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L’accent circonflexe est mort, vive l’accent circonflexe!

C’était un mercredi pluvieux. Les mouvements de grève et les manifestations de colère des chauffeurs VTC et des agriculteurs bretons embouteillaient Paris et sa périphérie. Bref, un jour à ne pas mettre le nez dehors.
Quelques têtes (bien ?) pensantes ne trouvèrent rien de mieux pour mettre un peu de couleur à ce matin maussade, que d’annoncer la mort de l’accent circonflexe.
Les Français, la tête déjà farcie par l’embrouillamini de la question de la déchéance nationale, exaspérés même au point de s’en désintéresser, crurent un instant que cet encart nécrologique glissé discrètement dans l’actualité du jour était une blague de carnavaux, pardon de carnavals.
D’où émanait-il d’ailleurs ? Contactée par le journal Le Monde, la ministre de l’Éducation nationale fit mine de ne pas comprendre : il ne s’agissait pas d’une réforme mais d’une simple mise à jour des manuels scolaires à partir d’un texte de 2008. L’Académie française y alla aussi de son communiqué pour affirmer qu’elle n’avait jamais rien imposé dans l’affaire.
Bref, « c’est pas moi, maitresse », ce n’étaient les ognons de personne précisément ! En tout cas, il y en a un qui n’a pas perdu de temps, ainsi, le correcteur orthographique de mon ordinateur est resté impassible devant mon audace post-moderne d’écrire les mots en gras ci-avant.
Bon, cela ne s’est, probablement, pas passé comme je le raconte, mais c’est un peu ce que l’on ressent ! En attendant le prochain remaniement ministériel, pourquoi ne pas donner quelques coups de canif à notre belle langue française.
« L’orthographe ? moi, je la trouve très bien telle qu’elle est. J’ai toujours été bon, vous comprenez. D’ailleurs, il n’ y a pas tellement longtemps, tout un chacun était à peu près bon. À douze ans (de mon temps) puis à quatorze, âges successifs du certificat d’études primaires, chaque Français savait écrire correctement sa langue, même s’il butait sur quelques malicieuses vacheries surgies sous le pied çà et là, comme « châtaignier », « silhouette », « chausse-trape » ou « chariot », qui mettaient un peu de piment dans la page d’écriture et faisaient de la plus bucolique des lettres d’amour une aventure aussi semée d’embûches qu’un roman de chevalerie. Ne me parlez pas de « pou », « hibou », « joujou » et de leur « x » au pluriel, non plus que de « festival », « carnaval », « naval » et compagnie, dont justement la bizarrerie même mobilise l’attention et fait qu’on risquera plutôt de coller au pluriel un « x » à verrou qu’un « s » à hibou … Car notre esprit est ainsi fait que l’anormal pique notre curiosité et se fixe mieux dans la mémoire. Les verbes irréguliers anglais sont ceux qu’on retient le plus vite, parce qu’irréguliers, justement. »
Ce n’est pas de moi mais j’adhère complètement au propos du regretté François Cavanna, fils d’immigré des Ritals, anar provocateur de Charlie-Hebdo (dont il fut le fondateur), et surtout, en la circonstance, jaloux de la langue française comme on l’est d’une femme aimée.

Mignonne allons voir si la rose

Il la défend, la vénère même avec tellement de talent et de truculence que, pour nourrir ce billet, je puiserai sans doute encore dans Mignonne, allons voir si la rose … (premier vers d’un célèbre poème de Ronsard), un livre qu’il écrivit, en 1989, pour déclarer son amour au français.
Coïncidence probablement pas fortuite, il y avait donc anguille sous roche, ce savoureux ouvrage était sous presse tandis que se profilait cette fameuse réforme de l’orthographe qu’on nous ressert un quart de siècle plus tard.
En effet, le texte à l’origine de nos « mots de tête » émane du Conseil supérieur de la langue française (mis en place par Michel Rocard, Premier ministre de l’époque), on a donc trouvé un coupable. Il avait été publié dans les « Documents administratifs » du Journal officiel le 6 décembre 1990. Étant donné la mission de défense et d’illustration de la langue française assignée à l’Académie par son fondateur, il était naturel que Maurice Druon, secrétaire perpétuel à cette date, fût étroitement associé à la préparation de ce rapport. Alors qu’elle ne disposait pas encore du texte du rapport, l’Académie, dans sa séance du 3 mai 1990, fut informée des idées directrices du projet, dont elle approuva l’inspiration et le principe.
Ce qui est assez cocasse, c’est que parmi ceux qui appartinrent, à l’époque, à cette commission chargée de plancher sur des « rectifications orthographiques », on relève les noms de Bernard Pivot, populaire animateur des fameuses Dictées télévisées et des émissions Apostrophes et Bouillon de culture, et de Erik Orsenna, romancier et académicien, auteur de plusieurs ouvrages La grammaire est une chanson douce, La Révolte des accents et La Fabrique des mots, bref deux vrais amoureux de la langue française qui sont d’ailleurs restés très discrets dans la tempête médiatique de ces derniers jours.
En ce qui me concerne, alors que la réforme était encore au placard, j’avais exprimé mon amour de l’orthographe et mon indignation de la voir parfois bafouée ou maltraitée, dans un précédent billet en date du 15 février 2014 : http://encreviolette.unblog.fr/2014/02/15/au-bon-temps-des-dictees/
Pour commenter sur un mode autant taquin que subtil, les fantaisies de notre langue, je citerai volontiers le savoureux article pamphlétaire Je suis orthographe que rédigea Philippe Sollers en 1989 : « Oui, il y a une rectification à faire, et c’est, comme le voulait Littré, de reprendre le mot d’orthographie au lieu d’orthographe ».
Le géographe étudie la géographie, un biographe rédige une biographie, un démographe pratique la démographie … donc logiquement, celui ou celle qui se conforme correctement à l’orthographie devrait être un orthographe ! Oui, mais voilà, le français n’est pas logique, ainsi l’orthographe ne désigne pas la personne mais la science que certains contempteurs eurent vite de qualifier de science des ânes. À moins que l’âne ne fût, tout bêtement, sinon un mangeur de son du moins un bouffeur de lettre, un imprimeur inattentif qui, autrefois, aurait omis le i d’orthographie car c’est bien le mot orthographia dont nous avons hérité du latin !
Le français n’est certes pas une langue figée. Certains d’entre vous se souviennent peut-être qu’au collège, le professeur de Lettres, perfectionniste ou un tantinet sadique (vous choisissez), inscrivait dans le programme des récitations, la célèbre Ballade des dames du temps jadis de François Villon avec les traits de la langue mouvante du XVe siècle :

« Ou est la tres saige Esloÿs,
Pour qui chastré fut et puis moyne
Piere Esbaillart a Saint Denys ?
Pour son amour eust ceste essoyne.
Semblablement, ou est la royne
Qui commanda que Buridan
Fust gecté en ung sac en Saine ?
Mais ou sont les neiges d’antan ? … »

Dans ma jeunesse, Georges Brassens me facilita l’apprentissage du poème en déposant sa musique sur les vers modernisés.
Souvenez-vous aussi de Jason, le cestuy-là de Du Bellay qui conquit la toison d’or avant de revenir vivre entre ses parents le reste de son âge !
Même si ces formes anciennes nous compliquaient la tâche, nous étions surpris et fiers de nos quelques rudiments de vieux françoué.
Au Moyen-Âge, la langue française était en réalité constituée d’une multitude de dialectes variant considérablement d’une région à l’autre, les parlers d’oïl au Nord, les parlers d’oc au Sud, la langue d’oïl s’imposant progressivement sous la monarchie capétienne.
Pour être plus proche de la réalité, la France était un pays bilingue, une grande partie de la population parlant une langue dite vulgaire (qui est cependant celle de chefs-d’œuvre comme la Chanson de Roland, le Roman de Renart et le Roman de la Rose), une petite minorité constituée des moines, clercs et savants pratiquant le latin.
On situe globalement l’extension et la généralisation de l’usage du français en 1539 lors de la proclamation de l’ordonnance de Villers-Cotterets par François Ier : « Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l’intelligence des mots latins contenus dans lesdits arrêts, nous voulons dorénavant que tous arrêts, ensemble toutes autres procédures, soit de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soit de registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploits de justice, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties, en langage maternel français et non autrement. »
C’est dans le même esprit que Richelieu fonda l’Académie française en 1635 pour « donner à l’unité du royaume forgée par la politique une langue et un style qui la symbolisent et la cimentent ».
Tant qu’à plonger dans les profondeurs de l’Histoire, je vous offre en prime ce petit cours enseigné par Cavanna avec sa langue fleurie :
« Quand, en cette mémorable année 1066 presque aussi fameuse pour l’écolier que 800 et 1515, Guillaume le Bâtard, qui n’était pas encore le Conquérant, s’embarqua avec ses barons, rudes estafiers pour aller conquérir l’Angleterre et donner à sa femme Mathilde, un sujet de broderie qui occuperait ses doigts de fée jusqu’à l’extrême vieillesse, quand, donc, il s’embarqua, Guillaume , vigoureux quoique illégitime rejeton de la tige du Viking Rollon, parlait français, exclusivement français, français de Normandie, et toute sa joyeuse bande aussi. Son aventure, ayant eu l’heureuse issue que nous enseigne l’Histoire, Guillaume, que nous pouvons désormais surnommer le Conquérant, partagea son tout neuf royaume d’outre-Manche entre ses vaillants, et l’Angleterre désormais parla français, plaise ou non, tout au moins sa caste dirigeante », d’autant plus naturellement qu’aucune langue officielle n’existait alors sur la terre des Angles.
À partir du règne de Guillaume et jusque après la guerre de Cent ans, la langue officielle de la Grande-Bretagne fut le français. La cour et les seigneurs locaux ne parlaient que le français, les décrets royaux promulgués en français, l’enseignement était donné en français ou en latin. Jusqu’à Richard II, le français fut la langue maternelle des rois d’Angleterre.
Si le roi de France avait finalement perdu la guerre de Cent ans, le monde entier, à l’heure actuelle, parlerait français. Si Jeanne d’Arc était resté sagement à garder ses moutons au lieu de vouloir bouter l’ennemi hors de France, le français occuperait dans le monde la place que tient l’anglais, nous ne suerions pas sur les listes de verbes irréguliers et … Le Pen n’aurait pas de vierge symbolique. Saleté de pucelle !
Depuis l’époque de Henry V, roi d’Angleterre de 1413 à 1422, la devise de la monarchie britannique est même d’origine française : Dieu et mon droit.
Force est de reconnaître que les quatre pour cent de notre orthographe affectés par les « rectifications » pèsent bien peu à l’échelle de l’évolution gigantesque de notre langue au cours des siècles.
Malgré tout, comme Cavanna, je l’aime bien notre orthographe, et ce serait sympa de la conserver intacte encore deux bonnes décennies, rien que pour moi, le temps que j’achève mon séjour sur cette terre, les académiciens sont immortels, eux.

Chroniques de La Montagne

Alexandre Vialatte ne suggérait pas autre chose dans les délicieuses chroniques qu’il délivrait dans le quotidien auvergnat La Montagne :
« La grammaire est, après le cheval, et à côté de l’art des jardins, l’un des sports les plus agréables. Il faut toujours garder un vice pour ses vieux jours. La grammaire est l’un des meilleurs. Je serais assez d’avis, avec Audiberti, que l’orthographe est toujours trop simple, il y aurait intérêt à compliquer ses règles … Quand on est amoureux de la langue, on l’aime dans ses difficultés. On l’aime telle quelle, comme sa grand-mère. Avec ses rides et ses verrues. Avec son bonnet tuyauté qui donne tant de mal à la repasseuse. On ne veut pas la faire visager. On la trouverait méconnaissable. Et en serait-elle plus belle ? On ne sait jamais d’avance. Il y a des expériences qui ratent… »
Déjà que Cavanna, encore lui, ne se consolait pas du remplacement de l’apostrophe au charme suranné de grand’mère par un banal trait d’union.
Dire, ma bonne dame, qu’il faille que ce soit un Rital qui nous fournisse de savoureux arguments pour continuer à nous servir de la bonne langue française :
« Je ne sais trop à quoi ressemblent les patronymes grecs dans la langue d’origine, et je préfère ne pas le savoir. Ils sont venus jusqu’à moi tels qu’en bon parler de cheux nous les siècles naïfs les changèrent, et c’est si beau, si merveilleusement harmonieux, cela sonne si juste, qu’il est impossible qu’ils aient été plus réussis en leur originelle, naturelle et vraie de vraie version …
Qu’était en grec Andromaque ? Qu’importe ! C’est en français qu’elle s’est accomplie pleinement … Andromaque, a-q-u-e, c’est là qu’elle triomphe, la brune indomptable, là que son adorable profil prend toute sa séduction et toute sa majesté, oui, là même, par la magie de cet « e » muet qui tendrement féminise l’emphase du « a » sonore. Andromaque, c’est la douleur et la passion, c’est la veuve sublime, de par son deuil même désirable, si désirable … Andromaque, quand on a quinze ans, c’est la mère du copain, une de ces mères aux longues jambes et au chignon bien tiré. Nous sommes tous des Pyrrhus aux pieds d’Andromaque … »
Intarissable notre moustachu ! Il n’y a pas photo, entre Andromaque et Goldorak ! Il est vrai qu’un Italien dès qu’on lui parle d’amour et du vin … Et il continue :
« Agamemnon et Clytemnestre … Quand ces deux-là faisaient l’amour, quel entrechoc de syllabes sonores ! Quel raffut dans le palais de marbre !
En quelle autre langue, ces noms pourraient-ils être aussi beaux ? Là, l’orthographe non phonétique crée du sublime. Les sons tombent à plat si tu n’as pas en même temps la vision du mot. C’est le mot, le mot écrit, qui fait surgir la femme ou le guerrier. Ton œil voit le mot, il ne le déchiffre pas, ne l’épelle pas, mais le survole, d’un coup le reconnaît comme on reconnaît un visage, et voilà : elles sont là, immenses, verticales, terribles, les héroïnes, terribles et femmes, éperdument … »
Vialatte, encore, ne dit pas autre chose : « Les mots d’une langue ont une physionomie ; on peut même dire qu’ils en ont deux : l’une sonore et l’autre graphique entre lesquelles le temps, l’usage, les habitudes ont créé des correspondances qu’on ne détruit pas impunément. L’orthographe purement phonétique défigure à tel point le langage qu’il faut longtemps pour retrouver le sens de la phrase. On la déchiffre comme un rébus … »
C’est sans doute pour cela que vous êtes chagrinés de la cure d’amaigrissement imposée au mot nénuphar emblématique de la réforme.
Sans que vous puissiez croire en une sympathie de ma part à l’égard de ce changement, il faut savoir tout de même que l’Académie française a écrit nénufar de 1762 jusqu’à la huitième édition de son Dictionnaire en 1935. La préconisation de revenir à cette écriture trouve sa justification dans l’origine arabo-persane du mot alors que le digramme ph correspond au phi du grec ancien. Voilà donc la première victime de la déchéance des binationaux et, en cette époque sensible, la maladresse de stigmatiser inutilement une origine !
Ne culpabilisons pas trop hâtivement, il y eut bien pire, ainsi à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1931, une chanson très populaire interprétée par Alibert qui racontait l’histoire d’un « p’tit négro qui avait du r’tard » nommé Nénufar (avec un f) partant à la conquête des belles Parisiennes. Elle portait même le sous-titre de Marche de l’Exposition coloniale : racisme affiché et humour douteux, voyez que ce n’était pas toujours mieux avant !

La grenouille de La Fontaine qui avait des rêves d’opulence serait-elle en équilibre instable sur le nénuphar rachitique anémié de son taux de ph ? Balzac dans La Comédie humaine et Chateaubriand dans Le Génie du Christianisme optèrent pour le nénufar.
Certes, les deux orthographes vont cohabiter. Je pense même que le nénuphar a encore de beaux jours au moins auprès des écoliers admiratifs des nymphéas de Claude Monet !
Par contre, pour ce qui est des ognons, nul besoin de les (é)peler, mes yeux pleurent déjà.

CanardCirconflexe Charlie Hebdo

L’accent circonflexe me rend perplexe, du moins sa suppression partielle. Cavanna, viens à mon secours !
« Ces accents circonflexes, coquins petits chapeaux posés comme des ex-voto au-dessus d’une lettre pour conserver le souvenir d’une compagne disparue : « carême », « mêler », « tâche », « impôt » … Je ne sais pas si c’est pour ces coquetteries que j’aime le français, j’ai bien d’autres raisons de l’aimer, mais il me semble que je l’aimerais moins sans elles, et je sais avec certitude que je souffrirai beaucoup si, maintenant que j’y ai pris goût, on me les supprime. »
Pour faire le savant, l’accent circonflexe (collage d’un accent aigu et d’un accent grave) est l’un des cinq signes diacritiques utilisés en français (avec les accents aigu et grave, le tréma et la cédille). Il a pour fonction principale de coiffer les voyelles de certains mots homophones ou d’indiquer la disparition de certaines lettres du français ancien. Clin d’œil toponymique, Cavanna, si ému devant cet accent, habitait un hameau de Seine-et-Marne nommé Forest, subsistance d’une ancienne forêt.
L’accent circonflexe est assez récent puisqu’il fut adopté par l’Académie seulement en 1740, après avoir été vigoureusement décrié et placé au centre de vives polémiques de puristes pendant deux siècles. Il était alors considéré comme le signe même de l’innovation et de la modernité de la langue française tout en étant refusé et moqué par les tenants de l’orthographe traditionnelle. En cette France catholique d’avant 1700, il ne fallait pas prononcer le mot circonflexe sous prétexte que les imprimeurs hollandais (la famille Elzevier), tous protestants, éditaient des œuvres en français justement avec cet accent. Voilà comment cet accent si progressiste, pour ne pas dire gauchiste, est devenu terriblement conservateur de nos jours !
J’avoue que cela me chagrine d’être possiblement catalogué comme réac (ou « vieux con » allez-y), mais renoncer en plus à laisser choir, comme je le fais depuis plus d’un demi-siècle, le chapeau de cime dans l’abîme, ça me trouble « grave » (expression de rajeunissement !).
Je n’ai aucune prétention, ni compétence, pour argumenter mot à mot sur les bienfaits ou non de l’accent circonflexe, mais il faudra que l’on m’explique en quoi nous faciliterons la tâche des élèves en faisant cohabiter un fruit mûr et une poire mure. Ils attendront peut-être que cette dernière soit blette pour contourner la difficulté ! Et pour ne pas lui compliquer la vie, je n’irai plus dans les ronciers autour de chez moi, cueillir des mûres mures avec ma petite fille ! « Il est sûr », «êtes-vous sure ?», je n’ai aucune certitude mais je crois bien que le circonflexe vous snobe désormais, mesdames !
Bon, il me semble qu’on a sauvé d’un élagage intempestif l’imparfait du subjonctif dont il me plaît de truffer parfois mes billets.
Pour détendre l’atmosphère, je file dans le parc de Saint-Cloud avec Hortense, une jeunette de vingt ans, des yeux bleus et un nez en trompette :

« Elle me dit  » Ça colle-t’y ? »
« Ouais » qu’ j’y dis
« Bon » qu’elle dit
Je lui plus, elle me plut
On se plut, nous nous plûmes
Avec rage, sans partage
Nous nous p’lures d’oignons
Je lui plus, elle me plut
On se plut, nous nous plûmes
Un nid d’ plumes sans costume
Et aïe donc, Cupidon ! … »

Bon, cela ne fera pas trop de dégâts phonétiquement car il s’agit là d’une chanson très populaire du début 1900 reprise par Marie-Paule Belle dans les années 1970. Cela ne m’empêchera pas d’aller « plumarder » avec Hortense à l’issue de la promenade.

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Par contre, la question de l’accent circonflexe peut faire naître quelques perles avec le poème en prose L’huître de Francis Ponge, fréquemment proposé aux candidats du bac de français :
« L’huître, de la grosseur d’un galet moyen, est d’une apparence plus rugueuse, d’une couleur moins unie, brillamment blanchâtre. C’est un monde opiniâtrement clos. Pourtant on peut l’ouvrir : il faut alors la tenir au creux d’un torchon, se servir d’un couteau ébréché et peu franc, s’y reprendre à plusieurs fois. Les doigts curieux s’y coupent, s’y cassent les ongles : c’est un travail grossier. Les coups qu’on lui porte marquent son enveloppe de ronds blancs, d’une sorte de halos.
A l’intérieur l’on trouve tout un monde, à boire et à manger : sous un firmament (à proprement parler) de nacre, les cieux d’en dessus s’affaissent sur les cieux d’en dessous, pour ne plus former qu’une mare, un sachet visqueux et verdâtre, qui flue et reflue à l’odeur et à la vue, frangé d’une dentelle noirâtre sur les bords.
Parfois très rare une formule perle à leur gosier de nacre, d’où l’on trouve aussitôt à s’orner. »
En fait cette réforme de l’orthographe, d’ailleurs déjà presque désavouée par Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, irrite parce qu’elle semble surgir pour de médiocres raisons, à savoir elle donne l’impression d’une « simplification » à l’usage d’élèves qui ne lisent jamais de littérature, qui liront de moins en moins, qui n’écrivent guère, sinon des sms et tweets rédigés phonétiquement, afin qu’ils puissent un jour décrocher un bac. « C Kler ? » ! D’ailleurs, ils écrivent hashtag correctement, sans aucun problème, comme quoi lorsqu’ils veulent …  Le logeur de l’appartement de Saint-Denis où se replièrent des terroristes du 13 novembre 2015 fait de l’humour involontaire en écrivant au juge: il ne veut pas être le « bouquet missaire » dans cette affaire!
Cavanna était plus virulent voire violent que moi : « Je sais, c’est très mal porté de dire ça, au jour d’aujourd’hui. L’orthographe est un instrument de torture forgé par la classe dominante pour snober les croquants, la grammaire un galimatias insultant toute logique et toute cohérence, la langue française dans son ensemble un tas de boue juste bon à entraver l’essor de la pensée. Voilà comme on doit causer, qu’on le veuille jeune loup dans le vent ou contestataire bon teint. Allez vous faire foutre ! Le français est la plus amusante, la plus scintillante, la plus stimulante pour l’esprit et l’imagination de toutes les langues qu’il m’a été donné de connaître avec quelque intimité. Tas d’imaginations débiles que vous êtes, bandes de feignasses à qui il faut tout mâcher, saletés de sociétaires de la Comédie Française qui supprimez les « e » muets dans les alexandrins, si vous saviez, petits cons, ce qu’on peut se marrer avec des virgules et des passés simples (que vous appelez « imparfaits du subjonctif », en vous croyant malins !), si vous saviez ! Plus qu’avec une guitare, merdeux, bien plus ! Et sans faire chier les voisins. »
J’essaie parfois de rassembler mes derniers neurones pour me souvenir de mon bon vieux temps des dictées, et surtout comprendre pourquoi l’orthographe ne constitua jamais pour moi un instrument de torture. Il y avait le temps de l’école évidemment, mais il y avait également le temps de la lecture à la maison des romans de Maurice Genevoix, Louis Pergaud, Alexandre Dumas, Pagnol, ou encore, oui, oui, la légende des cycles contée par Antoine Blondin et Abel Michea dans L’Équipe ou Miroir-Sprint. Chaque année, à l’approche du Tour de France, je vous en offre quelques morceaux choisis. Gamin, j’ai su vite écrire correctement le mot dithyrambe, je sais même qu’il est du genre masculin !
J’y pense maintenant, au fait, que vais-je faire de la dictée de Prosper Mérimée encadrée avec une collection de plumes dans mon entrée (voir photo dans l’avant-propos du blog) ?
« Pour parler sans ambiguïté, ce dîner à Sainte-Adresse, près du Havre, malgré les effluves embaumés de la mer, malgré les vins de très bons crus, les cuisseaux de veau et les cuissots de chevreuil prodigués par l’amphitryon, fut un vrai guêpier.
Quelles que soient et quelque exiguës qu’aient pu paraître, à côté de la somme due, les arrhes qu’étaient censés avoir données la douairière et le marguillier, il était infâme d’en vouloir pour cela à ces fusiliers jumeaux et mal bâtis et de leur infliger une raclée alors qu’ils ne songeaient qu’à prendre des rafraîchissements avec leurs coreligionnaires… »
Avec le nouveau charcutage orthographique, on dégustera plutôt désormais un cuisseau de chevreuil à la sauce grand veneur, je suis vraiment « vénère », Maurice Genevoix et Paul Vialar doivent se retourner dans leur tombe, souvenez-vous La dernière harde et La grande meute.
Plutôt que m’exciter, on va achever ce billet avec Alexandre Vialatte :
« Et c’est d’ailleurs probablement le but des réformes qui visent à supprimer le souvenir de ce que sut l’homme en ne lui laissant pour tout potage que la connaissance limitée de quelques philosophes d’aujourd’hui et de quelques journaux dirigés. N’en sachant pas plus long, l’ « imprégné », le « matraqué », l’ « intoxiqué » n’aura plus de sens critique. Il acceptera le joug sans peine. Ce sera la fin de la liberté, la dictature de la sottise, le règne total d’une tyrannie sans opposant…
… Que restera-t-il d’écrivains, de public, de littérature, de juges sérieux des choses de l’art et de la culture dans une génération composée d’ « imprégnés » ?
Surtout si ce sont des « imprégnés » qui se mêlent de « simplifier » les choses. J’en ai un exemple éclatant. Celui d’un grammairien « imprégné » qui avait « simplifié » la grammaire à l’usage des analphabètes. Il enseignait, aux cours du soir, les illettrés dans les casernes. Ce devait être aux environs de 1910. J’extrais de sa magnifique brochure cette belle règle qui laisse rêveur : « Il n’y a que les verbes en insse qui s’écrivent insse (que je vinsse, que je tinsse), à l’exception de « je pince », « je rince », « je grince », parce que ce sont des verbes en er. »
Voilà ce que donne l’imprégnation. De qui se moque-ton ? »
Plein d’humour et anti conventionnel, Alexandre Vialatte achevait traditionnellement ses chroniques du quotidien La Montagne par cette chute, sans aucun rapport avec le sujet : « Et c’est ainsi qu’Allah est grand. »
Ce ne peut évidemment pas être ma conclusion même pour quelques terroristes de la langue française qui ne réussiront qu’à embrouiller plus encore les pauvres écoliers ainsi que leurs maîtres.
Quelle sera la norme dans la rédaction des lettres de motivation ? Selon que vous choisirez l’orthographe ancienne ou nouvelle, décèlera-t-on en vous des aptitudes pour être rond-de-cuir ou cadre d’une start-up ? En attendant, des ceusses qui se frottent les mains, ce sont les éditeurs de manuels scolaires qui appliqueront la réforme dès la rentrée 2016 !
Ici, tolérez que je continue à écrire … comme avant !

Publié dans:Ma Douce France |on 19 février, 2016 |2 Commentaires »

Saint-Béat, un village qui ne laisse pas de marbre

« Après une dernière plantation de jeunes peupliers que la rivière dépasse avec entrain, les deux hautes falaises se resserreront pour former le couloir courbe où la Garonne s’enfonce sans retenue, en creusant la paroi de pierre qui se précipite devant elle. Au fond de ce sillon, un village allongé occupera l’étroit passage forcé entre ces deux parois vertigineuses. Les façades sembleront monter de l’eau lancée au ras de leurs fondations, dressées le long du cours tumultueux qui me pousse à leur pied. Les balcons seront déserts. Les fenêtres fermées. Sur l’autre rive, une place s’élargira en surplomb d’un muret de maçonnerie, sous une Vierge blanche. Aussitôt, une tour carrée se lancera à mi-hauteur, derrière le bouquet d’arbres levés au-dessus des ardoises des toits. Le virage se poursuivra, encerclant les habitations sans découvrir de quai, ni hôtel sur la berge.
Enfin un pont sera jeté sur mon passage. Une arche unique de pierre dure, sans culée où accoster, une voûte large et basse que l’eau en crue comblera jusqu’au sommier, dans le vacarme de son bouillonnement…
… Plus haut dans la nuit, les pentes grises de deux larges rampes de béton inclinées en guise de seuil, un déversoir abrupt et la travée d’une passerelle métallique annonceront un petit canal en contrebas, creusé pour détourner une partie du flot vers une nouvelle installation électrique. À peine habitué à l’ombre qui m’entourera, je me lèverai sans bruit. Je m’avancerai quand la lune, presque pleine, ronde, pâle, se dégagera des nuages. Sa lueur blafarde viendra éclaircir les pentes élevées au-dessus de la trouée fendue par la vallée. Deux immenses saignées blanches s’ouvriront au flanc de la montagne. Deux formes irrégulières et verticales, éclatantes dans la pénombre, se découperont de part et d’autre sur la masse très sombre, à peu près noire, du versant où elles auront été creusées. Elles dessineront deux hautes vagues, immobiles, symétriques. La plus proche, la plus haute aussi, se prolongera jusque derrière le bosquet d’arbres qui vient souligner la berge. Un voile de poussière, un dépôt de poudre fine et opaline, éclaircira leurs feuilles. Je traverserai le fourré pour découvrir, après avoir escaladé le muret qui contient la rivière, au-delà de la route, de grands entrepôts jaune et vert, blanchis de sable aussi, des engins de chantier alignés, des chenilles de fer, des cabanes et des ateliers au centre d’une vaste carrière blanche et lumineuse, ouverte sous le ciel encore nocturne qu’elle parviendra à éclairer. Je marcherai sur un tapis de poudre, une farine, un sable sans grain, scintillant et crissant sous mes pas. Une plage de sable fin, sur le bas-côté de la route qui conduit à la carrière de Saint-Béat. Le portail sera verrouillé, et je devrai me contenter d’imaginer qu’on en extrait un marbre immaculé poli en blocs réguliers pour illuminer la nuit au clair de lune… »
Je tire cette description extrêmement fouillée de La traversée de la France à la nage, l’étonnant livre de Pierre Patrolin (éditions P.O.L). L’auteur eut la curieuse idée de remonter du Sud-Ouest à Paris en se coulant dans les innombrables voies d’eau qui irriguent le corps de notre douce France. Il en résulte sept-cent-vingt pages d’une écriture limpide qu’on pourrait craindre ennuyeuse au départ. « Comme le baigneur entrant dans l’eau froide, vous avancerez un doigt de pied prudent, puis un mollet frileux, avant de vous retrouver immergé, presque sans vous en rendre compte, dans le flot calme de cette écriture majestueuse ».

Carte postale Saint-Béat

Pour ce billet, en cette période hivernale, je ne vous demande pas de faire trempette avec lui mais juste de déambuler en ma compagnie dans les rues de Saint-Béat, une petite commune de moins de quatre-cents habitants, située dans le département de la Haute-Garonne, à quelques kilomètres de la frontière espagnole. La Garonne naît eu peu plus haut en amont, dans le Val d’Aran, précisément dans le massif de la Maladeta.
Lové dans un étroit méandre de la vallée encaissée entre les montagnes pyrénéennes, Saint-Béat portait le nom à l’époque romaine (75 avant J.C) de Passus Lupi, un passage juste suffisant pour les loups.

Saint-Béat loups blog

Il semblerait que ce soit au IXe siècle, ayant reçu de Charlemagne les reliques de Saint Béat et Saint Privat, que les habitants optèrent pour le premier. Cela vous laisse plus circonspect que … béat d’admiration
Béat, quésaco ou qu’es aquò (en occitan d’origine) ? Saint Béat serait né en Italie au IIIe siècle de parents nobles et riches. Touché par la grâce, souhaitant vivre dans l’humilité et la pénitence, il quitta la maison paternelle et passa en Gaule en habits de mendiant. Se serait-il dirigé d’abord vers la source de la Garonne, il est plus connu pour son évangélisation du pays carnute, notre Beauce actuelle. Il aurait vécu en ermite à Vendôme où il fabriquait des paniers de joncs pour subsister. En aurait-il été chassé par les Barbares, en tout cas, on trouve sa trace dans la région de Laon où ses fidèles convertis transformèrent sa sépulture en lieu de pèlerinage. On lui attache parfois une légende selon laquelle il eut maille à partir avec un dragon si énorme qu’en buvant, il asséchait le Loir (sans e, un affluent de la Sarthe et donc sous-affluent de la Loire avec e, vous le savez depuis le billet précédent évoquant le Loir-et-Cher si … cher à Michel Delpech !). Béat aurait étranglé le monstre avec son chapelet, exploit qui ne me plonge cependant nullement dans une quelconque béatitude.
Ou autrement dit, me laisse de marbre, une réaction beaucoup plus en phase avec le profil géologique de la petite cité pyrénéenne.
Le marbre est une roche métamorphique dérivant du calcaire, très présente dans cette vallée de la Garonne où l’orogénèse pyrénéenne fut particulièrement active.
Ses carrières furent exploitées dès l’Antiquité. Ainsi le Trophée Augustéen exposé au musée départemental de Saint-Bertrand-de-Comminges (l’antique Lugdunum), non loin de là, est un monumental assemblage de sculptures en ronde-bosse dans le marbre blanc de Saint-Béat. Il fut élevé probablement à la fin du premier siècle avant notre ère à la gloire de l’empereur Auguste après ses victoires sur les Aquitains en Gaule du Sud, ainsi que sur les Cantabres et les Astures en Hispanie.

trophee augustéen blog

Le Musée Saint-Raymond de Toulouse conserve aussi un certain nombre de bas-reliefs antiques et d’autels votifs en ce matériau. Dans la crypte de l’abbaye Saint-Victor de Marseille, on peut encore admirer le sarcophage du moine Jean Cassien en marbre de Saint-Béat, datant du Ve siècle.

sarcophage-st-cassien

Sous le règne de Louis XIV, on utilisait majoritairement l’inégalable marbre de Carrare pour la statuaire du château de Versailles, mais suite à la défaite de la guerre de la Ligue d’Augsbourg, (était-il trop coûteux ou était-ce pour faire la nique à Victor-Amédée II de Savoie, un des belligérants ?) il fut remplacé par le marbre de Saint Béat.
De nos jours, neuf carrières sont exploitées par la société Onyx et Marbres Granulés (OMG). Elles déclinent plusieurs variétés de couleurs telles le blanc de Lez, un blanc bleuté et le turquin, un marbre gris bleuté.
Chaque année, en juillet, un festival de la sculpture et du marbre est organisé à Saint-Béat pour mettre à l’honneur la spécialité locale autour d’expositions, ateliers et stages.
« Il y a dans les blocs de marbre des images somptueuses ou fondamentales si tant est que notre génie soit capable de les en arracher. Tout ce qu’un grand artiste peut concevoir, le marbre le renferme en son sein ; mais il n’y a qu’une main obéissante à la pensée qui puisse l’en faire éclore. L’effet ici l’emporte sur la cause, et l’art triomphe sur la nature même. Je le sais, moi, parce que la sculpture ne cesse d’être une amie fidèle, tandis que le temps, chaque jour, trompe mes espérances. »
En musardant dans la commune, mais aussi dans les villages voisins, on peut appréhender cette citation de Michel Ange et admirer quelques œuvres monumentales primées lors de précédentes manifestations.

Saint-Béat ours blog

Je ne manque pas de le faire au retour de mes emplettes en alcools (une sangria extra notamment) et tabac (même si je ne fume pas !), à deux lieues de là, au-delà de la frontière espagnole.
« La taille directe est la vraie route de la sculpture mais ça n’est pas le bon chemin pour ceux qui ne savent pas marcher » déclarait le célèbre artiste Brancusi dont l’atelier est reconstitué à l’identique au Centre Pompidou.
Alors marchons ! Mais la promenade n’est pas forcément aisée tant les trottoirs sont parfois étroits le long de la rue principale du village, la Nationale 125, encombrée par le trafic routier intense entre France et Espagne, en attendant l’ouverture prochaine d’un tunnel de déviation. Elle se faufile entre les vieilles maisons de pierre grise et saute d’une rive à l’autre de la Garonne via un pittoresque pont en marbre blanc constitué d’une seule arche sans piles apparentes.

Saint-Béat le  pont blogSaint-Béat pont blog1Saint-Béat halles blog1

En venant de Montréjeau, il suffit de passer le pont pour découvrir sur la placette jouxtant les anciennes halles, deux sculptures emblématiques du lieu.
Le burin de Miroslav Kopecky, un artiste tchèque installé en Ariège, nous conte La Légende de Pyrène.

Saint-Béat Pyrène blog

Avant de prendre le chemin de l’Andalousie et de s’embarquer sur la barque solaire qui l’emporterait vers le jardin des Hespérides, Héraclès (Hercule) traversa les Pyrénées centrales et atteignit la cité basco-ligure du roi Bébryx. C’est dans ces circonstances qu’il rencontra fortuitement la jolie Pyrène rêvant près d’une source. Ce fut le coup de foudre.
Mais condamné par Héra à l’errance et aux amours éphémères, Hercule se remit rapidement en route. Pyrène s’enfuit alors de la cité et croisa en chemin un terrible ours brun (des Pyrénées bien sûr) qui lui déchira le visage et le corps. Certaines versions parlent d’un lion, moins plausible dans la région ( !) et même de bœufs féroces.
Hercule, alarmé par les cris de Pyrène, pour la première fois, interrompit son destin et rebroussa chemin, défiant l’ordre du temps, de l’espace et des dieux, bouleversant les montagnes, renversant monts et vaux, pour secourir sa bien-aimée.
Trop tard ! Hercule prononça ces quelques mots d’adieu : « Afin que ton nom, ma chère Pyrène, soit conservé à jamais par les hommes qui peupleront cette terre, ces montagnes dans lesquelles tu dors pour l’éternité s’appelleront désormais : Les Pyrénées ! » Ainsi serait le mythe fondateur de nos montagnes du Sud-Ouest, non comptabilisé cependant dans les douze travaux d’Hercule.

Saint-Béat halles blog2Saint-Béat Garona blog

À quelques mètres de là, l’artiste Alberto Vall Martinez a imaginé Garona, la Garonne, sous les formes « sculpturales » d’une femme impétueuse se frayant coûte que coûte son passage dans le bloc marmoréen. Elle sera même gironde jusqu’en son estuaire !
Dans un billet du 13 février 2013, m’inspirant d’une chanson d’Allain Leprest, j’avais écrit Gare à la Garonne, dans sa traversée, plus en aval, de Toulouse la ville rose : « Tendrement mais notes à notes, le fleuve nous « nougarote » … »
À Saint-Béat, à peine descendue de sa montagne ibérique, ses sautes d’humeur sont encore plus redoutables, la dernière de sinistre mémoire en date du 18 juin 2013, une crue dévastatrice emportant tout sur son passage, envahissant les maisons et transformant les rues en torrents de boue. Jugez par vous-mêmes (les images à Saint-Béat commencent à 6 min 35 sec) !

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Saint-Béat inondations blog2Saint-Béat in ondations blog

Deux ans après, les plaies de la catastrophe sont encore loin d’être complètement pansées. Cela ne fait qu’accentuer le lent déclin économique de la cité qui contraste avec la prospérité du Val d’Aran voisin où les sports d’hiver et les apéritifs anisés attirent euros et devises.

Saint-Béat halles blogSaint-Béat Victor Cazes blog

La petite place où se tenait autrefois le marché, est dédiée à Victor Cazes, un enfant du pays. Poète en langue occitane, il rima notamment sur Era Rebolto des Baroussens (La Révolte des Baroussais), un mouvement populaire né en 1848 dans la Barousse, une contrée du Comminges située à quelques kilomètres de Saint-Béat. Profitant de la proclamation de la République, fiers de leurs forêts, ils prirent les armes pour combattre la trop grande rigueur du code forestier.

« Hardix ! genx de Maoulioun, d’Esbarech, de Troubach !
Ech moument ei benguch, Paris s’ei reboultach ;
Qu’an accassach ech Rei dab touto sa famillo,
E qu’an metuch ech houce laguens (1) era Bastillo.
Ech palai de Nully, que l’an tout rabatjach,
Pillages è trezors, toutis n’an proufitach.
Anem, goujax, hillem (2) : Bibo ra Republico !!! …
Saoutem toux as fusils, è gahem era pico,
De noste recebur coupem es countrobents … »

« Hardis ! gens de Mauléon, d’Esbareich, de Troubat !
Le moment est venu, Paris s’est révolté ;
On a chassé le roi avec toute sa famille
Et on a mis le feu à la Bastille.
Le palais de Neuilly, on l’a tout ravagé,
Pillages et trésors, tous en ont profité.
Allons, jeunes gens, crions, vive la République !!!
Sautons tous aux fusils et prenons la hache,
De notre receveur coupons les contrevents ;
Mettons en éclats le bureau, mettons-nous tous dedans.
Faisons brûler ses procès-verbaux, toutes les copies
Qu’Ibos signifia, ces derniers jours.
Si Béziade paraît, il le nous faut noyer.
Avec une corde au cou nous l’y pourrons traîner.
Selle, bride, cheval, tout dans l’Ourse.
Qu’il ne se parle plus d’huissiers dans la Barousse.
Commissaires du vin, percepteurs usuriers
Seront tous chassés. Pourquoi tant de métiers ?
Au pont de Palouman allons livrer bataille
Aux gardes forestiers, à toute la noblaille.
Et toi Gouaous Sarradet, toi vaillant Laflingon,
Mettez-vous tous les deux à la tête du bataillon.
Montons au clocher, sonnons les cloches,
Les villages voisins seront nos compagnons.
Baroussais, marchons tous. Allons nous faire donner
Des bois les papiers, chez Vaqué d’Anla.
– « Ici nous sommes envoyés de toutes les communes
Pour que vous nous donniez toutes les procédures
Que vous avez signifiées au citoyen Luscan,
A Goulard, à Dastor du lieu de Barbazan. »
Cet homme de loi se trouva à la fenêtre,
Habile médecin, pour les affaires bonne tête … »

Au cœur du village, renaît une fragile animation ; quelques commerces rouvrent peu à peu suite aux inondations, pas tous, ainsi le bar du Soleil ne brillera plus.

Saint-Béat era maie blogSaint-Béat voûte Roxane blog

Une sculpture de Gloria Coronas, artiste native du val d’Aran, rend hommage à la femme pyrénéenne à l’entrée de la voûte Roxane ainsi baptisée parce que le balcon qui la surplombe aurait inspiré à Edmond Rostand sa célèbre scène du dialogue à trois dans laquelle Cyrano de Bergerac souffle discrètement ses répliques à Christian de Neuvillette pour séduire la belle Roxane.

ROXANE, s’accoudant au balcon
Ah ! c’est très bien.
-Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ?
Auriez-vous donc la goutte à l’imaginative ?
CYRANO, tirant Christian sous le balcon et se glissant à sa place
Chut ! Cela devient trop difficile !…
ROXANE
Aujourd’hui…
Vos mots sont hésitants. Pourquoi ?
CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian
C’est qu’il fait nuit,
Dans cette ombre, à tâtons, ils cherchent votre oreille.
ROXANE
Les miens n’éprouvent pas difficulté pareille.
CYRANO
Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi,
Puisque c’est dans mon cœur, eux, que je les reçois;
Or, moi, j’ai le cœur grand, vous, l’oreille petite.
D’ailleurs vos mots à vous descendent: ils vont plus vite,
Les miens montent, Madame: il leur faut plus de temps !
ROXANE
Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants.
CYRANO
De cette gymnastique, ils ont pris l’habitude !
ROXANE
Je vous parle en effet d’une vraie altitude !
CYRANO
Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur
Vous me laissiez tomber un mot dur sur le cœur !
ROXANE, avec un mouvement
Je descends !
CYRANO, vivement
Non !
ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon
Grimpez sur le banc, alors, vite !
CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit
Non !
ROXANE
Comment… non ?
CYRANO, que l’émotion gagne de plus en plus
Laissez un peu que l’on profite…
De cette occasion qui s’offre… de pouvoir
Se parler doucement, sans se voir.
ROXANE
Sans se voir ?

On pourrait douter de l’anecdote tant le balcon semble banal. Ceci dit, il est vrai que Rostand passa une vingtaine d’étés en villégiature à Luchon, la station thermale voisine. C’est même dans le train pour Montréjeau que son père fit la connaissance de Madame Lee et de sa fille Rosemonde qu’Edmond épousera par la suite. Leur fils Jean, académicien, fut connu notamment pour ses travaux sur la biologie des batraciens.
De l’autre côté de la chaussée, jusqu’à il y a encore quelques mois, ce n’était pas le bonheur de Roxane qu’on vantait mais le Petit bonheur d’Eva qu’on vendait ! Clochemerle-sur-Garonne ! En effet, le boulanger du village, furieux que la communauté de communes nourrît le projet de construire l’office de tourisme à moins d’un mètre de chez lui, décida, en représailles, d’ouvrir un sex-shop au rez-de-chaussée de sa maison. Quel boxon, c’est le cas de le dire : l’artisan proposait ses miches en journée et des « godemiches » à la tombée de la nuit. On est plus près de la Roxanne de Sting qui avait été inspirée au chanteur  par une affiche de la pièce Cyrano de Bergerac dans sa chambre d’hôtel minable à Paris ainsi que par les prostituées sur le trottoir en bas.
Après les inondations, l’office du tourisme élut domicile durant quelques mois, non loin de là, dans la maison natale du maréchal Gallieni, un autre enfant du pays.

Saint-Béat Gallieni plaque blog

L’un des faits d’armes mentionnés sur la plaque rappelle qu’il fut blessé au seuil même de l’auberge Bourgerie devenue la légendaire Maison (puis musée) de la dernière cartouche, à Bazeilles (Ardennes), alors qu’il participait avec la « division bleue » (troupes de marine) du général de Vassoigne à la marche désastreuse menant à la capitulation de Sedan en 1870.

Maison des dernières cartouches blogtableau « Les dernières cartouches » de Alphonse-Marie de Neuville

Dans La débâcle, avant-dernier volume de la série des Rougon-Macquart, Émile Zola évoque quelques épisodes dramatiques de la défense de Bazeilles :
« Les Français occupaient, dans Bazeilles, une position très forte. Bâti aux deux bords de la route de Douzy, le village dominait la plaine ; et il n’y avait, pour s’y rendre, que cette route, tournant à gauche, passant devant le château, tandis qu’une autre, à droite, qui conduisait au pont du chemin de fer, bifurquait à la place de l’église. Les allemands devaient donc traverser les prairies, les terres de labour, dont les vastes espaces découverts bordaient la Meuse et la ligne ferrée. Leur prudence habituelle étant bien connue, il semblait peu probable que la véritable attaque se produisît de ce côté. Cependant, des masses profondes arrivaient toujours par le pont, malgré le massacre que des mitrailleuses, installées à l’entrée de Bazeilles, faisaient dans les rangs ; et, tout de suite, ceux qui avaient passé, se jetaient en tirailleurs parmi les quelques saules, des colonnes se reformaient et s’avançaient. C’était de là que partait la fusillade croissante.
– Tiens ! fit remarquer Weiss, ce sont des Bavarois. Je distingue parfaitement leurs casques à chenille.
Mais il crut comprendre que d’autres colonnes, à demi cachées derrière la ligne du chemin de fer, filaient vers leur droite, en tâchant de gagner les arbres lointains, de façon à se rabattre ensuite sur Bazeilles par un mouvement oblique. Si elles réussissaient de la sorte à s’abriter dans le parc de Montivilliers, le village pouvait être pris. Il en eut la rapide et vague sensation.
Puis, comme l’attaque de front s’aggravait, elle s’effaça.
Brusquement, il s’était tourné vers les hauteurs de Floing, qu’on apercevait, au nord, par-dessus la ville de Sedan. Une batterie venait d’y ouvrir le feu, des fumées montaient dans le clair soleil, tandis que les détonations arrivaient très nettes.
Il pouvait être cinq heures.
– Allons, murmura-t-il, la danse va être complète.
Le lieutenant d’infanterie de marine, qui regardait lui aussi, eut un geste d’absolue certitude, en disant :
– Oh ! Bazeilles est le point important. C’est ici que le sort de la bataille se décidera.
– Croyez-vous ? s’écria Weiss.
– Il n’y a pas à en douter. C’est à coup sûr l’idée du maréchal, qui est venu, cette nuit, nous dire de nous faire tuer jusqu’au dernier, plutôt que de laisser occuper le village. ».
Saint-Béat fut témoin d’autres batailles beaucoup plus dérisoires et pacifiques, c’est d’ailleurs comme cela que dès mon très jeune âge, je sus que Joseph Gallieni y était né, en écoutant à la TSF les reportages de Georges Briquet sur la route du Tour de France. Le journaliste ne manquait jamais en homme de culture d’y faire référence lorsque les coureurs y passaient.
Bagnères-de-Luchon a accueilli une cinquantaine de fois des arrivées d’étapes de la prestigieuse épreuve cycliste, et donc Saint-Béat, situé au bas du col de Menté et non loin de celui du Portillon, a été maintes fois traversé.
Le lundi 12 juillet 1971 reste gravé dans la mémoire des vieux Saint-Béatais, j’ai déjà évoqué l’épisode dans un ancien billet (voir Les cols buissonniers en Pyrénées du 3 avril 2008). Ce jour-là, les coureurs de la grande boucle reliaient Revel à Luchon avec le franchissement des cols de Portet d’Aspet, de Menté et du Portillon. Le plus français des espagnols Luis Ocaña (expatrié dans les Landes) possédait le maillot jaune avec une confortable avance de plus de sept minutes qui rendait plus que probable son succès final à Paris, mettant fin ainsi à l’hégémonie presque ennuyeuse de l’immense et quasi imbattable Eddy Merckx. C’est alors que quelques centaines de mètres après s’être engagé dans la descente du col de Menté, sous un véritable déluge, le fier castillan rata un virage en épingle à cheveux. Sévèrement touché, il fut contraint à l’abandon. Une plaque rappelle ce haut fait d’armes de la légende des cycles.

chute Ocana blogplaque Menté ocana blog

Voici comment l’incomparable Antoine Blondin relata l’épisode sans sa chronique du journal L’Équipe :
« Au moment où l’arc-en-ciel s’annonça, Ocaña gisait dans l’ambulance, et les habitants de Saint-Béat applaudissaient, en pleurant, au passage de son convoi terriblement silencieux. Nous plongions alors vers cette frontière montagnarde, amicale et complice, de part et d’autre de laquelle on parle déjà l’espagnol en France, encore le français en Espagne, à l’image de celui qui s’en allait en emportant le maillot jaune avec lui. Quinze kilomètres le séparaient de son pays natal, où l’attendaient des banderoles désormais dérisoires ; trois jours le séparaient de l’apothéose de Mont-de-Marsan, où il ne fait aucun doute qu’il fût entré revêtu de la casaque principale. Un deuil immense, aux arrière-goûts de frustration et de trahison, s’abattit sur la troupe rendue à l’unanimité. »
Orage et désespoir !
Aujourd’hui, le col de Menté permet d’accéder à la station de sports d’hiver du Mourtis. Bien que située sur le territoire de la commune de Boutx, celle-ci favorise certaines retombées touristiques et économiques sur Saint-Béat.

Saint-Béat autre pont blogSaint-Béat la Garonne blog

Je franchis maintenant l’autre pont pour revenir sur mes pas en longeant, cette fois, la rive droite du fleuve beaucoup moins urbanisée. C’est un quartier pavillonnaire dont la principale curiosité est le moulin. Fondé probablement au XVIe siècle, seul moulin d’Europe possédant trois puits en marbre blanc local, il accueillit jusque dans les années 1960, les habitants des vallées environnantes qui venaient faire moudre leur blé par le meunier et repartaient avec leurs sacs de farine.
Après son rachat en 2001, la municipalité l’a restauré en un écomusée regroupant plus de quatre cents objets illustrant une quarantaine de métiers d’antan de la région.
Le moulin est aussi une résidence d’artistes et un lieu actif d’expositions.

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Je me promène dans la cour pour contempler quelques ébauches de futures sculptures qui trouveront peut-être vie artistique à Saint-Béat même ou dans des villages aux alentours.
Le loup que je croise n’est sans doute pas encore taillé sur mesure par Rob Kirkels, un sculpteur néerlandais installé dans la Creuse. L’une de ses œuvres qui rappelle peut-être les transhumances, créée lorsqu’il était à résidence, a pris place par contre, un peu plus loin, au bord de la Garonne.

Saint-Béat la Garonne blog 2Saint-Béat brebis blog

Mais, à quelques pas de là, c’est la Vierge à l’enfant de Harutyun Yekmalyan, un artiste géorgien installé dans l’Allier, qui m’émeut à chacun de mes passages, plus encore depuis la terrible crue.
Fluctuat nec mergitur : les pierres ne font pas que rouler, cette vierge stoïque au-milieu des flots déchaînés a symbole de résistance désormais pour les Saint-Béatais.

Saint-Béat Garonne et vierge blog1Saint-Béat vierge blog4Vierge au milieu des eauxSaint-Béat vierge blog1

Le sabre et le goupillon sont voisins. À trois pas de la sculpture religieuse contemporaine épurée, le général Gallieni, très conservateur, préfère lever les yeux vers l’imposante Vierge (en bronze peinte en blanc) qui veille sur le village depuis le milieu du dix-neuvième siècle. Elle fut érigée, suite à une épidémie dévastatrice de choléra, dans l’enceinte du château avec comme inscription : « On m’éleva comme gardienne tutélaire ».

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Élevé à la dignité de maréchal de France à titre posthume, le général Gallieni (pas d’accent sur le e du fait de l’origine italienne de son père), après s’être sorti de l’épisode de Bazeilles avec son régiment d’infanterie de marine, a fait principalement carrière dans les colonies participant à la conquête du Soudan et du Tonkin ainsi qu’à la pacification de Madagascar.
Même s’il figure sur la plaque apposée à sa maison natale, ce mot pacification n’est peut-être pas véritablement adapté. En effet, Gallieni instaura sur l’île le travail forcé, arrêta et fit déporter la reine Ranavalona III, et réprima avec brutalité la résistance malgache à la colonisation française. Il semblerait que cette répression à l’insurrection ait fait plusieurs dizaines de milliers de victimes. Il établit aussi une cartographie des « races » : « C’est l’étude des races qui occupent une région, qui détermine l’organisation politique à lui donner les moyens à employer pour sa pacification. Un officier qui a réussi à dresser une carte ethnographique suffisamment exacte du territoire qu’il commande est bien près d’en avoir obtenu la pacification complète, suivie bientôt de l’organisation qui lui conviendra le mieux. »
Mieux disposé et plus lucide, il écrivit aussi cette note en 1901 sur la situation de l’Algérie qu’il n’eut jamais à administrer : « Voilà soixante-dix ans que la France possède l’Algérie et cependant les quatre millions de musulmans de ce pays n’ont aucun droit politique et ne participent en rien au gouvernement local (…). Les autorités françaises exproprient sans formalité légale et sans indemnité fixées par les tribus. Combien de propriétés arrachées ainsi aux Arabes pour être données à des Français qui, incapables de les cultiver, ont dû les louer à des indigènes devenant ainsi les locataires de leurs propres terres. (…) Les Français croient qu’il faut laisser les musulmans dans l’ignorance et que l’islamisme est un obstacle à la civilisation. Ils cherchent donc à remplacer les Arabes par des Européens et à maintenir dans l’obéissance par la force. » !
Son ultime fait d’armes survint en septembre 1914 lorsque, gouverneur militaire de Paris, il stoppa net l’invasion de la capitale par les allemands en improvisant la contre-offensive de la Marne avec des soldats acheminés dans 630 taxis parisiens qu’il avait réquisitionnés. C’est ainsi que les désormais célèbres taxis de la Marne, partis de l’esplanade des Invalides transportèrent à une vitesse moyenne de 25 km/h plus de 3 000 soldats des 103e et 104e Régiments d’Infanterie jusqu’à Silly-le-Long et Nanteuil-le Haudouin, à une centaine de kilomètres à l’Est de Paris. Si le rôle de ces taxis ne fut pas aussi décisif que le roman national le raconte, ils symbolisent cependant à jamais le sursaut du pays et un certain « génie français » de l’improvisation, le « french flair » comme disaient autrefois les britanniques à propos du style de jeu des rugbymen français.

Taxis de la Marne blog

Avant d’aller là-haut saluer Marie, je laisse Gallieni, les mains dans les poches, pour faire un petit tour, en face, dans l’église dite Saint-Béat et Saint Privat, joyau de l’art roman du XIIe siècle. À l’entrée, sur le tympan, sont sculptés le Christ en Majesté et quatre évangélistes sous la forme d’un aigle pour Jean, d’un taureau pour Luc, d’un lion pour Marc et d’un ange pour Matthieu.

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À l’intérieur, on pouvaitt admirer le trésor constitué de statues en bois polychrome et de pièces d’orfèvrerie. Il a trouvé refuge au musée Massey de Tarbes suite aux inondations.
En face du pont, par un étroit escalier, je me faufile entre deux maisons pour me lancer à l’assaut du rocher où se dressent les restes de l’ancien château-fort du XIIe siècle et une chapelle beaucoup plus récente.

Saint-Béat escalier blogSaint-Béat château blog1Saint-Béat château blog2

La tour à signal fait partie de ces sentinelles préposées à la garde des vallées pyrénéennes dans l’ancien comté de Comminges contre de possibles incursions des Maures.
Pour services rendus lors de différents sièges, Saint-Béat bénéficia de privilèges spéciaux, obtenant notamment un traité de lies et passeries, sorte d’accords conclus de vallée à vallée qui assuraient en premier lieu la paix entre communautés (vivant de part et d’autre de la frontière franco-espagnole) et la jouissance indivise des pâturages d’altitude.
Plus tard, pour son dévouement à la royauté, Saint-Béat fut autorisé à porter comme blason « sur champ de gueules, une clef d’or surmontée d’une fleur de lys ». L’importance stratégique de cette ancienne place forte, commandant la vallée de la Garonne, l’avait fait surnommer la « clef de la France ».

Saint-Béat vu du château blogSaint-Béat vue générale blog

Le château était malheureusement fermé au public le jour où je m’y suis rendu. Je me suis largement satisfait de la magnifique vue plongeante sur le village de Saint-Béat enlacé au cours de la Garonne dans son écrin de montagnes.

« Que j’aime St-Béat, Saint-Béat la Romaine!
Dans la gorge debout comme une châtelaine,
Unissant son ardoise avec son marbre blanc,
La Garonne à regret semble fuir cette rive,
Son onde en s’éloignant, me semble plus plaintive
Sur son lit écumant… »
(poésie de Victor Boussac 1860)

Saint-Béat marbre de vie blog

Comme une conclusion à ma promenade, en bas du sentier, je contemple au bord du fleuve l’une des premières sculptures érigées dans la cité. Est-ce la monumentalité du visage, elle me rappelle les fameuses têtes de l’art olmèque que j’eus l’occasion d’admirer dans l’état de Vera Cruz lors de ma « période mexicaine ».
Œuvre de Serge Sallan, elle s’intitule Marbre de Vie : un nom prémonitoire pour un village qui a beaucoup souffert mais qui, courageusement, se relève des inondations et tente d’endiguer le déclin économique.

Publié dans:Ma Douce France |on 25 janvier, 2016 |Pas de commentaires »

Et vous, comment ça va depuis le 13 novembre ?

Le choix de l’encre noire est volontaire.
Dans un billet en date du 17 janvier 2015, j’avais évoqué ma marche républicaine suite aux attentats perpétrés contre les journalistes de Charlie Hebdo et « l’hyper cacher » de la porte de Vincennes. Voici comment je l’achevais :
« Dans mon long retour en métro, je tente d’organiser mes émotions de la journée. Cette manif mémorable, je l’ai vécue un peu comme un zombie, le déchirement d’un hommage à des compagnons spirituels d’une vie, la révolte devant la barbarie, l’échec d’une société qui a perdu ses repères, mon bonheur mais aussi mon scepticisme devant cet immense élan national. Mille choses ont traversé mon esprit, éditoriaux et articles de presse, l’actualité disséquée en boucle sur les chaînes d’info, participant à mon vertige et mon effroi. Ce n’est pas encore la Dolce Vita, d’ailleurs, Anita Ekberg, célèbre pour son bain dans la fontaine de Trevi, nous a quittés ce dimanche-là. Nous sommes tous des Charlie … Prouvons-le ! »
En travaux depuis seize mois, la célèbre fontaine romaine a retrouvé, il y a quelques jours, ses habits de cinéma et sa coutume d’y jeter, en lui tournant le dos, une pièce de monnaie, assurant à l’auteur de ce geste de revenir un jour dans la ville éternelle.
Superstition dérisoire devant l’Histoire horrible qui s’est répétée dans la nuit du 13 novembre.
Au-delà de mon hommage publié quatre jours plus tard dont la gravité n’avait d’égale que sa simplicité, je me suis demandé ce que je pouvais partager avec vous dans mon espace numérique.
Abasourdi, sonné, pendant deux semaines, pour tenter de comprendre l’ampleur vertigineuse de la tragédie qui nous accable et du mal qui nous ronge, je n’ai fait qu’écouter, voir, lire aussi beaucoup, ce que les médias déversaient à longueur de journée, sur les écrans et dans les journaux, m’aérer l’esprit parfois également.
Ce vendredi noir, je suis à huit cents kilomètres de Paris, en Ariège précisément, essayant notamment de trouver un peu de paix intérieure après un éprouvant deuil fraternel.
Dans ma chambre, avant d’achever ma lecture d’Un vieux prix Goncourt (voir billet du 15 novembre 2015), je consulte sur ma tablette le résultat d’une rencontre amicale de football. Oui, je sais bien, nul n’est parfait !
La France est en train de battre la grande équipe d’Allemagne, vainqueur l’été précédent de la Coupe du monde, et cela, malgré les absences de Valbuena et Benzema impliqués dans une minable affaire de chantage présumé à la sextape dont les chaînes infos nous rebattent les oreilles à longueur de journée. Consternant !

France-Allemagne

Un entrefilet informe de l’exfiltration du président Hollande suite à des explosions aux abords du stade de France. Désirant en savoir un peu plus, je surfe vers les pages d’actualités de Google qui déversent un flot de dépêches faisant déjà état de fusillades mortelles à divers endroits de la capitale. Ni une ni deux, je redescends au salon pour entamer un effrayant zapping entre BFM et I-Télé qui va se prolonger très tard dans la nuit.
Ce que nous proposent les chaînes thématiques, c’est du déjà vu et malheureusement presque revu, d’autant plus qu’il n’y a rien à voir si ce n’est toujours les mêmes plans fixes lointains avec les gyrophares des véhicules du SAMU, ambulances et fourgons policiers zébrant la nuit.
Tout est fait cependant pour que l’on soit captivé, c’est d’autant plus facile que l’horreur s’est invitée en divers points et qu’ainsi s’engage un multiplex permanent entre les envoyés spéciaux dépêchés sur les différents lieux et le studio.
Tout est fait pour que l’on ne décroche pas, que l’on ne zappe pas sur une autre chaîne : logos « en direct », et « alertes info », bandeaux se bousculant sur l’écran. La machine est bien huilée. Et les premiers « experts » commencent à se succéder sur le plateau !
Si avoir enseigné autrefois le traitement de l’information par l’image me permet un certain recul devant ce thriller du réel, je ne peux nier cependant que, sinon une addiction, du moins une forme d’effarement et d’hébétement va me laisser scotcher devant la télé jusque vers 2 heures du matin après l’assaut de la salle du Bataclan par les forces de l’ordre.
L’indicible effroi se nourrit du bilan des victimes qui ne cesse de s’alourdir, de minute en minute, sur le bandeau en bas de l’écran.
Il me semble revivre la tragédie de la matinée du 7 janvier lorsque, en larmes, je voyais s’allonger la liste des journalistes dessinateurs de Charlie Hebdo assassinés. Sauf que, cette fois, les barbares ont pris des anonymes pour cibles. Désormais, nous sommes tous potentiellement visés.
L’état d’urgence est décrété par le chef de l’État, notamment les établissements scolaires seront fermés ce samedi matin. Il nous faut envoyer un sms à notre chère petite fille pour la prévenir, laissons-la dormir pour l’instant (car tout de même, il n’y a aucune raison qu’elle soit sortie un vendredi soir à Paris), en fait, elle ne dormira guère, envahie de messages sur son compte Facebook.
Moi aussi, je ne trouverai pas le sommeil cette nuit-là ; j’imagine ce que vivent les familles, les proches, les amis, les collègues, les connaissances en attente de nouvelles, soulagés parfois, effondrés trop souvent. En quelques minutes, des destins basculent, des vies et des avenirs se brisent Affreux !
À l’encontre de mes habitudes de téléspectateur, je me colle devant le petit écran dès le petit déjeuner pour me repaître de ce qui n’est globalement que la répétition en boucle de ce qui est arrivé la veille au soir, avec, livrés progressivement dans un savant dosage, des éléments de description plus précise de la façon dont les faits se sont déroulés. Efficace sans nul doute … puisque je ne décroche pas, quoiqu’il s’agisse plutôt sans doute d’une forme de prostration, un sentiment qu’il va toujours se passer quelque chose, une incapacité à m’échapper devant l’ampleur de la tragédie, et toutes les interrogations qu’elle suscite.
Ce ne sont sûrement pas les « avis autorisés » des fameux experts en lutte antiterroriste défilant en plateau qui vont m’éclairer, au contraire, ils me plongent dans une profonde perplexité. Les faits démentent, l’instant d’après, leurs sempiternels « à ce qu’il paraît », les leçons du passé semblent n’être jamais retenues.
Tellement plus poignants, bouleversants, effrayants sont les premiers témoignages de survivants ! Mourir parce qu’on boit un mojito ou déguste quelques tapas en terrasse, parce qu’on assiste à un chouette (semble-t-il) concert … J’essaie d’imaginer le carnage, bien en deçà de la réalité probablement, en transposant et me remémorant des concerts de Bruce Springsteen au stade de France, ou de la Mano Negra à la Cigale, une salle comparable au Bataclan, et ce que j’aurais pu éventuellement « vivre » si … Glaçant !
Ce vendredi noir, un bon millier de jeunes (et de moins jeunes) se déhanchaient sur le rock’n’ roll déjanté du groupe Eagles of Death Metal, traduisez les Aigles de la Mort. Pire encore, sinistre prémonition, il semble que lorsque les terroristes firent irruption dans la salle, le groupe venait d’entamer un morceau intitulé Kiss the Devil, Le baiser du Diable : « Qui aimera le diable ? Qui aimera sa chanson ? » Personne n’entendra la conclusion : « J’aimerai le diable et sa chanson ».
Je lirai plus tard dans l’hebdomadaire Télérama que le leader du groupe est un amateur d’armes à feu et membre actif de la National Rifle Association, lobby des armes aux Etats-Unis … Quelle complexity ! Comme le titre de la chanson que je vous donne à écouter :

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Des copains d’un ami, billets en poche, ont raté leur train en gare de Rennes … voici comment on échappe à l’enfer.
J’ai la nausée d’entendre le récit horrible de quelques survivants du Bataclan : pour s’en sortir, ils ont parfois dû patauger dans le sang, piétiner des cadavres voire ramper dessus, l’instinct de survie.
Quelques larmes ourlent mes paupières quand l’un d’eux évoque le requiem des téléphones portables qui ne cessaient de sonner dans le vide sur les morts, avec s’affichant sur les écrans, les noms de ceux qui appelaient : « maman », « papa », « mon cœur », « amour »…
Quarante-huit heures après, le bilan de la boucherie s’alourdit, trois personnes admises en soins intensifs ont succombé à leurs blessures dans la journée.
J’envoie un mail à la fille d’un de mes meilleurs amis, je sais qu’elle habite tout près des terrasses dévastées par les balles, de plus, je relève le même prénom qu’elle dans la liste des victimes…
Tout au long de la journée, on commence à nous narrer une bien mauvaise blague belge : les terroristes kamikazes identifiés sont originaires ou demeuraient, outre-Quiévrain, à Molenbeek, une commune de la banlieue bruxelloise que l’on découvre être une plaque tournante du terrorisme islamiste. Ce n’est pas la moindre incongruité, leur quartier général semble avoir été un bistrot, le café des Béguines du nom de ces femmes membres de communautés religieuses laïques sous règle non cloîtrée.
Pour nous tenir en haleine, on nous rabâche que le « cerveau » de l’opération est activement recherché, comment peut-on qualifier ainsi un petit délinquant minable décérébré ? Je détourne même mon regard de l’écran quand il apparaît paradant dans des images d’archives. Abject !
Une belle émotion, un éclair de lumière, en ce dimanche, à l’antenne de Canal + avec l’interview d’un papa venu avec Brandon, son fils de cinq ans, se recueillir place de la République :

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« C’est pour nous protéger, les fleurs et les bougies ? » À voir comment Brandon dévisage son père, je ne suis pas certain qu’il soit vraiment persuadé de ses douces explications ! Je craque devant cet adorable bout d’chou qui n’est pas sans rappeler le p’tit Gibus d’une guerre bien plus pacifique, celle des boutons. La République des enfants !
Lundi, c’est le jour de mon retour en région parisienne. À observer l’aïeule, une des Bastidiennes que j’ai filmées cet été (voir billet du 3 septembre 2015), je décèle pas mal d’inquiétude : « Mes pauvres enfants, qu’allez-vous faire là-haut ? » !
En d’autres circonstances semblables, j’ai souvent été étonné de la perception de la capitale que pouvait avoir la population d’une province profonde, celle que les chaînes infos créent volontairement ou pas. Depuis trois jours, on entend tellement ici et là que nous sommes en guerre ! Et pourtant, je vous assure qu’on y vit bien aussi … en temps de paix ! Et puis, c’est la meilleure, voilà qu’on révèle l’existence d’une filière djihadiste dans un village d’Ariège avec un « émir blanc » à sa tête!
À 12 heures précises, j’interromps mon repas dans une brasserie Flunch de Limoges pour observer une minute de silence comme il a été recommandé de le faire partout en France. À une table voisine, deux femmes restent assises et continuent de manger, certainement par ignorance …
Il est vrai qu’aujourd’hui, en traversant ma douce France, bien que je doive être attentif à ma conduite, beaucoup d’idées se bousculent confusément dans mon esprit. Vous allez sans doute sourire, je pense même à des images d’exode que vécurent nos parents ou grands-parents. Rien de tout cela heureusement, les paysages du Berry et de la Sologne m’apparaissent paisibles. Aucun tank à l’horizon, ni même de radars mobiles prêts à sanctionner quelque excès de vitesse.
Il n’est pas 16 heures et je suis aux abords de Versailles avant même notre président de la République qui, dans quelques minutes, effectue une déclaration devant le Congrès du Parlement, réunion des deux chambres, Assemblée nationale et Sénat, au château de Versailles. Cette tradition est née après l’armistice franco-allemand de 1871, l’Assemblée nationale élue le 8 février de la même année se réunit d’abord dans le Grand Théâtre de Bordeaux puis vota son transfert à Versailles le 10 mars, les députés ne pouvant siéger à Paris, à cause des troubles de la Commune.
Avec les lois constitutionnelles de 1875 instaurant la Troisième République, les institutions françaises furent dotées de deux chambres parlementaires : le Sénat, installé à l’opéra royal du château de Versailles, dans l’aile du Nord, et la Chambre des députés installée dans une salle construite à cette occasion, dans l’aile du Midi. Le 3 novembre 1879, les chambres parlementaires furent transférées à Paris (Palais Bourbon et Palais du Luxembourg), mais la réunion des deux chambres, alors nommée « Assemblée nationale », pour les révisions constitutionnelles et l’élection du président de la République (avant qu’elle ne s’effectue au suffrage universel) continua de se tenir à Versailles.
Ce lundi après-midi, nos gouvernants à l’image du pays entier sont encore dans l’émotion collective : au discours présidentiel, succède une Marseillaise à l’unisson et des applaudissements quasi unanimes …
Ce soir-là, je « reste » dans l’ancienne demeure du roi Soleil, enfin presque : pour me vider un peu l’esprit, je regarde sur Canal + les deux premiers épisodes de la série historique Versailles, une grosse coproduction internationale. L’action se situe au milieu des années 1660, Louis XIV est encore loin d’être le souverain qui s’est imposé dans les livres d’histoire. Traumatisé par la Fronde et la rébellion des nobles, il projette de s’éloigner de Paris et de construire son futur palais à Versailles qui n’est alors encore qu’un pavillon de chasse, « un roi sans château n’a rien d’un vrai roi » !

série versailles

Ce soir, scandale à la cour (bien que ni Closer ni Gala n’existassent à l’époque), la reine Marie-Thérèse vient d’accoucher d’une enfant métisse. Les soupçons se portent sur le nain Nabo, son domestique africain. Il s’agit de la célèbre énigme connue sous le nom de « Mauresse de Moret ».
Malgré certaines largesses prises avec la réalité historique, je prends du plaisir avec le parti-pris décalé, voire déluré, servi par un esthétisme résolument moderne et une musique style pop et soap opéra. C’est à cent lieues, c’est certain, du Si Versailles m’était conté de Sacha Guitry que mes parents m’emmenèrent voir dans mon enfance.
Mardi, j’ai des nouvelles de H. qui répond à mon mail :
« Merci de prendre des nouvelles, nous sommes meurtris par tant de déchainements haineux.
La soirée de vendredi a été apocalyptique, suivre toute la nuit ces événements à la télé avec le fond sonore du quartier en live. Tout de suite, tous les amis se sont téléphonés pour savoir ou ils étaient.
C’était horrible et incroyable, J’ai tout de suite téléphoné à ma sœur pour la prévenir que j’étais à la maison.
Ce sont toutes nos rues où habitent nos amis et nos connaissances qui ont été attaquées. En plus tous les endroits où nous passons tous les jours, en bus ou en métro, à pied car il n’y a pas que des bars, c’est le vieux Paris tolérant, chaleureux et agréable, un peu bobo certes mais populaire. C’est le quartier parisien qui a le plus de population de nationalités différentes et où de ce fait il y a une ambiance toujours familiale, variée, mélangée et où il y a une idée de village. Vraiment pour cela, que c’est mon quartier choisi il y a 7 ans.
Des étudiants, des familles, des papys et mamies, des chinois, des boutiques, des écoles, des marchés, de la tolérance : les synagogues, le Nouvel an chinois, notre Noël.
Dimanche presque a été pire lorsque j’ai su que des amis en commun avec mon frère étaient au concert ; ils ont vécu une horreur indicible et ont réussi à sortir.
Nous avions aussi la petite sœur de V. qui était au stade de France, grande sportive trop contente de voir son premier grand match de foot….Tout le monde avait alors, une vie normale….
Nous avons donc repris le chemin du travail ce lundi en métro.
Tu sais en bas de chez moi, il y a « le café du coin » et bien ce lundi matin, il n’était pas ouvert, il y avait un petit mot car leur garçon était Bd Voltaire et il est décédé. Il y avait des fleurs et des bougies.
Voici le monde affreux dans lequel nous devons vivre maintenant mais la semaine prochaine, nous irons en terrasse pour diner.
Papa samedi matin était sidéré sans voix, suite à mon appel. Nos parents ont vécu la guerre, je pensais qu’en ce début d’année nous avions touché le fond et que la grande manifestation (la première de ma vie où je suis allée) pouvait changer les choses. Mais je me suis trompée.
C’est dommage que tu ne prennes pas Facebook car tu aurais vu qu’il y a une grande unité, un recueillement, des relais chaleureux, humains voire humanistes.
Désolée pour cette grande missive un peu disloquée mais nous sommes meurtris.
Je te remercie de ta bienveillance et gentillesse, mais notre cas (ceux qui étaient par chance calmement chez eux) n’est rien par rapport à ceux qui ont vécu cette délirante nuit qui a brisé leur vie. »
Ça conspire beaucoup à Versailles façon Game of Thrones, l’intrigue n’est faite que de jeux de pouvoir, de trahisons, des états d’âme du roi ainsi que de sa relation avec son frère, le « mignon » duc d’Orléans.
Ça conspire beaucoup, ce mercredi, dans l’hémicycle du Palais Bourbon : à la grande émotion collective de l’avant-veille, a déjà succédé la pitoyable cacophonie entre parlementaires. Non mais … chassez le naturel, il revient au galop !
Ça conspire aussi à Saint-Denis, à quelques pas de la basilique nécropole des rois de France. Le procureur de la République fait état à plusieurs reprises d’un « appartement conspiratif » où seraient retranchés quelques uns des auteurs présumés de la série d’attentats.
Le thriller trouve un nouveau souffle sur les chaînes d’infos au petit matin : plans interminablement fixes d’une rue banale encombrée d’hommes du raid, de véhicules de police et de services de secours. Ce n’est même pas là que ça se passe, l’appartement dit conspiratif se situe dans une rue adjacente hors des regards … enfin, pas tout à fait. En effet, sur la place de la mairie où sont regroupées toutes les unités de chaînes de télévision du monde entier, un ignominieux marché parallèle de « terrorist tapes » remplace les deals ordinaires de la drogue. Les journalistes, du moins une de la BBC, font leurs emplettes de petits bouts de vidéo tournés au moment de l’assaut par quelques jeunes avec leurs portables. Business écœurant d’images « exclusives » qui se négocient à 200 ou 300 euros !
À défaut d’images accrocheuses, les chaînes infos nous racontent ce qui se passe : « ce matin, on est en plein dans l’action », « on est juste à côté d’une école élémentaire », « une femme kamikaze s’est faite exploser », « un chien policier est mort frappé par une munition de sanglier qui a fait un trou gros comme le poing, il est venu mourir au pied de son maître », « il reste des corps potentiels dans les décombres ».
La fausse naïveté du logeur des terroristes, qui « évidemment » ignorait tout de l’identité de ses locataires (!), fait le buzz ; l’interview qu’il accorde aux médias avant son arrestation est pastichée sur les réseaux sociaux …
C’est à gerber tout cela.
Je préfère plutôt penser aux victimes de Charonne qui désormais en cachent d’autres.
8 février 1962 : l’état d’urgence (déjà) avait été décrété après le putsch d’Alger. Une manifestation, initiée par le Parti Communiste Français et d’autres organisations de gauche, contre le terrorisme des ultras de l’Algérie française (OAS), est violemment réprimée par des flics déchaînés sur ordre du préfet de police Papon avec l’accord du ministre de l’intérieur Roger Frey et du président de la République De Gaulle. Parmi les manifestants qui essaient d’échapper à la furie policière en se réfugiant dans la bouche de la station de métro Charonne, huit meurent étouffés ou de fractures du crâne, un neuvième décède à l’hôpital : ils luttaient contre le colonialisme et pour l’émancipation des Algériens.
Quelques années plus tard, Leny Escudero évoqua cet épisode tragique dans une jolie chanson.

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Plutôt que relater ce fait sanglant de manière réaliste, le poète engagé choisit d’écrire une chanson d’amour.
13 novembre 2015 : 19 personnes attablées paisiblement à la terrasse du restaurant La Belle Équipe (le titre d’un bon film de Julien Duvivier avec Jean Gabin et Charles Vanel) de la rue de Charonne tombent sous les rafales des kalachnikovs de terroristes djihadistes. Le patron est juif, son épouse musulmane est parmi les victimes innocentes …
Leny Escudero nous a quittés il y a quelques semaines. Qui sait s’il ne nous aurait pas troussé une nouvelle chanson d’amour pour Kevin-Lucas, un adorable bambin de dix-huit mois, orphelin désormais de ses parents abattus dans la fusillade.
La secrétaire d’état en charge de l’enfance reparle du statut vieillot de pupille de la Nation, un héritage de la première guerre mondiale, permettant d’accompagner les enfants dont la vie de famille a été brisée.
Ce soir-là, j’essaie encore de me changer les idées en regardant en différé l’émission diffusée l’avant-veille sur Arte, Charles Trenet, quand notre cœur fait boum ! J’aime beaucoup le fou chantant, ce cher Cabu l’adorait aussi, Brassens prétendait connaître toutes ses chansons par cœur. J’apprécie l’artiste père de la chanson moderne, moins l’homme. J’écoute souvent ses indémodables refrains écrits à la veille ou pendant la seconde guerre mondiale, Je chante, Y’a d’la joie, La route enchantée, Douce France, Boum ! tous ces airs qui ont précédé mon enfance. Est-ce le hasard ou l’inspiration prémonitoire du poète qui fait que ses couplets optimistes, personnels trouvent une étonnante résonance dans le contexte de l’époque, ainsi : « La pendule fait tic tac … mais Boum, Quand notre cœur fait boum … » dernière explosion de joie avant la seconde guerre mondiale. Écoutez cet autre fou chantant de Jacques Higelin enchanter Trenet !

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Onze mois après avoir été Charlie, tout le monde est Paris ! Cette fois, après le Traité sur la tolérance de Voltaire, le nouveau livre symbole de l’après attentats, déjà en rupture de stock, est Paris est une fête d’Ernest Hemingway. Je ne l’ai pas lu mais je connais depuis longtemps la plaque apposée sur l’immeuble de la rue Descartes où le romancier passa avec sa première femme, deux des plus belles années de sa vie : « Tel était le Paris de notre jeunesse / au temps où nous étions très pauvres et très heureux. »
Brandir un livre, déposer fleurs et bougies au pied de la statue de la République, « tricoloriser » la Tour Eiffel et divers monuments emblématiques à travers le monde, observer des minutes de silence toutes aussi poignantes les unes que les autres, pavoiser balcons et fenêtres, tous ces gestes se multiplient les jours suivants tels des armes contre la terreur que certains veulent répandre.
Sur les ondes, le feuilleton continue : identification des terroristes qui se sont explosés, traque de celui qui devient l’ennemi public numéro un, et de quelques complices, défilé des experts de tous poils en terrorisme et en géopolitique moyen-orientale. J’avoue que je suis plus attentif quand il s’agit du magistrat sans langue de bois Marc Trévidic, ancien juge d’instruction au pôle antiterroriste de Paris, au surnom hitchcockien de « l’homme qui en sait trop » : « Le pire est devant nous » !
C’est de bonne guerre, si l’on peut dire, cela devient aussi une tribune pour les revendications des différents syndicats des corporations (police, santé, pompiers) mises à rude épreuve en cette période. Il est même les services de voirie de la ville de Paris qui se plaignent d’être les oubliés et pourtant, à juste titre … c’est vrai même si c’est gore, ils ont la macabre tâche de nettoyer les trottoirs et chaussées maculés de sang et de déchets humains.
Vendredi 27 novembre : cela fait deux semaines que je reste cloîtré chez moi ; je regarde ce matin le poignant hommage national rendu, en l’hôtel des Invalides, aux victimes des attentats, « ces hommes, ces femmes incarnaient le bonheur de vivre. C’est parce qu’ils étaient là qu’ils ont été tués … Ces hommes, ces femmes étaient la jeunesse de France, la jeunesse d’un peuple libre qui chérit la culture … »
À plusieurs moments, l’émotion m’a envahi, ainsi durant l’interminable litanie funèbre des noms et âges des victimes égrenés par deux voix monocordes, ainsi aussi pendant l’exécution de la sarabande de la deuxième suite pour violoncelle de Jean-Sébastien Bach par Edgar Moreau, au visage de jeune homme romantique, cheveux au vent.

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Ainsi encore lorsque la cantatrice Nathalie Dessay chanta Barbara avec beaucoup de ferveur :

« Pour qui, comment quand et pourquoi ?
Contre qui ? Comment ? Contre quoi ?
C’en est assez de vos violences.
D’où venez-vous ?
Où allez-vous ?
Qui êtes-vous ?
Qui priez-vous ?
Je vous prie de faire silence…

Mais laisser vivre les fleurs sauvages
Et faire jouer la transparence
Au fond d’une cour aux murs gris
Où l’aube aurait enfin sa chance,
Vivre,
Vivre
Avec tendresse,
Vivre
Et donner
Avec ivresse ! »

Je fus moins touché, mais cela n’a aucune importance en cette funèbre circonstance, par l’interprétation de Quand on n’a que l’amour, il est vrai que reste gravée à jamais dans ma mémoire la version acoustique magistrale de Brel avec sa guitare que j’eus le bonheur d’entendre en concert dans mes jeunes années.

« Quand on n’a que l’amour
A offrir à ceux-là
Dont l’unique combat
Est de chercher le jour
Quand on n’a que l’amour
Pour tracer un chemin
Et forcer le destin
A chaque carrefour
Quand on n’a que l’amour
Pour parler aux canons
Et rien qu’une chanson
Pour convaincre un tambour
Alors sans avoir rien
Que la force d’aimer
Nous aurons dans nos mains,
Amis le monde entier »

Sauf que, nous n’avons apparemment pas que l’amour pour parler aux canons, nous possédons aussi les avions Rafales et leurs missions de bombardement ! Paradoxe, la France s’enorgueillit d’être le deuxième exportateur mondial d’armement en 2015, « performances » qui auraient des retombées positives sur l’économie nationale et génèreraient de l’emploi !
Qu’en aurait pensé le grand Jacques natif de Schaerbeeck, commune de la banlieue bruxelloise où semblent se planquer aussi quelques individus « fichés S » ?
Pour me sortir de ma léthargie destructrice et puiser des forces dans le vivre ensemble, je décide, le lendemain, d’aller me recueillir sur les lieux des attentats.
Ce samedi matin-là, le métro est quasi désert et, entre Hôtel de ville et République, je ne croise aucun, mais vraiment aucun, policier er militaire… Sont-ils déjà réquisitionnés pour la Cop 21 qui débute ?

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Même pas peur, ces mots inscrits à la hâte sur une banderole au pied de la statue de la République surgissent de l’amoncellement de fleurs, bougies et messages. Ai-je peur ? Accablé oui, désemparé et impuissant devant l’horrible réalité oui, mais peur, je ne crois pas.
En fait, il me semble qu’en ce mois de novembre, j’ai perdu à jamais mon insouciance de babyboomer, le bonheur de mes jeunes années des Trente Glorieuses dans une France heureuse de revivre après les heures sombres de l’Occupation que vécurent mes parents. Il m’aura donc fallu attendre six décennies avant que l’innommable vienne frapper à ma porte et s’invite peut-être jusqu’à la fin de mes jours.
Près de la bouche de métro, quelques gamins des rues (les mêmes qui lavent votre pare-brise aux feux rouges ?) bricolent sommairement des drapeaux tricolores de fortune, le dernier atour à la mode.
J’entame ma marche solitaire de recueillement, à travers les rues du quartier maudit, qui emprunte peu ou prou une partie du parcours de la grande manifestation du 11 janvier dernier ; de nombreux parisiens et touristes ont opté pour la même dé-marche en cette fin de matinée.

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Il ne me faut pas longtemps pour parvenir à l’historique salle de concert du Bataclan. Bâtie il y a cent cinquante ans, elle doit son nom à une opérette éponyme de Jacques Offenbach.
De la façade cachée pour les besoins de l’enquête, on aperçoit uniquement les étages supérieurs de style rococo chinois avec ses couleurs d’origine, rouge margot, orange cédrat, vert oliveraie et jaune nattier. Au-dessus de l’entrée, figure encore le nom du groupe désormais légendaire qui jouait le soir du drame.
Ici donc, plus de quatre-vingts personnes de 17 à 68 ans, de diverses nationalités, confessions, classes sociales, ont été victimes de la barbarie djihadiste à cause de leur amour du rock. Les qualifier de génération Bataclan est un concept médiatique sans signification.
Dans la ruelle voisine, les issues de secours sont sous scellés, de nombreux impacts de balles visibles sur les murs témoignent de la violence de l’attaque.
Mais au-delà de ces stigmates, on est immédiatement ébranlé par l’immense parterre de fleurs coupées déposées devant la façade et, surtout, sur une centaine de mètres en bordure du square de l’autre côté de la chaussée. Fleurs (nées) du mal au sens baudelairien de l’expression !
De ces bouquets, surgit une multitude de messages d’amour, lettres, poèmes, dessins d’enfants, de photographies, peluches, objets hétéroclites dont la vision me submerge d’émotion. Ils racontent tellement d’histoires heureuses, joyeuses qui ont basculé dans le drame en quelques secondes sous la haine imbécile et aveugle. J’ai envie de tout lire. Mon regard fixe leurs visages encore radieux. Certains selfies ont été envoyés par les victimes à leurs proches quelques minutes avant l’attentat, tout allait bien alors. Insoutenable ! Révoltant !

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J’arpente maintenant le boulevard Richard Lenoir pour d’autres hommages. Devant la trattoria branchée Ober Mamma, un attroupement joyeux et bruyant trouble l’inhabituelle quiétude du quartier. En cette heure apéritive, une bande de jeunes exorcise la terreur en faisant la fête en terrasse. De toute manière, les djihadistes ont toujours une idée effrayante d’avance sur les gens libres. La prochaine fois, ce sera un autre scenario.
L’ambiance est beaucoup plus pesante à deux cents mètres de là, à l’angle des rues de la Fontaine au Roi et du Faubourg du Temple. La boutique du fleuriste ne désemplit pas. Chacun y achète sa rose ou son bouquet avant de les déposer de l’autre côté de la chaussée devant le café Bonne bière et la pizzeria Casa Nostra, autres cibles des terroristes.

Casa Nostra blog

La réalité écrase la fiction. C’est vraiment le Boulevard du crime, surnom attribué non loin de là, au XIXe siècle, au boulevard du Temple le long duquel se trouvaient de nombreux théâtres mélodramatiques où étaient mis en scène des crimes.
Sur le rond-point, à une vingtaine de pas, se dresse le buste de Frédérick Lemaître, célèbre acteur de l’époque qui joua souvent dans ces théâtres et qui interpréta même son propre rôle dans Les Enfants du paradis, le merveilleux film de Marcel Carné dont l’intrigue se déroule justement sur le boulevard du crime.
Le 28 juillet 1835, au numéro 50 de ce boulevard, Louis-Philippe fut la cible d’un attentat par le conspirateur anarchiste corse Fieschi, qui causa la mort de dizaines de personnes (parmi lesquelles le maréchal Mortier), mais épargna le roi et ses fils.

Attentat hôtel du Nord

Atmosphère, atmosphère … l’atmosphère est bien lourde ce matin au bord du canal Saint-Martin, à quelques dizaines de mètres de la passerelle où Louis Jouvet et Arletty jouèrent l’inoubliable scène d’Hôtel du Nord, autre chef-d’œuvre de Marcel Carné (pour être exact, le décor fut reconstitué en studio par Alexandre Trauner).
En effet, en retrait du canal, à l’intersection de deux rues paisibles, c’est là qu’a débuté la mortelle randonnée des barbares (hors l’épisode isolé du stade de France), devant les terrasses vis-à-vis du bistrot Le Carillon et du restaurant asiatique Le Petit Cambodge.

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Comment imaginer qu’à ce coin de rue modeste, on puisse mourir comme ça ? Et pourquoi pas, en face, devant le restaurant portugais ? On appelle cela le destin.
En ce début de soirée tragique, la jeunesse joyeuse et insouciante, installée en terrasse, n’avait guère d’autre projet que se laisser submerger par Les eaux troubles du mojito et autres belles raisons d’habiter sur terre chères à l’écrivain Philippe Delerm :
« On fête la convivialité de se retrouver en terrasse, de parler sans restriction. Prendre un cocktail, c’est chaud. Il y a souvent des couleurs d’îles, des rouges tropicaux, des saveurs de noix de coco, un petit côté soleil Club Med à boire au deuxième degré, en se moquant de sa propre soif, d’une gourmandise enfantine que le rhum va créoliser.
Et puis il y a le mojito … Avec le mojito, on ne domine rien. La dégustation devient fascination, et c’est lui qui commande. Le plus étonnant est cette persistance du sucré dans une mangrove aux tons si vénéneux. On se laisse pénétrer par une fièvre froide, on s’abandonne. Au bout de cette errance glauque on sait que vont venir une chaleur, une euphorie. Mais il faut dériver dans la forêt feuilles de menthe, ne pas craindre de s’engloutir, abandonner l’espoir de la lumière. Nager toutes les transgressions, se perdre, s’abîmer, chercher infiniment, descendre. Alors montera le plaisir » … sauf qu’au Carillon, leur dernière heure a sonné.

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De l’autre côté du canal, je me glisse dans la rue Dieu, la mal nommée en ce jour, quoiqu’elle désigne en fait un général mort de ses blessures à la bataille de Solferino (1859).
L’étroite terrasse de la Barrique, un bistrot populaire à deux pas de la place de la République, est déjà pleine. Qu’à cela ne tienne, le charme vieillot de la salle me convient, de plus ce midi, mon esprit ne se nourrit pas, comme à l’accoutumée, des plaisirs minuscules de l’assiette.
Mes pensées vont aux victimes, aux blessés aussi, certains succomberont malheureusement, d’autres, on n’en parle guère, seront handicapés à vie et devront vivre marqués à jamais dans leur chair et leur esprit par cet effroyable cauchemar. On estime à quatre millions le nombre de personnes frappées de plus ou moins près par la tragédie du 13 novembre 2015.
Je relis sur une de mes photographies un texte de Jean Vautrin repéré parmi les fleurs des mémoriaux improvisés :

Vautrin blog

Instruction, éducation et culture constituent un parcours possiblement gagnant pour éviter l’impasse destructrice exclusion, prison et radicalisation. Le chantier est pharaonique. Au boulot et vite !
Cela n’engage que moi.
Ce week-end là, l’actualité change de cap sur les chaînes info. Des soi-disant manifestants « anticop21 » profanateurs canardent les forces de police avec les bougies au pied de la statue de la République. L’affaire de la sextape Benzema Valbuena revient sur le devant de la scène ; consternant, les protagonistes « s’expriment même dans le journal Le Monde, où va-t’on? ! Dans un hangar du Bourget, 195 états ont signé un accord visant à contenir le réchauffement de la planète à 1,5°C (concrètement, comment applique-t-on cela ?). Nos politiciens, soulagés d’avoir neutralisé la montée du Front National aux régionales, s’accordent pour déclarer qu’ils ont entendu le mécontentement des électeurs. Ainsi va la vie … Le petit Brandon de la place de la République avait raison d’être sceptique.
Ne sombrons pas dans le pessimisme !

Fluctuat blog 1

Avant de tremper à nouveau ma plume dans l’encre violette pour mon prochain billet, je vous abandonne en musique avec Étienne Daho. Sa chanson Le premier jour du reste de ta vie a trouvé une résonance inattendue.

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Publié dans:Ma Douce France |on 17 décembre, 2015 |1 Commentaire »

Un vendredi 13 …

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Imagine there’s no heaven,
Imagine qu’il n’y a aucun Paradis,
It’s easy if you try,
C’est facile si tu essaies,
No hell below us,
Aucun enfer en-dessous de nous,
Above us only sky,
Au dessus de nous, seulement le ciel,
Imagine all the people,
Imagine tous les gens,
Living for today…
Vivant pour aujourd’hui…

Imagine there’s no countries,
Imagine qu’il n’y a aucun pays,
It isn’t hard to do,
Ce n’est pas dur à faire,
Nothing to kill or die for,
Aucune cause pour laquelle tuer ou mourir,
No religion too,
Aucune religion non plus,
Imagine all the people,
Imagine tous les gens,
Living life in peace…
Vivant leurs vies en paix…

You may say I’m a dreamer,
Tu peux dire que je suis un rêveur,
But I’m not the only one,
Mais je ne suis pas le seul,
I hope some day you’ll join us,
J’espère qu’un jour tu nous rejoindras
And the world will live as one.
Et que le monde vivra uni

Imagine no possessions,
Imagine aucune possession,
I wonder if you can,
Je me demande si tu peux,
No need for greed or hunger,
Aucun besoin d’avidité ou de faim,
A brotherhood of man,
Une fraternité humaine,
Imagine all the people,
Imagine tous les gens,
Sharing all the world…
Partageant tout le monde…

You may say I’m a dreamer,
Tu peux dire que je suis un rêveur,
But I’m not the only one,
Mais je ne suis pas le seul,
I hope some day you’ll join us,
J’espère qu’un jour tu nous rejoindra,
And the world will live as one.
Et que le monde vivra uni

(Imagine de John Lennon)

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Fluctuat arènes Lutèce blog

Devise de la ville de Paris au fronton d’une école : la locution latine « Fluctuat nec mergitur » signifie « Il est battu par les flots mais ne sombre pas ».

Publié dans:Ma Douce France |on 17 novembre, 2015 |1 Commentaire »

Langres sur un plateau avec Bernard Dimey et Denis Diderot

Vous ne me tiendrez pas rigueur de vous livrer mes écrits, ces temps-ci, de manière un peu désordonnée, du moins sur le plan de la chronologie des faits. Ainsi, il me faut vous raconter mon retour suite à mon séjour en Alsace au mois de juin (billets des 24 juin, 2 et 9 juillet 2015).
J’avais choisi de prendre le chemin des écoliers, un peu comme André et Julien, les deux enfants du Tour de la France, l’incontournable manuel de lecture des élèves de cours moyen de la Troisième République.
Comme eux deux d’ailleurs, je sortis de la ville de Phalsbourg en Lorraine, en franchissant la grande porte fortifiée qu’on appelait alors porte de la France. En effet, il faut se souvenir que le récit relate leur périple suite à l’annexion de l’Alsace et la Lorraine par les Prussiens (traité de Francfort de 1871).
« Il est des lieux où souffle l’esprit. » Ainsi commence La Colline inspirée, le célèbre roman historique de Maurice Barrès paru en 1913. Une brise attise ma curiosité tandis que des panneaux me signalent, à une trentaine de kilomètres, la colline de Sion-Vaudémont, le point le plus élevé des côtes de Moselle, dans le sud du département de Meurthe-et-Moselle. Je renonce à m’y rendre à cause d’un emploi du temps déjà chargé. Cependant, mon cher frère nous offre le magnifique panorama que l’on y découvre depuis la table d’orientation.

Langres-Sion 66 blog

« L’horizon qui cerne cette plaine c’est celui qui cerne toute vie. Il donne une place d’honneur à notre soif d’infini en même temps qu’il nous rappelle nos limites. » J’irai vérifier de visu, un jour, c’est certain.
À défaut, bientôt, de manière très matérialiste, je me ravitaille en carburant sur l’autoroute A31, à l’aire de Lorraine-Sandaucourt fréquentée bizarrement par quelques silhouettes de grognards napoléoniens.

Aire de Lorraine blog

Je n’ai pas souvenir que les troupes impériales aient combattu dans le secteur. Il s’agit en fait d’un clin d’œil à l’imagerie d’Épinal, fleuron industriel de la cité vosgienne toute proche. Sous le Premier Empire, elle célébra l’empereur Napoléon Bonaparte, sa famille, ses maréchaux, ses armées et ses victoires.
Au sens figuré, une image d’Épinal traduit un cliché, un lieu commun, une vision naïve ou stéréotypée de quelque chose. Je préfère y associer les magnifiques planches du dessinateur Jacques Tardi, notamment sur cette « putain de guerre 14-18 ».

Image Epinal blog

Ce matin, j’ai rendez-vous avec un autre compagnon d’esprit à Nogent en Champagne (autrefois appelé Nogent en Bassigny).
Ici naquit et repose Bernard Dimey (1931-1981). J’ai déjà évoqué en plusieurs occasions la mémoire de ce grand poète, une des grandes figures du Montmartre d’antan (voir billet du 3 mars 2015). En reconnaissance, depuis 1989, la médiathèque municipale porte le nom de l’enfant du pays.

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Je m’étais promis de venir un jour errer quelques heures dans le « village parfait de (ses) douze ou quinze ans » : « Je viens de la Champagne … un petit bled nommé Nogent où l’on fait des couteaux. »
Une prospère tradition coutelière anima longtemps la cité, au point qu’au dix-neuvième siècle on la surnomma Nogent-les-Couteaux. Le père Dimey était d’ailleurs coutelier et ciselier (fabricant de ciseaux), la mère coiffeuse à domicile.
Parmi les modèles en vitrine d’un vieux commerce de coutellerie, figure le Balibeux, nom local donné à un salsifis sauvage qui pousse dans les prairies environnantes. Une légende remontant à la guerre de 1870 raconte que lorsque les Prussiens assiégèrent la ville, la faim saisit progressivement les habitants de la vallée qui n’eurent d’autres ressources que de cueillir cette plante sauvage pour en faire des bouillies. C’est ainsi que l’on baptisa les Nogentais du bas de la ville, les Balibeux. On dit que les habitants de la ville haute, plus aisés et aux intestins plus délicats, supportèrent mal cette nourriture et attrapèrent la fouère (autrement dit, une bonne chiasse !) et le surnom ironique de Fouéroux.
C’est dans son poème L’enfance que Bernard livre ses souvenirs les plus précis de sa jeunesse nogentaise. Écoutez-le et lisez-le, ses mots aussi sont ciselés !

« Tous les grands chevaux blancs qui couraient dans les rues
Du village parfait de mes douze ou quinze ans
Ont galopé si loin que j’ai perdu de vue
Le plus pur de mon âme et le plus important.

Il reste de tout ça quelques mots, des images,
Un vieux cheval boiteux qu’on appelait Souris,
Un grand nègre jovial, sans doute anthropophage
Qui venait du Cap-Vert et je songe aujourd’hui

Qu’il avait des enfants blonds comme la Norvège,
Aux yeux bleus de vikings, le monde est si petit…
Négatif absolu d’un bonhomme de neige…
Il est peut-être mort et moi je suis parti.

Je ne reverrai plus les combles de l’église
Où j’allais dénicher des enfants de hibou.
Quand je les rapportais, tout chauds sous ma chemise,
Ma pauvre mère avait des hurlements de loup…
Au Monument des Morts qu’on appelait Mobiles
Assassinés pour rien sous Napoléon III
On déchiffrait des noms mais c’était difficile
Et, debout sur le mur, on dominait les bois.

Les femmes, en bavardant, martyrisaient du linge
A grands coups de battoir au lavoir d’à côté.
On venait tournoyer, comme des petits singes,
Autour de leurs baquets, pour s’y faire insulter…

On rêvait, c’était beau… je ne rêve plus guère.
Je porte des habits qui ne me vont pas bien,
Je plonge dans la mort la tête la première
Une ou deux fois par jour et pourtant j‘en reviens.

Tous les grands oiseaux blanc au regard de phosphore
Et dont le cri feutré me réveillait la nuit
Ont volé bien trop loin, par delà les aurores,
Survolant les sentiers que je suivais sans bruit,

Et les petits chevreaux dont je tenais les pattes
Depuis plus de trente ans ne veulent pas mourir.
Ils bougent dans mes rêves et pleurent et se débattent…
Bon Dieu ! Que mes douze ans ont du mal à finir ! »

Je descends vers Nogent-le-Bas pour me recueillir quelques instants devant l’église romane Saint-Germain.

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C’est là, dans les combles, que le gamin Dimey dénichait les oisillons humanisés affectivement et poétiquement en « enfants de hibou ».
Dans son œuvre, Dimey évoque souvent l’enfance, le temps du rêve et de l’étrange. Chez lui, les enfants ne vivent pas dans la même réalité que les adultes ; ils la transforment par leur imaginaire. Voici ce qu’il écrivait … à quinze ans :

« Il est des accords mineurs doux, qui évoquent des paysages
Des paysages sans lumière et sans ombre
Des clairières où l’on croit marcher sur du velours
Accords qui font rêver
Musique qui fait flotter la rêverie qui ouvre d’autres horizons !
Ceux de l’irréel ! »

« La nuit de mes dix ans, comme elle était superbe ! » Écoutez-le encore nous la conter, de sa voix bourrue et tendre à la fois, telle qu’il la ressentit lors d’un camp nocturne dans sa campagne haut-marnaise avec les Cœurs Vaillants de l’abbé Bournot en 1941.

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À l’adolescence, Bernard fut élève au collège de Joinville, commune proche située sur l’axe Saint-Dizier-Chaumont, puis entra, en 1947, à l’École Normale d’instituteurs de Troyes. Il prépara le baccalauréat à celle de Nancy, la section Philo n’existant pas à Troyes où il revint ensuite pour achever sa formation. Il renonça très rapidement à la carrière d’instituteur pour se consacrer à la littérature. C’est comme cela que bientôt, il « monta » à Paris et sur la butte Montmartre. Sur sa maison de la rue Germain Pilon dans son cher quartier des Abbesses, on peut lire sur la plaque qui lui est dédiée :

« Je vis mon temps comme un roi nègre
Superbement désargenté
Allant de l’élite à la pègre
Sans me plaindre ni me vanter »

Dans son errance parisienne, il rêva de Syracuse, cette sublime chanson que fredonnèrent Henri Salvador et Yves Montand.
D’un voyage en Égypte, il ramena Les enfants de Louxor et un caillou de la Vallée des Rois qu’il tient au creux d’une main dans son repos éternel :

« Quand je sens, certains soirs, ma vie qui s’effiloche
Et qu’un vol de vautours s’agite autour de moi,
Pour garder mon sang-froid, je tâte dans ma poche
Un caillou ramassé dans la Vallée des Rois.
Si je mourrais demain, j’aurais dans la mémoire
L’impeccable dessin d’un sarcophage d’or
Et pour m’accompagner au long des rives noires
Le sourire éclatant des enfants de Louxor.

À l’intérieur de soi, je sais qu’il faut descendre
À pas lents, dans le noir et sans lâcher le fil,
Calme et silencieux, sans chercher à comprendre,
Au rythme des bateaux qui glissent sur le Nil,
C’est vrai, la vie n’est rien, le songe est trop rapide,
On s’aime, on se déchire, on se montre les dents,
J’aurais aimé pourtant bâtir ma Pyramide
Et que tous mes amis puissent dormir dedans.

Combien de papyrus enroulés dans ma tête
Ne verront pas le jour… ou seront oubliés
Aussi vite que moi ?… Ma légende s’apprête.
Je suis comme un désert qu’on aurait mal fouillé.
Si je mourais demain, je n’aurais plus la crainte
Ni du bec du vautour ni de l’œil du cobra.
Ils ont régné sur tant de dynasties éteintes…
Et le temps, comme un fleuve, à la force des bras…

Les enfants de Louxor ont quatre millénaires.
Ils dansent sur les murs et toujours de profil,
Mais savent sans effort se dégager des pierres
À l’heure où le soleil se couche sur le Nil.
Je pense m’en aller sans que nul ne remarque
Ni le bien ni le mal que l’on dira de moi
Mais je déposerai tout au fond de ma barque
Le caillou ramassé dans la Vallée des Rois. »

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En cette heure médiane, pas un rade ouvert à l’horizon pour trinquer au souvenir de celui qui reçut le Grand Prix de l’académie Charles Cros pour son poème Ivrogne et pourquoi pas ?.
Dans ce Nogent-là, on ne célèbre pas le petit vin blanc qu’on boit sous les tonnelles.

« Depuis dix ans comme le temps passe
Je fais la salle et la terrasse
Chez Marie-Louise que tu connais
La petite rouquine au teint de lait
Que je rêvais de prendre au piège
Quand j’étais le coq du collège
Dieu qu’il en est passé du temps
Sur moi qui joue toujours perdant
En attendant que je m’y fasse
Je fais la salle et la terrasse
Et je suis aimé des clients… »

Ces vers de Dimey sont chantés par Charles Aznavour (auteur de la musique) et, mieux encore, par Yves Jamait dont quelques paroles figurent en exergue de mon blog.
Au pays de Dimey, en salle ou (plutôt à) la terrasse, car il fait beau ce jour-là dans le ciel et dans mon esprit, il est plus couleur locale de boire un petit blanc des Coteaux de Coiffy ou du Muid Montsaugeonnais.

canal entre Champagne et Bourgogne blog

Comme elle est belle ma douce France, ainsi, à Rolampont, au franchissement du canal entre Champagne et Bourgogne, anciennement canal de la Marne à la Saône. Long de 224 kilomètres, il possède 114 écluses.
Assis sur une des rives, en guise de pique-nique, je me ferais bien un petit caprice … des dieux, une marque de fromage à pâte molle de la Haute-Marne, créée, en 1956, à Illoud, non loin d’ici. J’en raffolais quand j’étais gamin ; j’ai appris depuis à mieux contrôler les appellations fromagères !
Mais voilà déjà qu’apparaît la ville de Langres perchée sur son oppidum calcaire.

Langres vue aériennephoto site de la ville de Langres

Malgré mes études universitaires de géographie, j’ai longtemps considéré Langres, de manière très réductrice, uniquement comme le plateau où la Seine prend sa source. Deux de ses affluents, d’ailleurs, y naissent également : l’Aube et la Marne, cette dernière, la plus longue rivière française, ne se jetant dans le fleuve, après avoir longtemps hésité, qu’entre Charenton-le-Pont et Alfortville aux abords de la capitale.
C’est l’occasion ou jamais de vous conseiller la lecture de Remonter la Marne de Jean-Paul Kaufmann. Un mois et demi durant, à raison de 13 kilomètres par jour, l’ancien otage du Liban a remonté à pied le cours de la rivière depuis l’Est de Paris jusqu’à sa source. Il me permet ainsi d’employer le mot savant d’équanimité, c’est-à-dire l’égalité d’âme et d’humeur, une recherche affective de détachement et de sérénité, un apaisement de l’esprit qu’on peut comprendre après ce que vécut l’écrivain.
Donc, Langres est aussi une jolie cité dotée de remparts très spectaculaires. Un géographe vanta même au XVIIe siècle sa réputation d’invincibilité : « La ville est dans une assiette si avantageuse et habitée d’un peuple si guerrier qu’elle passe pour la pucelle du pays. ». De nos jours, nous la déflorons aisément à pied car il est beaucoup plus confortable de laisser son véhicule au pied de la citadelle. Il est même incompréhensible qu’intramuros, un camping officiel avec caravanes soit autorisé tout contre la tour de Navarre et d’Orval, la plus impressionnante des quatre tours d’artillerie avec un diamètre de 28 mètres, une hauteur de 20 mètres et des murs jusqu’à 7 mètres d’épaisseur. Elle fut inaugurée par François 1er en 1521. Elle abrite deux belles salles voûtées et percées d’embrasures de tirs.

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Le Langres historique est concentré sur une superficie finalement peu étendue et quelques heures suffisent pour effectuer une bonne approche de son patrimoine architectural tant sur le plan militaire, avec les remparts, que religieux, avec la cathédrale Saint-Mammès, et civil avec ses vieilles maisons. À partir de là, il s’agit d’une question d’organisation en jonglant alternativement, en ce qui me concerne, entre une déambulation sur plusieurs tronçons du chemin de ronde et une errance dans quelques rues de caractère de la cité.

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Bien que je sois déjà à l’intérieur des fortifications, j’en ressors un instant pour contempler la porte principale dite des Moulins baptisée ainsi en raison des anciens moulins situés là autrefois. Le nom de Bel Air donné au parking contigu provient peut-être du bon vent qui animait leurs ailes.
Construite entre 1642 et 1647, à la vague allure d’arc de triomphe, ses éléments décoratifs, trophées d’armes, casques empanachés, prisonniers enchaînés devant leurs drapeaux confisqués par les soldats français, rappellent la victoire prochaine de la France sur l’Espagne lors de la guerre de Trente Ans qui s’acheva par le traité de Westphalie (1648).
À proximité, se trouve un buste d’Auguste Laurent, chimiste controversé du XIXe siècle, né tout près de Langres. Il inventa une nomenclature pour la chimie organique et fut un précurseur de la théorie atomique.
Je m’engage maintenant dans l’artère principale qui coupe la cité longitudinalement et de manière rectiligne.

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À l’enseigne d’Entre deux vignes (celles des coteaux de Coiffy et du Muids Montsaugeonnais ?) : sur la vitrine de cette boutique est inscrite une phrase tirée de La Religieuse de Diderot.
J’ai omis de vous préciser que l’auteur de L’Encyclopédie est né à Langres au siècle des Lumières et qu’il y passa les quinze premières années de sa vie. À ce titre, il y est omniprésent : un musée lui est consacré, une statue, un collège, une rue, une place lui sont dédiés, des citations tirées de ses ouvrages figurent à la devanture des commerces, une boulangerie-pâtisserie porte son nom, on le trouve même aussi sur une étiquette du fromage local. Comme cela constitue un excellent moyen de nous cultiver, ne nous plaignons pas.
« Je puis tout pardonner aux hommes, excepté l’injustice, l’ingratitude et l’inhumanité. » Je ne veux pas faire du mauvais esprit mais, à observer notre monde, il n’y a finalement pas grand-chose à leur pardonner.
La Religieuse est un roman posthume édité en 1796, Diderot n’ayant pas souhaité le publier de son vivant, après avoir été échaudé par certains écrits passés tels Les bijoux indiscrets ainsi que sa Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient qui lui valut d’être incarcéré au château de Vincennes. Le roman est écrit sous forme des mémoires d’une jeune fille, Suzanne Simonin, contrainte d’entrer au couvent par ses parents, parce que de naissance adultérine.
Il est des œuvres qui traversent le temps sans vieillir, preuve en est qu’outre le plaisir toujours renouvelé de la lecture, le cinéaste Jacques Rivette vit, en 1966, son adaptation connaître les affres de la censure : « un film blasphématoire qui déshonore les religieuses » s’indigna la présidente de l’union des supérieurs majeures (!). On ne le jeta tout de même pas dans les douves du fort de Vincennes. Son collègue Jean-Luc Godard se régala d’un bon mot en qualifiant André Malraux de ministre de la Kultur !!!
Certains tressaient des lauriers, d’autres fabriquaient des couronnes …

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Plus loin, au hasard de ma promenade dans la rue (évidemment) Diderot, je découvre l’ancienne chapelle des Oratoriens.
En 1616, l’évêque Sébastien Zamet fit appel à la congrégation des Oratoriens pour diriger son séminaire et former les prêtres du diocèse et, à cet effet, leur concéda terrains et bâtiments d’un ancien prieuré. La chapelle ne fut construite qu’en 1676. Sa porte d’entrée est encadrée par un portique d’ordre ionique. Désaffectée à la Révolution, la chapelle a été transformée en salle de spectacle en 1838. Le décor du fronton avec masques, partitions et instruments de musique témoigne de sa nouvelle destination.

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« Hâtons-nous de rendre la philosophie populaire ! ». Pour Diderot, cette recommandation avait pour objet de dénoncer l’affectation des grands maîtres qui se plaisent à tirer un voile entre le peuple et la nature. L’intention est évidemment louable même si, trois siècles plus tard, on n’a guère avancé. Ainsi le philosophe Michel Onfray est au cœur de polémiques ridicules, lui qui démissionna de l’éducation nationale justement pour rendre le savoir accessible au plus grand nombre en ouvrant à Caen une université populaire avec un succès considérable et des amphithéâtres bondés.

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Je débouche sur la place anciennement Chambeau, aujourd’hui Diderot comme de bien entendu, située au cœur de la ville. Sur quelques mètres carrés, nous avons un concentré de la jeunesse de Diderot à Langres. D’ailleurs statufié sur une colonne au centre de la place, le philosophe a vue sur les différents lieux qu’il fréquenta lors des quinze premières années de son existence, et pour commencer la maison où il naquit le 5 octobre 1713, sise au numéro 9.

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Son père Didier Diderot était fils de coutelier et lui-même maître coutelier et marchand spécialisé dans la fabrication d’instruments de chirurgie et de couteaux estampés de la marque à la perle. Sa mère Angélique Vigneron était fille d’un marchand tanneur.
Juste de l’autre côté de la place, presque symétriquement par rapport à sa statue, se trouve la maison d’enfance du philosophe, celle où il vécut jusqu’à son départ pour Paris, celle aussi où il reviendra lors de ses rares séjours à Langres. Le rez-de-chaussée est, aujourd’hui, occupé par un bureau de tabac et journaux.

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Au deuxième étage, une plaque fut apposée en 1880 par la Société Républicaine d’Instruction qui pensait alors à tort qu’il s’agissait de sa maison natale. Par contre, c’est là que naquirent ses sœurs Denise dit sœurette qu’il chérissait, Angélique devenue religieuse ursuline et morte folle en 1749, et son frère Didier-Pierre futur chanoine.
Toujours sur la place, légèrement plus bas, se trouve le désormais collège Diderot, l’ancien collège des Jésuites où le jeune Denis fut élève pendant six ans.
Appelés à Langres en 1621, à l’invitation de l’évêque, les Jésuites implantèrent là leur collège une trentaine d’années plus tard. Situé au cœur de la cité, il pouvait accueillir jusqu’à 200 jeunes notables de Langres et de sa région. En 1746, les bâtiments furent la proie des flammes mais un nouveau collège ne tarda pas à sortir de terre. En 1762, la Compagnie de Jésus fut interdite. Chassés du royaume, les Jésuites n’en virent pas l’achèvement en 1770.

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En forme de U, ce vaste bâtiment conçu pour l’étude et la prière s’appuie au Sud sur l’ancien rempart du XIIIe siècle, et est séparé de la place par un mur de clôture. Le portail est surmonté d’une allégorie de l’Instruction due au sculpteur langrois Antoine Besançon. Sur l’aile droite, se trouve la façade de la chapelle. Elle est conçue comme un immense retable Son fronton étonne par la profusion décorative de nuées, rayons et de têtes d’angelots.
Selon le dépliant édité par l’office de tourisme, Diderot sait déjà écrire et calculer quand il y entre en 1723 … ce qui en soit n’a rien d’extraordinaire pour un écolier de dix ans aujourd’hui. Mais voyons la suite et ce qu’il écrivit en 1760 dans une correspondance à Sophie Volland qui fut son amie et sa maîtresse. Elle se prénommait en fait Louise-Henriette mais Denis lui préféra Sophie, sagesse en grec.
« Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut, il y a plus de trente ans et je m’en souviens comme d’hier, lorsque mon père me vit arriver du collège, les bras chargés des prix que j’avais remportés et les épaules chargées des couronnes qu’on m’avait données et qui trop larges pour mon front avaient laissé passer ma tête. Du plus loin qu’il m’aperçut, il laissa son ouvrage, il s’avança sur sa porte, et se mit à pleurer. C’est une belle chose un homme de bien et sévère qui pleure. »
Comme le dit d’Alembert à l’article collège de l’Encyclopédie, on y enseignait les Humanités qui consistaient essentiellement dans l’enseignement du latin, la Rhétorique, les Mœurs et la Religion, et très minoritairement la Philosophie dans laquelle on faisait entrer la Physique.
Certaines classes pouvaient compter jusqu’à cent élèves. De manière originale, les Jésuites avaient recours au théâtre, pièces morales en latin qui ont pu inspirer à Diderot son goût pour les spectacles.
Plus tard, Diderot brossa un tableau peu enthousiaste de sa formation langroise. Dans son Plan d’une université ; il plaida en faveur d’une pédagogie plus démocratique : « J’ai vu quatre ou cinq élèves, supérieurs à tous les autres, se succéder pendant le cours entier de l’année, dans les places d’honneur, et décourager le reste de la classe. J’ai vu tous les soins des professeurs se concentrer dans ce petit nombre de sujets d’élite, et tous les autres enfants négligés … J’ai vu cette règle, inflexible pour les enfants des pauvres, se prêter à toutes les petites fantaisies des enfants des riches ».
Tout encyclopédiste et homme des Lumières qu’il devînt par la suite, Diderot fut un gamin comme les autres qui participa à une guerre des boutons « avant le siècle » : « Deux cents enfants se partageaient en deux armées. Il n’était pas rare qu’on en rapportât chez leurs parents de grièvement blessés. » Il se souvenait de son « front cicatrisé de dix coups de fronde reçus de la main de ses camarades » tout en se vantant d’avoir mieux su « donner un coup de poing que faire une révérence ».
En 1728, son oncle, sentant proche sa mort, envisagea qu’il soit désigné comme son successeur par les chanoines de Langres. Denis ne regretta jamais que cela ne se fît pas : « J’aurais employé une partie de mon temps à tourner des manches à balai, à bêcher mon petit jardin, à observer mon baromètre … » Au lieu de cela, il entra au collège Louis-le-Grand à Paris pour étudier notamment la théologie. Il y rencontra le Père Charles Porée, professeur de rhétorique dont il vanta la personnalité hors pair dans sa Lettre sur les sourds et les muets.
J’aurai l‘occasion de poursuivre mon évocation de Diderot plus tard, difficile qu’il en soit autrement. Pour l’instant, je descends au nord de la ville vers les fortifs et la tour Virot construite vers 1470.

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En route pour un bon bout de chemin de ronde avec une perspective superbe sur la campagne langroise et les eaux bleues du lac de la Liez.
Je passe devant la « zouille », une automotrice qui perpétue le souvenir de l’ancien chemin de fer à crémaillère, premier du genre à avoir été construit en France. Il desservait la ville haute depuis la gare des chemins de fer de l’Est, en contrebas le long de la Marne.

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J’atteins bientôt la Tour Piquante située à la pointe Ouest de la cité. Érigée vers 1565, elle tient son nom insolite de la forme polygonale du bastion.
Je me dirige maintenant au cœur du quartier canonial vers la cathédrale Saint-Mammès dont la silhouette se détache nettement lorsqu’on approche de Langres, comme dans plusieurs tableaux de Raoul Dufy.

Langres Raoul Dufy

La cathédrale fut construite à partir du milieu du XIIe siècle sous l’épiscopat de Geoffroy de La Roche-Vanneau, légat du pape en 1147 lors de la seconde croisade et aussi ami de Bernard de Clairvaux, celui-là même qui chercha des noises à Abélard pour sa « logique à la con » (sic) de la Trinité (voir billet Héloïse ouille, Abélard aïe du 6 mai 2015).
Élevée dans une région de confluences, elle conjugue avec harmonie le style roman clunisien de Bourgogne et le gothique d’Ile-de-France.
Elle est dédiée à Mammès, jeune berger de Cappadoce qui fabriquait des fromages pour les pauvres.
Converti au christianisme, il fut persécuté par l’empereur Aurélien en 273-274. La légende raconte qu’il aurait été délivré par un ange et transporté sur une montagne voisine où les bêtes sauvages venaient l’écouter prêcher l’Evangile. Arrêté une seconde fois, il fut jeté en pâture aux lions qui refusèrent de le dévorer. Alors, le gouverneur choisit de le tuer en l’éventrant avec un trident dans les arènes de Césarée Les nombreux miracles qui se produisirent sur son tombeau étendirent sa popularité tout au long du IVe siècle. Les hagiographes écrivirent sa passion en brodant largement. Le culte de Saint Mammès parti de Constantinople parvint jusqu’à Langres qui accueillit, dans des conditions un peu mystérieuses, un os de la nuque du martyr. C’est même plus que cela puisque le Trésor de la cathédrale comprend un buste reliquaire contenant le crâne serti d’argent du saint ramené de Constantinople lors de la prise de Constantinople par les Croisés en 1204. « Mamma mia », pauvre Mammès, disloqué à tout vent, un évêque de Bar-sur-Seine ayant ramené un bras en 1076 !

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Dans le déambulatoire de la cathédrale, on peut admirer un bas-relief représentant la translation des reliques du saint avec une scène de procession et en arrière-plan une vue réaliste de la ville de Langres.
De même, on peut également observer dans le transept deux tapisseries qui faisaient partie d’une tenture de huit pièces commandée à l’artiste Jean Cousin, en 1543, par Claude de Longwy, cardinal de Givry et évêque de Langres, retraçant des épisodes de la vie et le martyre de Saint Mammès.
Sur celle que je vous donne à voir, Saint Mammès prêche l’Évangile aux bêtes sauvages. La transcription dit que les mâles s’en retournèrent après la lecture tandis que les femelles restèrent desquelles Saint Mammès tira du lait avec lequel il fabriqua les fromages (évidemment ni Langres, ni Chaource, ni même Caprice des dieux, les fleurons laitiers locaux !) que l’ange lui avait commandés pour les pauvres.
J’ai lu que, récemment, lors d’un voyage en Cappadoce, des pèlerins du diocèse de Langres ont visité par hasard une ancienne église rupestre dédiée à Saint Mammès. Il existe toujours un reliquaire et, bien qu’aujourd’hui, elle soit transformée en mosquée, les fidèles musulmans prient Chambas Baba (Mammès islamisé) pour obtenir des guérisons. Si l’anecdote s’avère vraie, elle est réjouissante.

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Le temps me presse, je ne peux malheureusement pas distinguer avec toute l’attention nécessaire les dernières évolutions de l’art roman bourguignon des premiers tâtonnements gothiques.
Accolé au flanc sud de la cathédrale, le cloître date du XIIIe siècle. Démoli en partie à la Révolution, il abrite aujourd’hui la bibliothèque municipale. Deux galeries dont on a vitré les arcades, sont encore visibles. Sur un présentoir de beaux-livres, je remarque avec plaisir un ouvrage sur Bernard Dimey à Montmartre.

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Les tuiles vernissées de la toiture de style bourguignon brillent au soleil.
La façade de style roman n’est connue que d’après des textes d’archives. Plusieurs incendies entraînèrent sa démolition en 1760. L’architecte d’Aviler lui donna alors le style néo classique actuel. On retrouve sur les chapiteaux les trois grands ordres architecturaux dorique, ionique et corinthien.
Elle possède un fronton triangulaire, surmonté de deux statues qui représentent à droite l’Eglise, à gauche la Synagogue, bel exemple de la vision tolérante du siècle des Lumières !

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Juste en face, se dressait autrefois l’église Saint-Pierre-et-Saint-Paul utilisée pour les messes ordinaires et détruite en 1799. C’est là que fut baptisé Diderot le 6 octobre 1713, ainsi qu’en 1606, Jeanne Mancé, pionnière de la Nouvelle-France (vice-royauté du royaume de France entre 1534 et 1763) et cofondatrice de l’Hôtel-Dieu de Montréal, dont on peut voir la statue dans le square en lieu et place de l’édifice religieux.

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Tandis que je me promène dans l’ancien quartier canonial de la cathédrale (ainsi appelé parce qu’habité par les chanoines), la tentation de boire un canon me vient devant une galerie de peinture.

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« L’art, c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’Art ». Jean-Yves Texier, artiste en résidence à Langres, sait capter chez les gens de son pays quelques instants de plaisir. Derrière ses paysans à la rouge trogne, « ivrognes et pourquoi pas » me soufflerait Bernard Dimey, on retrouve aussi certains personnages des romans truculents de René Fallet, ainsi rappelez-vous l’incipit du Braconnier de Dieu : « Ce fut en allant voter Pompidou que Frère Grégoire rencontra le péché », à savoir déjà une sacrée biture.
Voyez que ma transition n’est pas aussi irrévérencieuse qu’il n’y paraît, entre moines et vins, c’est une vieille histoire et la religion tient sa part au fond des verres. Au IX siècle, l’évêque de Langres diligenta des religieux pour implanter la vigne sur les coteaux d’Aubigny futur terroir du Muid Montsaugeonnais. In divino veritas !!!
Je traverse la chaussée pour visiter en face la Maison Renaissance du moins sa façade côté jardin à laquelle on accède par un long couloir latéral desservant un escalier à vis.

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Bâtie vers 1550, elle constitue un magnifique témoignage de l’architecture civile de l’époque. La décoration est foisonnante avec des ornements végétaux et des crânes d’animaux.
Depuis la cour, on jouit d’une échappée vers les tours de la cathédrale. On aperçoit l’allégorie de l’Église qui, par un curieux effet d’optique, semble se prélasser au soleil généreux de l’après-midi.

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L’heure avance et je désire visiter absolument la Maison des Lumières sise au sud-ouest de la cité. Inaugurée en 2013, à l’occasion du tricentenaire de la naissance de Denis Diderot, elle permet de découvrir la vie et l’œuvre du philosophe ainsi que l’extraordinaire esprit d’ouverture et de curiosité et le bouillonnement intellectuel qui traversèrent son siècle dit des Lumières. Elle est installée dans l’hôtel particulier du Breuil de Saint-Germain, une belle demeure construite au XVIe siècle et agrandie au XVIII e. Bien que le nom de Diderot soit attaché à ce musée, ni le philosophe ni sa famille n’y vécurent, ni même le fréquentèrent.

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Sa famille, quelques tableaux de peintres anonymes l’évoquent, mis en perspective avec certains écrits de Diderot.

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Dans son testament, son père Didier Diderot écrivit : « Je ne dois rien ; mais, mes enfants, s’il se présente quelqu’un qui demande, payez. Il vaut mieux qu’on ait quelque chose à moi dans ce monde, que moi aux autres dans celui où je vais … Mes enfants, je vous recommande surtout le soulagement des pauvres. N’aliénez pas, autant que vous le pourrez, les fonds que je vous laisse. Je les ai acquis pour vous ; laissez-les à vos héritiers légitimes. Aimez-vous. Vivez dans l’union et que la bénédiction du Ciel soit avec vous … »
Longtemps après dans Entretiens d’un père avec ses enfants, avant d’écrire leur profond désaccord sur la notion de justice (d’où sa restriction du mais), Diderot commençait par un éloge de son père :
« Mon père, homme d’un excellent jugement, mais homme pieux, était renommé dans sa province pour sa probité rigoureuse. Il fut plus d’une fois choisi pour arbitre entre ses concitoyens …
C’était en hiver. Nous étions assis autour de lui, devant le feu, l’abbé, ma sœur et moi. Il me disait, à la suite d’une conversation sur les inconvénients de la célébrité : mon fils, nous avons fait tous les deux du bruit dans le monde, avec cette différence que le bruit que vous faisiez avec votre outil vous ôtait le repos ; et celui que je faisais avec le mien ôtait le repos aux autres. »
Diderot chérissait Denise sa « sœurette », d’un cœur excellent, et d’une fermeté de caractère peu commune qui dès l’instant de la mort de sa mère, se consacra entièrement au service de son père et de sa maison, et refusa pour cette raison de se marier. Et aussi, « Sœurette est vive, agissante, gaie, décidée, prompte à s’offenser, lente à revenir, sans souci ni sur le présent ni sur l’avenir, ne s’en laissant imposer ni par les choses ni par les personnes ; libre dans ses actions, plus libre encore dans ses propos ; c’est une espèce de Diogène femelle. »
L’abbé, c’est Didier-Pierre, le petit frère, futur chanoine de la cathédrale, qui s’opposa toujours à Diderot en tout et pour tout.
Dans une lettre à son amie Sophie Volland (14 août 1749), Diderot écrit : « Les habitants de ce pays ont beaucoup d’esprit, trop de vivacité, une inconstance de girouettes ; cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphère qui passe en vingt-quatre heures du froid au chaud, du calme à l’orage, du serein au pluvieux. Il est impossible que ces effets ne se fassent sentir sur eux, et que leurs âmes soient quelque temps de suite dans une même assiette … … Pour moi, je suis de mon pays ; seulement le séjour de la capitale et l’application assidue m’ont un peu corrigé. »
Dans l’Encyclopédie, à l’article LANGRES, Diderot rappelle malicieusement que « Langres moderne a produit plusieurs gens de lettres célèbres, et tous heureusement ne sont pas morts » ! Il évoque Jean Barbier d’Aucour, autre Langrois du siècle précédent, précepteur du fils de Colbert, ce qui lui dut sans doute de devenir académicien.
Dans le Voyage à Bourbonne, Diderot raconte en 1770 que, après la mort de son père, un Langrois lui avait dit : « Monsieur Diderot, vous êtes bon ; mais si vous croyez que vous vaudrez jamais votre père, vous vous trompez. »
Pourtant, en août 1780, le conseil municipal de Langres, s’étant vu offrir par un de ses concitoyens un exemplaire de l’Encyclopédie, lui demanda son portrait pour l’hôtel de ville. Diderot offrit son buste sculpté par Jean-Antoine Houdon, dont je peux admirer une copie.

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Quelle frustration, le musée ferme dans moins d’une heure ! Je papillonne de salle en salle posant mon regard de-ci de-là sur un manuscrit, un ouvrage, un objet ou un tableau tel le portrait peint par Van Loo vers 1770.

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Diderot est représenté dans la robe de chambre moirée à laquelle il consacra un texte très personnel, Regrets sur ma vieille robe de chambre ou avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune : « Pourquoi ne l’avoir pas gardée ? Elle était faite à moi, j’étais fait à elle. Elle moulait tous les plis de mon corps sans le gêner ; j’étais pittoresque et beau. L’autre, raide, empesée, me mannequine. Il n’y avait aucun besoin auquel sa complaisance ne se prêtât ; car l’indigence est presque toujours officieuse. Un livre était-il couvert de poussière, un de ses pans s’offrait à l’essuyer. L’encre épaissie refusait-elle de couler de ma plume, elle présentait le flanc. On y voyait tracés en longues raies noires les fréquents services qu’elle m’avait rendus. Ces longues raies annonçaient le littérateur, l’écrivain, l’homme qui travaille. À présent, j’ai l’air d’un riche fainéant ; on ne sait qui je suis … Mes amis, gardez vos vieux amis. Mes amis, craignez l’atteinte de la richesse. Que mon exemple vous instruise. La pauvreté a ses franchises, l’opulence a sa gêne. »
Je tombe sur un presque original de Jacques le fataliste et son maître, une « nouvelle édition plus correcte que les précédentes », datant de 1798 (an VI).
« Tout ce qui nous arrive de bien et de mal ici-bas est écrit là-haut. Savez-vous, monsieur, quelque moyen d’effacer cette écriture ? Puis-je n’être pas moi ? Et étant moi, puis-je faire autrement que moi ? Puis-je être moi et un autre ? »

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Le roman, publié après la mort de l’écrivain, est basé sur la relation entre le maître et le valet qui voyagent à cheval, un peu comme Don Quichotte, sauf qu’à l’encontre de Cervantès, le valet de Diderot a un vrai rôle. D’où vient ce valet Jacques ? Où vont-ils tous les deux ? Pour perdre le lecteur et le forcer à réagir, le personnage de Jacques va de rencontres en digressions.
Le livre valut à Diderot une brillante célébrité posthume et de nombreux admirateurs parmi lesquels Goethe, Hegel, Marx, Freud, Stendhal, Balzac, Gide. Le cinéaste Robert Bresson réalisa, en 1945, le film Les Dames du Bois de Boulogne d’après un épisode de Jacques le fataliste avec des dialogues de Jean Cocteau.

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Je croise Voltaire, autre grand penseur des Lumières, tenant un exemplaire de La Henriade, peint par Maurice-Quentin de La Tour. La Henriade est une épopée en dix chants que Voltaire écrivit en l’honneur du roi de France Henri IV et à la tolérance.

« Je chante ce héros qui régna sur la France
Et par droit de conquête et par droit de naissance ;
Qui par de longs malheurs apprit à gouverner,
Calma les factions, sut vaincre et pardonner,
Confondit et Mayenne, et la Ligue, et l’Ibère,
Et fut de ses sujets le vainqueur et le père… »

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Comme ses aiguilles, je reste à l’arrêt devant la pendule « La Lecture » qu’offrit Madame Geoffrin, célèbre salonnière de l’époque, à Diderot à l’occasion d’un réaménagement de son appartement. Il l’évoque aussi dans ses Regrets pour ma vieille robe de chambre : « L’intervalle qui restait entre la tablette de ce bureau et la Tempête de Vernet, qui est au-dessus, faisait un vide désagréable à l’œil. Ce vide fut comblé par une pendule ; et quelle pendule encore ! Une pendule à la Geoffrin, une pendule où l’or contraste avec le bronze. »

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Je parcours une lettre manuscrite de Diderot (en date du 3 juin 1773), avant son voyage en Russie, à son ami Jacques André Naigeon, le désignant comme exécuteur testamentaire de son œuvre intellectuelle :
« Comme je fais un long voyage, et que j’ignore ce que le sort me prépare, s’il arrivait qu’il disposât de ma vie, je recommande à ma femme et à mes enfants de remettre tous mes manuscrits à Monsieur Naigeon, qui aura pour un homme qu’il a tendrement aimé et qui l’a bien payé de retour, le soin d’arranger, de revoir et de publier tout ce qui lui paraîtra ne devoir nuire ni à ma mémoire, ni à la tranquillité de personne. »

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Vive émotion : voici que s’étale sur plusieurs mètres devant moi la première édition complète de l’Encyclopédie, ainsi que les suppléments et les tables. Quelle somme !
Sur une des planches, une puce vue au microscope apparaît gigantesque à l’agrandissement. Cela me rappelle une comptine de Robert Desnos chantée naguère par Juliette Gréco : « Une fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas ! … Et pourquoi … pourquoi pas. » La preuve !
Et dire que le projet de cette œuvre monumentale (n’oublions pas d’Alembert !) faillit être compromis à cause des rapports houleux de Diderot avec la censure. Plusieurs de ses écrits dont la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient, exposée dans une vitrine, lui valurent d’être emprisonné quelques mois en 1749.

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Une salle est consacrée à la manufacture de l’Encyclopédie. En effet, son édition représenta un travail colossal. Achevée en 1780, sa fabrication s’étendit sur 29 années. Plus de mille ouvriers y travaillèrent : papetiers, typographes, dessinateurs, graveurs, imprimeurs et relieurs.
Dans l’Encyclopédie, les articles sur IMPRIMERIE et IMPRIMEUR sont suivis alphabétiquement par IMPROBATION et IMPROUVER. « Imprimer ou improuver, donner approbation et privilège ou censurer, triompher d’une improbation passagère par l’appel à la postérité : les deux notions se répondent. Dans un dictionnaire, l’enchaînement des mots est lui aussi plein de sens … »
Une salle est consacrée aux sciences naturelles. Le XVIIIème siècle fut une période fondamentale pour l’étude et la connaissance du monde vivant. Dans une vitrine, des volatiles empaillés font écho aux planches de l’Encyclopédie, non loin d’un buste en plâtre du naturaliste suédois Carl von Linné, de la même génération que Diderot.

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Je passerais des heures et des heures dans ce musée à me « diderotiser » ! Mais je dois partir car j’ai rendez-vous avec Diderot lui-même, enfin … plus exactement, à la terrasse du café sur la grande place à son nom, devant sa statue.

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Le monument fut érigé en 1884 pour le centenaire de la mort de Denis Diderot. La municipalité républicaine de Langres le commanda au sculpteur Auguste Bartholdi, celui-là même également auteur du Lion de Belfort et de la statue de la Liberté de New-York (il en existe de multiples copies). Le projet ne se réalisa pas sans heurts dans la cité épiscopale, le clergé s’insurgeant contre une telle initiative qui devait glorifier un philosophe athée et matérialiste, auteur notamment des Bijoux indiscrets et de La Religieuse.
Debout, en costume d’époque, Diderot tient de la main gauche un livre dont il marque une page avec son index. Derrière lui, à ses pieds, reposent les volumes de l’Encyclopédie.

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Longtemps, après la seconde guerre mondiale, traditionnellement, après la distribution des prix puis le jour du bac, les lycéens de Langres affublèrent le Denis de bronze des accoutrements les plus divers, ainsi une tenue de religieuse avec cornette référence au scandale du film de Rivette en 1966..
Trois siècles après sa naissance, Diderot n’est toujours pas au Panthéon, à la différence de Voltaire et Jean-Jacques Rousseau, deux autres étoiles de la pensée des Lumières.
Cela faillit se faire, en 1913, pour son bicentenaire, mais Maurice Barrès, alors député de Paris, bien moins inspiré que sa colline, s’y opposa férocement. Il ne contestait pas la « génialité artistique » du philosophe mais en dressait un portrait de « diviseur » de la nation et d’ « agitateur ». Charles Maurras, directeur de l’Action française, théoricien du nationalisme intégral, en rajouta une couche en qualifiant son œuvre de « bréviaire de l’anarchie ».
Un monument d’Alphonse Camille Terroir dédié aux Encyclopédistes fut juste installé au Panthéon avec cette inscription : « L’Encyclopédie prépare l’idée de la Révolution ».

Panthéon monument aux Encyclopédistes

Cela dit, une vraie « panthéonisation » serait hypothétique. La sépulture et la dépouille de Diderot semblent avoir disparu à la Révolution lors du pillage de la crypte de l’église Saint-Roch de Paris. Diderot a moins de chance que Saint Mammès !
Vous savez qu’avec moi, les nourritures terrestres ne sont jamais bien loin. Pour prolonger mon séjour langrois, le lendemain à ma table, j’achète un pain de campagne à la boulangerie Diderot puis me dirige vers la supérette voisine pour faire provision de deux fromages de Langres Diderot et deux bouteilles de crus locaux, les coteaux de Coiffy et du Muids Montsaugeonnais.

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Mon esprit matérialiste est, je vous le concède, bien plus futile que celui du philosophe.
À votre santé, Dimey et Diderot dans mon bistrot littéraire ! Allez, une dernière rasade du père Denis avant de partir : « Je suis convaincu que, dans une société même aussi mal ordonnée que la nôtre, où le vice qui réussit est souvent applaudi, et la vertu qui échoue presque toujours ridicule, je suis convaincu, dis-je, qu’à tout prendre, on n’a rien de mieux à faire pour son bonheur que d’être un homme de bien. C’est l’ouvrage, à mon gré, le plus important et le plus intéressant à faire … ».
Il y a du boulot !

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Sur le mur des remparts, à l’extérieur, un monument rend hommage aux artisans de la libération de Langres 1939-1945. Y figure une citation de Louis Aragon: « Et si c’était à refaire, je referais ce chemin ». J’espère refaire, un jour, le chemin de ronde de Langres à la rencontre de l’esprit de Diderot. Dans l’immédiat, je vais me replonger dans certains de ses écrits.

Publié dans:Ma Douce France |on 21 octobre, 2015 |2 Commentaires »

Rendez-vous à Henri IV

Je suis retourné au lycée ! La nouvelle ne manque peut-être pas de vous surprendre.
Qu’ai-je donc encore à apprendre dans ce type d’établissements que créa le Premier Consul Napoléon Bonaparte par la loi du 11 floréal an X (1er mai 1802) ? Ils font partie de ces « masses de granit », comprenez ces institutions solides souhaitées par le futur empereur pour asseoir la République (mouais !).
Dans ce lycée, on vise le summum, le sommet, ce qui, déjà, est naturel de par sa situation géographique tout en haut de la montagne … Sainte-Geneviève.
Ici, on n’a pas attendu le slogan démagogique prononcé, il y a maintenant trente ans, par le ministre de l’Éducation nationale de l’époque qui souhaitait amener 80% d’une classe d’âge au baccalauréat. Dans ce lycée d’excellence, le taux de réussite au bac atteint le plafond des 100% avec une écrasante majorité de mentions très bien.
En fait, même si je serais sans doute passionné par les cours de philosophie et de français qui y sont dispensés, je n’ai fait que visiter le prestigieux lycée Henri IV de Paris, profitant de l’aubaine que deux amis participassent à un salon d’éditeurs indépendants du Quartier Latin.
Il ne fut pas baptisé ainsi à l’origine. En effet, lorsqu’il décida de créer un lycée par département et quatre à Paris, Napoléon, dans sa grande modestie, choisit pour les établissements parisiens d’appeler tout simplement Napoléon l’actuel lycée Henri IV, Bonaparte le lycée Condorcet d’aujourd’hui, Impérial le lycée Louis-le-Grand de maintenant, et le dernier, Charlemagne qui a conservé son nom (entre empereurs, on ne cherche pas querelle).
Le lycée Napoléon prend le nom d’Henri IV sous la Restauration (chute du Premier Empire) puis de Corneille après la révolution de 1848. L’année suivante, il reprend le nom de Napoléon puis de nouveau Corneille à la chute du Second Empire. Enfin, en l’année 1873 où la majorité royaliste de l’Assemblée Nationale pensait voir le comte de Chambord accéder au trône, Henri IV s’impose définitivement.
Et pourquoi, au fait, s’être rallié à son panache blanc ? Louis XVI n’était pas conseillé (peut-être n’avait-il pas beaucoup de tête?!), Révolution de 1789 oblige. Louis XV était trop élégant, Louis XIII un peu triste, et Louis XIV déjà pris pour le lycée Louis-le-Grand. Bénéficiant d’une sorte de consensus, le plus populaire des rois de France Henri IV mit tout le monde d’accord.
« Il n’est pas de bon laboureur dans le royaume qui n’ait le moyen d’avoir une poule au pot ». Dans l’imaginaire collectif, sa réputation d’épicurien et de « vert galant » (on lui prête plus de 70 maîtresses) mais aussi et surtout, son rôle de pacificateur religieux avec la promulgation de l’édit de Nantes (1598) permettant aux protestants de pratiquer leur culte, participent au mythe du « bon roi Henri IV ». Le couteau régicide de Ravaillac ne fit que contribuer à sa légende.
Franchi le porche d’entrée, je me retrouve dans un cloître. Notre aimable guide nous en explique clairement les raisons. Le lycée Henri IV traîne derrière lui une très longue histoire qui se confond, 1 500 ans plus tôt, avec celle de l’abbaye royale de Sainte-Geneviève.
En 507, Clovis fonde une basilique dédiée aux saints apôtres Pierre et Paul, mais aussi pour honorer Geneviève qui, une cinquantaine d’années plus tôt, a sauvé Paris ou Lutèce des envahisseurs. Il y est inhumé à sa mort en 511 ainsi que Sainte Geneviève puis Sainte Clotilde en 545.
L’abbaye occupe une place importante durant le haut Moyen-Âge avant de connaître le déclin avec la chute de l’empire carolingien. Elle est pillée par les Vikings lors du siège de Paris entre 885 et 887. Autour de l’an 1000, les chanoines bénéficient de la protection de Robert le Pieux ; des travaux de reconstruction sont alors entrepris, notamment les deux premiers niveaux de la tour Clovis qui existe encore aujourd’hui. Le XIIe siècle marque une période de renaissance, les moines séculiers qui l’occupent sont réformés et Suger, l’abbé de Saint-Denis les remplace par des moines réguliers de la proche abbaye de Saint Victor qu’il oblige à constituer un atelier de copistes et une bibliothèque. C’est une époque intellectuelle faste, la montagne Sainte-Geneviève se couvre de « collèges » qui concurrencent l’école épiscopale. Abélard dont j’ai relaté récemment les frasques amoureuses avec Héloïse contées par le truculent Jean Teulé (voir billet du 6 mai 2015) y enseigne alors.
La fin du Moyen-Âge, les guerres de religion affaiblissent de nouveau l’abbaye. La bibliothèque et le trésor sont même vendus au poids par un chanoine. En 1590, les troupes d’Henri IV finissent de dégrader les bâtiments dont le cloître dans sa tentative de s’emparer de Paris, apparemment on ne lui en a pas tenu rigueur lorsqu’il s’est agi de donner un nom au lycée !
L’abbaye renaît véritablement lorsque Louis XIII la donne en commende au cardinal de La Rochefoucauld, évêque de Senlis. Celui-ci, nommé abbé en 1619, installe des chanoines réguliers observant la règle de saint Augustin. L’abbaye Sainte Geneviève devient chef d’ordre ; c’est à cette époque qu’on commence à parler de moines génovéfains (de la congrégation de Sainte Geneviève).
Le cardinal entreprend des travaux de reconstruction et d’embellissement qui ne prendront fin qu’à la Révolution avec l’achèvement de la nouvelle église Sainte Geneviève transformée par l’Assemblée constituante dès 1791 en … Panthéon des grands hommes. L’ancienne église pillée puis en ruines, est démolie en 1807. Il n’en reste plus que la tour Clovis qui se dresse dans un angle du cloître.

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Ses deux niveaux inférieurs de caractère roman avec des arcs en plein cintre datent du XIe siècle, la partie supérieure témoigne de l’architecture gothique ultérieure.
Le cloître présente plusieurs styles dus aux apports de chaque époque. Différents indices permettent de reconstituer ce qu’était la façade Ouest, celle qui a le mieux conservé son caractère médiéval primitif : les cuisines ouvraient sur le cloître avec au-dessus le réfectoire des moines devenu aujourd’hui chapelle ; à l’étage supérieur, se trouvaient les greniers, au-dessous, un cellier aménagé en deux salles superposées au XVIIe siècle, et un ensemble de galeries évoquant la nécropole mérovingienne.
En cet après-midi caniculaire, les quatre galeries entourant le cloître fournissent une ombre bienfaitrice. C’est dans ce lieu, consacré autrefois au recueillement de la prière et à la promenade silencieuse du moine, que les éditeurs et auteurs exposent leurs publications avec des séances de dédicaces. Qu’ils me pardonnent, je m’intéresse plutôt à quelques éléments décoratifs comme les plâtres moulés sur les marbres du sculpteur grec Phidias (Ve siècle avant J.C) et les faïences du céramiste toscan Luca della Robbia (XVe ssiècle).

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« Un homme sans culture est comme un zèbre sans rayures » : je souris du dessin de Pouch collé sur un des piliers à l’occasion du salon. Dois-je me sentir visé de ne point connaître Casimir Delavigne dont le buste trône avec celui d’Alfred de Musset ?
En fait, je connaissais pourtant ce poète et dramaturge français du XIXe siècle. Je me souviens maintenant avoir lu dans ma jeunesse quelques vers qu’il consacra à la découverte de la vaccine :

« Par le fer délicat dont le docteur arme ses doigts,
Le bras d’un jeune enfant est effleuré trois fois.
Des utiles poisons d’une mamelle impure,
Il infecte avec art cette triple piqûre.
Autour d’elle s’allume un cercle fugitif,
Le remède nouveau dort longtemps inactif.
Le quatrième jour a commencé d’éclore,
Et la chair par degrés se gonfle et se colore.
La tumeur en croissant de pourpre se revêt,
S’arrondit à la base, et se creuse au sommet.
Un cercle, plus vermeil de ses feux l’environne ;
D’une écaille d’argent l’épaisseur la couronne ;
Plus mûre, elle est dorée; elle s’ouvre, et soudain
Délivre la liqueur captive dans son sein ».

Quelques vers qui les précèdent dans cette courte pièce en comptant 218, ont une autre résonance aujourd’hui :

« Mais reculer l’instant qui nous plonge au tombeau,
Des misères de l’homme alléger le fardeau,
Détruire sans retour ce mal héréditaire,
Que l’Arabe a transmis au reste de la terre,
Qui trop souvent mortel, toujours contagieux,
D’une lèpre inconnue a frappé nos aïeux,
Qui n’épargne le rang, ni le sexe, ni l’âge,
C’est le plus beau laurier dont se couronne un sage… »

Delavigne faisait référence aux soldats d’Omar qui apportèrent la petite vérole en Egypte, d’où elle se répandit dans le reste du monde.
Le poète connut surtout une certaine notoriété en magnifiant la bataille de Waterloo dont on a fêté, cet été, le bicentenaire :

« Ils ne sont plus, laissez en paix leur cendre;
Par d’injustes clameurs ces braves outragés
À se justifier n’ont pas voulu descendre;
Mais un seul jour les a vengés :
Ils sont tous morts pour vous défendre.
Malheur à vous si vos yeux inhumains
N’ont point de pleurs pour la patrie!
Sans force contre vos chagrins,
Contre le mal commun votre âme est aguerrie;
Tremblez, la mort peut-être étend sur vous ses mains!
Que dis-je? Quel français n’a répandu des larmes
Sur nos défenseurs expirans?
Prêt à revoir les rois qu’il regretta vingt ans,
Quel vieillard n’a rougi du malheur de nos armes? … »

Cela me renvoie à un livre jubilant lu cet été : Comment les Français ont gagné Waterloo ! L’auteur, un anglais, avec un humour très british (of course), s’amuse des Français qui, deux cents après, continuent à ne pas admettre l’évidence de la capitulation du … récent créateur du (futur) lycée Henri IV.
Je ne vous fais pas l’injure de vous présenter Musset, ancien élève du lycée, voisin de Delavigne dans le cloître.

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Pour le clin d’œil, je vous offre son Rondeau : Dans dix ans d’ici seulement :

« Dans dix ans d’ici seulement,
Vous serez un peu moins cruelle.
C’est long, à parler franchement.
L’amour viendra probablement
Donner à l’horloge un coup d’aile.

Votre beauté nous ensorcelle,
Prenez-y garde cependant :
On apprend plus d’une nouvelle
En dix ans.

Quand ce temps viendra, d’un amant
Je serai le parfait modèle,
Trop bête pour être inconstant,
Et trop laid pour être infidèle.
Mais vous serez encor trop belle
Dans dix ans. »

Un chanteur populaire actuel donna aussi rendez-vous dans 10 ans, même heure, même jour, même pommes sur les marches de la place des Grands Hommes juste en face, à ses copains du lycée Henri IV. Oui, Patrick Bruel fréquenta les bancs du prestigieux établissement. Il y rata son bac qu’il réussit plus tard en auditeur libre.
La cour du cloître est égayée de parterres sur lesquels se dressent deux monuments.

Lycée Henri IV blog10Lycée Henri IV blog4henri_regnault_mort de Carolus DuranHenri Régnault mort, tableau de Carolus-Duran (1838-1917), Palais des Beaux-Arts Lille

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L’un est dédié à Henri Régnault, ancien élève devenu artiste peintre orientaliste, qui mourut, à l’âge de 28 ans, le 19 janvier 1871, atteint d’une balle prussienne lors de la bataille de Buzenval, ainsi qu’à certains de ses camarades tombés dans les mêmes circonstances.
L’autre rend hommage aux 436 jeunes gens élèves ou anciens élèves du lycée morts pour la France lors de la guerre 1914-18.

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Nous traversons maintenant une cour annexe dite cour des externes ou cour Musset. Les anciennes « eighties » se souviennent peut-être qu’ici furent tournées plusieurs scènes de La Boum 1 et 2. En effet, Sophie Marceau fut élève aussi à Henri IV … mais ça c’est du cinéma !
D’horribles préfabriqués (qui semblent être là depuis déjà quelques années !) défigurent cette cour qui sinon dégage un certain charme avec ses arbres centenaires et des bancs qui ne le sont guère moins.
Adossé à un des murs, se dresse le buste de Jean-Jacques Ampère, le fils du célèbre physicien.
Grand intellectuel (je n’ose pas dire une lumière !), il fit partie du cercle de Mme Récamier, fut professeur au Collège de France, conservateur de la Bibliothèque Mazarine, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres (1842) et de l’Académie française (1848).

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Par un escalier aux solides balustres de chêne sculptées, nous passons d’abord devant les appartements des proviseur et censeur, avant d’accéder au Cabinet des médailles et des curiosités.
À partir de la Renaissance, les riches amateurs des arts et des sciences prirent l’habitude de rassembler des collections d’objets rares, animaux ou végétaux naturalisés, minéraux, instruments scientifiques. Le Cabinet des curiosités fut créé dès 1660 par le père Claude du Molinet, bibliothécaire de l’abbaye et collectionneur dans l’âme. Très vite, il amassa les livres curieux, médailles, antiquités et des portraits des rois de France.
À sa mort, le cabinet demeura en sommeil avant qu’il ne retrouve son éclat au dix-huitième siècle sous l’impulsion du duc Louis III d’Orléans. Celui-ci très pieux quitte le Palais Royal pour s’installer près des chanoines génovéfains auxquels il fait don de ses curiosités, médailles, camées, intailles. Il fait aménager une splendide pièce, le « salon des antiques » dont on peut admirer encore quelques richesses architecturales, les trésors de ce lieu ayant été dispersés entre la Bibliothèque Nationale, le Louvre, la Bibliothèque Sainte-Geneviève et même le musée de l’Ermitage à Saint-Petersbourg.

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Les murs sont recouverts de boiseries en chêne massif délicatement sculptées. Des glaces remplacent aujourd’hui les grillages qui permettaient à l’origine d’observer les collections, ainsi par exemple, le crâne du bandit Cartouche (le vrai, pas Belmondo !) roué en place de Grève en 1721.
Au plafond en stuc, on admire des bas-reliefs représentant les continents sous une forme allégorique avec des personnages et des animaux censés les habiter tel l’alligator pour l’Amérique.
Ce cabinet sert aujourd’hui de salle de cours et d’examens.
Les armoires faillirent être transférées aux Tuileries pour abriter les collections d’armes de Napoléon III. On peut tout de même parler d’un incroyable gâchis suite à diverses interventions malheureuses pour la création de salles de classe. L’établissement souffre que son entretien dépende conjointement de la région Ile-de-France, la ville de Paris et les Monuments Historiques.
La pénurie, et pour cause, est encore plus flagrante dans la salle des Actes. Son état précaire fait suite à un chantier de fouilles archéologiques.

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Elle se trouve en lieu et place de l’ancienne chapelle de la Miséricorde qui servit aussi de sépulture aux abbés voire même à quelques laïcs. Deux moulages de pierres tombales choisies parmi celles toujours en place en-dessous sont fixés sur un mur.
Cette salle où enseigna l’ancien président de la République Georges Pompidou est dotée d’un plancher amovible permettant de poursuivre les fouilles … si des crédits sont accordés.
Le matériel audiovisuel (écran et micro) très succinct surprend encore une fois dans ce lycée d’élite. Décidément, ce sont les cordonniers les plus mal chaussés. Quand je repense à certains lycées d’Ile-de-France richement équipés que j’ai connus lors de ma carrière …
Je n’ai le temps, pour l’instant, que de jeter un regard furtif vers un escalier monumental avant d’accéder à une troisième cour dite du Méridien.

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En son centre, trône une sorte de cosmographe, une sphère armillaire (d’après armilla=cercle). Cet instrument d’astronomie est conçu pour montrer le mouvement des étoiles, du Soleil et de l’écliptique (trajectoire annuelle du soleil vue de la terre) autour de la Terre. Il comprend un anneau parallèle à l’équateur et un anneau vertical positionné dans le plan du méridien avec des repères pour les équinoxes et les solstices.

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Notre guide nous demande d’observer avec attention le cadran solaire, orné d’un beau drapé, situé sur la façade sud du bâtiment des novices. Sans montre, je ne puis effectuer l’exercice mais il apparaît aux dires des autres visiteurs que l’heure qu’il affiche est erronée d’une demi-heure environ. L’erreur proviendrait de sa mauvaise inclinaison lors de sa restauration.
Un autre cadran se trouvant dans la cour Descartes sur la façade plein nord, n’est éclairé par le soleil qu’à certaines heures de la journée (tôt le matin et tard le soir) et qu’à certaines époques de l’année. Y est inscrite la devise : Vix orimur et occidimus, « À peine paraissons-nous et nous disparaissons ».
Ces deux cadrans sont probablement l’œuvre du Père Alexandre Guy Pingré, prêtre, astronome et géographe de renom. Chanoine régulier, il rejoignit l’abbaye Sainte-Geneviève en 1753 où il fut nommé bibliothécaire et chancelier d’université. On lui construisit même un petit observatoire dans l’abbaye. Membre de l’académie des Sciences, on le chargea de plusieurs voyages d’études, ainsi une expédition à l’île Rodrigues (archipel des Mascareignes) pour observer le transit astronomique de Vénus. Il reprit les calculs de l’ouvrage L’art de calculer les dates sur les éclipses des dix-huit premiers de l’ère chrétienne et les étendit jusqu’à mille ans avant Jésus-Christ.
Retour à l’ancien point central de l’abbaye, le vestibule au centre de la croix qui sépare les trois cours et le cloître. C’est là que le Père Claude-Paul de Creil édifia les plans, entre 1672 et 1676, de son chef-d’œuvre, le somptueux escalier des Prophètes.

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Le vestibule, au pied de l’escalier, est décoré de quatre statues représentant les grands prophètes Daniel, Isaïe, Jérémie et Ezéchiel. Avec eux, on passe symboliquement de l’Ancien Testament au Nouveau figuré par une vierge à l’enfant.
Métaphoriquement, l’escalier signifie une montée vers la lumière, un accès au savoir puisqu’il mène à la bibliothèque.
Auparavant, on jette un œil sur l’ancien oratoire du père abbé, situé au-dessus de la salle des novices. Il a gardé son décor d’origine avec ses pilastres corinthiens et son dallage.

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Le lieu porte désormais le nom de salle Julien Gracq, le lycée ayant rendu hommage en 2010, pour le centenaire de sa naissance, à l’écrivain qui fut élève de khâgne de 1928 à 1930.
Son portrait offert par la famille de Robert Doisneau est accroché à un mur, ainsi que le fac-similé Familiarité du livre, un texte que l’auteur lui-même avait donné à l’association des anciens élèves du lycée. L’ayant lu avec intérêt, je ne résiste pas à vous en livrer deux extraits :
« Si l’écrivain avait la possibilité d’assister, invisible, au genre de tête-à-tête qu’entretient dans la solitude un de ses lecteurs, avec un de ses livres, il serait sans doute choqué du « sans façons », et même de l’extrême incivilité, qui s’y manifeste. Ce tête-à-tête est un mélange déconcertant de distraction et d’attention. La lecture est coupée, le plus souvent à des intervalles inégaux et assez rapprochés, par des pauses de nature diverse où le lecteur allume une cigarette, va boire un verre d’eau à la cuisine, ou replace un livre dans sa bibliothèque, ce qui l’entraîne à en feuilleter un moment un autre, téléphone une commande qu’il avait oubliée, ou s’informe des résultats du tiercé, vérifie l’heure d’un rendez-vous sur son agenda, ou repose un moment le livre sur la table pour une rêvasserie intime, dont le seul lien avec le contenu du livre est souvent celui du coq-à-l’âne. En gros – mobilité en plus – c’est le comportement moyen en classe d’un élève qu’on jugerait plutôt dissipé.
Qu’est-ce qui permet la bonne entente paradoxale de ce comportement distrait d’un isolé qui semble occupé à « tuer le temps » avec une lecture qui en fin de compte s’achèvera pour lui lisse, rassemblée, sans couture, exempte de toute solution de continuité ?
Pour tenter d’y répondre, il faudrait prendre en compte les singularités qui marquent les rapports d’un lecteur avec son livre. Il ne s’agit pas ici de la présence passive, entièrement évasive et congédiable, qui est celle d’un tableau accroché à un mur. Ni, non plus, de la parenthèse temporelle, rigoureusement close et même minutée, dans laquelle nous enferme, l’audition d’un morceau de musique. Le lien, qui relie le lecteur à sa lecture est certes inséparable de l’écoulement du temps, mais rien n’en marque la durée, le rythme, ni la fin, ni même la continuité (que de livres lus par tranches successives, que séparent parfois de longues années !) Un livre se perd de vue et se retrouve, tantôt fané, tantôt réarmé de séduction. Sa beauté est journalière, au sens balzacien ; il a ses bons et ses mauvais moments. On connaît avec lui la séduction à laquelle on cède trop vite, tout comme la lente reconquête, par des qualités d’abord voilées. Il se prête à des découvertes successives (tout n’y est pas apparent tout de suite) à l’automatisme de l’accoutumance, à l’usure rapide du premier éblouissement, tout comme à l’entente parfois nouée jusqu’à ce que la mort advienne. Il voyage avec nous, parfois convivial et disert, parfois plus fermé qu’on ne voudrait. Il vieillit près de nous, tantôt comme un vin, tantôt comme une femme, tantôt passivement, tantôt activement ; il ne déserte jamais tout à fait la mémoire ; on vieillit avec lui : commode, présent, familier, logeable. Bref, les rapports qu’on a avec lui sont, plus que pour un autre produit de l’art, proches de ceux qu’on entretient avec un vivant, qui, entré une fois dans votre existence, y reste, en sort, y revient, s’y fait place, s’éloigne, mais avec qui le contact plus familier qui a été une fois celui de l’intimité ne laisse jamais prescrire sa note singulière… »
«… Livres de chevet… Nulle production de l’art n’est plus que le livre familière de la chambre à coucher, nulle ne nous parle davantage, toute réticence, toute litote larguée, et, comme dans une promiscuité intime, sur l’oreiller. Il n’y a guère de cohabitation en art qu’avec un livre. Il n’est pas sûr que cela ait été dans le passé toujours le cas. Les rapports du lecteur de l’antiquité avec son rouleau manuscrit étaient autres, peut-être à-demi liturgiques : l’attitude, la lenteur des gestes, la station debout. Feuilleter un livre, et dans tous les sens, a été dans son histoire l’épisode dernier qui – autant sensuel que mental – a achevé pour lui la danse des sept voiles, a dévêtu le livre pour le lecteur comme aucune production de l’esprit ne l’avait encore été avant lui… De même qu’il n’est guère possible d’évoquer quelque détail physique d’une personne qui vous est familière, sans qu’elle reprenne vie sympathiquement et se réanime toute dans le souvenir, de même la faculté d’évocation caractéristique de la fiction écrite, ne s’exerce pas seulement sur les images et les souvenirs extérieurs à elle, mais s’exerce aussi de chacune de ses parties, même infimes, sur sa propre totalité. Si je reviens à une page d’un livre qui m’est familier, c’est le livre entier : sous ces espèces (comme on dit) qui vient me repeupler. La mémoire des livres est une mémoire bourgeonnante, étrangement multipliée parce que chacun de ses éléments est lui-même un petit monde toujours en puissance d’éclosion… »
Julien Gracq aurait-il aimé ces honneurs ? Voici comment, alors élève de cinquième, il jugea Georges Clémenceau en visite dans son lycée du bord de Loire: « Je puis dire que cette tache noire et suprêmement insolente, tapotant ses genoux du bout des doigts pendant que péroraient préfet, recteur et généraux, a dégonflé pour un enfant de douze ans en une minute de son prestige l’officiel aussi brutalement que la pointe d’une épingle dégonfle une baudruche. »
L’accès à la bibliothèque, à l’étage supérieur, s’effectue maintenant, médiocrement, par un escalier en tube. La déception est vite dissipée devant la vision à 360 degrés que nous possédons depuis la rotonde à l’aplomb de la coupole malheureusement masquée pour cause de restauration.

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C’est une bibliothèque quasiment vide d’ouvrages que trouva le cardinal de la Rochefoucauld nommé abbé en 1619. Ce qui avait échappé au pillage venait d’être vendu à la livre par un chanoine incapable. Qu’à cela ne tienne, le cardinal reconstitua un premier fonds en tirant de sa bibliothèque personnelle six cents ouvrages environ et nomma des chanoines bibliophiles passionnés, les Pères Fronteau puis Lallemant qui, en une quarantaine d’années, portèrent le fonds à huit mille volumes.
Mais c’est avec la nomination comme bibliothécaire, en 1675, du père Claude du Molinet, celui-là même qui créa le cabinet des curiosités, que le fonds atteignit un grand prestige. À sa mort, en 1687, il comprenait vingt mille ouvrages, nécessitant le réaménagement du bâtiment.
En 1710, le fonds fut presque doublé avec la donation de Charles-Maurice Le Tellier, archevêque de Reims, frère de Louvois, qui, redoutant la dispersion très probable après lui de sa collection, légua à l’abbaye Sainte-Geneviève un ensemble de 16.000 volumes « bien conditionnez », revêtus en partie de reliures en maroquin rouge, frappées sur leur plat aux armes du donateur.
On peut méditer sur l’évolution de tels espaces de culture, sur leur fragilité soumise à la passion ou, au contraire, le désintérêt, manifestés par quelques individus, encore plus aujourd’hui, à l’ère du jetable et du numérique. Je n’ai jamais jeté un livre et lorsque je dus me séparer d’une partie du fonds que possédaient mes parents, je l’offris à la bibliothèque d’un petit village.
C’est l’architecte Jacques de la Guêpière qui fut à l’origine, entre 1720 et 1730, des travaux d’agrandissement des combles et de la conception d’une bibliothèque en forme de croix, semblable à celle des Jésuites de Rome.
Des « gougnafiers » la transformèrent en dortoirs (au XIXe siècle mais des travaux récents lui redonnent cet aspect du siècle des Lumières, livres en moins, ceux-ci étant conservés à la Bibliothèque Sainte-Geneviève toute proche.
Il est dommage qu’une bâche nous cache la coupole décorée par la fresque de Jean Restout (1692-1768) représentant Saint Augustin foudroyant Pélage et quelques hérétiques.
Les quatre galeries ont des fonctions différentes, deux servent de salles d’examens, une abrite la bibliothèque des lycéens, une autre celle des classes préparatoires.
C’est dans cette dernière, prestige oblige (!) que nous nous asseyons un moment pour écouter le guide faire une brève présentation du lycée. Il comprend un collège dit « petit lycée » auquel on accède par la rue Clotilde et qui est ouvert à tous les enfants du quartier, le cinquième arrondissement de Paris. Par contre, l’inscription au lycée proprement dit s’effectue sur dossier, donc concerne les excellents élèves de toute la France, ce qui explique les pourcentages de réussite avec mention très bien au baccalauréat.
Le prestige du lycée provient aussi de ses nombreux lauréats au Concours général, et surtout de ses classes préparatoires créées au XIXe siècle. Elles ouvrent la voie aux concours scientifiques, quoique ce soit plus l’apanage de Louis le Grand le lycée voisin, littéraires (École Normale Supérieure, École des Chartes …) et économiques (HEC, ESSEC…).
Je réalise la faille abyssale entre l’atmosphère éminemment studieuse de ce lieu de savoir et la cacophonie que connaîtront parfois certains normaliens dans leurs lycées d’affectation future.
On ne compte plus les personnes illustres (dans divers domaines) ayant fréquenté les bancs du lycée. Allons-y pour une liste non exhaustive et nullement chronologique (!) : Prosper Mérimée, Ferdinand de Lesseps, Alfred de Musset, le peintre Pierre Puvis de Chavannes, les philosophes Jean-Paul Sartre et Paul Nizan, Jorge Semprun, Jean Plantureux alias le dessinateur Plantu, Victor Baltard, Édouard Branly, Léon Blum, Simone Veil, Georges Duhamel, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Louis Delluc, André Gide, le baron Haussmann, Alfred Jarry, Guy de Maupassant, Emmanuel Leroy-Ladurie, Jean Richepin, Philippe Léotard, Jean d’Ormesson, Patrick Modiano, Raphaël Enthoven … Imaginez s’il était possible d’organiser une réunion de ces anciens élèves !
Permettez-moi, au moment où j’écris ce billet, d’y ajouter le chanteur Guy Béart qui vient de nous quitter. Il suivit les classes de Maths sup et Maths spé avant d’être reçu à l’École Nationale des Ponts et Chaussées.
On a le temps, surtout en cette bibliothèque, d’un bref hommage. Je vous propose les paroles de sa chanson Chandernagor :

« Elle avait elle avait
Un Chandernagor de classe
Elle avait elle avait
Un Chandernagor râblé
Pour moi seul pour moi seul
Elle découvrait ses cachemires
Ses jardins ses beau quartiers
Enfin son Chandernagor
Pas question
Dans ces conditions
D’abandonner les Comptoirs de l’Inde

Elle avait elle avait
Deux Yanaon de cocagne
Elle avait elle avait
Deux Yanaon ronds et frais
Et moi seul et moi seul
M’aventurais dans sa brousse
Ses vallées ses vallons
Ses collines de Yanaon
Pas question
Dans ces conditions
D’abandonner les Comptoirs de l’Inde

Elle avait elle avait
Le Karikal difficile
Elle avait elle avait
Le Karikal mal luné
Mais la nuit j’atteignais
Son nirvana à heure fixe
Et cela en dépit
De son fichu Karikal
Pas question
Dans ces conditions
D’abandonner les Comptoirs de l’Inde

Elle avait elle avait
Un petit Mahé fragile
Elle avait elle avait
Un petit Mahé secret
Mais je dus à la mousson
Eteindre mes feux de Bengale
M’arracher m’arracher
Aux délices de Mahé
Pas question
Dans ces conditions
De faire long feu dans les Comptoirs de l’Inde

Elle avait elle avait
Le Pondichéry facile
Elle avait elle avait
Le Pondichéry accueillant
Aussitôt aussitôt
C’est à un nouveau touriste
Qu’elle fit voir son comptoir
Sa flore sa géographie
Pas question
Dans ces conditions
De revoir un jour les Comptoirs de l’Inde »

Ils ne sont sans doute plus de première jeunesse, ceux qui apprirent à l’école les cinq noms des comptoirs de l’Inde, et j’absous les jeunes générations de les ignorer. C’était l’occasion d’évoquer Colbert et la « Compagnie pour le commerce des Indes orientales » puis la politique colonisatrice de Dupleix.
En tout cas, c’était à la fin des années fifties, après m’avoir offert le premier disque de Guy Béart comprenant L’eau vive, mon père refusa alors de m’acheter le second. Dans le contexte de décolonisation de l’époque, avoir un Chandernagor de classe et deux Yanaon ronds et frais était d’un érotisme trop subversif pour le jeune adolescent que j’étais ! Ainsi va la vie …
Le lycée Henri IV a possédé aussi des professeurs célèbres : ainsi le philosophe Émile Chartier dit Alain et Henri Bergson y enseignèrent la philosophie, Victor Duruy l’histoire et Georges Pompidou, déjà cité, les lettres.
Il est honnête de signaler que, depuis une dizaine d’années, le lycée a créé un programme d’ouverture sociale aux classes préparatoires.

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Par une espèce de porte secrète, nous nous glissons maintenant hors de la bibliothèque. Nous découvrons sur le palier la magnifique porte en chêne que nous n’avons pas eu l’honneur de franchir. Je ne fus pas suffisamment maestro pour sortir par la grande porte ! Elle est finement décorée de sculptures évoquant l’étude.
Bombons le torse tout de même, nous redescendons au niveau de la cour Musset par l’élégant escalier des Grands Hommes en fer forgé. Il n’était pas question, à l’origine, que les visiteurs de la bibliothèque s’éparpillent dans l’abbaye et troublent la quiétude des chanoines.

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Au pied de l’escalier, se dresse le buste de l’illustre physicien André-Marie Ampère, le père de Jean-Jacques croisé plus tôt. Il a donné son nom à l’unité internationale d’intensité du courant.
Non loin de là, à l’abri de grilles, dans ce qui ressemble à un réduit, sont entreposés les bustes de Henri IV et du « roi-bourgeois » Louis-Philippe qui envoya ses cinq fils comme élèves du collège Henri IV. Grandeur et décadence ?
Le concert qui s’y tenait étant maintenant terminé, nous pouvons achever notre visite par la chapelle du lycée, une longue salle de style gothique qui abritait à l’origine le réfectoire des religieux.
Un moulage d’une statue provenant de l’ancienne abbatiale détruite représente Sainte Geneviève se rendant la nuit à Saint-Denis. Elle tient un livre de prières dans une main et un cierge dans l’autre. Sur son épaule gauche, un diablotin malicieux en piteux état, il n’en reste que les pattes fourchues, prend un malin plaisir à éteindre le cierge qu’un angelot, perché sur l’épaule droite, rallume constamment.

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Je conclus ma promenade par un dernier cliché de la tour Clovis au soleil déclinant.
Licence littéraire, j’ai envie de poursuivre par une nuit blanche (nom d’une manifestation artistique annuelle) que j’avais passée au Panthéon lors d’une flânerie précédente. La compagnie des grands hommes m’inspire.
D’autant que je ne suis nullement hors sujet car beaucoup d’entre nous l’ignorent, le Panthéon est l’église de la nouvelle abbaye Sainte-Geneviève reconstruite, selon le vœu de Louis XV, par l’architecte Jacques-Germain Soufflot (projet en 1764). Il prend ce nom à la Révolution et devient un temple destiné à recueillir les restes des hommes qui avaient inspiré la chute de l’Ancien Régime. Le premier hôte fut Mirabeau en 1791 mais il en fut exclu deux ans plus tard et ses restes balancés dans un caniveau, après la révélation de coupables compromissions avec le roi. Il fut remplacé par Marat, assassiné par Charlotte Corday dans sa baignoire, qui subit le même sort sous la réaction thermidorienne.
Durant le XIXe siècle, le monument fut, selon les régimes en place, balloté entre ses usages religieux ou laïc. Sous le Premier Empire, en 1806, il est rendu au culte mais la crypte continue de recevoir les dépouilles des illustres, elle est fermée sous la Restauration en 1821. Le « roi bourgeois » Louis-Philippe Ier rétablit la nécropole nationale, c’est alors que David d’Angers sculpte sur le fronton l’inscription Aux grands hommes la patrie reconnaissante qui sera effacée sous le Second Empire. Enfin, en 1885, les Républicains (pas ceux imaginés par un récent président de la République !) mais ceux de la jeune Troisième République profitent des funérailles de Victor Hugo pour retransformer définitivement l’église Sainte Geneviève en Panthéon. Deux millions de personnes rendirent hommage à l’immense écrivain (et homme politique) sur le parcours du cortège entre son domicile de l’avenue, déjà baptisée de son vivant, Victor Hugo, et directement le Panthéon.
À l’heure actuelle, 75 Grands Hommes dont 3 femmes sont entrés au Panthéon (physiquement ou pas). Napoléon et François Mitterrand en furent de grands fans, l’empereur « panthéonisant » 42 personnes et le premier président socialiste de la Vème République y fêtant son investiture en mai 1981.
Dans une démarche démocratique mais surtout artistique, le street artist JR dont je vous avais déjà entretenu pour d’autres installations (voir billet du 15 novembre 2009) a eu l’étonnante idée de faire entrer au Panthéon plusieurs milliers d’anonymes en combinant leurs selfies en noir et blanc au sol, dans la coupole et sur le dôme.

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On hésite à piétiner tous ces visages, venus du monde entier, braqués vers soi puis on s’y résigne respectueusement en leur lançant un regard attendri. C’est fou comme un artiste peut nous donner espoir en l’humanité … au moins durant quelques instants.
Je profite de l’occasion pour visiter l’exposition temporaire consacrée à Jean Jaurès, un Jaurès bien vivant tandis qu’il repose dans la crypte en-dessous.
Son entrée au Panthéon ne fut pas vue d’un bon œil par tous, et notamment, par le journal L’Humanité dont il fut pourtant le fondateur. Ainsi, voici ce que Paul Vaillant-Couturier y écrivit dans un article en date du 23 novembre 1924 :
« Sous couleur de conduire Jaurès au Panthéon, le Bloc des gauches a décidé de faire aujourd’hui pour six cent cinquante mille francs de publicité au ministère bourgeois du Quotidien-Hennessy.
C’est le deuxième assassinat de Jaurès. Poincaré-la-Guerre se hissant sur la pierre du Soldat inconnu, nous était odieux ; François-Albert, insulteur de Jaurès, faisant de sa dépouille une enseigne lumineuse et tricolore pour le gouvernement bourgeois ne l’est pas moins. Mais ceux qui les dépassent tous deux en ignominie ce sont ces socialistes qui, pour les besoins de leur politique de futurs ministres du capitalisme, livrent le cadavre de Jaurès en triomphe, à la bourgeoisie qui le fit assassiner.
Aujourd’hui, comme en 1914, les radicaux sont au pouvoir, et c’est la bourgeoisie qui convie le prolétariat, sa victime, à fraterniser avec elle en l’honneur de la dernière curée…
Elle a voulu faire bien les choses et, comme le cœur n’y était pas, elle l’a remplacé par la mise en scène hideuse des décors classiques en carton-pâte : tout son Art. Or, répétons-le pour la centième fois, Jaurès tombé au service d’un prolétariat qui voulait la paix, n’appartient pas plus à M. Renaudel qu’à Herriot. Par sa légende et par sa mort, c’est à la Révolution qu’il appartient.
C’est ce que Paris ouvrier et révolutionnaire notifiera ce soir aux exploiteurs de sa mémoire… »
Les choses n’ont pas changé : il est toujours quasiment impossible d’obtenir un consensus tant chaque événement est instrumentalisé.
L’exposition à travers des affiches et quelques textes nous fait voyager à travers la postérité considérable de Jaurès, il est même un candidat de droite aux dernières (et futures ?) élections présidentielles qui crut opportun de s’en réclamer !

Expo Jaurès Panthéon

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Une sorte de bibliothèque idéale est mise à la disposition du visiteur qui, s’asseyant à une grande table circulaire, peut essayer de trouver une réponse à la question chantée par Brel :

« Ils étaient usés à quinze ans
Ils finissaient en débutant
Les douze mois s’appelaient décembre
Quelle vie ont eu nos grands-parents
Entre l’absinthe et les grand-messes
Ils étaient vieux avant que d’être
Quinze heures par jour le corps en laisse
Laisse au visage un teint de cendre
Oui, notre Monsieur oui notre bon Maître
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?

On ne peut pas dire qu’ils furent esclaves
De là à dire qu’ils ont vécu
Lorsque l’on part aussi vaincu
C’est dur de sortir de l’enclave
Et pourtant l’espoir fleurissait
Dans les rêves qui montaient aux yeux
Des quelques ceux qui refusaient
De ramper jusqu’à la vieillesse
Oui notre bon Maître oui notre Monsieur
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?

Si par malheur ils survivaient
C’était pour partir à la guerre
C’était pour finir à la guerre
Aux ordres de quelques sabreurs
Qui exigeaient du bout des lèvres
Qu’ils aillent ouvrir au champ d’horreur
Leurs vingt ans qui n’avaient pu naître
Et ils mouraient à pleine peur
Tout miséreux oui notre bon Maître
Couvert de prêtres oui notre Monsieur

Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps du souffle d’un soupir
Pourquoi ont-ils tué Jaurès?
Pourquoi ont-ils tué Jaurès? »

Avant de me retirer, je vous offre cette émouvante et généreuse interprétation par le groupe Zebda créée à l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance.

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Publié dans:Ma Douce France |on 1 octobre, 2015 |3 Commentaires »

Voix de Bastidiennes

Coucou, me revoilou, passé le mois d’août ! Vous étiez impatient ou inquiet en l’absence de nouveaux billets ? Même retraité blogueur, j’ai le droit à quelques congés non ? Et puis, malgré la canicule, j’ai engrangé quelque matière à prochains articles.
Mes plus fidèles lecteurs savent que je me consacre, chaque mois d’août, à la constitution d’une mémoire audiovisuelle du petit village de La Bastide du Salat en Ariège : initiative bénévole que je partage avec mon ami Philippe depuis que nous décidâmes de mutualiser nos savoir-faire de gens d’image lors d’une mounjetado, un de ces repas en plein air qui réunit la population sur le Pré commun.
Après avoir subi les contraintes de têtes soi-disant bien pensantes sur les actions numériques dans l’Éducation nationale, comme il est agréable de mener à sa guise un projet de sa naissance jusqu’à son terme. Quel vent de liberté artistique !
Après avoir enregistré les souvenirs de l’ancien forgeron Jean Martres, un homme mémorable (voir billet du 17 décembre 2012), avoir trinqué aux cent ans du café du village (voir billet du 28 août 2012), avoir rendu hommage à mon cher Amédée, une figure attachante de la commune (voir billet du 25 août 2013), j’ai souhaité, cette fois, donner la parole exclusivement à des femmes.
Il n’est pas certain que ce projet eût pu aboutir il y a cinq ans, mais les réticences, pudeurs et timidités se sont dissipées, au fil des ans, au vu de la générosité et l’esprit que les précédents films dégageaient. Désormais, au village, on ressent comme un honneur d’être sollicité pour participer à une prochaine aventure filmique. Pourtant l’œil de la caméra est souvent noir : Jean le forgeron et ce cher Amédée ont depuis quitté cette terre, la guinguette Sauné a fermé ses volets l’an dernier, il est même une des anciennes récemment interviewées qui n’aura pas pu se voir à l’écran. Le film lui est d’ailleurs dédié.

Portrait ArletteÀ Arlette

Hors l’action inexorable du temps, c’est bien là la justification et la validation de notre travail, la constitution urgente et nécessaire d’une mémoire audiovisuelle. Urgente car les témoins directs sont inéluctablement en voie de disparition et  les documents relatant la vie du village autrefois très peu nombreux. Hors les traditionnels clichés de l’école communale, les photographies sont rares, les paysans ne trayaient pas avec un portable à la main pour faire un selfie avec leur vache. Nécessaire pour les nouvelles générations du vingt-unième siècle qui ne peuvent guère avoir conscience de ce que fut une France essentiellement rurale jusque dans les années 1950.
J’en fais régulièrement le constat avec une chère adolescente. Comment peut-elle imaginer que dans mon enfance normande, nous ne possédions pas l’eau courante dans le logement de fonction de ma maman, pourtant directrice de collège, qui plus est dans une petite station thermale appelée Forges-les-Eaux ?
Comment cette Poucette, pour reprendre le titre d’un joli pamphlet du philosophe Michel Serres évoquant la dextérité de ces jeunes tapotant avec leurs pouces sur le clavier de leur portable, peut-elle comprendre que, gamin, nous nous mettions avec mes parents en demi-cercle devant ce qui n’était pas encore la radio mais la TSF ? Soixante ans après, la télévision présente dans presque chaque pièce des maisons est peu à peu supplantée par les multifonctions des portables. Vertigineux !
La jeune fille s’en sort souvent par une affectueuse pirouette en m’accusant de parler du Moyen-Âge. Comprenez ma circonspection, moi qui pensais que celui-ci s’était achevé il y a cinq siècles !
Il y a quelques jours encore, curieuse, en interrogeant son arrière-grand-mère, elle découvrit que des troupes allemandes avaient circulé dans les rues de La Bastide du Salat, avaient tiré et même commis un véritable massacre à Marsoulas, à une ou deux lieues de là. Je sentis que le témoignage de son aïeule valait plus que certains cours d’Histoire qu’on lui avait enseignés sur cette sombre période de l’Occupation.

« Le poète a toujours raison
Je déclare avec Aragon
La femme est l’avenir de l’homme

Pour accoucher sans la souffrance
Pour le contrôle des naissances
Il a fallu des millénaires
Si nous sortons du moyen âge
Vos siècles d’infini servage
Pèsent encore lourd sur la terre… »

La prédiction du poète chantée par Jean Ferrat m’a peut-être inconsciemment traversé l’esprit pour écrire ce nouveau film Voix de Bastidiennes.

Jaquette DVD Voix de Bastidienne

Il y a encore peu, la société française ne manifestait pas envers les femmes la même considération qu’aux hommes. Malgré des quotas et quelques mesures, l’égalité n’est pas encore parfaite aujourd’hui.
Les femmes ont obtenu le droit de vote en 1944, le droit à la contraception en 1969 avec la loi Neuwirth, le droit à l’intervention volontaire de grossesse grâce à Simone Veil en 1975, trois lois progressistes votées sous des gouvernements conservateurs, ce n’est pas le moindre paradoxe de notre société.
Trois des quatre anciennes du village interviewées, nonagénaires aujourd’hui, font partie de ces femmes qui exercèrent pour la première fois leur droit de vote nouvellement et chèrement acquis à l’occasion des élections municipales d’avril 1945.
Elles s’appellent Arlette, Yvette, Jacqueline, Hermine. Je sentais qu’il y avait chez elles matière à glaner souvenirs et anecdotes et qu’elles sauraient les raconter avec une certaine aisance.
Il fallut, c’est normal, que je gagne leur complicité, leur explique ma démarche pour qu’elles acceptent d’être les vedettes, les héroïnes du film. Pour l’une, ma belle-mère, cela semblait naturel quoique … si volubile et intarissable dès qu’on remue le temps passé, elle répugnât à les égrener en public.
Les autres, presque honorées de ma visite, m’ouvrirent leur porte et leur armoire aux souvenirs, me confièrent leurs rares photos de famille. Je découvris qu’elles furent parfois de bien jolies jeunes filles au temps de leurs vingt ans. Je pénétrais aussi dans l’intimité de leur maison que la méfiance paysanne refuse souvent à l’étranger. Je les mis en confiance, elles n’auraient pas à redouter bientôt la lumière des sunlights. Voilà, le casting était bouclé !
Et pour chacune, le grand jour arriva … même pour la belle-maman qui s’inventa en vain quelques vieilles douleurs diplomatiques au matin du tournage. Coquettes, elles s’étaient toutes pomponnées avec l’aide bienfaitrice de leur progéniture. Un peu stressées, elles assistaient pour la première fois à la préparation d’un décor, en la circonstance leur salle à manger, leur cour ou leur jardin. Elles s’étonnaient que, même en extérieur, on doive apporter quelques sources de lumière supplémentaires, qu’on dût déplacer leur fauteuil ou quelques bibelots en arrière-plan pour embellir le cadre, qu’on les équipât d’un micro haute fréquence, qu’il faille attendre le signal fatidique moteur puis action avant de parler. Elles assimilèrent vite quelques rudiments de langage filmique, les directions de regard, les contrechamps, les plans de coupe.

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Au fil des entretiens, se dessina le tableau d’une France paysanne à laquelle, l’ayant côtoyée encore, ma génération est attachée. Ce n’est sans doute pas le seul hasard si L’Angélus de Millet (Jean-François je précise car il y a un Marcel Millet dans le village !) et Meules de Claude Monet, restent deux œuvres très populaires du patrimoine artistique français.
Ces aïeules connurent l’école des champs avec les sabots. Elles en sortirent grâce à l’instituteur, le « fabricant de certificats d’études », armées du socle de connaissances nécessaires (on n’employait pas ce jargon de pédagogue à l’époque), prêtes à aider à la ferme, garder les vaches et les moutons dans les prés sans clôture, broder et tricoter aussi.
Seule, Hermine, la fille de Saint-Girons, la ville voisine, fréquenta les bancs du collège jusqu’à la fin de la troisième. Au début des années 1940, le ravitaillement était précaire en ville : les rutabagas remplaçaient les pommes de terre, on obtenait le lait au marché noir, un carré de chocolat qu’elle partageait avec sa sœur aînée faisait office de goûter. Ses parents se résignèrent alors à rejoindre une tante à La Bastide : là-bas, la basse-cour, le potager, parfois un cochon permettraient de ne pas souffrir de la pénurie alimentaire. Hermine n’en partit plus.
L’Occupation obligea donc la collégienne à arrêter ses études. La citadine découvrit les sabots, la bêche … mais aussi bientôt un jeune homme bien séduisant (une photo du film l’atteste). Un destin !
Les femmes sont bavardes c’est bien connu mais quand même : à tricoter leurs souvenirs, dévider l’écheveau de leur vie, j’allais me retrouver avec six heures d’interviews à décrypter. Bientôt huit même car pour retrouver un peu l’esprit des veillées d’antan, j’organisais une réunion du « club des mamies ». Cet après-midi-là (de canicule !), après quelques parties de scrabble et de triominos, mes chères Bastidiennes se remémorèrent quelques anecdotes et souvenirs. Pour les en remercier, je leur offris au goûter croustades du pays et un cidre bien frais de ma Normandie, le pays qui m’a donné le jour … Justement, comme tout se finit en chanson, à ma demande, elles fredonnèrent ensuite, soutenues par la voix gouailleuse de Rina Ketty … On n’a pas tous les jours 20 ans ! On enregistra trois prises, je tenais là la bande son du générique de fin.
La projection était programmée sept semaines plus tard : au boulot donc !
Ce fut d’abord le temps du dérushage … dans le décor idyllique de l’île de Beauté, à noircir des pages et des pages de descriptions de plans, dialogues et annotations diverses.
Lorsque le 1er août, je reposais le pied sur le sol ariégeois, c’était la fête au village avec le repas communal sur le Pré Commun : ultimes instants de détente avant de nous installer, Philippe et moi, devant le pupitre du studio de montage.
Mes « héroïnes » évoquent dans le film les bals de leur jeunesse. En pleine Occupation, ils étaient interdits donc clandestins. Comme conclut l’une d’entre elles : « C’était de bons moments, surtout parce qu’ils étaient volés ! »

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Il faut que je vous glisse quelques mots sur l’ami Philippe co-réalisateur. Sympathique, dévoué, disponible et compétent, il assure toute la partie technique du film, cadrage, prise de son (toujours remarquable), mise en lumière, montage, et même la conception des affiches et des jaquettes des dvd.
Quel confort ! Moi qui, lors de ma carrière professionnelle, dus remplir, souvent seul, ces multiples fonctions, je me régale de n’avoir à réfléchir qu’à la conception et l’écriture du film. Un binôme complice donc efficace ! Il ne me manque plus que le fauteuil avec mon nom écrit sur le dossier !
Philippe a déjoué avec perspicacité et ingéniosité toutes les traîtrises d’un ordinateur récalcitrant. Je vous avoue que je n’en menais pas large une semaine avant la projection. Les vieilles du village, autrefois, récitaient un Pater la main tendue dans le four afin de connaître la température idéale pour la cuisson des croustades. J’en fus presque à les imiter et à implorer la bienveillance du dieu Windows pour qu’il ne nous plante pas !
Loin de vouloir faire œuvre d’historien et une thèse sur le « bon vieux temps », j’ai souhaité, plus modestement, par petites touches impressionnistes, organiser dans un dialogue croisé quelques fragments de leurs témoignages restituant l’humeur d’une époque révolue.
Outre de devoir élaguer huit heures de rushes pour n’en conserver qu’une, il s’agissait de respecter un équilibre dans les temps de parole des intervenantes afin de ne pas privilégier l’une plus que les autres. Il fallait aussi trouver une harmonie entre leurs voix, et plus généralement, un rythme dans la progression du film avec une alternance de moments d’émotion et d’instants plus cocasses, ainsi l’évocation de quelques tensions entre le curé et la population, dignes de Don Camillo et le maire communiste Peppone, les personnages populaires de grands nanars à succès des années 1950.

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Le bedeau, très en colère que la date ait été changée, alla même jusqu’à arroser abondamment la statue de Saint Bernard, à l’entrée du village, afin qu’il fasse pleuvoir le jour de la fête locale. Cet été, plus sûrement, un chapiteau avait été dressé sur le Pré Commun pour prévenir les risques d’intempéries.
Avec leur sensibilité de femme, nos quatre anciennes racontent leur village ariégeois aux heures sombres de l’Occupation, la peur des Allemands mais aussi la crainte de maquisards « pas toujours comme il faut » (!), les fiancés au front ou prisonniers.
Elles décrivent l’aspect peu engageant du Pré Commun abandonné autrefois à la libre circulation du bétail et des animaux de basse-cour. Elles regrettent la fermeture totale des commerces : il y avait dans leur jeunesse deux voire trois épiceries, un boulanger, un marchand de vaisselle, un coiffeur barbier. « On avait tout sur place, c’était bien vous savez » !
La vie était plus pieuse, une messe chaque dimanche et même le jeudi, le catéchisme, les vêpres ; on célébrait la Fête-Dieu, le mois de Marie. Même les cloches de l’église se font plus discrètes à la satisfaction de certains néo-ruraux.
Elles se rappellent les jours de lessive. Même en hiver, il fallait faire bouillir le linge et le bleu des hommes dans la lessiveuse avant de le rincer au lavoir. « J’ai cru que je n’avais plus rien à faire quand j’ai eu ma première machine à laver » se souvient Jacqueline.
Il était bien sûr impensable que je ne mette pas en valeur leur talent de cuisinière. Pour illustrer leur propos, j’ai puisé dans mes archives vidéo : j’avais tourné en 1990 la cérémonie du cochon et la fabrication des croustades dans la ferme familiale. Les images émouvantes, car certains des protagonistes ne sont plus de ce monde, restituent bien l’entraide qui régnait à l’époque ainsi que le savoir-faire dans ce qu’on qualifie parfois avec une pointe de nostalgie, la cuisine de grand-mère, une cuisine pleine de sentiment. Je souhaite bien du courage à Philippe qui, salivant devant son moniteur, ne désespère pas de convaincre la belle-maman de refaire une croustade. Attention, chef-d’œuvre à inscrire au patrimoine ariégeois de la gastronomie !
Le bon vieux temps n’était sans doute pas aussi bon que cela. On sait bien que selon le concept de cristallisation inventé par Stendhal, on a tendance à idéaliser les souvenirs. Fréquemment installées dans la ferme de leur mari, ces femmes étaient souvent sous l’autorité de la belle-mère qui tenait parfois les cordons de la bourse. L’une d’elles conclut : « Les femmes allaient travailler dans les champs, et quand elles revenaient, il y avait tout le dedans à faire … et le mari prenait La Dépêche (du Midi) … Ça a changé. C’était besoin ! »
On perçoit pourtant leur bonheur d’avoir connu une vie saine où régnait la solidarité : « Je crois bien qu’on s’aimait davantage. » C’est le mot de la fin du film … qu’il fallait maintenant projeter à la population dans la salle polyvalente du village.
En préambule, je pris la parole pour préciser, comme on dit, les intentions des réalisateurs.
Puis j’ai souhaité louer tous ces gens humbles et attachants qui adhèrent à nos projets de transmission de la mémoire du village, ces gens de peu, en citant les premières lignes du magnifique livre éponyme du regretté sociologue Pierre Sansot :
« Les gens de peu : l’expression me plaît. Elle implique de la noblesse. Gens de peu comme il y a des gens de la mer, de la montagne, des plateaux, des gentilshommes. Ils forment une race. Ils possèdent un don, celui du peu, comme d’autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes. Ils ne concevaient pas leur différence comme une prétendue infériorité. Ils se levaient tôt, ils travaillaient plus tard et plus souvent. Une pareille condition ne signifiait pas qu’ils possédaient moins de valeur. Le peu ne présuppose pas la petitesse mais plutôt un certain champ dans lequel il est possible d’exceller. La petitesse suscite aussi bien une attention affectueuse, une volonté de bienveillance … »
Ce soir-là, les gens de peu de La Bastide étaient ces grandes dames ambassadrices de la mémoire de leur commune.
Puis la salle s’obscurcit …
Petite digression, autrefois, avant le « grand film », il y avait les actualités. Voici donc celles de La Bastide du Salat du 15 août 2015 : une belle cueillette d’oronges et de cèpes dans les bois de la commune.

Oronges et cèpes

Allez, passons aux choses qui nous préoccupent : dans la pénombre, un peu tendu, je surveillais du coin de l’œil les réactions de l’assistance.
Dépassant l’émotion, même cette chère Arlette qui nous avait quitté quelques semaines auparavant, enchanta les spectateurs (parmi lesquels sa fille et une de ses petites-filles) par sa gouaille et sa sympathie frondeuse, remplissant exactement la fonction que nous lui avions attribuée dans le montage. Ses « partenaires » semblaient aussi, à juste raison, fières de leur prestation. Quant au public (qu’on qualifiera donc de bon !), il réagissait là où nous l’avions souhaité.
Une surprise nous attendait à l’issue de la projection. Patricia Damien, une Bastidienne, chef de chœur dans le Petit Atelier de la Chanson, interpréta les génériques de début et de fin du film, Que reste-t-il de nos amours ? puis On n’a pas tous les jours 20 ans !
Les bals n’étant plus clandestins et ayant l’assurance que les gendarmes de la brigade voisine ne viendraient pas, Bébert qui venait de fêter, la semaine précédente, ses quatre fois 20 ans, effectua quelques pas de valse musette avec son épouse.
Cerise sur le gâteau ou la croustade (!), Patricia était accompagnée à la guitare par Jean-Louis Gonfalone … qui commençait dès le lendemain un montage avec Philippe. Qui sait si je ne vous entretiendrai pas un jour de ma rencontre avec cet homme humble, généreux, passionné et passionnant, comédien, musicien, metteur en scène, auteur, créateur de spectacles vivants, et sans doute bien d’autres choses encore. Les quelques riches heures partagées avec lui, la semaine suivante, m’auront laissé quelques « traces », il comprendra s’il me lit.
Puis, à l’invitation de madame le Maire, nous nous rassemblâmes au fond de la salle pour partager quelques … croustades, comme de bien entendu.
Les conversations se prolongèrent tard dans la soirée entre (plus) jeunes et anciennes dont les « douleurs de vieux » s’étaient miraculeusement envolées. On commentait certains moments du film, on évoquait d’autres souvenirs qui n’y apparaissaient pas, les yeux brillaient, les sourires éclairaient les visages, on eut droit de la part de certaines à quelques bises de remerciement. Je suis me suis même surpris dans un pseudo réflexe machiste et artistique mal contrôlé, de demander à mes « actrices » : « Alors, heureuse ? » !!!
Déjà, l’inévitable question fut posée : quel serait le sujet du prochain film ? Y-en-aura-t-il un à propos ? C’est vrai que devant ces visages heureux, l’envie naît.
Jean-Louis, qui sait de quoi il parle (!), nous a suggéré de faire une sorte de nuit blanche à La Bastide avec la projection en plein air sur le Pré Commun des quatre films déjà réalisés.
Voyez, les étés ne sont pas ennuyeux à la campagne. L’amour (des images) est dans le pré (commun). Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai délaissé au mois d’août ?

Il est possible de se procurer le dvd du film Voix de Bastidiennes auprès de la mairie de La Bastide du Salat
Tél : 05 61 96 60 36 (contact Philippe Morin)

Ici la route du Tour de France 1965 (2)

« Dans le salon à lambris dorés, mille glaces piégeaient la silhouette perchée d’un vieil oiseau à queue de pie.
Légèrement fourbu sous le poids de trop de lustres croulants de pendeloques, le visage penché par trop d’années de servitude hautaine, il écarquillait sous une crinière blanche un œil fait pour le monocle et la réprobation. On eût dit Léopold Stokowski dirigeant la répétition de solistes particulièrement obstinés dans l’erreur. Mais l’immense partition cartonnée sur laquelle il tapotait d’un index nerveux n’était autre que le menu… »
Non, je ne me trompe pas, il s’agit bien de mon second billet consacré au Tour de France 1965. Je vous avais quitté après un « demi-Tour » à Barcelone où les coureurs profitent d’une journée de repos bien méritée. Enfin, faut-il parler d’un repos dans la bruyante et chaude nuit catalane ? Aussi, les directeurs sportifs se rendent en délégation auprès des organisateurs qui procèdent à quelques déménagements.
C’est comme cela que les coursiers des équipes Mercier-B.P et Pelforth-Sauvage-Lejeune se retrouvent, pour leur seconde nuit, dans le décor d’un palace pour milliardaires, et qu’Antoine Blondin, cédant sa chambre au breton François Mahé, nous livre une chronique surannée et surréaliste intitulée Poulidor of the Ritz :
« … Devant lui se tenaient de jeunes gaillards en maillots de corps, traînant la mule ou la savate, et leur porte-parole, un monsieur réservé et têtu, drapé dans une blouse blanche d’apothicaire, largement échancrée. Des tapis persans, des tentures de brocarts feutraient le dialogue, où s’affrontaient Antonin Magne et le maître d’hôtel du Ritz.
Aussi loin qu’on remontât dans les annales, et Dieu sait si le grossium de palace peut être capricieux, on n’avait jamais vu des clients aussi court vêtus perturber le thé de l’après-midi pour revendiquer un petit déjeuner du lendemain à sept heures, en Espagne s’il vous plaît, et composé pour l’essentiel d’une soupe avec de gros légumes …
Antonin Magne, directeur sportif des cycles Mercier, auquel s’était joint le sémillant Maurice De Muer, directeur sportif des cycles Pelforth-Sauvage-Lejeune, rétorquaient en substance qu’aussi loin que l’on remontât dans ces mêmes annales, on n’avait jamais vu non plus des coureurs s’alimenter en course de potage Alphonse XIII au coulis Du Barry, de bœuf Strogonoff ou de tegamino de cervelle à la sauce.
Apparemment, deux planètes étrangères recherchaient une coïncidence improbable. Dans les fauteuils d’alentour, des magnats américains, habillés comme de vieux gentlemen de Cocody dans des complets immaculés, s’éventaient avec leur panama, mobilisant leur peu de curiosité pour se distraire un œil de la lecture du Financial Times. Leurs épouses, trois rangs de perles sous trois mentons, dardaient en revanche vers la conjecture des faces-à-main de présidentes de ligues et s’oubliaient jusqu’à réprimander leurs garnements en socquettes, ce qui ne s’était encore point vu de mémoire d’Américain. Un peu à l’écart, une demoiselle anglaise, à la peau plus blanche que la tranche de veau froid dans l’assiette du même nom, se demandait quel Baedeker aberrant l’avait aiguillée vers ce caravansérail, avec l’esprit d’y croiser un matador à tous les étages. Poulidor, El Limousino, n’atteignait apparemment pas aux sommets d’émotion éveillée par le Cordobès sous un corsage britannique.
La chronique de la guerre d’Espagne est riche de récits où le Ritz de Barcelone est le siège de scènes contrastées. On y voit des correspondants de guerre barbus et dépenaillés retrouver pour un soir le mode d’emploi de la civilisation dans le regard d’une jolie femme, au fond d’un verre, dans une baignoire. La bataille et les duvets de l’existence s’y côtoient, mêlant le satin et la charpie, le parfum de la lavande et l’odeur de la poudre. C’est vers cinq heures, en ce samedi où les trottoirs de Barcelone fumaient sous la canicule, que les clients habituels du Ritz, persuadés qu’ils allaient « passer à côté », s’aperçurent qu’ils étaient beaucoup plus près du front qu’ils ne l’imaginaient… »
C’est reparti sur la, toujours savoureuse, route buissonnière d’Abel Michea : « En ce dimanche, c’était presque avec joie qu’on reprenait le vélo. Oh, pas pour se faire mal. Simplement pour aller prendre un bol d’air le long de la Méditerranée. Alors commença une délicieuse promenade au travers de toutes ces plages qui festonnent la Costa Brava. Les coureurs ne se pressaient guère. Ils n’avaient, présentement, que deux espèces de soucis : se désaltérer et lorgner les jolies filles.

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Pour ce qui était de l’œil, nous étions servis avec ces filles à l’épiderme de pain d’épice, à l’œil étincelant, à l’éclatant sourire et qui expédiaient à notre caravane des baisers et des saluts. Ça c’est le Tour de France ! Nous n’avions pas à nous exciter sur nos chronos. Le peloton roulait sans histoire et se disait qu’il serait bien temps le soir, à Perpignan, de s’agiter sur sa feuille blanche. On devrait inventer, pour les journalistes du Tour, un néologisme. Le verbe parcheminer qui rappelle à la fois la route et la feuille de papier. Ce papier qu’on maudit quand il reste désespérément blanc, parce qu’on a rien à y aligner …
… Le peloton oubliait ses malheurs barcelonais. Il continuait de regarder les belles filles, de se désaltérer. La route boudeuse et jalouse avait décidé de quitter ces plages qui nous faisaient tourner la tête et de nous emmener au travers des Monts Gavaras…
L’orage a pété. Aïe, aïe, aïe, messieurs dames. L’eau dégringola à pleins seaux et la petite route du col de Fraila était transformée en torrent. Et Désiré Letort s’amuse à jouer les truites, à remonter le courant tout seul. Mais il fut bien repêché par le peloton.

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Sous le déluge on plongea vers la mer à la recherche d’un peu de soleil. Angelino Soler était tout désigné pour se charger de la commission. Il dévala vers Port-Bou, grimpa le col des Balitres et entra en France alors que la pluie avait cessé.
Maintenant c’était Banyuls que traversa un peloton sérieusement égrené par le petit col. Puis Port-Vendres et le peloton petit à petit se reformait.
Devant Angelino Soler ne pouvait plus résister. Dans le petit port de Collioure, il était rejoint par sept gaillards que le champion du monde Jan Janssen emmenait à toute allure. Il la voulait son étape. Depuis Perpignan, il est rassuré. »

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Voilà comment, dans ma jeunesse, à défaut d’une étape enthousiasmante, j’apprenais la géographie et découvrais les curiosités touristiques de la côte … Vermeille.
« Excusez-moi, mais de Perpignan à Montpellier, le Tour de France a fait la route … boissonnière ! Des Corbières à Frontignan, la route flirtait les clairettes, les picpouls, les bourrets. Mais si le peloton tanguait sur la route, ce n’était pas la faute du vin, mais celle du vent. Parce que, messieurs dames, nous avons été servis : vent, tramontane, cers, zef, appelez ça comme vous voulez. En fait, c’était un fameux cocktail et qui soufflait plein pif comme disent ces messieurs de l’académie vélocipédique. Vous pensez bien qu’avec un truc pareil, on ne s’aventure à sortir du peloton que sur la pointe des pneus … »
Cela me laisse un peu de temps pour une de ses délicieuses histoires que l’épicurien Abel Michea racontait à Nounouchette, l’hiver, au coin du feu. Je l’ai déjà évoquée dans un billet sur une vieille dame de Béziers (11 février 2011), à savoir le mythique stade des Sauclières. Elle avait pour décor justement la, vraiment bien surnommée, route « boissonnière » empruntée aujourd’hui.
« Verse-moi ma Nounouchette un verre de Meursault, je vais te la dire la vérité sur la cuite de Zaaf. Zaaf, tu le connais. On a été chez lui à Alger. C’était en 1950. L’étape Perpignan-Nîmes. Encore une où Râ, comme disent les cruciverbistes, faisait des heures supplémentaires. Tu avais beau avoir une feuille de chou sur la cafetière, tu sentais quand même passer le truc. Alors, de temps en temps, un petit coup de Roussillon, histoire de s’humecter les papilles… Et finalement, c’est Abdel Kader qui a trinqué. Zaaf, il avait pris la tangente avec un pote à lui, Molinès. Et il pensait bien la gagner son étape. Il n’avait rien négligé pour cela. Surtout les « conseils » d’un copain belge qui lui avait vanté les mérites de petites pilules « comme ça ».
Et le coureur belge, grand ami de Zaaf, lui avait remis la boîte, sans comme dit le prospectus, préciser la posologie. Voilà donc mon Abdel Kader qui prend un peu plus de pilules qu’il eût été … enfin, disons normal… Si tu avais vu Zaaf tanguer sur la route, la balayer, éviter … un platane, avant de s’écrouler dans un fossé, en bordure d’un vignoble. Et il allait peut-être bien tomber dans les pommes quand un vigneron lui passa sa gourde. Zaaf ne buvait pas de vin. Mais il s’aspergea le visage, la nuque. À tel point que, quand on s’empressa autour de lui, il puait le pinard. Et tout aussitôt naquit la légende de la biture sensationnelle. Tu vois, ma Nounouchette, comme il faut toujours se méfier des apparences et des mauvaises langues. »

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Perpignan, Narbonne, Sète, la mer aux reflets d’argent, les golfes clairs, notre douce France, ça ne vous fait pas penser à Charles Trenet ? J’ai découvert, ces jours-ci, un texte inédit qu’il avait écrit, en 1952, en hommage au Tour de France :

« Les voyant partir de Bretagne
Subito presto
Cent quatre-vingts champions triés sur le vélo
Courant à travers la campagne
Courant après la gloire
J’ai l’impression bizarre
Qu’ils vont faire le tour de mon répertoire
De la mer aux Pyrénées
De mes Vertes années
Pour enfin voir Paris
Et ses taxis
Bref, comme disait mon distingué
Confrère Maurice Chevalier
Ce tour à ma façon
C’est ma route et mes chansons
Partout où passe le Tour de France
C’est la fête, c’est dimanche
C’est dimanche de la France
On distribue des chapeaux en papier
De mirlitons, des savonnettes
On voit passer Georges Briquet
On voit même des coureurs à bicyclette
Maman, v’là le maillot jaune canari
V’là Coppi
Bartali et Geminiani
Et puis voilà ils sont passés
Y’en a jusqu’à l’année prochaine
Il reste des prospectus froissés
Sur la route comme une traîne
Sur la route des Tours passés. »

En effet, je me souviens, lors des voyages de mon enfance, l’écologie et l’environnement étaient encore des notions inconnues, on retrouvait au sommet des cols pyrénéens et alpins, encore au mois d’août, les stigmates du passage, le mois précédent, du Tour de France et de sa caravane publicitaire. Cela aussi attisait l’imaginaire du gamin que j’étais.

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In vino veritas disait-on à Rome, mais en ce qui concerne le Tour, la vérité surgira bientôt au sommet du Ventoux. Pour l’instant, si l’Italien Durante gagne à Montpellier, d’extrême justesse, au sprint, le fait du jour est que le Normand Jean-Claude Lebaube, qui s’est immiscé dans l’échappée, subtilise la seconde place du classement général à Poulidor.

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Orphelins des exploits d’Anquetil, les journalistes de Paris-Normandie peuvent vanter les mérites du valeureux Firmin, habituel majordome de Maître Jacques : « Long comme un jour sans pain, le visage en lame de couteau, orné d’un nez en coupe-vent, l’air compassé, Jean-Claude Lebaube a été surnommé Firmin par ses camarades, il y a bien longtemps de cela. Il faut reconnaître que ce surnom lui convient admirablement. D’autant que courant dans l’ombre de Jacques Anquetil, Normand comme lui, il était la plupart du temps voué au rôle de subalterne. »
Ça y est, on y est au pied du Mont Ventoux, le Géant de Provence ! C’est le jour ou jamais pour Raymond Poulidor d’enfiler enfin la tunique jaune tant convoitée. Il se retrouve dans un scénario quasi identique à celui du duel sur le volcan du Puy-de-Dôme, il y a un an. Il lui avait manqué quatorze malheureuses secondes pour dépasser Anquetil, il lui faut, cette fois, reprendre trois minutes et douze secondes à Felice Gimondi. La France y croit.
Blondin aux abonnés absents, j’appelle Abel Michea au secours :
« Le Ventoux, ils n’étaient pas beaucoup à l’avoir appris dans son édition complète. La plupart des gars n’en connaissaient que l’édition expurgée, celle où, arrivé au Chalet Reynard, on se dépêche de redescendre sur Sault.
De toute façon, on avait 170 km pour discuter de braquets à employer. Parce que nos lascars avaient décidé d’y aller à pédalées comptées au pied du Ventoux.
La route pour une fois, ne criait pas les mérites de Poulidor, Van Looy ou Jimenez. Non, en grandes lettres blanches, elle répétait : « Pisani (ministre de l’Agriculture ndlr) hors d’ici… ». Et Poulidor hochait la tête : « Ces Italiens, on n’en sort jamais … »
… Ce n’était pas le moment de faire les malins. On traversa donc sans se presser Carpentras, pas pour enfiler des berlingots, mais pour retenir à l’auberge, un cabri à la broche, un pâté de grives avec quelques-unes de ces truffes parfumées du Ventoux…parce qu’une fois escaladé « Lou Ventoux » c’est à Carpentras que la caravane revenait pour la nuit … »
Après Bédoin, le passage à niveau du Ventoux, après le fameux virage de Sainte-Estève relevé à 35%, « Joaquim Galera venait de démarrer et tout de suite, derrière lui le peloton fut écrémé. Jimenez, Motta, Poulidor, Gimondi restaient seuls derrière Joaquim, ça n’avait pas traîné. Mais Jimenez, champion de toutes les Espagnes de la montagne – ou de toutes les montagnes de l’Espagne – démarra. Ce fut sec, brutal, des trucs à faire éclater les muscles, et que vit-on ? Le maillot chamois de Motta s’en aller à la dérive. Mais l’Italie allait perdre, coup sur coup, ses deux nouvelles idoles. Poulidor accélérait. Gimondi serra les dents, pâlit.

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Maintenant c’était fait, Poulidor et Jimenez étaient seuls en tête, ils arrivaient dans ce paysage lunaire qui termine la route du Ventoux, cet océan de cailloux, sans l’ombre d’un brin d’herbe où viennent au clair de lune, rêver les lièvres blancs, remontant de la forêt où ils se sont gavés de serpolet.

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Des milliers de spectateurs se pressaient sur les flancs du géant de Provence et Poulidor recevait les encouragements à pleines brassées. Ce fut bientôt du délire ! Qui allait gagner du petit Espagnol sautillant ou du Limousin qui à grands coups de pédales arrachait son vélo de la route ?
Jimenez creva. C’en était fait. Alors dans la tranchée humaine du dernier kilomètre, Raymond
Poulidor, de Saint-Léonard-de-Noblat, se hissa jusqu’à la victoire. Alors la foule explosa, Antonin Magne essuya le coin de son œil, et Poupou, heureux, essoufflé, sourit de son beau sourire. Alors Tonin le regarda chaleureusement et dit tout simplement : « La maison se construit ».
Sentencieux, il confie également à l’excellent journaliste du Parisien Libéré Roger Bastide : « Raymond vient enfin de réaliser aujourd’hui qu’il doit gagner ce Tour. Il fallait qu’il s’en persuade. Dans la montée du Ventoux, il a enfin débouché son gicleur cérébral ! »

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Poulidorissimo ! « Le long du boulevard Albert-Durand, à Carpentras, autour de la Place des Papes en Avignon, on a longtemps chanté, mardi soir : « Viens Poupou, viens Poupou, viens, j’t’emmènerai voir Motta … » C’est fou comme le public adore son Poulidor. Il s’était quand même un peu lassé de le voir toujours battu et toujours content. Et voilà que le Ventoux nous le rendait tel qu’on l’avait toujours rêvé : un Poulidor triomphant. Parce que Poupou, pour la foule, c’est Monsieur Tout-le-Monde. Anquetil, c’était une espèce de demi-dieu, de héros à qui il paraissait impossible de s’identifier. Tandis que Poupou, c’est votre voisin, le boucher, le facteur.
Anquetil, c’était l’exploit froid, net, sans bavure. De l’acier. Poupou, c’est tressé comme le font les gens de chez nous de la vannerie. C’est solide aussi, et brillants ces brins d’osier entrelacés, mais ça paraît simple comme une maille endroit, une maille envers. Tandis que tailler dans le marbre, ça vous laisse tout froid. C’est pourquoi le public admire Anquetil et qu’il aime bien Poulidor. C’est pourquoi on dit presque toujours Anquetil, rarement Jacques et jamais Jacquot. Mais on appelle Poulidor Poupou … Anquetil c’est un personnage pour Max-Pol Fouchet. Poupou, c’est une vedette pour Jean Nohain. »
Bon, d’accord, Poulidor a été à la hauteur de l’événement et a tenu avec brio son rôle de favori, cela dit, il n’occupe, pour l’instant, que la seconde place, à trente-quatre secondes de Gimondi toujours en jaune.
Au fait, j’ai découvert la raison des étonnantes « absences » de Blondin lors de certaines étapes phares en lisant, ces jours-ci, un livre généreux sur Antoine Blondin la légende du Tour.

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Retrouver en couverture Antoine et Anquetil ne peut que m’intriguer et m’émouvoir. On y parle aussi beaucoup de Poulidor et joliment même.
Donc, Blondin estimant que Jacques Goddet, Pierre Chany et Jacques Augendre avaient effectué une analyse exhaustive de la course, il n’avait rien à ajouter à ce qu’avaient écrit avec talent ses confrères de L’Equipe, et préférait exercer sa verve sur des étapes, factuellement, moins animées. Plus que sur la course elle-même, Antoine aime écrire sur les hommes.
C’est justement le cas, le lendemain du Ventoux, entre Carpentras et Gap, en brossant les portraits croisés de deux héros, chacun à leur façon, de l’étape.
« Son pauvre visage d’Adémaï enfoncé dans les épaules, les pieds tournés en dedans exprimant la plus intense confusion, il pleurait. En vain, une toute jeune enfant, médusée par ce désarroi, essayait-elle d’attirer son attention pour lui extorquer un baiser. Il la considérait d’un œil mort, puis se remettait de plus belle à lécher les larmes qui lui dégoulinaient aux commissures des lèvres, deux cicatrices plutôt, creusées par l’amertume et le dégoût de tout. On lui tendait de-ci, de-là, un bouquet (Merci Monsieur), un fanion (Merci Monsieur), une assiette en céramique (Merci Monsieur), il saisissait maladroitement ces présents dans ses grandes mains balourdes, laissait choir le bouquet pour rattraper l’assiette, se collait à l’envers le fanion sur le ventre, redécouvrait la jeune enfant à son côté et cette foule à ses pieds, qui ne clamait pas son nom pour la bonne raison que c’est un nom barbare et ignoré, mais qui semblait en revanche s’intéresser vivement à ses états d’âme.
Car cette épave n’était autre que le vainqueur de l’étape. Un vainqueur controversé qu’on avait dû faire monter et redescendre du podium deux ou trois fois, comme un ludion. Et il avait effectivement tout du ludion du village. La circonstance indiquait cruellement que la postérité ne s’emparerait vraisemblablement de Fezzardi Guiseppe, bien que nos confrères italiens s’ingéniassent à créer autour de lui un grand climat d’exubérance.
Pouvait-on prêter à ce Giuseppe, ce Joseph apeuré auquel la gloire faisait le coup de Madame Putiphar (un grand roman du dix-neuvième siècle écrit par Pétrus Borel ndlr), suffisamment d’imagination pour envisager qu’il ait pu rêver ce jour ?Son sprint très décidé contre Gilbert Desmet semble bien souligner qu’il n’avait nullement le trac, mais simplement la volonté arrêtée de faire le boulot pour quoi on l’avait convoqué, un peu plus reluisant que d’habitude, et que le reste lui était donné par surcroît. Pourtant tel que le voilà, il demeure pour l’éternité au centre d’une conjecture qui associe une date, un nom de ville et un nom d’homme, qu’on le veuille ou non : un moment de l’histoire du Tour.

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Cette humble scène trouvait son pendant, à l’autre extrémité de la course, dans une défaite majestueuse. Il faut convenir que Rik Van Looy ne fait pas les choses à moitié : quand il perd, il arrive centième sur cent, mais ce centième est encore gagnant. Un petit quart d’heure après les autres, entouré des plus fidèles éléments de sa garde rouge qui conserve fière allure, même lorsqu’elle se présente comme une arrière-garde, escorté par une escadrille de photographes, il donne à sentir que c’est lui et personne d’autre qui habille l’événement …
… Perdre par la grande porte, gagner par la petite, cette péripétie double et nuancée faisait que les deux cortèges qui se croisaient sur la ligne d’arrivée offraient un contraste bizarre. On ne pouvait s’empêcher d’évoquer le poème de Joséphin Soulary, où la jeune mère en train d’enterrer son enfant sourit à celui qu’on vient baptiser … »
Je n’aurai probablement jamais plus l’occasion de vous entretenir de Joséphin Soulary, poète lyonnais du dix-neuvième siècle qu’on surnomma le Benvenuto de la rime pour sa maîtrise consommée du sonnet. Voici son poème Les deux cortèges :

« Deux cortèges se sont rencontrés à l’église.
L’un est morne : il conduit le cercueil d’un enfant ;
Une mère le suit, presque folle, étouffant
Dans sa poitrine en feu le sanglot qui la brise.

L’autre, c’est un baptême. Au bras qui le défend
Un nourrisson gazouille une note indécise ;
Sa mère, lui tendant le doux sein qu’il épuise,
L’embrasse tout entier d’un regard triomphant.

On baptise, on absout, et le temple se vide
Les deux femmes alors, se croisant sous l’abside,
Échangent un coup d’œil aussitôt détourné ;

Et, merveilleux retour qu’inspire la prière,
La jeune mère pleure en regardant la bière,
La femme qui pleurait sourit au nouveau-né. »

Le lendemain, à l’arrivée à Briançon de la grande étape alpestre empruntant les fameux cols de Vars et Izoard, Blondin, pastichant Victor Hugo, cultive l’art d’être … grimpeur :
« « C’était à Briançon, vieille ville … » Non, nous savons que Victor Hugo n’est pas né ici… Briançon se présente pourtant ce soir comme une ville espagnole, puisque l’Andalousie y a triomphé en la personne de Galera qui, lui, a vu le jour aux environs de Grenade et ne s’en cache pas.
En fait, Galera est également d’ici. Avec ses compères Jimenez et Gabica, il est de tous les paysages d’Europe où le chemin s’élève à travers les mélèzes d’abord, les sapins ensuite, les rochers enfin. Et c’est une nouvelle sociologie qui apparaît à travers cette redistribution des espèces en fonction des terrains. S’il est vrai qu’un sursaut superbe incitera toujours le régional de l’étape à s’y surpasser, d’où certaines victoires que les mauvais esprits ont beau jeu de mettre au compte de complaisances sentimentales, la course se joue réellement à la rencontre d’un climat, d’un sol et d’un tempérament, ù qu’elle se déroule et quels qu’en soient les protagonistes.
Depuis les Pyrénées, à des exceptions près, de taille il est vrai, la montagne appartient aux équipiers de la marque Kas dont les maillots bleus remplissaient proprement, aujourd’hui, la fameuse « Casse » déserte, pour ne pas chercher plus loin. Ce sont des personnages plutôt rabougris, à mine triste, que ces nains de la montagne, lorsqu’ils jaillissent de leur boîte pour donner ce festival aérien qui semble leur unique spécialité. On les distingue mal les uns des autres, et c’est rarement le même qu’on retrouve à l’extrême pointe des mouvements tournants où les lance leur directeur Langarica … »

Tour65 Galera Briançon blog

 

Tour65 Col de Vars blogTour65 Col de Vars 2 blogTour65 Cap Briançon blogTour65 Izoard blogTour65 Jimenez dans Izoard blog

Au final, Blondin regrette les exploits d’antan de Coppi, Bobet, Gaul, dans ces lieux grandioses, mais l’Izoard n’est plus ce qu’il était : la caillasse, le chemin raviné, les lacets rocailleux ont fait place à une route large et belle comme une avenue.
« Tout se passe comme si la montagne n’était plus un moyen d’expression, mais un mauvais moment à passer, comme si elle confinait les champions « au pain sec et au cabinet noir » (pour en revenir à L’Art d’être grand-père du vieil Hugo) et comme si le Tour devait se parcourir comme un feuilleton à suivre, dont ces petits grimpeurs noirauds seraient les points de suspension. »
Ce qu’il faut retenir, c’est que Poulidor, en ne collaborant pas avec Gianni Motta dans la descente du col de Vars, a gâché une belle occasion de distancer Gimondi. Pire encore, en sprintant dans les derniers hectomètres vers la citadelle, le maillot jaune a grignoté encore cinq secondes au Limousin.
Pour rejoindre Aix-les-Bains, les coureurs traversent la massif de la Chartreuse, théâtre du fameux duel Anquetil-Bahamontès lors du Tour 1963, mais surtout de la légendaire chevauchée de Charly Gaul, l’ange qui aimait la pluie, en 1958 dont je vous ai entretenue dans mon billet sur le beau livre de Lionel Bourg, justement intitulée L’échappée (voir billet du 11 février 2015).
Poulidor est fort, sans doute le plus fort, voici ce qu’en dit Maurice Vidal : « Bien sûr, il faisait beau, on ne peut pas être tous les ans en 1958. Poulidor était souverain. Gimondi l’attaqua à plusieurs reprises. Poulidor revint chaque fois à sa hauteur, l’air de lui dire : – Je vous rappelle, mon cher, que vous êtes mon prisonnier. Ça rappelait « 7 ans de malheur », justement un film italien. Deux soldats italiens, placés par les hasards de la guerre des deux côtés du front, se gardent mutuellement dans une cabane de montagne. Mais quel est le prisonnier de l’autre ? Il faut attendre que la porte s’ouvre … sur quel uniforme ? »

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On le saura demain. Pour l’instant, on se lamente de l’abandon du Hollandais Kees Haast dans l’ascension du col du Lautaret. Victime d’une chute en apparence bénigne, le médecin du Tour l’oblige à quitter la course, ne pouvant stopper l’hémorragie créée par un silex ayant sectionné une artère.

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Le Tour va se jouer sur l’escalade du Mont Revard contre la montre. Poulidor a, jusqu’alors, été présent aux rendez-vous qu’il avait fixés. Ses supporters sont confiants. Certains brandissent même des pancartes : « Ci-git … Mondi ! »
Installons-nous sur le bord de la route buissonnière d’Abel Michea : « Et le grand instant arrivait. Les Poulidoristes furent cueillis à froid. Après dix kilomètres de faux plat, Gimondi accumulait déjà plus de 20 secondes d’avance, c’était trop brutal pour être vrai, sans voix, les Poulidoristes se regardaient : « Ce n’est pas possible, il doit se passer quelque chose … » Il ne se passait rien d’autre qu’une jeunesse rayonnante en train de réaliser un rêve immense. Les Gimondistes exultaient … ; Puis insensiblement, l’ange faiblissait, oh ! il n’était pas défaillant. D’abord, il avait cassé un de ses pignons, ensuite averti du k.o qu’il venait de réussir, il récupérait. Il accusait aussi la fatigue après son départ foudroyant, enfin, Poulidor, excité par ses adorateurs, aiguillonné, se faisait violence. Au 15ème km, il avait fait pencher la balance.
Cette fois, il n’y avait plus de doute. Poupou volait vers la victoire, vers le maillot jaune. Alors les pancartes surgirent de plus belle, les cris montèrent sous la voûte des sapins. Poulidor gravissait les escaliers de la gloire. Son avance augmentait : dix secondes à sept kilomètres de l’arrivée. Mais, subitement, on eut l’impression qu’il venait de rater une marche. Son coup de pédale se fit plus heurté, plus saccadé. Dans le même temps, informé de son retard, Felice lança à Luciano Pezzi, son directeur sportif : « Ce n’est rien, j’y vais … »
Il était maintenant à peine besoin de jeter un coup d’œil sur la trotteuse du chronomètre. L’impression était formidable de ce Gimondi devenu aérien, terrassant un Poulidor soudain devenu plus lourd. Le dernier kilomètre vit Poupou secouer rageusement sa machine et Gimondi finir en météore… Nous venions de vivre un beau moment de sport. Et nous nous devions de partager, tout à la fois, la peine du vaincu et la joie du vainqueur. »

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Poulidor qui avait tout misé sur cette montée, avait raté son rendez-vous avec l’Histoire du Tour. On le sait aujourd’hui, le prisonnier c’est Poulidor !
Roger Bastide résume : « Poulidor a accepté sa défaite avec une parfaite loyauté, mais sans mouvement de révolte non plus. La fatalité le reprenait, c’était écrit. On ne subit pas, pendant les meilleures années de sa carrière, la loi de l’impitoyable Anquetil sans en être marqué. »
Abel Michea en rajoute une couche : « Nous aurions aimé le voir pleurer, se révolter, blasphémer comme Geminiani en 1958. Non, il était ce bœuf placide qu’Antonin Magne désespère transformer en taureau furieux. »
Commence alors la remontée vers Paris. D’Aix-les-Bains à Lyon : « Rik Van Looy à la tête de la course, c’était un peu le retour d’un convalescent que l’on fêtait après les Alpes tragiques du seigneur d’Herentals. Depuis près d’une semaine, le fier Sicambre pédalant baissait la tête et l’on avait même craint de le perdre. C’était mal le connaître. Rik Van Looy avait perdu ses forces, non sa fierté et il s’était obstiné. L’homme d’honneur avait sauvé le champion amoindri. Rik II dans ses grands jours, ne fait pas de quartier à ses rivaux. Il n’en a pas demandé non plus dans l’adversité et il a finalement gardé le droit de juger sans indulgence ceux qui désertent le combat dès que tout ne va plus comme ils l’espéraient. C’est encore une grande leçon qu’il a donnée. »
L’étape d’Auxerre, « Encore une que les Français n’auront pas !… » En dépit du succès du Britannique Wright, cela n’empêche pas Blondin de rendre hommage à un champion français qui effectue sans doute son dernier Tour : « Nous avons pourtant, durant une trentaine de kilomètres, bercé le fol espoir de voir André Darrigade mettre un terme à la fatalité qui semble contenir nos concitoyens dans des stratégies de peloton et les induit à sacrifier leurs velléités à des ambitions assez médiocres. La chose eût été d’autant plus belle que l’homme n’est pas n’importe qui et qu’il colore admirablement tout ce qu’il touche.
Je ne me cache pas d’aimer Darrigade, et à travers lui un cyclisme de la haute époque. Le public ne s’y trompe pas, qui continue d’en faire son idole. La course dans son sillage devient un roman courtois, où il y a autant de chevalerie que de gentillesse, et nous savons que le Tour de France est l’affaire qui lui tient le plus à cœur. Jusqu’ici, frôlant la limite d’un âge qui, finalement, n’est pas celui de son tempérament, il s’y retrouvait pleinement. « C’est le plus gentil » disent les gens sur le pas de leur porte. « Celui-là, c’était un coureur » disent les connaisseurs. Car il faut désormais parler d’André Darrigade à l’imparfait, il n’empêche que notre flèche blonde mérite encore qu’on attende de lui ces surprises, où le cœur s’attache à parler au cœur.

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Ancien champion de France et champion du monde, maintes fois porteur du Maillot Jaune, vainqueur de vingt-deux étapes et postulant la gageure, apparemment impossible, d’atteindre le record d’André Leducq qui est de vingt-cinq, Darrigade avait pris le départ de ce Tour, qui est probablement le dernier qu’il accomplisse, avec des tas d’idées derrière la tête … Il s’offrit durant plus d’une demi-heure en point de mire et en exemple. L’espace qu’il avait creusé entre lui et ses poursuivants lui ouvrait-il le boulevard d’une apothéose ou celui d’un crépuscule. La marge qu’il s’accordait lui serait-elle un socle ou cette réserve de solitude que les animaux de grande race choisissent pour mourir ?… »
Il me faut aussi rendre hommage à Henry Anglade. Discret et élégant, le coureur lyonnais qui aurait peut-être gagné le Tour en 1959 sans une coalition de l’équipe de France préférant la victoire de Bahamontes à celle d’un « modeste » régional, va terminer cette année à une valeureuse quatrième place.

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Poulidor a bien, la veille, planté, sans grande conviction, quelques banderilles dans les côtes de Dourdan et de Chateaufort, mais nous voilà, un an après, de retour à Versailles, au départ de l’ultime étape contre la montre, avec toujours Poulidor dans le rôle du challenger, et, cette fois, Felice Gimondi en détenteur du maillot jaune.
« Au départ, Poulidor, ou à son défaut Antonin Magne, pouvait fort bien figurer le laboureur de la fable. L’un et l’autre de ces hommes en ont les vertus robustes, la santé morale, et l’un des deux au moins est fort judicieux. Chez eux, certainement, c’est le fond qui manque le moins. Cette fois, pourtant, le laboureur, sentant la fin prochaine, n’a pas convoqué ses enfants autour de lui pour leur dire : « Travaillez, prenez de la peine … », il s’est endormi dans la certitude qu’il avait lui-même laissé propager : « Qu’un trésor était caché dedans. » C’est ce que l’on saura tout à l’heure sur le chemin du Parc des Princes, mais il est certain que la veillée d’armes versaillaise ne présente pas l’extraordinaire caractère d’incertitude et de passion qu’elle offrait l’année dernière … Certes, notre vœu le plus cher serait qu’après nous avoir démontré que la mobilisation n’était pas forcément la guerre, ce Tour de France nous révèle que l’armistice n’est pas forcément la paix et, sans doute, aucun traité de Versailles n’a-t-il encore été signé. Il n’en reste pas moins que l’épilogue est déjà fortement contenu dans le propos et que celui-ci, tous ces temps derniers, n’était apparemment pas de mourir au champ d’honneur
Antoine Blondin, guère optimiste sur les chances du champion limousin, pronostique qu’il faudrait, selon son bon mot, un Poulimultiplié pour espérer reprendre les soixante-douze secondes qui le séparent du surprenant coureur italien.
Je me suis souvenu en écrivant ces lignes que j’étais présent avec mon oncle dans le vieux Parc des Princes. Peut-être, avais-je étrenné mon permis de conduire à cette occasion. Sans doute aussi, avais-je été alléché par la participation de Jacques Anquetil à l’omnium de la réunion d’attente.

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J’avais été témoin à Rouen de la prise du pouvoir de Felice Gimondi, j’allais assister à son sacre … car de suspense, il n’y en aura pas. Aux soixante-douze secondes qu’il possédait au départ, le Bergamasque ajoute 1 minute et 28 secondes en remportant l’étape avec panache. Pire même, Poulidor est privé de sa seconde place de prédilection par l’autre transalpin Gianni Motta.

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« Il y avait du monde au Parc. Beaucoup de monde. Beaucoup d’Italiens. Il y avait aussi, en réunion d’attente, Jacques Anquetil, chaleureusement applaudi.
Poupou aussi, lui, fut applaudi. Mais ce n’était pas l’ovation que depuis le départ, dans le fond des cœurs, on lui avait réservée. C’était à la fois un prix de consolation, en même temps qu’un peu de résignation. Le gagnera-t-il un jour ce Tour de France, notre Poupou qui s’est pourtant si intimement lié à l’histoire de la Grande Boucle ? » (Abel Michea)

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Antoine Blondin conclut son Tour royalement :
« Il (Poulidor) estime, pour qui veut l’entendre, que la bicyclette lui a beaucoup donné et qu’il n’a, somme toute perdu que d’une courte tête.
Louis XVI, aussi, perdit d’une courte tête, qui lui non plus n’était pas un champion, mais simplement un brave homme. On voudrait plus d’autorité, de hargne, voire d’amertume chez celui qui vient de perdre une course où il avait été investi de tous les pouvoirs.
Á travers notre champion-laboureur, ce que nous avons ramené de Versailles, c’est le boulanger, la boulangère et le petit mitron. »
Quant à Pierre Chany, ses pensées s’envolent vers la Creuse :
« Apprenant que son fils avait définitivement perdu le Tour de France, le 14 juillet au cours de l’après-midi, la mère de Raymond Poulidor fondit en larmes. Jusqu’au dernier moment, elle avait espéré un providentiel renversement de situation, partageant en cela l’espérance secrète, et un peu folle, de tous ceux qui, chez nous, aiment bien le coureur limousin.
La déception de ces gens fut cruelle, à la mesure d’une amitié profonde, et même d’une complicité, fondée et entretenue par des épreuves communes. Ces gens n’ont pas toujours eu la partie facile, au cours des dernières années et chacun d’eux, en son for intérieur, souhaitait cette victoire qui lui eut permis de poursuivre la polémique, au Café du Commerce, avec les fervents de Jacques Anquetil. L’affaire a raté, et c’est encore le champion normand que le public du Parc des Princes a réclamé sur l’air des lampions, après qu’il eut acclamé Felice Gimondi, le jeune héros de l’aventure. »
Il faudra attendre 49 ans pour assister à une autre victoire italienne, en la personne de Vincenzo Nibali, le « requin de Messine ». J’anticipe car je doute qu’en 2064, je vous emmène encore sur la route des Tours de France d’il y a cinquante ans !
Felice Gimondi, s’il ne renouvela pas son exploit sur le Tour, effectua cependant une très grande carrière. Il fait partie des rares coureurs qui ont remporté les trois grands tours nationaux : Tour de France, Giro (3 fois) et Vuelta. Il fut également champion du monde et gagna de prestigieuses classiques telles Paris-Roubaix, Milan-San Remo et le Tour de Lombardie. Son mérite est d’autant plus grand qu’il courut surtout à l’époque d’Eddy Merckx, le Cannibale.

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Forza Gimondi, forza Motta et forza Paolo Conte dont je vous offre son ode à la bicyclette, Velocità silenciosa, générique télé du Giro en 2007 :

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Un immense merci à tous ces écrivains et journalistes qui me font toujours rêver en racontant la légende des cycles :
Antoine BLONDIN : Tours de France Chroniques de « L’Équipe » 1954-1982, La Table Ronde
Abel MICHEA : chroniques La route buissonnière, Miroir-Sprint juin-juillet 1965
Maurice VIDAL: chroniques Une course et des hommes, Miroir-Sprint 1965 et Miroir du Cyclisme

Roger Bastide : chroniques Les maillons de la chaîne, But&Club juillet 1965
Pierre CHANY, article dans journal L’Équipe-Magazine Spécial Tour juillet 1964
Et à tous les photographes pour leurs belles images

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme, Ma Douce France |on 27 juillet, 2015 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1965 (1)

Depuis l’été 2011, j’ai pris l’habitude, au moment où les coureurs cyclistes effectuent leur périple de trois semaines sur les routes de l’hexagone, de conter ici les Tours de France d’il y a cinquante ans à travers les récits des grandes plumes journalistiques de l’époque.
Ainsi, ce n’est sans doute pas un hasard, j’ai évoqué les quatre éditions remportées consécutivement par le champion normand Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse. Il avait déjà gagné le Tour de 1957 … mais en 2007, je n’avais pas encore écrit la première ligne de mon blog. Faudra-t-il que j’attende la date anniversaire de 2017 pour réparer cette lacune ? Sachez, en tout cas, que cet hiver, lors d’une bourse aux vélos dans le Loiret (voir billet du 6 décembre 2014), j’ai déniché quelques anciens numéros des magazines Miroir-Sprint et But&Club, consacrés à l’événement, pour compléter ma documentation.
Je me suis posé la question : avais-je l’envie de poursuivre ma rétrospective avec l’évocation du Tour de France 1965, le premier Tour « désanquetilisé » ? En effet, quintuple vainqueur (record absolu à l’époque), considérant qu’il n’avait plus rien à y prouver aux yeux du public, surtout après sa formidable empoignade avec Raymond Poulidor, l’année précédente, sur les pentes du Puy-de-Dôme, Jacques Anquetil avait donc décidé cette année-là de faire l’impasse sur l’épreuve.
J’ai essayé de me souvenir quel était mon état d’esprit au départ de ce Tour de France, an 1 après Anquetil et … aussi, à quelques jours du passage de la seconde partie de mon baccalauréat (eh oui, il y en avait deux !).
Pour le bac, ça allait être bientôt dans la poche, question vélo, je me résignais à vivre un Tour sans sel au contraire de nombreux journalistes qui se frottaient les mains à l’idée d’assister à une course très débridée avec en apothéose, peut-être enfin le sacre de Poulidor, l’éternel second.
Le champion limousin, fidèle à sa réputation ou plutôt à sa légende (car il possède tout de même un brillant palmarès), venait, encore une fois, de terminer deuxième des deux grandes courses à étapes auxquelles il avait participé, la Vuelta (le Tour d’Espagne) derrière l’allemand Wolfshohl, et le Critérium du Dauphiné derrière … Anquetil ! Lequel pour frapper les esprits et bien marquer sa suprématie, allait, le lendemain de cette épreuve alpestre, réaliser l’extraordinaire exploit de remporter la course légendaire Bordeaux-Paris disputée derrière derny.

Tour 65 Anquetil Bordeaux-Paris blog

Vacciné avec un rayon de bicyclette, je n’ai pas réfléchi longtemps : selon mon humeur littéraire, je m’installe donc à l’arrière de la fameuse Peugeot 403 rouge n° 101 du journal L’Équipe, la « résidence d’été » d’Antoine Blondin (comme il disait) et de Pierre Chany, ou embarque avec les valeureux journalistes du Miroir du Cyclisme, le directeur Maurice Vidal, Abel Michea et Émile Besson. Ce dernier qui vient de nous quitter au mois de mars, inventa le fameux « Vas-y Poupou » que des millions de spectateurs clamèrent sur les routes de juillet.
En cette année 1965, Poulidor va avoir particulièrement besoin de ces encouragements car, en l’absence d’Anquetil, les spécialistes n’ont qu’une confiance limitée en sa science de la course.

Tour65 avant tour MC blog

Certes, le champion creusois apparaît souriant en couverture du numéro spécial d’avant-Tour du Miroir du Cyclisme aux côtés du champion belge Rik Van Looy qui n’a pas son pareil pour animer une course.
À l’intérieur du magazine, Jacques Périllat (de son vrai nom Pierre Chany, il écrit sous ce pseudonyme dans le journal concurrent !) pose le problème : « Cette année, un redoutable honneur échoit au chef de file des Mercier-B.P, celui de régenter la course, car chacun l’a choisi, d’ores et déjà, pour assurer la succession de Jacques Anquetil. La responsabilité est écrasante, cette fonction de leader désigné implique une foule de servitudes, elle réclame une grande fraîcheur physique, une autorité sans faille. Enfin, elle s’accommode d’un égocentrisme qui constitue, en fait, le dénominateur des grands capitaines de route. Raymond Poulidor, le challenger sacré champion à la suite d’un désistement, sera-t-il l’homme de la situation ? »

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Comme l’illustre le talentueux dessinateur Pellos, ça se bouscule au portillon et beaucoup prédisent une course ouverte, un « Tour à la Walkowiak » selon l’expression née en 1956 à la suite de la victoire inattendue (mais méritée) d’un valeureux coureur de l’équipe régionale du Nord-Est-Centre.
En cette année 1965, le Tour démarre à l’étranger, à Cologne, dans une presque indifférence générale, comme la décrit Maurice Vidal dans sa première chronique du bihebdomadaire Miroir-Sprint, Une course … et des hommes :
« Grands dieux du Rhin, qu’allons-nous faire en Allemagne ? Je veux dire : Que va faire le Tour de France en Allemagne ?
Nous nous étions posé la même question l’an dernier à Fribourg sans y trouver de réponse. Encore n’avions-nous fait qu’y passer, au milieu d’une foule qui, faute de reconnaître le Tour, reconnaissait au moins l’un des siens (Rudi Altig ndlr). Mais aller prendre le départ à Cologne !
Oh ! La ville en vaut le voyage, le Rhin est bien ce fleuve fantastique qui fascina notre père Hugo. Mais quoi, il y a des occasions plus favorables au tourisme.
Les hôteliers mis à part (auprès desquels les hôteliers français si critiqués, sont des anges de courtoisie), on n’a rien à reprocher aux habitants de Cologne. Ils vont, viennent, très affairés. Circulent dans leurs grosses automobiles sur de larges avenues. Il y a peu de piétons : ici la population est roulante. Ils ne lâchent pas leur cigare au passage d’un de nos véhicules bariolés. Il m’a bien semblé surprendre une lueur dans certains yeux, mais c’était de surprise. Une surprise polie : les Allemands qui adorent se grouper en sociétés aux buts les plus divers, admettent fort bien que quelques maniaques mobilisent une armada pour suivre 130 cyclistes qui désirent accomplir le Tour de France.
Mais franchement, cela ne leur paraît guère sérieux. Or, nous avons besoin qu’on nous prenne au sérieux. Qu’autour de nous, la foule étaie notre croyance, anoblisse nos fonctions. Le doute nous déprime, le scepticisme nous écrase.
En dernier ressort, généralement, il nous reste la jeunesse. À Cologne, elle était plus absente que toute autre catégorie. Un bulletin touristique nous signalait que Cologne est la ville la plus gaie d’Allemagne, la plus méridionale. Disons alors que ses habitants ne partagent leur gaieté avec personne. Et si certains de nos Méridionaux jouaient à la pétanque devant la Sporthalle où se déroulaient les opérations de départ, c’est qu’ils disposaient du terrain nécessaire.
Quand le départ a lieu en royaume de vélocipédie, à Rennes ou à Nantes, à Strasbourg ou à Reims, je vous défie de trouver un mètre carré laissé libre par les amateurs du cyclisme.
Cologne n’est pas en vélocipédie. Cologne, citadelle du moteur, j’ai le regret de vous le dire, se f… éperdument de la bicyclette à pédales, de ses pompes et de ses tours … »

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Voilà, le Tour a pris La route buissonnière, direction Liège, telle est le titre du savoureux carnet de route que nous offre Abel Michea, également dans Miroir-Sprint :
« Puisqu’on partait, Cologne allait faire un petit effort. Et sagement, applaudissant du bout des doigts, ils étaient quand même assez nombreux à nous faire escorte le long de leurs rues, les habitants de Cologne. On fit une petite halte à l’ombre des hautes flèches de la cathédrale. Du parvis, Monseigneur l’Archevêque de Cologne nous administra quelques gouttes d’eau bénite et un sermon d’où il ressortait clairement que le cyclisme était un support de la religion. Á tout hasard, Raphaël Géminiani s’est empressé de prendre des contacts avec une fabrique d’objets religieux pour créer une nouvelle équipe extra-sportive : « Je faucherai les maillots violets du père Tonin (l’équipe de Poulidor). Avec des scapulaires, ça fera l’affaire ! » …
… Le voilà donc, notre Tour de France, parti sur les routes d’Allemagne. Là où la ligne Siegfried montre encore les dents de ses barrages antichars. Il y a vingt-cinq ans, j’y rêvais de cette route et, dans ma musette, j’emportais le linge que j’allais y faire sécher sur cette ligne Siegfried. Aujourd’hui, elle est là dérisoire, inoffensive, mangée par les hautes herbes, ses blockhaus éventrés… Mais il y a d’autres souvenirs sanglants. Cette forêt de Hurtgen où, de septembre à décembre 1944, des dizaines de milliers d’hommes se sont entretués … Triste pèlerinage qui va nous mener jusqu’à la frontière belge … »

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Á Liège, la Belgique hurle, Rik Van Looy l’empereur d’Herentals l’emporte au sprint, empoche la minute de bonification attribuée au vainqueur, et enfile le premier maillot jaune de sa carrière. Il sait que c’est de cette façon, en gagnant huit étapes comme lors de la récente Vuelta et en raflant les bonifications, qu’il pourra amasser un capital temps suffisant sur Poulidor et envisager la victoire finale à Paris.

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L’après-midi, sur deux tours du marché de Liège, la demi-étape contre la montre par équipes voit la victoire de la bande des Ford-France-Gitane, les habituels équipiers de … Jacques Anquetil. Ce qui rend hilare leur directeur sportif Géminiani : « J’ai téléphoné à Anquetil pour lui faire remarquer que sans lui, l’équipe marchait beaucoup mieux contre la montre. Je ne comprends pas pourquoi. Anquetil n’est pourtant pas plus mauvais rouleur qu’un autre ! »
Anquetil est présent, le lendemain, au vélodrome de Roubaix où il participe à la réunion d’attente. Il assiste à la victoire d’un Flahute, ce qui est presque naturel sur les pavés du Nord : « Nous ne sortions pas de la famille, avec la victoire à Roubaix de Van de Kherkove. En prenant son maillot jaune à son équipier Van Looy, comme il l’avait déjà pris l’année dernière à son autre coéquipier Sels, sensiblement à la même époque, ce coureur sacrifiait à une tradition qui l’installe au demeurant dans la vocation du coucou, qui pond volontiers dans le nid le plus proche. Toutefois, en dédiant officiellement son bouquet à sa maman, il nous a remis au diapason de la tendresse ambiante. » Ce que ne précise pas Blondin, c’est que parmi les trois échappés, figure le jeune italien Felice Gimondi, vainqueur du Tour de l’Avenir, l’année précédente.

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Cette étape aura été l’enfer du Nord pour Georges Groussard, longtemps maillot jaune dans le Tour précédent. Quatre kilomètres après le départ, le petit coq de Fougères s’est étalé sur les pavés. Victime d’une fracture du fémur, il est contraint à l’abandon.
Le soir, en visite à l’hôtel, plus sur le ton de la boutade que sérieux, Anquetil s’adresse à ses troupes : « Que Poulidor gagne le Tour, je veux bien. Mais qu’il gagne l’étape à Rouen, non, je me ferais trop charrier. Alors, débrouillez-vous et qu’un Ford-France triomphe chez moi. »
Sortant des ultimes épreuves du bac, je suis présent, boulevard de la Marne, pour assister (soulagé ?) au succès du jeune campionissimo en herbe Felice Gimondi. Déjà second la veille, il endosse le paletot jaune. L’Italie cycliste a un nouveau dieu à honorer.

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« La nuit rouennaise fut courte pour quelques-uns. Jacques Anquetil recevait une poignée d’amis. Disons qu’il les a arrangés comme des adversaires d’une étape contre la montre … Ils sont sortis de chez Maître Jacques avec des gueules de coureurs outrageusement dopés ».
Pour tout arranger, cette bande de joyeux noctambules doit se lever aux aurores pour prendre le train de 8h 20 pour Caen, point de départ de l’étape suivante. Je me souviens de m’être retrouvé aussi sur le quai pour assister à l’embarquement des coureurs. Je n’ai pas la patience de chercher dans mes collections de diapositives pour en extraire quelques clichés.

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La course en direction de la Bretagne prend un air de procession, aussi mes chers journalistes, plutôt qu’en conter les insipides péripéties, trouvent leur inspiration ailleurs. Á Saint-Brieuc, Blondin consacre sa chronique à son cher compagnon Roger Nimier qui repose au cimetière Saint-Michel de la ville. Il est mort trois ans auparavant, au volant de son Aston Martin DB4 sur l’autoroute de l’Ouest. Romancier, journaliste et scénariste (il signa le scénario du beau film de Louis Malle Ascenseur pour l’échafaud), il est considéré comme le chef de file du mouvement littéraire dit des Hussards, référence à son roman le plus célèbre Le Hussard bleu.
« Tout s’est passé comme si cette étape désolante n’avait eu d’autre objet que de me conduire en procession au pied de la tombe de l’écrivain Roger Nimier où mes pas devaient fatalement me ramener. Le cimetière marin où il repose est le jardin secret de beaucoup d’hommes de ma génération. J’ai déjà, sur la route du Tour, célébré trop d’écrivains disparus, Hemingway, Céline, pour ne pas y attarder une méditation qui se tourne spontanément vers lui tous les jours de l’année.
Ce meilleur ami, noble et familier, dont l’approche était parfois abrupte et qu’un génie exceptionnel retranchait des vulgarités de la vie, était à sa manière fougueuse un compagnon du Tour de France. C’est d’ailleurs la grandeur de celui-ci de mobiliser une telle escorte, invisible et présente, dont les morts après tout ne sont peut-être pas exclus.
Je suis allé tout à l’heure lui murmurer l’étape comme il exigeait que je le fisse naguère par téléphone, dans les instants qui suivaient l’arrivée. Il en inférait des commentaires très pertinents qu’il classait en fichiers pour me les retourner sous forme de pronostics exubérants… Je me rappelle une pathétique ascension de l’Izoard où Pascal avait mis un quart d’heure dans la vue à Descartes.
Mais, entre tous, le cyclisme breton, qui entoure maintenant de tous côtés son île déserte et silencieuse, lui tenait particulièrement à cœur. Il se voulut l’ami des Bobet, fêtant Louison en compagnie d’écrivains avec un sens profond des rimes secrètes qui unissent le sport et la littérature, éditant le beau livre de Jean
Maurice Vidal se lamente aussi à Quimper : « Dire que je suis là sur les bords de l’Odet chevauché de ponts dérisoires pour se donner des airs de Seine ou de Danube, ou peut-être d’Arno. Dire que ce dimanche matin est ensoleillé, l’air plus transparent que le cristal. Dire que les crêperies vont ouvrir, que le cidre de Fouesnant va couler. Que la ville est si gaie, pimpante pour les vacances proches, que les filles de Cornouaille sont si belles, qu’un bateau nous attend pour descendre à la mer. Et que nous allons repartir dans un grand concert de poussière et de bruit. Ah ! nous ne sommes que des vagabonds inefficaces.
Alors je pense à l’oncle Grésillard de Jacques Prévert. Vous savez, celui qui … » Autant que je vous livre le poème intégral Le retour au pays, tiré du recueil Paroles :

« C’est un Breton qui revient au pays natal
Après avoir fait plusieurs mauvais coups
Il se promène devant les fabriques à Douarnenez
Il ne reconnaît personne
Personne ne le reconnaît
Il est très triste.
Il entre dans une crêperie pour manger des crêpes
Mais il ne peut pas en manger
Il a quelque chose qui les empêche de passer
Il paye
Il sort
Il allume une cigarette
Mais il ne peut pas la fumer.
Il y a quelque chose
Quelque chose dans sa tête
Quelque chose de mauvais
Il est de plus en plus triste
Et soudain il se met à se souvenir :
Quelqu’un lui a dit quand il était petit
« Tu finiras sur l’échafaud »
Et pendant des années
Il n’a jamais osé rien faire
Pas même traverser la rue
Pas même partir sur la mer
Rien absolument rien.
Il se souvient.
Celui qui avait tout prédit c’est l’oncle Grésillard
L’oncle Grésillard qui portait malheur à tout le monde
La vache !
Et le Breton pense à sa sœur
Qui travaille à Vaugirard
À son frère mort à la guerre
Pense à toutes les choses qu’il a vues
Toutes les choses qu’il a faites.
La tristesse se serre contre lui
Il essaie une nouvelle fois
D’allumer une cigarette
Mais il n’a pas envie de fumer
Alors il décide d’aller voir l’oncle Grésillard.
Il y va
Il ouvre la porte
L’oncle ne le reconnaît pas
Mais lui le reconnaît
Et il lui dit:
« Bonjour oncle Grésillard »
Et puis il lui tord le cou.
Et il finit sur l’échafaud à Quimper
Après avoir mangé deux douzaines de crêpes
Et fumé une cigarette. »

« Quel d’entre nous n’a pas son oncle Grésillard ? » s’interroge Maurice Vidal. « Il devait y en avoir un pour le minuscule Georges Groussard tombé lourdement alors qu’il s’embarquait pour rentrer au pays, et pour l’immense Michel Nédélec qu’un génie de la cabriole nommé Sels précipita aux enfers au moment précis où son nom rebondissait aux échos de l’Argoat. Malheureux Bretons, valeureux compagnons, l’un cherchait à retrouver son Tour passé, l’autre à le faire oublier. Le sort est donc injuste, qui ne leur a pas donné une chance. Puissent-ils lui tordre le cou, quelque jour prochain

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En attendant ce temps béni, revenons au Tour de France. Puisqu’il se dirige maintenant vers la montagne par vent arrière, c’est le moment d’y voir clair dans une course qui a revêtu jusqu’ici un aspect inhabituel … »
S’il faut citer les victoires d’étapes anecdotiques du belge Sorgeloos de l’équipe Solo-Superia, et du hollandais Van Espen de la formation Flandria-Romeo, c’est surtout pour la guerre fratricide que se livrent les frères Clayes. Flandria est la marque le plus ancienne mais lorsque Rémy Claeys s’est fâché avec son frère Paul, il a fait construire à côté de la maison mère, l’usine moderne de Superia. Un terrain neutre et un mur séparent les deux frères ennemis. Cette rivalité affective et industrielle a ses résonances sur le plan sportif, chaque coureur des deux équipes ayant pour consigne absolue d’empêcher une victoire de la formation rivale.
Les frères Claeys pourraient prendre exemple sur les industriels italiens qui sponsorisent la formation hybride Ignis-Molteni. Pour participer à la grande boucle, le constructeur d’électroménager et le fabricant de saucissons ont fusionné avec chacun cinq coureurs de leur équipe habituelle.
Il faut tout de même mentionner aussi le succès de Raymond Poulidor contre la montre sur le circuit de l’Aulne à Châteaulin. Tout le monde l’attendait au tournant dans cet exercice, habituel apanage d’Anquetil. Il a répondu présent en reléguant Bahamontès à deux minutes et trente-six secondes, mais le hic, c’est que son dauphin est Felice Gimondi qui, en ne s’inclinant que de sept secondes, consolide finalement son maillot jaune.

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Après La Baule, le Tour met le cap sur La Rochelle dont les filles de la fameuse chanson que nous apprenions à la communale, inspirent Antoine Blondin : « Nous avons retrouvé le charmant hôtel, son étrange jardin où la pluie distille des essences rares … L’invitation au voyage s’y convertit en invitation à rester. Nous sommes quelques-uns à aimer La Rochelle, non seulement à travers Simenon, mais pour l’alliance précieuse qu’elle instaure entre le large et l’intimité, ses lourds secrets, ses embellies piégées dans l’échancrure d’une arcade.
Tout l’après-midi, le déluge qui infligeait au peloton, fermé pour cause d’aventures, de cuisantes hallebardes, avait fait de l’échappée une manière d’arche de Noé. On eût dit qu’effectivement le dessein qui préside à l’étape s’était complu à y embarquer un échantillonnage extrêmement complexe des espèces qui contribuent à l’animer : sur neuf coureurs, sept équipes représentées. On notait l’absence des Salvarani qui comptaient parmi eux le maillot jaune, plus généralement celle des Italiens, et accessoirement la carence des Ford-Gitane de Geminiani. Il y avait du protestantisme dans l’air.
Il y en eut aussi chez les spectateurs, frustrés d’une arrivée sur le vélodrome local, rendu périlleux en raison de l’averse. La course dut s’achever à la sauvette sur le limon, beaucoup moins avenant que celui du mont Ararat, d’une avenue banlieusarde, où l’on distinguait à peine une banderole dégoulinante. ..
… Le peloton, qui n’avait même pas pris la peine de mettre pied à terre, accélérait soudain au mépris des tours d’honneur et des reines d’un tour. On ne dira jamais assez la grâce de ces demoiselles de grande vertu, décorées comme des animaux de comices, qu’on voit parquées au pied du mirador des chronométreurs dans des costumes régionaux. Toutes coiffées sur la ligne d’arrivée, pâles comme des communiantes, on leur précipite dans les bras un garçon poussiéreux, le plus souvent hagard, et qu’elles n’ont pas eu le loisir de choisir. On pense à ces infantes qui découvraient leur mari avec stupéfaction au matin de leurs noces. Ces brèves rencontres, au nom de la raison d’étape, n’ont à notre connaissance jamais eu de suite, sauf en une circonstance, au critérium de Kercanic-en-Nevez : le vainqueur demanda la miss locale en mariage ; elle y mit pour prix qu’il renonçât à la bicyclette ».
Deux Flahutes trempés, Ward Sels vainqueur de l’étape et Van de Kherkove qui reprend le maillot jaune, ont droit aux baisers des filles de La Rochelle.

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Tandis que les coureurs se dirigent vers Bordeaux, il en est un, il est vrai, qui devait tout casser dont l’ami Antoine stigmatise le manque d’entrain dans sa chronique intitulée Les animaux malades de la veste : « Nous voici au pied des montagnes ; pour un peu, on s’attendrait à les voir s’annoncer au bout du somptueux et chaotique pavé des Chartrons. La hantise qu’elles dressent à l’horizon du peloton meuble depuis le départ les arrière-pensées de celui-ci. On avait évoqué de folles attaques préliminaires pour conjurer ses effets désastreux. Huit étapes étaient proposées pour donner l’occasion de s’exprimer à ceux dont l’avenir n’est pas sur le haut. La crainte qu’elle provoque et l’espérance qu’elle éveille dominaient également la course.
Van Looy, qui fait un peu figure de roi des animaux, avait jusqu’à Bordeaux fait tourbillonner la guérilla, où il excelle. On sait maintenant qu’il s’était embarqué dans ce Tour de France comme on pénètre dans un magasin, sans idée préconçue : il est bien rare qu’on en ressorte sans avoir acheté quelque chose. Van Looy était là pour susciter et exploiter l’occasion à enlever de suite. Le grand magasin, la braderie des étapes de plat, vient de fermer et le Belge se retrouve les mains vides. Ce serait prêter à ce réaliste une sentimentalité un peu excessive que d’imaginer qu’il puisse se sentir comblé d’avoir endossé quelques heures le Maillot Jaune, comme pour un essayage. Autour de lui, ses gorilles ont fait sur le papier ce que l’on attendait d’eux, sans pour autant qu’il s’en dégage l’évidence d’un plan directeur ! Gorilla plus que guérilla, les opérations qu’ils mènent aux avant-postes du classement général sont celles qui peuvent vous faire gagner des batailles mais certes point la guerre.
Au départ de La Rochelle, huit coureurs sur dix savaient qu’il leur restait une ultime et tardive cartouche à brûler. Ils n’en firent rien, se blottissant les uns contre les autres dans une trompeuse illusion. Celle que l’art de grimper leur viendrait en dormant ? Pour ménager des forces en jachère sur un terrain où ils devraient pourtant savoir depuis longtemps qu’il n’y a pas, entre les champions, une différence de degrés mais une différence de nature ? En vérité, le mal qui répand la terreur parmi ce troupeau paralysé est la sainte crainte de la bagarre qui se retournerait contre eux … »
Je croyais que c’était l’intraitable domination d’Anquetil qui cadenassait les stratégies de course !
« La victoire de Jo De Roo contribue une fois encore à renforcer la tradition, qui veut qu’un Hollandais gagne à Bordeaux. Cette fatalité n’a pas encore trouve d’explication définitive. On hésite à l’attribuer à un phénomène d’autosuggestion débouchant automatiquement sur un renoncement devant le fait inexorable ou à la situation même de cette ville, placée soit à l’entrée soit à la sortie, de la montagne, incitant les représentants des plats pays à dilapider leurs dernières forces avant le naufrage ou à célébrer leur retour sur une terre dont ils retrouvent enfin le mode d’emploi … Autre tradition respectée, déplorable cette fois : le public de Bordeaux a naturellement sifflé le vainqueur, tout Hollandais qu’il soit, sans comprendre que son exploit même consolidait ce genre de légendes, qui en vaut bien d’autres et contribue à donner aux vieilles cités leurs lettres de noblesse. »

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Les coureurs découvrent enfin la montagne avec entre Dax et Bagnères-de-Bigorre, le franchissement des cols d’Aubisque et du Tourmalet. « Quand un individu normalement constitué qui s’avère difficilement capable de suivre un peloton progressant en terrain plat, s’envole littéralement dès que la route s’élève, on dit alors que c’est un grimpeur. »
Maurice Vidal en brosse deux portraits aux destins contraires lors de cette étape :
« C’est le cas de ce ouistiti maigrichon, le champion d’Espagne Julio Jimenez. Depuis Cologne, il occupait systématiquement, je dirais même avec ostentation, la dernière place du peloton, et en conséquence l’une des dernières places du classement général. Ceci jusqu’aux environs d’Eaux-Bonnes qui précède traditionnellement l’ascension du col d’Aubisque. Alors il se dresse sur les pédales, et sans dire au revoir à ceux qui l’avaient cru moribond, s’en va cueillir à Bagnères-de-Bigorre la plus belle victoire d’étape de ce Tour 1965. Ce n’est certes pas une histoire morale mais ce Picador un peu rétréci au lavage, court décidément un autre Tour de France que les autres… »

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Puis, en intitulant superbement sa chronique Le romancero est fini, il évoque le chant du cygne… d’un aigle, le magnifique champion Federico Bahamontès l’un des plus grands grimpeurs de l’Histoire du cyclisme : « Nous avions donc raison d’émettre de sérieuses réserves sur les possibilités de celui qui restera l’Aigle de Tolède, et qui aura marqué le Tour pendant plus de dix ans.
« Comment peut-on imaginer
En voyant un vol d’hirondelles
Que l’automne va commencer ? »
Á croire que Jean Ferrat a dédié sa belle chanson au Castillan. Eh oui, l’automne a sans doute commencé pour lui, et ce n’est pas sans mélancolie que j’écris cela. On n’a pas bourlingué sur tant de routes avec un compagnon de cette trempe sans être capable de se mettre à sa place. Federico, la fierté faite homme, n’était pas fait pour naviguer à l’arrière en traversant ses montagnes. Il aurait pu abandonner comme tant d’autres qui n’ont pas ses titres. Il a choisi de parvenir à Bagnères-de-Bigorre qui le vit triomphant, quelques minutes seulement avant la fermeture du contrôle. Federico, tu as eu là un geste de seigneur. Ton romancero est peut-être fini mais ta grandeur mérite une dernière revanche. Nous te la souhaitons tous. »

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Dans l’intégrale des chroniques de Blondin, ne figure aucune trace de cette étape pyrénéenne. Á croire que l’Antoine avait dû arroser plus que de coutume ses retrouvailles avec ses amis landais et basques …
Je rejoins donc la route buissonnière d’Abel Michea pour relater la fin de l’étape :
« Ceux qui savent que le Tourmalet c’est un os, se dépêchaient de prendre un peu d’avance pour essayer d’aller l’amadouer. Les Foucher, Lebaube, Delisle, Simpson etc …y allaient de bon cœur, tandis que devant, Julio Jimenez et Armand Desmet pédalaient toujours ensemble. Pas pour longtemps.
Sur notre tête, la route allait s’enrouler pour atteindre Barèges et l’Espagnol prit congé du Belge.
Le peloton se désagrégea vite. Mais, surprise, Van Looy, Janssen étaient toujours là. Ça ne pouvait durer. Bientôt, ils ne furent plus que cinq seulement : trois Italiens, Gimondi, Motta, De Rosso, et deux Français, Poulidor et Zimmermann. Poulidor, lui, avait son regard des mauvais jours. Décidément, le Tourmalet lui restera toujours sur l’estomac. Heureusement, Gimondi et Motta ne sont pas au courant des allergies du Limousin. Et gentiment ils restèrent avec lui … jusqu’à un kilomètre du sommet où quand ils accélèrent, ils lâchèrent Poupou. Et voilà nos deux Italiens se précipitant à toutes pédales sur la vallée de Grip. « Ça va être la fête à Poupou » prédisent les mauvais augures. En fait, ce fut Gimondi qui trinqua. Il creva, laissa Motta s’envoler, Poulidor le dépasser. Le jeune Italien parvint, quand même, à rejoindre Poulidor et ensuite il lui donna un sérieux coup de main pour limiter les dégâts face à Motta. Et à Bagnères-de-Bigorre, Felice Gimondi retrouvait son maillot jaune, tandis que s’épongeant le front, Antonin Magne soupirait : « Nous l’avons échappé belle. » »

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La grande bataille du Tour est lancée et Poulidor a désormais deux coriaces adversaires, deux Ritals, avec en plus de Felice Gimondi, le beau Gianni Motta.
Mais le fait majeur de l’étape est probablement l’hécatombe incroyable et imprévisible avec les défaillances brusques et apparemment insurmontables d’un certain nombre de coureurs de renom : Aimar à pied dans la fin de l’Aubisque, Den Hartog les bras en croix, l’Italien Adorni récent vainqueur du Giro di Italia, l’ex maillot jaune Van de Kherkove. La liste s’allongera le lendemain. Évidemment, on mit cela sur le compte de la canicule, la chaleur d’orage accablante privant l’atmosphère et les organismes d’oxygène. Resurgit une nouvelle affaire des poissons ou poisons (c’est au choix) comme quelques années auparavant du côté de Luchon, les victimes invoquant des truites pas fraîches au repas, la veille au soir.

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Voici l’analyse indulgente d’Antoine Blondin à Ax-les-Thermes :
« Les Pyrénées qui, depuis quelques années, se révélaient incapables de créer la décision, viennent d’écrémer la course. On a vu tomber, comme à Gravelotte, des têtes de haut prix. Une immense langueur semble s’être abattue sur certains champions, et si la compétition s’avère aussi ouverte qu’elle le promettait au départ, c’est d’une ouverture sur la sortie qu’il s’agit.
Le grave problème du doping est une nouvelle fois invoqué, à juste titre, dans la mesure où des responsabilités sont en jeu. Mais il ne serait pas mauvais non plus de jeter un coup d’œil sur le profil de l’étape et sur la météorologie. La montagne plombée par la chaleur, le bocal oppressant de ces vallées, les exigences du climat et de la topographie requièrent des procédés d’exception.
C’est une tentation permanente que d’assimiler l’organisme humain à un moteur. Les améliorations qu’on peut apporter à ce dernier, dans le domaine de la mécanique, éveillent en général l’admiration des spécialistes. Qu’un coureur se traficote ne regarde que lui, jusqu’au moment où les conditions de l’exploit risquent de devenir insalubres. Il reste qu’à un moment et qu’en un lieu donné hic et nunc, on lui a demandé de se surpasser. Il s’efforce de faire face à cette obligation ».
Un demi-siècle plus tard, le problème du dopage est toujours d’actualité avec notamment la « moulinette » Froome ».
Dans la traversée de mon Ariège adoptive, sur les pentes du Portet d’Aspet où trente ans plus tard, l’italien Fabio Casartelli perdra la vie dans une terrible chute, nous assistons encore au renoncement de l’allemand Wolfshohl, récent vainqueur de la Vuelta, victime lui aussi d’une « sole pleureuse », et à l’adieu au Tour définitif de Bahamontès.

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Ax-les-Thermes est témoin d’un nouvel épisode de la guéguerre des frères Clayes, et Reybroeck de chez Flandria règle au sprint, après ne l’avoir jamais relayé, Rik Van Looy de chez Superia, c’est dire au passage que la seconde étape de montagne pyrénéenne a accouché sinon d’une souris, du moins de deux sprinters.

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Sur la route de Barcelone, je retrouve Blondin en pâmoison devant le beau et fier hidalgo José Perez-Frances :
« Perez-Frances est un fort beau garçon au visage fin, à l’œil clair, au poil noir. Son maillot rose lui fait un torse d’estivant. Même dans les moments difficiles de la condition cycliste, il préserve une harmonie qui plaide en faveur de la race. Comme tel, il est entouré de femmes de tous côtés. La sienne d’abord, qui n’a guère plus de quinze ans, sa belle-mère qui en a à peine trente, la grand-mère qui va sur les quarante-cinq ans et ainsi de suite jusqu’à la trisaïeule qui pourrait être la fille de Marlène Dietrich. Cet affectueux couvent s’était rendu en procession sur le circuit de Montjuich dans des robes plus roses encore que le maillot de don José. »

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Au meilleur de sa forme, l’ami Antoine relate l’échappée fleuve de l’Espagnol dans sa chronique qu’il intitule, en maître es calembour, Le voilà Perez ! :
« Cette contrepèterie, qui évoque la banlieue parisienne (et le fief actuel du couple Balkany ndlr), c’est dans celle de Barcelone que l’écho en a retenti, renvoyé par des dizaines de milliers de bouches délirantes. La belle aventure qui a promené seul en tête, durant six heures et sur plus de 225 kilomètres, l’enfant chéri du pays traversé est l’un de ces cadeaux que le Tour concède aux âmes sensibles. Il s’y révèle que le monde est bien fait sous ses dehors bourrus et parfois douloureux.
Dans le vide majestueux ménagé par les motocyclistes mêlés des polices espagnoles et françaises, suivi par Jacques Goddet casqué comme aux plus beaux jours, José Perez-Frances nous a prouvé en quelques coups de pédales qu’il possédait l’art et la manière de rentrer chez soi, non certes sans se faire remarquer, mais en s’entourant de prétextes excellents.

Tour65 Sur la route de Barcelone blogTour65 Perez-Frances 2 blog

Il ne faudrait pas mettre au compte d’un attendrissement folklorique cet exploit solitaire devant un peloton dégoulinant sous le soleil de Catalogne. Perez-Frances n’a pas quitté ses compagnons de route en leur disant : « Excusez-moi si je passe devant pour vous montrer le chemin mais je suis de la région. » C’est mètre par mètre qu’il a conquis l’espace libre où il se proposait de s’offrir à ses concitoyens, minute par minute, qu’il l’a dilaté, puis protégé.
Passer cette frontière montagnarde, amicale et complice, de part et d’autre de laquelle, on parle déjà l’espagnol en France, encore le français en Espagne, c’était mettre la fleur au guidon, payer l’accueil par la présence. S’arroger pour soi, tout seul, la domination de l’étape la plus longue et non la moins meurtrière que nous avions connue depuis le départ, c’était une gageure d’ordre strictement athlétique. Et il n’est pas exclu que son retentissement influe sur le reste de l’épreuve. Elle possède un parfum d’insurrection. »
Mais de cela et … du, peut-être, futur premier maillot jaune de Raymond Poulidor, je vous entretiendrai dans un second billet, la semaine prochaine.

Tour65 Poulidor confiant blog

Publié dans:Cyclisme, Ma Douce France |on 19 juillet, 2015 |1 Commentaire »

Trois jours en Alsace … et en Lorraine (3) : le pays du Saulnois

« Par un épais brouillard du mois de septembre, deux enfants, deux frères, sortaient de la ville de Phalsbourg en Lorraine. Ils venaient de franchir la grande porte fortifiée qu’on appelle porte de France. »
Pour commencer ma troisième balade dans l’Est de la France, il me plait de citer les premières lignes du Tour de France par deux enfants, le célèbre manuel de lecture, écrit par Augustine Feuillée sous le pseudonyme de G. Bruno, publié par Belin en 1877, qu’utilisèrent des générations d’écoliers des classes de cours moyen de la Troisième République. Son succès fut tel que son tirage atteignait les sept millions d’exemplaires en 1914 et qu’il était encore utilisé au début des années 1950.
Quitte à me reprocher, à juste raison quelque part, un certain passéisme, il faut reconnaître que ce livre très patriotique visait à la formation civique, géographique et historique, scientifique de nos chères têtes blondes en leur apportant des éléments vivants d’une véritable culture.
Certes antérieur à la seconde guerre mondiale, sa conception évitait sans doute le type de perle telle que celle commise récemment par la fille d’une amie, bonne candidate au brevet des collèges au demeurant. À la question – qui étaient les Résistants des maquis ? – elle répondit, imprégnée sans doute des sushis et makis du pays du soleil levant – Des Japonais ! Je sais bien qu’en souvenir de l’Occupation, Jean Yanne tourna (en dérision ?) dans les années 1970 Les Chinois à Paris, un film iconoclaste sur leur invasion de la capitale.
Je ferme la parenthèse car si le fameux manuel scolaire fut écrit dans un contexte de reconquête de l’Alsace et la Lorraine, c’est bien dans notre douce France que ce matin, mon frère et moi choisissons de nous promener, précisément dans le Saulnois ou pays du sel, une contrée rurale du sud la Moselle, au cœur du Parc Naturel Régional de Lorraine.
Après une courte halte à l’office de tourisme de Dieuze pour glaner quelques informations relatives à notre projet de visites, nous rejoignons le village de Lindre-Basse. Ce n’est pas un hasard si le coin s’appelle le pays des étangs, il en compte en effet plus de cent-trente, l’étang de Lindre étant le plus grand avec ses 1 000 hectares. Classé réserve naturelle, c’est un havre de paix où il fait bon vivre pour nombre d’espèces animales et végétales.

Lindre étang blog 4Lindre cigogne blog2

Tiens une cigogne ! C’est le réflexe classique et la remarque certes banale de tout touriste se promenant en Alsace et découvrant soudain dans son champ de vision un spécimen de ces échassiers emblématiques de la région.
Mon étonnement se justifie ici par le fait qu’outre nous soyons en Lorraine, ce sont plusieurs dizaines de cigognes qui nous contemplent du haut de leurs perchoirs aménagés.

Lindre cigogne blog1Lindre cigogne blog3

Leur présence s’explique par un programme de réintroduction de l’espèce, commencé il y a trente ans, pour sa préservation en Moselle.
A partir des années 60, le nombre de cigognes blanches avait considérablement baissé en France, notamment à cause des modifications de l’agriculture qui les privaient de leur nourriture, et la multiplication des lignes électriques sur lesquelles elles s’électrocutaient.
À Lindre, les oiseaux (moins cons que l’affirmait Chaval !) nous donnent une bonne leçon d’intégration et de migrations : c’est une population mixte, avec une vingtaine de sédentaires, jusqu’à soixante en hiver, qui réside aux abords de l’étang.
J’aperçois même quelques cigogneaux au nid. Dans quelques semaines, ils migreront, à raison de 300 kilomètres par jour, en suivant les courants ascendants de la vallée du Rhône puis du golfe du Lion. Puis en passant par le détroit de Gibraltar, ils s’établiront durant l’hiver au Maroc, Algérie jusqu’à la Mauritanie.

Lindre étang blog3Lindre étang blog1Lindre étang blog2

Loin du luxe et la volupté du musée Lalique visité la veille (voir billet du 3 juillet 2015), tout est calme sur les rives de l’étang, une invitation à un voyage bucolique dans les sous-bois. En cette heure apéritive, les oiseaux se sont réfugiés dans les roseaux, il est vrai qu’aujourd’hui mardi, c’est relâche, le pavillon des expositions racontant la vie au cœur des étangs est aussi fermé.

Lindre escargot blog

À défaut de grives, merles, foulques et autres poules d’eau, je m’attarde devant le spectacle attendrissant d’un splendide escargot de Bourgogne et d’une limace (elles pullulent sur le sentier).
Plutôt qu’appeler au secours le fabuliste en chef Jean de La Fontaine (dont j’aurai l’occasion de déclamer quelques vers plus avant dans mon billet), en voici un autre anonyme et talentueux déniché sur la Toile :

« Un bel escargot de bourgogne
Se promenait sur un chemin
Avant que le soleil ne cogne
Il avait plu de bon matin

Il était fier de sa coquille
Une confortable maison
Heureux d’être dans la famille
Des gastropodes du canton

Vint à croiser une limace
Sa cousine, nue comme un ver
Elle était beaucoup plus vivace
Mais elle n’avait de couvert

-Que tu dois être malheureuse
De circuler sans protection
Et ta queue est souvent terreuse
Que je te plains mon limaçon

C’était sa dernière parole
Un soulier s’abattait sur lui
Ecrabouillé, ce n’est pas drôle
Il rejoignait le paradis

Sur la limace la chaussure
N’eut pas du tout le même effet
Elle n’avait pas la peau dure
De ce contact elle en sortait

Ce ne sont pas les plus solides
Qui résistent aux mauvais coups
Soyez prudents, soyez lucides
Ne soyez jamais sûr de vous »

Je vous rassure de suite, mes souliers ont bien pris soin de laisser les deux gastéropodes à leurs conciliabules.
Je me rends maintenant, à une dizaine de kilomètres de là, dans le petit village de Marsal dont l’histoire est liée au sel, matière première d’importance en ces temps anciens exempts de réfrigérateur et où toute conservation d’aliments passe par la saumure.
Il doit son nom à ses nombreuses sources salées à l’origine d’ailleurs d’une végétation typique comme la salicorne ou passe-pierre.
Depuis le premier âge du fer (1 000 à 500 av. J.C), une activité d’extraction du sel s’est manifestée en Lorraine. Le bourg voisin de Château-Salins et le Saulnois, le pays naturel où je me trouve, tiennent aussi à l’évidence leur nom de l’exploitation du sel.
Ce qui va suivre ne manque pas de sel ou plutôt en manque singulièrement.
Nom de Dieuze ! Je comptais bien visiter le musée départemental du Sel installé dans la Porte de France, vestige des fortifications de Vauban, mais contrairement aux informations fournies par l’office de tourisme de Dieuze, c’est jour de fermeture. Dépliant à l’appui, je plaide ma déception mais la personne à l’accueil, quoique aimable, est intraitable.
À mon vif regret, vous devrez vous contenter de quelques photographies fournies par mon frère qui avait déjà visité ce musée retraçant à la fois l’histoire de l’ancienne place forte de Marsal et celle de l’or blanc à travers les techniques de production.

Marsal Maison du Sel blog1Marsal Maison du Sel blog2Marsal tableau reddition blog

À défaut, je peux tout de même vous entretenir d’un tableau (du moins une copie) du peintre flamand Van Der Meulen représentant la Reddition de Marsal, accroché aux cimaises du musée.
Artiste du XVIIe siècle réputé pour ses peintures de chevaux et paysages, appelé à Paris par Charles Le Brun Premier Peintre du roi et directeur de la Manufacture des Gobelins, il vient renforcer en 1665 l’équipe du souverain chargé de mettre en image les événements marquants de son règne.
Parallèlement, la reddition de Marsal (on dit aussi la réduction) fit également l’objet d’une tapisserie des Gobelins à partir de fils de soie, de laine et d’or, d’après un carton dessiné par le même Le Brun. Elle est visible au musée du Château Royal de Blois.
Jean de La Fontaine qui manquait un peu de liquidités à l’époque, flatta aussi le souverain avec ces quelques vers :

« Monarque le plus grand que révère la Terre,
Et dont l’auguste nom se fait craindre en tous lieux,
Près de toi le pouvoir des plus ambitieux
A moins de fermeté que l’argile et le verre.
Marsal qui se vantait de te faire la guerre,
Baissant à ton abord son front audacieux,
Dès le premier éclair qui lui frappe les yeux,
Se rend et n’attend pas le coup de ton tonnerre.
Si la fierté rebelle eut irrité ton bras,
Qu’il se fut signalé par de fameux combats,
Et qu’il m’eut été doux d’en célébrer la gloire.
Mais ma muse déjà commence à redouter
De ne te voir jamais remporter de victoires
Pour manquer d’ennemis qui t’osent résister. »

L’histoire de Marsal est mouvementée comme beaucoup de villes frontières en raison justement de la proximité de territoires ennemis.
Dès le XIIIe siècle, Marsal était une véritable ville fortifiée qui éveillait les convoitises des ducs de Lorraine, des Evêques de Metz, et des rois de France.
De 1553 à 1593, Marsal fut occupée par le roi de France avant qu’il ne doive la céder à Charles III duc de Lorraine. Le traité de paix de Vic-sur-Seille de 1632 fait à nouveau de la ville une possession royale pendant trois ans. En 1643, le traité de Saint-Germain prévoit le restitution au duc de Lorraine. En 1648, la reprise des hostilités entre la France et la Lorraine rendent cet accord caduc et la Lorraine retourne au roi de France. En 1659, le traité des Pyrénées redonne à Charles IV duc de Lorraine la possession de ses terres précédemment perdues. En 1662, par le traité de Montmartre, Charles IV accepte que la Lorraine revienne à la couronne de France à son décès, à l’exception de Marsal qui doit être restituée de suite. Mais il tarde à remettre la ville à Louis XIV, si bien que ce dernier décide de s’en emparer par la force. Quel bazar !
En tout cas, Vauban vient préparer le plan Marsal (!) au printemps 1663. Puis le 17 août, Louis XIV ordonne à François de Pradel et au comte de Guiche, lieutenant-général de Lorraine et du Barrois depuis 1662, d’investir la place défendue par le marquis d’Haraucourt gouverneur de Marsal. Le 18 août, ils sont suivis par le maréchal de La Ferté gouverneur de Lorraine qui dirige le siège avec des troupes levées dans les Trois Évêchés. Le 25 août, le roi se met en marche et arrive à Metz le 30 « suivi de Monseigneur le duc d’Orléans, son frère unique, des Princes de Condé et duc d’Anguien père et fils, de Monsieur le prince de Turenne maréchal général de France, du duc de Bouillon son neveu, des mareschaux de Grammont et Du Plessis, du comte de Soissons, du duc de Crequy et de plusieurs autres grans seigneurs, avec la plus belle troupe de gardes, gens d’armes et chevaux légers que jamais Roy de France ait eue. »
Le 2 septembre, la place forte est cédée au maréchal de La Ferté qui reçoit les clés de la ville des mains du prince de Lixen.
Entre temps, Louis XIV est rentré à Paris sans avoir participé à l’événement. On peut conclure donc que sa présence sur la tapisserie et le tableau est incongrue et que ces œuvres d’art constituent donc des images de propagande royale commandées par Colbert afin de « conserver la splendeur des entreprises du Roy ». 350 ans avant Photoshop, on savait déjà manipuler le peuple !
Je me console en franchissant la Porte de France. Constituée de deux arches, elle était percée de deux passages parallèles précédés de pont-levis, l’un pour la place forte, l’autre pour la saline. Sous ce dernier, est exposée une pompe d’extraction de la saumure.
Puis je retrouve mon véhicule à proximité des casernements de type Vauban érigés après la reddition. Ils contenaient à l’origine douze écuries, vingt-quatre chambres et un grenier à vivres.

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En route vers, à deux lieurs de là, Vic-sur-Seille où le peintre Georges de La Tour naquit le 15 mars 1593 et vécut son enfance. Sur la place Jeanne d’Arc du bourg (sa statue y trône évidemment), un musée départemental est dédié à l’artiste. Quelle veine, il est même ouvert ce mardi-là !

Vic Jeanne d'Arc blogVic cabine blog

Mon regard est d’abord attiré par une cabine téléphonique recyclée en … cabane à livres.
De La Tour lisait Sénèque, Épictète et Montaigne, les Vicois d’aujourd’hui déposent et empruntent gratuitement dans ce fonds original, exemple de transmission littéraire participative.
Le sous-sol du musée abrite des collections reprises à l’hôtel de la Monnaie tout proche et des œuvres exhumées lors de fouilles dans les environs : ainsi, l’émouvante sculpture de La pâmoison de la Vierge du Maître de Chaource, l’artiste le plus marquant de la sculpture troyenne du XVIe siècle.

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Accomplis-je pêché de gourmandise si je bois un calice jusqu’à la lie d’un vin de Moselle pour accompagner mon chaource, un fromage très ancien de l’Aube et l’Yonne que Marguerite de Bourgogne exigeait à sa table ?
Loin de moi l’idée de blasphémer mais il est d’autres œuvres, par leur originalité, à exposer des saints à la damnation, ainsi Saint Livier et un Saint Christophe géant, en bois polychrome.

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Bien que portant son nom, le musée de Vic ne possède en son sein que deux tableaux du maître du clair-obscur. Cet après-midi, ils sont d’ailleurs plus obscurs que clairs, accrochés aux murs d’une pièce minuscule dans laquelle un artisan bricole dans une semi pénombre.
Attention chefs-d’œuvre ! Il me demande de ne pas trop m’en approcher au risque de déclencher l’alarme.Georges_de_La_Tour_Tête_de_femme

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Acquise avec l’aide du Conseil général de Moselle (190 000 euros tout de même sans les frais !), la Tête de Femme, possiblement Sainte Anne, serait un fragment d’une Éducation de la Vierge datée entre 1646 et 1650.
En 1992, suite au décès d’un riche parisien, un commissaire-priseur évalua à 1 500 francs l’autre tableau Saint Jean-Baptiste dans le désert. Mise aux enchères à la galerie Drouot en 1993, l’œuvre acheva sa course marchande dans une vente Sotheby’s à Monaco où elle fut préemptée par l’État pour le département de la Moselle, afin qu’elle retournât sur la terre natale de l’artiste. Jean-Baptiste y est représenté sous les traits d’un maigre adolescent androgyne donnant à manger à son agneau.
« Véritable défi à la raison raisonnante, Georges de La Tour reste une exception et une énigme dans l’histoire de l’art. À peine est-il mort qu’il disparaît totalement dans les oubliettes de la mémoire malgré la renommée qu‘il a connue en son temps, particulièrement dans sa Lorraine natale. Pire même : pendant plus de deux cents ans, ses œuvres seront attribuées à d’autres, Zurbaràn, Murillo, Vélasquez, notamment. Redécouvert à l’aube du XXe siècle, le maître de Lunéville connaît désormais une gloire égale à celle d’un Vermeer ou d’un Rembrandt, en dépit des nombreux mystères qui entourent sa vie et son œuvre.
Son œuvre, il est peu de dire qu’elle pose problème, même aux meilleurs spécialistes. La rareté des toiles identifiées à ce jour, une quarantaine, la difficulté d’attribution de certaines autres, l’interrogation continue sur leur chronologie, le grand nombre de copies, laissent la place à toutes les hypothèses et à des reconstitutions plus ou moins arbitraires. Tout, chez lui, tient du probable et de l’ambigu.
Malgré cela – et peut-être à cause de lui -, l’œuvre de la Tour ne lasse pas de fasciner … »
Fils de boulanger devenu hobereau par la grâce d’un mariage avisé, Georges de La Tour fut aussi un artiste béni des rois et des ducs de Lorraine. Il vécut près de soixante ans, traversant les mouvances de l’Histoire, la prospérité lorraine comme la famine, la peste et le début de la guerre de Trente ans.
« Peintre des clairs-obscurs, artiste sans visage – on ne possède même pas un portait de lui !-, Georges de La Tour est un artisan des lumières. Flamme, flammèche, chandelle, torche, flambeau … illuminent de leur éclat sélectif ses personnages. ».
Je suis ému de pouvoir admirer, presque confidentiellement, deux de ses toiles dans le village de son enfance.

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Changement d’ambiance et de motif : surgit en pleine lumière, dans la cage d’escalier, une toile gigantesque destinée à l’origine au Sénat. En pleine nature est une œuvre d’Émile Friant, peintre et graveur naturaliste né à Dieuze en 1863.
Le temps passe trop vite, malgré tout, mon regard s’attarde encore, allez savoir pourquoi, sur une vanité, une scène évoquant L’attente, une toile pastorale du peintre mosellan Edmond Louyot Le mouton à la porte rouge, et là c’est mon sang normand qui ne saurait mentir, un paysage des falaises de Varengeville où vécut son auteur Eugène Isabey.

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À quelques pas du musée, j’admire maintenant la façade, remarquablement ouvragée, de l’hôtel de la Monnaie, un bâtiment, entre gothique et renaissance, édifié au XVe siècle. Malgré son nom, rien ne permet d’affirmer qu’on y battait la monnaie. Il semble plutôt qu’il abritait une recette épiscopale où les taxes étaient perçues.

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Encore quelques pas et j’atteins l’église paroissiale Saint Marien, là-même où fut baptisé Georges de La Tour.
À l’extérieur, sur un tympan gothique, un sculpteur a représenté, vers 1 300, plusieurs épisodes de la vie du patron de la paroisse. Plus probablement, l’hagiographie emprunterait à plusieurs saints légendaires. Clin d’œil à mes amis d’Ariège mécontents de leurs ursidés slovènes, la première scène montre deux ours apportant du miel et du pain à Saint Marien qui vit en ermite dans la forêt.

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Je me glisse dans les rues étroites pour rejoindre le château des évêques de Metz dont il ne subsiste aujourd’hui qu’une porte flanquée de deux tours et une partie des douves.

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La promenade s’achève par une petite halte fraîcheur à la terrasse du café Au Vic tu ailles. Au-delà du jeu de mots, vous savez qu’il me plait souvent d’associer nourritures spirituelles et terrestres. On a toujours besoin de petits pois chez soi, dit-on, alors même s’il n’appartient pas aux collections du musée, j’ai envie de vous offrir le tableau de Georges de La Tour Les mangeurs de petits pois.

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On y retrouve les caractéristiques de sa peinture, le fond sombre, la scène peu profonde arrachée à la pénombre par une lumière rasante, l’expressivité des personnages par leurs mains et leur regard, le motif aussi, des gens de peu qui mangent leur pitance même pas cuisinée.
N’était-il pas beau mon petit tour par la Lorraine même sans sabots ?

Publié dans:Ma Douce France |on 9 juillet, 2015 |2 Commentaires »

Trois jours en Alsace (2): Le musée Lalique à Wingen-sur-Moder

Pour ma seconde balade en Alsace, je me rends précisément à Wingen-sur-Moder, modeste village du Bas-Rhin, situé à une trentaine de kilomètres au nord de Saverne.
Dans cette commune appartenant au parc naturel régional des Vosges du Nord, s’est ouvert en juillet 2011, un musée consacré au maître verrier et bijoutier René Lalique et à ses successeurs.

Lalique blog 1

Lalique, un nom mythique pour faire rêver mes lectrices et sans doute quelques lecteurs : « Un seul artiste, et des plus grands, René Lalique eut le don de faire passer sur le monde un frisson de beauté nouvelle » écrivit l’historien d’art Henri Clouzot. Comment cette personnalité, pour ne pas dire cette marque de fabrique, se retrouve-t-elle associée à ce Pays de la Petite Pierre méconnu aux confins de la Moselle ? Née en 1860 à Aÿ en Champagne, n’y ayant jamais vécu, rien ou presque ne l’y prédisposait.
La tradition verrière dans les Vosges du Nord est cependant ancienne. Elle semble remonter à la fin du XVe siècle. Les maîtres-verriers trouvèrent là les matières premières nécessaires à l’exercice de leur art : la silice provenant de la désagrégation du grès, une roche prépondérante dans la région, et le bois des forêts abondantes comme combustible.
Il s’agissait à l’époque de verreries itinérantes, les verriers s’installant en pleine forêt, de préférence une hêtraie, en exploitaient le bois le plus accessible durant quelques saisons avant de migrer vers d’autres clairières. C’est dire le préjudice écologique de cette activité à laquelle la guerre de Trente Ans et les guerres de Succession portèrent le coup de grâce.
Avec le retour à la paix, l’industrie du verre connut un nouvel essor. Cette fois, les verreries se sédentarisèrent et parmi celles fondées au siècle des Lumières (est-il nécessaire de préciser qu’il s’agit du XVIIIe siècle, l’étude de cette période devenant optionnelle dans les programmes de la réforme contestée de l’Éducation Nationale ?!) certaines, dans la région, accédèrent à la renommée, telles celles de Meisenthal, Goetzenbruck et Saint-Louis en Lorraine, et celles du Hochberg et de Wingen en Alsace.
Ça ne vous explique toujours pas pourquoi et comment René Lalique a débarqué à Wingen-sur-Moder ! Justement, je vais l’apprendre au long de la visite du musée qui lui est consacré. L’artiste nous accueille d’ailleurs sur une découverte grandeur nature, tenant entre ses mains une de ses œuvres, un vase Lézards et bleuets.

Lalique blog 2

Petit garçon adorant sa campagne champenoise natale, René aime à rêver devant la nature qui va constituer une inspiratrice féconde. Observateur attentif des êtres et des choses, il les examine, épie leurs lignes, leurs formes, leurs structures. Il scrute les plantes et les fleurs, il étudie la vie aquatique, les reptiles, les oiseaux, les insectes, il interroge le sol et le ciel, les plantes et les arbres. Il aime dessiner aussi et même bien.
René a seize ans quand son père décède. Le temps de la jeunesse insouciante s’arrête. Il entre en apprentissage chez le bijoutier parisien Louis Aucoc. Tout en apprenant les techniques de la bijouterie et joaillerie, il suit des cours à l’École des Arts décoratifs de Paris puis séjourne deux ans à Londres au Sydenham Art College.
En 1882, il s’installe à son compte comme dessinateur de bijoux et crée pour de grandes maisons de joaillerie tells que Jacta, Aucoc, Cartier, Hamelin, Boucheron, Destape. Il a vingt-cinq ans lorsque Jules Destape lui vend son atelier, place Gaillon à Paris.

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Volant désormais de ses propres ailes (de libellule ?), René Lalique se révèle bientôt comme l’inventeur du bijou moderne (selon l’expression d’Émile Gallé) malgré le scepticisme du joaillier Vuilleret : « Tu veux faire des dessins de bijoux, mais cela ne mène à rien ! Tu verras que dans deux ou trois mois, tu ne sauras plus qu’inventer et, arrivé au bout de ton rouleau, tu seras bien obligé de t’arrêter. »
C’est ainsi qu’en dépit de ces conseils « clairvoyants », environ cent trente ans plus tard, le public (pas uniquement féminin) s’extasie toujours devant les vitrines d’une première salle dédiée à ses créations de bijoux. Dans la pénombre du musée, de microscopiques projecteurs LED mettent en lumière les œuvres.

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Ses bijoux avant-gardistes plaisent avant tout à une élite intellectuelle et artistique, éloignée des conventions, susceptible d’en apprécier la beauté malgré la relative pauvreté de certains matériaux utilisés. Ainsi, il n’hésite pas à associer à l’or et aux pierres précieuses, des matières moins nobles comme la corne, l’ivoire, l’émail, des pierres plus modestes comme les corindons et sardoines, agates et cornalines, jaspes et opales, bien entendu aussi le verre. Foin de la valeur monétaire, « mieux vaut la recherche du beau que l’affichage du luxe ».
La comédienne Sarah Bernhardt figure parmi ses clients les plus illustres et lui commande pour la scène, diadèmes, colliers, ceintures, en fonction de ses rôles.
Les bijoux ne sont pas seulement destinés aux femmes, ils sont souvent eux-mêmes femme. Selon sa règle des 3 F, Faune Flore Femme, il a l’audace d’utiliser le corps féminin, osant même la nudité, comme élément d’ornementation.
Visages de face ou de profil, sous les traits de son épouse Alice ou de divinités de l’Antiquité, femme mutante se métamorphosant gracieusement en partie en scarabée, libellule, paon, cygne, et évidemment fleurs, la femme est omniprésente.
À propos, savez vous que le cygne, monogame et fidèle, symbolise l’amour éternel. Je ne veux pas être le vilain canard du conte d’Andersen, ma gente lectrice masculine peut donc offrir en toute confiance un pendentif avec cygnes et lotus à la bienaimée …
Il y a dans les bijoux de Lalique, la délicatesse de l’art japonais, des références à la mythologie, des ambiances fantastiques. Marqué par le naturalisme, Lalique baigne aussi dans le symbolisme, courant qui surgit justement à son époque. Certains de ses bijoux rappellent des toiles de Gustave Moreau, comme sa Fée des eaux. Ne me demandez pas pourquoi, j’ai envie de vous citer ici l’énigmatique Sonnet en X de l’hermétique Mallarmé, chef de file de ce courant artistique :

« Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse, ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore

Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)

Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,

Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor. »

Pour prolonger le chapitre littérature, René Lalique, bien qu’inspiré par le corps de la femme et le siècle des Lumières, n’alla pas jusqu’à concevoir Les Bijoux indiscrets tels que les imaginait Diderot (que je rencontrerai bientôt dans un très prochain billet) dans son roman libertin publié anonymement en 1748. L’homme de l’Encyclopédie y racontait l’histoire du sultan Mangogul du Congo qui recevait du génie Cucufa un anneau magique possédant le pouvoir de faire parler les « bijoux » (les parties génitales) des femmes. Les contemporains reconnurent facilement derrière le sultan et sa favorite Mirzoza, leur souverain Louis XV et la marquise de Pompadour.

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Dans le cabinet graphique qui succède à la salle des bijoux, un panneau didactique présente le livre de vérité de René Lalique : « Ses études, ses projets préliminaires, ses dessins préparatoires annotés montrent comment il mûrit ses créations. Ses dessins, empilés par centaines, constituent le livre de vérité de l’artiste, sorte de confession graphique de son labeur quotidien. Toute sa vie, il gardera dans sa poche de petits carnets de croquis recouverts de toile noire, des carnets qu’il remplit de figures et d’arabesques frémissantes de vie, entremêlées de réflexions de toutes sortes, de recettes de cuisine, d’adresses d’artisans, de citations poétiques. »
René Lalique est révélé définitivement au grand public à l’occasion du Salon de 1895. Sa renommée devient internationale lors de l’Exposition universelle de 1900 à Paris. Son stand Art Nouveau connaît un triomphe. Devant un grand format de photographie de son stand Art Nouveau, on plonge dans l’ambiance de cette manifestation.

Lalique blog 9Lalique blog 10

Un autre visuel animé cette fois nous montre la foule exclusivement masculine des officiels en redingote et chapeau haut de forme caractéristiques de la bourgeoisie de la Troisième République.
J’imagine un instant ma si chère mémé Léontine, modeste paysanne de Picardie, éblouie devant tant de merveilles, elle qui s’extasiait souvent par un « Oh q’c’était beau ! », elle pour qui son mari, à partir de divers objets de cuivre et laiton ramassés sur les champs de bataille de la Grande Guerre, cisela des … léontines, ces chaînes ornementales tenant le milieu entre le collier et la ceinture.
Une autre photographie géante immortalise la fontaine lumineuse Les sources de la France, un des symboles de l’Exposition internationale des Arts décoratifs et modernes de Paris sur l’esplanade des Invalides, en 1925, à l’occasion de laquelle René Lalique connut un véritable triomphe.

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Entre temps, la notoriété acquise et la reconnaissance internationale lui ont permis progressivement de se consacrer à son intérêt premier, l’art du verre.
Au début du XXe siècle, les femmes n’ont en matière de parfumerie que les fioles d’apothicaires et les luxueux flacons en cristal fabriqués par les grandes manufactures.
Sa rencontre, en 1907, avec le parfumeur François Coty ouvre à René Lalique de nouvelles perspectives. Un sacré personnage aussi que ce François Coty qui comme son patronyme ne l’indique pas est corse (de son vrai nom, Joseph Marie François Sportuno). Homme politique, artiste, économiste, financier, sociologue, industriel, il révolutionne le monde des parfums et des cosmétiques.
« Donnez à une femme le meilleur produit que vous puissiez préparer, présentez-le dans un flacon parfait (d’une belle simplicité mais au goût impeccable), faites-le payer un prix raisonnable, et ce sera la naissance d’un grand commerce, tel que le monde n’en a jamais vu ». Coty a compris déjà l’importance du packaging et fait donc appel au désormais célèbre René Lalique qui inaugure leur longue collaboration avec le flacon du parfum L’Effleurt aux lignes pures en cristal, une étiquette vignette en verre collé et un bouchon orné de deux cigales inspirées de l’art naturaliste.

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Sollicité par d’autres parfumeurs de renom, Lalique crée pour D’Orsay la série des Roses, Ambres et Poésie, puis pour la Maison Worth, les emblématiques Vers le jour, Dans la nuit, Sans adieu, Je reviens … de véritables invitations à l’amour.

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Par transparence, les nus sculpturaux de femmes ondines ou sirènes, chevelures dénouées et nageoires ondulantes, semblent en suspension dans l’ambre des parfums. Cela me renvoie à la poésie des nageuses photographiées par John Batho dans la piscine de Trouville (voir billet du 16 septembre 2009 Croisière dans la couleur avec John Batho). Carrément enivrant !
Il est temps que je vous dise qu’après avoir construit un atelier dans sa propriété de Clairefontaine près de Rambouillet, Lalique loue, en 1909, la verrerie de Combs-la-Ville en région parisienne, puis en 1919, se rend en Lorraine et en Alsace à la recherche d’un lieu approprié à la production d’objets en verre en série avec des ouvriers qualifiés. C’est ainsi qu’il installe, en 1920, la verrerie d’Alsace à Wingen-sur-Moder, un demi-siècle après la fermeture de la verrerie du Hochberg, vous comprenez maintenant la présence du musée dans ce village. Il bénéficie en la circonstance des faveurs du Président de la République Alexandre Millerand qui cherche à faire de la Lorraine et l’Alsace retrouvées des vitrines de la France.
Après les flacons de parfums, René Lalique diversifie son champ d’activité et, grâce à ses techniques de production en série, il s’intéresse notamment aux arts de la table.
Je m’attarde devant la pièce « royale » du musée, un surtout offert par la Ville de Paris à leurs majestés britanniques le roi George VI et la reine Elizabeth lors de leur visite en France en 1938.

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Le surtout était un centre de table très en vogue du XVIIe au début du XXe siècle. Il apparut alors que le service de table se transformait, au lieu de disposer tous les plats au centre de la table, on les apportait un à un, ce qui laissait donc un vide à combler.
La caravelle rappelle le blason de la ville de Paris, la corporation des Nautes et la devise Fluctuat nec mergitur. À la quête de quelque poisson rejeté (?), des mouettes accompagnent le navire. Un service Mouettes fut aussi créé pour la circonstance.
J’adore le poisson mais j’avoue que je ne me vois pas savourer un cabillaud à la sauce Dugléré, comme le préparait excellemment ma chère maman, avec « ça » devant mon assiette, sinon que, eh oui ça en jette, c’est un Lalique !
Dans le même esprit, je ne suis pas trop fan de quelques objets décoratifs et trophées que René ajoute bientôt à son catalogue.

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« La plus noble conquête que l’homme ait jamais faite est celle de ce fier et fougueux cheval, qui partage avec lui les fatigues de la guerre et la gloire des combats », ainsi Buffon commençait son Histoire naturelle consacrée à l’équidé. En 1929, Lalique créa deux chevaux dédiés aux deux courses hippiques les plus célèbres et élégantes de l’époque, le Derby d’Epsom en Angleterre et le Longchamp du nom du champ de courses où se dispute le prix de l’Arc de Triomphe.

3_slide_19Il n’oublia pas les chevaux vapeur et, en 1925, il conçut des bouchons de radiateur pour décorer les calandres de prestigieux véhicules des années folles.
Ses héritiers ont créé en 2014 une série Éléphant dansant en cristal moulé d’après un modèle de Rembrandt Bugatti de 1903.
De même, on peut voir des médailles récompensant les lauréats de Jeux Olympiques d’hiver d’Albertville en 1992. Je me suis souvent demandé si les récipiendaires de ces trophées avaient conscience de leur valeur artistique et n’y attachaient pas plus d’intérêt que pour la peluche du sponsor qu’on leur fourrait dans les bras.
« J’estime que quand un artiste a trouvé une belle chose, il doit chercher à en faire profiter le plus grand nombre de gens possible. » Ainsi, René n’avait aucun état d’âme à fabriquer ses créations en série.
Il s’intéresse également à l’architecture religieuse. Ainsi, on peut admirer une représentation photographique de son travail pour le chœur de l’église Notre-Dame de Fidélité à Douvres-la-Délivrande dans le Calvados.

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« C’est à vous, verriers du siècle, que reviendra l’honneur d’avoir senti et affirmé les admirables ressources qu’offre à l’architecte et au décorateur l’emploi de cette matière brillante et discrète à notre choix, solide et complaisante, qui se prête à des combinaisons utilitaires ou ornementales quasi infinies » déclare-t-il. C’est ainsi que lys et anges se sont invités sur l’autel et la grande croix de l’église St-Matthew de Jersey.
Cet éclectisme le conduira vers des pistes insoupçonnées. « Que de chemin accompli par cet artiste dont l’œuvre a commencé par orner des chignons, des corsages et des bustes autour de 1900, puis fini par garnir des paquebots (le Normandie), des églises, des wagons-lits (l’Orient-Express) et des hôtels de luxe. »

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René Lalique meurt le 1er 1945 mais la pérennité de la maison est assurée. En effet, Lalique est une histoire familiale qui continua avec ses enfants Suzanne et Marc, et sa petite-fille Marie-Claude. C’est Marc qui abandonna définitivement le verre au profit du cristal, le contraste entre la transparence et le satiné trouvant dans la pureté de cette matière, son expression maximale.
Lalique appartient désormais depuis 2008 à la société suisse Art et Fragrance.

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Mon fantasme le plus fou ne serait-il pas de devenir objet-livre pour être étreint par deux jeunes femmes au corps sublime ? Prient-elles pour qu’il se réalise ? J’en doute ! L’œuvre s’appelle Rêverie. Qui sait si elles ne désespèrent pas plutôt de l’inculture naissante.
Je me pose quelques instants devant une réédition d’un des fleurons de la marque, le célèbre vase Bacchantes. Il serait produit à 1 800 exemplaires par an. Trente heures et vingt-cinq personnes sont nécessaires à la réalisation d’un vase.

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De jeunes prêtresses de Bacchus offrent leurs courbes voluptueuses en bas-relief. Le satiné du cristal rappelle la finesse du grain de la peau. Une véritable ode à la sensualité même si je ne suis pas persuadé que j’aimerais voir trôner ce vase avec des fleurs dans l’entrée de mon domicile. De toute manière, j’ai une héritière qui préfère les meubles IKEA à une ancienne armoire normande, alors … !
Près de la sortie, sur un mur d’images, ont peut découvrir quelques étapes de la fabrication de ces œuvres. Rééditions d’œuvres et créations contemporaines naissent toujours dans l’usine de Wingen-sur-Moder qui ne se visite pas.
Je m’inquiète pour ma carte bleue, sa grand-mère semble plus sensible au charme du poète du verre et s’attarde devant la vitrine des bijoux en vente à l’accueil.
Les collectionneurs ne s’intéressent qu’aux pièces produites par le maître de son vivant, signées René Lalique et considérées comme originales. Le R fut abandonné en 1945 par Marc Lalique et la signature des pièces en cristal devint Lalique France. Le prix varie en conséquence d’un coefficient de 1 à 5. Pourvu que … !

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 2 juillet, 2015 |1 Commentaire »

Trois jours en Alsace (1) : Guebwiller

« Salut, ô Florival (Florigera vallis), tu es presque rivale du paradis, avec tes collines fécondes et tes coteaux que les pampres de la vigne recouvrent ».
Ainsi, le frère Frulandus, moine poète du XIe siècle, parlait de la vallée de Guebwiller, but de ma première promenade à l’occasion d’un récent séjour en Alsace.
Pour les élèves les plus studieux de l’école communale de grand-papa, Guebwiller évoque une histoire de ballon. Il ne s’agit pas de l’énigmatique « référentiel bondissant » né de l’imagination pompeusement jargonnesque de quelques technocrates de l’éducation nationale pour qualifier la balle ronde de nos jeux dans les cours de récréation, mais du nom usuel sous lequel on désigne quelques sommets des Vosges, en la circonstance le Ballon de Guebwiller plus couramment appelé Grand Ballon, point culminant du massif montagneux avec ses 1 428 mètres d’altitude.
Auparavant, en cette heure apéritive, j’effectue un petit crochet par l’un des beaux villages de France, Hunawihr que je vous ai fait visiter dans mon billet du 12 juillet 2010 Quand passent les cigognes, histoire de déguster (avec modération car je conduis) quelques ballons (de vins) d’Alsace à l’accueillant caveau Sipp Mack et renouveler ma provision de Pinot gris et Gewurztraminer vieilles vignes.

Hunawihr blog

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N’imaginez pas que l’ivresse me détourne de mon sujet. En effet, la viticulture fit de Guebwiller, au XIIe siècle, l’une des plus importantes villes d’Alsace, et les grands crus classés locaux de la Wanne (aujourd’hui Kessler)), du Saering et du Kitterlé transitaient alors par Bâle et Lucerne en direction de l’Autriche, sous l’impulsion des princes-abbés de Murbach vers l’abbaye desquels je me dirige maintenant.
Les moines ont le chic de s’installer dans des endroits paisibles ; ainsi, cachés dans les bois, au pied du Grand Ballon, les vestiges de l’abbaye de Murbach se dressent au fond d’un vallon solitaire, loin de la grande route, à une lieue et demie de Guebwiller.

Abbaye Murbach

Avant d’accéder à l’abbatiale, je traverse un jardin de curé accolé à l’ancien presbytère. À défaut d’ecclésiastique, des bénévoles y font pousser des plantes médicinales, condimentaires et ornementales cultivées au Moyen-Âge.

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Quelques pancartes mentionnent poétiquement les propriétés de certaines d’entre elles. Ainsi, j’apprends que la Consoude tire son nom de ses capacités à accélérer la consolidation des fractures grâce à sa teneur en allantoïne.
Assis sur un banc de pierre ou en arpentant les différents plants, le lieu est propice à quelques instants de sérénité et méditation … de zénitude dirait notre ministre de l’Écologie prise récemment le doigt dans le pot de Nutella.
On peut lire, dans sa langue originale, le poème enluminé de fleurs Der Blütenzweig de l’écrivain allemand naturalisé suisse Hermann Hesse, prix Nobel de littérature en 1946. En voici la traduction :

« La branche en fleur se balance,
De ci, de là, dans le vent.
Mon cœur, comme au temps d’enfance,
Monte avec elle ou descend,
Jours de fête ou tristes jours,
Force, abandon, tour à tour.

Voilà les fleurs envolées,
La branche de fruits chargée;
Le cœur d’enfant désormais
A trouvé la paix.
Il sait que ce fut joie et non vaine folie,
Ce jeu mouvementé, bigarré, de la vie. »

Mes pensées s’envolent aussi vers la chapelle des Simples de Milly-la-Forêt décorée par Jean Cocteau (voir billet du 6 décembre 2014).

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Peu après le porche menant à l’abbatiale, m’attend Saint Pirmin dans sa robe de grés rose à la mode néo-médiévale. C’est à cet évêque que s’adressa, en 727, le comte Eberhard, frère du duc d’Alsace et neveu de Sainte Odile, lorsqu’il décida de fonder l’abbaye sur ses terres de la vallée de la Lauch.
Il semblerait qu’existait alors, non loin de Guebwiller, une petite communauté de moines irlandais « pérégrins », c’est-à-dire refusant de s’enraciner longtemps en un lieu afin de mieux marquer leur volonté de servir Dieu. Soucieux d’organiser la vie monastique sur des bases plus stables, Pirmin introduisit la règle de saint Benoît. Ainsi, le monastère du Vivarius Peregrinorum (Vivier des Pérégrins), nom ancien de Murbach, fut le premier en Alsace à vivre sous la règle bénédictine, ne pas confondre avec la liqueur digestive fabriquée à Fécamp au risque de figurer dans quelque recueil de perles de cancres. Cela dit, la prescription de Saint Benoît, « de la mesure à garder dans le boire », autorisait les moines de sa congrégation à consommer au repas environ une hémine de vin par jour (entre 27 et 46 centilitres selon les régions). Cela dit encore, la légende raconte que l’élixir du Pays de Caux aurait été mis au point à l’abbaye de Fécamp par un moine vénitien, l’histoire affirme plus vraisemblablement que la bénédictine fut élaborée par Alexandre le Grand et un pharmacien à partir de vieilles recettes médicinales tirées d’un livre ayant appartenu à l’abbaye cauchoise. Bon, je vous narrerai peut-être cela plus en détail un jour.
Eberhard dota richement la nouvelle abbaye laquelle afficha bientôt un important patrimoine avec la possession de nombreux biens fonciers et droits dans de nombreux villages de la trouée de Belfort à la forêt de Haguenau, ainsi que des domaines dans le Palatinat et les régions de Worms et Mayence. L’abbaye reçut aussi d’importants privilèges tels la libre élection de l’abbé, la soustrayant au pouvoir de l’évêque diocésain, et l’immunité, c’est-à-dire son autonomie par rapport aux agents du pouvoir royal. Ces avantages lui permirent de relever directement du pape au spirituel et de l’empereur au temporel (puis du roi de France après 1680). Charlemagne, pour tout vous dire, se proclama même abbé laïc (c’était donc un Charlie avant l’heure ?) et même recteur de Murbach en 782.
L’abbaye très active créa des hymnes liturgiques bien connus des linguistes en raison de la traduction alémanique qui les accompagnait. Par souci pédagogique (dire que nous délaissons les langues mortes), on voulait que les novices comprennent le sens des poèmes latins qu’ils apprenaient à chanter. La bibliothèque de Murbach était l’une des plus riches de la haute vallée du Rhin. Dans son roman Le Nom de la rose, Umberto Eco cite même cette abbaye comme un atelier de copie encore actif au XIVe siècle.
Cette embellie s’acheva brutalement avec le raid hongrois de 926, il faut se méfier des Hongrois, même si républicains, encore aujourd’hui ! En juillet de cette année-là, des cavaliers pillards avec à leur tête le redoutable Zoltan (non pas Zlatan !) saccagèrent l’abbaye et massacrèrent sept moines dont on peut encore voir le tombeau dans l’abbatiale.
Mais l’abbaye se releva et reprit son expansion : acquisition de terres en Allemagne et en Suisse, gérance de mines, châteaux et sites thermaux. À tel point qu’en 1228, l’empereur Frédéric II offrit aux abbés de Murbach le statut de prince du Saint Empire. Plus tard, Charles Quint leur céda même le droit régalien de battre monnaie.
À la fin du XVIe siècle, la gloire de l’abbaye déclina peu à peu, notamment en raison de l’instauration du régime de la commende qui enlevait au prieur le droit d’exercer la moindre autorité sur la discipline intérieure des moines. Lors de la guerre de Trente ans, l’abbaye fut dévastée par les troupes de Bernard duc de Saxe. Le prince-abbé perdit le droit de battre monnaie quand, en 1648, l’Alsace fut cédée au royaume de France. Les moines décidèrent de quitter définitivement Murbach en 1720 pour rejoindre Guebwiller. L’abbaye fut sécularisée en 1764 et devint un chapitre de chanoines qui fut saccagé et déserté avec la Révolution française.
Il ne subsiste, aujourd’hui, de ce joyau de l’art roman alsacien que l’église Saint Léger avec son chevet et le chœur sous deux grandes tours en grés rose. Des gravures anciennes montrent que l’édifice devait être effectivement grandiose et savoir qu’à la place de l’actuel cimetière, se trouvait la nef d’une cinquantaine de mètres de longueur, laisse imaginer la majestuosité du monument.

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L’intérieur apparaît austère dans sa simplicité. Les éléments d’époque sont rares : outre le tombeau abritant les reliques des sept moines martyrs, on peut admirer le gisant du comte Eberhard fondateur de l’abbaye.

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Dans le chœur, est installé un triptyque récent, œuvre d’un peintre murbachois. La partie centrale est l’agrandissement d’une Crucifixion tirée d’un missel de l’abbaye datant des environs de 1 200. Les deux panneaux latéraux évoquent les origines de l’abbaye avec saint Benoit, flanqué de ses moines, et saint Pirmin.

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Dans une des chapelles latérales, je découvre une statue de Corneille apprenant ainsi que l’illustre dramaturge rouennais eut un homonyme pape, vingt et unième occupant du saint Siège, vers l’an 250.
En ressortant, je retrouve, assoupis sous les frondaisons, trois individus en pierre pas très catholiques et pourtant ils le sont sacrément : Pierre, Jacques et Jean sont endormis là au départ d’un chemin de Croix.

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Il s’en passe de drôles dans ce bosquet : un peu plus loin, je surprends le Christ en personne en pâmoison devant un ange qui tient un calice.
En raison de la chaleur étouffante de ce début d’après-midi, je ne me sens pas le courage, à tort, de grimper jusqu’à l’élégante chapelle baroque Notre-Dame de Lorette perchée sur un replat surplombant l’abbatiale.

Notre-Dame de Lorette

Retour au centre de Guebwiller où je me réfugie dans la fraîcheur de l’église Saint Léger, quelques instants seulement, car en ce samedi, on s’y marie.

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C’est la plus ancienne des trois églises que compte Guebwiller. Ce sont les princes-abbés de Murbach qui en ordonnèrent la construction en 1182.
Tout en grès rose des Vosges également, elle comprend en façade deux tours carrées reposant sur des porches, et un clocher octogonal à l’arrière.
L’utilisation de la voûte d’ogives et de l’arc brisé conduit parfois à situer l’édifice dans une architecture de transition entre le roman et le gothique, ainsi lui attribue-t-on un style roman tardif.

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Pour cause d’office marital, je ne peux qu’observer superficiellement une sculpture en pierre de l’assaut lancé, une nuit de février 1445, par la bande des Armagnacs surnommés les Écorcheurs du fait de leur sauvagerie et cruauté. Pour pénétrer dans l’enceinte fortifiée de Guebwiller, ils trouvèrent comme subterfuge de dresser des échelles sur la muraille. Avaient-ils abusé des crus locaux, toujours est-il qu’ils furent surpris dans leur entreprise par une jeune fille nommée Brigitte Schick. La prenant pour la Vierge Marie, affolés, ils abandonnèrent leurs échelles sur place. Celles-ci furent conservées dans l’église en hommage à la Vierge qui avait protégé la cité. C’est faire peu de cas tout de même de la Guebwilleroise noctambule !

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À la base du clocher, je repère une petite sculpture pittoresque d’un homme accroupi prenant le soleil. En fait, il y en aurait quatre, appelés marmouset ou doggala par les vieux Alsaciens. On dit qu’ils tourneraient autour du clocher les nuits de pleine lune. À vérifier !
En tout cas, celui que j’ai débusqué semble dubitatif devant les coutumes festives contemporaines ; en effet, une Fiat mini traînant casseroles et boîtes de conserve attend les nouveaux mariés sur le parvis.
Changement de décor en déambulant dans la rue de la République en partie piétonnière : quelques façades à l’architecture ondulante témoignent du Modern Style apparu avant la première guerre mondiale.

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Quelques pas encore, je m’attarde devant l’hôtel de ville au style gothique flamboyant qui vient de célébrer ses cinq cents ans. Aux beaux jours, chaque samedi, des orchestres et fanfares de villages d’Aisace viennent jouer sur le parvis. Aujourd’hui, l’harmonie de Berrwiller donne un concert dans le plus pur style … des bandas du Sud-Ouest.

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Au coin d’une rue, il est une maison bleue du moins son pignon sur lequel est peinte une fresque dédiée à un enfant du pays, Théodore Deck. Né à Guebwiller en 1823, il fut un céramiste de grand renom et directeur de la Manufacture Nationale de Sèvres.
Comme il existe en peinture le bleu de Yves Klein, on parle du bleu de Deck. L’une de ses ambitions fut de retrouver la couleur des faïences persanes. Après des années de recherches, d’essais, de travail opiniâtre, de lutte contre les hasards du feu, il parvint à son bleu turquoise qui a donc pris rang parmi les couleurs classiques. Il repose au cimetière Montparnasse. Le célèbre sculpteur Bartholdi, auteur de la statue de la Liberté et de sa sépulture, grava l’épitaphe : « Il arracha le feu au ciel ».
Guebwiller lui consacre un musée appelé Florival qui abrite une collection exceptionnelle riche de plus de 500 de ses œuvres. Le temps me manque malheureusement pour le visiter.
Je choisis, sur les recommandations de ma caviste d’Hunawihr, de me rendre à l’ancien couvent des Dominicains. Bien m’en prend tant ce monument, construit au XIV siècle sous le Saint-Empire Germanique, propriété aujourd’hui du département du Haut-Rhin, constitue un magnifique exemple de l’architecture gothique d’un couvent des ordres mendiants (les moines y vivaient théoriquement de la charité publique).

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Je me retrouve en plein baroque avec déjà la présence de transats dans la cour du cloître. L’idée semble incongrue un instant quoique on a vu pire avec les colonnes de Buren au Palais Royal. Qui sait si les moines n’auraient pas aimé, ainsi lovés, être transportés dans leur quête spirituelle.
Mais je ne suis pas au bout de mes surprises en pénétrant dans l’église Saint Pierre et Saint Paul. Quelle émotion ! Quasi désaffectée, une scène dans le chœur comme seul mobilier, on a l’impression de la découvrir telle que les frères prêcheurs Dominicains la désertèrent à la Révolution française, sonnant le glas de son activité religieuse.

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Elle servit par la suite de casernement et d’écurie lors de l’occupation austro-russe de 1814, d’usine de teinturerie à partir de 1826, d’hôpital à la fin des années 1830 et même de halle de marché le vendredi matin jusqu’au début des années 1960. Incroyable !
La nef possédait un patrimoine exceptionnel de peintures murales des XIVe, XVIe et XVIIIe siècles, retraçant des épisodes de la Bible ou évoquant des grands saints de la vallée rhénane. Recouvertes d’un badigeon blanc du temps des Dominicains peu avant leur départ, elles ont été ainsi préservées. Des restaurations leur redonnent vie progressivement.

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Étonnamment cependant, un mécène Jean-Jacques Bourcart, grand patron du textile guebwillerois et grand amateur de musique, transforma le chœur en salle de spectacle où le premier concert fut donné le 22 décembre 1838. De par l’acoustique naturelle et exceptionnelle du lieu, sa vocation musicale ne s’est jamais démentie depuis près de deux siècles avec la réception d’artistes de renommée internationale, des sessions d’enregistrement par des grands labels discographiques et même l’accueil à résidence d’artistes.
Les « Dominicains » du vingt et unième siècle, loin d’être cloitrés, ouvrent leur couvent à tous les champs du possible musical, des troubadours médiévaux à la musique contemporaine en passant par la musique baroque et le jazz. Abritant même désormais un centre de création numérique de pointe, on peut parler d’un couvent connecté ouvert à toutes les musiques en lien avec les arts numériques.
Je ne m’étonne même plus de la présence de deux livres format vinyle de photographies des Rolling Stones et du chanteur belge écorché vif Arno, sur le remarquable autel néo gothique flamboyant de la petite chapelle catholique dans une aile du cloître.

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Et si dans ma folie surréaliste, je m’imaginais un instant, assis dans le canapé réellement installé devant l’autel, avec un vrai dominicain de l’époque, écoutant Arno chanter Le Bon Dieu de Jacques Brel ? Ne serait-ce pas ça la laïcité ? On essaie ?

http://www.mytaratata.com/emission/taratata-n145-special-jacques-brel/video/1120/arno-le-bon-dieu-1996

Je vous joins les paroles tant sa voix rauque, tellement touchante, perd parfois de sa clarté, aurait-il bu le calice jusqu’à la lie d’un bon cru d’Alsace?

« Toi, Toi, si t’étais l’ Bon Dieu
Tu f’rais valser les vieux
Aux étoiles
Toi, toi, si t’étais l’Bon Dieu
Tu rallumerais des vagues
Pour les gueux

Toi, Toi, si t’étais l’Bon Dieu
Tu n’serais pas économe
De ciel bleu
Mais tu n’es pas le Bon Dieu
Toi, tu es beaucoup mieux
Tu es un homme … »

Guebwiller possède d’autres attraits encore. C’est le fief par exemple de la famille Schlumberger dont on pourrait conter la saga. Elle y installa la première filature de coton en 1808 et fabriqua des machines textiles (peigneuses notamment) dès 1818. La ville avait plus de 4 000 employés du textile au milieu du XIXe siècle mais les crises sont passées par là.
La famille Schlumberger détient aussi le plus grand domaine viticole d’Alsace. Ma balade se termine comme elle a commencé, un verre ballon à la main.
Vous connaissez ma manie d’associer nourritures spirituelles et terrestres. Pour tout vous dire, si je dois cesser là ma promenade, c’est que ce soir, à la table fraternelle, il est prévu un baeckeoffe qui demande encore deux heures de cuisson.

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Baeckeoffe signifie le four du boulanger ». Il s’agit d’un plat traditionnel alsacien à base de viandes et de légumes marinés dans du vin blanc, que les ménagères confectionnaient autrefois avant d’aller aux champs ou au lavoir, et mettaient à cuire dans le four du boulanger, le seul four du village à l’époque. J’ai faim, je vous laisse !

Publié dans:Ma Douce France |on 24 juin, 2015 |Pas de commentaires »

Balade en Côtes-d’Armor : le Sillon de Talbert

N’en déplaise à mes lecteurs bretons, ce n’est pas tout à fait une légende, le soleil est souvent parcimonieux dans leur superbe région. Après consultation des prévisions de Météo France, j’avais donc coché le lundi calé entre le 8 mai et l’Ascension pour effectuer une petite virée sur le littoral des Côtes-d’Armor. D’ailleurs, ma douce médisance n’est peut-être pas étrangère à ce qu’en 1990, ce département choisit d’abandonner son appellation d’origine de Côtes-du-Nord. Brrr !
Pour commencer la balade, je rends visite à un copain d’abord, Georges Brassens en personne. En effet, cela peut sembler surprenant de la part d’un natif de Sète, l’île singulière, mais je vous avais déjà conté l’anecdote dans mon billet du 29 octobre 2008. Brassens quitta son moulin de Crespières dans les Yvelines lorsqu’un promoteur immobilier construisit un lotissement sur le terrain jouxtant sa propriété : « 1027 pavillons, ça fait 1027 pelouses donc 1027 tondeuses à gazon, il faut se barrer ! » L’ami Georges se rendit alors fréquemment dans la famille de Jeanne (immortalisée dans une célèbre chanson), du côté de Paimpol et Lanvollon. Il eut un véritable coup de foudre pour ce coin de Bretagne et dénicha bientôt une tranquille maison blanche aux volets bleus, baptisée Kerflandry, sur le bord de l’estuaire du Trieux, à Lézardrieux. Il y vint principalement l’hiver dans les années 1970.
Ici, on lui fichait la paix même quand il se mêlait aux autochtones. Il faisait provision de saucissons chez le charcutier du bourg pour offrir à ses amis de Paris. Il ne manquait pas non plus de laisser un substantiel chèque pour aider les personnes âgées et le club de foot. Aux élections municipales, on découvrit même dans l’urne quelques bulletins de vote à son nom.
Le voici se promenant au bord de la plage avec son caniche Kafka lors d’un reportage tiré des archives de l’INA.

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« Il était chez nous pour être tranquille ». À Lézardrieux, même si une rue et la salle communale lui sont dédiées, on respecte sa mémoire avec discrétion.
À l’Auberge du Trieux vers laquelle je me dirige ce midi-là, je ne relève aucune référence à l’hôte prestigieux. Le chef cuisinier qui circule en salle coiffé du fameux chapeau rond régional, baptise ses menus du nom de la faune locale : la Sterne, l’Aigrette, la Mouette … Je jette mon dévolu sur le Cormoran. Entre voraces, on se comprend !
Le chef « revisite » ou « interprète » (comme on dit dans le jargon des émissions et jeux culinaires) les produits du terroir avec une pointe de créativité et d’esthétisme. Jugez par vous-mêmes :

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J’ai donc commencé par une marine, un retour de pêche en passant par le jardin (avec palourde, praire, Saint-Jacques et couteau) avant de poursuivre avec un lieu jaune en bonne compagnie (pensez donc, une purée de cocos de Paimpol !) sur la plancha, et terminer, en me promettant le feu et la glace, avec une transparence de fruits frais glacés et son infusion.
Me voilà bien rassasié pour atteindre, à quelques kilomètres de là, le point continental le plus septentrional de la Bretagne, à savoir le Sillon de Talbert.

Sillon Talbert3.Sillon Talbert 2.

Véritable merveille géologique, le sillon de Talbert, situé sur la commune de Pleubian dans le Trégor, entre les débouchés de deux petits fleuves côtiers, le Trieux et le Jaudy, est un cordon de sable et de galets s’avançant dans la Manche sur une longueur de plus de trois kilomètres et une largeur moyenne de cent mètres.
Il serait né, selon l’une des nombreuses légendes qui courent au pays des korrigans, des amours du roi Arthur et de la fée Morgane. Y aurait-il une histoire d’inceste là-dessous ? Je croyais qu’elle était sinon sa sœur, du moins sa demi-sœur !
Bref, un jour, Arthur parcourant la grève à cheval aperçut au loin, scintillant au soleil, la belle chevelure blonde de Morgane assise sur un rocher de l’île Talbert alors séparée du continent par un bras de mer. Ce fut le coup de foudre. Quelque temps plus tard, n’ayant, apparemment, rien à cirer de la reine Guenièvre, la fée emplit sa robe de cailloux et, s’avançant dans les flots, les jeta un à un devant elle. Ils se transformèrent en des millions et des millions de galets qui, surgissant de l’eau, constituèrent le cordon littoral permettant aux deux amants de se rejoindre.
Une légende quasi identique met en scène Merlin l’enchanteur et la fée Viviane.
De manière plus crédible, « géomorphologiquement parlant », lors de la dernière glaciation, il y a 20 000 ans, le niveau de la mer se situait environ 120 mètres plus bas qu’aujourd’hui. Les terrains en avant du Sillon étaient ainsi soumis aux effets du gel provoquant l’éclatement des roches en place et la production d’importants volumes de cailloux. Le réchauffement qui a succédé à cette période glaciaire a vu une remontée rapide du niveau marin entre 12 000 et 6 000 ans de notre ère. Les vagues et les courants ont alors progressivement poussé les éclats de roches présents sur la plate-forme continentale, les émoussant en galets et les organisant en cordons. Par endroits, d’importantes masses de granite ont offert des points d’appui stables sur lesquels sont venus s’accrocher ces différents cordons. Peu à peu, au cours de sa remontée, la mer a fait reculer ces cordons de galets qui se sont réunis pour former le Sillon. Jusqu’à la moitié du dix-huitième siècle, ce dernier reliait les îles d’Ollone au continent, mais une brèche ouverte à l’occasion d’une violente tempête a transformé ce grand cordon en une flèche littorale à pointe libre.

« Toi qui montres du doigt l’Angleterre
Toi qui es notre bastion
Le doigt breton dans la mer
Chante-moi quel est ton nom
Je suis sillon de Talberg
Fait de sable et goémon
Suis sorti d’un noir enfer
Un beau soir de déraison

J’ai connu tant de tristesse
Quand la mer en sa furie
Fait des marins de l’Arcouest
Des noyés de comédie
Les femmes pleurent sur mon dos
Leurs maris perdus en mer
Dans un grand vent de tonnerre
Quand la mer a le gros dos

Mes cheveux sont goémon
Dont les hommes de Bretagne
Décorent leurs noirs sillons
Dans les champs de nos campagnes
Et s’il n’est que coquillages
Qui aiment à ma compagnie
Je sais que sur mes rivages
Autrefois naquit la vie … »
(extrait de Le Sillon de Talberg de Michel Tonnerre, pirate-poète, album Fumier d’baleine)

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Je commence par tracer mon sillon en suivant l’étroit sentier sablonneux situé en son point le plus élevé. L’oyat, le chardon bleu, la ravenelle ou radis marin, la renouée de Ray sont les fleurons locaux de la végétation dunaire. Des ganivelles (barrières formées de lattes de bois) les protègent d’une trop grande curiosité humaine.
C’est aussi le royaume du chou marin (de son vrai nom, le crambé maritime), une plante potagère ancienne dont Louis XIV était tellement friand qu’il exigeait de son jardinier agronome La Quintinie d’en cultiver dans son potager.
Non loin de là, dans les vases salées, pousse la salicorne.
Le site est heureusement protégé sinon le cuisinier au chapeau rond se régalerait d’y trouver d’étonnantes saveurs.

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Bientôt, le chemin s’élargit en un platier rocheux et un vaste cordon de galets qui ne facilitent pas notre progression même si une jeune employée du site nous recommande de ne pas marcher sur des œufs. Il s’agit, au sens propre, d’éviter la portion de plage épargnée par la marée où, d’avril à août, nichent quelques couples d’oiseaux rares tels le Petit et le Grand Gravelot.
Les femelles y pondent directement au sol deux à quatre œufs semblables à des petits galets. Très aimable, la garde, œufs (en bois) à l’appui, nous démontre les risques encourus par cette technique de camouflage.

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Qu’à cela ne tienne, mes petits poussins, je me rapproche du rivage où, abandonnées par le retrait des marées, s’entortillent algues brunes, vertes, rouges et bleues. Elles doivent leurs colorations originales à divers pigments destinés à capter la lumière selon la profondeur des eaux.
Durant un bon millier d’années, le front de mer du Sillon servit de base à la récolte du goémon, au séchage des algues sur la dune et au brûlage dans des fours. Au Moyen-Âge, existait un droit de varech. Initialement employé pour la fertilisation des terres agricoles, le goémon servit au fil du temps à l’obtention de la soude naturelle par son brûlage, de l’iode comme antiseptique, et maintenant à l’extraction des alginates.
Serge Gainsbourg utilisa les goémons pour livrer une magnifique chanson d’inspiration baudelairienne sur les amours orphelines « que l’on prend, que l’on jette comme la mer rejette les goémons ».

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« Dessous la vague bougent
Les goémons
Mes amours leur ressemblent,
Il n’en reste il me semble
Que goémons
Que des fleurs arrachées
Se mourant comme les
Noirs goémons
Que l’on prend, que l’on jette
Comme la mer rejette
Les goémons… »

Trois kilomètres à pied sur les galets, ça use, ça use … les mollets ! Je n’irai pas jusqu’à l’extrémité du sillon, d’ailleurs, nulle fée (pas plus de Morgane et Viviane que de Sylviane mon amourette d’enfance) ne m’y attend dans le chaos minéral des îlots d’Ollone. Bien que semblant très proches, leur accessibilité s’effectue aux risques et périls des promeneurs suivant les caprices des marées.
Le temps se couvre légèrement, est-ce pour cela que clignote déjà le phare des Héaux de Bréhat qui se dresse sur les récifs des Épées de Tréguier, à un kilomètre de la pointe du Sillon. Haut de 57 mètres, construit en 1840, c’est le plus ancien phare français de haute mer après celui du Four du Croisic. Brassens pensait-il à son gardien quand il écrivit ce couplet polisson au temps où il séjournait à Lézardrieux ?

« Afin de tromper son cafard
De voir la vie moins terne
Tout en veillant sur sa lanterne
Chante ainsi le gardien de phare

Quand je pense à Fernande
Je bande, je bande
Quand j’ pense à Félicie
Je bande aussi
Quand j’ pense à Léonor
Mon dieu je bande encore
Mais quand j’ pense à Lulu
Là je ne bande plus
La bandaison papa
Ca n’ se commande pas … »Phare des Héaux

Un photographe muni d’un objectif impressionnant est à l’affût. C’est l’heure du récital des nombreux oiseaux qui fréquentent le Sillon. Ici, c’est le paradis de plusieurs espèces migratrices comme les bécasseaux, le courlis, l’huîtrier pie, les gravelots grand et petit. Le Sillon est l’un des deux sites bretons de nidification de la Sterne naine.
Deux piafs interprètent leur version de l’hymne à l’amour : difficile de les repérer tant ils se fondent dans l’horizon de galets. L’un d’eux enfin daigne venir me saluer en se posant quelques secondes sur une ganivelle. Le téléobjectif, un recadrage avec Photoshop et voilà son portrait :

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S’agit-il d’un Pipit maritime, d’une Linotte mélodieuse ou d’un Traquet motteux, l’un de ces passereaux aux noms empreints de poésie qui hantent les vasières ? En tout cas, ce n’est pas un gravelot à moins qu’il se soit travesti ! Excusez, je n’ai pas pu m’empêcher.
Le Pluvier à collier interrompu, aussi présent, porte encore le nom latin de Charadrius alexandrinus tant que les menaces qui pèsent sur les langues mortes ne sont pas mises à exécution par les « bien-pensants » de l’Éducation Nationale. Cela me rappelle aussi que je viens de signer une pétition contre la fermeture de la Maison de la Poésie envisagée par la majorité de droite de la communauté d’agglomération de ma ville nouvelle.
Ne serait-on pas en train de creuser le sillon … de l’ignorance !
Celui de Talbert est une aubaine pour le pêcheur à pied. Chaque anfractuosité, chaque rocher, peuvent être le refuge des crevettes, étrilles, tourteaux, araignées et homards.
Je quitte ce paisible bout du monde pour rejoindre le centre du bourg. Le long de la route, les champs d’artichauts descendent vers la mer. Quelques paysans en font déjà la cueillette. C’est une bonne idée de repas pour ce soir. D’ailleurs, le café, sur la place de Pleubian, en propose quelques cageots en terrasse.
Mais pour l’instant, je m’intéresse, à quelques pas de là, à la magnifique chaire-calvaire dans l’enclos de l’église Saint-Georges.

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Ce monument du XVème siècle serait la première tentative de calvaire historié précédant les fameux calvaires bretons édifiés tout au long du XVIème siècle.
Il aurait été érigé en mémoire de Saint Vincent-Ferrier, prêtre espagnol de l’Ordre dominicain, prêcheur et évangélisateur à travers l’Europe dont les prédications publiques, notamment en Bretagne, sont restées célèbres. Ses reliques sont encore vénérées à la cathédrale de Vannes où il mourut en 1419. Fêté localement le 5 avril, il est le patron des artisans de la construction, briquetiers, couvreurs, plombiers. Bien qu’ibérique, il n’a rien à voir avec Vincent de Saragosse, le patron des vignerons.
Un escalier de neuf marches, flanqué de deux bénitiers donne accès à une tribune circulaire dont le parapet est décoré sur son pourtour extérieur de bas-reliefs représentant la Passion du Christ et sa résurrection.
Je ne blasphème pas même si cela est autorisé en notre douce France, je ne prie donc pas pour rencontrer une jeune femme de Paimpol sur le chemin du retour.

« Quittant ses genêts et sa lande,
Quand le Breton se fait marin,
En allant aux pêches d’Islande
Voici quel est le doux refrain
Que le pauvre gâs
Fredonne tout bas
« J’aime Paimpol et sa falaise,
« Son église et son grand Pardon ;
« J’aime surtout la Paimpolaise
« Qui m’attend au pays breton… »

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La Paimpolaise est une célèbre chanson que chantaient ma maman et ses sœurs quand il leur venait de fredonner les refrains de leur enfance.
Elle fut créée, en 1895, par Théodore Botrel, populaire chantre breton, chargé de remplacer au pied levé un chansonnier du cabaret parisien Le Chien noir. Il venait de lire Pêcheur d’Islande et s’inspirant du roman de Pierre Loti, il décrivit en six couplets le dur labeur du morutier attendu par sa belle au pays breton. Ne connaissant de la région que les falaises de Porz-Even avec sa croix des veuves, la licence poétique le mena à évoquer abusivement, pour la rime, Paimpol et sa falaise qui n’existe pas sinon sur l’enseigne d’une brasserie du port de plaisance.
Par contre, il y a un bar Les Copains d’abord, ainsi baptisé, parce que l’ami Georges y descendait souvent boire son petit noir.
T’as le look Coco … de Paimpol dans ta robe gousse jaunâtre aux marbrures violettes !coco-gousses-grains

Le haricot est cultivé en Bretagne depuis le XVIIIème siècle mais c’est un marin breton prénommé Alban qui, en 1928, rapporta d’un voyage en Amérique du Sud des graines de ce coco blanc. Il fut une base de l’alimentation locale durant la seconde guerre mondiale, ce qui lui valut alors le surnom de « viande du pauvre ». Il fait aujourd’hui la fierté de la région du Trégor et bénéficie depuis 1998 de l’appellation d’origine contrôlée. De là à l’utiliser pour le cassoulet, ce serait trahir l’esprit de ce plat emblématique du sud-ouest que j’ai défendu dans mon billet du 8 octobre 2009 C’est pas la fin des haricots tarbais !
Cuisinés avec un dos de cabillaud demi-sel ou une andouille de campagne fumée et des oignons de Roscoff, autre fleuron culinaire du coin, les Cocos de Paimpol ont les arguments pour faire valoir leur réputation.
Les jours se suivent et ne se ressemblent pas. Le lendemain, l’ami de Dinard, coéquipier des festivals du film britannique, victime d’un léger AVC (je vous rassure, ce n’est déjà plus qu’un mauvais souvenir), nous causait quelques sueurs froides dignes de celles qu’il connut lorsqu’il découvrit le cadavre de Sir Alfred (voir billet du 18 mai 2008 Sueurs froides à Dinard).

Publié dans:Ma Douce France |on 19 mai, 2015 |Pas de commentaires »

Une tranche de Vie romantique

Ces temps-ci, l’actualité ne laisse guère de place au rêve. Alors, ce samedi-là, pour combattre la morosité ambiante, je m’organise une plongée au cœur du romantisme, et pour commencer, un petit rencard avec George Sand, dans une rue discrète du neuvième arrondissement de Paris.
Le lieu peut surprendre tant on connaît surtout la dame de Nohant pour ses romans champêtres et son attachement à la campagne berrichonne. C’est justement pour en finir avec les ambitions stériles et meurtrières de la ville, de la politique et d’une histoire radoteuse bricolant des restaurations, qu’elle leur opposa la poésie de la campagne et des humbles gens avec ses récits La Mare au diable, François le Champi, La petite Fadette.
Remarquez, devant l’horodateur, comment ne pas préférer une cour de ferme à une place de stationnement payant dans la tranquille rue Chaptal : quatre euros l’heure ou comment le socialisme à la Anne Hidalgo, maire de la ville, dépasse le libéralisme économique des parkings souterrains Vinci !
Contre mauvaise fortune, je n’ai que quelques pas à faire pour me retrouver devant le musée de la Vie Romantique.

entrée musée vie romantique blog

Il se situe dans le lotissement de la Nouvelle Athènes, créé au début du dix-neuvième siècle, et baptisé ainsi en référence à l’architecture antiquisante de ses hôtels particuliers et au philhellénisme très répandu parmi les artistes qui s’y installèrent. À l’époque, en effet, un fort courant se constitua pour la cause de la Grèce contre l’Empire ottoman. Le succès récent de Syriza, la coalition de la gauche radicale grecque, suscite moins d’engouement.

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Le musée occupe très précisément l’hôtel Scheffer-Renan, l’ancienne demeure du peintre d’origine hollandaise Ary Scheffer, un des maîtres de la peinture romantique française. Son architecture est l’un des derniers exemples des maisons d’artistes construites sous la Restauration et la Monarchie de Juillet.
Dans le petit vestibule, un tableau représentant l’épouse du peintre nous accueille.

tableau Mme Scheffeblogr

Je me suis trop vite emporté envers Anne Hidalgo, l’entrée au musée qui dépend de la ville de Paris, est gratuite en permanence. De plus, le rez-de-chaussée du pavillon rend hommage à George Sand à travers les souvenirs, meubles et portraits lui ayant appartenu et légués à la ville de Paris par sa petite-fille Aurore Lauth-Sand, en 1923.

Salle Sand blog

Les memorabilia de la femme de lettres sont réunis dans un salon reconstitué aux lourdes tentures pourpres. Au-dessus de la cheminée, trône son célèbre portrait peint, en 1838 à Nohant, par Auguste Charpentier, un élève d’Ingres. Rectangulaire à l’origine, le tableau a été coupé pour former un ovale par sa fille, envers laquelle elle n’éprouva jamais beaucoup d’affection : « Qui peut fermer une pareille blessure ? Elle saigne depuis le jour où Solange est née ; elle saignera jusqu’à ce que j’en meure ».

Sand portrait ovaleblog

Derrière le bureau Louis XV, posée sur un chevalet, se dresse une œuvre de Maurice Quentin de la Tour, un pastel du maréchal Maurice de Saxe, arrière-grand-père de George Sand, fils illégitime du futur roi de Pologne, vainqueur de la bataille de Fontenoy lors de la guerre de Succession d’Autriche (1745).

Maurice de Saxe blog

Mon regard se braque maintenant vers un dessin au crayon noir, encre et gouache de Maurice Sand, le fils de l’écrivain et du baron Dudevant. Il est légendé La mare au diable au bois de Chanteloup (ne serait-ce pas Chanteloube plutôt ?) et aurait donné envie à George d’écrire son célèbre roman : « C’est un mauvais endroit et il ne faut pas s’en approcher sans jeter trois pierres dedans, de la main gauche, en faisant le signe de croix de la main droite. Ça éloigne les esprits... » Maurice qui fut le seul élève d’Eugène Delacroix illustra par la suite certains ouvrages de sa mère.

statuette Sand blog

« Je ne tiens qu’aux choses qui me viennent des êtres chers que j’ai aimés ». La pièce contiguë, le cabinet des bijoux, en regorge.
Dans la famille Sand, je demande le gendre, le sculpteur Auguste Clésinger, époux de Solange. Il provoqua un beau scandale au Salon de 1847 avec sa Femme piquée par un serpent, une sculpture très romantique réalisée à partir d’un moulage sur le vif. Théophile Gautier dont il fit le buste, toujours à l’aise dans les batailles artistiques (souvenez-vous d’Hernani de Victor Hugo) prit alors sa défense.
Outre un buste de sa belle-mère, Clésinger symbolise avec ses moulages en plâtre, exposés côte à côte, de la main gauche de Frédéric Chopin et du bras droit de la romancière, les huit années passionnelles que vécurent ensemble les deux artistes, entre 1838 et 1846.

cabinet bijoux blog

main chopin blog

Instant d’émotion en contemplant les doigts effilés aux attaches fines du pianiste : « Il a fait parler à un seul instrument la langue de l’infini » … «… Nos yeux se remplissent de teintes douces qui correspondent aux suaves modulations saisies par le sens auditif. Et puis LA NOTE BLEUE résonne et nous voilà dans l’azur de la nuit transparente » écrivit son amante.
En compagnie de George Sand, Chopin fréquenta assidûment la demeure d’Ary Scheffer, aujourd’hui musée. Il improvisait là au piano pour un auditoire conquis d’admirateurs éclairés.
L’écrivain fut une amoureuse passionnée. Elle trompa tôt son mari, Casimir Dudevant, avocat à la Cour royale, avec Aurélien de Sèze, autre avocat substitut au tribunal de Bordeaux, puis Jules Sandeau dont elle emprunta l’abréviation du nom pour en faire son pseudonyme d’artiste, avant de vivre une liaison sulfureuse et intense avec Alfred de Musset. Ces deux génies de l’écriture coucheront régulièrement sur le papier (pas seulement bien sûr !) leurs sentiments et sensations, entre séparations, éloignements et retrouvailles. Rien ne saurait faire taire leur passion, ainsi cette célèbre lettre érotique de Sand à Musset :

« Cher ami,
Je suis toute émue de vous dire que j’ai
bien compris l’autre jour que vous aviez
toujours une envie folle de me faire
danser. Je garde le souvenir de votre
baiser et je voudrais bien que ce soit
une preuve que je puisse être aimée
par vous. Je suis prête à montrer mon
affection toute désintéressée et sans cal-
cul, et si vous voulez me voir ainsi
vous dévoiler, sans artifice, mon âme
toute nue, daignez me faire visite,
nous causerons et en amis franchement
je vous prouverai que je suis la femme
sincère, capable de vous offrir l’affection
la plus profonde, comme la plus étroite
amitié, en un mot : la meilleure épouse
dont vous puissiez rêver … »

Pour en apprécier tout le sel, il vous faut la relire en sautant une ligne sur deux. Malheureusement, cette correspondance ne serait qu’un remarquable pastiche.
Qu’à cela ne tienne, voici un autre échange épistolaire qui, lui, est bien réel :

De Musset à Sand :

« Quand je jure à vos pieds un éternel hommage
Voulez-vous qu’inconscient je change de langage
Vous avez su captiver les sentiments d’un coeur
Que pour adorer forma le Créateur.
Je vous aime et ma plume en délire.
Couche sur le papier ce que je n’ose dire.
Avec soin, de mes lignes, lisez les premiers mots
Vous saurez quel remède apporter à mes maux. »

De Sand à Musset :

« Cette indigne faveur que votre esprit réclame
Nuit à mes sentiments et répugne à mon âme. »

Je vous facilite la tâche en mettant en gras les acrostiches.
Avouez que cela a plus de classe que les sms « je te kiffe » ou « je veux pécho » envoyés par un ado à sa meuf … !
Ceci dit, lors d’un voyage des « enfants du siècle » à Venise, en 1833, cela n’empêcha pas Alfred de passer des nuits de débauche dans les bordels et cabarets pendant que George Sand couchait avec Pietro Pagello, le jeune médecin chargé de soigner la fièvre cérébrale de Musset.
Le souvenir de l’auteur de Lorenzaccio est évoqué dans une des vitrines par un médaillon sculpté, œuvre de David d’Angers.

Musset David d'Angers

Un autre médaillon renferme une mèche de cheveux (qui venait ressusciter le souvenir d’un temps heureux, le doux mirage d’un été … je m’égare, ça c’est Adamo !) de George Sand, avec à côté, une plume d’oie et quelques pages manuscrites d’Albine, son roman inachevé, ou encore un rubis offert par la Dauphine, mère de Louis XVI, à sa petite-nièce Marie-Aurore, que George portait toujours : « Le sang des rois se trouva mêlé dans mes veines au sang des pauvres et des petits ».
Je me glisse maintenant dans le petit salon bleu où je découvre une autre facette du talent de George Sand. Vers la fin de sa vie, elle s’adonna à l’art de la « dendrite », une technique d’aquarelle à l’écrasage. La couleur est déposée au pinceau sur le papier et pressée encore humide avec une feuille absorbante pour obtenir une tache aléatoire : « Mon imagination aidant, j’y vois des bois, des forêts ou des lacs, et j’accentue les formes vagues produites par le hasard … »
Mais c’est un dessin de Jules Dupré représentant George Sand dans un costume typique de son Berry natal, qui m’interpelle.

Sand berrichonne blogescalier musée vie romantiqueblog

Je monte maintenant au premier étage avec pour commencer, un petit tour dans la chambre des portraits romantiques, exclusivement dédiée aux femmes, ainsi le majestueux bronze du buste de Mme Mention née Émilie Michel, une commande de son mari, un célèbre joaillier-bijoutier-lapidaire de Paris, au sculpteur Théophile Bra.

buste Mme Mentionblog

Les regarde-t-elle, côte à côte à sa droite figurent la Malibran, une célèbre cantatrice de l’époque, vêtue de son costume de Desdémone dans l’Othello de Rossini, et sa sœur la mezzo-soprano Pauline Garcia Viandot.
J’imagine Chopin se mettant au piano pour un bœuf de musique classique avec les deux divas ! Pauline chanta aux obsèques de Chopin, le 30 octobre 1849 en l’église de la Madeleine. À l’époque, les femmes n’avaient pas le droit de chanter en public lors de cérémonies religieuses, mais l’archevêque de Paris accepta exceptionnellement de lever l’interdiction, à condition que les chanteuses cachassent leur visage derrière un rideau de velours noir.

Malibranblog

J’ai un petit faible pour le portrait de madame Le Doyen par Louis Hersent, ne me demandez pas pourquoi, peut-être la lumière de son décor, son encadrement kitsch et le motif écossais de la tapisserie.

Mme Ledoyen blog

Je passe à côté dans le salon des Orléans du maître des lieux Ary Scheffer, qui fut le professeur de dessin des enfants du duc d’Orléans, et ami avec la famille du futur Louis-Philippe.
Ainsi, on peut admirer une réduction en bronze de la Jeanne d’Arc à la prière en marbre exposée au château de Versailles, une œuvre de la princesse Marie qui s’imposa comme l’une des premières femmes sculpteur de l’art français.

Jeanne d'Arcblog

La famille d’Orléans passa commande de nombreux tableaux à Ary Scheffer, ainsi ici les portraits présumés des princesses Marie et Louise d’Orléans, le portrait d’apparat de la princesse de Joinville née Doña Francesca de Bragance, sœur de l’empereur du Brésil et épouse de François-Ferdinand le troisième fils de Louis-Philippe, enfin la reine Marie-Amélie (de Bourbon-Siciles) en deuil.

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Petit moment de grâce, je m’attarde devant La Lecture, un bronze très raffiné du sculpteur Dantan l’aîné évoquant ce nouvel art de vivre familial en vogue sous la Monarchie de Juillet.

La lectureblog

De la pièce voisine dite Cabinet Ary Scheffer, s’échappent les explications d’une guide.
Tandis que je vous en restitue quelques bribes, je vous propose d’écouter un air connu de l’acte III de Faust, l’opéra composé par Charles Gounod dont le portrait est posé à plat dans une vitrine.

Gounod blog

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En effet, Ary Scheffer fut très inspiré par le héros du conte populaire allemand, et en particulier par la légende écrite par Goethe. Durant trente ans, les Marguerite fleurissent en bouquet dans l’œuvre du peintre : Marguerite à l’église, Marguerite au puits, Marguerite au jardin, Marguerite au sabbat … On voit ici sa Marguerite au rouet et, en écho sur le même mur, son pendant Faust dans son cabinet.

Marguerite et FaustblogMarguerite au rouetblogFaust blogfaust et Mephisto blog

Marguerite apparaît bien triste, une larme coule même sur sa joue (j’ai vérifié !). Sa mère meurt après avoir consommé un somnifère qu’elle lui a fait absorber sur les conseils de Faust. Marguerite se retrouve enceinte et son frère, ne pouvant supporter cette honte familiale, succombe dans un duel contre Faust et Méphisto.

« Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !
Partout où je ne le vois pas, c’est la tombe ! Le monde entier se voile de deuil !
Ma pauvre tête se brise, mon pauvre esprit s’anéantit !
Le repos m’a fuie !… hélas ! la paix de mon cœur malade, je ne la trouve plus, et plus jamais !
Je suis tout le jour à la fenêtre, ou devant la maison, pour l’apercevoir de plus loin, ou pour voler à sa rencontre !
Sa démarche fière, son port majestueux, le sourire de sa bouche, le pouvoir de ses yeux,
Et le charme de sa parole, et le serrement de sa main ! et puis, ah ! son baiser ! … » (Goethe traduit par Gérard de Nerval)

Louis-Philippe, admiratif, acheta ce tableau pour son château de Neuilly.
À deux mètres de là, Faust, appuyé sur une table avec un livre ouvert, du papier pour écrire et une tête de mort, ne semble pas très joyeux non plus. Il rêvait d’être immortel et pour cela a pactisé avec Méphisto, le Malin cornu en arrière plan. Il aura tout ce qu’il souhaite, Marguerite en particulier, mais en donnant son âme au diable, il perd sa liberté. Les histoires d’amour finissent mal en général. Romantique en diable !
C’est justement Marguerite assise à son rouet qui interprète dans l’opéra le fameux air des bijoux popularisé par Bianca Castafiore la diva des aventures de Tintin : « Ah ! Je ris de me voir si belle en ce miroir ».

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Je dévisage quelques instants Le justicier, un autoportrait en bourreau de François-Hippolyte-Debon. Le petit livret offert à l’entrée mentionne que Baudelaire se serait exclamé devant : « Quel talent ! Quelle énergie ! » Il me semble plutôt que ce fut à la vision de La bataille d’Hastings, œuvre du même Debon détruite dans l’incendie du musée des Beaux-Arts de Caen. Ceci dit, cet inquiétant justicier ferait peut-être passer le goût de la rigolade aux prévenus des pantomimes de procès se déroulant actuellement.
L’ultime étape de ma visite est la pièce dédiée à l’écrivain philosophe et historien Ernest Renan, membre à part entière de la famille Scheffer puisqu’il épousa Cornélie la nièce du peintre Ary Scheffer.
Ayant consacré une part essentielle de son œuvre aux religions, on le retrouve entouré ici de représentations de Jean Calvin, pasteur emblématique de la Réforme protestante, et de l’abbé Gaspard Deguerry curé de la Madeleine, fusillé lors de la Commune de Paris parce que Thiers refusa qu’il soit échangé avec le grand révolutionnaire socialiste Auguste Blanqui.

Christ salle Renan blogCalvinblogbuste Renanblog

Ernest Renan connut la gloire au XIXème siècle et notamment son Histoire des origines du Christianisme en 7 volumes eut un grand retentissement.
On pourrait sûrement réfléchir, en notre époque troublée, sur la conférence qu’il donna en Sorbonne le 11 mars 1882. Son sujet : Qu’est-ce qu’une nation ?
« Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie …
… Je me résume, messieurs. L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tandis que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exigé l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. Si des doutes s’élèvent sur ses frontières, consultez les populations disputées. Elles ont bien le droit d’avoir un avis dans la question. Voilà qui fera sourire les transcendants de la politique, ces infaillibles qui passent leur vie à se tromper et qui, du haut de leurs principes supérieurs, prennent en pitié notre terre-à-terre… »
Dans une lettre adressée à Strauss en septembre 1871, Renan, clairvoyant, affirmait que devant le monolithisme culturel de la Prusse, (cette attitude ne pourra) « mener qu’à des guerres d’extermination, analogues à celles que les diverses espèces de rongeurs ou de carnassiers se livrent pour la vie. Ce serait la fin de ce mélange fécond, composé d’éléments nombreux et tous nécessaires, qui s’appelle l’humanité. »
Le transfert des cendres de Renan au Panthéon fut régulièrement repoussé en raison des protestations des milieux catholiques bien-pensants : « L’entrée au Panthéon qu’on veut lui décerner, à titre de renégat et de blasphémateur, ne lui sera pas d’un grand secours devant le Dieu qu’il a trahi. » Ah, les religions !
Il est midi. Plus tard dans la saison, j’aurais volontiers prolongé cette matinée romantique et poétique avec une petite collation dans le jardin fleuri à l’ombre d’arbres centenaires.
Mais il pleut et, à défaut, je me réfugie au Coq Hardy, une brasserie, à l’angle de la rue Pigalle. En attendant que ma commande soit servie, sachez que cette enseigne fréquente en France trouverait son origine au début du seizième siècle d’après un manuscrit sur lequel on verrait un coq foulant de ses ergots le lion de Saint-Marc. D’autres sources situent la véritable naissance du coq symbole au temps d’Henri IV, le laudateur de la poule au pot ayant fait frapper à la naissance de son fils, le futur Louis XIII, une médaille avec un coq posant la patte sur le monde tandis que le Dauphin tient une fleur de lys.
« Le coq n’a point de force, il ne peut être l’image d’un empire tel que la France », ainsi, Napoléon 1er renvoya dans son poulailler le volatile proposé comme emblème par une commission de conseillers d’État. Le 30 juillet 1830 (en plein romantisme) le lieutenant général duc d’Orléans (c’est-à-dire Louis-Philippe) signa une ordonnance mettant le coq sur les drapeaux et les boutons d’uniforme de la garde nationale. Ce que Napoléon III dédaigna bien sûr en réhabilitant l’aigle impérial !
Excusez-moi, je passe du coq sinon à l’âne, du moins à une honnête saucisse avec un gratin au cantal !
Pour digérer, quelques pas de danse au Bus Palladium, célèbre discothèque des années soixante située quasiment en face, ne seraient pas inutiles. Rappelez-vous l’Inventaire 66 de Michel Delpech : « Un Tabarin en moins, Un Palladium en bus, Et toujours le même président … » ! Ou encore, la même année, Serge Gainbourg :

« Qui est in
Qui est out
Tu aimes la nitroglycrIN
Cest au Bus Palladium
Qu’ ça s’écOUT
Rue Fontaine
Il y a foul’
Pour les petits gars de Liverpool … »

Je remonte maintenant la rue Jean-Baptiste Pigalle, ainsi s’appelle-t-elle depuis qu’un arrêté municipal, il y a une vingtaine d’années, ajouta le prénom au nom du sculpteur du dix-huitième siècle qui y possédait son atelier. Artifice médiocre pour dissocier cette voie du quartier chaud dont la célébrité a fait le tour du monde.
Après qu’il eût donc connu la vie romantique et aristocratique au dix-neuvième siècle, Pigalle, avec l’afflux de cabarets et restaurants, attire bientôt la clientèle des plaisirs nocturnes. Aux artistes, se mêlent la pègre, la prostitution, la drogue et une population marginale (pour l’époque) aux sexualités différentes, homosexuelle et travestie.
Dans un de ses tout premiers romans, paru en 1949 et intitulé justement Pigalle, l’écrivain populiste et populaire René Fallet brosse un tableau du quartier après la Libération : un petit gars de Passy « monte » à Pigalle, travaille pour le milieu, livre sa cousine à la prostitution, part à Nice acheter du haschich avant d’être exécuté par des truands à son retour. La totale !
Cela me rappelle, les frasques réelles de Monsieur Bill qui défraya la chronique dans mon enfance. Né dans le chic seizième arrondissement, fils d’un major de l’École des Mines, il finit sous la guillotine en 1960, le général de Gaulle ayant refusé sa grâce. C’était un client assidu du Sans-Souci, brasserie devant laquelle je passe justement.
Quitte à évoquer la figure d’un truand, voici Fredo tel que l’imagine le regretté Bernard Dimey, valeureux poète chantre du quartier, j’en parlerai plus loin. Clin d’œil aussi aux merveilleux Frères Jacques dont je garde le souvenir d’un savoureux récital au théâtre Saint-Georges tout près de là.

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Tout compte fait, il n’avait pas un si mauvais fond que ça, l’Fredo, ce n’est pas moi qui le dis mais Bernard Dimey dans le dernier couplet qu’ont zappé les chanteurs aux collants noirs et gants blancs :

« …A côté des r’quins d’la finance
Et des crabes du gouvernement
Tous ces tarés qui règnent en France
A grand coup d’gueule d’enterrement
A côté d’toutes ces riches natures
Qui nous égorgent à coup d’grands mots
A côté d’toute cette pourriture
Il était pas méchant Frédo ! »

Fallet n’avait pas tort finalement quand il écrivait dans son roman : « Pigalle ne se visite pas. Il n’y a rien à voir. C’est un quartier comme les autres. Quelques façades de bars en plus, les monuments en moins et une réputation du tonnerre. On ne montre pas Pigalle aux touristes. On veut leur montrer l’âme de Pigalle. Et l’âme est invisible. Elle a une odeur. On commence à la percevoir après quinze jours d’aubes, de nuits et de couchants. »

rue Pigalle blogLe Lautrecblog

On se nourrit de souvenirs, de lectures, ainsi la façade du Lautrec me renvoie à Sanguine sur la butte le savoureux « pol’art » de Renée Bonneau (voir billet du 2 avril 2013), mais c’est d’abord une chanson qui trotte dans ma tête.

« C’est une rue
C’est une place
C’est même tout un quartier,
On en parle, on y passe
On y vient du monde entier.
Perchée au flanc de Paname
De loin elle vous sourit,
Car elle reflète l’âme
La douceur et l’esprit de Paris

Un petit jet d’eau
Une station de métro
Entourée de bistrots,
Pigalle… »

Fontaine pigalle blogMetro Pigalleblog

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i07040363/georges-ulmer-pigalle

L’une des plus grandes chansons sur Paris est l’œuvre d’un Danois. Oui, son créateur Georges Ulmer naquit à Copenhague en 1919 avant de se faire naturaliser français après-guerre. Il est mort à Marseille en 1989. Décidément, ils sont très forts ces Danois, souvenez-vous de mes écrits sur son compatriote écrivain Per Sørensen,, bien en vie heureusement, qui manie notre langue de Molière avec autant de virtuosité que celle d’Andersen (voir billets des 9 mars 2013, 2 juillet 2014 et 1er février 2015).
Georges Ulmer, avec sa jolie voix de crooner, vit sa carrière, brillante malgré tout, un peu contrariée par un certain Yves Montand protégé d’Édith Piaf.
Savez-vous qu’à sa sortie en 1946, Pigalle, succès planétaire, fit scandale et fut même interdite de diffusion à la radio pour cette strophe :

« Petites femmes qui vous sourient
En vous disant : « Tu viens, chéri ? »
Et Prosper qui, dans un coin
Discrètement surveille son gagne-pain »

Trente ans plus tard, en toute impunité, Serge Lama, cocu mais content, clamait sur les ondes :

« Je m’en vais voir les p’tites femmes de Pigalle
Tous les maquereaux du coin me rincent la dalle
J’m'aperçois qu’en amour je n’valais pas un sou
Mais grâce à leurs p’tits cours je vais apprendre tout »

En ce moment, circulez il n’y a rien à voir ; le fameux petit jet d’eau est malheureusement tari et le bassin accueille canettes de bière et papiers gras. Avec le produit des horodateurs, la ville de Paris pourrait réhabiliter l’endroit !
Je traverse la place et, discrètement (chut !), je m’en vais voir les p’tites femmes de Pigalle qui nous accostent sur les façades de certains immeubles dans des rues plus secrètes.

femme sculptée rue Antoine blogfemme scultée rue Antoine blog2femme rue Véron blogle coq rico blog.mur rueAntoine blog

Rue André Antoine, la lectrice lascive est l’œuvre de François Cogné, auteur aussi de la statue de Clémenceau sur les Champs-Élysées et du modèle des bornes de la Voie de la Liberté. Moins affriolant, il fut le sculpteur officiel de l’État français sous le régime de Vichy créant une statue en pied du maréchal Pétain destinée à remplacer le buste de Marianne dans les mairies.
Modigliani et Georges Seurat vécurent dans cette rue qui s’achève par un escalier abrupt pour accéder à la rue des Abbesses.

escalier Antoine blogmur rua Antoine blog2

Le nom de la rue vient des religieuses de l’ancienne abbaye de Montmartre fondée par Louis le Gros en 1134.
À quelques enjambées de là, je rejoins la place des Abbesses pour une petite tranche de romantisme multilingue dans le discret square Jehan-Rictus (poète chansonnier du dix-neuvième siècle).
Bien avant le tag, qui dans ma génération n’a pas gravé au canif un prénom ou un cœur sur l’écorce d’un arbre ou le bois d’un pupitre de sa classe de communale ? Collectionneur de « je t’aime », Fréderic Baron a recueilli depuis 1992 plus de 1000 je t’aime manuscrits en plus de 300 langues et dialectes, puis a demandé à l’artiste Claire Kito, adepte de la calligraphie extrême-orientale, d’assembler ces écritures. Ainsi est née la fresque des je t’aime en carreaux de lave émaillée. Ou comment ne pas aimer idiot au temps des projets Erasmus !

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La station de métro est un bon raccourci de l’évolution du quartier. Sa verrière Art déco dessinée par Guimard est l’une des rares encore visibles à Paris. La publicité de l’Iphone 6 illustre la « boboïsation » (plus bourgeois que bohême !) du coin.

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Ayant connu le coin à la fin des années 60, j’apaise ma nostalgie en appelant à la rescousse Bernard Dimey. Les poèmes et les chansons de ce Nogentais (en Bassigny) me remplissent toujours le cœur et l’esprit, surtout quand j’arpente cette butte Montmartre qu’il découvrit après-guerre pour ne jamais plus la quitter jusqu’à sa mort au début de l’été 1981.
C’est lui qui a écrit Syracuse, cette sublime chanson d’évasion. Rêvez !

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A présent, faut bien l’dire, (je vais avoir) l’air d’un vieux schnock/Mais c’qui fait passer tout, c’est (que j’ai) la façon ! Eh oui, la Mémère de Michel Simon, c’est encore lui :

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C’est lui encore qui confectionna le Truc en plume de Zizi Jeanmaire.
En 1965 il obtint le prix de l’académie Charles Cros pour son recueil de poèmes Ivrogne et pourquoi pas qu’il clamait comme une profession de foi :

« Ivrogne, c’est un mot qui nous vient de province
et qui ne veut rien dire à Tulle ou Châteauroux
Mais au cœur de Paris, je connais quelques princes
Qui sont, selon les heures, archanges ou loups-garous

L’ivresse n’est jamais qu’un bonheur de rencontre
ça dure un heure ou deux, ça vaut ce que ça vaut!
Qu’il soit minuit passé ou cinq heures à ma montre
Je ne sais plus monter que sur mes grands chevaux

IVROGNE ça veut dire un peu de ma jeunesse,
un peu de mes trente ans pour une île au Trésor
Et c’est entre Pigalle et la rue des Abbesses
que je ressuscitais quand j’étais ivre-mort

J’avais dans le regard des feux inexplicables
Et je disais des mots cent fois plus grands que moi.
Je pouvais bien finir ma soirée sous la table
Ce naufrage, après tout, ne concernait que moi

IVROGNE, c’est un mot que ni les dictionnaires
ni les intellectuels, ni les gens du gratin
Ne comprendront jamais, c’est un mot de misère
qui ressemble à de l’or à cinq heures du matin

IVROGNE et pourquoi pas? Je connais cent fois pire
ceux qui ne boivent pas, qui baisent par hasard
qui sont moches en troupeau et qui n’ont rien à dire
Venez boire avec moi! On s’ennuiera plus tard! »

Oui, Dimey buvait beaucoup de canons de rouge, et pourquoi pas ? Je fis appel à quelques uns de ses vers en préambule du film que j’ai réalisé sur un café centenaire d’un petit village du Sud-Ouest (voir billet du 28 août 2012).

«… Si tu me payes un verre, tu pourras si tu veux
Me raconter ta vie, en faire une épopée
En faire un opéra… J’entrerai dans ton jeu
Je saurai sans effort me mettre à ta portée
Je réinventerai des sourires de gamin
J’en ferai des bouquets, j’en ferai des guirlandes
Je te les offrirai en te serrant la main
Il ne te reste plus qu’à passer la commande … »

Il faisait chanter les verres, il faisait reluire les zincs. Il faisait des bistrots qu’il fréquentait un café du P’tit bonheur comme celui imaginé par le P’tit atelier de la chanson du même village d’Ariège (voir billet du 13 septembre 2013).

Dimey

Bernard Dimey, c’est de la poésie existentielle. Je préfère quand il récite ses textes plutôt qu’il ne les chante ; ils prennent soudain une épaisseur étonnante.
Cet après-midi, j’imagine sa silhouette bedonnante, un cabas à la main, entrant dans un des derniers commerces à l’ancienne des Abbesses ou de la rue Lepic. À l’étal de la Butte fromagère, je salive devant une panoplie de Bries de Meaux, Melun, Montereau, Nangis, Fougerus … hum, avec un petit verre de Saint-Nicolas-de-Bourgueil (en hommage à Jean Carmet).

Passage des abbesses

Dans le passage des Abbesses (anciennement de l’Arcade) vécut quelque temps Jean-Baptiste Clément, l’auteur de l’immortel Temps des cerises. Je n’ai pas le temps de m’y engager, d’ailleurs ce n’est pas la saison des cerises, mais en haut de l’escalier au fond, se trouve l’ « épicerie Collignon » célèbre depuis que Jamel Debbouze y vendit ses fruits à Amélie Poulain. N’est-ce pas encore romantique ?
Sur le trottoir, presque en face, la rue Germain Pilon descend jusqu’au boulevard de Clichy.

« … Ma rue porte le nom de notre Michel-Ange,
Celui dont les gisants reposent à Saint-Denis.
Pourquoi tous ces sculpteurs, je trouve bien étrange
De les voir tout autour de chez moi réunis,
Houdon, Puget, Coustou, Girardon et Pigalle,
Mon vieux Germain Pilon, les maîtres du ciseau,
Je parle en votre nom, c’est vraiment un scandale
De vous voir tous ici, où l’on joue du couteau. »

Bernard Dimey, auteur de ces vers bien sûr, vécut les dernières années de sa vie de bohême dans cette rue. Une plaque apposée au mur de sa maison en témoigne.

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Il n’avait qu’à changer de trottoir, juste en face, se trouvait son (presque) second domicile, le Gerpil, une singulière petite épicerie-buvette, un peu mini café théâtre aussi, sise autrefois au numéro 14.
Dans ma jeunesse parisienne (j’avais vingt ans), j’ai traîné plusieurs fois dans ce lieu d’évasion autant que de perdition. Je n’y ai jamais rencontré Dimey, j’y ai croisé par contre Hervé Vilard, Capri c’était fini depuis quelque temps !
Le grand Mouloudji vous contera mieux que moi ce qu’était un soir au Gerpil, sur des vers de Dimey toujours.

rue Tholozé blog

Utrillo rue Tholozé

Dans la perspective de la rue Tholozé, immortalisée par plusieurs toiles du peintre Maurice Utrillo, se dressent les ailes du moulin de la Galette.
Encore quelques pas et me voici à l’intersection de la rue des Abbesses et de la célèbre rue Lepic. La (petite ?) histoire dit que c’est Napoléon 1er qui en décida l’aménagement après s’être embourbé avec son cheval lors d’une visite au télégraphe Chappe installé en haut de la butte. Ainsi naquit le Chemin Neuf qui devint rue de l’Empereur en 1852 avant de prendre le nom, en 1864, de Louis Lepic, un général de l’armée napoléonienne qui se distingua à la bataille d’Eylau.
De la Place Blanche à la Place Jean-Baptiste Clément, la voie développe près de huit cents mètres en forte montée. Moi, l’amoureux de la petite reine, j’imagine une arrivée du Tour de France sur les hauteurs de Montmartre. Le jeune industriel Louis Renault y testa sa première automobile. Le 24 décembre 1898, il entreprend de gravir la rue avec sa nouvelle invention, un tricycle De Dion-Bouton qu’il a converti en « voiturette » à quatre roues équipée d’une boîte de vitesses « à prise directe ». Une plaque, Place du Tertre, témoigne de l’événement. Ce soir de réveillon, le génial Louis empocha ses douze premières commandes et l’industrie automobile bascula dans une nouvelle ère.

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Conséquence indirecte, quelques années plus tard, l’idée fut lancée d’organiser la fameuse course au ralenti de Montmartre. Il s’agissait de refaire le trajet effectué par Louis Renault en gravissant la côte en un maximum de temps sous le contrôle de commissaires. En 1978, la Renault Alpine victorieuse aux 24 heures du Mans participa aux côtés de ses ancêtres à cette manifestation toujours joyeuse et pittoresque.
La rue Lepic présente la particularité d’être totalement rectiligne dans sa partie basse entre la place Blanche et le carrefour des Abbesses, puis tortueuse dans son tronçon supérieur.

carrefour abbesses Lepic blog

Avant de descendre, je grimpe jusqu’à la hauteur de l’immeuble sis au numéro 54. Là, au troisième étage, Vincent Van Gogh vécut chez son frère Théo de 1886 à 1888. Un tableau peint depuis la fenêtre de l’appartement rappelle cette période.

plaque Van Gogh blogtoile Van Gogh rue Lepic blogmaison Rictus blog

Quelques mètres plus loin, une maisonnette à l’architecture étonnante accueillit autrefois Jehan Rictus qui connut le succès grâce à ses poèmes composés dans une langue populaire.
Voici quelques passages du plus célèbre d’entre eux, Le Revenant dans lequel un sans-abri croit rencontrer le Christ :

« Des fois je m’ dis, lorsque j’ charrie
À douète… à gauche et sans savoir
Ma pauv’ bidoche en mal d’espoir,
Et quand j’ vois qu’ j’ai pas l’ droit d’ m’asseoir
Ou d’ roupiller dessus l’ trottoir
Ou l’ macadam de « ma » Patrie,

Je m’ dis : — Tout d’ même, si qu’y r’viendrait !
Qui ça ?… Ben quoi ! Vous savez bien,
Eul’ l’ trimardeur galiléen,
L’ Rouquin au cœur pus grand qu’ la Vie !

De quoi ? Ben, c’lui qui tout lardon
N’ se les roula pas dans d’ beaux langes
À caus’ que son double daron
Était si tell’ment purotain

Qu’y dut l’ fair’ pondr’ su’ du crottin
Comm’ ça à la dure, à la fraîche,
À preuv’ que la paill’ de sa crèche
Navigua dans la bouse de vache.

Si qu’y r’viendrait, l’Agneau sans tache ;
Si qu’y r’viendrait, l’ Bâtard de l’ Ange ?
C’lui qui pus tard s’ fit accrocher
À trent’-trois berg’s, en plein’ jeunesse
(Mêm’ qu’il est pas cor dépendu !),
Histoir’ de rach’ter ses frangins
Qui euss’ l’ont vendu et r’vendu ;
Car tout l’ monde en a tiré d’ l’or
D’pis Judas jusqu’à Grandmachin !

L’ gas dont l’ jacqu’ter y s’en allait
Comm’ qui eût dit un ruisseau d’ lait,
Mais qu’a tourné, qui s’a aigri
Comm’ le lait tourn’ dans eun’ crém’rie
Quand la crémière a ses anglais !

(La crémièr’, c’est l’Humanité
Qui n’ peut approcher d’ la Bonté
Sans qu’ cell’-ci, comm’ le lait, n’ s’aigrisse
Et n’ tourne aussitôt en malice !)

Si qu’y r’viendrait ! Si qu’y r’viendrait,
L’Homm’ Bleu qui marchait su’ la mer
Et qu’était la Foi en balade :

Lui qui pour tous les malheureux
Avait putôt sous l’ téton gauche
En façon d’ cœur… un Douloureux.
(Preuv’ qui guérissait les malades
Rien qu’à les voir dans l’ blanc des yeux,
C’ qui rendait les méd’cins furieux.)

L’ gas qu’en a fait du joli
Et qui pour les muffs de son temps
N’tait pas toujours des pus polis !

Car y disait à ses Apôtres :
— Aimez-vous ben les uns les autres,
Faut tous êt’ copains su’ la Terre,
Faudrait voir à c’ qu’y gn’ait pus d’ guerres
Et voir à n’ pus s’ buter dans l’ nez,
Autrement vous s’rez tous damnés.

Et pis encor :
— Malheur aux riches !
Heureux les poilus sans pognon,
Un chameau s’ enfil’rait ben mieux
Par le petit trou d’eune aiguille
Qu’un michet n’entrerait aux cieux !

L’ mec qu’était gobé par les femmes
(Au point qu’ c’en était scandaleux),
L’Homme aux beaux yeux, l’Homme aux beaux rêves
Eul’ l’ charpentier toujours en grève,
L’artiss’, le meneur, l’anarcho,
L’entrelardé d’ cambrioleurs

(Ça s’rait-y paradoxal ?)
L’ gas qu’a porté su’ sa dorsale
Eune aut’ croix qu’ la Légion d’Honneur ! … »

Le plus fantastique, c’est qu’il revient :

« … Ah ! comm’ t’ es pâle… ah ! comm’ t’ es blanc,
Sais-tu qu’ t’ as l’air d’un Revenant,
Ou d’un clair de lune en tournée ?
T’ es maigre et t’ es dégingandé,
Tu d’vais êt’ comm’ ça en Judée
Au temps où tu t’ proclamais Roi !
À présent t’ es comme en farine.
Tu dois t’en aller d’ la poitrine
Ou ben… c’est ell’ qui s’en va d’ toi !

Quéqu’ tu viens fair’ ? T’ es pas marteau ?
D’où c’est qu’ t’ es v’nu ? D’en bas, d’en haut ?
Quelle est la rout’ que t’ as suivie ?
C’est-y qu’ tu r’commenc’rais ta Vie ?
Es-tu v’nu sercher du cravail ?
(Ben… t’ as pas d’ vein’, car en c’ moment,
Mon vieux, rien n’ va dans l’ bâtiment) ;
(Pis, tu sauras qu’ su’ nos chantiers
On veut pus voir les étrangers !)

Quoi tu pens’s de not’ Société ?
Des becs de gaz… des électriques.
Ho ! N’en v’là des temps héroïques !
Voyons ? Cause un peu ? Tu dis rien !
T’ es là comme un paquet d’ rancœurs.
T’ es muet ? T’ es bouché, t’ es aveugle ?
Yaou… ! T’ entends pas ce hurlement ?
C’est l’ cri des chiens d’ fer, des r’morqueurs,
C’est l’ cri d’ l’Usine en mal d’enfant,
C’est l’ Désespoir présent qui beugle ! …

…On parle encor de toi, tu sais !
Voui on en parle en abondance,
On s’ fait ta tête et on s’ la paie,
T’ es à la roue… t’ es au théâtre,
On t’ met en vers et en musique,
T’ es d’venu un objet d’ Guignol,
(Ça, ça veut dir’ qu’ tu as la guigne.) »
Dans ce poème fleuve, il est encore une strophe qui est touchante :
« Toi au moins, t’étais un sincère,
Tu marchais… tu marchais toujours ;
(Ah ! cœur amoureux, cœur amer),
Tu marchais même dessus la mer
Et t’as marché jusqu’au Calvaire. »

Le pauvre hère clame qu’ « il suffit d’un Homme pour changer la face du monde ». Malheureusement, il s’aperçoit que cet Homme divin, c’est lui qui s’était collé d’vant l’miroitant d’un marchand d’vins ! De messe ? C’est-y pas du romantisme ça, ma p’tite dame ? Ça date de 1896 ! Merveilleuse biture digne de celle des princes de la cuite du Singe en hiver d’Antoine Blondin et du Glaude et du Plombé de La Soupe aux choux de René Fallet.

Misstic ma plus belle histoire d'humourblog

Sans tituber, je dévale maintenant la rue Lepic jusqu’à Blanche. Pour vous restituer l’ambiance d’antan, j’en appelle à Patachou qui tenait un cabaret en haut de la butte, rue du Mont Cenis. Elle y fit débuter Georges Brassens.

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poissonnerie Lepic blog

petits mitrons blogfromages lepic  bloggraf misstic rue lepic blog

Ici, les petits commerçants résistent encore à la grande surface. Difficile d’échapper au péché de gourmandise, il s’en faut de peu que je n’entre dans la boutique des Petits Mitrons pour acheter une de leurs sublimes tartes.

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Un peu plus bas, de l’autre côté de la chaussée, le Café des 2 Moulins connaît la notoriété depuis qu’Amélie Poulain y eût travaillé comme serveuse dans le film de Jean-Pierre Jeunet. J’y vis un jour un jeune homme qui photographiait sous tous les angles sa crème brûlée tout en en brisant la croûte avec sa petite cuillère. Magie du cinéma !
Plutôt que le fabuleux destin d’Amélie, j’opte pour celui de Bernard Dimey qui vécut « son temps comme un roi nègre superbement désargenté ». Rendez-vous donc en face au Lux Bar, un de ces bistrots préférés.

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Miracle, il est là l’Bernard … sur une photo près du comptoir ! Quitte à le décevoir, je commande une menthe à l’eau. Oui, les temps ont changé, il ne pourrait plus tirer sur sa pipe à l’intérieur et c’est tolérance quasi nulle pour les automobilistes comme moi … qui surveille l’heure limite de l’horodateur !
Allez Bernard, ne te fâche pas ! Parle-moi du temps où tu fus élève-maître à l’École Normale d’instituteurs de Troyes ! Ou non, conte-moi plutôt le Lux Bar d’antan.

J’allonge le pas sans tenter le grand écart du french cancan devant le Moulin Rouge et m’engage juste après dans le minuscule boyau de la Cité Véron. Au fond de l’impasse, vécurent en voisins deux « transcendants satrapes du Collège de Pataphysique », Boris Vian et Jacques Prévert.

Cité Véron blogPlaque cité véron blog

Imagine-t-on que ce lieu discret fut un rendez-vous du monde de la musique et des lettres, fréquenté par Raymond Queneau, Miles Davis, Max Ernst ou encore Henri Salvador ? Boris y écrivit L’écume des jours.
Quelques ânes incultes (pléonasme ?) et irrespectueux ont tagué la plaque commémorative. Il en est deux beaucoup plus spirituels, non loin de là, qui ont donné leur nom à un cabaret centenaire, haut lieu des spectacles de chansonniers.

Deux ânes

Foin de Ribéry et Benzema, une équipe de France black blanc beur avec Macron dans les buts et Taubira, Hollande et Vallot-Belkacem en attaque, je ne suis pas persuadé que ce soit très romantique !

 

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 3 mars, 2015 |6 Commentaires »

Ma marche républicaine du 11 janvier 2015

Jour de manif ! Il faut quand même que je vous raconte comment j’ai vécu l’immense rassemblement dans les rues de la capitale.
Dimanche 11 janvier, 10 heures du matin : je me gare dans une contre-allée de l’avenue Foch, une artère de l’ouest parisien beaucoup plus huppée qu’au temps où je jouais au Monopoly. L’endroit est désert, seul quatre ou cinq joggers courent dans les anciennes allées cavalières qui permettaient de rejoindre le bois de Boulogne au temps de l’Impératrice Eugénie, l’épouse de Napoléon III. Deux policiers armés montent la garde devant deux luxueux hôtels particuliers abritant le musée d’Ennery, consacré à l’art asiatique, et le musée arménien de France qui conserve la mémoire de ce peuple en diaspora.
Incongru en ce quartier, un canapé éventré barre le trottoir à l’angle de la rue de la Pompe. Il n’y a pas que dans ma résidence que certains comportements inciviques suscitent problème, mais ce n’est pas le sujet du jour, quoique …
Les transports en commun sont gratuits, je prends le métro jusqu’à la station Hôtel de Ville, changement à Étoile-Charles de Gaulle. Je vous en ai parlé dans mon billet précédent, c’est indirectement la mort de cet ancien président de la République qui donna naissance, en décembre 1970, à Charlie l’hebdo satirique dont plus de la moitié de la rédaction a été décapitée mercredi dernier par un acte terroriste.
Ce pourquoi, prioritairement et affectivement, je veux absolument participer à la grande marche républicaine dominicale. D’ailleurs, avant de rallier la place de la République, je choisis d’aller me recueillir devant le siège du journal en hommage aux victimes.
Je déambule sans joie à travers le quartier du Marais étrangement silencieux. La rue des Archives est presque endormie, l’animation à peine plus grande, dans la rue de Bretagne, à l’entrée du marché des Enfants rouges. De l’autre côté de la chaussée, une plaque rappelle qu’ici le 16 juillet 1942, des hommes, des femmes et des enfants du 3ème arrondissement furent incarcérés avant d’être transférés au Vel’ d’Hiv’ puis déportés dans des camps d’extermination nazis (voir billet du 11 novembre 2010 Elle s’appelait Sarah).
Dix minutes plus tard, de l’autre côté du boulevard Beaumarchais, je me retrouve à proximité de la rue Nicolas Appert désormais de sinistre mémoire. Un CRS, arme en bandoulière, au milieu de la chaussée, une file inhabituelle de cars de police dans la rue Amelot, attestent de l’actualité récente. Je connais bien la rue Appert depuis que j’y eus découvert une superbe fresque murale de l’artiste peintre sculpteur mosaïste Philippe Rebuffet à laquelle j’avais consacré mon billet du 10 septembre 2008. Elle constitue un bel hommage en trompe-l’œil au Théâtre. Je ne pouvais pas imaginer alors que, juste en face, l’immeuble occupé discrètement depuis le mois de juillet par l’équipe de Charlie Hebdo, serait le théâtre d’une horrible tragédie.
Pour des raisons évidentes d’enquête, la courte rue, moins de cent cinquante mètres, habituellement paisible, est entièrement barrée. Dans les rues adjacentes, en bordure du périmètre de sécurité, plusieurs zones de recueillement se sont constituées spontanément, ainsi à l’entrée de l’Allée Verte.

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Je rejoins le lieu principal des hommages aux victimes via la rue Pelée et le boulevard Richard Lenoir. Quelques badauds, à l’entrée des diverses ruelles, tentent de reconstituer, au vu des images passées en boucle sur les chaînes d’info, le parcours effectué par les terroristes.
Sur le boulevard, en bordure du square central, une longue banderole et de nombreuses gerbes de fleurs rendent hommage au malheureux policier abattu froidement pour avoir tenté d’enrayer la fuite des barbares.

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Aujourd’hui, tout le monde est Charlie mais, sans vouloir créer quelque distinction identitaire malvenue en ces circonstances, il en est, qu’on le veuille ou non, qui sont plus Charlie que d’autres, des Charlie Hebdo pur porc si j’ose dire, encore que l’expression pourrait choquer. Qu’il est difficile de s’exprimer en notre époque de politiquement correct !
Enfin, bref, mes lecteurs fidèles savent à travers mes billets :

http://encreviolette.unblog.fr/2010/12/23/

http://encreviolette.unblog.fr/2009/05/

… combien les journalistes, dessinateurs et chroniqueurs, de Charlie (et Hara-Kiri auparavant) sont, depuis un demi-siècle, mes compagnons d’esprit et de rires, mes « amis d’un mois » et plus. J’avais pleuré Reiser puis Gébé, puis Cavanna parti l’an dernier ; voilà que, cette fois, deux ou trois rafales de kalachnikov envoient à trépas Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, l’Oncle Bernard, Honoré, pour ne citer que les membres les plus médiatiques du journal.

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En cette fin de matinée, l’émotion est forte devant l’amoncellement de fleurs, de bougies, de crayons, de dessins et de marques de sympathie de toute sorte, qui jonche trottoirs et chaussée à l’extrémité de la rue Appert.
Comme pour moi, chez beaucoup de ces témoins, surgit sans doute à cet instant une foule de souvenirs, des couvertures inoubliables, des dessins hilarants, des chroniques passionnantes. Au-delà de la caricature impertinente, de l’article au vitriol, Charlie instruit et donne à réfléchir.
Je surprends quelques larmes furtivement essuyées, quelques sourires pudiquement esquissés aussi.

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Ainsi, une bouteille de Saint-Emilion avec son étiquette dessinée par Charb me rappelle les canons (pacifiques ceux-là) de l’élixir du viticulteur Gérard Descrambe qu’on s’envoyait avec Gébé, Choron et compagnie après les comités de rédaction. Nul besoin de garde du corps ou policier en sentinelle, en ce temps-là, amis, quidams et pique-assiettes franchissaient à toute heure le pas de la porte du journal, près de la place Maubert. Comme le dessinait Reiser, pour d’autres raisons, on vivait une époque formidable.

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Impensable ! « Ils » ont abattu Cabu que beaucoup de plus jeunes que moi découvrirent dans l’émission enfantine Récré A2, un homme d’une gentillesse incroyable, toujours disponible. J’entends encore ses éclats de rire pendant qu’il dessinait inlassablement ses crobars lors des conférences de rédaction.
C’était avant tout un authentique journaliste reporter d’image, un commentateur infatigable de l’actualité politique et sociale. Je me souviens comment il couvrit, au cours des années 1970, les luttes des paysans du Larzac et la mobilisation populaire contre le projet d’installation d’une centrale nucléaire sur la commune de Plogoff dans le Finistère. Je me souviens de la magnifique exposition Cabu et Paris à l’Hôtel de Ville. Ah le trait de Cabu ! Pas de place perdue chez lui, il fallait qu’il remplisse la page, que ça foisonne. C’est terrible de conjuguer au passé.
Je me souviens aussi de ses décapantes Aventures de Madame Pompidou, épouse du successeur de Charlie de Gaulle. Hors le dessinateur, j’aimais aussi Cabu parce qu’il adorait, comme moi, les films de Jacques Tati et Charles Trenet. Tenez, voici un bout d’archive où il s’essaie à chanter avec son fils, le grand Mano Solo, La Java du Diable :

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« … Des p’tits malheurs vite commencèrent
Car ce refrain de Lucifer
Planait partout, tout d’suite appris
Circonvenant bien les esprits … »

Des diables ont assassiné Cabu.
Quoiqu’avec ses potes, il doit être plié en quatre, eux qui sont morts de rire. Aurait-il cru, aurais-je pu concevoir, lorsque nous le filmâmes appuyé à un canon devant les Invalides, qu’on lui rendrait un hommage solennel en ce lieu, trente-cinq ans plus tard ? Plus anticléricaliste que Cabu … tu ne meurs pas !

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Ils ont assassiné Bernard Maris ! J’aimais prendre L’apéro (c’était le titre de l’une de ses chroniques) avec « mon » tonton Bernard au look d’acteur américain. Je me souviens de sa série de chroniques, de véritables cours d’économie, où il nous expliquait les théories keynésiennes, Marx et le Capital. Avec lui, membre du comité monétaire de la Banque de France, on comprenait.
Récemment, j’avais lu son livre témoignage L’Homme dans la guerre, Maurice Genevoix (dont il était le gendre) face à Ernst Jünger, dans lequel il mettait en perspective les écrits des deux écrivains ennemis dans la tranchée de Calonne durant la guerre 14-18.
Ils ont assassiné Wolinski ! En cette fin de matinée, est-ce l’heure apéritive, plus que ses femmes dénudées, je me souviens de ses « brèves de comptoir », de courts dialogues (un quasi monologue en réalité), devant un verre, entre un gros réac irascible, défenseur d’une certaine idée de la France, aux avis péremptoires (« Monsieur » !) et un petit monsieur malingre préoccupé par comment va le monde. Que leur aurais-tu fait dire, Wolin, sur cette France qui est devenue Charlie en quelques minutes ?
Ils ont assassiné Charb, Tignous, Honoré ! Je n’ai pas d’anecdote personnelle à leur sujet n’ayant connu que les journalistes historiques. Pour chacun, bien sûr, des images défilent confusément dans ma tête comme la projection d’un film en accéléré. « Charb n’aime pas les gens » ainsi intitulait-il ses pamphlets politiques. Je m’en fous, moi je vous aimais Charb et les autres.
Ils ont assassiné de proches collaborateurs, des policiers chargés de leur sécurité. Ils ne sont pas oubliés. Des fleurs, des photographies, quelques mots griffonnés de-ci de-là les associent complètement dans l’hommage.
Je pense aussi très fort à Cavanna qu’ils auraient assassiné si Miss Parkinson ne l’avait pas emporté avec elle.
Cela fait presque une heure que j’erre à la quête du dessin, de l’épitaphe anonyme qui m’émeut et/ou me fait sourire.

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Sur une borne, un tag affectueux : Je suis né Charlie, je « mourirais » Charlie ! Mustapha le correcteur du journal n’est plus là.
La voix discrète d’un journaliste de BFM TV trouble à peine le silence qui règne au bout de la rue Appert.
Façon de prolonger encore un peu ma présence au milieu de mes compagnons d’esprit, je me dirige, rue Amelot, vers le restaurant Les Petites Canailles où « celles » iconoclastes de Charlie-Hebdo avaient l’habitude de casser la croûte à la sortie des comités de rédaction. On apprend toujours sur les gens à travers les lieux qu’ils fréquentent.
L’étroite rue Saint-Sabin est entièrement obstruée par une longue file de cars de police. J’assiste à des scènes surréalistes. Une dame, un plateau à la main, circule et offre un café aux policiers. Des conversations aimables s’engagent avec eux. La France aime ses flics grâce à ceux qui les avaient si souvent fustigés en couverture du journal au temps du grand Charles. Brassens et Ferré doivent aussi se retourner dans leur tombe.
Est-ce pour ma bonne bouille de Charlie, le patron du bistrot, bien que l’on n’ait pas réservé, m’installe à la dernière table libre. La litanie des « c’est complet » débute immédiatement au désespoir de … tous ceux qui avaient la même idée que moi !
Mes fidèles lecteurs aiment savoir ce que je mange : aujourd’hui, ce sera une entrecôte, enfin pas tout de suite car par une homophonie compréhensible dans le brouhaha près du comptoir, on me sert d’abord … un œuf en cocotte. Quelques verres d’un gouleyant Saint-Amour apaisent les émotions de la matinée et me requinquent pour les grandes manœuvres de l’après-midi.
L’expression n’est pas inadaptée tant il s’agit d’élaborer une fine stratégie pour rejoindre le parcours de la grande marche républicaine. En effet, la foule commence à envahir les grands boulevards adjacents. Fuyons donc la (place de la) République et cap vers le boulevard Voltaire.
À l’angle du Cirque d’hiver, j’esquisse un sourire vers Nasser Al-Khelaïfi, président qatari du Paris-Saint-Germain. La déroute de son club, la veille à Bastia, ne suscite aucune émotion chez les supporters en ce jour. Je n’ose pas lui demander son sentiment sur la banderole brandie dans une tribune lors de la minute de silence observée à la mémoire des victimes des deux attentats : « le Qatar finance le PSG … et le terrorisme ».
La remontée de la rue Oberkampf devient de plus en plus délicate. Je viens échouer à une vingtaine de mètres du boulevard où le début du cortège est à l’arrêt.
Il est 14h 30, en principe on démarre dans trente minutes. L’ambiance est bon enfant : tout le monde est Charlie ! Ou presque ! En effet, au cours d’une distribution de drapeaux tricolores, quelques mains plus bêtes que méchantes subtilisent systématiquement l’étendard convoité par un jeune noir. Heureusement, la taquinerie cesse vite.
15h 15, on n’a pas bougé d’un demi mètre. Un grand crayon gonflable ne parvient pas à prendre forme. La resquille est une habitude française : de probables vrais-faux photographes de presse tentent vainement de fendre la foule.
Ma haute stature me permet d’évaluer la situation au-dessus de la foule de plus en plus compacte. Derrière moi, c’est une marée humaine qui, maintenant, ondoie au loin jusqu’au boulevard Beaumarchais. Devant, un cordon de policiers contient dans la bonne humeur la tête de la manifestation.
Soudain, je suis enfoncé par un mastodonte fendant la mêlée tel un pilier de rugby. Accrochée à ses basques, menue, fragile, (presque) incognito derrière ses lunettes de soleil, Rachida Dati tente de rejoindre l’en-but des officiels. Blottie quelques secondes contre moi, j’ai le temps d’humer son parfum. Peu de temps après, c’est le pack du Modem, Bayrou en tête suivi de Marielle de Sarnez et Douste-Blazy qui me débordent sur la gauche, un comble ! Aucun sifflet, des applaudissements nourris même, la France est Charlie !
Sur ma droite, étonnamment, le boulevard Voltaire est complètement désert, en effet, par sécurité, un no man’s land de deux cent mètres nous sépare de la marche des chefs d’état et de gouvernement qui ont répondu à l’invitation du président Hollande. On comprend bientôt qu’elle commence avec le ballet tournoyant des hélicoptères au-dessus de nos têtes et l’apparition de tireurs d’élite sur les toits des immeubles haussmanniens. Chanceux pigeon iconoclaste qui survolera de (trop) près notre président de la République !

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Il est 16 heures, le cortège s’ébranle enfin. Quelques minutes plus tard, je parviens à me couler dans le flot au milieu de banderoles de l’Union des Étudiants Juifs de France (UEJF), de la Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme (LICRA), du Conseil Représentatif des Institutions Juives de France (CRIF). Cet après-midi, on ne choisit pas sa bannière : « Je suis Charlie, Policier, Juif, Musulman … et Laïc » clame l’une d’elles à mes côtés. C’est déjà bien que je marche, beaucoup n’auront jamais cette chance et resteront bloqués place de la République.
À la jonction du boulevard Richard Lenoir, désormais de sinistre mémoire, des centaines de manifestants profitent de la mansuétude du service d’ordre pour forcer pacifiquement les barrages et venir grossir le long fleuve qui coule tranquillement vers la Nation.
Sans violence, sans agressivité, la foule unanime bat le pavé parisien dans un émouvant recueillement troublé épisodiquement et alternativement par quelques salves d’applaudissements lancées des balcons des immeubles, des Je suis Charlie scandés et quelques Marseillaise improvisées.
Scène inimaginable il y a encore une semaine, la vue d’un cordon de policiers déclenche aussitôt les vivats. La France aime ses flics ! Cabu, penche-toi sur ton nuage, regarde oui ceux que tu brocardas, vilipendas si souvent avec tes potes sont acclamés. Surréaliste !
Sur le parvis de l’église Saint-Ambroise, Marianne nous attend. Cheveux blonds et bouclés, le front ensanglanté par une balle, cette marionnette géante du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine se fond dans le cortège. Elle symbolisait la Justice dans un ancien spectacle. Marianne, blessée mais debout, va nous accompagner au rythme des tambours.

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L’information circule, on est 500 000, on est 700 000, on est 1 million selon les organisateurs. Oui mais que dit la police ? Pareil ! Surréaliste !
Sur les platanes de « son » boulevard, même Voltaire est Charlie.

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Incroyable, depuis les attentats, son Traité sur la tolérance, paru en 1763, titille les bouquins de Zemmour et de Trierweiler dans le hit-parade des ventes. Le philosophe des Lumières l’avait écrit pour prendre la défense de Jean Calas, un huguenot accusé à tort de la mort de son fils et exécuté. Combattant le fanatisme religieux, il écrivait : « La tolérance n’a jamais excité la guerre civile, l’intolérance a couvert la terre de carnage ».
Mon portable vibre, c’est un ami qui m’appelle : « On vient de te voir à la télé ! » Que n’ai-je acheté un ticket de loto ce matin ? Il y avait 0,0000005 % de probabilité qu’on m’aperçoive, car nous sommes près de deux millions de Charlie aux dernières nouvelles.
Je me laisse rétrograder dans le défilé, histoire de côtoyer d’autres voisins et de souffler un peu.

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Aujourd’hui, les crayons et les couv’ de Charlie « L’amour plus fort que la haine » remplacent les habituels drapeaux et pancartes des mouvements politiques et syndicaux.

RIGAUD2Charlie-Hebdo L'amour plus fort que la haine

Je piétine quelques dizaines de mètres à côté d’un bébé porté en écharpe dans le dos de son père. Attendrissant ! Quel monde lui lèguera-t-on ?
Mon cher papa, tu serais évidemment Charlie aujourd’hui, toi qui ne comprenais pas comment je pouvais soutenir cette bande de trublions iconoclastes Cavanna en tête (renforcée par Renaud et Gainsbourg) en train de célébrer la mort de Charlie Hebdo première époque lors de l’émission de Michel Polac Droit de Réponse en janvier 1982 ?
Ce fut un scandale national dans la presse : « Bande de porcs, éponges à whisky, télé-chienlit, Crève Charlie ! » Retournez assister à ce joyeux bordel dans les archives de l’INA (http://www.ina.fr/video/CPA82052296). On y buvait, on y fumait, Jean-François Kahn demandait à Cavanna de ne pas faire de terrorisme (intellectuel bien sûr) et Choron, certes aviné, éructait: « Ça c’est la France, on pleure sur les morts » ! Dominique Jamet conclut : « Si la liberté était réservée aux gens dont le discours vous plait, ce ne serait plus la liberté » et une lycéenne apostrophe le journaliste de Minute sur son intolérance envers les immigrés. C’était il y a plus de trente ans.
Surréaliste ! En décembre dernier, Charlie-Hebdo était menacé encore de crever faute de lecteurs pendant que Closer et Gala faisaient leurs choux gras d’escapades en scooter.

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Plus tard, nous passons devant la station de métro Charonne de tragique mémoire : le 8 février 1962, la violence policière armée par le triste préfet Papon à l’encontre de personnes manifestant contre l’OAS et la guerre d’Algérie fit neuf victimes. Cela inspira une émouvante chanson à Leny Escudero.
Peu à peu, la nuit tombe, je me retrouve sous une banderole Abajo la Muerte en écho au cri de ralliement Viva la muerte des Franquistes pendant la guerre d’Espagne. Le martèlement d’un tambour sonnant comme un glas détonne dans l’atmosphère joyeuse qui règne à la Nation, car, un peu fourbu certes, je l’ai atteinte. À moins que ce ne soit l’heure de l’Angélus chanté par Hubert-Félix Thiéfaine.

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Dans mon long retour en métro, je tente d’organiser mes émotions de la journée. Cette manif mémorable, je l’ai vécue un peu comme un zombie, le déchirement d’un hommage à des compagnons spirituels d’une vie, la révolte devant la barbarie, l’échec d’une société qui a perdu ses repères, mon bonheur mais aussi mon scepticisme devant cet immense élan national. Mille choses ont traversé mon esprit, éditoriaux et articles de presse, l’actualité disséquée en boucle sur les chaînes d’info, participant à mon vertige et mon effroi. Ce n’est pas encore la Dolce Vita, d’ailleurs, Anita Ekberg, célèbre pour son bain dans la fontaine de Trevi, nous a quittés ce dimanche-là.
Nous sommes tous des Charlie … Au boulot, prouvons-le !

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Les photographies d’illustration sont d’Encre violette et Denis Rigaud que je remercie amicalement.

Publié dans:Ma Douce France |on 17 janvier, 2015 |1 Commentaire »

Les chevaliers cathares pleurent doucement au bord de l’autoroute …

Je poursuis l’évocation de quelques moments (c’est fou, je répugne à employer ce mot depuis la sortie d’un certain livre !) de ma parenthèse estivale.
Je vous avais laissé à San Remo, au bord de la Riviera italienne. Je vous retrouve dans notre Douce France, coïncidence, dans la région de celui qui la chanta, Charles Trenet (voir billet du 18 juin 2012), précisément à l’intersection de l’autoroute A9 qui file vers l’Espagne, et de l’A61 reliant la Méditerranée à l’Océan Atlantique.
Là, sur la route de Narbonne, à défaut de voir les tours de Carcassonne se profiler à l’horizon de Barbeira, m’intriguaient depuis une trentaine d’années quelques cylindres bétonnés surgissant de la garrigue, sur l’aire de repos dite de Pech Loubat. À tel point que, ce dernier matin de juillet, curieux comme je suis, j’ai décidé d’aller y voir de plus près.
Pour être parfaitement (adverbe de circonstance, vous allez bientôt découvrir pourquoi), honnête, je n’ignorais rien de leur identité depuis qu’au début des années 80, Francis Cabrel s’en fût indigné dans une fort belle chanson au demeurant.

 

« Les chevaliers Cathares
Pleurent doucement,
Au bord de l’autoroute
Quand le soir descend,
Comme une dernière insulte,
Comme un dernier tourment,
Au milieu du tumulte,
En robe de ciment.

La fumée des voitures,
Les cailloux des enfants,
Les yeux sur les champs de torture,
Et les poubelles devant.

C’est quelqu’un au-dessus de la Loire
Qui a dû dessiner les plans,
Il a oublié sur la robe,
Les tâches de sang.

On les a sculptés dans la pierre
Qui leur a cassé le corps,
Le visage dans la poussière
De leur ancien trésor… »

Sans me plonger dans une analyse détaillée de la chanson, il me faut relever tout de même une inexactitude, en fait, probablement un trait d’ironie. L’artiste du dessus de la Loire s’appelle Jacques Tissinier, un peintre et sculpteur originaire d’un village du Lauragais dans l’Aude, ancien étudiant à l’école des Beaux-Arts de Toulouse. Son nom est même un dérivé de « Tesseyre », tisserand en languedocien. Au temps de la croisade contre les Albigeois, les « Parfaits » cathares étaient communément appelés les tisserands parce que beaucoup d’entre exerçaient ce métier.

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Dans le cadre du 1% artistique, les maîtres d’ouvrages publics devant consacrer ce pourcentage du coût de leurs constructions à l’acquisition d’œuvres d’art, Jacques Tissinier fut mandaté, en 1977, par le maire de Narbonne, pour envisager une sculpture sur la future aire de repos d’autoroute aménagée sur sa commune. Sans que ne soit évoquée quelconque allusion au catharisme, le projet mentionnait à l’origine des regards scrutant l’horizon et le rappel d’un patrimoine ancien par un geste artistique contemporain.
Avant que de faire un procès d’intention à Cabrel et/ou Tissinier, je décide donc de juger de visu en grimpant au sommet du petit tertre où l’artiste a effectué son installation.
L’œuvre est, en effet, à peine visible depuis le parc de stationnement de l’aire de repos, par ailleurs déserte. Aucune station service ni cafeteria, juste des toilettes publiques ! Et surtout, aujourd’hui, un vent d’une extrême violence qui contribue, malgré l’azur du ciel, sinon à chasser les démons, du moins à rendre l’atmosphère un peu oppressante.
Ici, « bien souvent, très souvent, y a des coups, des beaux coups, beaucoup d’vent » chantait Claude Nougaro le souffleur de vers. En effet, tramontane, marin, cers et autan font un drôle de concert.
Prudentes, mes passagères préfèrent la quiétude de l’intérieur de l’automobile. Quant à moi, « autan en emporte le vent », « question d’équilibre » chanta aussi Cabrel, je ne nie pas que c’est une légère hérésie de vouloir affronter les éléments et pour cause.
Au Moyen-Âge, en Languedoc, se répandit une hérésie prétexte, en 1209, à une croisade sanglante. Me voici rapidement au milieu des pierres témoins muets de la tragédie cathare, si je me réfère à la tissignalisation de l’artiste.

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J’avoue que ces cylindres tronqués en forme de camemberts et les boulets jonchant la garrigue desséchée ne sont pas sans me procurer une certaine émotion, n’en déplaise au sympathique troubadour d’Astaffort.
Je suis plus dubitatif, bientôt, devant les trois pièces de lego géantes (treize mètres de hauteur) « bunkerisées » en ciment et quartz sablé, censées donc représenter des « chevaliers cathares ».

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De leurs yeux stylisés en meurtrière, surgit pour le personnage central, la pointe d’un canon ?
À l’origine, le sculpteur avait installé dans son regard d’anciennes lunettes de canon de la Kriegsmarine dénichées dans une brocante afin que le public montant à l’intérieur puisse scruter de très près la cathédrale Saint-Just de Narbonne. Très vite, des visiteurs malveillants les dérobèrent pour, dit-on, en faire usage à la chasse aux canards sur l’étang lagunaire de Bages-Sigean tout proche.
Nul n’est Parfait même en pays cathare, sauf les cathares ! C’est ainsi que les inquisiteurs de l’église catholique les appelaient à l’époque, au sens de parfaitement hérétiques, alors qu’eux se présentaient comme des Bons-Hommes et Bonnes-Femmes ou Bons chrétiens et Bonnes chrétiennes. Le peuple les surnommait de différents noms : patarins, poplicains, publicains, piphles, tisserands on l’a vu, ou encore boulgres, ce dernier qualificatif rappelant l’origine bulgare et balkanique de l’hérésie cathare.
En quelques mots, qu’est-ce que le catharisme ? À en croire une « désencyclopédie » hilarante trouvée sur la Toile, il s’agit d’une doctrine répandue par le Conseil Général de l’Aude qui aurait pris son essor vers le dixième siècle au pays du cassoulet à cause d’effets secondaires du mélange de la fécule de haricots blancs et de l’acide tartrique des crus de Corbières et Minervois. Son inventeur historique serait Guillemet Pougnefougasse ! (voir http://desencyclopedie.wikia.com/wiki/Catharisme).
Il est vrai que le catharisme est devenu un outil de promotion touristique et commerciale. Ainsi, on parle aujourd’hui de châteaux cathares qui n’en sont pas historiquement, de vins des cathares, de cassoulet cathare (à la viande de cheval ?), appellations d’origine d’autant moins contrôlées quand on sait que les Parfaits étaient végétariens refusant toute alimentation carnée à part le poisson.
Malgré ce vent à rendre fou, je retrouve mes esprits. Plus sérieusement, le catharisme est l’une de ces nombreuses hérésies qui se manifestèrent autour de l’an mil et prirent de l’ampleur au cours des XIème, XIIème et XIIIème siècles.
Au Dieu bon, régnant sur un monde spirituel de lumière et de bonté, s’oppose Satan et son monde matériel. Les Cathares croyaient donc à deux Créations distinctes : la bonne Création, purement spirituelle, éternelle et invisible, et la mauvaise Création, celle du monde visible, temporel et corruptible. L’homme est à la croisée de ces deux Créations : sa part divine (son esprit et son âme), se trouve emprisonnée dans une enveloppe matérielle maléfique (son corps). Le salut, pour le cathare, consistait à se libérer du Mal, pour accéder en toute connaissance, au royaume du Bien. Foi de quoi, les Cathares ne craignaient pas la mort, puisque pour eux, l’Enfer était sur la Terre.
Dans leur liturgie, ils ne reconnaissaient qu’un seul sacrement, le consolamentum, véritable passage entre l’état de croyant et celui de parfait. Il s’agissait d’un baptême spirituel par imposition des mains, opposé à celui traditionnel de Jean utilisant de l’eau.
Parmi d’autres usages, quand un croyant rencontrait des parfaits, il devait les saluer en faisant trois génuflexions. C’est un peu ce que je suis obligé de faire, sans leur demander leur bénédiction ou melhorament (amélioration), pour retrouver le cache de l’objectif de mon appareil photographique poussé dans les buissons par le vent !
Au milieu du XIIème siècle, le Midi toulousain fut atteint par cette ardente hérésie religieuse. Bientôt, le pape Innocent III mandata Saint Dominique de Guzman, un prêtre de Vieille-Castille, pour ramener les hérétiques à la foi catholique, puis, en désespoir de cause, choisit de recourir à la force du glaive.
Pas si simple ! Le comté de Toulouse était un territoire qui n’avait rien à envier à celui du roi de France Philippe Auguste, et Raymond VI (dont l’aïeul Raymond IV de Saint-Gilles fut pourtant le chef de la première croisade en Terre Sainte !) qui le dirigeait, refusa net de combattre ses propres sujets. S’ensuivit une dispute, l’excommunication du comte, l’envoi du légat pontifical Pierre de Castelnau et son assassinat à Trinquetaille, près d’Arles.
C’est la goutte d’eau qui fit déborder le Rhône et amena le pape à lancer l’appel à la croisade dite communément contre les Albigeois, par référence à la ville d’Albi, proche de Toulouse, considérée comme un foyer hérétique. Officiellement, l’expédition portait le nom d’ « Affaire de la Paix et de la Foi ». En tout cas, ce fut la première croisade dirigée contre des gens se réclamant du Christ.

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Qui furent ces combattants de la cause cathare ? Certainement pas les cathares eux-mêmes, les parfaits n’ayant absolument pas le droit de tuer, et les croyants ne pouvant tuer que pour se défendre. Les chevaliers faisant face aux Croisés étaient le plus souvent des catholiques, armés par les seigneurs du Languedoc afin de défendre leurs terres, ainsi que leur indépendance. Le terme de  » chevalier cathare  » est donc une hérésie… de vocabulaire, et les colosses de Pech-Loubat dans leur robe de béton, objets de polémiques dérisoires !
L’un des temps forts de la croisade fut, en juillet 1209, le sac de Béziers lors duquel, les croisés demandant à Arnaud Amaury, légat du pape, comment distinguer les hérétiques des catholiques, celui-ci aurait déclaré : « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens » (aucune certitude historique).
En 1226, le roi Louis VIII le Lion en personne mena une seconde croisade contre les albigeois avant d’être emporté par une dysenterie au retour de la campagne. Le monde occitan s’effondra alors en quelques mois. Le traité de Meaux (sans Jean-François Copé ni Bigmalion !), en 1229, conclut le rattachement des terres du Languedoc conquises par les Croisés, à la couronne de France, le jeune roi Louis IX futur saint Louis et sa régente de mère Blanche de Castille.
D’un point de vue strictement religieux, ces croisades connurent une réussite très mitigée et il fallut attendre la prise de la fameuse forteresse ariégeoise de Montségur en 1244, où périrent sur le bûcher plus de 200 hérétiques pour que le mouvement cathare soit quasiment démantelé définitivement (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2009/04/27/).

« Gloria
De quel côté du globe
Tombe à tes pieds la blancheur de ta robe ?
Gloria, Gloria…
Ainsi chantait tout doux un troubadour
Assis sur
Le rempart démantelé
De Montségur
Par une nuit étoilée
Gloria, Gloria, murmurait un vieux troubadour

S’il est un Dieu, Dieu est très bon
Or dans le monde rien n’est bon
C’est donc que ce monde n’a pas été fait par Dieu

Et pourtant
Sous la cendre cathare
Je t’aperçois brillante comme un phare
Tout là bas, Gloria…
Dans mon patois j’entends depuis toujours
Le choc sourd de ta beauté qui passe
Et de l’amour nous désigne l’espace
Gloria, Gloria…
Murmurait le vieux troubadour … »

Claude Nougaro glorifia superbement la citadelle de Montségur couronnant le pog au sommet du col du Tremblement, ainsi se nomme également cette montée. Rien à voir avec le vent qui balaie ce matin la garrigue, il y a de quoi trembler pourtant, vous verrez plus tard.
Montségur est l’un des rares édifices militaires méritant l’appellation tellement galvaudée de « château cathare ». C’est le seul château explicitement reconstruit à la demande des Cathares pour les abriter.

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Les autres célèbres nids d’aigle vertigineux et pittoresques des Corbières, même s’ils purent à un moment ou un autre de la croisade servir de refuge aux Parfaits, sont des forteresses édifiées par le roi de France pour constituer une ligne de défense face à la frontière aragonaise. Quelques siècles plus tard, après que Louis XIV eût signé le Traité des Pyrénées (1659) avec le royaume d’Espagne, la frontière recula sur la ligne de crête des Pyrénées, faisant perdre toute importance stratégique notamment aux cinq fils de Carcassonne : Aguilar, Quéribus, Peyrepertuse, Puilaurens et Termes.
Les Cathares n’avaient que faire de ces casernements, leur place étant au sein des populations civiles. Mais il faut avouer que ces châteaux perchés dans des lieux magiques et tourmentés constituent un décor idéal pour raconter aujourd’hui la tragédie cathare aux touristes qui affluent dans la région.
Si, très modestement, les « chevaliers » de l’autoroute interpellent quelques instants le bon peuple des juillétistes et aoûtiens dans son chassé-croisé, l’artiste aura réussi son projet. Certes, il a négligé, peut-être un peu, les taches de sang comme le fait remarquer Cabrel mais ne donnons pas de mauvaise idée à quelque tagueur irrespectueux.

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Huit siècles plus tard, le face à face de ces Bons Hommes de ciment, censés rejeter toute notion de matérialité, et des estivants pare-choc contre pare-choc sur l’autoroute en contrebas, est pour le moins cocasse.
Pire encore, deux heures plus tard, le bûcher a changé de camp : un violent incendie de garrigue attisé par des rafales de vent de plus de 100 km/h, au sud de Narbonne, traversant même l’A9, provoquera sa fermeture pendant plus de cinq heures. Hérésie de la société de consommation à laquelle j’aurai échappé de justesse !
J’évoquerai peut-être, un jour, dans le cadre de l’art dit autoroutier, la mémoire de mes ancêtres vikings bizarrement symbolisés par des flèches sur un talus de l’autoroute de Normandie.
Tandis que j’abandonne le Midi méditerranéen pour le Midi aquitain, je conclus avec Pregara Catara (Prière cathare), une jolie chanson du troubadour occitan Mans de Breish :

« Plus pauvre encore que les pauvres
Sans souliers sur la pierre nue
Par les chemins qu’un vent aiguise
Ma foi, seule, incommensurable,
Seul m’effrayait le pêché
quand me laisserez vous en Paix?

Je ne demandais rien à personne
l’eau, le pain pour toute richesse
et la mort au bout du voyage
Je ne convoitais que la Lumière.
Mais la faux est dure au blé
Quand me laisserez vous en Paix?

La curetaille comme la peste
Tomba sur le pays sans pitié
Elle laboura les semis
Même ceux qui avaient trahi,
Ils nous ont chassés comme des rats,
Quand me laisserez vous en Paix?

Ils m’ont brûlé un matin d’hiver
Ma fumée parmi la rosée
Ma tombe n’est pas ouverte
je suis enterré dans la Lumière.
Vous dansez dans mon pré.
Quand me laisserez vous en Paix?

Il n’y a ni Dieu ni Diable
seule la vie et seule la mort.
Le chiendent étouffe mon jardin
Notre croix tombe en poussière.
Nous sommes morts sans consolamentum
Quand me laisserez vous en Paix? »

Publié dans:Ma Douce France |on 5 octobre, 2014 |7 Commentaires »

Vogue Galéria ! village de Haute-Corse

Voilà, je suis de retour avec vous ! Pour nos retrouvailles, j’ai envie d’évoquer le petit port d’attache(s) de l’île de Beauté, où je séjourne chaque mois de juillet, depuis plus d’une décennie. Il porte le nom, certes un peu inquiétant, de Galéria, qu’il tiendrait sans doute abusivement « des fameuses galères qui sillonnaient sa rade, arrogantes et fières ».
Je vous rassure de suite, les tracas que vous pourrez y connaître, sont véniels et plutôt pagnolesques, même s’ils indisposent parfois le touriste acariâtre peu au fait des habitudes insulaires. Vous l’entendrez maudire sa 3 ou 4 G totalement inutile devant les défaillances épisodiques du réseau Orange. Moi-même, je me surpris à maugréer contre l’acheminement très aléatoire des journaux et de devoir guetter le presque unique exemplaire de Charlie-Hebdo sur le présentoir. Depuis Cavanna est mort, non pas l’ancien boucher du village, lui c’est Canava, mais le fondateur du canard satirique, et la livraison s’effectue plus tôt et de manière plus fiable ! On sourit encore du jour où tout le village fut soumis au pain de régime, le boulanger ayant oublié le sel dans la confection de la pâte… Vous voyez, rien de traumatisant, n’est-on pas ici pour se dépayser et décompresser justement d’un quotidien routinier et stressant ?
De manière plus crédible, le village tirerait son nom d’une origine romaine, Galerius Valerius Maximianus ayant été un des empereurs de la Tétrarchie au début du quatrième siècle.
Mais plutôt qu’un péplum, mon billet pourrait commencer comme un western. En effet, la première fois que je me rendis à Galéria, il me sembla y retrouver certains paysages arides de l’Ouest américain propices aux chevauchées (fantastiques ?), en contemplant le point de vue sur la vallée, au sommet du col de Marsulinu, ou les mini canyons creusés par le fleuve Fango dévalant de la montagne proche.

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Parvenu, au fond de la vallée, au pont des Cinque arcate, il reste une alternative (donc deux choix) pour atteindre Galéria Creek ! L’un, « clint east(holly)woodien », en parcourant à cheval le désert de galets que constitue le lit du Fango en été. Mais ça, c’est mon cinéma à moi !
L’autre, plus réaliste, mais aussi peut-être plus périlleux, en empruntant la D 351 sinuant dans le maquis. En effet, entre ombre et lumière, le « pinzutu », ainsi surnomme-t-on ici le continental, fraîchement débarqué sur l’île peut voir surgir devant son véhicule, une de ces vaches paissant en liberté, ou un autochtone intrépide jouant les Sébastien Loeb dans les nombreuses courbes.
Allez, détendons-nous ! Nous voici, sain et sauf, dans un bout du monde, entre « mare e monti », à Galéria, porte de Scandola, à une trentaine de kilomètres au sud de Calvi !

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En guise d’accueil, à droite, sur un promontoire, surplombant la mer, se détache la tour génoise construite entre 1551 et 1573. Elle faisait partie des sept tours de la juridiction de Calvi et des constructions de défense le long des côtes de la Méditerranée septentrionale pour se protéger des pirates Sarrasins et Barbaresques, Provençaux, Vénitiens, Catalans et autres Ligures. Elle était occupée par trois personnes qui en assuraient la défense, d’abord des militaires puis des villageois à partir de la fin du XVIIème siècle jusqu’en 1792. Elle fut ensuite détruite par les habitants du Niolu mécontents de la spoliation de leurs terres par une société étrangère. En partie restaurée, elle a vocation, aujourd’hui, d’accueillir des manifestations culturelles et des banquets.

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Plutôt qu’imiter le célèbre torero El Juli pour amadouer le ruminant qui vous en barre l’accès, du moins sur la photographie, je vous suggère de commencer votre séjour, en face, de l’autre côté de la chaussée, chez la Julie et sa maman, en dégustant un délicieux café gourmand. J’ai déjà écrit tout le bien que je pensais de la guinguette de l’Artigiana (http://encreviolette.unblog.fr/2009/08/14/savourez-linstant-corse-lartigiana-a-galeria/). Les années passent et le plaisir des sens y est toujours aussi bien célébré, la preuve en est avec cette mise en bouche, sous les pins.

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Avec une vue imprenable, l’une de ces magnifiques échappées sur le golfe que nous offre le village ! Il en est une cependant, paradisiaque, que j’ai gardée pour moi jalousement durant de nombreux étés :

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Ça y est, vous avez posé vos valises ? Car, sans avoir l’aura touristique de certaines autres stations du littoral corse (parfois surcotées), Galéria mérite qu’on y séjourne quelques jours tant le village et ses alentours possèdent charme et attrait pour celui qui sait être curieux.
Ma balade découverte débute à hauteur du cimetière et du monument aux morts, là où la route se partage en deux. Vous avez le choix de prendre à gauche vers le centre du village ou de descendre à droite vers la plage et le port.

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À l’embranchement, une ancre rouillée rappelle l’animation maritime ancienne du lieu. En 1992, on a même retrouvé un jas d’ancre antique en plomb qu’on date entre le deuxième siècle avant J.C et le deuxième siècle après.
Il y a moins d’un demi-siècle, loin du tumulte touristique, Galéria était, au fond de son cul-de-sac, un havre paisible à en juger par les émouvantes toiles de la maman artiste de deux de ses habitants.

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tableaux de Marika Van der Heyde

Aujourd’hui, si environ 300 habitants y vivent l’hiver, ce sont entre cinq et dix fois plus qui y débarquent l’été. Et dans cette commune, longtemps tournée vers la montagne, on dénombre pour la première fois, plus d’indigènes liés au tourisme maritime que de bergers, ce que regrettent peut-être quelques anciens nostalgiques.
En toute logique, le touriste a d’abord hâte de découvrir le front de mer.
L’implantation immobilière constituée essentiellement de quelques hôtels, restaurants et commerces, est récente, raisonnable et maîtrisée. Les parkings font fonction de belvédère et, assis sur un banc et sous un pin, vous pouvez rêver à de futures évasions, devant la vue panoramique toujours aussi imprenable des bateaux tanguant tranquillement sur l’onde : « Altru Sognu » comme le revendique une enseigne voisine.

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Force est de reconnaître que le cordon de plage ne peut rivaliser avec certains autres rivages idylliques de l’île. De nombreux petits galets s’agrègent traitreusement au sable mais l’eau est claire, l’ambiance paisible et familiale. C’est comme son nom l’indique, la plage du village et des villageois. De l’authentique !
Vous ne risquez pas d’y être importuné par quelque vendeur de bibelots exotiques ou de chouchous. Et si votre progéniture vous réclame un esquimau, il vous suffit comme le grand enfant que je reste, de gravir les quelques marches qui mènent au Concept : Fred vous soumet à un choix cornélien entre les parfums souvent originaux de ses glaces artisanales. Voici mon top 5 de l’été : réglisse, speculoos, stracciatella, nougat glacé et … pomme (bon sang de normand oblige). Il ne faut pas trop s’y attarder cependant car la gente féminine impatiente a vite fait de ponctionner (modérément) votre portefeuille chez Wish, la sympathique boutique de fringues et sacs tendance contiguë.
En guise de brève séance de thalassothérapie en marchant, les pieds dans l’eau, on peut gagner le port, en bout de plage. Il s’agit presque exclusivement d’un mouillage de plaisance. Hors les embarcations des autochtones, c’est le point de départ d’un club de plongée et de locations pour des promenades inoubliables dans la réserve de Scandola avec escale à Girolata (voir billet du 12 août 2011). Incontournable !
Un ou deux pêcheurs proposent, confidentiellement, le matin, par beau temps, le produit de leur sortie en mer. À défaut, vous pouvez déguster à midi un club sandwich langouste à la proche Cabane du pêcheur … avec fenêtre sur la mer :

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Immanquablement, ce pittoresque fourbi me renvoie au quartier de la Pointe Courte à Sète, cher à l’ami Georges Brassens et mes regrettés tante et oncle (voir billets des 3 décembre 2007 et 1er juin 2012 ).
Je ne vous promets pas, il ne faut pas exagérer, qu’une bouteille à la mer telle que celle du clip de Francis Cabrel viendra s’échouer à vos pieds … même si les poissons sont souvent affectueux !

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En route vers « Galéria centre historique » qui s’étend plus haut sur un replat du Capu Tondu. L’accès le plus direct, depuis le port, est une rue quasi rectiligne à la pente fort abrupte. Aux heures chaudes de la journée, s’il vous prend de la gravir à pied, je vous garantis suée et soif que vous apaiserez à l’un des deux bars au cœur du village : Orezza menthe pour ceux qui veillent à leur ligne, Pietra, la bière à la châtaigne, pour les autres.

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Depuis qu’une chère petite fille me le passe en boucle, je pense inévitablement à l’inénarrable sketch du duo d’humoristes corses, Tzek et Pido, un petit bijou d’auto dérision.
A Piazetta, ailleurs également, la fiction ne rejoint évidemment pas la réalité et je rassure de suite le pinzutu, il ne paiera pas plus cher son Panini que les locaux, et souvent en soirée, le patron Martin m’a offert un limoncellu de bienvenue ! À Galéria, l’hospitalité n’est pas un vain mot … d’ailleurs le sketch se situe au cœur de la Corse !!!
Sur quelques dizaines de mètres, hors saison, se concentre ici, presque exclusivement, la vie paisible du village. L’été, c’est beaucoup plus trépidant, notamment en fin de matinée, à l’heure des courses. Entre le délicat croisement des automobiles, le stationnement un peu anarchique et les autochtones qui font la causette au milieu de la chaussée ou abrègent la tournée du facteur en récupérant leur courrier directement dans son véhicule, il n’est pas toujours aisé de choisir, en toute sérénité, un melon ou une carte postale à l’étalage de la supérette ! J’exagère (à peine), d’ailleurs, ce sont les vacances et chacun adopte la nonchalance corse, le sourire aux lèvres. D’ailleurs, pour preuve, depuis deux ans, j’ai choisi de poser mes valises au cœur du village.

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Si vous souhaitez profiter de cette atmosphère joyeuse, colorée et bon enfant, il n’y a guère meilleure loge que de s’installer à la minuscule terrasse de L’Auberge. Les nouveaux propriétaires de cet hôtel-restaurant proposent une cuisine simple, authentique et cependant inventive, à partir de leurs propres produits. Je m’y suis régalé entre autre d’une délicieuse bruschetta océane (du nom de la jeune fille de la maison) pleine de parfums et saveurs.
D’un côté de la rue, les commerces, de l’autre, les services ! En période estivale, des parties de foot, jeux de boules, bals, soirées karaokés, braderies diverses animent la cour désertée par les écoliers. Des idées pour combler la demi-heure laissée vacante par les nouveaux rythmes scolaires ?

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L’école communale porte le nom poétique de Pampasgiolu, coquelicot en langue corse mais aussi le surnom de Don-Ghjaseppu Giansily, un berger poète du Niolu décédé à Galéria en 1977. On raconte qu’il chantait la sérénade aux jeunes normaliennes en poste à l’école de son hameau. J’aurai l’occasion de célébrer sa mémoire, plus loin.
En attendant, permettez-moi d’honorer celle de Mouloudji, tendre interprète de l’inoubliable Comme un p’tit coquelicot et aussi … Le Galérien (!). Il nous a quittés, il y a dix ans, au mois de juillet.
À côté, sur la placette devant l’église et la mairie, se tient, chaque vendredi, un marché joyeux et coloré où petits producteurs et artisans locaux proposent leurs produits prêts à émoustiller les sens. Quelle frustration, cet été, de n’avoir pu goûter au sublime miel récolté par Pauline, en rupture de stock, rançon du succès peut-être !
Les cloches de l’Angelus en guise de réveille-matin ne sont pas superflues car la file des clients se forme de bonne heure dans l’attente du camion boucher de Calenzana qui pallie (temporairement ?) la fermeture de l’ancien commerce du village.

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Quoique sans grand caractère, l’église Sainte-Marie récemment repeinte (après plusieurs essais de teintes !) ne manque cependant pas d’élégance avec les palmiers et les lauriers qui l’entourent.

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J’ai plaisir à m’y retrouver lors de concerts de polyphonies corses, ainsi cet été, un récital mémorable du groupe Balagna (ex U Celu). Fabuleux et poignant moment que d’écouter l’adaptation corse de la Complainte de Pablo Neruda, le poème de Louis Aragon mis en musique par Jean Ferrat :

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La Complainte de Pablo Neruda interprétée par le groupe U Celu commence à 2 min 40 sec suivie de L’Aranciaghu (Ballade nord-irlandaise de Renaud

Salutaire aussi en cette époque inquiétante où la liberté de pensée est trop souvent bafouée.

« Lorsque la musique est belle
Tous les hommes sont égaux
Et l’injustice rebelle
Paris ou Santiago
Nous parlons même langage
Et le même chant nous lie
Une cage est une cage
En France comme au Chili
Comment croire comment croire
Au pas pesant des soldats
Quand j’entends la chanson noire
De Don Pablo Neruda »

Ce soir-là, la musique fut belle et tous les hommes égaux : les artistes insulaires convièrent même le public à sa première expérience de polyphonie en lui faisant reprendre L’aranciaghju, version corse de la ballade nord-irlandaise de Renaud. Et que croyez-vous qu’il advînt (comme ne le montre pas le clip enregistré ailleurs) ? Cent pinzuti recouvrirent (presque !) un instant la voix des six baladins balanins ! Étonnant non ?

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En tout cas, nul besoin de chanson pour faire pousser un citronnier à Galéria !
J’aime arpenter ce qu’on nommait le Quartieru à la fin du dix-huitième siècle, à la découverte de quelques témoignages de ce passé. À défaut d’être clinquante, la flânerie authentique et émouvante laisse imaginer la vie autrefois des gens d’ici : hautes façades noircies par le temps, entrées de caves dotées de linteaux en genévrier, anciennes terrasses dédiées aux cultures, la fontaine restaurée, le curieux pignon d’une maison abandonnée avec des hauts reliefs des décorations militaires de son ancien maître …

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Cabas à la main, au retour des courses à la supérette, je me glisse fréquemment, à l’arrière de la rue principale embouteillée, dans un amour de petit chemin de traverse. Il ne sent peut-être pas la noisette mais il a un subtil parfum de campagne.
Qui sait si, autrefois, on n’y chanta pas le tendre refrain de Mireille et Jean Sablon :

« … Ce petit chemin
M’a tourné la tête
J’ai posé trois baisers
Sur tes cheveux frisés
Et puis sur ta figure
Toute barbouillée de mûres
Pour nous surveiller
Des milliers de bêtes
S’étaient rassemblées
Par-dessus nos têtes
Mais un lièvre au passage
Nous a dit: Soyez sages!
Ne crains rien, prends ma main
Dans ce petit chemin… »

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Si loin de l’effervescence du centre du village et pourtant si près (cinquante mètres maximum !), on n’y rencontre guère âme qui vive, encore que les éclats de voix émanant d’une délicieuse tonnelle en contrebas attirassent parfois la curiosité de touristes égarés et ravis de dénicher ce qu’ils croient être une vraie guinguette. Un été, le propriétaire joua le jeu en exposant devant l’entrée, une ardoise avec le (vrai) plat du jour servi à la table familiale … se prémunissant cependant de toute réservation abusive en affichant aussitôt complet.
Sous la treille, il m’offre volontiers l’apéro au normand que je suis.

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À quelques pas de là, se cache une petite chapelle toute pimpante au soleil. Le carré d’herbes sèches, situé derrière elle, correspond à l’ancien cimetière ouvert dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Une stèle est encore visible en bordure du muret d’enceinte.
Population de bergers, les gens du Niolu, la haute vallée d’estive, descendaient, alors, leurs défunts sur une mule, par les chemins de transhumance, le corps enveloppé dans le pilone, le manteau de berger en poil de chèvre, la tête soutenue par un bâton fourchu, le tout ligoté au moyen de cordes en poils de chèvre. Quand l’équidé s’emballait, la surprise pouvait être macabre pour les piétons qu’il croisait !
Aujourd’hui, les morts sont logés à meilleure enseigne, et Galéria la discrète possède un cimetière tout aussi marin que celui de Paul Valéry sur son « île singulière », de l’autre côté de la grande bleue.

« Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée
O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux!
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir…
… Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.
Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!
Chienne splendide, écarte l’idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux!
Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
A je ne sais quelle sévère essence . . .
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.
Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère…« 

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Ici, aucune sépulture de personnage illustre ne draine les visiteurs mais il est émouvant de se recueillir quelques instants devant les tombes d’une blancheur éclatante au soleil se découpant sur l’azur du ciel et des flots. Mes pensées s’envolent alors vers la supplique d’un autre Sétois célèbre, Georges Brassens :

« … C’est une plage où, même à ses moments furieux,
Neptune ne se prend jamais trop au sérieux,
Où quand un bateau fait naufrage,
Le capitaine crie : « Je suis le maître à bord !
Sauve qui peut ! Le vin et le pastis d’abord ! (une mauresque ! ndlr)
Chacun sa bonbonne et courage ! » …
… Pauvres rois, pharaons ! Pauvre Napoléon !
Pauvres grands disparus gisant au Panthéon !
Pauvres cendres de conséquence !
Vous envierez un peu l’éternel estivant,
Qui fait du pédalo sur la vague en rêvant,
Qui passe sa mort en vacances…

… Et quand, prenant ma butte en guise d’oreiller,
Une ondine viendra gentiment sommeiller
Avec moins que rien de costume,
J’en demande pardon par avance à Jésus
Si l’ombre de ma croix s’y couche un peu dessus
Pour un petit bonheur posthume … »

Dieu soit loué, dans l’attente du jugement dernier, nous, les vivants, pouvons aussi nous rincer l’œil sur les baigneuses dénudées en empruntant le sentier côtier, peuplé d’immortelles, jouxtant le cimetière. En flânant dans ce petit coin sauvage de maquis, l’on surplombe la plage dite du village avec en arrière-plan le port de plaisance, puis un chaos de rochers, avant d’entrevoir en contrebas, la minuscule et secrète crique de la Fontanaccia à laquelle on peut accéder grâce à une rampe de corde. Quelle que soit l’heure de la journée, selon les variations de lumière et même les caprices du temps, le spectacle est superbe.
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On repère aussi en chemin quelques ruines de maisons en construction, témoignages de nuit bleue (tout est bleu ici !) contre l’urbanisation du littoral. Dans un billet du 14 août 2010, j’avais écrit alors : « Deux pas en avant, un pas en arrière, le Fango corse s’interprète plus parfois comme une valse hésitation. Je ne suis pas loin de penser cependant que celui que j’ai dansé pour vous (jusque) dans les bras de son delta, c’est le plus beau Fango du monde !!! ». Il n’y a pas que la mer qui danse le long des golfes clairs de Galéria !

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Je ne jurerai pas que le crâne jonchant le sol soit la conséquence de l’acte des chasseurs de primes (à la vache ?) poursuivis par l’impitoyable Clint évoqué plus haut ! Ce sont les mystères de l’Ouest corse. En tout cas, quelqu’un se sera régalé d’un savoureux sauté de veau aux olives vertes, l’un des plats emblématiques de l’île de Beauté …
Je vous suggère, à l’extrémité du sentier, de traverser la route et de vous diriger en face vers le snack de la Funtanaccia. Jean-Claude prépare devant et pour vous un vrai et bon pan bagnat, le célèbre casse-croûte qu’emportaient autrefois les pêcheurs niçois et … aujourd’hui, les estivants qui s’acheminent vers la vaste plage de Ricciniccia, plus communément appelée plage de la Tour.

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Loin de toute circulation, nichée dans le maquis, en contrebas de l’ancien édifice génois, adossée à une pinède, à l’embouchure du delta du Fango, son caractère sauvage séduit de nombreux touristes.

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Mais attention, la baignade y est fortement déconseillée les jours de vent et de houle même si le soleil brille. Soyez à l’écoute des gens d’ici et de … Renaud. « Dès que le vent soufflera, c’est pas l’homme qui prend la mer, c’est la mer qui prend l’homme » …il serait regrettable de quitter Galéria précipitamment par hélicoptère.
Contentez vous alors de la vision grandiose et un peu angoissante des flots furieux … Puis demi-tour vers la rivière pour une heure exceptionnelle de « zénitude » avec une balade découverte en canoë dans les bras du delta du Fango, un site classé Réserve de Biosphère par l’UNESCO.
Que puis-je ajouter à ce que j’avais écrit, il y a déjà quatre ans ? :

http://encreviolette.unblog.fr/2010/08/14/le-fango-haute-corse/

À l’accueil, les livres d’or s’entassent, remplis de commentaires élogieux. Alors, délestés de vos portables (ils sont prohibés), laissez-vous glisser au fil de l’onde et rêver devant le spectacle incroyablement beau de la nature. Dépaysement total garanti !

Deltablog

Nénupharblog

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Cet été, les tortues cistudes qui prennent le soleil sur les troncs de bois morts, furent même les héroïnes d’une conférence à la tour génoise (avec leurs collègues terrestres d’Hermann).
La rivière, qui est en fait un fleuve dans son acception géographique, draine, au fil des années, un flot de plus en plus impétueux de touristes, ce qui n’est pas sans danger sur son équilibre écologique. U Fangu souffre de sa beauté magique que j’avais tenté de restituer dans mon billet du 14 août 2010 (voir lien ci-dessus). Mes vertus littéraires s’étiolant avec l’âge, je ne saurais mieux faire que de vous inviter à le relire !!!

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Moment de paix devant le Ponte Vecchiu, d’origine génoise, à l’heure où il se vide de ses intrépides plongeurs et rougit sous les feux du soleil couchant. L’ouvrage restauré récemment est praticable et permet de se rendre par une piste au hameau abandonné de Chiumi avec ses ruines de la chapelle San Pietru. Superbe mais demi-tour car j’empiète sur la commune de Manso !
Celle de Galéria possède une superficie de 135 km2 et une façade littorale de plus de trente kilomètres. Hors le village lui-même, quelques hameaux dispersés sur ce vaste territoire, souvent vestiges d’un émouvant passé, méritent le coup d’œil, cela évite en plus de bronzer idiot …

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Ainsi, cap vers Prezzuna ; c’est simple à trouver : vous prenez à droite lorsque les chèvres de Dominique et Joseph Acquaviva vous barrent la route de Calvi dans la montée du col du Marsulinu (plus sérieusement, c’est fléché !).
Après quelques kilomètres en plein maquis, par un étroit chemin désormais goudronné, on parvient à une oasis propice à la méditation et à la rêverie.

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Je vous l’avais promis : attenante à la petite église Sainte-Lucie, l’ancienne école du hameau abrite la Casa di i Pueti, la Maison des Poètes niolins Pampasgiolu di l’Acquale et Peppu Flori.
Tout est malheureusement fermé mais mon esprit vagabonde tout de même vers Pampasgiolu qui vécut là avec sa mère et ses deux sœurs restées célibataires. Lui non plus, ne trouva pas l’âme sœur bien que sa complainte Bongiornu o madamicella ait été chantée par des générations de soupirants corses.

Chantre remarquable, il passait pour être le maître du « chjama è rispondi », joute poétique d’improvisation, pratiquée dans les fêtes, foires et rituels saisonniers, consistant en un dialogue chanté et rimé sans s’écarter du thème choisi.

« …Une chapelle, son clocher
Et l’ancienne école à côté
Où la pariétaire vient pousser

Puis la maison dans la plaine
La vieille femme à la fontaine
L’heure s’endort à la méridienne

Allons mon fils à la veillée
Entends le Niolu écoute le trembler
C’est Pampasgiolu qui se
met à chanter. »

Le célèbre groupe I Muvrini rend un poignant hommage à Pampasgiolu dans la chanson Senti u Niolu. Je vous laisse l’écouter tandis que dans le silence de Prezzuna, je rejoins le petit cimetière en contrebas.

https://www.dailymotion.com/video/x60wro

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À défaut de fleurir la tombe du poète berger, quelques coquelicots poussent en liberté dans les allées comme un clin d’œil. Dans ce jardin de poètes, la majorité des défunts porte le joli nom d’Acquaviva.
Eau vive, c’est presque un label pour les sublimes fromages locaux, merci Joseph et Dominique, merci Guillaume !
Après les forces de l’esprit, j’emprunte, cette fois, la route côtière vers Calvi pour rendre hommage aux mains d’or des ouvriers des anciennes mines de l’Argentella. Ils y exploitaient des gisements de plomb argentifère et de cuivre.
Certains documents attestent déjà d’une activité minière en 1572 ouverte par les envahisseurs génois. Mais l’exploitation connut son apogée essentiellement durant le dix-neuvième siècle. En 1891, elle devint la propriété de l’Argentella Mining Company ; ce ne fut pas la ruée vers l’or (et pour cause) mais, j’avoue qu’il s’en dégage un petit parfum de western. Où est le train de la mine?
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En tout cas, il est émouvant d’errer dans cette friche industrielle dévorée peu à peu par la végétation.
Les aïeux du coin (et leur descendance) échappèrent à pire. En 1960, le gouvernement de Michel Debré, non content d’expulser les paysans du Larzac, envisagea d’implanter sur le site une base d’expérimentations nucléaires. Devant les réactions virulentes d’associations corses, l’État français se rabattit sur l’atoll polynésien de Mururoa avec les terribles conséquences, que l’on connaît aujourd’hui, sur la santé de la population locale.
Il serait dommage, même si l’on empiète sur le territoire de la commune de Calenzana, de ne pas allonger la promenade de deux kilomètres jusqu’à d’autres ruines, celles du château du Prince Pierre Bonaparte, neveu de l’Empereur, se dressant sur un éperon rocheux au-dessus de la baie de Crovani.

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Les faits du prince constituent un véritable roman de cape et d’épée qui mériterait qu’on lui consacrât l’intégralité d’un billet. J’eus l’occasion d’évoquer l’un d’eux (billet du 28 janvier 2009 Le destin sulfureux de Victor Noir) lorsqu’il blessa mortellement le journaliste Victor Noir, ce qui lui valut le surnom de Prince Noir.
Né à Rome en 1815 tandis que son oncle partait en exil à Sainte-Hélène, il fit construire ce « pavillon de chasse » entre 1852 et 1854 et y passa l’essentiel de son temps jusqu’en 1870, y écrivant même une biographie poétique de Sampiero Corso. Après la dérouillée de Sedan en 1870, il quitta définitivement la Corse et émigra en Belgique avant de mourir à Versailles en 1881.
Dans ce paysage brûlé par le soleil, digne d’un décor naturel de western, mon imagination trop débordante voit surgir encore la silhouette cavalière de Clint Eastwood. Ne vous moquez pas, les séquences du débarquement en Normandie du 6 juin 1944 pour les besoins du film Le Jour le plus long ont bien été tournées sur une plage du désert des Agriates, non loin du cap Corse ! Alors …
Retour au cœur du village de Galéria : par la route derrière l’église, je vous suggère une dernière et brève escapade à pied jusqu’au hameau de Calca. C’est aussi le départ du chemin de randonnée Mare e Monti qui mène à Girolata, mais ça, c’est une autre aventure plus corsée.
Au fil des ans, Calca devient peu à peu le « faubourg » résidentiel de Galéria. Cependant j’aime y retrouver quelques anciennes maisons avec leur architecture particulière et le montage curieux des murs selon la technique de la pierre sèche sans liant, les pierres de base et d’angle étant plus volumineuses. C’est à l’occasion de cette promenade qu’il y a quelques années, en lisant les noms sur les boîtes à lettres, j’ai retrouvé trace de mon meilleur ami des années 1970. Un de ses frères s’est retiré là à sa retraite.

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Voilà, le séjour s’achève demain ; il n’y a plus plus rien au réfrigérateur de la location. Qu’à cela ne tienne, le patron Stéphane prépare les couverts, en face, sur la terrasse sous les frondaisons de l’Aghja Nova. Bravo pour le design de la carte avec les photographies familiales en noir et blanc … et tant pis, s’il n’y a plus d’amaretto au dessert, ce soir-là !!!

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C’est presque un rituel, je savoure mes derniers moments sur l’île à la guinguette de l’Artigiana.
Pour les prolonger sur le continent, je fais ample provision de charcuterie artisanale (saucissons, coppa et lonzu) et des fabuleux fromages du coin. Les amis et la famille m’ont passé commande également.
Puis je m’assieds face à la mer et … goûtez avec les yeux !

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Quel Galéria, n’est-ce pas !

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 8 septembre, 2014 |18 Commentaires »

Le sabre et le goupillon à la mode picarde

Il y a quelques semaines, en recueillant certains bibelots au domicile d’un cousin décédé, je me suis surpris, bien inconsciemment, à illustrer l’expression le sabre et le goupillon qui désigne dans le langage populaire la collusion entre l’armée et la religion.
C’est au dix-neuvième siècle que ces deux objets s’assemblent pour désigner les forces politiques conjointes du nationalisme et du cléricalisme. Les sous-officiers ou « traîneurs de sabres » se rapprochèrent, à l’époque, de l’Église et ses « manieurs de goupillon », cet aspersoir utilisé pour répandre l’eau bénite. Deux symboles dont le capitaine Dreyfus paya chèrement l’alliance. Union des forces conservatrices, mon Dieu, que m’arrive-t-il?
De sabre, j’en possède déjà un, héritage d’un lointain ancêtre. Il s’agit peut-être plutôt d’une épée.

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Pour la beauté de l’histoire et même de l’Histoire, en raison de la proximité du bourg d’Aumale à quatre lieues du village picard natal de mon père et de ma grand-mère, j’aimerais fanfaronner qu’il figure dans le tableau d’Horace Vernet immortalisant la prise de la Smala d’Abd-el-Kader, le 16 mai 1843, par le duc d’Aumale. Un épisode important de la conquête de l’Algérie par la France dont on ne soupçonnait pas les conséquences au cœur de notre vie politique et sociale actuelle.
À vrai dire, si Aumale fut érigé, en 1070, en comté par Guillaume le Conquérant en faveur d’Eudes de Champagne, le titre de comte puis duc n’a déjà plus qu’une valeur nominale dès la fin du siècle suivant, et plus encore, lorsqu’il est porté par Henri d’Orléans, le cinquième fils du roi Louis-Philippe.
Ainsi, suis-je encombré d’une arme avec l’aigle impérial que je ne brandis même pas pour sabrer le champagne à la manière des hussards de la garde napoléonienne au retour de leurs campagnes victorieuses. À ne pas confondre avec sabler le champagne, une expression qui s’appliquait, aux XVIIe et XVIIIe siècles, à tous les vins pour exprimer l’action de boire cul sec.
Pas militariste pour deux sous, j’emmène, cependant, une douille d’obus de la Première Guerre mondiale que j’avais toujours vue sur l’antique vaisselier de ma grand-mère.

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Pour saisir la valeur psychologique et affective de mon choix, il faut revenir un siècle en arrière, le 2 août 1914 précisément. Ce jour-là, une semaine avant qu’il ne soufflât ses quatre bougies, mon père entendit sonner le tocsin lugubre annonçant la mobilisation générale alors que ses parents coupaient la javelle dans la plaine. Son père cessa, sur le champ, son activité agricole pour rejoindre son régiment, le soir même, à Beauvais. Il ne devait revenir que quatre ans plus tard, fortement affaibli par une pleurésie dont il ne guérit jamais. Il décéda le 1er novembre 1921.
De cette période tragique, mon père conservait le souvenir des troupes de l’Empire britannique logeant dans les bâtiments de la ferme familiale avant de remonter au front. Il me décrivit aussi comment, les nuits de l’été 1916, la population se rassemblait au bout du village pour assister aux extraordinaires feux d’artifice dus aux obus fusants, tirés à une cinquantaine de kilomètres de là, sur le front au-delà d’Amiens.
Après la signature de l’Armistice, du haut de ses huit ans, il accompagna sa maman sur les lieux de la terrible bataille de la Somme, une des plus meurtrières de l’histoire humaine. Le 1er juillet 1916 détient le triste record de la journée la plus sanglante pour l’armée britannique avec 19 240 morts.
Ce n’étaient que champs labourés de tranchées, jonchés de casques, d’armes brisées, de véhicules militaires désarticulés. Comprenez que cela puisse marquer les esprits à vie. Ils en revinrent avec des valises pleines de douilles d’obus de canons qui, une fois astiquées, gravées et ciselées, ornèrent meubles et cheminées.
De nombreux soldats de toutes les puissances combattantes, contraints à l’immobilité de la guerre des tranchées, utilisant le métal des douilles des projectiles tirés sur l’ennemi, fabriquaient des objets de la vie courante tels des couteaux, des briquets, des porte-plumes, boîtes à bijoux.
Certains d’entre eux étaient, dans la vie civile, des artisans très qualifiés comme orfèvres, graveurs, dinandiers, mécaniciens de précision. Ou des paysans d’une grande habileté manuelle, comme mon grand-père qui, pour tromper son oisiveté durant sa longue hospitalisation, confectionna, à partir de divers objets en cuivre, des coupe-papiers, bagues, bracelets qu’il envoyait à son épouse.
Il contribua ainsi à ce qu’on désigne aujourd’hui comme art du Poilu ou art des tranchées. Drôle de nom pour une drôle de guerre !

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Ces objets constituent des témoins de violence, de souffrances, de haine, de sang, de mort. Ils sont aussi « autant de protestations contre la laideur, contre la bêtise guerrière, contre l’absurdité du sacrifice » et, bien évidemment, un lien avec des parents que je n’ai pu connaître, notamment deux grands-oncles morts au combat, ainsi, bien sûr, qu’une grand-mère et un papa marqués pour la vie. Que serions-nous si nous avions connu pareille tragédie ?
Sur le culot des douilles, sont gravées plusieurs inscriptions qui renseignent sur leur provenance. Ainsi, celle en ma possession est une douille allemande de 77 mm de diamètre. Le marquage « ST » (Stark) signifie qu’elle est renforcée, HL indique le fabricant, Haniel Leuge de Dusseldorf.

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J’ai souhaité me rendre sur certains lieux où débutèrent les hostilités de la Bataille de la Somme. Mon père aurait sans doute été ému par ma curiosité, lui qui fut, trente ans durant, dans son canton, président du Souvenir Français, une association gardienne de la mémoire des victimes de guerre par l’entretien des tombes et des monuments commémoratifs. Elle est née, d’ailleurs, en 1887, à l’initiative d’un autre professeur François-Xavier Niessen.
Presque un siècle après, ce coin de plateau picard, à la lisière du Pas-de-Calais, de nature crayeuse propice au creusement de tranchées, semble bien paisible avec les taches jaunes du colza ensoleillant le paysage. Seul, le pullulement de cimetières militaires, de mémoriaux et de stèles rappelle que ce triangle entre les villes d’Albert, Péronne et Bapaume fut le théâtre d’un épouvantable carnage.
Il porte le nom poétique de Pays du Coquelicot. Comme un p’tit coquelicot mon âme ! Il est encore trop tôt en saison pour que fleurisse ce symbole de mémoire des soldats morts à la guerre.
Avant la Première Guerre mondiale, peu de coquelicots poussaient en Flandres. Les terribles bombardements enrichissant le sol crayeux en poussière de chaux favorisèrent leur éclosion. Cela inspira au lieutenant colonel John Mc Crae, un célèbre poème, en forme de rondeau, In Flanders Fields dont voici la traduction française, Au champ d’honneur :

« Au champ d’honneur, les coquelicots
Sont parsemés de lot en lot
Auprès des croix; et dans l’espace
Les alouettes devenues lasses
Mêlent leurs chants au sifflement
Des obusiers.

Nous sommes morts,
Nous qui songions la veille encor’
À nos parents, à nos amis,
C’est nous qui reposons ici,
Au champ d’honneur.

À vous jeunes désabusés,
À vous de porter l’oriflamme
Et de garder au fond de l’âme
Le goût de vivre en liberté.
Acceptez le défi, sinon
Les coquelicots se faneront
Au champ d’honneur. »

Pour sa beauté, écoutez la version originale :

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Je commence mon pèlerinage par une visite au spectaculaire Lochnagar Crater dans le petit village d’Ovillers-la-Boisselle. En ce jour de semaine, je ne suis pas seul, plusieurs cars britanniques déposent des lycéens tous revêtus d’un gilet marqué des deux mots Battlefields Trip. En effet, les monuments du secteur concernent en grande majorité les troupes du Commonwealth.
La guerre de positions obligea très rapidement les belligérants à recourir à de nouvelles techniques de combat. Dans certains secteurs du front, les tranchées étaient tellement rapprochées que les attaques en surface, appuyées par l’artillerie, s’avéraient impossibles car les obus pouvaient atteindre les tranchées du camp qui les tirait.
S’inspirant du travail de sape des châteaux forts du Moyen-Âge, les combattants se lancèrent alors dans une guerre des mines. Ainsi, plusieurs brigades de la 34ème division britannique, essentiellement composées d’Écossais et d’Irlandais, creusèrent, à seize mètres de profondeur, un tunnel jusqu’aux lignes allemandes et y placèrent vingt-sept tonnes d’explosifs (ammonal).
La mise à feu s’effectua, le 1er juillet 1916, à 7 h 28, deux minutes avant l’attaque marquant le début de la grande bataille de la Somme. L’explosion souleva 420 000 mètres cube de terre creusant un cratère de 40 mètres de profondeur et 100 de diamètre. Les dimensions ont diminué depuis avec l’érosion.

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Sur la photographie, la taille des visiteurs en bordure du trou donne une idée du gigantisme du Big Push.

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En bordure du cratère, une petite stèle a été érigée à la mémoire du soldat George Nugent, des Tyneside Scottish Northumberland Fusiliers, qui mourut au combat ce jour-là et dont les restes furent retrouvés en 1998. Il a été inhumé, le 1er juillet 2000, en présence de membres de sa famille, dans la nécropole du Commonwealth située à l’ouest du village. La terre de Picardie n’a sans doute pas pansé toutes ses plaies.

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Au cours de l’assaut, les pertes britanniques furent très importantes car beaucoup de combattants se réfugièrent dans l’excavation devenue la cible des canons allemands (et même britanniques !) pilonnant Lochnagar.
Au cimetière d’Ovillers, reposent 3 439 soldats du Commonwealth et 102 Français. Beaucoup sont inconnus. Il est émouvant d’en parcourir les allées, et à l’arrêt devant quelques tombes, d’imaginer ce que fut la vie trop courte de ces enfants du Pays de Galles, d’Irlande, d’Écosse, d’Angleterre, et même du Canada.

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De nombreuses taches blanches « égayent » la campagne. On recense dans la région, 410 cimetières britanniques, 19 français et aussi 14 allemands (les tombes sont noires).
À Ovillers encore, à quelques dizaines de mètres du cimetière, un calvaire rappelle que le 17 décembre 1914, des Poilus bretons du 19ème RI furent tués en attaquant, à cet endroit, les positions allemandes. La pierre de Kersaint utilisée, les bourgeons et les rameaux ornant la croix, rappellent leur origine. Sur le socle figure une phrase du lieutenant Augustin de Boisanger qui, grièvement blessé, refusa d’être évacué : « Je n’abandonne pas mes Bretons ».

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Comme pour exorciser tous ces drames, sans aucune pensée blasphématoire, je vous propose un extrait d’une nouvelle, un petit bijou d’humour (noir) britannique ayant pour décor Ovillers :
« Shirell avait été adopté d’entrée tout frais arrivé en remplacement de notre lieutenant précédent. Celui-ci s’était collé une dragée dans le plafond en accusé réception d’un courrier du cœur lui annonçant que sa fiancée avait trouvé escarpin à son peton trois cottages plus haut dans sa rue. Nous comprîmes après coup mortel que cette missive était destinée à un homonyme lui aussi entiché d’une Elisabeth Smith dite Betty. Ta Betty. Leurs “Betties”.
Tel l’obus, une mauvaise nouvelle n’arrivait jamais au bon moment, rarement seule et pas toujours au bon endroit.
Lui, Shirrell, ne dérogeait jamais à notre “five o’clock tea” fut-ce en marchant. Ce qui nous différenciait le plus des Français et des Allemands, c’était notre rapport à la météo. La pluie était toujours la bienvenue parce qu’elle nous rappelait un peu notre île, certes, signifiait qu’il ne gelait point, assurément, mais surtout que nous n’aurions pas uniquement de l’eau croupie pour notre chère infusion. La première mission du jour était de repérer, dans le no man’s land devant et derrière la tranchée, la nouvelle flaque qui n’était pas là hier, née de la dernière pluie donc, et dans laquelle aucun cadavre ne faisait mouillette. Cela nous accaparait parfois toute une matinée de scrutations et de délibérations de survie. Les hauts gradés prenaient cela pour du zèle de vigilance. En résumé, ils nous foutaient la paix quand on glissait un iris inquiet dans un périscope de fortune. Tant et tant de soldats s’étaient fait sauter la terrine par les francs-tireurs d’en face qu’un courageux guetteur n’avait plus de prix. Les anciens nous faisaient remarquer qu’ils arrivaient, avec l’expérience, à savoir, lorsque le temps avait été sec et que l’eau provenait d’une réserve en jerrycan, si le liquide avait transité par un bidon de la British Petroleum ou par celui d’un autre pétrolier. Mais souvent, hélas ! notre breuvage étendard exhalait la mort métisse des sangs belligérants mêlés qui engraissaient le limon brun du champ de bataille. Il fallait alors faire preuve d’imagination, d’un détachement tout militaire, et de défenses immunitaires barbelées pour que ni la raison ni le corps ne se dissolvent dans nos destins sacrificiels de viandes sur pied. Rizières stériles ou mangroves nues, nos tranchées inondées fertilisaient désespérances et anéantissements à grande échelle. L’inhumaine …
… Nous sommes à cinq minutes de notre énième charge. Je tremble comme une feuille mais j’ai encore réussi à suffisamment coller aux basques du lieutenant pour être dans le bon sillage, celui du vainqueur au mieux, du survivant au pire …
Il sourit à certains, fronce les sourcils et durcit faussement son regard pour d’autres qui tentent, en le lui rendant, de conserver tous les flux corporels à l’intérieur de leurs enveloppes charnelles ou, au mieux, de leurs uniformes. L’odeur ce matin est particulièrement effroyable. Garder son estomac plein est une prouesse. Au moins, tentions-nous de rendre discrètement afin de ne pas faire dégobiller toute la compagnie. Sa dernière œillade fut pour moi. Quasiment collé à sa jambe, recroquevillé, adossé à la tranchée, je l’épiai. Il se pencha vers moi comme jamais il ne l’avait fait …
… Il hurla si férocement que je sursautai. Il bondit hors de la tranchée, j’enquillai juste derrière lui en me décalant légèrement afin d’anticiper les dépressions du terrain miné par quatre mois de pilonnage. A peine une dizaine de mètres parcourus et, déjà, je prenais ma première bûche. Un reste de barbelé vindicatif me “croche-patta” avec la sournoise complicité d’un fémur. Je m’affalai dans mes règles de l’art. Roulade avant dans un cratère d’obus. Petite pose pour tout remettre en place y compris les parties intimes légèrement carambolées par mon fusil qui s’était pris entre mes jambes.
Le bonheur est fait de petites vies simples, savez-vous ?
Je grimpai comme je pus ce triste bout de lune tombé en Terre et repartis à toutes pompes.
Trouille mis à part, ce qu’il y avait de plus stimulant à l’attaque, car abominable, c’était que vous chargiez, encore et encore, sous les regards des gisants et agonisants des offensives précédentes. Lorsque vous vous enfonciez jusqu’aux hanches à travers un corps qui, trois jours plus tôt, était un camarade d’espoir et de frissons, vous sortiez du trou le visage déformé d’épouvante et résolu à en finir, d’une manière ou d’une autre.
C’est incroyable avec quelle facilité déconcertante le métal en fusion peut traverser la chair humaine ou animale. Lorsque je retrouvai le lieutenant Shirrell, adossé à un monticule de terre fumante dans un trou d’eau, bien droit, les yeux vers le ciel, la tête imperceptiblement inclinée vers la droite, un shrapnel l’avait découpé en diagonal du pectoral droit à la hanche gauche. Nous lui parlâmes avec Kantrell mais il n’était déjà plus avec nous. Il n’exhala qu’un mot : “mother”. Avec un autre nous restâmes pétrifiés au milieu de la fureur jusqu’à ce qu’un obus impromptu nous saupoudra de noirâtre.
Le glas du village voisin en faisait foi, la pluie s’abattait maintenant depuis plus de cinq heures et avait noyé les dernières lamentations des mourants. J’étais toujours dans mon trou. L’autre était mort et semblait dormir pendant que le lieutenant avait été désagrégé par un ultime don des cieux. Je compris que j’étais grièvement blessé lorsque je vis l’eau emplir notre entonnoir sans souffrir du froid. Seules les gouttes qui me tombaient malencontreusement dans le cou me glaçaient et me sortaient de ma torpeur pour un laps de temps indéfini. La nuit était là. Nous avions été repoussés. Une fois de plus. Massacrés. Une fois de trop. J’ouvris les yeux. Je me gratterais bien le nez. Mes bras flottaient devant moi. Inertes. Je ne souffrais de rien sinon de ne pas comprendre ce qu’il m’arrivait. Une grande et sourde fatigue, diagnostiquais-je. Une exténuation totale. Mais je glissais sous le rayon de lune ?! Un pan de notre puits s’éboulait doucement. Par un mouvement de bascule j’entraperçus à la surface ce qu’il restait de mes jambes. Un sourire me vint. J’en avais fini avec la guerre. Avec la marche à pied aussi apparemment. Un emploi assis, enfin. Quelle réussite pour un cancre comme moi qui avait abandonné l’école en même temps que toute idée d’enfance ! C’était il y a… sept ans ! Une éternité. Une autre vie. Quelle ascension ! Perdre ses jambes pour gagner un rond de cuir.
– Que faîtes-vous là ? questionna le lieutenant Shirrell.
– J’infuse, mon lieutenant, j’infuse…
J’eus un hoquet de rire. Quel drôle d’oiseau atrabilaire devait pondre ses œufs dans un nid de mitrailleuses ?
L’arrière de ma tête glissant sur la paroi friable du cratère sombre fit basculer mon casque sur mon visage me plongeant dans le noir total, le chaud, l’humide. Bientôt ce fut le feu de l’eau glacée qui prit mon cou d’assaut. Je m’enfonçais dans la pluie sans pouvoir amorcer le moindre geste. Je glissais une dernière fois sous la surface, mon casque toujours posé sur ma figure. J’étais aveugle, sourd à toute autre chose qu’un gargouillis dans mes oreilles. J’avais soudain terriblement froid. Seul mon nez respirait encore la bulle d’air, emprisonnée sous mon masque fortuit, avec un peu d’eau qui s’insinuait en des sentiers incandescents dans ma face. Je voulus crier, une censure liquide fulgurante saisit ma langue et s’engouffra dans ma gorge.
Presque au fond du gigantesque trou d’obus le casque glissa sur le côté et libéra le ciel noir du soldat Woolfender. Il y aperçut un long tunnel blanc et une lumière brillante au bout. Il sourit, insensible, à l’effroyable douleur pulmonaire qui irradiait jusque dans ses jambes fantômes. Pourtant ce long et diaphane tunnel n’était qu’une coudée d’intestin grêle due à l’éventration du lieutenant Shirrell. Vingt pouces d’un boyau monté en lampe avec la lune blafarde en guise d’ampoule.
Immergé depuis trop longtemps dans l’horreur de la folie des hommes, il mourut noyé à 80 kilomètres des côtes.
Sombre… sombre eau bue. Hard drink my friend. »
(extrait de Ovillers-la-Boisselle ou Woolfender en sachet de koss-ultane)

L’Histoire est constituée d’une multitude de petites histoires. Mon papa gardait de cette période le souvenir des soldats britanniques jouant en short au football dans les pâtures autour de la ferme familiale. C’est peut-être là que naquit sa passion, et plus tard la mienne, pour ce sport alors récent puisque son histoire débute communément en 1863 avec la création de la Football Association, la fédération d’Angleterre de football.
Dans mon enfance, il était d’ailleurs une tradition que l’équipe de France dispute un match, le 11 novembre, jour anniversaire de la Première Guerre mondiale. Aussitôt la cérémonie du souvenir achevée dans mon bourg natal, nous mettions le cap vers le stade de Colombes que j’ai évoqué dans un billet du 6 mai 2008.
De même, à partir de 1930, fut organisée, chaque année, aux environs de cette date commémorative, une rencontre de prestige entre le Racing Club de Paris et le club londonien d’Arsenal, au profit des Invalides de guerre. Signe des temps et des mœurs, dans le cadre de la Ligue des Champions, Chelsea, autre équipe de la capitale anglaise, et Paris-Saint-Germain, viennent de s’affronter au profit de puissants médias et d’investisseurs russes et qataris.
Mon père aurait sans doute aimé se recueillir devant le mémorial situé devant l’église de Contalmaison, autre modeste village à une lieue d’Ovillers-la-Boisselle. Ce monument a été dévoilé en 2004 à la mémoire du bataillon du lieutenant-colonel Sir George Mc Crae, constitué d’un certain nombre de footballeurs écossais.

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En ces temps de guerre, tandis que beaucoup de soldats britanniques risquaient leur vie au front, les footballeurs professionnels étaient considérés comme des planqués et des lâches. Les critiques se turent lorsque se portèrent volontaires, treize joueurs du club d’Edimbourg, Hearts of Midlothian. Leur exemple fut suivi par un certain nombre de supporters et abonnés du club ainsi que de l’équipe rivale de Hibernian.
Tous étaient présents, le 1er juillet 1916, jour du déclenchement de la bataille de la Somme. Les trois quarts succombèrent au cours de l’assaut. Le cairn érigé, en pierre du Morayshire, par des artisans écossais, leur rend hommage.

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La guerre permit de rassembler les Hearts protestants et les Hibs catholiques ; ce qu’un riche industriel n’a pas réussi à faire, récemment, pour une fusion sportive des deux clubs.
À la sortie du même village de Contalmaison, se trouve la « Bell redoute », une stèle dédiée à Donald Bell, premier footballeur professionnel (de Crystal Palace puis Newcastle) à s’engager dans l’armée britannique, et qui mourut héroïquement le 10 juillet 1916.

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Pour clore cette rubrique surprenante du ballon rond, je ne résiste pas à vous conter l’anecdote du capitaine Wilfried Percy Nevill qui aurait été à l’origine de la première grande finale de Coupe d’Europe entre les East Surreys et les Bavarois !
Il ne s’agit pas d’une blague de mauvais goût. Évoquée dans la nouvelle, La finale du capitaine Thorpe, il y est question de l’attaque du village picard de Montauban, toujours ce 1er juillet 1916. Nevill avait emmené d’outre-Manche plusieurs de ces vieux ballons de foot en cuir marron cousus à la main, susceptibles de vous assommer quand ils étaient gorgés d’eau.

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Il aurait promis aux quatre compagnies dont il avait la charge que la première qui parviendrait à marquer un but dans la tranchée ennemie serait récompensée. Le coup d’envoi fut donné à 7h 27 exactement, alors les hommes bondirent hors des tranchées et se lancèrent à la poursuite des ballons. Lorsqu’un compagnon tombait, un autre prenait la relève et poussait le ballon vers l’avant. Cette tactique de kick and rush s’avéra efficace si l’on considère que l’enjeu primait sur le jeu (expression favorite des journalistes sportifs !) ; Montauban fut le seul village avec Mametz à être libéré ce jour-là. Par contre, les pertes humaines furent nombreuses et le « captain » courageux Nevill périt dans l’offensive, une grenade à la main, au moment de shooter.
Je descends maintenant au fond d’un petit vallon en face du bois de Mametz. La quiétude actuelle du lieu contraste avec l’horreur que vécurent ici les soldats gallois de la 38e division entre les 7 et 12 juillet 1916. Pour la plupart, il s’agissait de leur baptême du feu et 1200 d’entre eux périrent dans d’atroces combats livrés au milieu du fracas des obus et des arbres déracinés.

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Sur un petit promontoire, face au bois, un étonnant mémorial représentant un dragon rouge symbole du pays de Galles, toutes griffes dehors, leur rend hommage.
Peu après la bataille, le poète Robert Graves, qui servait aux côtés des Royal Welsh Fusiliers (fusiliers royaux gallois), errant dans le bois de Mametz, parmi les morts des deux camps, écrivit son poème A Dead Boche (Un Boche mort) :

« À vous qui avez lu mes chansons de guerre
et qui n’entendez parler que de sang et de gloire
Je vais dire (et ce ne sera pas nouveau)
« La guerre c’est l’enfer ! » et si vous en doutez
Aujourd’hui j’ai trouvé dans le bois de Mametz
Un remède certain contre la soif de sang :
Où, s’appuyant contre un tronc brisé,
Dans un grand désordre de choses souillées,
Était assis un Boche mort ; il grimaçait et puait
Avec des habits et un visage d’un vert détrempé,
Ventripotent, portant des lunettes, les cheveux coupés à ras,
Du sang noir dégoulinant de son nez et de sa barbe. »

Ce réquisitoire réaliste contre la boucherie guerrière tranche avec le Dormeur du Val, le sonnet qu’écrivit Rimbaud suite à la guerre franco-prussienne de 1870.
À une dizaine de kilomètres de là, à Beaumont-le-Hamel, se dresse un surprenant mémorial honorant les soldats du dominion de Terre-Neuve. En effet, cette île appartenait, à cette époque, à l’Empire britannique. Au sommet d’une butte, trône une statue de caribou.

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Nul doute que dans deux ans, au cours de l’été 2016, à l’occasion du centenaire de la bataille de la Somme, les manifestations seront nombreuses en hommage à tous ces soldats venus d’hors de France verser leur sang pour défendre notre terre.
Au-delà de ce coin de Picardie, pour mieux comprendre ce que fut le quotidien des soldats de l’armée française durant ce qu’on appelle la Grande Guerre, je ne peux que vous recommander la lecture de deux ouvrages admirables : Ceux de 14 de Maurice Genevoix et Les Croix de bois de Roland Dorgelès, natif d’Amiens. Pour la petite histoire, sachez que l’académie Goncourt, en 1919, préféra au roman de Dorgelès, À l’ombre des jeunes filles en fleurs de Marcel Proust. Cocasse consolation, Dorgelès obtint le Prix Vie heureuse, futur Prix Femina !

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Si tant est que la musique adoucit les mœurs, souffrez que j’aille maintenant retrouver la Madelon dont la statue, allégorie de la victoire, surmonte, au milieu des champs en bordure du hameau de La Boisselle, un monument à la gloire de la 34e division des Irlandais et des Écossais.

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La Madelon est surtout connue comme chanson de comique troupier très populaire à l’époque. Le sujet traité, la misère sexuelle du soldat, l’éloignement de la bien-aimée et les remèdes proposés, le vin et une servante accorte et peu farouche, trouvèrent écho chez nos pioupious.
Son auteur Louis Bousquet avait déjà écrit, l’année précédente, un autre succès avec L’ami Bidasse. À titre personnel, au temps où je me destinais à ma carrière d’enseignant, je me souviens d’un intendant qui, lorsqu’il fustigeait notre conduite, faisait inévitablement référence à son passé à l’École Normale d’Arras, ce qui déclenchait dans le réfectoire, la reprise en chœur du refrain : « Avec l’ami Bidasse, on ne se quitte jamais, attendu qu’on est tous deux natifs d’Arras, chef-lieu du Pas-de-Calais ». Les anciens combattants ne se recrutent pas qu’à l’armée, les trublions de chambrée non plus !
Allez, je vous offre une pépite : Line Renaud, en une Madelon encore affriolante, victime des mains baladeuses de Thierry le Luron, Adamo, Julien Clerc, Roger Pierre, Claude François et même Dalida !

https://www.dailymotion.com/video/x18bj9x

Permettez cependant que je lui préfère l’évocation nostalgique de Charles Trenet : « Le feu sur un toit de chaume et l’empereur Guillaume » :

Du sabre (ou du canon) au goupillon, en guise de transition, comment ne pas évoquer, en traversant la ville d’Albert, la Vierge dorée qui culmine, à 75 mètres de hauteur, au dôme de la basilique Notre-Dame-de-Brébières.

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Sujet au vertige, j’en frissonne pour l’enfant qu’elle présente au monde à bout de bras. Allo Maman bobo, j’ai vomi tout mon quatre heures !
Tout divin qu’il fût, lorsqu’un obus allemand toucha le clocher en janvier 1915, la statue de la Vierge dorée resta suspendue à l’horizontale avant de s’écrouler en 1918. La Vierge ainsi penchée donna naissance à une croyance selon laquelle sa chute marquerait la fin de la guerre.

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En ce temps de semaine Sainte, cela tombe à pic de vous parler maintenant de la crécelle que j’ai récupérée chez mon cousin. Mon Poilu de grand-père en avait confectionné deux exemplaires pour ses fils du temps où ils étaient enfants de chœur.
La crécelle est un instrument de musique de la famille des idiophones (ni à corde, ni à membrane, ni à vent), appelé aussi parfois brouan ou tartuleuil. La mienne (désormais), dite à raclement, est composée d’un manche en bois et d’une partie rotative dont la lame en bois racle et craque sur la partie crantée du manche.

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Connue dès le Moyen-Âge, elle servait alors aux lépreux et aux pestiférés pour avertir de leur approche et faire fuir les passants.
Tiens donc, elle fut également utilisée durant la Première Guerre mondiale à cause du développement de l’arme chimique et le tir d’obus remplis de gaz suffocant et même mortel. Pour éviter d’être surpris par l’arrivée de ces gaz et s’équiper rapidement de masques de protection, tâche incomba aux guetteurs de tranchée, à l’apparition de nuage jaunâtre ou la perception d’une odeur particulière, de donner l’alerte en utilisant divers signaux sonores parmi lesquels des crécelles.
De manière plus pacifiste, mon oncle (avec mon papa) l’agitait lors de la Semaine Sainte pour annoncer l’Angélus et les offices en l’absence des cloches soi-disant parties pour un « week-end rital » à Rome, en fait condamnées au silence en signe de deuil de notre Seigneur.
Leur déambulation à travers le village se doublait de la quête des œufs de Pâques dite pocage en Picardie, paquerets en Normandie. Cette coutume se rattache à l’établissement du Carême durant lequel le clergé interdisait la consommation d’œufs pendant la pénitence de quarante jours. Non sans heurts, ainsi, en 1100, les Amiénois refusèrent de suivre les prédications de l’évêque Godefroy, arguant qu’il ne cessait d’imaginer de nouvelles austérités.
Vers 1690, Chapelon, un abbé forézien, écrivit Contre le Carême, un savoureux poème en alexandrins, une parodie des chansons de geste où s’affrontent les deux seigneurs Caresme et Charnage, une opposition des jours maigres et gras.

« Mon Dieu, que je regrette les jours gras
Depuis qu’il ne vient plus de viande à la maison
Qu’on ne balaie plus d’os dans notre caisse à déchets
Et qu’il faut que chacun mange en se limitant,
Que le chien et le chat se lorgnent au foyer,
Plus surpris qu’un larron qui est entraîné par les archers,
Qu’il ne faut goûter à rien sous la cloche,
Qu’on nous dit tous les jours le mal que nous avons fait
Et encore bien d’autres mauvaises choses auxquelles on n’a pas pensé,
Que les pauvres galants n’ont que poulets en tête
Et ne savent comment passer les jours de fête !
S’ils vont se promener par un jour de beau temps,
Ils soupent le soir avec des pissenlits !… »

Et l’ecclésiastique bon vivant continue de nous mettre l’eau (ou le vin) à la bouche :

« Aussi bien que peut-on faire avec de la merluche bien dure !
Pas plus qu’une chopine du vin de chez Chodure
Ou bien, si vous préférez, de celui de chez Qualieu
Qui n’a jamais, dit-on, pétillé jusqu’aux yeux !
Vingt-cinq harengs, la moitié d’une seiche
Nous font autant de bien que le bois d’un râtelier :
Tout ça dans l’estomac y demeure tout sec
Et le rend plus pesant qu’un canon de mousquet.
Comment font-ils les groins, avec une mixture
Dont la composition dépasse mon entendement ?
Du pain, deux harengs, du vinaigre, un oignon,
Tout cela fricassé : tiens, n’est-ce pas bien bon ?
Si je voulais recevoir l’Antéchrist et sa femme,
Un ragoût de ce genre serait tout indiqué.
Cependant la plupart des gens ne vivent que de ça … »

Le sympathique abbé pousse un peu loin le bouchon de Côtes du Forez, car, personnellement, je salive rien que de penser à des harengs pommes de terre tièdes à l’huile en entrée, et d’une salade de pissenlits avec des œufs durs (zut, c’est vrai que les œufs sont interdits !).
Sacré curé qui conclut ainsi :

« Si j’étais Pape un jour – que le bon Dieu m’en préserve !-
Je ferais un carême plus court des trois-quarts
Ou bien je laisserais liberté de conscience,
Car il n’y a que des miséreux qui fassent pénitence.
Les riches, chez eux, mangent d’excellents brochets,
Qui feraient le plus grand bien à des gens comme moi ;
Ils restent deux heures à table et se font la bedaine
Ronde comme une poire, je ne dis pas aussi blette … »

Bon ! Finalement, les famines s’ajoutant aux privations, l’œuf réintégra la table de Carême au XVIIIe siècle.
Une grande quantité d’œufs se trouvant dans les provisions du ménage du fait de l’abstinence (on ne sait jamais, le bon Dieu pourrait faire les gros yeux !), on en offrait volontiers aux enfants quêteurs. Mon père et mon oncle, entre autres, arpentaient la seule rue du village tout en longueur de Villers-Campsart en faisant tournoyer leur crécelle. Ils s‘arrêtaient de maison en maison, offraient de l’eau bénite puisée dans un bidon de lait ou buire, et chantaient une partie de la Passion du doux Jésus … plutôt un refrain de quête adapté à la circonstance :

« Je vous salue avec honneur
N’oubliez pas les enfants de chœur
Et le Bon Dieu vous le rendra
Alléluia !
Si vous n’avez pas d’œufs
Donnez un franc, donnez-en deux
Et le Bon Dieu vous le rendra
Alléluia ! »

Il y avait des variantes plus païennes, ainsi lors des paquerets de Normandie, à la fermière qui les prévenait :

« Poves chanteux qui sont à l’hus
Vous êtes les biens mals venus !
Vu qu’nos poules en’couvent que fétus
Alleluia ! »

les cueilleux d’œufs répondaient :

« C’est point des œufs que nous cherchons
C’est la jeun’fille de la maison
Alleluia! Alleluia! Alleluia!

S’elle est jolie, nous prendrons,
Prêtez la nous, j’vous la rendrons
Alleluia ! Alleluia! Alleluia! »

On n’est pas si loin du charivari, rituel collectif attesté dès le XIVe siècle se tenant à l’occasion d’un mariage mal assorti (un homme âgé avec une jeune femme) ou d’un remariage trop précoce après la mort du conjoint. Dans une parodie de l’harmonie des musiques religieuses, les passants faisaient du tapage avec des objets détournés de leur usage traditionnel (casseroles et poêles) mais aussi des instruments tels crécelle et claquoir. En Gascogne, les nouveaux mariés devaient « courir l’âne », enfourchant l’équidé têtu, la femme à l’endroit, l’homme à l’envers tenant la queue de l’animal. Autant dire qu’aujourd’hui, avec les familles recomposées et le mariage pour tous, le charivari a perdu beaucoup de sa signification.
En Corse, lors de a settimana santa, le rite des Ténèbres s’effectue autour d’un grand chandelier supportant quinze cierges qui sont progressivement éteints au cours des litanies, psaumes et lamentations. Avant l’extinction de la dernière lumière, sont chantés le Benedictus et le Miserere, puis le monde est plongé dans les ténèbres. Se déclenche alors le vacarme, destiné à chasser le diable, des crécelles, claquoirs, sifflets, conques marines et des gros bâtons en arbousier (les matarelli) frappant bancs, chaises et murs.
En dépit de sa sonorité discordante, la crécelle est un instrument de musique à part entière qu’on distingue notamment dans la Symphonie des jouets composée par le moine bénédictin Edmund Angerer au XVIIe siècle, mais également attribuée à Léopold Mozart, le père de Wolfgang Amadeus.
De sa voix chevrotante, Julien Clerc, dans une de ses chansons, demandait aux crécelles de sonner en souvenir des demoiselles aux longs jupons.

« C’est une chanson roturière
Sans préambule et sans manière
Que je vous chante sans façon
Sonnez crécelles, jouez violons

Si cette chanson vous rappelle
Le temps où vous étiez si belle
Où vous faisiez de vos jupons
Les voiles d’un bateau fanfaron … »

On qualifie par métonymie, de crécelle une personne possédant une voix perçante et désagréable.
En raison de leur cri strident qui rappelle le son de la crécelle, il existe une famille d’oiseaux rapaces de genre Falco portant le nom de crécerelles.
J’espère que je ne vous ai pas trop brisé les tympans.
Habile transition, car sur le chemin du retour des champs de bataille de la guerre 14-18, je n’ai pas manqué de m’arrêter à Amiens pour admirer sa magnifique cathédrale gothique, la plus vaste de France, et les superbes … tympans de ces portails.

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Saint Ache se gratte la barbe, dubitatif, devant la tête décapitée de Saint Acheul. Ces deux saints, dont la vie nous est inconnue, paraissent avoir souffert le martyre à Amiens vers la fin du IIIe siècle.
L’heure de fermeture approchant, le temps m’est compté pour profiter pleinement des trésors se trouvant à l’intérieur. Je pare au plus pressé en me dirigeant, dans la nef, vers le gisant de bronze d’Évrard de Fouilloy, évêque d’Amiens au XIIIe siècle, puis devant la chaire de vérité de style résolument baroque.

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Vite, contournant le chœur, dans le déambulatoire, il me faut absolument voir les chefs-d’œuvre de Nicolas Blasset, sculpteur amiénois renommé du XVIIe siècle.

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Exécuté en 1645, le monument funéraire en marbre de Jean de Sachy, premier échevin d’Amiens, offre à ses pieds une étonnante représentation de la Mort sous forme d’un cadavre en décomposition étendu dans un linceul suspendu.
Je me précipite un peu plus loin, derrière le maître-autel, pour me recueillir devant le tombeau du chanoine Guilain Lucas avec, en son sommet, au centre, le fameux Ange pleureur, la sculpture la plus populaire de la cathédrale.

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Réalisé en 1636, l’Ange pleureur symbolise le chagrin des orphelins dont le chanoine s’était occupé. La main gauche posée sur un sablier symbole de la brièveté de la vie, il prend appui avec son coude droit sur le crâne d’un squelette image de la mort.
L’angelot porteur d’émotion devint rapidement l’objet d’une admiration et même d’une affection de la part de la population locale. Des familles de notables et de commerçants aisés ornèrent leurs tombes de sa réplique.
Pendant la Première Guerre mondiale, des centaines de milliers de cartes postales, de médailles et autres objets furent fabriqués à l’effigie de cet ange et vendus notamment aux soldats du Commonwealth qui les emmenèrent ou les envoyèrent à leurs familles. C’est ainsi que la statuette possède une renommée quasi planétaire.
« Qui a salué le saint au matin n’a nul accident à redouter pour le reste du jour ». Malgré l’heure tardive, en ressortant, par mesure de protection, je m’incline devant la statue colossale de Saint Christophe.

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Selon son étymologie grecque Porte-Christ, il tient sur ses épaules Jésus enfant.
Avant de remettre le cap vers l’Ile-de-France, je me repais (ce n’était pas encore Carême !) au Ch’tiot Zinc, de deux plats typiquement picards : la fameuse ficelle, une crêpe au jambon et aux champignons cuite au four, puis le caqhuse, une rouelle de porc mouillée au vinaigre et braisée aux oignons.
À vous, plutôt que des nourritures bassement terrestres, je vous laisse en compagnie de Jean Ferrat fustigeant le sabre et le goupillon.

http://www.dailymotion.com/video/xcnphf

Publié dans:Ma Douce France |on 17 avril, 2014 |Pas de commentaires »

La cuvette de Sapiac

« J’ai la France facile, comme d’autres ont le vin gai ; je l’ai au cœur et sous la semelle de mes godasses. Je suis français, ça n’a pas dépendu de moi et ça n’a jamais été un souci. Ni une obsession. Toujours un bonheur... »
Je fais mien ce passage tiré du Dictionnaire amoureux de la France de Denis Tillinac. En dépit de ses affinités chiraquiennes, j’éprouve de la sympathie pour cet écrivain, journaliste, longtemps directeur de la maison d’édition de la Table Ronde, membre de la Ligue nationale de rugby, prix Roger Nimier, prix Kléber Haedens, grand prix de littérature sportive, autant d’éléments qui l’associent à un autre de la bande des « Hussards », ce cher Antoine Blondin qui avait le Tour de France facile et le vin très gai.
Je le cite encore tandis que je mets le cap sur le sud-ouest : « … Cahors lovée dans une boucle du Lot au creux de ses collines. J’aime beaucoup Cahors, c’est la patrie de Clément Marot et Alfred Roques, un pilier d’anthologie, a porté haut les couleurs du Stade cadurcien. Je l’admirais beaucoup. Il est mort. Marot aussi. Presque tous ceux que j’admire sont morts, j’ai dû venir au monde trop tard… »
Note de la rédaction qui a droit à l’épître, pardon au chapitre, à propos de Marot : il est un homonyme prénommé Alain, encore en vie, ancien rugbyman international briviste, surnommé Caly. Pas de quoi pleurer sinon de rire !
« … Encore le causse jusqu’à Caussade ; ensuite, c’est la plaine. De la gare de Montauban, on aperçoit les tours jaune pâle de la cathédrale et de l’ancien évêché devenu musée Ingres, au bord du Tarn. J’aime Montauban, presque autant que Cahors ; ses briques rosâtres annoncent le Languedoc, c’est un peu de Toulouse en modèle réduit. Je suis toujours aussi heureux d’assister à un match à Sapiac, dans la fameuse cuvette … »
Il y a quelques semaines, alors que je contournais la préfecture du Tarn-et-Garonne, l’envie me prit soudain de m’écarter de l’autoroute A 20, à hauteur du panneau Sapiac, au sud de la ville.
Si vous imaginez que j’envisage de vous faire visiter le musée de Montauban et les peintures de Jean Auguste Dominique Ingres et Antoine Bourdelle, les deux enfants du pays, j’appréhende votre déception. Pour me faire pardonner, je vous confie presque un secret, car beaucoup l’ignorent probablement, que l’académicien André Chamson sauva des exactions nazies la célèbre Joconde et d’autres œuvres du Louvre en les rapatriant au musée Ingres.
Alors que le dit Ingres entretenait une passion pour le violon lorsqu’il abandonnait ses pinceaux, moi, depuis mon enfance, je manifeste un intérêt puéril mais tenace pour les enceintes sportives :
« Magiques comme les phonolithes, les stades restituent sans cesse tout ce que les champions et leurs supporteurs leur ont donné … Les bruits, les parfums, les couleurs des maillots reviennent en mémoire. » J’en ai déjà évoqué certains, ainsi Colombes, le seul stade olympique de France (billet du 6 mai 2008), et les Sauclières, la vieille dame de Béziers (billet du 11 février 2011).
Aujourd’hui, c’est le récapitulatif des résultats sportifs, le dimanche en fin d’après-midi, à la radio et à la télévision, qui resurgit. Au bon temps des poules de huit du championnat de France de rugby, Roger Couderc puis Pierre Salviac (ça rime avec Sapiac) nous informait presque immuablement de l’invincibilité du XV de Montauban dans sa « cuvette de Sapiac ».
Donc, il fallait bien qu’un jour je me fasse une idée plus précise de cette arène mythique du royaume d’Ovalie.
Elle ne serait pas facile à repérer dans le labyrinthe des ruelles sans les pylônes des projecteurs qui se dressent par-dessus les toits. Sapiac est un quartier tranquille de pavillons coquets et de jardins bien entretenus. Il n’y a aucun parking autour du stade, ce qui laisse deviner le trouble causé par la dizaine de milliers de spectateurs déferlant en moyenne pour soutenir les verts et noirs aux grandes heures de l’Union Sportive Montalbanaise.
L’histoire que je vous narre aujourd’hui commence aux environs des belles années mille neuf cent dix lorsque le monde découvrait l’automobile, comme le chantait Charles Trenet dont les randonnées sur la route de Narbonne dans sa superbe Panhard et Levassor le conduisirent justement à … Montauban.
À cette époque, la municipalité tarn-et-garonnaise ne se sent pas concernée par le lancement d’un club de rugby qui recrute essentiellement parmi les militaires et les étudiants de la faculté de théologie protestante, la ville possédant une forte tradition huguenote depuis les guerres de religion.
Les matches se déroulent sur le champ de manœuvres, bientôt repris par l’armée. Le club se porte alors acquéreur d’une carrière en fin d’exploitation, dans le quartier de Sapiac situé dans la partie basse de la ville entre la rivière du Tarn et son affluent le Tescou, une caractéristique géographique essentielle dans la suite de mon propos.
Le nouveau stade accueille son premier match de rugby le 18 octobre 1908. À cette occasion, les joueurs locaux, déjà intraitables à domicile, l’emportent sur leurs voisins Gersois de Auch trois points à zéro, un score de football, on dirait aujourd’hui.
Quelques semaines plus tard, l’USM est sacrée championne des Pyrénées et accède aux phases finales de la compétition de deuxième série, l’équivalent de la Pro D2 actuelle. Elle joue alors son huitième de finale contre le champion du Languedoc, l’US Perpignan. En terre catalane, Montauban se qualifie grâce à un essai de son capitaine Ricard, un nom prédestiné à une troisième mi-temps joyeuse et propice à une mémorable chanson.
Parvenus en finale, les Sapiacains se déplacent inutilement à Montpellier pour affronter le XV de Toulon resté en rade. L’organisateur de la compétition, un nommé Charles Brennus graveur de son métier et secrétaire de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques, décide le report de la finale qui se déroulera, en définitive, à … Montauban. L’USM commence à écrire la légende de la cuvette de Sapiac. En lessivant le « Ercété » (R.C Toulon), elle devient championne de France de seconde série et accède à la première division.

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En ce qui me concerne, je me rince l’œil en pénétrant dans l’antre plus que centenaire.

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C’est toujours un frisson qui me parcourt quand je découvre un stade, mieux que cela même, car c’est également un vélodrome, une piste ayant été construite en 1907.
En cet après-midi ensoleillé, la vue est pimpante avec le pré tendrement vert exclusivement réservé aux rugbymen, enchâssé dans l’anneau de ciment rose.
Pour être honnête, le bijou réservé à la gente cycliste est bien toc. Il est loin le temps, quarante ans exactement, où la piste accueillit les championnats de France. La mousse la ronge inexorablement dans les parties ombragées. Comme beaucoup de vélodromes en plein air, elle est laissée à l’abandon et sert d’espace privilégié aux publicités des sponsors des rencontres de rugby.

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Le surnom de cuvette vient de l’architecture du stade, creusé dans une ancienne carrière. Le niveau de la pelouse est en-dessous du point le plus bas des tribunes, effet accentué par la déclivité de la piste elle-même.
Il provient possiblement aussi d’une raison d’ordre climatique et hydrologique. Le sol argileux et imperméable favorisait les inondations lors des fréquentes crues du Tarn et du Tescou. En 1996, la cuvette justifia plus que jamais son appellation, l’eau montant à hauteur des barres transversales des poteaux de rugby. Sapiac a les pieds au sec depuis la construction récente d’une double porte écluse.
L’état souvent boueux du terrain influença longtemps le style de jeu du club local, plus basé sur la puissance des avants que sur les envolées des lignes arrières. Hasard ou pas, une des gloires de l’USM, Arnaud Marquesuzaa dit le Bison, trois-quarts centre du Racing Club de France, du Football Club de Lourdes et de l’équipe de France qui fit la peau des Springboks en 1958, prit place dans le pack à son arrivée à Montauban.
Toujours est-il que les journalistes usèrent et abusèrent de la métaphore dans leurs dithyrambes pour raconter comment les espoirs des équipes visiteuses (on dit plus volontiers invitées en Ovalie) se noyaient ou prenaient l’eau presque immanquablement dans la fameuse cuvette de Sapiac.
Je m’assieds quelques instants dans la tribune d’honneur. Loin de ma Normandie natale, je n’ai évidemment pas de souvenir personnel se rattachant au lieu. Je tente d’imaginer ce qu’était un dimanche à Sapiac.
Quoi faire de mieux alors qu’exhaler quelques effluves de Sapiac ressentis avec beaucoup de ferveur, de chaleur et même de talent par un ancien petit enfant du cru :
« Ces instants magiques qui d’un rien font un tout !
Je devenais impatient. Je voulais les voir surgir du couloir, pénétrer sur l’onde verte, se passer le ballon, arborer leurs beaux maillots (encore propres) vert et noir, sautiller sur place, faire les mouvements rotatifs des bras, se frapper le poitrail et enfin se réunir en cercle pour la communion d’avant-match.
« Et voici l’équipe de l’USM ! Ouah ! En numéro un : CARDEBAT ! Ouah ! En numéro deux : CABANIER ! … »
Des frissons m’envahissaient, je me retrouvais dans un autre univers. Dans un sanctuaire ?
Il me semblait que le temps stoppait sa course folle, que les nuages s’étaient mis au point mort au dessus de nous pour contempler (avec nous) le miracle, que la foule bruyante devenait un bruissement sourd.
Et puis, l’apparition …
D’abord l’équipe adverse puis venaient nos héros, nos forçats. Les boums des tambours redoublaient d’intensité grâce à la résonance dans la Cuvette.
À côté de moi un grand-père criait à un autre grand-père « Il parait qu’ils sont sortis au Pim’s hier soir. Mon petit-fils les a vus … » Je pensais aussi comme eux que ce n’était pas bien d’aller dans une boîte de nuit la veille d’un match.
Le ballon s’envolait dans le ciel, c’était parti !
Un montalbanais venait de recevoir une poire dans la mêlée. Un seconde ligne à tous les coups (ils ont la tronche à portée pour un pillard d’en face.) … L’arbitre n’a rien vu et ne sanctionne pas. Une rumeur et puis : « L’arbitre au Tescou, L’arbitre au Tescou !!! » Le juron officiel de la Cuvette. Le Tescou étant un petit cours d’eau qui ne passait pas si loin du stade.
Tous en chœur nous braillions, à qui voulait l’entendre, notre conjuration.
Mais Londios allait nous servir un exploit de virtuose. Relançant de ses vingt-deux, il passait un, puis deux, puis trois, puis quatre adversaires sur des crochets tranchants, donnait à un avant qui ouvrait vers l’aile. Notre Piazza aux jambes de feu filait vers l’en-but en suivant la ligne de touche. « ESSAI !!! »
Le stade s’embrasait, j’étais aux anges, le rugby était formidable.
Quelle beauté du geste, le rugby n’était pas qu’un sport, c’était surtout un Art. Les artistes nous avaient comblés. Ils avaient fait honneur à la Cuvette. Le peintre et son tableau, le musicien et son instrument, le joueur de rugby et son ovale, Montauban et ses vert et noir, Robert et sa Cuvette … » (extrait de http://l-effluve-des-mots.over-blog.com/ )
Sapiac, ce nom qui fait clac, sonore comme un cri de guerre, facile à scander, s’est substitué depuis toujours à celui de la ville.
Quant aux injonctions envoyant le « rifiri » au Tescou après chaque décision défavorable aux joueurs locaux, elles trouveraient leur origine dans un match disputé en 1934 entre le régiment des Tirailleurs sénégalais de Montauban et le Train des Équipages de Toulouse. La victoire des militaires du cru (si j’ose dire !) déclencha l’ire des pioupious de la ville rose qui pourchassèrent l’arbitre hors de la cuvette et le baptisèrent dans la rivière voisine.
Référence aux joueurs cités, ce vivant billet date de la grande époque du quinze de Montauban qui brandit en 1967 lou planchot, le fameux bouclier gravé par Charles Brennus, déjà évoqué plus haut, en guise de trophée offert au champion de France.
L’un des gladiateurs sapiacains se prénommait Moïse (Maurière), autant dire que, selon la légende du roi mésopotamien Sargon d’Akkad, il se sauvait régulièrement des eaux de la cuvette.
Longtemps encore, Sapiac fit figure de citadelle imprenable avant qu’au milieu des années 1990, le professionnalisme et son inexorable et effroyable cynisme économique ne modifiassent l’esprit du rugby. Communication oblige, l’U.S Montalbanaise devint le Montauban Tarn-et-Garonne XV (MTG XV).
La petite préfecture provinciale ne pouvait rivaliser avec sa riche voisine toulousaine malgré la vaillance des Sapiacains dans leur cuvette. C’est cette issue dramatique que nous raconte un autre blogueur ( http://www.chroniques-ovales.com/article-la-cuvette-se-fera-fournaise-49168554.html ) :
« Des larmes et du sang À 16 h 25, un horaire que seule une chaine de télévision peut imposer à la sagesse des hommes, dans l’antre de Sapiac, la belle et noble Cuvette qui vit tant d’exploits, se déroulera le dernier acte d’une tragédie insoutenable. Quand l’équipe de Montauban foulera la pelouse, l’émotion sera à son comble. Dans les tribunes populaires et sur le pesage, ce sont des années de mémoire qui défileront dans les yeux des montalbanais, fiers de leur petite préfecture, de cette qualité de vie à nulle autre pareille et de ce maillot « vert et noir » pour la vie. Je connais des joueurs dont le corps se souvient encore et pour toujours, je crois, de ces combats d’antan. Des matches héroïques qu’il fallait livrer au stade toulousain de Rives et Skrela. Le soir, il y avait foule à l’hôpital. Personne ne râlait, la bataille avait été rude et loyale. À Montauban, le pèlerinage de Sapiac est un passage obligé, une pause nécessaire, un rayon de soleil dans une région où il est pourtant particulièrement généreux. C’est le public du Rugby comme on l’aime, simple, populaire, goguenard et chauvin. On ne se change pas ! Quatre-vingt minutes pour couler l’aviron et sortir la tête de l’eau.
Le Tescou n’a pas fait des siennes, c’est le grand dramaturge du championnat qui a décidé il y a fort longtemps de ce final à la « muerte ». L’actualité a ajouté les soubresauts d’un budget qui s’étiole, les hésitations qui deviennent tergiversations, les gestes salvateurs qui se transforment en coups bas. Les protagonistes de ce feuilleton indigne auront leurs places réservées, ils trôneront une dernière fois, pantins impudiques et sans honte qui n’ont d’autres préoccupations que de se montrer encore et toujours là où il faut être vu. Les vrais, les amis de toujours du Rugby, se moqueront bien de ces clowns pathétiques. Ils n’auront d’yeux que pour la terrible bataille qui va laisser une équipe au fond du seau … »
En cette fin d’après-midi d’avril 2010, l’Aviron Bayonnais eut beau ramer dans la cuvette, il ne sortit pas la tête hors de l’eau et … devait plonger dans la division inférieure.
Mais, malgré le maintien sportif acquis sur le pré, MTG XV, en proie à une grave crise financière, dut déposer le bilan. Pire même, le « gendarme financier », la Direction Nationale d’Aide et de Contrôle de Gestion de la Ligue de rugby, lui refusa sa participation au championnat de PRO D2. Les technocrates à la froideur implacable avaient succédé aux dirigeants à l’embonpoint entretenu par le cassoulet radical-socialiste.
La section professionnelle du MTG XV fut alors dissoute. Le club reprit son ancien sigle d’U.S Montauban et redémarra en Fédérale 1, antichambre des deux divisions de l’élite professionnelle.
Cependant, ne soyez pas inquiets, le sortilège de Sapiac subsista toujours et la cuvette continua d’écrire sa légende. En atteste le communiqué laconique sur le site du club en date du dernier week-end :
« À Sapiac : Montauban bat Hendaye par 40 à 0 (mi-temps : 35 à 0)
Temps pluvieux et pelouse détrempée, telles étaient les conditions de jeu de ce nouveau match de Fédérale 1. C’est la raison pour laquelle le lever de rideau des équipes de Nationale B fut délocalisé au Ramierou. Les coéquipiers d’Anthony Biscay vont décider de marquer des essais en ne tentant pas les pénalités. Serge Sergueev sera à la conclusion en force du premier et Eric Tafernaberry, le basque de l’USM prendra l’intervalle pour le deuxième essai. Le troisième essai d’Amédée Domenech naitra sur une action similaire et Julien Larroque se faufilera dans un vrai trou pour le quatrième et enfin Amédée Domenech pour le cinquième. 35 à 0, à la pause. Sur ce terrain très difficile, les « vert et noir » attendront les dernières minutes pour rajouter un dernier essai par Frédéric Urruty. Score final, 40 à 0. L’USM reste leader invaincu de son championnat. »
Souvenirs, souvenirs, on y retrouve un Amédée Domenech, petit-fils de l’illustre Duc, un truculent pilier de la grande école (rugbystique) de Brive.
Les anecdotes fourmillent au sujet du grand-père. Ainsi, lors d’une mémorable rencontre France-Afrique du Sud, à Colombes, en 1961, aux côtés de son compère Roques, le Pépé du Quercy, lors de la première mêlée fantastique (Denis Lalanne en fit un superbe livre), Amédée ferma d’un coup de poing l’œil valide de son adversaire direct Springbok, un certain Pelzer qui était borgne, avant de lui souhaiter « Bonne nuit Monsieur Pelzer » !
Sacré Amédée dont le charisme et la faconde lui ouvrirent par la suite les portes du cinéma (Coplan agent secret), des affaires (propriétaire du Grand Hôtel de Bordeaux à Brive) et de la politique comme président régional du Parti Radical Valoisien.
Je m’égare. Tandis que je quitte les travées de Sapiac, je vous laisse en compagnie des Frères Jacques qui vous chantent les (beaux) dommages collatéraux des joutes d’antan entre Montauban et Perpignan.
C’est ça l’rugby !

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Publié dans:Ma Douce France |on 20 février, 2014 |2 Commentaires »

Au bon temps des dictées!

Une de mes fidèles lectrices m’a fait parvenir récemment un Éloge de la dictée rédigé par une de ses amies, pensant implicitement que cela fournirait prétexte à un joli billet comme je sais les trousser pour votre plus grand bonheur … Quel prétentieux, je fais !
Merci pour ce cadeau … empoisonnant ! Il n’était pas raisonnable, en effet, que j’atteste de ma modeste expérience d’ex jeune élève des fifties puis d’enseignant pour m’engager dans un débat argumenté autour d’un article publié dans la vénérable revue Défense de la langue française.
J’ai un rapport très pratique à la dictée, cet exercice de français quasiment tombé en désuétude, du moins dans la forme à laquelle j’étais confronté au temps de mon école communale et du cours complémentaire. Face à tous mes « gros mots », une petite fille qui m’est chère me rétorquerait malicieusement : « Papy, on n’est plus au Moyen Âge ». Sa remarque est bienveillante car je me demande parfois si ma scolarité ne relève pas plutôt du crétacé inférieur de la pédagogie.
Alors que l’adolescent boutonneux de Brel collectionnait les zéros en latin, des minces et des gros dont il faisait des tunnels pour Charlot et même des auréoles pour Saint François, moi, j’accumulais en dictée les « zéro … faute », tiens je ne me suis pas fait prendre au piège du pluriel.
Je ne (rosarum rosis) rosis pas et n’en tire ni gloire, ni vanité. Aussi loin que je me souvienne, j’ai écrit sans faute (ou presque) quasi instinctivement comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir. En fait, le mérite en revenait d’abord au travail méthodique effectué en amont par mes valeureux professeurs ainsi, sans doute, qu’à mes nombreuses lectures.
Vous avez déjà compris, je ne vais pas faire le procès de l’orthographe, celle que certains qualifient, qualifiaient plutôt car beaucoup n’en ont plus que faire, de science des ânes. Ne comptez pas sur moi pour être aux côtés des pourfendeurs qui, à l’instar de pseudo supporters de football à chaque dégagement du gardien de but adverse, pourraient éructer : « Ongulés ! »
Au contraire, c’est une jubilation de faire appel à un de ses admirateurs :
« Il y a des mots avec des « h » en trop, des consonnes doublées, des « eau », des « ault », des « ain », des « xc » … C’est ceux que je préfère. Ça leur donne une physionomie spéciale, un air précieux, un peu maladif, comme « thé », ou au contraire pétant de gros muscles, comme « apporter », « recommander », ou qui fait grincer des dents, comme « exception ». Il y a des mots à chapeaux à plumes, des mots à falbalas, des mots à béquilles et à dentiers, des mots ruisselants de bijoux, des mots pleins de rocailles et de trucs piquants, des mots à parapluie … quand on me parle, mais surtout quand je parle, je les vois passer un à un à toute vibure, s’accorder, se conjuguer, s’essayer un « s » au pluriel, le rejeter en pouffant parce que ça va pas du tout, grotesque et laid, vite s’accrocher l’ « x » qui va comme un gant, ah ! c’est bon, ça défile …
… Je sais, c’est très mal porté de dire ça, au jour d’aujourd’hui. L’orthographe est un instrument de torture forgé par la classe dominante pour snober les croquants, la grammaire un galimatias insultant toute logique et toute cohérence, la langue française dans son ensemble un tas de boue juste bon à entraver l’essor de la pensée. Voilà comme on doit causer, qu’on le veuille jeune loup dans le vent ou contestataire bon teint. Allez vous faire foutre ! Le français est la plus amusante, la plus scintillante, la plus stimulante pour l’esprit et l’imagination de toutes les langues qu’il m’a été donné de connaître avec quelque intimité. Tas d’imaginations débiles que vous êtes, bandes de feignasses à qui il faut tout mâcher, saletés de sociétaires de la Comédie Française qui supprimez les « e » muets dans les alexandrins, si vous saviez, petits cons, ce qu’on peut se marrer avec des virgules et des passés simples (que vous appelez « imparfaits du subjonctif », en vous croyant malins !), si vous saviez ! Plus qu’avec une guitare, merdeux, bien plus ! Et sans faire chier les voisins. »

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Vous aurez peut-être deviné, à leur style, que ces considérations naissent de la verve étincelante et mordante de François Cavanna qui s’est fait la belle avec Miss Parkinson, il y a quelques jours.
Je me réjouis de rendre ici encore hommage à cet enfant d’immigrés italiens, farouche défenseur de la langue française, modèle d’intégration par l’école de la République.
En tout cas, pan sur le bec de Ferdinand Brunot, linguiste éminent, qui, dans une lettre ouverte de 1905, haranguait ainsi le ministre de l’Instruction publique :
« Demandez à vos directeurs, à vos inspecteurs : le cri sera unanime l’orthographe est le fléau de l’école. (…) Cet enseignement a d’autres défauts que d’être encombrant (car les heures de dictée sont prises sur le temps donné jusqu’alors au calcul, à l’histoire et à la géographie), Comme tout y est illogique, contradictoire, que, à peu près seule, la mémoire visuelle s’y exerce, il oblitère la faculté de raisonnement; pour tout dire, il abêtit. »
En ce « temps béni des colonies » (Michel Sardou chanteur populiste, 1947- …), attention on dit de l’eau bénite, il précisait :
« Quelles réflexions peut se faire un jeune Annamite auquel on enseigne dans nos colonies que l’écriture est l’art de “retracer la parole “par des signes convenus” (Académie) et auquel on apprend que pour écrire oiseau, on emploie un o , un i , un s, un e, un a et un u, alors que pas un des sons ne se fait entendre dans le mot oiseau. »
N’est-ce pas toute sa complexité qui fait la beauté de notre langue ?
Allez, tolérez encore un zeste de Cavanna, génial écrivain et penseur : « Tous les matins, on commence par la dictée. Moi j’aime bien, parce que la dictée, ça raconte une petite histoire, ou alors ça décrit un paysage, mais c’est moins marrant. Dedans, il y a des pluriels, des féminins, des adjectifs qualificatifs et des conjugaisons, et en plus, par-ci par-là, des mots vraiment difficiles qu’on n’emploie pas pour parler, des mots de dictée, faits exprès pour, comme cependant, ou désormais, ou derechef, ou hippopotame, et aussi des mots qu’on croirait gentils et paf, c’est des pièges comme clef ou châtaignier. »
Françoise de Oliveira inaugure avec beaucoup de solennité son éloge que j’évoque enfin:
« Tous les matins, que le ciel soit gris ou bleu, que l’humeur soit bonne ou mauvaise, à huit heures trente-deux, nous étions debout à côté de nos bancs, nos tabliers bien boutonnés, nos mains bien propres, et la maîtresse tapait sur son bureau avec une grande règle de bois et disait : « Asseyez-vous sans bruit et ouvrez vos cahiers ! ». Et, dans cette classe sévère et sombre, s’ouvraient simultanément quarante cahiers, quarante plumes sergent major se trempaient dans le petit encrier de porcelaine blanche placé au coin du pupitre, et quarante têtes blondes et brunes d’une dizaine d’années se levaient pour lire la date écrite dans l’angle du tableau noir, modèle de pleins et déliés, modèle de lettres majuscules souples et élégantes, que nous recopiions à dix carreaux de la marge, en haut de la page blanche qui inaugurait une nouvelle journée. »
Une atmosphère absolument surréaliste dont, le visage à demi-masqué par une capuche, le portable à la main, certains écoliers de maintenant se gausseraient : « Oh, les bouffons ! Comment ki m’cause là ! »
« Puis nous posions nos porte-plumes dans la grosse rainure de bois devant nous, nous croisions les bras et nous écoutions. Le texte de la dictée était lu d’une voix sûre et claire, à vitesse mesurée. La mélodie de la phrase se dessinait déjà ; quand la maîtresse reprenait son souffle, nous sentions la virgule ; quand l’intonation baissait, nous sentions venir le point ; s’arrêtait-elle dans sa descente? Un point-virgule. Remontait-elle ? Un point d’exclamation. Bref, nous pénétrions déjà dans le monde nouveau d’un texte inconnu. Nous jugions déjà le style de l’auteur : longueur des phrases, richesse du vocabulaire, souplesse ou rigidité de la pensée ; l’auteur se dévoilait peu à peu. »
C’est étrange, je pense à cet instant à une ancienne institutrice de l’école de Chaponval, non loin de la gare où descendait Vincent Van Gogh. Pour les besoins d’un film commandé par le musée de l’Éducation du Val d’Oise, j’avais repris son évocation de souvenirs avec, en surimpression, les plumes Sergent-Major des écoliers écrivant sur le tableau de la classe 1900 reconstituée : « Tous les matins, c’était calcul, puis tout de suite, la dictée, tous les jours, et naturellement une dictée non préparée … »
Cette enseignante alors nonagénaire était la maman de l’écrivain Philippe Delerm et la grand-mère du chanteur Vincent. Il y a de plus mauvais exemples non ?
Je me souviens effectivement de ces instants de concentration, de tension, d’appréhension également, quand j’écoutais religieusement (adverbe peut-être inapproprié pour un élève de l’école publique!) l’enseignant lire intégralement le texte que nous allions devoir retranscrire en nous appliquant dans l’écriture. Je tentais d’anticiper déjà les éventuelles difficultés à surmonter. Le stress était plus intense encore lors de la dictée faisant office de composition trimestrielle pour le contrôle de nos connaissances.
L’écrivain Daniel Pennac évoque dans Chagrin d’école, cette espèce de jouissance intérieure qui l’envahissait à ce stade de l’exercice :
« Quelles qu’aient été mes terreurs d’enfant à l’approche d’une dictée – et Dieu sait que mes professeurs pratiquaient la dictée comme une razzia de riches dans un quartier pauvre !-, j’ai toujours éprouvé la curiosité de sa première lecture. Toute dictée commence par un mystère : que va-t-on me lire là ? Certaines dictées de mon enfance étaient si belles qu’elles continuaient à fondre en moi comme un bonbon acidulé, longtemps après la note infâmante qu’elles m’avaient pourtant coûtée … »
Laissons Françoise de Oliveira poursuivre son éloge :
« Quand nous reprenions nos plumes, nous étions concentrés, soigneux, intéressés, inquiets, certes, car nous ne connaissions pas tous les mots que nous avions entendus. Mais nous nous mettions au travail, le buvard sous la main, avec sérieux et humilité.
La dictée nous enseignait le passage quasi miraculeux de l’oral à l’écrit, nous donnait donc naturellement le sens de l’abstraction, si difficile à faire naître dans l’esprit d’un enfant. »

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Détendons-nous un instant en retrouvant à la pension Muche, Topaze, le maître d’école caricaturé par Pagnol, se promenant au milieu des pupitres :
« Des moutons … Des moutons … étaient en sûreté … dans un parc ; dans un parc. (Il se penche sur l’épaule de l’élève et reprend) Des moutons … moutonss … (L’élève le regarde ahuri) Voyons mon enfant, faites un effort. Je dis moutonsse. Étaient (Il reprend avec finesse) étai-eunnt. C’est-à-dire qu’il n’y avait pas qu’un moutonne. Il y avait plusieurs moutonsse … »
Par chance pour l’écolier, Ernestine Muche, jolie jeune fille de vingt-deux ans, entre à cet instant dans la classe … Sans atteindre ces excès, il est vrai que, parfois, le maître compatissant trichait un peu en accentuant exprès une liaison, pour nous aider, pour nous faire entendre par quelle lettre tel mot se termine … quoique les z’haricots, ça ne le faisait pas !
Parmi ceux battant en brèche la dictée, certains justement soulèvent le problème de la prononciation, source possible d’erreur.
Vaste débat auquel je ne me mêlerai pas : notre belle langue s’est au cours des siècles artificiellement forgée, en circuit fermé, au sein d’une élite d’un royaume, aristocrates et clercs, salons et poètes, sans aucune relation avec la langue des gens du cru. Est-ce, aujourd’hui, la revanche de ces derniers avec les « c kler et mdr » qui encombrent les textos ?
Je me délecte d’écouter les sermons du Requiem des rois de France d’Eustache du Caurroy, Le Roué (Roy) est mort, vive le Roué Louis ! psalmodiés avec un drôle d’accent picard. Je ne me moque pas, moué je plaide plutôt en faveur, car mon père, tout originaire de cette région qu’il était, il était un bon apôtre de l’Éducation Nationale !
Au temps de mon école communale en Pays de Bray, je savais débusquer (à moins que je fus séduit) les pièges tendus par la langue chantante d’enseignantes méridionales. C’est l’occasion de rendre hommage à mademoiselle Perségol, native de Sainte-Énimie dans les gorges du Tarn, et à madame Ricard, douce enseignante du Lot-et-Garonne. Où sont-elles passées mes belles maîtresses de l’école de jadis ?
Il me revient en mémoire un casse-tête infernal posé par mon père, oui le picard, lors d’une composition. Je dus mâchouiller l’extrémité de mon porte-plume, je dus raturer plusieurs fois avant de mettre ce que je pensais être l’orthographe exacte de assujetti, on m’avait tellement prescrit d’écrire le mot le plus simplement possible quand on ne savait pas … que je me résolus à ne mettre qu’un seul t. Y avait-il pour compliquer la chose, un accord à effectuer avec un sujet ou un complément d’objet direct placé avant ? Je ne sais plus mais je dus me satisfaire de la note de seize sur vingt. Car oui, en ce temps-là, une faute coûtait quatre points sur vingt attribués, et cinq fautes valaient la bulle ou … une auréole pour saint François pour les élèves du Sacré-Cœur !
Une panique similaire à celle évoquée par Cavanna, encore lui, dans son essai Mignonne, allons voir si la rose … titre poétique emprunté au premier vers de l’Ode à Cassandre de Ronsard.
« Quand, à l’horizon du cours de français, se lève pour la première fois, nuage lourd de menaces, le participe passé conjugué avec l’auxiliaire « avoir », l’enfant comprend que ses belles années sont à jamais enfuies et que sa vie sera désormais un combat féroce et déloyal des éléments acharnés à sa perte.
L’apparition, dans une phrase que l’on croyait innocente, du perfide participe passé déclenche, chez l’adulte le plus coriace, une épouvante que le fil des ans n’atténuera pas. Et, bien sûr, persuadé d’avance de son indignité et de l’inutilité du combat, l’infortuné qu’un implacable destin fit naître sur une terre francophone perd ses moyens et commet la faute. À tous les coups. (…)
Pourtant, s’il est une règle où l’on ne peut guère reprocher à la grammaire de pécher contre la logique et la clarté, c’est bien celle-là. (…) Quoi de plus lumineux ? Prenons un exemple : «J’ai mangé la dinde.» Le complément d’objet direct «la dinde» est placé après le verbe. Quand nous lisons «J’ai mangé», jusque-là nous ne savons pas ce que ce type a mangé, ni même s’il a l’intention de nous faire part de ce qu’il a mangé. Il a mangé, un point c’est tout! La phrase pourrait s’arrêter là. Donc, nous n’accordons pas «mangé», et avec quoi diable l’accorderions-nous ? Mais voilà ensuite qu’il précise «la dinde». Il a, ce faisant, introduit un complément d’objet direct. Il a mangé QUOI ? La dinde. Nous en sommes bien contents pour lui, mais ce renseignement arrive trop tard. Cette dinde, toute chargée de féminité qu’elle soit, ne peut plus influencer notre verbe «avoir mangé», qui demeure imperturbable. Notre gourmand eût-il dévoré tout un troupeau de dindes qu’il en irait de même : «mangé» resterait stoïquement le verbe «manger» conjugué au passé composé. Maintenant, si ce quidam écrit «La dinde ? Je l’ai mangée» ou «La dinde que j’ai mangée», alors là, il commence par nous présenter cette sacrée dinde. Avant même d’apprendre ce qu’il a bien pu lui faire, à la dinde, nous savons qu’il s’agit d’une dinde. Nous ne pou¬vons plus nous dérober. Nous devons accorder,-hé oui. «Mangée» est lié à la dinde (c’est-à-dire à «I’» ou à «que», qui sont les représentants attitrés de la dinde) par-dessus le verbe, par un lien solide qui fait que «mangée» n’est plus seulement un élément du verbe «manger» conjugué au passé composé, mais également une espèce d’attribut de la dinde. Comme si nous disions «La dinde EST mangée». »
Bien qu’il se déclarât dépourvu de toute qualité pédagogique, qui sait si les chères têtes blondes n’auraient pas mieux déjoué avec Cavanna les pièges tendus par les participes passés. Quoique celui-ci, avec son esprit « bête et méchant », aime à se souvenir :
« Après la dictée, on fait la correction, et on voit combien on a de fautes. C’est toujours les mêmes qui en ont plein, et des fois des tellement marrantes que ça fait rire la classe quand le maître les oblige à les lire à haute voix. »
Ma maman rapportait parfois une anecdote survenue à l’une des ses anciennes collègues dans son école d’un modeste village du Pays de Caux. Je la soupçonne de l’avoir puisée dans La foire aux cancres de Jean-Charles, un succès de librairie dans les années 1950-60. Peu importe, alors que la maîtresse avait dicté : Les poules étaient sorties du poulailler dès qu’on leur avait ouvert la porte, le petit écolier de la campagne cauchoise écrivit, avec son bon sens paysan, Les poules étaient sorties du poulailler, des cons leur avaient ouvert la porte ! Ça sent le vécu ! Je ne sais pas si l’enseignante argua pour sanctionner l’élève, qu’elle n’avait pas signalé de virgule. La jubilation valait bien sa mansuétude en la circonstance.
Parvenu à l’âge adulte, envers du décor, je passais en position confortable d’infliger à mon tour le supplice de la dictée à mes chers élèves du lycée français de Mexico. Ils étaient péruviens, belges, néerlandais, libanais, suédois et même français, ils étaient enfants d’ambassadeurs, de consuls et de coopérants, ils parlaient couramment au moins quatre langues mais … ils maîtrisaient beaucoup moins bien l’orthographe française. J’y perdis peut-être mes premiers cheveux lors des premières dictées que je leur eus imposées en vue de l’incontournable examen d’entrée en sixième. Je ne pouvais me résoudre à enfiler inexorablement des colliers de zéros à ces enfants attachants et intelligents.
Pennac, semble-t-il, connut pareil phénomène :
« Inutile de m’épuiser en corrections puisque le résultat m’était connu d’avance ! Combien de fois, enfant, ai-je affirmé à mes professeurs ce que mes élèves me répèteraient à leur tour si souvent :
– De toute façon, j’aurai toujours zéro en dictée ! »
Il trouva la parade en improvisant une dictée non préparée, « écho instantané à leur aveu de nullité » :
« Nicolas prétend qu’il aura toujours zéro en orthographe, pour la seule raison qu’il n’a jamais obtenu une autre note. Frédéric, Sami et Véronique partagent son opinion. Le zéro, qui les poursuit depuis leur première dictée, les a rattrapés et avalés. À les entendre, chacun d’eux habite un zéro d’où il ne peut sortir. Ils ne savent pas qu’ils ont la clé dans leur poche.
Pendant que j’imaginais le texte, y distribuant un petit rôle à chacun d’eux, histoire d’émoustiller leur curiosité, je faisais mes comptes grammaticaux : un participe conjugué avec avoir, COD placé derrière ; un présent singulier précédé d’un pronom complément pluriel et d’un pronom relatif sujet ; deux autres participes avec avoir, COD placé devant ; un infinitif précédé d’un pronom complément, etc. »
S’en suivit, la dictée achevée, une correction immédiate collectivement avec un questionnement sur chaque difficulté. Je n’agis pas autrement sans sombrero sur le nez.
« Une fois chacun sorti de son zéro, les dictées devenaient moins nombreuses et plus longues, dictées hebdomadaires et littéraires, dictées signées Hugo, Valéry, Proust, Tournier, Kundera, si belles parfois que nous les apprenions par cœur, comme ce texte de Cohen emprunté au Livre de ma mère … »
Ah, les belles dictées d’antan, tenez, Cavanna, toujours lui :
« La dictée est signée du nom de celui qui l’a écrite, parce qu’il en est très fier et il veut que ça se sache. Je commence à bien les connaître. Il y a M. Victor Hugo, M. Anatole France, M. Alphonse Daudet, M. Pierre Loti, Mme George Sand qui a un prénom d’homme et Mme Colette qui n’a pas de nom de famille, ça doit être une enfant de l’Assistance. Ce sont des écrivains. Ils écrivent des dictées. Ils sont célèbres parce que leurs dictées sont très bonnes, avec des pièges dedans juste ce qu’il faut. »
C’est vrai qu’une fois écrit le nom de l’auteur du texte dicté, au-delà des tourments causés par l’orthographe de certains de ses mots, coulaient en moi, comme une jouissance, la beauté d’une description, d’un portrait, la révélation d’une histoire, en résumé, cette brève confrontation à la vraie littérature.
Ces dictées n’avaient rien à voir avec celles, pour linguistes savants, proposées à la télévision par le populaire Bernard Pivot qui se régalait de les truffer de mots rares ou obsolètes, de règles de grammaire abstruses et d’exceptions équivoques.
Modèle du genre, la dictée, prétendument attribuée à Prosper Mérimée, faisait partie des passe-temps de la cour de Napoléon III. La légende dit que l’empereur aurait fait 75 fautes, l’impératrice Eugénie 62 et Alexandre Dumas fils 24 !
Je retrouve Daniel Pennac, de nombreuses dictées quotidiennes plus tard … :
« Vint la correction secrète du professeur ; la mienne, chez moi, et la remise des copies le lendemain, la note, la fameuse note, histoire de voir la tête que ferait Nicolas en sortant pour la première fois de son zéro. La bouille de Nicolas, de Véronique ou de Sami le jour où ils brisaient la coquille de l’œuf orthographique. Affranchis de la fatalité ! Enfin ! Oh, la charmante éclosion ! »
Je vécus semblable satisfaction et je ne me souviens pas qu’un seul de mes élèves fût victime du traumatisant zéro éliminatoire pour le passage au collège.
C’était moins démagogique que le subterfuge, envisagé plus tard par certaines têtes pensantes de l’éducation nationale, d’être bienveillant avec les fautes dites « d’usage » et de ne pas tenir compte des fautes d’accent. Ceci dit, il faut reconnaître que la barre fatidique éliminatoire de cinq fautes dans certains examens comme le certificat d’études primaires et l’entrée en sixième était probablement excessive. Encore que, lors de mon séjour au Mexique, ayant instauré une fréquente correspondance avec ma grand-mère paysanne, j’eus l’heureuse surprise de découvrir que ma chère aïeule possédait une rédaction et une orthographe irréprochables bien qu’elle eût quitté l’école à douze ans, âge légal alors de la fin de scolarité obligatoire. Comme quoi …
Je m’escrime à vous énumérer les vertus de la dictée, ne faut-il pas que Jean-Paul Sartre, dans Les Mots, me casse la baraque :
« Mon grand-père avait décidé de m’inscrire au lycée Montaigne. Un matin, il m’emmena chez le proviseur et lui vanta mes mérites : je n’avais que le défaut d’être trop avancé pour mon âge. Le proviseur donna les mains à tout : on me fit entrer en huitième et je pus croire que j’allais fréquenter les enfants de mon âge. Mais non : après la première dictée, mon grand-père fut convoqué en hâte par l’administration ; il revint enragé, tira de sa serviette un méchant papier couvert de gribouillis, de taches et le jeta sur la table : c’était la copie que j’avais remise. On avait attiré son attention sur l’orthographe – « Le lapen çovache ême le ten » (le lapin sauvage aime le thym) – et tenté de lui faire comprendre que ma place était en dixième préparatoire. Devant « lapen çovache » ma mère prit le fou rire ; mon grand-père l’arrêta d’un regard terrible. Il commença par m’accuser de mauvaise volonté et par me gronder pour la première fois de ma vie, puis il déclara qu’on m’avait méconnu ; dès le lendemain, il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur… »
Que Madame de Oliveira ne m’en tienne pas rigueur, je me suis souvent détaché de son pertinent plaidoyer pour citer, en guise d’approbation, quelques écrivains qui rendent avec humour et jubilation aussi hommage à la dictée bien qu’elle leur infligeât quelques souffrances morales (et peut-être même physiques) dans leur enfance. Au vu de leur carrière littéraire, cela s’arrangea bien par la suite.
Permettez-moi encore un soupçon de Cavanna :
« Après la dictée, il y a les questions. Analyse logique, analyse grammaticale, questions sur le sens pour voir si on a bien tout compris ce que l’écrivain a voulu dire et si on a su apprécier comme c’est beau.
Comme dit maman : « Quand on sait lire et écrire, on peut aller partout la tête haute. »
J’ajoute un doigt de Pennac :
« Réactionnaire, la dictée ? Inopérante en tout cas, si elle est pratiquée par un esprit paresseux qui se contente de défalquer des points dans le seul but de décréter un niveau ! Avilissante, la notation ? Certes, quand elle ressemble à cette cérémonie, vue il y a peu à la télévision, d’un professeur rendant leurs copies à ses élèves, chaque devoir lâché devant chaque criminel comme un verdict annoncé, le visage du professeur irradiant la fureur et ses commentaires vouant tous ces bons à rien à l’ignorance définitive et au chômage perpétuel …
… J’ai toujours conçu la dictée comme un rendez-vous complet avec la langue. La langue telle qu’elle sonne, telle qu’elle raconte, telle qu’elle raisonne, la langue telle qu’elle s’écrit et se construit, le sens tel qu’il se précise par l’exercice méticuleux de la correction. Car il n’y a pas d’autre but à la correction d’une dictée que l’accès au sens exact du texte, à l’esprit de la grammaire, à l’ampleur des mots. Si la note doit mesurer quelque chose, c’est la distance parcourue par l’intéressé sur le chemin de cette compréhension. Ici comme en analyse littéraire, il s’agit de passer de la singularité du texte (quelle histoire va-t-on me raconter ?) à l’élucidation du sens (qu’est-ce que tout cela veut dire exactement ?), en transitant par la passion du fonctionnement (comment ça marche ?). »
CQFD ! Madame de Oliveira ne dit rien de différent, dans une optique plus universitaire eu égard à la tribune où son éloge est publié.
« La dictée nous enseignait l’attention et le soin … La dictée nous enseignait la logique … La dictée nous enseignait la confiance … Nous apprenions l’humilité, la sagesse de reconnaître nos faiblesses et le sens de la responsabilité.
La dictée n’était pas une torture subie, c’était un entraînement que nous faisions chaque matin, tels les joggeurs modernes, pour notre bien, pour notre santé intellectuelle. Et elle nous apportait le plaisir du travail bien fait … La dictée était la clé des études réussies. »
Chers lecteurs, un peu cancres avant-hier, ne me vouez pas aux gémonies ! Loin de moi l’idée de vous envoyer au banc du savoir au fond de la classe, près du radiateur.
Avec le secours de quelques pépites littéraires, j’ai surtout souhaité égrener quelques bons souvenirs scolaires de mon enfance à l’encre violette.

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œuvre de la plasticienne Sandrine Morsillo dans le cadre d’une exposition Faire l’École

Un inspecteur général fantasque avait, en son temps, suggéré d’effectuer les dictées sur une ardoise afin d’éviter les traces traumatisantes des fautes et des corrections en rouge sur les cahiers. Il ignorait que les mêmes ardoises fleuriraient un jour à la terrasse des brasseries et restaurants.
Vous ne pouvez pas imaginer combien j’ai la tripe qui se noue lorsque je lis : « plat du jour : cabillo sauce normende », « achis parmantier », « ce midi, popiettes de veau » ou « Nos deserts son fait maison » ! C’est presque rédhibitoire (pas facile à écrire ce mot), tant pis pour les profiteroles qui étaient peut-être délicieuses … j’en doute cependant. Les mots ne sont pas seulement des sons, ils possèdent une figure, une silhouette qui en font leur caractère émoustillant ou répugnant en l’exemple.
Il y a quelques années, au bout de ma rue, avait été aménagé un rond-point dit des « Quatres arbres » en référence à la toponymie du lieu-dit inscrit sur le cadastre. Cela dépasse encore mon entendement que des panneaux fussent fabriqués ainsi orthographiés, puis installés impunément à chaque débouché de voie pendant presque un an. Est-ce pour dissiper le doute qu’on baptisa finalement le rond-point du nom de Cassina de Pecchi, une ville de la province de Milan jumelée à la commune ?
Comme tout, métaphoriquement, est question de goût, je vous laisse en compagnie de Philippe Delerm dont les nouvelles pourraient constituer de savoureuses dictées. Dans son propos sur l’amer et le sucré,, il paraitrait que le goût de l’amertume vient avec les années.
Il n’est pas complètement exclu que quelques fautes se cachent malicieusement dans ce billet. Plutôt que me retrancher derrière l’infâme correcteur orthographique, j’en rejette la responsabilité sur le temps de sucrer les fraises qui se rapproche inexorablement !

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En sollicitant sa bienveillance, je remercie Françoise de Oliveira de m’avoir permis, à travers son Éloge de la dictée, de croquer quelques madeleines de mon enfance.

Publié dans:Ma Douce France |on 15 février, 2014 |4 Commentaires »
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