Archive pour la catégorie 'Ma Douce France'

La valse de Pantin

Parce que l’envie me vient d’écrire un billet sur Pantin, voilà que me trotte dans la tête l’air facétieux et poétique d’un Grello. Non, mon orthographe n’est pas défaillante ; il ne s’agit pas d’une clochette mais du regretté chansonnier, prénommé Jacques, créateur de La Boîte à sel, une célèbre émission hebdomadaire d’actualité satirique au temps héroïque de la télévision de mon papa. Outre ses couplets pamphlétaires, il écrivit notamment un bijou de chanson que Guy Béart mit en musique.
Il fait beau !
Une bonne nouvelle vraie, ça vaut l’coup d’en parler, non ?

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« Délaissant avant l´heure son torride bureau
L´ami Gaston chez lui est rentré bien trop tôt
Il fait chaud
Il a trouvé sa femme seule avec un monsieur
A part le drap du d´ssus, ils n´avaient rien sur eux
Il fait chaud
Gaston restait sans voix, sa femme ne disait rien
Alors l´autre type a dit « Y a qu´ comme ça qu´on est bien »
Il fait chaud, il fait chaud
« Vous croyez? » dit Gaston, « Je peux vous l´affirmer »
Gaston s´est dévêtu et tout s´est arrangé
Il fait chaud, on peut pas s´fâcher … »

Georges Brassens qui adorait chanter les autres et, à qui justement Jacques Grello offrit sa première guitare, avait modifié ce passage … licencieux : « Elles (les femmes) sont drôlement pin-up, si j’en trouve une qui me veut, j’m’en vais gâcher ma vie pour elle, une heure ou deux ».
Cet après-midi là, tandis que le soleil est parti faire son tour du monde, moi flânant aux alentours de la Villette, sur le chemin de halage du canal de l’Ourcq, la curiosité me pousse au-delà du « périph ».

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Sur l’autre rive, au Cabaret sauvage, Dino fait son crooner et Shirley sa crâneuse ! Bon public, j’adore ce duo dont je vous avais parlé dans une mise en scène désopilante du King Arthur, l’opéra d’Henry Purcell (billet du 19 mars 2011).
Je longe le Zénith de Paris. Auparavant, se dressait là une autre salle de spectacle appelée improprement Hippodrome de Pantin. Il s’agissait d’un cirque permanent, situé à proximité de la station de métro Porte de Pantin, qui accueillit par la suite des spectacles musicaux. Parmi les bêtes de scène qui fréquentèrent ce lieu, on relève James Brown, Johnny Hallyday, Genesis, Roxy Music, le groupe Téléphone, The Clash, Éric Clapton et … dans un inoubliable récital, la longue dame brune Barbara.

Tchao Pantin
! Le clin d’œil est trop tentant même si le film qui valut à Coluche le César du meilleur acteur se déroule en fait à la Goutte d’or, quartier crasseux à l’époque du dix-huitième arrondissement de Paris.

Un humoriste peut en cacher un autre. Pantin, commune à part entière de la Seine-Saint-Denis, banlieue nord-est de la capitale, ne perd pas au change. Ainsi, voici ce qu’écrivait Pierre Desproges, avec son humour plus que grinçant : « Avant de mourir, je voudrais remercier tout particulièrement la municipalité de Pantin, où je suis né, place Jean-Baptiste Vaquette de Gribeauval. Et, comme je suis né gratuitement, je préviens aimablement les corbeaux noirs en casquette de chez Roblot et d’ailleurs que je tiens à mourir également sans verser un kopeck. Ecoutez-moi bien, vampires nécrophages de France : abattre des chênes pour en faire des boîtes, guillotiner les fleurs pour en faire des couronnes, faire semblant d’être triste avec des tronches de faux-culs, bousculer le chagrin des autres en leur exhibant des catalogues cadavériques, gagner sa vie sur la mort de son prochain, c’est un des métiers les moins touchés par le chômage dans notre beau pays. » Fut-il entendu, mort le jour de la Saint Parfait, ses cendres ont été mélangées directement à la terre du cimetière du Père-Lachaise, dans un minuscule jardinet sans croix ni dalle, en face des tombes de Frédéric Chopin et du pianiste de jazz Michel Petrucciani dont il brocardait le handicap physique. Étonnant non ?

Desproges faisait souvent référence à Vaquette de Gribeauval dans ses chroniques se targuant d’être la seule personne à connaître cet ingénieur militaire du dix-huitième siècle qui réforma l’artillerie de campagne française.

Pour poursuivre dans la rubrique nécrologie, des personnes illustres ont choisi de se reposer pour l’éternité au cimetière de Pantin. Sans doute, leur présence se justifie par le fait que la nécropole, la plus grande de France avec ses 107 hectares, dépend administrativement de la ville de Paris.

À ma grande surprise, s’y trouve la sépulture du poète Jacques Audiberti cher à Claude Nougaro, un autre souffleur de vers. Je serais plutôt allé me recueillir du côté d’Antibes, rue du Saint Esprit.

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Il me plait de rendre hommage également à Jean-Pierre Melville, l’un des plus grands réalisateurs de l’histoire du cinéma français. On lui doit treize films admirables dont quelques chefs-d’œuvre comme Léon Morin prêtre, Le Doulos, Le Samouraï, Le Cercle rouge, Le Deuxième souffle, L’Armée des ombres. Immense ! Dans l’au-delà, peut-être devise-t-il de Jean-Paul Belmondo héros boxeur de L’aîné des Ferchaux, avec Alphonse Halimi, ancien champion du monde des poids coq, son voisin dans le carré israélite. Je me souviens d’avoir écouté à la radio avec mon papa, dans ma prime jeunesse, son combat pour le sacre, au Vel’ d’Hiv’, contre Mario d’Agata, un italien sourd-muet.
Le sympathique Alphonse avec son accent pied noir inspira largement Guy Bedos pour son célèbre sketch M’sieur Ramirez. Mémorable fut aussi sa déclaration emphatique après sa victoire à Londres contre un boxeur britannique pour le titre de champion d’Europe : « J’ai vengé Jeanne d’Arc » ! Sacré Alphonse, un sportif attachant dont la fin de vue fut douloureuse.

Plus conforme à l’idée de ce qu’on se fait de Pantin, ancienne ville ouvrière, si vous arpentez les allées du cimetière, vous trouverez aussi les tombes de Damia et Fréhel, chanteuses réalistes extrêmement populaires entre les deux guerres. Marguerite Boulc’h dite Fréhel immortalisa La java bleue qu’on danse (encore de nos jours) les yeux dans les yeux, c’est en fait une valse. Quant à Damia, celle qu’on surnomma la « tragédienne de la chanson », elle a fermé les volets de sa guinguette :

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Bien que pur produit de la génération yéyé, ces refrains ont traversé mon enfance tant je les entendis fredonner par mes aïeux. Pour les brocarder effrontément mais affectueusement, il me prenait même parfois de les leur chanter avec cette gouaille caractéristique de l’époque : « Les joyeux triolets de l’accordéon fusent … » Comme un clin d’œil au temps disparu de l’enceinte édifiée sous Louis-Philippe par Adolphe Thiers, dont de rares vestiges sont encore visibles non loin de là, voici encore quelques couplets de la Chanson des Fortifs, un autre succès nostalgique de Fréhel :

« « Le poète en guenille la nuit
Les rodeurs et les filles
Des chansons d’Aristide Bruant

Les héros populaires
Les refrains d’avant guerre
Sont bien loin de nous maintenant

Tout cela disparaît dans la nuit
Et l’on se demande aujourd’hui

Que sont devenues les fortifications
Et les p’tits bistrots des barrières
C’était l’décor de toutes les chansons
Des jolies chansons de naguère

Où sont donc Julot
Nini, Casque d’or
Et P’tit Louis l’costaud
Si célèbre alors
Que sont devenues les fortifications
Et tous les héros des chansons … »

En effet, qu’est devenu le P’tit Boscot évoqué par Berthe Sylva ? Un gamin de Paris semblable à celui qui offrait des roses blanches à sa jolie maman …

« …C´est aujourd´hui dimanche et jour de fête
le p´tit Boscot se promène à pas lents
une fleuriste il hésite s´arrête
et fait le choix d´un bouquet d´œillets blancs
puis il s´en va portant sa blanche gerbe
mais il rencontre un groupe d´ouvriers
tiens dit l´un d´eux le Boscot il est superbe
mais ma parole il va se marier
« hé! présente-nous donc ta gosse
elle doit avoir aussi une bosse
un œil de verre un faux menton
donne donc ces fleurs, espèce d´avorton »

Dans ses grands yeux tout remplis de souffrance
on voit perler des larmes de dépit
et brusquement le p´tit Boscot s´élance
pour s´emparer des fleurs qu´on lui ravit
pâle et tremblant d´un geste de colère
il ressaisit deux œillets tout meurtris
et les cachant sous sa veste légère
d´un pas pressé tristement il s´enfuit

Il n´est pas bon quand il est en colère
suivons-le donc nous allons rire un brin
le p´tit Bosco les mène hors la barrière
sans s´inquiéter il poursuit son chemin
voici Pantin et son vieux cimetière
le p´tit Bosco pénètre lentement
les ouvriers gênés suivent derrière
saisis soudain d´un noir pressentiment
« là devant une croix de pierre
le p´tit Boscot est en prière
on voit sur l´humble monument
ces mots  » à ma chère maman »

Dans ses grands yeux tout remplis de détresse
on voit perler des larmes de douleur
pieusement le p´tit Bosco se baisse
pour déposer ses deux modestes fleurs
d´un geste ému retirant leurs casquettes
les ouvriers s´approchent doucement
pardon petit vois-tu nous étions bêtes
reprends tes fleurs pour ta chère maman. »

Il y a une vie, la nuit tombée, au cimetière de Pantin à en croire la chanson sacrilège de Pierre Perret :

 » Ils se sont rencontrés au cimetière de Pantin
Sur le coup de minuit ils se sont fait coucou
Elle, elle piquait des fleurs sur la tombe des voisins
Lui, déterrait les morts pour piquer leurs bijoux
À leur sortie de prison dans un élan tacite
Ils firent de grands projets, c’est ainsi qu’ tous les soirs
Il lui passait le rouleau contre la cellulite
Pendant qu’elle, en échange, elle lui enlevait ses points noirs« 

Un autre héros de chanson cher à Renaud crèche là pour toujours :

« Pauv’Dédé aujourd’hui est au cimetière d’Pantin.
Sur sa tombe on a peint deux band’s blanches, c’est super
Sa bagnole crève douc’ment tout au fond du jardin
D’un pavillon d’banlieue près d’la ligne de ch’min d’fer.
Les poules ont fait leur nid sur les sièges éventrés,
La rouille a tout bouffé, la peinture et les chromes,
Le pare-brise et les phares dégommés par les mômes,
Il reste bientôt plus rien d’la pauv’ tire à Dédé. »

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Les murs de soutènement du boulevard périphérique favorisent quelques squats glauques et graffités, déserts en ce début d’après-midi. On y récupèrerait presque des débris de l’épave désossée de la tire à Dédé. L’espace de quelques mètres, j’ai l’impression de traverser une « zone » oppressante qui sépare la capitale de la banlieue. Est-ce pour me donner du courage, Serge Reggiani chante dans ma tête Paris ma rose :

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« Où est passée Paris la rouge?
La Commune des sans-souliers?
S´est perdue vers Aubervilliers
Ou vers Nanterre l´embourbée
Paris la rouge … »

C’est la question que je me pose tandis que devant moi, surgissent les anciens Grands Moulins de Pantin.

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J’ai toujours été intrigué par cette imposante architecture industrielle en brique blonde du Nord, que l’on repère loin à l’horizon depuis les points hauts de Paris, Montmartre et les parcs de Belleville et des Buttes Chaumont.
Le poète beauceron Gaston Couté n’a certes pas rimé sur les moulins sans ailes de Pantin et pour cause, et Michel Legrand n’a pas trouvé là non plus l’inspiration pour les moulins de son cœur.
La présence d’un premier moulin dit Stanislas, du nom de son créateur Abel Stanislas Leblanc minotier briard, est attestée dès 1882. La fin du XIXe siècle voit les grandes minoteries industrielles supplanter les moulins artisanaux. La proximité du canal de l’Ourcq et du réseau ferroviaire de l’Est favorise l’installation de ces nouvelles infrastructures destinées à alimenter la capitale en farine à partir de la plaine céréalière de la Brie. Ainsi, le moulin peut facilement recevoir et expédier les blés et la farine par wagon et péniche.
Consécutivement à une restructuration (déjà à l’époque), la société de Strasbourg-Port du Rhin devient actionnaire majoritaire, fonde en 1921 la société des Grands Moulins de Pantin-Paris et choisit un architecte alsacien Eugène Haug pour en concevoir l’agrandissement et la reconstruction. Ainsi s’explique l’architecture d’inspiration régionale alsacienne avec son beffroi et les toitures à pans brisés.
Endommagés en 1944 par l’explosion d’une péniche minée, le moulin, les silos et la chaufferie sont alors restaurés dans le respect du style initial par l’architecte Jean Bailly qui construit de nouveaux éléments comme la semoulerie.
Les Grands Moulins de Pantin compteront plus de 400 cents salariés. Mais la baisse de la consommation du pain, la concurrence des farines étrangères vont amorcer leur déclin.
En 1994, le céréalier Soufflet, conjointement avec les grands moulins de Corbeil, reprend le site. En 2001, il ferme définitivement la meunerie.
Meunier (Immobilier) tu dors ? Non, il y a du blé à se faire ! Cette filiale du groupe BNP Paribas rachète le bâtiment et décide de sa transformation en bureaux.
Après plusieurs années de travaux de réhabilitation, plus de 3000 salariés de BNP Paribas Securities Services emménagent à partir de la fin 2009.
BNP Paribas la banque d’un monde qui change ! Le slogan illustre bien la reconversion industrielle vers des activités tertiaires, du moins dans son aspect architectural.
Bernard Reichen, l’architecte en charge du chantier, a remodelé le site avec pas mal de goût, en combinant le verre moderne et la brique de l’ancienne minoterie qui a retrouvé son élégante couleur jaune crème. Il ne s’agissait pas de faire un musée de la meunerie mais de caser 25 000 m2 de bureaux : pour ainsi dire, une valse des Pantin d’autrefois et d’aujourd’hui.
En errant autour des bâtiments hautement sécurisés (on ne rentre plus comme dans un moulin !), j’essaie de repérer quelques éléments lisibles du passé. Le transbordeur, sorte de tapis roulant qui acheminait blé et farine, plonge toujours vers le canal. Désormais, il a vocation d’accueillir des expositions.
L’énorme chaudière américaine de Babcock & Wilcox installée en 1925 est conservée dans un des bâtiments de verre et aluminium, à l’abri des regards des curieux.

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Pour franchir le canal, j’emprunte le quai du nouveau tramway. « Ce n’est pas une femme, c’est une apparition ». Ainsi Antoine Doinel parlait de Fabienne Tabard alias Delphine Seyrig dans Baisers volés de Truffaut. C’est une agréable surprise d’entrer dans Pantin par une rue dédiée à la militante féministe et à la comédienne à « la voix de violoncelle ».

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Au bord de canaux plus romantiques que celui de l’Ourcq, elle obtint, à la Mostra de Venise, la coupe Volpi de la meilleure actrice pour son interprétation dans Muriel.

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À quelques mètres des anciens moulins, se dresse une grande cheminée blanche, l’ultime vestige d’une autre friche industrielle, l’ancienne blanchisserie Elis. Panaches et volutes de vapeur d’eau ne se découperont plus dans le ciel de Pantin.
Pendant plusieurs siècles, les lavandières parisiennes lavèrent le linge des habitants de la capitale sur les rives de la Seine. En 1623, le premier lavoir flottant fut établi à Paris, à bord d’un bateau amarré sur le fleuve.
À la fin du XIXe siècle, Théophile Leducq, un ingénieux chef d’entreprise, eut l’idée de fournir de grands établissements comme des hôpitaux, hôtels, restaurants, bouchers, coiffeurs, en linge et vêtements de travail, ainsi que d’en assurer l’entretien. Après s’être installé quelque temps rue de Flandre à Paris, il implanta son usine à Pantin, en bordure du canal de l’Ourcq. Une nappe phréatique peu profonde facilitait l’approvisionnement en eau chaude et douce. D’autre part, il bénéficiait de la proximité de plusieurs entreprises de matériel pour blanchisserie, savonniers, fabricants de lessive et d’eau de Javel.
Où est passé Pantin la rouge ? La blanchisserie Elis a migré à un peu plus d’un kilomètre de là.

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À Pantin, il n’y a pas que le vendredi que tout est permis. Comme le fameux décor penché de l’émission d’Arthur, un élément cubique d’un immeuble en verre a basculé par l’imagination de son architecte.
Quelques pas plus loin, c’est la récréation à l’école maternelle de la Marine. Ce clin d’œil à la géographie locale évite toutes les susceptibilités d’opinions qui naissent lorsqu’il s’agit de baptiser une rue ou un établissement public. Quoique quelque esprit tordu y trouvera une possible confusion avec une passionaria d’extrême-droite. Heureux moussaillons qui, en sortant de l’école, peuvent faire le tour de la terre en bateau à voiles avec le soleil.

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En face, Brunello, restaurant bobo, succède peut-être à un « doux caboulot plein de populo » cher à Francis Carco et Juliette Gréco.
Le Centre National de la Danse s’est installé à deux pas. On y pratique sans doute plus des formes modernes de chorégraphie que les valses musette des guinguettes d’antan.

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Á proximité de la passerelle suivante, des fresques déclinant en plusieurs langues le mot solidarité couvrent les murs de la Maison des Associations, des Alternatives et de la Formation. Ici, la lutte contre l’exclusion n’est pas une vaine expression. L’association rassemble notamment un centre de formation contre l’illettrisme, un restaurant, une coopérative de distribution, un atelier de théâtre, un journal … Il fait beau aussi dans les cœurs à Pantin.

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Au fronton d’un bâtiment ancien, je remarque qu’on y fabrique des coupes ; des médailles et des trophées. Bon prétexte pour vous dire que la Grande Guerre minait encore le pays quand l’Olympique de Pantin remporta la première Coupe de France en battant le Football Club de Lyon trois buts à zéro. L’événement se déroula, le 5 mai 1918, devant 2 000 spectateurs enthousiastes, au stade de la Légion Saint-Michel, rue Olivier de Serres, dans le XVe arrondissement de Paris.

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Une gazette de l’époque rapporte que les joueurs banlieusards, tout de blanc vêtus, levèrent fièrement le trophée de 3,200 kg d’argent posé sur un socle marbré des Pyrénées, réalisé par l’orfèvre Chobillon.
Le club, fusionnant peu après avec le Sporting Club de Vaugirard, devint l’Olympique de Paris et fut encore finaliste de la Coupe de France en 1919 et 1921. Il jouait alors au stade Bergeyre, du nom d’un joueur de rugby mort durant la première guerre mondiale, construit boulevard Simon Bolivar près des Buttes

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Plusieurs matches de football des Jeux Olympiques de 1924 s’y disputèrent. En 1923, Paul Souchon le décrivit ainsi dans son recueil Les Chants du stade : « C’est un plateau de gazon, / Une île claire et tranquille / Que vient battre à l’horizon / Le flux de l’immense ville » … qui aiguisa bientôt l’appétit des promoteurs immobiliers. Cette aire sportive fut démolie en 1926 pour laisser place à un lotissement d’habitations, l’actuelle butte Bergeyre.
Où est passée Pantin la rouge, l’ouvrière, l’ancienne cité communiste ? Voici qu’elle fait de l’œil désormais au monde du luxe. Hermès, la marque de l’emblématique carré de soie, ainsi que Chanel, la maison au double C, s’y implantent avec une certaine discrétion.
Pour être précis, le célèbre couturier était pantinois depuis longtemps à travers sa filiale Bourjois … avec un J comme Joie, comme le scandait Charles Trenet dans une réclame radiophonique. L’intention de ce slogan était, en empêchant la confusion, d’élargir sa clientèle au-delà des « bourges ».
Une usine à vapeur fut construite à Pantin en 1891, non loin des abattoirs de la Villette qui fournissaient les graisses et suifs pour la fabrication des produits de beauté. Ça vous donne toujours envie de vous maquiller chères lectrices ?
Aucun signe extérieur de richesse et de la marque, Chanel a installé son laboratoire de recherche et développement des cosmétiques et parfums dans un immeuble, à son image, d’architecture classique et élégante. Je serais curieux de connaître le sentiment de ses salariés qui ont migré depuis Neuilly et Sophia Antipolis sur la Côte d’Azur.

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Choc de deux mondes, en face, sur l’autre berge du canal, les graffeurs s’en donnent à cœur joie en bombant les façades d’un ancien bâtiment des douanes et de réserve de grains, bientôt réhabilité. En 2015, BETC, la première agence française de publicité, y fera entrer ses designers, graphistes et directeurs artistiques.
E la nave va, pour quelques mois encore, l’immense vaisseau peinturluré offre un faux air de décor fellinien.

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Est-ce Desproges qui déteint sur moi, je me surprends à photographier deux blacks devant les nouveaux locaux de la blanchisserie Elis.
Je m’enfonce quelques minutes dans le vieux Pantin pour retrouver quelques vestiges de l’intense activité industrielle d’autrefois. Non loin de l’église, subsiste un pavillon de l’ancienne manufacture des tabacs créée en 1876, transformé en maison du tourisme.

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Ici, à la fin du dix-neuvième siècle, les ouvrières fabriquaient les cigares « favoritos », « milares » et « londrecitos ».
Le temps me manque pour me rendre à l’emplacement des anciens ateliers de l’entreprise mythique Motobécane qui naquit à Pantin en 1924, à l’initiative de Charles Benoît et Abel Bardin. En sortit, à l’époque, un modèle à fourche pendulaire équipé d’un moteur deux temps bicylindre de 175 cm3 à transmission par courroie. En 1926, fut créée la marque Motoconfort (à la dénomination plus flatteuse que la populaire bécane), avec la sortie de la première moto de grosse cylindrée, la MC1 de 308 cm3. En 1929, débuta la production des BMA, bicyclettes à moteur auxiliaire, une idée qu’on soupçonna d’avoir reprise à son compte le champion cycliste suisse Fabien Cancellara lors d’un récent Paris-Roubaix !
Aujourd’hui, des galeries d’art guignent le lieu pour l’architecture des halles métalliques surmontées de toitures en sheds et lanterneaux.
Progressivement, Pantin accomplit sa mutation et réhabilite ses friches industrielles.
Sur le chemin du retour, je m’éloigne du canal pour replonger dans le passé de Pantin la sombre. Cap vers la rue Cartier-Bresson … comment a-t-on pu donner à cette artère assez sordide en bordure du quai de l’ancienne gare de marchandises, le nom de l’illustre photographe ? Renseignement pris, c’est en fait, un hommage à ses aïeux qui, en 1925, installèrent une manufacture de coton à Pantin. Le fil de base, produit par les usines Thiriez, y était traité, teinté et mis en bobines.
Voici comment Henri parlait de son père : « Mon père respectait infiniment ses salariés. Il restait attentif. Jamais, il n’aurait licencié un ouvrier. Il ne disait jamais qu’il était dans les affaires mais qu’il dirigeait une affaire. Nuance ! Il ne raisonnait pas en capitaliste, il ne croyait pas dans le capital. La preuve, c’est que, plus tard, il n’a pas su manœuvrer, faire comme les industriels du Nord qui s’alliaient dans la finance et trouvaient les bons associés… C’est comme ça que l’entreprise a périclité. » Des propos qui semblent surréalistes aujourd’hui.
Je ne peux malheureusement accéder au quai aux Bestiaux ainsi nommé parce qu’on y débarquait au dix-neuvième siècle, les bœufs, veaux, moutons et porcs destinés aux proches abattoirs de la Villette.
La mort fut souvent au bout des voies. Dès 1870, la gare fut réquisitionnée pour les soldats en partance pour le front.

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Pire encore, elle possède le triste privilège d’avoir acheminé le 15 août 1944 le dernier convoi de déportés français à destination des camps de Buchenwald et de Ravensbrück. Ce jour-là, ce sont près de trois mille personnes qui s’entassèrent par centaine dans des wagons à bestiaux « hommes 40, chevaux en long 8 ».
Métaphoriquement, le quai aux Bestiaux de Pantin n’avait jamais aussi honteusement porté son nom.
Drancy, Le Bourget, Bobigny, Romainville et Pantin, la Seine-Saint-Denis fut la plaque tournante de l’abominable crime commis contre l’humanité (voir billet du 12 mai 2013 Un dimanche entre Drancy et Bobigny … avant Auschwitz).

« … Dans ce monde truqué de quelle drôle de guerre
Tout ceux qui font le front le bradait à l’arrière
Nous n’avions que dix ans et dans nos gibecières
Une histoire de France qui tombait en poussière
On nous a fait courir, traverser des rivières
Sur des ponts d’Avignon qui dansaient à l’envers
Ça tirait par devant, ça poussait par derrière
Les plus pressés n’étaient pas les moins militaires
On nous a fait chanter pour un ordre nouveau
D’étranges Marseillaises de petite vertu
Qui usaient de la France comme d’un rince cul
Et s’envoyaient en l’air aux portes des ghettos

Et je me souviens, la petite juive
On lui a dit viens
Elle était jolie
Elle a fait sa valise
Un baiser de la main
Elle s’appelait Lise
Il n’en reste rien … »

Je me souviens de Maurice Fanon. Fils d’une mère institutrice dans un bourg beauceron (non loin des moulins chers à Gaston Couté) et d’un père vendeur de fournitures scolaires, professeur d’Anglais au lycée Buffon, il écrivit, dans les années 1960, de superbes chansons. Sa petite juive était à l’époque l’une des rares chansons, avec Nuit et Brouillard de Jean Ferrat, à évoquer l’antisémitisme et la déportation, et pour cette raison trop boycottée par la radio et la télévision. On entend par contre encore relativement souvent sur les ondes L’écharpe, ce souvenir de soie qu’il portait à son cou en souvenir de sa femme Pia Colombo.
C’est de circonstance, surgit aussi de ma mémoire, un autre personnage de ses refrains, Jean-Marie de Pantin, tourneur à Saint-Denis.

« Je vais vous le montrer mon pas de Calais » ! Cela me rappelle Coluche, j’y reviens, et son sketch du Belge apercevant le panneau Pas-de-Calais sur le bord de la route : « Ils exagèrent, une fois … ils l’auraient dit, je n’serais pas venu ! »
Plus sérieusement, savez-vous qu’outre sa signification territoriale comme département (avec deux traits d’union), le pas de Calais possède aussi une valeur maritime. Il s’agit du passage entre la France et l’Angleterre, qui devient chez nos voisins anglais the Strait of Dover, le détroit ou pas de Douvres. Marquant la limite entre la Manche et la Mer du Nord, il s’appelait « pas Piquart » (de Picardie) au XIVe siècle.
Je dis bientôt au revoir à Pantin sans avoir croisé qui je rêvais. Non pas Jean-Marie mais Jacques de Pantin, Jacques Higelin qui a élu domicile ici, depuis quelques années, dans un beau repaire (le nom de son dernier opus et d’une rue de Pantin), un ancien relais de poste.
Je repasse sous le périphérique Seul :

« … J’adore me balader seul dans des châteaux hanté par des poètes
Le corps secoué de frissons en leur chantant tout ce qui me passe par la tête … »

En la circonstance, c’est un château de l’industrie des années 20 hanté aujourd’hui par des gens sûrement moins poètes mais qui continuent à faire du blé au sens argotique du mot.
On dirait du Trenet, l’autre fou chantant :

« … Je chante sur mon chemin.
Je chante, je vais de ferme en château.
Je chante pour du pain, je chante pour de l’eau … »

 

 

Publié dans:Ma Douce France |on 4 février, 2014 |1 Commentaire »

Le livre d’occasion fait le larron: « Le Crève-Cévenne » de Jean-Pierre Chabrol

C’est une habitude lors de mes séjours en Ariège. Au marché de Saint-Girons, après avoir fait provision de bons produits du terroir, j’envisage quelques éventuelles nourritures intellectuelles en fouillant les rayons d’un valeureux libraire vendeur d’ouvrages d’occasion, sous les arcades près du Champ de Mars.
Dès qu’il m’aperçoit, il me fait un petit geste de dénégation signifiant qu’il n’a toujours pas déniché L’œil du lapin de François Cavanna que je guigne désespérément. Qui sait, cher lecteur, si vous ne serez pas plus heureux en arpentant les vide-greniers et brocantes de votre région … pensez alors à moi.
Qu’à cela ne tienne, il est rare cependant que je reparte les mains vides. Rien, ou plutôt tout guide mes choix, un titre auquel je n’avais pas prêté attention à l’époque de sa sortie, parfois, simplement, un détail anodin comme la couverture ou quelques lignes lues furtivement.
J’aime caresser le livre en tant qu’objet. J’adorais dans ma jeunesse en découper les feuilles non rognées avec le coupe-papier en ivoire que me prêtait ma maman, sans atteindre néanmoins le degré de jouissance décrit par l’écrivain transalpin Italo Calvino :
« Les plaisirs du coupe-papier sont des plaisirs tactiles, acoustiques, visuels, et plus encore mentaux. Pour avancer dans la lecture, il faut d’abord un geste qui attente à la solidité matérielle du livre, pour donner accès à sa substance incorporelle. Pénétrant entre les pages en dessous, la lame remonte vivement, ouvre une fente verticale par une succession régulière de secousses qui attaquent une à une les fibres et les fauchent, avec un crépitement amical et gai, le papier de qualité accueille ce premier visiteur, annonce que d’innombrables fois tourneront les pages, poussées par le regard ou par le vent … le son, là, est celui d’une déchirure étouffée, avec des notes plus sourdes. Le bord des pages révèle un tissu filamenteux … S’ouvrir un passage dans la barrière des pages au fil de l’épée, voilà qui va bien avec l’idée d’un secret caché dans les mots : tu te fraies un chemin dans la lecture comme au plus touffu d’une forêt. »
Ces instants sensuels sont à ranger dans l’armoire des plaisirs disparus. Les livres d’occasion que je feuillette me procurent d’autres frissons. J’essaie d’imaginer le lecteur qui m’a précédé. Une émouvante dédicace manuscrite ou quelques annotations en marge des pages fournissent parfois des informations sur son identité. Quelques pliures, cornes et taches révèlent son manque de soin voire de respect. Quels événements de la vie font que l’ouvrage se retrouve aujourd’hui dans le bac du libraire ?
Vous ne pouvez pas imaginer combien, récemment, je fus malheureux qu’une fuite d’eau provenant d’un plafond trempe complètement quatre livres que j’avais prêtés. Ils sèchent depuis plusieurs semaines …
Vous ne pouvez pas savoir quel crève-cœur ce fut aussi lorsque je dus me résigner, à la mort de mes parents, à un tri drastique dans leur bibliothèque pléthorique. J’ai gâté alors plusieurs médiathèques d’écoles et de modestes villages.
Ce samedi-là, mon regard est attiré par un livre à la couverture rigide anonyme de couleur brune. Seule la tranche révèle son contenu en lettres dorées : LE CRÈVE-CÉVENNE J.P Chabrol France-Loisirs.

CreveCevenneblog

L’auteur ne m’est bien sûr pas inconnu. J’ai lu dans ma jeunesse sa trilogie Les Rebelles : « D’après Zola, y a-t-il autre chose en art que de livrer ce qu’on a dans le ventre ? Alors cet été là, pardonnez-moi, je me suis soulagé : ma Cévenne, mes voisins, mes parents, mes amis, les mineurs, les paysans, mon atavisme huguenot, mes idéaux marxistes, sur la terre comme au ciel, et sous la terre, la tramontane, la vigne et le charbon, un cocktail, un  » mescladis  » selon le vocable occitan, tout cela partait d’un lieu, un village que je nommais Clerguemort, qui rayonnait comme un soleil… »
Je me rappelle aussi la diffusion par feu l’Office de la Radio Télévision Française, de l’adaptation de Les Fous de Dieu, un roman où Chabrol évoquait la guerre des Camisards du dix-huitième siècle au cours de laquelle les Huguenots (protestants) cévenols menèrent une insurrection contre les persécutions consécutives à l’Édit de Fontainebleau.
Je me souviens encore et, peut-être surtout, des merveilleuses veillées au coin du feu auxquelles Chabrol nous conviait dans les séries Les Conteurs d’André Voisin et La nuit écoute de Claude Santelli.
En notre époque du zapping, texto et tweet, ce genre d’émissions où on donnait le temps au temps de l’oralité, apparaîtrait comme surréaliste et inconcevable. En l’état, elles seraient même interdites en raison des mesures contre le tabagisme sur les plateaux de télévision. Dans l’extrait ci-après tiré des archives de l’INA, Claude Santelli qui réalisa par ailleurs de magnifiques adaptations de nouvelles de Maupassant, tire sur sa cigarette tandis que Chabrol sa bouffarde à la main, captive l’attention de trois enfants avec son histoire.

La Nuit écoute Jean-Pierre Chabrol

Comme son homonyme cinéaste mettait en scène les petites histoires souvent sordides de notre bourgeoisie, Jean-Pierre nous racontait sa Cévenne : « C’est un espace romanesque qui répand le parfum perdu des puissantes armoires de jadis que l’on ne préservait pas des mites avec du poison, mais avec des sachets de lavande »
Chabrol , ça sent bon le terroir, les aïeux occitans qui faisaient chabrot (on dit même chabròl en occitan) en diluant un peu de vin rouge dans le reste de soupe au fond de l’assiette.
Est-ce mon goût prononcé pour la géographie de ma douce France que m’enseigna mon professeur de père, j’ai toujours montré une attirance pour la littérature régionaliste et pour ces écrivains qui racontent leur pays et ses gens.
« Les Cévennes… où c’est ? On me l’a posée bien souvent, cette question. Longtemps, elle m’irrita, mon amour-propre en souffrait, en souriait aussi, comme, celui de Picasso si, supposition absurde, un préposé lui demandait d’épeler son nom. J’eus bientôt toute une série de réponses toutes prêtes, une sorte de tirade, un pied-de-nez. De la vulgarisation la plus vulgaire : « vous voyez le Massif Central ? Vous voyez la Méditerranée ? à mi-chemin par le chemin le plus court, la ligne droite… » Du technique amer pour ignorants susceptibles : «vous connaissez Nîmes ? Bien sûr… quand vous quittez la Cité romaine en direction du nord-ouest, avant d’arriver au Puy, vous connaissez ? Naturellement ! Vous traversez tout un fourmillement de montagnettes désolées, quelques villages dépeuplés que personne ne connaît. Les Cévennes sont ce désert où personne ne passe, dont personne ne parle, vous voyez, il n’y a pas de honte… » De la poésie pratique pour les simples biens intentionnés : « Les Cévennes, c’est quand le Massif Central met les pieds dans le plat, ce sont ses gros orteils qui se tendent vers la Méditerranée, pour voir si l’eau est bonne entre Sète et Marseille… » Du touristique moralisant pour vacanciers communs : « au lieu de dévaler à 150 la trop fameuse Nationale 7, prenez donc à droite après Moulins, par Thiers et la Chaise-Dieu et vous m’en direz des nouvelles ! Si vous connaissez déjà la Côte d’Azur, il y a un endroit où vous aurez envie de vous arrêter, en sachant ce qui vous attend deux cents km plus loin , cet endroit, c’est les Cévennes. » De l’orgueil ancestral pour le curieux historique : « Comment, vous ignorez ça, vous ! Mais les Cévennes, c’est le petit pays devant lequel le Roi Soleil dut mettre les pouces ! », ou mieux : « utilisez le De Bello Gallico, mon cher, Jules César vous renseigne… Et bien d’autres, devenues machinales, et qu’on ne me laisse pas oublier, hélas ! si bien qu’il m’arrive de répondre : « Où sont les merveilleuses Cévennes ? Je ne vous le dirai pas, si trop de gens le savaient, elles ne seraient plus ce qu’elles sont ! »
En me penchant sur sa biographie, j’appris qu’il était né de parents instituteurs dans un modeste village au pied du mont Lozère. Comme moi donc, il passa son enfance dans une maison d’école. Écoutez comment il conte sa venue au monde à l’occasion d’une autre veillée.

Les Conteurs

Je découvris aussi qu’au printemps 1944, alors qu’il passait un certificat de grec en classe de khâgne, il sauta par une fenêtre de la Sorbonne pour échapper à la Gestapo. Il se retrouva dans un maquis Francs-tireurs et Partisans (FTP) puis engagé dans l’armée du général de Lattre de Tassigny qui le conduira jusqu’à Berlin. Qui sait, j’aime l’imaginer, s’il ne côtoya pas mon regretté ami forgeron ariégeois dont je vous ai parlé dans mon billet du 17 décembre 2012 La mort de quelqu’un de vrai, un délicieux conteur lui aussi.
Sans doute, ai-je aussi une sympathie naturelle pour son appartenance à la cour du roi Geo(rges) Brassens. Ainsi, fustigea-t-il la « bande de cons », les « copains d’abord » dans un article du Figaro littéraire de 1957 :
« Comme dans la plupart des cours, la conversation ne s’anime un peu que pour calomnier les maréchaux absents. Brassens adore ça. Il s’amuse à dresser ses féaux les uns contre les autres. Il gourmande, tonne, décore, exile, mord le chien, refait le monde, accuse n’importe qui de lui voler ses pipes, oppose Lepoil à Lénine, me jette dessus son perroquet, qui, déjà, m’en veut depuis toujours, se goinfre soudain d’infâmes galettes aux algues que les maréchaux s’empressent de trouver délicieuses avant de repartir chacun chez soi, tristes ou guillerets pour une moue ou une algarade souvent mal interprétée, tandis que le souverain réhabilite Victor Hugo en réclamant son café sur un ton pleurnichard. Bref, il règne. » Je précise que, beau joueur, Chabrol avouait appartenir à cette armée de maréchaux.
Ce sont probablement tous ces souvenirs qui font qu’inconsciemment, mon choix se soit porté sur Le Crève-Cévenne, ce jour-là.
Ce recueil de nouvelles, publié en 1972, constitue en quelque sorte l’épilogue des Rebelles. Il évoque la mort de son vieux pays. En voici les premières lignes :
« C’est long de mourir. C’est insupportable, une langueur ! Y aurait de quoi se flinguer un bon coup. Surtout quand il ne s’agit pas que de sa propre mort, quand se mourir soi-même ne suffit plus, quand il faut bien, se mourant, mourir aussi son pays. Crever sa mort dans la mort de sa terre. On ne peut que rester le soir au coin de sa cheminée, quand on en a encore une, à regarder flamber les dernières bougnes des derniers mûriers. Mais il y a pire, mais il est des soirs, des nuits, l’hiver surtout, par des temps à ne pas mettre un assureur dehors, où personne ne passe, où personne ne vient s’accroupir dans l’autre coin, outre-flammes. Alors on se résout à sortir, à chercher un toit, un autre feu, un autre coin, un autre agonisant, un mourant veinard qui voit, lui guilleret, quelqu’un venir mourir avec lui dans la crève du vieux pays. »
Jean Ferrat ne disait pas autre chose quand il chantait, non loin de là, la montagne d’Ardèche.
« … Le boulanger m’a dit que Mme Sirven était bien « fatiguée », ce qui signifie, chez nous, qu’elle est à l’article de la mort. Elle a quatre-vingt-cinq ans. Elle a inventé une sorte de métier qu’elle a exercé tout au long de sa vie.
Aussi loin que remontent mes souvenirs, je la revois toujours au même endroit, toujours pareille : à l’entrée du grand tournant, quand on quitte le village en direction de la montagne. Très maigre, à peine voûtée, toute vêtue de noir, d’étranges yeux, très clairs, bordés de sang. Je ne l’ai jamais vue jeune, je ne l’ai jamais vue vieillir.
L’après-midi de ce lundi 5 novembre 1971 tire à sa fin. À l’auberge, il y a le Fossoyeur, le père Louiset, l’Aubergiste et moi. La nuit tombe. Mme Sirven se meurt, et nous parlons. »
Mieux que ce livre, la voix chaude et caressante de Chabrol et ses citations en patois raconterait la vie des aïeux et ancêtres de son pays, avec nostalgie et aussi colère car il enrage de voir sa « Cévenne » disparaître.
Madame Sirven fut « une femme ni grande ni grosse, une jeune femme, une femme mûre, une vieille femme tout en os » qui, pour quelques sous, passa sa vie à gravir la montagne, avec sur le dos les sacs de charbon de cinquante kilos auxquels les mineurs avaient droit chaque semaine mais dont, travaillant à cette heure-là, ils ne pouvaient prendre livraison.
Ce ne sont pas les chèvres et les sangliers ni la fonte des neiges qui creusèrent le sentier abrupt qu’elle empruntait, mais ses deux pieds, en sandales l’été, en sabots l’hiver. Ce que Chabrol qualifie joliment de « l’érosion d’une vie ».
L’écrivain questionne aussi sa maman, notamment sur le temps où elle faisait la lessive à la cendre : Pâques, vers à soie, moissons, vendanges, quatre grands lavages de linge sale couronnant chacun une période pénible de gros travaux. Il en fallait des armoires bourrées de linge. On se mariait avec un trousseau complet.
Cela me rappelle le grenier dans la maison d’école de mon enfance. Dans un coin où il m’était interdit de fureter, il y avait des cartons remplis de draps, torchons, nappes et serviettes de table soigneusement pliés dans des housses en plastique. J’ai encore en ma possession un cahier où ma maman directrice consignait consciencieusement le trousseau de linge dont chaque jeune fille entrait en possession à sa sortie du collège. Je me demande même s’il n’était pas brodé à ses initiales. Anecdote surréaliste en notre époque où l’on collectionne les couettes imprimées made in … (?)
Chez les Chabrol, chaque grande lessive durait huit jours. Le linge était entassé dans une grande cuve puis recouvert de la cendre de bois du four de boulanger du papé. Puis, étaient déversés lentement de grands chaudrons d’eau de plus en plus chaude.
– Et ça suffisait à laver un linge si sale ?
– Si ça suffisait ! Le linge était merveilleux ! Et il sentait bon ! C’était la lessive naturelle.
La lessive non essorée et le linge de couleur, emportés sur une charrette étaient ensuite trempés dans l’eau de la Cèze, à quelques kilomètres de là.
Et puis ? « Et puis, on allait manger. Des omelettes. Des salades de haricots. Des aubergines aux tomates, parce que c’est bon froid. Et tout était fameux là-bas, quand tu avais travaillé la matinée entière … »
C’était aussi l’occasion de ramener un gros galet de la rivière qui, mis dans l’âtre, servait de chauffe-lit l’hiver.
Dois-je le considérer comme un privilège, j’ai connu cela aussi chez ma mémé Léontine. Ses chambres étant non chauffées, elle mettait une brique dans le four de son vieux poêle à charbon, puis l’enveloppant d’un papier journal, elle la glissait entre les draps de mon lit. Ça suffisait pour que je sois heureux !

« J’ai souvent pensé c’est loin la vieillesse
Mais tout doucement la vieillesse vient
Petit à petit par délicatesse
Pour ne pas froisser le vieux musicien

Si je suis trompé par sa politesse
Si je crois parfois qu’elle est encore loin
Je voudrais surtout qu’avant m’apparaisse
Ce dont je rêvais quand j’étais gamin

Ah qu’il vienne au moins le temps des cerises
Avant de claquer sur mon tambourin
Avant que j’aie dû boucler mes valises
Et qu’on m’ait poussé dans le dernier train … »

Je voulais vous offrir ces couplets poétiques (et politiques) de Jean Ferrat avant que Chabrol évoque le cerisier de son grand-père qui produisait de juteuses « caillettes ».
Le Papé d’Avéjan choisit, la dernière année de sa vie (1945), d’y creuser dessous un caveau à deux places pour son épouse et lui-même. Une vingtaine d’années plus tard, Chabrol y revint :
« J’ai traversé le village, je suis passé devant la vieille maison vide, je suis descendu derrière la colline, vers le grand cerisier …
Le tombeau est vide. Vidé.
La dalle, descellée, a été jetée sur le côté. Devant le trou béant, on a fait un feu. Parmi les cendres, j’identifie quelques clous, une poignée de cercueil en mauvais métal qui a dû être doré ou argenté et qui n’est plus qu’un paquet de rouille. »
Le petit champ du cerisier avait été mis en vente. Les éventuels acheteurs étaient ennuyés par la présence du tombeau, de ces deux morts. « Il n’y a qu’à les enlever ! … On a bien essayé de faire comprendre à l’héritier que ces choses-là ne se font pas, mais il est de ces gens qui haussent les épaules. « tout ça, c’est des vieilleries. Nous sommes de notre époque, il faut aller de l’avant ». »
Chabrol descendit dans le caveau et s’allongea dans la position exacte du Papé : « Je n’avais même pas à relever la tête. Je voyais là-haut sur la colline, les tuiles rondes du village et, nettement, l’angle du logis, la terrasse où la petite vieille étendait son linge, où le vieux Louis jadis exposait au soleil les rayons de ses ruches … » Son grand-père « apercevait nettement son village, et le toit de sa maison … Il y était né, y avait grandi, s’y était marié, y avait élevé ses trois enfants… Il y avait été paysan, boulanger puis sur la fin de ses jours, pour ne rien laisser perdre de son courage de vivre, apiculteur et chevrier. »
Le grand-père n’est pas le seul à avoir connu telle profanation. « Pauvres ossements huguenots, s’ils sont là, c’est qu’on leur refusait la sépulture chrétienne des cimetières. On pourrait croire qu’enfin là, chez eux, on va leur foutre la paix éternelle. Ah mais non ! Des siècles après leur mort, on les expulse encore. »
Madame Sirven a « crevé » elle-aussi. « Sur le chemin du village, sur le pont, dans la rue principale, des groupes de femmes et des groupes d’hommes se dirigeaient à pas lents vers la maison mortuaire sous les grands platanes qui pleuraient. En chapeaux, vernis, cravates, voilettes, sacs à main, dans un sombre silence, ces gens passaient parmi les groupes bariolés et criaillants des touristes et des vacanciers. Le peuple éternel parmi la population saisonnière, les pays parmi les passagers. Parenthèse d’une heure dans la vie laborieuse de la vallée…Et c’est ainsi encore dans mon village : quand un vivant s’en va, les autres l’accompagnent le plus loin possible, quand un mort arrive, tous les morts en profitent. »
Chabrol poussait son cri de colère au début des années 1970 contre les routes, les promoteurs, les résidences secondaires qui profanaient sa « Cévenne », les riches étrangers qui rachetaient, restauraient et clôturaient les mas cévenols puis regardaient les vieux comme des Indiens. « Crever sa mort dans la mort de sa terre ! »
Vint le temps des concessions. Au soir de sa vie, l’écrivain se réconcilia étrangement avec le Parc National des Cévennes dont il avait farouchement combattu la création : « Moi, j’ai toujours dit qu’être cévenol n’est ni un métier, ni une excuse. Ceux qui viennent s’installer ici, et ils sont nombreux, ont à mon avis plus de mérite que ceux qui ne se sont donné que la peine de naître ici… l’important, c’est de savoir où on veut aller, ce qu’on apporte au pays, à ce pays qui a besoin des hommes. »
Il m’a plu de revivre durant deux centaines de pages une époque que racontait la carte économique de la France accrochée au mur de ma classe. Entre Rhône et Causses, nous y lisions « houille » et « vers à soie » avec les dessins d’un wagonnet et d’une chenille de bombyx.
« Tu sais, la «noblesse paysanne», ce n’est pas un vain mot. Je ne sais pas comment dire… Mes parents n’étaient pas orgueilleux, puisqu’ils n’avaient rien, et ils l’étaient un peu quand même. Ils ne devaient rien à personne » disait maman Chabrol. Comme ma mémé Léontine qui s’appelait même Noblesse de son nom de jeune fille !
J’ai fait fort (avec) Chabrol. Ce jour-là, chez mon libraire ariégeois, je fis aussi l’acquisition de Les petites Espagnes, un autre ouvrage de l’auteur cévenol qu’il écrivit avec le chanteur poète occitan Claude Marti. Peut-être, vous en parlerai-je un jour …

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 14 janvier, 2014 |Pas de commentaires »

Un lundi, au marché de Samatan

Á la saint Évariste, jour de pluie, jour triste ! Comme je le mentionnais dans mon précédent billet, tout fout l’camp, même les dictons !
En effet, en ce lundi de veille de Noël, le soleil brille et le ciel est d’azur tandis que la foule se rassemble devant les halles de Samatan.

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Bourg d’environ 2 300 habitants, situé dans le département du Gers, sur les bords de la Save, à une quarantaine de kilomètres d’Auch, Samatan s’enorgueillit d’être la capitale du foie gras, à tout le moins le plus important marché au gras du Sud-Ouest, n’en déplaise aux voisins de Gimont et aux cousins landais. Je vous en ai déjà brièvement parlé dans un billet du 17 janvier 2011.
Pas de grasse matinée pour les amateurs de gras ! Très tôt ce matin, de nombreux véhicules immatriculés dans les départements limitrophes sillonnent les routes étroites et sinueuses à travers les coteaux pour rallier la petite cité. C’est la dernière occasion avant la Noël de faire emplette d’un foie gras frais ou d’une volaille grasse à un prix raisonnable car, ici, les transactions s’effectuent directement de gré à gré entre les petits producteurs locaux et les particuliers.

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Plus qu’un marché, le lundi est jour de foire dont les éventaires envahissent le cœur du village. La circulation y est même tellement problématique qu’il est plus sage de garer son automobile sur un des parkings aménagés à la périphérie.
En attendant l’ouverture des halles, nous arpentons les bancs dans une ambiance de bodega. En effet, un des marchands forains diffuse en continu les plus grands succès musicaux de bandas. Tout au long de la matinée, passeront presque en boucle les populaires Peña Baïona et Paquito chocolatero. Après un vin chaud bienvenu dans le matin encore frileux, pour un peu nous lâcherions les paniers pour nous dandiner en cadence ou ramer au milieu des étals: Hé … Hé … Hé ….

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Au temps du rugby des champs et des poules de huit, après qu’elles se fussent affrontées dans des derbys homériques, les deux cités jumelles de Lombez et Samatan fusionnèrent et constituèrent une place forte quasi imprenable. De vigoureux « poulets élevés au grain et en plein air » fourrant quelques marrons si nécessaire, gambadaient dans l’herbe du stade dont on aperçoit les tribunes.
Il suffit de fouiller dans l’histoire du club pour fournir des preuves. Durant la saison 1925, lors d’un match contre Bordères sur l’Échez, suite à une décision arbitrale (contestable ?), un joueur local mit KO le referee, ce qui provoqua l’arrêt de la rencontre et la radiation du club par le comité.
De même, en 1958, le RC Lombez menait 3 à 0 devant l’US Cuxac d’Aude dans la finale du championnat de France de 2e série lorsque le match fut arrêté et les Audois déclarés vainqueurs par disqualification après que le capitaine gersois eût frappé sauvagement un adversaire à terre puis refusé de quitter le terrain.
Les rugbymen fermiers avaient la « sanquette » avant que la mondialisation et l’intrusion des médias changent le paysage du royaume d’Ovalie.
Il semblerait que les mouches ont changé d’ânes et que ce sont les socialistes en dissidence qui s’affrontent désormais sur le pré pour franchir la ligne d’avantage des prochaines élections municipales.
Encore quelques minutes avant le coup de sifflet libérateur, j’en profite pour acheter quelques tresses d’ail régional et effectuer ma provision de « tarbais », ces fameux haricots du maïs indispensables pour cuisiner un cassoulet authentique (voir billet C’est pas la fin des haricots tarbais du 8 octobre 2009).
9 heures 30 ! La porte de la halle s’ouvre enfin laissant entrer une foule bon enfant qui s’égaie autour des longues rangées de tables où sont disposées les carcasses d’oies grasses et de canards gras.

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Pour les béotiens du gras, les carcasses sont les volailles gavées plumées et vidées de leur trésor, le foie. C’est à partir d’elles que sont cuisinés magrets, confits, manchons et aiguillettes. Á trois euros cinquante le kilo, vous faites une belle affaire. Ici, dans le Gers, traditionnellement, les volailles sont élevées au maïs blanc, c’est pourquoi la peau n’est pas jaune. Par contre, cela n’a rien à voir, j’ai un désagréable souvenir d’avoir mangé du millas préparé avec cette variété.
Bientôt, les acheteurs ressortent de la halle pour se préparer cette fois à la ruée vers l’or rose fixée à 10 heures trente. Pour être objectif, aujourd’hui, ce n’est pas la cohue que j’ai connue quelques années auparavant. Peut-être que la crise est passée par là ou que les plus prévoyants ont effectué leurs achats les semaines précédentes voire même hors saison lorsque les prix sont moindres.
Aujourd’hui, les foies, fraichement sortis des entrailles des volailles, se négocieront légèrement au-dessus de trente euros le kilo.

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Deux races de canard sont élevées pour la production de foies gras aux caractéristiques un peu différentes.
Le canard mulard est une race hybride issue du croisement d’un canard de Barbarie avec de préférence une cane de Rouen …le normand que je suis se gave d’aise. Le foie diminue moins à la cuisson mais possèderait un goût moins prononcé.
Le musquet est un canard de Barbarie de race pure. D’un élevage plus délicat, il présente de grandes qualités gustatives.
Certains préfèrent le foie gras d’oie par goût ou snobisme. Ici, la race reine est l’oie de Toulouse.
Ne vous méprenez pas, même si les chanteurs lyriques cancanent au Capitole, le théâtre de la ville rose construit par les Capitouls au dix-septième siècle, il n’y a aucune relation entre les oies de Toulouse et les oies sacrées qui, selon la légende, auraient donné l’alerte pour sauver Rome d’une invasion des Gaulois emmenés par Brennos (latinisé en Brennus) au IVe siècle avant Jésus-Christ.
De même, ce chef gaulois sénon est absolument étranger au bouclier de Brennus, le trophée soulevé par les rugbymen champions de France. « Lou planchot » (le bout de bois) comme on dit dans le Sud-Ouest, fut gravé par un autre Brennus prénommé Charles, en 1892.
Vous êtes peut-être surpris par ma culture rugbystique mais sachez que Le Havre Athletic Club est le plus ancien club français ayant pratiqué le ballon ovale.
Le foie gras est obtenu par le gavage, traitement spécial lié au processus de stockage des graisses chez les oiseaux, qui hypertrophie le foie de l’animal.
Cette méthode d’alimentation forcée provoque l’ire d’un collectif d’opposants qui, s’appuyant sur des directives européennes, dénonce la cruauté du gavage. Alertez les canards et les oies !
Aujourd’hui, aucun bonnet rouge mais une majorité de bérets et de casquettes ! Ne confondons pas l’art ancestral des petits éleveurs du Gers et le gavage pratiqué industriellement dans certaines grosses unités de production.
Pour les clients les plus joueurs, il est possible d’acheter la carcasse avec le foie encore à l’intérieur, évidemment caché. Á la loterie du gras, on peut ainsi réussir de belles affaires.
Dans la halle contigüe, les petits producteurs du coin proposent les produits vivants de leur basse-cour. Dans un beau vacarme, sur la paille étalée à même le sol, poulets, coqs et canards attendent sans illusions … leurs futurs consommateurs. Tôt ou tard, ils passeront à la casserole, tel est leur destin.

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Seule fausse note de la matinée, pour avoir photographié son panier d’œufs d’autruche, je me fais rembarrer grossièrement par une pseudo paysanne vindicative.
Il y a quelques années, j’avais ramené un chapon vivant qui s’était comporté impeccablement à l’arrière de ma berline. Cette fois-ci, je préfère l’acheter prêt à cuire chez un commerçant du marché.

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Adossé à une élégante fontaine de brique ornée de terres cuites, stationne le camion des Fromagers du Mont Royal. Dominique Bouchait est un exceptionnel fromager affineur de Montréjeau. Récemment distingué comme Meilleur Ouvrier de France, il est là en personne aujourd’hui offrant généreusement à goûter à sa clientèle quelques fleurons de son étal, parmi lesquels le réputé Napoléon commingeois, un fromage de pur brebis artisanal. Sur sa lancée, il a osé Joséphine, un autre fromage de brebis.
Je porte mon choix sur une vieille vache (ce sont ses mots) affinée d’un an et demi … à vous rendre fol !
Cabas en main, je m’écarte de la ferveur du marché pour déambuler quelques instants dans des rues étroites bordées de maisons aux façades pittoresques.

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Je n’ai pas le temps de visiter le petit musée du foie gras. Dommage, j’aurais sans doute appris moult détails sur son origine qui remonte à plus de quatre mille ans. Dans l’Égypte ancienne, on trouva dans une tombe de la cinquième dynastie, un dessin de troupeaux d’oies et de serviteurs confectionnant des boulettes dont les volailles se délectaient.
Les oies, animaux sacrés au temps des pharaons, ainsi repues, quittaient bientôt les bords du Nil pour entamer leur migration … vers le Sud-Ouest ? Les Romains nous ont légué le nom de foie qui vient de figue en latin, car ils gavaient les oies avec ce fruit.

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Je fais connaissance de François de Belleforest dont le buste, la fraise autour du cou, se dresse sur une placette du vieux quartier. Natif de Samatan, il fut un des plus remarquables poètes de la Renaissance. Bien que fréquentant Pierre de Ronsard, Jean-Antoine de Baïf, Jean Dorat, il n’appartient cependant pas à l’illustre groupe de la Pléiade.
Il a laissé aussi des descriptions de la France du XVIe siècle qui comptent parmi les toutes premières du genre dans son Histoire universelle du Monde et dans La Cosmographie universelle de tout le monde.

« Allez mes aignellets pour ce coup je vous quitte,
Et vous chiens garde corps de ma troupe petite,
Soignez votre troupeau, veillez et conduisez,
Et sur mes grands béliers de bien près advisez,
Car je quitte le Tarn et la Sabe et Garonne,
Loth, Baïse, le Gers, Bondiat et Dordonne,
Et tous les beaux coteaux d’autour de Sammathan,
Qui foisonnent en vins, et en bleds, chascun an. »

Á travers ces vers, François de Belleforest exprimait sa tristesse de quitter sa région natale. C’est ma manière de vous laisser sur votre faim.

Publié dans:Ma Douce France |on 9 janvier, 2014 |1 Commentaire »

Histoires de Critérium

Ce jeudi d’octobre, sur le chemin du retour vers l’Ile-de-France, peu après Brive, je m’écarte de l’autoroute pour m’enfoncer dans un petit coin de France profonde au nom chantant de Monédières. Je ne sais s’il vous parle … à moi oui !
Les Monédières sont un massif granitique situé dans le département de la Corrèze, entre le plateau du Limousin et celui de Millevaches. Ce dernier tiendrait son appellation, non pas des nombreuses bêtes à cornes de race limousine paissant effectivement dans les grasses prairies, mais des multiples sources qui y courent à fleur de sol.
C’est aussi une contrée d’élevage de … présidents de la République. Jacques Chirac y possède le château de Bity et y fut député durant plusieurs mandats. Son épouse Bernadette est toujours conseillère générale du canton de Corrèze et Sarran. Quant à François Hollande, il fut député et président du conseil général de la Corrèze, premier magistrat de Tulle où il esquissa même quelques pas de valse musette sur la peu prémonitoire Vie en rose avant de partir exercer les plus hautes fonctions de l’État.
Une demi-heure plus tard, je me retrouve au cœur des Monédières, dans le modeste village de Chaumeil. Vous connaissez ? … Moi oui !
Ici, naquit Jean Ségurel, le regretté accordéoniste qui faisait chanter les bruyères corréziennes.

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Une stèle à sa mémoire est érigée en contrebas de sa propriété. Mais son souvenir est omniprésent dans cette minuscule commune qui ne compte plus que deux cents âmes environ. Un petit musée lui est même consacré à la maison des Monédières fermée en cette saison.
Il est midi, aussi je me dirige vers l’auberge des Bruyères, autrefois café Ségurel comme le mentionne encore l’enseigne. C’est la maison natale du musicien et je l’imagine nous troussant quelques notes, assis dans le cantou, cette cheminée monumentale typique en Occitanie, toujours en état dans la salle du restaurant.

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Je choisis le menu du jour à 13,50 euros : potage (carrément la soupière), frisée aux cèpes, lardons et noix, parmentier de confit de canard (de préférence à la truite de l’étang voisin de Grandsaigne poêlée tout simplement), plateau de fromages d’Auvergne.
Vous vous pourléchez les babines, comme je vous comprends. Allez, j’ai pitié de vous, je vous offre en apéritif concert, une vieillerie, une rareté, un savoureux scopitone du chantre local tourné en 1963. À vos cassettes, aurait zozoté autrefois Jean-Christophe Averty dans son émission Les Cinglés du music-hall. Trois minutes vingt-six de bonheur pur terroir !

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Quand la bruyère est fleurie au flanc des Monédières, qu’ils sont loin les soucis qu’ont les gens de Paris. Pauvre François Hollande, qu’est-il allé se fourvoyer à l’Élysée ? On est tellement bien ici.
Monsieur Peillon, vous voulez des idées pour votre réforme des rythmes scolaires ? Voici comment le maire de Chaumeil envisage la coupure de la mi-journée : soudain, vingt-deux écoliers, en rang par deux, les mines réjouies, nous saluent avec un chaleureux bonjour puis s’installent autour de deux grandes tables. L’instant de surprise passée, je comprends que l’aubergiste assure quotidiennement la cantine de l’école communale.
Je te retrouve Douce France, cher pays de mon enfance ! Pour un peu, je verserais un verre de côtes-du-rhône dans mon potage.
Vous devez penser que j’ai fait chabrot sans aucune modération car l’intitulé de mon billet semble sans rapport avec son contenu. Que nenni, j’y arrive !
À l’âge des plus grands de cette classe unique corrézienne, tandis que je m’escrimais à former les pleins et les déliés de mes lettres à l’encre violette, je rêvais que mes parents m’offrissent un critérium. J’étais captivé par l’esthétisme de ce stylo à bille en alu avec ses quatre couleurs, noir, bleu, vert et un rouge qui n’était plus l’apanage de la maîtresse.

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Déjà, rien que prononcer son nom, je me sentais un peu plus savant. J’ignorais pourtant qu’il était le synonyme vieilli de critère et n’avais que faire des interrogations de Marcel Proust: Quel critérium adopter pour juger les hommes ?, du moment que le mécanisme du changement des couleurs ne s’enrayât pas.
Cependant, le mot devint finalement vite familier dans ma bouche dès lors que je me suis passionné pour la carrière de mon idole, le champion cycliste normand Jacques Anquetil (voir billets des 15 avril et 22 mai 2009).
En septembre 1954, mon père et moi, gais et contents, nous marchions triomphants, en allant à Longchamp, le cœur à l’aise, sans hésiter, car nous allions fêter, voir et complimenter (non pas) l’armée française … mais les meilleurs coureurs cyclistes mondiaux à l’occasion du Critérium des As. J’ai le vague souvenir d’une foule immense acclamant les grands champions de l’époque, Fausto Coppi, Hugo Koblet, Louison Bobet, Rik Van Steenbergen et le tout jeune Jacques Anquetil dans son maillot La Perle, le bien nommé.

Bobet à Longchamp

En revenant de la Revue des vedettes du cyclisme, en excellent professeur qu’il était, mon père satisfit ma curiosité en m’expliquant que le critérium était une épreuve sportive servant à classer ou qualifier les concurrents. Prenant sa définition au pied de la lettre, je fus ravi de conclure naïvement que mon champion était donc le second as parmi les as de la planète vélo.
De manière empirique, j’appris par la suite que les critériums étaient, moins glorieusement, des courses cyclistes disputées en circuit fermé, principalement l’été après la fin du Tour de France.

Criterium Vailly

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C’est ainsi qu’en supportant mon idole, je dessinais une véritable géographie des régions : Callac, Guerlesquin, Camors, Ploerdut, Chateaugiron en Bretagne, Felletin en Limousin, Château-Chinon en Morvan, Vailly-sur-Sauldre en Berry, Bussières dans les monts du Lyonnais, Seignelay patrie de Colbert dans l’Yonne, Maurs-la-Jolie dans le Cantal, Vayrac dans le Lot, Quillan-Esperaza, capitale du chapeau, dans l’Aude. La France profonde n’eut bientôt plus de secret pour moi. Encore aujourd’hui, de ce fait, je surprends parfois certaines personnes, que je puisse connaître aussi bien leur village.
Gamin, il était un critérium, du moins le classait-on dans cette catégorie, qui me mettait le cœur en fête. Bien que je n’y eus jamais assisté, j’en suivais toutes les péripéties et en connais toute son histoire. Déjà, j’adorais son nom : le Bol d’Or des Monédières. À défaut d’y tremper mes lèvres, j’y plongeais mon esprit.

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Les enfants de la communale, la panse bien remplie d’une saucisse grillée, toujours aussi radieux, disciplinés et polis, sortent de l’auberge. À leur suite, je tombe nez à nez sur un panneau qui invite les touristes à découvrir les Monédières en suivant le parcours de l’ancienne course cycliste.
Nul besoin personnellement de m’y référer : les cols de Lestards, des Géants et de Bos, les villages de Freysseline, Saint-Augustin, Aiguepanade, Madranges, je les connais comme si je les avais escaladés ou traversés des dizaines de fois.
À tel point qu’au début des années 1970,, entre deux bourrées auvergnates entre coopérants, mon regretté directeur du lycée français de Mexico, originaire d’un village à une dizaine de kilomètres de Chaumeil, fut ébahi devant mon érudition aussi puérile qu’inutile, je vous le concède. Je conquis peut-être pourtant son amitié ce soir-là.
Il y a une quarantaine d’années, il m’invita dans son bourg corrézien de Saint-Yrieix-le-Déjalat. Assis dans le cantou, je redevins enfant le temps d’une veillée pour l’écouter me conter un chapitre de la légende des cycles, la belle histoire du Bol d’Or, tout en épluchant des châtaignes.
À défaut, je vous offre ces quelques lignes d’Antoine Blondin :
« En évoquant le beau village de Chaumeil, il nous semble encore que le célèbre accordéoniste avait accompli une traduction artistique du coureur cycliste en provoquant, tout au long d’une carrière qui pourrait paraître vouée à un terroir très localisé, une construction dont la résonance est universelle.
Jean SÉGUREL, animateur autant qu’exécutant, n’était pas cantonné sur son plateau des Monédières où cependant il avait appelé le monde entier de la bicyclette pour l’intégrer à ses horizons de prédilection, en créant une compétition intitulée le Bol d’Or, qui aurait pu tout aussi bien s’appeler le « Bol d’Air » tant on y respirait la liberté et une sorte de noblesse.
Qu’on n’imagine pas Jean SÉGUREL sous les traits d’un empereur s’offrant un spectacle personnel et s’amusant à voir flamber cette bruyère déjà flamboyante par elle-même. Non, l’hôte invitait chez lui un public innombrable; il voulait faire partager la fusion des retrouvailles sportives à des dizaines de milliers de personnes, nous confirmant que dans le mot accordéon, il y a accorder et qu’accorder, cela veut dire : mettre les cœurs ensemble. C’était donc un être qui avait le sens de la paix et de la joie.
De ce phénomène naît une musique spirituelle, soyeuse ou tonitruante : celle que nous prodiguait SÉGUREL et que nous n’avons pas fini d’entendre... »
Tout est dit avec verve et talent.
La brume enveloppe le flanc des Monédières que les landes de bruyères ont déserté depuis longtemps, laissant place à des plantations de résineux et des fougères aux couleurs automnales. Malgré le crachin, j’arpente la rue principale (c’est son nom) du village à la recherche d’un temps perdu.
À une portée de chope de l’église, je repère un petit bistrot de campagne que l’ami Antoine devait probablement fréquenter le jour de la course.

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Qui sait si ce n’est pas dans l’arrière-salle de ce café (une autre version, sans doute plus plausible question confidentialité, le situe dans une chambre chez Jean Ségurel) que fut conclu, en 1966, le fameux « pacte de non agression de Chaumeil » entre Anquetil et Poulidor. Les deux grands rivaux français ne s’adressaient plus la parole depuis la course Paris-Nice en début de saison (voir billet du 11 mars 2010 Le beau vélo de Ravel).
En présence du sélectionneur de l’équipe de France Marcel Bidot, ils convinrent de s’entendre pour faire cause commune lors du prochain championnat du monde sur route et sacrifier éventuellement leurs chances personnelles au profit du tricolore le mieux placé.
Les lecteurs férus de cyclisme savent ce qu’il advint sur le circuit du Nurburgring. Anquetil allait me procurer une immense joie en enfilant enfin le maillot arc-en-ciel lorsque, à quelques mètres de la ligne, l’allemand Rudi Altig, emmené par un français, lui passa sous le nez.
Altig, Anquetil Poulidor, ce fut le podium du championnat du monde. Trois semaines plus tôt, Altig, Poulidor, Anquetil, cela avait constitué l’ordre d’arrivée du Bol d’Or.
La course très sélective était beaucoup plus qu’un simple critérium et fut vite considérée comme un ultime banc d’essai probant avant la conquête de la tunique arc-en-ciel. D’ailleurs, des immenses champions comme Fausto Coppi, Louison Bobet et Rik Van Looy raflèrent le Bol d’Or, quelques jours avant d’être sacrés mondialement.

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Chaumeil, avec ses maisons en granit recouvertes d’ardoises, est tristement désert en ce milieu de journée. J’aperçois juste une personne sortir de l’ancien presbytère transformé maintenant en mairie. Je me recueille quelques instants dans l’émouvante église du XVe siècle Saint-Jacques le Majeur et Saint-Laurent. Le porche en arc de plein cintre est soutenu par deux anges qui ne ressemblent en rien à Charly Gaul, « l’ange de la montagne », présent en 1958, ceint de sa toison d’or glanée sur les routes du Tour.

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La tête remplie d’images, j’essaie d’imaginer la foule en liesse qui envahissait ce village, le premier jeudi de chaque mois d’août. Noël en été, Jean Ségurel lui offrait, de ses propres deniers, le plus beau des cadeaux.

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Jour de fête à Chaumeil ! Entre une bourrée des Monédières et une valse du Moulin de Chaumeil, les noms des coureurs étaient annoncés au micro, à chacun de leur passage.
Le généreux accordéoniste composa même une marche à la gloire des champions :

« Bol d’Or des Monédières
Tu groupes tous les champions
Qui roulent devant la foule
Sous un tonnerre d’acclamations
Bol d’Or des Monédières
Seuls des Grands t’ont gagné
La gloire d’une victoire
Ici n’est pas à dédaigner »

Paroles certes mièvres mais il est exact qu’un succès au Bol d’Or n’était pas négligeable dans un palmarès.
Jusque dans les années d’après-guerre, l’accordéon, instrument populaire par excellence, avait une connivence très forte avec le cyclisme. Ainsi, dans les années 1950-60, Yvette Horner jouait tout au long de la journée, juchée sur le toit d’une Ford Vedette publicitaire (Vins de France ou Suze, je ne sais plus trop) au cœur de la caravane du Tour de France. J’ai le souvenir précis, par contre, du jeune Jacques Anquetil traversant mon bourg natal à ses côtés, lors de l’étape s’achevant à Rouen en 1954.
Une année plus tard, près de 100 000 spectateurs corréziens déferlèrent sur Chaumeil  et découvrirent « mon » champion déjà très prometteur, connu alors pour ses exploits contre la montre. Au sommet de son art, il passa encore la ligne d’arrivée en vainqueur en 1962, vêtu de son beau maillot jaune.

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Il est une tradition, en effet, que les champions puissent porter dans les critériums, le maillot qui a fait leur gloire au cours de la saison (jaune, vert et blanc à pois rouges du Tour de France, rose du Tour d’Italie), ceux-là mêmes pour lesquels ils sont les têtes d’affiche de ce type d’épreuves. Qui sait si Maître Jacques ne porta pas à Chaumeil les maillots que sa fille m’invita gentiment à admirer dans son hôtel restaurant de Corse.

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En 1960, il macula de sang sa belle tunique rose du Giro après s’être retrouvé à terre le nez dans les bruyères (sans que ça soit la faute à Voltaire ni Hassenforder !).
Lorsqu’on évoque Anquetil, il est inévitable de parler en second (!) de … Raymond Poulidor, surtout sur ses terres limousines.

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Poulidor et Bol d’Or, c’est une histoire … d’amor ! Inconnu et pas encore professionnel, il se révéla au monde du cyclisme en étant l’animateur valeureux de l’édition de 1956. Devant sacrifier vingt-huit mois de sa jeune carrière au service militaire et à la guerre d’Algérie, il ne retrouva le Bol d’Or qu’en 1959 et finit par le remporter en 1963 et 1967 devant ses supporters évidemment en délire.
On sait que les histoires d’amour finissent mal en général, celle-ci n’y dérogea pas. Les évènements de mai 1968 entraînèrent l’annulation de la course.
C’est la fin du Bol d’Or première époque, celle de Jean Ségurel. Le montant de plus en plus exorbitant des contrats des coureurs et la frilosité des sponsors signèrent la fin de l’aventure.

https://cdna.memoirefilmiquenouvelleaquitaine.fr/films/au-bol-d-or-des-monedieres

https://cdna.memoirefilmiquenouvelleaquitaine.fr/films/bols-d-or-des-monedieres

Après le décès de son père en 1978, Alain Ségurel reprit le flambeau et l’épreuve renaquit en 1982 avant qu’elle ne joue son dernier air d’accordéon en 2002. Entre temps, de grands champions Hinault et Fignon, je mentionne aussi Virenque à l’insu de mon plein gré, avaient ajouté leur nom au prestigieux palmarès.
Même si la foule était toujours au rendez-vous, il semblerait cependant qu’on ne retrouva pas la ferveur populaire des premières années. L’époque avait changé, les mœurs, les loisirs également. On évoquait désormais avec nostalgie le temps des Dix-sept Glorieuses du Bol d’Or.
Cependant, le village de Chaumeil avait acquis ses lettres de noblesse dans la planète vélo. Le 11 juillet 1987, en reconnaissance à la patrie cycliste, le Tour de France, parti ce jour-là du Futuroscope, s’acheva sur le circuit du Bol d’Or au sommet des Monédières. Plus qu’un bol, un symbole !
En compulsant dans mes archives, l’abécédaire épelé par le Miroir du Cyclisme (avril 1969), je lis ceci :
« C comme Critérium : C’est au cyclisme ce que le music-hall est à l’opéra. On fait une tournée des critériums comme une tournée des plages et des villes d’eaux. Et ceux qui poussent le mieux la chansonnette ne sont pas ceux qu’on croit. Johnny Starck ou Bruno Coquatrix ne sont, finalement, que des enfants au regard de Daniel Dousset et Roger Piel. Contrairement à une croyance encore trop répandue « faire la tournée des critériums » après le Tour de France ne consiste pas à courir à bicyclette, mais à effectuer un impressionnant rallye automobile. Éviter, également, la confusion pour le Critérium des AS. Les as se sont, où c’était, les organisateurs. Contrairement aux classiques qui se disputent à … la pilule, les critériums se courent au cachet. »
Je reconnais bien derrière cette définition l’humour d’Abel Michea, un regretté journaliste dont j’ai souvent cité les articles truculents dans mes billets annuels sur la route des Tours de France d’antan.
Explication du texte ou des petits arrangements avec la vérité ! Le Critérium des As, j’y reviens, était une course qui se déroula sur le circuit autour de l’hippodrome de Longchamp entre 1921 et 1966. Elle avait la particularité de se disputer derrière des entraîneurs en tandem, puis à motocyclette, enfin sur un derny. Son appellation n’était pas sans rapport avec le sens originel du mot puisque c’étaient les organisateurs qui choisissaient d’inviter les As de la petite reine selon des critères de performance au cours de la saison qui évoluèrent insidieusement vers … des critères d’ordre économique et de valeur de contrats.

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Les plus grands champions souhaitaient épingler à leur palmarès cette course d’une grande qualité athlétique. Preuve de son prestige, les quatre succès d’Anquetil dans cette épreuve figurent sur la stèle érigée en sa mémoire dans le village de Quincampoix où il repose.

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De la bourrée du moulin de Chaumeil aux chevauchées fantastiques de Jacques Anquetil autour du moulin de Longchamp …!

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La légende d’une des photos ci-dessus indique que Jacques Anquetil, quatre fois vainqueur, triompha en 1963 en couvrant les 100 kilomètres en 1h 48’ 35’’ soit une moyenne de 55,258 km/h (Je n’ai pas vérifié, mais le cyclisme constituait parfois pour l’écolier que j’étais, un excellent apprentissage à quelques exercices de mathématiques plus motivants que les trains qui se croisaient !).
Vous vous exposez au flash du radar si vous voulez désormais l’imiter en traversant le bois de Boulogne en auto !
Aujourd’hui, quotidiennement, des centaines de cyclistes de condition sociale et physique très inégale roulent en peloton sur le circuit mythique de Longchamp en sens inverse de feu le célèbre critérium.
J’ai évoqué deux courses dont la valeur sportive les distinguait de la « tournée des critériums » qui était organisée aussitôt l’arrivée du Tour de France. Voici ce qu’en dit Laurent Fignon dans sa biographie Nous étions jeunes et insouciants :
« Ne tournons pas autour du pot : les critériums n’existent que pour le spectacle ; d’ailleurs les organisateurs paient les participants à l’engagement. Tout se déroule selon des « règles » bien établies qui ont très peu varié depuis quarante ans. Doivent toujours être en « démonstration » les coureurs les plus en vue du moment. Le public n’est pas dupe. Il vient pour cela et aime ce simulacre de compétition. Tout n’est pas arrangé à cent pour cent, mais les conventions stipulent que les deux ou trois leaders du peloton se disputent la victoire finale. »
Le cyclisme contemporain a subi comme la société des mutations sociologiques, culturelles et économiques. Les temps ont changé. Les spectateurs et les coureurs ne sont plus les mêmes. Le folklore a disparu. A l’ère du jet privé, vous ne rencontrerez plus les coureurs sillonnant l’hexagone entre deux critériums, comme ce fut mon cas avec Anquetil, Darrigade, Graczyck un populaire coureur surnommé Popoff, et Nencini, vainqueur du Tour de France 1960, déjeunant à la table à côté au buffet de la gare de Limoges.
Il faut conjuguer au passé la description qui en est faite dans un ouvrage nostalgique Au temps des Critériums d’Arsène Maulavé et Marcel Le Roux :
« Les critériums sont des fêtes populaires qui comblent de joie les coureurs et les spectateurs unis dans une même passion. C’est la troisième mi-temps du Tour, c’est le folklore, la vraie vie du cyclisme, avec son speaker qui annonce les primes, la buvette qui ne désemplit pas. Ça rit, ça gueule, ça ripaille toute la journée, c’est la fête qui dure souvent deux ou trois jours, avec toutes sortes d’animations autour de la course. La remise des dossards à la mairie, la cérémonie des autographes, un circuit plus ou moins pentu, des coureurs, des spectateurs, et, à chaque tour, le speaker disert qui annonce les primes. Tout ce qu’il faut pour créer une ambiance. »
L’âge d’or des critériums correspond approximativement aux Trente Glorieuses, cette période de forte croissance économique qu’a connue en 1945 et 1973 une grande majorité des pays développés. Il se nourrissait des rivalités entre des champions comme Louison Bobet et Jean Robic puis Jacques Anquetil et Raymond Poulidor.
C’était un temps où la télévision commença à entrer doucement dans les foyers. Il n’y avait qu’une seule chaîne en noir et blanc. À l’heure des arrivées d’étapes, le public se rassemblait souvent devant les vitrines des magasins ou à la terrasse des cafés pour suivre les quelques images retransmises avec parcimonie.
Nous avions connaissance des exploits des « forçats de la route », essentiellement, en écoutant les reportages à la radio et en lisant les chroniques de la presse écrite, Pierre Chany, Antoine Blondin, Abel Michea bien sûr.
Cela semble surréaliste aujourd’hui où, avec l’invasion des chaînes thématiques, la moindre course du calendrier de l’Union Cycliste Internationale est diffusée en direct à travers le monde entier.
Parfois, nous avions la chance de distinguer quelques secondes la silhouette fugace de notre champion préféré lorsque le Tour de France passait « par chez nous ».
Alors, les amoureux de la petite reine vivaient d’intenses moments de bonheur à voir les meilleurs coureurs mondiaux en chair et en os tournant plusieurs dizaines de fois autour du clocher de leur village. Peu importait qui gagnait le critérium, quoique j’étais crédulement heureux lorsque mon champion était le lauréat.
J’eus l’occasion, durant plusieurs années, de vivre « de l’intérieur » un critérium, dommage qu’Anquetil eût déjà effectué ses adieux à la compétition.
Le jour du 1er mai, j’honorais la fête du Travail en me rendant à Garancières, un minuscule village de la plaine de Beauce, où défilaient quelques vedettes du cyclisme.
Grâce à un ami, collègue de la directrice de la petite école, elle-même épouse du président du groupement des organisateurs français des critériums cyclistes, je pouvais me promener presque à ma guise au sein de l’organisation. Le trentenaire que j’étais devenu retrouvait sa presque innocence enfantine le temps de quelques heures.
Les têtes d’affiche avaient le privilège de garer leur « belle américaine » dans la cour de récréation et de profiter de l’appartement de fonction pour se mettre en tenue.

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En sortant de l’école, nous avons rencontré … Joop Zoetemelk, un champion du monde vainqueur du Tour de France qu’il termina aussi six fois second, puis plein d’autres champions habituellement inaccessibles.

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Raymond Martin, un ancien vainqueur du Grand Prix de la Montagne, assis sur un bord de trottoir, signant un autographe à un jeune enfant, tandis qu’en arrière-plan, un coureur satisfait un besoin naturel contre le mur, c’était cela l’atmosphère conviviale des critériums.
J’eus ainsi la vision surréaliste de l’immense Eddy Merckx, probablement le plus grand coureur cycliste de tous les temps, martyrisant son vélo avec une pierre dans une cour de ferme pour en régler la hauteur de la selle.
Comme le plus talentueux photographe de la presse sportive, je me glissais au sein du peloton avant le départ pour mitrailler quelques portraits. Les plus physionomistes d’entre vous reconnaîtront le populaire Poulidor, le combatif portugais Agostinho, Gilbert Duclos-Lasalle deux fois vainqueur de Paris-Roubaix et du derby de la route Bordeaux-Paris, ou encore l’italien Saronni qui remporta un championnat du monde, deux Tours d’Italie, ainsi que les classiques Milan-San Remo et le Tour de Lombardie. Celui-ci (à gauche) devise avec son coéquipier Marc Demeyer, ancien vainqueur de Paris-Roubaix, qui se suicidera quelques mois plus tard, une conséquence probable d’un dopage outrancier. Cela me rappelle une chronique du Tour de France que Blondin, maître es calembour, avait titrée: « Jan Raas et Demeyer »!  Sublime Antoine qui fustigeait ainsi le dopage: « Peut-on être premier dans un état second? »

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La course elle-même ne présentait qu’un intérêt accessoire, surtout sur ce parcours beauceron complètement plat.
Merckx semble sourire à la blague belge que lui raconte un de ses coéquipiers.
Plus de trente ans après, le valeureux Jean-Pierre Danguillaume, vainqueur de la célèbre Course de la Paix et de plusieurs étapes du Tour, fier de ma photographie dans le sillage du Cannibale, me la dédicaça.

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Bernard Hinault champion du monde

Bernard Hinault champion du monde

Bernard Hinault ne semble pas prendre l’affaire à la légère. Il est vrai que si je cite encore Laurent Fignon … :
« 1er mai 1982, toute la fine équipe se retrouva dans un autre critérium, à Garancières-en-Beauce. Fief de qui ? De Beucherie évidemment (champion de France en titre ndlr). Un endroit très verdoyant, en pleine campagne. Il n’y avait qu’un seul problème, c’est que c’était en Ile-de-France, chez moi aussi … Cette fois, Hinault était bien présent. Beucherie est allé le voir : « Je veux gagner. » Le Blaireau lui a dit : « D’accord. – Moi, je ne suis pas d’accord, ai-je annoncé. Cette fois, c’est moi qui gagne. » Beucherie était ivre de colère : « Ne fous pas la merde. » J’ai ajouté : « À Camors, on a été réglos parce que tu l’avais demandé. Mais cette fois, tu ne feras pas la loi. »
Qu’avais-je à gagner, sinon des ennuis ? Mais c’était plus fort que moi. Je n’aimais pas la partialité et je considérais que le « mérite » devait tourner. J’ai vu mon Hinault totalement se dégonfler, fuyant le conflit : au fond, ça l’ennuyait profondément. Je vois encore le Beucherie, pleurnichard, courant après Hinault- mais le Blaireau s’était finalement gardé d’intervenir. Ce qui revenait à me donner « carte blanche ». Beucherie était furieux et pendant toute la course, il allait négocier à droite à gauche pour convaincre une majorité de leaders de rouler pour lui. À un moment, il est venu à ma hauteur : « C’est moi qui gagne, c’est réglé. » Et moi de lui répliquer : « Non, tu ne gagneras pas. » Je rappelle mon statut : néo-pro …
Même Jan Raas me demanda des explications. Je l’ai envoyé sur les roses : « Ce ne sont pas tes oignons, c’est un truc entre Français. » Ainsi, avec Beucherie, nous avons passé autant de temps à échanger des amabilités qu’à se concentrer sur la course … Au comble de l’agacement, j’ai fini par lui expliquer le fond de ma pensée : « Tu étais quoi, toi, avant d’être champion de France ? Pas grand-chose. Eh bien ce soir tu vas redevenir ce que tu as toujours été : pas grand-chose … »
Hinault, Raas et les autres ont finalement assisté en spectateurs –plutôt amusés- à la fin du duel. Qui n‘en fut pas vraiment un … Il y eut bien quelques attaques dans les derniers kilomètres mais j’ai contrôlé assez aisément les événements. Je voulais rester maître d’œuvre. C’était mon choix et je devais assumer. Non seulement, j’étais bien plus fort que lui, mais, je l’ai appris par la suite, Beucherie n’était pas très aimé et encore moins respecté dans le peloton. Et quand je l’ai décidé, je l’ai largué. À ma main. Tranquillement. Je l’ai laissé à une centaine de mètres derrière moi, pour le voir agir et s’énerver … Je suis conscient du côté humiliant de cette scène. Mais moi, je m’amusais, je jouais, je jubilais.
Sans le savoir, j’avais quand même pris ce jour-là un sacré risque en contestant une décision de Bernard Hinault ! Du coup, ce critérium fut quasiment une vraie course et il se disputa à la pédale, ce qui était rare pour un critérium ! »
J’avais donc assisté à un critérium pas comme les autres. Après l’arrivée, je fus témoin d’une scène plus décevante dans la salle de classe de l’école. Assis sur un pupitre, j’écoutais tranquillement les conversations entre coureurs lorsque surgit dans la pièce Bernard Hinault, vraiment blaireau en la circonstance : « Houlà, il y a trop de monde ici. Ouste dehors ! »
Personne n’obéit à son ordre et, du coin de l’œil, nous vîmes Hinault ouvrir l’enveloppe tendue par l’organisateur et compter sa liasse de billets de banque, illustration exacte qu’un critérium se court au cachet …
… Et à la pilule ! Car le grand coureur breton, il faut s’incliner devant son brillant palmarès, fut, cette même année, l’instigateur de ce qu’on appela « l’affaire de Callac ». Rien à voir avec l’affaire Calas, c’est la faute à Voltaire ; celle de Callac, c’est la faute à Hinault et Bernaudeau qui refusèrent de satisfaire à un contrôle antidopage inopiné.
En principe, ces actions répressives n’existaient pas dans ces épreuves et il était fréquent que les coureurs « chargeassent la chaudière » pour tenir le coup durant la fructueuse tournée des critériums et les harassants rallyes automobiles pour rejoindre une ville à l’autre.
Il ne s’agit pas de faire dans ce billet le procès du dopage, aussi ancien que le cyclisme, comme la prostitution est aussi vieille que le monde. Ne pensez-vous d’ailleurs pas que nos hommes politiques sont eux-mêmes dévoreurs d’amphétamines pour tenir le coup lors de leurs campagnes électorales ? Pendant la guerre 1914-18, on distribuait aux fantassins, avant les attaques à l’arme blanche, une gnôle éthérée. Durant la seconde guerre mondiale, on utilisa massivement les amphétamines pour donner un regain de tonicité aux troupes épuisées.
Il ne faut donc pas s’étonner que Tonton, Tintin, Riri et Mémé (noms de code des substances prohibées Tonedron, Pertivin, Ritaline, Méthadrine) s’alignassent aussi au départ des critériums. Pourquoi voulez-vous que les coureurs cyclistes soient les derniers bastions de la morale dans une société pourrie ?
Et puis, dans ce billet, je vous parle, avec mon âme d’enfant retrouvée, d’une passion incontrôlée. Je reprends volontiers l’épigramme choisie par Philippe Bordas, un excellent écrivain sportif, dans son livre Forcenés, une superbe ode au cyclisme : « J’ai vécu au sein d’un poème lyrique, comme tout possédé » (Pier Paolo Pasolini).
Dans un essai délicieux sur le Vélo, René Fallet, un ancien Prix Interallié ce n’est pas rien, faisait remarquer plus prosaïquement : « Quand le Tour de France n’a pas lieu, c’est comme par hasard, le tour des catastrophes. Qu’on en juge : il ne manque au palmarès de cette épreuve que quelques lignes, et elles correspondent fâcheusement aux années noires des deux dernières guerres mondiales. ». Et il concluait : « Je ne vois pas en quoi rayer de la planète la course cycliste, ou le serment d’amour, ou la cueillette des champignons, empêchera les bûchers de brûler, les fours à gaz de s’allumer … En fin de compte, dès qu’on ne numérote plus les dossards, on numérote les abattis. »
Pour assouvir son amour pour la petite reine, l’ami fidèle de Georges Brassens alla jusqu’à organiser sur ses terres bourbonnaises, un critérium d’un genre un peu spécial. En août 1968, à défaut de Bol d’Or des Monédières, s’ébranla la caravane des premières Boucles de la Besbre composée de cinq champions de la dive bouteille de Saint-Pourçain parmi lesquels, évidemment, l’auteur de Banlieue Sud-Est, La soupe aux choux et Le beaujolais nouveau est arrivé :
« À l’aube, sur le coup de dix heures du matin, au lieu-dit de Godet ( !), qui sera pour la postérité, aux Boucles ce que le Réveil-Matin de Villeneuve-Saint-Georges fut au Tour, nous partîmes donc, le cœur en fête. »
Quelques arrêts bistrot plus tard, « Restait à décider qui allait remporter la victoire à Jaligny. Qui allait ouvrir le livre d’or des Boucles de la Besbre ? » Vous voyez bien que les critériums sont arrangés à l’avance !
« Nous en discutâmes tout en roulant. Le jeune Marcel Chenal proposa sa candidature. Coiffeur et coq de village, il entendait embrasser la fille du pharmacien, préposée à la remise du bouquet au vainqueur. »
N’est-ce pas la même motivation qui anime Miossec, un breton qui a vécu les courses de pardons, dans sa chanson Le Critérium ?

« J’aimerais tant m’échapper du peloton
Aspirer quelques secondes d’éternité
Je m’en remplirais plein les poumons
Et dans ton corps les soufflerais
Mais je n’ai jamais connu la gloire
N’étant qu’un vulgaire passeur de bidons
Qu’on voit passer l’été sur les boulevards
Noyé dans une meute bleue jaune marron
Tu verras qu’un jour, là tu peux me croire
Je saurai enfin m’imposer
Ma position est celle du bon smicard
Qui souffre l’automne, l’hiver, l’été
Juste bon à resserrer les écarts
Pour finir dans la voiture balai
À cent bornes de la ligne de départ
Et encore plus de celle d’arrivée
Mais le pire c’est de sentir tous ces regards
Qui vous disent, ah c’est encore raté
La saison prochaine et pas plus tard
Ce sera mon tour de raccrocher
Remporter le critérium
C’est pas rien crois-moi
Mais t’embrasser sur le podium
Là c’est tout pour moi
Je voudrais que tu voies comme
J’en chie pour toi
Pour trois fleurs sur le podium
Ah ça j’en bave crois-moi »

Les contrats plurent sur René Fallet et il lui fallut resserrer les cale-pieds (les pédales automatiques n’existaient pas encore) pour participer au premier Critérium des Gentlemen, organisé par Antoine Blondin, à Linards, près de Limoges.
En matière de cyclisme, les gentlemen sont des amateurs de vélo, de tous âges (tels ceux « tournant » à Longchamp), que l’on associe pour une compétition à un coureur en activité. Fallet avait pour l’occasion comme entraîneur Raymond Poulidor, ce qui aurait dû lui assurer … la seconde place !
L’organisateur Antoine Blondin, « des vélos, je pense qu’il n’en vit pas un seul de la journée. Il ne connut, de rayons, que ceux de son soleil intérieur » ! Sans doute, l’Antoine avait fait le singe en automne au comptoir du Jadis-bar, rebaptisé ainsi par le patron en référence à son roman.
René Fallet, boudiné dans son maillot arc-en-ciel, outrageusement poussé par le brave Poupou, termina vingt-septième sur trente. Il eut, malgré tout, le front d’écrire quelques mois plus tard, dans le quotidien L’Aurore (oui, celui de Zola !), au lendemain de la victoire de Poulidor dans Paris-Nice, que s’il avait battu le grand Merckx, c’était peut-être à Linards, dans sa roue, qu’il avait forgé son succès … »

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J’ai rêvé une paire d’heures dans les rues de Chaumeil. Dommage que le musée dédié à Jean Ségurel soit fermé en cette saison. J’y aurais admiré les maillots que les plus grands champions reconnaissants lui avaient offerts : un « amarillo » de la Vuelta par Poulidor, un rose du Giro et celui de champion de France par Raphaël Géminiani, un de la marque Bic (fabricant de critériums aussi !) par Jacques Anquetil.
J’achève mon pèlerinage par l’ascension (en automobile !) du col de Lestards dont la chaussée est rendue glissante par le tapis épais de feuilles mortes.
Depuis trois ans, début août, sur ces routes mythiques du Bol d’Or, se déroule la « Laurent Fignon », une épreuve cyclosportive en hommage au champion trop tôt disparu qui, en souvenir et remplacement du fameux critérium, organisa durant une décennie la course Paris-Corrèze avec arrivée à Chaumeil.
Quelques hectomètres avant Treignac, je franchis un modeste pont baptisé Jean Ségurel ; c’est là que l’artiste donnait rendez-vous galant à sa fiancée. C’est là que je vous quitte après cette plongée nostalgique au temps des critériums.
J’imagine qu’en bas, dans la petite classe unique de Chaumeil, les sages bambins récitent leur leçon d’Histoire : « 52? Vercingétorix et Jules César au siège d’Alésia ! Oui, mais ça c’est avant Jésus-Christ ! (19)52, c’est la victoire de Jean Robic dit Biquet, un breton néanmoins gaulois, au premier Bol d’Or ! »
Je pense aussi, avec émotion, à M.Crouzette, ce chaleureux collègue corrézien qui me fit découvrir quelques coins typiques du Mexique. Je me souviens d’une discussion à Cuernavaca, au-dessous du volcan du Popocatepelt ; on parlait du duel entre Poulidor et Anquetil, au-dessous d’un autre volcan du massif hercynien et … sans doute du Bol d’Or des Monédières.

Remerciements à Jean-Pierre, un fidèle lecteur, rédacteur du blog Mon Tour de France 1959, d’avoir puisé dans ses archives pour retrouver quelques beaux clichés du Critérium des As. Les photographies du critérium de Garancières-en-Beauce ainsi que celle de la vitrine aux maillots de Jacques Anquetil sont la propriété d’Encre violette.

Pour en savoir plus sur cette belle course, se reporter à: Le Bol d’Or des Monédières 50 ans de vélo et d’accordéon de Arsène Maulavé et Alain Ségurel éditions La Bouinotte

Le même Jean-Pierre, rédacteur du blog Mon Tour de France 1959 la suite, a écrit un billet très vivant sur Chaumeil et le Bol d’Or des Monédières. Excellent cyclotouriste (il a participé notamment à plusieurs Paris-Brest-Paris), il a même roulé sur le parcours du Bol d’Or et visité le musée dédié à Jean Ségurel. Dans son billet, on peut voir une « rareté », un long reportage vidéo avec des interviews de Raymond Poulidor, Jean Ségurel et son fils Alain, ainsi que quelques images animées de la course qui restituent toute la liesse populaire: http://montour1959lasuite.blogspot.fr/2018/01/voyage-2017-au-pays-de-laccordeon-le.html

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme, Ma Douce France |on 1 décembre, 2013 |3 Commentaires »

Tout ce que vous voulez savoir sur l’épicerie de Soueix sans jamais oser le demander*

Trou béant dans la roche, la porte de Kercabanac ouvre sur la vallée du Haut-Salat. Ce fut le titre d’un roman à succès, au début des années 1980, qui, depuis, a été rebaptisé Le cavalier aux yeux verts. L’auteur, Loup Durand, racontait l’histoire d’un village de cette contrée ariégeoise, au XIXe siècle, que les habitants avaient déserté pour partir s’installer aux Amériques afin d’y faire fortune.

Tout ce que vous voulez savoir sur l'épicerie de Soueix sans jamais oser le demander* dans Ma Douce France kercabanacblog

Tout en haut de cette vallée, la rivière du Salat prend sa source à quelques pas de la cabane de Pouilh, à l’endroit même où s’achève le film Là-haut … Amédée Soucasse que j’ai réalisé l’été dernier (voir billet du 25 août 2013).
Á la grande colère des bergers et éleveurs, les ours ont fait de ce secteur leur territoire de prédilection, causant des dégâts considérables parmi les troupeaux de brebis à l’estive.

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Même si quelque irréductible a peint sur la route un slogan à la gloire de l’animal fétiche des doudous, les conseillers généraux de l’Ariège, il y a quelques jours, ont demandé unanimement le retrait complet des ours dans leur département, qualifiant de cuisant échec (à juste raison ndlr) l’introduction de huit ursidés slovènes dans les Pyrénées.

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Les intérêts économiques ont bien changé. Il est loin le temps où le village d’Ercé, à quelques kilomètres de là, s’enorgueillissait d’être la capitale des orsalhers, les montreurs d’ours des Pyrénées. On estime à deux cents le nombre de dresseurs et montreurs d’ours dans la vallée en 1880, dont cinquante dans cette seule commune.
Aujourd’hui, je me rends à Soueix à la rencontre de quelques-uns de ces marcheurs de grands et petits chemins. En effet, depuis l’été, s’y est ouvert un musée des colporteurs, installé dans l’ancienne épicerie Souquet, une boutique très active de 1824 à 1960 que les descendants ont léguée à la municipalité en 2005.

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Les colporteurs étaient des vendeurs ambulants transportant des marchandises hétéroclites dans des caisses faites de bois ou d’osier portées autour du cou d’où leur nom (col-porter). On les appelait encore merciers, gagne-petit, porte-balle ou Jean-misère.
Porteurs des nouvelles du monde, propagateurs de rumeurs aussi, fournisseurs de livres, images, almanachs, chansons à la mode, pamphlets, ils possédaient aussi une fonction d’information auprès des populations rurales les plus reculées. Attendus par les villageois, ils étaient parfois décriés par les autorités les accusant de malhonnêteté ou de répandre des idées subversives. En raison de leur nomadisme et de leur aspect rustique, on avait aussi vite fait de les assimiler à quelque vagabond ou bohémien. Cette méfiance à leur encontre conduisit à l’instauration d’un permis de colportage en 1852.
En principe, il n’y avait rien à craindre des colporteurs de Soueix-Rogalle. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, ils étaient une vingtaine, affublée souvent de sobriquets : Timbou, Pelou, Petitot, Coumère, Moustelle. Il y avait même une femme Elisabeth juchée sur son âne. Certains parcouraient de nombreux pays comme en témoignent quelques estampilles et cachets exposés.

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Avant de pousser la porte de la boutique, je réfléchis quelques instants devant la boîte en fer de la marque Banania trônant dans la vitrine.
J’ai déjà eu l’occasion de parler de ce chocolat en poudre dans un billet du 24 mars 2009 (Le temps pas béni des colonies ou quelques élucubrations vers la rue Mouffetard).
Une actualité brûlante nous renvoie encore en pleine figure l’image du « bon nègre » avec le slogan débecquetant proféré micro à la main lors d’une manifestation par un abbé de l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet : Y’a bon Banania, y’a pas bon Taubira ! (notre garde des sceaux ndlr). Les voix du seigneur sont parfois impénétrables.
Au cours d’un voyage au Nicaragua en 1912, Pierre Lardet découvrit dans un village au cœur de la forêt, une boisson faite de farine de banane, de cacao, de céréales et de sucre.
Dès son retour à Paris, encouragé par son épouse prénommée Blanche (ça ne s’invente pas !), il décida de commercialiser cette recette et déposa la marque BANANIA le 31 Août 1914.
Au départ, un portrait d’Antillaise constitua le symbole de la marque sur les boîtes en métal et en carton. Mais avec la première guerre mondiale en toile de fond, devant la fidélité à la métropole de ces troupes coloniales françaises et leur popularité lors de la campagne du Maroc, un tirailleur sénégalais hilare devint l’emblème en 1915. Et Pierre Lardet envoya 14 wagons de Banania aux soldats du front pour leur donner force et vigueur !
Voyez comment la simple observation d’une boîte en fer peut éveiller nos chères têtes blondes (de moins en moins) à des rudiments d’Histoire, de Géographie et d’Instruction civique … ou comment ne pas (petit) déjeuner idiot !
L’accueil, comme souvent dans les petits commerces, est aimable, d’ailleurs l’hôtesse reconnaît en ma compagne, une ancienne camarade de collège … quelle mémoire, cela fait quelques décennies.
La dynamique équipe d’animateurs bénévoles désire un musée vivant, aussi une première salle sert de lieu d’expositions temporaires consacré actuellement à des photographies émouvantes de l’épicerie prises durant les travaux de rénovation.
Je suis cependant impatient de pénétrer dans la pittoresque boutique de la famille Souquet, clou de la visite.

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La caisse au centre de la pièce, trois longs comptoirs disposés en U, des étagères jusqu’au plafond, plein de tiroirs, en un coup d’œil panoramique à 360 degrés, je remonte au temps de mon enfance quand, dans mon bourg natal de Normandie, l’épicerie de Madame Bruet constituait une halte immuable sur le chemin de l’école.
D’ailleurs, est-ce juste un hasard, mon regard se braque immédiatement vers le coin des « bonbecs fabuleux » et deux bocaux remplis de chewing-gums et de caramels à 1 franc.

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« Te raconter un peu
comment j’étais, mino
les bonbecs fabuleux
qu’on piquait chez l’marchand
car-en-sac et Mintho
caramels à un franc
et les Mistral gagnants... »

J’ai déjà évoqué les confiseries de ma jeunesse et la merveilleuse chanson de Renaud dans un billet du 2 mai 2012, « Les bonbecs fabuleux de mon enfance ». Il y était même question des réglisses Tête Nègre qu’Haribo rebaptisa avec opportunisme Melting Potes !
Un demi-siècle plus tard, les délicieux caramels au beurre salé et à la fleur de sel sont toujours à un franc, même les impositions à tout va de nos gouvernants n’y peuvent rien.
Gamin, je me creusais la tête, comme l’écolier sur l’étiquette du bocal, pour comprendre les mystères des systèmes monétaires et leur influence sur le coût du fameux caramel. En 1958, nous passâmes des francs aux nouveaux francs et nous continuâmes cependant à acheter des caramels à 1 franc. Allez comprendre qu’un carambar valant cinq centimes coûtait plus cher qu’un caramel à 1 franc ! Pire encore, comme on achetait les caramels (très minces) par dizaines voire par centaine, il y eut un moment où l’on payait un (nouveau) franc cent caramels à 1 franc. Vous imaginez qu’avec l’euro, les technocrates de Bercy ne sont pas près d’élucider le problème quoique ! Dans tous ces comptes, seuls les caramels collent.

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Autre casse-tête, à quelques étagères de là : le bouillon KUB c’est Maggi, mais le bouillon en cubes, ce n’est pas Maggi, ce peut être Liebig ou Knorr !
Je vous explique : le bouillon en petit cube contenant de l’extrait de viande existait déjà dans les années 1880. En novembre 1907, Julius Maggi, de père italien et de mère suisse alémanique, invente et brevette le bouillon KUB avec un K pour le différencier des autres produits similaires commercialisés en cubes. Par la suite, les bouillons KUB se diversifieront en proposant plusieurs saveurs.
Pour faire connaître son produit, Julius Maggi imagine d’énormes actions promotionnelles, on appelait cela à l’époque de la « réclame » : hommes-sandwichs et dégustation dans les rues, défilés de voitures publicitaires, affiches signées par les plus grands noms tels Benjamin Rabier et Firmin Bouisset (plus tard Savignac), images d’Épinal, plaques émaillées Bouillon Kub, exiger le K sur les épiceries, les tramways, les trains, les kiosques. En 1950, Julius fera même danser et chanter des vaches transformées en bouillon cubes dans un Opéra bœuf !
Dans le contexte xénophobe de la première guerre mondiale, une campagne orchestrée par le quotidien nationaliste et d’extrême droite L’Action Française et son chantre Léon Daudet, distille insidieusement que Maggi et Kub servent d’officines à l’espionnage allemand, et que les milliers de panneaux réclames du bouillon Kub indiquent des objectifs stratégiques à l’attention des troupes d’invasion.
À vouloir plonger autant les yeux dans le bouillon boche, l’affaire prend un sale tour et, en août 1914, le ministre de l’Intérieur adresse un télégramme aux préfets leur intimant l’ordre : « Extrême urgence. Prière de détruire complètement affiches du Bouillon Kub placées le long des voies ferrées et particulièrement aux abords des ouvrages d’art importants, viaducs, bifurcations … »
Léon Daudet, fils aîné de l’auteur des Lettres de mon moulin, pourrait figurer dans le musée des colporteurs … de rumeur. L’affaire connaît son épilogue après la guerre, en 1920, et Daudet est condamné pour diffamation sans être véritablement accablé, l’arrêté indiquant que « la société Maggi Kub a fait montre d’imprudence en se donnant les apparences d’une organisation secrète qui devait nécessairement porter ombrage au sentiment français. » On appelle cela de la diplomatie.
Tiens, après Mistral gagnant, je pense à un autre couplet de Renaud :

« On peut pas être à la fois
Et au four et au moulin
On peut pas être à la fois
Jean Dutourd* et Jean Moulin »

* Jean Dutourd : écrivain, de sensibilité monarchiste, membre de l’Académie française, auteur du roman Au bon beurre se déroulant sous l’occupation allemande

On pourrait jouer tout l’après-midi avec les petits Kub. Savez-vous qu’ils ne sont pas sans rapport avec le cubisme, le célèbre mouvement de peinture. Un critique évoquant Braque lui reprocha de mépriser la forme et de réduire figures, sites et maisons à des cubes. Il surnomma même Picasso de Père Ubu-Kub. Avec humour, Pablo réagit en inscrivant les trois lettres du bouillon dans un tableau de 1912, Paysage aux affiches.

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L’aimable guide a vite fait de me rassurer que les boîtes de sardines du Salat sont l’œuvre d’un humoriste local.

« Qu’est-ce qu’on est serré, au fond de cette boîte,
Chantent les sardines, chantent les sardines,
Ha ! Qu’est-ce qu’on est serré, au fond de cette boîte,
Chantent les sardines entre l’huile et les aromates. »

Ouf ! Que je sache, on pêche des truites fario dans le gave pyrénéen.

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Par contre, ce n’est pas un calembour mais la réclame d’un vrai camembert d’Oust qui est affichée. En effet, dès le dix-neuvième siècle, le petit village voisin s’était fait une réputation dans la fabrication de fromages, se laissant aller à quelques extravagances. Pour ces appellations non contrôlées, l’ours aujourd’hui tellement décrié fut argument de vente.

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Je n’en fais pas un fromage mais, tout de même, quel sacrilège imposé au normand que je suis ! Cela dit, les cylindres de Jean Cabaup valaient, peut-être voire sans doute, d’indignes productions au lait pasteurisé made in Normandie actuellement.
Pour le vrai camembert, reportez-vous à mon billet du 1er juin 2010, Au village de Camembert, un amour de trou normand ! Sinon, on trouve aujourd’hui à Soueix des fromages typiques du terroir et notamment le Rogalle, un excellent fromage de montagne.

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Souvenirs, souvenirs encore avec une plaque émaillée du chocolat Suchard, une entreprise suisse née en 1826. À cette époque, ce chocolat ne contenait pas de lait. Le chocolat au lait apparaît en 1901 sous le nom de Milka (contraction des mots allemands Milch et Kakao, lait et cacao). C’est comme ça que les Alpes et les vaches devinrent violettes. Le cliché est si prégnant que quelques ruminants mauves en résine de synthèse paissent sur un rond-point de la banlieue de Rouen. Encore un sacrilège au pays des bovins porteurs de « lunettes » et à la robe bringée !
À l’école communale, je me rappelle avoir séché ma prose à l’encre … violette, avec des buvards publicitaires montrant trois braves chiens Saint-Bernard qui tiraient une tablette (ou un cartable ?) de chocolat Suchard sur un traîneau.

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C’est étonnant comme même des saveurs resurgissent. Ainsi, une caisse de Maïzena me renvoie à ma chère mémé Léontine qui utilisait ce produit pour lier notamment l’onctueuse sauce blanche accompagnant l’inoubliable poule (au pot) de sa basse-cour.
Je comprends la détresse des salariés de l’entreprise bretonne Tilly-Sabco mais ne peut-on pas, utopiquement, imaginer qu’avec leurs bonnets rouges, ils manifestent pour une production de goûteuses volailles fermières plutôt que leurs poulets à la chair triste.

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En 1492, Christophe Colomb découvre l’Amérique et le maïs, une fleur vénérée par les Indiens. En 1862, les frères Dureya créent la Maïzena aux Etats-Unis, du moins le mélange de fécule de maïs et d’eau. Car comme Frigidaire désigne parfois abusivement le réfrigérateur, Maïzena est une marque de fécule de maïs déposée depuis 1891 et inventée par une famille du village alsacien de Duttlenheim.
Un amidon peut en cacher un autre. Après celui de maïs, voici l’amidon de riz dont le premier producteur mondial fut Édouard Rémy qui fonda son entreprise en 1855 au bord du canal Louvain-Dijle.
Je me souviens que ma grand-mère l’utilisait pour traiter son linge. Ça sentait bon, c’était doux, et surtout, j’aimais l’emballage avec la tête de lion en logo, et parfois quelques chromos clownesques … quoiqu’on nous y fît comprendre qu’il valait mieux être un bon blanc bien propre.

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En 1872, c’était une époque où l’industrie made in France était florissante. Ainsi, M.Grandjean implante à Sauvigny-sur-Meuse une fabrique de biberons.

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Ses biberons, concurrents de la société Robert, sont alors « réputés les meilleurs comme fatiguant moins la poitrine des enfants. Aussitôt que le bébé a placé à sa bouche l’extrémité du tuyau, une simple aspiration fait monter le lait, et le jet continue sans nouvel effort. »
Sur l’affiche désuète et attendrissante, on distingue quatre modèles aux appellations tentatrices : le Nourricier incomparable, le Nourricier meusien, le Seule Tétée (présenté comme employé dans toutes les crèches maternelles) et le plus ancien, le Limande Vosgien, celui que le bambin tient en bouche.
À fureter dans la boutique, je n’arrêterais pas, à la vue de toutes ces réclames, d’étaler ma « culture pub ».
Sur les comptoirs sont posées les caisses, véritables boutiques ambulantes emportées par les colporteurs. On les appelle marmotte, caïcho ou encore balle. Elles sont constituées de compartiments doublés de tissu où le rangement était effectué avec méthode et finesse.

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Avant, nul besoin d’Antoine sur son atoll, d’Adriana Karembeu et Afflelou, et encore moins d’ophtalmologiste, le colporteur proposait toute une collection de lunettes parmi lesquelles le client choisissait la mieux adaptée à sa vue … « mais ça c’était avant » !
Je souris à la lecture de l’avis de passage d’un opticien, un certain M. Morère, « représentant particulier de M.M. les chirurgiens-oculistes de l’Institut des Jeunes Aveugles de Paris » : « Guérison assurée de toutes les affections de la vue par l’emploi régulier et continu de nos verres isométropes, périscopiques en cristal purifié du Brésil, dont la propriété à conserver et fortifier la vue a été reconnue et sanctionnée par les expériences multiples du Dr Rœntgen, dont l’autorité fait loi en pareille matière ... » Quelle crédulité !
Ou obscurantisme malgré (ou à cause ?) le foisonnement de bondieuseries et objets de piété regroupés dans un coin de la boutique.

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D’innombrables chapelets sont suspendus tels quelques « aller retour » de saucisse d’Ariège (péché de gourmandise).
Les étagères regorgent de crucifix, cierges, livres saints, images pieuses, statuettes saint-sulpiciennes.
Après Renaud, je blasphème volontiers en entrant avec Brassens dans sa Ronde des jurons :

« Ils ont vécu, de profundis
Les joyeux jurons de jadis …
Tous les Bon Dieu
Tous les vertudieux
Tonnerr´ de Brest et saperlipopette
Ainsi, pardieu, que les jarnidieux
Et les pasquedieux ... »

Il ne fallait pas toujours donner au colporteur le bon dieu sans confession. Les pierres bénites étaient parfois simplement ramassées dans le Salat. Les colporteurs de Salau et de Couflens (deux villages proches) louaient, avec l’aval du curé, la statuette de Notre-Dame de Salau, en échange d’une aumône.
Cela dit, miracle, j’entends des voix lorsque ma curiosité me pousse à regarder à l’intérieur des tiroirs très rustiques. En effet, leur ouverture déclenche le témoignage sonore de certains anciens du village.
Mon guide attentionné doit me juger (à tort) indifférent à ses commentaires tant mon regard ne se détache pas de ce qui constitue un véritable inventaire à la Prévert : épices, pelotes de fil, dés à coudre, aiguilles, porte-plumes, palettes de peinture, outillage, peignes en corne, coiffe de communiante, sacs de bioxyde de cuivre et de bouillie bordelaise, semences, farine de moutarde (souvenez-vous des cataplasmes brûlants sur la gorge), etc…

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Ces mille et un trésors dormaient dans la réserve et le grenier de l’épicerie Souquet elle-même. Grâce soit rendue à tous les bénévoles qui leur ont redonné vie et sens.
Dans une petite pièce attenante, on peut aussi consulter des factures et des livres de comptes.
Mais je dois bientôt prendre congé d’autant qu’un car de seniors est attendu. La boutique est évidemment aussi ouverte aux plus jeunes justement parce qu’elle parle d’un temps que les moins de cinquante ans ne peuvent pas connaître.
Quoique le marchand de tapis maghrébin dans les années 1960-70 et le vendeur d’artisanat présumé africain l’été sur nos plages appartiennent également à ces traditions de marchands ambulants. L’homme du Tiers ou Quart Monde, migrant moderne, a repris la hotte de Jean-Misère avec toutes les marques de méfiance et de suspicion qui l’accompagnent.
Le prof qui sommeille toujours en moi imagine les passionnantes séquences d’éveil qui peuvent être envisagées à l’occasion d’une visite ici.
« Combien de courts souvenirs, de petites choses, de rencontres, d’humbles drames aperçus, devinés, soupçonnés sont, pour notre esprit jeune et ignorant encore, des espèces de fils qui le conduisent peu à peu vers la connaissance de la désolante vérité.
À tout instant, quand je retourne en arrière pendant les longues songeries vagabondes qui me distraient sur les routes où je flâne, au hasard, l’âme envolée, je retrouve tout à coup de petits faits anciens, gais ou sinistres qui partent devant ma rêverie comme devant mes pas les oiseaux des buissons. » Ainsi commence Le Colporteur, une nouvelle de Guy de Maupassant publiée quelques mois avant sa mort. Vous avez deux heures, chers collégiens, pour la commenter !
Qui sait si dans un siècle, vos arrière-petits-enfants ne s’extasieront pas devant des collections de portables, tablettes et consoles numériques, souvenirs vintage de notre temps présent, et peut-être même devant un vieux CD de réenregistrements de jazz de … Cole Porter !

* Le titre du billet fait, bien sûr, référence au film de Woody Allen. À quelques centaines de mètres près, le clin d’œil aurait été encore plus appuyé. En effet, le village voisin s’appelle Seix ! Jouissif non ?

Les deux cartes postales anciennes (boutique et montreur d’ours) sont éditées par l’association du patrimoine de Soueix-Rogalle.

Publié dans:Ma Douce France |on 12 novembre, 2013 |Pas de commentaires »

Un dimanche entre Drancy à Bobigny … avant Auschwitz

Je commence ce billet comme j’aurais pu l’achever.

« C’est à vous que je parle, homme des antipodes,
je parle d’homme à homme
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier ;
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il,
ne pas crier vengeance (…)
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds ;
alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous, une bouche qui priait comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’œil, cet œil pleurait un peu de sel.
Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre.
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous, j’étais méchant et angoissé,
solide dans la paix, ivre dans la victoire
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec
Et pourtant, non.
Je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encore sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres, à l’aube
les wagons à bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusé d’un délit que vous n’avez pas fait,
du crime d’exister,
changeant de nom et de visage
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué,
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra sans doute, quand ce poème lu
se trouvera devant vos yeux.
Il ne demande rien ! Oubliez-le, oubliez-le !
Ce n’est qu’un cri qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait ; avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous semblera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement. »

Il s’agit de la préface en prose de Sur les fleuves de Babylone, le long poème de Benjamin Fondane, un philosophe et écrivain juif roumain, naturalisé français.
Sa dernière lettre écrite à Drancy contenait des indications précises pour la publication de son œuvre. Le 30 mai 1944, il fut déporté dans le convoi n°75 vers le camp d’extermination d’Auschwitz Birkenau. Il y est mort dans une chambre à gaz, le 2 ou 3 octobre 1944.
« Nous verrons bien vers 1980 », écrivait-il en 1943. Je suis en 2013, rue Jean Jaurès à Drancy, une ville banlieusarde de la Seine-Saint-Denis. Je me gare à hauteur de la Villa Jaurès, un projet immobilier en cours de construction.
De l’autre côté de la chaussée, se trouve la cité de la Muette créée en 1933, à l’initiative d’Henri Sellier, ministre du gouvernement de Léon Blum, dont la grande cause était l’amélioration de l’habitat des populations défavorisées. C’est le premier grand ensemble construit en France, le premier gratte-ciel à la française, qui préfigurait l’architecture urbaine de l’avenir au même titre que la Cité radieuse de Le Corbusier. Ses concepteurs rêvaient de la cité jardin ouvrière du futur …
Ce matin, un résident bricole son automobile, quelques cantonniers d’origine maghrébine tondent les pelouses de cette ex-cité ignominieuse.

Un dimanche entre Drancy à Bobigny ... avant Auschwitz dans Ma Douce France drancyblog8

De la Muette, le chanteur Jean Guidoni en parle ainsi :

« Moi J’habite à Drancy
À la cité de la Muette
On peut dire que j’ai d’ la chance

Cité de la Muette tu parles mais pas muette pour tout l’ monde
Si seulement une nuit j’ pouvais vraiment dormir
S’il n’y avait pas toujours ces drôles de voix qui grondent
S’il n’y avait pas ces murs à sans arrêt gémir

Qu’est-ce qu’elle a cette baraque à grincer comme un brick
Qu’est-ce qui peut bien comme ça devoir la tourmenter
La faire pleurer de tous ses moellons et de ses briques
Et me faire somnambule dans mon F3 hanté

Ce soir je ne veux plus d’ pleurs
J’ai trop besoin d’ silence
Et me voilà dans la nuit
A faire la chasse au bruit
Frappant avec violence
Mon vieux papier à fleurs

Montrez-vous les fantômes
Que je gueule à perdre haleine
Mais soudain j’ne chante plus
Heurté comme par un flux
Par une marée humaine
Un effarant monôme
Et voilà qu’je commence
À mieux voir des silhouettes
C’est ceux qui campent ici
Dans mon F3 de Drancy
A la cité d’ la Muette
Vous parlez d’un coup d’ chance … »

La cité ne fut jamais achevée du fait de la crise économique. Le bâtiment qui demeure aujourd’hui servit à partir de juillet 1940 de camp pour les prisonniers de guerre français et britanniques puis, jusqu’en juillet 1941, pour les « ressortissants des puissances ennemies » (les civils anglais et du Commonwealth).
Sa forme en « fer à cheval » se prêtait à la transformation en camp d’internement. On l’entoura de barbelés. Des miradors furent installés aux quatre coins et la cour recouverte de mâchefer.
On distingue trois périodes dans l’histoire de ce camp. D’août 1941 à juillet 1942, il est placé sous l’autorité suprême de l’allemand Theodor Dannecker. Un fonctionnaire français, nommé par la Préfecture de police, assure le commandement et fait appliquer le règlement. La garde extérieure et la surveillance intérieure sont assurées par des gendarmes français.
La seconde période débute à l’occasion de la grande rafle des 16 et 17 juillet 1942. Sur les 13 152 hommes, femmes et enfants arrêtés, 4 992 sont directement internés à Drancy. Il s’agit de personnes seules et de couples sans enfants qui seront déportés dès le 19. Les autres sont enfermés au Vel’d’Hiv’ à Paris puis transférés vers les camps de Pithiviers et Beaune-la-Rolande. Les parents sont ensuite directement déportés vers Auschwitz fin juillet et début août. Trois mille enfants séparés séjournent à Drancy à partir du 15 août avant d’être à leur tour envoyés à Auschwitz.
Du 2 juillet 1943 au 17 août 1944, les nazis administrent le camp avec à leur tête le terrible Aloïs Brunner. Les gendarmes français sont relevés de leurs fonctions et n’assurent plus que la garde extérieure.
Entre les étés 1941 et 1944, Drancy fut le principal camp d’internement et de transit des Juifs de France vers Auschwitz – Birkenau. 67 000 des 75 000 Juifs déportés de France sont passés par là . Drancy la juive !

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À l’entrée de la Cité, a été érigé en 1976 un monument du souvenir étrange et abstrait, œuvre du sculpteur franco-israélien Shelomo Selinger.
De ses propres mots, « Il est appelé à perpétuer la mémoire des Juifs enfermés dans le camp installé en ce lieu, d’où ils furent déportés dans les camps d’extermination nazis. J’espère qu’il sera à même de transmettre aux générations futures les émotions qu’en qualité de rescapé des camps nazis, j’ai revécues deux années durant, en travaillant à cette œuvre.
C’est une sculpture en granit rose, haute de 3,60 mètres, qui s’ouvre tel un immense cri sur 3 blocs différenciés formant la lettre shin en hébreu, celle qui est gravée traditionnellement sur la mezouzah apposée sur les maisons juives pour contenir le parchemin rituel. Les deux blocs de pierre latéraux représentent les « portes de la mort » et portent des inscriptions en français, en hébreu. »

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Les portes de la mort se referment à l’arrière du monument. Deux escaliers se rejoignent à hauteur de rails qui mènent jusqu’à un wagon « témoin » et même acteur. Mis en place en 1988, c’est l’un de ceux qui transportèrent des milliers de Juifs vers les camps d’extermination.

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Durant de longues secondes, j’essaie de concevoir … l’inimaginable.
Je lirai plus tard le témoignage d’une femme appartenant au convoi n°76 du 30 juin 1944 :
« Un soir, l’accès de notre chambre fut obstrué par des rouleaux de barbelés. Le lendemain, nous aurions à quitter ce camp. Partir, disaient les anciennes, c’était aller à « Pitchipoï » (Pitchipoï est le nom yiddish qui désigne un petit monde imaginaire. Il est utilisé au camp de Drancy par les internés pour désigner la destination inconnue des convois de déportation vers l’Est). Personne ne savait ce que cela voulait dire, et nous pensions en réalité que nous irions en Allemagne, dans un camp de travail comme on nous l’avait dit. »
Dans un acte admirable et désespéré de résistance, plutôt que voir Pitchipoï, certains tentèrent de retrouver la lumière en creusant un tunnel qui devait déboucher dans l’avenue Jean Jaurès. Une plaque en témoigne :
« Sous cette allée, à 1m50 de profondeur passait le tunnel de l’évasion du camp de DRANCY.
70 internés répartis en 3 équipes oeuvrèrent de jour et de nuit pour sa réalisation. Commencé en septembre 1943, long de 36 mètres, il fut découvert par les nazis en novembre 1943 et ne fut jamais achevé. Il manquait 3 mètres pour atteindre la liberté ! »
Les Allemands procédèrent à l’arrestation de quatorze membres de l’équipe du tunnel. Ils furent interrogés sous la torture, aucun ne parla. Ils furent déportés par le 62e convoi, le 20 novembre 1943. Sur les quatorze, douze sautèrent du train en marche et purent rejoindre la Résistance. L’un d’eux, Claude Aron fut arrêté à Lyon, alors qu’il avait un poste de responsabilité dans un maquis. Torturé, il avoua s’être évadé du train de déportation, pour ne pas mettre en cause ses amis du maquis. Ramené à Drancy, il y fut épouvantablement torturé, déporté et exécuté à son arrivée à Auschwitz.
Scellée à proximité du wagon, une plaque reconnaît la responsabilité engagée de notre pays : « La République française en hommage aux victimes des persécutions racistes et antisémites et des crimes contre l’humanité sous l’autorité de fait dite « Gouvernement de l’État français » (1940-1944). N’oublions jamais. »
Un peu plus loin : « Ici, l’État français de Vichy interna plusieurs milliers de juifs, tsiganes et étrangers. Déportés vers les camps nazis, presque tous y trouvèrent la mort. Nous, génération de la mémoire, n’oublierons jamais. »
Enfant du baby boom, c’est sans doute pourquoi je suis là aujourd’hui. Lors de l’ouverture du mémorial de la Shoah de Drancy, le président de la République François Hollande déclara : « Il ne s’agit plus d’accuser mais de transmettre … » ! C’est cela le devoir de mémoire.
Encore un témoignage d’un « passager » du convoi n°57 du 18 juillet 1943 :
« La veille, à Drancy, les détenus désignés pour la déportation sont parqués dans les escaliers réservés au départ.
18 juillet, depuis la veille nous sommes parqués dans l’escalier 22, en quarantaine, sans contact avec les autres. Nous avions été appelés, priés de ramasser toutes nos affaires et de rejoindre l’escalier 22. La nuit s’est passée dans les chambres de cet escalier que nous avions peint il y a quelques jours. Dans ces chambres, nous dormons à même le sol. Tôt le matin, rassemblement dans la cour interdite aux autres détenus. Derrière la grille du camp, des camions attendent pour nous amener à la gare de Bobigny. »
Elle est distante de deux kilomètres. La route des Petits Ponts, empruntée par les autobus, parfaitement rectiligne, s’appelle aujourd’hui, avenue Henri Barbusse.
Coïncidence, ce dernier dimanche d’avril est la journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la Déportation.

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Dans une démarche de mise en valeur de son patrimoine mémoriel, la ville de Bobigny organise une visite de l’ancienne gare qui fut donc le lieu de départ de près d’un tiers des Juifs déportés de France vers Auschwitz-Birkenau de juillet 1943 à août 1944.
Auparavant, de juin 1942 à juin 1943, les départs s’effectuaient en gare du Bourget. Là-bas, 41 convois déportèrent près de 40 000 personnes. Cependant, utilisant le réseau ferroviaire de la Grande Ceinture, ils passaient tout de même à Bobigny avant de rejoindre le nœud de Noisy-le-Sec puis la voie de l’Est.

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Quinze heures ! La quarantaine de personnes inscrites pour la visite sont ponctuelles au rendez-vous fixé sur le pont surplombant les voies. Frisson imprévu, un long train de marchandises constitué de wagons pas tellement différents de ceux de sinistre mémoire, couvre les premières explications de la guide. Il paraît que le mythique Orient-Express passait aussi encore là il y a peu. Voyage, voyage … !
Une heure et demie durant, Anne Bourgon, chargée de mission de l’aménagement et de la valorisation du site, va nous livrer des informations précises, documentées, adaptées aux différents niveaux de connaissance de son auditoire, propres à faire jaillir émotion et recueillement. Mieux encore, à la lumière de toutes les recherches qu’elle a effectuées, elle n’hésite pas à apporter sa vision personnelle, battant en brèche ainsi un certain discours officiel du génocide et quelques a priori d’une histoire mal assumée.
D’entrée, elle stigmatise les nombreuses années durant lesquelles ne put émerger aucune mémoire du rôle joué par la gare. Dès l’après-guerre, la SNCF continua d’utiliser le site comme si de rien n‘était, l’activité de gare de marchandises se poursuivant jusqu’à la fin des années 1970.
Elle loua même certains espaces, à partir de 1954, puis l’ensemble du site dans les années 1980, à une entreprise de récupération de métaux. Ainsi, dans une métaphore involontaire, le souvenir du génocide à Bobigny disparut sous un amoncellement de ferraille. Finalement, c’est peut-être aussi ce qui a préservé le lieu et permet de le retrouver aujourd’hui presque en l’état. Le départ du ferrailleur en 2005 puis le classement du site comme monument historique a enfin rendu possible la fréquentation de ce haut lieu de la souffrance des Juifs dans la déportation.

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La plongée dans l’horreur s’effectue par un escalier abrupt menant à l’ex-friche industrielle d’une superficie de 35 000 mètres carrés.
À la différence du Bourget où les départs se faisaient aux yeux de tous, Alois Brunner choisit Bobigny pour sa discrétion, le risque moins élevé de bombardements alliés ainsi que son côté … « fonctionnel ».
La gare était située alors dans une zone maraîchère agrémentée de quelques rares pavillons et possédait une longue voie de garage auprès de laquelle les autobus pouvaient accéder directement. Elle desservait aussi l’imprimerie du célèbre hebdomadaire L’Illustration située à quelques centaines de mètres de là. Dirigé par un « collaborateur », le journal fut interdit à la Libération. Je me souviens d’une phrase d’Albert Camus :« J’ai envie de me marier, de me suicider, ou de m’abonner à l’Illustration. Un geste désespéré, quoi… »!

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La gare des voyageurs qui demeure le bâtiment le plus spectaculaire, n’était déjà plus en activité, le trafic des voyageurs ayant cessé dès le milieu des années 1930. Elle servait alors de logement à des cheminots dont on a dit peut-être abusivement qu’ils avaient fait acte de résistance. En tout cas, ils furent témoins de départs de convois. On entre là dans les mécanismes, les jeux d’acteurs et les responsabilités de chacun dans un climat de reprise en main par l’administration berlinoise.
Sur la façade de ce bâtiment considéré donc à tort comme emblématique, dès 1948, des plaques furent tout de même apposées mentionnant le chiffre erroné de 100 000 déportés partis de cette gare et omettant de préciser qu’ils étaient juifs.
Ce n’est qu’en 1992 que le maire communiste Georges Valbon décide de la pose d’une nouvelle plaque.

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Notre guide nous expose la topographie du site et le déroulement des opérations à l’aide d’une grande photo accrochée sur un modeste local. Nous observons parfaitement le trajet des autobus depuis le camp de Drancy dont les tours se dressent dans le lointain telles des sentinelles.

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Les nazis ne considérant pas les Juifs comme des voyageurs, les embarquements s’effectuaient sur la plate-forme de la gare de marchandises plus « adaptée ». dans des wagons à bestiaux prévus pour 40 hommes et 8 chevaux.
La seule lecture silencieuse de témoignages affichés sur le mur du dépôt de marchandises suffit  pour ressentir l’innommable.

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Pour la structuration de mon billet, je prends quelque liberté par rapport à la chronologie de la visite.
Je me plante quelques instants devant les rails rouillés. Ce que je vois est la dernière image de la France qu’emportérent les futures victimes. Tout à côté, huit grandes photographies racontent l’exact moment où les déportés embarquaient. Elles sont tirées de fonds d’archives de pays de l’Est car, on ne connaît actuellement aucun cliché pris à Bobigny. Les nazis ne tenaient probablement pas à donner trop de publicité à leur ignoble besogne.

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Peu importe ! Le visage de ces enfants et de leurs mères, ignorant qu’ils seront directement gazés dans quelques heures, mouille les yeux d’un monsieur qui « s’excusera » peu après … que des membres de sa famille aient péri au camp de Buchenwald.
Nous arpentons les rails envahis de mauvaises herbes. Allégorie émouvante, dans la future scénographie muséale envisagée avec le concours de l’École Nationale du Paysage de Versailles, pourraient être cultivées des plantes de friches aussi indésirables qu’étaient jugées les gens qui foulèrent le lieu il y a soixante-dix ans.

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Nous parvenons à une guérite et un poste d’aiguillage, jonction entre la voie de garage où les déportés étaient embarqués, et le réseau de lignes menant à Auschwitz.
Anne Bourgon se plait avec subtilité à considérer ce point dénommé Z dans la signalétique de la SNCF comme la dernière lettre de l’alphabet qui marquerait la fin d’une étape, ou le point Zéro d’une nouvelle séquence du voyage menant aux chambres à gaz. C’est l’instant du basculement du monde de l’internement à celui de l’extermination.

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Nous rebroussons chemin vers l’ancienne gare de marchandises qui deviendra probablement dans un proche avenir le vrai lieu de commémoration. Déjà, une immense frise, couvrant tout un pignon, recense de manière très détaillée l’ampleur du génocide : « Plus de 74 000 Juifs ont été déportés depuis la France occupée, par 74 convois, entre mars 1942 et août 1944. Moins de 5 000 sont revenus ».
Anne Bourgon qui a su nous fournir une foule d’informations avec une économie de paroles, laisse encore à chacun le temps de se recueillir et de réfléchir à sa manière.
Je tends l’oreille ; une femme qui a visité plusieurs fois le camp d’Auschwitz, s’entretient avec beaucoup d’humanité et de pédagogie avec trois collégiennes de couleur très attentives … Anne précise qu’il y eut quelques déportés noirs à Bobigny.
Je m’attarde encore devant quelques photocopies de lettres, certaines furent jetées des trains.
L’une d’elles est écrite par Simone Weill, une presque homonyme de l’ancienne ministre qui partit aussi de Bobigny pour Birkenau :
« Ma chère Denise,
Quand tu recevras cette lettre, je pense que nous roulerons dans la direction que tu devines !
Nous allons sans doute rejoindre papa et maman, je souhaite que nous soyons dans le même camp. On part vendredi matin. C’est le voyage qui m’ennuie le plus, pour la petite, pour le froid maintenant.
Je pense que ce ne sera pas trop long ; quand papa et maman sont partis, le samedi matin, ils devaient arriver le lundi matin. Ils doivent être dans un nouveau camp près de Dresde. On part avec courage. »
Jean Ferrat dont le papa Mnacha Tenenbaum fut séquestré au camp de Drancy puis déporté via Le Bourget et assassiné à Auschwitz, y répondait presque :

« Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent

Ils se croyaient des hommes, n’étaient plus que des nombres
Depuis longtemps leurs dés avaient été jetés
Dès que la main retombe il ne reste qu’une ombre
Ils ne devaient jamais plus revoir un été

La fuite monotone et sans hâte du temps
Survivre encore un jour, une heure, obstinément
Combien de tours de roues, d’arrêts et de départs
Qui n’en finissent pas de distiller l’espoir ... »

Le titre de la chanson Nuit et Brouillard fait référence à la directive Nacht und Nebel signée en 1941 par Adolf Hitler, qui ordonnait que les personnes représentant une menace pour le Reich ou l’armée allemande dans les territoires occupés soient transférées en Allemagne et disparaissent dans le secret absolu.
La chanson connut un grand succès auprès du public dès sa sortie en 1963, malgré une censure non avouée des autorités qui déconseillaient sa diffusion sur les ondes ….
Une autre lettre jetée du convoi du 31 juillet 1943 :
« Madame ! Vous serez bien aimable d’envoyer ce petit mot à l’adresse suivante … J’espère ne pas trop vous déranger maintenant, et pouvoir vous récompenser un jour. Merci …

Drancy le 30 VII 43
Ma bien chère Amie !
Le sort a voulu que vous deveniez marraine de mon enfant plus vite que vous ne l’avez voulu. Je n’ai pas eu la chance d’avoir un mot de vous avant mon départ. Je ne sais pas où se trouve mon petit garçon, où je devrais aller le trouver, quand un jour je reviendrai à la vie. Pourtant je pars courageuse et avec la ferme conviction que mon enfant ne sera pas abandonné.
Je ne suis plus qu’un numéro dans un wagon plombé … Mais ne vous en faites pas, j’ai très bon moral et je compte absolument revenir et bientôt …
Un bon baiser pour mon Jeannot. Dans trois heures, on part à l’aube.
Je vous embrasse, je vous embrasse. Je vous crie de toutes mes forces : Au revoir !
Votre Éva »
Éva Gorgevit a survécu à l’enfer d’Auschwitz. Elle a soufflé, il y a peu de temps, ses cent bougies lors d’une fête organisée par son fils Jean !
La friche de l’ancienne gare fait revivre avec beaucoup d’émotion l’esprit de ceux qui partirent de Bobigny pour être exterminés à Auschwitz.

« … Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds ;
alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous, une bouche qui priait comme vous … »

Mon billet de mémoire s’achève comme je l’ai commencé … enfin pas tout à fait.
En effet, le hasard de mes lectures fait qu’il n’est pas incongru que je vous parle ici de Moi René Tardi prisonnier de guerre au Stalag IIB, une bande dessinée de Jacques Tardi.

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Il serait réducteur de considérer uniquement Tardi comme l’auteur des savoureuses aventures d’Adèle Blanc-Sec. Il a adapté également en bande dessinée des polars de Léo Malet, le chef-d’œuvre de Céline Voyage au bout de la nuit, le roman de Jean Vautrin Le Cri du peuple sur la Commune de Paris. Il a publié encore quelques albums remarquables sur la guerre 14-18.
Et pour la petite histoire, sachez que, nommé récemment chevalier de la Légion d’honneur, il a refusé cette distinction en indiquant ne vouloir « rien recevoir, ni du pouvoir actuel, ni d’aucun autre pouvoir politique quel qu’il soit ».
Avec Moi, René Tardi, prisonnier de guerre – Stalag IIB, Jacques Tardi réalise un projet mûri de longue date, de mettre en images les souvenirs qu’à sa demande, son propre père consigna sur des cahiers d’écolier, à propos de ses années de guerre et de sa captivité en Allemagne.
De la même génération d’après-guerre que moi, Tardi a été longtemps indifférent voire exaspéré par les récits de prisonnier de guerre qui nourrissaient souvent les conversations lors des repas familiaux.
« J’ai compris beaucoup plus tard, après avoir franchi cette période de l’adolescence où j’étais en conflit avec mon père, lui reprochant son passé militaire, à quel point ces années terribles avaient compté pour lui, dont la jeunesse avait été confisquée, volée pourrait-on dire … 4 ans et 8 mois de captivité, le froid, la faim, la survie, et surtout l’amertume qui fera de lui à vie un homme meurtri, aigri, coléreux, honteux … Un vaincu, un perdant revenu de tout ... »
« À la Libération, la révélation de la barbarie nazie à l’ouverture des camps de la mort, puis l’arrivée des survivants à l’Hôtel Lutetia à Paris, ainsi que l’héroïsme des résistants français sous l’occupation, éclipsèrent totalement le retour des prisonniers de guerre. Il n’y eut pas d’espace pour la parole de ces derniers et leurs souffrances n’eurent pas de droit de cité. Ils demeurèrent des victimes silencieuses et ignorées de cette guerre, puis de la honteuse collaboration du régime de Vichy, qui les laissa par la suite otages aux mains de l’ennemi, main-d’œuvre de substitution … »
Tel un documentaire, dans sa bande dessinée de près de deux cents pages, Tardi adulte renoue le dialogue avec son père aujourd’hui décédé, en retraçant son destin de prisonnier de guerre. Subtilité quasi psychanalytique, Tardi se met en scène lui-même sous les traits d’un gamin imaginaire en culottes courtes, goguenard et cynique, sans cesse présent au milieu du paysage.

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J’ai ressenti une profonde émotion en découvrant véritablement le quotidien des prisonniers de guerre après qu’ils eussent été abandonnés par leur état-major et considérés comme des lâches par le gouvernement collaborationniste. Des planches en noir et blanc et nuances de gris comme une chape de plomb sur un pan de notre Histoire de France.
Ces hommes « voyagèrent » aussi dans des wagons de marchandises, parqués comme des bêtes jusqu’au camp. Nombreux eurent la chance d’en revenir, c’est peut-être leur malchance aux yeux de l’Histoire …
J’ai eu un oncle très cher qui connut semblable destin. Vous le connaissez peut-être pour vous l’avoir présenté dans un billet du 19 mai 2009 en compagnie de Monsieur Hulot, le tonton de Jacques Tati. Comme Tardi, dans ma jeunesse, je fus le témoin de joutes oratoires mémorables entre mon père et cet oncle lors des repas de famille. Je n’y comprenais rien mais ce qui est certain, c’est qu’ils étaient rarement d’accord sur le sujet !
Dans le prolongement de la lecture de Tardi, en surfant sur la Toile, j’ai découvert une liste d’enseignants prisonniers au Stalag IV C : « CARON Michel, matricule 5031/../IV C, né le 14/04/1910 à Fleury-sur-Andelle (Eure), instituteur, Rouen ».
Oui, c’est bien mon cher tonton Michel ! Il fut prisonnier cinq ans durant au camp de Bodenbach, district de Tetschen, dans le territoire des Sudètes. Peu de temps après, il enchanta mon enfance et ma jeunesse …..
Comme je regrette maintenant de n’avoir pas pu et su œuvrer pour sa mémoire !
Je garde de lui le souvenir d’un homme gai, modeste, tolérant, pourvu d’un sens profond de l’amitié. Chaque année, il retrouvait ses camarades prisonniers lors d’un banquet joyeux et fraternel au restaurant Chez Plumeau à Montmartre, ce qui était le prétexte à railleries affectueuses de ma part. Entre rires et larmes … Peut-être, était-ce parce que le pays avait connu une grande trouille que le cinéma français de ma jeunesse préférait se défouler avec de grands succès populaires et même populistes comme La vache et le prisonnier, La grande vadrouille ou La septième compagnie.
La réalité des camps de la mort a depuis pris le dessus. Le devoir de mémoire s’opère.

Publié dans:Ma Douce France |on 12 mai, 2013 |10 Commentaires »

Au bon temps des rédactions

Ayant souhaité acquérir un numéro spécial que la fédération des œuvres laïques de l’Ardèche avait consacré à Jean Ferrat au moment de sa disparition, je reçois depuis, régulièrement, leur mensuel Envol sous-titré Montarem tant que poirem, un vieil adage des anciens qui, un à un, ont quitté leur pays pour s’en aller gagner leur vie loin de la terre où ils sont nés … vous connaissez la chanson.
J’adore feuilleter ces journaux régionaux voire locaux, de résistance au hasard de mes promenades à travers ma douce France. Ainsi, vous le savez, je ne manque jamais de ramener quelques exemplaires de Gardarem lo Larzac à chacune de mes visites sur le causse.
Comme me qualifie un excellent ami dont je vous parlerai, sans doute, prochainement, je suis un insatiable “je-veux-comprendre-tout” !
Bref, je ne résiste pas à réveiller votre curiosité et votre sensibilité avec un savoureux article publié dans le journal d’action laïque de l’Ardèche en date de janvier 2013. Il concerne une rédaction que Monsieur Paul Suchon, un instituteur comme on en trouve de moins en moins de nos jours (et pour cause déjà, ce sont des professeurs des écoles), proposa, dans les années cinquante, à ses élèves de l’école communale de Saint-Michel-de-Chabrillanoux. Je ne sais pas si cela vous fait le même effet mais rien que le nom de cette modeste commune de moins de 300 âmes au cœur des coteaux ardéchois, ça exhale en moi des parfums de châtaignes et de champignons.
Un demi-siècle plus tard, il n’est sûrement pas inutile de préciser en quoi consistait une rédaction, un véritable gros mot pour une petite fille qui m’est chère, et pour cause, elle n’y a quasiment jamais été confrontée au cours de sa scolarité. Et pourtant, elle est aujourd’hui en troisième !
Donc, à travers cet exercice de français, à l’école primaire puis au collège, on demandait à l’élève de parler d’un sujet qui lui était familier ou d’un fait dont il avait été témoin et dont toutes les circonstances lui étaient par conséquent connues, notamment en lui donnant à reproduire une leçon quelconque du programme que le maître avait développée précédemment dans un ordre méthodique, l’effort se bornant à habiller chaque idée, à lui donner une forme correcte, construite d’après les règles grammaticales, en veillant à la précision et à l’exactitude des termes employés.
Étape supérieure, on passait à la composition française. Le sujet était plus abstrait. L’élève, avant de rédiger, devait trouver toutes les idées s’y rattachant, en faire la sélection, les classer dans un ordre logique en donnant à chacune l’importance qui convient. Elle était proposée sous des formes variées : lettres, récits, narrations, descriptions, comptes-rendus, discussion d’une pensée.
Ce jour-là, à l’école de Saint-Michel-de-Chabrillanoux, le sujet de la dite rédaction était donc : : « Quel est, selon toi, l’objet qui est le plus utile à ton père ? Pourquoi ? »
Voici ce que rédigea la chère tête blonde, quoiqu’en Ardèche, il soit plus probable qu’elle fût brune, sur son petit cahier revêtu d’un papier frictionné bleu.

« Malgré le béchard et le lichet, l’objet qui est le plus utile à mon père est la boge. Vous croyez maître, que la boge ne sert qu’à remiser les tartifles, les combales et les garinches hé bien pas du tout ; elle sert à beaucoup d’autre chose ! Mon père en met toujours une pour se protéger quand il plusique. Il en a toujours une accrochée à une pointe sous le calabert ou posée sur le pressoir à la cave. Çà évite aussi que du purin dégouline dans son cou quand il charrie le fumier dans ses échanous avec la besse et le coulassou. L’inconvénient c’est que la boge peut l’entrabler et qu’il risque de se barunler ou de s’espanler. Mon père utilise toujours une boge en coussin et il s’assoie dessus quand il enchappe sa daille. Quand il s’ajare pour greffer ses pêchers, il met aussi une boge pour éviter de s’égraougner les genoux. Quand il fait sa sieste sous le tilleul il en met une sur le banc avant de se jaïre dessus mais çà le fait ronfler. Et pour ramasser le rebrou . Il utilise encore une boge accrochée à une branche. La boge pendole et elle est munie d’un cerceau en châtaigner pour la garder ouverte. On verse ensuite le rebrou dans le bourrin pour le charrier.
La boge permet de transporter beaucoup de choses. Quand on va à la foire de St Sauveur du 5 septembre, on y met le petit cayou tout migraillou acheté après le marchandage, mais il n’est pas bien content et il couïne et repite pendant tout le trajet .La boge permet de remiser les feuilles de choux, les tatiflous et toutes les ploumailles pour pas qu’elles se pétafinent, et on peut les faire cuire dans la chaudière ou dans la grande oule. Après on escachine le tout dans le bachas à l’aide du et cette bachassée permet de nourrir le cayou qui s’est bien remplumé depuis le 5 septembre.
Quand les vaches font leur petit bouillou, la boge est très utile pour le tirer par les pattes car elles sont gluantes et çà glisse.
Avec quelques pataris de boge qui crame dans un bouffaïre il n’y a rien de mieux pour les abeilles et les rendre moins méchante. Quand elle fait sa lessive à la fontaine ma mère s’en sert aussi comme coussin sous ses genoux pour éviter qu’ils trempent dans le gouillassou à cause de l’eau qui giscle. Moi aussi j’utilise une boge pour remiser et transporter mes babés après les avoir ramassés dans un billot.
À la vogue il y a des courses ou les enfants ont les jambes entrablées et c’est le premier qui arrive qui gagne. L’hiver, on bouche aussi certains frachous pour pas que le froid rentre.
Ah, j’ai oublié que la boge sert aussi pour mettre la jagne quand on va faire la goutte. Pour moi, la boge est bien indispensable pour tous les travaux. Le seul inconvénient, c’est que les rats y font des trous et qu’on est obligé de la pétasser. »

J’ignore quelle note fut accordée à ce devoir, mais l’élève récupéra son cahier avec un certain nombre de mots soulignés à l’encre rouge. Dans la marge, le maître, outre la mention passable, avait annoté ceci : « Bien pour l’observation et l’orthographe mais il faut continuer à faire un sérieux effort pour t’exprimer en français ».
Cinquante ans plus tard, il est permis de porter un autre regard. D’abord, il faut replacer l’activité dans le contexte de l’époque. Cette rédaction est le produit d’un fils de paysan ardéchois né dans la première moitié du vingtième siècle. Et dans cette région reculée (ne voyez là aucun sens péjoratif), les enfants en bas âge baignaient dans un milieu familial où les parents s’exprimaient essentiellement en patois.
J’ai pris conscience de ce phénomène très récemment dans des circonstances malheureusement cruelles. En Ariège, un autre département un peu oublié sur la carte de France (on le confond même, bizarrement, fréquemment avec l’Ardèche !), un ami cher que j’envisageais de filmer l’été prochain pour le travail de mémoire audiovisuelle que j’effectue là-bas, s’en est allé subitement. Orphelin de toute image pour lui rendre malgré tout hommage, j’ai fait la connaissance d’un professeur qui possède deux heures d’interview en gascon. Ce cher Amédée maniait en effet la langue occitane couramment. C’était même sa première langue ! Il n’avait connu que celle-ci dans la ferme familiale avant de rejoindre, à partir de l’âge de six ans, l’école communale distante de six kilomètres à pied à travers bois ! Ou comment, une absence précoce d’alphabétisation devient élément de culture cinq décennies plus tard !
Il me revient en mémoire aussi Farrebique, le magnifique film de Georges Rouquier racontant la vie d’une famille de paysans de l’Aveyron au rythme des quatre saisons. Des sous-titres sont souvent nécessaires pour traduire le patois du Rouergue dans lequel s’expriment les aïeux entre eux ou avec leurs enfants. Un chef-d’œuvre qui reçut une récompense au festival de Cannes en 1947 et qui est étudié dans les universités américaines. C’est ainsi que Coppola et Spielberg le soutinrent, ce qui permit à Rouquier d’obtenir un financement pour réaliser Biquefarre, quarante ans plus tard, dans la même ferme avec les mêmes protagonistes, du moins ceux qui étaient encore en vie.

Au bon temps des rédactions dans Coups de coeur farrebique

L’enseignant, outre de devoir imposer la langue française au patois, devait aussi composer dans les campagnes avec l’absentéisme. Il était fréquent qu’il ne puisse compter avec son effectif d’élèves au complet, qu’après la Toussaint, lorsque les travaux des champs étaient achevés.
Reconnaissons donc que cette rédaction qui révélait de sérieuses lacunes en français en son temps, possède aujourd’hui une indéniable dimension poétique. On y trouve même une richesse et une expressivité de vocabulaire tout à fait étonnantes. Cet écolier mettait aussi, à sa façon, en application les consignes que nos enseignants d’alors ne manquaient pas de réclamer, à savoir un langage précis, varié et sans répétition.
Pour manier le paradoxe, on peut même dire qu’il battait inconsciemment en brèche les instructions liées à la rédaction dans la première moitié du vingtième siècle : « On ne peut guère demander aux enfants qui fréquentent l’école primaire de tirer de leur propre fonds des idées originales, de faire œuvre personnelle et propre, de mettre de l’art dans leur composition … L’invention, quoiqu’on en dise, ne jouera jamais un grand rôle dans les devoirs de l’école primaire » ( article Rédaction du Dictionnaire de Ferdinand Buisson). Dans le même ouvrage, un pédagogue périssable déclarait péremptoirement que « l’imagination était maîtresse d’erreur et de fausseté ».
Est-ce parce qu’il choisit d’en finir avec la vie, justement en Ardèche, à Antraigues, au pays de Ferrat, je pense à Allain Leprest et à sa chanson Mont-Saint-Aignan, une ville de la banlieue rouennaise où j’accomplis mes premiers pas à l’université :

« Dans le jardin de mes parents
À Mont-Saint-Aignan, près de Rouen
J’ai laissé des Sioux, des cailloux
Des joujoux, des poux, des z’hiboux
Des arcs-en-cieux, des carnavaux
Et trois mille chevals au galop ... »

Un joli pied de nez au Français académique. C’est beau quand on transgresse ou plutôt quand on transcende ainsi la langue ! Dans la même chanson, Allain confie qu’il laissa autrefois « des carnets scolaires avec des zéros milliardaires » ! Pas si sûr car il a souvent déclaré qu’il croyait aux bienfaits de l’école :
« Je crois en la culture, je crois en l’apprentissage, je crois aux armes que cela peut donner. On ne peut pas résister sans un minimum de savoir qui peut, d’ailleurs, être tout à fait empirique, qui peut s’apprendre dans la rue ou au contact des autres. Pour ma part, j’ai toujours rencontré d’excellents professeurs ou instituteurs qui m’ont donné confiance dans ce que j’écrivais. J’ai le souvenir d’un instituteur qui s’appelait monsieur Fleury. Je me le rappelle, assis sur le bureau en train de nous raconter Le vieil homme et la mer d’Hemingway. On avait tous l’impression qu’il était là, la canne à pêche à la main et qu’il tirait dessus comme un mordu… Pour peu qu’il y ait un zozo dans la classe qui faisait le moindre petit bruit ou qui bavardait, il refermait son livre d’un geste sec : « Finie, la lecture, aujourd’hui. » On lui en voulait au copain… ! »
Grâce à cet homme, il passa, à treize ans , le dernier certificat d’études organisé en France et décrocha le premier prix du canton. Au collège d’enseignement technique Charles Péguy de Rouen, il écrivait des mots d’excuses pour ses camarades absents. Une de ses professeurs lui demanda pourquoi il n’avait pas choisi des études littéraires …
Je digresse, mais sinon carnaval est un mot d’origine italienne apparu après la palatalisation, celle-ci étant une modification phonétique dans laquelle un son est produit par une partie plus à l’avant du palais dur que celle utilisée pour le son d’origine. Je ne veux pas dire mais avec tous les accents que l’on croise dans notre douce France … quel palais doivent choisir les princes de l’orthographe ? Bref, c’est ainsi que bal, chacal, festival, régal, récital et … carnaval font exception et prennent un s au pluriel sauf chez Leprest ! Et que les idéaux peuvent être des idéals !

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Je ne saurais terminer ce billet sans évoquer un cahier jauni qui trône en permanence dans ma bibliothèque. Sur la couverture, est écrit à l’encre : Livre d’Or de la Rédaction, Cours Complémentaire deuxième année (la cinquième du collège actuel). D‘une belle écriture cursive à l’encre violette, des jeunes filles y ont recopié la rédaction dont les qualités leur avaient valu de figurer dans ce florilège. Les sujets sont parfois semblables à celui proposé à l’écolier ardéchois. Ainsi, celui-ci : « Nous aimons souvent des objets même sans valeur et des lieux même sans beauté à cause des souvenirs qu’ils évoquent en nous. Décrivez-en un et dites pourquoi il vous est cher ». Ou encore : « Décrivez d’une manière objective puis subjective l’objet de votre choix ». Marie-Thérèse Canchon, née le 26 novembre 1933, évoque son cartable. Marcelle Hommebon, née le 14 janvier 1933, parle du vieux piano de son « pauvre » grand-père. Pour Éliane Genty, née le 9 mars 1934, ce sont ses chaussures qu’elle choisit. Comment à cet instant, mes pensées ne vagabonderaient pas vers le grand poète québécois Félix Leclerc :

« Moi, mes souliers ont beaucoup voyagé
Ils m´ont porté de l´école à la guerre
J´ai traversé sur mes souliers ferrés
Le monde et sa misère.

Moi, mes souliers ont passé dans les prés
Moi, mes souliers ont piétiné la lune
Puis mes souliers ont couché chez les fées
Et fait danser plus d´une... »

Ces jeunes filles, aujourd’hui octogénaires, étaient immédiatement après la guerre, à la remarquable école de ma chère maman.
Je naquis peu après. Tout gamin, j’allais gribouiller quelques feuilles dans son bureau directorial contigu à la salle d’études. En ce temps-là, en effet, le principal de collège ne s’installait pas dans la pièce la plus à l’écart des activités scolaires comme souvent maintenant … !
Avant le repas du soir, tout en vaquant à ses occupations administratives et pédagogiques (car elle enseignait en même temps qu’elle dirigeait l’établissement !), tandis qu’elle corrigeait les devoirs de la journée, il n’était pas rare qu’elle fasse irruption à côté et interpelle une pensionnaire pour qu’elle affine sa pensée et parvienne au mot juste. Admirable !
Je sais, je vous parle d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. Il m’arrive de jouer aux vieux cons même si, plus jeune, je jurais qu’on ne m’y prendrait jamais.
Ainsi, lorsque je suis un peu catastrophé du niveau en français (ce n’est pas uniquement de sa faute, la pauvre ! loin de là même !) de ma chère petite fille, je lui sors le livre d’or. Je vois poindre alors dans ses yeux un mélange d’étonnement et d’admiration et puis … elle reprend son iPhone 4 ou 5 ? on est à combien maintenant ! Heureusement, le dernier ouvrage Petite Poucette du philosophe académicien Michel Serres me redonne le moral. Il paraîtrait que « ces enfants habitent le virtuel. Les sciences cognitives montrent que l’usage de la Toile, la lecture ou l’écriture au pouce des messages, la consultation de Wikipédia ou de Facebook n’excitent pas les mêmes neurones ni les mêmes zones corticales que l’usage du livre, de l’ardoise ou du cahier. Ils peuvent manipuler plusieurs informations à la fois. Ils ne connaissent, ni intègrent, ni ne synthétisent comme leurs ascendants ». Allons bon, c’est donc moi qui suis infirme!
Bon ! Elle était très pittoresque cette rédaction ardéchoise mais au final, savez-vous ce qu’est la boge ? C’est un grand sac en toile de jute comme ceux que Jean-François Millet peignit !

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Au cas où quelques mots ou expressions vous auraient échappé, ce dont je ne vous tiendrai bien sûr aucune rigueur, je mets à votre disposition un glossaire ci-après.
Pour conclure, en guise de clin d’œil à l’objet et à l’écriture, j’emprunte encore quelques vers à Allain Leprest :

« Je suis hostile au premier jet
Je lui préfère les migraines
La nuit jusqu’au jour prolongée
à extraire de ma carène
l’adjectif, prénom de l’objet... »

PS : Le hasard fait bien les choses. Quarante-huit après la publication de ce billet, j’ai reçu le numéro de février de la revue Envol. Il y est encore question de langue française et de Michel Serres.
Bien qu’il soit optimiste sur l’avenir de sa Petite Poucette, cette jeune enfant qui pianote les touches de son portable avec ses deux pouces, le philosophe nous livre encore quelques sentences sur le bon usage de la langue française, à l’heure où le mot relais s’affiche avec un y dans toutes les gares de France :
« Les langues des régions de France moururent de la mort des paysans. Au Moyen-Âge, les savants, les médecins, les juristes, bref, la classe dominante parlait latin. Il fallut un édit royal pour que notre langue maternelle fût usitée en public et dans les actes officiels. Nous revenons aujourd’hui à cet état de fait. Les riches, la classe dominante, les publicitaires, ceux qui tiennent l’espace des affiches et le temps de parole éliminent le français. Comme d’habitude, les vainqueurs cherchent à imposer leur langage. Vous souvenez-vous de la vieille pub où un chien écoutait, obéissant, assis devant une enceinte acoustique d’où sortait la Voix de son Maître. La voix de nos maîtres, nous ne l’entendons plus que dans une autre langue …
Je vous invite à l’écrire et à la parler fièrement, comme une langue de la Résistance. Chaque fois que je reçois un message où l’on me demande un pitch de ma conférence à venir, je réponds aussitôt : qu’ès aco, lou pitch ? »

le béchard et le lichet : outils de jardinage pour retourner la terre
la boge : grand sac en toile de jute
les tartifles : pommes de terre
les combales et les garinches : variétés de châtaignes
il plusique : faible pluie
le calabert : hangar ouvert
la besse : hotte
le coulassou : coussin posé sur la nuque
entrabler : entraver
se barunler : tomber en roulant
s’espanler : dégringoler
enchapper sa daille : aiguiser sa faux
s’ajarer : se baisser
s’égraougner : s’écorcher
se jaïre : se coucher
pendole : suspendu négligemment
le cayou : le cochon
migraillou : maigre
couïner : crier
repiter : remuer
les tatiflous : petites pommes de terre
les ploumailles : épluchures
elles se pétafinent : elles s’abîment
la chaudière : grand récipient avec son foyer pour faire cuire la nourriture pour les cochons
la oule : la marmite
escachiner : écraser
le bachas : récipient pour la nourriture des bêtes
le pestaillet : le pilon
la bachassée : nourriture dans le récipient
remplumé : a bien grossi
le petit bouillou : veau
pataris : chiffons
le bouffaïre : instrument pour attiser le feu
ensuquer : abasourdir
le gouillassou : petite flaque d’eau
giscler : gicler
les babés : pommes de pin
un billot : cageot
entrablées : entravées
frachous : petites fenêtres avec ou sans carreau
pétasser : raccommoder

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 1 février, 2013 |2 Commentaires »

Une histoire de Fantômes (de Landowski) … avant de passer par la Lorraine avec mes gros sabots

Maintenant que la fin du monde est ajournée (!), je vous propose aujourd’hui une histoire de fantômes. Une histoire vraie avec des vrais ! J’ai même téléphoné à la mairie d’Oulchy-le-Château, une petite commune du département de l’Aisne, pour m’assurer qu’ils fussent bien libérés de leurs chaînes. On ne put complètement me le confirmer mais, qu’à cela ne tienne, l’envie de faire leur connaissance l’emporta.
Ma curiosité naquit de la lecture du livre Le Corps de la France. L’auteur Michel Bernard y consacrait un chapitre à ces « Fantômes ». Je me demande d’ailleurs comment mon père ne m’emmena jamais à leur rencontre, lui qui, président cantonal de l’association du Souvenir Français, me fit découvrir dans mon enfance nombre de lieux de mémoire de l’Histoire de France.
Un fantôme est une apparition, une vision ou une illusion interprétée comme la manifestation surnaturelle d’une personne décédée. Je dissipe le mystère, les fantômes de la butte de Chalmont, près d’Oulchy, sont l’œuvre du sculpteur Paul Landowski, celui-là même qui façonna le Christ Rédempteur du Corcovado dominant la baie de Rio de Janeiro.
Commande fut passée par l’État, à cet artiste, lui-même combattant de la Première Guerre mondiale, décoré de la croix de guerre pour faits d’armes lors de la bataille de la Somme, Grand Prix de Rome, directeur de la villa Médicis puis de l’école des Beaux-Arts de Paris, pour célébrer l’offensive de l’armée française de l’été 1918, au cours de la seconde bataille de la Marne qui allait conduire la France à la victoire.
Le monument fut inauguré le 21 juillet 1935 par le président de la République Albert Lebrun. S’il n’avait été assassiné deux ans auparavant, cet honneur eût incombé à Paul Doumer qui avait perdu ses quatre fils dans cette guerre 14-18, une effroyable boucherie qui causa la mort de 1 315 000 soldats français.
Paul Landowski avait promis dès 1916, alors même qu’il était membre de la section camouflage : « Ces morts, je les relèverai un jour ». Ainsi, il se rendit dans le Tardenois, contrée discrète coincée entre l’Ile-de-France et la Champagne. « Il est venu sur la butte Chalmont pour prendre la mesure des choses. Il a regardé l’horizon, les quatre points cardinaux, il a étudié la course du soleil sur le site, l’orientation et le mouvement des ombres et il a fait le tour de la butte. Il s’est longuement arrêté au nord-est, à l’endroit où s’était portée l’attaque décisive de l’armée française. De là, de l’emplacement où se trouvaient les lignes allemandes, il a longuement contemplé la butte de Chalmont, les variations de la lumière sur ses formes, le jeu des brumes. Il a pris des photographies pour en conserver des images. Une fois revenu à Paris, il les a fixées avec une punaise au mur de son atelier » (Michel Bernard dans Le Corps de la France).
Ce matin-là, je suis donc à la recherche de ses fantômes, en sinuant dans les molles ondulations du paysage blanc de givre d’où émergent quelques lambeaux de bosquets et des tumulus de betteraves. Pas âme qui vive sinon soudain quelques ombres chinoises qui se découpent dans l’azur du ciel sur le rebord d’un petit tertre.
Le cœur bat un peu plus fort devant la solennité du lieu, un sentiment semblable à celui qui m’étreignit lors de ma première visite aux atlantes de Tula, au nord de Mexico City, ces piliers en forme de guerriers célestes ayant soutenu la toiture du temple de Tlahuizcalpantecuhtli.
Par chance, les échafaudages dressés pour redonner un coup de jeune aux fantômes ont disparu depuis la veille. Durant quelques instants, j’embrasse d’un vaste coup d’œil le chef-d’œuvre de Paul Landowski qui se compose de deux tableaux.

Une histoire de Fantômes (de Landowski) ... avant de passer par la Lorraine avec mes gros sabots dans Ma Douce France fantomeblog1

Au premier plan, une statue colossale de femme, cheveux au vent et pieds nus, vêtue d’un drapé à l’antique, boude mon regard en fixant l’horizon, vers l’Est, d’où vint le danger et l’ennemi germanique.

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Légèrement penchée vers l’avant, elle tient un bouclier orné de trois déesses allégoriques figurant la devise de la République française, Liberté-Égalité-Fraternité. Sans doute moins sexy mais bien plus « sculpturale » (et pour cause) que Brigitte Bardot sous les traits de la Marianne des mairies, c’est la France, haute de huit mètres, telle que l’artiste la concevait dans les années trente.
De part et d’autre, deux stèles. Sur celle de gauche, on peut lire : « Á la mémoire des officiers, sous-officiers et soldats vainqueurs des dures journées du 15 juillet au 4 aout 1918, annonciatrices de la délivrance, de la victoire et de la paix ». Suit une longue liste des généraux et des corps d’armées ayant participé à la bataille. Les courageux soldats anonymes dont beaucoup payèrent de leur vie, auraient mérité qu’on grave aussi leurs noms dans la pierre. De cette guerre, Anatole France retint quelques enseignements ; ainsi écrivit-il dans L’Humanité : « On croit mourir pour la patrie ; on meurt pour des industriels ». C’est toujours exact !

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extrait de Brindavoine & La fleur au fusil, la bande dessinée de Jacques Tardi

Sur celle de droite, est écrit : « Le 15 juillet 1918, l’ennemi engage la bataille en Champagne contre les IVème, Vème, VIème armées. Le 17, ses efforts sont brisés de Château-Thierry à l’Argonne. Á l’aube du 18 juillet 1918, entre Nouvron et la Marne, les Xème et Vème armées s’élancent à l’assaut sur le flanc de l’ennemi, atteignant le soir le front Pernant-Torcy, progressent sans arrêt les jours suivants et enlèvent la Butte de Chalmont, succès décisif qui repousse l’ennemi sur les plateaux du Tardenois. Il tente en vain de résister au nord de l’Ourcq – combats du Grand-Rozoy – il est rejeté sur la Vesle. La ville de Soissons est délivrée, 30.000 prisonniers et un matériel considérable sont capturés. Le front est raccourci de 50 km, la voie Paris-Chalons rétablie, la menace contre Paris levée. Après 3 semaines de durs combats auxquels participèrent des divisions américaines, britanniques et italiennes, la seconde bataille de la Marne se terminait victorieusement. L’initiative des opérations passait aux mains des alliés. »
Ce matin, il est difficile d’imaginer que dans ce lieu paisible et désert, se produisit en 1918 un véritable déluge de feu et de sang.
Seul, j’entame maintenant l’ascension des plans herbus légèrement inclinés, au nombre de quatre comme le nombre des années de guerre, vers les Fantômes qui semblent m’attendre au sommet de la colline.

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Balançant entre émotion et admiration, je me plante, à distance encore respectable, au pied des ultimes marches. Ils me toisent regroupés tel un pack de rugbymen prêts à pousser son hakka. On en devine la forme sans trop comprendre ce qu’elle représente.
Droit sur les colosses de Chalmont ! Je gravis l’escalier qui mène à leurs pieds. Je me sens soudain petit devant l’imposant bloc de granit rose de Bretagne, la « pierre d’éternité » ainsi la nommait Paul Landowski. Sur le socle, est gravée l’inscription « Les Fantômes ».
Il me faut lever la tête pour enfin les dévisager. Ils sont au nombre de huit : sept soldats incarnant chacun une arme, d’une taille de huit mètres, disposés au garde-à-vous sur deux rangées.

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En première ligne, de gauche à droite, je passe en revue une jeune recrue, un sapeur la pioche à la main servant pour les travaux de sape à savoir les tranchées, un mitrailleur, le seul coiffé du casque emblème de la Victoire, et un grenadier en bras de chemise ouverte sur le torse.
Derrière eux, se dressent un fantassin, un colonial avec un passe-montagne et un aviateur avec son serre-tête en cuir et des lunettes de vol.
Ils sont sept gisants, légèrement inclinés, comme si, revenant de la mort, ils se relevaient de leur linceul blanc de givre; ainsi, les brancardiers les relevaient aussi dans les tranchées..
Ils ont les yeux clos. « Ces morts ont une figure grave, un air réfléchi, un peu étonné, une sérénité proche de l’hébétude. On les dirait plongés dans une éternelle méditation sur la vie qu’ils n’ont pas vécue ». L’artiste sculpteur a tenu sa promesse ; pour rendre hommage aux poilus sacrifiés, il a relevé les morts.
Ils font comme rempart à un huitième personnage, un jeune homme nu qui, lui, semble, au contraire, s’élever vers le ciel. Portant le masque de l’agonie, il symbolise le spectre de la mort.

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Comme l’écrit Michel Bernard dans Le Corps de la France, « le vers de Charles Baudelaire a trouvé son exacte forme terrestre dans un monument de granit breton dressé sur le bord du plateau du Tardenois par le deuil de la France : « Les morts, les pauvres morts, ont de grandes douleurs ». » Cet alexandrin est tiré du poème La servante au grand cœur dans Les Fleurs du Mal.
Durant de longues minutes, je tourne et retourne autour des Fantômes. Même pas peur, au contraire même ! Selon la course du soleil, leurs visages plus ou moins éclairés semblent exprimer des sentiments différents.
Ils possèdent la même majesté que les rois de France gisant dans la basilique de Saint-Denis. Ils dégagent une force religieuse, quasi chrétienne de la souffrance. Cela corrobore les propos de leur sculpteur qui déclarait : « L’œuvre d’art a une mission mystique qui est de racheter le réel », en l’occurrence abominable. Et cela change de la traditionnelle représentation guerrière des monuments aux morts de nos communes.
Lors d’une veillée spectacle sur la butte de Chalmont, à l’occasion du 90ème anniversaire des combats de 1918, sept poilus tombés dans l’Aisne témoignèrent, avant de se figer de nouveau dans la pierre, de ce qu’avaient vécu les hommes précipités malgré eux dans la Grande Guerre. Ils s’appelaient Auguste Platrier, Antoine-Jean Eldin, Marcel Doumer, Édouard Soubiran, Pascal Migne, Jean Flamen, Antoine Meyer. Ils venaient de Dordogne, de Haute-Garonne, de Vendée, de la Loire. Je me sens bien avec eux au sommet de la butte devant l’horizon dégagé du Tardenois. Si ce n’était le soleil encore transi en cette fin de matinée, j’aurais bien pique-niqué sur la pelouse voisine, histoire de partager quelques pensées avec eux à la manière ancestrale du peuple indien lors du Dìa de los Muertos au Mexique.

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J’imagine l’atmosphère wagnérienne qui doit peser lorsque le ciel se charge de lourds nuages noirs. Ou au contraire, les feux sans artifice quand les soleils couchants rougeoient les joues des fantômes. Des ambiances de fin d’un monde ! « La vague de terre sur laquelle se profilent les silhouettes des Fantômes est un remous du temps entre deux catastrophes. Un million trois cent mille jeunes Français morts à la guerre regardent la guerre qui revient ». En effet, tragiquement, une autre se profilait vingt ans plus tard !
En juillet 1968, le général Charles de Gaulle, alors président de la République, prononça là son dernier discours en public. Il brossa un résumé des derniers mois de la guerre et des ultimes offensives, avant de conclure en détachant bien ses mots : « Or, en ce temps-là, en ce lieu-ci, c’est cela qui est arrivé ! ».
En repartant, j’effectue une brève visite de courtoisie à la mairie d’Oulchy-le-Château. Bien m’en prend puisque c’est le maire en personne qui m’accueille. Il est ravi que j’ai pu rencontrer les Fantômes libérés de leurs chaînes : « Ils sont beaux nos Fantômes, n’est-ce-pas ? » En effet, même si vous n’avez pas la fibre militariste, je vous conseille si vous empruntez l’autoroute A4, de sortir à hauteur de Château-Thierry, pour aller vous incliner devant eux. Ils vous offriront un beau moment d’émotion artistique.
Et comme je les ai découverts grâce à lui, je vous suggère également la lecture de l’ouvrage de Michel Bernard, Le Corps de la France.

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« Il y a du saint-bernard chez Michel Bernard. C’est un écrivain d’avalanche. Il cherche le corps de la France sous les coulées de déprime, de masochisme et d’à-quoi-bonisme qui n’en finissent pas de le recouvrir. Il ne se fait pas à l’idée qu’on le laisse mourir, ce pauvre grand corps déchiqueté par les politiques et ridiculisé par les footballeurs. Alors, une bouteille de vin de l’Aude en guise de tonnelet d’eau-de-vie, il sonde les congères de l’Histoire, débusque des hommes dont il a hérité la passion du pays et le refus d’abdiquer. » (Nouvel Observateur)
Un peu plus tard, j’apercevrai de l’autoroute les ailes du moulin de Valmy. À ses pieds, se déroula une fameuse bataille qui n’en fut pas vraiment une. Il n’empêche qu’on la considère comme l’élément fondateur de la République. Je vous en ai entretenu dans un billet du 1er juillet 2010 (Va mal, VALMY, Va bien !)
Fermez votre livre d’Histoire, une petite révision de Géographie maintenant !
En effet, plus tard, en passant par la Lorraine, à hauteur de Verdun, je me replonge au temps où, jeune étudiant, je planchais sur le relief de cuesta avec le Précis de Géomorphologie de Max Derruau.
Malgré sa dénomination hispanique, ce relief de côte caractéristique des régions périphériques des bassins sédimentaires est très présent à l’Est du Bassin Parisien avec une succession de côtes dites de Meuse et de Moselle.. Conséquence de l’action différenciée de l’érosion fluviale sur des couches sédimentaires de dureté inégale, la cuesta se compose, d’un côté, d’un talus en pente raide dit le front de côte, et, de l’autre, d’un plateau doucement incliné en sens inverse dit le revers.

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Mon professeur de Géographie à l’École Normale, un valeureux pédagogue d’origine meusienne, n’avait rien trouvé de mieux pour appréhender cette curiosité géologique que de nous proposer quelques séances de bricolage : relevé sur du carton des courbes de niveaux de la butte témoin de Saint-Mihiel d’après la carte IGN au 1/50 000, ensuite découpage et clouage des feuilles de carton empilées, puis passage d’une pâte d’enduit qu’on peignait enfin. J’ai retrouvé cette maquette une trentaine d’années plus tard, à l’occasion d’un déménagement. C’était sans doute moins drôle que de pianoter sur un smartphone mais … !
Justement, la butte de Saint-Mihiel se profile à l’horizon car pour éviter les péages prohibitifs, je sors de l’autoroute et emprunte la route départementale 1916 qui relie Verdun à Bar-le-Duc. Axe stratégique durant la bataille de Verdun en 1916, elle fut baptisée Voie sacrée par l’écrivain Maurice Barrès. Chaque kilomètre est identifié par une borne coiffée d’un casque de poilu … en résine, car les vrais furent pillés par des collectionneurs ou descellés par les Allemands en 1940.

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Elle fut de février à octobre 1916 l’unique voie de liaison permettant l’approvisionnement en hommes et matériel entre l’arrière et les premières lignes de front autour de Verdun.
Au plus fort de la bataille, plus de 8000 véhicules y circulaient, un toutes les 13 secondes ! De mars à juin 1916, 400.000 hommes et 500.000 tonnes de ravitaillement en matériel et munitions étaient acheminés par mois, nuit et jour, jusqu’à l’enfer, camions, tracteurs d’artillerie, autobus, ambulances, véhicules d’état-major.
Paul Valéry écrivit : « Ils semblaient, par la Voie sacrée, monter, pour un offertoire sans exemple, à l’autel le plus redoutable que l’homme eût élevé ». Sans compter le flot incessant des véhicules rapatriant les blessés vers l’arrière. Les soldats du Train la surnommaient le Boulevard du Poilu ou encore le Chemin de l’Enfer. La chaussée mal empierrée n’était en rien comparable avec l’enrobé lisse d’aujourd’hui.
Cet après-midi, sur le plateau meusien, la circulation est bien moins dense et heureusement beaucoup plus pacifique. Soudain, dans une courbe peu avant Souilly, des silhouettes grandeur nature de soldats et de véhicules se dressent sur les bas-côtés.
Il s’agit là d’une initiative du Conseil général de la Meuse pour rendre hommage aux Poilus et au rôle important de la Voie Sacrée pendant la première guerre mondiale.

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Je reconnais le maréchal Pétain à cheval. Il est possible que parmi les autres gradés se trouvent les généraux Guillaumat, Nivelle peu respectueux dit-on des vies humaines, et Mangin partisan d’une « force noire », une armée africaine. Trois tirailleurs sénégalais frigorifiés posent d’ailleurs pour moi.

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Foin du froid polaire qui cingle sur le plateau, le « Tigre » Georges Clemenceau marche dans la neige, d’un pas déterminé comme il le fut en 1917 lorsque son vieil ennemi, le Président de la République Raymond Poincaré, l’appela à la présidence du Conseil. Il forma alors un gouvernement de choc pour intensifier la guerre avec l’Allemagne.
Si le temps ne me pressait pas, bien que Georges Brassens préférât cette guerre 14-18, je poursuivrais ma plongée dans l’Histoire de France en revenant six siècles en arrière au temps de la guerre de Cent ans. En effet, je traverse maintenant la petite ville de Vaucouleurs.

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J’aperçois à la volée la statue équestre de Jeanne d’Arc érigée sur la place de la mairie. La châtellenie de Vaucouleurs, à laquelle le village de Domremy était rattaché, résista vaillamment aux Anglais et Bourguignons. C’est pour cela que son prévôt, le capitaine Robert de Baudricourt, avait la considération du roi. Il confia une escorte à la jeune Jeanne en vue de gagner Chinon et la cour royale. Car vous savez bien qu’à treize ans, elle aurait entendu des voix célestes l’exhortant à libérer le royaume de France de l’envahisseur et conduire le Dauphin sur le trône !
La population valcoloroise se cotisa pour offrir des vêtements masculins à Jeanne. Elle se coupa les cheveux au bol. Son départ pour Chinon eut lieu sous la porte de France en février 1429. Vous connaissez son destin brûlant !
À Vaucouleurs, une Jeanne peut en cacher une autre. La localité meusienne vit naître, le 19 août 1743, Jeanne Bécu dite de Vaubernier. Vous la connaissez sans doute mieux par son titre de mariage comme comtesse du Barry.
Il y a bien un candidat au brevet des collèges qui dira qu’elle fut la créatrice du foie gras ! Oui, je sais, là je passe par la Lorraine avec de très gros sabots !
Autant l’autre Jeanne, fille de Jacques d’Arc et Isabelle Romée, était pucelle, autant celle-ci fut de mœurs plus légères. Les goûts et les (Vau)couleurs, ça ne se discute pas !
Vendeuse dans une boutique de mode parisienne, d’une prétendue beauté éblouissante, elle devint à dix-neuf ans la maîtresse de Jean-Baptiste Dubarry, un gentilhomme toulousain réputé pour sa dépravation. Quelques années plus tard, elle fut présentée au roi Louis XV par l’intermédiaire du maréchal de Richelieu, un petit-neveu du cardinal. Le souverain s’éprit rapidement de la demoiselle dont les talents aux jeux de l’amour lui procuraient une nouvelle jeunesse. Il désira en faire bientôt sa nouvelle favorite.
Mais cela ne pouvait s’accomplir sans une présentation officielle à la cour et aussi que la postulante fût mariée. Le chevalier Jean-Baptiste Dubarry ayant épousé entre temps Ursule Dalmas de Vernongrèse (c’est presque le nom d’une pouliche de trot !), on contourna la difficulté en mariant Jeanne à son frère cadet, le comte Guillaume Dubarry, qui fut immédiatement renvoyé au pays du cassoulet avec cinq mille livres en récompense de sa complaisance.
À la mort du roi (1774), son successeur Louis XVI délivra une lettre de cachet contre La du Barry et la fit conduire au couvent du Pont-aux-Dames près de Meaux. Par la suite, elle mena une vie paisible au château de Louveciennes, marquée par sa liaison avec le duc de Cossé-Brissac. On raconte que lors d’une visite privée en France, l’empereur Joseph II d’Autriche souhaita saluer l’ancienne favorite et l’aurait même invitée à le devancer en déclarant : « Passez madame, la beauté est toujours reine ».

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En 1789, son ancienne condition de maîtresse royale la rendit suspecte auprès des révolutionnaires. Elle fut emprisonnée à Sainte-Pélagie le 22 septembre 1793. Son procès s’ouvrit le 6 décembre devant le Tribunal révolutionnaire. Dès le lendemain, après un jugement expéditif présidé par le redoutable Fouquier-Tinville, elle fut condamnée à la guillotine. L’exécution eut lieu sur l’actuelle place de la Concorde le 8 décembre 1793. Mirabeau en dit : « Si ce ne fut pas une vestale, la faute en fut aux dieux qui la firent si belle ».
Vous avez compris que l’histoire et la géographie constituent un peu ma madeleine de Proust. Tout cela pour vous dire que je traverse maintenant Commercy dont l’une des spécialités est le commerce des … madeleines.
La nuit tombe sur le plateau lorrain. Vous pouvez ranger vos cahiers.

Publié dans:Ma Douce France |on 4 janvier, 2013 |8 Commentaires »

Les ponts de Paris: le tour de l’île de la Cité (2)

Les ponts de Paris: le tour de l'île de la Cité (2) dans Coups de coeur pontnotredameblog1

Vous êtes au rendez-vous fixé pour effectuer la seconde moitié du tour de l’île de la Cité commencé dans mon précédent billet (16 novembre 2012). Chères lectrices, avez-vous pensé à changer l’eau du vase dans lequel vous avez mis le bouquet que je vous avais offert ?

pontnotredameblog2 dans Ma Douce France

pontnotredameblog6 dans Poésie de jadis et maintenant

Le pont Notre-Dame serait l’ancêtre de l’ancien Grand Pont romain qui permettait, dans le prolongement du Petit Pont, de traverser la Seine, à l’époque où Lutèce se concentrait principalement dans l’île de la Cité. Je ne dois pas être fier de mes compatriotes Normands qui le détruisent lors du siège de Paris de 887. Il est alors remplacé par le pont des Planches de Milbray, un ouvrage de planches jetées sur les anciennes piles de bois.
Un moine de Vendôme relate dans un poème la visite, en 1378, de l’empereur germanique Charles IV à son neveu, le roi de France Charles V dit Charles le Sage :

« L’empereur vint par la Coutellerie
Au carrefour nommé la Vannerie,
Où fut jadis la planche de Mibray;
Tel nom portoit pour la vague et le bray,
Getté de Seyne en une creuse tranche,
Entre le pont que l’on passoit à planche,
Et on l’ostoit pour estre en seureté »... »

Les planches Mibray (diverses orthographes) consistent en un plancher posé pour franchir le bourbier qui s’étend du carrefour de la Vannerie jusqu’à l’entrée du pont. Un plancher des vaches en quelque sorte !
Ce pont est emporté par une crue du fleuve en 1406 mais, du fait de son importance pour la vie économique de la cité, le souverain Charles VI le Bien Aimé favorise sa reconstruction et, le 31 mai 1413, solennellement, il plante le premier pieu, l’équivalent de la pose des premières pierres d’aujourd’hui. « Ce dit jour, le pont de Planches-de-Mibray fut nommé le pont Notre-Dame, et le nomma le roi de France Charles, et frappa de la trie sur le premier pieu, et le duc de Guyenne son fils, après et le duc de Berry et de Bourgogne, et le sire de la Trémoille; et c’étoit de dix- heures au matin. »
Achevé en 1421, reposant sur six arches, le nouveau pont mesure 106 mètres de long et 27 mètres de large. Particularité, il supporte soixante maisons toutes semblables, dévouées essentiellement aux commerces d’armurerie et de librairie. Antoine Vérard, éditeur renommé d’ouvrages luxueux comme La Légende dorée de Jacques de Voragine, occupe l’une d’elles à l’enseigne de Saint Jean l’Évangéliste .
Originalité pour l’époque, les maisons sont numérotées à l’identique des deux côtés du pont, la mention amont et aval distinguant où elles se situent. Il n’est pas certain que nos préposés au courrier de maintenant sachent d’emblée de quel côté coule la Seine … !
Bien qu’en bois, le pont Notre-Dame se révèle plus solide que les souverains valoisiens. En effet, au cours du quinzième siècle, après Charles VI, Charles VII le Victorieux, Louis XI le Prudent (qui enferme son ancien premier ministre le cardinal de La Balue … attention Jean-Marc Ayrault !), Charles VIII l’Affable, Louis XII « Père du peuple », avec une régence d’Anne de France dite Anne de Beaujeu, se succèdent à la tête de la monarchie.
Il faut une crue, le 25 octobre 1499, pour que le pont s’affaisse et se fracasse dans les flots avec ses maisons. En ce temps-là, on ne tergiverse pas de procès en procès, le prévôt des marchands et des échevins sont tenus pour responsables, jugés inaptes à exercer toute fonction et condamnés à de fortes amendes ; ils mourront tous en prison faute de pouvoir s’en acquitter.
Sans qu’il n’y ait aucun rapport entre ses deux décisions, après qu’il se soit empressé, en 1499, de faire annuler par le pape son mariage pour non consommation avec Jeanne de France dite l’Estropiée, Louis XII décide pour subventionner la reconstruction du pont amputé de ses pieds, le prélèvement de six deniers pour livre à prendre pendant six ans aux entrées de Paris sur tout le bétail à pied fourché. Il choisit comme architecte Fra Giovanni Giocondo, religieux de Saint François, dit Jean Joconde, sans aucun lien de parenté avec la célèbre Mona Lisa. En hommage, est gravé alors sur une des arches, un distique de Jacques Sannazar, poète de la Renaissance, où frère Joconde est traité de pontife.
C’est peut-être pour cela que l’on retrouve le génie esthétique toscan ou vénitien dans le nouvel ouvrage tout en pierre, édifié entre 1501 et 1512, avec une soixantaine de maisons de six étages, numérotées de chiffres d’or (pairs et impairs, cette fois). Il est également orné de statues royales

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Le tableau de Nicolas-Jean-Baptiste Raguenet, peintre du dix-huitième siècle, en témoigne. Des joutes nautiques sont même organisées dans ce cadre grandiose.
Les fenêtres du 1er étage des maisons doivent demeurer à la disposition des autorités municipales lors des fêtes et de cérémonies. Car, supplantant le Pont au Change, son voisin en aval, le pont Notre-Dame devient la voie triomphale des souverains.
Ainsi, l’entrée solennelle de François 1er à Paris, le 15 février 1515, est la « plus gorgiasse et triumphante qu’on ait jamais veu en France, car de princes, ducz, contes et gentilshommes en armes, y avoit plus de mille ou douze cens » ! De quoi mettre le souverain dans d’excellentes dispositions pour combattre à Marignan au mois de septembre suivant !
François 1er emprunte le même pont, le 16 mars 1531, lors de l’entrée solennelle à Paris, de son épouse, Éléonore de Habsbourg, sœur de Charles Quint et veuve du roi du Portugal.
Le 3 juin 1590, le légat du pape y passa en revue l’infanterie ecclésiastique de la Ligue. « Capucins, minimes, cordeliers, jacobins, feuillants, tous la robe retroussée (rien à voir avec le vent fripon !), le capuchon bas, le casque en tête, la cuirasse sur le dos, l’épée au côté et le mousquet sur l’épaule, marchaient quatre à quatre, le révérend évêque de Senlis à leur tête … Quelques-uns de ces fantassins, sans penser que leurs fusils étaient chargés à balles, voulurent saluer le légat, et tuèrent, à côté de lui, un de ses aumôniers ». On qualifierait cela aujourd’hui de bavure !
Le 26 août 1660, plus d’un million de spectateurs s’amassent du château de Vincennes au Palais du Louvre. Le pont Notre-Dame est restauré et décoré, une superbe pyramide est dressée, non loin de là, sur la place Dauphine (qui n’a donc pas mauvaise mine !). Après la signature du traité des Pyrénées (sur la minuscule île des faisans au milieu de la Bidassoa, voir Lectures d’en France, billet du 16 janvier 2012) et leur mariage à Saint-Jean-de-Luz, Louis XIV et Marie-Thérèse d’Autriche font leur entrée dans Paris en grandes pompes.

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Justement, le pont sera bientôt aussi doté de pompes ! Paris manque cruellement d’eau à cette époque. En 1670, deux ingénieurs proposent la construction de deux pompes élevant 30 à 40 pouces d’eau de la Seine à 80 pieds au-dessus du niveau du fleuve. Montées sur un échafaudage, les aubes sont enfermées dans un pavillon dont la porte est ornée de deux tritons sculptés pare Jean Goujon avec, au-dessous d’un médaillon de Louis XIV, une citation latine en vers, traduite par Pierre Corneille :

« Que le dieu de la Seine a d’amour pour Paris !
Dès qu’il peut en baisser les rivages chéris,
De ses flots suspendus la descente plus douce
Laisse douter aux yeux s’il avance ou rebrousse :
Lui-même à son canal il dérobe ses eaux,
Qu’il y fait rejaillir par de secrètes veines,
Et le plaisir qu’il prend à voir des lieux si beaux,
De grand fleuve qu’il est, le transforme en fontaines. »

Les manifestations ne sont pas toujours aussi réjouissantes. Ainsi, dans une lettre à sa fille Madame de Grignan, en date du 17 juillet 1676, Madame de Sévigné relate le passage sur le pont, du convoi menant à la décapitation, la Brinvilliers, célèbre empoisonneuse :
« ENFIN c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air: son pauvre petit corps a été jeté, après l’exécution, dans un fort grand feu, et les cendres au vent ; de sorte que nous la respirerons, et par la communication des petits esprits, il nous prendra quelque humeur empoisonnante, dont nous serons tout étonnés … À six heures, on l’a menée nue en chemise et la corde au cou, à Notre-Dame, faire l’amende honorable ; et puis on l’a remise dans le même tombereau, où je l’ai vue, jetée à reculons sur de la paille, avec une cornette basse et sa chemise, un docteur auprès d’elle, le bourreau de l’autre côté : en vérité cela m’a fait frémir… Pour moi, j’étois sur le pont Notre-Dame avec la bonne d’Escars ; jamais il ne s’est vu tant de monde, ni Paris si ému ni si attentif ; et demandez-moi ce qu’on a vu, car pour moi je n’ai vu qu’une cornette ; mais enfin ce jour étoit consacré à cette tragédie. J’en saurai demain davantage et cela vous reviendra. »
Souriez cependant avec la chanson de Marie-Paule Belle sur des paroles de Françoise Mallet-Joris, longtemps membre de l’académie Goncourt. D’ailleurs, nul besoin de Brinvilliers pour retrouver les poissons le ventre en l’air encore aujourd’hui dans la Seine !

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Grandeur et décadence, les maisons sont détruites pour insalubrité en 1786 tandis que les pompes survivent jusqu’en 1858. Le pont est rebaptisé pont de la Raison, dans le cadre de la déchristianisation révolutionnaire, ce mot appartenant à Mirabeau qui aurait dit dans ses derniers moments, « Vous n’arriverez à rien si vous ne déchristianisez pas la Révolution ».
Un nouveau pont est reconstruit sur les mêmes fondations en 1853 avec seulement cinq arches. Suite à de nombreux accidents fluviaux (35 entre 1891 et 1910) qui le font être surnommé le pont du Diable, on remplace les trois arches centrales par une seule arche métallique, pour faciliter le passage des bateaux . Des têtes de bélier ornent le sommet des deux arches de rives et quatre mascarons d’hommes barbus couronnés de plantes décorent les clefs de voûte des arches latérales. C’est cet ouvrage, un mélange de neuf avec du vieux, inauguré par Raymond Poincaré en 1919, que je photographie ce jour :

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Allez, je file vers Rouen et ma Normandie natale ! Non, je vous rassure, j’exagère, c’est juste que je descends la Seine jusqu’au pont suivant en aval. Auparavant, je fais une courte halte, place Louis Lépine, du nom du célèbre concours des inventions. En ce lieu, réside, sous des pavillons métalliques, le marché aux fleurs et aux oiseaux.

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Je n’ai que quelques piafs en fer forgé à vous offrir car le marché, qui leur est réservé, se tient uniquement le dimanche.

« … Un coq aimait une pendule
Ah, mesdames, vous parlez d´un jules!
Le voila qui chante à genoux
 » Ô ma pendule je t´adore
Ah! laisse-moi te faire la cour
Tu es ma poule aux heures d´or
Mon amour ».. »

Non, je n’ai pas un petit coup dans l’aile ! Je trouve cocasse de vous resservir un carré de nouga(t)ro (voir billet du 16 novembre 2012) au pied de l’Horloge du palais de la Cité.

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Ce monument qui fait partie du palais de Justice est la résidence et le siège du pouvoir des rois de France depuis Hugues Capet jusqu’au quatorzième siècle. Jean II le Bon fait alors édifier un beffroi qui sert de guet pour la sécurité du palais. Une partie de celui-ci est transformée en prison d’État en 1370, la Conciergerie, l’antichambre de la guillotine sous la Terreur.
Ladite tour accueille, en 1370, la première horloge publique à Paris, œuvre de l’horloger lorrain Henri de Vic. En 1418, la municipalité réclame que l’horloge comporte un cadran extérieur « pour que les habitants de la ville puissent régler leurs affaires de jour comme de nuit ». En 1585, Henri III fait mettre en place un nouveau cadran, dont l’encadrement est réalisé par le sculpteur Germain Pilon (vous le connaissez depuis le billet précédent).
L’horloge est encadrée de deux grandes figures allégoriques représentant la Loi et la Justice. Elle porte aussi deux inscriptions latines : « Celui qui lui a déjà donné deux couronnes lui en donnera une troisième », allusion aux couronnes de Pologne et de France portées par son contemporain le roi Henri III, et « Cette machine qui fait aux heures douze parts si justes enseigne à protéger la Justice et à défendre les lois. »
Je traverse le quai pour accéder au Pont-au-Change.

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Voilà un pont qui me signifie ! Non pas à cause de son nom qui provient du fait qu’en 1141, Louis VII ordonne que les changeurs, les courtiers de change, les banquiers de l’époque, y tiennent leurs bancs pour changer les monnaies. Imagine-t-on que, dans le futur, il puisse s’appeler pont des traders ?!
J’aime ce pont qui a inspiré à Robert Desnos l’un des plus admirables poèmes de la Résistance, Le veilleur du Pont-au-Change :

« … Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Veillant au cœur de Paris, dans la rumeur grandissante
Où je reconnais les cauchemars paniques de l’ennemi,
Les cris de victoire de nos amis et ceux des Français,
Les cris de souffrance de nos frères torturés par les Allemands d’Hitler.

Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Ne veillant pas seulement cette nuit sur Paris,
Cette nuit de tempête sur Paris seulement dans sa fièvre et sa fatigue,
Mais sur le monde entier qui nous environne et nous presse.
Dans l’air froid tous les fracas de la guerre
Cheminent jusqu’à ce lieu où, depuis si longtemps, vivent les hommes.

Des cris, des chants, des râles, des fracas il en vient de partout,
Victoire, douleur et mort, ciel couleur de vin blanc et de thé,
Des quatre coins de l’horizon à travers les obstacles du globe,
Avec des parfums de vanille, de terre mouillée et de sang,
D’eau salée, de poudre et de bûchers,
De baisers d’une géante inconnue enfonçant à chaque pas dans la terre grasse de chair humaine.

Je suis le veilleur du Pont-au-Change
Et je vous salue, au seuil du jour promis
Vous tous camarades de la rue de Flandre à la Poterne des Peupliers,
Du Point-du-Jour à la Porte Dorée.

Je vous salue vous qui dormez
Après le dur travail clandestin,
Imprimeurs, porteurs de bombes, déboulonneurs de rails, incendiaires,
Distributeurs de tracts, contrebandiers, porteurs de messages,
Je vous salue vous tous qui résistez, enfants de vingt ans au sourire de source
Vieillards plus chenus que les ponts, hommes robustes, images des saisons,
Je vous salue au seuil du nouveau matin.

Je vous salue sur les bords de la Tamise,
Camarades de toutes nations présents au rendez-vous,
Dans la vieille capitale anglaise,
Dans le vieux Londres et la vieille Bretagne,
Américains de toutes races et de tous drapeaux,
Au-delà des espaces atlantiques,
Du Canada au Mexique, du Brésil à Cuba,
Camarades de Rio, de Tehuantepec, de New York et San Francisco.

J’ai donné rendez-vous à toute la terre sur le Pont-au-Change,
Veillant et luttant comme vous. Tout à l’heure,
Prévenu par son pas lourd sur le pavé sonore,
Moi aussi j’ai abattu mon ennemi... »

Robert Desnos écrit ce poème dans la clandestinité, sous le pseudonyme de Valentin Guillois, au début de l’année 1944. Il est arrêté par la Gestapo peu après, le 22 février, puis déporté au camp de Buchenwald. Il appelle ici à la lutte générale contre l’occupant.
Avant que le pont Notre-Dame lui ravisse la primauté, le Pont-au-Change a la faveur des cortèges royaux. Ainsi, Isabeau de Bavière, épouse à quatorze ans du roi Charles VI, l’emprunte le jour de son entrée solennelle dans Paris, le 22 août 1389. « Ce jour-là, le grand Pont de Paris était tout au long couvert et estollé de blanc et de vert cendal ». Au passage nocturne du cortège, un funambule génois se laisse glisser sur une corde tendue d’une tour de la cathédrale Notre-Dame jusqu’au faîte de l’une des maisons du pont, en utilisant deux cierges allumés en guise de balanciers, et dépose une couronne sur la tête de la Reine. Comme quoi, le club de rugby du Stade Français n’a rien inventé en parachutant d’angéliques danseuses du Moulin Rouge au-dessus du Stade de France pour offrir le ballon du match !
De même, lorsqu’en août 1460, Louis XI, tout de blanc vêtu, chevauchant un cheval aussi immaculé, passe le pont sous un tunnel de voiles, cela préfigure une action artistique que je vous décrirai bientôt.
Comme son prédécesseur en amont, le Pont-au-Change est aussi le théâtre d’événements funestes. C’est le chemin privilégié pour conduire les condamnés à mort de la prison de la Conciergerie jusqu’au lieu de leur exécution.
Le 16 juillet 1793, la foule est tellement dense pour suivre le transport du corps de Jean-Paul Marat, assassiné dans sa baignoire par Charlotte Corday, que le cortège franchit le fleuve en se partageant entre le Pont-au-Change et le Pont-Neuf.

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L’assassinat de Marat (1890-Jean-Joseph Weerts, musée de la Piscine à Roubaix)

De même, lors des massacres de septembre 1792 sous la Terreur, les cadavres des prisonniers exterminés au Châtelet et à la Conciergerie sont exposés sur les trottoirs du pont. « Parvenus au pont au Change, a écrit un témoin oculaire, nous remarquons de loin sur l’un des trottoirs à droite, un tas informe qui avait l’apparence d’un amas de bûches: mais en passant très vite, nous reconnûmes encore que c’étaient des malheureux égorgés dans la prison voisine qu’on avait rangés là les uns sur les autres, en attendant le moment de les enlever. Il y avait là plus de trois cents cadavres ».
Les vers de Georges Brassens, « Il suffit de passer le pont/C’est tout de suite l’aventure », sont peut-être d’un goût douteux à cet instant de mon billet. C’est pourtant ceux qui me viennent à l’esprit en apercevant à l’autre extrémité du pont, le théâtre du Châtelet et son affiche écarlate de la comédie musicale West Side Story.
À la demande du baron Haussmann, cet immeuble est construit sur la place du même nom, à l’emplacement de la forteresse du Grand Châtelet qui servit de prison et de tribunal sous l’Ancien Régime avant d’être rasée en 1818 sous le règne de Napoléon 1er.
Temple de l’opérette, j’eus l’occasion, tout gamin, d’y voir Luis Mariano dans Le chanteur de Mexico et Tino Rossi dans Méditerranée. Mon dieu, je prends un sacré coup de vieux rien que d’y penser !
Lorsqu’une vingtaine d’années plus tard, j’ai rejoint Paris pour raisons professionnelles, j’avoue que j’ai fréquenté plus volontiers le Théâtre de la Ville, un autre édifice d’inspiration haussmannienne, situé en face, et proposant des spectacles plus « contemporains ».
À équidistance des deux théâtres, se dresse la fontaine du Palmier, surmontée d’une colonne au fût gravé des noms des batailles victorieuses de Napoléon. Sous le Second Empire, le sculpteur animalier Henri-Alfred Jacquemart la dote de sphinx cracheurs d’eau.

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C’est à cette époque qu’avec le percement du boulevard Sébastopol, le Pont-au-Change est reconstruit sous son aspect actuel. Les tympans des piles sont ornés de « N » napoléoniens inscrits dans une couronne de laurier.

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Il succède au pont en pierre achevé en 1647, formé de sept arches et portant lui aussi quatre-vingts maisons de cinq étages disposées alternativement en retrait ou en saillie. Elles étaient principalement habitées par des orfèvres et des joailliers. Certains décors du film Le Parfum tiré du roman éponyme à succès de Patrick Süskind fournissent une idée de leur architecture luxueuse.

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À l’extrémité du pont, à l’entrée de la rue Saint-Denis, se dressait alors également une œuvre en bronze du sculpteur Simon Guillain représentant grandeur nature le jeune roi Louis XIV âgé de dix ans, entouré de ses parents Louis XIII et la régente Anne d’Autriche. Érigées à l’occasion du traité de Westphalie en 1648, déboulonnées en 1781, les statues sont visibles aujourd’hui au musée du Louvre.

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Dans ce roman, Richard Bach, l’auteur de Jonathan Livingstone le Goéland, raconte sa quête éperdue de l’âme sœur. Aurait-il pu la trouver au Pont-Neuf qui enjambe les deux bras de la Seine, à la proue de l’île de la Cité ?

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À défaut d’être un lieu où l’on « emballe », c’est le pont que l’artiste Christo empaqueta, en 1985, en le recouvrant de plus quarante mille mètres carrés de toile polyamide dorée, retenus par treize kilomètres de corde.

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Par cette mise en cocon éphémère, l’artiste métamorphosa, durant une quinzaine de jours, le plus vieux pont de Paris, en une chrysalide résolument moderne.
De quoi donner un peu de baume au cœur (s’il battait encore !) d’Henri III. En effet, le 31 mai 1578, le roi, accompagné de sa mère Catherine de Médicis et de son épouse Louise de Vaudémont, arrive du Louvre en barque et en larmes car il vient d’assister aux funérailles de deux de ses mignons tués en duel. Vêtu de noir, il troque son chapelet aux grains en forme de têtes de mort pour une truelle d’argent et un plateau du même métal rempli de mortier, afin de poser la première pierre du futur pont. Il n’en faut pas plus pour que les Parisiens le surnomment le pont aux Pleurs. Comme une plaque en témoigne encore, il n’est achevé que trente ans plus tard, en décembre 1607 sous le règne d’Henri IV le Grand.
Ce dernier ne verra pas sa statue équestre, offerte en son honneur par son épouse Marie de Médicis à la Ville de Paris ; en effet, bien que commandée en 1604, elle n’est installée qu’en 1614, soit quatre ans après que Ravaillac eut commis son forfait.

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En tout cas, soixante après avoir quitté les cours de récréation de mon école communale, j’ai la preuve que le cheval blanc de Henri IV était noir ! Pour tordre le cou à la blague, on croyait que son cheval était blanc, ou gris à cause de la poussière (!) parce que le souverain en aurait possédé un qui s’appelait Albe, et que plusieurs tableaux de batailles montrent l’animal drapé d’un panache de plumes blanches.
Je suis intrigué, en cet après-midi, par la présence d’un matelas à l’arrière du monument. Je n’ose imaginer que, la nuit venue, le Vert-Galant descende de son destrier de bronze pour prouver sa virilité légendaire à quelque ribaude moderne, dans le square voisin portant son nom.

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On lui attribue plusieurs dizaines de conquêtes féminines ; on lui connaît six enfants légitimes de son mariage avec Marie de Médicis mais aussi au moins une douzaine illégitime dont trois avec Gabrielle d’Estrées.
Se souvient-on qu’il fricota avec Fleurette, fille d’un jardinier de Nérac, avec Bretine de Duras, fille cadette d’un meunier, la « Belle Rouet » et Mlle Rebours toutes deux filles d’honneur de la reine Margot, Catherine de Luc, fille de médecin, et Arnaudine servante de … Catherine de Luc, ou encore Marie Catherine de Beauvilliers abbesse à Montmartre ! J’en passe et des plus aguichantes. Les historiens s’intéressaient finalement aussi aux people de la Renaissance. Charles Trenet aurait pu trousser une chanson comme il en avait le secret.
Sacré Henri ! Personnellement, je te suis reconnaissant (voilà que je tutoie les rois !) en tout cas d’avoir institué la poule au pot du dimanche, un plat que préparaient superbement ma maman et ma mémé Léontine !
Tout bon roi qu’il fût, des sans-culottes, hérissés par les symboles de la monarchie, ne restent pas de marbre devant le bronze (!) et détruisent la statue le 12 août 1792.
Henri IV et son cheval reviennent sur le Pont-Neuf à la Restauration grâce à Louis XVIII qui souhaite que soit à nouveau érigé le symbole du premier des Bourbons. Pour le couler dans le bronze, on fond celui des statues déboulonnées de Napoléon sur la colonne Vendôme, et du Général Desaix place des Victoires.
Ce siècle avait dix-huit ans … Le 17 août 1818, l’actuelle statue équestre de Henri IV, tirée par trente-six bœufs depuis une fonderie du quartier du Roule, entre sur le Pont-Neuf devant une foule nombreuse. Au milieu d’elle, le jeune Victor Hugo :

« … Où courez-vous ? Quel bruit naît, s’élève et s’avance ?
Qui porte ces drapeaux, signe heureux de nos rois ?
Dieu ! quelle masse au loin semble, en sa marche immense,
Broyer la terre sous son poids ?
Répondez… Ciel ! c’est lui ! je vois sa noble tête…
Le peuple, fier de sa conquête,
Répète en chœur son nom chéri.
Ô ma lyre ! tais-toi dans la publique ivresse ;
Que seraient tes concerts près des chants d’allégresse
De la France aux pieds de Henri ?

Par mille bras traîné, le lourd colosse roule.
Ah ! volons, joignons-nous à ces efforts pieux.
Qu’importe si mon bras est perdu dans la foule !
Henri me voit du haut des cieux.
Tout un peuple a voué ce bronze à ta mémoire,
Ô chevalier, rival en gloire
Des Bayard et des Duguesclin !
De l’amour des français reçois la noble preuve,
Nous devons ta statue au denier de la veuve,
À l’obole de l’orphelin.

N’en doutez pas, l’aspect de cette image auguste
Rendra nos maux moins grands, notre bonheur plus doux ;
Ô français ! louez Dieu, vous voyez un roi juste,
Un français de plus parmi vous.
Désormais, dans ses yeux, en volant à la gloire
Nous viendrons puiser la victoire ;
Henri recevra notre foi ;
Et quand on parlera de ses vertus si chères,
Nos enfants n’iront pas demander à nos pères
Comment souriait le bon roi ! ... »

Il se murmure que des bonapartistes facétieux ont truffé l’intérieur de la statue de tracts anti-royalistes. Nul besoin d’Adèle Blanc-Sec, l’héroïne dessinée par Tardi, pour percer le mystère de la caverne d’Ali Baba monarchique.
En présence du ministre de la Culture, sept boîtes sont exhumées en 2004. Quatre d’entre elles, dans le ventre du cheval, renferment une copie sur parchemin de la certification de la première statue d’Henri IV, un procès verbal de l’inauguration de la statue équestre, un inventaire du contenu des 4 boîtes, la liste des souscripteurs du comité pour le rétablissement de la statue, une édition des Économies royales de Sully, la Henriade de Voltaire, une Vie de Henri IV par Péréfixe et de nombreuses médailles en argent et bronze.
Décidément, on trouve (presque) tout dans la statue du bon roi Henri … comme à l’ancien magasin de la Samaritaine dont l’enseigne barre toujours l’immeuble au bout du pont sur la rive droite.

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Jolie rencontre de la publicité et du septième art ! Le clip en noir et blanc, inspiré du film King Kong de 1933, fait aussi référence au Cuirassé Potemkine du cinéaste russe Eisenstein et la célèbre scène du landau dévalant les marches de l’escalier monumental d’Odessa.
Mes fidèles lecteurs savent mon admiration sans borne pour Jacques Anquetil qui interdit à Raymond Poulidor de porter le maillot jaune du Tour de France, ne serait-ce qu’une étape. Dans un autre clip plein d’humour, le champion limousin sortait de la Samaritaine avec un sac sous le bras. Vous devinez qu’il put enfin enfiler la fameuse toison d’or le temps d’une publicité.
Souhaitée par Henri IV, la Samaritaine est, à l’origine, la première pompe élévatrice d’eau construite à Paris, contre la deuxième pile du grand bras, et destinée à alimenter le Louvre et les Tuileries. Sur sa façade, côté amont, une sculpture de bronze représente la scène biblique du dialogue entre le Christ et la Samaritaine autour du puits de Jacob. Les Parisiens baptisent très vite la machine du nom de la femme de Samarie.
Reconstruite entre 1712 et 1714, la pompe est définitivement détruite en 1813 du fait de l’arrivée de l’eau de l’Ourcq dans Paris. Ernest Cognacq et Louise Jay reprennent le nom de Samaritaine lorsqu’ils fondent leur grand magasin en 1869.
Dès son origine, on trouve (de) tout … sur le Pont-Neuf :

« ...Rendez-vous de charlatans,
De filous, de passe volans,
Pont Neuf, ordinaire théâtre
De vendeurs d’onguens et d’emplâtre ;
Séjour des arracheurs de dents,
Des fripiers, libraires, pédans,
Des chanteurs de chansons nouvelles.
De coupe-bourses, d’argotiers,
De maîtres de sales métiers,
D’opérateurs et de chimiques,
Et de médecins purgitiques,
De fins joueurs de gobelets... »

Des chroniqueurs de l’époque affirment qu’on peut y rencontrer, à toute heure de la journée, « un moine, un cheval blanc et une fille de joie » !
Le pont constitue lui-même une véritable galerie de portraits. En effet, ce sont près de quatre cents mascarons qui, telle une frise, décorent la corniche. Tous seraient différents, un seul est un visage féminin, aucun n’est d’époque, certains originaux sont visibles au musée Carnavalet et au musée de la Renaissance à Écouen dans le Val-d’Oise. On pourrait presque imaginer que le sculpteur s’est inspiré de Guiseppe Arcimboldo, célèbre peintre italien quasi contemporain, pour réaliser ces têtes grotesques ou inquiétantes, ornées de cornes, de fleurs et de plantes marines.

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Pont ou cour des miracles, il y a une vingtaine d’années, on y croise encore deux clochards, une peintre et un cracheur de feu Comme à l’autre bout de l’île de la Cité, le pont est le théâtre d’une histoire d’amour fou. Mais cette fois, à la différence d’Héloïse et Abélard, c’est du cinéma : Les Amants du Pont-Neuf.
Un film culte digne d’une toile de Magritte, car ceci n’est pas le Pont-Neuf, ni même une image cinématographique du Pont-Neuf. En effet, l’acteur principal s’étant sectionné le tendon d’un pouce et la préfecture de Paris refusant de repousser les dates de tournage sur le vrai pont, le réalisateur Léos Carax lance le projet pharaonique (ou hollywoodien) de construire le décor grandeur nature du Pont-Neuf, la Samaritaine et l’Hôtel de la Monnaie compris, en plein marais camarguais près de Lansargues (voir billet du 3 janvier 2008 Les cabanes de Lansargues).

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Sublimes Denis Lavant et Juliette Binoche ! Je pense à une autre Juliet et son pays des Merveilles :

« Vous marchiez Juliet au bord de l’eau
Vos quatre ailes roses sur le dos
Vous chantiez Alice de Lewis Caroll
Sur une bande magnétique un peu folle

Sur les vieux écrans de soixante-huit
Vous étiez Chinoise mangeuse de frites
Ferdinand Godard vous avait alpaguée
De l’autre côté du miroir d’un café ... »

Au pays des Merveilles de Juliet (par Yves Simon)

Son créateur Yves Simon vit à quelques pas de là, place Dauphine construite à la demande du cavalier de bronze voisin, en l’honneur du Dauphin (d’où son nom), le futur Louis XIII.
J’aime Yves Simon pour ses chansons d’atmosphère de ma jeunesse, Les Gauloise bleues, Diabolo Menthe, Le film de Polanski (pas « Chinatown » mais « Cul-de-sac », celui avec la Dorléac !), Zelda, Nous nous sommes tant aimés dans les années 70, on allait voir les films italiens, Fellini, Antonioni …

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La nostalgie n’est plus ce qu’elle était … justement, Simone Signoret vécut aussi sur la même place avec Yves Montand.

« … J’ai pris la main d’une éphémère
Qui m’a suivi dans ma maison
Elle avait des yeux d’outremer
Elle en montrait la déraison.
Elle avait la marche légère
Et de longues jambes de faon,
J’aimais déjà les étrangères
Quand j’étais un petit enfant !… »

Tandis que les Bohèmes s’exposent au Grand Palais et que les Roms sont objets de tracasseries administratives, je vous offre Yves Montand interprétant L’étrangère de Louis Aragon :

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Et comme il n’y a pas de hasard, sur le Pont-Neuf, j’ai rencontré … Aragon qui n’avait pas achevé son Roman !

« Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
D’où sort cette chanson lointaine
D’une péniche mal ancrée
Ou du métro Samaritaine

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Sans chien sans canne sans pancarte
Pitié pour les désespérés
Devant qui la foule s’écarte

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
L’ancienne image de moi-même
Qui n’avait d’yeux que pour pleurer
De bouche que pour le blasphème

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Cette pitoyable apparence
Ce mendiant accaparé
Du seul souci de sa souffrance

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Fumée aujourd’hui comme alors
Celui que je fus à l’orée
Celui que je fus à l’aurore

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Semblance d’avant que je naisse
Cet enfant toujours effaré
Le fantôme de ma jeunesse

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Vingt ans l’empire des mensonges
L’espace d’un miséréré
Ce gamin qui n’était que songes

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Ce jeune homme et ses bras déserts
Ses lèvres de vent dévorées
Disant les airs qui le grisèrent

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Baladin du ciel et du coeur
Son front pur et ses goûts outrés
Dans le cri noir des remorqueurs

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Le joueur qui joua son âme
Comme une colombe égarée
Entre les tours de Notre-Dame

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Ce spectre de moi qui commence
La ville à l’aval est dorée
A l’amont se meurt la romance

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Ce pauvre petit mon pareil
Il m’a sur la Seine montré
Au loin les taches de soleil

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Mon autre au loin ma mascarade
Et dans le jour décoloré
Il m’a dit tout bas “Camarade”

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Mon double ignorant et crédule
Et je suis longtemps demeuré
Dans ma propre ombre qui recule

Sur le Pont Neuf j’ai rencontré
Assis à l’usure des pierres
Le refrain que j’ai murmuré
Le rêve qui fut ma lumière

Aveugle aveugle rencontré
Passant avec tes regards veufs
Ô mon passé désemparé
Sur le Pont Neuf »

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À faire mes ricochets de poèmes et de chansons sur la Seine, je me retrouve entre le Pont-Neuf et le pont Saint-Michel à hauteur du numéro 15 du quai des Grands-Augustins. Rappelle-toi Barbara …

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En lieu et place du bar à vins, se trouve là, autour de 1900, un marchand de musique vendant des partitions et les premiers disques microsillon 90 tours par minute. Entre les deux guerres, un bistrot de mariniers lui succède. Enfin, en 1951, s’ouvre l’Écluse, un cabaret légendaire de la rive gauche, le « plus petit music-hall parisien » : un boyau étroit d’une douzaine de mètres pouvant contenir soixante-dix spectateurs assis sur des banquettes de moleskine rouge ; au fond, un piano droit sur un podium de trois mètres sur deux, au mur une bouée de sauvetage et un filet de pêche. L’espace n’a pas changé sinon que le comptoir occupe aujourd’hui l’ancienne scène.
Lieu mythique : c’est là, dans ce mouchoir de poche, que les comiques Jean-Pierre Darras et Philippe Noiret singent la Cour de Versailles, aussitôt avoir joué au théâtre de Chaillot, le spectacle du TNP de Jean Vilar. C’est là que Cora Vaucaire crée Les feuilles mortes de Prévert et Kosma :

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S’y produisent Pia Colombo, Jacques Brel (en 1953), Catherine Sauvage, Giani Esposito, Christine Sèvres aussi. Écoutez-la chanter Léo Ferré, « C’est comme si Maria Casarès chantait » disait d’elle Barbara :

https://www.dailymotion.com/video/x1emfyk

Et puis, il y a donc Barbara, la « chanteuse de minuit », car à l’Écluse, la vedette passe à minuit. « Il y avait dans ce lieu un amour, une poésie, une vie. Ce sont les soixante spectateurs de l’Écluse qui m’ont fait naître ». Ma plus belle histoire d’amour, c’est eux au départ.
Engagée pour une semaine d’abord, elle y chantera cinq ans. Elle commence par interpréter sans micro les chansons des autres, La femme d’Hector de Brassens, Il nous faut regarder de Brel, Les amis de Monsieur de Fragson. « J‘étais face au mur où le piano était fixé. Je ne voyais pas les gens, ne serait-ce que parce que je suis très myope, mais je les entendais : « Ah ! Qu’elle est laide ! ». »

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Ne pouvant plus parler d’amour avec les mots des hommes, elle commence à écrire ses propres chansons. Elle crée notamment à l’Écluse, sans oser dire qu’elle en est l’auteur, Dis, quand reviendras-tu ?, pour son amant lointain qu’elle avait suivi jusqu’à Abidjan. C’est son premier grand succès, c’est aujourd’hui son titre le plus repris par les jeunes générations.

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En 1965, Serge Lama échappe miraculeusement à la mort dans un accident de voiture. Par contre, Liliane Benelli, pianiste attitrée du cabaret, décède. Un mois plus tard, Barbara crée Une petite cantate en mémoire de son amie disparue.

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On vient de célébrer le 24 novembre le quinzième anniversaire de la mort de la « longue dame brune », ainsi Georges Moustaki qualifiait cette icône dans un duo tendre et émouvant :

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Je ne suis pas plus capable d’inventer au clair de la lune qu’au soleil timide d’automne. Mais Barbara m’accompagne encore le temps de faire la vingtaine de pas qui me séparent du pont Saint-Michel.
Bien sûr, ce n’est pas la Seine, Pas de quais et pas de rengaines, Mais l’amour y fleurit quand même, À Göttingen ! … De parents, juifs, Barbara a passé la Seconde Guerre mondiale à se cacher, parfois séparée de sa famille. « L’Allemagne était comme une griffe. » Première chanson de la réconciliation franco-allemande, elle en est depuis l’emblème. Parfois en Corse, je croise un Allemand toujours surpris que je connaisse sa ville … par la grâce de Barbara.

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Ô faites que jamais ne revienne le temps du sang et de la haine ! Deux vers qui collent aussi à la « Seine macabre » du 17 octobre 1961 comme en témoigne une plaque scellée au pont Saint-Michel.

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« Ici on noie des Algériens » pour reprendre le titre du documentaire de Yasmina Adi. Les élèves français des classes de terminale peuvent trouver dans leur livre d’histoire (Nathan), au chapitre « L’indépendance de l’Algérie» : « Le 17 octobre 1961, à Paris, les forces de l’ordre tuent près d’une centaine d’Algériens, lors d’une manifestation pacifique organisée par le FLN ». Il faut en dire davantage de cette monstrueuse ratonnade dont notre président de la République a fait récemment repentance au nom de l’État Français. Certains opposants ont jugé bon à redire …

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Les images parlent d’elles-mêmes. En cette sinistre nuit, sous les ordres du préfet Papon de triste mémoire, les forces de police arrêtèrent, torturèrent et jetèrent des manifestants algériens en Seine. Certains cadavres dérivèrent jusqu’à Rouen.
Écran noir, écoutez guincher La Tordue, un groupe engagé aujourd’hui dissout :

« ... Paris sous Paris
Paris Paris saoul
En dessous de tout
Dessaoule par d’ssus les ponts
Que la Seine est jolie
Ne s’raient ces moribonds
Qui déshonorent son lit
Mais qu’elle traîne par le fond
Inhumant dans l’oubli
Une saine tuerie
C’est paraît-il légal
Les ordres sont les ordres
C’est Paris qui régale
Braves policières hordes
De coups et de sang ivres
Qui eurent cartes et nuits blanches
Pour leur apprendre à vivre
A ces rats d’souche pas franche
Qu’un sang impur et noir
Abreuve nos caniveaux
Et on leur fit la peau
Avant d’perdre la mémoire... »

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Ou quand l’abjecte réalité surpasse dans l’horreur la poésie de François Villon :

« ... Semblablement, où est la royne
Qui commanda que Buridan
Fust jetté en ung sac en Seine ?
Mais où sont les neiges d’antan ! … »

Selon la légende, la reine Marguerite de Bourgogne et deux de ses belles-sœurs, toutes trois brus de Philippe le Bel, s’adonnaient à des parties fines dans la Tour de Nesle voisine, avant de faire jeter leurs amants en Seine cousus en un sac. Buridan, renommé professeur de Scholastique, aurait échappé au sort funeste qui lui était promis, en se laissant tomber dans une barque remplie de foin apportée par ses élèves.
J’épie d’un œil les piétons du pont ; ils semblent indifférents à la plaque en notre époque « sensible ». Heureusement, deux anges en grande discussion au milieu du pont me redonnent le sourire.

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Le pont existe à cet endroit depuis 1387, sous le règne de Charles VI. Surmonté de maisons, il s’appelle successivement Pont-Neuf, avant qu’Henri III et IV construisent le leur, puis Petit-Pont-Neuf et enfin Neuf-Pont. Il prend le nom de Saint-Michel en 1424 en raison d’une chapelle voisine dédiée à l’archange saint Michel, celui-là même qui s’envole au sommet de la fontaine sculptée par Gabriel Davioud, tout à côté, en bas du Boul’Mich.

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Le pont subit diverses restaurations au rythme des nombreuses crues du fleuve et de la débâcle des glaces.
Sa reconstruction en pierre s’achève en 1624. Très élégant, le nouvel ouvrage possède seize maisons de chaque côté, occupées essentiellement par des parfumeurs, des libraires et des tapissiers. On peut même s’y désaltérer au cabaret Les Trois Entonnoirs, où selon Les visions admirables du Pèlerin de Parnasse (une sorte de Petit Fûté de 1635 qu’on sous-titrait alors Divertissement des bonnes compagnies, et des esprits curieux !), « vous y serez receu avec toute la franchise que vous pourriez souhaitter, et vous estes asseuré de gouster un vin de Beaune qui vous charmera tous les sens ».
Son tympan aval est orné d’une statue équestre de Louis XIII en bronze, tandis que de part et d’autre, des niches abritent des sculptures de Saint Michel et d’une Vierge. Toutes trois sont déposées à la Révolution.
Comme pour le Pont-au-Change, le pont Saint-Michel ne résiste pas à la fièvre urbanistique du baron Haussmann avec le percement rectiligne des boulevards Sébastopol et Saint-Michel. Ouvert le jour de Noël 1857, il est également décoré des « N » napoléoniens inscrits dans une couronne de laurier.

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Je rebrousse chemin de quelques mètres en aval, du côté de l’île, le long du quai des Orfèvres.
Le quai tire son nom de la corporation qui y tenait boutique auparavant, les orfèvres, joailliers et bijoutiers que justement les malfrats aiment dévaliser.
Non que je souhaite entrer au célèbre numéro 36, dans le siège de la Police Judiciaire, mais le lieu appartient aussi à l’histoire du cinéma et de la littérature policière. Le commissaire Jules Maigret, héros des romans de Georges Simenon, Louis Jouvet, Bernard Blier et Suzy Delair dans le polar de Georges-Henri Clouzot … Souvenirs, souvenirs qui s’estomperont peut-être avec les générations futures, quand les bureaux de la Police auront émigré bientôt dans le quartier futuriste des Batignolles.

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L’ultime pont de mon tour de l’île de la Cité s’appelle tout simplement le Petit-Pont. À juste raison, car c’est, en effet, le plus petit pont de Paris avec ses trente-huit mètres de long. Mais, en fait, il tient son nom de l’opposition à l’ancien Grand-Pont qui enjambait le grand bras de la Seine, entre l’île et la rive droite, à l’époque de Lutèce.

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En me renseignant sur son histoire, une fois encore, j’ai un peu honte de mes compatriotes normands. C’est pour se défendre de leurs invasions dévastatrices qu’en 877, Charles le Chauve fait ériger des tours de bois ancêtres des châtelets aux extrémités des ponts et resserrent les piles pour empêcher le passage des barques.

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Cela n’empêche pas Robert 1er de Meulan, un baron anglo-normand ex-combattant de la bataille d’Hastings, de mener un raid destructeur en 1111.
Cependant, il ne faut pas faire porter uniquement aux Normands la responsabilité des destructions multiples, provoquées aussi par les crues du fleuve au débit très irrégulier à l’époque, par les débâcles de glaces et les incendies qui le font surnommer le Pont des Malheurs.
Je ne sais s’il faut sourire aujourd’hui de l’incendie d’avril 1718 qui détruit totalement le Petit-Pont pourtant en pierre. Sa cause naît d’une croyance expérimentée par une femme effondrée de le noyade de son fils. Elle fait donc flotter sur l’eau une planchette de bois chargée d’un morceau de pain bénit et d’une bougie allumée qui, portée par le courant de la Seine, devrait s’arrêter là où gît le corps.
S’en suit une cascade de catastrophes dignes d’un immense succès des années 1930 de Ray Ventura et ses Collégiens. Comme aurait dit l’inénarrable Jean-Christophe Averty dans sa savoureuse émission Les Cinglés du Music-Hall : « À vos cassettes ! »
Et bien voilà, il faut que je vous dise que … dans sa dérive, le morceau de bois heurte une barque dont le chargement de foin s’embrase avec la bougie, laquelle embarcation en flammes s’empale contre le Petit-Pont, propageant alors le feu aux maisons construites dessus puis à une partie du quartier ! À part ça, Tout va très bien Madame la Marquise, le Petit Châtelet en pierre préserve l’île de la Cité du sinistre!
Reconstruit, en 1719, en pierre, avec trois arches, mais sans maisons, le Petit-Pont s’incline lui aussi devant le bon vouloir du baron Haussmann.

21077_p0002975j.001Notre-Dame de Paris, vue du quai Saint-Michel avec le Petit Pont 1854 (Johan-Barthold Jondking, Musée du Louvre)

Mis en service en 1853, désormais avec une arche unique et en meulière, le Petit-Pont nous livre aujourd’hui ses états d’âme dans une jolie chanson écrite par le comédien et chroniqueur François Morel pour Juliette Gréco :

« Je ne suis pas un pont
Qui fait rêver les amoureux
Jamais Napoléon
N’a fait de moi un sentencieux

Aucun signe particulier
Jamais emballé par Christo
Carax ne m’a jamais filmé
J’ n’ai rien à mettre dans ma bio

Cependant je voudrais
Un peu de considération
À votre bon coeur s’il vous plait
Je suis le petit pont

J’ai pourtant ce qu’il faut
Pour prétendre à un peu de gloire
Je ne suis pas moins beau
Que le Pont Neuf, le Pont des Arts

Qu’ont-ils les autres que je n’ai pas?
Expliquez-moi ce phénomène
Mirabeau n’a rien d’plus que moi
Pourquoi je l’ai pas, mon poème?

Je reste seul et triste
Pourtant foulé par des millions
De parisiens et de touristes
Je suis le petit pont

Je suis pourtant bien situé
Vue imprenable sur Notre Dame
Je n’dis pas ça pour me vanter
Mais j’ai un indéniable charme

Si je n’ai pas de zouave
Pour décorer l’un de mes pieds
Dîtes moi si c’est grave
Ou bien si l’on peut s’en passer

Et le pont Alexandre III
Il est quand même d’un goût douteux
Dans un environn’ment comme ça
L’anonymat me pèse un peu

Modeste, je pourrais
Me contenter d’une chanson
Un refrain trois couplets
Pour moi, le petit pont

Un jour on me remarquera
Je deviendrai une chanson
Dans la rue on me sifflera
Ce sera la consécration »


Allez Petit-Pont, tu n’as aucun complexe à faire.
Tu es sans doute le premier pont de l’histoire de Paris si on en croit ce que relate Jules César dans La Guerre des Gaules.
Tu serais aussi à l’origine de l’expression payer en monnaie de singe. Selon les livres des métiers du XIIème siècle, Saint-Louis aurait accordé aux montreurs de singes le droit de payer en grimaces ou en tours de passe-passe le péage sous le Petit Châtelet à l’entrée du pont.
Tu es également l’un des deux ponts qui ont le privilège de permettre l’accès direct au parvis de Notre-Dame, actuellement défiguré par l’installation de gradins pour honorer les 850 ans de la cathédrale. Le jour des Rameaux 2013, tu seras aux premières loges pour entendre les nouvelles cloches telles que Quasimodo les sonnait.
Victor Hugo, le créateur du Bossu hideux mais sympathique, avait sans doute un rapport très douloureux à la Seine depuis qu’elle engloutit sa fille Léopoldine à laquelle il dédia son admirable poème Demain dès l’aube
Dans mon précédent billet, j’avais entamé le tour de l’île de la Cité avec Nougaro, en face, au square de Saint-Julien le Pauvre. Pour l’achever, maintenant que Claude et le jazz se sont fait la malle, je rejoins la java, ses p’tites fesses en bataille, Rue Saint Jacques. Cette ballade en jargon, l’argot du Moyen Âge, de l’écrivain Pierre Mac Orlan, auteur du roman Le Quai des brumes, est truffée de références littéraires à François Villon qui vécut justement au cloître de Saint Benoît le Bétourné, à l’emplacement de l’actuelle Sorbonne.

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Henri IV aurait dit que Paris vaut bien une messe. Mon billet mérite bien les baisers de Nini sous les ponts de l’île de la Cité !







 

 

Les ponts de Paris: le tour de l’île de la Cité (1)

Je vous ai déjà promené sous et sur quelques ponts de Paris (voir billets Pont Mirabeau 1er avril 2009, Pont des Arts 18 janvier 2010 et Pont de Bir Hakeim 1er avril 2010).

« Pour aller à Suresnes ou bien à Charenton
Tout le long de la Seine on passe sous les ponts
Pendant le jour, suivant son cours
Tout Paris en bateau défile,
L’cœur plein d’entrain, ça va, ça vient ... »

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Avec des si … on met Paris en bouteille, avec la Seine, Juliette Greco met Paris et ses ponts en musique dans son récent album Ça se traverse et c’est beau.
« Chacun a son idée sur la fonction du pont. Je suis une passeuse. Un pont, c’est aller à la rencontre, c’est quitter, se suicider, c’est s’aimer, c’est revenir. C’est regarder l’eau. Comme toutes les filles qui ont 18 ans, j’ai marché sur les quais avec celui que j’aimais. C’est extrêmement divers et divertissant. C’est un matériau poétique » … dont je me sers abondamment pour bâtir ce billet.
Aujourd’hui, je vous emmène faire le tour de l’île de la Cité, en plein cœur de la capitale.

« Pour supporter
Le difficile
Et l’inutile
Y a l’tour de l’île ... »

Dans la même chanson, le poète québécois dit que C’est comme en France/Le tour de l’île ... d’Orléans, je ne trouve donc pas incongru de vous offrir, en plein Paris, ce vrai p’tit bonheur d’ode à la nature écrite et composée par le regretté Félix Leclerc.

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Je vous rassure, vos souliers ne vont pas trop voyager, l’île de la Cité ne fait qu’une vingtaine d’hectares et pas moins de neuf ponts permettent d’accéder au majestueux vaisseau de pierre ancré au milieu de la Seine.

Les ponts de Paris: le tour de l'île de la Cité (1) dans Coups de coeur ile-de-la-cite-blog

Plus aimables que leur aspect laisse paraître, des « guetteurs du ciel », des gargouilles et des animaux étranges qui peuplent habituellement les corniches et balcons de Notre-Dame, sont descendus sous terre m’accueillir dans le parc de stationnement.

parking-notre-dameblog1 dans Ma Douce France


parking-notre-dameblog2 dans Poésie de jadis et maintenant

Je remonte à la surface. Ces gargouilles me rappellent une plaisante chanson surréaliste de Jean-Pierre Suc, un auteur compositeur et interprète, qui, dans les années 1950, ouvrit non loin de là, dans le quartier de la Contrescarpe, le cabaret Le Cheval d’or où se produisirent notamment à leurs débuts Boby Lapointe, Raymond Devos, Pierre Perret, Ricet-Barrier, Roger Riffard, Pierre Louki, Anne Sylvestre et Christine Sèvres, la compagne de Jean-Ferrat. Excusez du peu !

« Une gargouille est en chômage
Car ce jour le ciel est bleu
Et qu’elle a métier de cracher l’orage
Quand il pleut, quand il pleut

Du haut des tours de Notre Dame
Voyant la Seine couler
Notre gargouille tout feu tout flamme
S’y est jetée, s’y est jetée

Pêcheur pêchant sur l’autre rive
A son hameçon l’a accrochée
Alors qu’elle allait à la dérive
L’a remontée, l’a remontée

Non moi je ne mange pas de la gargouille
Jour de carême ni vendredi
Non non non moi je ne mange pas de la gargouille
Il la jette son chat l’a pris

Le matou matois m’as-tu vu
Un gros chat roux de pure race
Met la gargouille vermoussue
Dans sa besace, dans sa besace

Non moi je ne mange pas de la gargouille
Dit l’animal plein de mépris
Non non non moi je ne mange pas de la gargouille
Mais j’en tirerai un bon prix

Le malin matou met en vente
La gargouille à l’hôtel Drouot
Les marchands entre deux gueulantes
Tiennent ce propos, tiennent ce propos

Non nous ne mangeons pas de la gargouille
Jour de carême ni vendredi
Non non non non nous ne mangeons pas de la gargouille
Vendue par un mistigri

Elle était née au Moyen Âge
Du ciseau d’un sculpteur barbu
Un jeune sculpteur en rodage
Ici l’a vue, ici l’a vue

Oui moi je mangerai de la gargouille
Jour de carême et vendredi
Oui oui oui, moi je mangerai de la gargouille
Et j’en mangerai toute ma vie

La gargouille fait bon ménage
Avec son sculpteur amoureux
Laissons-les sur leur bleu nuage
Ils sont heureux, ils sont heureux
Ils sont heureux »

Le nom donné au cabaret faisait référence à une autre chanson aussi Suc(culente) racontant l’histoire d’une tête de cheval dorée, accrochée à la devanture d’un boucher, amoureuse d’une jument qui passait tous les lundis dans la rue.
Dans le réjouissant dévédé qui lui est consacré, Boby Lapointe, le funambule des mots, est visiblement hilare de reprendre encore une chanson de Suc sur le parvis (de Notre-Dame), le paradis au sens étymologique du mot:

« Grand bonjour Notre Dame la reine
La tête sur un coussin de ciel
Et les pieds trempés dans la Seine
Tu te dores au soleil

Et moi assis sur le cœur de Paris
Place du parvis, place du parvis
Et moi assis sur le cœur de Paris
Ventre content et l’œil ravi

Les touristes curieux badauds
L’œil mécanique sur leur nombril
Tirent à tire larigot des photos
Souvenirs plus faciles … »

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Boby était peut-être simplement heureux de se trouver sur la dalle matérialisant le point kilométrique zéro des routes quittant la capitale

« Pour sûr que Paris
C’est plus près que les Caraïbes
C’est plus près que Caracas
Est-ce plus loin que Pézenas ? Je ne sais pas »

Quant à moi, à l’ombre de la statue de Charlemagne et ses leudes, assis sur un banc du pont au Double, je regarde un maître dompteur d’oiseaux donnant à manger à ses amis moineaux.

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Coup d’œil furtif à l’échoppe du bouquiniste : Les jardins et les fleuves, un titre de circonstance de Jacques Audiberti, romancier poète et reporter au Petit Parisien et … père spirituel de substitution de Claude Nougaro : « Avec le taureau Nougaro, la poésie débouche dans la noire arène du disque ! »
Et Claude, en écho, de le décrire: « Audiberti me disait qu’il était venu sur terre pour enquêter afin d’ajouter un reportage aux dossiers de Dieu. Il était une sorte d’inspecteur Maigret métaphysique … » Il lui rendra hommage avec sa Chanson pour le maçon.
En 1968, loin du Capitole, Nougaro le Toulousain avec Paris Mai porte un regard poétique sur les événements qui viennent de faire voler les pavés du Quartier Latin tout proche.

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« Le casque des pavés ne bouge plus d´un cil
La Seine de nouveau ruisselle d´eau bénite
Le vent a dispersé les cendres de Bendit
Et chacun est rentré chez son automobile
J´ai retrouvé mon pas sur le glabre bitume
Mon pas d´oiseau-forçat, enchaîné à sa plume
Et piochant l´évasion d´un rossignol titan
Capable d´assurer le Sacre du Printemps
Ces temps-ci je l´avoue j´ai la gorge un peu âcre
Le Sacre du Printemps sonne comme un massacre
Mais chaque jour qui vient embellira mon cri
Il se peut que je couve un Igor Stravinsky

Mai mai mai Paris mai
Mai mai mai Paris

… C´est ainsi que parlait sans un mot ce jeune homme
Entre le fleuve ancien et le fleuve nouveau
Où les hommes noyés nagent dans leurs autos.
C´est ainsi, sans un mot, que parlait ce jeune homme
Et moi l´oiseau-forçat, casseur d´amère croûte
Vers mon ciel du dedans j´ai replongé ma route,
Le long tunnel grondant sur le dos de ses murs
Aspiré tout au bout par un goulot d´azur
Là-bas brillent la paix, la rencontre des pôles
Et l´épée du printemps qui sacre notre épaule

Gazouillez les pinsons à soulever le jour
Et nous autres grinçons, pont-levis de l´amour

Mai mai mai Paris mai
Mai mai mai Paris »

La chanson sera interdite d’antenne à l’époque !
Après avoir longtemps habité Montmartre (voir billet du 1er février 2008 Allée des Brouillards), Nougaro vécut les dernières années de sa vie en bordure de Seine, à quelques pas d’où je me trouve. C’est là qu’il donna son dernier « concert de pancréateur ».
Éloge de l’écrivain Christian Laborde, son frère de race mentale : « Je tire derrière moi la porte de ta demeure, rue Saint Julien le Pauvre, où tu viens de t’éteindre, entouré d’Hélène et des « potenceurs ». Ainsi nommais-tu les infirmiers qui installaient au pied de ton lit bateau le support chromé des perfusions. Des potences, oui, comme dans les poèmes de François Villon dont tu étais devenu le voisin. » Il devint Nougaronne pour l’éternité lorsque ses cendres furent dispersées dans l’eau de la Garonne.
Son appartement donnait sur l’église Saint Julien le Pauvre, il avait même accroché un rétroviseur à la fenêtre de son bureau pour apercevoir les tours de Notre-Dame. Une inscription discrète sur le digicode témoigne que son épouse, l’île Hélène, y vit toujours.
Permettez qu’en hommage, je traverse le quai pour me recueillir quelques instants dans le bucolique square Viviani en face, sous Les ogives de Julien du nom d’une de ses Fables de ma fontaine :

« Les ogives de Julien
Saint Julien le Pauvre
Savent bien qu’il n’y a rien
Que la foi qui sauve
Je viens parfois m’y loger
Pénitent calme et modeste
J’apprécie les horlogers
Surtout les célestes
Dans un silence de cils
Où grince à peine une chaise
Sans messie et sans missel
Je m’installe à l’aise
Les ogives de Julien
Savent bien qu’il n’y a rien
Que la foi qui sauve
La foi, ma foi, j’en ai peu
Pas de quoi brûler un cierge
Bien que je sois né sous le
Signe de la vierge
Que je croie ou n’en croie rien
Le bon Julien s’en balance
Il connaît trop les chrétiens
Ascendant Balance
Les ogives de Julien
Savent bien qu’il n’y a rien
Que la foi qui sauve
Pas la foi sauve-qui-peut
De ces lascars fanatiques
Qui brandissent leur prie-dieu
Comme un coup de trique
Alors là, je suis sérieux
Saint Julien ou Dominique
Je voudrais bien qu’on m’explique
L’eau, la terre, le feu, l’air
Tout ça pour que l’homme braque
Ses ogives nucléaires
Sur notre baraque
Les saints ne répondent pas
À des questions aussi vaines
Il faut suivre pas à pas
Le chemin des veines
Ramer, ramer dans son sang,
Et soulever des monts chauves
Pour saisir enfin le sens
De la foi qui sauve
Des ogives de Julien
Saint Julien le Pauvre »

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Outre la référence au grand fabuliste, le titre de son spectacle était peut-être aussi un clin d’œil à la fontaine en bronze du square, une œuvre mystique de Georges Lenclos. Le sculpteur contemporain s’est inspiré de l’histoire de Saint-Julien le Pauvre ou l’Hospitalier telle que Flaubert la relate dans Les Trois Contes.

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Cher Claude, je resterais volontiers près de toi (mais mes lecteurs m’attendent) pour écouter ta « chanson de la carte Vermeil » , « Trop de nuits, de soleils, ça se paye / On dérouille, on se rouille / On se quoi ? Dur d’oreille … pourquoi tu nous fais ça, mon Dieu / Nous aiguiser en jeune, nous déguiser en vieux ... »

« Les vieux sont des braqueurs de bancs
Oh oui ! J’aime les bancs, public.
Ces canapés du pavé
Ces barques à quai qui mouillent, immobiles
Dans le tourbillon citadin, ces îles
Tous les bancs sont en bois des îles
Y compris les bans de la société
En bois d’exil … »

Langue sublime qui n’est pas de bois et donne envie de m’asseoir, comme Claude dans son récital, pour regarder les pigeons du square :

« Les pigeons du square Viviani
Pique-niquent sans relâche
Le pain dur, le pain de mie
Que les gens leur lâchent

Quand plus rien n’est à piquer
Les pigeons jouent à pigeon-vole
Ils font des raids, des piqués
Vers d’autres pactoles

J’en connais un, le gros Léon
Le pigeon de Notre-Dame
Qui joue du bandonéon
Pour sa gente dame

Il roucoule comme un con
Dottière venu de Venise
Malgré les gros poux qui con
Stellent sa chemise … »

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Puisque Claude taquinait les vieilles branches, c‘est l’occasion de dire que ce square a la particularité d’abriter un robinier faux-acacia planté en 1601. Haut de 11 mètres et d’une circonférence de 3,85 mètres, il est considéré comme le plus vieil arbre de Paris.
J’accomplis maintenant la vingtaine de mètres qui me séparent de la façade du cabaret Aux Trois Mailletz, un club qui, au début des années 1950, accueillit de grandes figures du jazz comme Bill Coleman, Mezz Mezzrow, Guy Lafitte, Memphis Slim et Stéphane Grappelli.

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Il faut se souvenir que Claude Nougaro, grand amateur de jazz, mit ses mots sur des musiques de Dave Brubeck (À bout de souffle), Louis Armstrong, Charles Mingus, Thelonious Monk, Sonny Rollins, Ornette Coleman Eddy Louis, Neal Hefti, et bien d’autres encore.
Incroyable, il marquait le tempo déjà dans le ventre de sa mère, à en croire les savoureuses menteries biographiques proférées par Christian Laborde dans son livre L’homme aux semelles de swing. Je me suis replongé dedans depuis cette promenade :
« Un après-midi, elle était alors enceinte de six mois, Madame Nougaro se rendit chez son luthier » … lorsqu’elle fut prise d’un malaise. « Elle posa une main sur son ventre rond et de l’autre chercha un appui. Le luthier la fit immédiatement asseoir sur un fauteuil Voltaire.
– Claude vous a donné un vilain coup de pied !dit-il en lui présentant des sels placés dans une boîte à musique en acajou.
– Non, pas vraiment ! C’était comme un petit gazouillis avec des vibrations, de la mousse au chocolat et une petite hélice, je ne pouvais plus marcher.Vous n’entendez rien ? poursuivit-elle.
– Si,le pick-up, Armstrong ! avec Lil Hardin au piano et Kid Ory au trombone !
– Non, là, dans mon ventre ! Écoutez !
– Perplexe, le luthier s’agenouilla et posa une oreille attentive quoique maladroite sur le ventre de Madame Nougaro. Il se redressa, regarda la future maman.
– Alors, Monsieur, qu’avez-vous entendu ?
– Eh bien, Madame, tout d’abord « di-dou » puis « di-dou di-dou » puis « di-dou di-dou di-dou dém » cadencé par un tout petit claquement de doigts qui dérape un peu ... »

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Son émouvant album sorti quelques mois après sa mort avait procuré à Claude sa dernière grande joie en gravant son nom au fronton de la plus célèbre firme de jazz Blue Note. Au verso, figure un dessin de Claude légendé : C’est fini ou ça commence ? Je n’arrêterai jamais avec toi Claude. Tu es toujours là, les paroles, toujours d’actualité, de Assez en sont la preuve :

« Il serait temps que l’homme s’aime
Depuis qu’il sème son malheur
Il serait temps que l’homme s’aime
Il serait temps, il serait l’heure
Il serait temps que l’homme meure
Avec un matin dans le cœur
Il serait temps que l’homme pleure
Le diamant des jours meilleurs

« Assez ! Assez ! »
Crient les gorilles, les cétacés
« Arrêtez votre humanerie
Assez ! Assez ! »
Crient le désert et les glaciers
Crient les épines hérissées
« Déclouez votre Jésus-Christ !
Assez !
Suffit ... »

Assez, il ne tiendrait qu’à moi, je vous raconterais plein de voyages en Nougarie.
Encore Christian Laborde : « Tu ne parlais jamais de Lénine et du sang. Tu parlais toujours de Verlaine et du son ». Justement :

« Toi, Seine, tu n’as rien. Deux quais, et voilà tout,
Deux quais crasseux, semés de l’un à l’autre bout
D’affreux bouquins moisis et d’une foule insigne
Qui fait dans l’eau des ronds et qui pêche à la ligne.
Oui, mais quand vient le soir, raréfiant enfin
Les passants alourdis de sommeil ou de faim,
Et que le couchant met au ciel des taches rouges,
Qu’il fait bon aux rêveurs descendre de leurs bouges
Et, s’accoudant au pont de la Cité, devant
Notre-Dame, songer, cœur et cheveux au vent !
Les nuages, chassés par la brise nocturne,
Courent, cuivreux et roux, dans l’azur taciturne.
Sur la tête d’un roi du portail, le soleil,
Au moment de mourir, pose un baiser vermeil… »

Ô Verlaine (pour reprendre le titre du beau roman de Jean Teulé) ! En cette matinée d’automne, je ne pourrai pas épier le baiser vermeil du soleil couchant sur la façade de la cathédrale tel que tu le décris dans Nocturne parisien tiré de ton recueil des Poèmes saturniens. Sache cependant que les quais de Seine avec leurs boutiques de bouquinistes ont un visage plus souriant qu’à ton époque.

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Comprenez que je traînasse sur le pont au Double et son environnement chargé d’émotions poétiques. C’est l’un des plus courts ponts de Paris avec sa quarantaine de mètres de longueur. Uniquement piétonnier, il est aussi probablement le plus fréquenté.
À l’origine, en 1631, il s’agissait d’un pont en pierre à trois arches surmonté d’un bâtiment à deux étages pour y héberger les malades de l’Hôtel Dieu voisin surchargé.
Il tient son nom du « double denier par homme de pied » (et six tournois par cavalier) qu’il fallait acquitter pour le franchir. Ce péage subsista jusqu’à la Révolution.

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La promenade en aval du pont côté île porte le nom de Maurice Carême, « poète belge d’expression française » comme indique la plaque, qui s’afficha souvent sur le tableau des récitations au temps de mon école communale. Quand je pense qu’Antoine Blondin n’a le droit qu’à un square perdu dans le vingtième arrondissement alors qu’il vécut toute sa vie à proximité du pont des Arts … il est vrai qu’il préférait le vin à l’eau !!!
Pont suivant en amont ! Je choisis de le rejoindre par l’île en traversant le jardin de l’Archevêché, aujourd’hui rebaptisé square Jean XXIII. Pardonnez mon mauvais esprit qui s’envole vers la couverture irrévérencieuse de Charlie Hebdo s’affichant justement depuis ce matin dans les kiosques. Elle fustige la prise de position (si j’ose dire) d’un autre Vingt-Trois, prénommé André, actuel archevêque de Paris.

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Au chevet de Notre-Dame, le square était, au Moyen-Âge, un terrain vague appelé la Motte aux papelards (rien à voir donc avec Charlie Hebdo !) qui servait de réceptacle aux gravats et déchets accumulés lors de la construction de la cathédrale.

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Au centre, se dresse une fontaine avec une Vierge à l’enfant, œuvre du sculpteur Louis Merlieux.
Je m’arrête devant le buste de Carlo Goldoni, le Molière italien, auteur dramatique du dix-huitième siècle. C’est l’occasion de me souvenir d’une représentation de la Trilogie de la Villégiature au théâtre de l’Odéon. Une mise en scène de Giorgio Strehler avec les acteurs de la Comédie Française, notamment Pierre Dux et Ludmila Mikaël, un enchantement qui durait quatre heures, mais dès le lever de rideau, le temps semblait s’arrêter.
En sortant du jardin, je me retrouve sur le pont de l’Archevêché, le pont le plus étroit de Paris, qui fut construit sous le règne de Charles X dit le Bien Aimé, pas tant que cela en fait car les Trois Glorieuses de 1830 ou Révolution de Juillet le forcèrent à abdiquer.

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C’est un amour de pont au propre comme au figuré. À ses pieds, est amarrée pour l’éternité la poupe de l’île de la Cité avec une vue magnifique sur le chevet de Notre-Dame.
Sur les grilles de ses balustrades, les amoureux verrouillent leurs sentiments en fixant des cadenas. Espérons pour eux que l’étudiant de l’École des Beaux-Arts ne les enlève pas pour en faire une sculpture comme il le fit avec ceux du pont des Arts en mai 2010.
Statistiquement, certains d’entre eux devraient connaître le même sort que celui que le photographe Jean-Denis Robert met en scène dans sa galerie de portraits People (voir billet du 27 septembre 2011). Il l’a légendé : Je m’appelle Brigitte !

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Sur la pointe de l’île, le square de l’Île-de-France abrite le mémorial des Martyrs de la déportation, inauguré en 1962 par le général de Gaulle alors président de la République. L’architecte Georges Henri Pingusson a relevé le défi de figurer l’infigurable.
Par un escalier raide et étroitement enserré entre des murs granuleux, on descend jusqu’à un parvis cerné de hautes murailles blanches complètement nues. Sentiment d’oppression ! À la pointe, se trouve une seule ouverture, une sorte de meurtrière barrée par une herse aux formes noires acérées. Elle laisse juste entrevoir l’eau de la Seine qui coule.

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Une crypte abrite 200 000 bâtonnets de verre, autant de signes particuliers que de Français morts en déportation lors de la Seconde Guerre mondiale.
Dans deux galeries latérales, des alvéoles triangulaires abritent des urnes contenant de la terre provenant des différents camps ainsi que des cendres ramenées des fours crématoires.

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Aux murs sont inscrits en caractères cunéiformes rouges les noms des camps de concentration ainsi que des extraits de poèmes de Paul Eluard, Sartre, Vercors, Saint-Exupéry, Robert Desnos aussi avec ces vers tirés de la Destinée arbitraire. Ils témoignent de l’engagement de Desnos dans la Résistance, qui lui valut la déportation et lui coûta la vie.

« Car ces coeurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté
au rythme même des saisons et des marées,
du jour et de la nuit »

Et aussi cet extrait de La rose et le Réséda de Louis Aragon :

« Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Tous deux adoraient la belle
Prisonnière des soldats »

Et encore, ce vers du Chant des marais ou Chant des déportés, « chanson des soldats de marécage », composé en 1933 par des prisonniers du camp de concentration de Börgermoor en Basse-Saxe.

« Ô terre de détresse où nous devons sans cesse piocher piocher … »

C’est l’occasion d’écouter Leny Escudero toujours émouvant et admirable dans ses engagements (lire billet Ay Leny Escudero rum balarum balarum bam bam du 14 mars 2012) :

le chant des marais par Leny Escudero

Après ce devoir de mémoire, un peu secoué, je me retrouve, à la sortie du jardin, immédiatement devant le pont Saint-Louis qui relie la pointe sud de l’île de la Cité à l‘île Saint-Louis en amont.

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Sa vie n’est pas (sur) un long fleuve tranquille. En effet, sept ponts au moins s’y sont succédé depuis près de quatre siècles.
À l’origine, vers 1630, le premier ouvrage s’appelle pont Saint-Landry en raison de la proximité du port du même nom qui approvisionnait le centre de Paris. De construction précaire, en bois, il s’écroule le 5 juin 1634 sous le poids de trois processions qui se bousculent pour accéder à Notre-Dame. Comme quoi, il ne suffit pas d’être chrétien pour avoir une bonne conduite !
Reconstruit avec neuf arches pour une meilleure assise, il ne résiste pas aux crues de la Seine de 1709. Il est remplacé, en 1717, par un pont en bois de sept arches, peint au minium, baptisé subtilement Pont Rouge qui s’effondre à son tour lors des inondations de 1795. Nul besoin d’un cyclone Sandy pour mettre à mal les édifices fluviaux de la capitale !
Quand ce ne sont pas les flots furieux de la Seine, c’est un automoteur qui percute le pont en 1939 entraînant la rupture et l’explosion des conduites de gaz qu’il renferme.
L’ouvrage actuel a été construit après 1968, ne cherchez cependant pas quelconque rapport avec les émeutes évoquées plus haut! Structure métallique d’une seule travée sans pile intermédiaire, elle possède une esthétique minimaliste contestable souhaitée par ses architectes la désirant discrète dans la multiplicité des points de vue remarquables autour de Notre-Dame et des deux îles.
Ce midi, trois mannequins posent au-dessous, pour un magazine de mode. En 2009, J.R, l’artiste de rue, colla au même endroit une gigantesque photographie d’une dame du temps présent, une femme africaine alanguie nue (voir billet Street Art à l’île Saint-Louis du 16 novembre 2009).

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Piétonnier, le pont Saint-Louis favorise l’installation de saltimbanques et de musiciens pour le plus grand plaisir des touristes.
Je poursuis maintenant ma déambulation du côté septentrional de l’île de la Cité et du grand bras de la Seine, par le quai aux Fleurs, ainsi nommé par la présence du marché aux fleurs, installé un peu plus loin de nos jours. Certaines de ses façades méritent une attention plus soutenue.
De 1938 à 1985, à l’exception des années de guerre passées dans la clandestinité, le philosophe Vladimir Jankélévitch vécut au numéro 1 du quai. Une plaque cite une phrase de son essai L’Irréversible et la Nostalgie, « Celui qui a été ne peut plus désormais ne pas avoir été : désormais ce fait mystérieux et profondément obscur d’avoir vécu est son viatique pour l’éternité ». Voici une feuille blanche et un stylo, asseyez-vous pour méditer au soleil du bord de la Seine, je ramasse votre copie dans trois heures! …
… Bon, j’ai l’impression que je vous ennuie avec ma question existentielle.
Deux plaques apposées au numéro 5 rappellent que René Coty y vécut de 1936 à 1954 avant de devenir président de la République, et que le poète et romancier Edmond Haraucourt y mourut en 1941.
Je reconnais humblement que ce dernier était pour moi un illustre inconnu jusqu’à ce que lors de ma visite, je découvre qu’il est l’auteur du Rondel de l’adieu :

« Partir, c’est mourir un peu.
C’est mourir à ce qu’on aime.
On laisse un peu de soi-même
En toute heure et dans tout lieu.
C’est toujours le deuil d’un vœu
Le dernier vers d’un poème…

Partir, c’est mourir un peu.
Et l’on part, et c’est un jeu
Et jusqu’à l’adieu suprême,
C’est ton âme que l’on sème,
Que l’on sème à chaque adieu.
Partir, c’est mourir un peu… »

Francis Lemarque s’en inspira dans sa chanson Quand un soldat :

« ...Partir pour mourir un peu
À la guerre à la guerre
C’est un drôle de petit jeu
Qui n’va guère aux amoureux
Pourtant c’est presque toujours
Quand revient l’été
Qu’il faut s’en aller
Le ciel regarde partir
Ceux qui vont mourir
Au pas cadencé
Des hommes il en faut toujours
Car la guerre car la guerre
Se fout des serments d’amour
Elle n’aime que l’son du tambour ... »

Si mon sujet de philosophie ne vous a pas enthousiasmé, je risque d’avoir plus de succès avec l’évocation de la grande histoire d’amour d’Héloïse et Abélard qu’abrita une ancienne maison sise à hauteur des numéros 9 et 11 du quai, ainsi qu’en témoignent une plaque et des éléments décoratifs sur les portes.

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Passe encore pour Jankélévitch, mais ne me dites pas que vous ne connaissez pas ce couple célèbre. Au collège, vous avez sûrement appris, à tout le moins étudié, en vieux françois ou en français moderne, la célèbre Ballade des Dames du temps jadis de François Villon :

« … Où est la très sage Heloïs,
Pour qui fut chastré et puis moyne
Pierre Esbaillart à Sainct-Denys ?
Pour son amour eut cest essoyne.
Semblablement, où est la royne
Qui commanda que Buridan
Fust jetté en ung sac en Seine ?
Mais où sont les neiges d’antan ! … »

Georges Brassens mit ce poème en musique. Je vous l’offre :

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Pierre Abélard, philosophe et théologien scholastique de grand talent, né d’une famille noble de Nantes, rejoint Paris pour poursuivre ses études puis parfaire l’éducation d’Héloïse, la nièce de Fulbert chanoine de Notre-Dame. La jeune fille a dix-huit ans, son précepteur trente-neuf. La mission de ce dernier dépasse bientôt largement sa fonction puisque : « Sous prétexte d’étudier, nous nous livrions entiers à l’amour … Notre ardeur connut toutes les phases de l’amour, et tous les raffinements insolites que l’amour imagine, nous en fîmes l’expérience. »
Amoureux éperdus, Héloïse et Abélard se marient dans le plus grand secret et ont un fils prénommé Astrolabe. Mais vous n’avez pas attendu les Rita Mitsouko pour savoir que les histoires d’amour finissent mal en général !
Abélard place Héloïse au couvent d’Argenteuil pour la protéger de la colère de tonton Fulbert. Le chanoine commandite alors deux hommes de main pour émasculer Abélard.
Vous imaginez le foin que cela fait au sein du chapitre de Notre-Dame. Les deux coupeurs de testicules sont condamnés au même traitement selon la loi du Talion, Fulbert est suspendu de ses fonctions pendant deux ans, Héloïse prend le voile à Argenteuil et Abélard se retire comme moine à l’abbaye de Saint-Denis.
Désormais éloignés, les deux amants transforment leur amour charnel en amour mystique en s’écrivant des longues lettres demeurées célèbres telles celle-ci de la « très sage » Héloïse cloîtrée : « Au cours même des solennités de la messe, où la prière devrait être plus pure encore, des images obscènes assaillent ma pauvre âme (…). Loin de gémir des fautes que j’ai commises, je pense en soupirant à celles que je ne peux plus commettre. »
Séparés dans la vie, Héloïse et Abélard se retrouvèrent dans la mort. À son décès, Héloïse fut enterrée auprès d’Abélard à l’abbaye du Paraclet dans l’Aube. En 1817, la ville de Paris autorisa la construction d’un mausolée à leur mémoire au cimetière du Père-Lachaise.

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Pour l’éternité, ils se regardent par médaillons interposés.
Je descends quelques marches pour me retrouver en contrebas dans la vieille rue étroite des Ursins. Il paraît que Jean Racine y vécut.

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« À Lutèce voguant aux aurores de nacre
Clocher, sonne là-haut la cloche des patries
À la cité des rois, des croix, des gueux, des sacres
Que retentisse encore le glas gras des tueries
À la ville lumière éteinte en simulacres
Fous-nous le gros bourdon, beffroi du capital
Carillons sonnez tous à cette capitale
Que la guerre épargna et que la paix massacre … »

C’est tiré de Montparis, chanson de Nougaro ! Encore, assez! Oui, excusez-moi !
Je me présente au numéro 4 de la rue de la Colombe, devant un immeuble chargé de sept siècles d’Histoire. Le nom de la rue et de la maison proviendrait d’un épisode tragique et poétique. Un couple de colombes nichait là sous la fenêtre d’un artisan, lorsqu’un soir de l’an 1223, la maison s’effondra. L’artisan fut tué et le nid enseveli sous les décombres. Seul le mâle parvint à sortir, la femelle et sa couvée restèrent coincées sous les pierres. Pendant plusieurs semaines, la colombe mâle nourrit son épouse et sa progéniture. Ce spectacle attendrissant émut les habitants du quartier qui décidèrent de vouer un culte à la Colombe à la désapprobation de l’Archevêché qui interdit toutes les manifestations païennes liées à cette vénération.
J’émets quelques réserves sur la véracité de cette légende (!) compte tenu des erreurs grossières relevées sur la pancarte fixée au mur de la taverne qui fait régner Louis XIV en 1240. Je rends à Louis IX alias Saint-Louis ce qui lui appartient.

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Vers 1715, l’immeuble aurait été le repaire du brigand au grand cœur, Cartouche, le vrai, pas Jean-Paul Belmondo ! Pour échapper à la maréchaussée, il empruntait un souterrain, qui existerait toujours en partie, débouchant sur les berges de la Seine.
À partir de 1954, ça c’est authentique, la Colombe devint un repaire d’artistes avec l’ouverture du célèbre cabaret éponyme. Ainsi, y débutèrent leur carrière, les chanteurs Guy Béart, Anne Sylvestre, Pierre Perret, Jean Ferrat, Maurice Fanon, Francesca Solleville, Hélène Martin, Jean Vasca, Henri Gougaud, Georges Moustaki, Marc Ogeret ainsi que Bernard Haller, Avron et Évrard, ou encore Romain Bouteille. Cette génération née après la Libération de la France à la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous fait entrer dans l’émergence d’un esprit nouveau avec des chansons à texte auxquelles on colle l’étiquette de « rive gauche » … de la Seine.
Sur sa rive droite, la chanson cherche à plaire parce qu’elle se vend. La chanson rive gauche est essentiellement de gauche, exigeante, engagée, délivrant un message. « Elle est à l’écart du courant. Elle sent la vase. Il n’y a nul autre endroit d’où l’on voie mieux le fleuve couler ». Il est certain que dans notre société actuelle très consensuelle et consumériste, la distinction est moins flagrante.
Cet après-midi, je suis ému à la pensée que des chanteurs, célèbres par la suite, coururent le cacheton, autour de minuit, dans la rue de la Colombe. C’était une époque où n’existaient pas de Star Ac’ ou de Graines de stars pour promouvoir des talents factices. Hommage à deux d’entre eux, Maurice Fanon, trop tôt disparu, et Marc Ogeret:

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Aujourd’hui, le cabaret est devenu un restaurant, bar à vins baptisé la Réserve de Quasimodo. Je doute que Garou le fréquente !

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L’enseigne du restaurant voisin fait référence Au Tambour d’Arcole.Vos lointaines études d’Histoire vous renvoient peut-être à la bataille du pont d’Arcole, commune italienne de la province de Vérone, au bord de l’Adige, au cours de laquelle, du 25 au 27 Brumaire an V (novembre 1796), les troupes du futur empereur Bonaparte vainquirent l’armée autrichienne. Il paraîtrait que Bonaparte ordonna à ses tambours de se placer sur les arrières des Autrichiens et de faire le plus de vacarme possible afin de faire croire l’arrivée de nouveaux renforts. Parmi eux, se trouvait le jeune tambour André Estienne sculpté par David au fronton du Panthéon, et dont un monument est érigé sur la place de son village natal de Cadenet dans le Vaucluse.
Cet intermède musical aurait pu constituer une transition subtile pour évoquer le pont d’Arcole vers lequel je me dirige maintenant.
En fait, le nom du pont qui relie l’Hôtel de Ville à l’île de la Cité serait tiré non pas de la campagne de Vénétie mais d’un épisode des Trois Glorieuses de juillet 1830. Désireux de chasser le souverain Charles X, des insurgés républicains dont Alexandre Dumas, venant de l’île de la Cité, se dirigent vers l’Hôtel de Ville. Pour cela, ils empruntent le pont de Grève, ancienne dénomination du pont d’Arcole, mais se heurtent au feu des soldats de la garde royale. C’est alors qu’« un jeune homme, bravant les balles monte sur l’arc du pont, et, un drapeau tricolore à la main, encourage les assaillants ».

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Selon les témoignages de l’époque et les spécialistes de l’histoire de Paris, les versions diffèrent ensuite. Notre jeune héros cria-t-il « Comme à Arcole » en s’engageant sur le pont ou se nommait-il Arcole comme il l’aurait déclaré avant de tomber sous les balles ? Quoi qu’il en soit, les émeutiers s’emparèrent de l’Hôtel de Ville, Charles X fut renversé et le pont de Grève fut baptisé Arcole. Au-delà de tout scepticisme, il est réjouissant de constater que le nom actuel de ce pont aurait donc pour origine l’acte héroïque d’un jeune insurgé révolutionnaire plutôt que le fait de guerre d’un futur empereur.
Le tableau d’Amédée Bourgeois visible au musée du château de Versailles, montre que l’ancien pont suspendu de Grève avait fière allure avec sa pile en pierre sur laquelle était érigé un portique supportant les câbles de retenue.

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En 1856, Alphonse Oudry le remplace par le premier pont parisien sans appui, entièrement réalisé en fer, avec une arche unique de 80 mètres de portée sise entre deux culées en pierre de taille. Cette prouesse technique n’est cependant guère rassurante car en février 1888, le pont subit un affaissement de vingt centimètres sous les tensions engendrées par le poids du tablier. L’ingénieur Barbet le consolide à l’époque par l’ajout de deux fermes supplémentaires et … de cordes et de bouées.

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L’intérêt majeur du pont réside dans la superbe vue qu’il propose sur l’Hôtel de Ville. Érigé au seizième siècle, le monument fut brûlé sous la Commune de Paris (1871) puis reconstruit dans son esprit néo renaissance entre 1878 et 1889. Si votre patience vous conduit à en faire le tour, vous pouvez dénombrer plusieurs centaines de sculptures de personnages marquants de la ville de Paris tels savants, artistes, industriels et hommes politiques. Je vous en épargne la liste fastidieuse, mais vous détournerez votre jeune progéniture quelques secondes de son portable en lui montrant Charles Perrault célèbre pour ses Contes de ma mère l’Oye ! Moi, je choisis Germain Pilon et Pigalle, les sculpteurs sculptés, il y a bien des arroseurs arrosés.

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En bordure du quai de l’Hôtel de Ville, je jette un œil à l’imposante statue équestre d’Étienne Marcel, prévôt des marchands de Paris sous le règne de Jean le Bon au quatorzième siècle.
Délégué du Tiers État, il joua un rôle considérable au cours des États généraux tenus pendant la guerre de Cent Ans, qui avaient pour objectif le contrôle de la fiscalité.
Sans y voir un lien direct de cause à effet, il fut assassiné le 31 juillet 1358.
Autres temps, autres mœurs, notre ministre de l’Économie et des Finances ne devrait pas craindre pareil châtiment malgré l’imposition à 75 % des classes les plus riches.
Aujourd’hui, un prix Étienne Marcel récompense les petites et moyennes entreprises faisant preuve de responsabilité dans la crise économique et financière que nous traversons.
Camille Saint-Saëns composa un opéra à sa gloire en 1879.

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Je pourrais poursuivre ma balade en aval de la Seine en longeant la rive droite en direction du pont Notre-Dame. C’est là qu’étaient amarrés autrefois nombre de bateaux-lavoirs bien exposés au soleil. Sur l’un des panneaux contant l’Histoire de Paris, on peut lire : « Le plus imposant d’entre eux est l’Arche Marion, formé de 12 barges et long de 200 mètres, amarré entre le pont d’Arcole et le pont Notre-Dame ; 250 personnes peuvent y travailler ensemble. »
Les lavandières lessivaient au raz de l’eau sous des auvents tandis qu’à l’étage supérieur, une vaste salle couverte accueillait le linge à sécher. Au centre, se trouvait la haute cheminée d’une chaudière définitivement détruite en 1937.
Chères lectrices, plutôt que de vous ennuyer avec ces basses corvées ménagères, je traverse la Seine pour rejoindre le marché aux fleurs et vous offrir un odorant bouquet.
Je n’ai fait qu’un demi-tour de l’île de la Cité, mais je ne coupe pas les ponts avec vous. Rendez-vous donc au pont Notre-Dame pour mon prochain billet !

 


Si Versailles m’était planté : le Potager du Roi

Selon la définition du dictionnaire, le potager est le lieu où poussent les légumes à cuire au pot. Il semble ne rimer qu’avec casanier. Il ne paraît vivre qu’avec les saisons : on sème, on récolte, on consomme. Quoi de plus routinier ?
Et pourtant : « Le potager trompe malignement qui ne prend pas la peine de songer à ce qu’il est vraiment. On le croit sans mémoire alors que certaines de ses productions s’enracinent dans neuf mille ans d’histoire des civilisations. On le voit clos. Il est pourtant ouvert comme un port où se seraient accumulés des butins du monde entier. On le suppose autochtone, avec ses légumes bien de chez nous. Il est en vérité peuplé d’émigrés assimilés, prodigieux melting-pot. » (Le Roman du Potager)
Sur les marchés, les étals raffolent par exemple en ce moment des tomates Cœur de bœuf et Cornue des Andes. Le photographe John Batho a même tiré le portrait de cette seconde variété pour notre délice … et notre supplice (voir billet du 6 décembre 2011)! Avant de la manger idiot, sait-on que la tomate est une grande voyageuse et possède la triple nationalité sud-américaine, italienne et provençale. Les Incas la cultivaient bien avant que les Conquistadores anéantissent leur civilisation. Elle est arrivée dans les cales, a jeté l’ancre à Naples puis à Gênes, puis à Nice à la fin du XVIème siècle.
Au fait, pourquoi devrais-je m’enticher de ces légumes et ces fruits qui sont passés dans le langage populaire ou argotique souvent de manière péjorative ? En effet, on dit d’une personne privée de ses facultés intellectuelles qu’elle est un légume. Un navet (devenu « nanar ») qualifie un film de médiocre qualité. Une patate désigne un individu un peu sot. On qualifie de grande asperge une personne trop grande et trop mince.
Vous direz à celui (le masculin s’impose en la circonstance car on évoque les attributs virils de l’homme) trop curieux qu’il s’occupe de ses oignons.
Travailler pour des fèves, des nèfles ou des prunes, signifie bosser pour quasiment rien. Carotter, c’est tricher, escroquer ou voler, peut-être parce qu’on n’a pas un radis ou qu’on manque d’artiche !
Faire des salades, c’est compliquer une situation. Faire chou blanc, c’est échouer, faire ses choux gras, par contre, permet de mettre du lard et du beurre. Être dans les choux décrit une situation d’embarras. Et quand on attend, on poireaute.
Vous n’aimez pas être pris pour une poire. Tomber dans les pommes est désagréable, bien moins cependant que sucrer les fraises ou pire encore manger les pissenlits par la racine.
Vous prenez conscience qu’il est possible d’acquérir des notions d’Histoire, de Géographie et de Français et bien d’autres choses encore, en faisant le tour du potager. Au-delà de l’aspect nourricier pour l’instituteur occupant le logement de fonction, chaque école rurale possédait autrefois son coin de potager qui constituait un excellent champ d’observation scientifique pour les élèves. C’était le temps des leçons de choses.
Autour de la maison de mon enfance, le collège dirigé par ma maman, que j’ai évoquée par ailleurs, il y avait des plants de fraisiers, des raies de carottes et de pommes de terre. À la saison, mon père réquisitionnait quelques jeunes filles de l’internat pour récolter les fruits et légumes qu’elles retrouvaient bien sûr un peu plus tard dans leur assiette. J’imagine leur tête si on envisageait pareille requête auprès des collégiens d’aujourd’hui. Pourtant, c’est une manière de cultiver … du lien social !
Je me souviens du potager de ma grand-mère et des haies de framboisiers que je dégustais à la fin de l’été. Nonagénaire, elle venait encore s’y asseoir pour regarder heureuse mes parents entretenir ce qui constituait sa fierté dans le village.
J’apprécie l’ingéniosité voire le génie de ces mains vertes, qui ont acquis une connaissance empirique empruntant parfois aux vieux dictons et même à certaines croyances astrales. Jardiner avec la lune n’est pas une expression vaine.
Bref, j’ai toujours manifesté une sympathie voire une admiration pour les jardins de curé, les jardins ouvriers ou familiaux, les potagers en général, et évidemment tous ces gens du jardin qui mériteraient aussi un Oscar.
Dieu chasse Adam et Ève du Paradis. Finie la manne innocemment récoltée avant que la pomme de la fatalité humaine ne soit croquée : « Désormais, tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Allez, bêche !
« Mon jardin n’excite pas la faim, il la satisfait. Il n’augmente pas la soif à force de boire, il l’apaise en lui donnant gratuitement son remède naturel. Et c’est dans ces plaisirs que j’ai vieilli. » Ces mots, datant de trois siècles avant notre ère, appartiennent à Épicure, un philosophe grec qui en connaissait un rayon sur la notion de plaisir. Quand il revint à Athènes, en l’an moins 306, il acheta un lopin de terre et y fonda sa propre école, le Jardin qui devint le centre des études … épicuriennes.
Au milieu du seizième siècle, Bernard Palissy qui ne fait pas que brûler des meubles, rédige la Récepte véritable depuis sa geôle de Bordeaux : « En premier lieu, je marqueray la quadrature de mon jardin et feray la dite quadrature en quelque plaine qui soit environnée de montagnes, terriers ou rochers devers le costé du vent du nord et du vent d’ouest. Ayant ainsi fermé la situation du jardin, je viendray alors à le diviser en quatre parties esgales. Je veux ériger mon jardin sur le Psaume cent quatre, là où le prophète descrit les œuvres excellentes et merveilleuses de Dieu … Je veux aussi édifier ce jardin admirable afin de donner aux hommes l’occasion de se rendre amateurs de cultivement de la terre et de laisser toutes occupations ou délices vicieux et mauvais trafics pour s’amuser à ce cultivement. »
Ce long préambule introduit ma promenade dominicale au Potager du Roi ou Si Versailles m’était planté pour parodier le titre du film de Sacha Guitry sur l’histoire du château de Versailles.
Je l’avais visité déjà, il y a une vingtaine d’années, lors d’une classe du patrimoine autour de l’art culinaire, intitulé le Berceau du Goût, que j’avais initiée avec une valeureuse institutrice.
Mon billet devrait commencer là où ma balade s’est achevée : devant la grille du Roi, une des rares d’origine existant encore.

Si Versailles m'était planté : le Potager du Roi dans Leçons de choses Potagerblog21

Depuis le Parterre du Midi du château, Louis XIV descendait les Cent marches bordant le parterre de l’Orangerie, longeait la pièce d’eau des Suisses (ainsi appelée parce que creusée par les Gardes suisses à son service) et pénétrait dans le potager. On dit qu’il croquait alors sur l’arbre une poire Bon Chrétien d’Hiver.

LE POTAGER DU ROI (VERSAILLES) FRANCE

« Je dis que cette poire est digne de la première place. Les grandes monarchies et surtout l’ancienne Rome l’a cultivée. En second lieu, elle porte un nom grand et illustre : baptisée à la naissance du christianisme, elle se recommande à tous les jardiniers chrétiens. En troisième lieu, à la considérer en soi, c’est-à-dire en son propre mérite, il faut convenir que parmi les fruits à pépin, la nature ne nous donne rien de si beau et de si noble à voir que cette poire, soit dans sa figure qui est ronde et pyramidale, soit dans sa grosseur qui est surprenante, et par exemple de trois à quatre pouces dans sa largeur, et de cinq à six dans sa hauteur, si bien qu’on en voit fort communément qui pèsent plus d’une livre … ; mais particulièrement le coloris incarnat dont le fond de son jaune naturel est relevé….
… Je dis qu’en fait de poires crues, j’aime en premier lieu celles qui ont la chair beurrée, ou tout au moins tendre et délicate, avec une eau douce, sucrée et de bon goût surtout quand il s’y rencontre un peu de parfum, telles sont les poires de Bergamotte, de Vertelongue, de Beurré, de Leschallerie, d’Ambrette, de Rousselet, de Virgoulé, de Marquise, de Petit-oin, d’Espine d’Hyver, de Saint-Germain, de Salviati, de Lansac, de Crassane, de petit Muscat, de Cuisse-Madame etc..
En second lieu, à défaut de ces premières, j’aime assez celles qui ont la chair cassante, avec une eau douce et sucrée, quelquefois un peu parfumée, comme le Bon-chrétien d’Hyver venu en bon lieu, la Robine, la Cassolette, le Bon-chrétien d’Été Musqué, le Martin-sec, et même quelquefois, le Portail, le Messire-Jean, l’Orange verte…
À l’égard des poires à cuire, je n’en veux guère que de celles qui sont grosses, qui font une compote de belle couleur, qui ont la chair douce et un peu ferme, surtout qui se gardent assez avant dans l’Hyver, telles sont les Double-fleur, le Franc-real, l’Angobert, le Donville ; le Bon-chrétien surtout, est admirable cuit ... »
Je salive rien qu’à l’énumération poétique de ces variétés, j’en passe et peut-être des succulentes. Son auteur est Jean-Baptiste de La Quintinie auprès de la statue duquel j’ai rendez-vous pour la visite commentée par une étudiante de l’École Nationale Supérieure du Paysage, en charge aujourd’hui de la restauration et de l’entretien du Potager du roi.

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Le Roi Soleil souhaitait un palais à sa démesure et pour affirmer sa toute puissance, il employa les moyens les plus odieux et dispendieux.
Ainsi, après l’extraordinaire fête offerte le 17 août 1661 par Nicolas Fouquet, son surintendant des finances, en son château de Vaux-le-Vicomte (voir billet du 3 novembre 2010), il fait emprisonner Fouquet puis s’attache le concours de ceux qui ont contribué à ces fastes, notamment l’architecte Louis Le Vau, le peintre Charles Lebrun, le jardinier André Le Nôtre et … Jean-Baptiste de La Quintinie.
Le 17 mars 1670, présenté au roi par Colbert, La Quintinie est nommé directeur des jardins fruitiers et potagers de toutes les maisons royales, une charge créée spécialement pour lui.
Rien au départ ne le prédispose à cette fonction. En effet, ce charentais a suivi des études de droit et est reçu à Paris comme avocat à la cour du Parlement, et maître des requêtes de la Reine. Chargé de l’éducation du fils du président de la Cour des Comptes, il accompagne son élève en Italie pour son voyage d’humanités. C’est là qu’impressionné par les jardins transalpins mais aussi par le jardin botanique de Montpellier, il décide de se consacrer à l’horticulture. Il se plonge dans les écrits d’auteurs tels le naturaliste Pline l’Ancien et l’agronome Columelle, Varron et Virgile aussi. Il effectue deux voyages en Angleterre à l’issue desquels il décline l’invitation de Charles II, roi d’Angleterre, de prendre en charge ses jardins royaux. Chargé par la suite de gérer les jardins de Vaux-le-Vicomte, il est donc débauché par le Roi Soleil offusqué de l’ombre portée par son surintendant Fouquet.
Le modeste potager de Louis XIII (260 mètres sur 126 tout de même) est abandonné pour un nouveau terrain d’une dizaine d’hectares près de la pièce d’eau des Suisses. Le choix de l’endroit est guidé avant tout par un souci esthétique de donner une perspective plus avenante à l’aile sud du château.
À l’emplacement désigné, stagne un véritable marais dit « étang puant » où se déversent toutes les eaux qui ruissellent des hauteurs voisines. On le comble avec les déblais du creusement de la pièce d’eau des Suisses ainsi qu’avec des terres de meilleure qualité ramenées de la « montagne » de Satory toute proche. Peine perdue : « Il survint de si grandes et si fréquentes averses d’eau, que tout le jardin paraissait être redevenu un étang, ou au moins une mare bourbeuse inaccessible et surtout mortelle et pour les arbres qui en étaient déracinés et pour toutes les plantes potagères qui en étaient submergées. »
Pour remédier aux inondations, La Quintinie utilise un aqueduc qui traverse le potager. Pour écouler les eaux séjournant sur le sol, il crée des pentes imperceptibles en élevant chaque carré de jardin en « dos de bahut ». Il développe un réseau de canaux et de rigoles de drainage empierrées. Mansart apporte son concours pour la construction du mur d’enceinte.
Cet après-midi, Monsieur le Jardinier reste, sinon de marbre, du moins de bronze, surplombant son chef-d’œuvre achevé définitivement en 1683.

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Car déjà, le Potager du Roi, traversé de lignes droites, est un exemple accompli de l’art du jardin à la française.
« Je n’aurai pas de peine à prouver que la figure de nos Jardins doit être agréable ; il est nécessaire que les yeux y trouvent d’abord de quoi être contents, et qu’il n’y ait rien de bizarre qui les blesse ; la plus belle figure qu’on puisse souhaiter pour un Fruitier ou pour un Potager, même la plus commode pour la culture, est sans doute celle qui fait un beau carré, surtout quand elle est si parfaite, si bien proportionnée dans son étendue, que non seulement les encoignures sont à angles droits, mais que surtout la longueur excède d’environ une fois et demie ou deux l’étendue de la largeur … car il est certain que dans ces figures carrées, le Jardinier trouve aisément de beaux carrés à faire … »
… Il n’y a rien de plus réjouissant que d’avoir un jardin qui soit dans une belle situation, qui soit d’une raisonnable grandeur, d’une figure bien entendue. Que ce jardin soit en tout temps non seulement propre pour la promenade, pour l’agrément des yeux, mais aussi abondant en bonnes choses pour la délicatesse du goût, et la conservation de la santé …
… Quoi de plus beau qu’un jardin disposé de telle manière que, de quelque côté qu’on le regarde, on n’aperçoive que des allées rectilignes. »

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Au centre est placé un bassin circulaire, plus petit de nos jours, qui servait pour l’arrosage … à l’aide d’un arrosoir. Autour, ce que La Quintinie nomme « le grand carré » constitué de seize carreaux symétriques desservis par six allées qui se coupent à angle droit, et cerné par une terrasse en surplomb à quatre entrées, dont celle du roi, qui offre à sa majesté et aux visiteurs comme une vision théâtrale avec pour décor les cultures de fruits et de légumes, et pour acteurs les jardiniers.

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Première remarque, ce grand carré est en creux, encaissé, pour le protéger des vents froids. En ce jour de canicule, l’effet n’est pas ressenti, mais je me souviens que lors de ma précédente visite par temps frais, j’avais été surpris par la douceur qui y régnait.
Répartis autour, se trouve une suite d’enclos séparés formant une trentaine de petits jardins protégés des mauvais vents par des hauts murs, abritant des arbres fruitiers en forme libre ou conduits en espaliers, des légumes et des petits fruits.
« Je veux préférablement à toute sorte de vue, que mon Jardin soit clos de murailles, quand même elles me devraient ôter quelque beau point de vue, joint que l’abri qu’elles peuvent donner contre des vents fâcheux et des gelées printanières sont ici d’une grande considération. On ne saurait guère avoir de plaisir de bon jardin, avoir par exemple des légumes hâtifs, et de beaux fruits, sans le secours de ces murailles ; et même il est bien des choses qui craignant le grand chaud auraient peine dans le fort de l’été, si une muraille exposée au Nord ne les favorisait d’un peu d’ombre. Les murailles en effet sont si nécessaires pour les jardins, que même pour les multiplier, je me fais autant que je puis de petits jardins dans le voisinage du grand ... »
La terrasse en surplomb possède aussi une valeur métaphorique d’échelle sociale. En aucun cas, le souverain ne devait croiser le petit peuple de jardiniers lors de ses promenades. Ainsi, existent-ils des passages voûtés reliant les différentes parcelles du jardin sans emprunter les terrasses et les escaliers.

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Il est intéressant d’écouter la guide développer certaines techniques de jardinage que La Quintinie rassembla dans son ouvrage Instruction pour les jardins fruitiers et les potagers, publié deux ans après sa mort. Ainsi, pour l’amandement des terres, il utilise des fumiers chauds et frais en provenance des écuries et des étables du château. Ce sont environ trois cents brouettes qui sont acheminées chaque jour.
Ils sont choisis en fonction de la nature de la terre mais tous sont « comme une espèce de monnaie qui répare les trésors de la terre. »
« Tous les légumes du potager demandent beaucoup de fumier, les plans d’arbres n’en demandent point… Toutes sortes de fumiers pourris de quelque animal que ce soit, chevaux, mulets, bœufs, vaches, sont excellents pour amander les terres employées en plantes potagères. Celuy de mouton a plus de sel que tous les autres, ainsi il ne faut pas en mettre en grande quantité. Il est à peu près la même chose pour celuy des poules et des pigeons, mais je ne conseille guère d’en employer à cause des pucerons dont ils sont toujours pleins, et qui d’ordinaire font tort aux plantes … »
En jouant aussi des diverses expositions, en utilisant des abris de verre et des cloches, il obtient ainsi des récoltes à contre-saison qui flattent l’appétence du roi. Il n’en est pas peu fier : « J’en ai fait mûrir cinq et six semaines devant le temps, par exemple des fraises à la fin mars, des précoces, et des pois en avril, des figues en juin, des asperges et des laitues pommées en décembre, janvier... »
Outre d’être un lieu de production, le Potager du Roi est un laboratoire des savoirs et des pratiques culturales. La gastronomie va prendre une autre dimension.
Avant Louis XIV, la cuisine n’était guère raffinée ; ainsi j’imagine que si l’on vous avait servi des ailes de cygne ou un rôti de héron, vous auriez été aussi dédaigneux que l’échassier de la fable de La Fontaine.
De même, avant Louis XIII, les légumes ne se consommaient pas et même les médecins les déconseillaient. C’est sous le règne de Louis XIV que les légumes s’imposent. Encore que les « légumes-racines », ceux qui poussent sous la terre, les « légumes du diable » ainsi nommé parce que ne voyant jamais le (roi) soleil, tels la pomme de terre, la carotte et le navet, ne sont mangés que par les plus pauvres et les animaux. Par contre, ceux voyant le soleil, plus près du Ciel donc aussi, sont appréciés par la noblesse.

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Nous nous arrêtons quelques instants devant un plant d’asperges dont on a volontairement laissé développer les feuilles d’asparagus, ce qui évite la pousse de mauvaises herbes.
Certes à ranger dans les légumes racines, l’asperge sauve cependant sa tête qui a vu le soleil, et est donc digne du palais du souverain.
La Quintinie est le premier à développer la culture primeur et même à contre-saison de certains fruits et légumes. Il s’enorgueillit ainsi de pouvoir servir des asperges sur la table du roi dès le mois de janvier.
Jusqu’alors, l’asperge n’est mangée que par les hommes. La prude Madame de Maintenon, seconde épouse de Louis XIV, la considère même comme une « invite à l’amour » et en interdit la consommation aux demoiselles de son pensionnat de la Maison royale de Saint-Louis de Saint-Cyr-l’École toute proche. Pourtant, les vertus aphrodisiaques qu’on lui prête, probablement à cause de sa forme allongée, ne sont absolument pas fondées.
Sa Majesté le roi en raffole notamment la verte trempée en mouillette dans le jaune d’un œuf à la coque. Moi aussi Loulou !
Et je ne résiste pas à vous emmener Du côté de chez Swann, un peu plus de deux siècles plus tard : « Mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et de rose, et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied –encore souillé pourtant du sol de leur plant- par des irisations qui ne sont pas de la terre. » Il semblerait donc qu’il n’y ait pas que la madeleine de Proust mais aussi l’asperge !
Non loin de là, se trouve une raie d’artichauts, un légume venu du Maghreb qui se développe aussi grâce à La Quintinie.

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L’apparition de certains légumes à des époques nouvelles de l’année révolutionne la cuisine car elle permet l’association de saveurs jusqu’alors inconnues.
Ainsi le pois consommé sec comme les pois chiches (qui ne sont pas des pois mais des légumineuses !) : La Quintinie, lui, va en cueillir les graines avant qu’elles ne soient mûres et qu’elles n’aient atteint la taille du pois adulte. Le petit pois est né et fait fureur à la Cour : « Le chapitre des petits pois dure toujours ; l’impatience d’en manger, le plaisir d’en avoir mangé et la joie d’en manger encore, sont les trois points que nos princes traitent depuis quelques jours ... » confie encore Madame de Maintenon (et non pas Madame de Sévigné comme on le lit souvent !) dans une lettre au cardinal de Noailles. Car cette fois, les dames en consomment sans modération. Connaît-on déjà comme variétés, le Dominé, le Sans Pareil de Clamart, le Couronné et le Quarré à cul noir, pour qu’elles en soient folles ? Le roi en est également très friand malgré les réticences de Fagon, son médecin personnel, qui prétend que cela lui dérange l’estomac.
Peut-être est-ce par reconnaissance envers Monsieur le Jardinier que la France des années folles chantait ce refrain médiocre :

« Ah ! Les p’tits pois, les p’tits pois, les p’tits pois
C’est un légume bien tendre
Ah ! Les p’tits pois, les p’tits pois, les p’tits pois
Ça n’ se mange pas avec les doigts ! »

Pour rester dans le domaine de la chanson, vous savez peut-être moins que Julien Clerc accommoda les petits pois avec des lardons dans une bluette légère:

« Elle faisait chauffer au feu de bois
Des petits pois
Il faisait cuire sur des tisons
Des tas de lardons

Elle qui criait avec sa voix
« Voilà les petits pois »
Pendant qu’il chantait dans son ton
« Chauds mes lardons » …

… Mais un jour qu’y avait plus de charbon
Pour les lardons
Il a porté ses petits bouts de gras
Chez les petits pois

Ils ont fait cuisine papillon
Avec les lardons
Et ils ont mélangé leurs doigts
Dans les petits pois

Et ils ont fait ça sans façon
Petits pois lardons
Sans qu’on les voie
Lardons petits pois ... »

Et qui sait si ne naquit pas, neuf mois plus tard, un adorable bébé qui devint un sale « lardon » comme les deux qui troublent la visite en cueillant des fruits sans aucune remontrance de leurs parents ! Notre étudiante fait remarquer avec justesse, que si chaque visiteur croque ne serait-ce qu’une pomme, la récolte sera fort maigre.
Sans qu’il y ait un rapport avec leur humeur massacrante, j’en reviens aux croyances ancestrales liées notamment aux lunaisons qu’on a plaisir à retrouver dans les almanachs : « Ne sème pas dans le croissant, il faucille avant toi », « Sème, pour la rendre féconde, en pleine lune plante ronde », « Laboure en lune nouvelle, ta récolte sera belle », « Plantes qui grainent se sèment en croissant, plantes qui racinent se sèment en défaillant. »
Voici l’opinion de La Quintinie : « À l’égard de la chose, je proteste de bonne foi que pendant plus de trente ans, j’ai eu des applications infinies pour remarquer au vrai si toutes les Lunaisons devaient être de quelque considération en Jardinage, afin de suivre exactement un usage que je trouvais établi, s’il me paraissait bon ; mais qu’au bout du compte tout ce que j’en ai appris par mes observations longues et fréquentes, exactes et sincères, a été que ces décours ne sont simplement que de vieux discours de Jardiniers malhabiles…
… Semez, plantez toutes sortes de graines ou de plants, en quelque quartier de Lune que ce soit, je vous réponds d’un succès égal de vos semences et de vos plantes, pourvu que votre terre soit bonne, bien préparée, que vos plants et vos semences ne soient point défectueux, que la saison ne s’y oppose pas ; le premier jour de Lune, comme le dernier, sont entièrement favorables à cet égard… Ce serait un secret admirable de faire que la Lune se mît d’intelligence avec un jardinier pour faire que telle plante montât en graine parce qu’il le voudrait, et empêchât telle autre d’y monter parce que pareillement il serait bien aise qu’elle ne montât pas. »
Je ne saurais prendre parti dans ce débat, l’astre incriminé possède de nos jours encore ses ardents défenseurs. D’ailleurs, au dix-huitième siècle, Linné, le grand naturaliste suédois, considéré comme un précurseur de l’écologie moderne, se fondait sur le calendrier lunaire pour sa classification des végétaux.
De l’époque de La Quintinie, une bonne vingtaine d’espèces de légumes ne sont plus en usage de nos jours, tels les plantains, les oxalis, le cardon. Quoiqu’il ne m’étonnerait pas que Michel Bras, le grand chef cuisinier de Laguiole, les accommodât dans certains de ses plats.
Nous nous dirigeons maintenant au-delà de la terrasse du Couchant dans une de ces « chambres » abritées derrière de hauts murs, favorables à la culture des arbres fruitiers. Aujourd’hui, environ quatre cent cinquante variétés fruitières sont cultivées au Potager.
Pour bénéficier d’une chaleur et d’un ensoleillement maximaux, les pêchers et nectarines sont adossés à des murs exposés au sud et à l’est, derrière lesquels surgit la cathédrale Saint-Louis de Versailles construite par l’architecte Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne, choisi par Louis XV.

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Presque appétissantes, quelques vasques sculptées dans la pierre, au sommet du mur d’enceinte, regorgent de fruits.
Nous nous attardons devant des arbres moins courants, ainsi des néfliers, même si La Quintinie écrit : « Destinons un peu de néfliers pour qui les aime, mais à condition de ne pas les mettre en lieu de parade ; ce n’est pas un fruit assez précieux pour cela, ni même pour avoir besoin d’en planter beaucoup. Le nombre des gens qui ne les haïssent pas est médiocrement grand. »
J’avoue qu’enfant, j’appartenais à ceux-là. Orgueilleux arbre qui veut que son fruit plein de pourriture porte une couronne.

« D’une tête de clown elle a l’aspect scurrile
Le faciès hébété et qu’on croirait grimé,
Pour tenir lieu de fard, d’une couche de bile,
Le menton qui s’enfuit, le crâne déprimé,

C‘est, cependant, avec son orgueil juvénile
Qu’elle dresse bien haut son front diadémé,
Comme celui des fols, d’un pentacle débile,
Singeant le croupion d’un oison déplumé ... »

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Ce fruit peu ragoûtant d’allure semble avoir possédé des vertus thérapeutiques : « On donne des nèfles à ceux qui ont le flux de ventre. Leur décoction arrête les fluxions qui tombent sur la gorge, sur le gosier, sur les dents, sur les gencives, si on s’en lave la bouche. »
L’une des variétés donne de grosses nèfles appelées des Saints Lucas parce qu’on les cueille vers la Saint Luc.
Juste à côté, je découvre des cognassiers. Quitte à vous en boucher … un coin(g ?), je ne connaissais son fruit qu’en pâte, gelée, marmelade ou confiture. Ou alors, à ma décharge, à les regarder de pas trop près, je les confondais avec ses cousins pommiers et poiriers. D’ailleurs, le coing est appelé également pomme d’or ou poire de Cydonie. Certains historiens et botanistes avancent que justement les fameuses pommes d’or du jardin des Hespérides seraient des coings. Celles en haut-relief sur le temple de Zeus à Olympie y ressemblent fort.

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En tout cas, les coings du potager avec leur couleur jaune doré et leur surface recouverte d’un léger voile cotonneux méritent bien les rimes de Paul Eluard dans son poème le Blason des Fleurs et des Fruits :

« Noué rouillé comme un falot
Et cahotant comme un éclair
Le coing réserve sa saveur »

Superbe poème dédié aux fleurs et aux fruits dont je ne résiste pas de vous livrer la conclusion :

« Fleurs à l’haleine colorée
Fruits sans détours câlins et purs
Fleurs récitantes passionnées
Fruits confidents de la chaleur
J’ai beau vous unir vous mêler
Aux choses que je sais par coeur
Je vous perds le temps est passé
De penser en dehors des murs. »

« Le poirier réussit également sur sauvageon et sur cognassier ». La Quintinie greffe en effet certains de ses arbres fruitiers sur des cognassiers. Il maîtrise aussi l’art de la taille qui permet d’améliorer la qualité de ses fruitiers. Il paraît que le roi en personne se faisait amener en chaise à porteur sur la terrasse du grand enclos et sollicitait les leçons de Jean-Baptiste pour apprendre à tailler.
La Quintinie ne se contente pas de produire, il adapte, acclimate et reproduit. Ainsi, il récolte des kakis, des grenades et des figues, des fruits habitués à des latitudes plus ensoleillées. Le potager regorge alors de plantes rares, originales voire inconnues. Le végétal devient un objet d’art à part entière que l’on vient contempler pour la plus grande fierté de Louis XIV.
Indépendamment de cette fonction prestigieuse, le potager doit avant tout nourrir chaque jour les trois à cinq mille bouches que constituent la Cour et le personnel du château. Il ne s’agit donc pas d’en gaspiller inconsidérément les richesses. On ne cueille que ce dont on a exactement besoin. Ce sont les « galopins », des enfants d’une douzaine d’années, qui courent à longueur de journée entre le potager et les cuisines pour ramener le strict nécessaire.

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Existaient-ils à l’époque, je m’intéresse à deux pommiers couverts de minuscules fruits jaunes qui ne croîtront jamais plus, même à maturité. Ils sont là pour satisfaire la voracité des oiseaux qui en raffolent, et les détourner ainsi des autres variétés fruitières. De même, est plantée une haie sous les rosiers afin d’attirer et héberger les insectes utiles aux arbres fruitiers. C’est ce type d’astuces qui contribue à l’art du jardinage.
Nous accédons maintenant au jardin Duhamel du Monceau, du nom d’un physicien, botaniste et agronome du dix-huitième siècle. Ce terrain fut ajouté à son époque pour accroître la surface consacrée aux asperges. Aujourd’hui, il accueille une grande diversité d’expériences jardinières ; ainsi, certaines parcelles sont cultivées par les étudiants et le personnel de l’École Nationale Supérieure du Paysage.
Petit bonus au cours de la promenade, notre guide décadenasse une grille pour accéder discrètement, non pas à la cabane au fond du jardin, mais à la grotte du Parc Balbi. Ce jardin d’agrément à l’anglaise fut dessiné au dix-huitième siècle par l’architecte Jean-François Chalgrin pour le comte de Provence, frère de Louis XVI et futur roi Louis XVIII (le dernier des souverains prénommés Louis, Prévert se moquait qu’ils ne sachent pas compter jusqu’à vingt !) et sa favorite Anne de Caumont La Force, comtesse de Balbi.

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Il n’a guère dû pleuvoir cet été car les pelouses ressemblent à de véritables paillassons sur lesquels, en ce dimanche, pique-nique la bourgeoisie versaillaise. J’imagine le vent de panique que pourrait faire souffler l’apparition d’une couleuvre, l’une des nombreuses espèces faunistiques fréquentant le parc.
Cela me fournit l’occasion d’évoquer la Scorsonère, un légume injustement oublié, appelé parfois salsifis noir, que La Quintinie appréciait particulièrement : « C’est une de nos principales racines, admirable cuite, soit pour le plaisir du goût, soit pour la santé du corps. »
Scorsonère signifie vipère noire car sa racine était considérée comme l’antidote le plus efficace contre la morsure de l’escorsu, un serpent venimeux commun en Catalogne.
Je regrette de ne pouvoir observer le buste de Pierre Joigneaux qui semble avoir disparu. Ce bourguignon, homme politique d’extrême-gauche et passionné d’agronomie, fut l’un des promoteurs de l’école de viticulture de Beaune, ainsi qu’auteur et défenseur de la loi fondatrice de l’École nationale supérieure d’horticulture de Versailles, ancêtre de l’actuelle École Nationale Supérieure du Paysage.
Journaliste et écrivain, il fonda plusieurs revues comme La Sentinelle Beaunoise, Le Vigneron des deux Bourgognes, la Revue industrielle et agricole de la Bourgogne, et publia de nombreux ouvrages tels La Chimie du Cultivateur, Lettres aux paysans, le Livre de la ferme et des maisons de campagne, le Dictionnaire d’Agriculture pratique et Les arbres fruitiers. J’ai pris le temps d’en déguster quelques extraits sur le site de la Bibliothèque Nationale. C’est tellement plus instructif et jubilatoire que les mémoires de lauréats de la télé réalité. Ne se contentant pas de théorie, Pierre Joigneaux exploita aussi la ferme des Quatre Bornes près de Châtillon-sur-Seine.
Retour au Potager, dans le Quatrième des Onze où environ deux cents variétés de poires et de pommes ont été plantées récemment en raison de leur intérêt historique et de leur qualité gustative.
« Parmi les pommes qui sont bonnes à manger soit crues, soit cuites, j’en compte sept principales, à savoir Reinette grise, Reinette blanche ou franche, Calville d’Automne, Fenouillet, Courpendu, Api, Violette. Il y en a d’autres dont je ne fais pas tant de cas, quoi qu’elles ne soient pas mauvaises, ce sont la Rambour, la Calville d’Été, la Coufinotte, l’Orgeran, la Jérusalem, la Druë-permein, la Pomme de glace, la Francatu, la Haute-bonté autrement Blandilalie, la Royauté, la Rouvezeau, la Châtaignier, la Pigeonnet, la Passe-Pomme, le Petit-bon, la Pomme sans fleurir ou Pomme-figue. » Leurs noms racontent des histoires, exhalent un parfum de poésie de terroir. J’ai plaisir à vous les citer comme le fait La Quintinie dont je retrouve bientôt la statue, au terme de la promenade.

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Auparavant, je m’arrête un instant devant sa maison construite par Mansart, sise à un coin du potager. Anobli par le Roi en 1687 en récompense des services rendus, il meurt l’année suivante. Louis XIV confie à sa veuve : « Madame, nous avons fait une grande perte que nous ne pourrons jamais réparer. »
Avant de quitter le potager, je fais l’acquisition à la boutique d’un jus de poire maison, pressé à partir des variétés Louise Bonne d’Avranches et Williams Bon Chrétien. Je me déclarai athée dans le billet précédent à l’occasion de ma visite à la chapelle Notre-Dame des Cyclistes … ce n’est pas la moindre de mes contradictions. En tout cas, la boisson s’avèrera délicieuse.
Non loin de la sortie, l’enseigne d’un commerce a tout compris des intentions de mon billet.


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Notre-Dame des Cyclistes

L’actualité tombe à pic avec la mort de Neil Armstrong, le premier homme à avoir posé le pied sur la Lune en 1969, et la disparition sportive de son homonyme Lance, le seul coureur cycliste à avoir remporté sept fois le Tour de France. Des extraterrestres (au propre comme au figuré ?) chacun dans son domaine ! L’un a décroché la lune, l’autre nous a ramenés plus bas que terre!

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Après l’évocation récente d’un pittoresque café d’Ariège, cette savoureuse brève de comptoir tirée de Charlie Hebdo me sert de transition pour vous faire visiter une chapelle des Landes dévouée aux cyclistes. Comme quoi, dans mes billets aussi, il y a souvent un bistrot tout près d’un lieu de culte !
En l’occurrence ici, de double culte ! Car la chapelle de Géou, située à deux kilomètres du village de Labastide-d’Armagnac, par la bonté de Sa Sainteté le Pape Jean XXIII, est depuis mai 1959, le sanctuaire national du Cyclisme et du Cyclotourisme sous la protection de la Vierge, Notre-Dame des Cyclistes.

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L’idée naquit le 22 août 1958 dans l’esprit de l’abbé Joseph Massie, curé de Créon d’Armagnac. Signe du ciel, alors qu’il devait dire la messe à Mauvezin, il fut bloqué par un très violent orage à quelques centaines  de mètres de la chapelle de Géou. Il décida alors de s’y réfugier et d’y célébrer l’office en compagnie de son enfant de chœur, le futur abbé Michel Busquet. Bien lui fit puisqu’il eut en ces circonstances, la révélation de consacrer cette chapelle aux cyclistes à l’image de la Madonna del Ghisallo près du lac de Côme en Italie. Forza Massie !
Je veille à l’orthographe car il est un autre Massi, prénommé Rodolfo, coureur cycliste justement, à qui on aurait pu donner le Bon Dieu sans confession et pourtant …
En effet, appliquant « méta-euphoriquement » l’affirmation biblique que les derniers sur terre seraient les premiers au paradis (des cyclistes), après avoir été lanterne rouge du Tour de France 1990 et dernier de l’étape passant par le col du Tourmalet, il remporta l’étape Pau-Luchon franchissant encore le même col lors de l’édition 1998. Mais quelques jours plus tard, il fut suspendu après qu’eussent été trouvés lors de perquisitions, des produits dopants, notamment la célèbre EPO. Pire encore, pour la même affaire, il fit également l’objet d’une inculpation sous les chefs d’importation, d’offre et de cession de substances vénéneuses ! De quoi devoir se repentir dans le confessionnal de son homonyme d’abbé qui allait décéder l’année suivante, peut-être affligé du comportement peu chrétien à vélo de ses ouailles.
Mes fidèles lecteurs et aussi les occasionnels doivent s’interroger pourquoi je rêve encore de la légende des cycles. Parce que comme tout bon natif sous le signe des Poissons, je suis un rêveur ! En guise de réponse, je vous livre un passage d’un livre fort intelligent de Dominique Jameux, Fausto Coppi, l’échappée belle, Italie 1945-1960 : « Le Tour, un peu mythique, possède ses résonances et ses indices. Il parle pour nous, au nom de tous les autres, le langage de la fête et des vacances. Lorsqu’il part … l’atmosphère dans les classes, est déjà aux vacances. C’est le moment des cours qui n’en sont plus, des leçons non apprises dans l’impunité, des devoirs oubliés par le prof. Il fait chaud, les fenêtres sont ouvertes sur les marronniers de la cour et le robinet de la fontaine qui fuit. La cloche qui sonne est le signal d’une cavalcade vers le café sur la place, dont le patron a affiché, sur une ardoise, les résultats de l’étape, avec beaucoup de noms inconnus- les « grands » ne daignent pas intervenir avant quelques jours. Il offre une limonade aux gosses. Quelle saveur à ce dispositif, qui mieux que tout dit les vacances proches ! Le soir, chaises de cuisine tirées sur le trottoir, les grandes personnes bavassent. Le crépuscule tiède s’obstine. Nous tournons et retournons inlassablement sur nos vélos, en s’apostrophant de noms magiques. La dernière corvée en vue est celle de l’interminable distribution des prix, si pesante à qui n’en méritera pas … Les vacances ont déjà commencé, en fait, et la villégiature s’enchaîne sans solution de continuité, étape après étape. Le marchand de journaux reçoit dans sa semaine triple livraison d’hebdomadaires sportifs : Miroir-Sprint, But et Club, où le sépia bleu alterne avec le sépia brun. Triple festin ! Poésie de ces photos souvent étonnamment bonnes –et prises acrobatiquement de l’arrière d’une moto- de ces légendes, de ces dessins, qui donnent soudain de l’image au son radiophonique journellement attendu et ingurgité dans la fièvre. Paris, Reims, Boulogne, Bordeaux, Luchon, le Tourmalet, l’Aubisque, l’Iseran, le Petit-Saint-Bernard, Colmar, le Parc des Princes … Les noms des villes, des cols, des côtes, défilent. On apprend un peu de géographie française et même étrangère ... »
Tout est dit. Voilà pourquoi après mon Voyage au bout de l’Enfer du Nord (billet du 15 avril 2011), je vous mène aujourd’hui au Paradis des cyclistes.


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Une fois franchi l’arc de triomphe surmonté d’une croix et de deux roues, je m’engage entre vignes et maïs dans l’allée Joseph Michaud baptisée ainsi en hommage au premier pèlerin qui hanta le lieu. Un nom prédestiné puisque son homonyme, Pierre Michaux, artisan serrurier et charron originaire de Bar-le-Duc, révolutionna l’histoire de la bicyclette, au dix-neuvième siècle, en ajoutant une manivelle à la roue avant d’une draisienne, créant ainsi les vélocipèdes à pédale (les michaudines). Invention capitale, la pédale était née.

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Quelques dizaines de mètres plus loin, je me retrouve dans une clairière semblable à l’airial typique du paysage landais. Je suis accueilli par la Vierge Marie, reine du monde (qui) protège la terre parcourue en tous sens par les cyclistes amoureux de la belle nature du Seigneur ! Si je comprends bien, elle protège la terre cependant dans un triste état mais pas les cyclistes, ainsi Fabio Casartelli qui chuta mortellement dans la descente du col du Portet d’Aspet lors du Tour de France 1995 (voir billet du 3 avril 2008 Les cols buissonniers dans les Pyrénées).
Pour être exact, j’étais déjà passé ici, voilà quelques années, mais j’avais trouvé porte close à ma grande déception.

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Autrefois laissée à l’abandon, la chapelle de style roman ne manque pas de charme avec ses vieilles pierres, son toit de tuiles et son clocher au faux air de pigeonnier.
Je pousse le grand portail en fer forgé par un ancien coureur cycliste de Mont-de-Marsan. Il représente deux Grands Bis avec les inscriptions : à gauche « Je suis l’immaculée conception », à droite « Aux cyclos évite l’abandon ».

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Un peu plus loin, dans ce qui fut sans doute un cimetière, je m’arrête quelques instants devant le buste de l’abbé Joseph Massie dont la passion pour le vélo (l’abbé Cane ?!) a permis ce lieu de pèlerinage. Une bonne tête de curé, ronde et joviale, comme on en voit sur les boîtes de fromage et les bouteilles de bière. Je partage volontiers avec lui sa foi … pour le vélo ! Pour le reste … les voies du Seigneur, même cyclables, sont impénétrables.

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Qui plus est, malgré mon obole versée hypocritement dans l’urne pour tenter de l’amadouer, l’hôtesse à l’accueil me prévient d’emblée que les photographies sont interdites depuis que des visiteurs peu scrupuleux en aient commercialisées en cartes postales. « Même pas une seule de la vitrine exposant trois maillots de Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse ? ». « Même pas ! ». Comprenez que je reste définitivement athée !
En conséquence, excusez-moi, à partir de maintenant, les photos prises à l’intérieur de la chapelle sont l’œuvre de quelques privilégiés ou pirates du net.
Un Normand peut en cacher un autre. Je suis intrigué par un vélo avec son guidon rabaissé et un seul frein avant qui frottait sur le pneu. Léon Georget, surnommé Gros Rouge ou Le Brutal, courut le 1er Tour de France en 1903 avec. Il remporta aussi neuf Bol d’Or, une épreuve sur piste d’endurance sur 24 heures dont le trophée, un bol en bronze doré, était offert par les chocolats Meunier.
Mais ce drôle de vélo fut utilisé également par « un drôle de paroissien », à savoir Bourvil lors du tournage du film Les Cracks d’Alex Joffé en 1967.

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Voici des images de l’époque, tirées des archives de l’INA, avec en fond sonore l’inénarrable chanson À Bicyclette.

« … Dans les champs chantaient les grillons
Le soleil dardait ses rayons
De bicyclette.
Elle voulait que je chante un brin
Mais à cela j´ai mis un frein
De bicyclette.
Près d´un tournant y avait un bois
Où l´on se dirigea, ma foi
À bicyclette.
Mais comme elle roulait près de moi
Voilà qu´em´fait presqu´à mi-voix
À bicyclette :

- Ah! c´que vous êtes coureur!
– Moi… j´ne suis pas coureur.
– Ah! c´que vous êtes menteur!
– Moi, je suis balayeur.
– Vous savez faire la cour!
– Oui, j´y réponds, car pour
Ce qui est de faire la cour,
Je la fais chaque jour.
– La cour à qui?, qu´em´dit.
– La cour d´la ferme pardi!
– Vous êtes un blagueur.
Ah! C´que vous êtes coureur! ... »

Sur le tournage du film Les Cracks d\’Alex Joffé (archives de l\’INA)

Dans le film, Bourvil court sur les cycles Mulot et Duroc. Interprétant l’inventeur Jules Auguste Duroc, il met au point une bicyclette révolutionnaire avec une roue libre, ce qui lui évite de pédaler dans les descentes. Endetté, pour fuir l’huissier Mulot (alias Robert Hirsch), il s’engage dans la course Paris-San Remo.

Image de prévisualisation YouTube

La réalité rejoint parfois la fiction. Ainsi, lors du Tour de France en juillet dernier, un terroriste sportif s’est cru malin de disperser des clous de tapissier au sommet du col de Péguère en Ariège, provoquant ainsi une trentaine de crevaisons. Je doute cependant que dans la foule se pressant au bord de la route, il eût le même geste auguste du semeur cher au peintre Jean-François Millet !
Dans le film, le dopage est aussi d’actualité de manière humoristique. Ainsi, le redoutable maître Mulot administre quelques doses de somnifères aux coureurs, à l’insu de leur plein gré comme on dit désormais (!), pour freiner leur progression.
Le 28 janvier 1960, le Landais André Darrigade porta en ex-voto son maillot de champion du monde gagné l’été précédent sur le circuit de Zandvoort aux Pays-Bas. Ainsi, commença la collection de maillots (plus de 700 à ce jour) qui ornent les murs de la chapelle.
La relique arc-en-ciel ayant appartenu à l’ami et équipier d’Anquetil est toujours exposée dans une vitrine avec un autre de ses trophées, le maillot vert mythique qui récompensait le premier du classement par points du Tour de France.

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Vous ne pouvez pas imaginer mon émotion devant ces maillots en laine aux teintes passées, au look désuet avec leurs poches-poitrines qui donnaient aux coursiers de petits airs de kangourou et qui permettaient au romancier René Fallet, fada de vélo, d’y ranger ses cigarettes et son briquet.
Une admiratrice d’Hugo Koblet, champion suisse vainqueur du Tour de France 1951 (voir billet du 4 juillet 2011), voulant obtenir les faveurs de celui qu’on surnommait le Pédaleur de charme, émit cependant une condition : qu’il l’honorât en gardant sur lui son maillot de coureur. La légende ne dit pas lequel et je doute qu’il soit suspendu dans la chapelle. C’est peut-être cela finalement l’amour du maillot. Ô sacrilège !
D’antan, du temps de la TSF puis de la télévision en noir et blanc, on admirait uniquement ces maillots (souvent dépourvus de « réclames ») quand on voyait passer les coureurs au bord des routes ou sur les couvertures en couleurs des mensuels dédiés au cyclisme. Signe des temps, du merchandising et des produits dérivés, aujourd’hui, tout le monde peut jouer les hommes sandwiches en roulant avec les tuniques les plus prestigieuses. Je ne l’ai jamais fait par respect sans doute pour ceux qui les ont conquises aux prix d’efforts (trop) surhumains. Peu charitable, je souris quand je vois des silhouettes bedonnantes engoncées dans des maillots blancs à pois rouges de meilleur grimpeur, ahaner dans les cols des Pyrénées, même si leurs efforts sont valeureux. Il paraît qu’on peut être condamné pour port illégal de la légion d’honneur, on devrait pénaliser les usurpateurs cyclistes.
Bon ! Où se trouve le confessionnal ? Plusieurs dizaines d’années plus tard, je vais avouer un léger péché d’orgueil commis pendant mon enfance, pas si capital que cela, je l’ai d’ailleurs déjà évoqué dans un billet du 9 juillet 2008 Le Tour de France, Tours de mon enfance.
Mon Père, je dois me confesser d’avoir, tout gamin, mis à contribution les talents de couturière dans mon voisinage, pour me tricoter les maillots dont je rêvais. Une tante m’avait confectionné la tenue bleu blanc rouge du champion de France, et ma mère, celle arc-en-ciel de champion du monde. Cependant, le plus beau des cadeaux me vint de Mademoiselle Millet, une institutrice originaire de Grenoble, adjointe de ma maman, qui me cousit un magnifique maillot bouton d’or en soie avec les initiales H.D, Henri Desgranges, le fondateur du Tour de France en 1903, brodées dessus. Quel palmarès à sept ans ! Souvenirs de ma prime jeunesse, ces maillots sont restés longtemps dans le grenier avant que les mites ne s’en emparent.
Comme pénitence, vous prierez devant la vitrine dédiée à Jacques Anquetil ! Avec plaisir, mon Père, je peux même vous réciter le chapelet de ses victoires par cœur: un Tour d’Espagne, deux Tours d’Italie, cinq Tours de France …
Apparition, illumination soudaine, don du ciel, une image pieuse qui m’est refusée (!) une camiseta amarilla de la Vuelta, un maglia rosa du Giro et un maillot jaune de la Grande Boucle, ayant appartenu à mon champion, sont suspendus devant moi.
Mon cœur palpite comme quand j’étais tout gosse. Dans ma tête, défilent en accéléré des épisodes épiques des conquêtes européennes de Maître Jacques dont il ramena ces précieuses toisons.


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Les 3 maillots d’Anquetil et le maillot vert de Darrigade sont en bas à droite de la photo

Pour les dévots attachés à l’Anquetilisme, c’est presque le Saint-Suaire de Turin !
Autre moment d’émotion sur le chemin de la Passion cycliste, je me recueille devant les maillots, jaune du Tour de France et sang et or de champion d’Espagne, offerts par le regretté Luis Ocaña, un grand champion plein de panache disparu aussi prématurément. Il vivait non loin de là, dans sa propriété d’Armagnac. Son mariage et ses obsèques furent d’ailleurs célébrés dans la chapelle. Poulidor, Merckx, Anglade et Darrigade étaient présents pour porter son cercueil. Il lui est rendu aussi hommage à l’extérieur au pied de la Vierge.

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Dans d’autres vitrines, la légende des cycles défile devant moi avec des maillots des campionissimi italiens Fausto Coppi et Gino Bartali, avec ceux des champions français Louison Bobet, Bernard Hinault, Bernard Thévenet et Laurent Fignon, douze victoires dans le Tour de France à eux quatre, ceux d’Eddy Merckx, peut-être le plus grand coureur que le cyclisme ait connu, celui offert par la veuve de l’anglais Tom Simpson décédé tragiquement dans l’ascension du Mont Ventoux en 1967. J’ouvre l’armoire aux souvenirs de leurs exploits, de certains drames aussi malheureusement.
Étrangement, les tuniques des générations récentes de coureurs me semblent fades à côté. Que leurs anciens propriétaires me pardonnent. Paix à leurs âmes cyclistes, les Ullrich, Virenque, Museeuw, Boonen, Armstrong, Valverde ou Contador ne me font pas rêver.

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Aux murs latéraux de la nef, sont suspendus plusieurs centaines de maillots, dons de clubs cyclistes ou cyclotouristes. Le temps me manque de les observer tous en détail. Ils témoignent en tout cas de l’amour porté à la « petite reine » par de nombreux dirigeants bénévoles et pratiquants anonymes. Ce sont peut-être eux qui donnent les vraies lettres de noblesse au cyclisme d’aujourd’hui. Je pense notamment à l’un de mes fidèles lecteurs qui, durant l’été 2011, participa à deux épreuves de Paris-Brest-Paris. Ce n’est pas du gâteau même si cela en est un !
Je m’intéresse maintenant aux vitraux de la chapelle qui sont l’œuvre de l’ancien champion cycliste Henry Anglade. Deux fois champion de France sur route, il aurait mérité de gagner le Tour de France 1959 au sein de l’équipe régionale du Centre-Midi. Malheureusement, il eut à affronter la coalition des jaloux de l’équipe de France, Jacques Anquetil, Roger Rivière et Louison Bobet qui préféraient voir gagner l’espagnol Federico Bahamontès, plutôt qu’un autre rival français.

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Ah Bahamontès ! l’Aigle de Tolède, grimpeur ailé de légende sur lequel Jean-Louis Murat a écrit une chanson dans son CD Grand Lièvre :

« Le champion espagnol
Qui n’a pas froid aux yeux
Précédé de motos
En position tenace
Sur la route du ciel
Un film en noir et blanc
Aux portes des villages
À la faveur du vent
Sur les pentes légères
Pense à son temps compté
Le maillot jaune en tête
Comme un chien affamé … »

Sur France Culture, il confiait récemment sa passion pour le cyclisme : « J‘aime les champions, j’aime l’idée du tour de France, le circuit du tour de France. Le classement, le palmarès des étapes a participé à une sorte de mythologie intime. Le premier champion que j’ai vu était passé au-dessus de la ferme de mes grands-parents, échappé. J’étais petit, il s’appelait Gérard Saint, et je suis resté très longtemps avec l’idée que le coureur cycliste était un saint. Je ne voyais pas de différence entre un type qui courait le tour de France et Saint François d’Assise » !
Si je sais décrypter certaines paroles de sa chanson, il me semble que, comme moi, il ait un peu perdu le feu sacré : « Parmi ces charlatans/Quel est celui qui compte/Dans ce trop vieil Empire/Où est donc ton cheval/Vassal des bénéfices ?»
Reconverti maître verrier, Henry Anglade s’est attaché à évoquer quelques épisodes de l’épopée cycliste. Le vitrail à l’entrée constitue une allégorie avec la Vierge reine du monde, debout sur un globe devant un arc-en-ciel, au-dessus d’une route sinueuse.

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« Le Partage » s’inspire d’une célèbre photographie évoquant l’échange de bidon entre les deux grands rivaux italiens Fausto Coppi et Gino Bartali lors d’un Tour de France.

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Le cliché appartient tellement à la légende des cycles qu’avec le temps, sa localisation et son interprétation varient. On le situe dans le Tour de France 1949 ou 1952 (en fait, il y aurait eu deux échanges !), dans divers cols des Alpes et même des Pyrénées. On parle de bidon, de gourde, il semblerait qu’il s’agisse ici d’une bouteille d’eau. Et qui des deux compatriotes, fit offrande à l’autre ? Fausto prétendait que c’était lui, Gino soutenait mordicus que son rival ne lui avait jamais rien donné pendant sa carrière !
À l’heure où j’écris ces lignes, je suis bien incapable malgré mes recherches de trier le vrai du faux. Bartali portait comme surnom Gino le Pieux, faut-il donc le croire ? Mais j’adore la version d’un journaliste privilégiant la bonté de Coppi : « C’est comme si Picasso tendait sa palette au Douanier Rousseau. Ou que Rimbaud prêtait sa plume à Verlaine » !
La rivalité entre les deux champions enflamma l’Italie de l’après-guerre au point de diviser la botte en deux. Bartali était le favori de la Démocratie Chrétienne, Coppi avait la sympathie de la gauche et des progressistes. D’un côté, Bartali sur lequel veillait la Vierge Marie, de l’autre, Coppi qui n’avait personne au Ciel pour s’occuper de lui.  Cela donna lieu à des péripéties aussi tragicomiques que celles de Don Camillo alias Fernandel, et le maire communiste Peppone, sur les écrans dans les années 1950.
Surgit alors aussi le courant cinématographique du néo-réalisme italien avec, notamment, le superbe film de Vittorio De Sica, Le Voleur de bicyclette.

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De grandes plumes écrivirent sur les deux campionissimi. Ainsi Curzio Malaparte : « Bartali est un homme dans le sens ancien, classique, métaphysique aussi, du mot. Il sait qu’un seul raté dans le moteur de la Providence peut lui valoir une défaite. Il ne lève la tête que pour regarder le ciel. Fausto Coppi, au contraire, est un mécanicien. Il ne croit qu’au moteur qu’on lui a confié, c’est-à-dire son corps… »
Ainsi encore, Dino Buzzati, l’auteur du roman Le Désert des Tartares : « Le vieux champion parvenait-il à trouver le salut ? Ou était-ce l’heure où le destin frappait ? Le son d’une trompette retentit, que les échos des rochers répétèrent… Alors, Coppi cessa de se balancer au-dessus de sa selle. Il avait trouvé un souffle nouveau, venu de quelque zone inconnue, la main invisible de la victoire le tira de glacis en glacis, et le poussa dans la descente de la Valle Gardena. Désormais, il volait, terriblement heureux, bien que son visage ne parlât que de douleur... »
Pour en finir avec cette histoire (de) bidon, Bartali porta toujours des soupçons sur la « préparation » de son rival. Ainsi, dans la montée d’un col lors d’un Tour d’Italie, il vit Coppi boire puis jeter une fiole mystérieuse dans un pré. Ayant mémorisé le lieu exact, Bartali y retourna à la fin du Giro et se mit à fouiller alentour. Il trouva le flacon (miracle ?) et le fit analyser, croyant qu’il allait enfin percer le secret des exploits de son adversaire. En pure perte car le produit suspect n’était qu’un simple reconstituant en vente dans toutes les officines.
Gino était tellement persuadé que Fausto utilisait des substances prohibées que, juste avant le départ d’une étape, il fouilla dans la corbeille de sa chambre et trouva des fragments de cellophane qui avaient contenu des suppositoires inconnus dans le bagage pharmaceutique. Rentré chez lui à Florence, il fit analyser la cellophane suspecte dans un gros laboratoire pharmaceutique de la ville. Après moult recherches et enquêtes, il fut établi que les mystérieux suppositoires ne pouvaient provenir que d’un petit laboratoire de Gênes lequel reconnut que ces produits étaient effectivement confectionnés chez lui sur commande spéciale de Fausto Coppi.
Aussitôt, Bartali en commanda vingt boîtes et choisit un de ses équipiers pour les essayer. Quelques jours plus tard, la réponse du gregario cobaye fut sans équivoque : « J’ai essayé ton truc … je ne roule plus, je vole ! … »
Sans qu’il n’y ait de rapport, je pense à Il Bidone (expression signifiant escroquerie en italien), le film de Federico Fellini, dans lequel trois escrocs se déguisent en hommes d’église pour abuser leurs victimes. L’habit ne fait pas le moine !
Quoique pour Bartali, le vélo était presque une vocation monastique. Dans cet esprit, il a sauvé 800 Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Il garda cette histoire secrète jusqu’à sa mort. « Le Bien, c’est quelque chose que tu fais, pas quelque chose dont tu parles » disait-il. Son comportement exceptionnel qui lui vaudra peut-être d’être proclamé Juste parmi les nations par l’état d’Israël, n’est venu à la lumière que très récemment, grâce au livre d’un jeune coureur érudit Paul Alberati: Gino Bartali. « Mille diables au corps » .

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Quant à Fausto Coppi, à en croire le romancier Alphonse Boudard, il  offrit à quelques malades, un peu d’apaisement : « Mon cœur s’est rallié à Fausto Coppi. Sur un lit, à l’hôpital Bicêtre, j’ai suivi son Tour royal en 1952. Tous les malades s’arrêtaient presque de souffrir pendant le reportage de  Georges Briquet. »

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Le vitrail « Le chemin de la fraternité » symbolise paradoxalement un épisode épique d’Un Divorce français pour reprendre le titre d’un petit livre subtil de Jacques Augendre relatant la lutte qui déchira en deux la France des années 1960, bien au-delà des seuls sportifs.
Je l’ai en partie déjà évoquée dans mon billet du 11 mars 2010, Le beau vélo de Ravel ! Comme quinze ans plus tôt, l’Italie se passionnait pour le duel entre Coppi et Bartali, « Anquetiliens » et « Poulidoristes » s’invectivaient dans une France populaire sinon populiste.
Le petit écran était arrivé dans les foyers et lors des chaudes soirées d’été, on entendait aux terrasses des cafés, Guy Lux, Léon Zitrone et Simone Garnier commenter avec enthousiasme et une fausse mauvaise foi (!) les joutes d’Intervilles. Ah ces chamailleries mémorables entre les maires notables de Dax et Saint-Amand-les-Eaux !
Le Nord contre le Sud, Maître Jacques le normand contre Poupou le limousin, le châtelain du manoir de La Neuville-Champ d’Oisel contre le paysan de Saint-Léonard-du-Noblat.
La rivalité entre les deux coureurs frisa au moins une fois le ridicule lorsque dans un Tour d’Italie, Jacques s’acharna sur un coureur italien de réputation bien modeste. « Ton nom ne me plaît pas » ! Il s’appelait Polidori ! Nul n’est infaillible, vous voyez, pas même mon idole !
Un demi-siècle plus tard, quand je branche sur le sujet les anciens lors de mes séjours en Ariège, je sens encore parfois quelques jalousies et rancœurs à l’égard du champion normand. Vieilles querelles régionalistes ! Vous savez pour qui mon cœur balançait (voir billets du 15 avril et 22 août 2009).

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Le vitrail immortalise le fameux coude à coude entre Anquetil et Poulidor sur les pentes du Puy-de-Dôme lors du Tour de France 1964. Duel sur le volcan écrivit Christian Laborde, le chantre de Claude Nougaro. « Anquetil côté roche, Poulidor côté ravin, un épique et tellurique combat » à l’issue duquel, mon champion conserva la toison d’or pour quatorze minuscules secondes.
« Main dans la main » ! Ce vitrail représente l’abbé Massie donnant à boire à Henry Anglade sur la route de Saint-Jacques de Compostelle. Encore une histoire d‘eau ! Encore, faudrait-il analyser le contenu de la gourde !
Cela me rappelle la parabole du Bon Samaritain et aussi une de ces magnifiques photos des Tours de France d’antan.

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Une cinquième verrière montre Luis Ocaña en pleine action lors de son Tour de France victorieux de 1973. Une juste revanche après son abandon, deux ans plus tôt, sur une chute dans la descente du col de Menté alors qu’il était en train de faire capituler pour la première fois le Cannibale Eddy Merckx (voir billet du 3 avril 2008 Les cols buissonniers dans les Pyrénées).

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Le Tour de France ne pouvait pas bouder un tel endroit ! Le peloton passa devant la chapelle à trois reprises, en 1984, en 1995 et en 2000. Mais mieux encore, en 1989, le départ de la huitième étape du Tour de France fut donné devant Notre Dame des Cyclistes pour le trentième anniversaire de sa création par le bon abbé Massie, presque un messie pour les amoureux du cyclisme.

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En cette occasion, le coureur américain Greg Lemond offrit son maillot jaune conquis la veille à Bordeaux. Il le perdit par la suite au profit de Laurent Fignon puis le récupéra le dernier jour, sur les Champs-Élysées, pour huit secondes. Un miracle de la Vierge Marie reconnaissante ?

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Chaque année également, une fête (un pèlerinage ?) se tient le lundi de Pentecôte. Heureusement, grâce au dérailleur, l’Ascension est moins pénible !
Comme Bourvil, je suis un drôle de paroissien attaché au culte … du vélo. Je ne pille pas les troncs mais je m’assoirais volontiers sur un banc pour glaner encore plein de souvenirs aux couleurs sépia. Malheureusement, ce n’est pas une sinécure de rejoindre l’Ariège par les routes sinueuses du Gers. Je dois partir.
Ite missa est !

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme, Ma Douce France |on 5 septembre, 2012 |4 Commentaires »

Le café Sauné à La Bastide du Salat (Ariège)

Six semaines sans publier un article, je comprends que vous puissiez nourrir quelque inquiétude. Infondée cependant, je vous rassure. Ne voyez là aucun effet du climat émollient de l’île de Beauté même si le « Fango corse » c’est de la sieste organisée, on se déplace pour être sûr qu’on ne dort pas, on se prélasse » comme je vous l’avais décrit dans un billet daté du 14 aout 2010.
En fait, mon temps a été beaucoup occupé par la réalisation d’un film dans le petit village d’Ariège que je fréquente assidûment en période de vacances.
Pour vous en expliquer la genèse, il me faut revenir quelques années en arrière. Á l’occasion d’une mounjetado, le cassoulet ariégeois servi traditionnellement à la population lors des fêtes locales, je fis la connaissance d’un voisin nouvellement installé de l’autre côté du pré commun. Lui à la tête d’une petite société de production vidéo, moi professeur réalisateur de documents audiovisuels au sein de l’Éducation Nationale, le feeling passa rapidement entre nous, l’Image se situant naturellement au centre de nos conversations.
En Afrique, on dit que lorsqu’un griot s’en va, c’est une bibliothèque qui disparaît. Un village sans racines ni mémoire devient muet. Ainsi, germa l’idée de mettre bénévolement notre savoir-faire pour constituer une mémoire du village en enregistrant les anciens de la commune, dépositaires d’un riche patrimoine culturel. Ils sont les derniers témoins d’un monde rural en pleine mutation depuis le milieu du vingtième siècle.
L’an dernier, Jean Martres, volubile nonagénaire, ancien maréchal-ferrant du village, inaugura cette série de témoignages en égrenant ses souvenirs. Ainsi naquit le film MÉMORABLE ! dans lequel, à travers moult anecdotes, mêlant humour et émotion, il fit revivre son village tel qu’il le connut autrefois avec ses commerces et ses loisirs. Il y évoquait également son enfance, le temps heureux de l’école communale, puis sa jeunesse bientôt fauchée par la seconde guerre mondiale qui se profilait.
Engagé dans les forces de résistance, il racontait son périple jusqu’à Berlin libéré où il défila avec les troupes alliées. Au cours de celui-ci, lors du franchissement des Vosges, malade, il avait été recueilli durant quelques jours par une famille de paysans alsaciens de Sondernach, au fond de la vallée de Munster, dont il conserva un souvenir profondément ému, en particulier de la jeune fille de la ferme alors âgée de dix-sept ans.

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Comprenez que suite à cette séquence de cinéma réalité au sens noble du terme, jouant les Jacques Pradel, j’entrepris de lancer un avis de recherche pour retrouver trace, soixante six ans après, de l’accueillante demoiselle prénommée Anne-Lise.
Nul besoin de Facebook ou des Copains d’avant, grâce à l’internet et un mail adressé à la secrétaire de mairie de Sondernach, il me suffit de quelques jours pour la localiser puis la contacter dans un hameau du département des Hautes-Alpes, ainsi d’ailleurs que son frère cadet à la retraite dans la ferme familiale. Depuis lors, tous trois entretiennent une fréquente correspondance téléphonique, émus et heureux de pouvoir évoquer cet épisode marquant de leur jeunesse. Comme quoi, la sale Histoire de la guerre engendre parfois de jolies histoires !
Cette seule anecdote justifie involontairement la réalisation d’un tel film. Les deux projections connurent un franc succès auprès de la population, nous incitant à poursuivre dans la collecte des témoignages. D’autant plus que ce premier film eut également comme effet de décomplexer les habitants du village et d’acquérir leur confiance en vue de leur collaboration pour une nouvelle aventure en images.
Mon prochain sujet me trottait déjà dans la tête : plus qu’une personne, c’était une institution familiale, un lieu plus que centenaire, le dernier commerce du village, le Café.
Qu’ils soient bar, bistroquet, buvette, caboulot, café, caboulot, estaminet, gargote, rade, taverne, troquet ou zinc, j’entretiens une sympathie particulière pour les petits bistrots de campagne ou de quartier.
Le romancier Alphonse Boudard, auteur du Café du pauvre, écrivit à leur gloire : « Quel que soit le nom qu’on lui donne, les délices qu’on y sert, l’essentiel est là, oui! La patine des murs, la crasse chaleureuse. Faut jamais le repeindre, le bistrot! Ou alors faire extrêmement attention à ne pas bousculer l’œil avec du neuf trop agressif…laisser intact le souvenir des flammes de punch, fumées diverses, pipes, cigares…l’âme des cahouas de toutes sortes, passés, forcés, infusés, bouillus…Tous les goûts sont derrière la dalle en pente. »
Autrefois, il y avait presque toujours un café en face de l’église. Les hommes s’y retrouvaient en attendant que leurs épouses sortissent de la messe du dimanche matin ou des vêpres.
Certains curés et sacristains, hommes faillibles malgré tout, ne détestaient pas goûter aussi à d’autres flacons que le vin de messe. René Fallet évoqua l’un d’eux dans son truculent roman Le Braconnier de Dieu.
Le village de La Bastide du Salat ne déroge pas à la tradition et le café Sauné fait face à la maison de Dieu certes de moins en moins fréquentée, la crise de recrutement des prêtres n’y étant pas étrangère.
Pour ces raisons diverses et variées, j’entrepris donc la réalisation de « TRINQUONS Á UN CENTENAIRE, les souvenirs du café Sauné à La Bastide du Salat ».
Au premier abord, la façade défraîchie du café, ses enseignes délavées, ses persiennes fermées aux heures chaudes de la journée, pourraient laisser croire qu’on a définitivement descendu le rideau de fer comme malheureusement dans beaucoup de campagnes françaises.

Café Sauné façade

Il n’en est rien et le badaud ou touriste en goguette qui ose pousser la porte avec fermeté, voit sa curiosité vite récompensée.
Maryse Sauné-Rousseau, la tenancière actuelle, appliquant presqu’à la lettre les préceptes d’Alphonse Boudard, a préservé avec goût l’aspect d’origine de l’établissement, un peu dans l’esprit d’une conservatrice de musée. D’ailleurs, vous avez envie avant de consommer, d’admirer comme dans une galerie, les vieilles photos et les réclames accrochées aux murs, les vitrines remplies de vieux apéritifs ou d’objets anciens liés à la vie du café, boules de billards, appareils à musique …
Les murs sont eux-mêmes tapissés de vieux hebdomadaires invendus datant du temps où le café avait en outre des activités annexes telles un atelier de cycles, la vente de TSF et le dépôt de journaux.

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Les aboiements du chien rôdant sous une des banquettes alertent la patronne de l’entrée d’un client. Le nouveau venu s’étonne de l’absence de comptoir, un vaisselier antique en fait office dans un coin. Ici, le café fait partie de la maison et la salle proprement dite est attenante à l’habitation. Les chats y ont également droit de cité.

«… Si tu me payes un verre, tu pourras si tu veux
Me raconter ta vie, en faire une épopée
En faire un opéra… J’entrerai dans ton jeu
Je saurai sans effort me mettre à ta portée
Je réinventerai des sourires de gamin
J’en ferai des bouquets, j’en ferai des guirlandes
Je te les offrirai en te serrant la main
Il ne te reste plus qu’à passer la commande … »

Ainsi commence le film avec cette strophe d’un magnifique poème du regretté Bernard Dimey, celui-là même qui sut rimailler le vin et les bistrots de Montmartre. Ah le Lux Bar et le Gerpil’ sur la butte ! Il ne fit pas que cela, c’est lui aussi qui écrivit Syracuse, cette merveilleuse chanson popularisée par Henri Salvador et Yves Montand, ainsi que les Enfants de Louxor.

« Les enfants de Louxor ont quatre millénaires,
Ils dansent sur les murs et toujours de profil,
Mais savent sans effort se dégager des pierres
À l’heure où le soleil se couche sur le Nil.
Je pense m’en aller sans que nul ne remarque
Ni le bien ni le mal que l’on dira de moi
Mais je déposerai tout au fond de ma barque
Le caillou ramassé dans la Vallée des Rois. »

Bref, un poète qui fait rêver. Pour les besoins du film, j’ai souhaité que Denis Rolland, acteur et chanteur dont j’avais fait la connaissance lors de la représentation des Vaches rient de l’amour au village, l’hiver dernier, prennent ses mots en bouche. Il a accepté volontiers.
Comprenez que je passe commande à Maryse : « un grand verre de souvenirs avec un zeste d’émotion » ! Elle me comble en relatant l’histoire et la vie du café depuis sa création vers 1900 par son grand-père Émile et son épouse Adèle jusqu’à nos jours.
Elle commence même par évoquer son arrière-grand-père Jean-Marie qui, au dix-neuvième siècle, faisait le commerce de bois transporté jusqu’à Toulouse par des bœufs avant qu’enfin, la micheline fasse halte au passage à niveau de Castagnède, de l’autre côté du pont enjambant le Salat. Il eut trois fils trois fils, Ernest, Émile qui créa donc le Grand Café ( !) et Basile Félicien, une grande figure de l’aviation militaire.

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Le café Sauné à La Bastide du Salat (Ariège) dans Coups de coeur BASILE-AVIATEUR-01-BIS-ORIG

Après avoir ouvert avec son frère le commerce de cycles, Basile, pris de passion pour les sports aéronautiques, intègre les écoles de pilotage de Pau et Cazaux avant d’être envoyé en Grèce, sur le front d’Orient, où les troupes alliées combattent depuis la ville de Salonique, les forces germano-bulgares.
Á bord de son chasseur Nieuport, au sein de l’escadrille 531 créée en mars 1918, Basile, promu sous-lieutenant, « vole » de succès en succès, abattant en moins d’un mois plusieurs avions ennemis, ce qui lui vaut le titre prestigieux d’as de l’aviation.
Lors des moments d’accalmie, Basile régale de ses acrobaties la population d’Athènes qui le surnomme bientôt « Monsieur Choumbas », le fou volant. Pour illustrer cette anecdote, je demande à Maryse de lire un extrait du journal grec L’Ethnos qui conte avec humour les facéties de Basile au-dessus de l’Acropole.
Dans la même escadrille, Basile rencontre Dieudonné Costes, un autre aviateur de grand talent, avec lequel il se lie d’amitié. Sans sa fin tragique en Macédoine, le 21 juin 1918, Basile Félicien Sauné aurait été probablement, quelques années plus tard, l’équipier de Costes lors des premières traversées sans escale de l’Atlantique Sud depuis le Sénégal jusqu’au Brésil, puis de l’Atlantique Nord dans le sens Est-Ouest, du Bourget à New York. Les rafales d’une patrouille de chasseurs allemands disposèrent autrement de son destin.
La guerre terminée, son frère Émile, également parti en Grèce, reprend alors la gestion du café et de l’atelier de cycles jusqu’au début des années 1960.

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« Les cafés du coin et de village sont des lieux de dialogue et ils jouent un rôle social à travers les populations, depuis toujours, au travers des vies aussi qui se sont faites et défaites, des têtes qui sont venues pour tourner et chavirer, un besoin de trouver du secours, un discours, un peu d’humour ou un nouvel amour… Si la patine des murs exprimait les couleurs des échanges qui ont parcouru l’établissement, une vie entière ne suffirait pas pour entendre les charrettes de palabres, les tombereaux de discutailleries, les tonnes de jacasseries, les montagnes de laïus, et puis toutes ces colères et ces révoltes, ces pleurs et ces chagrins, les réjouissances et les bonheurs, les pleurs et les rires, les souffrances et les réconforts, l’extravagante poésie des uns envers les autres. »
C’est un peu de cela que j’ai tenté de faire revivre : ressusciter quelques moments de convivialité du temps où le café tissait un lien social fort dans la vie du village. Il y eut même deux enseignes dans la commune. Maryse affirme qu’ils cohabitaient en bonne entente ; de toute manière, il n’est plus de mise aujourd’hui d’évoquer les querelles « clochemerlesques » inhérentes à chaque village.

Le tournage du film lui-même a recréé du lien social. Ainsi, pour illustrer les soirées après le travail, les parties de cartes acharnées, les discussions animées devant la chopine de vin ou le « mazat » tirée de l’antique cafetière en grès d’Alsace, j’ai battu le rappel au printemps de quelques anciens jouant à la belote habituellement chaque mardi à la salle des Associations .
Cet après-midi là, le café connut sa ferveur d’antan avec les rires et même les exclamations en patois des joueurs. Nous n’eûmes guère à leur donner de consignes tant ils retrouvèrent tout naturellement une ardeur quasi juvénile qu’il fallut tempérer cependant parfois pour les besoins du cadre et de la prise de son !
Après le goûter copieux offert par Maryse, tartes et blanquette de Limoux, nos aïeux requinqués et heureux s’épanchèrent en anecdotes truculentes et souvenirs émouvants. De (presque) vrais acteurs un brin cabotins ! C’est vrai que Jean Martres effectuait là sa seconde prestation cinématographique ! Au milieu d’eux, je me crus par instants dans une scène des Vieux de la vieille.
« Amusez-vous, foutez-vous de tout » comme le chantait Albert Préjean au milieu des années 1930 !

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Les antiques appareils de musique du grand-père Émile que conserve précieusement Maryse, me donnèrent envie de scander le film d’intermèdes musicaux des différentes époques traversées. Car on chantait et dansait autrefois au café comme en témoigne une quittance de droits d’auteur de la SACEM pour « auditions données à l’aide d’un pick-up », en date de 1937.

SACEM Sauné

Disque Sauné

Pavillon Sauné

Mieux encore, l’idée fit son chemin de m’adresser à Patricia Damien, Bastidienne elle-aussi, et ses stagiaires de son P’tit Atelier de la Chanson. Ce petit village d’Ariège recèle décidément de trésors même s’ils sont d’un autre ordre que ceux recherchés autrefois par les orpailleurs dans les eaux du Salat.
Ainsi, un dimanche de juin, le café Sauné vécut l’ambiance d’un café concert, le temps d’une matinée. Ne pouvant fournir mes instructions que par téléphone portable, j’avoue que je fus comblé au-delà de toute espérance lorsque je découvris les rushes … au-delà de la Méditerranée. Un instant, je crus me retrouver dans une séquence de La Belle Équipe, le célèbre film de Julien Duvivier avec Jean Gabin. Merci encore à Patricia et ses stagiaires qui ont par leur concours apporté le charme suranné d’un café d’autrefois.

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« Quand on s’promène au bord de l’eau … » du Salat, du temps où il était poissonneux. Les pêcheurs débarquaient de Toulouse le dimanche matin ; parmi eux, Vincent Auriol, un futur président de la République originaire de Revel. Á midi, beaucoup allaient déjeuner au café Sauné.

« Boire un petit coup, c’est agréable
Boire un petit coup, c’est bon…
Allons dans les bois ma mignonnette
Allons dans les bois du roi !
Nous y cueillerons la fraiche violette
Allons dans les bois ma mignonnette
Allons dans les bois du roi !... »

Ou à la plantation ? ! Comme pour un déjeuner sur l’herbe dans un tableau de l’auguste Renoir pour les beaux yeux d’une toulousaine, aurait chanté Nougaro !
Sur l’air de Á Bicyclette joué par la banda Piston Circus, fut évoqué le commerce de cycles florissant autrefois. Á cause des clous des sabots et des routes empierrées, on crevait beaucoup à l’époque. Á défaut de Paulette, Maryse nous montre un talon de réparation au nom de Firmin, un regretté aïeul de la commune. Pour ma part, j’ai un petit coup de cœur en consultant une réclame de cycles Wonder, la marque de mon petit vélo vert de ma prime enfance. Ma maman avait même tricoté un maillot de coureur en laine aux couleurs et inscriptions de la marque.
Pour remercier les participants de leur chaleur et de leur disponibilité, de leur talent aussi, il ne me restait plus qu’à réussir le montage. La volubilité et la gaieté des anciens, les scènes reconstituées, le témoignage de Maryse et les nombreux documents tirés de ses archives familiales, fournissaient un matériau de qualité à dérusher.
Afin d’être prêt pour la projection programmée à la mi-août, il fut temps, dès mon retour de Corse, de me protéger de la canicule dans la fraîcheur du studio de montage de mon coéquipier et ami Philippe Morin. Sa compétence derrière la caméra, à la prise de son, à la console de montage et de mixage, son écoute à mes suggestions, sa bonne humeur ont largement contribué à la réussite de cette réjouissante aventure. Je l’en remercie d’autant plus chaleureusement qu’il a distrait quasi bénévolement son temps de son activité professionnelle. Un bel exemple de participation citoyenne à la vie de son village !
Ici, nous assurons la production, la distribution et la programmation du début à la fin, et même le rôle de garde-champêtre. Avis à la population ! Nous faisons le tour du village et des hameaux pour déposer dans les boîtes aux lettres le papier informant de la projection … en exclusivité mondiale ! Presque une tournée à l’américaine comme dans Jour de Fête de Jacques Tati et au bon temps du cinéma ambulant !
Au matin du jour J, tandis que Philippe installe le matériel de projection dans la salle communale, une chère petite fille et moi plaçons les chaises et obscurcissons toutes les ouvertures … avec des bâches à fraisiers.
Certains autochtones craignent déjà que la canicule incite bon nombre de personnes à rester à l’ombre derrière leurs volets. Quelques (mauvaises) langues prédisent que le sujet lui-même du film en dissuadera d’autres, de vieilles rancœurs ou chamailleries non éteintes encore ?
Á l’heure dite, la salle se remplit au-delà de toute espérance ! Une heure plus tard, quand les lumières se rallument, les visages ravis et même étonnés des spectateurs constituent notre plus belle récompense. Près de la moitié d’entre eux souhaitent acquérir le DVD déjà gravé avec son boîtier et sa jaquette.
Le maire et ses adjoints invitent ensuite l’assistance à se rapprocher d’un copieux buffet pour trinquer à la santé du centenaire. Il semblerait à écouter les uns et les autres qu’ils attendent déjà avec impatience le troisième volet sur la mémoire audiovisuelle de leur village. Qui sait, peut-être auront-ils la réponse à la question qui taraudait plusieurs anciens dans le film : Est-ce qu’Amédée sait faire du vélo ?!
Vous savez désormais pour quelle aventure, je vous ai (un peu) délaissé ces dernières semaines. Quelques couplets de Jean Ferrat me reviennent en mémoire :

« Les petits bistrots
Qui n’ont pas d’juk’-box
Seulement la radio
Pour suivre la boxe
Les petits bistrots
Où j’ai des amis
Robert et Jojo
Et Simone aussi

La patronne est à la cuisine
Le patron derrière son comptoir
On parle du Tour et du Racing
Devant un rouge ou un p’tit noir

Les petits bistrots
Quand j’suis loin d’ici
A Londres à Tokyo
J’en rêve et j’me dis
Que les p’tits bistrots
Qui sont à Paris
J’les r’verrai bientôt. »

Que je sois en Corse ou à Paris, je me dis que je reverrai bientôt le p’tit bistrot de La Bastide du Salat.

Si la lecture de ce billet vous donnait envie de vous procurer le DVD (durée 42 minutes), vous pouvez m’en informer dans les commentaires pour connaître les modalités d’acquisition.

Jaquette-Café-Sauné-pub

L’actualité propose ce clin d’œil:

Ricard-Charlie-Hebdoblog dans Ma Douce France

 

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 28 août, 2012 |2 Commentaires »

Sur la Côte d’Émeraude … entre Dinan et l’île de Jersey

Changement de cap, après mon précédent billet sur les troubadours occitans, je vous narre cette fois ma récente virée au pays des bardes bretons. La transition serait certes naturelle, n’attendez cependant pas de moi une évocation des carrières d’Alan Stivell et Glenmor qui participèrent activement à la re(con)naissance de la culture musicale celtique et de la langue bretonne au début des années 1960.
Je me contente de vous signer quelques cartes postales en provenance de la Côte d’Émeraude et ses proches environs, ainsi nommée en raison de la couleur de la Manche à certains moments. Car n’en déplaise à Charles Trenet, il n’y a pas que du côté de Collioure et de Banyuls que « la mer a des reflets changeants sous la pluie », entre le cap Fréhel et Cancale aussi.
Les mauvaises langues et … quelques sets de table et tee-shirts sur les présentoirs des boutiques de souvenirs édictent certain proverbe tendancieux comme quoi en Bretagne, il pleut deux fois par semaine, une fois trois jours et une fois quatre ! Il serait plus juste d’affirmer qu’il y fait beau plusieurs fois par jour ou qu’il y fait toujours beau entre deux averses ou … parfois même très beau! Allez, pas de mauvais esprit, le temps capricieux en ce mois de juin ne m’a pas empêché d’effectuer quelques balades agréables.
Pour commencer, j’ai souhaité retourner à Dinan, cité médiévale de la Haute-Bretagne popularisée par le chevalier Bertrand Du Guesclin qui bouta les Anglais hors de la ville dans les prémices de la Guerre de Cent ans.

Sur la Côte d'Émeraude ... entre Dinan et l'île de Jersey dans Coups de coeur DuGuesclinblog

En contemplant sa statue équestre dans la ville haute, il est difficile de constater sa laideur légendaire. Une chronique de l’époque le présente comme « l’enfant le plus laid de Rennes à Dinan », « les jambes courtes et noueuses, les épaules démesurément larges, les bras longs, une grosse tête ronde et ingrate, la peau noire comme celle d’un sanglier ».

« … Il était laid : les traits austères,
La main plus rude que le gant ;
Mais l’amour a bien des mystères,
Et la nonne aima le brigand.
On voit des biches qui remplacent
Leurs beaux cerfs par des sangliers... »

Est-ce à lui et à son épouse, la resplendissante Tiphaine de Raguenel, que pensait Victor Hugo quand il écrivit cette strophe de La légende de la nonne, reprise en musique par Georges Brassens ? Son physique ingrat mais aussi sa bravoure lui valurent le surnom de « dogue noir de Brocéliande ».
Il mourut en juillet 1380 lors du siège de Châteauneuf-de-Randon en Lozère. Avant de reposer en paix, comme il en avait émis le vœu, dans sa ville natale, sa dépouille fut sacrément chahutée. En ces temps moyenâgeux, n’existait pas Roc Eclerc, l’entreprise de pompes funèbres liée à la célèbre enseigne de grande distribution de l’Ouest de la France.
En raison du long trajet depuis l’Auvergne, de la forte chaleur estivale et en l’absence des embaumeurs royaux, le corps du chevalier fut d’abord éviscéré, décervelé et baigné dans une mixture de vin et d’épices. Les viscères furent enfouis en l’église du couvent des Dominicains du Puy-en-Velay. Par la suite, un nuage de mouches accompagnant de trop près la charrette mortuaire, il fallut faire bouillir le corps dans un grand chaudron pour détacher les chairs du squelette et les inhumer en l’église des Cordeliers de Montferrand. Puis le roi Charles V décida de faire enterrer les ossements de son valeureux connétable dans la basilique royale de Saint-Denis, aux côtés des rois de France. Le cœur seul parvint à Dinan où il fut déposé sous une dalle au couvent des Jacobins, puis transféré en 1810 dans l’église Saint-Sauveur. Quatre sépultures pour un seul homme !
Je vous rassure, nul besoin de numéroter mes abattis, le trajet d’une vingtaine de kilomètres depuis Dinard, mon camp de base, est beaucoup moins rocambolesque.
Par souci de rendre la promenade moins pénible en plaçant en son début les difficultés dues à la forte déclivité du lieu, je choisis de me garer au port au pied du viaduc dont les photographes sportifs immortalisèrent le franchissement par les coureurs des Tours de France d’antan.

 

Pont de Dinan Tour 1931 Miroir des Sports

Tour de France 1931 (photo Miroir des Sports)

Pont de Dinan 1950-07-19-Miroir+SprintTour de France 1950 5ème étape Rouen-Dinard (photo Miroir-Sprint)

Viaduc-DinanTourdeFranceblog dans Ma Douce France

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Surplombant la Rance à quarante mètres de hauteur, l’impressionnant édifice de granit relie le centre ville de Dinan et le bourg de Lanvallay, épargnant aux gens pressés les montées et descentes longues et sinueuses.
Je préfère musarder en bas, près du vieux pont de pierre en dos d’âne Il serait né au dixième siècle après que les Normands (mes compatriotes ont bon dos !) eurent ravagé la région et détruit un ancien gué d’origine romaine. Jusqu’en 1923, il possédait trois arches dont l’une en bois se relevait pour permettre la circulation des embarcations entre la mer et l’intérieur du pays. Plus récemment encore, il fut dynamité en août 1944 par les Allemands pour des raisons stratégiques.
Pour un peu, ces remaniements et reconstructions me rappellent le sketch de Jacques Dufilho sur la visite du château : « La chapelle, rasée par le Prince Noir, incendiée par les Huguenots, pillée par les Sans-Culottes, est entièrement d’époque » !
En tout cas, le petit pont ne manque pas de charme et les peintres amateurs ne s’y trompent pas en dressant volontiers leur chevalet à proximité. En parlant de toile, transition un peu « rance » (et pour cause) me dirait une chère petite fille, autrefois, les marins d’eau douce sur leurs gabarres passaient sous les arches, transportant, outre le bois, la toile (notamment pour les voiles de navire) qui constituait le commerce le plus florissant de la ville. En effet, on dénombrait encore environ mille cinq cents tisserands au début du dix-neuvième siècle.

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J’arpente quelques instants le chemin de halage le long duquel sont amarrés désormais des bateaux de plaisance, ceux-là même qui bloquent les automobiles à l’entrée de l’estuaire entre Saint-Malo et Dinard, lors de la levée du pont près de l’usine marémotrice. En fait, je les envie de glisser sur les eaux paisibles du fleuve côtier. Bien qu’à la communale, vous ayez sué sur les cartes muettes des cours de la Seine, la Loire, la Garonne et du Rhône, il est bien d’autres fleuves en France, certes de dimension plus modeste, et la Rance se jetant dans la Manche, en fait partie.

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Je quitte les bords de Rance pour me lancer à l’assaut de la cité via la pittoresque rue du Petit Fort. Il s’agit d’une véritable plongée dans le passé, quoique l’expression soit guère adéquate, en effet, la montée est raide avec des passages à plus de 20 % et malaisée avec ses pavés d’époque disjoints et le caniveau au milieu. J’imagine le temps des charrettes à bras transportant les marchandises entre le port et la ville haute.

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L’effort est tempéré par les nombreuses haltes pour admirer les vieilles maisons à pans de bois ou encorbellements. Souvent fleuries, elles sont occupées aujourd’hui par des restaurants et des artisans divers, potiers, sculpteurs, peintres et souffleurs de verre.

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La rue du Petit Fort devient rue du Jerzual après le franchissement de la porte du même nom. Construite aux XIVème et XVème siècles, la porte du Jerzual protégeait autrefois l’entrée de la ville. De chaque côté, partent des remparts en partie accessibles au public.

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Au-delà, les façades sont toujours aussi pittoresques et la pente tout autant sévère. Parvenu au sommet de la côte, je baguenaude dans le vieux quartier de l’Horloge me laissant guider par les noms de ruelles rappelant les activités qui les animaient autrefois : rue de l’Apport, de la Cordonnerie, de la Lainerie, de la Chaux, rue du Petit Pain. Il existe même une venelle du Trou-au-Chat, ainsi baptisée non pas parce qu’y couraient les « greffiers » mais parce qu’on y entreposait le « chat », une machine de guerre utilisée durant les sièges, une sorte de chariot mobile et couvert, armé d’un éperon de fer, qu’on lançait contre les murailles pour les ébranler.
Le nez en l’air, je m’attarde devant les maisons anciennes à colombages et vitraux. Certaines de guingois se touchent presque en leur sommet.

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Réjouissant anachronisme vestimentaire, un chevalier en armure coiffé du drapeau héraldique aux deux léopards de la Normandie semble monter la garde non loin du magasin tendance À l’aise Breizh ! Tee-shirts « Copains comme cochons Hénaff », « Bob Morlaix » en vitrine, la marque tourne en dérision les symboles d’une identité bretonne éculée. Comme un clin d’œil à une émouvante journée (voir billet du 3 octobre 2011), même la célèbre affiche du film d’Yves Robert est parodiée.

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Tiens, c’est une bonne idée finalement pour achever la promenade, de déguster au retour en bas de la ville, au bord de la Rance, crime de lèse-majesté envers le chevalier Du Guesclin grand amateur de cidre, une bière de l’abbaye trappiste et flamande de Westmalle. Ces moinillons, ils sont forts en bières et en fromages !

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Yec’hed mat ! et Ken arc’hoazh ! Pour les non familiers de la langue bretonne (j’en fais partie) : Santé et à demain !
Le lendemain donc, « dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne », je pars (ce vers de Victor Hugo n’est pas innocent). Dès potron-minet, le branle-bas de combat est sonné sur le ferry de la compagnie Condor. En effet, j’ai choisi de passer la journée à Jersey, la plus grande des îles Anglo-Normandes, distante de Saint-Malo d’environ soixante-cinq kilomètres.
Les Britanniques nomment cet archipel normand (car situé à l’ouest de la péninsule du Cotentin), Channel Islands, les îles de la Manche. Elles dépendent directement de la Couronne britannique, mais ne font cependant pas partie du Royaume-Uni. Elles sont sous la souveraineté du duc de Normandie (je redresse le buste fièrement) … donc de la reine Elizabeth II (ma mine est aussitôt déconfite) puisque le titre ducal est détenu par la monarchie anglaise depuis la conquête de l’Angleterre par Guillaume le Conquérant suite à la bataille d’Hastings en 1066.
Jersey possède une exception constitutionnelle qui lui permet de faire ses propres lois, de lever ses impôts et de gérer les affaires internes. Elle ne dépend de la Grande-Bretagne que pour les questions de défense et de relations internationales.

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Tandis que nous croisons les remparts de Saint-Malo, je scrute le ciel avec circonspection. Ouest-France, le plus grand quotidien régional de France, promet crachin et gros nuages le matin, des averses l’après-midi et des orages en soirée. Entrée, plat, fromage et dessert au menu de la météo bretonne ! Pourvu que la mer soit calme car je ne voudrais pas subir la même mésaventure qu’Arthur Rimbaud (patience !).
Compte tenu du décalage horaire (une heure), nous parvenons en vue de Saint-Hélier, la capitale de l’île, sensiblement à la même heure locale que celle du départ. Ô temps ! Suspends ton vol, et vous, heures propices, Suspendez votre cours !

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Après que mes amis bretons aient satisfait à la fouille douanière, les normands bénéficiant d’une mansuétude spéciale (je plaisante bien sûr), nous rejoignons le car bleu number eight de la compagnie Tantivy pour effectuer le tour de l’île durant la matinée.
En fait, cela commence par plusieurs tours d’un îlot directionnel, trait d’humour britannique (of course) de Pierre Morel, chauffeur du car, anglais comme son nom ne l’indique pas, mais d’origine normande. Bagot, Guignant, Roulland (nom de jeune fille de ma maman), les patronymes normands sont nombreux sur l’île.
Pierre Morel remplit avec un certain talent les deux fonctions de chauffeur … de bus et de public, en calmant rapidement notre appréhension sur les routes étroites, sinueuses et encombrées, et en créant une ambiance joyeuse. J’avoue qu’au départ, déjà décontenancé par la circulation à gauche, je me suis demandé comment il n’allait pas emplafonner tôt ou tard les véhicules qu’il croise à quelques centimètres près sans (trop) réduire sa vitesse.
Je regrette qu’au début de notre « folle randonnée », il ne ralentisse pas à hauteur de la grève d’Azette et surtout ne mentionne même pas que Victor Hugo vécut là, pendant trois ans, dans la commune de Saint-Clément, au début de son exil de presque vingt ans sur les îles anglo-normandes.
Lors de la première halte, je lui apprendrai que l’illustre romancier et poète, poursuivi par la police de Napoléon Bonaparte suite au coup d’État du 2 décembre 1851 auquel il s’était opposé, s’enfuit avec sa famille à Bruxelles avant de s’installer à Jersey de 1852 à 1855, puis dans l’île voisine de Guernesey jusqu’en 1870.
« Il y a une douzaine d’années, dans une île voisine des côtes de France, une maison, d’aspect mélancolique, en toute saison, devenait particulièrement sombre à cause de l’hiver qui commençait, cette maison s’appelait Marine-Terrace. L’arrivée y fut lugubre ».
Hugo y achève son pamphlet sur Napoléon le Petit et commence l’écriture de son recueil de poèmes satiriques Les Châtiments. Il y dénonce deux crimes, celui du 18 Brumaire où Bonaparte a pris le pouvoir par la violence, et celui du coup d’État du 2 décembre 1851.

« … Oui, tant qu’il sera là, qu’on cède ou qu’on persiste,
Ô France ! France aimée et qu’on pleure toujours,
Je ne reverrai pas ta terre douce et triste,
Tombeau de mes aïeux et nid de mes amours !

Je ne reverrai pas ta rive qui nous tente,
France ! hors le devoir, hélas ! j’oublierai tout.
Parmi les éprouvés je planterai ma tente.
Je resterai proscrit, voulant rester debout.

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme,
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devraient demeurer.

Si l’on n’est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encor Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! »

Ultima verba (« Derniers mots » mais rien à voir avec Jean-Pierre Foucault) ! Hors l’écriture, effondré par la disparition de sa fille Léopoldine, troublé par la folie de sa seconde fille Adèle, jaloux de la complicité de son épouse avec le critique Sainte-Beuve, Hugo s’adonne au spiritisme et à la photographie. C’est ainsi qu’on le voit méditant sur le fameux cliché du Rocher des Proscrits, un endroit où il rencontre d’autres réfugiés politiques français.

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En 1855, Victor Hugo devenu indésirable à Jersey pour avoir, dans un écrit, injurié la reine Victoria se réfugie à l’île de Guernesey.
Victor Hugo et la pomme de terre, c’est toujours une question de culture ! Pierre Morel est beaucoup plus prolixe sur la Jersey Royal Potato, la pomme de terre royale de Jersey, la patate Rouoyale dé Jèrri en jersiais. On la trouve en sacs à de nombreux carrefours dans la campagne. Nulle présence de vendeur, vous déposez votre obole dans un tronc et vous emportez la marchandise.

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Il est vrai qu’à Jersey, outre une police classique en uniforme, il existe une « police honorifique » constituée de connétables, centeniers, vingteniers et officiers, sans uniforme ni salaire. Chaque habitant ne peut refuser cette fonction plus de trois fois sous peine d’amende et de prison. Vous imaginez cela possible chez nous ? Une idée à creuser pour notre ministre Manuel Valls.
Premier arrêt d’un quart d’heure à Gorey, un des trois principaux ports, situé à l’est de l’île.

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Nous n’avons pas le temps de monter jusqu’au château de Mont Orgueil qui, depuis son promontoire granitique, domine le village de pêcheurs.
Un colvert traverse paisiblement la chaussée pour se réfugier dans un bac à fleurs.

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J’effectue quelques pas le long du quai bordé de palmiers. En effet, l’île de Jersey bénéficie d’un micro climat très tempéré, avec quasiment aucun jour de gel. Notre guide railleur justifie même la présence nombreuse de véhicules 4×4 par l’unique jour de neige annuel.
Déjà, nous mettons le cap vers le nord de l’île via un paysage de petits champs bornés de murettes de granit ou de haies, qui n’est pas sans rappeler le bocage normand.
Dans les prés, paissent exclusivement des petites vaches de race jersiaise à la robe fauve plus ou moins foncée, élevées pour l’exceptionnelle qualité de leur lait.
Les chemins creux que notre chauffeur ne craint pas d’emprunter, portent souvent des noms de lieux-dits qui fleurent bon la campagne française.
Les villages avec leurs fermes et leurs monuments de granit rose sont pimpants au soleil (Ouest-France s’était trompé, il fait beau et même presque chaud !). Comme le souligne encore malicieusement l’intarissable Pierre Morel, le pub n’est jamais loin de l’église, le cimetière non plus d’ailleurs !
Poussez-vous, v’là le car bleu qui passe ! Certains touristes craignant pour la carrosserie de leur véhicule, mordent sur le talus ou reculent jusqu’au croisement précédent.
Bientôt, nous atteignons la côte rocheuse du nord de l’île avec un arrêt d’une demi-heure le long de la grève de Lecq et sa plage de sable rose, le temps de nous rafraîchir d’une bière ale, plus légère que celle des ecclésiastiques flandriens.

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La balade reprend tambour battant le long de la côte septentrionale avec sa succession de criques et de falaises escarpées. Bientôt, nous longeons la baie de Saint Ouen, une niche naturelle pour la faune et la flore, avec non loin de là, l’aéroport de l’île et un golf, un autre paradis (fiscal) pour les grands financiers du monde entier.

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Allez Pierre ! Le phare de la Corbière est en vue. Nous atteignons désormais le sud-ouest de l’île qui, il est vrai, n’est longue que de dix-neuf kilomètres.

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Le lieu sauvage tient son nom du jersiais « corbin », corbeau en langue normande. Oiseau de mauvais augure autrefois pour les marins qui naviguaient dans les parages dangereux à cause de la présence de hauts-fonds et de rochers submergés à marée haute. Aujourd’hui, les goélands et les mouettes rieuses remplacent les sinistres corvidés.

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Sur un promontoire voisin, une tour témoigne de l’occupation allemande durant la seconde guerre mondiale. Siège d’une station de radio marine encore récemment, l’ancien bunker est aménagé désormais en appartements de vacances prisés, paraît-il, par … quelques vétérans germaniques.
Notre virée s’achève avec la descente vers la baie de Saint-Aubin et le port de Saint-Brélade. C’est là que, dans un décor de végétation méditerranéenne, se concentrent de nombreux hôtels de luxe et les villas d’acteurs, sportifs et banquiers milliardaires. « Rêve inaccessible » même avec la loi Scellier !

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Le reste de la journée est consacré à la visite à pied de Saint-Hélier, il serait plus exact de parler de shopping dans les rues piétonnes du quartier commerçant. Mise à part l’achat d’un jean chez Marks & Spencer, je préfère errer au gré de mon humeur.
Les rues ont une signalétique bilingue, parfois savoureuse : ainsi, Royal Square devient la Place du Marché et surtout, Church Street se traduit en rue … Trousse Cotillon ! Vous me réciterez un Je vous salue Marie dans la langue de Jersey !
« J’té salue, Mathie, car lé Seigneu est auve té pa’ce qué t’es favorisée et t’es bénie entré les femmes.
Étout bénîn est l’frit d’ta bielle, Jésû. Sainte Mathie, Méthe dé Dgieu, prie pouor nous pécheurs, ach’teu et à l’heuthe dé not’ mort.
Âmen. »

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Une sculpture en bronze me fournit la possibilité de photographier enfin les sympathiques vaches jersiaines que j’avais aperçues très fugacement le matin, vous savez pourquoi. Pauvre Monsieur Morel, il va finir par m’en vouloir s’il lit mon billet.
Repérez la minuscule grenouille qui interpelle le veau. Un clin d’œil à Jean de La Fontaine ? Pas sûr, nous verrons plus tard pourquoi.

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Pour me mettre en appétit, je fais un crochet par le fish market et ses étals alléchants de poissons et coquillages d’une remarquable fraîcheur. Puis je traverse le marché couvert très typique avec son architecture victorienne, sa verrière et sa fontaine. Les boutiques de fleurs affluent. L’atmosphère presque silencieuse qui y règne tranche avec l’exubérance de nos marchés.

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Pour combler mon petit creux à l’estomac, je me restaure d’un fish and chips and peas. Cela n’a pas changé depuis mon enfance, le vert des petits pois britanniques a toujours une tonalité irradiée !
Rassasié, je me fonds dans la foule des piétons de l’artère commerçante de Saint-Hélier, King Street curieusement baptisée « rue de derrière » en français.

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Abandonnant les femmes à leurs emplettes, je traque le détail pittoresque. Par exemple, le service de nettoyage municipal effectue sa tournée de ramassage des poubelles dans un étonnant camion rose (une note de « gay-té »?).

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Plus loin, des plaques scellées sur le trottoir rappellent l’horreur nazie.
Juché sur une colonne où sont inscrites les peines encourues pour les délits, un batracien de pierre rappelle que les Jersiais sont communément appelés les crapauds.

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Sur les bancs de bois destinés aux lécheurs de vitrines fatigués, une plaque évoque le jubilé récent de sa majesté la Reine.
Je constate que l’activité ancienne de poterie est en voie d’extinction. Qu’importe, cela n’en a que plus de valeur, j’ai hérité de quelques jolies faïences de ma maman.
Boire une ale à la taverne The Pierson est agréable. C’est là, au coin de la rue, que se déroula le dénouement de la bataille de Jersey, le 6 janvier 1781.

« … Quel est donc ce héros qui porte blanche aigrette,
Qui guide la milice, et s’avance à sa tête?
– C’est Pierson. – Admirez son air calme et vainqueur:
Dans son oeil vif se lit sa généreuse ardeur:
Sur son front blanc et pur, sur son mâle visage
Resplendit sa belle âme et brille son courage.
Jeune, il ne compte encor que vingt-quatre printemps:
Mais, dès sa tendre enfance, élevé dans les camps,
Amoureux des lauriers que promet la victoire,
Il sait l’art de conduire une armée à la gloire.
La crainte n’a jamais approché de son coeur;
Mais ce coeur bat plus fort au seul mot de l’honneur.
Le poste du danger est celui qu’il préfère.
Là, son oeil est brillant; là, son âme guerrière,
Pendant que de son bras il sème la terreur,
Trouve un digne aliment à sa noble valeur.
Hélas! pourquoi faut-il que la mort, dans sa rage,
Ait frappé tout d’abord ton sublime courage,
O Pierson! ait brisé ce corps jeune et si beau
Ait préparé sitôt ton immortel tombeau! … »

Le major Pierson et le baron de Rullecourt, les chefs des deux forces en présence, périrent au cours de ce combat. Ce fut la dernière tentative française pour s’emparer des îles anglo-normandes et la victoire resta aux forces de Jersey.

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Sur la façade de la bibliothèque municipale, une plaque discrète me révèle l’existence de Maistre Wace, un poète normand qui naquit à Jersey peu après l’an 1100. L’histoire littéraire a retenu deux œuvres majeures de ce poète de langue jersiaise et normande : le Roman de Brut, une chronique en vieux français sur les rois de Bretagne qui inspira plus tard des auteurs comme Chrétien de Troyes, et le Roman de Rou, une véritable épopée nationale de la Normandie qui raconte en vers son histoire depuis l’époque de Rollon jusqu’à la bataille de Tinchebray en 1106. Il faudra que je recherche si cette somme ne figure pas en français moderne sur Gallica, le site de la BNF.
À Royal Square, des collégiens français, un peu affolés, me baragouinent un anglais très approximatif pour que je leur indique le lieu de rendez-vous de leur groupe. Cela tombe à point, nous nous dirigeons également vers la Place de la Libération.

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Auparavant, je jette un œil à l’intérieur de l’église paroissiale. Je remarque une stèle à la mémoire du brigadier John Anquetil, natif de l’île et lieutenant-colonel de l’armée du Bengale. Mon sang de descendant de viking ne fait qu’un tour. Et puis quelque chose me dit que je vous parlerai prochainement de son homonyme à l’éblouissante pédalée.
Comme un symbole, l’architecture victorienne et gothique de la banque NatWest témoigne de l’importance que revêt la finance sur l’île.

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La sculpture de la Libération inaugurée en 1995 évoque la délivrance de l’île, le 9 mai 1945, de cinq années d’occupation nazie, par les forces avancées de la Royal Navy et de la British Army. Elle représente un groupe d’habitants déployant le drapeau anglais dans une grande espérance de paix et de liberté.
Si je me retourne, je découvre l’hôtel de la Pomme d’Or où Victor Hugo passa sa première nuit d’exil sur l’île, le 16 août 1852.

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Les sirènes des bateaux retentissent dans le port tout proche.
Vous savez ma délectation pour le grand Victor (voir billet Mon alter Hugo à moi du 11 février 2010). Je ne résiste donc pas avant de quitter l’île, à vous offrir un autre magnifique poème tiré des Châtiments.

« Sonnez, sonnez toujours, clairons de la pensée.

Quand Josué rêveur, la tête aux cieux dressée,
Suivi des siens, marchait, et, prophète irrité,
Sonnait de la trompette autour de la cité,
Au premier tour qu’il fit, le roi se mit à rire ;
Au second tour, riant toujours, il lui fit dire :
« Crois-tu donc renverser ma ville avec du vent ? »
À la troisième fois l’arche allait en avant,
Puis les trompettes, puis toute l’armée en marche,
Et les petits enfants venaient cracher sur l’arche,
Et, soufflant dans leur trompe, imitaient le clairon ;
Au quatrième tour, bravant les fils d’Aaron,
Entre les vieux créneaux tout brunis par la rouille,
Les femmes s’asseyaient en filant leur quenouille,
Et se moquaient, jetant des pierres aux hébreux ;
À la cinquième fois, sur ces murs ténébreux,
Aveugles et boiteux vinrent, et leurs huées
Raillaient le noir clairon sonnant sous les nuées
A la sixième fois, sur sa tour de granit
Si haute qu’au sommet l’aigle faisait son nid,
Si dure que l’éclair l’eût en vain foudroyée,
Le roi revint, riant à gorge déployée,
Et cria : « Ces hébreux sont bons musiciens ! »
Autour du roi joyeux riaient tous les anciens
Qui le soir sont assis au temple, et délibèrent.

À la septième fois, les murailles tombèrent. »

Une heure et demie plus tard, les remparts de Saint-Malo résistent sur notre passage !!!

Pour démarrer la journée suivante, rien de tel qu’un petit blanc limé au comptoir du Bar des Amis ! J’offre même une tournée supplémentaire au lecteur perspicace qui se souviendra que j’avais déjà évoqué ce café dans mon billet du 18 mai 2008 Sueurs froides à Dinard. C’est là que choqué par sa découverte macabre, un aimable autochtone avait recouvré ses esprits.
N’imaginez pas une quelconque addiction à l’alcool, il ne s’agit là que d’une licence IV littéraire. D’ailleurs le Bar des Amis de la rue Saint Alexandre semble avoir définitivement fermé ses volets.

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Mais sensible à la poésie du vin des rues, chère à Robert Doisneau, Antoine Blondin, René Fallet, Alphonse Boudard et Bernard Dimey, c’est l’occasion de regretter la disparition progressive de ces petits zincs, bistrots, troquets, rades, caboulots et guinguettes qui faisaient le charme de nos quartiers. Chez eux, les happy hours duraient toute la journée. On y croisait des trognes qui nous distillaient des brèves de comptoir ou carrément des tranches de vie truculentes.
En hommage, j’en appelle au héros de Un Singe en hiver, le roman savoureux d’Antoine Blondin qui en connaissait un rayon (de bicyclette) sur les verres de contact :
« Une nuit sur deux, Quentin Albert descendait le Yang-tse kiang dans son lit bateau : trois mille kilomètres jusqu’à l’estuaire, vingt-six jours de rivière quand on ne rencontrait pas les pirates, double ration d’alcool de riz si l’équipage indigène négligeait de se mutiner. Autant dire qu’il n’y avait pas de temps à perdre. Déjà la décrue du fleuve s’annonçait aux niveaux d’eau établis par les Européens sur les parois rocheuses ; d’une heure à l’autre, l’embarcation risquait de se trouver fichée dans le limon comme l’arche de Noé sur le mont Ararat. Quentin se complaisait à cette péripétie qui lui permettait de donner sa mesure : sans tergiverser, il s’enfonçait à l’intérieur des terres pour négocier l’achat d’un train de buffles et soudoyer des haleurs, qu’il payait en dollars mexicains plus avantageux que celui de la sapèque. C’était l’instant raffiné où Quentin, seul Français parmi des milliers de Chinois cupides et fourbes, leur opposait sa propre impassibilité qu’on n’aurait pas attendue d’un fusilier marin de cet âge. Un sourire aux lèvres, il déchirait en deux les billets de banque du Gouvernement, ce qui les rendait inutilisables, et n’en concédait qu’une moitié au chef de chantier, se réservant de lui remettre la seconde lorsque le travail sera accompli. L’Asiatique s’inclinait en connaisseur devant ce trait d’ingéniosité qui coupait l’herbe sous les crocs-en-jambe. Et la navigation reprenait son cours sur l’oreiller, doucement d’abord afin d’éviter les cadavres à la dérive de certains buffles qu’on avait dû faire rentrer dans l’eau jusqu’aux cornes … »
À l’autre bout du comptoir, Marcel, un baroudeur cher à Pierre Perret, non moins loquace, revendique sa part d’aventure :

« … Au Cap Gris-Nez il jouait du corps au fond des bois
Avec les vahinés
À Shanghai il avait échangé des chinois
Contre des porte-clés
Il avait mis des tigres en cage
Il avait bouffé des sauvages
Aux vieux il leur suçait les yeux
Y parait que c´est fameux
À ce type-là on y a dit on est pas des paumés
On est de Gennevilliers
Mon p´tit gars j´y ai dit moi seul personnellement
Je connais même Orléans
Mais il avait vu l´Afrique noire
Les plus grands trafiquants d´ivoire
Tous les pays du Benelux
Y connaissait Guy Lux ... »

Cet après-midi, vu la météo incertaine, ma bourlingue se résume à une courte promenade le long du sentier douanier de Rothéneuf, un charmant quartier de la cité corsaire de Saint-Malo.
Pauvre Rutebeuf ! Ce n’est pas seulement la vague homophonie avec son hommage au poète du Moyen-Âge qui me fait penser à Léo Ferré.

« Que sont mes amis devenus
Que j’avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L’amour est morte.
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta ... »

Certes, le vent souffle fort aujourd’hui et les amis du bar de Dinard sont partis pour cause de fermeture mais plus sérieusement, dans les années 1960 Léo Ferré habita avec sa guenon Pépé, un îlot isolé par la grâce des marées, à quelques centaines de mètres de là.
Sur cette île Du Guesclin, il fit l’acquisition du fort construit par Vauban pour protéger le « pré carré » du roi Louis XIV. Cela n’empêcha pas l’artiste anarchiste de dire merde à l’architecte militaire dans un célèbre pamphlet !

« … Bagnard, le temps qui tant s’allonge
Dans l’îl’ de Ré
Avec ses poux le temps te ronge
Dans l’îl’ de Ré
Où sont ses yeux où est sa bouche
Avec le vent
On dirait parfois que j’les touche
Merde à Vauban

C’est un p’tit corbillard tout noir
Étroit et vieux
Qui m’sortira d’ici un soir
Et ce s’ra mieux
Je reverrai la route blanche
Les pieds devant
Mais je chant’rai d’en d’ssous mes planch’s
Merde à Vauban. »

Il écrivit sur son rocher quelques-unes de ses plus belles chansons et notamment son sublime poème La mémoire et la mer :

« La marée je l’ai dans le cœur
Qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur
De mon enfant et de mon cygne
Un bateau ça dépend comment
On l’arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament
Des années lumières et j’en laisse
Je suis le fantôme Jersey
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baiser
Et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet
Où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts du sable de la terre ... »

Le temps de traverser le camping absolument désert du Nicet, je vous laisse en compagnie de Léo.

http://www.dailymotion.com/video/xrurx

La mer m’appelle de pointe en anse, de crique en promontoire quoiqu’elle se soit retirée avec la basse marée, découvrant de jolies plages de sable fin.

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Le paysage devient austère ou pimpant selon l’humeur des lourds nuages narguant le soleil.
Sur la pointe de la Varde, un blockhaus et des casemates rappellent la présence de l’occupant allemand durant la seconde guerre mondiale. Soudain, vers l’Ouest, par le miracle d’une éclaircie, surgissent dans le lointain le cap Fréhel et son phare.
Je profite avant la prochaine averse ! Pas de mauvais esprit, le Dieu Râ se montre finalement généreux le temps de la balade.

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De plage en plage, je traverse quelques pâtés de maisons avec vue imprenable sur la mer. Heureux propriétaires !
Je me glisse entre les ganivelles, ces barrières constituées de lattes de bois qui atténuent fortement la prise au vent. Petit korrigan de près de deux mètres (!), j’hante la lande et sa végétation rabougrie de bruyère cendrée, de genêt à balais et d’ajonc de Le Gall. Que cela doit être poignant le cri du cormoran le soir au fond des ajoncs !!!

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Pour six euros, on peut visiter des rochers sculptés par l’abbé Fouré à la fin du dix-neuvième siècle. Je connais quelques nationalistes corses qui feraient usage d’une barre à mine pour protester contre ce tourisme littoral abusif.
Au bout d’une heure, j’atteins le havre (de paix) de Rothéneuf.

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Cette anse communique avec la Manche par un étroit goulet qui s’assèche complètement à marée basse, laissant échoués les bateaux de plaisance.
Zone de vase nue recouverte à chaque marée, la slikke héberge mollusques et invertébrés. Pendant les grandes marées, le fort marnage permet la pêche à pied et de nombreux pêcheurs arpentent sable et rochers à la recherche de lançons, étrilles, tourteaux et petits homards.
Cela me rappelle une chanson d’Yvan Dautin, le papa de Clémentine Autain.

« La méduse de la plage de Saint-Malo
Fait du vélo sur la plage à Saint-Malo
Les coquillages et les crustacés
En ont assez de se faire écraser

Sous les rayons d’un vélo majuscule
Et d’une méduse qui vous tentacule
Ouille, ouille, ouille !
C’est là qu’il faut pas s’en méli-mélo les pinceaux
Dans la chaîne de vélo… »

Il est temps que la méduse pique un sprint et dégage car la mer remonte de manière spectaculaire, et dans peu de temps, les bateaux iront sur l’eau.
Ken arc’hoazh ! La traduction est superflue cette fois.

« En sortant de l’école
Nous avons rencontré
Un grand chemin de fer
Qui nous a emmenés
Tout autour de la terre
Dans un wagon doré.
Tout autour de la terre
Nous avons rencontré
La mer qui se promenait
Avec tous ses coquillages
Ses îles parfumées
Et puis ses beaux naufrages
Et ses saumons fumés.
Au-dessus de la mer
Nous avons rencontré
La lune et les étoiles
Sur un bateau à voiles
Partant pour le Japon … »

Le lendemain, j’ai rencontré en gare de Dinard, un petit train qui n’aurait pas déplu à Prévert.
En fait, la ville de Dinard, desservie jusqu’en 1987 par un train corail (de tourteau ?) en provenance de Paris-Montparnasse, ne possède plus de gare, démolie au début des années 2000. Un projet d’urbanisation avec la construction d’immeubles et d’une médiathèque est en cours de réalisation.
Alors, il y a quelques semaines, une association de Lorient, Idées détournées, et la coopérative Habitation familiale ont eu l’ingénieuse initiative d’organiser un dernier voyage dans l’imaginaire en s’appropriant le site avant sa « déconstruction », des anciennes dépendances de la gare mises à disposition des syndicats et associations locales comme le Vélo-Club Dinardais (j’ignore si la méduse de la plage était adhérente !).
Ainsi, ce matin, quai Ampère, je retrouve mon âme enfantine comme au temps où je jouais avec mon train électrique dans le grenier de la maison familiale. Ce train-là, dit de la Création, est tiré par une locomotive à vapeur digne de la véritable héroïne de La bête humaine, le film de Jean Renoir. De dos, ne serait-ce pas Jean Gabin mécanicien sur sa « Lison » ?

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Dans son sillage, la fresque représente plusieurs wagons de voyageurs dont on aperçoit les silhouettes.

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Les wagons sont réalisés à partir de déchets pré-triés et collés directement sur les murs. Les matériaux sont divers et variés : bouteilles, bouchons et emballages en plastique, cartons, vieux papiers peints, affiches, journaux, tracts et magazines, bois, boîtes de conserves et même ustensiles de cuisine mis au rebut.

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Chaque wagon tourne autour d’un thème, par exemple la musique ; c’est l’occasion de me souvenir de J’entends siffler le train, un immense succès de Richard Anthony des années yéyé.

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Comme Prévert, je pars autour de la terre avec le train du quai Ampère pour retrouver le regretté Félix Leclerc au Québec.

« Oh ! le train du Nord
Tchou, tchou, tchou, tchou,
Le train du Nord
A perdu l’Nord … »

Les arrière-grands-mères armoricaines perdraient peut-être aussi la tête (et la coiffe avec !) si elles savaient ce qu’il advient de leurs batteries de cuisine.

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Au mur de la G’Art, des graffeurs ont bombé une famille de voyageurs prête à embarquer.

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Quel bonheur même éphémère de voir passer les petits tortillards de nos grands-pères, Brassens parlait de corbillards qui suivaient la route en cahotant, un moyen de transport pour une autre destination.
Allez, ce midi, je retourne voir ma Normandie qui m’a donné le jour, enfin presque ; plus exactement, je déguste une assiette de fruits de mer à Saint-Benoît-des-Ondes, un petit village de la baie du Mont-Saint-Michel (voir billet du 10 juin 2010 Le bonheur est dans le pré-salé).
En bordure du chemin Dolais, mon cœur n’est pas à marée basse comme la Manche, la silhouette majestueuse du Mont-Saint-Michel se dessine au loin. Je bénis la folie du Couesnon qui mit cette merveille dans ma province natale.

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Je ne devrais pas afficher un chauvinisme aussi exacerbé car j’aurais pu naître au charmant petit port de Cancale. En effet, mes parents, alors jeunes mariés, eurent l’opportunité d’y acquérir une maison de famille. Leur modeste traitement d’enseignants débutants les en empêcha.
Est-ce par atavisme, régulièrement, je reviens visiter ce bijou de la côte d’Émeraude que ma chère maman, native de l’autre côté de la baie, adorait, mettant ainsi en pratique la réflexion de Colette : « Trois jours de Paris aride contiennent moins de délices qu’une heure Cancalaise ».

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Statistiquement, on doit bien trouver quelques perles dans les innombrables bancs d’huîtres naturelles et d’élevage qui constituent la renommée de la cité.
Dans la ville haute, devant l’église, une fontaine « les laveuses d’huîtres » rend hommage aux femmes cancalaises qui, antan, triaient à marée basse sur la grève, les coquillages fraîchement déchargés des bisquines.

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Déjà, au seizième siècle, les échevins de Paris avaient passé un contrat avec la ville de Cancale afin d’organiser un arrivage frais et régulier deux fois par semaine pour servir la table du roi.
Autrefois, aux alentours de Pâques, les bateaux de pêche étaient autorisés à aller draguer les huîtres sauvages des bancs naturels de la baie. Cette grande migration était surnommée la Caravane.

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Je m’attarde quelques minutes devant les étalages du mini marché au bout de la digue : l’huître creuse dans sa robe beige aux bords foncés, l’huître plate de forme arrondie type belon dont celle, hors norme (donc impropre à la consommation par notre président !!!) numérotée 0000 dite « pied de cheval ». Pour les non initiés, plus le numéro est grand, plus la taille est petite.
J’admire la dextérité et la célérité avec lesquelles les ostréiculteurs ouvrent les huîtres. À n’importe quelle heure, les touristes commandent une assiette d’une demi-douzaine d’huîtres qu’ils vont aussitôt déguster en s’asseyant sur les gradins qui surplombent les parcs. Pique-nique de la mer !
Apparemment, ils sont moins délicats que George Sand :
« Enfin, je gagnai Cancale, où les huîtres étaient passables et le vin blanc de l’auberge excellent. Je me trouvai à table à côté d’un tout petit vieillard bossu, ratatiné et sordidement vêtu, qui me parut fort laid et avec qui pourtant je liai conversation, parce qu’il me sembla être le seul qui attachât de l’importance à la qualité des huîtres. Il les examinait sérieusement, les retournant de tous côtés.
– Est-ce que vous cherchez des perles ? lui demandai-je.
– Non, répondit-il ; je compare cette espèce, ou plutôt cette variété, à toutes celles que je connais déjà.
– Ah ! vraiment ? vous êtes amateur ?
– Oui, monsieur ; comme vous, sans doute ?
– Moi ? je voyage exclusivement pour les huîtres.
– Bravo ! nous pourrons nous entendre. Je me mets absolument à votre service.
– Parfait ! Avalons encore quelques-uns de ces mollusques et nous causerons. – Garçon ! apportez-nous encore quatre douzaines d’huîtres.
– Voilà, Monsieur ! dit le garçon en posant sur la table quatre bouteilles de vin de Sauternes.
– Que voulez-vous que nous fassions de tout ce vin ? demanda d’un ton bourru le petit homme.
– Une bouteille par douzaine, est-ce trop ? dit le garçon en me regardant.
– On verra, répondis-je. Vos huîtres sont diablement salées. N’importe, pourvu qu’il y en ait à discrétion... »

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Je profite de la basse marée pour me promener au bord des bassins. Une huître met environ quatre ans pour parvenir à maturité.

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Puis je me désaltère à la terrasse de La Mère Champlain, en bordure du port. L’enseigne serait-elle un clin d’œil à Samuel de Champlain, dessinateur, géographe et explorateur qui fonda la ville de Québec le 3 juillet 1608 ? À moins, plus subtilement, que cela constitue un jeu de mots sur la mer de Champlain, une ancienne mer d’eau salée aujourd’hui disparue qui couvrait, peu après la dernière glaciation, les basses terres du Saint-Laurent.
En tout cas, il me plait de lire sur un des murs deux vers d’Arthur Rimbaud :

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Jacques Chirac n’a donc pas inventé ce néologisme pour se dédouaner de quelques agissements douteux. Rimbaud s’inspira d’un sobriquet attribué par Théophile Gautier à la duchesse d’Abrantès (d’Abracadabrantès !). pour introduire l’adjectif dans son poème Le Cœur supplicié.
Une lecture plus approfondie, si j’ose m’exprimer ainsi en la circonstance, ne manque pas de sel (de mer).

« Ô flots abracadabrantesques
Prenez mon cœur, qu’il soit sauvé.
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l’ont dépravé ! … »

L’ithyphalle est le phallus en érection. En fait, on comprend bientôt que le narrateur vomissant à la poupe du bateau est en train de subir une sodomisation par un groupe de soldats priapiques et avinés. Certains exégètes voient là une allusion à un viol qu’aurait subi Rimbaud lors d’un séjour en prison durant la Commune.
Gardant mes arrières, j’achève ma déambulation le long des quais. Quelques véhicules ne laissent planer aucun doute sur l’activité locale.

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Je n’ai pourtant rien à me reprocher, mais je me souviens subitement de Rue de la Soif, une ancienne chanson de Bernard Lavilliers souvent inspiré par l’atmosphère des ports et des petits bars (des amis).

« ... On est mort d’une rafale dans le port
on s’étale on filait à l’anglaise
avec une cancalaise
c’est bizarre c’était la même
celle qui a fourni le pétard
celle qui jurait un grand amour éternel
celle qu’est bilingue
avec un rire de dingue
on s’rappelle. »

Ainsi se termine mes excursions aux senteurs iodées. Sur le chemin du retour, j’aurais pu connaître d’autres effluves à Livarot mais je n’en ferai pas un fromage. En effet, j’ai trouvé porte close à la ferme de la Houssaye, une institution fondée en 1810 par un certain Michel Fromage (ça ne s’invente pas) qui produit de sublimes Pont-l’Évêque et « colonels » 5 étoiles ou bandelettes. Ce sera pour une autre fois.

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 1 juillet, 2012 |1 Commentaire »

Demain, sur la route de Narbonne … avec Charles Trenet et Claude Nougaro

Lors de mon dernier billet, je vous ai quitté à l’heure de l’apéritif, à la Pointe Courte, le pittoresque quartier de pêcheurs de Sète.
En soirée, j’ai goûté à une honnête bourride de baudroie, une spécialité locale, sans comparaison cependant avec celle que me préparait mon oncle autrefois.
Sur le chemin du retour vers mon hôtel, quelques couplets de Georges Brassens troublent soudain la quiétude d’une petite rue discrète à proximité du canal. Comme un phare dans la pénombre de la ruelle, une enseigne lumineuse m’informe que se trouve là le restaurant cabaret Les amis de Georges. Chaque soir, un ou deux artistes, accompagnés de leur guitare, leur accordéon ou du piano, y chantent encore et encore les refrains de la gloire locale et de ceux qui marquèrent son époque, souvenez-vous le Poinçonneur des Lilas, le Métèque, les Bourgeois, Anarchistes, la Bohême, Aragon et Castille. Certains de leurs inoubliables auteurs et interprètes sont même présents sur une photographie géante en vitrine de l’établissement.

Demain, sur la route de Narbonne ... avec Charles Trenet et Claude Nougaro dans Coups de coeur AmisdeGeorgesblog

Bien qu’à l’accueil de mon hôtel, soient exposées quelques belles photographies de l’ami Georges, de concert je n’aurai que des variations pour tubulures, tuyaux, canalisations et chasses d’eau, indignes de Pierre Henry !
Bientôt …

« … Il fera nuit mais avec l´éclairage
On pourra voir jusqu´au flanc du coteau
Nous partirons sur la route de Narbonne
Toute la nuit le moteur vrombira ... »

En fait, j’attends le lendemain matin pour me diriger vers Narbonne. J’ai rendez-vous là-bas, la lune a fait faux-bond (normal il lui faut la nuit !), avec le soleil évidemment, mais aussi et surtout avec Charles Trenet, autre grand poète qui a trempé sa plume dans l’encre bleue du Golfe du Lion.
Pour le profane, il peut paraître indécent ou incongru d’associer ces deux grandes figures du music-hall qu’un monde de différences semble opposer. Et pourtant, le fumeur de pipe, fils de maçon, évoqua souvent l’influence que l’amateur de havanes et fils de notaire exerça sur lui dans sa jeunesse : « Enfin quelqu’un essayait de sortir des sentiers battus de la guimauve et des roucoulades de la chanson dite de charme.Il m’a tellement impressionné que pendant des années, il m’a empêché d’écrire. Je ne chantais plus que du Trenet ».
Georges adorait les rythmes swing et la poésie légère de Charles. Il lui arrivait même comme ici de suppléer sa mémoire défaillante.

http://www.dailymotion.com/video/x1qwmd7

Je n’ai donc aucune honte à avouer ici mon goût pour leur immense talent artistique.
Ce matin-là, à défaut d’une superbe Panhard et Levassor que je conduirais en plein essor, je me satisfais d’une Renault Scenic sans vrombissement pour partir dans le vent entre mistral et tramontane.
Au nom d’une meilleure circulation des dites automobiles, les travaux d’aménagement du territoire me rejettent désormais vers les sables des vins de Listel, m’empêchant de contempler « la mer bergère d’azur qu’on voit danser le long des golfes clairs ».
Tant pis, je me console bien vite. J’ai programmé mon GPS pour qu’il me guide jusqu’à Narbonne, au 13 avenue Charles Trenet, anciennement 2 route de Marcorignan. C’est là que naquit le 18 mai 1913, par un dimanche très ordinaire, le « bébé blond, rond et tonique » de Marie-Louise Caussat, la jeune épouse de Lucien Trenet.
Celui-là même qui devint plus tard le « fou chantant » et qui, l’ordinateur de bord de mon véhicule était finalement inutile, me guette au coin de (sa) rue sur une grande fresque murale.

Trenetblog5 dans Ma Douce France

« Fidèle, fidèle je suis resté fidèle
À des choses sans importance pour vous
Un soir d’été, le vol d’une hirondelle
Un sourire d’enfant, un rendez-vous
Fidèle, fidèle, je suis resté fidèle
À des riens qui pour moi font un tout …
Ma vieille maison avec sa tonnellerie
Et près de la gendarmerie, les express... »

Plus encore que Cadet Roussel, Charles Trenet possédait de nombreuses maisons, à Juan-les-Pins, le « Domaine des esprits » à Aix-en-Provence, sa villa de La Varenne-Saint-Hilaire sur les bords de Marne.
« J’ai toujours été très sensible au mot maison. Parce que finalement, c’est un havre de paix, surtout la maison de Narbonne dans laquelle je suis né. Je dis toujours de mes autres maisons qu’elles m’appartiennent, mais celle de Narbonne, c’est la seule à laquelle j’appartiens … celle que des circonstances malheureuses de la vie m’ont contraint à quitter. »
Parce que Charles ne s’exprime jamais mieux qu’à travers ses couplets, il évoque le même attachement dans une chanson méconnue qu’il avait commencée dans son enfance, poursuivie étant jeune homme, et interprétée à ses débuts avec son acolyte duettiste Johnny Hess :

Maman, ne vends pas la maison

« Maman, ne vends pas notre vieille maison
Là, j’peux pas t’donner raison.
Elle est si jolie avec ses volets verts,
Sa fraîcheur l’été et sa douceur l’hiver.
Y a des souvenirs au fond de chaque tiroir,
Des parfums dans les placards.
Les trains qui vont la nuit, nous chantent des chansons.
Maman, ne vends pas la maison … »

Non seulement, elle ne la vendit pas mais Charles la céda à la ville de Narbonne, moyennant finances tout de même, quelques années avant qu’il décède.
Un proverbe affirme que pour bien connaître quelqu’un, il faut visiter sa maison. C’est ce que je mets en application, ce matin, en me plongeant dans l’enfance de Charles. Elle ne m’est d’ailleurs pas inconnue grâce à la riche biographie de Richard Cannavo, TRENET Le siècle en liberté, illustrée de dessins de Cabu, fan lui-aussi, que je m’étais procurée fortuitement chez un bouquiniste ariégeois.
Me voilà donc devant la maison aux pimpants volets verts. Le maître des lieux, souriant, un œillet à la boutonnière, m’accueille à bras ouverts dans la courette.
« Y’a d’la joie Bonjour bonjour les hirondelles Y’a d’la joie Dans le ciel par-dessus le toit ».

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Cela ne ressemble pas à un musée. Un instant, j’ai l’impression de déranger, de m’introduire par erreur chez un particulier. Le cœur en fête, je sonne cependant à la porte d’entrée. Quelques secondes plus tard, une dame aimable m’ouvre et me prie d’avancer dans le vestibule. Le temps de prendre les billets, le charme opère déjà. Seule déception, il est interdit de photographier, je ne pourrai donc pas vous faire visiter l’endroit en images.
Le son d’une voix connue émane de la pièce en face. Je m’avance impatient et guilleret comme … beaucoup d’airs de Trenet. En guise de salon, j’entre dans la vaste salle de réception d’une demeure cossue, n’oublions pas que Lucien Trenet, le père, était notaire.
Je ne me suis pas trompé, Charles et sa maman bavardent tendrement sur le petit écran d’une copie de poste d’autrefois, au bon temps de la télévision en noir et blanc. Tandis qu’ils évoquent l’enfance et l’amour déjà naissant du tout petit Charles pour la musique, je fais le tour de la pièce observant avec intérêt les documents exposés.
Pour la scénographie, les glaces et les miroirs servent de support à quelques pensées de l’artiste : ici, « J‘ai toujours eu l’âme badigeonnée d’un produit isolant », ailleurs « Il faut garder quelques sourires pour se moquer des jours sans joie ». C’est cette philosophie qui lui permit d’écrire quelques chefs-d’œuvre d’optimisme aux heures les plus sombres de notre histoire.
1938, le gouvernement Daladier signe le fameux accord de Munich avec Hitler, Mussolini et Chamberlain. Dans une caserne d’Istres, le deuxième classe Trenet pour se donner du courage en balayant la cour, compose :

« … Le gris boulanger bat la pâte à pleins bras
Il fait du bon pain du pain si fin que j’ai faim
On voit le facteur qui s’envole là-bas
Comme un ange bleu portant ses lettres au Bon Dieu
Miracle sans nom à la station Javel
On voit le métro qui sort de son tunnel
Grisé de ciel bleu de chansons et de fleurs
Il court vers le bois, il court à toute vapeur ... »

À la même époque, il écrira :

« Un rien me fait chanter
Un rien me fait danser
Un rien me fait trouver belle la vie
Un rien me fait plaisir
Un rêve un désir
Un rien me fait sourire l’âme ravie
Quand le ciel est joyeux, je me sens le cœur heureux
Et quand, hélas, il pleut j’aime la pluie
J’aime la terre les fleurs la vie le ciel bleu
Et puis les femmes les femmes les femmes qui ont les yeux bleus … »

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Ça fait boum dans le ciel de France. En 1939, il reçoit le Grand Prix du Disque pour :

« La pendule fait tic tac tic tac
Les oiseaux du lac font pic pic pic pic
Glou glou glou font tous les dindons
Et la jolie cloche ding din don
Mais …
Boum
Quand notre cœur fait Boum
Tout avec lui dit Boum
Et c’est l’amour qui s’éveille.
Boum
Il chante « love in bloom »
Au rythme de ce Boum
Qui redit Boum à l’oreille ... »

Il fallait en effet être un peu fou chantant pour écrire des chansons et célébrer la joie, la jeunesse et l’amour en des temps où ils étaient comme interdits de séjour !
C’est tout le génie de l’artiste, je vous prends la main chère lectrice pour esquisser quelques pas de Swing Troubadour. Écoutez, nous sommes en 1941 :

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Il y a même un piano dans un coin du salon.

« Ne cherchez pas dans les pianos ce qu’il n’y a pas.
Soyez heureux d’avoir l’écho du temps de papa,
Valse espagnole
Des années folles
Ou bien Sardane que l’on dansait à petit pas
Après le repas.
Ne cherchez pas dans les couloirs de mes châteaux
Ce qu’il peut y avoir à l’intérieur de mes pianos ... »

Nous nous trouvons chez une « famille musicienne » :

« Mon père est musicien.
Mon frère est musicien.
Ma mère est musicienne,
Ell’ joue d’la harpe ancienne.
Mon père joue du violon.
Mon frère du cymbalum
Et moi, vous l’savez bien,
Je n’joue de rien.
Je joue à donner des visages
Aux nuages qui courent dans le p’tit jour.
Parfois, perdu dans le bocage,
Je joue comme les oiseaux d’amour…
Mon oncle est musicien,
Il joue du cor prussien.
Ma tante Adélaïde
Connaît l’ophicléide…
Mon jeune cousin Gaston
Tâte du biniou breton
Et même avec la bonne
Un peu d’trombone…
Le sam’di soir, il faut les voir, ah ! quell’ merveille,
Se réunir pour le plaisir de leurs oreilles.
Au piano droit se tient parfois monsieur l’abbé
Qui réussit à jouer aussi du galoubet ... »

La chanson est quasiment autobiographique. La tante Émilie qui s’installa à la maison après plusieurs deuils, se prénomme Adélaïde par licence poétique.
Des partitions de chansons de Charles nous guident dans l’escalier menant au premier étage. Dans la salle à manger, quelques menus traînent sur la table ronde familiale. Je relève l’un d’eux écrit de la main de Charles ( ?) :
Manière
Jambon de Parme
Escalopes de saumon
Faire un peu de riz blanc

Boucher Nauptes ? (guère lisible)
Trois tranches de gigot aux endives braisées

Pâtisserie au choix en bas dans la rue
« Essaye de trouver des pêches au sirop »

Il semble qu’avec ce gourmand de Trenet, le repas pouvait se prolonger durant six à sept heures. Un petit film d’archives nous le montre devisant gaiement à table avec un autre Charles célèbre, Aznavour.
Je jette un œil sous la table dès fois que le petit Charles s’y trouvât comme dans la Folle Complainte : « Je me cache sous la table/Le chat me griffe un peu ».
L’enfant curieux connut quelques scènes scabreuses à en croire certain couplet :

« Les jours de repassage,
Dans la maison qui dort,
La bonne n’est pas sage
Mais on la garde encore.
On l’a trouvée hier soir,
Derrière la porte de bois,
Avec une passoire, se donnant de la joie.
La barbe de grand-père
A tout remis en ordre
Mais la bonne en colère a bien failli le mordre... »

Je me glisse dans la pièce voisine aménagée en bureau où Trenet évoque deux années de pensionnat qui l’ont marqué pour la vie. En effet, les rires s’accompagnent souvent de larmes. En l’année 1920, tandis que son père tant rêvé, tant espéré, enfin démobilisé, rentre à la maison, c’est la maman qui s’en va pour suivre le beau Benno Vigny, homme d’esprit et de plaisir qu’elle avait connu en douce à l’hôpital de la Cité où il soignait une blessure de guerre ! Avec pour conséquence pour Charles et son frère aîné Antoine de se voir placés en pension. Voici Charles, orphelin et prisonnier à l’école libre de la Trinité de Béziers !

« … Je suis le petit pensionnaire
Qui rentr’ au bahut l’dimanch’ soir
Après un seul jour éphémère
De grand bonheur et d’espoir.
Après les minutes exquises,
Il faut retrouver le dortoir.
La veilleuse bleue,
La nuit grise
Et le pion, ce monstre noir
Comme un gendarme,
Il m’suit des veux.
La vie, pour moi, n’a plus de charme,
Dans le vacarme
Des heur’s de jeu.
Souvent je vers’ plus d’une larme.
J’m'endors en pensant à ma mère
Et à mon gros chien que j’aim’ tant.
Je suis le petit pensionnaire,
Qu’on vient d’enfermer pour longtemps…

.. Je suis le petit pensionnaire
Qui rêv’ de partir un matin
Sur une grand’route si claire
Qui m’conduira, c’est certain,
Vers le paradis de lumière,
La jolie maison de chez moi,
Le jardin fleuri
d’roses trémières... »

C’est sans doute là que le philosophe du bonheur décida qu’il aurait toute sa vie pour vivre son enfance à travers des chansons souvent joyeuses.
Par une des fenêtres, je jette un œil vers la voie ferrée en face, la passerelle est toujours là.

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Les trains qui vont la nuit, nous chantent des chansons …
Je remarque dans un cadre accroché au mur, un certificat d’aptitude à l’enseignement primaire délivré à Marie-Louise Caussat. Il me plait d’apprendre que même si elle n’exerça jamais, la maman de Charles se destinait à une carrière d’institutrice. Vous savez désormais qu’elle préféra courir l’Europe au bras de son amant.
Je passe maintenant dans la chambre où Charles naquit et poussa son premier cri, un ré mineur dit la légende !
De nombreux documents tapissent les murs de la maison. Leur souvenir s’estompe déjà dans ma mémoire.

« … Que reste-t-il de ces beaux jours
Une photo, vieille photo
De ma jeunesse
Que reste-t-il des billets doux
Des mois d’ avril, des rendez-vous
Un souvenir qui me poursuit
Sans cesse
Bonheur fané, cheveux au vent
Baisers volés, rêves mouvants
Que reste-t-il de tout cela
Dites-le-moi … »

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En fait, plutôt qu’observer en détail chacun d’eux, je me laisse bercer dans mon errance par les refrains qui surgissent à chaque coin de porte. Finalement, puis-je parler de Trenet autrement qu’avec ses mots à lui ?
Le temps me presse un peu, malheureusement. Je grimpe vers le second étage qui constituait l’appartement de Charles, signalisé par une sonnette et ses initiales sur la porte d’entrée.
Par une fenêtre, au loin, au-delà des toits de tuiles rouges, se détache la cathédrale Saint-Just. Je retrouve la même vue avec Charles jaillissant du toit, sur la pochette d’un disque 45 tours Narbonne mon amie. Un vieux pick-up Oscar Senior est prêt à jouer son hommage à sa ville natale.

« … Narbonne, mon amie,
Douceur des premiers jours,
Ce soir fait l’endormie
À l’ombre de ses tours.
Et sous la lune pâle,
Je marche allègrement
Dans la nuit provinciale
De ce décor charmant.

Personne ne me remarque,
Je passe en deux villes
Et soudain je débarque
Sur les barques tranquilles.
La rue du Pont m’accueille
Et, gentiment, me dit :
« Tu vois, les jours s’effeuillent,
Adieu, mon vieux petit ! »

Bonsoir, la rue Droite,
Où si l’on tourne à droite
On retrouve toujours
L’École Beau Séjour.
Bonsoir Quai d’Alsace,
Où tout est à sa place
Comme à la belle saison
Où vivait ma maison ... »

Pour ne pas rompre le charme, je ne me confronte pas au karaoké des chansons de l’artiste, proposé dans la pièce voisine.
La visite est passée trop vite. J’en prolonge la magie, encore quelques instants, en rejoignant au bas de la rue, à quelques pas de là, le quai d’Alsace.

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« Ne cherchez pas sur le canal de la Robine
Le clair fanal d’une péniche qui se débine.
Ne cherchez pas, au pont d’Arcole,
Les murs de la vieille école.
Elle est devenue garage, rebut
Pour autobus. »

Je cherche pourtant même si je n’y trouve que la chanson du vent d’automne. J’imagine le petit Trenet traînant dans le quartier.

« Il revient à ma mémoire
Des souvenirs familiers
Je revois ma blouse noire
Lorsque j’étais écolier
Sur le chemin de l’école
Je chantais à pleine voix
Des romances sans paroles
Vieilles chansons d’autrefois

Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t’ai gardée dans mon cœur! »

« Drôle de pays, drôle de siècle, où un artiste à la personnalité controversée a servi de lien entre trois générations réputées irréconciliables! Détesté par la droite des années 30 et 40 parce qu’il apportait la musique des nègres et l’humour des fous (le jazz et le courant zazou ndlr) ; méprisé par les résistants de 1944, parce qu’il avait écrit justement «Douce France», et qu’on trouvait un parfum maréchaliste à ce vers : « Oui, je t’aime [la France], dans la joie et la douleur »; ignoré par les amateurs de chansons à message parce qu’il n’avait pas assez lourdement affirmé sa confiance en l’avenir de la révolution. Et pourtant, on s’est passé Trenet de droite à gauche et de père en fils pendant plus de soixante ans, à la fois comme un mistigri et comme un petit bout de jardin secret. Et c’est sans doute pour cela qu’il est si difficile de dire aujourd’hui pourquoi on l’aimait. »
Le temps de quitter Narbonne son amie pour Gruissan ses amours, à une vingtaine de kilomètres de là, je vous laisse en compagnie de Charles. Allez, « Joue-moi de l’électrophone, des airs qui disent qu’on est en France »
Dans le train de nuit, il y a des fantômes …

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Un peu perdu dans l’urbanisation inflationniste, je parviens cependant au vieux village de Gruissan, l’un des plus beaux de France, enroulé autour d’un gros bloc de calcaire, au milieu des étangs. Longtemps, Gruissan a ignoré la Méditerranée, lui préférant les étangs poissonneux alentour.

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« ... Gruissan, Gruissan mes amours
Je reverrai ton village à l’entour
Et la tour
Barberousse
Qui se mire, grave et douce
Dans les eaux de l’étang
Palpitant ... »

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En ce samedi midi, jour de marché, les étals envahissent les ruelles piétonnes. Nous croisons des mines fatiguées par une longue nuit de fiesta. Ce week-end se déroule, en effet, les Festejades avec concerts, bodegas et bandas autour d’un seul objectif, la joie de vivre … comme une chanson de Trenet ?
Mon ventre crie famine. Question de pif, comme le nom du vin produit par le comédien Pierre Richard, vigneron local, je porte mon dévolu sur le restaurant La Cranquette, du nom d’un crabe femelle en occitan. Ici, en l’absence de carte, les plats sont détaillés sur un grand tableau noir faisant office de mur.

« Le vieux piano de la plage ne joue qu´en fa qu´en fatigué
Le vieux piano de la plage possède un la qui n´est pas gai
Un si cassé qui se désole
Un mi fané qui le console
Un do brûlé par le grand soleil du mois de juillet
Mais quand il joue pour moi les airs anciens que je préfère
Un frisson d´autrefois
M´emporte alors dans l´atmosphère
D´un grand bonheur dans une petite chambre
Mon joli cœur du mois de septembre
Je pense encore encore à toi
Do mi si la ... »

En fait de piano, c’est une plancha géante sur laquelle le chef cuisine devant nous de beaux produits de saison de la mer et du terroir. Il affirme n’acheter ni poisson congelé, ni poisson d’élevage et travailler en priorité les produits pêchés artisanalement à Gruissan.
Je me régale d’un cassoulet de seiche avec un aïoli maison, suivi d’un chèvre frais au confit de tomates vertes. Délicieux ! Il faudra que je revienne un jour goûter les tellines au foie gras, ces petits mollusques bivalves appelés aussi lagagnons sur la côte landaise. J’en salive déjà !
Pour l’instant, en guise de promenade digestive, j’entame la brève ascension vers la tour Barberousse. La seule véritable difficulté provient du sentier empierré et usé par l’érosion ainsi que des traîtrises des rafales de vent.
La tour est tout ce qui reste d’un château fort construit à la fin du Xème siècle pour protéger la cité contre les invasions maritimes. Son appellation légendaire aurait pour origine le souvenir d’un petit corsaire local surnommé Barberoussette, puis Barberousse, en souvenir du célèbre pirate turc, lorsque lui fut confié le commandement d’un fortin de la côte.

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De là-haut, le panorama à 360 degrés est superbe sur le village, l’étang et la mer dans le lointain. Heureux Gruissanais qui s’est improvisé une terrasse avec barbecue en découpant le toit de tuiles de sa demeure !

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De retour au pied du rocher, je trouve un peu de fraîcheur à l’intérieur de l’église Notre Dame de l’Assomption. Contemporaine de la tour, elle était à l’origine fortifiée comme en témoignent encore quelques meurtrières et le clocher, ancienne tour de guet. La nef est surmontée d’une charpente apparente en forme de cale de bateau.

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Le maître-autel est coiffé d’un baldaquin composé de six imposantes colonnes en marbre rose de Caunes-Minervois et d’une statue en bois polychrome de l’assomption de la Vierge Marie.
Je remarque un bateau suspendu comme souvent dans les églises de bord de mer.

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Je me garde bien de toucher à quoi que ce soit dès fois que l’on m’inflige pareil châtiment à celui du chevalier de La Barre dont le buste apparaît dans une petite niche non loin de l’église.

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Accusé d’avoir dégradé la statue du Christ s’élevant sur un pont d’Abbeville, d’avoir fredonné deux chansons libertines irrespectueuses à l’égard de la religion et d’être passé devant une procession sans enlever son couvre-chef, ni s’être agenouillé, enfin de posséder chez lui des livres érotiques et le Dictionnaire philosophique de Voltaire, il fut condamné pour blasphème à subir la torture ordinaire et extraordinaire pour dénoncer ses complices, à avoir le poing et la langue coupés, à être décapité et brûlé avec l’exemplaire de l’ouvrage de l’ermite de Ferney. La sentence fut exécutée le 1er juillet 1776 ; c’est le bourreau Sanson (que j’ai évoqué dans mon billet du 1er avril 2012) qui lui trancha la tête. Tragique symbole de l’intolérance religieuse !
J’erre maintenant dans la circulade des maisons qui s’enroulent telle une coquille d’escargot autour du rocher. Sont-ce les effets d’une longue nuit de Festejades ou l’heure de la sieste, les ruelles étroites sont désertes en ce début d’après-midi.

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« ... J’irai, si je m’en souviens
Jouer encore aux Indiens
Rêver dans les pilotis
Au temps où j’étais petit
Gruissan, d’hier ou d’alors
Et d’aujourd’hui, éblouissant décor ... »

… D’un film culte ! Plus que la chanson de Trenet, c’est surtout en souvenir du film de Jean-Jacques Beineix que je me dirige maintenant vers la plage des Chalets.
Aux abords, une maison de poupée me le rappelle en forme de clin d’œil.

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37°2 le matin ! adapté du beau roman éponyme de Philippe Djian.
« Je suis sorti sur la véranda, armé d’une bière fraîche et je suis resté quelques instants avec la tête en plein soleil. C’était bon, ça faisait une semaine que je prenais le soleil tous les matins en plissant des yeux comme un bienheureux, une semaine que j’avais rencontré Betty ». Ainsi débute le livre.
Souvenez-vous maintenant de la séquence d’ouverture du film plus oppressante et plus torride ? Le générique défilant sur un écran tout bleu où se découpe l’effigie de Betty (Béatrice Dalle), accompagné d’une musique de limonaire, fait bientôt place aux soupirs et gémissements d’un couple nu faisant l’amour, dans une semi pénombre, sous un portrait de La Joconde. En zoom avant, la caméra s’en approche au rythme de la montée du plaisir jusqu’à l’orgasme. C’est alors que Zorg (Jean-Hugues Anglade) nous dit en voix off : « Ça faisait une semaine que je connaissais Betty. On baisait toutes les nuits. Ils avaient annoncé des orages pour le soir ».
Voilà alors qu’il apparaît exultant au volant de sa dépanneuse, traversant à fond la caisse la plage, pilant devant son bungalow sur pilotis, et sauvant in extremis un chili con carne mijotant sur le feu. Puis tandis qu’il déguste son plat à même la casserole, Betty apparaît sur le pas de la porte, une valise à la main : « Qu’est-ce que tu fais là ? C’est pas l’heure ! »
C’est parti pour un magnifique road movie qui s’achèvera du côté des Causses et de Marvejols (voir billet du 23 juillet 2009). Inoubliable !
Cet après-midi, j’arpente donc le coin de plage désormais célèbre à la recherche de ces chalets sur pilotis semblables à celui que Betty et Zorg peignent en rose saumon.
Les cabanes sur pilotis apparurent sous Napoléon III avec la mode des bains de mer. À l’origine, construites en bois, c’étaient des refuges de vacances pour les narbonnais en période estivale. Après qu’une forte tempête eût tout emporté en 1899, elles furent redressées, au début du vingtième siècle, sur des pilotis pour échapper aux inondations destructrices.

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Il faut bien reconnaître que la plupart ont perdu beaucoup de leur charme depuis l’idylle tragique de Betty et Zorg. Une digue les protège désormais des hautes eaux hivernales et leurs propriétaires ont muré les « rez-de-plage » pour en faire des garages et des annexes. Ainsi s’est éteinte la vocation des pilotis de ne pas avoir les pieds dans l’eau.
Je ne suis pas encore au bout de mes joies musicales. Après le Swing Troubadour, je pars sur les pas de l’homme aux semelles de swing, ainsi l’écrivain Christian Laborde surnomme Claude Nougaro. Cap donc vers un petit coin perdu des Corbières que Claude fréquenta souvent à l’automne de sa vie.
Je retrouve la civilisation automobile pendant quelques kilomètres sur l’autoroute menant vers l’Espagne avant de bifurquer vers l’Ouest et de m’enfoncer dans les paysages sauvages des Hautes Corbières. La route tourne et vire dans une garrigue de vignes. Ici, c’est le pays du Fitou, la plus ancienne appellation contrôlée du Languedoc. « Dieu fit tout, même le Fitou », c’est déjà du Nougaro dans le texte. Un connaisseur, le Clodi Clodo : « Je suis né l’année (1929) d’un grand millésime du Bordelais et d’un grand bordel chez les milliardaires » !

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Bientôt, se détache dans le lointain la silhouette du château d’Aguilar barrant le col de l’Extrême. C’est le premier des « cinq fils de Carcassonne », situés au sommet de pitons rocheux imprenables, tels les moulins à vent de Don Quichotte.

« Don Quichotte qui chevauche
Sur son pâle palefroi
Et Sancho qui le suit
En gardant son sang-froid
Chantent ça en duo
De moulin en château
Au p´tit trot des sabots
Et soudain au galop, au galop, au galop

La poésie c´est mon dada
Et l´utopie mon topo
La poésie c´est mon dada
Et l´utopie mon topo
Chantent Don Quichotte et Sancho ... »

Aguilar appartient à cet ensemble de forteresses bâties par le roi de France à l’issue de la croisade contre les Albigeois pour se protéger du Pays dagad’Aragon (et Castille ?), et appelées improprement châteaux cathares au nom de la promotion touristique. La dénomination de châteaux du Pays cathare est plus juste.
En Languedoc, les seuls vrais « châteaux cathares » furent les bourgades fortifiées de Laurac, Fanjeaux, Mas-Saintes-Puelles et certains sites comme Lastours, Termes, Puilaurens et Montségur qui abritèrent des « Parfaits ».

« S’il est un Dieu, Dieu est très bon
Or, dans le monde rien n’est bon
C’est donc que ce monde n’a pas été fait par Dieu
Et pourtant
Sous la cendre cathare
Je t’aperçois brillante comme un phare
Tout là-bas, Gloria…
Dans mon patois j’entends depuis toujours
Le choc sourd de ta beauté qui passe
Et de l’amour nous désigne l’espace
Gloria, Gloria…
Murmurait le vieux troubadour
Parfois j’ai peur, Gloria j’ai peur
Car je me sens fait comme un rat
Et puis de ma nasse, je vois scintiller ton aura
Gloria
De quel côté des notes
Tombe à mes pieds la noirceur de mes bottes
Gloria, Gloria
Ainsi chantait tout doux un troubadour
Debout sur
Le blanc donjon occitan
De Montségur
Face au soleil bourdonnant
De gloire, Gloria…
Un troubadour fredonnait ça. »

Me voilà à Paziols, un village de vignerons, un petit coin paisible presque retranché du monde. C’est là que vers le milieu des années 1990, Claude choisit de troquer sa vie de « Nougara des villes en Nougaro des champs ». Il s’y rend la première fois à la recherche d’un documentaire introuvable sur Django Reinhardt que possède un projectionniste se baladant pour faire son cinéma dans les villages de Hautes-Corbières. Il tombe sous le charme du lieu et d’une ruine utilisée une fois par an par les vendangeurs, qui n’est pas à vendre.
Je laisse ma voiture pour monter à pied via les ruelles étroites et sinueuses jusqu’en haut du village, place … Claude Nougaro.

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L’émotion m’étreint aussitôt devant ce qui constitue un vrai décor de chansons. C’est la première fois que je l’arpente et pourtant, je me sens en pays de connaissance.
Pas âme qui vive sinon quelques rires d’enfant phare qui s’échappent d’une maison aux volets turquoise.

« Où est-il l’enfant
L’enfant l’enfant phare
Qui débarque en fan
En fan fanfare
Où est-il l’enfant ?
Où est-il
L’enfant qui chante
Les fameux lendemains
L’enfant qui enfante
Un nouveau genre humain
Où est-il ?
L’enfant qui tue
L’enfant qui tue le vieil homme
Et qui reconstitue
Le paradis, la pomme
Où est-il ?
Où est-il ?
Où est-il ? ... »

C’est dans cette maison que Claude créa une véritable ode à l’Aude, plusieurs chansons régionalistes « peignant » son havre de paix des Corbières.

« Les cigales crissent
Tandis que le vent
Sous les feuilles glisse
Son archet fervent
Les cigales crissent
Les cigales frottent
Maracas, crotales
L’endiablé fox-trot
Du règne animal
Les cigales frottent
Les cigales grattent
Sur leurs boîtes à rythmes
Une sorte d’hymne
De secte idolâtre
Les cigales grattent
Un oiseau sifflote
À parfait escient
Les limpides notes
Qu’adorait Messiaen ... »

Cela me dépayse agréablement des variations sur tubulures qui troublèrent mon sommeil à Sète !

« …Les cigales raclent
Les cigales nettes
Comme des Carmen
Jouent des castagnettes
Sur leur abdomen
Les cigales nettes
Et le vent se pâme
En longs soubresauts
Comme une gitane
Dans un flamenco
Et le vent se pâme
Et le petit Claude
Est tout épaté
D’entendre dans l’Aude
La rhapsodie chaude
Que lui joue l’été . »

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En face de chez lui, se dresse l’église Saint Félix. C’est bien vrai qu’au sommet du tertre dénudé, elle ressemble à une chapelle mexicaine sortie d’un western spaghetti de Sergio Leone.

« ... Ici, tu vois tout est sauvage
Ici, la garrigue, le rocher
Avec la vigne pour faire bon ménage
La vigne a l’esprit de clocher

Les clochers, ils ont la dégaine
De clochers d’églises mexicaines
Imperturbablement laissant tomber leurs plombes
De bronze sur les saisons et sur les tombes … »

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La brise est légère cet après-midi. Mais ici, autan et tramontane font souvent tourner les éoliennes moulins don quichottesques du vingt unième siècle, qui dominent la colline. De quoi évidemment inspirer notre « souffleur de vers » :

« … Et puis, puis surtout, bien souvent, très souvent
Y’a des coups, des beaux coups, beaucoup de vent
Tour à tour vent émouvant, enivrant, déchirant
Allégresse et détresse qui se mélangent
Vent de diable et vent d’ange

Et puis tout redevient paisible
Tu peux sortir ton cerf-volant
Et si ton chant passe à côté de la cible
Autant, autant en emporte le vent. »

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Le Merle bleu, la « cantine » de Claude ainsi nommée rapport au drôle d’oiseau qui se tenait sur un fil électrique tendu devant chez lui, s’est brûlé les ailes suite à un incendie survenu il y a quelques années.
Je n’ai malheureusement pas le temps de me prélasser quelques instants au bord du ruisseau dont je suis les méandres jusqu’à Estagel.

« On l’appelle le Verdouble
La rivière qui déroule
Ses méandres sur les pierres
La rivière des hautes Corbières

Toi le pêcheur en eau trouble
Elle n’est pas faite pour toi
Le moindre poisson te double
Et te glisse entre les doigts

Mais si tu aimes la chanson
De son hameçon
Elle te servira comme un échanson
Les flots fous, les flots flous
De ses fraîches flammes … »

http://www.dailymotion.com/video/xok33

Un disque naquit de cet amour pour ce petit coin de Corbières. Il fut même enregistré à l’ancienne salle des fêtes de Paziols. À cette occasion, Claude invita la population à un apéritif et lui réserva la primeur de son nouveau cru de chansons. Sa prestation dura finalement plus d’une heure et demie. Et L’enfant Phare, récompensé par le Grand Prix de l’Académie du disque Charles Cros, marqua le retour en fanfare de Nougaro sur la scène française.
À la fin de sa carrière, pour son dernier tour de piste sans musique, Claude choisit de réciter tel un « acteur de cinémot » les fables de ma fontaine, une quinzaine de textes écrits par lui.
Éjaculateur de mots, parfois précoce, parfois limant beaucoup, comme il aimait se présenter en plaisantant, il trouve, cette fois encore, l’inspiration auprès d’un papillon des Corbières :

« Après m’être branlé sous un figuier superbe
Je fis un bout de route avec un papillon
Il avait dû flairer parmi les fleurs les herbes
L’odeur encor sur moi de l’éjaculation

Ô ‘escorte jolie, gracieuse, guillerette
Corolle chaste et pure, quand soudain Cupidon
Revient, munie de rien, me flatter la braguette
Tandis qu’autour de moi flottait mon papillon
Tel que je me connais, il faut que j’exagère
Je bande et je suis seul. J’ouvre mon pantalon
Sur le membre raidi comme un barreau de chaise

Viens, gentil compagnon, t’asseoir sur cette tige
L’insecte s’est enfui, comme pris de vertige
Que ne t’es-tu pas posé sur mon nœud, papillon. »

Heureux Paziolais, c’est dans le Roussillon, à une dizaine de kilomètres de leur village, devant les plus anciens restes de l’Homo Erectus, cet homme préhistorique de Tautavel, que Nougaro déterre son silex de syllabes.
Le 29 avril 2002, après le premier tour des élections présidentielles de sinistre mémoire, il écrit un texte en faveur de la démocratie à lire sur la place de Paziols :

« À mes chers voisins

Salut Paziols !
Hautes Corbières
Qui m’accueillirent
Mais pas en vains.
Je suis des vôtres
Pour qu’on enterre
La Tyrannie
D’où qu’elle vient.
Elle pousse mal
Dans ce pays,
Dans nos terroirs,
Nos cyprès noirs,
Nos rouges vins
La seule torche
Que nous aimions
C’est les rayons
Sur le Mont Tauch
Alors, ici
Pas de Tyran
À part, merci,
Les tirants d’eau
De belles pluies
Sur nos fayots. »

Pour finir cette belle journée, je m’assieds à la terrasse d’un café d’Estagel, à l’ombre de la statue de l’enfant du pays, l’illustre astronome et physicien François Arago.

« Longtemps, longtemps, longtemps
Après que les poètes ont disparu
Leurs chansons courent encore dans les rues
La foule les chante un peu distraite
En ignorant le nom de l’auteur
Sans savoir pour qui battait son coeur
Parfois on change un mot, une phrase
Et quand on est à court d’idées
On fait la la la la la la
La la la la la lé … »

Des images et des sons plein la tête, je savoure ma visite à deux artistes qui bercent mon cœur depuis mes jeunes années.
Comme Brassens, Claude Nougaro avait beaucoup d’admiration pour Charles Trenet. À sa mort, il rédigea un émouvant hommage :
« J’avais dix ou onze ans, lorsque j’écoutais Trenet à la TSF. Il est devenu une vedette juste avant la guerre, à la fin des années trente. J’aimais bien sa féerie enfantine, les atmosphères de château hanté, les souvenirs de collège dans les dortoirs glacés… Il est mon La Fontaine.
Dans mon disque Récréation, j’ai repris La Java du diable, une de ses chansons que j’aurais aimé écrire. Pour cet album, j’avais cueilli un petit bouquet de mes poètes préférés de la chanson – Trenet, Ferré, Brassens… Et j’avais écrit, pour chacun d’eux, quelques vers qui figurent dans le disque. Dans celui que j’ai destiné à Trenet, je parle comme si je m’adressais à mon enfant :  » Pour tes jeunes étrennes/Je t’offre un vieux Trenet/Laisse-toi entraîner/Par ces monts, par ces plaines/Ces fantômes à traîne/Qui font des pieds de nez (…) »
On associe parfois le jazz à des chansons de Charles Trenet. Le jazz de sa jeunesse s’appelait déjà jazz, mais, me semble-t-il, Trenet a plutôt été influencé par le fox-trot, un rythme assez sautillant. Dans les ballades, il se faisait crooner, avec, en plus, la poésie de la langue française. Charles Trenet appartient à l’histoire de la chanson dite moderne. Il meurt immortel. »
Clin d’œil encore, durant l’été 2002, à Paziols toujours, lors d’un spectacle « Chansons de vingt ans, chansons de toujours » qu’il organisa avec d’autres amis artistes, Claude ouvrit la soirée avec Je chante et l’acheva avec Y’a d’la joie.
J’ai repris la route vers les gorges de l’Aude. À hauteur du village de Maury, renommé pour son vin cuit, je tourne à droite. Serait-ce une réminiscence de la période pipicaca de ma prime enfance ?
« — Voyons un peu : Cucugnan, disons-nous. Cu… Cu… Cucugnan. Nous y sommes. Cucugnan… Mon brave monsieur Martin, la page est toute blanche. Pas une âme… Pas plus de Cucugnanais que d’arêtes dans une dinde ».
Gamin, je ne me lassais pas d’écouter Fernandel conter avec son accent savoureux l’histoire du curé de Cucugnan tirée des Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet.
Pour être honnête, Daudet ne fit que traduire un conte trouvé dans l’Almanach provençal de Joseph Roumanille lequel avait repris la version originale Le sermon du père Bourras écrite par le poète narbonnais (comme Trenet !) Hercule Birat en 1796. Le plagiat n’est donc pas né avec internet.
Bref, il me prend l’envie de dire en vitesse un petit bonjour au curé du village de Cucugnan distant d’une dizaine de kilomètres. Pour cela, il faut franchir le grau (col en occitan) de Maury dominé par un second « fils de Carcassonne », le château de Quéribus.

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Il y a longtemps que Monsieur Martin, le brave de Cucugnan, a rejoint le Paradis, ses ouailles également après qu’il leur eût fait son fameux sermon en chaire.
Cependant, sur les panneaux publicitaires de la production viticole locale, un de ses successeurs ne se contente pas de promouvoir le vin de messe.

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Surprise en découvrant Cucugnan, niché au fond de la vallée du Verdouble, au pied du Mont Tauch, un moulin à vent, très ressemblant à celui de Daudet à Fontvieille, se dresse en haut du village. Ne voyez là aucun artifice publicitaire car le moulin d’Omer, propriété alors des seigneurs de Cucugnan, est mentionné sur des documents d’archives datant de 1692.
Réhabilité en 2003, ses ailes tournent de nouveau et un meunier a même repris du service.

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Allez, cette fois, je rentre ! Enfin, peut-être car au centre de Quillan, une barrière interdit l’accès au col de Portel pour cause de course de côte automobile. Me voilà dévié dans des chemins de bout du monde, qui sait si je ne vais pas me retrouver tout près de là à Bugarach, la destination New Age à la mode qui selon des prédictions mayas,  serait épargnée par la fin du monde en décembre 2012.

« … Des savants avertis par la pluie et le vent
Annonçaient un jour la fin du monde
Les journaux commentaient en termes émouvants
Les avis les aveux des savants
Bien des gens affolés demandaient aux agents
Si le monde était pris dans la ronde
C’est alors que docteurs savants et professeurs
Entonnèrent subito tous en chœur ..
Le soleil a rendez-vous avec la lune
Mais la lune n´est pas là et le soleil l´attend ... »

Je vous laisse, je commence à travailler du chapeau. Normal, je traverse Espéraza où un musée rappelle que le bourg fut un haut lieu de la chapellerie jusqu’au milieu du vingtième siècle.
Y’a d’la joie et bonne fête de la Musique 2012 !

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 18 juin, 2012 |1 Commentaire »

Un jour de mai à la Pointe Courte …

Bigre, un mois déjà que je n’ai rien partagé avec vous ! Ce n’est certes pas dans mes habitudes. Allez, ne soyez pas inquiet à mon sujet ! Bien au contraire même, tout va bien.
J’ai juste été touché par le virus de la « normalitude » qui m’a terrassé le 6 mai dernier, peu après 20 heures. Vous n’avez pas ressenti pareils symptômes ?
Je n’irai pas jusqu’à avouer que je vois la vie en rose depuis, pour tout vous dire, je l’aurais préférée un peu plus rouge, cependant, ce mois de mai a exhalé un parfum longtemps absent. Ce fut au sens propre le temps des fraises du jardin familial, ces sublimes fruits rouges qui constituent le meilleur souvenir gastronomique de Michel Onfray, le philosophe hédoniste, si je me réfère au prologue de son essai La Raison gourmande.
Et s’il était encore trop tôt pour en faire des pendants d’oreilles, ce fut au sens figuré le temps des cerises. Le gai rossignol et le merle moqueur sifflaient un peu comme à l’époque de Jean-Baptiste Clément.
La France était douce, l’air était léger comme une chanson de Trenet, tiens pourquoi vous parle-je du fou chantant ? … suite peut-être dans le prochain billet ;

« De toutes les routes de France d’Europe
Celle que j’préfère est celle qui conduit
En auto ou en auto-stop
Vers les rivages du Midi
Nationale Sept
Il faut la prendre qu’on aille à Rome à Sète
Que l’on soit deux trois quatre cinq six ou sept
C’est une route qui fait recette
Route des vacances
Qui traverse la Bourgogne et la Provence
Qui fait d’Paris un p’tit faubourg d’Valence
Et la banlieue d’Saint-Paul de Vence
Le ciel d’été
Remplit nos coeur de sa lucidité
Chasse les aigreurs et les acidités
Qui font l’malheur des grandes cités ... »

Je n’ai pas emprunté la mythique Nationale 7 mais je me suis retrouvé quand même à … Sète pour embrasser la chère sœur de ma tendre maman. Vous connaissez ma tante, je vous l’avais présentée dans mon billet « Le 6 avril 2008, la Centenaire ». Elle a fêté depuis ses 104 printemps. Bon sang de normande ! Comme à l’accoutumée, nous sommes allés manger au bord de l’étang de Thau, la grand-mare des canards où l’ami Brassens et ses copains naviguaient jadis en père peinard.
Puis, comme à chacun de mes passages sur la presqu’île singulière, j’ai sacrifié à ma traditionnelle visite au pittoresque quartier de pêcheurs de la Pointe Courte (voir billets du 3 décembre 2007 et du 1er juillet 2009) où une heureuse surprise m’attendait.
Pour être honnête, une fois n’est pas coutume, ma promenade avait plutôt mal commencé.

Un jour de mai à la Pointe Courte ... dans Coups de coeur Pointecourteblog2

Pointecourteblog3 dans Ma Douce France

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Tandis que je photographie paisiblement le capharnaüm servant de décoration à un cabanon chargé en couleurs et en objets hétéroclites, la maîtresse des lieux plus rugissante que le tigre aux aguets au-dessus d’elle, me claque violemment la porte au nez, ne laissant aucune équivoque sur la considération qu’elle nourrit à mon égard. J’espère que ce n’est pas un effet secondaire de la parité féminine.

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Les « Pointus » sont habituellement si joviaux et sympathiques que je pardonne volontiers l’attitude ombrageuse de leur compatriote.

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Pour rassurer la dame, le retour de la retraite à soixante ans ne me concerne plus, je suis un « vieux con des neiges d’antan » et le temps qu’il me reste à l’être m’est compté !
Pour preuve de la convivialité des autochtones, une boîte à lettres offre un sourire ravageur au moins au facteur qui fait sa tournée.

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Ici vit un Corse ! J’aurais engagé volontiers un brin de causette avec lui, mais la porte est close … pour cause de fermeture !

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Le motif est imparable. Je passe mon chemin.

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Dehors, tandis que quelques anciens reprisent des filets, d’autres plus jeunes dans leur tenue immaculée de jouteur s’affairent à ouvrir quelques douzaines d’huîtres locales.
L’idée me traverse soudain la tête, qui sait, c’est peut-être l’occasion de faire la connaissance de Monsieur Zambrano, le président de l’Amicale des Jouteurs de la Pointe Courte.

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Il était entré en contact avec moi suite à mon billet rédigé à l’occasion de la fête du quartier en juin 2009. Il souhaitait que je l’autorise à faire usage d’une de mes photographies du tournoi de joutes pour la fournir comme modèle à Cathy Driedzic, une artiste peintre canadienne en villégiature à Sète.

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Bien évidemment, j’avais accédé à sa demande.
La fin d’après-midi s’annonce sous les meilleurs auspices, voilà que la première personne qui s’avance vers moi, c’est justement Pierre Zambrano. Nul besoin de long préambule, blog encre violette, photographie, peinture suffisent comme mots de passe pour amorcer une conversation immédiatement naturelle et chaleureuse.
Après m’avoir présenté à quelques membres de l’amicale, Pierre Zambrano m’invite à prendre part à l’apéritif organisé pour honorer les meilleurs jouteurs locaux de la saison dernière. Quelle chance, Cathy Driedzic sera même présente avec son aquarelle peinte à partir de mon cliché.
Je ne pouvais espérer meilleur cadeau de bienvenue. Cela appartient aux rencontres aussi réjouissantes qu’inattendues, suscitées par la rédaction d’un blog.

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En attendant 7 heures, l’heure du Berger, allusion à une réclame de mon enfance (en fait, il s’agit ce soir plutôt de Ricard !), je déambule entre la Pointe du Rat, toujours aussi fréquentée par les chats, et le quai du Mistral complètement désert. Ce n’est pas encore la saison où les Pointus guettent les daurades migrant de l’étang à la Méditerranée.

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J’emprunte les « traverses », ces ruelles qui quadrillent le quartier, et notamment, petite coquetterie d’homme d’image, celle dédiée à la cinéaste Agnès Varda. Il y a près de soixante ans, elle réalisa ici son premier long métrage, La Pointe Courte, projeté au festival de Cannes 1955. La distribution du film était brève : Silvia Monfort dans le rôle d’Elle, Philippe Noiret interprétant Lui, et les habitants de la Pointe Courte.
« Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Moi, si on m’ouvrait, on trouverait des plages ». Agnès Varda est revenue en 2008 sur les lieux de son joli méfait cinématographique pour tourner quelques scènes de son documentaire Les Plages d’Agnès. Depuis le temps de la Nouvelle Vague, combien de déferlantes …
Je franchis la porte du foyer Louis Roustan qui présente une exposition Du rugby et des hommes rassemblant des peintures d’Anne Papineschi. Le rugby et les joutes, sports d’hommes forts, ont toujours fait bon ménage en Languedoc et en particulier à la Pointe Courte. Je me souviens d’un mémorable tournoi de la Saint-Louis où le vainqueur André Lubrano, par ailleurs talonneur talentueux du XV de France et de l’A.S Béziers club emblématique des années 1970 et 80, fut ramené à la Pointe, juché sur le pavois tel un gladiateur.
Les agapes sont imminentes. On déverse des casiers de moules dans la grande poêle pour la brasucade.

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Les habitants de la Pointe se rapprochent du buffet. Même les minots dans leur poussette ont revêtu une marinière.

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En remerciement de la gentillesse manifestée à son égard durant son séjour, Cathy Driedzic offre son tableau au bureau de la société nautique. Il constituera un des prix du prochain loto de l’amicale.

http://www.cathydriedzic.ca/

Son site témoigne du coup de foudre que l’artiste, domiciliée à St. John, port de la province de Terre-Neuve, ressent pour ce coin délicieux de l’étang de Thau.
C’est le moment de la remise des trophées et des médailles aux jouteurs valeureux et aux dirigeants dévoués.

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Hautboïstes et tamborinet assurent l’ambiance musicale. Chargés habituellement d’encourager les jouteurs lors de l’assaut, ils n’ont pas besoin aujourd’hui de stimuler l’ardeur des convives autour du buffet.

« … C’est une plage où même à ses moments furieux,
Neptune ne se prend jamais trop au sérieux,
Où quand un bateau fait naufrage,
Le capitaine crie : « Je suis le maître à bord !
Sauve qui peut, le vin et le pastis d’abord,
Chacun sa bonbonne et courage »… »

Dans sa fameuse supplique, Brassens évoquait ici la plage de la Corniche, mais il me plait de reprendre ses vers au moment de me mêler aux hommes en blanc.
Outre de délier les langues, l’apéritif anisé abolit les frontières linguistiques. J’entreprends une brève conversation en anglais avec Cathy Driedzic. Il est malheureusement l’heure de mettre un terme à cet impromptu. It was a pleasure ! me confie-t-elle en guise d’au revoir.

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Oubliées les « fouquetteries » de 2007, quand je vous disais que vous n’aviez rien à craindre avec le virus inoffensif de la « normalitude » … ! De plus, c’est beaucoup moins coûteux que les vaccins contre la grippe A !

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 1 juin, 2012 |2 Commentaires »

Une bouffée d’air pur de la campagne électorale

Voici une bouffée d’air pur dans cette campagne électorale de plus en plus irrespirable.
La lettre ci-dessous fut publiée dans le blog de l’acteur Philippe Torreton en février 2012. Elle a été reprise cette semaine par L’Humanité-Dimanche, cet hebdomadaire auquel justement le poète rendait hommage à travers deux vers de sa chanson Ma France :

« … Du journal que l’on vend le matin d’un dimanche,
À l’affiche que l’on colle au mur du lendemain,
Ma France ... »

Lettre de Philippe Torreton à Jean Ferrat

Jean,

J’aimerais te laisser tranquille, au repos dans cette terre choisie. J’aurais aimé que ta voix chaude ne serve maintenant qu’à faire éclore les jeunes pousses plus tôt au printemps, la preuve, j’étais à Antraigues il n’y a pas si longtemps et je n’ai pas souhaité faire le pèlerinage. Le repos c’est sacré !

Pardon de t’emmerder, mais l’heure est grave, Jean. Je ne sais pas si là où tu es tu ne reçois que le Figaro comme dans les hôtels qui ne connaissent pas le débat d’idées, je ne sais pas si tu vois tout, de là haut, ou si tu n’as que les titres d’une presse vendue aux argentiers proche du pouvoir pour te tenir au parfum, mais l’heure est grave !

Jean, écoute-moi, écoute-nous, écoute cette France que tu as si bien chantée, écoute-la craquer, écoute-la gémir, cette France qui travaille dur et rentre crevée le soir, celle qui paye et répare sans cesse les erreurs des puissants par son sang et ses petites économies, celle qui meurt au travail, qui s’abîme les poumons, celle qui se blesse, qui subit les méthodes de management, celle qui s’immole devant ses collègues de bureau, celle qui se shoote aux psychotropes, celle à qui on demande sans cesse de faire des efforts alors que ses nerfs sont déjà élimés comme une maigre ficelle, celle qui se fait virer à coups de charters, celle que l’on traque comme d’autres en d’autres temps que tu as chantés, celle qu’on fait circuler à coups de circulaires, celle de ces étudiants affamés ou prostitués, celle de ceux-là qui savent déjà que le meilleur n’est pas pour eux, celle à qui on demande plusieurs fois par jour ses papiers, celle de ces vieux pauvres alors que leurs corps témoignent encore du labeur, celles de ces réfugiés dans leurs propre pays qui vivent dehors et à qui l’on demande par grand froid de ne pas sortir de chez eux, de cette France qui a mal aux dents, qui se réinvente le scorbut et la rougeole, cette France de bigleux trop pauvres pour changer de lunettes, cette France qui pleure quand le ticket de métro augmente, celle qui par manque de superflu arrête l’essentiel…

Jean, rechante quelque chose, je t’en prie, toi qui en voulais à d’Ormesson de déclarer, déjà dans le Figaro, qu’un air de liberté flottait sur Saigon, entends-tu dans cette campagne mugir ce sinistre Guéant qui ose déclarer que toutes les civilisations ne se valent pas? Qui pourrait le chanter maintenant ? Pas le rock français qui s’est vendu à la Première dame de France.

Ecris-nous quelque chose à la gloire de Serge Letchimy qui a osé dire devant le peuple français à quelle famille de pensée appartenait Guéant et tous ceux qui le soutiennent !
Jean, l’Huma ne se vend plus aux bouches des métros, c’est Bolloré qui a remporté le marché avec ses gratuits. Maintenant, pour avoir l’info juste, on fait comme les poilus de 14/18 qui ne croyaient plus la propagande, il faut remonter aux sources soi-même, il nous faut fouiller dans les blogs… Tu l’aurais chanté même chez Drucker cette presse insipide, ces journalistes fantoches qui se font mandater par l’Elysée pour avoir l’honneur de poser des questions préparées au Président, tu leur aurais trouvé des rimes sévères et grivoises avec vendu…
Jean, l’argent est sale, toujours, tu le sais, il est taché entre autre du sang de ces ingénieurs français. La justice avance péniblement grâce au courage de quelques-uns, et l’on ose donner des leçons de civilisation au monde…

Jean, l’Allemagne n’est plus qu’à un euro de l’heure du STO, et le chômeur est visé, insulté, soupçonné. La Hongrie retourne en arrière ses voiles noires gonflées par l’haleine fétide des renvois populistes de cette droite “décomplexée”.

Jean, les montagnes saignent, son or blanc dégouline en torrents de boue, l’homme meurt de sa fiente carbonée et irradiée, le poulet n’est plus aux hormones mais aux antibiotiques et nourri au maïs transgénique. Et les écologistes n’en finissent tellement pas de ne pas savoir faire de la politique. Le paysan est mort et ce n’est pas les numéros de cirque du Salon de l’Agriculture qui vont nous prouver le contraire.

Les cowboys aussi faisaient tourner les derniers indiens dans les cirques. Le paysan est un employé de maison chargé de refaire les jardins de l’industrie agroalimentaire. On lui dit de couper, il coupe, on lui dit de tuer son cheptel, il le tue, on lui dit de s’endetter, il s’endette, on lui dit de pulvériser, il pulvérise; on lui dit de voter à droite, il vote à droite… Finies les jacqueries !

Jean, la Commune n’en finit pas de se faire massacrer chaque jour qui passe. Quand chanterons-nous “le Temps des Cerises” ? Elle voulait le peuple instruit, ici et maintenant on le veut soumis, corvéable, vilipendé quand il perd son emploi, bafoué quand il veut prendre sa retraite, carencé quand il tombe malade… Ici on massacre l’École laïque, on lui préfère le curé, on cherche l’excellence comme on chercherait des pépites de hasard, on traque la délinquance dès la petite enfance mais on se moque du savoir et de la culture partagés…

Jean, je te quitte, pardon de t’avoir dérangé, mais mon pays se perd et comme toi j’aime cette France, je l’aime ruisselante de rage et de fatigue, j’aime sa voix rauque de trop de luttes, je l’aime intransigeante, exigeante, je l’aime quand elle prend la rue ou les armes, quand elle se rend compte de son exploitation, quand elle sent la vérité comme on sent la sueur, quand elle passe les Pyrénées pour soutenir son frère ibérique, quand elle donne d’elle-même pour le plus pauvre qu’elle, quand elle s’appelle en 54 par temps d’hiver, ou en 40 à l’approche de l’été. Je l’aime quand elle devient universelle, quand elle bouge avant tout le monde sans savoir si les autres suivront, quand elle ne se compare qu’à elle-même et puise sa morale et ses valeurs dans le sacrifice de ses morts…

Jean, je voudrais tellement t’annoncer de bonnes nouvelles au mois de mai…
Je t’embrasse.

Philippe Torreton

Il y a quelques jours, tandis que je me rendais à un meeting de campagne à la Porte de Versailles, étrangement, des kyrielles d’images et de sons me revenaient en mémoire.
C’était il y a quarante ans, à cinquante mètres de là, Jean Ferrat chantait au Palais des Sports. C’était un soir d’hiver glacial, le quartier était embouteillé par les cars déversant leurs flots de jeunes et de moins jeunes en provenance des banlieues « rouges » sous l’œil guère amène de bataillons de CRS. Méfions-nous, les flics sont partout, prévenait alors l’ami Jean, Pompidou avait succédé à De Gaulle, rien n’avait changé ! À l’intérieur, l’ambiance relevait beaucoup plus du meeting politique que d’un spectacle de music-hall. Je ne sais si la sono était pourrie mais nous n’entendions Ferrat que très indistinctement ; qu’importe, la foule tout acquise à son idole fredonnait avec elle et plus encore, explosait en des salves d’acclamations et de hurlements approbateurs au détour de chaque couplet révolutionnaire !
La semaine dernière, il y avait heureusement moins de forces de police mais toujours autant de drapeaux rouges, de jeunes et de moins jeunes (ma tranche d’âge désormais !).
À l’issue du meeting, Ma France, celle belle et rebelle de Jean Ferrat retentit dans la salle. J’avoue que quelques larmes perlèrent à mes paupières.

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Une bouffée d'air pur de la campagne électorale dans Coups de coeur meetingblog

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 27 avril, 2012 |1 Commentaire »

Comment BIC pluma Sergent-Major …

Vous pensez peut-être que le rédacteur d’un blog intitulé À l’encre violette se paye votre bille en écrivant un billet sur la célèbre pointe Bic qui vient de fêter son soixantième anniversaire.

BIC à l'encrevioletteblog

Qu’on le veuille ou non, elle appartient à notre patrimoine même si mes lecteurs les plus anciens et moi-même regrettent le doux crissement de la plume Sergent-Major et les pleins et les déliés tracés sur la page de cahier à grands carreaux.
Elle marque quelque part le début d’une nouvelle ère industrielle. Le romancier et sociologue italien Umberto Eco, auteur du roman Le nom de la Rose, déclara même que, « né volontairement laid et devenu beau parce que pratique, économique, indestructible, organique, le Bic Cristal est le seul exemple de socialisme réalisé qui ait annulé le droit de propriété et toute distinction sociale » ! La solution à la lutte des classes se trouve parfois au bout des doigts ; un savoureux clin d’œil en cette période d’élection présidentielle qui met en compétition des candidats sans imagination, rivalisant de promesses de gascons pour changer notre quotidien!
Pour la beauté du geste et pour combler les nostalgiques de la plume métallique, j’ai puisé quelques documents dans les archives familiales, souvenirs d’une époque où l’écriture au sens calligraphique du terme réclamait un long apprentissage qui s’étendait de l’école maternelle jusqu’au cours moyen avec la formation des lettres, leur alignement sur les lignes du cahier et la prise d’une posture selon les recommandations des hygiénistes.
Quel bonheur, j’ai mis la main sur une publication jaunie de la librairie Fernand Nathan : Mémento Pratique d’Écriture, Modèles et Guide pour la Cursive, l’Écriture droite, la Ronde, la Bâtarde, la Gothique, etc. Lisez avec attention les principes généraux de la cursive et les conditions à observer pour bien l’écrire ; trois pages surréalistes qui plongeraient les têtes blondes d’aujourd’hui dans le même abîme de perplexité que vous, lorsque vous vous confrontez à leur dextérité sur les écrans tactiles des portables !

Comment BIC pluma Sergent-Major ... dans Coups de coeur Ecriturecursiveblog1bis

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Il fut un temps, avant l’ère de la dactylographie, où une belle écriture manuelle était à la base de la gestion de l’administration et des entreprises, et ne devait donc prêter à aucune équivoque en matière de lisibilité. On disait d’un tel travaillant dans un bureau, qu’il « était dans les écritures », l’expression resta longtemps en usage. Au niveau de la valeur morale et professionnelle, la personne qui « écrivait bien », était quelqu’un de forcément ordonné, soigneux, élégant même.
Les conseils ci-dessus n’empêchèrent cependant pas des débuts de scoliose et des myopies précoces chez de nombreux écoliers coincés entre leur banc et leur pupitre.
Un chapitre est consacré aux écritures dites de fantaisie, employées en cartographie, géométrie et architecture. Je n’ai relevé aucune trace d’une écriture destinée aux futurs médecins dont le déchiffrage des ordonnances relève souvent des hiéroglyphes.
Manière insidieuse d’apprendre les divisions administratives de la France de l’époque, le livret suggère comme exercices, d’écrire les vingt chefs-lieux des régions militaires, les cinq ports militaires, les dix-sept académies, et les vingt-sept cours d’appel (c’était bien avant que Rachida Dati effectue sa réforme de la justice) !
Savez-vous que les instituteurs reçurent des instructions encourageant l’utilisation de la plume sergent-major dont le nom devint synonyme de victoire après la restitution de l’Alsace et la Lorraine en 1919. Les boîtes illustrées de scènes de batailles (Valmy et mort de Turenne par exemple) à la gloire des armées françaises, contribuèrent au succès commercial de cette plume de légende.
Pour que vous ne considériez pas mes propos comme simple ironie, je vous donne à lire aussi une « rédaction », comme on disait en ce temps-là, choisie par ma professeur de maman pour ses élèves de cinquième du cours complémentaire. Le sujet était de rédiger une fable à la manière de, probablement, Jean de la Fontaine. Son auteur, en bonne normande du Pays de Bray qu’elle était, l’intitula La livre de beurre et la jatte de crème. Elle s’appelait de son nom de jeune fille Odile Grimbert, née le 25 novembre 1934. Qui sait, par le miracle d’internet, retrouvera-t-elle ici un émouvant souvenir de collégienne. Pour tordre le cou à quelque commentaire restrictif, je précise que ce devoir n’était nullement exceptionnel et que j’en possède une trentaine, réunie dans un livre d’or de l’année 1947. Beau florilège, chère maman !

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Corollaire inévitable de ce qu’on désigne par facilité comme le sens inéluctable du progrès, l’adoption de la plume métallique au détriment de la plume d’oie connut les mêmes réticences que sa désertion ensuite pour le stylo à bille. Ainsi, Victor Hugo, né en 1802 (vous vous souvenez Ce siècle avait deux ans ! Rome remplaçait Sparte, déjà Napoléon perçait sous Bonaparte ...) fut jusqu’à sa mort un inconditionnel de la plume d’oie, « celle qui a la légèreté du vent et la puissance de la foudre » selon ses propres mots. On relève aussi dans une correspondance de Flaubert datant de 1865: « Prends garde! tu es sur une pente! Tu as déjà abandonné les plumes d’oie pour les plumes de fer, ce qui est le fait d’une âme faible ».
Dois-je craindre alors les foudres de Michel Houellebecq en tapant plus que de raison sur les touches de mon clavier d’ordinateur ?
Je fus un de ces écoliers décrits par Cavanna dans un texte d’accompagnement d’un livre de photographies de Robert Doisneau : « Nous autres, les grands, on écrit à l’encre, avec de la vraie encre. Nous trempons nos plumes sergent-major dans le petit encrier de faïence blanche en forme de pot de fleur enfoncé dans le trou de la table étudié pour. La table est de chêne massif et trapu, on y grave son nom au canif ou, si l’on est un vrai dur de dur, au Laguiole ou à l’Opinel, prestigieuses lames de voyous à cran d’arrêt ou à virole tournante qui vous classent tout de suite un type très haut dans l’échelle des valeurs sociales. » Pour être honnête, je n’ai jamais joué du surin, au contraire même, j’essayais de choisir le pupitre en meilleur état possible !
J’appartiens donc à cette race, en voie d’extinction, d’élèves qui s’appliquaient à appuyer sur la plume en descendant pour obtenir un plein, et inversement à effleurer le papier en remontant pour réaliser un délié étroit.
Au temps de ma communale, j’ignorais qu’un individu d’origine italienne fomentait un complot, un crime même lésant sa majesté la plume métallique. Le coupable Marcel Bich, directeur de production de la société des Encres Stephens depuis 1937, avait créé en 1944, au 18 impasse des Cailloux à Clichy, la société PPA (Porte-plumes, Porte-mines et Accessoires) qui fabriquait en sous-traitance des pièces détachées d’articles d’écriture.
L’américain Lewis Edson Waterman fut le concepteur du premier véritable stylo, apocope de stylographe. Il s’agissait d’un stylo à réservoir d’encre qui permettait, en principe, d’écrire longtemps sans se réapprovisionner en encre. La légende dit que son prototype refusa d’écrire et fuit même lors de la signature d’un important contrat. Furieux, Waterman se replongea alors avec ténacité dans les lois de capillarité avant de breveter son invention baptisée le Regular en 1884.
Le principe de la bille fut établi par l’anglais John Loud dès 1888 : une bille d’acier encadrée de deux sphères pour la maintenir en place, s’imbibant d’encre au contact d’un tampon à ressort. Cependant, subsistait un problème d’encre trop liquide. Peu pugnace, Loud abandonna son projet.
Il fallut attendre 1938 pour qu’un hongrois, László Biró, journaliste mais également peintre, sculpteur et hypnotiseur, constatât que l’encre d’imprimerie des journaux séchait rapidement en laissant le papier sec et sans tache. Avec son frère György, chimiste, il conçut alors un nouveau dispositif formé d’une bille qui, en roulant librement dans une alvéole, entraînait l’encre de la cartouche pour l’appliquer sur le papier. Ils déposèrent un brevet puis … chassés par les lois antijuives sévissant en Hongrie, ils émigrèrent bientôt en Argentine. Ils y créèrent en 1943 la société des stylos Biro.
Comme souvent, la guerre favorise les avancées technologiques. Ainsi, la Royal Air Force britannique adopta le Birome, le stylo bille des frères Biró, pour ses performances en altitude dans les cabines mal pressurisées.
La guerre économique battait déjà son plein : tandis qu’Eversharp, un fabricant américain de portemines s’associait avec Eberhard-Faber pour exploiter une licence de fabrication du Birome, un autre homme d’affaires fonda en 1945 la Reynolds International Pen Company et devança les détenteurs légitimes des droits, en lançant une copie pirate à prix inférieur sous le nom de Reynolds Rocket qui allait connaître un grand succès aux Etats-Unis puis au Royaume-Uni et en Europe continentale.
Dénigrant les produits de Milton Reynolds, Marcel Bich négocia le brevet du stylo à bille avec László Biró qui avait hispanisé son nom en Lisandro José.
Comment fabriquer une bille techniquement parfaite et l’enchâsser pour qu’il n’y ait ni fuite, ni pâté ? Après deux ans de recherche sur des tours d’horlogerie suisses capables de travailler au centième de millimètre, la bille miracle sortit des ateliers de Clichy en 1951.
Ainsi naît le BIC Cristal, en apparence d’une extrême simplicité, mais en réalité, un concentré de technologie d’un poids total de 5,8 grammes : une bille en carbure de tungstène de 1 mm de diamètre contrôlée à 100% sur sa sphéricité et sa résistance, une pointe en laiton avec sertissage de la bille au micron près, un capuchon en polypropylène assorti à la couleur de l’encre, un corps à six faces pour une bonne prise en main et fragmentant le reflet de la lumière à la manière d’un cristal, de 8,3 mm de diamètre et 14,7 cm de longueur, en plastique transparent pour observer la quantité d’encre restant, un trou équilibrant la pression entre l’intérieur et l’extérieur du corps. Il est conçu pour écrire le plus longtemps possible équivalent à une distance d’environ deux kilomètres.
« La main humaine cherche le moindre effort, la bille la libérera et pourra courir au rythme de la pensée ». Dix mille BIC Cristal sont vendus quotidiennement la première année … plusieurs millions aujourd’hui, plus de cent milliards d’exemplaires au total !
Pour que la marque BIC soit prononçable dans toutes les langues, le baron Bich atrophie son nom d’un coup de h. Pour la promotion de son produit, il fait appel au célèbre affichiste Raymond Savignac qui popularise le slogan « Elle court, elle court, la pointe BIC ».

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La marque s’invite dans la caravane publicitaire du Tour de France. En 1956, elle force même insidieusement les portes des écoles avec la distribution de buvards publicitaires signés Jean Effel. « N’écrivez pas à la diable… écrivez à la BIC ! ». « Résultat faux… mais écrit avec la vraie pointe BIC » pondère un vieil instituteur plus bienveillant avec son élève qu’à l’accoutumée.

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Pauvres écoliers naïfs que nous étions, nous ne maîtrisions pas encore la culture pub et ignorant ce qui se tramait dans notre dos, nous continuions à nous échiner sur les pleins et les déliés à l’encre violette.
En 1960, le baron anticipant l’ouverture du juteux marché scolaire commande, cette fois, à Savignac de dessiner un petit écolier en culotte courte, pull-over et cravate, la tête en forme de bille, cachant (pas trop !) son stylo derrière son dos avec la mention « approuvé dans les écoles ».
Face à une telle pression médiatique, le ministère de l’Éducation Nationale finit par capituler en publiant la circulaire 65-338 du 3 septembre 1965 sur l’apprentissage de l’écriture :
« Il convient de constater que, de nos jours, on utilise couramment une écriture cursive qui ne nécessite à aucun moment une pression différenciée de la main. Les traits ont une largeur uniforme et sont tracés d’un mouvement continu.
Il n’y a donc pas lieu d’interdire les instruments à réservoir d’encre, ni même les crayons bille qui procurent des avantages de commodité pratique, à condition qu’ils soient bien choisis, et qu’ils permettent sans effort excessif des doigts, du poignet et de l’avant-bras, d’obtenir progressivement une écriture liée, régulière et assez rapide.
Les maîtres veilleront toutefois au bon emploi de ces divers types d’instruments et feront apprendre les graphies correspondant à leur bon usage. »
Quinze ans après son lancement officiel, le BIC entrait à l’école. Dans le combat entre tradition et modernité, la pointe venait de terrasser la plume comme un symbole de la projection dans une nouvelle ère, celle du jetable et de la vitesse.
Pour Ornella Perrugi la valeureuse institutrice de Une si belle école, le roman de Christian Signol (voir billet Lectures d’en France du 16 janvier 2012), c’en était fini des démêlés avec le maire du village au sujet des fournitures à acheter et du cruel dilemme : plumes Sergent-Major ou Baignol et Farjon ?

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Ce fut sans doute aussi la fin d’un calvaire pour l’écolier dont je vous présente ci-dessus la copie tirée de Chère École, un bel ouvrage empreint de nostalgie et de tendresse. Je souris devant mon clavier car, absorbé dans mes pensées et peut-être inconsciemment contaminé par la crise économique actuelle, j’avais orthographié l’adjectif placé derrière ouvrage comme le fameux emprunt russe de 1906 ! Vous imaginez les dégâts au temps d’avant le stylo à bille quand l’écriture constituait encore un critère de sélection. Adieu pâtés, ratures et coulures avec le correcteur d’orthographe numérique !
Très probablement, le remplacement de la plume par la bille s’avéra une libération pour la grande majorité des élèves de la communale même si, maintenant que leurs cheveux grisonnent, ils en gardent une certaine nostalgie. Avec le temps, tout s’en va … même les colères et les pleurs des pages raturées déchirées par le maître et des lignes à recopier en punition.
Comme dans toute guerre même technologique, la victoire de la bille entraîna quelque dommage collatéral susceptible de nuire à la bonne harmonie des cours. En effet, les écoliers eurent vite fait de profiter que le capuchon et la cartouche d’encre fussent amovibles pour transformer le stylo en une redoutable arme de chahut, une sarbacane projetant de fines boulettes de papier mâché.
Mes souvenirs s’embrument un peu, mais il me semble que la pointe BIC présentait malgré tout certains défauts. L’encre fuyait parfois, salissant les phalanges ou souillant la blouse lorsqu’on rangeait le stylo, à la manière de l’épicier, dans la poche sur la poitrine.
Combien aussi de capuchons furent perdus voire ingérés lorsque l’élève perplexe mâchouillait l’extrémité de son stylo, en proie à d’épineux problèmes de trains qui se croisaient et de robinets qui fuyaient !
Nos technocrates ont résolu ces questions de manière péremptoire, en prônant l’ultra sécuritaire. Ils interdisent par exemple les bancs de pierre et certaines essences d’arbres dans les cours de récréation ; sait-on jamais, nos enfants turbulents pourraient se fracasser le crâne ou avaler des baies toxiques ! Ils n’ont pas vécu les merveilleuses journées d’hiver d’antan avec les batailles rangées de boules de neige et les longues glissades dans la cour improvisée en patinoire. Et que je sache, les accidents scolaires n’étaient pas plus nombreux.
Un argument imparable déclencha rapidement chez moi une sympathie évidente pour la pointe BIC. En effet, dès 1967, « elle court, elle court … à vélo » !!! Je risque d’être intarissable sur le sujet quitte à irriter mes lecteurs rébarbatifs à la chose pédalante.

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Donc cette année-là, le baron Bich, poursuivant ses campagnes publicitaires tout azimut, investit dans le sport en créant une équipe de cyclisme professionnel sur route. Il choisit comme leader, Jacques Anquetil, le plus grand coureur de l’époque et … l’idole de ma jeunesse (voir billets des 15 avril 2009, 22 août 2009, 1er et 15 octobre 2009).
Âgé de 34 ans, mon champion normand était alors à l’automne de sa carrière. Quintuple vainqueur du Tour de France, deux fois victorieux sur le Tour d’Italie, neuf fois premier du Grand Prix des Nations véritable championnat du monde contre la montre, auteur d’un doublé légendaire Critérium du Dauphiné Libéré et Bordeaux-Paris en quarante-huit heures, il n’avait plus rien à prouver à quiconque sinon vis-à-vis de lui-même.
Ainsi, l’idée d’un dernier défi germa dans son esprit : battre à nouveau le mythique record de l’heure sur piste, celui-là même qu’il avait ravi à Fausto Coppi en 1956 avant que son grand rival Roger Rivière ne l’en dépossédât deux ans plus tard.
En guise d’entraînement, comme les grands showmen, il effectua une répétition générale, devant les caméras de l’Eurovision, le dimanche 24 septembre 1967, au vélodrome de Besançon, dans la capitale de l’horlogerie, un symbole quand il s’agit d’une tentative contre le temps. Il parcourut 45,775 kilomètres dans l’heure, exploit déjà remarquable sur une piste en ciment non abritée du vent.
Trois jours plus tard, il se remit en selle sur la piste étalon du Vigorelli à Milan pour couvrir cette fois 47,493 kilomètres, soit 146 mètres de mieux que Rivière et surtout, 1,334 kilomètre de plus que son propre record établi onze ans plus tôt.

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Le journaliste Maurice Vidal écrivit dans son éditorial du Miroir du Cyclisme : « Je ne pouvais rien imaginer de plus ennuyeux qu’un cycliste tournant seul, sur une piste, pendant soixante minutes. À ma grande surprise, j’ai été conquis et je me suis passionné d’un bout à l’autre de l’entreprise ». Et quelques lignes plus loin : « Ce coureur possède la plus belle plastique qu’ait sans doute connue l’histoire du sport cycliste et probablement même l’histoire du sport. Anquetil, c’est Ladoumègue, c’est Pelé, c’est Jean Dauger : ce que le geste sportif peut offrir de plus beau. Pour la plus grande gloire de ce sport qui nous est cher, Anquetil ennoblit une monture qui, sous de moins nobles éperons, peut paraître si lourde à mouvoir. Il la fait oublier, il l’intègre à sa silhouette. Anquetil, comme Coppi, est un centaure. C’est la perfection dans les lignes, que l’effort ne déplace que selon une dynamique harmonieuse ».
Je suppose qu’à travers ces éloges sur la plastique du champion, même involontairement il y eut un retour sur investissement pour l’objet en plastique de la société BIC. Chers lecteurs férus de vélo, il y en a, ne me demandez pas si la machine du champion était équipée de tubes Reynolds! Construite par André Jeunet, elle était légère comme une plume en ne pesant que 6,400 kg.
Malgré tout, il y eut, en la circonstance, sinon un Bic, du moins un hic ! En effet, le record ne fut jamais homologué car Jacques Anquetil ne satisfit pas aux désirs du docteur de service qui souhaitait recueillir ses urines dans une éprouvette !

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Mon billet n’est pas une tribune pour traiter le fléau de ce qu’on appelait encore alors le doping. De plus, il ne faut pas compter sur moi pour discréditer le champion. La seule réponse appartient à Anquetil qui venait d’améliorer sa performance après onze ans de folle prodigalité sur toutes les routes d’Europe, et de démontrer son exceptionnelle longévité.
Un autre cycliste de renom écrivit les très riches heures du baron Bich. Ainsi, le champion espagnol Luis Ocaña remporta le Tour de France 1973, revêtu de la tunique orange.

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Bic apocope de bicyclette, leur aventure commune est finalement presque naturelle quitte à trahir la mémoire de l’écrivain René Fallet qui démontra dans un savoureux petit livre l’incongruité de confondre le vélo de course et l’engin utilitaire du facteur.
Je cesse ici ma digression vélocipédique. Si mon compte est bon et la publicité non mensongère, 24 pointes BIC me seraient nécessaires pour écrire sur une distance égale au record d’Anquetil !
Hors le cyclisme, le baron Bich releva d’autres défis sportifs en tentant de ramener en France la célèbre Coupe de l’America de yachting. « Encore heureux qu’il ait fait beau / Et qu’la Marie-Joseph soit un bon bateau ... » chantaient les Frères Jacques ; les voiliers France du baron connurent moins de réussite que le drakkar normand Anquetil !
La société BIC diversifia peu à peu ses activités. Ainsi, en 1972, elle choisit pour cœur de cible les fumeurs en commercialisant son premier briquet, toujours avec la même philosophie de l’objet de grande consommation, jetable, renouvelable à l’identique et à l’infini, facile d’utilisation, et d’un prix modique.
En 1975, elle s’intéressa aux hommes et aux ex-écoliers dont la barbe avait poussé au menton, en leur proposant son premier rasoir toujours jetable. Récemment, elle lança le BIC Phone, un téléphone prêt à l’emploi avec une heure de communication.
Le BIC Cristal figure aujourd’hui dans les collections permanentes du musée d’Art Moderne de New York et du Centre Georges Pompidou à Paris.
En vous contant cette belle saga publicitaire, mon but n’était pas de départager les nostalgiques de la plume et les modernistes de la bille. Comme un passage de témoin, la marque Sergent-Major fut absorbée (plumée?) par la société BIC en 1979.
Au temps des hussards noirs de la République, il était répandu de trouver dans une élégante écriture à la plume, la promesse d’une personne intelligente et instruite. Clin d’œil de dérision mais peut-être aussi hommage à son ancêtre, BIC réalisa, il y a quelques années, une hilarante série de spots publicitaires mettant en scène des pseudo candidats à l’oral du baccalauréat. Je ne certifierai pas que la fiction rejoint la réalité quoique … Mais j’ai découvert qu’entre Jules César et Vercingétorix, à Alésia, ce fut aussi une histoire de plume !!!

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Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 2 février, 2012 |9 Commentaires »

Lectures d’en France

Inconsciemment, les vacances scolaires scandent encore mes années de retraite. Il n’est pas si facile que cela de se défaire de ses habitudes, les bonnes comme les mauvaises. Pour ce qui concerne mon propos du jour, il s’agit plutôt d’une excellente car ce temps, passé souvent hors de mes pénates, est propice à une pratique encore plus assidue de la lecture.
Le scénario est quasi immuable avec, quelques jours avant le départ, une promenade dans le rayon librairie de la FNAC pour choisir les prochains ouvrages qui occuperont mes soirées. Sans idée préconçue, le glane s’effectue selon de nombreux critères guidés par l’humeur de l’instant, le sujet attrayant révélé en quatrième de couverture du livre, l’auteur lorsqu’on a déjà lu quelque chose de lui, l’envie suscitée par une critique de magazine ou la présence de l’écrivain sur un plateau de radio ou de télévision, parfois même tout simplement le titre et l’image illustratrice. Encore que je devrais me méfier de cette dernière impression si j’en crois l’équivalent anglais du proverbe « l’habit ne fait pas le moine », Don’t judge the book by its cover, à savoir, qu’il ne faut pas juger un livre d’après sa couverture ! Vérité également affirmée par Honoré de Balzac : « L’habit ne fait pas le moine est surtout applicable à la littérature. Il est extrêmement rare de trouver un accord entre le talent et le caractère » !
Bref, cependant, ma propre intuition, cette fois encore, n’a pas été prise en défaut. En effet, pour meubler les veillées hivernales, la pioche a été fructueuse au point que j’ai envie de vous entretenir, dans l’ordre chronologique de leur lecture, des trois livres que j’ai dévorés au passage de l’an neuf. Après coup, je constate que, sans que cela fût prémédité, ils ont en commun d’évoquer dans des registres très différents, certains aspects de ma douce France … cher pays de mon enfance ajouterait Charles Trenet.

Lectures d'en France dans Coups de coeur Laviestunchoixjaquetteblog

Pour commencer, dans La vie est un choix, le cinéaste Yves Boisset, en rassemblant ses souvenirs, couvre presque quarante ans d’histoire de France. Petit rappel pour les moins cinéphiles d’entre vous et, peut-être aussi parce que la censure d’aujourd’hui plus subtile ou sournoise l’expose moins aux feux de la rampe, Boisset est le réalisateur de films comme L’attentat sur l’affaire Ben Barka, RAS à propos de la guerre d’Algérie, Dupont Lajoie ou encore Le juge Fayard dit Le Sheriff. Le simple énoncé de ces titres définit un homme courageux incarnant un cinéma de gauche, appuyant là où ça fait mal sur quelques pans peu reluisants de la société française, n’hésitant pas pour cela à mettre en danger sa carrière, en permanence.
Je l’ai retrouvé, car j’avoue que je l’avais un peu perdu de vue, lors de son passage dans une émission de France 2 qui nous promet de nous coucher fort tard. En égrenant ce soir-là, de sa voix douce et exquise, quelques anecdotes et aussi vérités, il m’a donné envie de feuilleter ses souvenirs rédigés de sa propre main en deux mois, mettant ainsi à profit le report d’un projet de tournage.
Moi-même fils et petit-fils de hussards noirs de la République, je suis évidemment touché lorsque Boisset brosse brièvement un portrait de ses parents, purs produits de l’ascenseur social que constitua la IIIème République. Ainsi, son grand-père, presque illettré quand il partit au front durant la grande guerre de 14-18, côtoya par chance -si l’on peut dire ainsi quand on passe trois ans de sa vie dans les tranchées- des instituteurs qui lui apprirent à lire et à écrire. En récompense des services rendus à la patrie, il obtint, une fois démobilisé, le droit d’étudier dans une école normale d’où il sortit avec le grade d’instituteur. La vie alors était rude dans les monts du Forez, et, outre d’enseigner dans une école à mi-temps, le valeureux aïeul poursuivit son activité de paysan. Yves se souvient d’avoir assisté à la cérémonie rituelle de l’abattage du cochon, celle-là même dont Jean Eustache tira un magnifique documentaire tourné dans des contrées sensiblement voisines d’Auvergne. Et pour bien marquer sa détestation de Hitler et son manque d’enthousiasme pour De Gaulle, papy Boisset prénommait immuablement ses deux cochons, Adolf et Charlot ! Le père d’Yves, reçu au concours de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, dans la même promotion que Georges Pompidou et Léopold Senghor, embrassa une carrière de professeur agrégé de lettres, français, latin et grec avant de la terminer comme inspecteur général. Pas si anecdotique que cela, il fut aussi détenteur du record de France du 400 mètres en athlétisme, et participa aux Jeux Olympiques de Berlin de 1936 (sous les yeux d’Adolf ? Non, pas le cochon, le führer !). Sa maman fut professeur d’allemand.
Vous pourriez peut-être supposer qu’Yves fut un peu le crétin de la famille en s’orientant vers les paillettes du cinéma. Que nenni, c’était un élève brillant qui aurait dû entrer à Normale Sup, à la fin de son année de khâgne. Il préféra tenter le concours d’entrée à l’IDHEC (Institut des Hautes Études Cinématographiques) où il fut reçu premier. Au lieu de suivre une voie royale toute tracée, il est d’autres chemins de traverse. Imaginez par exemple qu’au lycée Claude Bernard à Paris, il avait comme professeur d’histoire un banal monsieur Poirier, « au demeurant assez quelconque » nous dit-il, sous les traits duquel se cachait l’écrivain prestigieux Julien Gracq ! Sachez encore qu’au baccalauréat, lors de l’épreuve de français portant sur la Pléiade, plutôt que rendre un devoir très classique autour des mérites respectifs de Ronsard et du Bellay, il rédigea un mini polar d’une vingtaine de pages (quand même ! Comme il ajoute, dans les années 1950, « le lycée n’était pas une plaisanterie de garçon de bains » !)) dans lequel du Bellay, bien qu’innocent, était reconnu coupable d’un crime. Outre le poète du petit Liré puni, Yves fut sanctionné de la note 6 éliminatoire qui lui valut de repasser à la session de septembre où il rafla la mention Très Bien !
Ce n’est pas tous les jours non plus qu’on est accosté à la sortie du lycée par un régisseur de Claude Autant-Lara cherchant l’adolescent susceptible d’incarner le futur héros du Blé en herbe, grand succès tiré du roman de Colette. Cela valut à Yves de tourner un bout d’essai (on ne disait pas casting en ce temps-là) avec la grande Edwige Feuillère et … une bonne paire de claques et un refus catégorique de la part de son père. Ce ne fut que partie remise puisque, alors qu’il était en classe d’hypokhâgne au lycée Louis le Grand, on lui proposa, avec succès cette fois, un petit rôle dans Les Tricheurs de Marcel Carné.
En ouverture de son livre, ce n’est pas surprenant quand on connaît un peu le cinéaste qui a choisi de dire 24 fois la vérité ou le mensonge par seconde, à la vitesse des images sur les bobines, Yves Boisset raconte l’entrée des troupes alliées dans Paris en 1944. Le gamin, placé aux premières loges puisque ses parents habitaient dans une HLM entre la porte de Vanves et la porte de Châtillon, vécut les bombardements en règle par les aviations anglaise et américaine des proches gares de triage de la banlieue sud. Il témoigne que l’arrivée des chars du général Patton s’effectua presque à parité sous les insultes et les clameurs d’enthousiasme. Comme quoi, il y a l’Histoire officielle et … une autre réalité moins reluisante.
Je viens d’évoquer les trente premières pages d’un livre qui en compte trois cent soixante. N’attendez pas de moi que je déflore ici le fourmillement d’anecdotes qui ponctue la passion et le courageux combat menés par Yves Boisset depuis cinquante ans. Vous y retrouvez Raymond Marcellin, celui-là même qui interdit à plusieurs reprises les journaux Hara Kiri puis Charlie Hebdo : « un mauvais ministre de l’Intérieur devenu un excellent attaché de presse » ! En effet, ses manœuvres pitoyables pour censurer avaient pour effet contraire d’attirer les spectateurs dans les salles. On croise l’ombre de Charles Pasqua qui, s’estimant diffamé, avait exigé que dans Le juge Fayard, chaque énonciation du mot SAC (Service d’Action Civique) soit remplacée par un bip. Je me souviens que, lors de la projection en salle, à chaque bip sonore, les spectateurs hilares, comme au bon vieux temps du cinéma muet, criaient SAC ! Drôle d’époque que celle actuelle n’a parfois rien à envier quand on voit monsieur Guéant se réjouir devant les micros de son record d’expulsions hors de l’hexagone en 2011 !
La censure s’acharna aussi contre R.A.S, l’un des quelque vingt films français qui témoignèrent sur la guerre d’Algérie alors qu’environ huit cents ont été consacrés aux Etats-Unis à la guerre du Vietnam.
Vous assistez à un magistral coup de poing décoché par Jean-Paul Belmondo au grand réalisateur Jean-Pierre Melville (dont Boisset était l’assistant) pour avoir injurié Charles Vanel sur le tournage de L’aîné des Ferchaux. Vous apprenez que Dupont Lajoie est entré dans le vocabulaire commun comme synonyme de « beaufitude » depuis le film où l’on découvrit l’immense talent de Jean Carmet autrement que dans des nanars niais (pléonasme ?).
Vous découvrez que Lino Ventura n’acceptait en général que des rôles de héros sympathiques pour que ses enfants n’en gardent pas une image négative.
Moi, pour le fun, à l’occasion, je visionnerai plus attentivement Paris brûle-t-il ? pour repérer parmi les lycéens fusillés par les Allemands à la cascade du bois de Boulogne, deux jeunes inconnus à l’époque, Michel Sardou et Patrick Maurin alias Patrick Dewaere.
Vous, revoyez Le Prix du danger avec Michel Piccoli et Gérard Lanvin, tous deux remarquables! L’action de ce film d’anticipation tourné en 1983, se déroulait au début du vingt-et-unième siècle : nous y sommes et depuis Loft story, la télé réalité a largement rejoint la fiction.
Allez, je vous en ai assez (trop ?) dit ! « Je crois bien que le combat contre la bêtise satisfaite, la démagogie, la lâcheté triomphante et l’injustice, c’est un peu le sujet de la plupart de mes films » résume Yves Boisset. C’est en tout cas une raison convaincante pour vous plonger dans la lecture de La vie est un choix. Vous visiterez quelques recoins de l’usine à rêves que fut le cinéma au temps de son âge d’or lorsque les vedettes étaient encore d’inaccessibles étoiles au volant de somptueuses voitures de sport. Quoique Yves Boisset avisa sur la Croisette, pendant un festival de Cannes, « un vieux bonhomme coiffé d’une casquette en tweed … il avait une démarche extraordinaire, il progressait comme en dansant sur un trottoir ». Boisset comprit tout de suite que c’était la personne qu’il cherchait pour le rôle du docteur Scully dans Taxi mauve. Il accéléra donc le pas et découvrit que ce vieillard, c’était Fred Astaire !
À peine ce livre de souvenirs refermé, je me suis intéressé à ceux d’Ornella Perrugi, ce pourrait être un nom d’actrice italienne comme à la grande époque du néoréalisme. En fait, cette fille de maçon transalpin est l’héroïne du roman de Christian Signol Une si belle école.

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Signol fait partie de ces écrivains régionalistes (sans que cela ait une connotation péjorative, bien au contraire) appartenant au courant de l’école de Brive. Je lus, il y a longtemps, son Antonin, Paysan du Causse. Certains de ses romans comme Les cailloux bleus et Les menthes sauvages furent de gros succès de librairie et de bibliothèques. L’adaptation pour la télévision de sa trilogie romanesque La Rivière Espérance assit définitivement sa popularité.
Cette fois, le sujet et l’illustration de la couverture avec ses bâtons de craie sur un vieux pupitre, ne pouvaient laisser insensible le rédacteur d’un blog intitulé À l’encre violette.
Pour m’être plusieurs fois posé la question lors de ma lecture, je précise qu’il s’agit bien d’un roman, fruit de l’imagination de l’auteur, et non le témoignage d’un couple d’enseignants sous la plume de l’écrivain, même si cela y ressemble fort. C’est tout le talent de Signol qui, consciencieux, s’est documenté et a soumis ses écrits à de vrais instituteurs qu’il remercie à la fin de l’ouvrage.
Donc, à la première personne, Ornella raconte toute sa carrière au sein de l’éducation nationale entre 1954, année de ses débuts à Ségalières, modeste hameau du Lot perché dans les hautes collines du Ségala, et son départ à la retraite en 1990 ; une sacrée gageure réussie en trois cent vingt pages.
« Comment aurais-je oublié cette route étroite qui montait, qui montait, n’en finissait pas de grimper entre des arbres immenses, d’un vert que l’automne ternissait déjà ? Ils semblaient empêcher le car de se frayer un passage entre eux, me donnant l’impression que je n’arriverais jamais à cette destination que j’avais tant espérée, imaginée des centaines de fois : mon premier poste de maîtresse d’école. Un rêve, un espoir enfin réalisés après beaucoup d’efforts, de persévérance et de volonté. »
Une joie, un instant, altérée : « … Quelle ne fut pas ma déception, vers cinq heures, quand j’arrivai devant les six maisons du village, où nul enfant ne jouait sur la place et qui me parut de prime abord désert ! Où étais-je tombée ? »
Ainsi commence l’évocation d’Une si belle école. Elle ressemblait sans doute à celle où enseigna réellement le grand-père Boisset, à l’autre extrémité du Massif Central, encore que lui, il fut autorisé par l’administration à la créer car il n’en existait pas à Saint-André d’Apchon.
Je n’ai lu que quelques lignes et, déjà, mes pensées s’envolent vers ma maman car ainsi, débuta-t-elle également dans la profession. Elle connut sa première affectation à La Feuillie, un modeste village en bordure de la boutonnière du Pays de Bray. Elle me décrivit souvent, avec la même ferveur dans les yeux qu’Ornella, le chemin qu’elle effectuait à pied, sa petite valise à la main, à travers les frondaisons de la forêt de Lyons, depuis la gare du tortillard de Nolléval jusqu’à son école distante de six kilomètres.
Une si belle école, c’est celle que servirent admirablement mes parents à partir de l’entre-deux guerres, c’est aussi celle que j’ai fréquentée de l’autre côté du bureau du maître au temps de ma communale, celle qui transparaît parfois en toile de fond de mes billets. Celle que fait rimer René-Guy Cadou avec la veuve duquel correspondent Ornella et son futur mari. Né au cœur du marais de Grande Brière, fils d’instituteurs laïques, instituteur lui-même, Cadou grandit dans une ambiance de préaux d’écoles, de rentrées des classes, de beauté des automnes, de scènes de chasse et de vie paysanne qui devinrent une source majeure de son inspiration poétique :

« Odeur des pluies de mon enfance
Derniers soleils de la saison !
A sept ans comme il faisait bon,
Après d’ennuyeuses vacances,
Se retrouver dans sa maison !

La vieille classe de mon père,
Pleine de guêpes écrasées,
Sentait l’encre, le bois, la craie
Et ces merveilleuses poussières
Amassées par tout un été.

O temps charmant des brumes douces,
Des gibiers, des longs vols d’oiseaux,
Le vent souffle sous le préau,
Mais je tiens entre paume et pouce
Une rouge pomme à couteau. »

Comprenez alors que des larmes aient coulé sur mes joues, à plusieurs reprises. « Qui donc a jamais guéri de son enfance ? ». Justement, j’ai relevé aussi ce vers de Lucie Delarue-Mardrus, une poétesse et romancière à la mode dans la première moitié du vingtième siècle. Une normande en plus ; par chauvinisme, je vous inflige le début de son poème:

« L’odeur de mon pays était dans une pomme.
Je l’ai mordue avec les yeux fermés du somme,
Pour me croire debout dans un herbage vert.
L’herbe haute sentait le soleil et la mer,
L’ombre des peupliers y allongeaient des raies,
Et j’entendais le bruit des oiseaux, plein les haies,
Se mêler au retour des vagues de midi…
… Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays !
N’est-il pas la douceur des feuillages cueillis
Dans leur fraîcheur, la paix et toute l’innocence ? »

Je me suis senti si heureux tout le long du récit d’Ornella, encore qu’une de ses considérations m’eût chagriné : « Je m’étonnai du fait que les plumes fussent des Sergent-Major (« Blanzy-Conté-Gilbert réunis, fabricants exclusifs ») et non pas les Baignol et Farjon que j’avais trouvées à Ségalières et à Saint-Laurent. Je résolus d’en parler au maire, car j’estimais les secondes plus faciles à manier que les premières pour les élèves qui apprenaient à écrire ». Je plaisante bien sûr mais quand même … ! La plume métallique Sergent-Major, le porte-plume, l’encrier de porcelaine blanche et l’encre violette, symboles aujourd’hui « vintage » de l’école républicaine, gratuite, laïque et obligatoire !

Plumesblog dans Ma Douce France

Encore que là-haut, en bordure du Cantal, et sans doute dans beaucoup de campagnes de cette France essentiellement paysanne, la fréquentation de l’école du hameau soit largement tributaire des travaux des champs. La femme du maire, première personne qu’elle rencontre, accueille ainsi Ornella : « Vous arrivez à la mauvaise saison, vous savez ? L’école avant la Toussaint, ici, c’est pas la coutume. Les parents ont besoin des enfants. »
En cette année 1954, les instructions officielles prévoyaient trente heures de classe par semaine, pas de cours le jeudi, mais classe le samedi après-midi. Dans ces horaires, quinze heures étaient consacrées au Français avec beaucoup de lectures et de dictées, et près de dix heures aux mathématiques basées sur le calcul mental, la règle de trois, les fractions et la résolution de problèmes à caractère utilitaire, tels ceux, vous savez, où il fallait trouver l’heure et le lieu auxquels deux trains se croiseraient ! Ils n’auraient plus de sens aujourd’hui puisque les trains n’arrivent jamais plus à l’heure !
Cher lecteur, il va falloir vous accrocher car on vous parle là d’une école correspondant au jurassique inférieur de l’enseignement, soit environ cinquante ans avant l’ère numérique !
Pour emprunter à un genre cinématographique, ce roman est un documentaire. Ornella est confrontée à l’évolution de l’instruction primaire avec ses petites et grandes réformes, la suppression des devoirs à la maison en 1956, l’abandon des compositions et des classements en janvier 1969 avec, en corollaire, l’adoption de la notation par lettres, l’instauration du tiers-temps pédagogique qui bouleverse le fonctionnement de sa classe unique, le regroupement pédagogique intercommunal en 1975, le changement de cap arrière en 1984 du ministère Chevènement qui préconise un recentrage sur les fonctions « lire, écrire et compter », l’institution en 1989 de cycles en lieu et place des classes traditionnelles, sans oublier les manifestations de l’école privée … Pour avoir vécu cela au sein d’un organisme de formation des maîtres, j’imagine la perplexité et l’angoisse des valeureux enseignants face aux états d’âme d’inspecteurs généraux et de technocrates trop souvent déconnectés de la réalité du terrain.
Ornella aime son école, son métier et, plus que tout, ses élèves. Elle fera tout pour leur donner le goût du savoir et les aider à réaliser leurs rêves, comme elle accomplit le sien, malgré l’hostilité ou l’obscurantisme de certains parents, maire et curé des villages où elle exercera. Elle suit en cela les préceptes du code Soleil auquel on la voit se référer : « « Ces enfants d’aspect ingrat, il (l’enseignant) lui appartient d’en faire des hommes : la tâche n’est pas de celles qu’on méprise. Qu’il les observe de plus près, il verra luire le reflet d’une âme toute neuve, argile qu’il pétrira de ses mains et dont il fera des consciences ». Ah ce code Soleil, la « bible » des instituteurs, ainsi appelé du nom de son auteur Joseph Soleil, et non pas parce qu’il leur apporte la lumière, et publié à partir de 1923 par le Syndicat National des Instituteurs !
Ainsi, à Ségalières, il y a le petit François, craintif , souvent absent, maltraité par son père alcoolique. Pour l’avoir défendu avec trop de fougue et tenté de le soustraire à la violence paternelle, Ornella est mutée, au bout de quelques mois, dans une classe unique d’un autre hameau. Elle y achève l’année scolaire avant de rejoindre un poste double à Peyrignac, petit village dans la vallée, sur la suggestion de l’inspecteur primaire, véritable agent double puisque, outre sa fonction pédagogique, il remplit en la circonstance un rôle de conseiller matrimonial. En ce temps-là, l’administration attribuait volontiers une école à deux classes à un couple marié ou à deux jeunes normaliens célibataires susceptibles de s’unir ! Je ressors le code Soleil : « Vie privée et vie publique de l’instituteur : il lui faudra éviter jusqu’à l’apparence d’un abandon. La malignité publique aura tôt fait de conclure de l’apparence à la réalité. Point de fréquentation douteuse, point de ces parties de plaisir trop fréquentes, elles alimentent la critique, non pas seulement pour l’objet illicite qu’on leur prête, mais encore pour les rancunes jalouses qu’elles provoquent.» Je n’ai pas retrouvé l’extrait, mais sachez que ce guère éblouissant monsieur Soleil conseillait même aux instituteurs mariés. de s’adonner au devoir conjugal plutôt les veilles de congés !
À Peyrignac, Ornella prend en charge la classe des grands tandis que le débutant Pierre s’occupe des petits. Évidemment, ils vont s’aimer puis se marier. Je retrouve à travers leurs longues soirées studieuses (sauf le mercredi soir et le samedi soir ?), dans l’appartement de fonction au-dessus des deux salles de classe, où le couple confronte ses pratiques pédagogiques, la même ferveur et la même passion pour le métier qu’exprimaient mes parents lorsqu’ils corrigeaient les devoirs et préparaient leurs cours du lendemain autour du baroque bureau à quatre places au premier étage de notre maison école.
Ornella puise ses dictées aux mêmes sources que mes parents, Le Mas Théotime d’Henri Bosco, À l’ombre des ailes d’Ernest Pérochon, Le Déjeuner de Sousceyrac (un village du Ségala proche de Ségalières) de Pierre Benoit, Le grand Meaulnes, un des écoliers du roman d’Alain Fournier s’appelait même le petit Coffin !
Je souris de ses démêlés avec le maire pour qu’il subventionne le remplacement des livres uniques de Français de L. Dumas édités chez Hachette par ceux de Châtel chez Nathan. Nous sommes en 1955, ne voyez donc pas là une idée saugrenue de notre actuel ministre de l’éducation nationale, inodore et sans saveur.
Ma maman aussi batailla ferme avec le maire, notamment pour que son logement de fonction soit doté d’un cabinet de toilette. Oui, jusqu’à l’âge de dix ans, je connus les délices du broc et de la cuvette !
R.A.S, rien à signaler dans le roman teinté de rose sinon que la guerre d’Algérie, en toile de fond, en noircit bientôt l’atmosphère. Les réservistes sont rappelés, en particulier les instituteurs, car pour le gouvernement, outre les armes, l’éducation doit parler dans le djebel. Pierre n’y échappe pas.
Yves Boisset obtint un Ours d’argent au festival de Berlin pour Dupont-Lajoie, le prix Louis Delluc avec Le juge Fayard et trois Sept d’or pour L’affaire Seznec. Loin des paillettes, Ornella compte à son palmarès admirable, des centaines de certificats d’études, de prix cantonaux et d’entrées en sixième, des récompenses qui signifiaient socialement et économiquement beaucoup pour les familles des campagnes à l’époque. On comprend que des élèves continuent à lui témoigner leur profonde reconnaissance en lui rendant visite longtemps après. Par son combat obstiné, elle a changé le cours de leur vie. Cela m’a toujours ému que d’anciennes élèves, des mères de famille, parfois à la retraite elles-mêmes, sonnassent encore au domicile de ma maman, au crépuscule de sa vie ; de même, qu’en période de nouvelle année, dans la boîte à lettres s’amoncelassent de nombreuses cartes de vœux comme autant de marques de respect et de gratitude. Ainsi aussi, à sa demande, ma mère est partie en terre avec les mots manuscrits d’une certaine Monique qu’elle conservait précieusement dans une petite boîte depuis plusieurs dizaines d’années.
Je cite à dessein ces exemples pour crédibiliser mon propos. En effet, j’ai souvent le sentiment de passer pour un zombie lorsque j’évoque ma si belle école d’autrefois auprès des nouvelles générations. Elle était pourtant bien telle que Christian Signol la décrit avec justesse. Sortez vos mouchoirs et prenez un bon bol d’air frais en vous intéressant au beau destin d’Ornella.
Alors qu’un certain ex-futur candidat à la présidence de la République tua récemment son ennui en compagnie d’une femme de chambre d’hôtel, Jean-Christophe Bailly découvrit ce qu’il appelle « l’émotion de la provenance » dans un appartement de New York, vers 1978, en regardant à la télévision, en version originale, La règle du jeu, le film de Jean Renoir. C’est là qu’il eut la révélation d’une appartenance et d’une familiarité à notre douce France qui le mènera trente ans plus tard à l’écriture de son livre intitulé Le Dépaysement avec comme sous-titre Voyages en France.

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Ainsi, tandis que se profilait un ministère de l’Identité nationale avec son train de mesures strictement xénophobes, il a listé un certain nombre de lieux à visiter ou à revoir afin de comprendre ce que le mot France désigne aujourd’hui et s’il est juste qu’il signifie quelque chose qui par définition n’existerait pas ailleurs. L’évocation de ces lieux, sites ou stations constituent autant de chapitres d’un ouvrage dont on est incapable de définir le genre. L’écrivain lui-même le qualifie de livre composite tenant par certains côtés de l’essai, par d’autres du journal de bord, du récit et même du poème en prose. C’est bien autre chose aussi qu’un guide touristique même si l’auteur émaille fréquemment son propos de citations des Mémoires d’un touriste de Stendhal. Directeur de l’École nationale de la nature et du paysage de Blois, Jean-Christophe Bailly s’avère au fil des pages un peu philosophe, sociologue, géographe, historien et poète. En flâneur érudit, il arpente les lieux communs, encore que cette expression l’irrite quand elle qualifie la France de pays des libertés et ses habitants de cartésiens. Il réussit le tour de force de nous dépayser dans notre propre pays, en mettant en évidence un exotisme tout près de chez nous. À cet instant, je pense à mon père qui, après s’être promené aux quatre coins de l’Europe et même à travers les États-Unis, trouvait, à l’automne de sa vie, plus de charme aux beautés parfois secrètes de son coin de Normandie comme un vieux puits, un colombier ou une chapelle.
Sans vouloir l’effrayer, bien au contraire, j’avertis le lecteur qu’au premier abord, la langue de Bailly peut apparaître complexe tant elle est dense, riche et fourmille de références culturelles dans de nombreux domaines. C’est brillamment intelligent et subtil, ce n’est pas un défaut que diable, et au bout de quelques pages d’acclimatation, il sera conquis par la beauté du propos … et de la France. Il s’agit moins de paysages au sens où nous l’entendons communément que de paysages humains et sociaux appréhendés dans les paysages physiques divers et variés dont recèle notre pays.
Pour la première station de son chemin de passion, Jean-Christophe Bailly nous attend devant le numéro 51 de la rue Sainte-Colombe, dans le vieux Bordeaux, pour nous faire visiter la maison Larrieu, une « fabrique », créée il y a quatre siècles, d’objets hétéroclites liés à la pêche et à la chasse, servant donc à attirer ou attraper des animaux vivants. Brillamment et subtilement, je me répète sciemment, Bailly nous prend de suite dans les mailles de ses filets en agrémentant sa réflexion, de références à l’ouvrage Les Raisons des forces mouvantes de Salomon de Caus, un ingénieur et architecte français né à Dieppe à la fin du seizième siècle, et aux tableaux du peintre du Quattrocento Paolo Uccello. « Ce sont bien ces raisons dont il s’agit et ce sont ces forces qu’il a fallu reconnaître et mesurer pour que chacun de ces filets ou chacune de ces nasses rencontre l’exactitude de la forme … On pense, en contemplant ces résilles de lignes souples ou tendues à la perspective, à cette sorte de nasse aussi par laquelle les peintres ont cherché autrefois à capturer le visible ». De cette boutique girondine, « naît une science infusée du paysage, des procédures de ruse et de lecture liées à des lieux éprouvés comme des territoires et parcourus depuis des siècles : appeaux imitant la grive, la caille ou le sanglier, filets à papillons, cordages, épuisettes et autres outils pour la pêche à pied, mais surtout filets et nasses de toutes tailles et de toutes sortes, à grandes ou petites mailles, extensibles, souples, articulés ». Le titre du chapitre, Nasses, verveux, foënes, etc ..., en soi, libère déjà quelques effluves de la richesse de notre langue et d’un savoir-faire « bien de chez nous ». Sans doute n’est-ce pas un hasard, si ces variétés de filets de pêche me renvoient aux étangs et aux petits matins brumeux de la Sologne de La Règle du jeu.
Plutôt que nager en eau trouble avec les finasseries fumeuses de certains ministres gouvernants sur ce que signifie l’identité française, j’embarque, d’ores et déjà conquis, pour le voyage en eau douce et, souvent à contre-courant, qu’entame Jean-Christophe Bailly. Au propre comme au figuré d’ailleurs, car je le comprendrai bientôt, l’eau douce des rivières et des fleuves constitue le fil des chapitres.
Après Bordeaux, pour la seconde étape, nous remontons la Garonne jusqu’à Toulouse, la grande ville rivale du Sud-Ouest. Entre le pont Saint-Pierre et le pont des Catalans, là où le fleuve amorce un large changement de direction, se situe le Bazacle, le seul gué qui permettait autrefois le passage de la Garonne dans la ville rose. En 1190, le comte Raymond V de Toulouse fit construire un barrage ou chaussée à proximité duquel s’établirent des moulins qui, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, alimentaient la ville en farine. Puis, le lieu fut reconverti en une centrale hydro-électrique qui existe toujours. Mais ce qui interpelle Bailly, c’est la passe aux poissons, aménagée de telle sorte que le public puisse descendre sous le niveau de l’eau et, à travers un épais hublot, voir passer saumons, aloses, truites et anguilles. Et l’auteur d’évoquer le cycle de vie extraordinaire des saumons qui, dans une folle aventure de plusieurs années, quittent leurs zones de frai, en altitude, tout en amont des rivières, pour rejoindre la haute mer à plusieurs milliers de kilomètres de là, avant de revenir mourir en déposant leurs œufs, exactement sur leur lieu de naissance. Évidemment, il leur aura fallu vaincre auparavant les obstacles des prédateurs même si, pour des raisons de rendement économique, les saumons que nous consommons, sont en fait issus d’élevages industriels. Justement, ce que Bailly retient du Bazacle, c’est cette passe qu’il oppose à la nasse bordelaise, « un lieu où ceux qui passent ne sont ni attrapés ni saisis, un lieu de pure vision, d’atelier contemplatif au-dedans du fleuve », d’autant plus que, précise-t-il avec humour, il ne passe ni ne se passe en général rien, sinon des bulles, malgré la présence d’un compteur témoin.
Pour poursuivre avec le Midi aquitain, je me suis régalé de l’évocation de la Bidassoa, petit fleuve côtier, frontalier sur une dizaine de kilomètres, qui vient se jeter entre Hendaye et Fontarabie. L’écrivain confronte la citation de Pascal Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà à la modeste île des Faisans, simple dépôt d’alluvions qui serait recouvert par les eaux du fleuve depuis longtemps s’il n’avait pas été l’objet d’empierrements, à cause des souvenirs historiques qui s’y rattachent. Incroyable, ce bout de terrain interdit au public, aussi appelé pompeusement île de la Conférence, possède le statut de condominium et est géré alternativement par la France et l’Espagne avec un changement d’administration tous les six mois.
C’est dans une barque, au milieu de la Bidassoa, que s’effectue en 1526 l’échange de François 1er, prisonnier de Charles Quint souverain d’Espagne, contre ses deux fils aînés fournis en otages.
En 1615, sur l’île même, on procède à un échange de fiancées royales : Élisabeth, fille de Henri IV, roi de France, promise à Philippe IV d’Espagne, contre la sœur de celui-ci, Anne d’Autriche, infante d’Espagne, destinée à Louis XIII de France lui-même frère d’Élisabeth de France et fils de Henri IV (vous avez tout saisi ?!).
C’est encore sur cet espace de vase desséchée qu’est signé le 7 novembre 1659 le fameux traité des Pyrénées à l’issue de vingt-quatre rencontres entre les délégations française emmenée par le cardinal Mazarin et espagnole avec à sa tête don Luis de Haro. Outre la réconciliation des deux principales puissances d’Europe, le traité prévoit le mariage du jeune roi de France (tout simplement Louis XIV !) avec l’infante Marie-Thérèse d’Autriche, fille du roi d’Espagne. En guise de dot, l’Espagne apporte à la France le Roussillon, la Cerdagne, l’Artois et plusieurs places fortes en Flandre et en Lorraine telles Gravelines, Thionville et Montmédy. Le mariage est célébré le 9 juin 1660 en l’église Saint-Jean-Baptiste de Saint-Jean-de-Luz.
Entre le dénuement du lieu et les fastes ultérieurs de la Cour du roi Soleil, c’est le point de départ pour l’auteur d’une subtile réflexion dans laquelle on croise dans le désordre le peintre Vélasquez, Maurice Ravel, Edmond Rostand, André Dassary entonnant Maréchal nous voilà, Jean Borotra le tennisman bondissant, Pierre Loti et son Ramuntcho, et même les rugbymen du Biarritz Olympique ! Vertigineux ! En tout cas, lorsque j’irai me promener du côté de Ménilmontant, je saurai désormais pourquoi une rue de la Bidassoa côtoie la rue des Pyrénées, la seconde plus longue rue de la capitale derrière celle de Vaugirard.
Je ne résiste pas à vous parler encore du chapitre consacré à Beaugency dont le pont franchit la Loire, et Vendôme situé sur le Loir. Avec malice, Jean-Christophe Bailly réunit les deux villes en partant d’une comptine, réminiscence de son enfance :

« Mes amis, que reste-t-il
A ce Dauphin si gentil ?
Orléans, Beaugency,
Notre-Dame de Cléry,
Vendôme, Vendôme !

Les ennemis ont tout pris
Ne lui laissant par mépris
Qu’Orléans, Beaugency,
Notre-Dame de Cléry,
Vendôme, Vendôme ! »

Cette chanson est celle des carillons, celle que reprend, pour scander les heures, le carillon du clocher de la tour Saint-Firmin à Beaugency.

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Ses paroles évoquent le sort de Charles VII qui, à la mort de son père, n’hérite que d’un royaume réduit aux villes de Bourges, Orléans, Beaugency , Cléry-Saint-André et Vendôme (et des territoires méridionaux), le reste revenant aux Anglais selon les termes du traité de Troyes censé mettre fin à la guerre de Cent ans. Ce qui vaut alors à Charles VII, le surnom de « petit roi de Bourges » !
Il retrouve toute sa légitimité et est sacré roi de France le 25 février 1429 après qu’une bergère ayant entendu des voix du côté de Vaucouleurs en Lorraine, lui ait donné un sérieux coup de main lors du siège d’Orléans. Mais vous connaissez l’histoire officielle qu’on vous contait dans les si belles écoles d’antan !
À Beaugency, au pied du clocher de Saint Firmin, trône la statue de la célèbre Pucelle dont nos politiques violent allègrement la mémoire en ce moment. Digression toute personnelle, passerelle sinon sur la Loire mais avec Yves Boisset, l’actrice Edwige Feuillère vécut et repose au cimetière communal de Beaugency !
En fin de chapitre, dans un savoureux exercice de prose poétique, dans l’esprit de la comptine, Jean-Christophe Bailly décline les affluents du Loir (et par voie de conséquence, sous affluents de la Loire : « Venant sur la rive droite : l’Ozanne, la Yerre, l’Egvonne, le Boulon, la Braye, l’Anille, le Tusson, la Veuve, le Dinan, l’Aune et le Casseau.
Venant sur la rive gauche : la Thironne, l’Aigre, la Conie, la Cendrine, le Couetron, l’Etangsort, la Dême, l’Escotais, la Maulne, la Marconne et enfin la Brisse. » C’est cela aussi la douce France !
Un dernier voyage : Jacques Brel (du moins, sa compagne, le temps d’une chanson pleine de flonflons typiquement français) voulait voir Vesoul et Vierzon, Jean-Christophe Bailly a souhaité se rendre à Culoz, petite cité du Bugey, dans le département de l’Ain, qui connut une certaine notoriété comme nœud ferroviaire des lignes en provenance de Paris, Lyon, Genève, Aix-les-Bains et Chambéry. Mal lui en a pris si on s’en tient à ses quelques lignes: « Il m’a semblé tomber là sur une sorte de siphon – non seulement ce qu’on appelle un trou, mais quelque chose de très difficile à décrire, soit l’un de ces lieux, et sans doute y en a-t-il beaucoup, où ni le passé, ni le présent, ni l’avenir n’ont de consistance et où tout semble devoir se diluer dans une sorte de survie qui n’a même pas pour elle l’indolence ». Propos culottés pour les pauvres Culoziens ! Bailly garde le souvenir de deux d’entre eux, un couple de musulmans intégristes, lui en survêtement et barbu, poussant un landau, elle marchant à son côté, intégralement voilée. On pourrait craindre un instant, quelque dérive « bessonniste » ou « guéantesque » qu’il désamorce avec talent : « C’est que la France est faite maintenant de cela, de cela aussi, de ces exils, de ces replis, de ces autels secrets et qu’il y a là comme un effet boomerang de l’époque coloniale, quand des hommes et des femmes, peut-être catholiques, venus d’Alsace ou de Normandie, poussaient eux aussi leurs landaus sur des chemins à Tlemcem ou dans telle petite ville d’Algérie ... »
Je partagerais volontiers avec vous d’autres dépaysements, je pense notamment à la magistrale description des villes soeurs de Beaucaire et Tarascon séparées par le Rhône et leurs légendes respectives du Drac et de la Tarasque.
Je ne saurai trop vous conseiller plutôt d’acquérir cet ouvrage magnifique ; vous en sortirez ravi, plus riche intellectuellement, et finalement peut-être fier d’être Français.
N’oubliez pas non plus mes deux lectures précédentes, si divertissantes également dans leur témoignage d’une certaine identité française.

- La vie est un choix de Yves Boisset, éditions Plon
Une si belle école de Christian Signol, éditions Albin Michel
Le Dépaysement Voyages en France de Jean-Christophe Bally, collection Fiction & Cie, éditions du Seuil

Belleville sous les bombes

« C’est la java bleue
La java la plus belle
Celle qui ensorcelle
Et que l’on danse les yeux dans les yeux
Au rythme joyeux
Quand les corps se confondent
Comme elle au monde
Il n’y en a pas deux
C’est la java bleue ... »

Il y a belle lurette que la rage au cœur, la java a fait la malle, ses p’tites fesses en bataille sous sa jupe fendue, et s’en est allée de la rue de Belleville. Maigre hommage à ce quartier autrefois ouvrier et populaire, la ville de Paris a profité de l’effondrement d’immeubles lors du creusement du tunnel de la ligne 11 du métro pour baptiser pompeusement place, un coin de rue, en l’honneur de Marguerite Boulc’h. Un père cheminot, invalide après qu’une locomotive lui eût happé un bras, une mère concierge se livrant occasionnellement à la prostitution, rien ne prédisposait cette fille de bretons à la gloire. Et pourtant, grâce à sa voix particulière et ses formes aguichantes, Marguerite devint la célèbre Fréhel, chanteuse réaliste de l’entre-deux-guerres et interprète inoubliable de nombreux succès comme La java bleue et :

« Tel qu’il est, il me plaît,
Il me fait de l’effet,
Et je l’aime.
C’est un vrai gringalet,
Aussi laid qu’un basset,
Mais je l’aime.
Il est bancal,
Du côté cérébral
Mais ça m’est bien égal,
Qu’il ait l’air anormal…. »

Sans vouloir être prétentieux, le portrait brossé de l’homme qu’elle a dans la peau n’a qu’un lointain rapport avec moi ! Comme quoi, il faut se méfier des mots !

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C’est le conseil que nous donne Ben, de son vrai nom Benjamin Vautier, avec son installation géante sur un mur aveugle de la place Fréhel. Cet artiste ne vous est sans doute pas inconnu car depuis de nombreuses années, il réalise la couverture d’agendas, de cahiers de textes et autres fournitures scolaires.

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Ici, fidèle à son œuvre basée sur un principe d’écriture peinte, entre provocation et paradoxe, il distille sa maxime sur un tableau géant qu’un mannequin d’ouvrier, juché sur une nacelle, tente de redresser. Anticipe-t-il sur mon projet, en ce jour, de vous faire partager des images plutôt que de longs discours ?
Et pour commencer ma promenade iconodule (dans son ouvrage Vie et mort de l’image, Régis Debray évoque la querelle byzantine entre iconoclastes et iconodules, respectivement pourfendeurs et partisans des représentations religieuses), il suffit de me retourner pour tomber nez à nez, expression impropre en la circonstance, avec un personnage gigantesque qui s’étale sur toute la hauteur du pignon d’un autre immeuble.

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La légende en bas de la fresque nous renseigne : « Habitué au style allusif du peintre, le jeune détective comprit que le message lui indiquait de continuer la poursuite par la rue Julien Lacroix ». Quel fin limier, en effet, la place Fréhel se situe à l’angle de la rue de Belleville et de la rue Julien Lacroix !
Quant à moi, familier de son travail pour l’avoir filmé il y a quelques années à son domicile près du cimetière du Père-Lachaise, je présume très vite grâce à quelques indices que Jean Le Gac est le coupable de ce superbe forfait artistique.
Ce peintre très singulier, représentant du courant de la Nouvelle figuration, entre autobiographie et fiction, avec poésie et humour, est très vite sorti de la peinture classique pour mieux entrer dans la sienne, au propre comme au figuré. Ainsi, lui le Peintre en mal de peinture se promène dans sa propre œuvre en devenant le héros d’un roman dont les toiles sont le décor. Mêlant la photographie, le pastel, le dessin, la peinture, l’écriture et même le cinéma, il projette  sur son double ses doutes et ses humeurs autour de son art . Souvent telle une mise en abîme, il met en scène une machine à écrire archaïque, un vieil appareil photographique ou un antique projecteur de cinéma dans l’environnement de ses tableaux.
Je m’étais régalé de mettre en images ses œuvres subtilement exposées en perspective des herbiers et vieilles planches didactiques du musée de l’Éducation du Val d’Oise.

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Je me souviens encore de l’installation de sa Story art (avec auto noire) sur le tableau noir de la vieille salle de classe reconstituée, réminiscence des séances de cinéma le samedi après-midi, au temps de ma communale. C’est lors de celles-ci que j’ai percé à maintes reprises le secret des Chiches Capons dans Les Disparus de Saint-Agil.
Chez Jean Le Gac, « ça trafique avec la peinture » : ses héros s’encanaillent, des toiles enchâssées contre la voiture, un homme et une femme masqués par des foulards, sortes de Bonnie and Clyde voleurs de tableaux. Il associe souvent des images de la littérature populaire des années 30 telles les aventures d’Harry Dickson, le « Sherlock Holmes américain », dont la collection quasi complète trône dans sa bibliothèque.

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Accroupi, dubitatif, portant cravate, costard et chapeau, le détective de la place Fréhel ressemble étrangement à Dickson, le héros de roman recréé par l’ écrivain belge Jean Ray à partir d’une série policière néerlandaise.
J’envisage de suivre une autre piste que la sienne en dévalant la rue de Belleville en forte déclivité. À la limite des 19e et 20e arrondissements, longue de plus de deux kilomètres, c’est la principale artère de l’ancien village de Belleville. Rue Piat, comme à San Francisco, il est une maison bleue accrochée à la colline la plus haute de la capitale. Les nuages blancs et même la lune, dessinés sur la façade, donnent un petit air de fête en ce matin gris et frisquet.

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Fernand Raynaud habita tout près de là quand il monta à Paris pour faire carrière. Une petite faim me tenaille. Il n’est pas l’heure de prendre un café crème et un croissant, d’ailleurs, si j’en crois le sketch de l’humoriste, il n’y en a plus ! Malchance, dans la tranquille rue Jouye-Rouve, le Baratin, l’un des bistrots les plus courus de Paris, a rideau baissé le samedi. À quelques mètres de là, à défaut de caméra de surveillance, deux curieux personnages en stuc blanc montent la garde au-dessus de l’entrée d’un immeuble.

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Encore quelques pas et je me retrouve dans une charmante voie pavée  typique du vieux Belleville. Son nom, la Ferme de Savy, rappelle le temps où le quartier possédait une vocation agricole. Au dix-huitième siècle, les ailes de nombreux petits moulins tournaient au vent de la colline. À l’époque de la Révolution, le millier de Bellevillois qui habitaient là, avaient des professions liées à l’agriculture, maraîchers, vignerons et tonneliers. Un passage s’appelle Cour de la Métairie, ainsi nommée parce qu’avant 1860, s’y trouvaient la maison et les dépendances d’un métayer. Autour de 1900, on humait encore la bonne odeur de vache comme à la campagne avec la subsistance de « vacheries », c’est-à-dire de commerces de lait de traite fraîche et de fromages pour lesquels les derniers paysans élevaient une dizaine de bovins sur des résidus de pâturage et dans des étables avec des balles de foin.
Un bas-relief dit « la laiterie » à une entrée sud du parc de Belleville témoigne de cette ancienne activité.

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Il y a une cinquantaine d’années, des gens cultivaient encore des jardins ou possédaient un poulailler. Au chant du coq qui réveillait les riverains, a succédé le gazouillis des nombreux oiseaux qui élisent aujourd’hui domicile dans le parc, comme la mésange à longue queue, la fauvette à tête noire et la grive musicienne. Il est un(e) Piaf dont les vocalises émerveillèrent bien au-delà du quartier entre les années 1940 et 1963. Une plaque apposée au 72 de la rue de Belleville, témoigne de sa naissance le 19 décembre 1915. Vous avez bien sûr reconnu Edith, la Môme, l’inoubliable interprète de La vie en rose, L’hymne à l’amour, La foule et Milord. Sa tombe est l’une des plus fréquentées et fleuries du cimetière du Père-Lachaise. Au hasard des rues de Belleville, des pochoirs rendent encore hommage à l’enfant du quartier. Ils me rappellent la pochette d’un disque vinyle que mes parents m’offrirent.

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Au dix-neuvième siècle, l’ouverture de carrières de gypse avait attiré une nouvelle population constituée d’ouvriers, notamment des « Limougeaux » qui travaillaient pour les grands travaux du baron Haussmann l’hiver, et repartaient l’été moissonner leurs terres. Le parc paysager inauguré en 1988 n’existait évidemment pas et les maisons étaient situées de part et d’autre de deux escaliers vertigineux que l’on peut toujours emprunter à l’ombre de pergolas sentant la renouée et le chèvrefeuille.

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Il ne demeure que quelques rares lambeaux de ce Paris provincial et pour humer la « poésie de l’authenticité » décrite par Pierre Mac Orlan, il faut désormais feuilleter Belleville-Ménilmontant, le magnifique album de photographies en noir et blanc prises par Willy Ronis à la fin des années 1940. À la dernière page, un couple d’amoureux s’embrasse sous le halo d’un réverbère, le long de palissades, passage Julien-Lacroix : « Ainsi s’achève la chanson de charme de Belleville. Quand de fil en aiguille, ces deux enfants reviendront vers leur point de départ, ils retrouveront peut-être, gravés sur la palissade, leurs noms enlacés ... » Malheureusement, une urbanisation outrancière et spéculative a transformé le peut-être en jamais !

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Ce sont d’autres signes du temps actuel qui s’affichent sur le mur. « On vous a brouillé les cartes » ! Deux mains anonymes battent un jeu de cartes moins ordinaires qu’une vision hâtive le laisse croire. En lieu et place de Judith, la dame de cœur est une dame de fer, Margaret Thatcher en personne, défendant étrangement la couleur de la faucille et du marteau. De même, portant couronne, Karl Marx, l’auteur du Capital, est le roi … du dollar ! En effet, c’est la confusion des idéologies que fustige JBC, jeune street artist né en Alsace à quelques centaines de mètres de la frontière ; hasard, dit-il, qui a conditionné son destin de grand voyageur à travers le monde mais aussi entre réalité et rêve. Voici ce qu’il prétend nous dire : « On a eu la “fracture sociale” de Chirac dès les années 90, puis les références à Jean Jaurès, au théoricien marxiste Gramsci et au résistant communiste Guy Môquet par celui que l’on ne nomme plus. Les thuriféraires du néolibéralisme débridé ont revêtu une cape verte, ils vous parlent désormais de développement durable et de citoyenneté planétaire. À gauche, on s’avoue “social et libéral”, “sarkocompatible”, partisan de l’”ordre juste”. Au centre, on proclame l’obsolescence des idéologies. »
Abattu aussi sur le tapis, le 7 de la Rose au poing a-t-il valeur d’atout ? Joker ! En tout cas, on ne peut pas donner tort à Napoléon : un dessin vaut mieux qu’un long discours.

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Du Fluctuat nec mergitur (« il est battu par les flots mais il ne sombre pas »), la devise de la ville de Paris au fronton de l’école, au Petit Navire, un de ces derniers petits bistrots que chanta Jean Ferrat, il n’y a que la chaussée de la rue Ramponeau à traverser.

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« Les petits bistrots
Au pinard fleuri
Nappes à carreaux
Et bifteck garni
La patronne est à la cuisine
Le patron derrière son comptoir
On parle du Tour et du Racing
Devant un rouge ou un p’tit noir... »

La conversation tourne désormais plutôt à propos du PSG à la mode qatari. Et malgré les nombreuses marines qui décorent la salle, Momo le patron n’a dû tout juste bourlinguer que sur la Méditerranée ! En tout cas, l’accueil est sympathique et le couscous à 9,50 euros, tout à fait honnête. Un verre de Gris de Guerrouane à la main, à défaut de la piquette de la Courtille, je me plonge dans la lecture, sur un des murs, de la vie enivrante de Jean Ramponeau, célèbre cabaretier de Belleville au dix-huitième siècle. Fils d’un tonnelier nivernais, il s’installe à Paris vers 1740 comme marchand de vin. Il fait l’acquisition d’un cabaret à l’angle des rues de l’Orillon et Saint-Maur, au-delà du Mur d’enceinte des Fermiers généraux, pour échapper à l’octroi. Voltaire, dans son Plaidoyer de Ramponeau prononcé par lui-même, écrit : « Ramponeau, cabaretier de la Courtille, vendait, en 1760, de très mauvais vin à très bon marché (il vendait sa pinte de vin un sou moins cher que ses concurrents !). La canaille y courait en foule; cette affluence extraordinaire excita la curiosité des oisifs de la bonne compagnie ». Ainsi, le Tambour Royal, l’enseigne qu’a choisie Ramponeau avec la devise « Ce qui vient de la Flûte retourne au Tambour », devient célèbre. Et l’astucieux cabaretier un brin mégalo accroche dans son établissement, une peinture le représentant en Bacchus chevauchant un tonneau, avec pour légende :

« Voyez la France accourir au tonneau
Qui sert de trône à Monsieur Ramponeau. »

Jean Ramponeau décède en 1802, l’année de naissance d’un certain Victor Hugo qui commettra plus tard cette Chanson de Gavroche :

« Monsieur Prudhomme est un veau
Qui s’enrhume du cerveau
Au moindre vent frais qui souffle.
Prudhomme, c’est la pantoufle
Qu’un roi met sous ses talons
Pour marcher à reculons.
Je fais la chansonnette,
Faites le rigodon.
Ramponneau, Ramponnette, don !
Ramponneau, Ramponnette ! ... »

Ramponeau est passé à la postérité pour bien d’autres raisons que ses activités bachiques. Ainsi, son nom désigna un établissement où l’on servait du café, principalement dans le Nord et en Belgique, puis un coup de poing dans le langage populaire, un marteau de tapissier, un jouet de culbuto, un croque-mitaine dans certaines légendes du sud-ouest de la France, ainsi que … la rue que je descends bientôt.

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Comme nous le rappelle une plaque apposée à un mur d’enceinte du parc de Belleville, cette voie aurait été le théâtre des derniers combats de la Commune de Paris, le 28 mai 1871. Le Cri du Peuple, quotidien de l’époque, relate : « Pendant un quart d’heure, un seul Fédéré la défend. Trois fois, il casse la hampe du drapeau versaillais arboré sur la barricade de la rue de Paris ( la rue de Belleville actuelle). Pour prix de son courage,le dernier soldat de la Commune réussit à s’échapper. »
Encore Jean Ferrat :

« Il y a cent ans commun commune
Comme artisans et ouvriers
Ils se battaient pour la Commune
En écoutant chanter Potier
Il y a cent ans commun commune
Comme ouvriers et artisans
Ils se battaient pour la Commune
En écoutant chanter Clément
Devenus des soldats
Aux consciences civiles
C’étaient des fédérés
Qui plantaient un drapeau
Disputant l’avenir
Aux pavés de la ville
C’étaient des forgerons
Devenus des héros ... »

Il y a même désormais cent quarante ans, et pour commémorer la « Semaine sanglante », un artiste avec ses happy fingers a réalisé plusieurs pochoirs collés sur les murs du quartier. Pierre Desproges qui repose près de là au Père-Lachaise, n’aurait sûrement pas désavoué l’humour noir de cette fausse promotion :

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Le sang a trop souvent coulé à Belleville. Ainsi, une plaque sur la façade de l’école élémentaire Ramponeau rappelle d’autres heures sombres : « À la mémoire des élèves de cette école, déportés de 1942 à 1944 parce qu’ils étaient nés juifs, victimes innocentes de la barbarie nazie avec la complicité active du gouvernement de Vichy. Ils furent exterminés dans les camps de la mort. »

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À hauteur de la rue de Tourtille, des banderoles déployées sur les grilles des écoles maternelle et primaire attisent ma curiosité. Les écoles du Bas Belleville sont occupées depuis des mois voire des années. Suppressions de postes, fermetures de classes, elles n’échappent pas à la scandaleuse entreprise de démantèlement de la fonction publique engagée par nos gouvernants. Mais ici, il y a pire encore. Belleville est, historiquement, un des quartiers de Paris aux communautés les plus mélangées.

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Les Juifs fuirent les pogroms de la Russie tsariste au début du vingtième siècle. Les Arméniens de l’Empire Ottoman  le génocide. Les Espagnols quittèrent le régime fasciste de Franco. Les pieds-noirs tunisiens débarquèrent après l’indépendance, suivis par les travailleurs maghrébins des bidonvilles. Plus récemment, des Africains de l’Ouest, des Kurdes, des ressortissants de l’ex-Yougoslavie, puis aujourd’hui, une importante immigration chinoise, ont élu domicile dans le quartier. D’une rue à l’autre, on entre dans un magasin d’alimentation, et l’on se retrouve à Hong Kong, puis quelques minutes plus tard, près de la mosquée, on s’imagine à Marrakech. La rue Julien-Lacroix possède même la particularité de compter un temple protestant, une synagogue et l’église de Ménilmontant. Une ancienne habitante raconte cette anecdote savoureuse : « C’était rue de la Mare, au café qui fait angle, à côté de l’école et quelqu’un demandait : Tiens, où il est Pierrot ? –Ah !ben, il n’est pas là. Il est en Espagne mais il va revenir dans cinq minutes – Ah ! Mais comment ça ? Il est en Espagne … dans cinq minutes ?- Simplement, il avait traversé la rue des Pyrénées ! Il était loin, il était sorti des limites du bistrot, de son quartier, de sa rue... »
Bref, un autochtone, avec qui j’engagerai la conversation un peu plus tard, m’informe que les élèves d’une école voisine représentent soixante-dix-neuf nationalités différentes. Ces enfants du Bas Belleville ou plus joliment de Babelville cohabitent dans une certaine harmonie. Sauf qu’à plusieurs reprises, la police est venue arrêter des parents sans-papiers qui attendaient leurs enfants à la sortie de l’école, et même la directrice qui les protégeait ! Révoltant procédé ! Décidément, il faut toujours lutter pour plus de liberté et de justice sociale. Plusieurs associations militent contre l’exclusion et les expulsions.
L’éducation n’est pas la seule touchée, l’art aussi doit combattre la convoitise des promoteurs immobiliers et, de manière assez incompréhensible, la rigidité de la municipalité de gauche de la ville de Paris … Les cartes sont vraiment brouillées !

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Je m’arrête à hauteur des numéros 23 et 25 de la rue Ramponeau, un des buts prioritaires de ma promenade. Au début du vingtième siècle, se trouvait là une usine de métallurgie fabriquant essentiellement des clefs. Il y a une vingtaine d’années, des artistes regroupés en une association La Forge de Belleville, se sont mobilisés avec l’aide du quartier pour sauver de la démolition cette friche industrielle.

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Ainsi, en 2002, les locaux rénovés furent affectés à usage d’ateliers d’artistes. Je ne saurais pas vous développer l’imbroglio juridico-politique autour de la gestion de cet espace sinon que, sans doute, à lire les panneaux de permis de construire, il aiguise l’appétit de promoteurs immobiliers. Et symboliquement, pour lutter contre le massacre artistique, la Forge s’est auto baptisée récemment la Kommune ! Belleville fut le dernier quartier de Paris à rendre les armes face aux Versaillais de Monsieur Thiers ; il est l’un des derniers à ne pas vouloir vendre son âme.

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À première vue, la Kommune est une verrue en friche entre deux immeubles, un terrain vague derrière des grilles, un (presque) no man’s land en ce samedi à l’exception de deux vigiles noirs, ma foi très aimables, et un artiste peintre en train de désenchâsser ses toiles en prévision d’une expulsion imminente. C’est en fait un haut lieu parisien du Street Art ou art urbain, un mouvement artistique contemporain désignant toutes les formes d’art réalisées dans la rue ou dans des endroits publics. Il englobe des techniques diverses comme le graffiti, le pochoir, le collage, la mosaïque. Bien qu’il soit pratiqué parfois à la limite de la légalité, il faut le différencier des actes de vandalisme qui souillent abusivement notre paysage. Le Street Art possède une valeur artistique incontestable et certains de ses représentants sont reconnus désormais mondialement (voir billet Vive les femmes de JR ! Street Art à l’île Saint-Louis du 15 novembre 2009).

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Les activistes de la Kommune s’en donnent à cœur joie avec leurs bombes … aérosol sur tous les murs de la friche et même sur les boîtes à lettres, les poubelles et un arbre. « Il n’y a de murs blancs que pour les peuples muets ». Voici un extrait du tract justifiant leur démarche :
« Parce que l’on dit de nous que la rue est notre terreau et notre terrain de prédilection», nous mettrons du terreau sur ce terrain,
Parce que toutes les cultures sont à Belleville, nous prônons l’agriculture,
Parce qu’il existe l’art de cultiver son jardin, nous cultiverons l’art dans ce jardin,
Parce que les écrivains du bâtiment veulent réécrire l’histoire,
Parce que bien qu’on joue aux enfants sages, nous restons des enfants terribles,
Parce qu’aux arguments contre-productifs nous ne pouvons pas donner d’autres réponses qu’un désir de semer intensif,
Parce que les tentations mortifères sont trop nombreuses et ont trop longtemps eu le dessus, nous appelons à changer la donne à planter, arroser, semer et récolter les fruits de notre enthousiasme .
.. »
Comment ne pas adhérer à tel projet ? D’ailleurs, à bien y réfléchir, les graffiti ne sont-ils pas intemporels, et ne puisent-ils pas leurs racines dans les peintures rupestres d’il y a plusieurs millions d’années ?
Très vite, pour apparaître un peu moins nul, je me familiarise avec quelques rudiments du dico du graffeur. Le spot est l’endroit où sont réalisés les graffs. Le crew ou le squad est un clan, un gang, un collectif de graffeurs. Le blaze est le nom de l’artiste, le tag sa signature. Les block letters sont un style de graff au lettrage compact.
Chaque mur propose des lectures multiples. Je m’en éloigne pour avoir une vision globale de la fresque géante, ou au contraire, m’en approche pour saisir certains détails minuscules.

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Le graf emprunte à plusieurs genres, la peinture bien sûr, mais aussi à la bande dessinée, la caricature, la science-fiction, la publicité, au cinéma même, les murs adoptant le format d’un écran dans le paysage. À la calligraphie aussi : « Un nouveau langage prend forme autour de nous sur la ruine de nos anciens langages, affiches publicitaires, journaux dans les kiosques, conversations dans nos bouches. Un langage qui consiste à se réapproprier l’écriture, dans une sorte d’atmosphère magique et vandale » (Technikart n°55)
Le lettrage lui-même, géant ou minuscule, oscille entre l’abstrait et le figuratif. « Chaque enfant, au cours de son apprentissage, passe des graffitis au tracé régulier de l’alphabet et reparcourt toute l’aventure humaine de l’écriture. »
Sous le tremblement artistique des bombes, les murs bougent. Chaque œuvre est par nature éphémère et évolutive. Elle est susceptible d’être corrigée, complétée, poursuivie ou même de disparaître très vite sous le spray inspiré d’un autre graffeur.

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Le blaze, voyez je progresse vite, du graffeur constitue déjà une aventure en soi ou une légende. Ainsi, L’Atlas combine trois éléments : Atlas, Titan issu de la mythologie grecque et condamné par Zeus à porter éternellement le poids des cieux ; quant au L’, il renvoie d’une part au dieu de la création dans la mythologie proche orientale, d’autre part, à « l’unique trait de pinceau », règle d’or de la calligraphie chinoise !
D’origine espagnole, Popay alias Juan Pablo de Ayguavives est surnommé le Goya du graffiti et de l’art urbain !
Haribo, hors peut-être une passion pour les bonbecs, obtint un baccalauréat arts appliqués puis un BTS design, avant de suivre un master d’arts plastiques. Il puise ses influences chez Warhol, Buren, Soulages. Comme quoi, ces artistes possèdent parfois une solide formation ! Pour Haribo, « le grafitti c’est avant tout du plaisir, passer un bon moment avec les potes que ce soit dans la rue ou sur un terrain ; d’ailleurs… c’est un peu une excuse pour se retrouver… certains vont dans des bistrots boire un verre, nous on va peindre … »
Les femmes rondes de Mass Toc (« J’assure en chair » !) sont à l’évidence un clin d’œil parodique aux désormais célèbres pochoirs des jeunes femmes graciles de Miss.Tic qui apparurent sur les murs au milieu des années 1980. Cela cache peut-être aussi une pointe de polémique car désormais, Miss.Tic est une institution dont les images se déclinent en cartes postales, tee-shirts, livres et s’exposent même dans les galeries et musées. Il y aurait donc une vie artistique de l’autre côté du mur. On ne peut que s’en réjouir pour les centaines de graffeurs reconnus ou anonymes qui exercent leur passion à Belleville. Et pour (presque) reprendre) le nom d’une association créée pour défendre la pratique de leur art dans le quartier, Frichez-leur la paix !

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Un dernier regard vers Jimmy Hendrix recrachant sa fumée, et je continue mon délire hip-hop dans les vapeurs de spray avec le rappeur Rocca :

« J’ai décidé de cracher ma haine comme un spray
Une bombe, un fat-cap d’un seul trait
Afin de couvrir toutes mes plaies
De couleurs, même si ça te déplait
Je peindrai ainsi les couplets de ma vie d’un seul coup de jet
Sur n’importe quel trajet
Tu verras mon nom c’est tout ce que j’ai
Appelle ça comme tu veux, dénigre-moi
Dévisage-moi, regarde-moi dans les yeux
Tu verras les flammes de mon feu
Je fais peur aux vieux, mais ça j’y peux rien
Tout ce qui sort du quotidien cause un frein
Ici c’est plein de dédain, de préjugés et de chiens
Je pense pas aller bien loin
Devenir quelqu’un ce à quoi j’aspire
Ce que je vais devenir ?
Je ne sais pas, mais ça m’angoisse au point d’en frémir
Tenir une bombe à la main comme certains tiennent une entreprise
Un carnet de chèque, une valise
C’est le seul pouvoir qu’on m’autorise ... »

Bien que « vieux », même pas peur ! En bas de la rue Ramponeau, un graffiti me renvoie aux personnages harnachés de masques à gaz du peintre emboîteur Marc Giai-Miniet dont je vous entretiens régulièrement.

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Tiens ici, des taggers ont trouvé les camions du marché voisin comme nouveau support pour exercer leur passion.
J’emprunte maintenant la rue Dénoyez, véritable galerie en plein air vouée au culte de l’art urbain. Cette voie pavée reliant la rue Ramponeau à la rue de Belleville, tire son nom de la Folie Dénoyez, un bal public en vogue dans les années 1830.

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Je regrette que des tags intempestifs nuisent à l’esthétisme de certaines fresques. C’est un comble qu’une forme de vandalisme pollue l’art des rues. Les couleurs s’affichent dès l’entrée de la rue. Armés de leur sagaie, les bons « sauvages » de Kouka semblent garder une moto stationnée au-dessous. Ne voyez là aucune connotation raciste mais plutôt une invitation à l’exposition L’invention du sauvage qui s’ouvre prochainement au musée du quai Branly.

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Les graffiti … sauvages (!) ou pas, s’accordent plus ou moins harmonieusement aux enseignes et aux devantures des commerces. À l’angle de la rue Lemon, c’est La Goulette sur Seine, Tunis sur Belleville ; on plonge dans un bain de nostalgie au Café des Délices :

« Tes souvenirs se voilent
Ca fait comme une éclipse
Une nuit plein d’étoiles
Sur le port de Tunis
Le vent de l’éventail
De ton grand-père assis
Au Café des Délices
Tes souvenirs se voilent
Tu vois passer le train
Et la blancheur des voiles
Des femmes tenant un fils
Et l’odeur du jasmin
Qu’il tenait dans ses mains
Au Café des Délices … »

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Ce n’est malheureusement plus l’heure de l’anisette et de la kemia.
Un peu plus bas, à la vue de l’enseigne d’un traiteur mexicain, allez savoir pourquoi, je pense à Mur, murs, le beau documentaire d’Agnès Varda sur les peintures murales des ouvriers chicanos de Los Angeles.

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Turlututu chapeau pointu, trois hommes culbutos au visage en forme de goutte d’eau nous toisent depuis le premier étage d’un immeuble. Chacun dégage une expression différente.

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« À l’école, étais-tu déguisé en enfant ? ». Ce graff beaucoup plus sibyllin qu’il n’y paraît, signifie bien plus en tout cas que la réformette démagogique envisagée par notre ministre de l’Éducation sur la remise au goût du jour de l’uniforme à l’école.
Les pochoirs de Pedrô ornent la façade de son atelier Dorian Gray. Clin d’œil à une célèbre photo d’une interview mythique, je repère ceux de Georges Brassens, Léo Ferré et Jacques Brel.

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Sur la même façade, je reconnais quelques célèbres pochoirs et collages de Spray Yarps et notamment le vrai faux aphorisme de Salvador Dali sur le graffiti.

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Qui sait, à cause de la quasi homophonie avec le pseudo en forme d’anagramme du pochoiriste, je pense au tableau du trublion de Figueras légendé : Cinquante images abstraites qui vues à 2 yards se changent en trois Lénine masqués en chinois et qui vues à 6 yards apparaissent en tête de tigre royal. Ne retrouve t-on pas la même idée d’images multiples dans les mutations que subissent les graffiti au fil des interventions successives des street artists ?

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Dans certaines séries de pochoirs, les personnages de Yarps brandissent des revolvers. Parfois même, telle une anamorphose, leurs mains se transforment ou se déforment en armes. S’il n’y a rien d’étonnant à être mis en joue par Clint Eastwood, alias l’inspecteur Dirty Harry Callahan, et son Magnum 44, on est surpris de retrouver Serge Gainsbourg déguisé en pistolero de l’Ouest. Quoiqu’il me revienne en mémoire quelques couplets tout à fait de circonstance :

« Dans cette vallée de larmes qu’est la vie
Viens avec moi par les sentiers interdits
À ceux-là qui nous appellent à tort ou à raison :
Vilaine fille, mauvais garçon ... »

Et aussi :

« Quatre fusils, dix pistolets
Quinze couteaux à cran d’arrêt
Viennent de Guadalajara
C’est pour un fameux carnaval
Que s’en vient tout cet arsenal
On recherche Pancho Villa
S’il vont du côté du calvaire
Ils trouv’ront l’révolutionnaire
Ils lui f’ront entendre raison
Ou bien avaler sa chanson ... »

Bang bang, c’est par contre plus curieux d’être braqué par Marilyn Monroe. Peut-être que, Robert Mitchum la familiarisa au maniement des armes à l’occasion de Rivière sans retour, l’inoubliable western d’Otto Preminger. Mais la blonde vaporeuse possédait d’autres atouts pour nous abattre.

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Poubelle la vie, Yarps exerce aussi son art sur les containers à ordures de la ville de Paris.

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Sous les petits carreaux poétiques en céramique, la Maison de la Plage est un lieu de vie et de création, régi en association loi de 1901, ouvert aux artistes, parents et enfants du quartier. En fouillant dans une malle, on peut y dénicher des fripes bradées à un prix fixé par soi-même. Le design des imprimés Desigual du manteau d’une passante se marie bien au mur graffé de la boutique.
Articulture, l’art et le végétal poussent ensemble rue Denoyez. Ainsi, l’association a proposé aux riverains de réaliser des bacs à fleurs personnalisés et conçus comme de petits espaces de jardinage, dont ils doivent s’occuper.

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Me voici bientôt à l’extrémité de la rue, à hauteur d’un des trois spots cultes de Belleville. Cet après-midi, accroupi ou juché sur une échelle, Tonio « pschitte » ses ultimes coups de bombe sur son gorille vaguement bricoleur.

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Le primate anthropoïde semble apostropher les clients profitant des rayons du soleil en face à la terrasse du café Le Vieux Saumur.

« Viens petite fille dans mon comic strip
Viens faire des bull’s, viens faire des WIP !
Des CLIP ! CRAP ! des BANG ! des VLOP ! et
des ZIP !
SHEBAM ! POW ! BLOP ! WIZZ !
J’distribue les swings et les uppercuts
Ça fait VLAM ! ça fait SPLATCH ! et ça
fait CHTUCK !
Ou bien BOMP ! ou HUMPF ! parfois même PFFF !... »

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Moi, j’entame un brin de causette avec son auteur ; ainsi, je m’étonne qu’il ne lui faille que quelques heures pour réaliser son quadrumane. Il me confie aussi son scepticisme sur la liberté à court terme de pouvoir encore graffer dans cette rue.

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Ce serait bien regrettable car en admirant, dans une galerie, les tableaux d’un graffeur, je constate que les murs constituent une excellente école.

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Sur la façade psychédélique de la brasserie, je repère un hommage à Lounès Matoub, chanteur, parolier et compositeur kabyle, assassiné en 1998 à cause de son militantisme en faveur de la démocratie et de la laïcité en Algérie.

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Il est un autre chanteur poète et militant, heureusement bien vivant même si trop souvent oublié par les médias, auquel je pense tandis que je retrouve la rue de Belleville, au terme de ma promenade

« Ma rue de Bell’ville
Comme tu as changé
Dieu c’est pas possible
Tu t’es fait saouler
Où sont tes lanternes
J’vois plus qu’ du néon
J’ai le coeur en berne
D’ un accordéon.
Ma rue de Bell’ville
Mais où t’ es ma rue ?
T’es comm’ la grand’ ville
Tu m’ as pas reconnu,
T’as plus de guinguettes
Comme au temps passé
Maintenant à tes fêtes
Faut s’faire inviter.
Ma rue de Bell’ville
Adieu pour toujours ... »

Certes, le quartier a beaucoup changé depuis le temps où le jeune Leny Escudero y exerçait le métier de carreleur avant d’écrire Pour une amourette qui passait par là. Cependant, si la poésie du vieux faubourg a cédé la place à celle plus urbaine des murs, l’esprit de lutte demeure. Vous l’aurez remarqué en parcourant mon petit billet d’images.

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 22 novembre, 2011 |6 Commentaires »
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