans un p’tit coin perdu ..
. »

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On essayait d’oublier les difficultés de l’époque. Ainsi naquirent alors de célèbres chansons comme La vie en rose et Douce France, cher pays de mon enfance.

« La tour Eiffel est toujours là
Bonjour la Tour, bonjour, bonjour Paris
Y a des pigeons sur l’Opéra
Et y a toujours deux tours à Notre-Dame
La Seine est encore dans son lit
Et le pont Neuf n’a pas vieilli
Sur les bancs du Luxembourg
On fait toujours des serments d’amour
Y a d’ l’espoir, mesdames… »

Y a toujours des oiseaux à la Mouzaïa ! À quelques pas de là, en haut de la rue, un autre bistrot-concert, Aux petits joueurs, propose de « déguster de la bonne musique en écoutant de bons petits plats ». Sur la façade, quelques planches de bande dessinée racontent un « Fric-frac rue de la main d’or ».

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Parmi les personnages, je reconnais Marie-Jo, l’ancienne tenancière de chez L’Ami Pierre, cette adresse chaleureuse du XIème arrondissement où je me rends régulièrement à l’occasion de la Fête de la Musique (voir billet du 27 juin 2008).
Vous voyez que Paris ne montre pas toujours l’image de la métropole invivable qu’on veut bien lui coller. Il existe encore des coins de « campagne » propices aux rencontres et à la convivialité.

Publié dans:Ma Douce France |on 1 avril, 2011 |8 Commentaires »

Il y un an, Jean Ferrat …

Il y a un an déjà, Jean Ferrat nous quittait !
J’ai à l’époque, abondamment, évoqué sa mémoire (voir billets du 19 mars 2010 et 11 mai 2010).
En ce jour anniversaire, je vous offre sa Complainte de Pablo Neruda, ce poète, écrivain, penseur et homme politique chilien, mort d’un cancer du pancréas, douze jours après le Coup d’État du 11 septembre 1973 qui renversa le président élu Salvador Allende. Ses maisons de Santiago et d’Isla Negra furent saccagées et ses livres jetés au bûcher. Son inhumation devint une grande manifestation d’opposition à la junte militaire. Dans son autobiographie Confieso que he vivido, publiée à titre posthume, il écrivait ceci :

« Je veux vivre dans un pays où il n’y a pas d’excommuniés.
Je veux vivre dans un monde où les êtres seront seulement humains, sans autres titres que celui-ci, sans être obsédés par une règle, par un mot, par une étiquette.
Je veux qu’on puisse entrer dans toutes les églises, dans toutes les imprimeries.
Je veux qu’on n’attende plus jamais personne à la porte d’un hôtel de ville pour l’arrêter, pour l’expulser…
Je veux que l’immense majorité, la seule majorité : tout le monde, puisse parler, lire, écouter, s’épanouir.
»

Près de quarante ans plus tard, ces mots sont toujours aussi cruellement d’actualité au moment où la démocratie tente de faire entendre sa voix de l’autre côté de la Méditerranée.
Nul doute que l’ami Jean aurait été aux côtés de ces peuples en lutte. Écoutez-le ici chanter la légende de celui qui s’est enfui et a fait les oiseaux des Andes se taire au cœur de la nuit.

http://www.dailymotion.com/video/xcokl7

Je vous offre en prime un autre clip de la chanson réalisé par un internaute. Avec la voix chaude de Jean, vous y retrouverez l’intégralité des paroles.

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La vieille dame de Béziers ou le stade des Sauclières

« La dame de Béziers
Fut jadis grande Dame
Elle a perdu son charme
Et de ses yeux si beaux
Coulent parfois des larmes
Mouillant ses oripeaux…
… La dame de Béziers
Eut de belles années. »
A présent, il lui sied
D’être presque fanée.
A présent, il lui sied
De recevoir sans cesse
Visite de l’Huissier,
Dont les exploits la blesse…
La dame de Béziers
Seule à présent sans garde
Et sans page fripon,
Elle vit en clocharde
Et couche sous les ponts. »

Courant janvier, j’ai croisé par hasard cette charmante personne à Béziers comme de bien entendu, sous les platanes bordant le canal du Midi. Pour être honnête, ce n’est sans doute pas celle que chanta Charles Trenet. Mais comme le poète surréaliste de la voisine Narbonne voyait des écoliers dévorant leurs tabliers et des abbés en bicyclette à l’intérieur d’Une noix, j’imagine les atours surannés de madame des Sauclières à travers la mythique enceinte sportive biterroise aujourd’hui vétuste et désuète.
Quelle idée saugrenue de vous parler d’un stade ! Et pourtant, « magiques, les stades le sont tous, grands ou petits, à Saint-Denis ou à Langogne. Dans un recoin, tous possèdent un morceau de l’âme de leurs millions ou de leurs centaines de spectateurs célèbres ou anonymes. Quand la France a battu les All Blacks au Parc, j’étais là. Quand à Lachamp, Langogne a « tombé » Champclauson, j’étais à l’endroit où la main courante avait été repeinte... » écrivait Jacques Perret dont ma génération lut son roman Le caporal épinglé.
Et Marcel Berger de lui emboîter le pas : « Que l’on pousse une pointe au vélodrome de la Seine, ou à Wagram, voire aux Ponts-Jumeaux, et c’est toute l’histoire affective du sport, qui nous saute au visage. Les bruits, les parfums, les couleurs des maillots reviennent en mémoire. Magiques, comme les phonolithes les stades restituent sans cesse tout ce que les champions et leurs supporters leur ont donné… »
Ce stade des Ponts-Jumeaux à Toulouse que justement le romancier et journaliste Gaston Bonheur glorifia : « Il nous faut dire adieu à un lieu magique par excellence qui fut pour notre génération l’Olympe du rugby. Mes souvenirs seront toujours enchantés par ce terminus de feuillages, de soleil et d’eaux où nous conduisait en brinquebalant triomphalement le tramway du dimanche après-midi, avec ses remorques gonflées de rideaux rayés. Les Ponts-Jumeaux m’apparaissent alors comme l’apothéose des réjouissances. Les supputations d’avant-match (tactique de l’Aviron ou rafale impulsée par Cadenat du SCUF) faisaient l’objet des conversations de la veille chez le coiffeur où se retrouvait toute la colombette gouailleuse et sportive. »
Des Ponts-Jumeaux aux Sauclières, il suffit finalement de suivre le chemin de halage du canal du Midi, avec un ballon ovale sous le bras ! C’est ce que firent peu ou prou les supporters du Stade Toulousain, le 17 avril 1921, pour encourager leur équipe face à l’U.S. Perpignan en finale du championnat de France de rugby. L’autoroute La Languedocienne n’existait pas encore et j’imagine le pique-nique géant d’avant match, après Capestang, avec les supporters des deux camps, sous les frondaisons de la voie d’eau chère à Paul Riquet. Si j’en crois les archives de l’époque, le temps était beau, la recette aux guichets fut de 150 000 francs et 25 000 spectateurs s’entassèrent dans les pimpantes Sauclières qui ne pouvaient en principe qu’en contenir 10 000 ! Six heures avant le coup d’envoi, les places non numérotées furent prises d’assaut et des gradins de fortune dressés à la hâte.

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Pour la petite histoire, à cause d’un essai de Duron transformé par Marmayou, les violettes ne fleurirent pas le bouclier de Brennus cet après-midi-là mais la convivialité en rugby n’étant pas un vain mot, nul doute qu’au retour tout le monde dansa la sardane.
À l’origine des Sauclières inaugurées en cette occasion se trouva Louis Viennet qui jeta en 1911 les bases de la légendaire Association Sportive Biterroise, centenaire cette année, en fusionnant le Sporting Club Biterrois et le Midi Athletic Club et en lui offrant un stade confortable.
Celui-ci situé dans la ville basse souffrit des inondations lors de la grande crue de mars 1930. Les flots de l’Orb en furie envahirent la rue Vide Bouteille (ça ne s’invente pas !), la rive gauche du Port-Neuf, les entrepôts de vins et le parc des sports mettant à mal la pelouse transformée en un infâme bourbier.

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Coincées entre l’Orb et le canal du Midi, les Sauclières auraient pu constituer un endroit privilégié pour des supporters irascibles enclins à jeter à l’eau un arbitre trop défavorable à leurs couleurs rouge et bleu ! En effet, au rugby « sport de gentlemen disputé par des voyous », à la différence des « manchots », on n’envoie pas le « reufeureu » au petit coin qui doit son nom à l’empereur Vespasien lequel levait un impôt spécial sur la collecte de l’urine utilisée par les teinturiers pour préparer les étoffes.
Voici comment dans les années 1920, de bouillants supporters non dénués de verve poétique donnaient du cœur à l’ouvrage à leur équipe :

« Henry quatre Bon roi de France et de Navarre
Voulait que chacun pût, si on en croit l’Histoire
Mettre tous les dimanches la poule dans son pot
Brennus roi du Rugby pour n’être point capot
Comme le Marseillais plus fort a voulu faire
Et a fait retirer par nos gars de Biterre
Le Pau qui dans la poule un peu trop le gênait.
Bravo A.S.B, ce tour tu l’as bien fait,
Le public biterrois lui, veut et te demande
Bien plus, A.S.B, il te commande
De vaincre les Tarbais, le fameux Stadoceste
C’est un bien gros morceau, il n’est pas indigeste.
Donne tous tes moyens, l’énergie, la science
Et marche droit au but Championnat de France
Pour l’honneur de Béziers et tout le Languedoc
Triomphe nettement du formidable Choc. »

Ce lyrisme contribua-t-il à faire des Sauclières une citadelle quasi imprenable ? En tout cas, l’A.S Béziers n’y perdit que six matches entre 1959 et 1985. Prophète sur ses terres, elle exerça même une véritable hégémonie sur le royaume d’Ovalie en remportant dix titres de champion de France entre 1971 et 1984. Un palmarès incroyable !
Au risque d’être jeté moi aussi dans le canal par quelques supporters irréductibles, j’ose évoquer les sempiternelles querelles de chapelles rugbystiques qui opposaient alors les tenants de l’efficacité et du résultat aux fervents du beau jeu et du panache. Pour faire simple, ces derniers reprochaient aux rouges et bleus de ne jouer qu’à 10, le ballon ne parvenant que très parcimonieusement aux lignes arrières, et de privilégier la puissance du pack au détriment des exploits personnels de la cavalerie légère des trois-quarts ; bref, une conception « collectiviste » du jeu qui n’avait rien d’anachronique dans cette région où le communisme était fortement ancré ! Pour illustrer mon propos peut-être ésotérique, j’en appelle au cousin Léopold de Cantaous-Tuzaguet que vous connaissez bien désormais. Voici ce qu’il écrivait dans sa lettre hebdomadaire à son cher Flanker suite à la finale du championnat de France et … du Languedoc entre Béziers et le Racing de Narbonne emmené par l’artiste Jo Maso, en 1974 :
« La finale vient de se terminer et je n’ai pas attendu 10 secondes pour m’installer devant mon écritoire pour éviter de prendre parti dans les discussions aussi passionnées que dangereuses qui ont déjà commencé à mettre aux prises le clan des champions (Béziers) dans lequel Mélanie, Bézuquet et le curé se montrent particulièrement virulents, et celui des vaincus, fort de trois pèlerins non moins impertinents et agressifs, Bougredane, Sudospas et l’Instit en l’occurrence… Mais pourquoi diable cet antagonisme forcené que tu dois certainement te demander. Un peu parce que les inconditionnels de la troupe à Raoul de chez Barrière (Béziers ndlr) ne pardonnaient pas à celle de Jean de chez Carrère (Narbonne) d’avoir dérouillé le Stadoceste Tarbais en quart de finale, beaucoup parce que l’eau minérale avait eu infiniment moins de succès que le Madiran et le Pacherenc durant le déjeuner auquel Mélanie s’était fait un devoir de convier les habitués, histoire de célébrer dignement la fin de la saison officielle ……
15h 22. Benacloi tire victorieusement au but.
« Palmade à la Seine » s’égosille le marchand d’hosties.
« Vaquerin à la porte » hurle l’instituteur.
15h 24. Pesteil ouvre à Navarro le chemin de la terre promise.
« Je commence à croire qu’il y a un bon Dieu » commente Bézuquet.
« Attends la suite, tes Biterrois de malheur n’ont pas fini de tirer le diable par la queue » rouspète Bougredane.
15h 37. Astre balance un deuxième drop.
« N’en jetez plus la cour est pleine » ironise Mélanie.
« Des champions de la godasse voilà ce qu’ils sont et rien de plus les troupiers à Raoul de chez Barrière » fulmine Sudospas.
16h 01. Benacloi fait mouche et remet les deux équipes à égalité.
« Ce vendu de Palmade va boire du Corbières à l’œil jusqu’à la fin de ses jours » ricane le curé.
16h 05. Sangali s’affale dans l’en-but biterrois.
« Aux innocents les mains pleines » soupire le curé atterré.
« Voulez-vous me rappeler le score ? C’est bien 14 à 10 n’est-ce pas » susurre le Pédago.
16h 16. Cabrol convertit en but un coup de pied de pénalité consécutif à un tenu de Walter Spanghero.
« Courage les gars,rien n’est perdu » s’époumone la douce compagne de mes jours, le chignon en bataille.
« L’espoir fait vivre » rigole Bougredane.
16h 24. Cabrol botte le drop de la victoire.
« Ce tir est le plus beau jour de ma vie » roucoule le porteur de soutane.
« C’est pas possible, c’est pas possible » sanglote Sudospas effondré.
16h 28. Le coup de sifflet final retentit. Béziers est champion de France.
« Le Stadoceste Tarbais est vengé » clame Bézuquet.
« Il n’y a de la chance que pour la canaille » s’étrangle l’instituteur.
C’est à ce moment que je me suis éclipsé redoutant d’être témoin d’une de ces batailles rangées comparées auxquelles celles qui ont fait la célébrité de Verdun ne sont que de la petite bière. Mes craintes étaient-elles fondées ? Veux-tu parier que les belligérants sont en train de signer le traité de paix dans le cellier ? Une seconde, je vais voir sur place …
Je ne me trompais pas macarel de macarel. Une demi-barrique de 50 litres qu’ils m’ont vidée en moins de deux heures ces bons apôtres. Ah, elle m’aura coûté cher la finale du vine !
»
Au-delà de ces fumeuses considérations tactiques, il faut reconnaître que le public des Sauclières eut le bonheur de voir évoluer de très grands joueurs au sein de son équipe fétiche. J’en citerai deux qui, à une dizaine d’années d’intervalle, jouaient au même poste de demi de mêlée.
Le premier, Pierre Danos fut le capitaine de l’équipe championne en 1961 et auteur d’un drop de légende lors de la finale. En référence au célèbre torero, son élégance lui valut le surnom de Dominguin par les aficionados biterrois évidemment très au fait de la chose taurine. On lui doit aussi l’expression imagée, « au rugby il y a les déménageurs de piano et ceux qui en jouent » pour distinguer les colosses du pack des gazelles des lignes arrières. La remarque est moins vraie de nos jours où tous ces beaux bébés sont gonflés à la créatine !
Le second, Richard Astre fut le chef d’orchestre emblématique lors des campagnes victorieuses des années 1970. On l’appelait le Roi Richard ou le Petit Mozart du rugby !
En hommage, pour la beauté de leurs gestes, voici deux superbes photos où le maître et l’élève semblent se passer la balle. Un démenti esthétique au fameux conflit des générations !

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Tous deux jouèrent de nombreuses fois en équipe de France. Mais ce ne furent pas les seuls Biterrois car honneur suprême, ce ne sont pas moins de sept membres de l’A.S Béziers qui enfilèrent le maillot frappé du coq gaulois pour rencontrer le quinze de Roumanie le 11 décembre 1971 ! Et où ça ? Oui vous avez deviné, aux Sauclières !
Vous vous doutez bien qu’une telle sélection ne pouvait qu’agacer le cousin Léopold déjà fort contrarié de rester alité à cause d’une grippe polissonne :
« Je suis obligé de garder le coin du feu et d’ingurgiter une multitude de cachets de toutes couleurs et de toutes dimensions, soigneusement dilués au préalable dans ces insipides et dangereux breuvages que sont le tilleul, la verveine et la camomille.C’est tout juste si j’hérite de temps en temps d’un sucre, imbibé de tafia, d’une gorgée de Pacherenc engloutie à la hâte au risque de m’étouffer … Serai-je rétabli pour les festivités traditionnelles de fin d’année, en prévision desquelles quatre dindes sélectionnées par mes soins et un porcelet dodu à ravir sont en train de parfaire leurs formes à grand renfort de croûtons de pain imbibés de lait, de maïs et de châtaignes ? C’est la question que je me pose, macarel de macarel ! et que le curé se pose avec une angoisse supérieure à la mienne, vu que le saint homme préfèrerait renoncer à la messe de minuit que de célébrer la Nativité au bouillon de poireaux et à la purée de pommes de terre, mets démoralisants au possible, dont il devrait pourtant s’accommoder au cas où persisterait l’atroce langueur qui m’accable présentement. »
Sacré Léopold qui poursuit ironiquement : « Le malaise indéfinissable est réel, qui résulte de la faveur sans cesse grandissante dont jouissent les ceusses de Béziers en raison des roustes titanesques qu’ils infligent à leurs adversaires depuis le début de la temporada. Béziers par-ci, Béziers par-là, tu n’entends plus et tu ne lis plus que ça ! D’où quelques grincements de dents, assortis de commentaires acidulés desquels il ressort en premier lieu qu’il ne reste plus aux sélectionneurs que prendre en bloc les quinze pinsons préférés du maître oiseleur Raoul Barrière en vue du prochain voyage à Edimbourg. Et Bougredane de glousser : « Puisqu’il n’est de bon rugby que de l’antique Biterre, à quoi bon perdre son temps à construire de toutes pièces un quinze tricolore qui, si on en juge par les propos qui fleurissent aux quatre coins de l’hexagone, n’atteindra jamais le degré de perfection auquel les détenteurs de l’écu de Brennus sont parvenus ! »
Curieusement, païen normand longtemps réfractaire aux grandes messes du rugby, j’ai découvert les Sauclières grâce au vélo. Me connaissant, cela ne vous surprend qu’à moitié. Son nom désignant en occitan les taillis de châtaigniers sauvages dont les gaules servent à faire des cerceaux, sonnait-il clair à mon oreille ? C’est fou mais j’ai gardé en mémoire des articles et des photos du temps où gamin, je dévorais les revues sur le Tour de France qu’achetait mon papa. La petite Nounouchette avait encore plus de chance. L’hiver, à la morte saison cycliste, devant la cheminée de la maison bourguignonne, elle glissait sa tête sur la poitrine de son grand-père qui, attendri, un verre de Meursault à la main, lui contait de belles histoires de la légende des cycles. Son papy s’appelait Abel Michea, truculent journaliste à L’Humanité et au Miroir du Cyclisme. Rien que pour cela, le Parti Communiste Français méritait d’exister ! Écoutez-le raconter la treizième étape du Tour 1953 entre Albi et Béziers :
« L’étape des camisards. Ah, ma Nounouchette, quelle corrida ! J’aime autant te dire, mon petit oiseau, que ça roulait drôlement … Et en vue de Béziers, notre douzaine de lascars comptaient vingt minutes d’avance sur les débris du peloton. Il ne restait plus qu’à se partager le butin. Bobet exigea de ses équipiers qu’on lui laisse gagner l’étape pour qu’il puisse mettre la bonification dans sa musette…
Tu connais la piste de Béziers, mon trésor ? Non ? C’est une piste en cendrée. On appelle comme ça le mâchefer que Jules Cadenat a entassé autour de la pelouse de rugby. Une pelouse qu’il brosse, peigne amoureusement, mais la piste …
Donc, l ‘ami Nello (Lauredi) entra en tête sur cette piste pour … emmener le sprint à Louison (Bobet). Geminiani était en deuxième position, et Bobet en troisième. Comme à la manœuvre. Nello menait dur. Et prenait des risques. Si bien que dans chaque virage, il décollait … Les écarts se creusaient. Dans le dernier virage, on entendit Geminiani hurler.
Là, ma Nounouchette, il faut dire que les intéressés ne sont pas d’accord. « Je lui criais de ralentir » affirme Geminiani. « J’ai entendu qu’il me criait : plus vite, plus vite » affirme Nello ! Toujours est-il que le résultat de ce sprint arrangé à l’avance fut : 1er Lauredi ; 2ème Geminiani ; 3ème Bobet … Aïe, aïe, aïe … Si tu avais entendu Louison, mon trésor. Je te jure que tu ne l’aurais pas reçu dans ton salon ce jour-là ..
. »
Il paraît en effet que ça péta le soir à la table de l’équipe de France, une véritable soupe à la grimace. Le début du repas, on aurait dit la sainte Messe, tout le monde le nez baissé dans son assiette. Puis ce fut l’orage : Geminiani se leva, empoigna la table et la culbuta soupière comprise sur Louison Bobet !

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À travers les photos du Miroir des Sports, plus que le rififi au sein de l’équipe de France, je me souviens surtout de l’arrivée, le même jour, de Jean Robic sur la cendrée des Sauclières. Vainqueur du Tour 1947 sans avoir porté le maillot jaune, Robic avait enfilé l’avant-veille le paletot bouton d’or grâce à une superbe chevauchée dans les Pyrénées avant de le céder le lendemain à un coéquipier pour soi-disant des raisons tactiques. Mais une chute dans un petit col de la Montagne Noire anéantit définitivement ses chances de gagner une seconde fois la grande boucle. Celui qu’on surnommait Biquet ou encore Tête de cuir à cause de son inséparable casque en cuir bouilli, resta longuement allongé sur la chaussée avant de se relever. Il franchit la ligne d’arrivée aux Sauclières avec une quarantaine de minutes de retard et ne prit pas le départ le lendemain. Détail amusant et naïf, lors de cette étape, il portait le maillot vert qui récompensait pour la première fois de l’histoire de l’épreuve le leader du classement par points. Et mes yeux d’enfant avaient du mal à imaginer sur les photographies en noir et blanc que la couleur sombre de son maillot était … verte !

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Au risque de me faire haïr par quelques lecteurs réfractaires à mes élucubrations pédalantes (il y en a d’autres qui aiment !) et apparaître légèrement hors sujet, je ne résiste pas à vous conter une savoureuse anecdote qui se déroula en pleine région pinardière. Elle naquit à quelques centaines de mètres des Sauclières, au pont sur l’Orb précisément que franchirent échappés Molines et Zaaf de l’équipe régionale d’Afrique du Nord ; l’Algérie était française à l’époque ! Mais je laisse la parole au papy de Nounouchette qui vous la racontera avec plus de talent que moi :
« C’était en 1950. L’étape Perpignan-Nîmes. Encore une où Râ, comme disent les cruciverbistes, faisait des heures supplémentaires. Tu avais beau avoir une feuille de chou sur la cafetière, tu sentais quand même passer le truc. Alors, de temps en temps, un petit coup de Roussillon, histoire de s’humecter les papilles. Et finalement, c’est Abdel-Kader qui a trinqué. Zaaf, il avait pris la tangente avec un pote à lui, Molinès. Et il pensait bien la gagner son étape. Il n’avait rien négligé pour cela. Surtout les « conseils » d’un copain belge qui lui avait vanté les mérites de petites pilules « comme ça ».
Et le coureur belge, grand ami de Zaaf, lui avait remis la boîte, sans comme dit le prospectus, préciser la posologie. Voilà donc mon Abdel Kader qui prend un peu plus de pilules qu’il eut été … enfin, disons normal… Si tu avais vu Zaaf tanguer sur la route, la balayer, éviter … un platane, avant de s’écrouler dans un fossé, en bordure d’un vignoble. Et il allait peut-être bien tomber dans les pommes quand un vigneron lui passa sa gourde. Zaaf ne buvait pas de vin. Mais il s’aspergea le visage, la nuque. À tel point que, quand on s’empressa autour de lui, il puait le pinard. Et tout aussitôt naquit la légende de la biture sensationnelle. Tu vois, ma Nounouchette, comme il faut toujours se méfier des apparences et des mauvaises langues.
Tu peux aller demander aux toubibs de Nîmes qui lui firent un lavage d’estomac, si je raconte des blagues.
Zaaf, lui, il était malin. Il n’a rien dit. Même que le lendemain, il est venu au départ faire son numéro. Il voulait repartir ! Bien sûr, on lui rappela son abandon dont il disait ne pas se souvenir. Alors, il proposa de … « vite faire le bout d’étape qu’il n’avait pas fait … »
Tout ça, ça lui a valu pas mal de contrats. Beaucoup de contrats, même. À tel point que tous les journaux écrivirent qu’il était obligé de s’installer en Bretagne puis en Belgique. Ça, mon ange, c’était vrai. Mais les contrats n’y étaient pour rien.
Simplement, la légende avait traversé la Méditerranée. On y avait cru. Et les compatriotes musulmans de Zaaf avaient décidé d’excommunier le buveur de vin … Abdel-Kader était prisonnier de sa légende.
»

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Celui qu’on surnommait le Lion de Chebli montra par la suite d’indéniables qualités de communicant avant l’heure. En effet, l’année suivante, il s’appliqua à terminer à la place populaire de « lanterne rouge » du Tour, promesse de bien meilleurs contrats dans les critériums. Et comme en atteste la photo ci-dessous, il sut aussi tirer quelque profit publicitaire de sa mésaventure. Comme quoi le pinard languedocien ne lui tourna pas la tête tant que ça !

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Excusez cette enivrante escapade à vélo qui m’a conduit jusque sous un platane à Vendargues ! Je sais bien qu’aujourd’hui, au collège (qui n’est plus de la réussite !), dés que vous écrivez un tant soit peu en un français correct, vous obtenez une note satisfaisante même lorsque vous ne traitez pas le sujet. Mais instruit aux rigueurs professorales du vieux cours complémentaire de mon père, je ne peux me satisfaire de ce compromis.
Bref, je retourne aux Sauclières qui, hors mes souvenirs du Tour de France, étaient dans mon enfance un véritable enfer où les Diables Rouges, c’était leur surnom, du Football Club de Rouen, mon équipe favorite, se brûlaient régulièrement les godasses à crampons. Il n’y avait pas encore la télévision à la maison, juste la lecture de la chronique sportive de Paris-Normandie, le quotidien régional, qui narrait les quasi inéluctables naufrages de mes joueurs fétiches au bord de la Méditerranée. A priori ces stades semblaient accueillants avec leurs noms poétiques : les Sauclières à Béziers, les Métairies à Sète, les Hespérides à Cannes ! En ce temps où les matches se jouaient à quinze heures le dimanche après-midi, à l’heure où déclinait le soleil, c’était quelques buts dans la musette que ramenaient mes favoris en lieu et place des pommes d’or des Hespérides, les « filles du couchant » nées de l’union d’Atlas et Hespéris.
La dame de Béziers n’était pas plus amène avec ses visiteurs footeux. Cette malédiction contribue bien sûr à sa légende. L’Association Sportive Biterroise section football possède un maigre palmarès, une seconde place du championnat de France de deuxième division en 1957 qui lui valut un passage éclair d’un an dans l’élite. Cependant, elle compta dans ses rangs une multitude d’excellents joueurs. Il est même un gardien de but de légende qui plongea sur la pelouse pelée des Sauclières : René Vignal.

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J’ai relu pour vous Hors Jeu, le récit de sa vie tourmentée qu’il confia, il y a une trentaine d’années, à l’excellent journaliste Francis Huger. Le grand-père Vignal avait une façon très particulière (mais qui s’avéra juste) de parler de son petit-fils : « il lui manque une case ! » Ainsi, à l’époque des vendanges, une nuit lors de la tournée arrosée des barriquots, il vint à notre fada alors adolescent, l’idée de libérer les singes en cage au plateau des poètes. Devant le peu d’entrain des quadrumanes dérangés dans leur sommeil à prendre la tangente, Vignal et ses camarades envisagèrent de déboulonner une des statues qui ornent le jardin dans le prolongement des allées Paul Riquet. Ainsi, « Victor Hugo dont la splendide barbe accueille en premier les visiteurs, dès le portail ouvert, n’avait pas résisté à une poussée iconoclaste et s’était brisé dans un vacarme d’Hernani. Cinquante ans de génie romantique gisaient à nos pieds » !
Sélectionné dès son plus jeune âge dans les équipes du Languedoc à travers tous les échelons, minimes, cadets et juniors, Vignal vit sa réputation franchir les limites de la région et très vite, il embrassa une carrière professionnelle d’abord à Toulouse puis au Racing Club de Paris, le prestigieux club de la capitale. Il devint alors le goal de l’équipe de France et suite à un match extraordinaire à l’Hampden Park de Glasgow, la presse anglo-saxonne baptisa le biterrois à vie « The flying Frenchman », le Français volant ! Homme caoutchouc, il construisit son image sur ses réflexes étonnants, ses envolées magistrales, ses plongeons acrobatiques et ses sorties kamikazes dans les pieds des adversaires. Revers de la médaille, son intrépidité frisant l’inconscience l’exposa à de multiples blessures qui abrégèrent sa brillante carrière.

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J’étais tout gamin, c’était un temps où les ignobles insultes d’« enc… » n’accompagnaient pas les dégagements des gardiens adverses. Mon papa m’emmena le voir jouer, une fois à Rouen au stade des Bruyères (un joli nom aussi !), et une autre à l’ancien Parc des Princes. J’écarquillais les yeux devant ce dieu vivant du stade. Je me souviens toujours du penalty qu’il arrêta contre le Red Star : parti d’un côté, dans un saut de carpe extraordinaire, il replongea dans l’autre sens pour dévier le ballon. Tout autant que son style plein de panache, j’admirais ses tenues, des vrais « habits du dimanche » (presque logique puisque les matches se déroulaient en ce jour du seigneur !) avec ses casquettes, ses maillots ou plus exactement ses pull-overs à col roulé ou avec des chevrons. J’ai évoqué les Noëls de mon enfance ; oui c’est pour être comme Vignal que je commandai au monsieur à barbe blanche une tenue complète de gardien de but. Il ne m’offrit qu’un maillot classique, mais j’admets aujourd’hui qu’il ne m’apportât pas un beau pull Rodier pour me vautrer sur le goudron de la cour !
Donc ce joueur inoubliable cassé de partout termina sa carrière à Béziers avec, je cite Francis Huger, « une triplette de footballeurs comme notre pays en a rarement connu.Ils venaient tous d’endroits différents ; Ernst Stojaspal d’Autriche, Jules Nagy de Hongrie, Diego Bessonart d’Uruguay. C’étaient de grands artistes du ballon dont les prouesses sur le vieux stade des Sauclières faisaient frémir les banquettes mitées et trépigner les tribunes. »
Et Vignal de conter son premier match sous les couleurs rouge et bleu : « Je suis déjà revenu dans les vestiaires depuis quelques semaines pour des entraînements. Mais à ce moment, à cette minute où le public dévale le Jardin des poètes, s’engage sur la passerelle du canal, passe sous le pont de la voie ferrée, s’approche de nous comme une énorme vague mugissante, je tressaille d’inquiétude. La rumeur s’enfle, envahit la cour d’honneur, piétine sur les lames de bois qui se joignent sur nos têtes, retombe par le tunnel qui débouche sur le terrain pelé. Tous ces gens sont venus pour moi ou presque … Et voici l’équipe de Béziers commandée par celui que vous attendez tous, René Vignal. La voix du bateleur n’est pas éteinte dans le micro qu’un rugissement me déchire les oreilles autant qu’il me réchauffe l’esprit. On dirait l’entrée d’un toréador à la féria de Pampelune : les bravos, les cris, les encouragements crépitent comme une litanie de crécelles, et je me sens happé, enveloppé, porté par cette vague d’amitié. Ils sont tous avec moi, je ne peux plus en douter. »
La suite moins glorieuse est à ranger au chapitre des faits divers. C’est probable que dans le contexte actuel du professionnalisme avec les contrats exorbitants, les managers, les droits à l’image, les postes de consultants sur les chaînes de télévision, René Vignal n’aurait pas vécu telle déchéance. Il se perdit dans le dédale des cabarets, des filles et de l’argent facile avec au bout, des braquages et une condamnation à quinze ans de prison. Comme écrivit Antoine Blondin, le Français volant était devenu un voleur français! Mais c’est là que réside tout l’intérêt de sa biographie Hors jeu, c’est aussi l’aventure d’une résurrection exemplaire. Avec l’aide d’un éducateur pénitencier, il oeuvra pour introduire le football dans les prisons (qu’en auraient pensé messieurs Sarkozy et Hortefeux ?) et se révéla le grand entraîneur qu’il aurait dû devenir. Il coule aujourd’hui du côté de Toulouse des jours que j’espère heureux*. Merci monsieur Vignal qui avait hanté mes rêves d’enfant !
Il est un autre grand gardien de but qui commença sa carrière aux Sauclières. Claude Abbes appartint en effet à l’A.S. Béziers avant de participer à la fameuse épopée de la Coupe du Monde 1958 en Suède que l’équipe de France termina à la troisième place.
À en croire le récit de Vignal, la dame de Béziers était déjà … un peu décatie ! Cependant, un demi-siècle plus tard, notre quasi centenaire a encore assez bon pied bon œil. Elle ne paye certes pas de mine quand on l’aperçoit de l’extérieur avec son grand mur de moellons noirâtres. D’antiques inscriptions « gradins populaires et pesages » ornent encore les vomitoires permettant l’accès à la vieille arène.

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Sa tribune d’honneur a subi un lifting, le ciment ayant remplacé les bancs de bois. Devant elle, le mâchefer de Jules Cadenat (Jules comme César et Cadenat comme serrure, se plaisait-il à dire) est toujours là. Je m’attends à ce que cette fois, Bobet débouche en tête !

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Sur la pelouse moins pelée qu’antan s’entraînent les footballeurs de l’Avenir Sportif de Béziers qui évolue en championnat de France amateur. Un nom prometteur de club pour un stade mythique à qui je souhaite encore longue vie !
En ressortant, un automobiliste ivre rate le tournant en face et vient s’encastrer dans le portail du vieux stade. Je suis témoin, il ne peut pas dire comme Zaaf qu’on l’a arrosé de pinard !

*René Vignal s’est éteint le 20 novembre 2016

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 11 février, 2011 |5 Commentaires »

La maison d’Isert

Lors de mes vœux de nouvel an, je vous avais fourni la raison de mon silence tout relatif en ce mois de janvier. En effet, je devais me consacrer au montage d’un film sur un quasi nonagénaire du petit village d’Ariège où je séjourne périodiquement. On dit en Afrique que lorsqu’un griot s’en va, c’est une bibliothèque qui disparaît. C’est dans cet esprit qu’avec un voisin, nous avons enregistré l’ancien forgeron qui constitue la mémoire vivante de ce qu’était la vie de la commune il n’y a pas loin d’un siècle.
Afin de calmer votre impatience, je vous ai emmené du côté de Rebirechioulet et Cantaous-Tuzaguet pour vous conter la vie truculente et festive au fin fond du Sud-ouest. Hasard de la programmation du cinéma Max Linder de Saint-Girons, j’ai retrouvé cette même ambiance lors de la projection du film Le fils à Jo réalisé par Philippe Guillard, actuel journaliste sportif à Canal Plus et ancien champion de France de rugby avec le quinze du Racing Club de France, l’équipe sélecte de Paris qui narguait les provinciaux en jouant avec un nœud papillon rose. La ligne de vêtements Eden Park créée par quelques-uns de ses coéquipiers de l’époque, s’inspire de cet esprit à la fois potache et classieux.
Bénéficiant d’une importante promotion dans les medias, Le fils à Jo n’est assurément pas le film à voir absolument mais ne mérite pas non plus la sévère critique parue dans Le Nouvel Observateur : « un indigeste cassoulet comico-sentimental que l’on croirait cuisiné par et pour Pompon, l’exaspérant idiot du village incarné par l’ex-rugbyman Vincent Moscato ». Justement aux côtés de Gérard Lanvin excellent comme à son habitude, le personnage de Pompon m’a beaucoup réjoui. Et Moscato, ancien « déménageur de piano » dans la première ligne du pack du Stade Français, sait désormais jouer du violon en faisant vibrer la corde du rire et de l’émotion dans un étonnant rôle de quasi autiste. Comme quoi tous les goûts sont dans la nature et le cassoulet même en conserve peut offrir des moments sympathiques quand on n’oublie pas la convivialité dans les ingrédients ! Question d’état d’esprit ! N’en déplaise au chroniqueur parisien, ce soir-là, j’avais envie de monter sur la table et de faire tourner les serviettes ! Ainsi aussi, il y a une quarantaine d’années, le bonheur était dans une clairière au milieu de la forêt tropicale, à quelques kilomètres des ruines mayas de Tikal au Guatemala. Cette nuit-là, nous cuisinâmes une boîte de cassoulet William Saurin au feu de bois des rosiers qui entouraient le bungalow de l’unique motel à la ronde. Mémorable !
Mémorable, c’est justement le titre du film, le mien cette fois, dans lequel Jean Martres, ancien maréchal-ferrant de La Bastide du Salat petite commune ariégeoise de 201 âmes, égrène ses souvenirs. Mes lecteurs les plus fidèles le connaissent déjà puisque j’avais évoqué son métier à ferrer (l’un d’entre vous m’avait même signifié qu’on disait un « travail » !) dans un billet du 18 juin 2008. Il me plait souvent de lui rendre visite et de l’écouter parler d’un temps que je n’ai pas connu, d’autant plus qu’il possède quelques prédispositions de conteur.
C’est lui qui m’a enseigné la courte promenade de cet après-midi jusqu’à la maison d’Isert, une vieille masure délabrée. Cela fait trente ans que j’entendais les anciens du village en parler en enveloppant leurs propos d’un épais mystère. Ah Isert … ! Intrigué donc, je me suis décidé à me rendre enfin au milieu des bois jusqu’à cette maison hantée de souvenirs qui au fil du temps deviennent presque légendes.

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Je fais fi du panneau d’interdiction planté autrefois avec humour par le regretté Joseph à l’attention de quelques voleurs de poules, des renards mais aussi des individus indélicats de l’espèce humaine. Il suffit dans un premier temps de suivre la route en cul-de-sac dite du fond de la côte. Elle serpente dans la plaine au-delà des dernières maisons jusqu’au pied des collines boisées. De là, cap vers l’Ouest et on entame la montée par un chemin qui offre quelques belles échappées en surplomb du village. Au printemps, il n’est pas rare que des orchidées sauvages en fleurissent les talus.

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Déjà des images surgissent du passé raconté par le forgeron bien avant que les pétarades des quads ne troublassent la quiétude des sous-bois. En ce beau dimanche d’hiver, le seul risque encouru pourrait provenir de la maladresse d’un chasseur qui aurait fêté la troisième mi-temps avant l’heure. J’imagine autrefois les paires de bœufs attelés au joug redescendant jusqu’aux fermes des tombereaux de bois ou de foin en vrac fauché dans les prés d’Isert. Dans les années 1950, à la belle saison, Anna Rouch, la dernière propriétaire des lieux, menait encore quotidiennement ses vaches paître la bonne herbe odorante de là-haut. C’était le paradis affirmait-elle. D’autant qu’elle connaissait à proximité quelques bons coins à champignons ! J’entends aussi les chants et les rires des écoliers de la classe unique de La Bastide qui avant-guerre, avec leur valeureux maître, grimpaient immuablement à Isert la veille des grandes vacances.

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C’était au temps des « années folles » vers 1925. Leurs sabots de bois claquaient sur les pierres du chemin, les épines griffaient leurs jambes nues, le jus des fruits sauvages tachait leurs blouses noires. Ce voyage de fin d’année scolaire semble surréaliste aujourd’hui. Une fois par an, Isert était la maison du bonheur pour ces enfants. Nul besoin de Disneyland ou de parc Astérix, le sentiment de liberté dans la nature et au grand air d’Isert les comblait. Pas de Mac Donald’s et de coca-cola, ni même de Mac Arel (humour occitan !), le pique-nique consistait invariablement en des sardines et une salade de tomates, arrosé de l’eau fraîche et pure de la source du ruisseau tout proche.
Anecdote cocasse liée qui sait à l’éternelle guerre des écoles, vers Pâques, le curé emmenait ses ouailles manger un gigot de mouton en haut de l’Estelas, la colline de l’autre côté du Salat. Agneau de Dieu versus sardine républicaine !
L’instituteur, le fabricant de certificats d’études comme aurait dit le cousin Léopold de Cantaous-Tuzaguet, s’appelait Abel Fournié, un de ces admirables hussards noirs de la République . J’ai retrouvé sa trace dans le petit cimetière qui surplombe le village de Betchat, de l’autre côté des bois. Sur sa tombe, on peut lire en guise d’épitaphe, un poème de sa composition :

« Au cimetière du village
Je lis : ci-git, un nom, un âge
Sur la pierre des monuments
Rongés par la pluie et les vents.
Et je revois de ces rivages
Dans le lointain, bien des visages
Tristes, inquiets, gais, rayonnants
En leur automne ou leur printemps.
Je voudrais conter leur histoire
Pour qu’ils vivent dans la mémoire
Des habitants de mon pays.
Mais on ne lirait pas mon livre :
Le travail presse ! On veut bien vivre !
Et sur les morts, tombe la nuit … »

C’est bien pour ne pas oublier cette France rurale de la première moitié du siècle passé, celle dont je vécus gamin les dernières palpitations, que je laisse parler ses derniers survivants en les filmant et en trempant ma plume dans l’encre violette.
Imaginez la joie des élèves de monsieur Abel qui avait une vraie maison comme cabane au fond des bois. Encore habitable, elle n’avait cependant plus d’occupants sinon une multitude de chauve-souris dans la pénombre de la cave.
Voilà, d’un pas tranquille, en moins d’une heure, je touche au but indiqué par le fléchage de fortune mis en place lors des journées du patrimoine. Heureusement car, surtout à la belle saison quand la végétation est touffue, on peut passer sans remarquer la maison située en retrait du chemin creux.
Je me fraye un passage entre quelques ronciers, j’enjambe une clôture électrique et je me retrouve devant les vestiges d’Isert. Orpheline de ses derniers occupants depuis presque un siècle, l’ancienne ferme a subi les inéluctables outrages du temps. La toiture s’est effondrée et des éléments de la charpente jonchent pêle-mêle le sol. Des lézardes apparaissent insidieusement sur les façades.

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Malgré cela, il est facile d’imaginer l’aspect d’Isert dans les années 1800 : une solide maison avec de robustes pierres d’angle du pays et attenant, les dépendances agricoles. Jean Martres se souvient au temps de son enfance d’une vaste cuisine et d’un escalier permettant l’accès à l’étage à des chambres aux murs bien tapissés. Il connut les derniers métayers à y avoir vécu, monsieur et madame Couzinet et leurs trois enfants, deux filles et « Pierroutet », le petit Pierre, mais ils avaient alors déjà déménagé dans la plaine, au village voisin de Lacave. Il est vrai que malgré un semblant de confort, la vie devait être rude là-haut au milieu des bois.
Aucun chemin carrossable, ni électricité ni eau courante, pas même un puits, il fallait aller recueillir l’eau à la fontaine, la hount d’Isert, située à deux cents mètres en contrebas et souvent à sec en été.

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En fouillant plus attentivement les décombres, je retrouve probablement trace du four à pain car bien sûr, il n’était pas question que le boulanger fasse sa tournée comme maintenant. J’imagine la bonne odeur du pain cuit qui devait embaumer ce coin de sous-bois.
Plus encore qu’ailleurs, la vie en autarcie était de règle : une paire de bœufs pour effectuer les travaux de labour et moisson, sept ou huit vaches qui faisaient un veau chaque année et … un peu de lait si le veau était vendu à temps, quelques moutons qui paissaient au printemps l’herbe des « charretières », ces chemins dans les bois, des poulets que devait convoiter le renard rôdant dans la contrée. Les œufs constituaient à l’époque un revenu non négligeable et servaient de monnaie d’échange chez l’épicier du village contre un peu d’huile.
Pour la consommation des bêtes, on plantait du maïs sur le lopin de terre bordant la maison.
Au temps où les pesticides n’accomplissaient pas leur sale besogne, les pruniers abondaient autour d’Isert. Ils produisaient les « cursetto », des petites prunes rouges excellentes pour la fabrication d’eau-de-vie. Si gamin, Jean Martres joua avec ses camarades à leur propre guerre des boutons, en lançant des cailloux sur les ennemis de Castagnède de l’autre côté de la rivière du Salat, j’ignore par contre si comme P’tit Gibus, il trempa ses lèvres dans un verre de la « bonne goutte ». Peut-être la passa-t-il simplement sur un bobo car l’eau-de-vie était, outre un digestif, un désinfectant et un médicament.
Les écureuils alléchés par la présence de nombreux noisetiers sauvages étaient aussi légion dans le « jardin d’Isert ». Et comme dans toute légende, il y avait au village une vraie vieille dame qui racontait en patois des histoires de sorcières pour que le petit Jeannot connaisse quelques frayeurs. De la fiction à la réalité, j’imagine l’angoisse de Pierroutet au milieu des bois dans les nuits sombres d’hiver.
Après 1930, en période de coupe de la forêt, les bûcherons occupèrent épisodiquement la ferme abandonnée. À tel point, qu’en bas, les villageois les rendaient responsables des allées et venues de plus en plus fréquentes constatées à partir de 1942. Ce n’est qu’au début de 1944 qu’on découvrit enfin qu’Isert abritait un maquis, un de ces groupes de résistants français à l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Le terme fait référence à une forme de végétation méditerranéenne et à l’expression corse « prendre le maquis » signifiant se réfugier dans un massif forestier dépeuplé afin de se soustraire aux autorités.
Des groupes de dix à douze maquisards venant de la région toulousaine s’installaient là durant de courtes périodes le temps de mener quelques coups de main contre la Milice et les troupes d’occupation allemande tels le déraillement d’un train à la gare proche de Boussens.
Par souci de sécurité et de confidentialité, les contacts étaient rares entre eux et les villageois. Cependant de temps en temps, quelques maquisards descendaient après le couvre-feu pour partager un moment de détente à l’occasion de bals clandestins. Un poste de radio ou un accordéoniste du village voisin de Touille, une douzaine de filles et de garçons et … résonnez valse musette ! Certains graffitis dessinés au noir de charbon sur les murs d’Isert témoignent peut-être d’une de ces amourettes nouées un soir de bal.
Bon sang de chasseur ne saurait mentir, Jean Martres se souvient qu’à la sortie de la guerre, Isert était un coin giboyeux. Les lièvres pullulaient. De même, nul besoin de merles car les grives fréquentaient les nombreux alisiers. À la pointe du jour, le chasseur pouvait tirer facilement une quinzaine d’oiseaux occupés à dévorer les baies rouges. Ce menu gibier a disparu aujourd’hui au profit du sanglier qui n’hésite pas à causer quelques dégâts jusque dans les champs de maïs au pied des collines.
C’est sur la commune de Barjac, à un vol de palombes d’Isert, que l’ami Jean tua son premier sanglier. Pour les besoins de mon film, je lui ai demandé de me conter son exploit en patois.

https://www.dailymotion.com/video/xgtszd

Voilà comment quatre siècles après le coup de Jarnac porté par Guy Chabot de Saint-Gelais à l’arrière de la cuisse de François de Vivonne seigneur de La Châtaigneraie, le coup de Barjac de Jean Martres est désormais célèbre localement !

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Le temps de fouler, au-dessus de la masure, le pré en pente douce qui mène à la crête et l’heure est venue de rentrer au village. Je connais désormais Isert, cette maison ouverte à tout vent qui renferme plein de secrets et nourrit encore parfois les conversations à la veillée au coin des cheminées.
Vous pourriez trouver banale cette promenade, et pourtant quelques pierres délabrées vous racontent cent cinquante ans d’Histoire et d’histoires d’un petit village au fond de notre douce France. « Il suffit pour ça d’un peu d’imagination » comme le chantait Charles Trenet dans son Jardin extraordinaire !

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 3 février, 2011 |1 Commentaire »

De Samatan à Cantaous-Tuzaguet en passant par Escanecrabe et Rebirechioulet

Pour reprendre un qualificatif employé par les suiveurs du Tour de France pour désigner une étape sans difficulté donc guère propice aux échappées d’envergure, je vous propose pour commencer l’année une promenade de transition, peut-être pas de celles qui offrent des curiosités touristiques majeures, mais qui sent tout de même bon la douce France. Les coureurs de la grande boucle empruntent d’ailleurs fréquemment cette route départementale 17 plate et rectiligne pour passer du massif pyrénéen aux collines du Lauraguais ou aux contreforts de la Montagne Noire. Avec la canicule de juillet qui fait fondre le goudron ainsi que les ardeurs des champions, c’est l’occasion pour les journalistes de musarder dans quelques bonnes auberges et de goûter aux saveurs du terroir.
Je vous emmène donc faire un tour le long de la vallée de la Save. Cela ne vous dit rien ? Remémorez-vous vos cours de Géographie en classe de quatrième et la carte muette de la Garonne avec sur la rive gauche (en regardant la France à l’endroit, c’est le côté gauche du fleuve qui naît au pic d’Aneto au cœur des Pyrénées espagnoles), ses affluents du Gers, de la Save et de la Baïse. Foin du tréma, en notre âge bête, nous riions sous cape de cette dernière rivière homonyme de nos fantasmes d’adolescent. Á Trie-sur Baïse, chaque été, de nombreux candidats s’attroupent sur ses rives pour briguer le titre envié de champion du monde du cri du cochon.
Save qui peut, comme il existe une route du rhum, il y a une véritable route du foie gras aux confins de la Haute-Garonne et du Gers. Á l’approche de Noël et du Nouvel An, il n’est pas rare que je l’emprunte pour me rendre à Samatan, l’un des marchés de « gras » les plus renommés du Sud-Ouest. Chaque lundi, la halle regorge des volailles grassement nourries au maïs, leur aliment de prédilection que Christophe Colomb fut le premier européen à découvrir à Cuba en 1492. Les épis récoltés s’entassent dans les greniers grillagés typiques des fermes du coin. Citadins et touristes salivent devant les oies, canards, poulardes et chapons, vivants ou en carcasses, qui envahissent les étals. Á dix heures trente précises, à l’ouverture des portes, c’est la ruée vers l’or gras, une bousculade indescriptible digne de plusieurs dizaines de féroces mêlées de l’inoubliable France-Springboks de 1961 à Colombes qui se solda par le score rare et vierge de zéro à zéro ! Le journaliste Denis Lalanne, sorte d’Antoine Blondin du rugby, fit un récit homérique de cet événement dans son livre La mêlée fantastique. Il s’agit cette fois de s’approcher le plus vite possible des bancs où sont exposés les foies fraîchement sortis des entrailles des oies et des canards mulards et musquets, et de juger en un clin d’œil les plus beaux spécimens. En effet, la concurrence est rude et un quart d’heure plus tard, la marchandise de qualité est dévalisée.
J’imagine la liesse pittoresque au retour de ces marchés du temps du saouto ségo, le saute-haie, un petit train départemental qui reliait la capitale Toulouse à Boulogne-sur-Gesse via quelques villages et lieux-dits aux parfums savoureux du terroir. Ainsi, le tortillard s’arrêtait jadis sur la commune de Saint-Lys, à Meingesèbes, mange-oignons en français. C’est la même toponymie que Minjocèbos, le village imaginaire où résidaient Catinou et Jacouti son mari dont les aventures burlesques contées en langue d’oc régalèrent durant plusieurs décennies les auditeurs de Radio-Toulouse et les lecteurs du quotidien régional La République puis La Dépêche du Midi. Leur auteur Charles Mouly, titulaire de trois certificats de licence, fils d’un nominé au prix Nobel de littérature des langues menacées, avait imaginé sa Catinou aussi replète que Jacouti était fluet, « un type de femme portant la culotte, plus ou moins véhémente, un peu mégère, mais avec du bon sens », un peu une réplique occitane de la madame Sarfati d’Élie Kakou. Ne me demandez pas plus de précisions car ma méconnaissance du patois m’interdisait toute compréhension de cette rubrique. On retrouve aujourd’hui un peu de cette truculence paysanne du Sud-Ouest chez Le Duo des Non et leurs chroniques villageoises de Bourcagneux-sur-Glaires sur Sud Radio ainsi que dans certains sketches des Chevaliers du Fiel. Dans la même veine, je me souviens également de Jeannot Ribochon monte à Paris, un monologue hilarant joué par Roger Louret dans un café théâtre de la capitale. Macarel, encore écroulé de rire, quelle ne fut pas ma surprise naïve de retrouver quelques minutes après la représentation, le même « faraud de Castelsarrasin » commandant sans aucun accent un demi pression au comptoir d’un bar voisin !
Le faraud est le sobriquet péjoratif attribué par les gens du cru aux « Parisiens » débarquant dans leur contrée, un peu la revanche du pèquenot ou bouseux dont les affublent ceusses de la capitale quand l’idée leur prend de « monter » pour le salon de l’Agriculture ! Il est certain qu’on peut sourire de la récente mésaventure d’un agriculteur de Gouzougnat dans la Creuse verbalisé pour avoir garé son tracteur rue du Faubourg Saint-Denis à Paris. Aux dernières nouvelles, il s’agirait en fait d’une erreur de la Préfecture de Police. En marge de ces complaintes de gens nés quelque part, ces querelles de clochers, ces relents de jacobinisme (compréhensible de la part de proches Montagnards !), ces complexes de supériorité mal placés frisant parfois la « beaufitude », j’avoue humblement avoir été la risée de tous mes passagers occitans la première fois que j’atteignis ladite départementale 17, il y a maintenant une trentaine d’années. Peu charitablement mais en toute affection malgré tout, ils se payèrent ma bobine sur ma manière « pointue » de prononcer les villages et hameaux que nous traversions, excusez du peu en moins de cinq kilomètres, Cassagnabère, Rebirechioulet et Escanecrabe !

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Merci Wikipedia, la commune française la plus éloignée d’Escanecrabe est Bray-Dunes chère à Alain Souchon, située à 876, 8 kilomètres à vol de palombe ; circonstance suffisamment atténuante pour ne pas me reprocher de ne pas rouler quelques r et d’oublier des e et s qui d’ailleurs ne figurent pas dans l’orthographe de ces lieux … maudits pour le septentrional que je suis. Dans ces instants-là, on se demande si l’école de la République est bien la même dans tout l’hexagone !
Rebirechioulet (prononcez Rrreeevirrreeechioulette !) est le type même du mot de géographie à pendre haut et court n’importe quel nordiste à ce jeu où l’on bâtit les différents éléments du gibet à chaque mauvais choix de lettre. Dans cet exercice, tout Picard qu’était mon père ainsi que bon apôtre (sic Racine !), il faisait vibrer la corde régionaliste avec Saint-Quentin-la Motte-Croix-au-Bailly, un village du département de la Somme qui plaidait-il, était la commune française portant le nom le plus long. Je suis obligé de le déjuger car la palme revient à Saint-Rémy-en-Bouzemont-Saint-Genest-et-Isson, un chef-lieu de canton de la Marne qui coiffe sur le fil Saint-Germain-de-Tallevende-la-Lande-Vaumont dans le Calvados et Beaujeu-Saint-Vallier-Pierrejux-et-Quitteur en Haute-Saône. Avec les regroupements de villages de plus en plus fréquents, d’autres communes peuvent envisager de briguer le trophée. Quant aux habitants de Niederschaeffolsheim dans le Bas-Rhin, ils sont assurés que leur commune demeure celle avec le nom non composé le plus prolifique.
Pour clore le chapitre, pernicieuse revanche d’un nordiste sur les sudistes, j’aimerais ouïr comment, à l’occasion d’un déplacement du XV de France à l’Arm’s Park de Cardiff, la gente occitane se dépatouillerait pour prononcer Llanfairpwllgwyngyllgogerychwyrndrobwllllanty-siliogogogoch, la commune galloise possédant le plus long nom du Royaume-Uni !
Á l’initiative du maire de Saint-Lys et de son hameau Meingesèbes, près de Toulouse plusieurs communes ont profité de la curiosité de leur nom pour sortir de l’anonymat en créant depuis 2003 les rencontres annuelles des communes de France aux noms burlesques ou insolites, prétextes festifs à valoriser leur patrimoine culturel et gastronomique. Ainsi Cocumont en Lot-et-Garonne, Arnac-la-Poste dans la Haute-Vienne, Vatan dans l’Indre, Bouzillé en Maine-et-Loire et Vaux-en-Beaujolais, le Clochemerle du truculent roman, ont accueilli à tour de rôle la manifestation qui se tiendra en juillet prochain à Corps-Nuds en Ille-et-Vilaine. On peut suggérer que les rencontres suivantes soient organisées à Poil dans la Nièvre ou à Bèze en Côte-d’Or ! Á défaut d’ébats sexuels, d’excellents crus de Bourgogne (hum, le Chambertin-Clos de Bèze !) raviraient les palais.
Comment ne pas évoquer aussi la cité lotoise de Montcuq chère au regretté Nino Ferrer, que Daniel Prévost rendit célèbre à l’occasion de son reportage dans l’émission du Petit Rapporteur animée par Jacques Martin. Les plus anciens se souviennent de sa discussion avec le maire de la commune devant l’arrêt (d’autocar) de Montcuq !
Pour en finir avec les considérations graveleuses de fins de banquets ou de troisièmes mi-temps de rugby, je m’autorise celle mémorable qui réunit Gimont, Samatan et Lombez, trois villes voisines du Gers : « Quand Sam m’attend, j’y monte et … Lombez !!! » Pardon ! Du moins, et cela est véridique, Sam pourrait se protéger avec un préservatif couleur locale. En effet, deux Français qui commercialisent ce produit aux Etats-Unis avec un soupçon de « french touch » ont eu l’ingénieuse idée d’installer le siège social de leur société The original condom company justement dans la cité gersoise de Condom ! Il semblerait désormais que le foie gras, l’Armagnac et D’Artagnan ne soient plus les seuls ambassadeurs du département du Gers pour les Yankees.
Les temps changent, l’humour aussi, l’été dernier, le journaliste Gérard Holtz eut moins de bonheur lorsque les coureurs de la grande boucle traversant la commune belge de Putte entre deux haies serrées de spectateurs, il déclara qu’on n’avait jamais vu autant de fils de Putte sur la route du Tour de France ! Des appels téléphoniques de réprobation de la part de nos amis d’outre Quiévrain indignés affluèrent aussitôt au standard de France Télévisions.

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Après la traversée de Cassagnabère, excellente mise en bouche pour « l’assent », je parviens donc à Escanecrabe, modeste village d’environ 250 âmes situé dans la région du Comminges, à une vingtaine de kilomètres au nord de Saint-Gaudens. Il est construit sur une crête dominant la vallée de la Save d’où l’on jouit de belles échappées vers d’un côté, les molles ondulations de la plaine toulousaine et de l’autre, la chaîne des Pyrénées avec le Pic du Midi de Bigorre et son observatoire.

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Son blason, « d’azur à la chèvre grimpant sur des rochers, le tout d’argent, au chef cousu de gueules chargé de quatre épis de blés d’or », explique en partie la singularité de son nom, littéralement étouffe-chèvres. Est-ce la rudesse des pentes qui « escagnaient » les caprins à la barbichette ou les y tuait-on en ce lieu ? Pour avoir serré la pince de deux Escanécrabais, je témoigne de leur convivialité. L’un d’eux m’a énuméré les curiosités du village, quant à l’autre, Emile Gares, qui n’est autre que le maire, il m’a confié la clé sinon du paradis du moins de l’église.

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Á défaut de saint Macaire patron de la paroisse, j’y ai admiré notamment une sculpture de Jeanne d’Arc et un vitrail de saint Jean-Baptiste ainsi qu’une crèche émouvante de simplicité.
Á côté de l’église, se dresse une motte castrale datant probablement du douzième siècle. En son sommet, un calvaire a remplacé le château fort.
Malgré les explications claires des autochtones, je n’ai pu accéder à la chapelle Saint Sabin au risque de m’embourber en cette saison. Elle est construite près du bois où fut découvert le sarcophage du saint. Selon la légende, un bœuf se promenait chaque jour dans ce bois et se couchait près d’une pierre qu’il léchait. Il s’avéra que cette pierre creuse renfermait les reliques de Saint Sabin. Á la fin du XIXème siècle et durant la première moitié du XXème, beaucoup de ferveur accompagnait les célébrations religieuses autour du sanctuaire.
Dans l’un des deux cimetières du village, repose Raymond-Célestin Bergougnan, un enfant du pays qui connut prospérité et célébrité dans l’industrie du pneumatique.

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Les établissements Bergougnan furent longtemps concurrents de la société Michelin qui finit par les absorber. Radical tendance cassoulet, il offrit de nombreuses souscriptions à la municipalité de Clermont-Ferrand qui, reconnaissante, a donné son nom à une avenue à proximité de l’ancienne usine.
Il est un autre Bergougnan, prénommé Yves, qui fut « un génie du rugby » pour reprendre le titre d’un bel ouvrage qui lui est consacré, une véritable légende vivante de la région Midi-Pyrénées avant qu’il ne décède en 2006. Surnommé le Requin à cause de ses envolées la bouche ouverte, demi de mêlée fabuleux par son coup de botte et son sens du jeu, il remporta le championnat de France avec le Stade Toulousain en 1947 et joua dix-sept fois en équipe de France, notamment à l’occasion de la première victoire des coqs tricolores sur le sol gallois en 1948. Il stoppa sa carrière à l’âge de vingt-cinq ans à cause d’une blessure récidivante à l’épaule.
Je ne l’ai jamais vu jouer, et pour cause, mais j’en ai toujours entendu parler indirectement dans le petit village d’Ariège que je fréquente. En effet, du fait d’une soi-disant ressemblance physique avec le champion, il était un brave homme qu’on ne connaissait à la ronde que sous le patronyme de Bergougnan. Employé aux abattoirs, ses attaques tranchantes étaient plus craintes par les brebis du Couserans que par les packs locaux ! Et, par souci de confort verbal, les gens du coin avaient trouvé l’astuce pour se dépêtrer des quelques w et k qui parsemaient son nom d’origine polonaise !
En repartant, j’ai tout de même vu trois biquettes à la jolie houppelande blanche qui paissaient au pied de la colline, par crainte peut-être du mauvais sort qui pend à leur barbichette depuis l’origine du village.
Á quelques centaines de mètres de là, à l’intersection des routes menant de Lannemezan à Lombez et d’Aurignac à Boulogne-sur-Gesse, se situent les Quatre chemins, le lieu-dit régionalement célèbre de Rebirechioulet, littéralement sifflet (chioulet) de retour ou qui fait s’en retourner (rebire). Parmi les interprétations suggérées, il en est une plausible qui évoque des brigands rôdant jadis à proximité et sifflant pour prévenir du passage d’une voiture à cheval. En entendant les chioulets, certains cochers faisaient demi-tour. Décidément les bois de Boulogne sont mal fréquentés !

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L’aspect du carrefour a bien changé depuis l’époque des véhicules hippomobiles et seul un des deux restaurants subsiste aujourd’hui.
Boulogne-sur-Gesse, à deux lieues de là, tiendrait son nom de la ville de Bologne. Il est vrai que la place avec ses arcades et ses vieilles façades a quelque chose en elle d’Italie.

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C’est le passage obligé pour faire ma provision de Pacherenc du Vic Bilh vendanges tardives chez un excellent caviste de Masseube. Ce vin blanc liquoreux issu des raisins blettis par le soleil et le froid des coteaux du Gers et des Hautes-Pyrénées remplace avantageusement (déjà pour le portefeuille) le célèbre voisin de Sauternes en apéritif ou sur le foie gras.
Á une centaine de mètres du croisement, pour rompre la monotonie de la départementale, je choisis de serrer au plus près le cours de la Save qui profite ici de l’affleurement des calcaires crétacés des Petites Pyrénées pour creuser son lit dans des gorges relativement profondes.

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C’est dans une grotte toute proche qu’après être sortie de l’onde, se réfugia la Vénus de Lespugue, une statuette en ivoire de mammouth datée du Gravettien ou Périgordien supérieur (-26 à -24 000 ans). Quoique préhistorique, elle ne manque pas de modernité. Pour l’admirer, il faudra vous rendre non pas dans le département de la Haute-Garonne mais à celui d’anthropologie du musée de l’Homme à Paris. Il n’y a pas que Jeannot Ribochon qui soit monté à la capitale ! Petit coup de griffe à la France d’en bas, on a beau dire c’est là-haut que ça se passe si on veut accéder à la postérité !
Comme l’indique une banderole déployée dans un champ, nous entrons bientôt sur les pas de l’humanité.

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Le paisible village de Montmaurin juché sur un tertre entre Save et Seygouade est connu dans le monde entier parce que des chercheurs préhistoriens y numérotent les abattis d’hommes et animaux de plusieurs centaines de milliers d’années. Relique inestimable, une mandibule datant d’environ 300 000 ans, donc plus vieille que Neandertal et contemporaine de Tautavel, a été exhumée.
Ce patrimoine archéologique considérable risque honteusement d’être saccagé par un projet de carrière industrielle. Encore une fois, l’aspect économique menace de prévaloir lamentablement sur l’intérêt culturel du site.

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Des fouilles ont mises à jour une villa gallo-romaine qui aurait été édifiée vers le milieu du premier siècle de notre ère et se serait développée jusque vers l’an 350. Elle ne comptait pas moins de deux cents pièces décorées de marbres et de mosaïques.

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Comme je constate que je n’ai pas écrit le nombre de lignes auquel je vous ai (mal) habitué, je vais pousser ma virée un peu plus au Sud vers le plateau de Lannemezan et les Pyrénées enneigées qu’on aperçoit toutes proches à l’horizon, très précisément dans les deux modestes communes de Cantaous et Tuzaguet. Si vous ne voulez pas apparaître ridicules, prononcez Cannntăousss et Tuzaguette avec l’accent chantant de Aqueiros mountaños !

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Les vieux lecteurs du quotidien sportif L’Équipe, passionnés de rugby, s’en souviennent peut-être, c’est de là, à quelques kilomètres de Lourdes, que partaient invariablement les Lettres d’un cousin de province, les chroniques quasi hebdomadaires qu’écrivit le journaliste Marcel Bordenave entre 1956 et 1970. Jeunot, profane normand pour qui le rugby n’était qu’un jeu régional, je lisais malgré tout avec curiosité la correspondance du cousin Léopold à son ami Flanker (anglicisme qui désigne le joueur occupant le poste de troisième ligne aile). Rigoriste en la matière selon les bons principes inculqués par mes parents, je leur signalais parfois quelques approximations orthographiques surprenantes de la part d’un journaliste même sportif. Ainsi, je trouvais curieuse la formule finale de politesse : « Je te lacère ». Il en était de même pour les largesses prises en écrivant certains hauts lieux du rugby et peuples des antipodes comme Touiquenham, Muraille-Fil, les Old Blacs, les Esprinboucs, madame Mathé ma chère professeure d’Anglais m’avait habitué à plus de rigueur. Cependant, j’aimais les personnages de ce petit théâtre épistolaire, évidemment Léopold, supporter acharné du Stadoceste Tarbais, et sa femme Mélanie, ses amis Bézuquet en adoration devant Lourdes et Célestin Bougredane au garde-à-vous devant la Section Paloise, l’instituteur alias le fabricant de certificats d’études et le curé, le boulanger Flutard aussi. En leur compagnie, j’appris ce qu’était le « ruby » des champs et des villages. En effet, derrière les querelles de clochers, il apparaissait comme « le paraphe d’un art de vivre où la chasse, la gastronomie et l’amitié ne comptaient pas pour rien ». Á titre d’illustration, voici ce que pouvait être un samedi après-midi de janvier 1958 à Cantaous-Tuzaguet du temps où le tournoi ne concernait encore que cinq nations :
La télévision, c’est vraiment quelque chose d’au poil … J’en parle en connaissance pour avoir assisté, samedi après-midi, au match de Murrayfield, confortablement installé devant le poste de l’instituteur qui m’avait invité, ainsi que Bézuquet venu me rendre visite. Nous n’étions pas arrivés les mains vides. J’avais porté quatre bouteilles de jurançon, prélevées sur le stock mis à l’ombre en prévision de la première communion du fils à tonton Jules, et une tarte maison, grande comme une meule de gruyère, que Mélanie avait confectionnée avec amour. De son côté, Bézuquet, qui a du savoir-vivre, s’était amené avec une fiole d’un certain apéritif anisé qu’il prise tout particulièrement …
Il pleuvait à seaux, la grêle tambourinait aux fenêtres et le vent menaçait à chaque instant d’emporter la cheminée. Aussi, juge de notre stupéfaction lorsque nous apprîmes que le soleil brillait à Édimbourg ! Quand je te dis qu’ils ont tout détraqué avec leurs bombes atomiques ! Bref, nous nous mîmes en mesure de savoir ce qui se passait là-bas après avoir ingurgité un petit verre de cognac, histoire de se donner du courage. La précaution était bonne … Cinq minutes plus tard, l’arrière écossais expédiait le ballon entre les lattes !
« C’est bien ce que je pensais, clama Bézuquet. L’arbitre nous entube ! »
Le temps d’allumer une cigarette et Vannier égalisait.
« Il faut arroser ça » décréta l’instituteur.
Inutile de songer à indisposer ces messieurs qui ont de l’instruction et connaissent les bonnes manières. Le niveau baissa de quelques centimètres dans le flacon de trois étoiles, et nous reprîmes l’écoute. Ça n’avait pas l’air d’aller tout seul même que ces avants écossais n’y allaient pas avec le dos de la cuillère de bois et défendaient le ballon comme un chien défend un os de gigot … Étant sorti quelques instants pour satisfaire un besoin aussi pressant que naturel, je trouvais au retour mes deux camarades plus blancs que condamné à mort marchant vers la guillotine.
« Que se passe-t-il ?
-Ils ont marqué et transformé. C’est la catastrophe, m’informa Bézuquet.
-Courage, mes amis » souffla l’instituteur en remplissant nos verres d’une main tremblante.
Nous bûmes et, ô miracle ! le liquide n’avait pas encore atteint notre pylore que Dupuy, le Pipiou de chez nous, gloire et fierté de la race tarbaise, renvoyait Mr Smith au Sénat, et te plantait un de ces essais qui comptent dans la vie d’un trois-quarts aile de l’équipe de France.
« L’attaque paie toujours, décréta M. le Régent. Si nous attaquions en signe de joie et de reconnaissance, le jurançon de Léopold ? »
Sitôt dit, sitôt fait. Nous profitâmes de la mi-temps pour entamer la tourte qui s’avéra délicieuse à l’usage …
C’était à l’époque des preux chevaliers du royaume d’Ovalie. Ils avaient pour nom Amédée Domenech (rien à voir avec l’homonyme des « manchots ») alias le Duc, Michel Crauste dit le Mongol ou encore Alfred Roques, un solide cadurcien surnommé familièrement le Pépé du Quercy parce que déjà largement trentenaire quand il endossa le maillot bleu ; de beaux poulets nourris aux grains de maïs du pays ! Il y a quelques années, mon beau-père m’en présenta un autre avant un match aux Sept Deniers de Toulouse. Garçon de ferme à Bram dans l’Aude, il se reconvertit dans les affaires dans la ville rose à la fin de sa carrière marquée par une trentaine de fractures. Un accent plus rocailleux que toutes les rivières des Corbières réunies, un pif à rendre jaloux Cyrano de Bergerac au point qu’il confia à un journaliste à la sortie du terrain, le visage ensanglanté : « Heureusement que j’avais le nez, sinon ce coup de poing, je le prenais en pleine gueule ! » Et des pognes impressionnantes comme des battoirs dont je me souviens encore depuis sa chaleureuse et vigoureuse poignée de mains. Diou biban ! Prénommé « Oualtère », il fut le plus beau fleuron de la dynastie rugbystique des Spanghero. La presse sud-africaine le surnomma l’homme de fer. Qui sait si dans quelques milliers d’années, des archéologues n’exhumeront pas de la terre d’Ovalie, quelques dents et mâchoires fracassées sous l’impact de ses plaquages.
Pierre Villepreux, un autre seigneur du rugby, accessoirement professeur agrégé d’éducation Physique, dans Intercalé une autobiographie qu’il a écrite lui-même (je précise en ces temps où certains journalistes renommés sont soupçonnés de plagiat ou d’emploi de nègre !), évoque un samedi après-midi de son enfance (eh oui, il y avait école !) où son instituteur, plutôt que faire cours d’instruction civique, installa la TSF dans la classe pour écouter religieusement (un comble de la part d’un laïc ?) un match du tournoi en direct de Colombes. Un art de vivre, je vous disais !

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Ce chevalier à la triste figure « plus preux que vil » comme le qualifia un journaliste de L’Équipe, se battit souvent contre les « gros pardessus de la FeuFeuReu » (les dirigeants de la Fédération Française de Rugby) pour défendre la noblesse d’un jeu plein de panache. J’eus le bonheur de le voir s’intercaler (d’où le nom de son essai littéraire transformé !) au sein de la ligne des trois-quarts tricolores contre les fameux « Old Blacs » dans le mythique stade de Colombes.
Déjà, à Cantaous-Tuzaguet, on raillait ceusses de là-haut qui arrivaient en vacances avec trop de morgue et de suffisance. Ainsi, « faut que je vous raconte la dernière de Bézuquet que l’approche des vendanges rend plus malicieux que renard adulte au terme d’une semaine de diète complète. Figure-toi qu’un Parisien au long bec, un de ces qui ont tout vu, connaissent tout et ne manquent pas une occasion de te faire comprendre que tu habilles un idiot tous les matins, avait débarqué au pays la semaine dernière, botté jusqu’au nombril, armé jusqu’aux dents et ne songeant pas à cacher les intentions belliqueuses qu’il nourrissait à l’endroit de tout ce qui vole et de tout ce qui trottine. Nous le rencontrâmes à l’auberge où il était descendu et nous engageâmes d’autant plus volontiers la conversation qu’il commanda illico une bouteille de pastis en prenant bien soin de préciser que nul autre que lui n’aurait le droit d’en acquitter le montant.
« Y-a-t-il beaucoup de gibier dans la région ? interrogea le particulier après que nous eûmes trinqué…
-Pas tellement ! se lamenta Bézuquet. Quelques oiseaux de passage, mais peu de sédentaires tels que perdreaux rouges et gris. Heureusement que le colin est là et un peu là pour nous éviter d’infâmantes bredouilles !
-Comment diable chassez-vous ce bestiau capricieux ? Á l’affût ? Au sifflet ? Au chien d’arrêt ?
-Á la mayonnaise, tout simplement !
-Pardon ?
-Á la mayonnaise, j’ai bien dit !… Vous prenez une bassine de 50 centimètres de diamètre environ et de couleur verte de préférence, rapport qu’elle doit s’harmoniser avec le paysage. Vous la remplissez aux trois-quarts d’une mayonnaise consistante sans plus, mais contenant une forte proportion d’ail, ingrédient dont le colin apprécie l’arôme de façon toute particulière. Mayonnaise fabriquée à la maison s’entend, celle en tube ne donnant que des résultats médiocres et coûtant terriblement cher en plus.
Vous déposez le récipient au beau milieu d’un champ de maïs et vous vous cachez à proximité en évitant de bouger et de faire le moindre bruit. Attiré par l’odeur de la sauce, l’oiseau accourt à tire-d’aile, se pose sur le rebord de la bassine, inspecte l’horizon et se penche en avant pour déguster le produit dont il raffole. La gourmandise aidant, il se penche même tellement qu’il chute dans la manne dorée qui colle aux plumes et l’empêche de se dégager ! Il ne vous reste plus qu’à faire la cueillette, tel fermier ramassant les œufs au nid en fin de journée ! Vingt oiseaux par séance au bas mot, foi de Bézuquet, si vous manœuvrez comme il faut en utilisant une mayonnaise de bonne qualité !
-Ne craignez rien ! Ma femme a un tour de main sensationnel » répliqua l’homme, tellement ravi du tuyau qu’il exigea la mise à mort d’un deuxième flacon dont les souffrances furent brèves, vu qu’il n’y a rien de tel pour te dessécher le gosier et te transformer la luette en tison.
Une bonne douzaine d’œufs, trois gousses d’ail et une paire de litres d’huile qu’il employa, le capitaliste, pour fabriquer l’appât miraculeux !
Et furieux à lier qu’il fut, lorsque, rentrant le cornier vide et la bassine sous le bras sous le coup de midi, il trouva délicatement posé sur le volant de sa voiture, un colin (de l’océan) acheté par mes soins chez l’ami Bernard à Lannemezan et sur lequel le curé avait épinglé un billet portant ces mots écrits de sa main :
« Au cas où il vous resterait un peu de mayonnaise ! »
Le pinson pigeonné fit ses valises le soir même ! Encore un qui dira que le vacancier est mal accueilli dans le Sud-Ouest !…

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Une (presque) tragique aventure datant d’une trentaine d’années m’autorise à m’inscrire en faux contre cette assertion. Je passais d’excellentes vacances de Noël dans la famille d’un copain à Pinas, un village justement à une portée de drop de Cantaous et Tuzaguet. Nous longions le gave de la Neste (sans colin !) pour goûter aux joies du ski tout au fond de la vallée d’Aure, à Saint-Lary-Pla d’Adet. Mais un après-midi, le séjour bascula dans l’horreur. En effet, en redescendant de la station, une grave fuite de « louquide » comme dirait le cousin Léopold priva mon automobile de son système de freinage. Panique à bord ! L’expression dégringoler à tombeau ouvert prit là tout son sens tant la plongée dans le précipice vertigineux semblait inéluctable. D’ailleurs, elle advint ! Dans un film qui sort ces jours-ci sur les écrans, Clint Eastwood traite la question de l’au-delà. Pour l’avoir vécue, je pourrais vous parler (peut-être une autre fois) de mon EMI (expérience de mort imminente), des quelques secondes qui précèdent la mort, des images essentielles de votre vie qui défilent en accéléré dans la tête. Est-ce la proximité de Lourdes, notre course s’acheva miraculeusement sur le toit … vingt-cinq mètres en contrebas. Un moindre mal ! Le voyage au paradis était prématuré, tant mieux car à l’époque il n’y avait pas encore là-haut de capsules Nespresso ! Le bonhomme était solide, juste une coupure à la paume de la main droite et quelques courbatures. Tout cela pour vous dire que les jours qui suivirent, le mort en sursis fut entouré d’une profonde sollicitude et constata que la convivialité des gens du cru n’était pas un vain mot.
Ne ressentez-vous pas le bon et bien vivre qui se dégage de cette promenade sans prétention ? Voulez-vous une autre preuve ? Ce matin, le quotidien régional La Dépêche du Midi relate l’initiative d’un éleveur ariégeois qui comme symbole de résistance à la mondialisation aveugle, vend en face du Mac Donalds de la place du Capitole à Toulouse, des hamburgers made in terroir, de beaux sandwiches ronds de steak haché de bœuf appelés « cadet gascon », sous le label … Mac’ arel !!!

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N.B Les lecteurs peu familiers de la langue d’oc se demandent probablement ce que signifie l’expression patoisante macarel. Et pour cause, elle est quasi intraduisible. Il s’agit d’une interjection populaire qui selon le contexte où elle est employée, exprime la surprise, l’étonnement mais aussi l’énervement voire même la colère.
« Lettres d’un cousin de province », de Marcel Bordenave (Collection Classiques du Rugby, La Table ronde)

Publié dans:Ma Douce France |on 17 janvier, 2011 |1 Commentaire »

« Châtaignes dans les bois se fendent … »

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Cet après-midi-là, au cœur de l’automne ariégeois, sur le chemin de la Tuilerie, vers le pré de la Hillère, à défaut de colchiques, je fredonne ce vieux refrain de l’heureux temps de ma « communale », repris depuis par Francis Cabrel :

« …Châtaignes dans les bois
Se fendent, se fendent,
Châtaignes dans les bois
Se fendent sous nos pas… »

Je me souviens d’une veillée dans une grange perdue au milieu d’une forêt de Corrèze. Chez un regretté collègue, tandis que nous égrenions nos souvenirs du lycée Français de Mexico et le bon temps du Bol d’Or des Monédières couru dans les bruyères corréziennes voisines (je glisse ma petite touche vélo !), nous prenions les châtaignes séchées sur les claies au-dessus de nos têtes pour les griller dans l’âtre. Ce soir-là avait un goût étrange de Pain noir, cette fresque romanesque de Georges-Emmanuel Clancier qui raconte la vie d’une ferme du Limousin au lendemain de la guerre de 1870. Le pain noir n’y est métaphoriquement rien qu’un morceau de pain imprégné de la poésie de l’enfance, traînant derrière lui la mort, l’amour, la guerre, dans une famille qui avait connu la faim, toutes les faims dont celle de justice sociale. C’est l’occasion de rappeler que la châtaigne constitua longtemps la base de l’alimentation humaine dans plusieurs régions. On appelait, d’ailleurs, le châtaignier l’arbre à pain, mais également l’arbre à saucisses car les châtaignes servaient aussi à engraisser les porcs.
Originaire selon les sources, d’Arménie ou de Turquie, cet arbre se serait installé en France, via la Grèce et l’Italie, au cours du premier siècle après Jésus-Christ, choisissant ses terrains de prédilection en fonction de leur degré d’acidité, leur exposition (les versants ombragés ou ubacs dans le Midi) ainsi que leur altitude (rarement au-dessus de 6 à 700 mètres).
Le célèbre cuisinier romain Marcus Gavius Apicius régalait d’une soupe de châtaignes l’empereur Claude, celui même dont je vous ai narré la vie pour le moins agitée avec Messaline, Agrippine et Britannicus (billet Citrouilles m’étaient contées du 18 décembre 2009). Elle s’acheva tragiquement par une consommation mortelle de champignons due à la substitution criminelle d’une oronge vraie dite amanite des Césars (nommée ainsi justement parce qu’elle était réservée à la table des empereurs romains) par une amanite phalloïde. À tout hasard, je jette un œil sans guère d’espoir dans le sous-bois en souvenir d’une cueillette miraculeuse de ces succulentes oronges. Rien que des « mauvais » comme disent en Ariège, les intégristes du cèpe. Pourtant le châtaignier héberge sur son tronc ou à son pied, de nombreuses variétés tout à fait comestibles telles la russule verdoyante, le bolet bai ou le polypore en touffe. Adieu omelette aux champignons, je retourne à mes châtaignes !
Au XIVème siècle, leur prise en compte dans la perception de l’impôt de la dîme témoigne de leur importance croissante. Antoine Augustin Parmentier, celui-là même qui développa la culture de la pomme de terre en France (voir billet Corvée de patates du 25 août 2010) rédigea deux ans après son Examen chimique de la pomme de terre, un Traité de la Châtaigne fort documenté qui contribua probablement au recours à ce fruit en période de disette fréquente à l’époque. J’y ai trouvé moult renseignements précieux. C’est comme cela que l’on peut retrouver l’automne dans son assiette avec un hachis parmentier de châtaignes au confit de canard. Je grossis de cinq cents grammes rien que de l’imaginer !

« …A nos pieds roulaient des châtaignes
Dont les bogues étaient
Comme le coeur blessé de la madone
Dont on doute si elle eut la peau
Couleur des châtaignes d’automne. »

Dans la prairie en pente, roulent les vers de Guillaume Apollinaire dans son poème Rhénane d’automne.

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Les renseignements glanés étaient exacts , j’ai trouvé le bon filon pour ma cueillette. Délivrées de leur bogue, entre herbes et feuilles, les châtaignes résignées attendent le funeste sort qui leur est réservé, bouillies ou brûlées vives. Celles-ci ne sont pas grosses, d’autres gourmands ont déjà fait la razzia mais en s’armant de patience, la provision est cependant honnête. Quelques mangeoires attestent que les sangliers fréquentent le coin. Mon dieu ou plutôt ma déesse, qui sait, avec un peu de chance, je pourrais rencontrer Diane chasseresse, l’amante des bois ! Et puis soudain, en remontant le chemin le long du ruisseau, un spectacle attendrissant se déroule sous mes pas ! Plusieurs dizaines de châtaignes, fraîchement tombées de la nuit, lovées encore dans leur nid douillet comme des oisillons, jonchent le tapis de feuilles mouillées. Il faut affronter les piquants qui hérissent leur enveloppe protectrice avant de les apprivoiser.

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Les châtaignes portent, selon les variétés, des noms pittoresques qui fleurent bon le terroir et notre douce France. Dans les Pyrénées, on connaît la Bertranne, la Péou de Loup, la Masclé, la Castérane. Il en est de très anciennes comme la Sardonne produite en Ardèche dès la Renaissance ou la Bourrue de Juillac mentionnée en Corrèze à la Révolution de 1789. Il en existe des traditionnelles, pures souches, telles la Bouche rouge, la Précoce des Vans, la Pourette, la Merle. Quitte à faire grincer les dents de messieurs Besson et Hortefeux, la Bouche de Bétizac, la Bournette, la Marigoule, la Précoce Migoule, sont les fruits de métissage entre diverses variétés. Il en est même, moins chatouilleuses sur leur identité, qui s’appellent plus communément marrons de Chevanceaux, de Goujounac, de Redon, d’Olargues, de Lyon ou de Saint-Augustin.

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photo Abrahami

En effet, à l’exception du très répandu marronnier d’Inde de nos anciennes cours d’école dont le fruit est toxique (rien à voir donc avec la dinde aux marrons !), châtaignes et marrons poussent tous deux sur un châtaignier. Dans le langage courant, on a tendance à nommer marrons les châtaignes de gros calibre ou celles destinées à une transformation culinaire telle la crème et la purée de marrons ainsi que les marrons glacés.

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Dans sa bogue épineuse, le marron offre une amande entière, bien ronde tandis que la châtaigne est emprisonnée par groupes de deux ou trois, plus aplaties. Malheur à la grande au centre qui n’échappera pas au futur supplice du feu ! Mais cela, on ne le découvre que lorsqu’on entrouvre l’enveloppe.

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« Femme et châtaigne, belle en dehors, en dedans la malice », je ne me prononce pas sur la justesse de ce proverbe !

« …Ah! pourquoi tant d’épines, tant d’aiguilles,
Tant de poignards dressés, pauvre peloton vert?
Une fente… Voici qu’un peu de satin brille
Et le cœur neuf est là, dessous, et rien ne sert
D’être châtaigne obscure, âpre au goût, si menue!
Fendue, on est une châtaigne presque nue…
Et le coup de sabot sur la tête viendra,
Et le couteau pointu, l’eau bouillante, le pot
Qui sue avec de petits rires, des sanglots
Dans les tisons trop rouges; tout sera
Comme il est dit en l’ordinaire histoire des châtaignes… »

Une histoire tendre et émouvante qui décrit l’infernal cycle de la vie à travers les vers de Sabine Sicaud, décédée en 1928, à l’âge de quinze ans. Une poétesse précoce de Villeneuve-sur-Lot, c’est presque un nom de châtaigne !

« …Un jour, au coin du feu, nos deux maîtres fripons
Regardaient rôtir des marrons.
Les escroquer était une très bonne affaire ;
Nos galands y voyaient double profit à faire :
Leur bien premièrement, et puis le mal d’autrui.
Bertrand dit à Raton : « Frère, il faut aujourd’hui
Que tu fasses un coup de maître,
Tire-moi ces marrons. Si Dieu m’avait fait naître
Propre à tirer marrons du feu,
Certes, marrons verraient beau jeu… »

Ce soir Minette qui ronronne sur le fauteuil de la cuisine, n’imitera pas son ancêtre Raton, héros avec le singe Bertrand d’une fable de La Fontaine. L’époque où l’on grillait les châtaignes dans la cheminée de la ferme familiale est révolue. Un poêle à bois a pris place désormais dans l’âtre. Les temps changent comme l’expression d’ailleurs : dans son sens ancien, tirer les marrons du feu avec la patte du chat consistait à se tirer d’un danger ou d’un dommage par le moyen d’une autre personne, en l’exemple, le chat était l’agent et non le bénéficiaire. Aujourd’hui, dans notre société plus individualiste, on tire avantage de la situation pour soi-même, parfois malhonnêtement, agent et bénéficiaire sont confondus.

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Bref, la curieuse poêle percée de trous est pendue au clou et les châtaignes sont bouillies dans la cocotte. C’est tout de même un moment de convivialité. La petite queue ou torche entre le pouce et la pointe du couteau, nous débarrassons la graine de son tégument rougeâtre avant de la savourer. Nostalgie d’automne, les aïeux évoquent avec émotion leurs chers disparus et les veillées d’antan ou castagnades au cours desquelles les plus hardis réchauffés par les effluves du vin nouveau, dansaient quelque castanha endiablée. Parfois, ils s’affublaient de grelots pour chasser les mauvais esprits. Avant que nos technocrates européens de Bruxelles ne règlementent ces traditions, certains comités des fêtes remettent au goût du jour, ces soirées Castanha e Vinovèl. Les éleveurs ariégeois réhabilitent une race bovine traditionnelle du Couserans, dite Casta en référence à la couleur châtain de sa robe.
Bouillies, grillées sous la cendre ou au four, n’oubliez pas auparavant d’inciser les châtaignes sur le côté pour éviter qu’elles n’éclatent.

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En confit, en purée ou en farce, elles accompagnent avec bonheur les viandes et volailles. En confiture, on l’étale sur des crêpes. En farine, la châtaigne entre dans la composition de nombreux flans et gâteaux. Elle participe aussi à la fabrication de la polenta corse ou a pulenda, un plat traditionnel de l’île de Beauté qui se marie superbement avec les viandes en sauce. Ainsi, ma compagne en a cuisiné une, il y a quelques jours, avec une daube d’un sanglier abattu non loin du lieu de ma cueillette. Tous ceux qui ont eu en vacances soif de Corse se sont désaltérés de la délicieuse bière Pietra originaire de la bien nommée Castagniccia et élaborée à partir de farine de châtaigne mélangée à du malt.

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Pour que vous tombiez  définitivement amoureux de la châtaigne, je ne résiste pas à vous citer quelques merveilles concoctées par Michel Bras, le grand chef cuisinier trois étoiles de Laguiole : Gouttes de rhum, des croûtes de châtaignes qui se façonnent, se garnissent au gré de l’air du temps ou bien Un lait parfumé pour un pain qui se perd dans les châtaignes ou des châtaignes perdues dans le pain, ou encore Le turinois à la vanille et aux châtaignes, un chocolat au caramel et au beurre. Certains souhaitent mourir à Capri, moi si je peux choisir, ce sera en Aubrac !
Sportifs ou abonnés au coup de pompe de l’hiver, vous trouvez en elle votre panacée. Source généreuse de glucides lents, elle renferme aussi une belle quantité de vitamines B, essentielles à la bonne assimilation de l’énergie. Elle bat également des records de teneur en potassium et constitue un véritable réservoir de magnésium. J’ignore si sa surconsommation est à l’origine d’un surcroît d’énergie se traduisant par une distribution de gnons :

« …Y m’a filé une beigne
J’ai filé un marron
M’a filé une châtaigne
J’ai filé mon blouson … »

Si Renaud laisse béton, par contre Claude Nougaro, « son cartable bourré de coups de poing », chante les mémés qui aiment la castagne, notamment quand les packs de Montauban et du Stade Toulousain se défient sur la pelouse des Sept Deniers !

« Peut-être un hérisson qui vient de naître?
Dans la mer, ce serait un oursin, pas bien gros…
Ici, la boule d’un chardon – peut-être
Ou le pompon sournois d’une bardane
Ou d’un cactus? Mais non, dans le bois qui se fane,
Dans le bois sans piquants, moussu, discret et clos,
Cette chose a roulé subitement, d’en-haut,
Comme un défi… parmi les feuilles qui se fanent… »

Le chose évoquée encore par Sabine Sicaud s’appelle cataigne en picard, chatagne ou chatigne dans la Saintonge, castanya en catalan, castanha en provençal, kesten en breton, chestnut en anglais. Selon sa forme crue, bouillie, grillée, séchée, elle devient en patois méridional, auriol, catanha riulada, castanhièr, milhassi.

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Il est temps de rendre hommage à l’arbre géniteur de ce délicieux fruit. Le châtaignier, comme l’écrit Cavanna dans son livre nostalgique Sur les murs de la classe, est un mot de dictée qu’on croirait gentil et paf, c’est un piège. Combien d’entre nous, dubitatifs, le stylo (ou le porte-plume pour les plus anciens) entre les dents, fûmes tentés de mettre l’accent circonflexe sur le i , le premier, car il y en a un second dans le suffixe servant à former le nom des arbres à fruit ! Pour notre malchance, c’est l’un des quelques mots comme quincaillier, groseillier, joaillier et marguillier qui présentent un i superfétatoire. Heureux écoliers de l’ère numérique qui ne s’embarrassent plus de ces subtilités de la langue française pour taper leurs textos ! Et pourtant, s’ils savaient quelle jubilation étymologique ils ratent !
Ainsi, le mot châtaignier viendrait du latin castanea, lui-même dérivé du grec kastanon, nom d’une ville de Thessalie renommée dans l’Antiquité pour la qualité de ses châtaignes. Il est une autre explication très savoureuse née de l’imagination d’un poète italien de la Renaissance, et de la mésaventure tragique survenue à la sublime Nea, l’une des nymphes de la déesse Diane chasseresse. Sa merveilleuse beauté provoqua le coup de foudre de Jupiter, rien de plus logique et naturel au demeurant, de la part du dieu du tonnerre. Mais la chaste Nea, par vertu, plutôt que céder aux assiduités divines, préféra se donner la mort. Toujours sous le charme de la défunte, Jupiter décida alors de transformer sa dépouille en un arbre majestueux et d’une longévité exceptionnelle qu’il nomma casta nea et dont le fruit pourvu de piquants symbolisait le gardien de la vertu préservée. Sacré bonhomme que ce dieu pour lequel les Romains avaient tellement de respect qu’ils lui dédièrent un autre arbre, le noyer, de la famille des Juglandacées, appelé aussi poétiquement, gland de Jupiter et calottier. Matthiole, médecin et botaniste italien de la Renaissance, affirmait que « les noix mâchées, si on en frotte la tête, remplissent de poil les places vides » ! Moi qui ne suis pas sorti de la cuisse de Jupiter, j’ai un peu les boules devant sa toute puissance même si tout dieu qu’il fût, il se prit un râteau de la part de Nea !

 

« … J’entends les vieux planchers qui craquent
J’entends du bruit dans la baraque
J’entends j’entends dans le grenier
Chanter chanter mon châtaignier
C’est vrai pourtant qu’il nous protège
Contre le froid contre la neige
Tout en berçant mes insomnies
Ce n’est pas une chanson triste
Mon châtaignier est un artiste
Qui continue d’aimer la vie… »

 

Et j’ajouterai à la complainte tendre de Jean Ferrat, ardent défenseur de l’arbre fétiche de « sa » montagne ardéchoise, que l’artiste en question rythmait même la vie de la naissance à la mort. En effet, avec son bois, on fabriquait les berceaux et les cercueils, les solides charpentes et planchers des habitations qui chassent les araignées et autres insectes, des meubles aux jolies veines, les douelles des tonneaux, cuves et comportes, les ruches, des piquets et échalas. Rien ne se perdait, la feuille servait de fourrage pour les chèvres et les moutons.
Cependant, comme nombre créateurs de génie, il est confronté à d’affreux tourments. Ainsi, le chancre est apparu en France dans les années 1950, attaquant son écorce puis son tronc. Pire encore, dès la fin du dix-neuvième siècle, la maladie de l’encre, en provoquant la pourriture des racines, a décimé beaucoup de châtaigneraies. L’exode rural, l’attrait du « formica et du ciné », l’abandon des terres, a définitivement scellé le déclin du légendaire arbre à pain.

« …Et vous ne voudriez pas, quand me renseigne
Dans la ville brumeuse, un cri rauque : « Marrons tout chauds! »
Quand j’aperçois, joufflus, blêmes, sans peau,
Ou craquelés et durs avec des taches de panthère,
Les frères de ma sauvageonne, tous ses frères -
Vous ne le voudriez pas, que j’évoque, là-bas,
Un vieil arbre perdant ses feuilles rousses,
Et me souvienne du choc sourd, lourd, lourd comme un glas,
De pauvres fruits tués qui tombent sur la mousse? »

Le châtaignier abrita la clandestinité des maquisards dans le « désert » cévenol. Ici le Couserans, un français parle aux Français : « Les sanglots longs des marrons de l’automne, blessent mon cœur d’une langueur monotone, je répète, les sanglots longs des marrons de l’automne … » ! Vite, entrons en résistance pour que longtemps encore, à la manière de Barbara :

« …Il automne, il automne,
Il automne des pommes rouges
Sur des cahiers d’écoliers.
Il automne des châtaignes
Aux poches de leur tablier… »

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Publié dans:Ma Douce France, Recettes et produits |on 1 décembre, 2010 |3 Commentaires »

La vie de château de Blandy-les-Tours à Vaux-le-Vicomte

« Le 17 août (1661) à six heures du soir, Fouquet était roi de France ; à deux heures du matin, il n’était plus rien ». Trois siècles et demi plus tard, j’ai souhaité mieux comprendre cette assertion de Voltaire en me rendant au château de Vaux-le-Vicomte. Pour être parfaitement honnête, j’avais prévu, ce jour-là, de visiter en famille le palais de Versailles, proche de chez moi. Mais, pour cause de fermeture le lundi, nous mîmes donc le cap vers la Seine-et-Marne, à l’Est de Paris, ce qui n’est pas fortuit, vous le saurez bientôt.
Et, comme avec moi, les nourritures terrestres accompagnent souvent les plaisirs de l’esprit, la vie de château commence dès midi, à Blandy-les-Tours, à l’entrée de l’ancienne rue Courte soupe, la bien nommée en la circonstance. En effet, le menu à quinze euros ne propose qu’une simple salade verte et une omelette nature bien tristounette en comparaison de celle aux cèpes du col de Beyrède (voir billet du 4 septembre 2010) ; sans même, une assiette des fleurons fromagers locaux, le coulommiers et les Brie(s) de Meaux et de Melun ! Par contre, le décor est superbe : de la terrasse, à l’ombre rafraîchissante d’un frêne, nous jouissons de la vue sur les tours et les remparts du magnifique château médiéval qui se dresse en plein coeur du village.

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Selon les textes, le château daterait de 1216. Il appartient alors au vicomte de Melun et comporte une première enceinte semi-circulaire. Au temps de la Guerre de Cent ans, les rois Charles V et Charles VI financent des travaux d’agrandissement et de renforcement avec notamment les cinq tours actuelles dont la tour carrée. Le château agrandi au XVIème siècle par François d’Orléans, devient une demeure de plaisance. En 1572, Marie de Clèves s’y marie avec le prince de Condé. Elle ne possède aucun lien avec l’héroïne du chef-d’œuvre de préciosité classique écrit par Marie-Madeleine de La Fayette dont notre président confiait avoir beaucoup souffert sur elle ! Ce qui soit dit en passant est un abus de langage car l’ex-mademoiselle de Chartres était une femme imprenable !

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Ce mariage princier réunit la fine fleur de l’aristocratie huguenote et notamment, le jeune prince Henri de Navarre, futur roi Henri IV, le chantre de la poule au pot (c’eut été meilleur que l’omelette mais il est vrai que nous sommes lundi !). C’est cette même cour qui périt deux semaines plus tard lors du massacre de la Saint-Barthélemy, suite auquel les jeunes époux durent se remarier selon le rite catholique. Au XVIème siècle, le château de Blandy constitue au propre par ses fortifications, comme au figuré, un bastion de l’esprit protestant sans qu’il faille établir un lien avec la proximité géographique de Meaux dont l’évêque Guillaume Briçonnet se donne pour but de réformer l’église en rétablissant la discipline ecclésiastique, l’astreinte à résidence des curés dans leur paroisse ainsi que leur formation théologique.
En 1707, le château et les terres de Blandy sont achetés par le maréchal de Villars, déjà propriétaire alors du château de Vaux-le-Vicomte, but de notre excursion. Il fait même étêter les tours et enlever les charpentes pour reconstruire les communs de Vaux victimes d’un incendie.
Laissé en ruine au fil des siècles, ce chef-d’œuvre féodal en péril a été acquis en 1992 par le conseil général de la Seine-et-Marne qui a effectué un remarquable travail de restauration.

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Sur la placette devant l’entrée, je m’arrête quelques instants devant ce qui n’était nullement un instrument de torture au temps des chevaliers. Il s’agit d’un broyeur à pommes du XVIIIème siècle dont la meule en grès était entraînée par un cheval.
J’achève ma ronde autour des remparts devant une adorable sculpture du « Joueur de flûte », œuvre d’un artiste en résidence dans la localité. C’est l’occasion d’évoquer au pied du donjon, la légende de Hamelin, une petite ville d’Allemagne qu’une nuit, des centaines de milliers de rats envahirent. Elle ne dut son salut qu’à un troubadour qui sortit une petite flûte en bois noir de sa gibecière et en joua dans toutes les rues du village jusqu’à la rivière. Les rats envoûtés par sa musique étrange, sortirent des maisons, se rassemblèrent en un cortège derrière lui, puis se précipitèrent dans l’eau et se noyèrent tous jusqu’au dernier.

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Si comme à Hamelin, les rats ont disparu de ses ruelles, Blandy et son château demeurent cependant un des hauts-lieux de la France hantée (lire La France hantée de Simon Marsden). Des âmes en peine reviennent le jour de l’anniversaire de leur trépas sur les lieux de leur mort pour chercher le chemin qui les mènera dans l’Au-delà tant convoité. Certaines terrifient les vivants lors de leur passage en hurlant et en faisant tinter leurs chaînes contre les pierres. On dit même que les empreintes brûlantes de ces revenants seraient encore gravées dans la pierre des maisons. Pire encore, durant la nuit de la Toussaint , les dalles recouvrant les tombes se soulèvent, les morts s’éveillent et se dirigent vers l’église Saint Maurice en chantant le Dies Irae, ce poème apocalyptique écrit en langue latine sur la colère de Dieu et le jugement dernier. Brrr !!! Dieu merci, il vous laisse en paix pour un an, la Toussaint est passée. Confidentiellement, je pense que les probabilités sont plus élevées de croiser à Blandy-les-Tours, une vulgaire souris voire un rat, qu’un fantôme en colère !
L’esprit serein, nous rejoignons à une lieu de là, le château de Vaux-le-Vicomte qui comme son nom ne l’indique pas, se situe sur la commune de Maincy. Nous y accédons par une voie royale, une magnifique allée de platanes centenaires, longue de 1,4 km. Malgré le très roulant enrobé qui recouvre la chaussée, je l’imagine parcourue par des équipages hippomobiles tels que ceux qui stationnent dans les anciennes écuries à l’entrée du château.

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En effet, un musée présente une riche collection de carrosses et de voitures à cheval datant de plusieurs siècles. En prime, nous entendons même en fond sonore, le frottement des roues et le claquement des sabots sur le pavé.

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La visite commence avec une litière, un véhicule connu depuis l’Antiquité, une chaise à mules utilisée pour les déplacements en ville.

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La chaise de poste, apparue sous Louis XIV, était un véhicule léger pour une personne dont le rôle à l’origine est de courir la poste, c’est-à-dire de voyager vite entre les relais de poste.

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La chasse étant une activité importante de la noblesse, on utilisait ce type de voiture à gibier pour ramener les proies. L’intérieur de cet élégant véhicule en osier était équipé de crochets auxquels on suspendait les animaux abattus.

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Partons pour de plus longs voyages avec la Briska, voiture d’origine russe dont le fond plat peut se transformer en couchette, et la capote protéger des intempéries.

« A l’arrière des berlines
On devine
Des monarques et leurs figurines
Juste une paire de demi-dieux
Livrés à eux
Ils font des p’tits
Il font des envieux … »

Pas sûr que ce soit très confortable pour que, comme le suppliait Bashung, Joséphine ose à l’arrière de cette dormeuse :

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Déjà que sur la banquette arrière de notre « deudeuche » des années 1950-60 … !
Déclinaison de la berline, voici un Grand coupé de gala qui appartenait à la famille de Noailles :

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Le roi Charles X l’aurait emprunté pour s’enfuir de Paris lors de la révolution de 1830. Suite à l’insurrection populaire des 27, 28 et 29 juillet, dite les Trois Glorieuses, Charles X, cédant à la panique et au découragement, quitte Saint-Cloud, dans la nuit du 30 au 31, pour rejoindre le château de Rambouillet via le Trianon à Versailles. Il est donc probablement passé à quelques centaines de mètres de chez moi ! Le 1er août, il nomme son cousin Louis-Philippe, duc d’Orléans, « lieutenant-général du Royaume ». Le 2 août, Charles X abdique en faveur de son petit-fils Henri d’Artois.

« Louis I
Louis II
Louis III
Louis IV
Louis V
Louis VI
Louis VII
Louis VIII
Louis IX
Louis X dit le Hutin
Louis XI
Louis XII
Louis XIII
Louis XIV
Louis XV
Louis XVI
Louis XVII
Louis XVIII
et plus personne plus rien…
qu’est-ce que c’est que ces gens-là
qui ne sont pas foutus
de compter jusqu’à vingt? »

Tout gamin, j’adorais ce poème de Jacques Prévert. Outre qu’il fût facile à apprendre, je pouvais me vanter d’être supérieur en calcul aux rois de France. Et puis, bien que son surnom signifiât le querelleur j’avais une certaine sympathie pour ce Louis X sans doute à cause d’une homophonie avec un lutin. Allez savoir pourquoi Prévert le personnalisait plus que Louis Ier le Débonnaire ou le Pieux, Louis II le Bègue, Louis VI le Gros, Louis VII le Jeune, Louis VIII le Lion, Louis IX ou Saint Louis, Louis XII Père du peuple ? C’est toute la licence poétique de l’écrivain.
Au-delà de l’ironie, le poème n’est cependant pas tout à fait exact historiquement. En effet, l’ordre de succession donne normalement le trône au fils aîné du roi, le dauphin Louis de France appelé à régner sous le nom de Louis XIX. Charles X le jugeant impopulaire et incapable de gouverner, lui préfère donc le futur Henri V. Cependant, pour cela, Louis doit signer son acte de renoncement à la couronne. Il hésite … vingt minutes pendant lesquelles il est officiellement Louis XIX roi de France ! L’abdication de Charles X sera de toute façon sans effet car son cousin Louis Philippe d’Orléans se fait proclamer roi par les chambres, le 7 août 1830, sous le nom de Louis-Philippe Ier. La France connaît donc en une semaine quatre rois, Charles X, Louis XIX, Henri V et Louis-Philippe. Imaginez un scénario analogue : sous la vindicte populaire, notre président s’enfuit de l’Élysée dans sa berline coupé Vel Satis, entre sur l’autoroute au pont de Saint-Cloud, récupère ses affaires à la Lanterne dans le parc du château de Versailles, prend au passage François Fillon en résidence au château de Rambouillet, le dépose dans la Sarthe, avant de s’exiler en Angleterre pour l’enregistrement du prochain album de Carla, génial non ?!

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Après carrosses, calèches et landaus, j’achève la visite avec un fardier, ce chariot muni de roues très basses pour transporter de lourdes charges, notamment les arbres des jardins vers lesquels je me dirige maintenant.
En passant, je contemple évidemment le château. Il est l’œuvre de Nicolas Fouquet qui, pour asseoir sa position sociale, acquiert en 1642 la terre noble de Vaux, en Brie, dans le bailliage de Melun, et se fait appeler vicomte de Vaux. En 1653, il est nommé surintendant des finances conjointement avec le marquis de Servien que lui a « mis dans les pattes » Mazarin faisant sienne la devise, « diviser pour mieux régner ». Fouquet prend l’habitude de se réserver d’importants bénéfices à chaque opération financière. Devenu considérablement riche, il décide de construire alors un château digne de sa puissance sur plusieurs dizaines d’hectares de friches et marécages. À l’image de l’emblème de sa famille, un écureuil comme ceux qui grimpent aux arbres du parc, et de sa devise Quo non ascendet, jusqu’où Fouquet ne montera-t-il pas ?

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Il fait appel aux meilleurs artistes de l’époque pour bâtir son palais : l’architecte Louis Le Vau, premier architecte du Roi, le peintre Charles Le Brun fondateur de l’Académie de Peinture, le paysagiste André Le Nôtre, contrôleur général des bâtiments du Roi et le maître-maçon Michel Villedo, tous hommes de génie que le jeune Louis XIV avaient déjà réunis pour restaurer le château de Vincennes. Il crée même une manufacture de tapisseries au village de Maincy afin de tisser portières et tentures.

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Les façades du château devaient initialement être en brique comme les écuries et les communs. Finalement, lui fut préférée la pierre blanche de Creil qui se reflète dans l’eau des fossés.
Le château comporte un corps central avec trois avant-corps côté cour au nord, et une grande pièce en rotonde côté jardins au sud. Quatre pavillons, semblant jumeaux quand on les regarde latéralement, sont en lieu et place des ailes quasi inexistantes.

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« …Il me fit voir en songe un palais magnifique,
Des grottes, des canaux, un superbe portique,
Des lieux que pour leurs beautés
J’aurais pu croire enchantés,
Si Vaux n’était point au monde:
Ils étaient tels qu’au Soleil
Ne s’offre au sortir de l’onde
Rien que Vaux qui soit pareil… »

Fabuliste de métier, Jean de La Fontaine affabule (à peine) sur les splendeurs du domaine de Fouquet dans son poème Songe à Vaux. Originaire de Château-Thierry, distant de Vaux de moins de vingt-cinq lieues, La Fontaine, en proie à des dettes, de lourds droits de succession et de faibles revenus de ses charges, se chercha un protecteur. La publication de son poème Adonis lui valut bientôt l’admiration et la protection de Fouquet qui l’invita à vivre à sa cour en échange d’une pension en vers.

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En l’absence de chaise à porteurs et délaissant les petites voiturettes électriques proposées en location, j’arpente à pied les allées du magnifique jardin à la française, le chef-d’œuvre paysager de Le Nôtre.

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Il faut du courage car la statue d’Hercule Farnèse qui ferme la perspective à l’autre extrémité du parc, est distante en ligne droite de 1,6 km. Massifs taillés au cordeau, parterres de « broderies », bassins, statues, allées, tout est harmonieux. « Quiconque construit un jardin devient un allié de la lumière, aucun jardin n’étant jamais surgi des ténèbres » présage un proverbe persan que je découvrirai plus tard lors de ma visite.

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Le vaste jardin donne le sentiment d’être embrassé en un seul coup d’œil grâce à l’illusion entretenue par Le Nôtre en utilisant les lois de la perspective ralentie. Plus les éléments du parc sont éloignés du château, plus ils sont hauts et longs, procédé permettant d’écraser la perspective et de rendre le jardin plus petit qu’il n’est en réalité.
Ces effets d’optique réservent une mauvaise surprise à mes vieilles jambes. Ainsi, la grotte semble située juste après le grand bassin. Mais lorsqu’on en approche, on constate que Le Nôtre a créé une dénivellation masquant à nos yeux le grand canal long de 875 mètres. Par la chaleur de début d’automne, la promenade finit par tenir des travaux d’Hercule qui nous nargue sur son piédestal tout près, au loin !

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Ouf, j’y suis ! Le grand héros grec nous montre ses fesses en point de fuite de toutes les perspectives des jardins et du château. Solitaire au bout du parc, symbole de puissance et de réussite, il apparaît comme une allégorie de l’ascension et de la position (trop) régnante du maître des lieux. Cette sculpture en bronze doré, haute de sept mètres, est une réplique installée au XIXème siècle. Celle d’origine fut déboulonnée sur ordre de Colbert pour des raisons que je vais tenter de comprendre … lorsque j’aurai accompli les deux kilomètres du retour.
Le château et les jardins qui, dans leur conception même, sont un théâtre et une mise en scène, ont servi de décor à de très nombreux films. Ainsi fut tourné ici notamment Les Mariés de l’an II, Valmont, La fille de d’Artagnan, Ridicule, L’allée du roi, Le Pacte des loups, Vatel, L’homme au masque de fer, Marie-Antoinette et même La folie des grandeurs, celle-la même qui perdra Fouquet.

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« En cet endroit, qui n’est pas le moins beau
De ceux qu’enferme un lieu si délectable,
Au pied de ces sapins et sous la grille d’eau,
Parmi la fraîcheur agréable
Des fontaines, des bois, de l’ombre et des Zéphirs,
Furent préparés les plaisirs
Que l’on goûta cette soirée .
De feuillages touffus la scène était parée
Et de cent flambeaux éclairée.
Le ciel en fut jaloux… »

La Fontaine tait le fabuliste pour laisser parler l’historien. En retraversant les jardins, entre bassins et fontaines, j’imagine la fastueuse soirée du 17 août 1661 au cours de laquelle, comme l’exprime si poétiquement Paul Morand en titre de son roman(1), Fouquet offusque le Soleil, Louis XIV en personne qui, « avec amertume, pense à Versailles qui n’a pas d’eau; il n’a jamais vu pareil surgissement, cette féerie de sources captées, ces nymphes obéissant à d’invisibles machines. Il se fait expliquer comment la rivière d’Anqueil a été domestiquée, resserrée dans des lieux de tuyaux d’un plomb précieux. Fouquet ne lui dit peut-être pas que ce plomb appartient à l’Etat, vient d’Angleterre sans payer de douane, mais Colbert le dira au roi. Car Colbert est là, déguisant sa haineuse passion, qui observe tout, envie tout … », plombe tout, c’est le cas de le dire !
L’entrée dans le château côté cour, pour le moins vieillotte, n’a sans doute plus la solennité souhaitée par Louis Le Vau. À l’époque, le vestibule et le grand salon en rotonde s’agençaient comme une tranchée centrale sans portes qui offrait aux invités une exceptionnelle « vue traversante » de la cour d’honneur aux jardins. Hôte moins prestigieux, j’emprunte un modeste escalier de service pour accéder à l’étage à l’appartement du Surintendant Fouquet et d’abord, l’antichambre qui fait office de bureau.

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Le surintendant des finances est un ordonnateur qui signe l’engagement des fonds. C’est aussi un pourvoyeur de fonds et il joue un rôle de courtier. Il a des réseaux d’amis et de financiers qu’il mobilise pour apporter des fonds à l’État en qui la confiance est très limitée. On préfère prêter au surintendant plutôt qu’au Trésor royal et au roi. Et comme, c’est bien connu, on ne prête qu’aux riches ( !), Fouquet a besoin de montrer sa « surface financière » pour donner confiance aux argentiers. Ainsi, il va déployer sans doute trop ses richesses pas toujours acquises dans la plus grande clarté.
Je passe à côté dans le Cabinet au milieu duquel se trouve un adorable bureau Mazarin en marqueterie de bois du nom du « petit » cardinal au train de vie dispendieux. « Que l’homme est bête sans argent » laissa-t-il échapper dans sa jeunesse ! Avec lui, Fouquet prend ses premières leçons d’acrobatie financière.

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Mon regard est attiré par un buste de Jean de La Fontaine sculpté par Houdon, devant un paravent peint où je reconnais quelques animaux de ses célèbres fables.
Voici la chambre à coucher de Nicolas, Fouquet bien sûr, pas notre petit président qui se hisserait avec difficulté dans le lit !

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Elle aurait conservé sa décoration d’origine très excessive à mon goût : au plafond, un trompe-l’œil en forme de coupole ;aux murs, des tapisseries confectionnées dans les ateliers de Maincy. Peut-on trouver un peu d’intimité dans un luxe aussi ostentatoire ?

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Dans le couloir menant à l’appartement de madame Fouquet, je détaille quelques instants une gravure ancienne accrochée là comme une prémonition du futur destin du maître des lieux. Elle représente la chambre de justice réunie, ce sont les termes exacts de la légende, pour condamner Fouquet. En effet, elle fut composée avec soin avec le plus grand nombre possible d’ennemis personnels du Surintendant. Et pour commencer par les plus tarés, écrit Paul Morand, «Foucault, un coquin, vendu à Colbert, et qui se fit prendre dix fois à falsifier des papiers, retoucher des signatures, égarer exprès des pièces … », le spectacle révoltant d’une justice expéditive qui dura cependant près de trois ans ! Sans tomber dans de tels excès, peut-on affirmer que, trois cent cinquante ans plus tard, notre justice soit un modèle d’indépendance et notre société, un exemple d’honnêteté ? J’exagère ? Le fric, des puissants, le pouvoir, des fortunes monstrueuses, des paradis fiscaux, rappelez-vous le feuilleton de l’été, un ancien ministre du budget, une richissime actionnaire propriétaire d’une île aux Seychelles (Fouquet était marquis de Belle-Île !), des malversations pour une campagne présidentielle et pour faire encore plus vrai, une soirée de liesse d’un certain Nicolas … au Fouquet’s !!!
Je suis plus sensible à la décoration de l’appartement de madame Fouquet avec vue sur les jardins, et notamment une ravissante salle de bains dans le style du XVIIème siècle. Lui succèdent une chambre à coucher Louis XV et une autre style Louis XVI, ce qui était extraordinairement avant-gardiste pour l’époque !

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Je blague évidemment. Il faut savoir que pour des raisons que vous découvrirez plus tard, Vaux-le-Vicomte fut pillé et qu’il appartient aujourd’hui à une famille privée qui accomplit un remarquable travail de restauration.
Je brave mon vertige en empruntant un étroit escalier en colimaçon dans la charpente du dôme pour accéder à la lanterne. De là-haut, je jouis d’une vue imprenable sur les écuries et les jardins.

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Je redescends au rez-de-chaussée vers la grande chambre carrée dont les murs sont décorés de grandes tapisseries évoquant la légende de Diane et notamment, l’épisode de Latone transformant les paysans de Lycie en grenouilles.

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Mon regard se porte également vers un portrait de Fouquet au-dessus de la cheminée en marbre ainsi que vers deux bustes de Richelieu et Mazarin. Le cardinal de Richelieu, protecteur de la famille Fouquet, mit Nicolas sur les rails de sa brillante carrière en l’envoyant dès l’âge de seize ans comme conseiller au Parlement de Metz. Le Grand Cardinal mort, Fouquet passa alors au service du Petit.
Côté jardin, les pièces sont plus lumineuses. Ainsi, en cet après-midi radieux, resplendit le Salon des Muses.

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C’est une débauche de richesses avec ses marbres, ses dorures, ses lustres et ses tapisseries. Le Brun s’imprégnant de la mode italienne, délaisse le plafond à caissons traditionnels pour celui à voussures. Il privilégie la peinture et le stuc pour donner du relief ; ici la représentation du Triomphe de la Fidélité est une allégorie de la fidélité de Fouquet au roi durant La Fronde. Je ne suis pas persuadé pour autant que les muses figurant aux quatre coins de la voussure, m’inspireraient si je devais écrire mes billets dans cette salle !

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Sur la cheminée de marbre, un buste de Molière se détache devant une immense glace reflétant le décor fastueux du salon. Magnifique mise en scène comme le fut, près de la Grille d’eau, la première représentation de la comédie ballet Les Fâcheux, en cette inoubliable soirée du 17 août 1661.
« Une coquille monta, s’ouvrit, et une Naïade apparut : la Béjart, entourée d’arbres séparés par des dieux termes, ceinte d’une nature si admirative qu’arbres et statues, devenus vivants, se mirent à bouger et à dialoguer. Béjart, entourée de vingt jets d’eau, ouverts en gerbe, prononçait l’éloge du roi » :

« Pour voir sur ces beaux lieux le plus grand roi du monde,
Mortels je viens à vous de ma grotte profonde… »

Nicolas Fouquet est un homme de lettres, un amoureux des arts et des sciences, et un mécène. Autour de lui, gravitent de nombreux talents dans tous les domaines, Le Brun, Le Vau, Le Nôtre, La Fontaine et Molière, l’horticulteur La Quintinie, et aussi Madame de Sévigné et Vatel que nous croiserons bientôt. Vingt ans avant Versailles, il est à l’origine du mécénat royal. On lui doit encore aujourd’hui les prémices de nombreuses collections. Ainsi, sa bibliothèque qui possède 27 000 ouvrages, la plus importante après celle de Mazarin, enrichit le fond de la Bibliothèque Nationale de France.
Justement, me voilà dans la dite bibliothèque, point de départ d’une étonnante exposition animée intitulée « Grandeur et infortune de Nicolas Fouquet ». Et qu’y vois-je ? Jean de La Fontaine en personne, lui témoignant son affection et relatant son histoire à travers diverses morales issues de ses fables.

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Un écureuil (qu’on appelle un fouquet en patois angevin) juché sur son épaule droite, constitue surtout un clin d’œil à l’emblème de son mécène, car le fabuliste n’a mis en scène qu’une seule fois le petit animal symbole paradoxalement aujourd’hui de la Caisse d’Épargne :

« Il ne se faut jamais moquer des misérables,
Car qui peut s’assurer d’être toujours heureux?
Le sage Esope dans ses fables
Nous en donne un exemple ou deux;
Je ne les cite point, et certaine chronique
M’en fournit un plus authentique.
Le Renard se moquait un jour de l’écureuil
Qu’il voyait assailli d’une forte tempête:
Te voilà, disait-il, près d’entrer au cercueil
Et de ta queue en vain tu te couvres la tête.
Plus tu t’es approché du faîte,
Plus l’orage te trouve en butte à tous ses coups.
Tu cherchais les lieux hauts et voisins de la foudre:
Voilà ce qui t’en prend; moi qui cherche des trous,
Je ris, en attendant que tu sois mis en poudre… »

Le comte de Buffon dont j’adore les descriptions, fit un portrait du petit rongeur qui involontairement et étonnamment, sied au Surintendant coupable de ronger l’État selon Colbert : « Vif, alerte, industrieux, fin, le corps nerveux, très réveillé, allant par bonds, il construit adroitement son nid ».
Je ne suis pas au bout de mes surprises. La pièce attenante est la Chambre du roi dont les fenêtres donnent vers les jardins sur un bassin ovale où trône une couronne, symbole de l’allégeance de Fouquet au souverain. Le lit est protégé par une balustrade pour marquer la distance entre le roi et les gens de la cour. Quoique ayant séjourné plusieurs fois à Vaux, Louis XIV n’a jamais dormi ici, cependant, il est là devant moi cet après-midi.

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Et il parle même grâce au procédé des talking heads qui permet d’animer les personnages de cire. Le visage, les expressions et le discours d’un acteur sont préalablement filmés, puis projetés sur le mannequin. La scénographie transpose ici le conseil des ministres extraordinaire que le roi tient à Vincennes, le 9 mars 1661, à sept heures du matin. Mazarin vient de mourir, « la face du théâtre change » :
« Messieurs, je vous ai fait assembler pour vous dire que jusqu’à présent, j’ai bien voulu laisser gouverner mes affaires par feu monsieur le Cardinal … Vous, messieurs les ministres, je vous ordonne de ne rien signer, pas même une sauvegarde, ni un passeport sans mon commandement. Monsieur le Surintendant, je vous ai expliqué mes volontés ; je vous prie de vous servir de Colbert que feu monsieur le Cardinal m’a recommandé… Messieurs, vous savez mes volontés, c’est à vous maintenant de les exécuter ». L’État, c’est donc lui.
Désormais, Fouquet ne sera plus de tous les Conseils. La menace Colbert se profile.
D’ailleurs, guidé par un rai de lumière dans la pénombre, je passe ma tête dans l’entrebâillement d’une porte.

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Je surprends Jean-Baptiste Colbert complotant auprès du Roi pour obtenir la chute de son rival. « Il faut que monsieur Fouquet n’ait aucun soupçon ! » Le jeune Louis XIV, il n’a que vingt-deux ans, est avide de puissance. Il lui faut de l’argent pour ses maîtresses, pour ses guerres, pour Versailles naissant, et c’est Fouquet qui a l’argent. Et Colbert dans l’ombre, jaloux et ambitieux, expose au Roi les principes du colbertisme :à côté de la royauté de droit divin, il doit y avoir une économie de droit divin où le bien de chaque sujet appartient à l’État donc au roi. Même la magnificence doit être prohibée ailleurs qu’à Versailles. Il est interdit de vivre de manière souveraine et flamboyante comme le montre trop ostensiblement Fouquet en cette fastueuse soirée du 17 août 1661.

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J’en ai un aperçu dans la salle des buffets où par un ingénieux procédé, des scènes de bal filmées sont projetées en arrière-plan du Roi, la reine-mère Anne d’Autriche et Fouquet. Vatel, maître d’hôtel et chef du protocole, a mis le paquet !
« Cymbales et trompettes à l’entrée, puis violons.Trente buffets, cinq services de faisans, cailles, ortolans et perdrix, nappes et serviettes en point de Venise. Cinq cents douzaines d’assiettes, trente-six douzaines de plats d’argent, et un service d’or ; près du roi, un sucrier en or massif qu’il contemple avec envie de ses gros yeux bleus.
- Quel beau vermeil, dit le roi, se retournant vers le maître de maison.
- Pardonnez, Sire, ce n’est pas du vermeil, c’est de l’or.
- Le Louvre n’a rien de semblable … »
…Minuit était passé … un ambigu avait été préparé pour le roi, fait de fruits, de glaces et de sucreries, de ces mille choses exquises appréciées seulement quand on n’a plus d’appétit ; vingt-quatre violons invisibles jouaient dans une loggia grillée
».

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Je salive en reluquant les pièces montées de macarons. Ils ne sont pas de chez Ladurée mais ils semblent tout de même bien bons , … ça m’éneeeeeerve ainsi que Louis XIV !
C’en est trop ; à deux heures du matin, il donne le signal du départ. Les roues des carrosses grincent sur le sable. Le cortège royal, laissant les lumières de Vaux, s’enfonce dans l’obscurité de la Brie direction Fontainebleau. « J’aurais dû faire arrêter Fouquet sur l’heure ! » Le roi humilié, excédé malgré la tentative d’apaisement de sa reine de mère, crie : « Il faudra faire rendre gorge à tous ces gens-là ! »
Effectivement, le 17 août 1661, à deux heures du matin, Fouquet n’est plus rien mais son sort était scellé depuis trois mois déjà, j’en fus le témoin indiscret tout à l’heure.
De plus, comme dans toutes les petites histoires de la grande Histoire de France, les femmes jouent un rôle moins obscur qu’il n’y paraît; ainsi la fort jolie Louise Françoise de la Baume le Blanc, fille du marquis de La Vallière . Lors de sa visite à Vaux, Louis XIV remarqua un tableau la représentant, dans l’appartement de Fouquet. Le Surintendant, en parfait courtisan et ministre avisé, savait tout ce qui se passait à Fontainebleau et n’ignorait donc pas qu’elle fut la maîtresse du roi. Mais en cette époque, tout semblait pouvoir s’acheter, et Fouquet qui savait manier les filles futées pour en faire des informatrices, aurait complimenté Mlle de La Vallière sur sa beauté en y ajoutant une offre de vingt mille pistoles. Malchance pour l’inconscient Fouquet, l’amante, plus amoureuse que vénale, lui aurait répondu que même deux cent cinquante mille livres ne lui feraient pas faire un faux-pas. Vous imaginez le courroux de Louis XIV lorsque la favorite lui rapporta cet épisode.
Décidément, le Surintendant fait bien trop d’ombre au Soleil ; l’éclipse de Fouquet survient trois semaines plus tard à Nantes. Louis XIV et Fouquet s’y retrouvent sous prétexte de convocation du Parlement de Bretagne. Le roi y arrive le premier craignant que son surintendant se réfugie dans sa place forte de Belle-Île. Fouquet n’a pas conscience du danger imminent. Peut-être, croît-il que certains secrets entre lui et le roi le mettent à l’abri. S’agit-il du cardinal, de la reine-mère, d’un jumeau royal ou même d’un frère adultérin ? Je me retrouve donc à Nantes, ni sur le pont, ni sur la route de Montaigu, mais près de la place de la Cathédrale, le 5 septembre 1661 à sept heures et quart du matin.

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« Promesse de gars con ( !) », d’Artagnan accompagné de quinze de ses mousquetaires, les Gris, arrête Fouquet. Ma sympathie pour le plus célèbre des Mousquetaires, nourrie dans ma jeunesse par de nombreux films et romans de cape et d’épée, est singulièrement altérée ! Cela me fait penser que lors d’un bal costumé, au détour de mes dix ans, on me déguisa en mousquetaire. Je me suis revu en photo récemment à côté sans doute d’Anne d’Autriche. J’avais fière allure !
Fouquet murmure « Le roi est le maître » puis, à quelqu’un de sa suite «Á Saint-Mandé », sans doute pour sous-entendre de mettre en sûreté quelques papiers compromettants dans sa résidence voisine du château de Vincennes. Peine perdue, Colbert s’empare vite de lettres, détruisant ce qui pouvait lui nuire, triant ce qui allait lui servir, ajoutant même quelques faux en écriture. Chargé de poser les scellés, le ministre Séguier qui ne porte pas Fouquet dans son cœur, ironise : « Il voulait les sceaux, il les a ! » Tandis qu’un carrosse l’emmène vers sa prison d’Angers, Fouquet propose d’offrir Belle-Île au roi. Trop tard ! Dès lors, il sera ballotté pendant près de vingt ans de prisons en donjons, de cellules en cachots.
Le 12 septembre, Louis XIV supprime la surintendance, la remplaçant par un Conseil royal des finances. Colbert prend le poste de Fouquet au Conseil d’En Haut, avec rang de ministre.
Les deux crimes reprochés à Fouquet lors de son procès, sont le péculat (détournement de fonds publics par un comptable public) et la lèse-majesté, passibles tous deux de la peine de mort. Le péculat est le détournement par un comptable public, de fonds publics : réception de pensions sur les fermes mises en adjudication, acquisition de droits par le biais de divers prête-noms, réassignation de vieux billets surannés, octroi d’avances à l’État en cumul avec une fonction d’ordonnateur des fonds, afin d’en tirer bénéfice. Si Fouquet s’est possiblement enrichi en se comportant comme banquier, financier et traitant vis-à-vis de l’État, il n’est sans doute pas plus malhonnête que les autres en une époque où tout s’achète et où tout le monde se sucre. D’où vient l’immense fortune accumulée par Mazarin en dix ans ? Qu’a fait Colbert de l’argent du voyage du roi en Pyrénées ? Et le roi lui-même a profité des opérations juteuses effectuées par le surintendant.
Lors de son procès à l’Arsenal, Fouquet n’a ni défenseurs, ni accès au dossier.

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Au détour d’un couloir, je tombe sur Mme de Sévigné, fidèle amie de l’accusé, dont les lettres sont le plus beau reportage judiciaire de l’époque. Le 20 décembre 1664, le procès interminable tourne à l’avantage de Fouquet : le vote final donne dix voix pour la mort et quatorze pour l’exil. Mais deux jours plus tard, Louis XIV « jugeant qu’il pouvait y avoir grand péril à laisser Fouquet sortir du royaume, vu la connaissance particulière qu’il avait des affaires les plus importantes de l’État » commue son bannissement en réclusion à perpétuité.
Comme je descends dans les sous-sols de Vaux, Fouquet se retrouve enfermé à vie dans le donjon de Pignerol, Pinerolo en italien, forteresse piémontaise des Alpes du sud, qui constitua une défense du royaume de France jusqu’à la fin du XVIIème siècle. Il y passera les seize dernières années de sa vie. Je l’aperçois derrière les barreaux de sa geôle : « Je songe parfois à écrire mes mémoires. Au fond à quoi bon, l’histoire d’une vanité et d’un naufrage, ça ne vaut pas l’encre d’un écrit ». « Après les quatre mille arpents de Vaux, deux pièces de six pieds, c’est peu ». Et Colbert cherche partout l’argent de Fouquet, il l’a promis au roi ; par malheur, on n’en trouve pas trace, Fouquet n’a que des dettes…
Pignerol est célèbre à cause de quelques uns de ses prisonniers. Contemporain de Fouquet, au point que certaine thèse les confonde abusivement, le Masque de Fer y séjourna, comme l’évoque un panneau de l’exposition : « aucun prisonnier n’a été l’objet d’une correspondance ministérielle aussi volumineuse et d’instructions royales aussi nombreuses, adressées notamment à Monsieur de Saint-Mars gouverneur de la prison de Pignerol ». Pourquoi ? Louis XVIII déclara : « Je sais le mot de cette énigme ; c’est l’honneur de notre aïeul Louis XIV que nous avons à garder ».
Il fut un autre prisonnier que Paul Morand fait surgir avec beaucoup d’humour dans le dernier chapitre de son roman : « Une nuit, après souper, Fouquet qui sommeillait fut réveillé par un bruit insolite, un grattement dans la cheminée, d’où s’échappèrent des gravats et des cailloux qui roulèrent sur le plancher. Tout à coup, dans un nuage de plâtre, il vit tomber un petit homme noir, en caleçon, une couverture de lit sur le dos, qui, les jambes écartées, s’aidait des chenets pour sortir du conduit.
-Monsieur le Surintendant, je vous salue !Je suis si passionné par votre personne et si gouverné par le souvenir de notre rencontre à Nantes que je n’ai pas pu y résister. Vous ne me reconnaissez pas ?
-Vous ressemblez un peu au marquis de Peguilhem…
-Lui-même ! ou plutôt le comte de Lauzun, de par la carence de mon frère ; mais présentement, le prisonnier du dessous !
»
Et toutes les nuits, le même scénario se produit et, grâce à Lauzun, Fouquet reconstitue l’histoire des quinze années de réclusion passées. « Quand Fouquet interroge : Mes Breughel ? Mes Véronèse ? Mes Boulle ? Mes deux cents orangers ? Lauzun lui répond en riant :Ils sont maintenant au roi … ou bien :Vous les trouverez au Louvre … ou bien :Versailles les a recueillis ! »
Au cours de ces années, Louis XIV récupéra Le Vau, Le Nôtre, Le Brun, Molière. Il fit fermer les ateliers de Maincy dont il s’inspira pour créer la manufacture royale des Gobelins. Au petit pavillon de chasse de Versailles, succéda le palais vers lequel convergent encore aujourd’hui des millions de visiteurs. Les copains devinrent coquins et inversement. Jean de La Fontaine demeura l’un des rares à soutenir Fouquet lui rendant hommage dans Une élégie aux nymphes de Vaux :
« Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes,
Pleurez, nymphes de Vaux, faites croître vos ondes,
Et que l’Anqueuil enflé ravage les trésors
Dont les regards de Flore ont embelli ses bords.
On ne blâmera point vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes ;
Chacun attend de vous ce devoir généreux :
Les Destins sont contents : Oronte est malheureux.
Vous l’avez vu naguère au bord de vos fontaines,
Qui, sans craindre du sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !
Que vous le trouveriez différent de lui-même !
Pour lui les plus beaux jours sont de secondes nhuits :
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voilà le précipice où l’ont enfin jeté
Les attraits enchanteurs de la prospérité !… »
Vers 1678, un certain relâchement des conditions d’incarcération se fit sentir. Si Lauzun descendait toujours par les cheminées, c’était pour rendre visite à …la charmante mademoiselle Fouquet qui pouvait désormais rencontrer son père ! Le roi venait d’accorder à Fouquet sa liberté et de l’autoriser à aller se soigner aux eaux de Bourbon lorsque son ancien surintendant tomba foudroyé le 23 mars 1680.
Ma visite de Vaux s’achève par la traversée des cuisines installées en sous-sol.

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Une chose à faire tomber d’apoplexie à son tour, ma compagne émerveillée par la cheminée, les plans de travail et l’impressionnante batterie de cuivres. C’était ici le domaine réservé de Fritz Karl Watel dit François Vatel, le grand organisateur de la fête et du festin par lesquels le scandale arriva. C’est d’ailleurs en ces circonstances que pour surprendre ses invités, il inventa un dessert, de la crème sucrée et fouettée avec des branchettes de buis. La crème Vaux-le-Vicomte aurait pu naître s’il n’y avait pas eu les événements que vous connaissez désormais, Vatel s’exila en Angleterre avant d’être promu un 1663, contrôleur général de la bouche du prince du Grand Condé au château de Chantilly. Là naquit officiellement la célèbre crème. Louis XIV envisageait d’enrôler Vatel à Versailles lorsque lors d’une somptueuse fête donnée à Chantilly, pour quelques poissons et fruits de mer non livrés, le cuisinier déshonoré mit fin à ses jours.
Finalement, du Moyen Âge à la Monarchie absolue, des fantômes de Blandy-les-Tours aux jaloux de Vaux-le-Vicomte, la vie de château n’est pas toujours une sinécure quoi qu’en pensent le basketteur Tony Parker et Eva Longoria qui ont choisi récemment de se marier à Vaux, comme en témoigne le livre d’or. Pour retourner à ma vie normale faite de manifestations contre la réforme des retraites, de bouclier fiscal et d’affaire Bettencourt, je sors par le salon ovale dont « le demi-rond pousse en dehors, orné de quatre belles figures au-dessus de la corniche, de sorte que ce magnifique dôme fait un très agréable effet. Le perron est tout à la fois magnifique et commode, les fossés sont revêtus de balustrades de ce côté-là aussi bien que de l’autre ; et l’on découvre de cet endroit une si grande et si vaste étendue de différents parterres, tant de grandes et belles allées, tant de fontaines jaillissantes et tant de beaux objets qui se confondent par leur éloignement qu’on ne sait presque ce que l’on voit, parce que la multitude des belles choses étonne l’imagination et empêche les yeux de pouvoir rien choisir d’abord ». Ainsi, dans son roman Clélie, mademoiselle de Scudéry décrivait, sous le nom de Valterre, Vaux-le-Vicomte, la préface de Versailles.
(1) Fouquet ou le Soleil offusqué de Paul Morand collection Folio Histoire édition Gallimard

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 3 novembre, 2010 |2 Commentaires »

♫ Monet, Monet, Monet ♫

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« Les touristes s’amenuisent. On ne fait plus la queue sur le trottoir, pour pénétrer dans la maison. Tout redevient plus simple, un peu plus vrai, un peu plus calme. Fraîcheur grise, fin d’été : cela suffit pour que tout recommence à vivre, à respirer… » Que n’ai-je lu auparavant Le jardin mouillé tiré des Chemins nous inventent de Philippe Delerm ?

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En ce dimanche de septembre, la bucolique rue Claude Monet est envahie par une impressionniste, pardon une impressionnante foule de visiteurs qui attendent le long du Clos normand, la célèbre propriété du peintre. Ça papote en américain et en japonais, presque autant qu’en français. Nous sommes aux portes de la Normandie, à 75 kilomètres de Paris et 60 de Rouen, très précisément à Giverny. Ce petit bourg de l’Eure d’environ 500 âmes découvre la célébrité et sans doute la fin de sa tranquillité en 1883 lorsque Claude Monet le repère en passant en train. Enthousiasmé par le site, il trouve une grande demeure à louer au lieu-dit du Pressoir, dont il fait l’acquisition sept ans plus tard au prix de 22 000 francs de l’époque. À titre indicatif, son tableau La Seine à Vétheuil s’est vendu 7 900 francs, l’année précédente.

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Le peintre, du moins son portrait, nous accueille dans l’encoignure de la porte, devant le guichet. En possession de mon billet, en bas de quelques marches, je me retrouve dans le vaste atelier où Monet créa ses gigantesques panneaux des Nymphéas. Une jolie lumière de septembre tombe par la verrière du toit sur ce qui n’est plus malheureusement qu’un fourmillant marché couvert de produits dérivés : livres, posters des célèbres tableaux, chapeaux de paille et même des sacs en toile customisés façon impressionniste.

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« Monet is money » ou « par ici, la monnaie ! », même l’artiste semble surpris par ce merchandising surréaliste dont je m’éloigne rapidement !
Une vraie poule aux œufs d’or sans rapport avec celles qui picorent dehors dans le poulailler comme à son époque. Son ami Georges Clemenceau lui offrait des poules japonaises. Dans une lettre de juin 1926, il lui écrit même : « J’espère que je pourrai faire le voyage de Giverny dans une huitaine de jours. Comme je crois avoir compris que vous ne travaillez pas en ce moment, je suppose que dimanche vous est indifférent. J’emporterai un oeuf à coque (avec la coque pour le cas où votre table serait dépourvue). Dites-moi si ce plan vous paraît bon ». Il n’y a donc pas que l’inspecteur Lavardin et moi qui adorons les œufs (voir billets L’œuf à la coque du 6 mars 2008 et Je fais (Claude) Chabrol du 28 septembre 2010) !
Je fais maintenant quelques pas devant la longue maison tandis que ma compagne prend place dans la queue au pied du perron pour la visite. La vigne vierge touffue noie presque complètement le crépi rose de la façade, épargnant juste les fenêtres aux pimpants volets verts. Des ipomées, de magnifiques fleurs bleu azur avec des feuilles en forme de cœur, grimpent avec délicatesse le long des murs.

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De véritables arbres de rosiers surgissent des massifs de pélargoniums rouges. Il me semble me souvenir d’un autochrome montrant Monet à cet endroit.
Le charme du peintre opère enfin. Chacune de mes visites à Giverny me renvoie étonnamment à une modeste aquarelle peinte par mon papa, de la maison de mes grands-parents maternels. Je n’ai pourtant connu ni mes aïeux, ni leur demeure d’Hacqueville, guère éloignée d’ici d’ailleurs. Peut-être, sont-ce l’amour de ma tendre maman pour les fleurs et les jardins, son indicible bonheur à venir autrefois au Clos normand, et son talent à me conter sa jeunesse, qui ont ancré cette image en moi. Allez prétendre après que la peinture ne procure pas des impressions ! Je ne le crie pas trop fort des fois que Degas écoute : « Ne me parlez pas de ces gaillards qui encombrent les champs de leurs chevalets. Je voudrais avoir la puissance d’un tyran despotique pour armer une police qui fusillerait impitoyablement comme des animaux nuisibles ces misérables embusqués dans la verdure sous leurs stupides boucliers de toile blanche » ! Impressionnant !
Une hôtesse filtre le flux des visiteurs car quoique spacieuse, il fallait bien que Monet loge sa grande famille, la maison avec ses pièces en enfilade, est un peu tarabiscotée. Je déroge un petit peu à l’interdiction d’y photographier mais … faute avouée, à moitié pardonnée. Comprenez cependant que je ne vous en fasse pas profiter ! Le parcours est imposé : je traverse d’abord un petit boudoir bleu décoré d’estampes japonaises puis l’épicerie où étaient entreposés le thé, l’huile d’olive, les épices et les œufs. Bon sang ne saurait mentir, rappelons-nous que Monet était le fils aîné d’un épicier. Je descends ensuite quelques marches pour accéder à un chaleureux salon avec des meubles de style anglais, des fauteuils en rotin et des copies de toiles du maître des lieux. Jusqu’en 1899, cette pièce fut le premier atelier du peintre. Je « colimaçonne » dans l’escalier étroit qui mène à l’étage et à la chambre de Monet. Il paraît que de son vivant, des œuvres de Sisley, Renoir et Cézanne, ses amis, étaient accrochées aux murs. Allez, cadeau ! Puisque c’est toléré, je vous fais profiter du superbe coup d’œil sur les jardins dont jouissait Monet de sa fenêtre.

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Viennent ensuite le cabinet de toilette du peintre où il prenait un bain froid chaque matin (brrrr !) puis celui d’Alice son épouse. Je m’attendris devant un minuscule réduit avec vue sur le clos, destiné aux travaux de couture. Je me verrais bien y installer mon ordinateur pour vous écrire mes billets !
Je « recolimaçonne » pour rejoindre au rez-de-chaussée la salle à manger. Il faut être un peintre de génie pour oser cela : les meubles, les murs et le plafond sont peints entièrement en jaune, mettant en valeur les estampes japonaises et la vaisselle en faïence bleue. Cela dit, ce n’est pas Monet qui maniait le pinceau mais un peintre en bâtiment auquel il donnait des consignes très précises : un jaune de chrome soutenu pour les moulures, plus clair pour les murs. Le maître poussa le raffinement jusqu’à se faire fabriquer son propre service de table en porcelaine de Limoges : sur un fond blanc, un marli jaune bordé d’un filet bleu ciel. La société Haviland réédite aujourd’hui ce modèle unique, Monet is money !
Dans la pièce attenante, ma compagne rêve devant l’immense cuisinière à plusieurs fourneaux, et l’impressionnante batterie d’ustensiles en cuivre : casseroles, sauteuses, écumoires et poissonnières. Est-ce par dépit qu’elle me lance que les cuivres ici brillent plus que ceux dont j’ai hérité de mes parents ? J’ai compris le message : opération Mirror en prévision pour les astiquer ! Autre défi de l’artiste : dans la cuisine où l’on chauffe, il opte pour une couleur froide. Tout est bleu, murs, meubles et plafond sont recouverts de carreaux bleus de Rouen. L’effet est des plus réussis. Quand je pense aux multiples querelles pour choisir les teintes des murs de ma résidence en plein ravalement et du carrelage des halls sans froisser le goût de quiconque, cela me laisse songeur !
Retour dans le jardin dit de fleurs pour le distinguer du jardin d’eau ! Je me plante quelques instants à l’entrée de la Grande allée, ce chemin de gravier qu’empruntèrent souvent Monet et ses amis Zola, Cézanne, Clemenceau, Proust, Pissarro, Berthe Morisot, Octave Mirbeau, pour rejoindre le bassin des Nymphéas.

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La perspective accentuée par la légère déclivité est sublime ; je m’imagine presque devant une toile du maître. Comme piquées sur un tapis de feuilles vertes, les capucines rampantes illuminent l’allée. De chaque côté, un cortège de dahlias, asters et tournesols se dresse au passage de la rivière orange. La présence d’arcs feuillus suggère comme un tunnel de verdure.
En cheminant dans les sentes autorisées du jardin, on constate que Monet n’aimait pas la platitude, ainsi pour la rompre, il multipliait les volumes avec les arbres et divers supports, arceaux et pergolas sur lesquels grimpent et s’enroulent fleurs et plantes.
En cette toute fin d’été, c’est la profusion, un « extraordinaire fourmillement floral » et une inventivité dans les couleurs, les formes, les tailles et les textures des espèces, qui caractérisent le Clos normand. De belles images valent mieux qu’un long discours.

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Des tournesols géants s’inclinent vers moi. Ôtez-moi d’un doute, je suis chez Van Gogh ? Leurs soleils se découpent dans l’azur du ciel : du jaune et du bleu, je me trouve bien chez Monet !

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J’ai un petit faible pour les crocus bleu lavande comme piqués sur les pelouses verdoyantes. Après renseignement, il s’agit de leurs cousines estivales, les colchiques qui poussent la délicatesse à ressembler aux fleurs de nénuphars pour que j’effectue une habile transition avec le bassin aux Nymphéas ! Je m’y rends en chantant :

« Colchiques dans les prés
Fleurissent, fleurissent
Colchiques dans les prés
C’est la fin de l’été… »

Savez-vous que la colchicine produite par ces fleurs fredonnées par nos grands-mères, est terriblement toxique et même mortelle ? Quelle peur rétrospective !
Je sens que cet après-midi, le jardin d’eau, « ça va pas l’faire » ! Un flot de Japonais l’envahit, chacun immortalisant à l’aide de son appareil numérique de marque japonaise 明らかに (évidemment dans la langue du pays du soleil levant !) qui son épouse, qui sa petite amie, qui ses enfants, sur le pont … japonais ! Monet avec son goût prononcé pour un certain esthétisme japonisant, contribue involontairement à cette déferlante.

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Je rirais jaune si je ne gardais pas le souvenir d’une journée inoubliable autour du bassin aux Nymphéas. C’était il y a une vingtaine d’années ; avec une trentaine d’écoliers versaillais, leur valeureuse institutrice et un collègue professeur d’arts plastiques, nous profitâmes d’abord des commentaires éclairés de monsieur Gilbert Vahé, le jardinier en chef de l’époque, d’ailleurs toujours fidèle au poste. Puis les enfants qui avaient déjà puisé une mine d’informations sur Claude Monet au musée d’Orsay, s’installèrent avec leur chevalet pour peindre deux toiles au même endroit de leur choix, une en matinée et l’autre en fin d’après-midi. Nul doute que l’impressionnisme et la maîtrise de la lumière « maîtresse de la couleur, du temps et du mouvement », signifient quelque chose pour ces gosses aujourd’hui trentenaires ! Je me souviens encore de la réflexion de l’un d’eux lorsqu’ils se rendirent par la suite au musée de l’Orangerie : « On se croirait à Giverny, au jardin d’eau ! » Finalement, dans sa simplicité enfantine, n’est-il pas plus bel hommage à Monet ? Je mesure ma chance quand j’apprends que Woody Allen, pour tourner une séquence de son film en août dernier, n’obtint la fermeture des jardins que pendant une heure et demie. Heureusement, il n’avait nul besoin en la circonstance de Carla Bruni qui s’y reprit à trente-deux reprises pour acheter une baguette rue Mouffetard !.
« Il y avait un ruisseau, l’Epte, qui descend de Gisors (il aurait pu écrire qui naît près de Forges-les-Eaux … ma ville natale !), en bordure de ma propriété. Je lui ai ouvert un fossé, de façon à remplir un petit étang creusé dans mon jardin. J’aime l’eau mais j’aime aussi les fleurs. C’est pourquoi, le bassin rempli, je songeai à le garnir de plantes. J’ai pris un catalogue et j’ai fait un choix au petit bonheur, voilà tout … » En 1875, un homme du Temple sur Lot, Joseph Bory Latour-Marliac crée une pépinière de nénuphars rustiques issus d’une hybridation entre le nénuphar blanc européen et ceux colorés d’Amérique. Il les présente sur une pièce d’eau devant le Trocadéro, en face de la tour Eiffel toute neuve, lors de l’exposition universelle de 1889. C’est là que Monet les repère. La livraison des premiers nymphéas arrive à Giverny par le train au printemps 1894. Il est cocasse de noter que Monet commanda autant de lotus que de nénuphars. Qui sait si ses lotus avaient mieux poussé, les Nelumbiums auraient supplanté les Nymphéas dans l’histoire de la peinture !
« J’ai mis du temps à comprendre mes nymphéas. Je les avais plantés pour le plaisir ; je les cultivais sans songer à les peindre…. Et puis, tout d’un coup, j’ai eu la révélation des féeries de mon étang. J’ai pris ma palette … Depuis ce temps, je n’ai guère eu d’autre modèle » , un modèle que le peintre faillit voir englouti lors de la grande crue de la Seine de 1910. « En parfait égoïste, je ne pensais qu’à mon jardin, à mes pauvres fleurs que voilà souillées de vase. »

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Dans l’ombre, tout près du pont japonais, deux barques sont amarrées discrètement. L’une d’elles dite norvégienne, ressemble à celle sur laquelle les belles-filles du peintre posèrent. Les embarcations servent encore pour le nettoyage du bassin. Monet exigeait que chaque matin, son jardinier allât laver les nénuphars ; chacun son pensum, moi ce sont les cuivres ! Monet, méticuleux avec ses nymphéas, on dirait aujourd’hui chiant au possible (!), obtint même du conseil municipal de Giverny (en finançant lui-même la moitié des travaux), de faire asphalter la portion de route qui sépare ses deux jardins car les nuages de poussière soulevés par les nouveaux véhicules à moteur, se redéposaient sur ses motifs obsessionnels. À propos, il me semble que la première fois que je vins ici au bras de ma maman lors d’un voyage de fin d’année des élèves de son collège, à défaut du passage souterrain actuel, on traversait la chaussée pour passer d’un jardin à l’autre.
Encore une fois, plutôt qu’un fastidieux discours, voici quelques images :

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Pour avoir vu et revu quelques bouts de pellicule, je situe bien dans ma déambulation, les endroits privilégiés où se posait l’artiste dans sa tenue blanche, sous un parasol par beau temps, sous un parapluie par temps de pluie, ça arrive en Normandie ! Ce travail sur le motif, en plein air, permis par l’invention de la pâte industrielle en tube, est la base de l’Impressionnisme.
Au-delà des célèbres nénuphars qui me sont familiers, je m’intéresse surtout au décor de ce théâtre d’ombres et de lumières que piégeait à merveille l’œil de Monet. Le jardin d’eau a beaucoup évolué depuis son époque. C’est tout le talent des jardiniers, de véritables artistes eux aussi qui, s’appuyant sur des écrits, témoignages et photographies, ont remodelé le paysage dans l’esprit de celui qui tenait les pinceaux.
Au-delà de Giverny et des célèbres nymphéas, je crois savoir pourquoi la peinture de Monet me touche tant. Avec une pointe de chauvinisme peut-être, ses motifs me « parlent ». Sa série des Meules me renvoie à mon enfance quand chez ma grand-mère, nous moissonnions l’avoine et le blé avec le chariot tiré par deux chevaux boulonnais. Je suis évidemment sensible aux jeux de lumière dans celle de la cathédrale de Rouen sur le parvis de laquelle je suis passé des centaines de fois. Les toiles d’Étretat, Pourville, Varengeville ou Dieppe me rappellent ma jeunesse où, en l’absence de piscines, nous bravions les galets et l’eau fraîche des plages normandes.
« Venir à Giverny dans le jardin mouillé, quand octobre déjà flamboie en vigne vierge rougeoyante sur les murs alentour, quand tout autour le village soudain ressemble à un village, avec ses habitants, son école à la cour penchée, son rythme, son identité. Octobre. Le nom est doux à boire, coule dans la gorge comme un vin muscat. Octobre à Giverny, c’est la promesse d’un automne à la française, où l’onctuosité de la Normandie se mêle à l’aristocratie d’une Ile-de-France toute proche. Partout, au début de l’automne, on fait de la gelée de coings, de mûres. Ici, Monet marchait dans son jardin, et préparait des confitures de lumière ». Je retiens la suggestion de Philippe Delerm, je reviendrai bientôt à Giverny.

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Environ 500 000 visiteurs se promènent dans les jardins chaque année. Monet, Monet, Monet, cela vous rappelle peut-être un vieux refrain disco d’Abba ; c’est surtout le succès d’un peintre à la jeunesse éternelle.

 

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 2 octobre, 2010 |1 Commentaire »

Je fais (Claude) Chabrol

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« Le 24 juin 1930. La date la plus importante de mon existence, à 10 heures du soir. Tout le monde pensait que j’étais mort dans le ventre de ma mère. Quatre mois avant, mes parents avaient pris un bain ensemble, le chauffe-eau avait explosé, on les avait emmenés à l’hôpital de la rue Broca où le médecin leur avait dit : « Comptez pas sur le gosse ». » À sa naissance, le bébé Claude nous faisait déjà du Chabrol !
Quatre-vingts ans plus tard, un homme terriblement vivant, le cinéaste Claude Chabrol, vient de mourir. À l’inverse des médias, je n’ai pas su m’exprimer sur l’instant face à une telle nouvelle. Je ne mets pas en conserve comme eux, de futures nécrologies, préférant laisser mijoter mes fraîches émotions le temps malheureusement venu.
Voilà, je fais Chabrol aujourd’hui. J’emploie à dessein cette expression (on dit aussi faire chabrot) décrivant un usage qui perdure encore dans le sud-ouest de la France. Les vieux paysans, avant de finir leur soupe, l’allongent avec un verre de vin puis l’avalent à petites gorgées à même l’assiette. Claude assista probablement souvent à cette coutume dans le village creusois de Sardent quand, enfant, il se réfugia chez sa grand-mère paternelle durant la seconde guerre mondiale. Là aussi, à onze ans, il fut projectionniste dans un garage désaffecté improvisé en salle de cinéma, avant d’y tourner une quinzaine d’années plus tard son premier succès Le beau Serge, un des premiers films du courant de la Nouvelle Vague.
Certes, le cinéma de Chabrol n’a guère de rapport avec le terroir et la paysannerie sauf en de rares circonstances dans des adaptations de Flaubert et Maupassant. De père pharmacien, il passa principalement sa carrière à croquer avec férocité les travers de la bourgeoisie française d’après-guerre des Trente Glorieuses aux « trente piteuses » qu’elle soit grande comme dans L’ivresse du pouvoir ou petite comme pour Que la bête meure ! Derrière l’œil de son objectif, on lui reconnaissait un talent balzacien pour filmer la comédie humaine. Derrière ses gros carreaux de lunettes et son air malicieux et même malin, cet admirateur d’Alfred Hitchcock jubilait à montrer la cruauté voire même la monstruosité aussi bien physique que morale. Il avait le talent en partant d’un simple fait divers, de montrer les aspects les plus sombres des humains. « J’utilise le cadavre comme d’autres emploient le gag » confiait-il.
Sans recourir à de gros budgets ou des effets spéciaux, c’était un artisan de la pellicule au sens noble du terme, un façonnier, un amoureux du travail bien fait respectant la grammaire cinématographique traditionnelle. Épicurien en diable, il nous mitonnait de succulents films aux petits oignons. Parmi la presque soixantaine qu’il tourna, il en est un qui m’est particulièrement cher :

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Non que cela soit son chef-d’œuvre (même s’il fut présenté au festival de Cannes), mais Chabrol qui aimait tourner dans les petites villes de province, réalisa celui-là à Forges-les-Eaux, mon bourg natal du Pays de Bray. Dans cette bande annonce, il se met en scène un peu à la manière de son maître Sir Alfred lorsque, dans mon enfance, il présentait ses séries télévisées : « Aujourd’hui, nous vous présentons une petite histoire de meurtre, de concupiscence, d’escroquerie, de vengeance et de cupidité. Je suis sûr que vous l’aimerez … ».
Ce Poulet au vinaigre n’est pas une des recettes que Chabrol se plaisait à glisser dans chacun de ses films. C’est un flic aux méthodes peu orthodoxes, l’inspecteur Lavardin, qui ordonne au garçon de café de cesser immédiatement la cuisson de ses œufs au plat en lui présentant sa carte d’officier de police, puis lui confie ironiquement qu’il a une poule à la maison ! Simplement peut-être pour justifier son amour des œufs au plat depuis l’âge de huit ans : « j’ai passé le cap des 30 000 le mois dernier » ! Depuis vingt-cinq ans que le film est sorti, à chaque fois que je passe devant le café du Centre place Brévière, je souris à cette séquence et aux « deux oeufs au plat tous les matins avec un grand crème » de Jean Poiret réclamant à cor et à cri au comptoir « Paprika ! »
Tout au long de sa filmographie, Chabrol m’a nourri, des tomates à la provençale des Cousins à la pintade aux choux de Bellamy en passant par la bouillabaisse des Innocents aux mains sales, le fricandeau de veau à l’oseille des Fantômes du chapelier, le hachis Parmentier de Landru et la blanquette de veau d’Une partie de plaisir. C’est inhumain de glisser ces plats dans des polars et s’il était encore de ce monde, je condamnerais Claude de crime pour l’obésité ! Je connais sa défense, il aurait comme circonstances atténuantes que ce que mangent ses personnages n’est absolument pas anodin et contribue à la compréhension de leur psychologie. Pour lui, « C’est tout simple : si les personnages ne mangent pas, ils meurent ! Donc (il)les fait manger. À table, les masques tombent, difficile de mentir la bouche pleine ! » Ainsi, lorsque les adorables tourtereaux Pauline Laffont et Lucas Belvaux dînent à ce qui s’appelait le château de l’Andelle dans mon enfance, baptisé château Gerbaud (du nom du vrai propriétaire du café du Centre cité plus haut!) dans le film, ils commandent des médaillons de foie gras, des feuilletés de ris de veau aux morilles, et des profiteroles, le tout arrosé d’un champagne Piper-Heidsieck 1976, des plats tape-à-l’oeil qui révèlent leur caractère médiocre voire vulgaire.
« Manger bien et travailler bien, c’est la même chose pour moi ». J’ai toujours appliqué son précepte lorsque je réalisais des films pour l’Éducation nationale. J’ai même poussé la similitude avec le maître en tournant chez un grand chef trois étoiles, dans des lycées hôteliers et des caves de fromages de Neufchâtel. Chez Chabrol, la bonne chère est dans et autour des films, ainsi entre deux lieux de tournage, le cinéaste choisissait celui qui possédait les meilleures tables alentour. Il contait parfois une anecdote survenue à la Rôtisserie de la Paix, une excellente table de Forges-les-Eaux. Avec ses amis acteurs Michel Bouquet et Jean Topart, ils y mangeaient et buvaient d’autant plus fréquemment et abondamment que la carte des vins proposait de sublimes crus à des prix étonnamment dérisoires. Le restaurateur effaré que sa cave se vidât trop rapidement, tempéra la consommation de ses clients et rectifia les tarifs !
« Prenez trois notables bien saignants qui magouillent dans l’immobilier. Faites les revenir à feu doux en y ajoutant leur victime, un postier nerveux et sa maison convoitée. Couvrir, faire mijoter. Saupoudrez le tout de quelques morts mystérieuses et obtenez un beau poulet au vinaigre ». C’est le synopsis du savoureux jeu de massacre auquel le remarquable Jean Poiret, brutal avec les puissants, indulgent avec les faibles, se livre sur une galerie de bourgeois véreux, l’infâme docteur Jean Topart, le notaire fourbe Michel Bouquet, le boucher beauf Jean-Claude Bouillaud. Les films de Chabrol « respirent un savoir-vivre local mais sous les bonnes manières se tapissent d’horribles mœurs ».
Claude n’aimait pas avoir un interprète en tête quand il écrivait même s’il avait sa petite idée. Mais, grand directeur d’acteurs, il savait s’entourer d’excellents comédiens et réhabiliter les seconds rôles chers au cinéma classique comme ici avec Stéphane Audran, Caroline Cellier et Andrée Tainsy ; vous ignorez peut-être le nom de cette solide actrice belge décédée il y a quelques années mais je suis persuadé que son visage vous est familier. Je n’oublie pas Pauline Lafont belle comme un cœur. Julien Clerc chanta les seins de Sophie Marceau, Chabrol, égrillard, flasha sur ceux de Pauline (ainsi que sur ses fesses d’ailleurs !) disparue tragiquement depuis. « Tu la r’verras ta mère ! » : ses dernières paroles dans le film sont drôles et émouvantes comme un clin d’œil à sa maman Bernadette qui débuta sa carrière … dans Le beau Serge de Chabrol.
Avec Poulet au vinaigre, il y a aussi la basse-cour, je veux dire les figurants qui m’interpellent car j’y croise des connaissances. J’avoue être toujours surpris ou amusé lors de la réception d’anniversaire du générique, de croiser les silhouettes légèrement floues d’anciennes amitiés. Je crois me souvenir que les caprices du climat brayon prolongèrent la prise de vue très tardivement dans la nuit. Lors de l’apparition de l’inspecteur Lavardin, après trois-quarts d’heure de film, le vrai pompiste qui le sert, est un ancien camarade de la communale. De même, dans la scène de l’incendie, je reconnais monsieur Teyssier, un des courageux pompiers comme il l’était dans la vraie vie. C’est aussi l’art de Chabrol pour bien ancrer son histoire dans la France profonde, de faire appel à ces gens jouant leur propre rôle . Et miracle, ses acteurs déteignent et se fondent complètement comme s’ils étaient eux aussi originaires du lieu, renforçant encore le parfum d’authenticité. Outre certains visages, les lieux me sont bien sûr familiers. Je reconnais là l’excellent travail de repérage et … aussi quelques minimes invraisemblances géographiques gommées par la magie des raccords de plans. Ainsi quand le notaire quitte son domicile de la route de Neufchâtel pour se rendre chez sa maîtresse, il s’engage à gauche dans la rue du bout de l’enfer alors que l’appartement de Caroline Cellier se trouve dans les locaux désaffectés de l’ancien cinéma Le Dauphin. Ici même, Chabrol utilisa pour visionner les rushes, la salle où j’appris gamin à aimer le septième art. Grâce au film, je pus enfin pénétrer à l’intérieur des châteaux de l’Andelle et de l’Épinay, manoirs aux mystérieuses statues qui me semblaient inaccessibles dans mon enfance. Petites histoires de cinéma !
Claude Chabrol aimait ma Normandie. Il y revint pour tourner Une affaire de femmes à Dieppe, Madame Bovary à Lyons-la-Forêt et quelques nouvelles de Maupassant dans le Pays de Caux.
Mes gros plans fixes et mes travellings littéraires vous auront semblé peut-être un peu futiles ou mièvres. Pourtant, j’ai l’impression qu’à travers principalement l’évocation d’un de ses films qui m’a naturellement touché, je rends hommage à un grand monsieur du cinéma. Son habileté résidait d’ailleurs dans la confection de produits parfaitement assimilables par le grand public et dont la charge critique n’apparaît qu’à qui se soucie d’aller la découvrir. Claude Chabrol, c’était ma douce France pour le meilleur et pour le pire. Au moment où, à Montpellier, se retrouvent sur le banc des accusés le mari de la victime, un vicomte et un jardinier, j’imagine ce qu’il nous aurait concocté autour de ce fait divers. Avec lui, on riait, on frissonnait, on réfléchissait, on mangeait jusqu’à la nausée d’une bourgeoisie écoeurante. Bientôt, au-delà de ses histoires drôlement féroces ou férocement drôles, son œuvre deviendra documentaire.

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