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Escale sur la Côte d’Albâtre : Le Tréport

C’est devenu presque une tradition : lorsque je me rends, aux alentours de la Toussaint et des Rameaux, sur la tombe de ma grand-mère picarde, ma merveilleuse mémé Léontine*, je fais souvent escale quelques heures au Tréport. De son vivant, depuis sa ferme, avec mon frère en scooter ou mon cousin à vélo (eux aussi ne sont plus de ce monde), nous partions parfois, au cours de l’été, nous allonger quelques heures sur les galets de la Côte dite d’Albâtre, ce matériau dont la blancheur inspira, à la fin du XIXème siècle, le nom du littoral ourlé de falaises crayeuses.
Pour pasticher Serge Reggiani qui a donné son nom à l’espace culturel de la cité balnéaire, comme « Venise n’est pas en Italie », Le Tréport n’est pas en Picardie ! En effet, en l’an 911, le traité de Saint-Clair-sur-Epte (aux clauses pas toujours précises) entre le roi des Francs Charles III le Simple et Rollon, le chef des Vikings, fixa comme frontière septentrionale de la Normandie, la Bresle petit fleuve côtier se jetant dans la mer au Tréport.
Robert, baron anglo-normand, comte d’Eu (ville-sœur du Tréport) et seigneur d’Hastings, fonda vers 1036 l’abbaye Saint-Michel du Tréport, pendant de celle du Mont-Saint-Michel, pour mettre sous la protection de l’archange Michel prince des armées célestes, la Normandie « de Bresle en Couesnon », cet autre modeste fleuve côtier dont les sinuosités hésitantes énervent tant les Bretons.
Comme dans « la visite du château », le sketch hilarant de Victorine alias Jacques Dufilho, l’abbaye Saint-Michel connut bien des destructions durant la guerre de Cent ans puis les guerres de religion, avant d’être confrontée à la réforme des moines de la congrégation de Saint-Maur, puis vendue comme bien national à la Révolution. Il n’en reste aujourd’hui que quelques pans de mur, non loin de l’église Saint-Jacques le Majeur qui surplombe le port et la ville comme « un grand vaisseau résistant à l’assaut des tempêtes ».
Plus sérieusement, si je devais prendre un guide, plutôt que la sympathique Victorine, je choisirais Victor Hugo qui, à l’occasion de ses Voyages, résida, au moins à deux reprises, une plaque en témoigne, dans un ancien relais de poste La ville de Calais, aujourd’hui hôtel de Calais, en bonne compagnie de sa « fidèle » maîtresse Juliette Drouet.

Treport Calais Hugo

Le 6 août 1835, il y écrivit une lettre à son grand ami Louis Boulanger qui, outre son célèbre Balzac en tenue de moine, peignit plusieurs portraits de Léopoldine, la chère fille de Victor, dont la dramatique noyade en Seine inspira le célèbre poème Demain dès l’aube … :
« Je suis au bord de la mer, Louis, et c’est une grande chose qui me fait toujours penser à vous. D’ailleurs, vous savez bien que nous sommes deux frères.
Je voudrais que vous fussiez ici, d’abord parce que vous seriez près de moi, ensuite parce que vous seriez près de la mer. Nous autres, nous avons quelque chose de sympathique avec la mer. Cela remue en nous des abîmes de poésie. En se promenant sur une falaise, on sent qu’il y a des océans sous le crâne comme sous le ciel.
Je suis arrivé hier soir. En arrivant, j’ai visité l’église, qui est comme sur le toit du village. On y monte par un escalier. Rien de plus charmant que cette église qui se dresse pour se faire voir de loin aux matelots en mer et pour leur dire : je suis là. J’aime bien un matelot dans une église (il y en avait un dans l’église du Tréport). On sent que ces hommes, sur qui pèse toujours la mer, viennent chercher là le seul contrepoids possible. De tristes choses au bord de l’océan qu’une charte et une chambre des députés !... »

carte postale couleurs quai François 1er

Treport vue du MusoirTreport Calais et église

En guise de promenade digestive (j’y reviendrai), il est possible d’accéder à l’église Saint-Jacques perchée par un escalier de 73 marches un peu rudes (pour moi), avec une vue imprenable sur le quai et le port.
On dit que l’édifice s’effondra en 1362, fragilisé par des travaux de détournement du lit de la Bresle, pour étendre le port, commandés par le comte d’Eu au début du XIème siècle. Comme quoi, vers l’an mil, on pouvait déjà être coupable de conneries environnementales !
Reconstruit, le monument fut cette fois la cible des Anglais et des Huguenots qui le rasèrent, avant de connaître son architecture définitive dans la seconde moitié du XVIème siècle.
Le soleil parcimonieux met en valeur les murs extérieurs et leur aspect en damier conféré par l’assemblage de la pierre de Caen blanche et de silex noir.
Les coquilles et les cordons de pèlerins sculptés sur le portail témoignent de la halte effectuée au Moyen-Âge par les « jacquets » en chemin depuis l’Angleterre pour rejoindre Saint-Jacques de Compostelle. Les paroissiens accédaient autrefois à l’église par un porche situé sur la face nord d’où l’on a une belle échappée vers le port de plaisance.

Treport porche 2Treport porcheTreport portail

Treport ange portail

Au sommet d’un pignon, un singe en pierre tire la langue en direction des voisins de la ville d’Eu … pas si sœur que cela, selon une légende de la fin du XVIIIème siècle, époque à laquelle les Tréportais auraient acquis leur indépendance. Il s’agit d’une copie, la sculpture originale étant conservée au musée local.
L’intérieur de l’église ne possède pas de transept et s’organise en trois « vaisseaux ». Une Vierge à l’enfant, émouvante de simplicité, nous accueille.

Treport Vierge enfant

Á la différence de Victor, il n’y avait pas de matelot présent au moment de ma visite, sinon quelques marins remarquables sur une embarcation de fortune dans un tableau suspendu dans la nef.

Treport nef

Œuvre du peintre Albert Aublet, en 1877, il représente Jésus apaisant la tempête alors qu’il pêchait avec ses disciples sur le lac de Tibériade. Évoqué dans les trois évangiles selon Matthieu, Marc et Luc, cet épisode symbolise la paix que Jésus peut apporter à une humanité prise dans les flots tumultueux de la vie. Vrai ou faux, les visages des disciples seraient ceux de marins du Tréport.
On évalue mal les dimensions du tableau placé en hauteur, environ 5 mètres sur 4. Il a fait l’objet d’une récente restauration : cadre à l’or fin et teintes ravivées.

tableau église

Pour la pêche miraculeuse rapportée dans le Nouveau Testament, on devra aller voir du côté de la poissonnerie municipale, mais plutôt que blasphémer même avec humour, tant qu’on a le nez en l’air, il faut admirer d’étonnantes clés de voûte pendantes, une joaillerie architecturale du XVIème siècle.
Autre exemple de la dévotion des marins locaux et probablement surtout de leurs épouses, un imposant Christ en croix est protégé par un filet de pêche.

Treport Christ

En juin 1940, le maire de l’époque demanda l’intercession d’une illustre religieuse normande, Sainte Thérèse de Lisieux, pour la paix en ceignant sa statue de son écharpe tricolore.
En mars 2022, par ce geste symbolique renouvelé, les paroissiens sollicitèrent à nouveau la sainte pour qu’elle fasse cesser la guerre en Ukraine.
Est-ce parce que l’ancienne abbaye Saint-Michel accueillit à ses débuts des moines bénédictins de l’abbaye Sainte-Catherine du Mont (aujourd’hui détruite, elle se trouvait au sommet de la Côte dite Sainte-Catherine surplombant Rouen, et Robert le comte d’Eu était un de ses bienfaiteurs), on peut contempler ici une élégante sculpture de Sainte Catherine d’Alexandrie.

Treport Ste Catherine

Dans sa Passion, elle aurait dit : « Je suis la descendante de l’illustre roi Costos. J’ai étudié les langues, exploré toute la science des philosophes et des poètes. Mais j’ai compris, ce ne sont que vanités ! Alors j’ai suivi mon Seigneur Jésus-Christ. Je n’épouserai que mon Dieu ! »
L’existence et donc la légende de Catherine sortent un peu de nulle part. Elle serait née en 290 à Alexandrie, en Égypte. Jolie et savante, elle aurait voulu convertir l’empereur Maxence (représenté à ses pieds sur la statue). Celui-ci demanda alors à cinquante philosophes de débattre avec elle pour lui démontrer l’inanité de la foi et du christianisme. Vainement ! Maxence, outré en plus qu’elle rejetât l’idée de devenir impératrice, la fit écarteler sur une roue (également présente sur la sculpture) hérissée de pointes et de scies qui, ô miracle, se brisèrent. L’empereur, pour parvenir à son funeste projet, ordonna alors la décapitation de la future sainte martyre.
Sainte Catherine serait aussi l’une des voix qu’aurait entendues Jeanne d’Arc.
Depuis le Moyen-Âge, Sainte Catherine, fêtée le 25 novembre, est la patronne des jeunes filles de plus de 25 ans n’étant pas encore mariées. Cette tradition de « coiffer catherinettes » est tombée largement en désuétude.
Finalement, ce qui apparaît le plus plausible, c’est le dicton bien connu des jardiniers et horticulteurs : « Á la Sainte Catherine, tout bois prend racine ». Je fus confronté à cette coutume lorsqu’au temps où je présidais le conseil de ma copropriété, ayant émis l’idée de planter un arbre en hommage à un ami qui s’était beaucoup investi pour le bien-vivre des résidents, le pépiniériste responsable des espaces verts calma mon impatience en conseillant d’attendre la fin novembre.
Dans ma déambulation, je me suis attardé encore devant un superbe chemin de croix en terre de Sienne, ainsi que, dans la chapelle de la Sainte Vierge, un bas-relief du XVIème siècle représentant une Pietà. Marie, éplorée portant sur ses genoux le corps sans vie de son fils Jésus, est entourée notamment de l’apôtre Saint Jean l’Évangéliste, Marie-Madeleine et sans doute Nicodème et Joseph d’Arimathie.

Treport chemin de croixTreport Pieta

Treport benitierTreport vitrail

Lors de ma visite, la plupart des vitraux avaient été déposés pour restauration. L’un d’eux représentant un grognard de l’armée napoléonienne fut offert par un marin du Tréport qui aurait accompagné l’empereur à l’île d’Elbe. En 1840, quatre marins Tréportais auraient escorté les cendres de Napoléon de retour de Sainte-Hélène, à bord de la frégate La Belle-Poule.

Grognard

Sur la place de l’église, indépendant de celle-ci, se trouve l’ancien presbytère, une belle maison à encorbellement datant du XVIIème siècle. Comme pour l’église, la façade présente le même aspect de damier.

Treport presbytere

Á l’angle du pignon à degrés, à la base du toit, on devine en gargouille un « manneken pis » antérieur à celui de Bruxelles, mais qui ne possède pas, heureusement, la même incontinence urinaire. Je divague, je pense à Brel qu’on surnommait l’abbé au début de sa carrière : « Dans le port du Tréport/Il y a des marins qui pissent comme je pleure/Sur les femmes infidèles » … !
Je redescends par l’ancienne rue de la Boucherie qui fut rebaptisée, en 1868, rue Vincheneux, du nom de l’abbé de la paroisse qui avait cédé des terrains à la ville pour construire une école de garçons. Au Moyen-Âge, les corporations se regroupaient par rue ou quartier auxquels ils donnaient leur nom de métier. Au temps de ma visite, le dernier boucher de la rue semblait baisser le rideau de son commerce définitivement.

Treport rue VincheneuxCroix de Grès

Au bout de la rue, on tombe sur une placette au centre de laquelle se dresse la Croix de Grès. La Croix, datée du XVIIème siècle, fut érigée à l’origine plus bas au lieu-dit du Musoir. Elle servit d’ex-voto après l’épidémie de peste survenue en 1618. Haute de 3,60 mètres, son fût octogonal est parsemé d’étoiles, de fleurs de lys et de lettres L (pour Louis XIII). La croix porte le Christ sur une face et une Vierge à l’enfant de l’autre côté.
Je devrais peut-être employer l’imparfait car elle a été vandalisée, la nuit du 15 août dernier, par quelques énergumènes qui avaient peut-être fêté immodérément l’Assomption.
Beaucoup de vieux Tréportais se sont émus de voir la croix gésir au sol. Elle avait déjà connu pareil désagrément, « aux environs des belles années 1910 lorsque le monde découvrait l’automobile » !
Plutôt que retomber directement sur le port, il est bon de flâner dans les vieux quartiers de la ville basse, et notamment rue de l’Anguainerie, l’une des plus anciennes de la ville. Une porte voûtée datant de 1563 témoigne de l’enceinte de la ville à l’époque, construite par le comte d’Eu, François Ier de Clèves, pour se défendre des envahisseurs Anglais. Imagine-t-on qu’il y a cinq siècles, la mer venait s’y fracasser.

Treport  porte voutée

Adossé à la porte, en lieu et place de l’ancien hôtel de ville et de l’ancienne prison, se trouve un petit musée d’histoire locale. Je ne l’ai jamais visité, par contre, immédiatement à l’extérieur, sur un mur de soutènement de maisons démolies, on peut admirer des fresques gigantesques qui racontent en 4 tableaux l’histoire du Tréport. Elles sont l’œuvre de l’artiste Paule-Adeline Vieillescazes que l’on surnomme parfois « reine du château … d’eau » : juchée sur une nacelle, elle en a embelli plus de deux cents à travers la France.

Treport fresque 1

Un marin, qu’on dirait sortir d’une toile flamande, semble nous accueillir pour nous conter Le Tréport d’antan, au temps où le funiculaire emmenait au sommet de la falaise les clients fortunés de l’hôtel Trianon construit au tout début du vingtième siècle.

Carte postale funiculaireLe Treport Trianon - copie

Treport fresque 2

Une autre fresque évoque les activités liées à la mer, les pêcheurs bien entendu, notamment de crevettes, un ramendeur reprisant un filet, et aussi des ramasseurs de galets, une activité pénible aujourd’hui disparue : certains silex entraient dans la composition de céramiques, de cosmétiques, le galet noir servait à la fabrication de la porcelaine anglaise de Wedgwood, certains galets par leur apport en silice étaient utilisés dans les verreries notamment en vallée de la Bresle ou servaient de matériau dans la construction des anciennes maisons de pêcheurs.
Pour préserver le littoral menacé, le ramassage des galets est interdit depuis 1975.
La quatrième fresque illustre l’engouement des bains de mer au tournant des XIXème et XXème siècles. Certaines vieilles affiches de la société des Chemins de fer du Nord, vantant la station à 3 heures de Paris, expriment aujourd’hui une émouvante désuétude.

Treport fresque 3

Affiche 3Affiche 4

Pour appréhender la vie d’antan, il faut se faufiler dans les ruelles étroites de la ville basse. Le quartier des Cordiers tient son nom des « cordiers cordants », des pêcheurs modestes qui, faute de filets, pêchaient à l’aide de longues cordes garnies d’hameçons. Il y a deux siècles, le quartier fut bâti au pied de la falaise morte, sur l’estran de galets.
Le long des rues parallèles à la mer, s’alignent des maisons de briques hautes et étroites, souvent coquettes. Lorsqu’au XIXème siècle, Le Tréport devint la plage chic de la bourgeoisie parisienne, apparut une architecture nouvelle, plus élégante, avec en particulier, les bow windows, ces balcons vitrés en saillie ou en arc.

bow 1bow 2bow 3

Faience coqFaience merleceramique mouetteceralmique Jneksa

L’office de tourisme propose un jeu de piste à propos des carreaux de céramique, s’inspirant de la nature ou de la vie familiale, qui ornent certaines façades. En observant des cartes postales anciennes, on peut regretter la disparition des grandes villas du bord de mer au moment de la Seconde Guerre mondiale, remplacées aujourd’hui par une barre bétonnée d’immeubles, notamment le long de l’esplanade Louis Aragon. Pourquoi l’architecture moderne se complait-elle souvent dans le laid ?

carte postale esplanade falaiseCarte postale esplanade

Mes haltes au Tréport sont scandées par deux moments incontournables.
Le premier est le repas de midi, plus rarement le soir car il faut rentrer ensuite en région parisienne toujours à trois heures comme s’enorgueillissaient les affiches.
En relisant la lettre que Victor Hugo envoie à sa femme Adèle, lors de son séjour en 1837, je trouve qu’il pousse un peu : « Moi j’avais mal déjeuné par parenthèse. Comme c’était un port de mer, j’avais mangé du beefsteack bien entendu, mais du beefsteack remarquablement dur. À la table d’hôte, où les plaisanteries sont rarement neuves, on le comparait à des semelles de bottes. J’en avais mangé deux tranches, et pour cela j’étais fort envié à la table d’hôte, l’un enviait mon appétit, l’autre mes dents. J’étais donc comme un homme qui a mangé à son déjeuner une paire de souliers. »

assiette fruits de mer

Né sous le signe du Poissons comme l’écrivain, le même jour qui plus est, il ne me viendrait jamais à l’idée de manger au Tréport autre chose que des produits de la mer, souvent une assiette de fruits de mer et une raie au cidre, ou à la saison, des coquilles Saint-Jacques trésors des côtes normandes.
C’est un spectacle d’assister sur le quai François 1er (il s’agit, non pas du vainqueur de la bataille de Marignan, mais de François 1er de Clèves comte d’Eu), au retour des bateaux débarquant leur impressionnante cargaison (plusieurs centaines de kilos) de coquilles.

Treport coquilles2Treport coquilles 1

Avant de reprendre la route, c’est un autre rituel de me rendre à la poissonnerie municipale pour le plaisir des yeux et du ventre. Á moins d’être capable d’écrire un roman sur les travailleurs de la mer, je ne peux pardonner à personne d’envisager ici une nourriture carnée.
Je privilégie naturellement des poissons locaux pêchés au large de la côte : maquereau, bar, hareng ainsi que les poissons plats, sole, turbot, barbue, limande, carrelet.

Treport maquereaux

Treport poissons 2Harengade

Ma compagne, qui n’est pas fan de cette espèce, a échappé à la fête de la harengade qui se déroulait le week-end après notre récent passage. Fumé et salé, le hareng devient saur, kipper, bouffi et même, populairement, « gendarme » parce que rigide comme un membre de la maréchaussée au garde-à-vous.
En langage argotique, le hareng signifie un proxénète, en somme un maquereau ! Au plat pays de Brel, sont attendus fiévreusement, chaque année, les maatjes ou « hollandais nouveaux », des jeunes harengs capturés avant la saison du frai, n’ayant donc encore produit ni laitance, ni œufs. Presque crus, accompagnés d’un bol de salicorne, je ne vous dis pas …

Treport poissons 1

hareng3

Peut-être en raison de son prix modique, le hareng saur avec des pommes de terre en robe des champs était invité fréquemment à la table familiale.
Á sa vue sur l’étal, me revient immanquablement un autre souvenir d’enfance : pour ma génération, le comédien Jean-Marc Tennberg fut, au milieu des années 1950, le premier artiste à faire entrer la poésie sur l’unique chaîne de télévision, en noir et blanc, immédiatement après le journal du soir. Inconcevable aujourd’hui ! Et donc, mon poème préféré était le fameux Hareng saur de Charles Cros, celui-là même qui donna son nom à une académie du disque récompensant les meilleurs artistes de music-hall.

« Il était un grand mur blanc – nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle – haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur – sec, sec, sec.
Il vient, tenant dans ses mains – sales, sales, sales,
Un marteau lourd, un grand clou – pointu, pointu, pointu,
Un peloton de ficelle – gros, gros, gros.
Alors il monte à l’échelle – haute, haute, haute,
Et plante le clou pointu – toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur blanc – nu, nu, nu.
Il laisse aller le marteau – qui tombe, qui tombe, qui tombe,
Attache au clou la ficelle – longue, longue, longue,
Et, au bout, le hareng saur – sec, sec, sec.
Il redescend de l’échelle – haute, haute, haute,
L’emporte avec le marteau – lourd, lourd, lourd,
Et puis, il s’en va ailleurs – loin, loin, loin.
Et, depuis, le hareng saur – sec, sec, sec,
Au bout de cette ficelle – longue, longue, longue,
Très lentement se balance – toujours, toujours, toujours… »

Bien évidemment, je fus un de ces milliers d’écoliers français qui furent convoqués au tableau pour réciter le mieux possible « cette histoire simple, simple, simple » écrite « pour mettre en fureur les gens graves, graves, graves/et amuser les enfants petits, petits, petits ».
Et le maître de conseiller : « Qu’on sente le mur droit, rompez la monotonie, allongez le son au troisième nu, cela agrandit le mur ! »
Lors de ma dernière visite, j’ai acheté des maquereaux, 8 euros les deux kilos c’était une aubaine, une grosse poignée de crevettes grises, avec un muscadet sur lie cela fit un excellent apéritif, ainsi que des moules de pleine mer charnues et goûteuses.
En prenant maintenant un grand bol d’air venant du large, comment ne pas penser au sort des pêcheurs tréportais. Déjà inquiets après le Brexit qui ne leur permet plus d’approcher des côtes anglaises, ils sont désormais en colère avec la construction d’une soixantaine d’éoliennes offshore, plus hautes que la tour Montparnasse parisienne, à quinze kilomètres de leur côte.

Treport éoliennes

Tréport port

Treport bateau port

Je n’imaginais pas que parmi les multiples arguments qu’ils avancent pour combattre ce projet, malheureusement en cours de réalisation, on relève la présence dans la zone d’engins explosifs datant de la dernière guerre mondiale et aussi l’accroissement des tentatives de traversées de migrants depuis les nombreuses opérations menées, plus au nord, du côté de la « jungle » de Calais.
On est en droit d’être circonspect devant la « raison impérative d’intérêt public majeur » prononcée par le conseil d’état pour justifier ce projet dangereux pour l’économie et le patrimoine du secteur.
Arpenter les deux estacades constitue la promenade favorite des autochtones et des touristes. Identifiées géographiquement est et ouest, construites en 1885, elles possédaient à l’origine une fonction portuaire de brise-lames, de chemin de halage pour tirer les bateaux à voile avec une corde, et de débarcadère. Pour la sécurité des promeneurs, l’accès à l’estacade Est était interdit depuis 2001. Heurtée par un cargo russe en 2015, elle faillit même disparaître. Après travaux, elle a été rouverte au début de cet été.

Treport jetée

Treport estacade ouestTreport estacade ouestTreport estacade2Treport estacade 1Treport phareMers  falaise

Treport ancre

Il faut bien enfoncer sa casquette car plus on avance vers le phare, but ultime de la jetée, plus on ressent le vent du large qui cingle sur les joues. Même si le spectacle est de toute beauté, une extrême prudence est vivement recommandée à l’époque des grandes marées, au moment des équinoxes.
Victor Hugo décrivant à Adèle : « La mer, indigo sous le ciel bleu, poussait dans le golfe ses immenses demi-cercles ourlés d’écume. Chaque lame se dépliait à son tour et s’étendait à plat sur la grève comme une étoffe sous la main d’un marchand. Deux ou trois chasse-marées sortaient gaîment du port. Pas un nuage au ciel. Un soleil éclatant… »
Le même Victor Hugo à son ami Louis Boulanger : « J’ai senti que l’art restait grand ! Voyez-vous, il n’y a que cela, Dieu qui se reflète dans la nature, la nature qui se reflète dans l’art.
À la nuit tombante, je suis allé me promener au bord de la mer. La lune se levait ; la marée montait ; des chasse-marées et des bateaux pêcheurs sortaient l’un après l’autre en ondulant de l’étroit goulot du Tréport. Une grande brume grise couvrait le fond de la mer où les voiles s’enfonçaient en se simplifiant. À mes pieds l’océan avançait pas à pas. Les lames venaient se poser les unes sur les autres comme les ardoises d’un toit qu’on bâtit. Il faisait assez grand vent ; tout l’horizon était rempli d’un vaste tremblement de flaques vertes ; sur tout cela un râle affreux et un aspect sombre, et les larges mousselines de l’écume se déchirant aux cailloux ; c’était vraiment beau et monstrueux. La mer était désespérée ; la lune était sinistre. Il y avait quelque chose d’étrange à voir cette immense chimère mystérieuse aux mille écailles monter avec douleur vers cette froide face de cadavre qui l’attire du regard à travers quatre-vingt-dix mille lieues, comme le serpent attire l’oiseau. Qu’est-ce donc que cette fascination où l’océan joue le rôle de l’oiseau ?... »
Au Tréport, le spectacle est permanent et toujours différent selon la saison, le jour, l’heure, l’instant même. Le ciel, la météo et la mer improvisent, au gré de leur humeur, une étonnante chorégraphie qui a inspiré de nombreux peintres.
Des toiles en témoignent, il existait déjà un phare en septembre 1843 lorsque, sur fond d’Entente cordiale, la reine Victoria arriva par bateau au Tréport avant de se rendre au château d’Eu, résidence d’été de Louis-Philippe, roi des Français.

tableau Reine Victoria

Avec moins de talent qu’Hugo le « viandard », j’observe la gymnastique des cormorans : « Au-dessous de moi, au bas de la falaise, une volée de cormorans pêchait. Ce sont d’admirables pêcheurs que les cormorans. Ils planent quelques instants, puis ils fondent rapidement sur la vague, en touchent la cime, y entrent quelquefois un peu, et remontent. À chaque fois ils rapportent un petit poisson d’argent qui reluit au soleil. Je les voyais distinctement et de très près. Ils sont charmants quand ils ressortent de l’eau, avec cette étincelle au bec. Ils avalent le poisson en remontant, et recommencent sans cesse. Il m’a paru qu’ils déjeunaient fort bien. »

Cormorans 2Cormorans 1

Aux saisons où je viens pour fleurir mes aïeux, le bain de mer ne concerne, outre les cormorans, que quelques rares véliplanchistes. Pour autant, j’aime me rapprocher de la falaise normande, côté ouest, en longeant l’esplanade. En chemin, je peuple la plage d’estivants (on les appelait les « baigneurs ») de la Belle Époque et des congés payés, débarqués des trains de plaisir, au grand étonnement de la population locale. Je repense aussi au gosse que je fus, le progrès et l’âge ne lui avaient pas encore fait préférer l’eau de littoraux plus méridionaux.

affiche Le Treport

Esplanade ensoleilléeEsplanade cabines falaiseCarte postele Plagecarte postale plage bainscarte postale l'heure du baincarte postale sphinx sable

Bientôt, je bute contre la falaise Il existe deux manières d’en effectuer l’ascension. Pour les plus courageux et les plus valides, un escalier dit du Calvaire les amène au sommet : 365 marches qui lui donnent un petit air de muraille de Chine.

Calvaire escaliercarte funiculairefuniculaire moderne

Pour les autres, un funiculaire et un tunnel percé dans la craie furent construits en 1908. Hors service à cause de la Seconde Guerre mondiale, c’est la municipalité qui rouvrit les installations en 2006, en modernisant les cabines, et en rendant l’accès gratuit.
De là-haut, il paraît que le panorama est imprenable, non que j’en doute, mais étonnamment, je ne m’y suis jamais rendu. Á l’origine, le funiculaire avait été construit pour permettre aux clients fortunés du Grand Hôtel Trianon de rejoindre facilement la plage et la ville basse.

affiche terrasses

Pour l’époque, le Trianon était un projet pharaonique : de style néo-classique, il comptait 200 pièces, une cinquantaine de salles de bain, de vastes jardins, un court de tennis, un golf, un terrain de hockey, un luxe insensé alors que les autochtones devaient aller chercher leur eau à la pompe.
Grandeur et décadence, la Première Guerre mondiale marqua le début de la fin pour l’établissement hôtelier. Brutalement, finie l’insouciance de la Belle Époque, terminés les bains de mer, « tous les édifices publics des stations balnéaires de Picardie et de Normandie sont transformés dès 1914 en hôpitaux militaires, pour soigner les milliers de blessés qui affluent des zones de combat toutes proches », les luxueux salons du Trianon hébergent désormais les militaires du Commonwealth en convalescence. Grande crise de 1929, grèves massives de 1936, le tourisme de luxe chancèle, l’hôtel fait faillite à la fin des années 1930, une nouvelle guerre mondiale se profile. Dès 1940, les belles villas et le Trianon sont réquisitionnés par les Allemands qui, bientôt, vont même raser tout ce qui peut servir d’abri aux soldats alliés à la France. En 1942, le Trianon et le casino sont dynamités. Un collège du Tréport porte le nom de Rachel Salmona, une enfant du pays, en mémoire de cette fillette de dix ans, déportée en février 1943 au camp d’Auschwitz et exterminée avec sa mère, sa sœur et sa grand-mère.

Treport cimetiere militaire

Aujourd’hui, seules quelques marches et balustrades et bien sûr les cartes postales anciennes témoignent du brillant mais fugace passé du palace. Il faudra bien qu’un jour de grand beau temps (ne souriez pas, je vous assure que ça arrive en Normandie), je me décide de monter aux terrasses pour jouir du panorama grandiose.

Le Tréport manège 1

Tourne manège aux souvenirs ! Bien qu’elle soit toujours à trois heures de Paris, peut-être plus en raison d’une circulation automobile intense, la station balnéaire et portuaire attire aujourd’hui une clientèle moins huppée mais finalement plus authentique.
Aux confins de la Normandie et de la Picardie, elle aura toujours pour moi une valeur affective. Âme fifties comme le susurre Alain Souchon qui situe sa chanson dans la toute proche baie de Somme, à une vingtaine de kilomètres de là !

*http://encreviolette.unblog.fr/2008/01/20/ma-grand-mere-meme-leontine-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/02/14/ma-grand-mere-meme-leontine-2/

Publié dans:Ma Douce France |on 5 décembre, 2024 |3 Commentaires »

Mes Contes de Perreau (3)

Pour lire les deux premiers contes :
http://encreviolette.unblog.fr/2021/04/24/mes-contes-de-perreau-recit-de-quelques-semaines-hospitalieres-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2021/05/09/mes-contes-de-perreau-recit-de-quelques-semaines-hospitalieres-2/

Mes « contes de Perreau » (du nom du créateur du premier service d’orthopédie du Centre Hospitalier de Versailles) avaient occupé de manière réaliste les six premiers mois de l’année qui vient de s’achever. Je ne vous promettais pas de suite, signe alors que mes ennuis de santé ne seraient plus qu’un mauvais souvenir. Mais … ! Je préserve le suspense.
Tout au long du mois d’août, je peaufinais, au soleil d’Ariège, ma rééducation dans le cabinet de Maxime et Quentin, deux frères spécialistes de kinésithérapie sportive. J’éveillai leur curiosité et gagnai rapidement leur sympathie en commentant les belles photographies de cyclisme accrochées aux murs.

Tour de France 1927 (2)

Tandis que les forçats de la route roulent en « fumant la pipe » lors de la dernière étape Dunkerque-Paris du Tour de France 1927, j’achève mes séances, avec moins de facilité, par une étape de vélo fitness avec vue sur la chaîne des Pyrénées ariégeoises. La route pour regrimper les cols locaux du Portet d’Aspet et de la Core est encore longue.
Auparavant, outre quelques exercices classiques de musculation, Quentin, pour tester et travailler la vivacité de mes hanches, en particulier celle percluse d’arthrose qui n’a pas été opérée, échange quelques passes avec des ballons de poids variés ou programme sur une tablette un « serious game » destiné à mettre à l’épreuve et mesurer réflexe, équilibre, précision du mouvement et anticipation du danger. Ainsi, par de simples tensions et mini déplacements de vos chevilles sur des semelles reliées à des électrodes, vous devez circuler au milieu d’un banc de poissons en évitant de vous faire happer par un prédateur à la dégaine omicronienne. C’est ludique. Algorithme et biomécanique à la rescousse, la kinésithérapie entre dans une nouvelle ère 2.0.
Au cours de l’été, j’ai repris le volant et pour me faciliter la conduite, la nouvelle voiture que j’ai commandée est automatique.
Motivé par mes progrès, je repris contact à la rentrée de septembre avec le service d’orthopédie de l’hôpital de Versailles afin d’envisager la pose d’une prothèse totale de la hanche droite pour retrouver enfin une autonomie de mobilité. J’étais d’autant plus confiant que le docteur PEP, succédant au docteur DJ mon ancien chirurgien parti s’occuper de hanches et genoux helvètes, parlait d’une opération, sinon banale, du moins de caractère plus classique. Rendez-vous fut pris pour le 10 janvier 2022, le temps de digérer des agapes des fêtes. Auparavant, comme il est d’usage, je procédais en décembre à la radiographie de la hanche détériorée, à un électrocardiogramme et à la consultation avec l’anesthésiste.
Il n’y avait plus qu’à attendre et savourer foie gras de canard mi cuit, confit et dinde, en croisant les doigts pour qu’une nouvelle vague de variant omicron n’entraîne pas de déprogrammation intempestive à l’hôpital ou ne déclenche ma propre contamination. Car, macarel, la population ariégeoise, aussi sympathique qu’elle soit, possède la fâcheuse réputation de grossir les rangs des « antivax ».
Même si une sale toux et un rhume tenace me taquinèrent jusqu’à l’avant-veille de l’opération, j’étais exact au rendez-vous du 10 janvier, un an presque jour pour jour après le début de mes soucis de santé.
Après les chambres 28, 32 et 24 auxquelles j’avais été affecté lors de mes précédents séjours, je prends possession de la chambre 41. Je vous signale d’emblée que je n’imagine en aucune façon l’occupation dans le futur d’une autre chambre afin d’obtenir le numéro complémentaire et la combinaison pour quelque gain aléatoire au loto ! Il ne manquerait plus qu’elle soit gagnante, moi qui ne joue jamais.
Même si la tension est un peu plus élevée qu’à l’habitude, je ne stresse pas tant je commence à être familier avec le protocole précédant l’opération. Confidence (private joke plutôt) que je réserve à ma kiné préférée, je suis peut-être simplement ulcéré par la prestation, la veille, de Colin Dagba arrière droit du Paris-Saint-Germain ! Car à l’unité Perreau, « Ici, c’est (aussi) Paris » !

Unité Perreau 1

7 heures, Perreau s’éveille ! C’est indéfinissable, mais je sens moins d’effervescence régner dans les couloirs qu’il y a un an. Il est vrai que c’est lundi, la plupart des entrées ne sont sans doute pas encore enregistrées.
Malgré leurs masques, je reconnais quelques regards parmi le personnel soignant. Diolaine, Véronique, quelques prénoms me reviennent en mémoire, elles procèdent aux premiers soins avec toujours autant de gentillesse. Opération prévue vers 10 heures 30, c’est le moment de la douche qui se trouve juste en face de ma chambre. J’en reviens revêtu de la si peu seyante chemise de patient avec les boutons pression dans le dos, une chance elle est d’une taille suffisante pour dissimuler quelques parties charnues du corps. Charlotte sur le crâne et surchaussons complètent la tenue.
10 heures, branle-bas de combat, le brancardier arrive dans la chambre. Isabelle la kiné se précipite pour me souhaiter quelques beaux rêves, en rouge et bleu il va de soi. Je pars sans appréhension d’autant plus que les murs et plafonds des longs couloirs qui mènent au bloc opératoire, ripolinés de neuf, ne dégagent plus cette sensation de plongée dans des bas-fonds sordides.
Je suis le premier patient en salle de préparation. Souvenirs des récentes fêtes, guirlandes et boules apportent une touche de gaieté.
On me prépare pour l’opération : perfusion, piqûre dans le bloc crural et paroles apaisantes presque inutiles, je connais la chanson. De temps en temps, on me fait décliner mon identité, j’ai encore bon pied (certes arthrosé) bon œil. On s’inquiète que j’aie mis un sucre dans mon café, ça fait cinq heures de cela, on ne va tout de même pas me sucrer l’opération pour un petit parallélépipède de glucose !
Midi, c’est le départ vers le bloc opératoire accompagné par un escadron d’infirmier(e)s et d’assistant(e)s anesthésistes. La suite…je ne la découvrirai que plus tard de la bouche du chirurgien … quant aux rêves en rouge et bleu, je repasserai !
Le compte-rendu post opératoire, livré à la sortie de l’hôpital, décrit une prothèse totale de la hanche droite par « voie mini-invasive de Röttinger ». Il est d’autres voies, je joue le savant, dites de Moore, Hardinge ou Hueter, finalement j’aime bien celle choisie, ça pétille comme du champagne ou un vin blanc du Rhin !
J’ai été installé en position « décubitus latéral », à savoir tourné sur le côté.
La tige fémorale (pour la vieille tige que je suis) est de type Avenir fabriquée par Zimmer Biomet, la tête fémorale est un col moyen en chrome cobalt. Á ce propos, je vous déconseille de lire sur internet les rapports de spécialistes sur les différents matériaux utilisés qui vous plongeront éventuellement dans des crises de doute. C’est aussi flippant qu’une émission d’information sur CNews ! Sinon, j’écoutais hier Thomas Pesquet de retour de son voyage interplanétaire qui est aussi un fascinant laboratoire pour notamment de futures applications dans le domaine médical.
J’ai dû revenir vers 15 heures en salle de réveil toujours aussi peu animée. Je remonterai dans ma chambre à 17 heures, je réserve mes premiers mots pour ma compagne au téléphone.
Une aide-soignante me propose une crème dessert Force+ riche en protéines, il est vrai que je n’ai rien avalé depuis bientôt vingt-quatre heures. Les repas sont servis tôt à l’hôpital, je mange sans déplaisir l’omelette forestière prévue au menu.
On m’installe un fil à la patte pour une perfusion, ce qui complique quelque peu mes mouvements. L’infirmière me concocte un petit cocktail d’antalgiques pour prévenir d’éventuelles douleurs. Va pour le Doliprane, par contre, je renonce à la morphine qui m’avait laissé quelque désagréable souvenir hallucinatoire après la première intervention.
De toute façon, je suis sous surveillance rapprochée et il est prévu des contrôles à fréquence répétée de tension artérielle et température tout au long de la nuit. Autant dire que mon sommeil sera léger. J’ai tout le temps de numéroter mes abatis.
Mardi 11 janvier, J+1. J’ai la visite, après la toilette, du chirurgien le docteur PEP. Il apparaît très satisfait de l’opération. Cependant, il me confie que je lui ai donné sinon du fil à retordre du moins de l’os à ronger ou rogner. Devrais-je lui dire en guise de boutade que je suis né dans une ancienne station thermale qui avait pour devise : « Les eaux de Forges forgent les os » ? Il m’avoue avoir dû taper comme un sourd. Un tube de mon adolescence nous alertait : « Si j’avais un marteau je cognerais le jour je cognerais la nuit j’y mettrais tout mon cœur ». Tout de même pas ? Il me signale aussi m’avoir allongé la jambe de quelques millimètres. Il y avait une pub sur un biscuit au chocolat (finger) dans laquelle un gamin suppliait Mr Cadbury : « Vous ne pouvez pas le faire un p’tit peu plus long ? » !
Je relèverai dans le compte-rendu post-opératoire que « la préparation du cotyle s’est effectuée aux ciseaux et à la fraise motorisée jusqu’à la taille 62 et que le fémur a été préparé à l’aide de râpes jusqu’à la taille 5 ». Il y a chez le chirurgien orthopédiste un côté artisan charpentier sans qu’il y ait une connotation péjorative, c’est également un artiste dans son domaine, je suis toujours admiratif qu’on puisse trifouiller comme cela dans le corps humain.
Le docteur PEP m’informe qu’on peut envisager ma sortie de l’hôpital dès le lendemain. Cela donne le moral pour prendre le taurus par les cornes afin de commencer le protocole dit de « réhabilitation améliorée après chirurgie » (RAAC).

Thaurus 1

Cette fois, il ne s’agit pas de décevoir Isabelle la kiné qui garde des souvenirs peu glorieux de la pose de ma première jambe au sol, il y a tout juste un an. Cette fois, oui je marche, assez bien même me dit-elle, c’est une sensation jubilatoire, une résurrection bientôt peut-être ? Dans le fameux épisode biblique, Jésus aurait intimé l’ordre à Lazare : « Lève-toi, prends ton brancard, et marche ! ». Isabelle, plus amène, se contente de demander à la stagiaire qui l’accompagne d’aller récupérer mes cannes anglaises dans ma chambre. La séance se poursuit avec la montée d’un escalier, sa descente un peu moins aisée puis le retour jusqu’au fauteuil de la chambre.

Perreau escalier 1

En début d’après-midi, je descends pour une radiographie de contrôle de la hanche opérée. Pour pasticher Magritte, ceci n’est pas une hanche mais le cliché d’une hanche, des deux même. Tout va bien !

dav

En visite, ma compagne assiste à ma seconde séance de rééducation. Elle est étonnée, et intérieurement heureuse, de me voir déjà aussi entreprenant, le bout du tunnel se profile. En l’absence de juge roumaine, les notes technique et artistique devraient être encourageantes ! Tout n’est pas parfait. Isabelle constate une forme de paresse dans ma posture. Le poids des ans ? Je dois être fier de moi et me redresser. Elle allonge légèrement la hauteur de mes cannes.
J+2 : prise de sang pour contrôler les plaquettes puis douche puis abandon du pyjama pour une tenue plus civile. Le docteur PEP me rend à nouveau visite et donne son feu vert, cet après-midi, c’est la quille ! Isabelle m’emmène pour une ultime séance de rééducation. Au cours de notre déambulation dans le couloir, au grand étonnement des soignants et patients que l’on croise (ainsi que la kiné stagiaire qui comprendrait mieux qu’on parle de muscles quadriceps et ischio-jambier), on s’échange les dernières nouvelles footballistiques. Il faut dire que celle-ci est cocasse. Le club de Versailles, petit Poucet de la Coupe de France, qualifié en huitièmes de finale pour la première fois de son histoire, devrait accueillir le club professionnel de Toulouse dans son stade Montbauron. Programmé à 16 heures trente, la rencontre ne peut pas se dérouler dans des conditions satisfaisantes de visibilité en cette période hivernale car, ô surprise, l’enceinte versaillaise ne dispose pas d’éclairage au nom d’un privilège du Roi Soleil : la Chambre du Roi ne doit pas être éclairée par une source lumineuse extérieure dans un rayon de 5 kilomètres. Á cause de Louis XIV donc, le lieu de la rencontre est inversé et les valeureux footballeurs versaillais devront se rendre fin janvier dans la cité des Violettes !
Les cannes ne m’en tombent pas mais presque. J’ai une rampe pour me rattraper car, ce matin, exercice supplémentaire, je descends et remonte un demi étage de vrai escalier.
De retour dans ma chambre, je constate qu’une aide-soignante a vidé les placards et préparé ma valise. Une infirmière me confie, avec moult explications, le dossier avec toutes les préconisations pour les soins et ma rééducation à domicile.
En début d’après-midi, une ambulance assure mon retour à la maison. Elle porte le joli nom d’Embruns, un petit air iodé de vacances.
Isabelle me souhaite le meilleur rétablissement possible … et beaucoup de succès pour le Paris-Saint-Germain. Il y a une pointe d’émotion de quitter l’hôpital et son personnel soignant plein d’attention, de prévenance, d’humanité, ce sont des valeurs que l’on partage tellement de moins en moins dans notre société.
Je retrouve mon environnement familial et croise quelques voisins surpris de me voir déjà de retour.
Dès le lendemain, tout un protocole de soins à domicile a été mis en place : piqûre pour anticoagulant, prise de sang plaquettaire, surveillance de la cicatrice et changement du pansement. Ma compagne me soigne à sa façon : ce midi, elle sort du four une succulente tarte tatin.

tarte Tatin

 

La légende colporte que la recette de ce populaire dessert naquit de la maladresse de deux sœurs Caroline et Stéphanie Tatin, hôtelières à Lamotte-Beuvron, qui auraient renversé les pommes. Explication souvent contestée mais j’aime bien l’idée de concocter une tarte renversée pour quelqu’un qui aspire à tenir debout.
Trois fois par semaine, le kiné vient à domicile à 7 heures 30. L’avenir, comme le modèle de ma tige fémorale, appartient à ceux qui se lèvent tôt. L’essentiel des exercices s’effectue sur le lit. D’une séance à l’autre, il y a comme une sorte de jouissance de sentir un progrès même minime dans l’usage de la jambe opérée. Travaux pratiques, à l’extérieur, je reprends mes promenades quotidiennes dans les allées de ma copropriété, chaque fois un peu plus longues, j’abandonne vite une de mes deux cannes anglaises.
Lundi 24 janvier, il y a quinze jours de cela, j’allais passer sur le billard. Comme un jeu ou un défi, je ferais presque tournoyer, telle une majorette, ma canne, ma marche tient de la danse des canards, la voix de la sagesse, du côté de l’hôpital, me conseille une certaine prudence.
Est-ce un vent d’optimisme qui me booste, je me suis attelé depuis quelques jours enfin à la lecture d’un gros pavé de 800 pages : L’or du temps de François Sureau. Quel beau titre tiré de l’épitaphe sur la tombe du surréaliste André Breton au cimetière des Batignolles !
L’écrivain descend la Seine depuis sa source sur le plateau de Langres jusqu’à Paris et les lieux qu’il rencontre évoquent des personnages du passé que nous suivons au fil des innombrables digressions par lesquelles il se laisse entrainer. C’est dense, érudit, passionnant souvent, ça foisonne, comment accumuler tant de savoir pour relater les faits marquants des vies de parfaits inconnus pour moi ? C’est un peu ennuyeux aussi parfois mais comme au bout d’un exercice physique fastidieux dont on sort plus fort, on se sent plus riche quand on referme le livre.
Ainsi le clochard de Troyes, un avocat de la capitale de l’Aube au comportement singulier : il s’était mis peu à peu à dire la vérité à ses clients « Que croyez-vous ? Votre affaire est mauvaise et c’est la vôtre. Tout de même, frauder ainsi, c’est aussi bête qu’immoral. », « Je ferai de mon mieux, mais vous allez morfler, mon bonhomme. » Il appelait ainsi aussi bien les dignitaires de l’industrie locale que les malfrats de rencontre. Á ce jeu, il perdit évidemment sa clientèle en moins de deux ans. Tout jeune encore, il quitta le barreau, sa famille et son métier, épinglant sur la porte de son cabinet : « Tu l’as voulu. Tu l’as eu. DÉMERDEZ-VOUS ! » Il s’installa à la fin des années 1950, à Paris, sur les berges de la Seine, entre le Pont-Neuf et le pont Alexandre III, le plus souvent dans une alvéole aménagée sous une pile du pont du Carrousel. On l’appelait Pierre l’ermite et jusque dans les années 1960, des avocats de Paris, stagiaires ou ténors du barreau, venaient consulter son génie juridique sur des questions délicates.
Pour vivre, il déchargeait des légumes aux Halles, arrangeait la crèche à Saint-Eustache. Sa trace s’est perdue en 1968, fut-il victime des événements de mai ?
Mon « or du temps » qui passe inexorablement, à moi, c’est mon cotyle Quattro et insert double mobilité !
Le comédien (et ami) Bruno Putzulu m’a envoyé un mail : « Fais pas de conneries si tu veux être là le 12 février ! » En effet, il vient à cette date jouer son spectacle Les Ritals à quelques centaines de mètres de chez moi. J’avais partagé avec vous mon enchantement lorsqu’il l’avait présenté dans un modeste village d’Ariège. J’y serai. N’en déplaise à certain(e)s candidat(e)s à la présidence de la République, j’aime ces souvenirs d’immigrés italiens qui venaient manger le pain des Français. Avec Bruno, je parlerai de Cavanna, de foot aussi dont il est un amoureux, de Molière peut-être dont on célèbre actuellement le 400ème anniversaire de son baptême et qui se gaussa dans son théâtre des médecins, de la médecine et de la maladie : Le Médecin volant, L’Amour médecin, Le médecin malgré lui, Monsieur de Pourceaugnac. Á travers mes « Contes de Perreau », vous aurez constaté par contre que je ne suis pas un malade imaginaire !
Mardi 25 janvier : ma marraine, non pas de Lorraine comme le chantait Jean Ferrat, mais de Normandie, célèbre ses cent ans. Je dois avouer que quelques aïeules m’ont gâté : après ma grand-mère paternelle et la sœur de ma maman, c’est la troisième qui atteint le siècle d’existence. Surréaliste, on leur refusait leur rôle de citoyenne dans la société. Ce n’est que le 21 avril 1944 que le général de Gaulle octroya par ordonnance dans le cadre du gouvernement provisoire d’Alger le droit de vote aux femmes françaises. Elles deviennent « électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ». Elles se rendront aux urnes pour la première fois lors des élections municipales d’avril 1945.
Ne me demandez pas si je voudrais égaler la longévité de mes aïeules, dans un mois j’aurai effectué les trois-quarts du chemin. C’est beau la vie, non ? malgré Omicron et Zemmour !
Passent les jours et passent les semaines (c’est beau comme du Guillaume Apollinaire !) selon le même rite : en matinée, visite quotidienne de l’infirmière et séances de kiné trois fois par semaine, l’après-midi, une vingtaine de minutes de marche dans le parc.
Á l’intérieur, j’effectue quelques allers et retours sans canne. Ce sont quelques pas vers l’autonomie. Il y a plus de deux décennies, une petite fille rampait à quatre pattes dans le même couloir. Me revient en mémoire ce jour merveilleux où elle se dressa soudain et, ivre de liberté, partit dans une course joyeuse à travers l’appartement. Elle venait de découvrir la marche. J’espère connaître comparable embellie prochainement.
Dernier dimanche de janvier, plaisir simple mais intense, ma compagne a préparé un pot au feu à l’ancienne, comme je mangeais chez ma mémé de Picardie. Pour l’accompagner, il y a le gros sel, le pot de moutarde en grains et … le bocal de cornichons maison, cultivés dans la famille et nettoyés par ses soins. Ce soir, ce sera bouillon vermicelle, des souvenirs d’enfance qui perdurent.
L’actualité fournit à mon conte un happy end, une conclusion royale : malgré l’ubuesque édit du Roi Soleil, les footballeurs de Versailles ont réussi l’exploit en Occitanie d’éliminer les professionnels de Toulouse et se qualifier pour les quarts de finale de la Coupe de France.

Une L'Equipe

Je me faisais opérer il y a trois semaines. Je reverrai le chirurgien en mars. Je ne résiste pas à vous faire partager d’ores et déjà ce bulletin de santé dans lequel transpire une profonde reconnaissance envers toute la chaîne du personnel soignant.

Mes remerciements à Isabelle qui a réalisé les photographies à l’Unité Perreau.

Publié dans:Ma Douce France |on 1 février, 2022 |2 Commentaires »

Itinéraire des saveurs : les rillettes de la Sarthe

« On ne dîne pas aussi luxueusement en province qu’à Paris, mais on y dîne mieux ; les plats y sont médités, étudiés. Au fond des provinces, il existe des Carême en jupon, génies ignorés, qui savent rendre un simple plat de haricots digne du hochement de tête par lequel Rossini accueille une chose parfaitement réussie. »
Cocasse tout de même qu’un immense cuisinier du début du dix-neuvième siècle s’appelât Carême, Marie-Antoine de son prénom.
La citation ci-dessus appartient au ventripotent Honoré de Balzac. Elle est tirée de son roman La Rabouilleuse qui fait partie des Scènes de la vie de province dans La Comédie humaine. L’écrivain affirmait aussi : « Boire et manger exigent des qualités différentes et parfois opposées. L’homme est trop imparfait pour cumuler des penchants aussi nobles. L’homme qui réunirait ces qualités de gastronome au même degré que celle de gourmet serait un phénomène. »
Mes fidèles lecteurs n’ignorent pas ma sympathie pour Épicure et il n’est pas rare, à l’occasion de mes pérégrinations hexagonales que j’emprunte quelques chemins de traverse pour goûter au plus authentique de notre patrimoine culinaire.
En ce début de juillet, au retour d’une escapade chez un ami de Bretagne, j’ignorais donc autoroute A11 et nationale 12 pour me perdre en Pays de Loire, aux confins du Perche, dans le pays de la rillette du Mans qui, avec celles de Tours, perpétue cette tradition charcutière à laquelle Rabelais faisait allusion, dans son Tiers Livre paru en 1546, sous le nom de rillé et de « brune confiture de cochon ».
L’expression « ril-hette » apparaissait déjà dans le Ménagier de Paris, considéré comme le plus grand traité culinaire du Moyen-Âge, où l’on suggérait de « préparer les fèves à la graisse de rilhette ».
Marcel Proust fournit aussi aux rillettes de Tours (on emploie le pluriel pour celles-ci) ses lettres de noblesse : « L’esprit des Guermantes -entité aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le posséder- était une réputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. »
Honoré de Balzac en étale une autre couche sur la tartine dans son roman Le Lys dans la vallée : « Cette préparation, si prisée par quelques gourmands, paraît rarement à Tours sur les tables aristocratiques ; si j’en entendis parler avant d’être mis en pension, je n’avais jamais eu le bonheur de voir étendre pour moi cette brune confiture sur une tartine de pain ; mais elle n’aurait pas été de mode à la pension, mon envie n’en eût pas été moins vive, car elle était devenue comme une idée fixe, semblable au désir qu’inspiraient à l’une des plus élégantes duchesses de Paris les ragoûts cuisinés par les portières, et qu’en sa qualité de femme, elle satisfit ».
Les rillettes sont une sorte de pâté à base de porc, d’aspect filandreux, dont la préparation assaisonnée de sel et de poivre est cuite longuement dans sa graisse à chaudron sans couvercle en Touraine, couverte à l’étouffée dans la Sarthe, c’est ce mode de cuisson qui différencie principalement leur texture.
Pour résumer, si l’on respecte la tradition, disons qu’au Mans, on tartine, tandis qu’en Touraine, on pique sa fourchette dans le pot pour poser les rillettes sur son bout de pain.
Sans me comparer au regretté acteur Jean Carmet qui confiait avoir éprouvé ses premières émotions voluptueuses en regardant la charcutière de Bourgueil, des mots comme rillettes mettent en éveil mes papilles, créent une atmosphère proustienne, ravivent des souvenirs de pique-nique, ou casse-croûte, évoquent un coin de table, un odorant pain frais croustillant, un bocal de cornichons et un verre de vin pour accompagner. On ne mange pas les rillettes comme on déguste un foie gras.
Pour vous mettre en appétit (à moins que l’effet soit contraire), j’ai envie de me mettre à table avec Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort dans la séquence culte de Calmos, film de Bertrand Blier aujourd’hui considéré sans doute comme un chef-d’œuvre de beaufitude par les tenants des mouvements vegan et #MeToo. Avec ce grandiose duo d’acteurs, j’assume ce moment comme l’ultime revendication de l’ancien monde !

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Tout est bon dans le cochon et mérite d’être honoré. Savez-vous que chaque année, en novembre, depuis plus de deux siècles, en l’église Saint Eustache de Paris (à proximité des anciennes halles), est célébrée une messe du souvenir pour les charcutiers-traiteurs (les « chairs-cuitiers ») de France. Une terrine de pâté de tête et la statuette de Saint Antoine sont posées au pied de l’autel … restaurant en cette circonstance.

Saint Antoine

Revenons-en aux rillettes, en manque d’arguments convaincants, qu’elles soient de Tours ou du Mans, je n’entrerai pas dans un débat digne aujourd’hui d’un derby de football de National. L’amitié m’a fait pencher pour celles du Mans : un regretté ami, qui rendait visite à sa maman chaque quinzaine, me ramenait un pot de rillettes de la maison Prunier à Connerré, bourg sarthois berceau des rillettes du Mans.

Rillettes Prunier

rillettes Connerré

Car s’il est incontestable que la civilisation de la rillette est née en Touraine, il y a plus de cinq siècles, c’est dans la région sarthoise du Haut-Maine que les rillettes ont pris une envergure nationale grâce à l’arrivée du chemin de fer. Au début des années 1900, Albert et Blanche Lhuissier sont les premiers à comprendre la position privilégiée de Connerré pour faire connaître la qualité de leurs rillettes sarthoises. L’ouverture et le développement de la ligne de chemin de fer Brest-Paris, le passage dans la commune du circuit automobile de la Sarthe ancêtre des 24 heures du Mans constituent une aubaine. L’astucieux Albert installe un stand sur le quai de la gare de Connerré transformant l’escale technique en arrêt buffet. Tandis que la locomotive refait le plein d’eau, cheminots et voyageurs arpentent le quai et goûtent aux rillettes présentées sous forme de tartines ou dans d’élégants pots en faïence. Très vite, avec le bouche à oreille, la renommée de la spécialité charcutière résonne jusque dans la capitale.

rillettes de campagne

Encouragé par son succès, Albert Lhuissier se lance dans l’expédition, acquiert un abattoir et ouvre une usine en 1913. L’artisan est devenu industriel.
L’industrie de la rillette du Mans prend son essor avec, en corollaire, les dérives que supposent le recours chez certains à l’élevage intensif des porcs. De grandes unités industrielles voient le jour au début du XXème siècle, ainsi Bordeau-Chesnel plus célèbre pour son slogan que pour la vertu de son produit.

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Effectivement, je ne partage pas les mêmes valeurs gustatives, et quitte à me résigner, vu mon éloignement géographique, à me rabattre sur des producteurs à grande échelle, il existe des industriels de confiance comme la maison Prunier à Connerré, dans la rillette depuis quatre générations, la première d’entre elles représentée par Maurice, petit neveu d’Albert et Blanche Lhuissier.
Contrairement à leurs cousines tourangelles, les rillettes du Mans ne bénéficient pas d’un label authentifiant leur origine (Indication Géographique Protégée) même s’il y a espoir qu’elles l’obtiennent prochainement.
Comme un peu plus au nord, chez les voisins normands, il est des villes ou villages comme Pont-L’Evêque, Livarot et Camembert qui s’enorgueillissent des plus grands fleurons de la production fromagère française, en Sarthe des bourgs comme Connerré et Mamers sont devenus des cités pilotes des rillettes du Mans.
1968 suscita aussi quelques mouvements dans le terroir manceau, ainsi, cette année-là, naquit à Mamers la Confrérie des Chevaliers des Rillettes Sarthoises dont le but est de promouvoir la célèbre spécialité régionale, d’en encourager et défendre la qualité, et de faire connaître le patrimoine sarthois.
N’est pas adoubé chevalier des rillettes qui veut ! Il faut sans doute avoir une certaine notoriété régionale avant de passer par une véritable cérémonie d’intronisation au cours de laquelle on prête serment :
« Par le feu, grâce à qui dans leur chaudron
Benoîtement, mijotent les rilles de Cochon
Par l’air où s’insinue vers tes narines de gourmet
Des savoureuses viandes, le délicat fumet,
Par la terre du pot, où le voile de graisse
Du mélange onctueux conserve la finesse,
Par l’eau qui te vient à la bouche au seul nom de Rillettes,
Par les quatre éléments,
Par le sel,
Le fer de la fourchette
Et le père Cochon, souverain sur nos tables,
Je te fais Chevalier de la Confrérie des Rillettes Sarthoises.
Désormais tu consens
Á toujours célébrer de ce mets délectable
La gloire et le renom ».
Au-delà de ce folklore, chaque année au mois de février, est organisé à Mamers le très sérieux « concours national (carrément !) des meilleures rillettes » ouvert aux artisans, industriels et salaisonniers de la région. C’est un peu comme l’écrivain qui remporte un prix littéraire, se voir décerner une médaille d’or, d’argent ou de bronze au concours de Mamers est pour les charcutiers la promesse d’un accroissement de sa clientèle.
C’est d’ailleurs, après consultation des lauréats de cette manifestation depuis quelques années, que j’ai choisi, ce matin de juillet, de faire un léger détour dans le bocage du Saosnois jusqu’au bourg de Saint-Rémy-des-Monts.

charcuterie St Remy des montscharcuterie Buret

Dans une grande ligne droite avant le centre du village, mes yeux perspicaces se portent sur une petite boutique sans prétention si ce ne sont les nombreux trophées exposés en vitrine qui témoignent du savoir-faire charcutier de Pascal et Isabelle Buret. Depuis plusieurs années, ils raflent coupes et médailles dans tous les concours à la ronde, avant tout pour leurs goûteuses rillettes, mais aussi pour leurs boudins noir et blanc, les tripes et leur jambon cuit maison. Je ne suis pas le seul, nombreux clients n’hésitent pas à effectuer quelques kilomètres supplémentaires pour faire leurs provisions en savoureuses cochonnailles.

Rillette récompenses concours

Cette réussite ne monte pas à la tête de ce valeureux couple d’artisans qui nous accueille avec amabilité et simplicité. D’ailleurs, l’intérieur désuet du magasin ne paye pas de mine non plus, le clinquant provenant de la qualité des produits qui vous font de l’œil dans leurs plats et terrines. Me reviennent quelques mots de Jean Carmet dans un livre de souvenirs, « un semblant de journal » comme il le titrait : « J’ai toujours été sensible aux étalages de charcuterie, non parce que cela représente de la nourriture, mais parce qu’il y a là des coloris extraordinaires. Par exemple, un fromage de tête ou un jambon persillé, c’est tout un art. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un travail de céramiste. Je connais des fromages de tête et des jambons persillés qu’il faudrait encadrer. » De l’art et du cochon ! La remarque n’est pas incongrue, Pascal et Isabelle ont obtenu une médaille d’or pour leurs rillettes créatives lors du dernier concours de Mamers.

rillettes Buret

Je dévore des yeux, je prendrais bien « un peu de tout » mais les Carmet, Marielle et Rochefort ne sont plus là pour partager. Je finis par commander ce pourquoi je me suis rendu ici, quelques pots de rillettes traditionnelles, récemment médaillées d’or. Á défaut d’AOC Jasnières, vin blanc produit en Sarthe dans la vallée du Loir, j’achète deux bouteilles de cidre brut du Perche qui devraient bien les accompagner.
Cerise sur le gâteau ou plutôt tartine sous la rillette, de l’autre côté de la route, de délicieux effluves de pain frais émanent du Fournil des Monts. Là encore, pas de chichis, le seuil franchi je comprends immédiatement pourquoi, à l’approche de midi, la queue s’allonge sur le trottoir. Sans parler de la pâtisserie : comme dit une habituée qui nous précède, « les gâteaux sont très bons », j’ajoute « et très beaux et originaux ! », de véritables tableaux avec leurs teintes étonnamment vieillottes.

Fournil des Monts

Le plus réjouissant, pour ne pas dire exaltant, est à venir, c’est indescriptible. Durant quelques jours, en prélude au déjeuner, je sacrifie à l’instant rillettes. Je surprends même ma compagne, plus attachée par atavisme à la charcuterie du Sud-Ouest, à plonger la pointe du couteau dans le pot de rillettes. Elle n’a pas à traverser la couche supérieure de gras qui rebute les personnes inquiètes pour leur ligne.

rillettes assietterillettes tartine

Souvenez-vous de la prescription péremptoire de Marielle : « Quand on mange sain sans produits chimiques, il n’y a jamais de contre-indication » !
« Oh les rilles, oh les rilles, elles me rendent marteau ! »…

https://www.facebook.com/PrintempsRillettes/videos/1094257804271020/

Publié dans:Ma Douce France, Recettes et produits |on 6 novembre, 2021 |2 Commentaires »

Au vent de Beauce

« Nous arrivons vers vous du lointain Parisis.
Nous avons pour trois jours quitté notre boutique,
Et l’archéologie avec la sémantique,
Et la maigre Sorbonne et ses pauvres petits… »

En juin 1912, peu de temps donc avant la Grande Guerre qui allait le voir périr, l’écrivain Charles Péguy entreprend le premier de ses fameux pèlerinages à Chartres. Il est accompagné de son fils Marcel, 14 ans, et du jeune Alain-Fournier en train d’écrire son Grand Meaulnes : 140 kilomètres à pied en trois jours avec en point d’orgue l’apparition de la cathédrale Notre-Dame de Chartres.
Dans son très long poème, Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, le poète immortalise son périple jusqu’à la vision, au loin, du chef-d’œuvre de l’art gothique.

« Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape

Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.
Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l’océan de notre immense peine.

Un sanglot rôde et court par delà l’horizon.
A peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte d’appel.
L’épaisse église semble une basse maison.

Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.

Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.

Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite.
Nous allons devant nous, les mains le long des poches,
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours,
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.

Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.
Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois.
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,
Et toute leur séquelle et toute leur volaille

Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille
Ont appris ce que c’est que d’être familiers,
Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,
Vers un dernier carré le soir d’une bataille.

Nous sommes nés pour vous au bord de ce plateau,
Dans le recourbement de notre blonde Loire,
Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire
N’est là que pour baiser votre auguste manteau.

Nous sommes nés au bord de ce vaste plateau,
Dans l’antique Orléans sévère et sérieuse,
Et la Loire coulante et souvent limoneuse
N’est là que pour laver les pieds de ce coteau.
Nous sommes nés au bord de votre plate Beauce
Et nous avons connu dès nos plus jeunes ans
Le portail de la ferme et les durs paysans
Et l’enclos dans le bourg et la bêche et la fosse.

Nous sommes nés au bord de votre Beauce plate
Et nous avons connu dès nos premiers regrets
Ce que peut receler de désespoirs secrets
Un soleil qui descend dans un ciel écarlate

Et qui se couche au ras d’un sol inévitable
Dur comme une justice, égal comme une barre,
Juste comme une loi, fermé comme une mare,
Ouvert comme un beau socle et plan comme une table,

Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
A fait jaillir ici d’un seul enlèvement,
Et d’une seule source et d’un seul portement,
Vers votre assomption la flèche unique au monde.

Tour de David voici votre tour beauceronne.
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.
Un homme de chez nous a fait ici jaillir,
Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix,
Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,
La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.

C’est la gerbe et le blé qui ne périra point,
Qui ne fanera point au soleil de septembre,
Qui ne gèlera point aux rigueurs de décembre,
C’est votre serviteur et c’est votre témoin.

C’est la tige et le blé qui ne pourrira pas,
Qui ne flétrira point aux ardeurs de l’été.
Qui ne moisira point dans un hiver gâté,
Qui ne transira point dans le commun trépas.

C’est la pierre sans tache et la pierre sans faute,
La plus haute oraison qu’on ait jamais portée,
La plus droite raison qu’on ait jamais jetée,
Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute…
…………
… Mais vous apparaissez, reine mystérieuse.
Cette pointe là-bas dans le moutonnement
Des moissons et des bois et dans le flottement
De l’extrême horizon ce n’est point une yeuse … »

Dans les Cahiers de la Quinzaine, en octobre 1907, Charles Péguy avait déjà écrit sur la plaine de Beauce dans un texte en prose à la musicalité poétique, une superbe description d’un paysage dont il faisait un symbole charnel et spirituel :

« Plaine infiniment grande.
Plaine infiniment triste, sérieuse et tragique.
Plaine sans un creux et sans un monticule. Sans un faux pas, sans un dévers, sans une entorse.
Plaine de solitude immense dans toute son immense fécondité.
Plaine où rien de la terre ne cache et ne masque la terre. Où pas un accident terrestre ne dérobe, ne défigure la terre essentielle.
Plaine où le Père Soleil voit la terre face à face.
Plaine de nulle tricherie. Sans maquillage aucun, sans apprêt, sans nulle parade.
Plaine où le soleil monte, plaine où le soleil plane, plaine où le soleil descend également pour tout le monde, sans faire à nulle créature particulière l’hommage, à toute la création l’injure de quelque immonde accroche-cœur, d’une affection, d’une attention particulière.
Plaine de la totale et universelle présence de tout le soleil, pour toute la terre. Puis de sa totale et universelle absence
Plaine où le soleil naît et meurt également pour toute la création, sans une faveur, sans une bassesse, pour toute la création de la terre dans la même calme inaltérable splendeur.
Plaine du jugement, où le soleil monte comme un arrêt de justice.
Plaine, océan de blé, blés vivants, vagues mouvantes ; à peine quelques carrés de luzernes pour quelques rares vaches, à peine quelques fourrages pour les chevaux, du sainfoin, parce qu’il faut tout de même bien des chevaux pour les fermes ; et au milieu de la ligne plusieurs grands triangles et grands carrés de betteraves ; une tache ; une tare ; mais c’est pour la grande sucrerie de Toury.
Plaine, océan de blé, blés mouvants, vagues vivantes, vagues végétales, ondulations infinies ; mer labourable et non plus comme l’était celle des anciens Hellènes, inlabourable et rebelle à la charrue ; mais également invincible, et également inépuisable ; terre essentielle du midi, roi des étés ; ondulations inépuisables des épis ; océan de vert, océan de jaune et de blond et de doré ; froissements lents et sûrs, froissements indéfiniment renaissants et doucement bruissants, froissements moirés et vivants des inépuisables vagues céréales ; puis parfaits alignements des beaux chaumiers, des grandes et parfaitement belles meules dorées, meules maisons de blés, entièrement faites en blé, greniers sans toits, greniers sans murs, toits et murs de paille et de blé protégeant, défendant la paille et le blé ; gerbes, épis, paille, blé, se protégeant, se défendant, mieux que cela se constituant, se bâtissant eux-mêmes, immenses bâtiments de céréales, parfaites maisons de froment, bien pleines, bien pansues, sans obésité toutefois, bien cossues ; et cette forme sacramentelle, vieille comme le monde, une des plus vieilles des formes, indiquée d’elle-même, inévitable et d’autant plus belle, d’autant plus parfaite, étant plus parfaitement accommodée, la vieille ogive, aux courbes parfaites de toutes parts, à l’angle courbe terminal parfait, terminaison douce et lente et pointe ogivale ; innocentes courbes et formes, dites-vous ; innocentes, apparemment ; astucieuses en réalité, astucieuses et très habiles, d’une patiente et invincible habileté paysanne, invinciblement astucieuses contre la pluie oblique et le vent démolisseur.
Bâtiments de blé insubmersibles aux tempêtes de terre, qui debout contre le vent, contre les larges vents d’automne, contre les durs vents d’hiver, contre les mous vents d’Ouest, contre les secs vents d’Est, contre le neige, contre la grêle, contre les interminables pluies, contre ces pluies inépuisables d’automne et des hivers doux, contre ces éternités de pluies figurations d’éternités, où tout l’air pleut, où le vent pleut, où le ciel pleut et vous pénètre l’âme… grands bâtiments de charges qui faites et tenez tête à toutes les tempêtes de terre, bâtiments qui naviguez toujours, et toujours à la cape, bâtiments au gros ventre, au ventre plein, non obèse, bâtiments aux courbes nautiques, dessinées pour fendre les vagues du vent, les vagues de la pluie, les vagues de l’infortune.
Plaine de platitude. Le seul horizon où le soleil règne, et ne s’amuse point à faire des calembredaines pour les peintres. Pays parfaitement classique, parfaitement probe, où il n’y a pas un effet. Pas un creux où nicherait, où se cacherait un effet. »
La Beauce chère à Péguy est une plaine limoneuse d’environ 600 000 hectares formant, au sud de Paris, un quadrilatère entre Chartres, Etampes, Orléans et Châteaudun. Elle s’étend sur les départements de l’Eure-et-Loir, du Loir-et-Cher et du Loiret ainsi que sur une partie des Yvelines et de l’Essonne. Il fallait tout le talent du poète et philosophe pour rompre la monotonie du paysage et trouver de la beauté et du sens  à la platitude.
Dans son roman La Terre, quinzième volume de la série des Rougon-Macquart, Emile Zola en fit aussi une belle description au fil des saisons :
« Ainsi, la Beauce, devant lui, déroula sa verdure, de novembre à juillet, depuis le moment où les pointes vertes se montrent, jusqu’à celui où les hautes tiges jaunissent. Sans sortir de sa maison, il la désirait sous ses yeux, il avait débarricadé la fenêtre de la cuisine, celle de derrière, qui donnait sur la plaine; et il se plantait là, il voyait dix lieues de pays, la nappe immense, élargie, toute nue, sous la rondeur du ciel. Pas un arbre, rien que des poteaux télégraphiques de la route de Châteaudun à Orléans, filant droit, à perte de vue. Et rien d’autre que trois ou quatre moulins de bois, les ailes immobiles. D’abord, dans les grands carrés de terre brune, au ras du sol, il n’y eut qu’une ombre verdâtre, à peine sensible. Puis, ce vert tendre s’accentua, des pans de velours vert, d’un ton presque uniforme. Puis les brins montèrent et s’épaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l’avoine, le vert gris du seigle, des pièces à l’infini, étalées dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trèfles incarnats. C’était l’époque où la Beauce est belle de sa jeunesse, ainsi vêtue de printemps, unie et fraîche à l’œil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des céréales, roulante, profonde, sans bornes. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s’envolait. A mesure que montait le soleil, dans l’air limpide, une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d’une houle, qui partait de l’horizon, se prolongeait, allait mourir à l’autre bout. Un. vacillement pâlissait les teintes, des moires de vieil or couraient le long des blés, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles frémissants avaient des reflets violâtres. Continuellement, une ondulation succédait à une autre, l’éternel flux battait sous le vent du large. Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches, des clochers émergeant plantaient des mâts, derrière des plis de terrain. Il faisait froid, les ténèbres élargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s’évanouissait, pareil à la tache perdue d’un continent. »

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Un peu plus d’un siècle plus tard, les touristes, au rythme de leurs chevaux-vapeur, filent sur l’autoroute, indifférents aux champs d’éoliennes qui, depuis une quinzaine d’années, colonisent inexorablement la plaine de Beauce qu’on surnomma longtemps le grenier à blé de la France. On en dénombre aujourd’hui près de deux centaines regroupées en « fermes » (pour maintenir peut-être une connotation agricole ?). Certains Beaucerons, à l’âme poétique, appellent ces gros épouvantails à la forme futuriste, les « chandeliers de la plaine » parce qu’ils clignotent de jour comme de nuit. Chargés de transformer l’énergie cinétique du vent en énergie mécanique, ils produisent essentiellement de l’électricité.

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éolienne en Beauce

Mais ces grands moulins blancs du vingt-unième siècle qui polluent le paysage font surtout souffler un vent de contestation. Il y a de l’électricité dans l’air d’Eure-et-Loir. N’ayant aucune compétence en la matière, je n’entrerai pas dans le débat autour des énergies renouvelables, d’autant plus vif actuellement avec le projet d’éoliennes off-shore sur le littoral breton et normand et les prochaines échéances présidentielles. Même Éole ne fait pas l’unanimité au sein des écologistes. La résistance s’organise et des associations se constituent pour combattre la prolifération des éoliennes. Détruire ou défigurer des paysages en prétendant sauver l’environnement, tel est le dilemme.
Il était un temps, au tournant du vingt-unième siècle, où je repérais encore à l’horizon la silhouette fugace des moulins de Moutiers et d’Ymonville, ils avaient parfois l’amabilité de me saluer avec leurs ailes tournant au vent de Beauce.
Qu’en pensent les descendants des « mangeux d’terre », ces paysans beaucerons stigmatisés par Gaston Couté ? Né en 1880 à Beaugency, au sud d’Orléans, poète et chansonnier, vagabond et révolté, il chantait les gueux des villes et des champs, souvent en patois de la Beauce. Dans ses mangeux d’terre, il raconte comment les propriétaires terriens de la Beauce annexaient, année après année, le chemin public, le bien commun pour leur intérêt privé. Écoutez Gérard Pierron qui popularisa Couté, dans les années 1970, en mettant en musique et en interprétant une partie de ses œuvres.

« Je r’pass’ tous les ans quasiment
Dans les mêm’s parages,
Et tous les ans j’trouv’ du chang’ment
De d’ssus mon passage ;
A tous les coups c’est pas l’mêm’ chien
Qui gueule à mes chausses ;
Et pis voyons, si je m’souviens,
Voyons dans c’coin d’Beauce.

Y avait dans l’temps un bieau grand ch’min
– Cheminot, cheminot, chemine ! -
A c’t'heur’ n’est pas pus grand qu’ma main…
Par où donc que j’chemin’rai d’main?

En Beauc’ vous les connaissez pas ?
Pour que ren n’se parde,
Mang’rint on n’sait quoué ces gas-là,
l’s mang’rint d’la marde !
Le ch’min c’était, à leu’ jugé
D’la bonn’ terr’ pardue :
A chaqu’ labour i’s l’ont mangé
D’un sillon d’charrue…

Z’ont groussi leu’s arpents goulus
D’un peu d’gléb’ tout’ neuve ;
Mais l’pauv’ chemin en est d’venu
Minc’ comme eun’ couleuve.
Et moué qu’avais qu’li sous les cieux
Pour poser guibolle !…
L’chemin à tout l’mond’, nom de Guieu !
C’est mon bien qu’on m’vole !…

Z’ont semé du blé su l’terrain
Qu’i's r’tir’nt à ma route ;
Mais si j’leu’s en d’mande un bout d’pain,
l’s m’envoy’nt fair’ foute !
Et c’est p’t-êt’ ben pour ça que j’voués,
A m’sur’ que c’blé monte,
Les épis baisser l’nez d’vant moué
Comm’ s’i's avaient honte !…

O mon bieau p’tit ch’min gris et blanc
Su’ l’dos d’qui que j’passe !
J’veux pus qu’on t’serr’ comm’ ça les flancs,
Car moué, j’veux d’l'espace !
Ousqu’est mes allumett’s?… A sont
Dans l’fond d’ma pann’tière…
Et j’f'rai ben r’culer vos mouéssons,
Ah ! les mangeux d’terre !... »

Zola aussi pointa sa plume sur l’âpreté au gain des paysans beaucerons, ce qui entraîna un accueil mitigé de son roman à sa sortie.

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L’étrange silhouette d’un moulin dressé sur une colline ou posé dans une plaine m’interpelle pour des raisons principalement esthétiques et poétiques. S’agit-il du prestige d’une ruine, de la hantise d’un vestige qui interroge les hommes ? C’est peut-être plutôt la réminiscence de lectures d’enfance, les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, notamment le secret de maître Cornille.

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Les moulins à vent furent très nombreux en Beauce. Le cadastre de 1850 permet d’en dénombrer environ 800. Rendus obsolètes dès la fin du XIXème siècle par le développement des minoteries industrielles et de l’agriculture intensive, la plupart ont disparu au cours du XXème siècle.
Une profonde amitié tissée avec un couple d’ariégeois, que le destin amena à accomplir leur valeureuse carrière d’enseignant en Eure-et-Loir, éveilla ma curiosité et me permit de trouver un charme inattendu aux paysages beaucerons, et un intérêt pour ses moulins.
J’eus ainsi la chance de rencontrer à plusieurs reprises Marcel Barbier, le dernier meunier de Moutiers-en-Beauce, un personnage attachant haut en couleurs. Je partageai ses précieux commentaires lors de la venue des élèves de mes amis enseignants. Ma curiosité m’amena à visiter avec un collègue les moulins de sa terre natale du Lauragais, de conception tout à fait différente. L’amour de son métier conduisit Marcel Barbier à voyager aux pays des moulins, Anjou, Bretagne, Flandres françaises, Belgique, Pays-Bas. On retrouve son érudition pratique sur la meunerie dans un livre de témoignages recueillis par un groupe de recherches sur les traditions populaires en Beauce.

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Le grand Brel armait une cathédrale flamande de voiles et de mâts pour voguer vers les Marquises. Écoutez le brave meunier deviser sur le vent du haut de sa « barque amirale ». Il y a plus de quarante ans, le temps avait changé … déjà !

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Le moulin typique de Beauce, de taille modeste, n’excédant pas 12 mètres de hauteur, est entièrement construit en bois et repose sur un ensemble de poutres triangulées, la croisée posée sur quatre socles de pierre. Sur cette croisée se dresse le corps principal du moulin, une cage parallélépipédique tournant sur un axe nommé bourdon. Une queue latérale ou guivre permet au meunier d’orienter le moulin face au vent en faisant pivoter la cage.

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Le moulin possède deux niveaux. L’accès à l’étage inférieur s’effectue par un escalier de bois solidaire de la queue. Il servait de magasin et de bureau où Marcel Barbier tenait ses comptes. De nombreuses cartes postales tapissaient les murs, des moulins évidemment, envoyées en guise de remerciement par d’anciens visiteurs.
Une échelle et une trappe permettent de monter au deuxième étage qui renferme tout le mécanisme et notamment les deux meules (une tournante et une dormante) de pierre, alimentées par une trémie, qui écrasaient le grain pour produire la farine.
Traditionnellement, les ailes, d’une longueur moyenne de six mètres, étaient tendues de toiles, mais vers 1840, la plupart des moulins s’équipèrent d’un système à lames de bois mobiles dû à l’ingéniosité de Pierre Théophile Berton, mécanicien à Montmartre (plusieurs moulins se dressaient sur la célèbre butte), qui eut l’idée de faire pivoter les lattes depuis l’intérieur du moulin en actionnant un système de biellettes, et modifiant ainsi la surface de prise au vent.
Un décret-loi de 1935 porta un coup fatal à la meunerie traditionnelle en limitant la production de farine. Le moulin connut encore une activité importante durant la seconde guerre mondiale avant de devenir uniquement et définitivement un lieu de visite.

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Marcel Barbier, souvent accompagnée de son épouse, venait faire tourner le moulin quotidiennement. Ils m’avaient reçu à leur domicile, au centre du village. J’en souris encore, attendri, Madame Barbier pratiquait le canevas en prenant souvent comme modèles … des moulins.
J’avais envisagé de réaliser un film mais la santé de M. Barbier se dégrada et le sympathique meunier décéda en 1984. Comme le veut la tradition en cas de deuil, le moulin fut tourné vers la maison du défunt et les ailes arrêtées en croix.
Comment ne pas penser aux vers de Gaston Couté, fils lui-même d’un meunier de Meung-sur-Loire, qui écrivit quelques poèmes de circonstance :

Les moulins morts
« On vient d’arrêter le moulin
Qui chanta, chanta, tout le jour,
Son refrain tout blanc, tout câlin
En faisant son œuvre d’amour…
Et je suis là, ce soir, mon Dieu !
Gisant quelque part, au milieu
Du moulin où plus rien ne bruit…
Avec mon cœur pareil à lui !…

L’odeur du buis, le son du glas,
Un temps de neige, un soir d’ivresse
M’attristent moins que la tristesse
Des moulins qui ne tournent pas !…

Les meules ont l’air d’écraser
Du silence sous leur torpeur…
Et le blutoir ankylosé
Crible de la nuit sur mon cœur,
Mon cœur déjà si plein de nuit
Et que le silence poursuit
Toujours, toujours, depuis le jour
Où finit mon dernier amour…

L’eau coule, pleurant de langueur,
Sous la vanne aux bords vermoulus,
Comme l’inutile douleur
D’un cœur aimant qui n’aime plus…
Et ce cœur-là, mon cœur à moi,
Sentant sa peine avec effroi
En la douleur morne de l’eau,
Vient à crever d’un gros sanglot…

Holà ! clair meunier de l’Espoir
Qui remets en marche, le jour,
Le moulin qui s’arrête au soir
Comme un pauvre cœur sans amour !…
Holà ! déjà l’aube éclaircit
Le moulin… et mon cœur aussi !
Holà ! holà ! meunier qui dors,
Ressuscite les moulins morts !…

L’odeur du buis, le son du glas,
Un temps de neige, un soir d’ivresse
M’attristent moins que la tristesse
Des moulins qui ne tournent pas !... »

Ainsi encore :

Le deuil du moulin
« Le vieux meunier dort, au fond d’un cercueil
De chêne et de plomb, sous six pieds de terre,
Et, dans le val plein d’ombre et de mystère,
Le moulin repose en signe de deuil.

La nuit a drapé ses murs de longs voiles
Crêpes aux plis noirs et silencieux,
Et sur le velours funèbre des cieux
Roulent des pleurs d’or tombés des étoiles.

La voix du vent dit, dans les roseaux roux,
Un hymne au bon Dieu pour la paix de l’âme
Du défunt, et l’onde égrène sa gamme,
Lente comme un glas, sur de gros cailloux.

Les saules ont mis leurs branches en berne
Au bord du ruisseau, dans l’obscurité,
Et le sentier même est comme attristé
Par l’air douloureux et lourd qui le cerne.

Et le vieux moulin, le pauvre moulin
Dont le maître est mort un matin d’automne,
Gît parmi les champs, sous la lune atone,
Seul et délaissé comme un orphelin. »

Marcel Barbier, descendant d’une lignée de meuniers beaucerons, avait fait l’acquisition du moulin de Moutiers en 1931. Durant plus d’un demi-siècle, précautionneux avec son outil de travail, il apporta un certain nombre de transformations au mécanisme du moulin, remplaçant les pièces usées ou brisées par d’autres prélevées sur des moulins abandonnés de la région.
Après son décès, c’est son fils Edgar puis son petit-fils Nicolas qui prirent la relève et assurèrent l’animation du moulin, classé monument historique en 1988, avec l’aide de l’association des amis du moulin de Moutiers. Ces temps-ci, le moulin a mauvaise mine et il est amputé de ses ailes pour réparation suite à une fêlure dans la verge qui les porte. Une campagne de financement participatif a été lancée pour récolter les fonds nécessaires à la réparation dont le coût s’élève à 22 000 euros.
Á une lieue de là, au bourg de Levesville-la-Chenard, toisant une rangée d’éoliennes, se dresse un très vieux moulin puisque on en trouve mention au XVème siècle dans les saintes écritures des moines de Saint-Père de Chartres. Reconstruit en 1790, il entra dans la famille Barbier jusqu’en 1978, date à laquelle le dernier meunier, Fernand Barbier frère de Marcel, en fit don à la commune pour un franc symbolique.
Je connus Fernand moins expansif que son frère. Á cette époque, il arrivait qu’on dansât autour du moulin.

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Il confiait que sous l’Occupation, les Allemands surveillaient les moulins car il était formellement interdit alors de moudre du blé. En 1940, démobilisé, en cachette, Fernand écrasait un peu de blé tout en gardant un œil par la fenêtre. Quand les Allemands arrivaient pour contrôler, il versait en hâte de l’orge dans la trémie.
Á un vol de perdrix, quelques kilomètres plus au sud, on peut visiter à la belle saison, un dimanche par mois, le moulin de la Garenne, le dernier des quatre moulins que comptait autrefois le village d’Ymonville. Construit en 1839, il ne cessa pas de fonctionner jusqu’en 1946, date à laquelle le dernier meunier décéda. Entretenu par une association, il est encore en bon état.

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Une curiosité, dans l’enclos autour du moulin, on peut voir plusieurs anciennes cabanes de bergers. Elles étaient encore utilisées dans les années 1950 lorsque le berger partait au printemps pour ne revenir qu’avant l’hiver.
Cap vers le nord, sur le chemin du retour, je ne manque pas de faire une halte au Grand Moulin de Ouarville, ainsi nommé parce que c’est le plus imposant de la région. C’est aussi le plus ancien des moulins dont les ailes tournent encore (le dimanche et sur rendez-vous). Une médaille avec l’effigie du Roi Soleil, datant de 1681, sous la pièce maîtresse de soutien du moulin, atteste qu’une importante réparation fut effectuée à cette époque et qu’il tournait sous le règne de Louis XIV.

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Au pied, l’ancienne maison du meunier a été restaurée et accueille désormais les visiteurs pour des expositions photographiques et la projection d’un film sur la restauration et le fonctionnement du moulin. Pour m’y être arrêté il y a deux ans, l’accueil y est charmant. Une aire de pique-nique a même été aménagée.

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J’aime effectuer régulièrement un pèlerinage au centre de la Beauce pour voir si les derniers moulins (on en recense une quinzaine) tiennent encore le coup. Seul le tourisme, les visites scolaires et la volonté des descendants de meuniers et des associations de sauvegarde les maintiennent en survie. Les réparations sont onéreuses. En bois, ils sont de structure fragile et souffrent des forts coups de vent.
Indifférent aux éoliennes, je suis toujours ému devant ces témoins d’une France paysanne révolue. Je les quitte aujourd’hui en vous livrant la Complainte de l’estropié, un autre poème en patois beauceron de Gaston Couté, lui qui savait admirablement décrire la vie des gens de peu.

« Au vieux moulin bieauceron
Qui tourne quand la bis’vente,
Qui tourne en faisant ron ron
Coumme un chat qui s’chauffe el’vent’e,

Y’avait eun’ fois un pauv’gâs
Qu’avait pour viv’ que ses bras.

I’trimait à s’échigner,
En s’maine et même el’dimanche,
Pour qu’les mangeux d’pain gangné
N’n'ayin toujou’s su’la planche.

Mais, un jour que son moulin
Grugeait du blé pour la gueule
Des bourgeoisieaux du pat’lin,
S’fit prende el’bras sous la meule…

Et, d’pis qu’i peut pus masser,
I’s'trouv’ sans l’sou et sans croûte ;
Mais ceuss’ qu’il a engraissés,
Tous les bourgeoisieaux, s’en foutent…

Car l’vieux moulin bieauceron
Tourn’toujou’s quand la bis’vente,
Tourn’ toujou’s, en f’sant ron ron
Coumme un chat qui s’chauffe el’vent’e…

Et gn’a core eun aut’ meugnier
Qui trim’la s’maine et l’dimanche
Pour qu’les mangeux d’pain gangné
N’n'ayin toujou’s su’la planche ! ... »

On peut nourrir un certain optimisme sur la volonté de sauvegarder ces moulins quand on constate qu’il a été décerné récemment un label « patrimoine du XXème siècle », distinction officielle récompensant des réalisations architecturales du siècle dernier, à un singulier portique en béton désaffecté qui enjambe les champs de blé, sur une longueur de dix-huit kilomètres, au nord d’Orléans, outre le renoncement à sa destruction beaucoup trop onéreuse.
Il s’agit là encore d’une histoire sinon de vent, du moins d’air, qu’écrivit l’ingénieur Jean Bertin dans les années 1960.
Invention française, l’Aérotrain était un véhicule révolutionnaire de transport en commun se déplaçant sur un coussin d’air, donc sans frottement, et guidé par une voie spéciale surélevée en forme de T inversé. Pour effectuer les essais, deux tronçons de viaduc furent construits dans la plaine de Beauce, l’un, aujourd’hui reconverti en voie verte, entre Gometz-le-Châtel et Limours, l’autre qui subsiste à l’abandon entre Saran et Ruan, dans le département du Loiret.

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Plusieurs prototypes furent fabriqués : l’Aérotrain 01 atteignit la vitesse de 345 km/h le 14 novembre 1967, l’Aérotrain 02 fila à la vitesse record de 422 km/h le 22 janvier 1969, le 180 HV établit en 1974 le record mondial de vitesse de transport sur coussin d’air avec 430,4 km/h.
J’eus l’occasion d’être témoin de quelques-unes de ces tentatives : c’était tout à fait impressionnant de voir ce train futuriste surgir de nulle part dans la plaine de Beauce et disparaître en un éclair à l’horizon. Il était prévu à terme, après sa commercialisation, que l’aérotrain effectuerait la liaison Paris-Orléans en une vingtaine de minutes.
Georges Pompidou, favorable à l’aérotrain, décéda en 1974. Prenant pour prétexte la politique d’austérité due au choc pétrolier de 1973, le président prétendument de la « modernité » Giscard d’Estaing stoppa net le train volant, privilégiant la technologie des TGV. La SNCF, pour laquelle l’aérotrain constituait une véritable frayeur commerciale, pouvait respirer et lancer bientôt ses lignes de TGV.
Les nostalgiques de l’aérotrain, les accros des friches industrielles et les passagers de la ligne Paris-Bordeaux peuvent voir aujourd’hui les vestiges du rail de béton surplombant les champs en bordure de l’ancienne nationale 20 et de l’autoroute A19, aux environs de Saran, au grand mécontentement probablement des « mangeux d’terre beaucerons ».

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Lieu de défoulement de certains graffeurs et tagueurs (antiavortement), il inspire aussi les cinéastes, ainsi le réalisateur belge (et excellent acteur) Bouli Lanners en a fait le décor de son film Les Premiers les Derniers, une fable à l’humour absurde. Le pitch ? Dans une plaine infinie balayée par le vent, deux chasseurs de primes Cochise et Gilou sont engagés pour retrouver un téléphone mobile volé au contenu sensible. Dans cette petite ville perdue où tout le monde échoue, retrouveront-ils ce que la nature humaine a de meilleur ? Albert Dupontel, Bouli Lanners, Michael Lonsdale, Philippe Rebot, Max Von Sidow en croque-mort, ce sont peut-être les derniers hommes mais ils ne sont pas très différents des premiers, la morale de cette histoire, les paroles du Christ selon Matthieu. Le film passa un peu inaperçu mais j’avais aimé son ton décalé.

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Il y a trois décennies, Yves Boisset, dans son film Canicule, faisait courir Lee Marvin dans les blés de Beauce après avoir cambriolé une banque à Chartres.
Voyez que la Beauce, plaine du Far West du Bassin Parisien, est bien moins monotone qu’il n’y paraît !
La Beauce est toujours dans le vent ! La preuve, Éole-en-Beauce est une nouvelle commune d’Eure-et-Loir née en 2016 de la fusion des communes de Baignolet, Fains-la-Folie, Germignonville et Viabon.

Bibliographie :
Marcel Barbier meunier à Moutiers-en-Beauce, édition Le Vent du ch’min 1979
Le moulin à vent et le meunier dans la société française traditionnelle, éditions SERG 1976
Remerciements amicaux à Denis Rigaud qui réalisa le beau reportage photographique en noir et blanc au moulin de Moutiers-en-Beauce (1981)

Publié dans:Ma Douce France |on 22 octobre, 2021 |2 Commentaires »

Mes contes de Perreau : récit de quelques semaines hospitalières (2)

Pour lire le premier conte : http://encreviolette.unblog.fr/2021/04/24/mes-contes-de-perreau-recit-de-quelques-semaines-hospitalieres-1/

Après six semaines de rééducation à domicile, j’ai rendez-vous le 3 mars à l’hôpital avec mon chirurgien, le docteur Dj, pour une visite de contrôle, en principe une formalité.
Auparavant, je passe une radiographie de la hanche opérée et c’est là que les ennuis commencent à voir la mine circonspecte du chirurgien devant le cliché qu’on lui transmet immédiatement.

Radio hanche

Mon opération ayant été effectuée par la voie externe avec trochantérotomie, une fois la prothèse de hanche en place, en fin d’intervention, on a réinsèré le plus solidement possible le grand trochanter à l’aide de 4 fils métalliques de diamètre 1.2. C’est l’un de ces fils qui a cédé. Ce n’est absolument pas douloureux, ce qui fait qu’on ignore complètement depuis quand et en quelles circonstances, l’incident s’est produit.
Le Français lambda ronchon et rouspéteur aura vite fait de conclure que la qualité made in France n’est plus ce qu’elle fut ou que ce qui vient de Chine est médiocre !
Le docteur Dj, toujours aussi pédagogue, me conseille « comme si j’étais un membre de sa famille ou un proche » (sic) de …procéder à une nouvelle opération. Je ne peux qu’acquiescer, la mort dans l’âme, avec la frustration d’avoir effectué pour rien six semaines de rééducation. Rendez-vous donc est pris pour le 9 mars.
Retour en terrain connu à l’unité orthopédique Perreau de l’hôpital de Versailles, à deux chambres de celle occupée lors de mon premier séjour. Mon sentiment est mitigé, je connais désormais le protocole précédent l’intervention ce qui suscite un manque de curiosité mais aussi sans doute une appréhension moindre.
Malgré les masques, je reconnais quelques visages parmi le personnel soignant. Cocasse, une infirmière m’a identifié … à mes pieds, plus exactement mes chaussons !

chaussons

Douche, prise de tension et température, prise de sang, test Covid, il sera l’heure bientôt qu’un brancardier m’amène en salle pré-opératoire pour procéder à la préparation de l’anesthésie. Je retrouve le même joli minois qui va jouer avec mes nerfs, du moins le fémoral.
Trois infirmières en blouse bleue viennent se présenter à moi comme instrumentistes au bloc opératoire. Enchanté, je ne connaissais pas cette fonction.
J’espère qu’elles joueront avec ma hanche avec autant de dextérité que les instrumentistes de la formation Les anches hantées !

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Même si je ne pourrai pas en profiter car, une fois encore, en quelques secondes, je plonge dans un sommeil profond.
De retour en salle de réveil, après un rapide calcul, j’en déduis que l’opération a été plus courte que la précédente, une heure et demie tout de même. Avec les cerclages supplémentaires qui ont été posés, le grand méchant trochanter ne devrait plus faire des siennes.
La nuit suivante est à nouveau un ballet de soignants qui viennent régulièrement contrôler pouls, température et tension. Je ne ressens aucune douleur.
La mauvaise nouvelle m’est adressée au matin par Isabelle la kinésithérapeute : 6 semaines de rééducation sans pouvoir prendre appui sur la jambe opérée. Autant dire que ça limite singulièrement les déplacements. Se mouvoir avec le déambulateur en sautillant uniquement avec la jambe droite n’est pas chose aisée et vite épuisant. Ressuscite le temps de mon enfance où nous sautions à cloche-pied de case en case sur les marelles dessinées à la craie dans la cour de récréation. Aujourd’hui, je n’aspire pas à arriver au « ciel » mais juste à effectuer les brefs trajets du lit à la salle de bains ou au fauteuil.
La kiné modère l’exercice en tolérant un léger contact comme si je posais le pied sur une biscotte … sans la casser. « Tu dois réagir en homme ! », me revient en mémoire la scène désopilante de la biscotte avec Michel Serrault et Jean Poiret dans la cultissime Cage aux folles.
Déjà, se pose la question de ma sortie de l’hôpital : retour à domicile ou séjour dans un centre de rééducation ? La sagesse prévaut, vu mon état de dépendance, l’entrée dans un centre s’impose. L’assistante sociale lance des demandes auprès de trois centres à proximité de chez moi. Cela tombe bien, il y a une place immédiatement dans celui qui m’a été conseillé en interne.
Dans l’attente des ambulanciers, je relis sur ma tablette un récent billet de mon blog. C’est ainsi que ma kiné devient une nouvelle lectrice conquise à l’encre violette.
Vendredi matin 12 mars, je rejoins donc l’unité de rééducation fonctionnelle de Plaisir, commune limitrophe de mon domicile. L’établissement est une petite structure de plain-pied et j’hérite d’une chambre dans une zone calme. Rapide coup d’œil du locataire, je constate que la sonnette ne fonctionne pas et qu’une cuvette pallie à la fuite du radiateur. J’en souris. Comme on entend souvent dans une publicité à la télévision : « C’est pas Versailles ici ! »
L’accueil est sympathique et je sens une volonté sincère de coordination entre les docteurs à la tête du centre et l’unité orthopédique de Versailles. Heureusement d’ailleurs car se profilent quelques soucis avec la cicatrisation. Le pansement est souillé fréquemment par des écoulements de la plaie. Vive le smartphone, les médecins s’échangent des clichés de ma cicatrice. La doctoresse du centre, en charge de mon dossier, me réconforte en me confiant que le docteur Dj de Versailles lui a demandé de me surveiller « comme le lait sur le feu ».
J’adore cette expression réminiscence de mon enfance quand ma mémé Léontine faisait chauffer sur son vieux poêle le lait qu’elle venait de tirer du pis de sa dernière vache et enlevait in extremis la casserole avant que le liquide moussu ne s’échappe. Ah cette peau de lait que je saupoudrais de quelques cuillerées de poudre de chocolat Poulain ou Menier !
Je débute chaque après-midi, je suis a priori là pour cela, par une séance d’une heure de rééducation. Pour l’instant, il s’agit d’exercices basiques pour remuscler la jambe opérée : des gammes répétées, le genou en appui sur un demi cylindre ou un triangle, qui s’achèvent par une sorte de géométrie dans l’espace de poids suspendus à des fils.
Presque en cage dans un coin, je jouis d’un point de vue sur la vaste salle et les patients s’échinant sur leurs instruments de torture selon leur pathologie. L’ambiance est studieuse. Une playlist conçue par ma kiné Valérie sort des enceintes pour distraire nos oreilles. Elle a bon goût, reviennent souvent des succès de Springsteen et des Beatles qui entrent parfois en résonance avec les circonstances présentes tels Born to run (Né pour courir) et Here come the sun (Voici le soleil). C’est une autre chanson des Beatles tirée du mythique opus Sergent Pepper que je vous offre : When I’m sixty-four, j’en ai dix de plus, « quand je serai vieux et perdrai mes cheveux… » : sur un air de bastringue, Paul McCartney jeune homme écrit une lettre à une jeune fille qu’il connait à peine pour la persuader de lui promettre un dévouement éternel.

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Délicieusement vintage!
J’ai la surprise parfois de voir entrer dans ma chambre une jeune aide-soignante fredonnant quelques succès de ma jeunesse, Adamo « Laisse mes mains sur tes hanches », je voudrais bien, Serge Lama « D’aventure en aventure », ça c’est vrai en ce qui me concerne !
En complément de la rééducation, je fréquente la salle d’Activité Physique Adaptée pour un travail de remusculation des épaules et membres supérieurs.
Et cette fichue cicatrice qui ne se referme pas … Pas d’inquiétude outre mesure jusqu’à une nuit non magique : parvenu à cloche-pied avec le déambulateur dans la salle de douche pour y satisfaire un besoin naturel, je me rétablis tant bien que mal avant de défaillir. Commence alors une séquence digne de la scène culte de Psychose, le film d’Alfred Hitchcock. Une mare de sang se forme autour de mes pieds, flippant, il est 3 heures du matin et cette fichue sonnette qui ne fonctionne pas, je me traîne jusqu’à la table de chevet de mon lit pour alerter l’infirmière de service, laissant dans mon sillage un long serpentin de sang. Scène de crime ! L’infirmière a vite fait de redonner un aspect paisible à ma chambre et de replacer un pansement pour dissiper l’hémorragie.
Les analyses de sang ne semblent pas inquiétantes, la CRP (dosage de la Protéine C-réactive) baisse régulièrement. Je fais deux visites éclairs à l’hôpital de Versailles pour examen de la cicatrice et pansement. Les écoulements intempestifs sont portés au compte de la résorption de l’hématome sauf que suite à la prise de sang suivante, la CRP flambe. Le docteur Dj me rappelle en urgence à Versailles. Il n’y a pas de doute, il diagnostique une infection de la hanche. J’étais prévenu avant la première opération que c’était un des deux cas de complication post-opératoire avec la luxation. 1% de risque d’infection, je suis le malheureux élu.
On me garde à l’hôpital, une troisième opération est programmée en urgence dès le lendemain 1er avril, ce n’est pas une blague !
Je ne peux qu’accepter le verdict. Les mots réconfortants d’Isabelle, ma chère kiné, toujours attentionnée, m’aident à avaler l’amère pilule en attendant qu’une chambre soit libérée et désinfectée.
J’entre en fin d’après-midi dans l’unité Dominique Larrey qui est l’un des centres de référence en infections ostéo-articulaires d’Ile-de-France et notamment les infections sur prothèses articulaires. Nul dépaysement, géographiquement, elle se trouve dans le prolongement de l’unité Perreau, ainsi je m’installe juste à côté de la chambre que j’occupais lors de mon premier séjour. Malgré les masques, je reconnais plusieurs membres de l’équipe des soignants qui se souviennent également de mes récents passages. Une complicité s’instaure plus aisément.
Je ne vous relate pas l’opération du lendemain tant son déroulement devient presque familier. D’ailleurs, le joli minois précédemment chargé de me préparer à l’anesthésie, cette fois, n’a pas l’intention de jouer avec mes nerfs, le bloc fémoral semblant être une zone allergique aux bactéries.
Le but est de « karchériser la hanche pour la débarrasser de la racaille de bactéries qui lui pollue l’existence » (sic). J’espère qu’il sera plus efficace que le populiste projet d’un ancien président de la République.
Première surprise, je me réveille avec une attelle qui me bloque complètement la jambe opérée. Second handicap, pend au-dessus de mon lit toute une batterie de perfusions chargées d’enrayer la cohorte de bactéries qui s’en prennent à mon organisme. Elles viennent de toute provenance dans votre corps et sont d’autant plus voraces quand elles aperçoivent une prothèse.
La planète étouffe sous les déchets laissés par l’activité humaine mais l’humain lui-même est un nid de bactéries pas toutes nuisibles d’ailleurs.
Il y a les climatosceptiques qui doutent du réchauffement de la planète, j’appartiens désormais contre mon gré à la catégorie des patients septiques dits aussi infectieux !
S’ouvre alors une période particulièrement pénible. Physiquement d’abord, les antibiotiques administrés, particulièrement puissants, m’épuisent, développent des nausées, manger devient souvent une corvée. Moralement ensuite, l’attelle d’une part, les perfusions d’autre part, réduisent considérablement ma liberté de mouvement, ma mobilité et donc mon autonomie.
Tout acte ordinaire du quotidien devient compliqué voire impossible sans le secours du personnel soignant admirablement dévoué. Vous ne pouvez pas imaginer combien c’est humiliant de me retrouver dans un tel état de dépendance.
De plus, le virus flambant à nouveau, des mesures sanitaires plus strictes sont mises en place, ainsi toutes les visites aux patients sont interdites.
Allongé sur le lit, je tomberais facilement dans une semi léthargie. Pour la première fois, j’ai le sentiment de décliner. « Résiste/Prouve que tu existes » !
En plus, la chambre est glaciale, c’est la remarque que fait toute personne qui y entre.
Infirmières, aides soignantes, kinés, aidés m’apportent un peu de chaleur morale par leur bienveillance, leur gentillesse, leur humour parfois. Encore une fois, je ne saurai trop louer leur savoir-être et leur savoir-faire. D’ailleurs, sans souhaiter du mal à autrui, finalement l’épreuve que je traverse est une belle école … de la vie où les notions d’humilité, de tolérance, de solidarité ne sont pas vaines.
Premier progrès, au bout d’une semaine, les agents infectieux ayant été repérés, des antibiotiques administrés par voie orale remplacent les perfusions : plus de fil à la patte. Encore que les effets annexes procurés par certains d’entre eux soient pénibles à supporter. On reçoit une documentation complète sur les effets indésirables de chaque antibiotique, il vaut presque mieux renoncer à la lire.
17 heures, Rifadine o’clock : la prise de ce comprimé entraîne une forte coloration rougeâtre des liquides corporels. Je ne tenterai pas l’expérience mais il semblerait qu’on verse des larmes orangées et que cela détruit les lentilles de contact ! Redoutable !
J’ai la désagréable sensation que cela affecte aussi le goût.
Le 15 avril, c’est le jour de la sortie de l’hôpital mais auparavant, je partage un beau moment d’émotion. Deux infirmières passent leur nez dans l’encoignure de ma porte de chambre à 6 heures du matin. Je suis réveillé, entrez ! Sachant que je pars, elles voulaient, à la fin de leur service, me dire au revoir. S’instaure une longue conversation évidemment sur leurs conditions de personnel soignant, mais pas que. Elles me demandent comment était la commune où j’habite, avant que naisse la ville nouvelle : des prés, des mares, des champs, des fermes… L’art d’être grand-père ou professeur et de transmettre aux jeunes générations !
Dans la matinée, l’ambulance me rapatrie au centre de rééducation fonctionnelle de Plaisir. C’est aussi une autre découverte que ces fréquents trajets en ambulance, une autre vision de la vie au quotidien, au milieu de cette marée d’automobilistes qui vaquent à leurs occupations, en période de confinement.
Au Centre, je prends possession de ma nouvelle chambre, plus spacieuse et lumineuse que celle lors de mon précédent séjour, ceci dit la sonnette est toujours défaillante.
On a mis de côté mon plateau repas, royal comme le copieux couscous qui m’est servi pour mon retour.

chambre Plaisir

Couscous royal

On l’aurait presque oublié (pas moi !) mais j’ai encore mon attelle et interdiction de prendre appui sur la jambe opérée, ce qui limite toujours mon autonomie et les exercices en rééducation à base de renforcement musculaire. Lit, fauteuil roulant et déambulateur restent des objets essentiels de mon quotidien.
Par contre, le règlement strict tolère tout de même la visite (en principe 1 heure) de ma compagne, précieux réconfort moral et pas que. C’est curieux comme les clémentines, les raisins et le « gâteau du dimanche » qu’elle m’apporte ont meilleur goût !
Je retrouve la motivation pour vous conter mes (més)aventures. J’allume un peu la télé : la saison de cyclisme bat son plein avec les classiques flandriennes et ardennaises. Une brochette de champions pétris de panache, Alaphilippe, Van der Poel, Van Aert, Roglic, Pogaçar, insuffle un esprit nouveau dans un sport qui déclinait. Je retrouve avec jubilation le « vélo » si populaire de mon enfance, encore que cela fasse drôle de voir les bords de route complètement déserts. Vous n’échapperez probablement pas à mes chroniques estivales sur les Tours de France d’antan, c’est bon le vélo pour la rééducation !
Chaque matin, je pars en fauteuil roulant et à la force de mes biceps à la salle de kinésithérapie.

Affichette salle de rééducation

On y entend toujours, en fond sonore, Springsteen, les Beatles et Dire Straits mais aussi les adorables papys du Buenavista Social Club. Beaucoup des patients qui s’escriment avec les appareils sophistiqués de torture physique se sont trémoussés autrefois sur leur musique. Les dos gardenias sont fanés, les sultans of swing rongés par l’arthrose, cruel quand on y réfléchit bien.
De bavardes sexagénaires papotent cuisine, l’une d’entre elles fait goûter sa recette de confiture d’arbousier. Moi je m’applique à lever la jambe lestée de quelques kilos. Bientôt, l’attelle ne sera plus qu’un mauvais souvenir et je serai appelé à tester l’appui de ma jambe neuve entre les barres parallèles.
« La semaine prochaine, on ressort les cannes anglaises » ! Qui va à la salle de kiné perd … sa chambre ! Au retour d’une séance, je retrouve ma chambre complètement vide. Des travaux sont engagés pour réparer les fameuses sonnettes !
Ma nouvelle chambre est également agréable. J’entends les rires et les cris des enfants dans la cour de récréation de l’école en face. Que c’est beau, c’est beau la vie ! Attention aux larmes orangées !
1er mai ! Le Centre est désert, beaucoup de patients ont obtenu leur bon de sortie pour « découcher », c’est le terme administratif. Ça me rappelle la vie maussade de pensionnaire au lycée lorsque je voyais mes copains regagner leurs pénates rouennais.
Ce matin, au petit déjeuner, un chausson aux pommes a remplacé la traditionnelle biscotte. Je ne vous oublie pas, chères lectrices, je vous offre un brin de muguet virtuel, enfin pas tant que cela, il s’agit du billet que j’avais commis sur l’odorante fleur à clochettes.

Lundi 3 mai ! Après un court échauffement entre les barres parallèles, Valérie, en charge de ma rééducation, part récupérer les cannes dans ma chambre. J’avoue qu’avant de les empoigner, je ne suis pas trop fier, il me semble que le défi est trop ambitieux.
Ce n’est pas le « Lève toi et marche » de Lazare mais Yes you can(ne anglaise) ! En effet, appliqué, j’effectue quelques pas dans le couloir. Moralement, c’est une délivrance ou plutôt une renaissance (sans l’intervention de Jésus). Le chemin est encore long pour une marche sans assistance mais désormais je regagne ma chambre avec l’appui de mes deux jambes. Au détour des couloirs, je rencontre d’autres patients sur la voie de la guérison, on se compare, on s’encourage.
Je sens tout de même que ces saloperies d’antibiotiques ont entamé mes forces, il faut que je les supporte encore jusqu’à la fin juin. Sur la balance, j’accuse une quinzaine de kilos de moins qu’au début de mes avatars de santé, il en est sans doute quelques-uns qui sont bienvenus.
Morgane, dans la petite salle d’Activité Physique Adaptée, est chargée de reconstruire une certaine musculature de mes membres supérieurs qui a spectaculairement fondu.

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De jour en jour, l’horizon s’éclaircit, here comes the sun, un vent d’optimisme frémit, entretenu par le docteur Dj qui me reçoit en visite de contrôle le 5 mai. On évoque désormais une sortie, le 11 mai, en centre de jour. Je suis à nouveau confronté à la vraie vie, celle qui est la vôtre en temps de pandémie, je recevrai le 10 mai ma première dose de vaccin Astra … non, je blague, Pfizer !

Si je ne vous propose pas une suite à mes contes de Perreau, c’est que mes problèmes de santé ne seront plus qu’un mauvais souvenir.
Les plus attentifs d’entre vous auront peut-être remarqué que mes billets portaient en sous-titre « récit de quelques semaines hospitalières ». Hospitalisation aurait été sans doute mieux adaptée mais j’ai fait ce choix sémantique en toute conscience, tant dans cette pénible épreuve traversée, je me suis enrichi au contact des personnels soignants et des autres patients. Faut-il souffrir pour apprendre à mieux vivre ?

Publié dans:Ma Douce France |on 9 mai, 2021 |6 Commentaires »

Mes contes de Perreau* : récit de quelques semaines hospitalières (1)

*Michel Perreau était un chirurgien orthopédiste qui accomplit toute sa carrière à Versailles. C’était un précurseur et créa le premier service d’orthopédie au Centre Hospitalier de Versailles dont il fut à la tête jusqu’en 1992. Depuis 2013, une unité du service orthopédique porte son nom en reconnaissance.

Mes plus fidèles lecteurs n’ignoraient pas que j’étais en passe d’effectuer un petit séjour à l’hôpital. Le moment est venu de vous relater cette parenthèse même si elle n’est pas complètement refermée.
Quoique cela constitue un renseignement très anecdotique dans mon dossier médical, sachez que je suis né, peu après la fin de la seconde guerre mondiale, à Forges-les-Eaux, petite station thermale du département de la Seine alors Inférieure (Maritime peu après). La prospérité des eaux de Forges connut son apogée au XVIIIème siècle et de nombreux curistes affluaient alors vers la boutonnière du Pays de Bray. Leur notoriété s’était construite, au siècle précédent, en juin 1633 précisément, lorsque sur les conseils du cardinal de Richelieu, le roi Louis XIII et la reine Anne d’Autriche, suivis de la Cour, effectuèrent une cure de trois semaines. La santé du souverain inquiétait et la reine, mariée depuis 1615, était toujours sans progéniture ce qui n’allait pas sans conséquence néfaste pour la dynastie des Bourbons.
Toujours est-il que les eaux miraculeuses de Forges permirent au roi anémié de recouvrer la santé et, mais le lien est beaucoup plus contesté, la reine mit au monde, le 5 septembre 1638, le futur roi Soleil.
Dans ma prime enfance, le thermalisme connaissait un profond déclin et ce n’étaient plus que quelques curistes qui fréquentaient la buvette en forme de rotonde, au pied du casino, pour bénéficier des bienfaits des trois sources d’eaux ferrugineuses nommées Royale, Reinette et Cardinale.
Pourtant, depuis la cour de mon école primaire qui s’était installée dans un ancien hôtel de l’établissement thermal, je voyais souvent circuler un véhicule vantant sur ses flancs une « réclame » : « Les eaux de Forges forgent les os ! ». Mon histoire ne se présentait pas sous les plus mauvais auspices.
Quand j’atteignis ma majorité civique (21 ans à l’époque), sur les ondes, le plus français des chanteurs italo-belges, Salvatore Adamo, collectionnait les succès, notamment ce slow : « Ne boude pas si tu es absente/De mes rêveries d’adolescent/Laisse mes mains sur tes hanches/Ne fais pas ces yeux furibonds… »
Émancipation, jeunesse éprise de liberté, au volant de ma pimpante Renault 4L neuve, je redescendais de la station pyrénéenne de sports d’hiver de Saint-Lary, là même où, quelques années plus tard, Raymond Poulidor accomplit, à 40 ans passés, l’un de ses plus grands exploits en dominant au bout d’une magistrale ascension le Cannibale Eddy Merckx.
Pour ma part, indépendamment de ma volonté, à cause d’une défaillance du système de freinage de mon véhicule, j’entamais une dégringolade du col à tombeau ouvert au sens littéral de l’expression. En effet, connaissant la topographie des lieux, je ne me donnais aucune chance de survie quand ma pauvre 4L sans ailes entreprit sa plongée folle dans le précipice …
Je suis là pour vous témoigner de l’accident dont je sortis a priori indemne avec quelques bonnes courbatures, presque en meilleur état physique que la championne de ski Isabelle Mir que je retrouvais aux soins dans le cabinet du docteur local.
Cependant, quelques mois plus tard, je ressentis de plus en plus fréquemment des douleurs au niveau de l’aine qui m’interdisaient la pratique du sport de compétition, en l’occurrence, le handball et le tennis. Les différents spécialistes que je consultais restaient pour le moins circonspects sur l’origine du mal. Je sollicitais l’avis de quelques éminents chefs de service de plusieurs hôpitaux parisiens. Mon cas interpellait, devenait sujet d’étude, le mystère s’épaississait au point même qu’à défaut d’être modèle nu pour les étudiants des Beaux-Arts, on m’exposa dans un amphithéâtre devant un aéropage de spécialistes et d’internes. Je ne sais pourquoi, cela me renvoyait au film culte de Christian-Jaque, Les Disparus de Saint-Agil, qui firent les belles heures du cinéma scolaire dans mon enfance avec sa brillante distribution, Erich Von Stroheim, Armand Bernard, Michel Simon et aussi le gosse Mouloudji, un des trois pensionnaires du collège fondateurs de la société secrète des Chiche-Capons qui se retrouvent chaque nuit en salle de sciences autour du squelette Martin.
Devant tant d’incertitudes, je finis par aller sonner à la porte du bon dieu plutôt qu’à ses saints. Ils étaient deux en fait, les « princes de la chirurgie orthopédique » de l’époque, les frères Jean et Robert Judet qui, en leur clinique Jouvenet dans le XVIème arrondissement de Paris, écrivaient les premières pages de l’histoire de la chirurgie orthopédique. Ils avaient réalisé, en 1946, la première arthroplastie au monde, puis, en 1947, avaient posé pour la première fois une prothèse après fracture d’un col du fémur.
La bienveillance du professeur Jean Judet, son écoute, son assurance et surtout la clarté de son diagnostic, sa notoriété aussi probablement, levèrent immédiatement mes doutes et appréhensions. De plus, sans que cela n’influe sur ma décision, le fait que son fils Henri fut médecin du Tour de France, au temps de Merckx et Poulidor, ne pouvait qu’allumer une petite lumière chez l’amoureux de la petite reine que j’étais. Je me trouvais entre les meilleures mains qui soient.
Je fus donc opéré pour une chondromatose : on me nettoya l’articulation de la hanche gauche de tous les corps étrangers plus ou moins calcifiés qui se promenaient dans la cavité entraînant douleurs et blocages.
Si je dus renoncer à quelques ambitions sportives, je pus cependant vivre une existence à peu près normale pendant quatre décennies … jusqu’à ce que Dame Arthrose, sans doute moins salope que la Miss Parkinson de l’écrivain Cavanna mais une belle garce quand même, se rappelle à mon bon souvenir en exerçant avec de plus en plus d’insistance son inexorable œuvre de harcèlement sur ma constitution pourtant robuste. Bref, elle devenait de plus en plus insupportable, s’incrustant de plus en plus fréquemment dans ma vie quotidienne.
Le temps était venu de me résoudre à l’inéluctable : la pose a minima d’une prothèse de hanche gauche. Depuis l’époque héroïque du professeur Judet, cette intervention est devenue fréquente et même presque banale. Plus sûrement que « les eaux de Forges forgent les os », les prothèses de hanche (et de genou) changent la vie des patients.
2020 devait être l’année de la renaissance physique si un pangolin asiatique et une chauve-souris n’avaient été à l’origine d’un cataclysme sanitaire contaminant la planète entière. Confinement, déconfinement, engorgement des hôpitaux, la saison n’était pas propice à une opération qu’on ne me proposa d’ailleurs pas, le personnel hospitalier étant sur le front pour enrayer l’épidémie et soigner d’autres pathologies bien plus urgentes.
Lors du premier confinement, quelles que soient les spécialités, la chirurgie fut complètement stoppée à l’hôpital Mignot de Versailles où j’avais choisi d’être opéré : plus de bloc opératoire, les salles de réveil devinrent des espaces de réanimation, tous les lits dévolus à l’orthopédie furent fermés. Tout le personnel de ce service fut dispatché sur le reste de l’hôpital.
En ce qui me concerne, le docteur S. annule mon premier rendez-vous. Il me faut prendre mon arthrose en patience. J’ai le tibia raplapla, le fémur qui sature, la hanche qui s’démanche, « ah mon dieu qu’c’est embêtant d’être toujours patraque ». Mais j’ai le moral, pour preuve, je vous offre une adaptation Covid de la chanson de comique troupier popularisée par Ouvrard entre les deux guerres :

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Si le soleil d’Ariège me réchauffe les arpions, il ne les dérouille pas. Á la fin de l’été, l’épidémie semblant moins virulente, j’obtiens, pour la mi-septembre un rendez-vous avec mon futur chirurgien dans le service orthopédie et traumatologique du Centre Hospitalier de Versailles. Prise de sang, ultimes radiographies de contrôle, le docteur S. programme l’opération pour le 16 novembre 2020. Petit matériel de « charpentier du squelette » à l’appui, il m’explique le principe de la prothèse, ça a un petit côté pastiche d’un succès de Patachou sur des paroles de Georges Brassens : « mon dieu quel bonheur d’avoir un chirurgien bricoleur ». Il ne me cache pas, vu l’état de délabrement de ma hanche, que l’opération sera longue et complexe. Je suis prêt docteur !
Courant octobre, je participe à une visioconférence d’information avec les différents maillons de la chaîne opératoire, chirurgien, anesthésiste, infirmière et kinésithérapeute. Nous sommes une trentaine de postulants à des prothèses de hanche et de genou. Pour quelques-uns d’entre eux, leur niveau de maîtrise des outils numériques est aussi défaillant que l’état de leurs articulations, je sais ce n’est pas charitable de se moquer des camarades. Deux brochures nous ont été envoyées ou distribuées. D’une grande clarté pédagogique, elles fournissent des réponses précises sur les phases pré et post opératoires. Je retiens que, comme dans tout type d’intervention, le risque zéro n’existe pas, ainsi l’infection et la luxation font partie des éventuelles complications. Mais de manière bien compréhensible, les questions tournent essentiellement autour du fichu virus, la grande inquiétude du moment.
Émile Verhaeren : « Voici le vent cornant Novembre/Qui se déchire et se démembre »… comme moi. La date fatidique approche mais patatras, le chirurgien me joint sur mon portable, j’ai compris le sens de son appel sur l’instant : le virus refaisant des siennes, branle-bas de combat à l’hôpital, mon opération est reportée sine die. Casse-tête supplémentaire, je n’ignorais pas puisqu’il m’en avait informé, le docteur S. quitte, début décembre, l’hôpital de Versailles pour une clinique parisienne. Il me laisse le choix de le suivre ou de me placer entre les mains de son successeur, le docteur Dj. J’opte pour la seconde solution.
Le docteur Dj. souhaite me rencontrer le 23 décembre et nous programmons, d’ores et déjà, l’opération pour le 11 janvier 2021. Mon sentiment est d’autant plus favorable que les échos qui me reviennent à son sujet par le plus grand des hasards sont rassurants.
En effet, j’ai eu l’occasion de vous entretenir, dans d’anciens billets, de « mon maître du certif » qui est devenu par la suite un ami (91 ans l’été prochain). J’étais adolescent que je faisais sauter sur mes genoux, en parfait état de marche, un de ses enfants admiratif de ma collection de bolides miniatures. Il se trouve que le gamin s’intéressa à d’autres carrosseries et embrassa une carrière de chirurgien spécialiste de l’orthopédie et … qu’au cours de celle-ci, le docteur Dj. a effectué plusieurs remplacements dans son service !
D’un point de vue plus général, le service de chirurgie orthopédique du centre hospitalier de Versailles jouit d’une notoriété qui concilie l’activité chirurgicale moderne à l’enseignement et des publications de haute qualité.
Cette fois encore, si le pangolin (il semble être mis hors de cause aux dernières nouvelles) le veut bien, ma hanche est entre les mains d’un excellent spécialiste et, dans l’attente, je peux passer des fêtes de fin d’année avec une sérénité relative car les médias anxiogènes distillent des informations diverses et variées sur une recrudescence du virus.
Pas de nouvelle de l’hôpital, c’est bon signe… sauf que l’avant-veille de l’opération, on m’informe de son nouvel ajournement en raison d’une grève illimitée des praticiens anesthésistes. Si souffrir fait, paraît-il, partie de la rédemption, je ne suis tout de même pas adepte de la recette moyenâgeuse de l’éponge soporifique imbibée de jus de jusquiame, d’opium et de chanvre indien !
L’opération est reprogrammée pour le 21 janvier. Cette fois, c’est la bonne. Même si je ne manifeste pas d’appréhension particulière, c’est un sentiment étrange de quitter son domicile sur ses deux jambes et de prendre le volant, sachant que dans quelques heures, ce seront des actions qui me seront interdites.
Je prends possession de ma chambre individuelle juste en face du poste de soins de l’unité. Á l’usage, je constaterai que c’est un peu bruyant, en particulier la nuit, mais c’est aussi un lieu privilégié pour observer l’intense activité du personnel soignant et nourrir mon esprit curieux.
Une infirmière prend en charge mon accueil et pour commencer, m’attache au poignet droit un bracelet d’identification : nom et prénom, date de naissance et code barre correspondant à mon numéro de dossier. Au cours de mon séjour, je serai questionné maintes fois sur mon identité et le type d’intervention que je dois subir. Au début, cette insistance me paraît surprenante, douterait-on de mes facultés mentales, mais je comprends que cette mesure s’intègre dans un vaste dispositif de sécurité.
Prise de température, pouls, tension artérielle 17, serais-je moins serein que j’en donne l’air ? Pour la première fois en cette période de pandémie, je subis le test de dépistage Covid PCR avec l’introduction de l’écouvillon jusqu’au nasopharynx : même pas mal, un vrai « gars de la narine » ! J’avais tellement entendu dire que c’était douloureux, disons que c’est légèrement désagréable sans plus.
L’opération est programmée pour 14h 30 mais comme il y a quelques défections de dernière minute, il est possible qu’elle soit avancée. Je vais à la douche, revêts la blouse spéciale d’opéré, absorbe quelques comprimés, je prends congé de ma compagne puis m’assieds près de la fenêtre dans l’attente de l’heure fatidique. Dans le couloir, commence la livraison des déjeuners mais aujourd’hui, pour moi, c’est diète imposée.
Il est 16 heures, je suis toujours dans ma chambre, j’appelle ma compagne qui doit m’imaginer entre les mains du chirurgien.
Je lui prépare un sms, « je pars », que je lui envoie à 16h 30. Branle-bas de combat, un brancardier m’emmène dare-dare dans un dédale de couloirs à la lumière blafarde. Allongé, les yeux rivés sur des plafonds parfois éventrés, je ressens ma nouvelle condition de patient. J’espère simplement ne pas me retrouver au bord du Styx face au sinistre passeur des enfers Charon !
Je me retrouve cinq étages plus bas dans l’antichambre du bloc opératoire : une véritable ruche aux allures d’hôpital de campagne, ronflement des machines, bruissement des conversations. Dix à vingt soignants en blouse bleue s’activent autour des alvéoles séparées par de lourdes lanières en plastique, pour surveiller les récents opérés en phase de réveil ou préparer les prochains candidats à l’anesthésie, c’est mon cas.
Avec les masques, c’est difficile de mémoriser un regard, épisodiquement je décline mon identité, elle n’a pas changé, ainsi que la nature de l’opération que je dois subir, il s’agit toujours de la hanche gauche à laquelle un joli minois commence à s’attacher, plus particulièrement au nerf fémoral qu’on appelait autrefois nerf crural.
Je ne veux pas être opéré idiot et j’écoute attentivement les explications qu’elle dispense à deux stagiaires, moniteur de contrôle à l’appui, pour bien distinguer le nerf fémoral de l’artère voisine. Tel un chat s’amusant avec une souris, elle joue, c’est le cas de le dire, avec mes nerfs (et mes artères), la voyant passer de l’autre côté du brancard, j’ose lui rappeler qu’on est bien d’accord, c’est la hanche gauche qu’on opère ! L’humour constitue encore le meilleur remède pour masquer l’inquiétude.
L’injection effectuée, rassurante et douce, elle m’avertit que je vais partir bientôt dans la salle voisine où les chirurgiens vont faire joujou avec ma hanche (sic).
Je me retrouve encore conscient sous les feux de la rampe du bloc opératoire. Je reconnais en tête du pack médical, « mon » chirurgien, le docteur Dj. qui échange quelques mots de bienvenue avant de m’appliquer vigoureusement un masque à oxygène sur le visage et me demander de respirer profondément. Puis je ressens comme des picots s’enfonçant sur le crâne et… c’est Le Grand Sommeil sans Humphrey Bogart et Lauren Bacall !
Je reprendrai conscience quelques heures plus tard dans la salle de réveil désormais quasi déserte. Changement complet d’atmosphère : une douce quiétude a succédé à l’agitation de l’après-midi. On ne doit plus être que deux ou trois à se réveiller doucement. En surprenant la conversation entre les deux soignants présents, je comprends qu’il est 22 heures 30 : rapide calcul, j’en déduis que l’opération a duré plusieurs heures. Je pense à ma compagne toujours privée de nouvelles, la pauvre.
Je ne souffre pas. Bienveillante, la soignante qui me voit reprendre mes esprits, me rassure, l’opération s’est bien passée, ce que me confirme peu après le chirurgien lors d’un passage éclair. Seule complication qui ne l’inquiète pas outre mesure : j’ai beaucoup saigné.
Y a-t-il un brancardier dans l’hôpital ? Je patiente encore une demi-heure avant de remonter au septième ciel, du moins pour l’instant dans ma chambre au septième étage. Je saisis immédiatement mon portable pour livrer mon premier bulletin de santé à ma chère et tendre qui commençait à trouver le temps bien long. Mon moral est bon, je plaisante par texto avec ma chère petite fille pour lui dire que j’ai faim et que je mangerais volontiers les œufs mimosa dont elle raffole. Á minuit, je devrai me satisfaire d’un biscuit.
Á intervalles réguliers, j’ai la visite des infirmières qui, toute la nuit, vont surveiller tension, pouls, température, goutte à goutte et redon. Autant dire qu’il ne m’est guère possible de fermer l’œil.
Je tue le temps en comptant mes abattis. Je ne souffre toujours pas mais je crains que les douleurs ne se réveillent lorsque l’effet des analgésiques se dissipera. Je comprends rapidement que comme l’on ne gagne pas un Tour de France à l’eau claire, vous ne subissez pas une telle opération sans que l’on vous administre de puissantes substances, certes les valeurs d’éthique sont différentes. Coïncidence cocasse, je découvrirai sur ma tablette, durant mon séjour, que l’Union Cycliste Internationale vient juste d’interdire l’usage de Tramadol, un antidouleur dérivé de l’opium dont on me donne un comprimé le matin.
Puisque j’en suis à la métaphore vélocipédique, en faisant un examen rapide de ma personne, je constate que la cuisse opérée est considérablement enflée à rendre jaloux un sprinter flandrien.
J’avais été prévenu lors de la visioconférence d’information, nous ne sommes pas dans ce service pour faire la grasse matinée. Il y a une douzaine d’heures à peine, je sortais du bloc opératoire, et déjà Isabelle, l’une des deux kinésithérapeutes, m’invite à entamer le protocole dit de « réhabilitation améliorée après chirurgie » (RAAC). Derrière cet acronyme, se cachent mes premiers pas en compagnie de Taurus (du latin taureau), un robuste déambulateur à propos duquel un amateur d’art contemporain, émule de Picasso, peut éventuellement imaginer une forme très épurée de toro de lidia. Olé !
D’abord assis sur le bord du lit, je tente de me hisser sur mes jambes. Mais ni RAAC, ni même ricrac, juste patatrac ! « Bleus les yeux Isabelle a ? », je n’en sais rien, bouffées de chaleur, sueurs froides, vertige, je m’affaisse lamentablement. La seconde tentative n’est pas plus probante comme le sera encore une troisième au cours de l’après-midi. En remplacement de la rééducation, j’ai droit, en position assise et debout, à une série de tests de contrôle de ma tension qui fait un peu le yoyo, avant de rejoindre le fauteuil près de la fenêtre, tel le mauvais élève assis près du radiateur à l’école communale de mon enfance.
J’occupe essentiellement ma matinée à rassurer au téléphone mes proches et amis qui s’inquiètent de ma santé. Ma compagne, aux petits soins avec moi, passe une partie de l’après-midi dans ma chambre. Elle m’a apporté des clémentines que j’apprécie plus que le déjeuner qui m’a été servi. Je ne peux pas dire qu’il était mauvais, c’est surtout que je n’ai pas faim. Cela me ferait plaisir qu’elle me ramène une bouteille d’eau pétillante San Pellegrino bien fraîche. Victor Hugo écrivit que « les verres d’eau ont les mêmes passions que les océans ». Chacun sa madeleine de Proust et, à ma sortie de l’hôpital, je maintiendrai ma prédilection pour les bulles bergamasques, m’autorisant de temps en temps, un verre de vin en guise d’apéritif.
J+2 après l’opération, je reçois la visite d’un jeune interne de service qui m’informe que ma sortie est prévue ce jour et m’initie à quelques subtilités sémantiques autour de l’appui et le contact au sol de mes membres inférieurs. Je ne manque pas de lui faire partager mon scepticisme le plus total…
Plus tard, dans la matinée, lorsque je ferai part de ses conseils au médecin chef de service et au chirurgien qui m’a opéré, de passage à leur tour dans ma chambre, je comprends immédiatement dans leur échange de regards que le malheureux « bébé interne » risque à cause de moi une vive remontrance. Ah quel sale babyboomer je suis !
CQFD, Pascal, kinésithérapeute de service ce week-end, parvient à me faire marcher avec le déambulateur à pas comptés, une trentaine ? Je frise le malaise encore une fois et prends conscience que le temps de la sortie n’est pas encore d’actualité.
Privilège, « mon » chirurgien revient dans ma chambre. Il prend le temps, à l’appui de clichés des radiographies sur son smartphone, de m’expliquer son intervention avec pédagogie, de manière très détaillée : un vrai cours particulier d’anatomie et de physiologie de la hanche qui me renvoie à des souvenirs lointains de cours de sciences naturelles (comme on les nommait à l’époque) et des tableaux de coupes anatomiques suspendus au mur. C’est presque aussi une séquence de géographie, je visite le col du fémur, le massif trochantérien et même la voie transtrochantérienne qu’il a empruntée pour pratiquer l’arthroplastie.
Je relève parmi ses abondantes explications l’installation d’une croix de Kerboull. Ça a un petit côté calvaire breton, mais cette armature imaginée par Marcel Kerboull en 1975 pour la reconstruction du cotyle est une technique française toujours utilisée avec succès.
Je perçois dans le regard et la voix du chirurgien sa satisfaction, une jubilation voire même une certaine fierté en son travail : « de la belle ouvrage » comme on disait autrefois chez les artisans de ma campagne normande. Je lui témoignerai ma reconnaissance et mon admiration, quelques jours plus tard, en lui confiant l’avis de son confrère, le fils de mon ami, après lecture du compte-rendu opératoire : « Un super boulot ! Le gamin devait être fatigué après une telle opération ! »
La perte abondante de sang, la carence en fer sont les seules ombres au tableau. Cocasse tout de même, quand on sait que le blason de mon bourg natal porte pour devise « Ferro et Aqua », par le fer et par l’eau ! J’en ai pourtant bu de l’eau ferrugineuse dans mon enfance. Toute promenade dans le bois de l’Épinay comprenait invariablement un arrêt à la source naturelle (sans doute polluée aujourd’hui) de la Chevrette. Dans le creux des mains jointes, nous nous rafraîchissions de cette eau au goût prononcé de fer. En la circonstance, aujourd’hui à l’hôpital, pour reprendre le sketch culte de Bourvil, mon regretté compatriote normand, « le fer n’est pas solidaire » à mon égard !
J’avoue être un peu dans le brouillard, il me faut récupérer de la puissante anesthésie. Sans ressort, je ne manifeste pas plus d’appétit pour les plateaux repas que pour les livres empilés sur ma table de chevet. Il faut dire que le portrait, brossé par Jean Teulé, d’un Charles Baudelaire, défoncé à la « confiture verte » et autres substances opiacées, n’est pas la lecture la plus appropriée pour me requinquer. Je ne suis guère plus reluisant que son Albatros :

« Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

Á peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux. »

Il est d’autres oiseaux qui font rire aux éclats ma compagne et ma chère petite fille. Hallucination auditive ou acouphène, deux nuits de suite, mon sommeil est troublé par trois volatiles qui dialoguent mélodieusement au milieu d’une forêt. C’est beau mais flippant tout de même. Je me souviens de Bernard Blier dans Buffet froid, film réalisé par son fils, éructant que les oiseaux sont des cons ! Heureusement, ils vont finir par déguerpir de mon cerveau et me laisser en paix pour suivre sur ma tablette la démonstration du Paris-Saint-Germain face à Montpellier. Je ferai connaissance bientôt, parmi le personnel soignant, d’une fan absolue de mon équipe favorite.
Je commence à voir déambuler, c’est le mot, dans le couloir, avec une certaine aisance, des opérés de la même promotion que moi. De quoi me filer quelques complexes !
J+3, je parviens à me rendre seul à la douche avec le déambulateur. La forme est précaire mais je tiens debout. Challenge du lendemain, j’empoigne le taurus par les cornes, je fais la surprise à Isabelle : moi aussi, je parviens à me promener dans le couloir en me la pétant devant des patients encore alités. Du coup, elle va récupérer mes cannes anglaises.
Sur mon trajet, une infirmière constate mes progrès : je ne tourne plus de l’œil. Prétentieux, je lui confie que les jolies filles seulement me font défaillir. Isabelle, rassurante, affirme que c’est normal. Crainte rétrospective sur l’enjambée suivante : qui sait, si dans la tourmente féministe de l’époque, je ne serai pas bientôt objet d’un dépôt de plainte pour parole sexiste.
Je redécouvre l’exaltation de l’apprentissage, tant de décennies se sont écoulées depuis celui de la lecture au cours préparatoire, je ne me souviens plus des joies engendrées par les constructions syllabiques.
N’exagérons rien non plus, je conserve tout de même un socle certain de connaissances sur la marche à pied, même altérée par l’arthrose. Il s’agit de mettre à l’endroit un processus mental de coordination de l’usage de ses jambes et des cannes, d’intégrer que désormais ma « bonne jambe » c’est celle qui vient d’être opérée. Isabelle, vigilante (attention aux coups de pompe quand même), semble satisfaite de son patient au point de l’inviter à monter et descendre quelques marches d’escalier.
Désormais, lors des séances quotidiennes de rééducation, j’arpente avec les cannes anglaises les couloirs du service avec en tête d’améliorer la précision du pas, « marcher droit ».
Ma carence en fer et mon faible taux d’hémoglobine retardent ma sortie de l’hôpital. Une transfusion d’un culot de sang est programmée, une sorte de réajustement des niveaux ! Cela me fait penser à Johnny Hallyday qui, lorsqu’on lui demandait le secret de sa forme sur scène, confiait qu’il allait, avant une tournée, se « régénérer », au centre de Merano dans le Tyrol italien. Il gaffa même en déclarant que notamment les footballeurs de la Juventus fréquentaient le prestigieux établissement de remise en forme, et que Zidane était venu se « faire changer le sang » avant la Coupe du Monde 2006. Il s’agirait de retirer une certaine quantité de sang, d’y ajouter de l’oxygène et de l’ozone, puis de le réinjecter dans le corps.
Quelle déveine, mes veines se sauvent, au désespoir des infirmières, à la vue de leurs seringues ! Bras gauche, bras droit, dos des deux mains, tenaces elles parviennent toujours à en piéger une. Ce jeu de cache-cache m’offre l’occasion d’entrer en communication avec elles et de nourrir ma curiosité. Ce n’est pas sans émotion et admiration que je scrute leur regard pendant qu’elles me prodiguent les soins.
Car devant moi défilent en chair et en os les héroïnes et héros, les « premiers de cordée », les « premiers de corvée », que les médias ont loués pour leur exceptionnel dévouement depuis le début de la pandémie et lors des deux premiers confinements, que la population acclamait au balcon, chaque soir à vingt heures.
Sur leur visage impassible à demi masqué, j’essaie de lire quelques marques de la tragédie qu’elles ont traversée. Á la cacophonie nauséabonde des médias et les litanies quotidiennes morbides de décès, je préfère leurs témoignages directs, leur vécu : « Les masques, les sacs poubelles, les charlottes, la buée dans les lunettes en plastique, le visage défoncé par les ffp2, les bouffées de chaleur dans nos sacs en plastique, les malaises … Pendant ce temps en réa les patients intubés, ventilés, curarisés, retournés à plat ventre pour mieux les ventiler ».
« Des patients qui ne comprenaient rien : pourquoi pas de visites, pourquoi les rues désertes, pas de voitures, plus d’école, plus d’avion, plus de travail … inimaginable … le mot confinement, expliquer, réexpliquer, consoler… »
« Moralement très compliqué… Voir des gens mourir seuls, sans aucune famille … De belles rencontres aussi avec des miraculés : le premier patient sorti du service en marchant à côté du brancard sous nos applaudissements et nos larmes ».
Au cours de nos déambulations, Isabelle me confie : « La kiné expérimentée que je suis, après 30 jours ou 40 jours de réa, curarisés, voyait des patients sans aucun tonus musculaire, impossible de tenir leur tête, impossible de se tenir assis, ne pas pouvoir attraper un verre, des nouveaux nés dans des corps d’adultes. Dans notre spécialité, cette phase fut super intéressante. On partait de tellement loin, chaque mini progrès était une victoire. Respirer, retrouver un équilibre, assis, tenir debout, les premiers pas avec mon ami le taurus. »
Beaucoup de personnel fut contaminé, parfois gravement.
Comme beaucoup de témoins d’événements tragiques tels les rescapés du Bataclan, elles gardent pudiquement en elles leurs souffrances. Sans état d’âme, manifestant une solidarité à toute épreuve, émouvantes dans leur dépassement de fonction, elles ont accompli merveilleusement leur mission.
Quelles réponses leur ont apportées nos gouvernants avec le Ségur de la Santé ? J’ai honte du manque de considération accordée à leurs attentes, quelques dizaines d’euros ajoutées sur une feuille de paye ne règlent en aucune façon les problèmes des hôpitaux en France.
Je me calme, ma tension va exploser ! La musique adoucit les mœurs, dit-on, à tous les soignants héros de la pandémie, et en particulier, à tous ceux de l’hôpital de Versailles qui se sont occupés de mon modeste souci de hanche, j’offre l’Hymne à l’amour (des autres et de leur métier) que le violoncelliste Gautier Capuçon interprète depuis le haut de la Tour Eiffel.

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Jeudi 28 janvier, c’est le jour de la sortie. Je quitte l’hôpital avec un petit pincement au cœur mais évidemment aussi tellement heureux de retrouver mon domicile et ma compagne.
Plaisirs minuscules, enfantins même, elle m’a concocté pour le premier dîner un potage au vermicelle et une omelette aux pommes de terre et champignons. Il faut si peu parfois pour ravir le palais.
Pour faciliter les soins, je fais chambre à part et me glisse dans l’antique lit de ma mémé Léontine, celui dans lequel elle franchit le cap des 100 ans.
Ma feuille de route est simple : six semaines avec l’usage des cannes anglaises. Les journées s’écoulent sur un rythme quasi immuable : lever vers 8 heures puis petit déjeuner dans la cuisine, le soleil levant vient darder ses premiers rayons sur le bol de thé, le pot de confiture maison et le verre d’oranges pressées à l’instant, un petit plaisir que Philippe Delerm raconterait avec talent … passage à la salle de bains, habillage, je n’ai plus qu’à attendre la venue de l’infirmier pour le pansement sur la cicatrice (superbe me dit-on !), l’injection de l’anticoagulant et la prise de sang hebdomadaire (toujours ce manque de fer).
L’après-midi est consacré aux travaux pratiques de rééducation. Outre les trois séances hebdomadaires chez le kinésithérapeute, je descends quotidiennement dans le parc de la résidence pour effectuer une marche avec ma compagne. Il me semble que je ne me débrouille pas mal avec mes cannes anglaises, le pas devient plus sûr. De jour en jour, selon mon degré de fatigue, j’allonge mon parcours, cela me permet de voir l’état d’avancement de travaux que j’avais engagés lorsque j’étais à la tête de la copropriété, encore quelques mois auparavant.
Je rencontre aussi des voisins et résidents qui ne manquent jamais de s’approcher pour me demander de mes nouvelles.
Petite contrariété, une infection urinaire réclame la prescription d’antibiotiques.
Je sens tout de même que je retrouve du ressort, je me plonge enfin dans la lecture de Crénom Baudelaire, la biographie décalée et décapante du poète imaginée par Jean Teulé, puis Sa Majesté des chats de Bernard Werber. « Un jour, vous les humains, vous comprendrez que nous les chats devons prendre votre place. » C’est l’odyssée de la chatte Bastet alors que Paris a sombré dans la guerre civile et dans une épidémie de peste. On n’est pas si loin de cette fiction !
Côté nourritures terrestres, ma compagne visite, pour mon plus grand plaisir, quelques fleurons de la cuisine familiale française, blanquette de veau et pot-au-feu (avec le bouillon et le vermicelle, le soir !).
Je suis sur la voie de la liberté. Le 3 mars, j’ai une visite de contrôle avec mon chirurgien, le docteur DJ. On abandonne les cannes anglaises ?
Á suivre …

Publié dans:Ma Douce France |on 24 avril, 2021 |2 Commentaires »

Mes cours de récréation

Ce matin-là de janvier, j’entendais les cris et les rires des enfants provenant de la cour de l’école voisine. Expressions sonores de la joie des écoliers de retour après la descente récente du vieux monsieur à la barbe blanche au pied du sapin ?
D’ailleurs, croient-ils encore au Père Noël dans ce monde pollué par l’information et la consommation ? Pire encore, celui engagé par la ville de Blois a démissionné suite aux insultes et menaces proférées par des parents, parce qu’il demandait de respecter le port du masque et la distance de sécurité sanitaire pour les photographies avec leur progéniture. On le traita même d’ordure, ce qui serait encore éventuellement tolérable de la part d’un admirateur de la troupe du Splendid !
Le maire d’un modeste village de Haute-Loire, ne manquant pas d’humour en cette période de couvre-feu, prit un arrêté municipal autorisant le survol de la commune par le Père Noël dans la nuit du 24 au 25 décembre, la présence de lutins étant limitée à six pour tenir compte des mesures sanitaires.
Ces deux anecdotes dérisoires illustrent les bons et mauvais côtés du caractère frondeur de nos compatriotes.
En ce qui me concerne, je trouvai avec cette liesse enfantine le sujet de mon premier billet de l’année 2021 : la cour de récréation, par définition le lieu d’un moment de délassement, de divertissement, de liberté peut-être, accordé aux écoliers. Encore qu’en la première période de confinement, je me souviens de la photographie d’une cour d’école maternelle de Tourcoing où les enfants jouaient « ensemble » … cantonnés individuellement dans des carrés marqués au sol. Étranges marelles !

école maternelle Tourcoing

Lorsque je traverse un village, mon regard est souvent attiré par son école communale, aujourd’hui requalifiée en école primaire ou élémentaire selon la présence ou pas d’une section maternelle, son architecture parfois surannée, sa cour de récréation, le nom aussi dont on l’a baptisée, je fus ainsi ému par exemple, qu’en Mayenne, l’une porte le nom du chanteur engagé Leny Escudero*.

fresque Escudero - copie

Fresque réalisée par les enfants de l’école Leny Escudero à La Baconnière (Mayenne)

Ce n’est évidemment pas fortuit si mon blog s’appelle À l’encre violette. En effet, je suis né littéralement dans une école**, précisément dans la chambre de mes parents, au premier étage de l’appartement de fonction qu’ils occupaient : ma mère était la directrice d’un groupe scolaire constitué d’une école maternelle mixte, d’une école primaire de filles, d’un Cours Complémentaire (puis collège) de filles, de la sixième à la troisième avec une classe de préparation spéciale (après la troisième) à l’entrée aux Ecoles Normales d’instituteurs et d’institutrices, ainsi que, comme il était écrit sur la façade, d’un pensionnat de jeunes filles, mon père, outre d’enseigner au collège des garçons, l’accompagnait dans la gestion administrative de l’établissement.
Les deux fenêtres de ma chambre mansardée donnaient sur la cour de récréation principale réservée aux écolières des classes primaires et aux collégiennes, les enfants de maternelle disposant pour leurs jeux d’une autre cour plus petite, située de l’autre côté d’un unique préau.
Quand, un demi-siècle plus tard, j’eus la curiosité de revenir sur ces lieux de mon enfance (j’y vécus jusqu’à l’âge de 14 ans) un bel enrobé lisse et rougeâtre remplaçait le goudron gravillonneux d’antan fissuré par le lent travail des racines rampantes d’imposants tilleuls eux-mêmes abattus pour de probables raisons de sécurité.
La plantation de ces arbres, cinq au total répartis entre les deux cours, à en juger la robustesse de leur tronc, remontait à plusieurs décennies : possiblement comme « arbre de la Liberté » pour commémorer en 1889 le centenaire de la Révolution, ou comme « arbre de Verdun »***. à la fin de la Grande Guerre en 1918, éventuellement encore comme arbre de la laïcité lors de la promulgation de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Dans d’autres écoles, on avait choisi des marronniers.
L’épais feuillage de ces tilleuls empreints de symboles servait d’ombrelles aux élèves aux heures chaudes du début d’été (ça arrive en Normandie !). C’était aussi, en soirée, le refuge de colonies d’hannetons**** qui devenaient les jouets de mon imagination débordante et un tantinet sadique, certaines chevelures opulentes des jeunes collégiennes en furent victimes.
Dans mon enfance, dans un coin des deux cours, il y avait aussi un alignement de portes correspondant à l’espace dédié à Stercutius, le dieu des « lieux d’aisances, fumier et excréments », dans la Rome antique.
Contigus à ces cours, se trouvaient également deux jardins potagers comme il était fréquent dans les écoles d’antan pour la consommation propre de l’instituteur et pour les activités autour de la vie de la terre qui figuraient au programme. Il faut avoir en tête qu’au milieu du siècle dernier, la France était encore largement rurale. Mon père, en digne fils de paysanne, y exerçait son savoir-faire agricole. Sur l’un des lopins de terre poussaient des plants de fraisiers dont les fruits sucrés ravissaient le palais des pensionnaires et le mien. Sur l’autre, il réquisitionnait, en saison, un bataillon de ces mêmes jeunes filles pour ramasser les haricots, pommes de terre, carottes, choux et poireaux qui constituaient la nourriture saine et naturelle servie au réfectoire et à la table familiale. Enfant, j’ai le plus souvent mangé comme à la cantine !
Écoliers des villes et des champs, vous ne pouvez pas imaginer combien ces deux cours de récréation m’offrirent de merveilleux terrains d’aventures, sans la blouse grise réglementaire. En dehors des horaires scolaires bien entendu où elles étaient dévolues aux jeunes filles, elles devenaient « mes cours » pour moi seul, mon théâtre à ciel ouvert, je ne peux que reprendre un extrait d’un ancien billet :
« Un véritable complexe omnisports exclusivement pour moi, sans gardien, ouvert jour et nuit ! Selon mon humeur, il devenait terrain de football, court de tennis, vélodrome, parcours de Tour de France et même arène pour la « temporada » qui suivit un séjour touristique en Espagne.
En effet, cet été-là, loin pourtant de tout penchant sanguinaire, je m’inventais des corridas où je combattais de furieux taureaux virtuels que je faisais sortir du toril, en déverrouillant la porte en bois des W.C comme on en trouvait alors dans toutes les cours d’école. Avec l’épée en bois argentée que m’avait fabriquée mon père et un morceau d’étoffe écarlate en guise de muleta, je virevoltais autour du fauve, auteur des plus talentueux derechazos et véroniques que la Normandie taurine ait connus !… Le jury enthousiaste constitué uniquement d’une adorable tante paralysée, immobile dans son fauteuil, me décernait immanquablement les deux oreilles, en fait deux larges feuilles cueillies sur l’un des tilleuls.
Plus sérieusement et régulièrement, je m’initiais au tennis contre le mur de brique sur lequel mon père avait scellé une barre de fer à la hauteur réglementaire du filet. Bien avant de fouler la terre battue du court de la ville, j’y effectuai mes gammes de tous les coups du tennis. Ayant inventé le mur interactif, je livrais même quelques sets contre un adversaire invisible. Nul doute que durant ces milliers d’heures d’entraînement, j’acquis les bases qui firent de moi, à l’âge adulte, un joueur honorablement classé.
À d’autres moments, je pédalais inlassablement sur ma petite bicyclette. Je pratiquais toutes les disciplines cyclistes, sur « route » en tournant virant dans les deux cours, la petite en légère déclivité étant plus « montagneuse » (!), je disposais même de « ma tranchée de Wallers-Arenberg » avec une rigole pavée le long d’une classe ; sur « piste » délimitée par des quilles dans la grande cour avec des poursuites et des manches de vitesse contre des adversaires fictifs avec, bien évidemment des séances de sur place, j’accomplis même une tentative contre le record de l’heure dont mon idole Jacques Anquetil fut le détenteur ; le cyclo-cross enfin, en utilisant les allées non goudronnées, labours des potagers et quelques escaliers. Si j’avais possédé un compteur kilométrique sur mon guidon, vous seriez surpris par les distances parcourues.
Le dimanche, selon un rite quasi immuable, c’était jour de foot ! Foin des canons de la diététique sportive et des siestes digestives, je rejoignais le stade immédiatement après déjeuner, la grande cour pour les rencontres à domicile, la petite pour celles à l’extérieur. Je disputais un championnat de France fictif. D’abord, dans mon plus jeune âge, avec mon frère alors adolescent, j’étais gardien de but, ensuite avec un cousin de mon âge venu en pension chez mes parents, je devins joueur de champ. Les tilleuls, encore eux, faisaient office de poteaux de but. Dans la grande cour, selon les situations de jeu, le troisième arbre était un partenaire constituant un mur solide lors des tirs de coups francs, ou au contraire, un adversaire sur lequel mon frère s’appuyait en une deux ! »
La presse radiodiffusée s’invitait à nos joutes fraternelles et fratricides ! Mes fidèles lecteurs se souviennent peut-être d’un billet que j’avais consacré au commentaire sportif en général, et aux miens enflammés en particulier qui me valurent, longtemps après, l’honneur d’être le héros d’un chapitre d’un livre écrit par une ancienne pensionnaire du collège.
Tout en dribblant, jonglant ou tirant, je commentais en direct mon match comme sur les ondes. Il semblerait que je me débrouillais fort bien à en croire certains voisins qui se régalaient de ma verve oratoire ainsi que cette collégienne devenue professeure par la suite : « Je me souviens bien qu’à l’écouter aussi souvent pendant nos heures perdues, à voir comment et avec quelle passion il peuplait sa solitude – le grand frère de notre âge étant souvent absent, je crois – j’ai su tout de suite qu’il avait une enfance heureuse et qu’il la devait en partie à lui-même et à sa créativité. Que cela nous serve de réflexion à une époque où les enfants croulent sous des montagnes de jouets et de jeux souvent sophistiqués avec lesquels ils s’ennuient vite ou s’abrutissent ! Vive l’imagination ! Quelle belle leçon tu nous as donnée sans le savoir, Jean-Michel ! » En somme, j’étais une bande de jeunes à moi tout seul comme dit la chanson de Renaud.
Mais ces cours de récréation avaient été aussi, quelques années avant ma naissance, le théâtre de jeux moins pacifiques durant l’Occupation. Mon frère aîné, comme en rêvait le petit garçon de La vie est belle, le film magnifique de Roberto Benigni, y vit de vrais chars allemands effectuant leurs manœuvres d’entrainement.
Je ne peux évidemment pas, en cet instant, oublier ma visite du village martyr d’Oradour-sur-Glane***** : « L’émotion m’étreint particulièrement à la grille de la petite école des filles avec ses deux platanes, puis derrière la cour, le préau et même les W.C. Je m’avance à l’intérieur, intrigué par une plaque usée sur le mur de la classe : « Ici habitaient Jean Binet 34 ans, Andrée Binet 29 ans, Jean-Pierre Binet 7 ans » ! Andrée était la directrice de l’école. Ce 10 juin, souffrante, elle ne travaillait pas. Elle fut traînée jusqu’à l’église, à coups de crosse, en pyjama, un manteau sur les épaules. J’ai lu quelque part que l’institutrice stagiaire qui assurait son remplacement, connut le même sort. »
Les hivers étaient plus rigoureux dans mon enfance. Je me souviens de mon père qui, tôt le matin, pelle à la main, déblayait l’épais manteau neigeux pour tracer une allée permettant aux maîtresses et élèves de circuler plus aisément pour accéder à leur classe. Lors de la première récréation qui suivait, quelques élèves procédaient à la fabrication d’un bonhomme de neige en formant une boule bien collante puis en la roulant par terre pour qu’elle amasse de plus en plus de neige jusqu’à atteindre la taille souhaitée pour le corps. L’opération était répétée pour faire la tête. Deux boulets de charbon eu guise d’yeux, une carotte pour le nez, une écharpe autour du cou, un bonnet ou une casquette, et la ronde se formait autour.
Je me désespérais d’une neige trop persistante car elle s’agglomérait à mon ballon empêchant la pratique de mon sport préféré et imposant parfois le report de « mon » match du dimanche après-midi.
Mais que faisaient donc les employés municipaux, mon père était encore de corvée à l’automne pour balayer les feuilles mortes tombant des tilleuls qui rendaient le sol glissant par temps de pluie.
Même si on l’intègre inconsciemment, connaît-on vraiment la fonction et l’origine de la récréation et de l’espace qui lui sont dévolus ? D’après le dictionnaire Robert, il s’agit d’un moment de détente qui vient après une occupation plus sérieuse. D’origine latine recreatio, dans son sens le plus archaïque, elle s’apparente au réconfort. Dès le XVème siècle, en France, le mot est employé dans un cadre scolaire pour désigner le moment de repos accordé aux élèves après le temps de la discipline. Il dérive de recréer qui dans sa forme ancienne possède le sens de ranimer. « L’utilité de la récréation est reconnue dans l’ensemble des textes des premiers fondateurs jésuites, s’il s’agit d’une « honnête récréation corporelle », d’une saine pause entre deux temps d’étude »******. Dans les collèges jésuites, il existait un « préfet de récréation » pour surveiller les élèves.
Il faut attendre le XIXème siècle pour que la récréation soit vraiment institutionnalisée. C’est Victor Duruy qui prescrit, en 1866, de couper chaque demi-journée de classe par un repos de dix ou quinze minutes afin de lutter contre l’immobilité du corps et la fatigue d’esprit imposées durant trois heures consécutives. Jules Ferry l’inscrit dans la législation scolaire sous le vocable « récréation ». Je blague (à moitié), peut-être faudrait-il aujourd’hui imposer un break de dix minutes par heure durant lequel le maniement du portable serait interdit !
Bref, la récréation permet à l’enfant, outre accessoirement de satisfaire quelque besoin dit naturel, de se dépenser physiquement afin de se régénérer mentalement avant les activités scolaires suivantes. Cette parenthèse s’insère complètement dans la vie scolaire.
Une circulaire de 1890 indique que « les jeux et exercices de force ou d’adresse sont pour le jeune âge des conditions absolues de santé morale et de vigueur physique ».
Il est savoureux de lire les lignes lyriques et érudites que le docteur Élie Pécaut dédie à la récréation dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1882-1887) dirigé par Ferdinand Buisson :
« Admirez ce mot profond, un de ceux qui font bien voir qu’une langue est une philosophie, du moins quand cette langue n’est pas quelque informe jargon né du hasard, quand elle est de noble race, qu’elle sort des profondeurs de l’histoire. Sous ce terme devenu banal se cache une pénétrante analyse de physiologie et de psychologie. Avec toute notre science, notre chimie, nos cornues et nos scalpels, ce n’est pas nous qui avons découvert que la pensée se traduit par une dépense matérielle, qu’elle ne peut durer indéfiniment, qu’il faut donner à la machine vivante le loisir de régénérer ces matériaux indispensables, sans lesquels le travail du cerveau s’arrête comme une horloge arrivée au bout de sa course. On savait cela de tout temps, l’expérience et l’instinct y suffisaient, et le fait s’est exprimé de lui-même dans la belle métaphore dont il s’agit. Mais voyez comme le sens en est plus large, va plus loin et plus haut que cette dissection chimique. Ce n’est pas seulement l’étoffe matérielle de la pensée qui s’use, c’est la pensée même, c’est notre être en ses parties les plus intérieures, j’ose dire les plus spirituelles. Oui, il est parfaitement vrai que, fût-on nourri d’ambroisie, comme disaient les anciens, d’urée et de créatine, comme diraient nos savants, on ne peut pas penser longtemps de suite, on ne peut pas avoir de l’imagination, ni de la réflexion, ni même du génie au-delà d’un nombre d’heures assez restreint. Il faut s’arrêter, quoi qu’on en ait, et changer brusquement le genre de son activité, la faire purement physique, ou bien même l’interrompre tout-à-fait, pour laisser aux autres ressorts trop tendus le temps de retrouver leur élasticité première…
… Nous perfectionnons les méthodes de travail, nous arrivons à faire rendre au cerveau son maximum d’effort, surtout nous élargissons tous les jours le champ de son activité : mais de le récréer, de balancer cet accroissement de labeur par une rénovation plus parfaite, il semble que nous n’ayons cure. Nous tendons tous les ressorts de la machine, nous la lançons à un train d’enfer, sans trop nous soucier qu’elle s’use ou se brise.
Mais c’est dans le travail du jeune âge que le mal est le pire. Ah ! que la récréation est une chose plus précieuse, à cet âge, plus féconde, plus indispensable ! Le jeu, c’est la moitié au moins de la vie de l’enfant. C’est là seulement qu’il trouve l’emploi de quelques-unes de ses facultés les plus charmantes et les plus naturelles, la satisfaction de certains de ses besoins les plus impérieux. Le jeu n’est pas seulement pour le petit enfant l’exercice de ses muscles, la régénération de son sang, le plaisir de dépenser son énergie vitale et de la sentir redoubler en lui. Ah ! que le jeu est bien autre chose que ce qu’y voit notre pédantisme ! C’est toute la petite âme enfantine qui s’y ébat et s’y déploie dans son charme incomparable. Laissez-la faire, regardez-la seulement agir, et vous verrez le jeu devenir une improvisation d’une richesse et d’une justesse qui vous frappera de surprise, où la faculté maîtresse de cet âge, l’imagination, se donne libre carrière, se crée un monde à elle, mille mondes successifs, au gré de sa changeante fantaisie, et déroule ces drames copiés sur la réalité la mieux observée ou inventés de toutes pièces selon un art infini. La spontanéité, c’est-à-dire l’invention, la création, voilà le trait caractéristique, et voilà aussi la secrète et féconde vertu du jeu du petit enfant, voilà la source des plaisirs qu’il y trouve. Plaisir très particulier, très intense, d’un ordre très élevé, qui plus tard, transporté dans le plein de la vie, n’est pas autre que la joie du génie en ses heures de création. Cette joie d’espèce si rare et si haute, bien peu d’hommes sont destinés à la connaître ; elle est le partage de la petite élite des artistes créateurs. Mais du moins la nature a permis que le plus humble d’entre nous la savourât au matin de sa vie, et c’est elle qui fait la poésie radieuse, l’enchantement de cet âge.
Nous savons cela, sans doute, mais comme nous l’oublions ! Voyez où en est sur ce point, pourtant capital, de pédagogie, l’enseignement primaire, voyez surtout où il est en train d’arriver, si l’on ne s’arrête. On a chargé les programmes jusqu’à leur extrême limite, rempli, bourré « l’emploi du temps » en telle manière que pas une minute n’en soit perdue. C’est à merveille. Mais cela ne suffisait pas encore. Telle est l’ampleur du savoir moderne, même resserré au minimum primaire, qu’on a franchi le pas fatal, on s’est laissé aller à empiéter sur le terrain sacré, sur la récréation. On y a mis ce qui ne tenait pas ailleurs, et ce qui pouvait faire figure d’exercice « récréatif », la gymnastique, les travaux manuels, l’instruction militaire, les excursions scientifiques. On veut y mettre l’enseignement professionnel. Où mène cette voie dangereuse ? À rien de moins qu’à pervertir absolument l’action de l’éducation sur l’enfant.
Il faut toujours que les adultes mettent leur grain de sel dans les activités spontanées ! Et voilà le résultat selon le bon docteur Pécaut … :
« Avez-vous donc envie que nos établissements primaires soient frappés du mal qui sévit si cruellement dans les grands internats secondaires où ne se voient plus d’enfants, mais de tristes petits hommes, chétifs, vieux, blasés, usés, aussi loin de s’abaisser à jouer qu’ils le seront à quarante ans, politiquant déjà ou faisant pis ? J’accorde que la sève plébéienne est vigoureuse, qu’elle fera longtemps encore éclater vos cadres. Mais il n’y a pas de force qui tienne, si vous allez la comprimant, la tarissant, sous votre appareil inflexible de pédagogie. Le beau profit, si après avoir réalisé cette merveille d’utiliser, de tourner savamment en étude chaque heure, chaque seconde de la vie enfantine, de l’avoir bourrée de leçons ouvertes ou déguisées, d’avoir ainsi créé à la patrie des jeunes hommes très bien dressés, munis du plus authentique savoir, remplis des notions les plus pratiques, vous leur avez enlevé la chose précieuse entre toutes, celle qui vaut toutes les autres mille fois, la jeunesse du cœur et de l’esprit ?
Voyez bien ceci : ce qui fait que le peuple, en notre temps de démocratie et de liberté, est ou doit être notre espoir, notre salut, que toute notre attente est en lui, que nos soins, notre amour sont pour lui, c’est justement la puissance, la fraîcheur de son énergie vitale, que rien n’a encore affaiblie ni usée. C’est qu’il est le fonds intarissable d’où jaillissent les âmes éprises d’action, les âmes ouvertes à la joie de vivre, avides de s’élancer dans ce monde qui leur est nouveau et merveilleux ; c’est qu’il est la source où se retrempe et se régénère la vie sociale. Il y a là comme un mystère naturel qu’il faut se garder de troubler, parce que ce trouble retentirait avec des conséquences incalculables dans les destinées mêmes du pays. Le savoir marche à la conquête du peuple, et c’est là le plus beau fait de ce siècle. Nous entreprenons de verser la lumière dans ces obscures et fécondes profondeurs : nous prétendons appeler tous ces ignorants d’hier à la vie supérieure de leur temps. C’est une œuvre nécessaire, une œuvre sacrée, mais délicate aussi, ne l’oublions pas. Dans notre ardeur d’instruire, gardons-nous de fausser la nature, de l’appauvrir sous prétexte de richesse. Veillons à lui laisser ce qu’elle a de meilleur et ce qui est le plus à elle : la force d’expansion, la spontanéité, l’enthousiasme, autant dire la vie. »
Soupçonniez-vous toutes ces vertus que l’on attribue à la récréation ? Comme elle semble vitale analysée ainsi ! À la réflexion, les cours de ma maison d’école remplirent bien leur fonction en me permettant de développer ma spontanéité, mon enthousiasme et ma joie de vivre … merci aussi à mon ballon et mon vélo.
Jusqu’ici, j’ai évoqué le cas particulier d’un enfant veinard de bénéficier pour lui seul d’un tel espace de divertissement. Bien évidemment, comme tout écolier, collégien et même lycéen, j’ai connu aussi les cours de récréation des établissements que j’ai fréquentés.
Achevée la classe mixte de maternelle où j’étais en terrain de connaissance puisque chez moi, j’ai pratiqué deux cours successivement, en effet, mon école primaire (uniquement de garçons) était implantée en deux lieux : au cours préparatoire et au cours élémentaire 1ère année, nous partagions la cour avec les « grands » du Cours Complémentaire ; pour les classes supérieures, sans doute en raison de l’exiguïté des locaux, nous émigrions … dans un ancien hôtel de standing fréquenté auparavant par la clientèle du casino et des thermes. Mes fidèles lecteurs le connaissent puisqu’il apparaît dans l’avant-propos de mon blog*******.
C’est de cette cour devant cet immeuble majestueux (quoique pas mal décati à l’époque) avec son perron, que je garde les souvenirs les plus vivaces. C’est dans un coin de celle-ci qu’avant la rentrée de l’après-midi, nous partagions discrètement avec mes camarades, les « bonbecs fabuleux »******** dont nous venions de faire provision en chemin à l’épicerie.
Dans cette même boutique, nous achetions un lot de billes. Il y en avait de différentes matières : les plus courantes étaient en terre cuite et de couleurs variées, les plus enviées étaient en verre opalescent, parfois un peu plus grosses (les calots). Nous tentions de faire prospérer notre capital en grugeant quelque adversaire pas trop habile.
Il y avait plusieurs façons de jouer, la plus populaire et la plus simple chez nous, en Normandie, était la « tiquette » : celui qui, par une pichenette (avec le pouce et l’index) avec sa bille, touchait la bille de l’autre, la raflait. Il y avait aussi le « pot » ou le « trou » : il s’agissait d’envoyer, toujours avec le doigt, le maximum de billes dans un petit trou de fortune creusé dans le sol caillouteux de la cour.
On jouait aussi parfois, à deux, à la « poursuite », le but étant comme à la tiquette de dégommer la bille de l’adversaire.
Plus rarement, nous jouions au « parcours » aussi appelé « Tour de France », au mois de juin, lorsque démarrait la vraie grande boucle cycliste. On confectionnait un trajet sur un sol sablonneux constitué de virages, montées et descentes. Pour ma part, je préférais jouer chez moi avec mon peloton de coureurs en plomb.
L’heure de classe qui suivait ces moments de jeu était souvent, pour certains d’entre nous, le théâtre de transactions, notamment d’échanges d’une dizaine de billes en terre contre un calot en verre. Fréquemment, se produisait la (presque) inévitable catastrophe que les billes amassées dans une poche de la blouse se déversassent bruyamment sur le carrelage de la classe.
Comme aiment à dire certains reporters sportifs, l’enjeu primait sur le jeu. D’ailleurs, il est cocasse que certaines expressions utilisent l’équivalence entre les jeux de billes et l’investissement : ainsi, « ne pas toucher une (ou sa) bille » pour ne pas faire d’affaires, « placer ses billes » pour s’assurer une position favorable, « retirer ses billes » pour arrêter sa participation à une action.
Tout aussi populaire, réclamant adresse et rapidité, était le jeu d’osselets, un jeu remontant à l’Antiquité. À l’origine, il se pratiquait avec cinq petits os composant le tarse (en principe, l’astragale) d’un jeune mouton. Certains d’entre nous étions fiers quand nous en avions récupéré quelques spécimens chez le boucher, mais généralement, nous jouions avec des osselets artificiels en métal gris plus petits et plus facilement manipulables. Du fait de mes longues mains, pour ma classe d’âge, je possédais un léger avantage physique pas inutile.

osselets

Quatre de ces osselets étaient d’une couleur identique, le cinquième de couleur rouge étant appelé le « père » ou le « daron ».
Le jeu consistait en une série de figures à réaliser en lançant en l’air le père et en ramassant un ou plusieurs osselets posés au sol avant que le père ne retombe. Selon les règles préétablies, on avait le droit ou pas de rapprocher les osselets les uns vers les autres.
Pour la « retournette », il s’agissait de lancer tous les osselets en l’air et d’en rattraper le plus possible sur le dos de la main.
Je me souviens aussi du « creux et bosse » où l’on différenciait les faces concave et convexe de l’osselet : on annonçait l’une ou l’autre puis, en gardant le père dans la main, on lançait les osselets en l’air en tentant qu’ils retombent sur la face choisie. En cas d’échec, on les retournait tout en lançant le père en l’air.
Selon la dextérité des joueurs, il y avait des figures beaucoup plus élaborées à réaliser, la « balayette », la « patte de chat ». Je serais bien incapable de vous dire en quoi elle consistait mais nous nommions l’une d’entre elles « à la russe non placés sans remuer », expression émanant peut-être d’un « camarade éclairé » (oxymore ?) manifestant quelque précocité en géopolitique !
Ce que j’appris bien plus tard, c’est que Rabelais employait notamment les mots « pingres » et « martres » pour désigner le jeu d’osselets de Gargantua.
De temps en temps, nous ressentions le besoin de nous dépenser physiquement, alors nous investissions l’ensemble de la cour avec une douzaine de camarades.
Hugues Aufray ne chantait pas encore un de ses grands succès avec « les crayons de couleur », nous jouions à « l’épervier », un grand classique des jeux de plein air. Peu importe qu’il ne soit pas un bon chrétien et connaisse tous les couplets des filles de Camaret, l’un des joueurs, désigné comme épervier, se plaçait au milieu de la cour et devait attraper au moins l’un des joueurs de la vague qui, à un signal donné, déferlait dans la cour. Le dernier touché était déclaré vainqueur et devenait l’épervier pour la partie suivante. Il existait une variante où chaque joueur touché devenait également épervier, ce qui compliquait la tâche des derniers rescapés. L’épervier était également pratiqué de manière plus institutionnalisée avec l’instituteur lors de séances d’éducation physique.
La balle au prisonnier était un autre jeu collectif tout aussi populaire. On l’appelait également « ballon chasseur ». Il se pratiquait entre deux équipes (3 ou 4 joueurs minimum) dans un espace divisé en quatre zones : les deux camps libres de chaque équipe et les prisons situées à l’arrière de chaque camp. Le but était d’éliminer tous les joueurs de l’équipe adverse en les atteignant avec le ballon et que ce « référentiel bondissant », comme jargonnent certains hauts esprits de l’Éducation, retombe ensuite au sol. Un prisonnier pouvait retrouver sa liberté si, après avoir récupéré le ballon, il touchait un joueur adverse.
Une variante de ce jeu, nécessitant pas un ballon, était « les gendarmes et les voleurs ». Pour que ce soit plus drôle, il fallait « idéalement » une société imparfaite où il y avait autant de voleurs que de gendarmes, le but étant pour les représentants de la maréchaussée (la taca-taca-taca-tac-tactique du gendarme comme chantait Bourvil), d’emprisonner les voleurs en les touchant, tout de même la morale était sauve.
Dans les années 1950 quand une certaine culture américaine débarqua en France, avec mes camarades, nous préférions une adaptation westernienne de ce jeu de rôles avec les cowboys et les indiens. Sans cheval, nous mimions des chevauchées et poursuites galopantes et hennissantes à travers la cour. Dans une sorte de conquête d’un Far West normand, avec mes copains Georges, Gérard et Philippe, nous nous mettions dans la peau des héros des bandes dessinées de l’époque, Billy the Kid, Kit Carson, Hopalong Cassidy, Buck John, le Lucky Luke de Spirou (contre Phil Defer !). C’était une époque obscurantiste où, dans les westerns donc dans notre imaginaire, les bons héros étaient les cowboys, encore que bientôt le chef cheyenne Aigle Noir apparut sur l’unique chaîne de télévision, chaque soir, juste avant le journal télévisé de 20h 15.
Lors des chutes de neige qui caractérisaient des hivers plus rigoureux qu’aujourd’hui, nous damions joyeusement, à la queue-leu-leu, un coin de cour en légère déclivité pour effectuer des glissades sous l’œil bienveillant des enseignants. Certaines scènes rappelaient certains tableaux hivernaux de Peter Bruegel l’Ancien.
À l’arrière de l’ancien hôtel transformé en école primaire, se trouvait un terrain envahi par la végétation qui, s’il n’était pas une cour de récréation au sens strict du terme, s’avéra un espace de joies intenses. L’autoritarisme académique interdisant d’entrer en sixième avant l’âge de 10 ans, mes parents eurent l’idée géniale, plutôt que de redoubler mon cours moyen 2ème année, de me faire patienter avec les grands de première année du certificat d’études. À l’initiative de mon maître (devenu un ami qui vient de souffler ses 90 bougies) et d’un autre instituteur, nous entreprîmes, lors de nos heures de plein air, de défricher cette jungle et d’y aménager sommairement une piste d’athlétisme et des sautoirs. : un vrai petit stade construit par nous, rien que pour nous. Comme nous étions heureux !
À partir de l’année suivante, enfin au collège (!), ou plus exactement, au cours complémentaire de garçons, contigu à ma maison d’école, mes moments de récréation étaient presque exclusivement consacrés à des parties de football dans un coin réservé de la cour. De temps en temps, se joignaient à nous quelques enseignants et surveillants, et surtout un assistant en langue anglaise Peter Langtree, originaire de Burnley, qui me faisait rêver quand il me parlait du footballeur légendaire Stanley Matthews. J’eus la joie, il y a quelques années, de partager ces souvenirs… en Ariège où il avait élu domicile.
Vint le temps, études obligent, d’entrer comme pensionnaire au lycée Corneille de Rouen. J’eus, durant un certain temps, du vague à l’âme, lors des études austères, orphelin des cours de récréation de mon enfance. Je n’avais plus la liberté d’aller y jouer après que mes devoirs fussent achevés et mes leçons apprises. Polyeucte et Bel-Ami « surclassaient » Kopa et Di Stefano ! Je ne crois pas si bien dire car, pour un chahut auquel j’étais étranger, le surveillant général m’avait sanctionné de plusieurs week-ends de colle, me privant d’un match France-Espagne à Colombes (cela s’arrangea finalement).
Et puis, j’avais malgré tout une vaste cour de récréation. Était venu le temps pour certains de fumer en cachette du côté des W.C, pour d’autres de jouer aux cartes ou aux échecs au foyer qui nous était réservé, d’autres encore préféraient les discussions sur les premières interrogations existentielles. Moi j’étais fier qu’on m’accepta parmi une vingtaine de privilégiés pour… jouer au foot dans la cour durant la pause de midi. Certains de mes partenaires évoluaient, le dimanche, à un niveau élevé, dans les équipes des jeunes « diables rouges » du Football Club de Rouen et de l’historique club amateur de Quevilly. C’est un peu grâce à mes prestations dans la cour que je fus intégré dans l’équipe des Francs Joueurs du lycée. Certains de mes illustres prédécesseurs (Jean Nicolas, Roger Rio, Antoinette), anciens élèves du lycée, firent partie de la légendaire attaque mitrailleuse du F.C.R et devinrent internationaux dans les années 1930. J’eus la chance et l’honneur de jouer contre certains d’entre eux lors d’un match jubilé.
J’ai déjà relaté l’anecdote, mon valeureux professeur de mathématiques en classe terminale de Maths Élem, champion du monde de pelote basque à main nue, s’entraînait parfois sous l’inséparable préau bordant la cour.
J’ai connu donc une époque où les établissements scolaires que j’ai fréquentés étaient « genrés » comme on dit aujourd’hui, comprenez non mixtes. C’est pour cela que j’ai évoqué des jeux typiquement pratiqués par les garçons. Être le fils d’une directrice d’école primaire et de collège me permit tout de même de me familiariser avec les jeux des filles, celles de mon âge, notamment les pensionnaires, m’invitant parfois à me joindre à elles.
Je ne voyais pas spécialement d’un bon œil les tracés des marelles grossièrement dessinées à la craie qui spoliaient le marquage de « mon terrain de foot ». La marelle, dont le nom est tiré du vieux français mérel ou méreau désignant un palet de pierre, avait plusieurs formes : droite, ronde ou escargot, « avion » avec sa forme en croix d’inspiration primitivement religieuse. Quel que fut son tracé, elle comportait une terre et un ciel marquant le début et l’issue de ce parcours un peu initiatique.

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Les filles pratiquaient beaucoup la corde à sauter, le plus souvent collectivement, deux d’entre elles faisant tourner la corde, et les autres entrant progressivement dans le jeu pour sauter.
Au primaire, les fillettes chantaient souvent une comptine en rythme avec les sauts : « À la soupe, soupe, soupe, au bouillon, yon, yon, la soupe à l’oseille, c’est pour les d’moiselles, la soupe à l’oignon, c’est pour les garçons ».
Il y avait le jeu d’un, deux, trois, soleil : une fille face à mur énonçait cette formule tandis que ses camarades se rapprochaient d’elle en prenant soin d’être immobile quand elle se retournait après avoir prononcé le mot « soleil ». Le but des joueuses était d’arriver au mur sans avoir été vues en mouvement.
Les trois tilleuls de la grande cour permettaient une version adaptée des quatre coins : trois filles étaient adossées aux trois arbres, une quatrième, libre, tentait de toucher un des troncs lorsque les trois joueuses échangeaient leurs places.
Les plus jeunettes aimaient faire des rondes en chantant une comptine. Je me souviens de celle de « La fille du coupeur de paille » :

« Sur mon chemin j’ai rencontré
La fille du coupeur de paille
Sur mon chemin j’ai rencontré
La fille du coupeur de blé… »

Bien des années plus tard, le chanteur Hubert-Félix Thiéfaine, faisant référence à cette comptine, en composa une version cannabis La fille du coupeur de joint ! Entre grands, souffrez que je vous offre cette autre forme de récréation :

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La chandelle était une ronde spéciale avec les filles assises en cercle sauf une qui, un mouchoir ou un foulard à la main, tournait autour jusqu’à ce qu’elle le laisse tomber discrètement derrière l’une de ses camarades. Si celle-ci découvrait l’objet, elle se levait et essayait d’attraper la lanceuse avant qu’elle ne se rassoie. Si elle y parvenait, elle se rasseyait et la première recommençait. Si elle ne se rendait pas compte à temps que le mouchoir était derrière elle, elle devenait la chandelle et devait se poster au centre du cercle.
Chez les filles, les jeux étaient plus calmes.
Autre temps, autres mœurs, j’ai le souvenir qu’il n’existait pas à l’époque, du moins dans l’école de ma maman, de salle des maîtres, les enseignantes du primaire arpentaient ensemble la cour de long en large, la première d’entre elles, témoin d’une dispute ou d’un délit, intervenant pour les régler.
Il me semble aussi, les écoles étant généralement anciennes, que les cours de récréation étaient, architecturalement et géographiquement, parfois moins structurées que celles de maintenant. On débusquait souvent des recoins, en principe non autorisés, qui nous permettaient d’échapper au regard des enseignants et aussi d’autres camarades, pas forcément d’ailleurs pour faire des choses coupables.
Je me suis plongé dans mes souvenirs de cours de récréation sans l’intention de faire une description exhaustive des jeux dont elles étaient le théâtre, des tensions qui pouvaient y naître. Ils sont possiblement enjolivés dans ma mémoire quoiqu’il me semble qu’ils traduisent une époque d’après-guerre insouciante, mon enfance heureuse dans ma si chère école, annonçant les Trente Glorieuses dont on cherche aujourd’hui, parfois, à nous culpabiliser.
Je me doute que d’autres enfants de mon âge connurent souffrances, vexations, humiliations. Un ami écrivain, récemment, réagissant au billet que j’avais écrit sur les « bonbecs fabuleux de mon enfance », me confiait qu’il n’avait pas connu ce petit bonheur gustatif à cause d’une jeunesse précaire et compliquée. Un « ange de la montagne » sut la darder de quelques rayons (de bicyclette)
Même si, dès l’école de Jules Ferry, des règlements en régissaient l’organisation, la cour de récréation d’aujourd’hui fait l’objet de nombreuses études pédagogiques intéressantes, mais suscite aussi parfois des convoitises politiques, concernant son organisation spatiale et sociale.
Ce lieu, en opposition avec la salle de classe, où les enfants sont plus libres de faire ce dont ils ont envie, est entré de plus en plus dans la réflexion de décisionnaires qui s’entêtent à reproduire les mêmes schémas de la société adulte menant parfois aux mêmes erreurs.
Le paysage des cours d’école a beaucoup évolué depuis mon enfance. Il céda parfois, comme hors de l’école, au phénomène de bétonisation afin de ne pas présenter de risques pour la sécurité et la santé des enfants. Finis les genoux ensanglantés !
Des haies furent détruites à cause de la nocivité de certaines baies et fruits, des arbres souvent abattus, du moins certaines espèces néfastes pour les enfants sujets aux pollens. Les bacs à sable, bouillons de culture microbienne, disparurent progressivement du coin des petits.
Plus aucun enfant ne fit rouler de pneu. Faute d’arbres donc de branches, il n’y eut plus de balançoires et de cordes à grimper. On installa des accessoires d’activités sportives tels poteaux de but de hand, paniers de basket qu’on interdira plus tard en raison d’accidents engageant abusivement la responsabilité du directeur de l’école ou du maire. On zébra le macadam de marelles, jeux de l’oie et de lignes délimitant les aires sportives.
Aujourd’hui, la contagion des thèmes sociétaux à la mode gagne les cours de récréation. Dans certaines villes, des « bien pensants » se penchent sur la question de l’égalité entre les garçons et les filles dès le plus jeune âge, mettant en avant le concept (et le jargon) d’école « non genrée ». Des élus se servent de l’urbanisme pour lutter contre le sexisme dans l’espace public.
En 2014, un rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective (!) a observé « une appropriation inégalitaire » de l’espace en milieu scolaire, « une géographie de la cour de récréation très sexuée » avec des garçons qui « investissent l’essentiel de la cour avec des jeux mobiles et bruyants ». Ainsi, l’on a déconseillé les jeux collectifs avec ballon qui survalorisaient la présence des garçons au centre de la cour, reléguant les filles à la périphérie.
« On dégenre, on débitumise, on végétalise, on potagise », la biodiversité est passée par là. Sous le couvert de « gros mots et grandes idées », la cour de récréation est un lieu d’acculturation scientifique, artistique et de développement affectif.
Quitte à passer pour un indécrottable passéiste, j’ai bien envie, à cet instant, de vous donner à lire quelques lignes d’Eugène Rendu, historien et homme politique, inspecteur de l’enseignement primaire, inspecteur général de l’instruction publique, décédé… en 1902 :
« Quoi ! Supprimer le jeu, cet exercice si profitable au développement des organes, absolument nécessaire à la prodigieuse activité de la vie de l’enfant ; supprimer le jeu libre dans la cour libre, le grand jeu où tout le monde joue, tout le monde, élèves et maîtres ! mais c’est enlever à l’école un de ses attraits, nous dirions presque sa poésie, c’est en faire quelque chose qui ressemble à l’atelier, ou à la caserne. Il faut à l’enfant des jeux libres, variés, capricieux... » Un réquisitoire qu’on retrouve dans les malicieuses photographies de Robert Doisneau.

Doisneau cour récréation rue Buffon - copie

Ecole de la rue Buffon Paris 1956 (Robert Doisneau)

« La vie la vie, comme elle nous fait envie
La vie la vie, quand elle est poésie
Dans les photos de Robert Doisneau »

… Et les poèmes de Prévert ou de René Guy Cadou ! 

La blanche école où je vivrai
N’aura pas de roses rouges
Mais seulement devant le seuil
Un bouquet d’enfants qui bougent
On entendra sous les fenêtres
Le chant du coq et du roulier;
Un oiseau naîtra de la plume
Tremblante au bord de l’encrier
Tout sera joie ! Les têtes blondes
S’allumeront dans le soleil,
Et les enfants feront des rondes
Pour tenter les gamins du ciel.

Laissez jouer les gosses ! Dans ma Normandie natale, un peu plus pluvieuse que d’autres contrées, ça a toujours été rigolo de sauter à pieds joints dans les flaques d’eau !

La cour de mon école
Vaut bien, je crois,
La cour de Picrochole,
Le fameux roi :
Elle est pleine de charme
Haute en couleur ;
On y joue aux gendarmes
Et aux voleurs ;
Loin des Gaulois, des Cimbres
Et des Teutons,
On échange des timbres,
Á croupetons ;
Des timbres des Antilles,
De Bornéo…
Et puis on joue aux billes
Sous le préau.
Qu’on ait pris la Bastille,
C’est merveilleux,
Mais que le soleil brille,
C’est encore mieux !
Orthographe et problèmes
Sont conjurés.
École, ah ! que je t’aime
Á la récré !
(Jean-Luc Moreau)

 *   http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/14/ay-leny-escudero-rum-balarum-balarum-bam-bam/
** http://encreviolette.unblog.fr/2008/12/17/la-maison-de-mon-enfance/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2014/05/14/gilberte-coffin-ma-chere-et-tendre-maman-epoque-1/
**** http://encreviolette.unblog.fr/2012/11/02/il-ny-a-presque-plus-de-hannetons/
***** http://encreviolette.unblog.fr/2016/09/06/oradour-sur-glane-un-matin-dete-2016/
****** dans Histoire des élèves en France : Ordres, désordres et engagements (XVIe-XXe siècles) de Véronique Castagnet-Lara (Septentrion, 2020).
******* http://encreviolette.unblog.fr/
******** http://encreviolette.unblog.fr/2012/05/02/les-bonbecs-fabuleux-de-mon-enfance/

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 4 février, 2021 |2 Commentaires »

Après l’assassinat du professeur Samuel Paty …

samuel Paty 2

« Paraît qu’on s’habitue
Aux larmes de la nation
Ce matin, j’me suis tu
Sous l’coup de l’émotion
Paraît qu’on s’habitue
Quand l’infâme est légion
Tous ces hommes abattus
Pour les traits d’un crayon
Paraît qu’on s’habitue
À défendre à tout prix
Les 3 mots qu’on a lus
Aux frontons des mairies
Paraît qu’on s’habitue
Quand on manque de savoir
Par chance, on a tous eu
Un professeur d’Histoire
Paraît qu’on s’habitue
À la pire barbarie
Mais jamais j’n'y ai cru
Et pas plus aujourd’hui
Paraît qu’on s’habitue
Aux horreurs qu’on vit là
Mais l’innocent qu’on tue
Je ne m’habitue pas »

Vous aurez peut-être reconnu ce poème lu à l’occasion de la cérémonie, à la Sorbonne, en hommage à Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie et d’éducation morale et civique, assassiné sauvagement pour avoir voulu inculquer à ses élèves de collège la liberté d’expression.
Ces vers bouleversants sont l’œuvre de Gauvain Sers, un jeune chanteur « énervant », sorte de néo-gavroche avec la veine et la dégaine de Renaud, fils de professeur de mathématiques, ancien étudiant d’une école nationale supérieure d’ingénieur. Dans une situation dérisoire, il avait été confronté à la liberté d’opinion et la vindicte de la « cervelle de géranium » d’une ancienne chroniqueuse d’une émission tardive du samedi soir.
En janvier 2015, j’avais écrit ceci, dans cet espace, au lendemain de l’immense manifestation républicaine pour s’indigner des attentats terroristes qui avaient visé les locaux de Charlie-Hebdo et du magasin Hyper casher du cours de Vincennes* :
« Dans mon long retour en métro, je tente d’organiser mes émotions de la journée. Cette manif mémorable, je l’ai vécue un peu comme un zombie, le déchirement d’un hommage à des compagnons spirituels d’une vie, la révolte devant la barbarie, l’échec d’une société qui a perdu ses repères, mon bonheur mais aussi mon scepticisme devant cet immense élan national. Mille choses ont traversé mon esprit, éditoriaux et articles de presse, l’actualité disséquée en boucle sur les chaînes d’info, participant à mon vertige et mon effroi. Ce n’est pas encore la Dolce Vita, d’ailleurs, Anita Ekberg, célèbre pour son bain dans la fontaine de Trevi, nous a quittés ce dimanche-là.
Nous sommes tous des Charlie … Au boulot, prouvons-le ! »
La même année, dix mois plus tard, je vous avais encore fait partager mon émotion et ma révolte à la suite des fusillades mortelles des terrasses et du Bataclan** :
« En travaux depuis seize mois, la célèbre fontaine romaine a retrouvé, il y a quelques jours, ses habits de cinéma et sa coutume d’y jeter, en lui tournant le dos, une pièce de monnaie, assurant à l’auteur de ce geste de revenir un jour dans la ville éternelle.
Superstition dérisoire devant l’Histoire horrible qui s’est répétée dans la nuit du 13 novembre.
Au-delà de mon hommage publié quatre jours plus tard dont la gravité n’avait d’égale que sa simplicité, je me suis demandé ce que je pouvais partager avec vous dans mon espace numérique.
Abasourdi, sonné, pendant deux semaines, pour tenter de comprendre l’ampleur vertigineuse de la tragédie qui nous accable et du mal qui nous ronge, je n’ai fait qu’écouter, voir, lire aussi beaucoup, ce que les médias déversaient à longueur de journée, sur les écrans et dans les journaux, m’aérer l’esprit parfois également.
Ce vendredi noir, je suis à huit cents kilomètres de Paris, en Ariège précisément, essayant notamment de trouver un peu de paix intérieure après un éprouvant deuil fraternel. »
En ces deux circonstances, le pays sous le choc avait montré une touchante unité de façade qui, comme je le craignais, se lézarda rapidement. Hors le sport, nous sommes les champions du monde de l’empathie avec des manifestations pleines de dignité, d’émotion, de beauté culturelle. Mais bien vite, trop vite, après ces moments de partage, revient le temps des divisions, des oui … mais !
Un vendredi noir peut malheureusement en cacher un autre. Ce vendredi 13 octobre 2020, c’est d’abord la sidération qui m’a emporté quand j’ai appris l’acte barbare commis à Conflans-Sainte-Honorine.
Surréaliste : décapiter un enseignant sur le sol de France, c’était impossible … et pourtant si, c’est possible !
Il n’était pas envisageable que, petit-fils d’enseignants, fils d’enseignants aussi, et enseignant moi-même, je n’écrive pas quelques mots. Pour les ancrer dans une authenticité, je puiserai dans mon expérience, mes souvenirs et aussi ceux parfois de mes chers aïeux.
J’ai regardé avec beaucoup d’émotion l’hommage à Samuel Paty, professeur de France, en la cour de la Sorbonne, baptisée ainsi du nom de son fondateur Robert de Sorbon, chapelain et confesseur du roi de France capétien Louis IX communément appelé Saint Louis.
Il n’est pas inutile de se rappeler qu’au départ, ce Collège était une école de Théologie fondée par les Dominicains et, au Moyen-Âge, il existait trois théologies, juive, arabo-musulmane et chrétienne, qui se ressemblaient parce qu’elles affrontaient le même problème, comment articuler la Raison et la Foi. On connaissait l’adversaire dont on discutait la thèse mais on lui laissait la parole car on savait supporter la contradiction avec un peu d’humeur parfois.
Non loin des statues de Victor Hugo et Louis Pasteur, on peut voir le cénotaphe du cardinal de Richelieu, fondateur de l’Académie française, dans le chœur de la chapelle.
Peu savent que le 11 novembre 1947, le président Vincent Auriol et le ministre de l’Éducation Nationale Naegelen inaugurèrent une crypte dédiée aux dépouilles de dix professeurs et de deux élèves fusillés par les Allemands, et désignés par la Fédération de l’Éducation Nationale pour symboliser la Résistance et l’héroïsme de tous les « universitaires » morts au service de la France et de la liberté.
Je l’avais évoqué quand j’en fis le portrait*, c’est à cette époque que mon cher papa, déjà instituteur et toujours avide d’apprendre, se rendait tous les jeudis (c’était jour de congé) lors de l’année scolaire 1946-1947, en la faculté des Lettres de la Sorbonne, j’ai conservé sa carte d’étudiant. Il me faisait part parfois de son admiration pour les brillants professeurs qu’il écouta dans cette « cathédrale du savoir ». J’imagine quelle aurait été son émotion s’il avait pu voir le récent hommage à la télévision.
Quelle belle idée qu’un enseignant et ami intime de Samuel Paty ait lu dans la cour de la Sorbonne la fameuse « Lettre aux Instituteurs et Institutrices » rédigée par Jean Jaurès pour sa chronique du dimanche 15 janvier 1888 dans les colonnes du quotidien régional La Dépêche (ancêtre de l’actuelle Dépêche du Midi). Le journal, fondé en octobre 1870 à l’initiative d’ouvriers de l’imprimerie toulousaine Sirven, n’avait vocation au départ que de publier des dépêches de guerre pour donner des nouvelles du front aux femmes de soldats. En 1888, le numéro se vend 5 centimes et le siège se trouvait au 59 rue Alsace-Lorraine (aujourd’hui remplacé par une grande banque !). De part son origine et ses journalistes, La Dépêche ne cachait pas son engagement dans une mouvance de gauche radicale-socialiste. Il est cocasse de découvrir que dans une ordonnance commune de décembre 1907, seize évêques du Sud-Ouest condamnaient solennellement l’achat et la lecture du quotidien.
Avant de se lancer dans le journalisme et la politique, Jean Jaurès, issu d’une famille bourgeoise, fut élève de l’École Normale Supérieure et obtint une agrégation de philosophie.
Tout jeune député de Castres, il destinait sa lettre aux maîtres d’école, les fameux hussards noirs de la République, et non à leurs élèves du primaire. Il est vertigineux que, 132 ans plus tard, elle fasse encore plus sens et ait été lue aux (et par certains d’entre eux) élèves de toutes les classes d’écoles primaires, collèges et lycées de France, dans la matinée du 2 novembre. La voici :

Jean Jaurès, « Aux instituteurs et institutrices » 15 janvier 1888
« Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose, la souveraineté de la nation. Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort.
Eh quoi ! Tout cela à des enfants ! — Oui, tout cela, si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler. Je sais quelles sont les difficultés de la tâche. Vous gardez vos écoliers peu d’années et ils ne sont point toujours assidus, surtout à la campagne. Ils oublient l’été le peu qu’ils ont appris l’hiver. Ils font souvent, au sortir de l’école, des rechutes profondes d’ignorance et de paresse d’esprit, et je plaindrais ceux d’entre vous qui ont pour l’éducation des enfants du peuple une grande ambition, si cette grande ambition ne supposait un grand courage.
J’entends dire, il est vrai : « À quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie elle-même n’est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact d’une démocratie ardente, l’enfant devenu adulte ne comprendra point de lui-même les idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ? » — Je le veux bien, quoiqu’il y ait encore dans notre société, qu’on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire, tout d’abord, amitié avec la démocratie par l’intelligence ou par la passion. La vie peut mêler, dans l’âme de l’homme, à l’idée de justice tardivement éveillée, une saveur amère d’orgueil blessé ou de misère subie, un ressentiment et une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la justice à des cœurs tout neufs ? Il faut que toutes nos idées soient comme imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité.
Comment donnerez-vous à l’école primaire l’éducation si haute que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Il faut d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent plus l’oublier de la vie et que, dans n’importe quel livre, leur œil ne s’arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c’est la clef de tout. Est-ce savoir lire que de déchiffrer péniblement un article de journal, comme les érudits déchiffrent un grimoire ? J’ai vu, l’autre jour, un directeur très intelligent d’une école de Belleville, qui me disait : « Ce n’est pas seulement à la campagne qu’on ne sait lire qu’à peu près, c’est-à-dire point du tout ; à Paris même, j’en ai qui quittent l’école sans que je puisse affirmer qu’ils savent lire. » Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine. Qu’importent vraiment à côté de cela quelques fautes d’orthographe de plus ou de moins, ou quelques erreurs de système métrique ? Ce sont des vétilles dont vos programmes, qui manquent absolument de proportion, font l’essentiel.
J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je jugerais le maître.
Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée, très générale, il est vrai, mais très haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit ; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble. De ce que l’on sait de l’homme primitif à l’homme d’aujourd’hui, quelle prodigieuse transformation ! et comme il est aisé à l’instituteur, en quelques traits, de faire sentir à l’enfant l’effort inouï de la pensée humaine !
Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ; il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain, qui, trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque, par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l’émotion de son esprit. Ah ! sans doute, avec la fatigue écrasante de l’école, il vous est malaisé de vous ressaisir ; mais il suffit d’une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier. Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous.
Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser. Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en eux des germes, des commencements d’idées. » Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre : il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur.
Je dis donc aux maîtres, pour me résumer : lorsque d’une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque d’autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d’éducateurs. Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront. »

Je n’irai point vérifier si c’est exact mais, parce que, sur le site du ministère de tutelle, la phrase du texte, « j’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires », aurait été supprimée, un blog de médias fort connu a fustigé nos gouvernants : « Anastasie de retour à l’École de M. Blanquer » !
Ce n’est pas jour de polémique, « Halte à tout, explique-moi Papa, c’est quand qu’on va où ? » comme chantait le grand frère artistique de Gauvain Sers. Ceci dit, le fameux certif d’autrefois disparut officiellement en 1969, et ce ne fut peut-être pas la meilleure idée ! C’était un excellent diplôme et beaucoup d’adolescents qui l’obtinrent, exercèrent notamment avec bonheur leur louable profession d’artisan. Ils décrocheraient sans coup férir aujourd’hui a minima le brevet des écoles, ce qui d’ailleurs ne leur apporterait pas grand chose. Modeste avis de votre rédacteur qui, parce qu’à l’époque, l’institution scolaire ne laissait pas entrer en sixième les écoliers avant l’âge de 10 ans, fréquenta les bancs de cette classe. Ce fut peut-être la plus belle année de ma vie scolaire.
Autre source de polémique, Emmanuel Macron, en citant Jaurès dans son discours d’hommage, est-ce un lapsus, parla de « fermeté unie à la tendresse » au lieu de fierté. Ce n’est pas bien méchant quoi que j’aime bien que soit mise en avant cette idée de fierté d’être enseignant à laquelle je joindrai les valeurs d’ambition et de courage également avancées par Jaurès.
L’exercice est toujours délicat de se réapproprier des textes, ainsi voici encore un extrait des débats engagés à la Chambre des députés, le 1er février 1912, sur la question de la politique coloniale de la France à laquelle Jaurès ne cessait de s’opposer, et qu’on pose aujourd’hui comme le germe des problèmes actuels :
M. JAURÈS : Oui ; mais je dis que c’est à la France, à toute la France pensante qu’il importe d’enseigner ce qu’est la civilisation arabe. Très souvent c’est par ignorance que les hommes sont mauvais (Très bien! très bien !), c’est parce qu’ils ne se représentent pas avec une force suffisante la pensée, le droit, la vie, les conditions d’existence d’autres hommes.
Quoi ! vous avez là une civilisation admirable et ancienne, une civilisation qui, par ses sources, tient à toutes les variétés du monde antique, une civilisation où s’est fondue la tradition juive, la tradition chrétienne, la tradition syrienne, la force de l’Iran et toute la force du génie aryen mêlée avec les Abbassides à la force du génie sémitique ; et depuis des siècles cette force est en mouvement, religion, philosophie, science, politique, avec des périodes de déclin mais aussi avec des périodes de réveil. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs.).
C’est que, voyez-vous, il est temps d’aboutir, il est temps de se poser le grand problème. Comment arriverez-vous à la conciliation, à la coopération de ces forces, de ces races, qui ne sont encore, il faut bien le dire, que juxtaposées sur le sol de l’Afrique ? Il y a là deux grandes forces, et ce n’est pas en écrasant l’une ou l’autre que vous ferez l’ordre et la paix. Il y a ces Jeunes Tunisiens qui rêvent, pour leur race et pour leur peuple, un développement dans le sens moderne. Je crois que ceux-là savent bien que, dans leurs traditions et dans le Coran même, il y a, à côté des forces de fanatisme et des affirmations de guerre, de grandes paroles magnifiques de continuité humaine et de tolérance… »
Jacques Brel nous interpella : « Demandez-vous belle jeunesse/Le temps de l’ombre d’un souvenir/Le temps de souffle d’un soupir/Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »
En effet, pour ses idées généreuses, comme Samuel Paty, Jean Jaurès fut assassiné le 31 juillet 1914 (un vendredi aussi) par un dénommé Villain alors qu’il dînait, presque en terrasse, au café du Croissant à Paris. Incroyable, bien qu’il eût reconnu son crime, l’assassin, au lendemain de l’armistice, fut acquitté à l’unanimité moins une voix, avant d’être assassiné par des anarchistes à Ibiza en 1936.
C’est lourd tout ça : allez, petite respiration musicale avec le clip de la chanson de Brel adaptée merveilleusement par le groupe Zebda constitué d’artistes de la ville de La Dépêche et majoritairement issus de l’immigration. À étudier dans tous les établissements scolaires !

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Jules Ferry, considéré comme l’instigateur de l’école publique laïque, gratuite et obligatoire, rédigea, alors qu’il était ministre de l’instruction publique, lui aussi, une Lettre aux instituteurs datée du 27 novembre 1883 :

Monsieur l’instituteur,
L’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues, après la première expérience que vous venez de faire du régime nouveau.
Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus au cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique. Vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement; et, pour y mieux réussir, vous me permettez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir, à cet égard, tout votre devoir, et rien que votre devoir.
La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire: d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique.
L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a en pour premier objet de séparer l’école de l’Eglise, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et es élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus: celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu tous.
Mais il v a autre chose dans la loi du 28 mars: elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral; c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du calcul.
En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s’est-il trompé? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence? Assurément il eût encouru ce reproche s’il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d’une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil supérieur de l’Instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu’on attendait de vous, et il l’a fait en termes qui défient toute équivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des programmes qu’il a approuvés et qui sont pour vous le plus précieux commentaire de la loi: je ne saurais trop vous recommander de les relire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la réponse aux deux critiques opposées qui vous parviennent.
Les uns vous disent: «Votre tâche d’éducateur moral est impossible à remplir.» Les autres: «Elle est banale et insignifiante.» C’est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n’est ni au-dessus de vos forces ni au-dessous de votre estime; qu’elle est très limitée, et pourtant d’une grande importance; extrêmement simple, mais extrêmement difficile.
Vous n’avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et, quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre; vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel Evangile: le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mette en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille: parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.
Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire; sinon, parlez hardiment car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que vous exposer à la franchir: vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on? Des discours? des dissertations savantes? de brillants exposés, un docte enseignement?
Non La famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique, que vous pouvez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur.
Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer, mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur ces jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivrez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous que, d’ici à quelques générations, les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale.
Ce sera dans l’histoire honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer, en quelque sorte, d’élever autour d’elle le niveau des mœurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morde un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse: posez dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité.
Dans une telle œuvre, vous le savez, Monsieur, ce n’est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer; c’est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s’agit pas de les condamner —tout le monde ne les condamne-t-il pas? —mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires, obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons il faut surtout que leur caractère s’en ressente: ce n’est donc pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra luger ce qu’a valu votre enseignement. Au reste, voulez-vous en juger par vous-même, dès à présent, et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne: examinez s’il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques.
Vous leur avez parlé, par exemple, du respect de la loi si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n’avez rien fait encore; la leçon de morale n’a pas porté, ou bien vous leur avez expliqué ce que c’est que la justice et que la vérité en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que de la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur?
Vous avez flétri l’égoïsme et fait l’éloge du dévouement: ont-ils, le moment d’après, abandonné un camarade en péril pour ne songer qu’à eux-mêmes? Votre leçon est à recommencer. Et que ces rechutes ne vous découragent pas! Ce n’est pas l’œuvre d’un jour de former ou de déformer une âme libre. Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues mais il v faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des habitudes.
Les enfants ont en morale, un apprentissage à faire, absolument comme pour la lecture ou le calcul. L’enfant qui sait reconnaître et assembler des lettres ne sait pas encore lire; celui qui sait les tracer l’une après l’autre ne sait pas écrire. Que manque-t-il à l’un ou à l’autre? La pratique, l’habitude, la facilité, la rapidité et La sûreté de l’exécution. De même, l’enfant qui répète les premiers préceptes d’instinct; alors seulement, la morale aura passé de son esprit dans son cœur, et elle passera delà dans sa vie; il ne pourra plus la désapprendre.
De ce caractère tout pratique de l’éducation morale à l’école primaire, il me semble facile de tirer les règles qui doivent vous guider dans le choix de vos moyens d’enseignement. Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée; peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout e reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le fonctionnaire c’est, pour ainsi dire, le père de famille, dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment.
Est-ce à dire qu’on puisse vous demander de vous répandre en une sorte d’improvisation perpétuelle, sans aliment et sans appui du dehors? Personne n’y a songé, et, bien loin de vous manquer, les secours extérieurs qui vous sont offerts ne peuvent vous embarrasser que par leur richesse et leur diversité. Des philosophes et des publicistes, dont quelques-uns comptent parmi les plus autorisés de notre temps et de notre pays, ont tenu à honneur de se faire vos collaborateurs: ils ont mis à votre disposition ce que leur doctrine a de plus pur et de plus élevé. Depuis quelques mois, nous voyons grossir presque de semaine en semaine le nombre des manuels d’instruction morale et civique. Rien ne prouve mieux le prix que l’opinion publique attache à l’établissement d’une forte culture morale par l’école primaire. L’enseignement laïque de la morale n’est donc estimé ni impossible, ni inutile, puisque la mesure décrétée par le législateur a éveillé aussitôt un si puissant écho dans le pays.
C’est ici cependant qu’il importe de distinguer de plus près entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’enseignement moral, qui est obligatoire, et les moyens d’enseignement, qui ne le sont pas. Si quelques personnes, peu au courant de la pédagogie moderne, ont pu croire que nos livres scolaires d’instruction morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau, c’est là une erreur que ni vous, ni vos collègues, n’avez pu commettre. Vous savez trop bien que, sous le régime de libre examen et de libre concurrence qui est le droit commun en matière de librairie classique, aucun livre ne vous arrive imposé par l’autorité universitaire. Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, le livre de morale est entre vos mains un auxiliaire et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y asservir.
Les familles se méprendraient sur le caractère de votre enseignement moral, si elles pouvaient croire qu’il réside surtout dans l’usage exclusif d’un livre même excellent. C’est à vous de mettre la vérité morale à la portée de toutes les intelligences, même de celles qui n’auraient pour suivre vos leçons le secours d’aucun manuel; et ce sera le cas tout d’abord dans le cours élémentaire. Avec de tout jeunes enfants qui commencent seulement à lire, un manuel spécial de morale et d’instruction civique serait manifestement inutile. A ce premier degré, le Conseil supérieur vous recommande, de préférence à l’étude prématurée d’un traité quelconque, ces causeries familières dans la forme, substantielles au fond, ces explications à la suite des lectures et des leçons diverses, ces mille prétextes que vous offrent la classe et la vie de tous les jours pour exercer le sens moral de l’enfant.
Dans le cours moyen, le manuel n’est autre chose qu’un livre de lecture qui s’ajoute à ceux que vous connaissez déjà. Là encore, le Conseil, loin de vous prescrire un enchaînement rigoureux de doctrines, a tenu à vous laisser libre de varier vos procédés d’enseignement: le livre n’intervient que pour vous fournir un choix tout fait de bons exemples. de sages maximes et de récits qui mettent la morale en action. Enfin, dans le cours supérieur, le livre devient surtout un utile moyen de réviser, de fixer et de coordonner; c’est comme le recueil méthodique des principales idées qui doivent se graver dans l’esprit du jeune homme.
Mais, vous le voyez, à ces trois degrés, ce qui importe, ce n’est pas l’action du livre, c’est la vôtre; il ne faudrait pas que je livre vînt en quelque sorte, s’interposer entre vos élèves et vous, refroidir votre parole, en émousser l’impression sur l’âme des élèves. Le livre est fait pour vous, et non vous pour le livre, il est votre conseiller et votre guide, mais c’est vous qui devez rester le guide et le conseiller par excellence de vos élèves.
Pour donner tous les moyens de nourrir votre enseignement personnel de la substance des meilleurs ouvrages, sans que le hasard des circonstances vous entraîne exclusivement à tel ou tel manuel, je vous envoie la liste complète des traités d’instruction morale ou d’instruction civique qui ont été, cette année, adoptés par les instituteurs dans les diverses académies; la bibliothèque pédagogique du chef-lieu du canton les recevra du ministère, si elle ne les possède déjà, et les mettra à votre disposition. Cet examen fait, vous restez libre ou de prendre un de ces ouvrages pour en faire un des livres de lecture habituelle de la classe; ou bien d’en employer concurremment plusieurs, tous pris, bien entendu, dans la liste générale ci-incluse ou bien encore, vous pouvez vous réserver de choisir vous-même, dans différents auteurs, des extraits destinés à être lus, dictés, appris. Il est juste que vous ayez à cet égard autant de liberté que vous avez de responsabilité. Mais, quelque solution que vous préfériez, je ne saurais trop vous je dire, faites toujours bien comprendre que vous mettez votre amour-propre, ou plutôt votre honneur, non pas à adopter tel ou tel livre, mais à faire pénétrer profondément dans les générations l’enseignement pratique des bonnes règles et des bons sentiments.
Il dépend de vous, Monsieur, j’en ai la certitude, de hâter par votre manière d’agir le moment où cet enseignement sera partout non pas seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé comme il mérite de l’être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps à l’expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l’œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n’avez d’autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l’effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d’obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d’une incessante amélioration morale, alors la cause de l’école laïque sera gagnée le bon sens du père et le cœur de la mère ne s’y tromperont pas, et ils n’auront pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’ils vous doivent d’estime, de confiance et de gratitude.
J’ai essayé de vous donner, Monsieur, une idée aussi précise que possible d’une partie de votre tâche qui est, à certains égards, nouvelle, qui de toutes est la plus délicate; permettez-moi d’ajouter que c’est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j’avais contribué par cette lettre à vous montrer toute l’importance qu’y attache le gouvernement de la République, et si Je vous avais décidé à redoubler d’efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens.
Recevez, Monsieur l’Instituteur, l’expression de ma considération distinguée.
Petite taquinerie en notre époque de féminisme outrancier, Jules adressait nommément sa circulaire à « monsieur l’instituteur », même si dans le corps de son texte, la gente féminine enseignante est citée.
Ici encore, on risque de tirer des conclusions trop hâtives en sortant le texte du contexte de son époque. Jules Ferry enjoignait d’être prudent en matière de religion (voir passage en gras) pour ne pas détourner certains parents de l’école républicaine. Fallait-il y voir une invitation à ne pas aborder les sujets qui fâchent, évidemment pas.

dessin de presse 2dessin de presse 1l'étranger de Camus

Autre séquence émouvante de l’hommage de la Sorbonne fut la lecture de la lettre d’Albert Camus qu’il envoya à son instituteur, au lendemain d’avoir obtenu le Prix Nobel de littérature :
Cher Monsieur Germain,
J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous.
Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé.
Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.
Je vous embrasse, de toutes mes forces.
On ne saurait la séparer de la réponse de « son bon maître », beaucoup moins connue, mais tout aussi belle, émouvante et édifiante, avec « son mal qu’il éprouve en tant qu’instituteur laïc » :
30 Avril 1959
Mon cher petit,
(…) Je ne sais t’exprimer la joie que tu m’as faite par ton geste gracieux ni la manière de te remercier. Si c’était possible, je serrerais bien fort le grand garçon que tu es devenu et qui restera toujours pour moi « mon petit Camus».
(…) Qui est Camus ? J’ai l’impression que ceux qui essayent de percer ta personnalité n’y arrivent pas tout à fait. Tu as toujours montré une pudeur instinctive à déceler ta nature, tes sentiments. Tu y arrives d’autant mieux que tu es simple, direct. Et bon par-dessus le marché ! Ces impressions, tu me les a données en classe. Le pédagogue qui veut faire consciencieusement son métier ne néglige aucune occasion de connaître ses élèves, ses enfants, et il s’en présente sans cesse. Une réponse, un geste, une attitude sont amplement révélateurs. Je crois donc bien connaître le gentil petit bonhomme que tu étais, et l’enfant, bien souvent, contient en germe l’homme qu’il deviendra. Ton plaisir d’être en classe éclatait de toutes parts. Ton visage manifestait l’optimisme. Et à t’étudier, je n’ai jamais soupçonné la vraie situation de ta famille, je n’en ai eu qu’un aperçu au moment où ta maman est venue me voir au sujet de ton inscription sur la liste des candidats aux Bourses. D’ailleurs, cela se passait au moment où tu allais me quitter. Mais jusque-là tu me paraissais dans la même situation que tes camarades. Tu avais toujours ce qu’il te fallait. Comme ton frère, tu étais gentiment habillé. Je crois que je ne puis faire un plus bel éloge de ta maman.
J’ai vu la liste sans cesse grandissante des ouvrages qui te sont consacrés ou qui parlent de toi. Et c’est une satisfaction très grande pour moi de constater que ta célébrité (c’est l’exacte vérité) ne t’avait pas tourné la tête. Tu es resté Camus: bravo. J’ai suivi avec intérêt les péripéties multiples de la pièce que tu as adaptée et aussi montée: Les Possédés. Je t’aime trop pour ne pas te souhaiter la plus grande réussite: celle que tu mérites.
Malraux veut, aussi, te donner un théâtre. Je sais que c’est une passion chez toi. Mais.., vas-tu arriver à mener à bien et de front toutes ces activités ? Je crains pour toi que tu n’abuses de tes forces. Et, permets à ton vieil ami de le remarquer, tu as une gentille épouse et deux enfants qui ont besoin de leur mari et papa. A ce sujet, je vais te raconter ce que nous disait parfois notre directeur d’Ecole normale. Il était très, très dur pour nous, ce qui nous empêchait de voir, de sentir, qu’il nous aimait réellement. « La nature tient un grand livre où elle inscrit minutieusement tous les excès que vous commettez.» J’avoue que ce sage avis m’a souventes fois retenu au moment où j’allais l’oublier. Alors dis, essaye de garder blanche la page qui t’est réservée sur le Grand Livre de la nature.
Andrée me rappelle que nous t’avons vu et entendu à une émission littéraire de la télévision, émission concernant Les Possédés. C’était émouvant de te voir répondre aux questions posées. Et, malgré moi, je faisais la malicieuse remarque que tu ne te doutais pas que, finalement, je te verrai et t’entendrai. Cela a compensé un peu ton absence d’Alger. Nous ne t’avons pas vu depuis pas mal de temps…
Avant de terminer, je veux te dire le mal que j’éprouve en tant qu’instituteur laïc, devant les projets menaçants ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté ce qu’il y a de plus sacré dans l’enfant: le droit de chercher sa vérité. Je vous ai tous aimés et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence. Lorsqu’il était question de Dieu (c’est dans le programme), je disais que certains y croyaient, d’autres non. Et que dans la plénitude de ses droits, chacun faisait ce qu’il voulait. De même, pour le chapitre des religions, je me bornais à indiquer celles qui existaient, auxquelles appartenaient ceux à qui cela plaisait. Pour être vrai, j’ajoutais qu’il y avait des personnes ne pratiquant aucune religion. Je sais bien que cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des commis voyageurs en religion et, pour être plus précis, en religion catholique. A l’École normale d’Alger (installée alors au parc de Galland), mon père, comme ses camarades, était obligé d’aller à la messe et de communier chaque dimanche. Un jour, excédé par cette contrainte, il a mis l’hostie « consacrée» dans un livre de messe qu’il a fermé ! Le directeur de l’École a été informé de ce fait et n’a pas hésité à exclure mon père de l’école. Voilà ce que veulent les partisans de « l’École libre » (libre.., de penser comme eux). Avec la composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup n’aboutisse. Le Canard Enchaîné a signalé que, dans un département, une centaine de classes de l’École laïque fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable attentat contre la conscience des enfants. Que sera-ce, peut-être, dans quelque temps? Ces pensées m’attristent profondément.
Sache que, même lorsque je n’écris pas, je pense souvent à vous tous.
Madame Germain et moi vous embrassons tous quatre bien fort. Affectueusement à vous.
Germain Louis

J’ai lu quelque part qu’un tel échange épistolaire d’amour, de conscience et d’intelligence devrait être lu dans toutes les églises et les mosquées. Vœu pieux !
Souffrez qu’à cet instant, je vous livre les paroles touchantes prononcées, lors des obsèques de mon cher professeur de père, par l’ancien curé du bourg venu dire adieu à son ami laïc, « un professeur patriote, républicain et intègre comme l’aurait souhaité Jules Ferry … qui connaissait les chapelles brayonnes mieux que quiconque », ce détail eu égard aux six livres que mon père alors retraité écrivit sur l’histoire et la géographie de sa région d’adoption.
J’ai toujours un pincement au cœur lorsque j’entends quelqu’un rendre hommage à un de ses instituteurs (« maîtres d’école ») ou professeurs qui l’ont profondément marqué au point parfois d’avoir changé sa destinée.
J’ai été témoin privilégié de ces reconnaissances avec les innombrables marques de sympathie voire même d’amour que d’anciennes élèves manifestaient envers ma maman, directrice de cours complémentaire (type d’établissement aujourd’hui disparu qui couvrait la scolarité de la maternelle à la classe de troisième), encore longtemps après la fin de sa carrière. Le jardin familial embaumait des multiples brins de muguet qui lui étaient offerts chaque année. La sonnette, à la porte d’entrée, retentissait fréquemment aux alentours de la fête des mères
À son souhait, le jour du grand départ, j’ai glissé entre ses doigts la carte qu’une de ses élèves, prénommée Monique, lui avait envoyée en 1934 :
« J’ai conscience d’écrire cette carte autant pour moi que pour vous … Cette année, je vais oser ! Je voudrais que les élèves sentent ce qu’il y a de beau en vous comme je l’ai moi-même senti avant de pouvoir l’exprimer.
Vous possédez des qualités plus rares qu’on le croit : cette sensibilité, cette délicatesse, ce souci des autres. Bref, vous savez aimer, secrètement mais bien ! »
Moi-même, je garde une reconnaissance émue, et sans doute plus que cela, envers certains de mes valeureux enseignants : mon institutrice de C.P, Madame Solle-Tourette, qui m’apprit à lire, la si douce Madame Ricard au C.M1, au collège mon professeur de père et M. Ferré qui enseignait les mathématiques et me donna bénévolement de nombreux cours particuliers d’initiation à la langue de Cervantès, M. Vicenty mon inoubliable professeur de Maths Élem au lycée Corneille de Rouen. Ils ne sont plus là pour lire ma gratitude, seul vit encore mon « maître du certif », Monsieur Marrassé, avec lequel j’ai noué une profonde amitié depuis six décennies.
À l’occasion de réalisations de films dits pédagogiques à destination des futurs professeurs, j’ai connu de valeureux instituteurs qui, souvent dans l’ombre loin des réseaux de communication, prodiguaient un enseignement remarquable. J’ai envie de mettre dans la lumière Danielle De Keyzer qui, dans son école des Yvelines, avec Jean son époux, apprit à lire à des générations de gamins avec sa méthode naturelle de lecture-écriture. Nul doute que beaucoup d’entre eux, aujourd’hui adultes, s’en souviennent. À quelques semaines de son départ en retraite, plutôt que vivre sur ses riches acquis, elle imaginait encore au tableau de nouvelles séquences. Je me souviens, lors d’un reportage sur une semaine de classe transplantée en baie de Somme (Âme eighties pourrait chanter Souchon !), de la si belle réflexion d’un écolier interviewé : « c’est comme des vacances … de classe ! » Reconnaissance médiatique, tout de même, l’enseignante fut invitée à présenter sa précieuse méthode, extraits du film à l’appui, dans l’émission Le Cercle de minuit animée par Michel Field, lui-même ancien professeur de philosophie.
Le temps d’une France rurale est révolu, la mobilité géographique et sociale fait que ce type de lien est beaucoup plus difficile à tisser dans la société d’aujourd’hui. Je pense cependant qu’ils perdurent parfois lorsque les enseignants s’inscrivent dans la vie associative, sportive ou culturelle de leur commune.
Pour y avoir baigné dès ma plus tendre enfance, et pour cause, j’ai ainsi vu s’écrire de belles pages de l’école en France qui mériteraient sans doute un billet complet, c’est d’ailleurs pour cela que je fus un témoin d’autant plus attristé de sa lente dégradation constatée au cours des trois dernières décennies. Il ne s’agit pas de stigmatiser le corps et l’âme de la corporation (au sens du texte de Jaurès), une majorité des enseignants font des prodiges, livrés à eux-mêmes, pas ou mal soutenus par leur hiérarchie, en manque de considération dans notre société sans repères.
Mais bien que l’on nous demande de vivre masqué, les langues se délient, on n’a plus le droit de cacher ou nier les dérives, l’autocensure, le « pas de vague » trop en vigueur dans l’institution.
La formation des enseignants a souvent régressé au point même qu’elle disparut quasi complètement sous les années sarkozistes.
J’ai entendu, ces jours-ci, plusieurs enseignants qui avouaient n’avoir reçu aucune information sur la laïcité au cours de leur formation à l’I.U.F.M. Pourtant cela ne va pas de soi, le contexte de sécularisation du catholicisme face à la IIIème République conquérante n’était en rien comparable à celui de l’islamisme actuel.
Les outils existaient souvent : dès 1983, Alain Savary créait le Centre de liaison de l’Enseignement et des Moyens d’Information (CLEMI) pour « promouvoir par des actions de formation l’utilisation pluraliste des moyens d’information dans l’enseignement afin de favoriser une meilleure compréhension par les élèves. Je me souviens d’avoir assisté, au début des années 1980, à une rencontre de Plantu, dessinateur du quotidien Le Monde, avec des élèves d’un collège des Yvelines, autour du dessin de presse.
En 2002, année de naissance de l’assassin de Samuel Paty, Régis Debray rendit un rapport sur l’enseignement du fait religieux à l’école. Dans l’académie de Versailles, j’appartins à l’équipe chargée de filmer l’intégralité d’un séminaire « Faits religieux et Laïcité aujourd’hui », cinq jours de tournage, trente heures de conférences avec notamment celles de Régis Debray en personne, Luc Ferry alors ministre de l’Éducation, et Alexandre Adler. De ce riche matériau, finit péniblement (!) par sortir, un dvd dont je ne sais pas trop ce qu’il advint, pas grand chose je crains.
L’institution s’est organisée de telle façon que proviseurs de lycée et principaux de collège sont trop souvent dans une logique carriériste. Certains ont fui parfois l’enseignement présentiel face aux élèves pour se réfugier dans la quiétude de leur bureau. Pour faire bonne figure dans la hiérarchie, il faut donner l’impression que tout va bien dans l’établissement quitte à étouffer ou taire les incidents. J’étais souvent surpris de voir certains établissements figurer en tête de liste du classement annuel des meilleurs lycées publié dans les enquêtes d’hebdomadaires. Cela me fait si mal que je n’ai pas envie de développer ici certains faits dont j’ai été témoin.
Trop souvent, la parole de l’enseignant ne vaut pas plus (voire moins) que celle de l’élève en défaut et de ses parents, ces fameux « géniteurs d’apprenants ». Comme on a découvert en ce temps de pandémie qu’elle possédait des millions d’épidémiologistes, infectiologues et virologues, la société française dispose de millions de « pédagogues ». Les syndicats et les partis politiques ont leur part de responsabilité souvent pour de basses raisons de clientélisme.

dessin de presse 3

Il me semble que ce qui s’est passé à Conflans au sein du collège n’était pas complètement limpide et que Samuel Paty était soucieux de la tournure que prenait « l’incident » des caricatures. On évoque « mollement » la visite que lui aurait rendue un inspecteur pédagogique pour lui « rappeler les règles de laïcité et neutralité ».
Devant une telle démission de leur hiérarchie, certains profs, moins « courageux et ambitieux » (encore au sens du texte de Jaurès) se résignèrent peu à peu à pratiquer l’autocensure ou éviter les sujets brûlants.
Il ne s’agit plus de les condamner mais, au contraire, les soutenir, les aider, leur redonner confiance. Afin de briser le miroir de nos lâchetés, la communauté éducative dans toutes ses composantes doit s’engager unie. Dans cette bataille culturelle de très longue haleine, il faut aussi obliger les réseaux sociaux à réguler l’incitation au lynchage, démanteler les officines de désinformation.
La tâche est abyssale mais tellement exaltante.
J’ai le sentiment que l’on a parfois dédaigné l’enseignement moral et civique, peut-être même simplement parce qu’on le trouvait à juste raison peut-être passéiste, infantilisant, plus en phase avec la société. Bien évidemment, ce ne devait plus être le temps caricatural aujourd’hui des « cours ou leçons de morale », des maximes écrites au tableau.
Il me semble que les grands-parents et parents des gens de ma génération vécurent des périodes très sombres qui structurèrent leur personnalité au sein de la nation.
J’ai déjà évoqué ces anecdotes « d’un autre temps », ainsi mon grand-père maternel, hussard noir dans toute sa splendeur, qui, un dimanche de janvier 1918, planta un « arbre de Verdun » dans la cour de l’école dont il était directeur. Voici ce que relata lyriquement la presse locale :
« Le prélude de la cérémonie est un chœur « Aux héros de la Grande Guerre » chanté par les enfants des écoles, puis la récitation de quelques poésies de circonstance.
Puis, c’est une émouvante conférence par l’Instituteur, Monsieur Roulland : un historique clairement ordonné, vivant et coloré, de la gigantesque bataille de Verdun, où la France, un moment en danger, fut sauvée par l’indomptable héroïsme et le sublime sacrifice de ses soldats.
L’orateur en retrace les épisodes avec une émotion communicative, et, dans une belle inspiration, il convie l’assistance à se joindre à lui pour envoyer une pensée d’encouragement et un hommage d’affection reconnaissante aux braves combattants qui poursuivent intrépidement leur veillée dans les tranchées, aux infortunés prisonniers qui attendent dans les camps allemands l’heure de la délivrance, aux blessés qui souffrent dans les hôpitaux, aux mutilés qui ont donné au pays un gage douloureux de leur dévouement.
M. Roulland évoque aussi avec cœur le deuil des familles qui ont des morts, les angoisses de celles qui ont des disparus. Enfin, se tournant vers l’Est, il invite les jeunes enfants à porter souvent leur pensée vers ces territoires dont le sol abrite les restes de tant de héros. Le « Marronnier de Verdun » qu’on vient de planter sous leurs yeux, devra leur rappeler à tout jamais ces gloires, et aussi la barbarie de nos ennemis, coupables de si odieuses destructions. Au printemps, ses fleurs rouges symboliseront le sang si abondamment versé par leurs aînés, pour faire d’eux, des hommes et des femmes libres. Et, quand à l’automne, ses feuilles tomberont et s’éparpilleront sur le sol, ils penseront à ceux qui sont tombés là-bas, aux héros de la Grande Guerre, si prématurément fauchés pour leur permettre, à eux, de vivre en paix. »
Ma maman, une élève de 10 ans, assistait à cette cérémonie patriotique.
Mon père avait 4 ans lorsque, le 2 août 1914, les cloches de son village de Picardie sonnèrent le tocsin tandis que ses parents coupaient la javelle derrière la ferme familiale. C’était la mobilisation générale, il regarda son père abandonner son champ. Il ne le reverrait que quatre ans plus tard et … pour peu de temps !
À défaut de l’avoir connue, mon frère aîné me confia des souvenirs de la période de l’Occupation durant laquelle une partie des locaux du Cours Complémentaire de Seine-Inférieure (à l’époque !) qu’animaient mes parents furent réquisitionnés comme casernement de troupes allemandes. Le réfectoire laissa place à leur bureau postal, une classe fut transformée en salle de soins, les cours de récréation étaient le théâtre d’exercices de blindés allemands. L’enseignement ne fut nullement sacrifié, et certains cours étaient dispensés dans un café et … à l’école du Sacré-Cœur, il n’était pas temps de « guerre des écoles » !
J’arrête ici car ma chère petite-fille taquine va encore fustiger son aïeul de radoter sur le Moyen-Âge !
Puissent les heures sombres actuelles motiver les enseignants (que je châtie un peu mais aime tant aussi) à accomplir leur noble mission.
Pour leur redonner moral, ainsi qu’une esquisse de sourire, je leur offre une chronique de Cavanna dont je célébrais un hommage pour les cinq ans de sa disparition, justement dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne. Elle pourrait être étudiée en classe.
– Quel est le grand principe sur lequel se fonde la laïcité ?
– La liberté de conscience
– Qui consiste en quoi ?
– En ce que chacun peut adopter la religion qui lui convient le mieux tout en laissant ses voisins en faire autant. Ou n’avoir aucune religion.
– Ce principe est-il effectivement en usage et où ?
– Il est en usage dans les pays dotés d’une Constitution démocratique.
– Vous affirmez donc que, dans les pays réputés démocratiques, chacun pratique la religion qu’il s’est librement choisi en toute connaissance de cause ?
– C’est évident.
– C’est faux. La totalité des habitants d’une certaine contrée pratique la même religion, voire la même nuance particulière de la même religion, mis à part quelques groupes minoritaires.
– C’est normal. Ils ont tous la même tradition.
– Vous voulez dire qu’on leur inculque à tous les dogmes d’une religion, et d’une seule.
– C’est la religion de leurs ancêtres.
– Toute religion se proclame seule détentrice de la vérité et affirme que les autres ou bien se trompent, ou bien mentent. Donc pratiquer une religion, c’est réprouver toutes les autres. Une réprobation qui peut aller jusqu’à la haine.
– Toutes les religions proclament leur amour de la paix et de la tolérance.
– « Tolérance » ? vous rendez-vous compte de ce que ce mot contient de condescendance, d’arrogance mal réprimée, de mépris pour celui qui croit à ce que d’autres estiment être des billevesées ineptes et peut-être dangereuses ? Une minorité de croyants non conformes à la foi de la masse de la nation est toujours en danger.
Vous parliez de libre choix. Très bien. Alors, dites-moi à quel moment le citoyen à la recherche d’une croyance dont il estime avoir besoin est-il mis devant ce fameux choix ? La réponse est : jamais. Dans les faits, l’enfant suit les pratiques de ses parents. À aucun moment, on ne lui a demandé son avis, en tout cas jamais il n’a reçu le minimum de renseignements concernant le catalogue des religions qui s’offrent à son besoin de « spiritualité ».
L’enfant hérite tout naturellement des convictions, rituels, usages et explications du monde qui furent ceux de ses parents et de leurs propres parents, et aussi ceux de la masse humaine partageant la même culture.
– S’il fallait, en plus du travail scolaire, imposer aux enfants l’étude, même abrégée, des systèmes religieux, où irions-nous ?
C’est pourtant important, la religion. Tout au moins l’affirme-t-elle. Il y a du salut dans l’éternité, de la conduite morale, des choses qui, si l’on y croit, ont infiniment plus d’importance que toute autre circonstance de la vie d’un être humain. Or, nous venons de le voir, l’appartenance à telle ou telle religion est le fait du pur hasard. Tu nais de l’autre côté de la rue, tu seras musulman ou chrétien. Cela ne devrait-il pas donner à penser ? Minimiser l’importance de la chose ?
– Eh bien, non ! Tout au contraire. Cette répartition de hasard, dont, par cela même, éclate le caractère purement fantasmatique du fait religieux, unit les hommes avec une force terrifiante. Car, outre l’explication du but de la vie, elle est l’affirmation, la preuve tangible du lien qui unit ces hommes. Le patriotisme ou même l’idéal politique commun n’ont jamais réussi à prendre le pas sur le fait religieux ;
Où l’athéisme est-il enseigné ? À quel moment de leurs études les jeunes gens apprennent-ils que tout ce qu’on attribue à l’action d’un créateur s’explique tout aussi bien sans lui ? Aucune structure n’existe qui permettrait de comparer les religions, de juger de leur vraisemblance, de leurs arguments, de leur « logique », aucun cours sommaire de psychologie expliquant pourquoi ce besoin de surnaturel, cette peur de la mort, ce besoin d’un « père » et, surtout, cette recherche d’un mythe commun scellant l’appartenance à du collectif. Le sujet sera superficiellement évoqué en philosophie, sans conclure, évidemment. »
Cavanna, fils de maçon italien immigré, pédagogue jouant sur les mécanismes de logique, raison et savoir, ça vous en bouche un coin ?
J’applaudis comme, dans une indicible émotion, on entendit dans le silence recueilli de la cour de la Sorbonne, les applaudissements lointains du public massé à l’extérieur, à la sortie du cercueil de Samuel Paty.
J’aimerais qu’un enfant de maintenant puisse plus tard, comme j’entendis le cinéaste Yves Robert le dire dans une classe primaire étudiant La Gloire de mon père de Marcel Pagnol : « Une grande partie de ce que je sais, je le dois à mon enfance et ces instituteurs publics qui m’ont emmené sur la route, qui m’ont appris comment avoir le goût de savoir. »
Il poursuivait : « Est-ce que tu lis ? Lis, lis, lis ! Tout est dans les livres ! »
Et voilà que les bras m’en tombent, dans cette nouvelle période de confinement sanitaire, nos gouvernants décident la fermeture des librairies considérant que le livre fait partie des produits « non essentiels » ! Le meilleur avocat de tous ces valeureux libraires indépendants est l’écrivain Sylvain Tesson qui, outre la panthère des neiges, épie aussi la sottise humaine :
https://www.dailymotion.com/video/x7x7cxy
J’ai connu un temps, certes lointain, où l’unique chaîne de télévision diffusait, ce qu’on n’appelait pas encore en « prime time », Lectures pour tous, la première émission littéraire créée et présentée par Pierre Dumayet, Pierre Desgraupes et Max-Pol Fouchet, des légendes du petit écran.
https://www.ina.fr/video/I14248860/pierre-dumayet-presente-lectures-pour-tous-video.html
Fredonnons des lendemains qui chantent avec la merveilleuse Juliette Gréco et son impeccable diction, interprétant ici La Rose et le Réséda, le grand poème de Louis Aragon mis en musique par … Bernard Lavilliers :

« Qu’importe comment s’appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l’un fût de la chapelle
Et l’autre s’y dérobât
Celui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas »

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« L’innocent qu’on tue, je ne m’habitue pas ». Allez, on s’y met pour de bon cette fois? Courage et ambition, « pour qu’à la saison nouvelle mûrisse un raisin muscat … » !

* http://encreviolette.unblog.fr/2015/01/17/ma-marche-republicaine-du-11-janvier-2015/
** http://encreviolette.unblog.fr/2015/12/17/et-vous-comment-ca-va-depuis-le-13-novembre/

Publié dans:Ma Douce France |on 5 novembre, 2020 |5 Commentaires »

Je déconfine, nous déconfinons, vous déconfinez …

Rappel des états d’âme précédents :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/23/mon-confinement-j8/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/25/mon-confinement-j10-avec-lassistance-de-cavanna/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/27/mon-confinement-j13/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/01/mon-confinement-au-1er-avril/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/06/mon-confinement-deja-3-semaines/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/15/mon-confinement-merci-pour-le-rab/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/23/mon-confinement-bientot-le-joli-mois-de-mai/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/05/03/mon-confinement-deconfinement-ou-deconfiture/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/05/13/mon-deconfinement/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/05/18/mon-deconfinement-et-surtout-un-hommage-a-idir/

Ce matin de lundi de Pentecôte, en ouvrant le rideau de la chambre sur une troisième semaine de déconfinement, je tombe nez à bec avec une tourterelle qui roucoule tranquillement dans l’arbre, à moins de deux mètres. Elle n’est pas farouche et qui sait si ses vocalises ne me sont pas destinées : « Alors, vous n’avez rien compris ? Vous recommencez votre boucan avec vos bagnoles, vos avions, il y a même un abruti qui fait du rodéo sur la roue arrière en motocyclette dans le parc ! »
Je pense à Nougaro qui, de manière métaphorique, chantait le mois de mai 68 que beaucoup d’analystes et chroniqueurs évoquent, souvent de manière erronée, en perspective de la période que l’on traverse :

« Le casque des pavés ne bouge plus d’un cil
La Seine de nouveau ruisselle d’eau bénite
Le vent a dispersé les cendres de Bendit
Et chacun est rentré chez son automobile.
J’ai retrouvé mon pas sur le glabre bitume
Mon pas d’oiseau forçat enchainé à sa plume
Et piochant l’évasion d’un rossignol titan
Capable d’assurer le Sacre du Printemps.
Ces temps ci, je l’avoue, j’ai la gorge un peu âcre
Le Sacre du Printemps sonne comme un massacre
Mais chaque jour qui vient embellira mon cri
Il se peut que je couve un Igor Stravinski
Mai mai mai Paris mai… »

De manière plus prosaïque, mais aussi surréaliste, la nature a profité du confinement pour reprendre dare-dare ses droits et la réduction de la présence humaine a amené des animaux à s’aventurer dans les villes : un puma à Santiago du Chili, des sangliers à Barcelone, une foule de singes affamés en Thaïlande, des daims dans les rues de Boissy-Saint-Léger.

https://twitter.com/i/status/1249301772830683137

Paris a constitué un extraordinaire territoire d’observation pour les naturalistes. De l’orge des rats au pied des arbres, une laitue scariole de plus d’un mètre, des fraises sur le bitume et même « des fleurs qui dis‘nt quèqu’ chose » comme les coquelicots font un retour remarqué dans les rues de la capitale, c’est Mouloudji qui doit être heureux.
Des renardeaux hantent les allées du cimetière du Père-Lachaise fermé au public. Les lézards des murailles frétillent de la queue et des crapauds accoucheurs donnent naissance à des crapelets sur la butte Montmartre. Profitant de l’absence des ronronnements de moteurs, la grive musicienne et le rouge-gorge lancent leurs trilles. Dans la ferme familiale d’Ariège, des lièvres viennent gambader dans le verger.
Que les amis des bêtes ne se réjouissent pas trop, les spécialistes estiment que nous retournerons très rapidement à la situation antérieure.
Et pourtant, que les abeilles vivent, que je puisse continuer à déguster le miel du Poitou de l’ami photographe Jean-Denis ! Même si je ne suis plus d’âge à taquiner les jeunettes à la chevelure abondante, j’aimerais que reviennent les hannetons* de mon enfance qui colonisaient les tilleuls de la cour, aux soirs d’été.
J’ai vécu les campagnes de hannetonnage, à défaut de n’avoir pas connu la Seconde Guerre mondiale comme semble le regretter le journaliste François de Closets qui vilipende les baby boomers dans son dernier ouvrage. Il s’en était pris, il y a quelques années, à la dictature de l’orthographe, une passion française. Cette fois, il s’indigne devant le comportement égoïste des personnes âgées durant la crise sanitaire … ce monsieur a 85 ans tout de même !
Vous l’aurez ressenti, j’ai envie de m’aérer l’esprit pollué par toutes ces embrouilles de masques et chlroquine, ces joutes phocéennes (aussi antiques que les byzantines) entre élites du monde de la santé et une sommité super star sectaire, populiste et égocentrique (il se surnomme lui-même le « M’Bappé de la médecine »), arbitrées ou orchestrées par les journalistes, les chroniqueurs et surtout des millions d’utilisateurs des réseaux spéciaux absolument incompétents.
J’ai un sale pressentiment qu’à l’automne, certains clameront que nos gouvernants se sont affolés et que, compte tenu que la moitié des victimes du coronavirus provient des EHPAD, il n’y avait pas lieu de mettre le pays à l’arrêt et de le plonger dans le marasme économique pour tenter de sauver la vie de quelques croulants.
Pour l’instant, soyons heureux, nous avons retrouvé « l’art de vivre à la française ». Non pas celui fait de raffinement initié à la fin du Moyen-Âge par Agnès Sorel à la Cour de Charles VII, mais, pour beaucoup, la réouverture des terrasses de bistrots et restaurants.

réouverture des bars

Ceci dit, je bats ma coulpe (de champagne), ma compagne et moi avons marqué cet événement en allant manger dans une pizzeria Bella Vita, tout un symbole !
C’est vrai que l’ambiance était étonnante : pour la majorité, des clients habitués du lieu, en chemisette, short ou robe légère, heureux de se retrouver en société après presque trois mois de confinement, et une squadra de serveurs masqués 100% ritals d’une extrême gentillesse.

Bella Vita

Parmi les joyeusetés sémantiques, j’ai relevé aussi les « effets d’aubaine » à propos des entreprises et ménages qui seraient tentés de gonfler abusivement leurs demandes d’aides pour profiter d’une part du gâteau de milliards promis par l’État. Comprenez donc plus prosaïquement, resquille ou fraude, c’est un autre art à la française avec la sophistication langagière, l’utilisation d’euphémismes pour ne pas heurter. Platon disait : « La perversion de la Cité commence par la fraude des mots ».
Il est quelqu’un qui nous manque cruellement et qui, au temps de sa splendeur artistique, nous aurait ramené à plus d’humilité et de lucidité. L’irrévérencieux Guy Bedos a tiré sa révérence !

Bedos Telerama

Plutôt que retracer son immense carrière, exercice pour lequel je n’ai ni légitimité ni prétention, je vous livre quelques souvenirs personnels. Pour parler trivialement, il fut souvent dans « les bons coups » culturels et citoyens de mon existence.
Et pour commencer, les Dragées au poivre qu’il nous offrit avec Jacques Baratier en 1963 : un film à sketchs, inclassable, désinvolte, qui épinglait tous les snobismes de l’époque, du yéyé aux sciences humaines en passant par la Nouvelle Vague et le cinéma-vérité.
Voici ce que Jean de Baroncelli, éminent critique de cinéma du quotidien Le Monde, en disait lors de sa présentation à la Mostra de Venise (en compagnie de Muriel d’Alain Resnais et Feu follet de Louis Malle) : « Impossible de raconter Dragées au poivre. C’est une sorte d’impromptu cinématographique, qui tient à la fois du bal des Quat’z'arts et des comédies burlesques américaines. On y trouve absolument de tout : des numéros de chant, de danse et de strip-tease, des sketches « branquignolesques » ou « hellzapoppiniens », des monologues, des parodies, mais aussi une satire (sans méchanceté) du cinéma-vérité et des pastiches de Marienbad, de West Side Story et des films d’Antonioni. Le lien qui unit ces multiples épisodes est des plus vagues. Cela n’a d’ailleurs aucune importance. Dans le tourbillon qui nous entraîne la logique perd tous ses droits. »
À l’occasion du festival, une Caravelle déposa sur la lagune, près du Lido, l’extraordinaire troupe d’acteurs qui, autour de Guy Bedos et Sophie Daumier, participaient à ce film « libre », jugez plutôt: Jean-Paul Belmondo, Anna Karina, Simone Signoret, François Périer, Georges Wilson, Monica Vitti, Jean-Pierre Marielle, Francis Blanche, Sophie Desmarets, Alexandra Stewart, Valérie Lagrange, Jacques Dufilho, Claude Brasseur, Marina Vlady, Roger Vadim, Françoise Brion, Elisabeth Wiener, Jean-Marc Bory, Jean Richard, j’en oublie … Pareil casting n’est plus imaginable aujourd’hui.
Puis vint la grande époque du music-hall. Certains de ses sketches, écrits souvent par le futur académicien Jean-Louis Abadie décédé ces jours-ci aussi, ont traversé le demi-siècle : Bonne fête Paulette, le tombeur lourdingue de La Drague, le Boxeur à l’accent pied noir inspiré en partie par Alphonse Halimi champion du monde dans la catégorie des poids coq en battant le boxeur sourd-muet italien Mario d’Agata, dans feu le Vel’ d’Hiv’ de Paris, archi-comble, le 1er avril 1957. Ironie, le combat faillit être interrompu, le plafonnier au-dessus du ring ayant déclenché un incendie. Derrière M’sieur Ramirez, le manager du sketch, on reconnaissait Philippe Filippi l’entraîneur du sympathique Alphonse souvent maladroit devant les micros des journalistes. C’est lui qui avait déclaré « avoir vengé Jeanne d’Arc » à l’issue d’un championnat d’Europe victorieux contre un Britannique. C’était un temps d’avant l’ère de la Communication où l’on brocardait les sportifs, gros muscles et petite tête, notamment dans le « noble art ».
Et puis, il y avait aussi les fameuses vacances : « Marrakech ? Ça nous a déçu. C’est plein d’Arabes. À Marrakech, il n’y a que ça » ! À la fin des années 1960, on sentait encore des relents d’un passé colonial et de la guerre d’Algérie, c’était un temps odieux de « ratonnades », ces menées punitives contre la population maghrébine immigrée. À l’époque, pas forcément plus éclairée que celle de maintenant, l’humour de Bedos dénonçant le racisme ordinaire fut incompris. Au lieu de diviser logiquement racistes et antiracistes, il les rassemblait malheureusement parfois, les rires fusant en deux dimensions des deux côtés, pour des raisons pourtant diamétralement opposées. À tel point que lors d’une émission sur une chaîne de télévision de grande audience, la chanteuse Dani lut un codicille avertissant le public du caractère antiraciste du sketch qui allait suivre. Le combat contre le racisme n’est pas toujours pas achevé, l’actualité en témoigne.
Quand je vis Bedos en scène à l’Olympia, son humour était devenu de plus en plus politique avec ses revues de presse tant attendues. Ses petites fiches en bristol à la main, il fustigeait férocement la classe politique qui faisait l’actualité du moment en dénonçant son hypocrisie, ses bassesses. Il lisait assidûment le Canard enchaîné et les quotidiens d’opinion comme un citoyen ordinaire avant de tourner la comédie des hommes en dérision. Il affirmait clairement ses convictions de gauche mais lâchait à l’occasion ses piques sur ceux qui le décevaient : « Ça devient dur d’être de gauche, surtout quand on n’est pas de droite ! » Censuré sous Giscard, il fut consacré sous Mitterrand « son préféré, même s’il refusa en 1994 la Légion d’honneur : « Je lui en veux de nous avoir caché trop de choses ».
Le final du récital était magnifique, il le conserva jusqu’à ses adieux :

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« La vie est une comédie italienne
Buena sera , signore , signori
La vie est une comédie italienne
Tu ris , tu pleures , tu pleures , tu ris
Tu vis , tu meurs , tu meurs , tu vis
Comediante
Tragediante
C’est ça, c’est ça , la VIE.

Il bidone
Federico Fellini
Il pigeonne
Mario Monicelli
Il fanfaronne
Dino Risi
Ettore Scola
Te voilà
Nous nous sommes tant aimés
Nous nous sommes tant aimés.

Mes chers amis , mes camarades
Rejoignez-moi dans ma parade
Je suis un vieil arlequin mité
Fatigué d’avoir trop crié
Mes mensonges et mes vérités
Sur les tréteaux de charité
De ma commedia dell’arte.

En piste
En piste
Les artistes
C’est notre rôle
D’être drôles.

Dans le rire et dans les larmes
Couvrons un peu le bruit des armes
Les gens sont de plus en plus dingues
Se flinguent avec des mots, se flinguent
Avec des flingues
Ils passent leur temps à se flinguer
Et ils voudraient qu’on soit plus gais… »

C’est tellement vrai ! Merci l’artiste pour ce demi-siècle de joies et de rires que tu m’as offert. J’irai, j’espère un jour, te rendre visite au lumineux village de Lumio où tu reposeras tout près d’une chère jeune fille fauchée dans sa belle jeunesse par un chauffard.
Ironie de l’actualité parfois vacharde, de qui hérite-t-on ? De Bigard ! Tragique !
J’ai envie de vous parler plutôt de Michel Piccoli, bon dieu, les bons partent à la pelle en ce moment ! C’était le plus secret des monstres sacrés du cinéma. Qu’en dire de plus qu’énumérer sa carrière étincelante : homme de télévision avec son exceptionnel Dom Juan de Marcel Bluwal, comédien au théâtre sous les plus grands Peter Brooks et Patrice Chéreau, acteur avec les cinéastes de la Nouvelle Vague Chabrol et Godard, mais aussi Alain Resnais, Jean-Pierre Melville, Claude Sautet, Jacques Rivette, Louis Malle, Agnès Varda, Leos Carax, Ettore Scola, Marco Ferreri, Nanni Moretti, Luis Bunuel, et même Alfred Hitchcock. Vertigineux !
Il pouvait être extravagant, ainsi dans Themroc de Claude Faraldo, une fable soixante-huitarde anticapitaliste où peintre en bâtiment, il pétait un plomb et se révoltant contre l’absurdité du métro-boulot-dodo, il régressait en homme des cavernes « bouffant du flic » au pied de la lettre. Ou encore, dans Touche pas à la femme blanche de Marco Ferreri, il composait un Buffalo Bill ridicule dans une farce western, reconstitution de la bataille de Little Big Horn au milieu des pelleteuses et bulldozers des anciennes Halles Baltard en pleine destruction.
Dans mes leçons de cinéma à destination des professeurs et des élèves, j’utilisais souvent la séquence de son accident au volant d’une Alfa-Roméo Giuletta dans Les Choses de la vie pour travailler sur la notion de point de vue dans un récit.

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« Et mes seins, tu les aimes mes seins ? Et mes fesses, tu les aimes mes fesses ? » Qui ne rêva pas d’être à la place de Piccoli au lit avec Bardot nue dans la scène mythique du Mépris de Godard imposée par les producteurs américains !
Au-delà de leur carrière d’artiste, Bedos et Piccoli étaient des citoyens entiers, libres et engagés. Quelles bouffées d’air pur, nous respirions en leur compagnie !
L’enseignant, fils et petit-fils d’enseignants, suit, avec un œil attentif et condescendant, la gestion du coronavirus au sein de l’Éducation Nationale, et notamment l’organisation du baccalauréat. Ainsi, j’ai lu que la commission de la formation et de la vie universitaire de l’université Paris-Panthéon-Sorbonne avait adopté la proposition de l’UNEF (syndicat d’étudiants) de ne pas prendre en compte les notes inférieures à la moyenne, en somme, un autre effet d’aubaine, l’invention du nouveau concept de « moyenne améliorable pour tous » ! Le diplôme sera intégralement décerné via un contrôle continu  pour la première fois, contrairement aux assertions de certains chroniqueurs mal informés et réseaux sociaux déclarant que le bac organisé, dans les mêmes conditions, à la suite des manifestations de mai 68, n’avait pas plus de valeur. J’en parle, avec d’autant moins esprit de susceptibilité, que j’avais obtenu le précieux sésame doublé même alors d’une première partie, quelques années avant les événements de mai tant honnis aujourd’hui.
Rétablissons les faits ! De la guerre du Vietnam au Printemps de Prague, de la famine au Biafra aux Jeux Olympiques de Mexico, de l’assassinat de Martin Luther King au film de Kubrick, 2001, l’Odyssée de l’espace, l’année 68 fut celle de bouleversements dans le monde entier, bien au-delà de notre Mai français, et face à la grève générale, les épreuves écrites du bac étant trop difficiles à mettre en place, le gouvernement décida de ne faire passer aux candidats que des oraux, et ce sur une seule journée. Les lycéens disposaient de vingt minutes de préparation et de quinze minutes d’entretien dans chaque matière.
Pour être objectif, les examinateurs se montrèrent dans l’ensemble indulgents, ce qui se traduisit par un taux de réussite de 81,3%, loin des scores de 1967 (59,6%) et 1969 (66%). Là-dessus, certains historiens et sociologues ont vite conclu qu’un certain nombre de ces baby-boomers n’auraient pas obtenu leur diplôme sans ce réaménagement d’urgence et purent ainsi poursuivre des études et connaître un surcroît de salaires et de réussite professionnelle.
Les infortunés bacheliers de la promotion « corona » seront peut-être, de la même façon, voués aux gémonies dans quelques décennies.
Les lycéens de classes terminales ne connurent pas pareille mansuétude en 1944 et passèrent le bac les 3 et 4 juin malgré l’imminent débarquement en Normandie des troupes alliées. L’année scolaire avait été perturbée par la guerre, certains professeurs ayant été déportés en Allemagne (dont parfois ils ne revinrent pas), des établissements étant également occupés (c’était aussi le cas du collège que dirigeait ma maman). Pas facile de potasser le mythe grec d’Iphigénie entre deux alertes ! Il avait même été demandé au ministre « s’il serait possible d’accorder aux jeunes étudiants, volontairement enrôlés dans la Défense Passive pour porter secours aux sinistrés (notamment, déblaiement de gravats) , des majorations de points au baccalauréat ».
Les épreuves écrites se déroulèrent quasiment sans encombres. Les oraux, par contre, furent annulés par manque d’examinateurs, ainsi que les mathématiques et l’histoire à cause de difficultés de transport et d’une pénurie de papier !
La situation était plus compliquée en Normandie, notamment dans l’académie de Caen,. Les corrections souffrirent du débarquement et de la bataille de Normandie : une grande partie des copies furent égarées voire détruites. En conséquence, une nouvelle session se tint à Caen en octobre 1944.
Évidemment, éternel conflit intergénérationnel, cela n’empêcha pas les barbons d’alors, jaloux de leurs lardons, de se lamenter de la baisse d’exigence, en murmurant que « c’était autre chose à leur belle époque ».
Le virus du pangolin semblant s’assagir, la fièvre gagne maintenant la rue avec des manifestations pour dénoncer des violences policières. Bientôt, vont refleurir les pancartes avec le fameux slogan « CRS SS »

CRS SS

On pense trop souvent à tort que c’est un héritage de Mai 68 et des célèbres affiches, placardées sur les murs parisiens, issues de l’Atelier populaire de l’École des Beaux-Arts.
En fait, ce slogan naquit en novembre 1948 dans un titre d’un article du quotidien L’Humanité à l’occasion des grandes grèves des mineurs (340 000) contre les décrets Lacoste. Le ministre de l’Intérieur, le socialiste Jules Moch, tenta de les réprimer en envoyant les blindés et en donnant l’ordre aux forces de l’ordre, les nouvelles Compagnies Républicaines de Sécurité, de tirer à balles réelles (après sommation) et de traîner de force les mineurs d’Afrique du Nord dans les galeries. Le 8 octobre, à Merlebach, un premier mineur fut tué à coup de crosse par un CRS.
Rappelez-vous, je l’avais évoqué avec scepticisme, lors de « ma marche républicaine** » du 11 janvier 2015, après la barbarie de Charlie-Hebdo, la France dans la rue applaudissait ses flics. Renaud en embrassa même un dans une chanson.

« Nous étions des millions
Entre République et Nation
Protestants et catholiques
Musulmans, juifs et laïcs
Sous le regard bienveillant
De quelques milliers de flics
Solidaires avec ceux de Charlie
Et puis j’ai vu défiler
Quelques bandits notoires
Présidents, sous ministres
Et petits rois sans gloire
Et j’ai vu, et j’ai vu
Le long du trottoir un flic
Qui avait l’air sympathique
Alors je l’ai approché
Et j’ai embrassé un flic … »

Ainsi va la vie, comédie italienne, comédie française … Prenez encore soin de vous !

* http://encreviolette.unblog.fr/2012/11/02/il-ny-a-presque-plus-de-hannetons/
** http://encreviolette.unblog.fr/2015/01/17/ma-marche-republicaine-du-11-janvier-2015/

Publié dans:Ma Douce France |on 6 juin, 2020 |Pas de commentaires »

Mon déconfinement … et surtout un hommage à Idir

Rappel des états d’âme précédents :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/23/mon-confinement-j8/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/25/mon-confinement-j10-avec-lassistance-de-cavanna/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/27/mon-confinement-j13/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/01/mon-confinement-au-1er-avril/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/06/mon-confinement-deja-3-semaines/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/15/mon-confinement-merci-pour-le-rab/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/23/mon-confinement-bientot-le-joli-mois-de-mai/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/05/03/mon-confinement-deconfinement-ou-deconfiture/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/05/13/mon-deconfinement/

Dans l’effervescence et la cacophonie du déconfinement, une triste nouvelle a sans doute échappé à beaucoup d’entre nous : le chanteur Idir nous a quitté le 2 mai dernier au lendemain de son hospitalisation à l’hôpital Bichat pour des raisons indépendantes du coronavirus.

Adieu Idir

J’aimais beaucoup cet artiste pour les valeurs et les combats qu’il défendait dans et hors ses chansons. Je range son concert, auquel j’eus le bonheur d’assister dans une petite salle de la banlieue parisienne, il y a une vingtaine d’années, parmi mes belles émotions artistiques.
Idir, de son vrai nom Hamid Cheriet, fils de berger berbère, était né en 1949 dans un village perché sur les monts du Djurdjura, à 35 kilomètres de Tizi Ouzou.
Cette ville, capitale de la Grande-Kabylie, devint le titre d’une de ses chansons les plus populaires, adaptée de San Francisco, l’énorme succès de Maxime Le Forestier.

« C’est une maison bleue
Adossée à la colline
On y vient à pied
On y frappe pas
Ceux qui vivent la
Ont jeté la clef
Tizi-Ouzou élève, des enfants fous de rêve … »

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Mais Idir, si humble et si discret, avait déjà connu la gloire artistique, vingt ans auparavant, avec son inoubliable berceuse A Vava Inouva (« Mon petit père »), un tube planétaire diffusé dans plusieurs dizaines de pays et traduit en de nombreuses langues.
La chanson exprimait l’atmosphère des veillées de son enfance et le mode de transmission de la culture kabyle ancestrale. Elle acquit quasiment un statut d’hymne, pas seulement pour les Algériens, les Kabyles ou les Berbères, mais pour tous les Maghrébins. Comme un symbole, Idir l’interpréta, la première fois en 1973, un peu à la sauvette, dans un studio de Radio Alger, habillé d’un jean patt’ d’éph’ comme les jeunes de son époque et coiffé d’un burnous blanc comme ses ancêtres.

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Ses albums portaient dans leurs titres toute la générosité, l’esprit de solidarité, le profond humanisme qui le caractérisaient : Les Chasseurs de lumière, Identités, Deux rives, Entre scènes et terre, La France des couleurs, Ici et ailleurs.
Minoritaire de par son origine, ce chantre kabyle sut transcender ses singularités en des thèmes pluriels et universels.
Mes lecteurs les plus fidèles se souviennent peut-être que j’avais convoqué sa tendresse pour fêter ma maman à travers son ode Ssendu dédiée à toutes les femmes du monde.
« Quand j’ai fait cette chanson, j’ai automatiquement pensé à ma maman, donc inévitablement à la vôtre aussi…
Je me souviens, je devais avoir 7,8 ans, pas plus.
Nous étions en Kabylie, elle était là, à côté de moi, en train de battre du lait, qu’elle a mis dans une calebasse, – vous savez une espèce de baratte – elle le battait en faisant ce geste là (mouvements des mains tenant de chaque côté les cordelettes de la calebasse que le fait osciller), peut-être qu’un certain nombre d’entre vous ont déjà vu faire…
Et quand, elle faisait son acte, son travail, elle le rythmait aussi des mots, d’idées, de chants, de soupirs.
Ça lui arrivait de pleurer des fois même, d’esquisser un sourire à des moments aussi.
Mais vous savez sur le coup j’étais jeune, beaucoup trop petit pour comprendre. Ayant, bien sûr grandi, et surtout ayant emmagasiné toutes ces choses dans ma tête, dans ma mémoire, je me suis rendu compte alors qu’elle ne faisait que se confier à son instrument, parce qu’elle n’avait pas d’interlocuteur valable.
Et c’est là, où j’ai compris une chose, cette image de femme qui était là, subissant la loi du milieu, du mâle… et qui se confiait donc à une chose inerte…
C’est là où j’ai compris une chose assez importante dans ma vie, c’est que ce n’est déjà pas évident d’être une femme en général dans n’importe quelle société, qu’elle soit moderne, avancée, aboutie ou non, je crois que ça l’est encore moins dans des sociétés à fortes traditions telles que la mienne, et j’en voulais pour preuve cette dame qui se trouvait être ma mère… »
Prenez le temps d’écouter ce bijou de tendresse et d’amour dans son intégralité !

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« Je suis convaincu que vis-à-vis d’une femme en général et d’une maman en particulier, je crois que nous avons tous quelque chose à nous faire pardonner, ou à tout le moins à nous reprocher » …
Pour poursuivre mon modeste hommage, j’ai choisi de vous offrir un texte écrit par un autre discret, Jean-Jacques Goldman, à partir d’une chanson créée à l’origine en kabyle par Idir.

« Tant de pluie tout à coup sur nos fronts
Sur nos champs, nos maisons
Un déluge ici, l’orage en cette saison
Quelle en est la raison ?
Est-ce pour noyer tous nos parjures ?
Ou laver nos blessures ?
Est-ce pour des moissons, des terreaux plus fertiles ?
Est-ce pour les détruire ?
Pourquoi cette pluie, pourquoi ?
Est-ce un message, est-ce un cri du ciel ? »

Oui, pourquoi ? À l’origine, c’était un hommage au millier de victimes emportées par les trombes d’eau boueuse qui ravagèrent Alger, le 10 novembre 2001, des hauteurs de Bal El Oued jusqu’à la mer. Cela devint vite une allégorie sur la tragédie politique vécue par son pays.

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Ce magnifique poème prend une résonance particulière en ce temps de pandémie. Pourquoi ce coronavirus ? Comme les dix plaies d’Égypte, ne s’abat-il pas pour nous faire expier nos dérives ?
Le sociologue Pierre Bourdieu disait d’Idir : « Ce n’est pas un chanteur comme les autres. C’est un membre de chaque famille ».
Le gouvernement algérien a présenté ses condoléances à sa famille : « L’Algérie perd une de ses pyramides ». Idir avait choisi d’être inhumé au cimetière du Père-Lachaise, ce qui n’a pas manqué de susciter de sordides polémiques sur les réseaux sociaux.
Défenseur de la culture berbère, il chanta tout au long de sa carrière avec des artistes de toutes nations et origines : Alan Stivell, Cheb Mami, Maxime Le Forestier, Manu Chao, Akhenaton, Zebda, Geoffrey Oryema, Aznavour et Goldman entre autres.
Idir est un prénom, issu d’une langue très ancienne dérivée du berbère, signifiant: « il est vivant, il a survécu ». Les parents le donnaient à un nouveau-né après qu’ils aient perdu un enfant.
Survivra dans mon cœur cet artiste essentiel (au sens que ses chansons nous enrichissaient) au visage doux et souriant qui dégageait bienveillance, bonté, fraternité, humanisme.
La transition est brutale : on « déconfine « à tour de bras sous la pression économique. Peu à peu, la France se remet à essayer de vivre, au moins, comme avant. Il me semblait avoir entendu pourtant qu’inexorablement, il y aurait un monde d’après … le coronavirus. Alors que beaucoup trépignaient d’impatience pour retrouver le monde extérieur, certains seraient victimes d’un mal étonnant baptisé « syndrome de la cabane » ou « syndrome de l’escargot », en somme l’angoisse de ressortir de son cocon. Je connaissais le syndrome de Stendhal, l’émerveillement jusqu’à la panique devant une surabondance d’œuvres d’art, que j’avais d’ailleurs partiellement ressenti aussi en visitant Florence, et que nous ne risquons pas, pour le moment, de contracter avec la fermeture des musées et certains monuments. Je ne sais pas si cela vous fait le même effet, par contre, je suis pris par instant d’une sorte de « paranoïa cinéphilique » en étant gêné, lors de la projection d’un film, devant le non respect par les acteurs des gestes barrières. C’est grave, docteur?
Malgré ses écailles, le pangolin se tord de rire. Chez nous, la campagne présidentielle est quasiment lancée. C’est à qui dézinguera nos gouvernants actuels sur la pénurie de masques, la gestion des tests etc … Ils ont sans doute cafouillé, possiblement menti par omission, mais QUI AURAIT FAIT (vraiment) MIEUX ? Certains journalistes politiques, plutôt que faire bientôt leur beurre en publiant des livres sur le scandale de la pandémie, devraient cuisiner « ceusses » de l’opposition qui savaient. Soyons humbles et reconnaissons que nous reviennent en pleine face nos errements sur une société que, peu ou prou, nous avons laissée se lézarder.
Je rédige ma lettre comment ? Façon Gérard Lenorman ?

« Si j’étais Président de la République
J’écrirais mes discours en vers et en musique
Et les jours de conseil on irait en pique-nique
On f’rait des trucs marrants si j’étais Président
Je recevrais la nuit le corps diplomatique
Dans une super disco à l’ambiance atomique … »

Ou manière Boris Vian ?

« Monsieur le Président
Je vous fais une lettre
Que vous lirez peut-être
Si vous avez le temps … »

Monsieur le Président, vous n’avez plus le temps, invitez-les sur les Champs-Élysées pour le 14 juillet, offrez-leur des médailles et des chocolats, mais SURTOUT, « quoiqu’il en coûte », revalorisez substantiellement les super héros du quotidien, infirmières et aide-soignantes (le féminin prévaut pour une fois) qui constituent « les veines du corps de la France » et ont redonné un vrai sens aux mots responsabilité, dévouement, solidarité, humanité et, osons même ajouter, travail !
Eh bé, est-ce le déconfinement, mais je me lâche !
J’en apprends tous les jours. Je connaissais une agriculture biodynamique, je découvre un usage dynamique de nos plages, dit à l’australienne, un concept né aux antipodes en raison de la pratique répandue du surf.

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À gauche, c’est NON, à droite, c’est OUI

Interdiction de bronzer idiot, les inconditionnels du littoral sont dans l’obligation de marcher, courir, glisser, se baigner. Au titre de la dynamique des fluides, est-il permis de faire pipi dans l’eau, en avançant bien sûr ?

Je pédale sur ma serviettePlage nudiste sans masque200514-Plages-Covid19-chereau-full

Qu’en est-il des bambins, architectes en herbe, privés des châteaux de sable et … de la méduse de la plage de Saint-Malo chère à Yvan Dautin ? Sa fille Clémentine, la députée insoumise, va peut-être réagir !

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Autre dégât collatéral de ces mesures coercitives, provisoires, les estivants des plages de Deauville et Trouville ne pourront admirer les fameux parasols immortalisés par le photographe John Batho que j’eus le privilège d’accompagner dans certaines de ses croisières dans la Couleur.

Parasols de John Batho

http://encreviolette.unblog.fr/2009/09/16/croisiere-dans-la-couleur-avec-john-batho/

C’est l’occasion encore de se lamenter que la Culture « vivante » soit l’un des derniers espaces encore bâillonnés. Les comédiens ont hâte d’installer leurs tréteaux, dresser leur estrade et tendre des calicots !
Est-ce dû aux deux mois de confinement, je deviens un peu paresseux mais je ne résiste pas à vous « resservir » le savoureux hommage que l’écrivain Daniel Pennac rendit, dans un ouvrage de photographies de Robert Doisneau, à Léo Lagrange, socialiste et sous-secrétaire d’État aux sports et à l’organisation des loisirs au temps du Front Populaire.
En cette période de déconfinement, ne retrouve-t-on pas un parfum déraisonné de l’été 1936, l’année des premiers congés payés ?
« Gloire à vous, Léo Lagrange, à qui nous devons nos vacances, tous les squares vous le diront ! Et les stades, et les CES et les piscines qui portent votre nom, sans parler des avenues… tous les coins de rues… votre nom semé sur tant de pierres ! L’intention est louable, mais la plaque commémorative, quoi qu’on fasse, c’est le faire-part de l’oubli. La matière l’emporte sur l’homme et bientôt il ne reste plus que la piscine, le stade, le CES, la rue, avec, parfois, tout de même, cette question : Léo Lagrange ? Qui c’était Léo Lagrange ?
Je suppose que vous vous fichiez des plaques. Léo, et vous aviez raison : votre gloire est ailleurs. Je la vois dans les premiers rayons de l’été dans les ateliers qui débrayent, les ordinateurs qu’on débranche, les valises qu’on boucle, les portes qui s’ouvrent, les trains supplémentaires, les avions qui s’envolent, le temps qui s’arrête, ces photos de Doisneau, et les cartes postales si gentiment vides de l’été …
… Aller au travail, en 1936, se disait encore « aller au chagrin ». Cette indignation, Léo, autour de votre projet de loi ! Quinze jours de congés payés dont douze jours ouvrables, vous vous rendez compte ? Toute la presse bien pensante s’y était mise, et les chansonniers ! On ironisait sur l’existence même d’un sous-secrétariat d’État aux Loisirs. On vous soupçonnait de vouloir « embrigader le rêve », vous vous souvenez ? On avait taillé les crayons très pointus pour faire le compte de ce que vos « largesses » coûteraient au pays : paralysie générale, flambée des prix, faillite de l’État, de l’industrie et du commerce international. Le manifeste des Croix de Feu hurlait : « La notion du travail, de l’ordre et du courage a été abolie ! » Il se trouva même des spécialistes de la vertu sans alcool pour prédire une affreuse épidémie de saoûlographie ! D’après eux, les prolos livrés à l’oisiveté plongeraient tout habillés dans le pinard. La cuite nationale ! Sans rire ! Ce qui induisait que douze mois de turbin sur douze constituait la meilleure garantie de la sobriété publique. À moi, Zola ! Jusqu’au directeur du réseau d’État des Chemins de fer qui reprochait à votre billet réduit d’être antiferroviaire ! Antiferroviaire, Léo ! Par votre faute, cet été-là, 560 000 personnes s’offrirent un billet antiferroviaire, jetant sur les rails des centaines de trains antiferroviaires ! Convois hilares que « Je suis partout » qualifiait de « trains rouges ».
C’est tout de même bizarre, la politique. Ça ressemble parfois à une nouvelle de Marcel Aymé. Un jeune sous-secrétaire d’État aux Loisirs, Léo Lagrange, mitonne une petite loi qui flanque la basse-cour sens dessus dessous ; il finit par emporter le morceau : messieurs les députés déposent leur bulletin, et qu’est-ce qui sort de l’urne ? Une saison toute chaude. À qui ressemblait l’été, Léo, avant que vous l’inventiez ?
Finalement, Léo, vous avez arraché l’unanimité à une assemblée qui pourtant ne vous était pas acquise. L’unanimité moins une voix … 563 votes pour, un seul contre ! Sans qu’il encombre mes nuits, je me suis souvent demandé qui était ce type qui n’avait pas payé les congés payés. Un hobereau qui considérait la France comme son jardin personnel ? Un stakhanoviste à la mode de chez nous ? Un hyper démocrate soucieux de faire entendre son unique différence, fût-ce contre le bonheur ? Un atrabilaire redoutant le face à face familial ? Un vieil enfant qui n’a jamais aimé jouer ? Ou un type qui ne voulait aucun souvenir … surtout pas de souvenirs gratuits…
Non content d’avoir inventé une saison, savez-vous mon cher Léo qu’en faisant passer votre loi vous avez engendré le « récit de vacances », notre dernière et peut-être notre unique tradition orale ? Comme si nos plus précieux souvenirs se concentraient dans ces brèves semaines d’éternité où il ne se passe rien, rien que du ténu, de l’infinitésimal, de l’intime et du répétitif, rien que nous autres face à nous autres, sans la prothèse du travail … où le moindre événement tourne en sujet d’épopée, motif lyrique que la famille enjolivera d’année en année … »
Possiblement, après celle du pangolin, on aura droit, cette fois, à l’épidémie de soûlographie avec cette nouvelle « soif d’apéros » et de picolade en terrasse : vous avez le choix entre Les eaux troubles du mojito cher à Philippe Delerm, le « Perniflard » le breuvage préféré des deux héros de La Soupe aux choux, ou pour conjurer le sort quelques bières Corona.
Mais, au moins, trinquez (encore que … avec la distanciation) à Léo à l’origine des grandes migrations saisonnières dont la privation nous semble intolérable !

Goéland

Vous avez pensé au goéland qui n’a plus rien à se mettre sous le bec ? C’est ballot, il vous aurait peut-être renseigné sur la manière de calculer le périmètre de 100 kilomètres « à vol d’oiseau » autour de chez vous. Le dessinateur Chaval disait que les oiseaux étaient des cons … mais pas qu’eux !
Daniel Pennac s’interrogeait sur l’unique député qui avait voté contre le projet Lagrange. Je voudrais bien connaître le technocrate olibrius qui a pondu cette notion de vol d’oiseau ! Non mais tout de même, vous ne croyez pas ?! J’ai quand même, par curiosité, tenté une simulation sur une carte interactive pour voir s’il m’était possible de me rendre à Orléans sur les traces de Maurice Genevoix dont on devrait célébrer à l’automne l’entrée au Panthéon (si cela n’est pas reporté). Je vous promets que c’est vrai, je me suis retrouvé à plus de 5 000 kilomètres, sans doute vers  La Nouvelle-Orléans !!!
Chères lectrices cuisinières, je ne vous oublie pas. En ce premier week-end du monde d’après, ma compagne a préparé un canard d’Ariège, ni confit, ni déconfit (ça, c’est moi qui le dis !), mais rôti.
À propos, selon des informations de première main, le si coloré marché de Saint-Girons a rouvert ce samedi au mépris des plus élémentaires mesures barrière. Nous autres de la France rouge, nous allons « descendre » le plus vite possible pour faire partager notre expérience. Dans l’esprit de Claudius de Cap Blanc, le délirant af(fabuleux) artiste du Mas d’Azil* qui inventait des objets utilitaires surréalistes comme le sèche-larmes, le pèse-mots, le redresseur de torts ou l’extracteur de quintessence, voilà un nouveau métier : déconfineur d’épidémie.
J’ai envie de conclure avec un ultime adieu à Idir. Accompagnons-le à sa dernière demeure (sur un pas de danse) avec Manu Chao et le beau manifeste Une Algérienne Debout tiré de l’album Identités.

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Prenez toujours soin de vous !

* http://encreviolette.unblog.fr/2013/06/18/claudius-de-cap-blanc-un-artiste-affabuleux/

Publié dans:Ma Douce France |on 18 mai, 2020 |1 Commentaire »

Mon déconfinement

Rappel des états d’âme précédents :
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« Servais, Pancrace et Mamert font à trois un petit hiver. » Qu’ils m’excusent si je pense moins à ces saints dont le tempérament glacial* vient souvent troubler le joli mois de mai.
Quand je serai (encore) plus vieux, je me souviendrai désormais du lundi 11 mai 2020, jour 1 du déconfinement ou plutôt, dans un exercice d’équilibrisme sémantique, « levée progressive du confinement ». Peut-être, apparaîtra-t-il un nouveau dicton : « À la Saint Estelle, on se fait la belle » !

3 Siné mensuel 2020-05-05 à 13.37.16

Siné Mensuel mai 2020

C’est la veille du jour de naissance de ma regrettée maman, et plus encore qu’à l’habitude, je pense à elle, à mon père aussi : comment, s’ils étaient encore de ce monde, vivraient-ils la pandémie qui nous accable, eux qui traversèrent, enfant puis adulte, les deux grandes guerres mondiales ?
J’ai eu l’occasion dans mon premier billet « spécial confinement » d’évoquer la période de l’Occupation, dans ma Normandie natale, durant laquelle l’ennemi, bien visible celui-là, avait investi l’école primaire et le Cours Complémentaire dont ma mère était la directrice.
À aucun moment, l’enseignement ne fut suspendu: il n’était pas question de mesures barrières et de distanciation, sinon lors des exercices des chars allemands, les cours étaient alors dispensés si besoin, à la mairie, dans un café et même à l’école du Sacré-Cœur. L’administration de l’Éducation Nationale continuait à fonctionner, ainsi ma maman fut inspectée à deux reprises.
Surréaliste n’est-ce pas ? Il est possible que vous ne me croyiez pas, et pourtant, je possède des documents et des témoignages écrits d’enseignantes et jeunes filles alors élèves pour valider mes propos de boomer.
Beaucoup plus dérisoire mais cependant instructif, je lisais ces jours-ci une chronique teintée d’humour intitulée « Les anciens comprendront … les moins de 50 ans, pas sûr … » :
« 1958-
Je suis instituteur, il gèle à pierre fendre, je jette des seaux d’eau dans la cour de récré pour que les élèves puissent faire des glissoires. Tout le monde est content ! On prolonge les récrés.
2018
Je suis directeur, la cour est verglacée, je demande aux ouvriers municipaux de jeter du sel de déneigement sur toute la cour. Tout le monde est content ! On abrège les récrés extérieures. »
J’avais 11 ans en 1958 et je me souviens –il y eut des hivers rigoureux- de mon père qui se levait vers 6 heures et qui allait, un seau de boulets de charbon à la main, pour déneiger un couloir dans les deux cours de récréation. Se formait plus tard une file indienne d’élèves qui damaient progressivement un coin de la cour en patinoire. À ma connaissance, il n’y eut jamais d’accidents, de sanctions d’enseignants, d’arrêtés municipaux, de remarques réprobatrices des parents d’élèves.
Peut-on encore jouer à la balle au prisonnier (attention aux carreaux !) ? Aux osselets, aux billes ? Il est vrai que la chute des calots sur le carrelage de la salle de classe …
Si vous saviez combien ça me coûte de fustiger les comportements d’aujourd’hui… qui seraient d’ailleurs possiblement les miens si j’étais un enfant du XXIème siècle ! Autre temps, autres mœurs, comme dit le proverbe. Beaucoup revendiquent un désir de participation citoyenne et nombreux fuient leurs responsabilités quand on les leur délègue.
Il est même un petit chefaillon de Biterre qui procéda à l’enlèvement des bancs publics pour « mieux » faire respecter le confinement. À Biarritz, ce n’était pas possible de :

« …m’asseoir sur un banc cinq minutes avec toi
Et regarder les gens tant qu’il en a
Te parler du bon temps qu’est mort ou qui reviendra
En serrant dans ma main tes petits doigts
Puis donner à bouffer à des pigeons idiots … »

… le maire ayant limité (puis renoncé quand même) la pause à deux minutes ! À Angoulême, on envisagea de les engrillager, ailleurs de les raccourcir pour qu’on ne puisse s’y allonger que recroquevillé.
Le banc est un répit, un instant, une pause …un abri, un havre, un refuge…une scène …un carrefour …juste un peu de bois et d’acier, comme l’affirme le dessinateur Christophe Chabouté, en quatrième de couverture de son livre Un peu de bois et d’acier.

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Une page de « Un peu de bois et d’acier » de Christophe Chabouté

En tant que président du conseil de ma copropriété, j’étais au contraire heureux de voir les résidents se prélasser sur les bancs et pelouses de la résidence, dans le respect de la distanciation métrique (les amoureux chers à Brassens vont râler, tant pis).
De fil en aiguille, au lieu de confectionner des masques, j’en vins, impénitent boomer, à égrener mes souvenirs d’enfance de l’émission culte de Radio-Luxembourg Sur le banc avec les histoires quotidiennes de Carmen et La Hurlette, un couple de clochards sur un quai de Seine interprétés par Jane Sourza et Raymond Souplex (le non moins célèbre inspecteur Bourrel des Cinq dernières minutes, une autre émission culte de la télévision en noir et blanc).
Raymond Souplex était né place des Grands Hommes (Panthéon) de Zélie Ernestine Pesloux, anagramme de Souplex !

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Sur les chaînes d’info, l’actualité elle-même déconfine en retrouvant une certaine légèreté. Souvenez-vous, cela fait tellement longtemps, près de quatre mois : sur fond d’élections municipales à Paris, le sujet principal était la bite à Griveaux, puis survint la sortie médiatique de l’actrice Adèle Haenel lors de la cérémonie des César et la reconnaissance trop marquée envers le cinéaste Roman Polanski, « On se lève et on se casse » !
Et voici qu’apparaît désormais en bandeau de nos écrans le pince-fesses (trois fois quand même !!!) de notre ancien président nonagénaire Giscard d’Estaing sur la personne d’une journaliste germanique de 37 ans ! Ah la « touchante » amitié franco-allemande ! Comme auraient dessiné Reiser ou Wolinski, le moral revient !
Entre temps, notre vocabulaire s’est enrichi de quelques mots, noms et expressions : Wuhan, Covid-19, pangolin, cluster, chloroquine, gestes barrières.
Gardiens sourcilleux du bon usage de la langue française, nos académiciens (par visio-séance ?) ont décidé que si le coronavirus est bien du genre masculin, il fallait dire, par contre, la Covid : en effet, Covid-19 est un acronyme d’origine anglaise, coronavirus disease, qu’on peut traduire par « maladie du coronavirus », et la règle en langue française veut que l’accord se fasse en fonction du genre du noyau, ici la maladie. CQFD ! Ces mêmes « immortels » tiqueraient devant le terme de « distanciation sociale », suggérant plutôt « respect des distances de sécurité ».
Tempête sous les crânes, et sur aussi ! Il faut se shampouiner la tête, et justement, dans la nuit du déconfinement, à 0 heure précise, quel hasard, quatre équipes de télévision se retrouvèrent dans le même salon parisien pour retransmettre en direct la première coupe de cheveux du client zéro nullement étonné de susciter un tel engouement médiatique. Le degré zéro aussi de la vacuité de l’information !
C’est du moins ce que j’ai ressenti, le grand cirque médiatique semble avoir changé de logiciel, comme on dit maintenant, en manifestant, depuis ce week-end, une confondante humilité qu’on peut résumer ainsi : on ne savait rien de ce fichu virus, on le découvre encore quotidiennement, est-il parti ? reviendra-t-il et quand ? Aux dernières nouvelles, il pourrait circuler dans l’air, il s’agirait d’un phénomène d’aérosolisation. Bref, le pangolin n’a pas fini de nous en faire baver.

2 Siné mensuel 2020-05-05 à 13.38.44

La vérité d’un jour est souvent démentie ou contredite le lendemain. Et pour ne pas perdre la face, on associe dans le même opprobre, médecins, experts, spécialistes, journalistes, seuls les politiques (au pouvoir) n’ont pas le droit à cette mansuétude et ce mea culpa général.
On semble sortir d’un mauvais rêve, d’une parenthèse surréaliste d’une dizaine de semaines. La France se réveille, sonnée, abasourdie, le cerveau embrouillé, affaiblie physiquement et économiquement.
Oiseau de mauvais augure, j’ai le sale pressentiment que le monde d’après ressemblera vite … à celui d’avant (en « moins bien » même peut-être). Les affaires reprennent et certains, déjà, à visage découvert, font leur beurre avec la vente des trop fameux masques. Pour ce qui me concerne et ma compagne, une charmante voisine nous a offert deux jolis masques confectionnés dans un tissu chatoyant ramené de Bali. Qui sait si à l’automne, nous n’assisterons pas à une fashion week masquée, ohé, ohé !
Je médis, je dénigre, mais j’encense tous les « premiers de cordée (ou corvée) », l’ensemble héroïque du personnel soignant en première ligne qui a sauvé des vies, les éboueurs, les caissières, les livreurs, une majorité d’enseignants aussi, beaucoup d’autres anonymes encore, qui ont porté notre pays à bout de bras. On nous a conté d’admirables et émouvants témoignages et initiatives de solidarité qui font chaud au cœur.

Banksy

œuvre de Banksy en hommage aux nouveaux héros

J’ose espérer (mais …) qu’à l’heure du bilan et des comptes, on n’oubliera pas de les placer dans l’échelle sociale au rang qu’ils méritent.
Pour célébrer ce premier jour de déconfinement, mon ami Jean-Pierre m’a fait la divine surprise de me dédier et publier dans son blog un billet autour de la « petite expo » de son cabinet de curiosités vélocipédiques consacrée à Jacques Anquetil l’idole de mon enfance.

JPLP78-2020+Printemps+Ma+petite+expo+ANQUETIL+%281%29

la « petite expo » (photographie JPLP)

« Mon » champion normand, incomparable dans l’art de courir en solitaire contre le temps au point qu’on le surnomma le « chronomaître », ne fut-il pas, en y réfléchissant bien, un précurseur des gestes barrières. Héros proustien, il pédalait à la recherche du temps gagné.
https://vlosvlo.blogspot.com/2020/05/ma-petite-expo-jacques-anquetil.html
La « ménagère de cinquante ans » attend désormais cet instant, ma compagne a fêté notre nouvelle vie déconfinée, menu zone rouge, en concoctant un clafoutis de patates douces et ricotta aux herbes que j’ai accompagné d’un Côtes-du-Ventoux rosé. Vous savez, si la montée à vélo du géant de Provence est un calvaire notamment sous la chaleur, sa descente dans le gosier est une passion!

clafoutis paptates douces ricotta

Les Français, aspirant à bronzer idiot, réclament la réouverture des plages. Puissent-ils aussi afin de vivre intelligemment leurs vacances demander la réouverture des librairies, des salles de spectacles, le retour des manifestations culturelles. Nos artistes sont censurés pour raisons sanitaires.

Rideau-Baissé-ParisBazaar

Quel beau message d’optimisme nous envoie Étienne Daho avec sa chanson Le premier jour du reste de ta vie … déconfinée :

« Un matin comme tous les autres
Un nouveau pari (s ?)
Rechercher un peu de magie
Dans cette inertie morose … »

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« Clopin-clopant sous la pluie
Jouer le rôle de sa vie
Puis un soir le rideau tombe
C’est pareil pour tout le monde

Rester debout mais à quel prix
Sacrifier son instinct et ses envies
Les plus essentielles
Mais tout peut changer, aujourd’hui
Est le premier jour du reste de ta vie
Plus confidentiel

Pourquoi vouloir toujours plus beau
Plus loin, plus haut
Et vouloir décrocher la lune
Quand on a les étoiles

Quand les certitudes s’effondrent
En quelques secondes
Sache que du berceau à la tombe
C’est dur pour tout le monde

Rester debout mais à quel prix
Sacrifier son instinct et ses envies
Les plus confidentielles
Mais tout peut changer, aujourd’hui
Est le premier jour du reste de ta vie
C’est providentiel

Debout peu importe le prix
Suivre son instinct et ses envies
Les plus essentielles
Tu peux exploser, aujourd’hui
Est le premier jour du reste de ta vie
Non accidentel

Oui, tout peut changer, aujourd’hui
Est le premier jour du reste de ta vie
Plus confidentiel
Confidentiel
Confidentiel »

Alex 2020-04-21

Continuez surtout à prendre soin de vous et de vos proches !

* http://encreviolette.unblog.fr/2009/05/10/les-saints-de-glace/

Publié dans:Ma Douce France |on 13 mai, 2020 |2 Commentaires »

Mon confinement … déconfinement ou déconfiture?

Rappel des états d’âme précédents :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/23/mon-confinement-j8/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/25/mon-confinement-j10-avec-lassistance-de-cavanna/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/27/mon-confinement-j13/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/01/mon-confinement-au-1er-avril/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/06/mon-confinement-deja-3-semaines/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/15/mon-confinement-merci-pour-le-rab/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/23/mon-confinement-bientot-le-joli-mois-de-mai/

Ça y est, notre Premier ministre a tracé les grandes lignes du plan de déconfinement envisagé après le 11 mai.

-felix-confinementavril

Parodiant la célèbre chanson de Juliette Greco, un quotidien régional en a fait sa Une :

Déconfinez moi

En tant que francilien, un peu de patience, j’ignore quel sera mon espace de liberté conditionnelle, mais je ne vais pas hurler avec les millions de loups qui, avant même que le plan leur ait été présenté, avaient choisi la critique.
C’est affligeant : deux jours avant qu’Édouard Philippe prononce son allocution à l’Assemblée Nationale, les médias glosaient, supputaient voire affirmaient sur sa probable teneur en tombant a priori dans le procès d’intention et la critique sournoise. Et que dire, de nos parlementaires d’opposition qui, fustigèrent illico le gouvernement dans l’hémicycle. À l’écart d’esprit partisan, je ne me fais humblement que le défenseur d’une certaine mesure. Bien malin celui qui trouvera la vérité dans ce foutras de masques, tests ou respirateurs.
Quel dommage que la Chaîne parlementaire (LCP) n’existât point au temps où Chateaubriand, Victor Hugo et Alphonse de Lamartine siégeaient à l’Assemblée ! Lisez ou relisez les discours de Hugo sur la peine de mort et les États Unis d’Europe, vous comprendrez ce que signifie tout simplement hauteur de vue ou critique constructive.
Je me « réjouis », à l’occasion de cette pandémie sur laquelle on apprend (ou désapprend parfois) quasi quotidiennement, que la France compte plusieurs millions d’épidémiologistes, infectiologues, virologues de tout poil, et tout autant d’économistes qui savaient même parfois avant que le virus ne frappe notre continent.
Je n’ai pas lu le livre-tract d’Emmanuel Klein mais j’en apprécie le titre : « Je ne suis pas médecin mais je … »
Rien de plus irritant et fielleux, en effet, que tous ces commentaires commençant ainsi ou aussi « il n’est pas temps d’entrer dans la polémique mais je pense que … » ! L’art ou plutôt l’artifice avec un simple mais de dire tout et son contraire.
Heureusement, en marge du jugement de (professeur) Salomon nous annonçant quotidiennement le nombre de décès, il y a aussi les déclarations moins anxiogènes de certaines figures éminentes du monde de la santé indiquant que le confinement, aussi contraignant qu’il soit, aurait déjà sauvé la vie de près de 60 000 personnes. Honte à ceux qui répondront encore : « oui c’est vrai mais … » !
À l’aune des premières annonces concernant le déconfinement, chaque corps de métier, chaque entreprise, chacun de nous, tentons d’en imaginer le scénario et les conséquences.
Pour ce qui me concerne, retraité de l’Éducation Nationale, égoïstement, je n’ai pas grand chose à redouter, sinon peut-être, qu’a minima, dans quelques mois, je serai lourdement « céessegisé » ! Par contre, nombreux sont ceux qui risquent de connaître des lendemains de coronavirus douloureux voire dramatiques.
Je ne parle évidemment pas ici de tous les acteurs du football professionnel véritablement catastrophés et affolés face à l’interdiction annoncée par le Premier ministre de reprendre toute compétition avant le mois de septembre.
Certains connaissent ma passion pour le jeu de football inoculée sans doute par mon père dès ma plus tendre enfance. Je me surprends moi-même, mais je ne ressens étonnamment aucun manque dans la totale pénurie actuelle liée à l’épidémie. Si je prends encore souvent beaucoup de plaisir devant les retransmissions télévisées, il y a bientôt une vingtaine d’années que j’ai abandonné le chemin des tribunes pour faits de racisme, chauvinisme, violences*.
Je souris devant certains scenarii échafaudés par les présidents de clubs ne voyant que leurs enjeux économiques. Furent-ils aussi impliqués et combatifs, clin d’œil à mes amis ariégeois, lorsqu’il y a quelques années, on refusa la valeureuse accession en Ligue 2, acquise à la force du jarret, du petit club de Luzenac pour de médiocres raisons de capacité de stade. « Selon que vous serez puissant ou misérable,/Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir » … vous connaissez.
Je vais tout de même vous parler un peu de foot même, bien que cela soit bien dérisoire en cette période ! En effet, décidément ça devient chaud pour mes artères, cette semaine, on a appris le décès de Robert Herbin, sans lien avec le coronavirus.

Herbin foot magazine

Après Michel Hidalgo, c’est une autre figure sportive de mon enfance et de ma jeunesse qui disparaît. Même les moins férus de ballon rond d’entre vous se souviennent peut-être qu’il fut l’entraîneur emblématique du club de l’A.S. Saint-Étienne au temps de la grande épopée des Verts au milieu des années 1970.
Resurgissent des photographies en noir et blanc ou sépia de la fin des années 1950. C’était encore une époque où les matches se disputaient immuablement le dimanche après-midi à 15 heures, les cheminées d’usines se dressaient encore derrière les tribunes du stade Geoffroy-Guichard. Le tout jeune Herbin, fils du premier tromboniste de l’Opéra de Nice, débutait sa carrière au milieu d’une pléiade de joueurs talentueux, pour la plupart internationaux, le Camerounais Eugène N’Jo Lea à l’origine du syndicat des footballeurs professionnels (UNFP), l’Algérien Rachid Mekhloufi qui rejoignit en 1958 l’équipe du FLN, Claude Abbes gardien de but de l’équipe de France lors de la Coupe du monde 1958 en Suède, Yvon Goujon, René Ferrier, Bernard Bosquier, sans oublier Aimé Jacquet le futur sélectionneur de l’équipe tricolore victorieuse de la Coupe du Monde 1998, ce sont ceux qui me reviennent immédiatement en mémoire.

Robeert Herbin-france-suisse-2-2

Robert Herbin sous le maillot bleu lors d’un match France-Suisse dans l’ancien Parc des Princes

Herbin Coupe de France

J’ai vu, en chair et en os, ce joueur élégant, reconnaissable immédiatement avec sa chevelure rousse, Herbin évolua notamment sous les ordres de deux entraîneurs de grande valeur, humanistes et pédagogues : Albert Batteux (on ne disait pas coach mais Monsieur Batteux !), précédemment entraîneur du Stade de Reims à sa grande époque européenne, et Jean Snella, les deux dirigèrent d’ailleurs en duo l’équipe de France en Suède.
À l’issue de sa carrière de joueur, Herbin devint tout naturellement entraîneur du club légendaire du Forez. Formé à belle école, il ajouta une touche athlétique au beau jeu inculqué par ses maîtres, avec le succès qu’on connaît qui mena à la fameuse finale de Coupe d’Europe de Glasgow perdue, peut-être, à cause de maudits poteaux de but carrés. D’un caractère flegmatique voire énigmatique, guère loquace, il se vit attribuer le surnom de « Sphinx ».

Herbin-L'Equipe

Robert Herbin possède un des plus beaux palmarès du football français : 5 titres de champion de France, 3 Coupes de France et 23 sélections en équipe de France comme joueur, 4 fois champion, 3 Coupes de France et une finale de Coupe d’Europe des clubs champions en tant qu’entraîneur.
Transition audacieuse : un sphinx peut en cacher un autre. En mettant quelque ordre dans une pile de magazines, j’ai remis la main sur le catalogue de l’exceptionnelle exposition que le musée du Louvre consacra, en 2017, à l’illustre peintre hollandais Johannes Vermeer, surnommé parfois le « Sphinx de Delft », eu égard à sa biographie obscure et son œuvre énigmatique.
En feuilletant l’ouvrage, et attardant mon regard particulièrement sur ses scènes de genre, j’imaginais que Vermeer, présenté souvent (et possiblement injustement) en artiste solitaire vivant en ermite, se serait facilement adapté au confinement qui nous est prescrit.
J’ai retrouvé l’émotion qui m’avait étreint lorsqu’au musée, je fus physiquement face à ses tableaux, petits par le format mais immenses par leur beauté.
Comme il y a plusieurs cadres dans le cadre des peintures de Vermeer, il existe aussi une forme de confinement dans l’isolement de ses personnages que ce soient la Laitière, la Femme en bleu lisant une lettre, le Géographe, l’Astronome, la Joueuse de luth.

la-laitier-veermer-museumtv-01VERMEER_-_El_astrónomo_(Museo_del_Louvre,_1688)Vermeer Geographe

Il s’agit de voyages à l’intérieur d’une demeure néerlandaise du XVIIème siècle. Même si les éléments du décor changent suivant la position sociale du personnage, le coin de pièce nous devient presque familier avec la récurrente fenêtre à gauche dans un but d’éclairage naturel de la scène. Avec Vermeer, le temps est suspendu.
Pour refermer cette parenthèse batave, je vous conseille Bleu de Delf, l’agréable roman de Simone van der Vlugt. Vermeer y apparaît en arrière-plan, Rembrandt aussi : l’héroïne Catrijn, embauchée dans la faïencerie de Fabritius ancien maître et ami de Vermeer, va mettre au point la technique du célèbre bleu de Delf. On lit, au hasard de ses déplacements, quelques pages saisissantes sur la terrible épidémie de peste qui ravagea la ville en 1654.

Bleu-de-Delft

La lecture (et l’écriture, par exemple d’un blog !) est peut-être l’activité la mieux adaptée pour tuer le temps du confinement.
Je sais que certaines de mes lectrices (pourquoi ce féminin ?) guettent les idées de recettes de cuisine que ma compagne effectuent en cette période de confinement.
« Quand on aime les poulets, on aime tout d’eux. La gentillesse qu’on leur donne, ils nous la rendent en sortant du four. »
Quitte à les décevoir, qu’elles ne comptent pas sur moi pour émoustiller leurs papilles avec un poulet basquaise ou à l’estragon, voire en franchissant les frontières de l’espace Schengen, avec un colombo de poulet ou un tajine.
Cette semaine, je leur propose à tout le moins une variation de poulet à la catalane sortie de l’imagination de Lucie Rico avec son curieux roman Le Chant du poulet sous vide qui risque de vous donner … la chair de poule.

Chant du poulet sous vide

Paule l’héroïne revient à la ferme familiale à l’occasion de la crémation de sa mère Evelyne Rojas éleveuse de poulets « à l’eau de source » dans la campagne catalane (même si le lieu n’est pas clairement décrit), à deux pas de la frontière.
Paule, unique héritière, est chargée d’accomplir la dernière volonté de sa maman : tuer Théodore son poulet préféré, une mission pas si facile que cela à assumer quand on est devenue citadine et végétarienne depuis une vingtaine d’années.
Je pourrais lui donner quelques conseils, j’ai tellement vu, dans mon enfance, faire ma chère mémé Léontine : la tête à l’envers (mais non, pas la grand-mère !), elle tranchait la jugulaire en enfonçant d’un coup sec son couteau entre le bec et le jabot. Par contre, elle ne récupérait pas le sang comme le faisait une aïeule d’Ariège pour frire à la poêle la délicieuse galette de sanquette.
Âmes sensibles s’abstenir, le pauvre Théodore -sent-il sa fin imminente- picore avec tendresse, dans le salon, le bout des chaussures de Paule. Allez, devant l’urne remplie des cendres de sa mère, elle tord le cou à ses tourments et Théodore. Les os craquent, l’animal est passé à trépas.
Une dernière volonté doit être respectée de façon solennelle. Paule attrape le registre de condoléances déposé à l’entrée et griffonne tout ce qui lui vient à l’esprit sur Théo. Puis, elle part vendre le poulet au marché sur l’étal occupé autrefois par sa mère.
« Théodore a eu un traitement de faveur : il a une étiquette, et sur l’étiquette, son nom en grand, Théodore, au-dessus de sa biographie manuscrite. Paule a bien écrit le mot entier pour que l’on ne confonde pas avec une simple appellation « BIO ». Il y a même les dates réglementaires : 14 février 2018-20 septembre 2018.
Une belle pierre tombale en plastique »
Incapable de prononcer quelques mots à l’enterrement de la vieille, Paule s’est rattrapée en écrivant une petite biographie du poulet après lui avoir brisé le cou :
« Théodore naquit au milieu de vases champs. De caractère libre et indépendant, malicieux, Théodore souffrait pourtant d’un handicap, un œil borgne, qu’il surmontait par son allure désinvolte et néanmoins racée. Théodore aimait marcher en rond tout en piquant l’herbe, jamais dans le même sens que ses congénères, courrant toujours à sa façon, comme s’il dansait. Il entretenait une relation particulière avec sa fermière, un lien intense d’amitié qui ne fut brisé que par la mort. »
Un gamin fait son malin devant son frère en pointant du doigt la faute d’orthographe dans le texte, celui-là n’a peut-être pas besoin de retourner en classe le 11 mai !
Sur un étal voisin, « Nicolas (ancien bon camarade de classe, autrefois « ils tailladaient l’écorce des arbres à l’unisson ») dispose ses vaches déclinées en plusieurs morceaux à poêler, griller ou rôtir : gîte, bavette, collier, tendron … »
C’est vrai ça, le poulet est l’un des rares animaux de la ferme qui conserve la même identité quand on mange sa viande.
Théodore vendu, Paule décide de ne pas repartir à la ville où l’attend pourtant Louis, son compagnon architecte qui a la particularité de n’avoir que quatre doigts à chaque main (« des pattes de poulet ») ! Elle choisit de poursuivre l’élevage des poulets, de les prénommer, de vivre avec eux, de les tuer puis de leur rendre hommage en écrivant leur biographie avant de les vendre. « Elle ne peut pas écrire sans tuer », la serpette d’abord, le stylo ensuite.
C’est ainsi qu’elle renouvelle sans cesse le deuil de sa mère, constamment présente dans son urne et dans le roman.
C’est comme cela aussi que l’on trouve au fil des pages des biographies de poulets, Lacet « (« C’était un poulet unique et supérieur, qui brillait par son intelligence et sa malice. Si son cœur s’est éteint, dans le nôtre il vit », Gervaise (« Grande fluette, avec une jolie petite face ronde ; son infirmité était presque une grâce », Lolita (« Tout au long de ses cent un jours, de ses cent deux nuits, Lolita vécut libre et heureuse, courant plus vite que les hommes, plus vite que la tramontane, comme pour échapper au sort ».. Vous découvrez, essaimées comme du bon grain, une quantité d’informations sur le poulet, savez-vous par exemple comment l’on reconnaît un mâle d’une femelle ? Pas si évident à repérer, ainsi un poulet mâle a été victime d’une erreur de « sexage » de la part de Paule qui l’a prénommé Gertrude. !Vous apprendrez que le poulet a perdu son pénis et que le sperme aviaire se transmet pas un baiser cloacal. Voilà un détail qui pourrait frustrer certains coqs de village !
Jalousies de voisinage, attaques de renard ou belette ? La basse-cour de Paule sera dévastée. En renouvelant son cheptel, elle en profitera pour remplacer la race Faveroles chère à sa mère par des Crèvecœur. Je me redresse du jabot, bon sang de normand : la Crèvecœur est une des plus anciennes races françaises qui doit son nom au village de Crèvecœur-en-Auge. Le seigneur local l’aurait ramenée des Pays-Bas au XIIème siècle.
Mes connaissances en matière d’aviculture viennent de ce que j’ai réalisé, il y a une vingtaine d’années, un documentaire sur la poule de Houdan, une poule princière favorite des palais. J’avais évoqué cette aventure dans un ancien billet**. J’y parlais aussi un peu de cyclisme … mais n’y a-t-il pas de cocottes aux freins des vélos de course !
Paule s’attache tellement à ses poulets prénommés et biographiés qu’elle en vient à faire la fête avec eux, à inventer des jeux, à mettre à leur disposition des toboggans et autres installations ludiques. Certains, notamment Aval, vont devenir des animaux de compagnie.
Jusqu’au jour où Fernand, une de ses connaissances, lui suggère de retourner en ville en lui soumettant un projet d’exploitation révolutionnaire et de grande ampleur qui « humanisera » l’existence des poulets. Très tentant puisque cela lui permet même de se retrouver auprès de Louis son compagnon qui dessine les plans de la ferme citadine.
Dérives du marketing et de la productivité à outrance, progressivement, Paule ne reconnaît bientôt plus ses poulets dans l’anonymat du nombre. La rédaction de leur biographie n’a plus aucun sens. Je m’interdis de vous dévoiler la fin de cette jubilante farce allégorique que l’écrivaine nous développe avec humour, fraîcheur, simplicité aussi (son style n’est pas ampoulé !). À travers ses poulets, elle fait crisser sa plume sur les travers des humains.
Pour poursuivre ma rubrique « nos amis les bêtes », je vous livre une des lettres que les animaux adressent aux humains confinés, chaque semaine, dans Charlie-hebdo. Dans celle-ci, c’est le pangolin qui nous interpelle, oui le trop tristement célèbre Manidae (hâtivement ?) accusé du mal qui nous frappe.
Sur le site du journal satirique, nous pouvons même découvrir la « voix » du pangolin à travers la chronique lue par Coraly Zahonero sociétaire de la Comédie Française. Mes fidèles lecteurs se souviennent peut-être du billet que j’avais consacré à sa lecture de Nel est mort, le livre émouvant de Sylvie Caster***. En toile de fond, on devinait la figure de Reiser. Nul doute que s’il était encore de ce monde, l’iconoclaste dessinateur de la grande période de Hara-Kiri et Charlie-Hebdo nous gratifierait de crobars féroces et hilarants sur l’époque « formidable » que l’on vit.

reiser une époque formidable

Voici donc la tentative de réhabilitation du pangolin :
« Ça y est, me voilà en haut du podium ! Le panda n’a qu’à bien se tenir, c’est moi désormais qui incarne la faune sauvage en péril. J’ai même une journée mondiale qui m’est consacrée, en février, sur demande de l’ONU.
J’avoue que si j’apprécie cette notoriété, j’en regrette les raisons. En fait, c’est parce que je risque de disparaître que j’apparais désormais en première ligne. Franchement, aux lumières de la notoriété, je préfère l’obscurité de mes terriers. Du reste, je m’active plus volontiers la nuit. Solitaire, j’arpente mon territoire pour localiser et capturer des fourmis, des termites ou tout autre insecte imprudent. Mon arme ? Une langue visqueuse pouvant atteindre les 30 cm de long. Mais plus que cet appendice hors norme, ce sont mes écailles qui me rendent énigmatique. Une véritable armure de chevalier errant. L’inoubliable Pierre Desproges me définissait ainsi : « le pangolin ressemble à un artichaut à l’envers avec des pattes ». La formule qui fit sourire hier m’épouvante aujourd’hui, car ce sont précisément mes écailles qui conduisent à ma perte.
Les bilans officiels révèlent un trafic effrayant. En une seule année, 41 tonnes d’écailles ont été saisies, ce qui représente plus de 34 000 animaux abattus. Et Interpol précise que les autorités ne parviennent à mettre la main que sur 10 à 20 % seulement de l’odieux commerce. Pourquoi un tel carnage ? Parce que ma carapace aurait des vertus thérapeutiques pour venir en aide aux « mal-bandants ». Comme par ailleurs, ma viande est considérée comme l’une des plus fines de la faune sauvage, vous conviendrez que mon avenir s’avère désespérant.
Fréquentant l’Afrique et l’Asie, notre peuple s’est retrouvé otage de vos désirs. Nous sommes devenus les créatures sauvages les plus recherchées sur les marchés de Chine, de Taïwan, du Cameroun, du Bénin et d’ailleurs. Que de souffrance et de misère pour finir ainsi entassés avec des lézards desséchés, des tortues décapitées, des civettes et autres roussettes agonisantes.
À Wuhan, on a compté 110 espèces différentes arrachées à la faune sauvage pour rejoindre le marché fantôme dont vous souffrez aujourd’hui. Je serais avec des chauves-souris un « hôte intermédiaire » (la formule ne manque pas de poésie!) dans l’émergence du nouveau coronavirus. Il ne s’agit que d’une hypothèse suggérée par l’analyse de 18 cadavres congelés de mes congénères, mais je sens bien que ma culpabilité ne tardera pas à être clamée.
Face à ce constat, la Chine a décrété une interdiction complète du commerce et de la consommation d’animaux sauvages. Il faut qu’une mesure comparable soit appliquée en Afrique et partout dans le monde.
Terminé le braconnage, la maltraitance, l’agonie. La lucidité doit vous amener à en finir définitivement avec notre exploitation. Pendant trop longtemps, vous avez fait couler notre sang entre vos doigts en vous en lavant les mains. Votre future barrière de protection consistera à nous laisser vivre dans une aimable cohabitation sur notre fragile planète. » (Allain Bougrain-Dubourg, Charlie-Hebdo 14 avril 2020)

1 Siné-Mensuel 2020-05-05 à 13.39.29

Siné mensuel (mai 2020)

Bêtes Ils sont confinés

Je me détache de plus en plus des fastidieux « plateaux » des chaînes d’info puisque la vérité du jour est trop souvent contredite par celle de la veille.
Par contre, après les applaudissements de 20 heures destinés au personnel soignant, je me régale de la séquence journalière d’une ville filmée avec un drone en cette période de confinement. Surréalistes, utopiques et pourtant bien réelles, émouvantes, angoissantes aussi, les images par exemple de la sérénissime Venise déserte.

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« Que c’est triste Venise
Au temps des amours mortes
Que c’est triste Venise
Quand on ne s’aime plus

Les musées, les églises
Ouvrent en vain leurs portes
Inutile beauté
Devant nos yeux déçus … »

Seul, les pigeons s’aiment d’amour tendre, ces temps-ci, sur la place Saint-Marc. Il paraît que l’eau des canaux est redevenue claire. Toutes ces images ouvrent une réflexion sur le tourisme de masse.
Clairvoyants auraient été ceux qui auraient prédit qu’un jour je conclurai un billet avec une chanson de Gilbert Montagné !
Dans quelques années, cela deviendra peut-être un tube de solidarité comme le refrain des Restos du Cœur. Des paroles simples, des messages d’optimisme et par dessus tout la joie de vivre des personnels soignants, merveilleux et héroïques qui côtoient la mort au quotidien.
Pour avoir le témoignage direct d’une discrète voisine aide-soignante, je perçois (un peu) ce qu’ils endurent.

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Comme ça fait du bien ! « Ça finira. On reverra les océans, les champs de blé … » J’espère bien, mais je crains de devoir patienter encore un peu. J’appartiens à la France rouge sur la carte du futur déconfinement.

Libération déconfit déconfiné

Cent kilomètres à la ronde, je ne pourrai même pas me rendre à Crèvecœur-en-Auge voir quelques poules de luxe !
Ne relâchez rien ! Prenez toujours soin de vous !

* http://encreviolette.unblog.fr/2008/04/11/etre-supporter-du-psg-ou-dailleurs/
**http://encreviolette.unblog.fr/2011/03/08/au-depart-de-paris-nice-2011-les-mains-aux-cocottes-ou-ah-si-vous-connaissiez-ma-poule-de-houdan/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2019/03/27/coraly-zahonero-sylvie-caster-et-reiser-a-la-comedie-francaise/

Publié dans:Ma Douce France |on 3 mai, 2020 |Pas de commentaires »

Mon confinement … bientôt le joli (?) mois de mai

Rappel des états d’âme précédents :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/23/mon-confinement-j8/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/25/mon-confinement-j10-avec-lassistance-de-cavanna/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/27/mon-confinement-j13/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/01/mon-confinement-au-1er-avril/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/06/mon-confinement-deja-3-semaines/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/15/mon-confinement-merci-pour-le-rab/

Nous le redoutions à demi-maux bleus depuis quelques semaines. Nous pensions très fort à Christophe pour qu’il revienne. Il nous a donc quitté sur fond de coronavirus même si ses proches n’ont pas souhaité communiquer précisément sur les circonstances de son décès.
Ironie de la vie car c’était pourtant l’homme du confinement absolu, capable de rester cloîtré des nuits entières à la quête d’une note, la note. J’ai lu qu’avec Jean-Michel Jarre, il avait enregistré dans son domicile studio la chanson Les vestiges du chaos (quel titre !) la nuit de l’attentat du Bataclan sans se rendre compte un instant de la tragédie qui se déroulait à l’extérieur.

Christophe Libé

Sans que je sois un inconditionnel du premier cercle, il a accompagné mon existence. C’était un baby-boomer comme moi. Il était déjà présent au temps des premières étreintes. Nous « frottions » (du moins nous essayions) dans les surprises-parties sur Aline, cocasse quand même puisqu’elle était partie. Hervé Villard chantait Capri c’est fini, Michel Delpech parlait de Chez Laurette. C’était bien, c’était chouette : pour des raisons beaucoup plus sérieuses, on appela cette époque insouciante les Trente Glorieuses.

Christophe Bevilacqua

En me replongeant dans ma discothèque personnelle, entre Manu Chao et Julien Clerc, j’ai ressorti trois CD de Christophe dont, peut-être, mon préféré : Le dernier des Bevilacqua. C’était son vrai patronyme d’état civil (et se prénommait Daniel), un nom de héros de polar ou de champion cycliste italien (je me souviens dans ma prime jeunesse d’un prénommé Antonio champion du monde sur piste et vainqueur de Paris-Roubaix !).

« Je suis né là-bas, je suis né là-bas,
Là-bas sous le ciel, sous le ciel de Roma,
Il n’y avait plus de place pour moi pour le dernier des Bevilacqua
J’ai pris ma Vespa, j’ai pris ma Vespa,
Je suis allé droit, tout droit devant moi … »

À travers cette chanson « ritale », il s’était arrangé une autobiographie. En réalité, il était né à Juvisy-sur-Orge où avait débarqué, à la fin du XIXème siècle son grand-père Baptiste maçon-fumiste venu du Frioul. C’est l’occasion de souligner si nécessaire la richesse sociale et culturelle des vagues d’immigration qu’a connues notre douce France*… Lino Ventura, Cavanna, Platini …
Je me garderai bien de jouer les exégètes sur sa carrière artistique faite de tubes inusables de bals populaires et, comme l’a déclaré notre président en hommage, de « fulgurances poétiques et sonores ». J’ai retenu cette belle définition de « couturier de la chanson ».
J’en possédais l’image, possiblement caricaturale, d’un « vrai rital », dandy et esthète, amoureux fou des belles carrosseries qu’elles soient féminines ou automobiles, Monica Vitti et Enzo Ferrari. Je l’imagine flambant au volant d’un bolide, Via Veneto, l’artère romaine popularisée par le film de Fellini La Dolce Vita. À côté de lui, peut-être, le Gênois Agostino Ferrari, vous le connaissez évidemment, de son nom d’artiste Nino Ferrer, ah le Sud !
Écoutez Enzo avec la vraie voix d’Il Commandatore !

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« Rouge est ta couleur gravée
Dans le cœur de tous les ouvriers
Brève fut la rencontre sous un ciel cheval cabré
T’es extra, signore
T’es extra, signore, t’es extra, signore
Oh! T’es comme ça, signore
Oh! Enzo, Enzo Ferrari
Tu sei il padre nella vita della automobile
Oh! Enzo, Enzo Ferrari
Tu sei il maestro nella vita della formula una
Quand ta flèche rouge fait battre le cœur
D’une Monica très Vitti
Brève fut la rencontre sur un damier parfumé … »

Après Johnny, maintenant Christophe, je me dis que ça commence à être chaud pour ma génération, surtout en ce moment, on est bien obligé d’avoir ça dans un coin de l’esprit. Ça serait vraiment nullissime de devoir vous quitter à cause d’un pangolin ou d’une chauve-souris !
À vrai dire, on ne sait rien sur ce virus, à tout le moins, on apprend sur lui chaque jour, chaque enseignement infirmant même parfois les hypothèses de la veille. C’est effrayant ou risible selon l’humeur de l’instant, tout le monde sait et possède la solution pour s’en sortir.
Par hasard et opportunisme, j’ai retenu d’un remarquable documentaire diffusé la semaine dernière, cette remarque de Georges Brassens : « Je refuse qu’un groupe ou une secte m’embrigade, et qu’on me dise qu’on pense mieux quand mille personnes hurlent la même chose. »
Certains d’entre vous auront peut-être lu, dans le quotidien L’Humanité, la lettre posthume d’Olivier Marchais adressée à sa maman Liliane, épouse de l’ancien secrétaire général du Parti Communiste Français, décédée du coronavirus en EHPAD :
« Je dois te l’avouer maman, j’ai parfois imaginé ces moments : ta fin de vie, tes obsèques. Mais jamais je n’avais envisagé un tel scénario, de telles conditions, cette hécatombe dans ton dernier lieu de vie, que nous désignons par cet acronyme disgracieux : EHPAD. Notre société doit, devra affronter ton regard ainsi que celui de tous tes compagnons d’établissements, qui ont, qui vont succomber.
Ta fin de vie fut difficilement supportable, car il m’a été interdit de venir te voir durant les cinq semaines qui ont précédé ton décès. Comment psychiquement tu auras vécu cette longue période, seule ? Quelle compréhension as-tu eue de ce qui se passait dans le pays, autour de toi ? Et ces derniers jours, infectée par le virus, quelles ont été tes difficultés respiratoires ? Je n’aurai jamais ces éléments de réponses que j’allais chercher dans tes yeux, si bleus… »
Et puis, il y a eu, sur nos écrans, ce témoignage désespéré de Jeanne, pensionnaire d’EHPAD, qui ne comprend pas son confinement et qui veut, pour ses enfants, tenir jusqu’au bout : « Je ne peux même pas aller chez ma voisine ! On ne peut pas discuter, je suis toute la journée enfermée là-dedans. Ce n’est pas une vie à 97 ans… Ma voisine, elle n’a pas le virus et puis moi non plus. On pourrait se voir de temps en temps, discuter un p’tit peu… »

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Ce n’est certes pas là du cinéma, mais avec son bel accent, Jeanne me rappelle l’héroïne du si beau documentaire de Sophie Loridon Lucie. Après moi le déluge*** ! La merveilleuse Lucie Vareilles n’avait pas tort en prédisant malicieusement le chaos après sa disparition, sauf qu’elle était dotée d’un moral inébranlable et d’une croyance absolue en la main invisible de Dieu. Confiné actuellement au hameau de Malfougères sur le haut plateau ardéchois ne serait pas la réclusion la plus irrespirable qui soit.
Notre Président, bouleversé, a réagi par tweet aux larmes de Jeanne, et, paradoxalement, alors que se profilait la prolongation d’un confinement ultra strict dans les EHPAD, ce sont nos aïeux qui bénéficient d’ores et déjà d’une première mesure d’allègement (très contrôlée tout de même) avec la possibilité d’une visite d’un ou deux de leurs proches. J’espère qu’il ne s’agit pas d’un adieu !
Ouvrez votre dictionnaire, hébergement (le H de EHPAD) signifie le fait de « loger quelqu’un à titre provisoire » … c’est quoi l’après ?
Je me sens d’autant plus inquiet par cette situation que deux anciens de la famille séjournent justement dans un de ces établissements qu’on n’ose plus appeler « maison de retraite », c’est pourtant plus humain qu’un acronyme. Je pense aussi à ces aînés ariégeois auxquels j’avais consacré un billet lors d’une émouvante initiative nommée « les passerelles de la vie »**.
On fait appel à l’esprit civique et au sens des responsabilités des Français. Je peux fortement en douter quand je vois que, dimanche dernier, une compagnie aérienne d’une part, les voyageurs d’autre part, ont effectué un vol Marseille-Paris sans masque au mépris de toute distanciation physique. Je n’ose imaginer la cohue que cela va être après le 11 mai.
Je suis effaré quand j’entends les torrents de haine et d’imbécillité engendrés par les polémiques autour de la personnalité et la reconnaissance (ou pas) du professeur Didier Raoult. Foin des avis tout aussi autorisés d’autres membres de la communauté scientifique, le débat tombe dans une caricature pitoyable d’un Classico footballistique OM-PSG. Des supporters du club phocéen ont déroulé une banderole à la gloire de l’éminent infectiologue local. Face à l’intelligentsia parisienne, l’ancien attaquant footballeur iconoclaste Éric Cantona est venu défendre son ami qu’il qualifie de « phénomène ». Il est même Franz-Olivier Giesbert, reconverti directeur éditorial du quotidien La Provence, qui, plus hirsute que jamais dans son confinement, s’en prend aux « jobastres » de la capitale. J’ai envie de reprendre le sublime avis péremptoire de Jean-Pierre Marielle dans le film Uranus, bien qu’il fût émis dans un détestable contexte collaborationniste : « J’ai mal à ma France ».
Heureusement, miraculeusement, il y a aussi des fulgurances, des instants magiques, ainsi la violoniste japonaise Lena Yokoyama qui interprète sur le toit de l’hôpital de Cremone (Italie) l’enivrante musique d’Ennio Morricone du film Mission. Sublimement émouvant !

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Je suis surpris que la mémoire ou la connaissance des gens qui savent tout sur tout, défaille à un point tel qu’ils ignorent jusqu’à l’existence d’autres fléaux de santé qui jalonnent notre histoire contemporaine.
Je me souviens qu’au temps de mon école communale normande -il existait alors une médecine scolaire- nous avions été vaccinés suite à une épidémie de variole qui avait frappé l’Ouest de la France.
On ouvre de grands yeux quand on découvre que la grippe asiatique, née de la mutation d’un virus chez des canards sauvages (pas des enfants du bon dieu, ceux-là) d’une province chinoise, fit chez nous au moins 11 000 morts (chiffres officiels qu’on a réévalués depuis à une centaine de milliers). J’avais alors dix ans, si tu m’crois pas hé, tar’ta gueule à la récré !
J’avais (un peu plus de) vingt ans, lorsque dans la foulée de mai 68, sous les pavés, outre la plage, il y eut aussi la grippe de Hong Kong qui fit 31 000 morts entre décembre 1969 et janvier 1970. Elle fut particulièrement virulente dans le Sud-Ouest, et sans vouloir effrayer rétrospectivement mes amis de là-bas, voici ce que qu’on lisait alors dans les colonnes du quotidien régional éponyme du 10 décembre 1969 : « L’épidémie de grippe, à la faveur de la vague de froid qui s’est abattue sur les trois quarts de la France, s’étend peu à peu à de nombreuses autres régions. Un peu partout, actuellement, des familles entières sont frappées, certaines administrations – P.T.T. et S.N.C.F. entre autres – ont, perdu, _jusqu’à 30 % de leurs effectifs, et de nombreuses écoles ont dû fermer leurs portes. Le vaccin, qui n’est d’ailleurs efficace qu’au bout de trois semaines, est devenu souvent introuvable … Dans le Lot-et-Garonne, la situation s’est aggravée. Les services de la Sécurité sociale sont décimés par l’épidémie. Dans le Tarn-et-Garonne, un quart de la population est au lit. À Rodez (Aveyron), une école, l’institution Saint-Joseph, a fermé ses portes. À Toulouse, le lycée agricole d’Auzeville n’est plus qu’un hôpital. La situation n’est pas meilleure au lycée de Foix, dans l’Ariège. »
Je souris, je semble passer pour un vieux con(battant) qui rengaine ses vieilles campagnes. Notez, c’est presque vrai, l’année suivante, je partis en coopération au lycée français de Mexico. Et que croyez-vous qu’il arrivât ? Comme chantait Thiéfaine, Pulque, mescal y tequila/Cuba libre y cerveza (Corona bien sûr)/ Hombre ! Que viva Mejico ! Je revins avec una patética hépatite virale ! Cela me valut, véridique, quelques semaines de confinement avec moult tubages à l’Hôpital d’Instruction des Armées Bégin à Saint-Mandé puis une convocation au ministère des Anciens Combattants et Invalides de Guerre, rue de Grenelle, pour l’obtention d’une éventuelle pension ! Petits curieux, vous voudriez bien savoir si je bénéficie de ce régime spécial ?
Depuis deux billets, suite à la lecture de Voyage autour de ma chambre, le délicieux petit livre de Xavier de Maistre, j’ai pris l’habitude d’effectuer quelques escales en différents coins de mon domicile. Ça a, peut-être, un petit côté Affaire conclue, l’émission d’enchères animée par Sophie Davant sur France 2 ! Tant pis, aujourd’hui, j’ai choisi de vous bassiner avec deux … bassinoires en cuivre que j’ai héritées d’aïeules côté maternel. Ainsi, l’une d’elles provient d’une lointaine cousine Maria que je n’ai jamais connue mais dont je sais qu’originaire de Villedieu-les-Poêles, cité de la Manche réputée depuis le Moyen-Âge pour sa grande tradition artisanale autour du cuivre, elle travaillait dans le fameux Bouillon Julien de la rue du Faubourg-Saint-Denis à Paris.

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La bassinoire, qu’on appelait parfois plus simplement chauffe-lit, est une sorte de grande poêle ronde, avec un couvercle perforé de trous, munie d’un long manche. Remplie de braises incandescentes, on la passait avec précaution entre les draps pour réchauffer le lit. Ce fut l’outil incontournable pour réchauffer les draps durant les mois d’hiver depuis le XVIIIème siècle jusqu’au début des années 1950.
« Maître des illusions de la vie, il (Don Juan ndlr) s’élança, jeune et beau, dans la vie, méprisant le monde, mais s’emparant du monde. Son bonheur ne pouvait pas être cette félicité bourgeoise qui se repaît d’un bouilli périodique, d’une douce bassinoire en hiver, d’une lampe pour la nuit et de pantoufles neuves à chaque trimestre » écrivait Balzac dans L’Élixir de longue vie.
Dans mon enfance, heureuse je vous rassure, au domicile familial, la bassinoire n’était déjà plus qu’une antiquité et objet de décoration. Dans ma chambre sans chauffage, ma maman glissait, quelques minutes avant que j’aille dormir, une bouillotte au fond de mon lit pour apporter une certaine tiédeur. Le progrès ménager venant, je connus ensuite la couverture chauffante électrique … jusqu’au jour où mes parents oublièrent de la débrancher. C’est mon frère qui, de sa chambre contiguë, témoin de mes gesticulations anormales, porta l’alerte.
Dans sa ferme de Picardie au confort très rudimentaire, ma merveilleuse Mémé Léontine mettait une brique à chauffer dans son fourneau puis l’enveloppait dans un torchon avant de la glisser au fond de mon lit. Cela semble sans doute puéril aujourd’hui mais je peux ranger cet usage dans ma boîte de madeleines de Proust.
Il y a quelques années encore, on retrouvait parfois au fond des greniers ou des granges un moine, non pas un ecclésiastique confiné (quoique ce nom provienne d’un vieil usage dans les couvents), mais une sorte de luge en bois qui portait un récipient métallique contenant les braises. Les arceaux servaient à éloigner les draps de ces braises.
Ceci dit, ce n’est pas une sinécure de nettoyer les cuivres ! Et ne comptez pas sur moi pour inviter Miror à venir s’asseoir à ma table (oui je vous l’accorde, ce n’est pas évident de comprendre mon jeu de mot quand on n’a pas connu Édith Piaf et Moustaki !). Mais j’ai découvert récemment un produit miracle, provenant d’une entreprise de Villedieu-les-Poêles justement, qui me rend moins pénible la corvée de cuivres.
Vous attendez les bonnes recettes de cuisine concoctées, la semaine écoulée, par ma compagne ? Sa pintade élevée en plein air et aux grains dans l’herbe grasse des collines du Bas Salat, accompagnée de pommes de terre sarladaises cuites dans la graisse de canard confit(né !) et arrosée d’un gouleyant Brouilly, ravit mon palais.
Je le mentionne, à cause de son caractère exceptionnel, je me suis lancé pour ma part dans une salade d’avocat et mangue tout à fait honorable.
Il existe des passerelles entre les nourritures terrestres et spirituelles. J’ai commencé la lecture d’un livre savoureux dont je vous réserve la surprise dans mon prochain billet.
Allez, j’ignore si on galère sur le plateau ou l’on peine dans la redescente du pic ! En attendant, rejoignons en guise d’ultime hommage les Paradis perdus de Christophe, ici accompagné par Arno pour qui les nouvelles ne sont pas trop rassurantes, ces temps-ci.

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*http://encreviolette.unblog.fr/2017/11/03/ciao-italia-une-matinee-avec-les-italiens-de-france/
** http://encreviolette.unblog.fr/2019/05/24/les-passerelles-de-la-vie-a-prat-bonrepaux-ariege/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2019/06/12/lucie-vareilles-est-entree-dans-paris/

Publié dans:Ma Douce France |on 23 avril, 2020 |Pas de commentaires »

Mon confinement, merci pour le rab !

Rappel des états d’âme précédents :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/23/mon-confinement-j8/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/25/mon-confinement-j10-avec-lassistance-de-cavanna/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/27/mon-confinement-j13/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/01/mon-confinement-au-1er-avril/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/06/mon-confinement-deja-3-semaines/

Notre président a parlé « dans le poste » ! Nous en reprenons donc tous pour un mois encore. Le temps du muguet, que chantait Francis Lemarque, ne reviendra (peut-être) qu’en 2021.
70 bougies soufflées, francilien et bien portant (du moins pour l’instant), je possède tous les critères pour que ma situation de confiné se prolonge bien au-delà du 11 mai.
J’ai quelques lecteurs qui s’en réjouiraient presque. Mes billets leur font passer de tels moments d’évasion et de thérapie mentale (sic) qu’ils en redemandent ! Si ça continue, ma tête va enfler jusqu’à m’inclure dans les « héros du quotidien ».
Il semblerait que la suggestion de Xavier de Maistre de Voyage autour de ma chambre les ait séduits. Dont acte, en cette semaine pascale, je séjourne donc, plus que de coutume, dans mon vestibule, devant une crécelle provenant de grands-parents de Picardie.

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Il est probable que mon père l’utilisa dans sa jeunesse. J’avais d’ailleurs retranscrit ses souvenirs dans un billet consacré à la tradition des œufs de Pâques*.
La crécelle portait le nom de brouan, tartuleuil, martelet dans certaines provinces, et aussi tortrelle en patois picard (de tourterelle).
On trouvait dans les campagnes plusieurs modèles de cet instrument de bois manuel dit idiophone (instrument dont le son est produit par son matériau sans caisse de résonance). Celle dont j’ai héritée est constituée d’une roue dentée montée sur un manche sur laquelle vient frapper une lamelle en bois flexible, produisant un son crissant pas spécialement harmonieux.
C’est la conjugaison de deux faits qui en justifiait son usage dans une France profondément catholique. Dès le VIIIème siècle, l’on cessa d’abord de sonner les cloches des églises et chapelles (ainsi que celles des autels) afin de commémorer dans le recueillement la mort de Jésus-Christ. À la fin du IXème siècle, l’on substitua progressivement les crécelles aux cloches « parties à Rome », dans la période entre le Mercredi saint et la messe tardive du Samedi Saint. Elles avaient pour fonction d’appeler les fidèles à la prière en annonçant l’Angélus, trois fois par jour, à 6 heures du matin, midi puis à 18 heures. Vous connaissez tous le fameux tableau de Jean-François Millet avec le couple de paysans dans les champs stoppant l’arrachage des pommes de terre pour se recueillir.

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« L’Angélus sonne » ! Avec son frère, mon père, alors enfant de chœur, alertait de loin en loin avec la crécelle et chantait l’hymne à la Croix, le O crux ave, spes unica, devant les calvaires et chapelles de son village.
Je doute que cette pratique emporterait aujourd’hui l’adhésion des « néo-ruraux » qui se sont installés dans nos campagnes, et en particulier, en cette période d’épidémie, tous ces citadins citoyens qui ont fui les grandes villes pour gagner leur résidence secondaire. D’ailleurs, plutôt qu’une verbalisation pour non respect des mesures de confinement, les autochtones ne pourraient-ils pas organiser, sous leurs fenêtres, un charivari monstre à l’aube pour marquer leur réprobation ?
Pour ma part, à une époque où j’étais réquisitionné pour l’arrachage annuel des pommes de terre, j’aurais volontiers aimé quelque entorse à la tradition de l’église latine avec la sonnerie d’angélus supplémentaires au cours de la matinée !**
La crécelle avait aussi sa fonction dans le ramassage des œufs de Pâques, non pas en chocolat, mais, à l’époque, des vrais œufs pondus sur la paille des granges par des poules élevées en plein air et nourries aux grains, bref bio comme on dit aujourd’hui.
Cette tradition trouvait sa signification chrétienne avec, au IVème siècle, l’instauration du Carême, une période de pénitence de quarante jours avant Pâques durant laquelle la consommation d’œufs était interdite par l’Église.
Difficile de mettre une poule au chômage partiel (le dirigeant moustachu de la CGT trouverait aujourd’hui encore à redire !), alors que faire de tous ces œufs pondus pendant le jeûne ? Dans les fermes, ils étaient conservés à la cave dans des pots en grés remplis de chaux. Le Vendredi Saint était l’occasion d’en écouler quelques-uns. Les enfants du village allaient « cueillir leur pocage » en agitant leurs crécelles devant chaque ferme. Ils se répartissaient ensuite leur collecte plus ou moins équitablement, ce qui était parfois source de mémorables batailles … d’œufs.
Autre emploi de la crécelle qui résonne dans notre actualité : au Moyen-Âge on l’utilisait afin d’avertir de la proximité de personnes atteintes de maladies infectieuses comme la lèpre et la peste. Une forme de tracking ou tracing médiéval en somme ! Je souris des cris d’orfraie de tous ceux qui craignent une grave atteinte à leurs libertés individuelles : mails, sms, réseaux sociaux, cartes bleues, péages d’autoroutes, radars, caméras de surveillance (ou de protection, vous choisissez), que sais-je encore, un peu plus un peu moins le mal est déjà fait. Quel dilemme lorsque votre application Tinder vous indiquera une rencontre possible dans votre environnement avec une personne partageant vos goûts, en même temps qu’un contaminé du coronavirus sera repéré dans le voisinage !
Nous n’y prêtions pas attention mais lorsqu’on relit certains auteurs du passé, nous découvrons parfois certaines descriptions de périodes encore plus funestes que celle que l’on traverse actuellement. Je vous avais parlé du roman de Giono Le hussard sur le toit. Aujourd’hui, voici un paragraphe tiré de L’Histoire de ma vie de George Sand :
« Quand vint l’établissement au quai Saint-Michel avec Solange, outre que j’éprouvais le besoin de retrouver mes habitudes naturelles, qui sont sédentaires, la vie générale devint bientôt si tragique et si sombre, que j’en dus ressentir le contrecoup. Le choléra enveloppa des premiers les quartiers qui nous entouraient. Il approcha rapidement, il monta, d’étage en étage, la maison que nous habitions. Il y emporta six personnes et s’arrêta à la porte de notre mansarde, comme s’il eût dédaigné une si chétive proie.
Parmi le groupe de compatriotes amis qui s’était formé autour de moi, aucun ne se laissa frapper de cette terreur funeste qui semblait appeler le mal et qui généralement le rendait sans ressources. Nous étions inquiets les uns pour les autres, et point pour nous-mêmes. Aussi, afin d’éviter d’inutiles angoisses, nous étions convenus de nous rencontrer tous les jours au jardin du Luxembourg, ne fût-ce que pour un instant, et quand l’un de nous manquait à l’appel, on courait chez lui. Pas un ne fut atteint, même légèrement. Aucun pourtant ne changea rien à son régime et ne se mit en garde contre la contagion.
C’était un horrible spectacle que ce convoi sans relâche passant sous ma fenêtre et traversant le pont Saint-Michel. En de certains jours, les grandes voitures de déménagements, dites tapissières, devenues les corbillards des pauvres, se succédèrent sans interruption, et ce qu’il y avait de plus effrayant, ce n’était pas ces morts entassés pêle-mêle comme des ballots, c’était l’absence des parents et des amis derrière les chars funèbres; c’était les conducteurs doublant le pas, jurant et fouettant les chevaux; c’était les passants s’éloignant avec effroi du hideux cortège; c’était la rage des ouvriers qui croyaient à une fantastique mesure d’empoisonnement et qui levaient leurs poings fermés contre le ciel; c’était, quand ces groupes menaçants avaient passé, l’abattement ou l’insouciance qui rendaient toutes les physionomies irritantes ou stupides. »
Heureusement, nous n’observons pas de scènes aussi morbides. Encore que, je ne peux pas ne pas penser à cette morgue de fortune installée dans un entrepôt réfrigéré du Marché d’intérêt national de Rungis. Avant qu’une révolte justifiée ne gronde, les familles pouvaient s’y rendre pour dire un dernier au revoir d’un quart d’heure à leurs proches, moyennant plus d’une centaine d’euros.
Au Moyen-Âge, en périodes des grandes épidémies de peste, on réquisitionna pour transporter les cadavres, les embarcations à fond plat du port de Corbeil-Essonnes, qui acheminaient notamment les productions céréalières de la Beauce et de la Brie. À cause de cet usage et par déformation linguistique, ces « corbeillards » donnèrent le nom de corbillards aux véhicules de transport funéraire.
George Sand, la pas toujours sage dame de Nohant (elle avait pécho Chopin !), fut raisonnable en ne cédant pas à l’envie d’un exode vers sa demeure du Berry :
« J’avais pensé à me sauver, à cause de ma fille; mais tout le monde disait que le déplacement et le voyage étaient plus dangereux que salutaires, et je me disais aussi que si l’influence pestilentielle s’était déjà, à mon insu, attachée à nous au moment du départ, il valait mieux ne pas la porter à Nohant, où elle n’avait pas pénétré et où elle ne pénétra pas. Et puis, du reste, dans les dangers communs dont rien ne peut préserver, on prend vite son parti. Mes amis et moi, nous nous disions que, le choléra s’adressant plus volontiers aux pauvres qu’aux riches, nous étions parmi les plus menacés et devions, par conséquent accepter la chance sans nous affecter du désastre général où chacun de nous était pour son compte, aussi bien que ces ouvriers furieux ou désespérés qui se croyaient l’objet d’une malédiction particulière. »
En ce printemps quasi estival, ouvrant les fenêtres, plus que de coutume, j’entends des choses surprenantes. Oui, j’entends le silence. Ou du moins, aussi loin que mes souvenirs m’emmènent, je crois retrouver étrangement les bruits de mon enfance, les sons d’une nature qui reprend un peu une place qu’on lui avait confisquée.
Cela me renvoie au roman mi high-tech mi médiéval Les Prisonniers du temps de Michaël Chrichton, auteur par ailleurs de Jurassic Park. En bricolant une théorie quantique, l’écrivain expédiait des étudiants archéologues dans la Dordogne de 1357, en pleine Guerre de Cent Ans. Téléportés là-bas, ils étaient plongés dans une atmosphère sonore complètement inédite.
« Oui, magnifique. Il n’était pas sincère, loin de là ; quelque chose dans cette forêt lui paraissait sinistre. Il fit un tour complet sur lui-même, essayant de percer la raison pour laquelle il ne parvenait pas à se débarrasser du sentiment que quelque chose clochait dans ce qu’il voyait… que quelque chose manquait ou n’était pas à sa place. — Qu’est-ce qui cloche ici ? finit-il par demander. — Ah oui ! fit Gomez en riant. Écoutez bien, vous allez comprendre. Chris tendit l’oreille. Il perçut le pépiement des oiseaux, le bruissement des feuilles agitées par la brise. Rien d’autre … Je n’entends rien, fit-il.
Précisément. Certains sont désorientés à leur arrivée. Il n’y a pas de bruit ambiant ici : pas de radio ni de télé, pas d’avions, pas de machines, pas de moteurs de voitures. Au XXe siècle, nous sommes tellement habitués à ce bruit permanent que le silence paraît menaçant. — Ça doit être ça. C’est exactement ce que ressentait Chris. Il se retourna vers l’étroit chemin qui s’engageait dans la forêt. À certains endroits la boue creusée de marques de sabots atteignait une soixantaine de centimètres de hauteur. Un monde de chevaux, se dit Chris. Pas un bruit de machine. Des empreintes de sabots en quantité. Il prit une profonde inspiration, exhala lentement. Même l’air paraissait différent. Plus vif, grisant, comme si sa teneur en oxygène était plus élevée. En regardant derrière lui, il vit que la machine avait disparu. Gomez n’avait pas l’air de s’en soucier. — Où est-elle passée ? demanda-t-il en s’efforçant de dissimuler son inquiétude. — Elle a dérivé. — Dérivé ? »
C’est ça ! J’ai l’impression d’être téléporté dans un nouveau monde, le « monde d’après » dont on veut se persuader qu’il ne pourra pas être comme celui que l’on connaissait encore il y a quelques semaines. Vous y croyez vraiment ?
La solidarité aura fait long feu, l’économie de marché reprendra ses droits. D’ailleurs, sournoisement, elle s’insinue encore en ce moment. Je ne sais pas vous mais, par exemple, sur ma messagerie affluent des propositions publicitaires non masquées pour commander ces fameux masques introuvables, des noirs, des bleus, des blancs, des doublés, des plissés, des réutilisables, des bio, à des prix d’ailleurs très variables, quelle chance, on bénéficie même de 50% de rabais ! Même les lapins de Pâques en chocolat, plus sages que les humains, arborent un masque !

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En attendant, on redécouvre le bruissement perceptible des feuilles dans les arbres, le gazouillis des oiseaux qui batifolent, le cliquetis léger même du VTT d’un voisin qui entretient sa forme en solitaire dans le parc de la résidence (en respectant les horaires).
On voit sur les écrans quelques images étonnantes, touchantes, cocasses, angoissantes parfois, d’une faune sauvage qui s’invite à la ville. À Venise, des bancs de poissons frétillent dans l’eau redevenue claire des canaux. Au port de Cagliari en Sardaigne, les dauphins improvisent un spectacle de nage synchronisée devant les riverains ébahis et confinés. En Thaïlande, on assiste à d’incroyables rassemblements de singes au centre de la ville.

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Pour mieux vivre son confinement, un duo de comédiens (Marion Creusvaux et Julien Pestel) fait le buzz en ce moment en détournant et doublant quelques scènes cultes de films. Voici que des dinosaures échappés du Jurassic Park ont envahi le parc des Buttes-Chaumont ! Hilarant, dans l’esprit des Nuls d’antan.

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Est-ce une parenthèse enchantée dans la relation entre l’Homme et la Nature. ?
Serge Reggiani hurlait : « Les loups sont entrés dans Paris » ! Gare car ceux qu’il évoquait, je n’ai pas du tout envie que revienne leur descendance !
Que mes amis ariégeois se méfient quand même : à défaut de loups des Carpates, ils pourraient bien voir quelques ours slovènes rôder la nuit dans leurs villes … pour dire bonne nuit aux petits enfants confinés. Ce n’est pas du pipeau !
Les bêtes apprécient globalement le confinement des humains. Malgré tout, en parcourant des chroniques de Charlie-Hebdo joliment intitulées Lettre des animaux aux humains confinés, je lisais que le si joliment coloré geai des chênes était la bête noire des chasseurs, particulièrement en Ariège (ils n’appartiennent pas à mon cercle d’amis !) et en Lot-et-Garonne. Ne me demandez pas pour quelle raison, on range ce passereau dans les nuisibles. Est-ce à cause de son nom latin Garrulus glandarius, un oiseau oisif en somme ? De son indiscipline à cause de son cousinage avec le Cassenoix moucheté ou la Pie bavarde ? Il serait pourtant considéré comme le « premier forestier de France par le nombre d’arbres plantés » car il cache des graines pour s’en nourrir et en oublierait un grand nombre.
Quand on arrive en ville chantait aussi Michel Berger… Nous tout c’qu’on veut d’est être heureux avant d’être vieux … Ce n’est pas très bien parti mon affaire, du moins en ce qui me concerne : avec les mesures envisagées de déconfinement progressif, je risque d’être déconfit (de canard).
Il est même des animaux citoyens et philosophes qui parlent de nous : « Les humains sont sous cloche/Ils s’mettent à ruminer/Et entre deux soupirs/Ils s’mettent à réfléchir ». Le lapin malin Pampinou ***, une vraie bête de scène que je vous avais présentée dans mon précédent billet, compatit à notre situation et fait du prosélytisme dans le jardin :

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Vous savez que j’aime émoustiller vos papilles en vous faisant partager les prouesses culinaires de ma compagne. Cette semaine, elle a (ou s’est, attention à #MeToo !) sacrifié aux recettes pascales, notamment au gigot d’agneau remonté des collines du Couserans in extrémis avant le confinement. Vous ne pourrez donc pas me suspecter de marché noir à l’envers, comme dans la jubilante scène de La traversée de Paris avec Gabin, Bourvil et De Funès : « Jambier, 45 rue Poliveau, je veux 3 000 francs ! ».
Un gigot de 3,300 kilogrammes à deux, puisqu’on nous interdit de convier nos voisins ! Je ne blasphème pas, puisqu’il est ressuscité, ce fut le petit Jésus en culotte de velours !!!
En dessert, le lundi midi, ma compagne a confectionné l’omelette flambée de Pâques « comme chez elle dans la ferme familiale du Sud-Ouest », une succulente recette que j’ignorais avant que je ne fasse sa connaissance. Quand comme moi, on a mangé de l’omelette salée pendant 30 ans, on est dubitatif, la première fois, devant une omelette au sucre.
Au départ, il s’agit d’une omelette banale, encore faut-il le coup de main de la cuisinière pour bien la rouler. Ensuite, quand c’est possible, il faut fermer les volets ou tirer les double-rideaux pour plonger la pièce dans une légère pénombre.
C’est alors que l’aïeul, après avoir saupoudré l’omelette de sucre en poudre, versait (généreusement) de son eau de vie de prune, réchauffée auparavant dans une casserole, puis craquait une allumette pour la flamber. Instant magique lorsque les petites flammes dansent sur l’omelette tandis qu’une délicieuse odeur vient exciter nos narines. Cette année, le rhum a remplacé la goutte de la ferme.
Guillaume d’Aquitaine serait, selon la légende (donc il est probable que ce soit inexact !), à l’origine de cette tradition, en offrant vers l’an 800, un repas à base d’œufs à ses vassaux. Ce qui est beaucoup plus certain, c’est que l’ouméleto du lundi de Pâques est une coutume encore très tenace dans le Sud-Ouest. Elle est l’occasion de rassemblements (annulés cette année) festifs en extérieur dans de nombreuses communes. Il existe même une confrérie mondiale des Chevaliers de l’Omelette géante.
La Culture souffre terriblement de l’épidémie et du confinement. Il nous est annoncé qu’il ne faut pas envisager une reprise de « l’événementiel » en général avant le mois de juillet. D’ores et déjà, le cultissime festival d’Avignon, est annulé, ainsi que tant d’autres manifestations qui oxygènent et éveillent notre esprit chaque été, dans notre douce France.
Je ne peux admirer que virtuellement les peintures et aquarelles de William Turner, la grande rétrospective que proposait le musée Jacquemart-André ayant dû être suspendue au lendemain de son vernissage.
Une seconde fois, je dois renoncer à voir l’adaptation théâtrale des Ritals, livre autobiographique de Cavanna par Bruno Putzulu. Qui sait, si par bonheur j’étais déconfiné à cette époque, je pourrai enfin y assister fin août dans un paisible théâtre de verdure d’Ariège.
Librairies indépendantes, médiathèques, galeries et scènes, sont closes. Un désastre, même si pour certains esprits peu éclairés, cela peut apparaître subalterne.
Vous voyez que je supporte assez bien le confinement et que je ne suis personnellement pas trop traumatisé qu’on me resserve une ration d’un mois.
Il y a tellement de gens qui (sur)vivent des situations autrement dramatiques, médicalement, économiquement, psychologiquement. Mieux que quelques applaudissements, parfois une larme perle à ma paupière quand j’entends certains témoignages de personnes qui souffrent et de ceux, admirables, qui les soignent.
Parfois, j’ai la curieuse sensation que je suis devenu totalement inutile dans et pour la société. Offre-t-elle encore une petite place à un modeste rédacteur de blog ? Allez, prenez soin de vous et rassurez-vous, comme le chantait Alain Bashung, nous sommes Immortels!

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* http://encreviolette.unblog.fr/2009/04/10/fete-loeuf-de-paques/
** http://encreviolette.unblog.fr/2010/08/25/corvee-de-patates/
*** pour suivre les aventures de Pampinou confiné : https://www.youtube.com/user/ids09

Publié dans:Ma Douce France |on 15 avril, 2020 |Pas de commentaires »

Mon confinement … déjà 3 semaines !

Récit des états d’âme précédents :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/23/mon-confinement-j8/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/25/mon-confinement-j10-avec-lassistance-de-cavanna/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/27/mon-confinement-j13/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/04/01/mon-confinement-au-1er-avril/

Le confinement est valable pour nous tous … à l’exception, évidemment, des quelques centaines de milliers de Parisiens qui ont voulu nous faire savoir qu’ils possédaient une résidence secondaire.
Aujourd’hui, en ouverture de mon journal du confinement, j’ai envie de vous faire partager comment certains de mes amis vivent leur réclusion, en tentant de continuer à assouvir leur passion.
Au temps de l’époque héroïque de Charlie-Hebdo (canal historique !), je me souviens de la rubrique « Spécial Copinage » où étaient recommandés spectacles, expositions et lectures de qualité. Avec mes collègues enseignants, à la suite de notre reportage sur notre séjour d’un mois dans les locaux du journal (le premier du genre, il faut encore le dire !) et de sa projection au mythique Studio 43 de la rue du Faubourg Montmartre, Wolinski s’était fendu d’un crobar de son petit monsieur aux avis péremptoires : « Ah les cons ! ». Un beau compliment de la part de cette bande d’iconoclastes qui reconnaissaient ainsi que nous appartenions (un peu) à la « famille » !
À plusieurs reprises, mes plus fidèles lecteurs s’en souviennent, j’ai eu l’occasion de vous faire connaître l’activité artistique de mes amis d’Ariège, Patricia et Philippe, deux intermittents du spectacle, qui jouent interminablement « relâche » actuellement.*
Enfin, pas tout à fait ! En cette période d’épidémie, vu qu’il semblerait que le virus n’est pas transmissible entre animaux et humains (ceci dit, il proviendrait tout de même de chinoiseries entre un pangolin et une chauve-souris), ils ont ressorti de son clapier leur adorable lapin Pampinou, une vraie bête de scène plus consensuelle que les coqs (private joke !).
Loin d’être un lapin crétin, ce Pampinou s’intéresse aux problèmes qui nous inquiètent actuellement, et sa « mamie » a eu l’idée, dans le cadre des activités d’éveil, de lui chanter sa Lettre à Manu, adaptation personnelle de la poignante chanson de Renaud :

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C’est beaucoup mieux qu’un pastiche : les mots efficaces nous alertent avec beaucoup de justesse, l’émotion règne comme dans le texte original du « chanteur énervant ». De la belle ouvrage comme on disait familièrement !
Voilà une forme de manifestation tellement plus intelligente que brûler ou pendre une effigie de notre président. Gens du spectacle, n’oubliez pas après le déconfinement, de faire travailler encore plus que de coutume ces artistes, parfois injustement méconnus, qui pourtant ont tellement de belles émotions à nous offrir !
Pour ma part, plutôt que me faire rembourser, j’ai d’ores et déjà fait don du montant des deux places que j’avais réservées pour un spectacle en avril annulé à Paris.
Vous connaissez peut-être aussi mon ami Jean-Pierre, accessoirement retraité de l’Éducation Nationale et principalement cyclotouriste invétéré et archiviste précieux de tout ce qui a trait au cyclisme. C’est vers lui souvent que je me tourne pour écrire mes billets (si énervants pour certains !) sur les Tours de France d’antan. À cause du confinement, il est malheureux, en ce moment, de ne pas pouvoir rouler au moins sur ses routes de Seine-et-Marne, aux confins de la Champagne et de l’Aube. Un crève-cœur quand on possède une petite dizaine de vélos dans son atelier !
Adieu Audax et Brevets fédéraux ! Depuis que la retraite avait sonné, il s’était lancé le défi (et l’avait respecté) de parcourir mensuellement au moins une randonnée de 200 km.
Des fourmis dans les jambes, Jean-Pierre, n’y tenant plus, a choisi d’enfreindre les règles de sortie mises en place par le gouvernement en tricotant un circuit sur les routes du Bas de l’Aisne à la rencontre des fables de Jean de La Fontaine (un peu le « régional de l’étape »).
Il avait « la socquette légère », le Jean-Pierre, et beaucoup d’humour et d’esprit. Ainsi, il a réalisé son projet … en nous le présentant virtuellement, le 1er avril, dans son blog Vélos … VELO ! :
https://vlosvlo.blogspot.com/2020/04/mon-200-du-mois-davril-poisson-davril.html

https://vlosvlo.blogspot.com/2020/04/mon-200-du-mois-davril-poisson-davril_3.html
Voici encore de la belle ouvrage digne de ces instituteurs (qu’il fut) d’autrefois qui rédigeaient une monographie du village où ils enseignaient.
À l’arrière de la voiture du directeur de course, s’est même assis Pierre Desproges, n’oublions pas qu’il fut journaliste, nul doute que sa plume acide aurait fait mouche en cette période de pandémie. Vous verrez qu’il ne porte pas trop le fabuliste dans son cœur, il est vrai que le natif de Château-Thierry fut un vrai « suceur de roue » dans son genre, en calquant souvent ses vers sur ceux d’Ésope.
Pour adoucir notre confinement, Fabrice Luchini nous récite quelques fables depuis son fauteuil, Jean-Pierre, lui, nous les « roule » (un troisième volet de sa « fabuleuse » randonnée est en préparation).
Et puisque j’ai cité Pierre Desproges, sachez qu’en 1986, dans le même Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis, outre La Fontaine, il se moquait aussi du … pangolin :
« Pangolin n.m., du malais panggoling, qui signifie approximativement pangolin. Mammifère édenté d’Afrique et d’Asie couvert d’écailles cornées, se nourrissant de fourmis et de termites. Le pangolin mesure environ un mètre. Sa femelle s’appelle la pangoline. Elle ne donne le jour qu’à un seul petit à la fois, qui s’appelle Toto. Le pangolin ressemble à un artichaut à l’envers avec des pattes, prolongé d’une queue à la vue de laquelle on se prend à penser qu’en effet, le ridicule ne tue plus. » Étonnant non ?
N’en déplaise à Jean-Pierre, le vélo en prenait également pour son grade. Ainsi : « Le Tour de France rassemble chaque été, sur le bord des routes, des centaines de milliers de prolétaires cuits à point qui s’esbaudissent et s’époumonent au passage de maints furonculés tricotant des gambettes. » Qui sait, ce ne sera peut-être pas le cas, cet été, à cause de ce fichu pangolin !
J’étais tout gamin lorsqu’en 1958, j’entendais sur mon transistor la nouvelle émission d’Europe n°1 « Vous êtes formidables » animée par Pierre Bellemare et parrainée par la réclame MonSavon d’Or, « formidable pour sa mousse abondante même en eau calcaire ». On y louait le courage, la générosité, la solidarité, l’ingéniosité de nombreux Français anonymes.
En ce moment, les réseaux sociaux, si souvent nocifs, relaient des images d’initiatives émouvantes ou amusantes, même parfois pour leur caractère dérisoire mais rafraîchissant. Ainsi, cette semaine, j’ai souri à « Questions pour un balcon ». Sur le modèle de la populaire émission de jeu, chaque soir, un comédien (au chômage technique) jouant le Julien Lepers (ou Samuel Étienne, je me tiens au courant quand même !) de service organise, depuis une fenêtre de son appartement, une confrontation entre les résidents côtés pairs et impairs de sa rue parisienne.
Mais comment aussi, à l’autre bout de la chaîne culturelle, ne pas mettre en avant la magnifique performance (artistique et technique) des musiciens de l’Orchestre national de France qui jouent le Boléro de Ravel depuis chez eux. Chaque artiste s’est filmé à son propre domicile jouant de son instrument. Les vidéos ont ensuite été assemblées pour former ce morceau de quatre minutes :

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Sourire : il ne manque que le regretté acteur Jacques Villeret inénarrable à la batterie ! Pour ce sketch d’anthologie, il vous faudra relire mon billet Le beau vélo de Ravel : http://encreviolette.unblog.fr/2010/03/11/le-beau-velo-de-ravel-ou-le-depart-de-paris-nice-2010/
Lorsque la France est attaquée, elle brandit parfois des livres. Ainsi, le Traité sur la tolérance de Voltaire et Paris est une fête d’Ernest Hemingway connurent un pic de popularité, au point de devenir de véritables best-sellers, en 2015, suite aux attaques contre Charlie-Hebdo, le supermarché Hyper Cacher, et aux attentats du 13 novembre.
Depuis mon précédent billet, pour occuper mon confinement, je me suis procuré un possible mode d’emploi pour le supporter, un précieux précis, le beau récit « Voyage autour de ma chambre » de Xavier de Maistre, un vrai voyage tout à fait surprenant et original.

Voyage autour de ma chambre

Xavier de Maistre, né à Chambéry en 1763 et mort à Saint-Pétersbourg en 1852, fut un écrivain, peintre et général au service du tsar Alexandre Ier de Russie. Un rêveur invétéré aussi, ce qui lui valut le surnom d’étourneau de la part de ses proches, une tête en l’air, le 6 mai 1784, il se porta même volontaire pour participer au premier vol en ballon en Savoie, un an après la démonstration des frères Montgolfier à Annonay et l’ascension de Pilâtre de Rozier.
Je ne vais pas entamer ici un cours d’Histoire mais, mis aux arrêts suite à un duel, de Maistre, savoyard d’origine et alors officier de l’armée sarde en garnison en Piémont, fut condamné à quarante-deux jours d’assignation à domicile.
Il mit ce temps de réclusion à profit pour écrire son délicieux roman afin de démontrer que l’immobilité forcée pouvait mener à davantage de liberté : « J’ai entrepris et exécuté un voyage de quarante-deux jours autour de ma chambre. Les observations intéressantes que j’ai faites, et le plaisir continuel que j’ai éprouvé le long du chemin, me faisaient désirer de le rendre public ; la certitude d’être utile m’y a décidé. Mon cœur éprouve une satisfaction inexprimable lorsque je pense au nombre infini de malheureux auxquels j’offre une ressource assurée contre l’ennui, et un adoucissement aux maux qu’ils endurent. Le plaisir qu’on trouve à voyager dans sa chambre est à l’abri de la jalousie inquiète des hommes ; il est indépendant de la fortune. Est-il, en effet, d’être assez malheureux, assez abandonné, pour n’avoir pas de réduit où il puisse se retirer et se cacher à tout le monde ? Voilà tous les apprêts du voyage.
Je suis sûr que tout homme sensé adoptera mon système, de quelque caractère qu’il puisse être, et quel que soit son tempérament : qu’il soit avare ou prodigue, riche ou pauvre, jeune ou vieux, né sous la zone torride ou près du pôle, il peut voyager comme moi ; enfin, dans l’immense famille des hommes qui fourmillent sur la surface de la terre, il n’en est pas un seul, — non, pas un seul (j’entends de ceux qui habitent des chambres) qui puisse, après avoir lu ce livre, refuser son approbation à la nouvelle manière de voyager que j’introduis dans le monde. »
L’écrivain nous propose un voyage low cost, à portée de toutes les bourses, ne nécessitant aucune attestation dérogatoire de déplacement, adaptable à l’espace de confinement de chacun : « Je pourrais commencer l’éloge de mon voyage par dire qu’il ne m’a rien coûté… L’être le plus indolent hésiterait-il de se mettre en route avec moi pour se procurer un plaisir qui ne lui coûtera ni peine, ni argent ? Courage donc, partons ! … »
Suivons-le alors !
« Ma chambre est située sous le quarante-cinquième degré de latitude, selon les mesures du père Beccaria : sa direction est du levant au couchant ; elle forme un carré long qui a trente-six pas de tour, en rasant la muraille de bien près. Mon voyage en contiendra cependant davantage ; car je traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ni de méthode. — Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin l’exige. Je n’aime pas les gens qui sont si fort les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : « Aujourd’hui je ferai trois visites, j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé »…
… Lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoique en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façons, et je m’y arrange tout de suite. — C’est un excellent meuble qu’un fauteuil ; il est surtout de la dernière utilité pour tout homme méditatif. »
Bien calé dans son fauteuil, il nous alerte : « Les heures glissent alors sur vous, et tombent en silence dans l’éternité, sans vous faire sentir leur triste passage. »
Tournons les pages de son carnet de voyage :
« Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de ma chambre, et qui forme la plus agréable perspective. Il est situé de la manière la plus heureuse : les premiers rayons du soleil viennent se jouer dans mes rideaux. — Je les vois, dans les beaux jours d’été, s’avancer le long de la muraille blanche, à mesure que le soleil s’élève : les ormes qui sont devant ma fenêtre les divisent de mille manières, et les font balancer sur mon lit, couleur de rose et blanc, qui répand de tous côtés une teinte charmante par leur réflexion. — J’entends le gazouillement confus des hirondelles qui se sont emparées du toit de la maison, et des autres oiseaux qui habitent les ormes : alors mille idées riantes occupent mon esprit ; et, dans l’univers entier, personne n’a un réveil aussi agréable, aussi paisible que le mien.
J’avoue que j’aime à jouir de ces doux instants, et que je prolonge toujours, autant qu’il est possible, le plaisir que je trouve à méditer dans la douce chaleur de mon lit. Est-il un théâtre qui prête plus à l’imagination, qui réveille de plus tendres idées, que le meuble où je m’oublie quelquefois ? — Lecteur modeste, ne vous effrayez point ; — mais ne pourrais-je donc parler du bonheur d’un amant qui serre pour la première fois dans ses bras une épouse vertueuse ? plaisir ineffable, que mon mauvais destin me condamne à ne jamais goûter ! N’est-ce pas dans un lit qu’une mère, ivre de joie à la naissance d’un fils, oublie ses douleurs ? C’est là que les plaisirs fantastiques, fruits de l’imagination et de l’espérance, viennent nous agiter. — Enfin, c’est dans ce meuble délicieux que nous oublions, pendant une moitié de la vie, les chagrins de l’autre moitié. Mais quelle foule de pensées agréables et tristes se pressent à la fois dans mon cerveau ! Mélange étonnant de situations terribles et délicieuses !
Un lit nous voit naître et nous voit mourir ; c’est le théâtre variable où le genre humain joue tour à tour des drames intéressants, des farces risibles et des tragédies épouvantables. — C’est un berceau garni de fleurs ; — c’est le trône de l’amour ; — c’est un sépulcre … »
De plus en plus rares sont les personnes qui, comme moi, sont nées au domicile familial, beaucoup trop voient actuellement leur vie abrégée dans ce qui ressemble à un véritable hôpital de campagne.
Quand mes amis viennent chez moi, ils dorment éventuellement dans l’antique lit en fer beaucoup plus centenaire que le fût elle-même ma chère mémé Léontine.
Peut-être certains d’entre vous planchèrent-ils au collège sur un extrait d’Espèces d’espaces de Georges Pérec, et notamment la description de son lit :
« J‘aime mon lit. J’aime rester étendu sur mon lit et regarder le plafond d’un œil placide. J’y consacrerais volontiers l’essentiel de mon temps (et principalement de mes matinées) si des occupations réputées plus urgentes (la liste en serait fastidieuse à dresser) ne m’en empêchaient si souvent. J’aime les plafonds, j’aime les moulures et les rosaces : elles me tiennent souvent lieu de muse et l’enchevêtrement des fioritures de stuc me renvoie sans peine à ces autres labyrinthes que tissent les fantasmes, les idées et les mots. Mais on ne s’occupe plus des plafonds. On les fait désespérément rectilignes ou, pire encore, on les affuble de poutres soi-disant apparentes. Une vaste planche m’a longtemps servi de chevet. À l’exception de nourriture solide (je n’ai généralement pas faim quand je reste au lit), il s’y trouvait rassemblé tout ce qui m’était indispensable, aussi bien dans le domaine du nécessaire que dans le domaine du futile: une bouteille d’eau minérale, un verre, une paire de ciseaux à ongles (malheureusement ébréchés), un recueil de mots croisés du déjà cité Robert Scipion (…), un paquet de mouchoirs en papier, une brosse à poils durs qui me permettait de donner au pelage de mon chat (qui était d’ailleurs une chatte) un lustre qui faisait l’admiration de tous, un téléphone, grâce auquel je pouvais, non seulement donner à mes amis des nouvelles de ma santé, mais répondre à d’innombrables correspondants que je n’étais pas la Société Michelin, un poste de radio entièrement transistorisé diffusant à longueur de journée, si le cœur m’en disait, diverses musiques de genre entrecoupées d’informations susurrées concernant les embouteillages, quelques dizaines de livres (certains que je me proposais de lire et que je ne lisais pas, d’autres que je relisais sans cesse), des albums de bandes dessinées, des piles de journaux, tout un attirail de fumeur, divers agendas, carnets, cahiers et feuilles volantes, un réveil, évidemment, un tube d’Alka-Seltzer (vide), un autre d’aspirine (à moitié plein, ou, si l’on préfère, à moitié vide), un autre, encore, de cequinyl (médication anti-grippe: à peu près intact), une lampe, bien sûr, de nombreux prospectus que je négligeais de jeter, des lettres, des stylos-feutre, des stylos-bille (les uns et les autres souvent taris…), des crayons, un taille-crayon, une gomme (ces trois derniers articles précisément destinés à la résolution desdits mots croisés), un galet ramassé sur la plage de Dieppe, quelques autres menus souvenirs et un calendrier des postes … »
Xavier de Maistre destine un chapitre exclusivement aux métaphysiciens en développant sa théorie de la dualité âme-bête qui s’affronte en nous : « Ces deux êtres sont absolument distincts, mais tellement emboîtés l’un dans l’autre, ou l’un sur l’autre, qu’il faut que l’âme ait une certaine supériorité sur la bête pour être en état d’en faire la distinction. »
Explication et illustration :
« S’il est utile et agréable d’avoir une âme dégagée de la matière au point de la faire voyager toute seule lorsqu’on le juge à propos, cette faculté a aussi ses inconvénients. C’est à elle, par exemple, que je dois la brûlure dont j’ai parlé dans les chapitres précédents. — Je donne ordinairement à ma bête le soin des apprêts de mon déjeuner ; c’est elle qui fait griller mon pain et le coupe en tranches. Elle fait à merveille le café, et le prend même très-souvent sans que mon âme s’en mêle, à moins que celle-ci ne s’amuse à la voir travailler ; mais cela est rare et très-difficile à exécuter : car il est aisé, lorsqu’on fait quelque opération mécanique, de penser à toute autre chose ; mais il est extrêmement difficile de se regarder agir, pour ainsi dire ; — ou, pour m’expliquer suivant mon système, d’employer son âme à examiner la marche de sa bête, et de la voir travailler sans y prendre part. — Voilà le plus étonnant tour de force métaphysique que l’homme puisse exécuter.
J’avais couché mes pincettes sur la braise pour faire griller mon pain ; et, quelque temps après, tandis que mon âme voyageait, voilà qu’une souche enflammée roule sur le foyer : — ma pauvre bête porta la main aux pincettes, et je me brûlai les doigts. … »
Conséquence : « Il (le lecteur ndlr) ne pourra qu’être satisfait de lui, s’il parvient un jour à savoir faire voyager son âme toute seule … Est-il de jouissance plus flatteuse que celle d’étendre ainsi son existence, d’occuper à la fois la terre et les cieux, et de doubler, pour ainsi dire, son être ? Le désir éternel, et jamais satisfait, de l’homme, n’est-il pas d’augmenter sa puissance et ses facultés, de vouloir être où il n’est pas, de rappeler le passé et de vivre dans l’avenir ? Il veut commander les armées, présider aux académies ; il veut être adoré des belles, et s’il possède tout cela, il regrette alors les champs et la tranquillité, et porte envie à la cabane des bergers … »
L’écrivain se défend :
« Qu’on n’aille pas croire qu’au lieu de tenir ma parole, en donnant la description de mon voyage autour de ma chambre, je bats la campagne pour me tirer d’affaire ; on se tromperait fort car mon voyage continue réellement … »
Ainsi :
« J’étais dans mon fauteuil, sur lequel je m’étais renversé, de manière que ses deux pieds antérieurs étaient élevés à deux pouces de terre ; et, tout en me balançant à droite et à gauche, et gagnant du terrain, j’étais insensiblement parvenu tout près de la muraille. — C’est la manière dont je voyage lorsque je ne suis pas pressé. — Là, ma main s’était emparée machinalement du portrait de madame de Hautcastel, et l’autre s’amusait à ôter la poussière qui le couvrait…
… À mesure que le linge enlevait la poussière et faisait paraître des boucles de cheveux blonds, et la guirlande de roses dont ils sont couronnés, mon âme, depuis le soleil où elle s’était transportée, sentit un léger frémissement de plaisir et partagea sympathiquement la jouissance de mon cœur. Cette jouissance devint moins confuse et plus vive lorsque le linge, d’un seul coup, découvrit le front éclatant de cette charmante physionomie ; mon âme fut sur le point de quitter les cieux pour jouir du spectacle. Mais se fût-elle trouvée dans les Champs Élysées, eût-elle assisté à un concert de chérubins, elle n’y serait pas demeurée une demi-seconde, lorsque sa compagne, prenant toujours plus d’intérêt à son ouvrage, s’avisa de saisir une éponge mouillée qu’on lui présentait et de la passer tout à coup sur les sourcils et les yeux, — sur le nez, — sur les joues, — sur cette bouche ; — ah ! Dieu ! le cœur me bat ! — sur le menton, sur le sein : ce fut l’affaire d’un moment ; toute la figure parut renaître et sortir du néant. — Mon âme se précipita du ciel comme une étoile tombante ; elle trouva l’autre dans une extase ravissante, et parvint à l’augmenter en la partageant. Cette situation singulière et imprévue fit disparaître le temps et l’espace pour moi. — J’existai pour un instant dans le passé, et je rajeunis contre l’ordre de la nature. — Oui, la voilà, cette femme adorée, c’est elle-même, je la vois qui sourit ; elle va parler pour dire qu’elle m’aime. — Quel regard ! viens, que je te serre contre mon cœur, âme de ma vie, ma seconde existence ! Viens partager mon ivresse et mon bonheur ! Ce moment fut court, mais il fut ravissant … »
Intriguant ce tableau, à tel point que Joannetti le serviteur réclame une explication à son maître: « Je voudrais, dit-il, que monsieur m’expliquât pourquoi ce portrait me regarde toujours, quel que soit l’endroit de la chambre où je me trouve. Le matin, lorsque je fais le lit, sa figure se tourne vers moi, et si je vais à la fenêtre, elle me regarde encore et me suit des yeux en chemin. »
L ‘écrivain confiné poursuit le voyage : « En laissant donc sur la droite les portraits de Raphaël et de sa maîtresse, le chevalier d’Assas et la Bergère des Alpes, en longeant sur la gauche du côté de la fenêtre, on découvre mon bureau : c’est le premier objet et le plus apparent qui se présente aux regards du voyageur, en suivant la route que je viens d’indiquer. »
Vous imaginez bien qu’il sera intarissable sur sa correspondance.
« Je n’en finirais pas si je voulais décrire la millième partie des événements singuliers qui m’arrivent lorsque je voyage près de ma bibliothèque. Les voyages de Cook et les observations de ses compagnons de voyage, les docteurs Banks et Solander, ne sont rien en comparaison de mes aventures dans ce seul district… »
« … J’ai promis un dialogue entre mon âme et l’autre ; mais il est certains chapitres qui m’échappent, ou plutôt il en est d’autres qui coulent de ma plume comme malgré moi, et qui déroutent mes projets : de ce nombre est celui de ma bibliothèque, que je ferai le plus court possible. Les quarante-deux jours vont finir, et un espace de temps égal ne suffirait pas pour achever la description du riche pays où je voyage si agréablement.
Ma bibliothèque donc est composée de romans, puisqu’il faut vous le dire, — oui, de romans, et de quelques poètes choisis.
Comme si je n’avais pas assez de mes maux, je partage encore volontairement ceux de mille personnages imaginaires, et je les sens aussi vivement que les miens
Mais si je cherche ainsi de feintes afflictions, je trouve, en revanche, dans ce monde imaginaire, la vertu, la bonté, le désintéressement, que je n’ai pas encore trouvés réunis dans le monde réel où j’existe. — J’y trouve une femme comme je la désire, sans humeur, sans légèreté, sans détour. Je ne dis rien de la beauté ; on peut s’en fier à mon imagination : je la fais si belle, qu’il n’y a rien à redire. Ensuite, fermant le livre qui ne répond plus à mes idées, je la prends par la main, et nous parcourons ensemble un pays mille fois plus délicieux que celui d’Éden. Quel peintre pourrait représenter le paysage enchanté où j’ai placé la divinité de mon cœur ? et quel poète pourra jamais décrire les sensations vives et variées que j’éprouve dans ces régions enchantées ! … »
42 chapitres pour 42 jours de voyage autour d’une chambre ! Je suis bien incapable de vous dire si la chloroquine est efficace pour terrasser le virus, par contre, j’atteste que ce petit livre sorti des oubliettes atténue les effets du confinement.
Je me suis inspiré à domicile des prescriptions de l’écrivain, pour en tester l’efficacité.

tableau baie de Somme

Il me faudrait un billet (et d’ailleurs pourquoi pas) pour vous faire partager mes émotions, par exemple, devant la contemplation de ce tableau de la Baie de Somme accroché dans mon salon.
« Âmes fifties » comme le fredonne Alain Souchon sur les images de mon ami photographe Thierry Rajic, réalisateur du clip. C’était mon enfance, nul besoin d’attestation dérogatoire les Parisiens venaient alors en vacances sur le littoral. Après nous être goinfrés des savoureuses frites de ma mémé Léontine, en respectant le temps d’attente pour cause de risque d’hydrocution surtout que l’eau était froide (!!!), nous allions faire trempette.
Beaucoup plus tard, je revins une semaine au Crotoy pour filmer une exceptionnelle institutrice et ses élèves de Cours Préparatoire tout au long de leur séjour.
La baie de Somme, les oiseaux migrateurs du Marquenterre, les phoques de la pointe du Hourdel, les tableaux et vitraux de l’artiste Alfred Manessier …
Je me sens mieux. Encore que … avec tout ce qu’on nous raconte à la télévision, on se répartit les symptômes du virus avec ma compagne. Je tousse, elle a mal à la tête, mon nez coule, elle sent une barre sur la poitrine, mais nous n’avons pas de fièvre ! Est-ce que ça vous chatouille ou est-ce que ça vous gratouille ? demandait le docteur Knock de Jules Romains ! À nous deux, on offre un profil type de contaminé, au moins 5 minutes par jour. Rassurant tout de même, nous n’avons pas de perte de goût ni d’odorat !
Le confinement favorise aussi la confection de bons petits plats. Il était un porte-parole du gouvernement, Stéphane Le Foll pour ne pas le nommer, qui informait les journalistes du contenu du buffet qui suivait le point-presse, ainsi risquait-il moins les dérapages de langage. Pour ce qui me concerne, ma compagne avait inscrit au menu de la semaine passée une saucisse d’Ariège (qui plus est, de la maison Barès, les puristes du Couserans comprendront !)) grillée avec une purée de pois cassés.

Saucisse pois cassés

J’y pense, c’est un peu incongru de parler de cuisine en cette période pascale. Pour les Chrétiens, le Carême est une alternance de jeûne complet et d’abstinence d’une durée de quarante jours qui fait référence à la retraite que Jésus effectua dans le désert où il s’était isolé pour méditer et prier. Le Carême est un temps de préparation à Pâques, à la victoire de Dieu sur le mal, où les fidèles se rendent plus réceptif à sa Parole. Il faudrait peut-être y réfléchir à deux fois, cette année … !
Nos chaînes de télévision s’organisent face au confinement et aux mesures de distanciation. Elles ont recours de plus en plus à l’application Skype pour interroger experts et personnalités médiatiques sur leur vision de l’épidémie et de ses conséquences. J’écoute mais mon œil malin furète sur l’arrière-plan en avant duquel ils s’expriment. Il y a ceux qui, pour masquer leur intérieur de vie de confinement (auraient-ils participé au fameux exode ?), se réfugient dans une mansarde ou un grenier anonyme, il y a ceux qui laissent au contraire apparaître les poutres de leur nid douillet, il y a ceux encore qui posent devant des rayons de bibliothèque regorgeant de livres, le fin du fin étant d’en mettre un particulièrement en évidence pour étaler sa connaissance …
En ce dernier dimanche des Rameaux, c’est la première fois que je n’aurai pu fleurir la mémoire de mes si chers aïeux, de mon frère aussi. Ils auront été cependant omniprésents dans mes pensées.
En ce début de vacances scolaires, en dépit des recommandations et des contrôles, des « citoyens » sont parvenus à rejoindre, à la faveur de la nuit et d’itinéraires ter plutôt que bis, leur résidence secondaire. À l’île de Bréhat, fermée aux touristes, certains ont accosté à bord d’embarcations privées ou monnayées. Des Parisiens sont arrivés sur la plage de Saint-Malo (là où la méduse d’Yvan Dautin faisait du vélo !). Au mieux, ils dissimuleront leur véhicule au fond d’un garage, au pire, ils seront victimes de quelques rayures délictueuses sur la carrosserie de la part de « bons Français » ! Incivilités, bassesses, petitesse !
La comédie humaine, quoi … ! Je ne serai sans doute pas là pour lire les écrits du Balzac du XXIème siècle.
Pendant ce temps, je ne crains pas la répétition, personnels de santé et chercheurs, merveilleux et héroïques de dévouement, travaillent jour et nuit pour nous … au péril de leur propre vie.
Prenez soin de vous !

• billets de mon blog consacrés aux spectacles créés par Patricia Damien et Philippe Morin :
http://encreviolette.unblog.fr/2018/04/24/chapeau-bas-barbara-et-merci-patricia-damien-et-jean-louis-beydon/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/01/21/pampinou-fait-le-guignol-une-vraie-bete-de-scene/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/07/les-vaches-rient-de-lamour/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/09/03/un-soir-au-cafe-du-ptit-bonheur/

Publié dans:Ma Douce France |on 6 avril, 2020 |1 Commentaire »

Mon confinement au 1er avril

Récit des épisodes précédents :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/23/mon-confinement-j8/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/25/mon-confinement-j10-avec-lassistance-de-cavanna/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/27/mon-confinement-j13/

Le confinement, c’est un peu comme les impôts, on vous fait quelque menu cadeau qu’on vous reprend plus que largement en vous sollicitant sournoisement par ailleurs pour quelques « contributions sociales ».
Ainsi, le week-end dernier, après avoir bénéficié, à la faveur du passage à l’heure d’été, d’une heure de confinement en moins, on nous impose deux semaines supplémentaires de réclusion, en attendant plus très probablement. C’était juste un petit clin d’œil à la tradition taquine du 1er avril. Ironie ou pas, on n’ose pas l’affirmer trop fort, les « experts » semblent s’s’accorder que l’épidémie approcherait en France son pic maximum … Mouais !
En ouverture de ce billet, je voudrais rendre hommage à Monsieur Michel Hidalgo, une grande figure du football qui nous a quitté ces jours-ci, presque discrètement, en marge du coronavirus.
J’ai beaucoup moins évoqué dans cet espace ma passion pour la balle ronde que celle pour le vélo, bien qu’elle ait, également, traversé presque toute mon existence. Pourtant, les plus fidèles d’entre vous se souviennent peut-être d’un billet sur le commentaire sportif où je citais les reportages enthousiastes et enflammés d’un petit garçon haut comme trois pommes de Normandie, tirés d’un chapitre d’un livre écrit par une ancienne élève du collège de ma maman. Vous avez deviné ce gamin, c’était moi*.
Bien qu’il ne soit pas mentionné dans le court extrait du livre, inévitablement le nom d’Hidalgo dut être cité dans « mon reportage radiophonique » sur, possiblement, la première finale de Coupe d’Europe des clubs champions (l’ancêtre de la Ligue des Champions) entre le Stade de Reims et le Real Madrid qui s’était déroulée, quelques jours auparavant au Parc des Princes.
Voici ce qu’écrivait, à l’époque, Antoine Blondin dans sa chronique du quotidien L’Équipe : « Il y avait, l’autre soir, de la crèche et du berceau dans ce Parc des Princes ouvert à la belle étoile, sous laquelle la première Coupe d’Europe de football affrontait les regards de quarante mille rois mages venus lui apporter la myrrhe et l’encens d’un enthousiasme neuf. »
C’était en 1956 et, du fond de notre Galilée normande, mon papa avait emmené son (divin ?) enfant ébloui par toutes ces étoiles du football parmi lesquelles … Michel Hidalgo.
Il n’avait certes pas la notoriété de Kopa et Di Stefano mais, bon sang de Normand ne saurait mentir, nous étions fiers de ce fils d’immigré espagnol qui avait commencé sa carrière professionnelle sous les couleurs ciel et marine du Havre Athletic Club.
Par la suite, il joua une dizaine d’années à Monaco, club avec lequel il remporta deux championnats de France et deux Coupes de France.

Stade de Reims Coupe d'Europe 1956

Michel Hidalgo est le premier à gauche accroupi

Hidalgo 1

Au centre, Michel Hidalgo sous le maillot de l’A.S. Monaco

Le grand public le connaît surtout pour son passage comme sélectionneur à la tête de l’équipe de France. Avec lui, nous eûmes les larmes aux yeux lors de la cruelle défaite de Séville, en demi-finale de la Coupe du Monde 1982, puis une grande joie après le premier titre de champion d’Europe remporté en 1984 au Parc des Princes, j’étais présent encore !
Michel Hidalgo succéda aussi à Just Fontaine à la tête de l’UNFP, le syndicat des joueurs professionnels français. En 1984, Laurent Fabius, nouveau premier ministre, lui proposa le portefeuille de secrétaire d’État aux Sports qu’il déclina (une décision qu’il aurait regrettée par la suite). Un grand monsieur du sport, modeste, honnête et talentueux, aux valeurs d’une autre époque, s’en est allé …
On continue à mourir d’autre chose que le coronavirus, ainsi Albert Uderzo, le dessinateur et second père d’Astérix et Obélix nous a également quitté la semaine dernière.

Une de L'Equipe mort de Uderzo

Hors bien sûr leur lecture, je garde un souvenir très personnel des aventures de ces irréductibles Gaulois. Dans les années 1960, le comité des fêtes de mon bourg natal (environ 3 000 habitants) organisait avant l’été un corso fleuri qui drainait des dizaines de milliers de personnes affluant de différents coins de la Seine-Maritime. La manifestation s’achevait par un grand spectacle de music-hall dans le parc de l’hôtel de ville, c’est ainsi que je pus admirer les plus grandes vedettes de l’époque, Marcel Amont, les Compagnons de la Chanson, Petula Clark, Dalida, Fernand Raynaud.
Les sociétés ou associations de la commune, les écoles aussi, fabriquaient et décoraient chacune un char. Une année, l’union sportive locale choisit pour thème les aventures d’Astérix et sans aucune contestation dans le casting, le rôle d’Obélix me fut dévolu. Des « petites mains » se mirent à la tâche pour confectionner le fameux pantalon rayé bleu et blanc, elles le doublèrent à l’intérieur d’un épais édredon afin de lui donner l’ampleur que ma corpulence (sans potion magique) ne pouvait tout de même pas offrir. Un bricoleur tailla un menhir avec un bâti grillagé et du carton pâte. Bref, Depardieu ne fit que me plagier plus tard, c’est un Obélix, presque aussi vrai que nature, qui défila dans les rues du bourg. Pour mes amis de jeunesse, j’allais rester Obélix longtemps. Des images Super 8 immortalisèrent ce moment mais malheureusement, leur auteur n’est plus de ce monde.
Le quotidien Libération, fidèle à l’originalité de ses Unes, a traité dans le même dessin la mort d’Uderzo et la dramatique épidémie en représentant Obélix écrasé de chagrin sous le poids du virus.

Une de Libération

Sur la même page du journal, un autre titre attire le regard : « Les petits salaires de la peur », clin d’œil sans doute au film de Henri-Georges Clouzot, Palme d’Or du festival de Cannes 1953.
Ici, on ne veut pas parler de Charles Vanel et Yves Montand acteurs principaux d’une histoire censée se dérouler en Amérique latine (mais tournée dans le Sud de la France), mais de tous ces héros du quotidien, caissières, éboueurs, livreurs, ces « premiers de cordée » exposés à la contamination qui travaillent pour que nous autres puissions rester confinés sans que notre vie ne soit trop dérangée. Je devrais y ajouter les facteurs, il est encore bien agréable de recevoir mes abonnements, j’ai lu qu’on allait leur demander de faire plus de social, tiens donc ! J’oublie sans doute d’autres professions Une autre hiérarchie des normes s’instaure, celle de l’utilité sociale.
Dans son Discours de la servitude volontaire, La Boétie clamait : « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux. » Certains de leurs sujets sont, heureusement pour eux, en ce moment, des hommes et des femmes debout.
Lisez le roman Le hussard sur le toit. Jean Giono y décrit des scènes de villages de Provence ravagés par le choléra en 1830. Il nous raconte le comportement des hommes face à l’épidémie, la souffrance, la mort, leur impuissance devant ce fléau :
« Cela est dans l’air. Cet air gras n’est pas naturel. Il y a autre chose là-dedans que le soleil, peut-être une infinité de mouches minuscules qu’on avale en respirant et qui vous donnent des coliques … J’essaye de me dépêtrer de ce pays infernal, plein de peureux et de courageux, plus terribles les uns que les autres … Actuellement, il est préférable de se tenir loin les uns des autres. Je crains la mort qui est dans la veste du passant que je rencontre. Et il craint la mort qui est dans la mienne … »

confinement Marianne 3

Un dessin suffit parfois plutôt que quelques lignes.
Je n’oublie évidemment pas le personnel soignant dans sa globalité, extraordinaire de dévouement. Comment, même s’il s’agit de comportements sans doute à la marge, imaginer qu’au retour à leur domicile, certains d’entre eux puissent être confrontés à la méfiance ou l’ostracisme de voisins (des cons finis plutôt que des confinés !) leur demandant de déguerpir.
En faisant un peu de ménage dans mon blog, en réalité en relisant quelques-uns de mes anciens billets, je suis tombé sur une « vieillerie ».** Ce sera l’occasion pour certains de découvrir l’univers loufoque et poétique de Roger Riffard. Né un 1er avril, il eut la modestie de quitter ce monde deux heures avant son ami Georges Brassens, en lever de rideau en somme.
Écoutez À la cambrousse, un petit bijou à mettre en résonance avec l’exode récent de quelques centaines de milliers de Parisiens vers la province. Petite explication de texte pour ceux qui connaissent mal la capitale, la morgue de l’institut médico-légal de Paris se trouve quai de la Rapée !

« Le soleil semble
Pas bien costaud
V’là qu’ se rassemblent
Dans les hostos
Tous les microbes
Du mois d’octob’
Compte, bonhomme,
Sur tes dix doigts
Les jours qui rigolent
Et les jours qui merdoient

L’humble cortège
Des macchabées
Longe la berge
De la Rapée
Où, mains aux poches,
Rôde la cloche

Cloche qui souffle
Sur ses dix doigts
Point ne se destine
A tombe qui verdoie

Sus à mes bottes
Jésus Marie !
Car de la crotte
Du gai Paris
Vaille que vaille
Faut que j’ me taille

Paris, à tous
J’ lève mon doigt
Ma muse rustique
A la glèbe se doit

A la cambrousse
J’ m’en veux aller
Z’ouïr la douce
Chanson des blés
Changer mon luth
Pour une flûte … »

Il est, subsidiairement, des effets collatéraux réjouissants du confinement. On réapprend le temps de la vraie pause déjeuner en famille autour de la table, le goût de cuisiner de bons petits plats même en semaine. La maîtresse de maison a enchanté mes desserts avec sa savoureuse mousse au chocolat et au café d’après la recette du Petit Perret gourmand.

mousse au chocolat

Remontent à la surface des souvenirs d’un temps heureux où une chère petite fille réclamait le droit de curer le saladier.
Les agriculteurs manquent de bras (bravo aux désœuvrés ou en chômage technique qui proposent les leurs), des marchés sont fermés, certain syndicat de routiers menace d’entrer en grève, faudra-t-il craindre une pénurie de certains produits ? On assiste à des comportements irresponsables ou véritablement irrationnels : une ruée sur certains articles dits de première nécessité ou, à l’inverse, une réticence à acheter des produits chinois ou italiens. Le ridicule tue moins que le virus, aux Etats-Unis notamment, la vente de la bière mexicaine Corona (la préférée de Jacques Chirac) serait en chute libre.

spaghetti-terroir-evasion

Nos amis transalpins, tragiquement al dente avec l’épidémie, gardent la classe même pour la pasta. Incredible ma vero, dans leur razzia, grands amoureux des pâtes à rainures (rigates), ils délaisseraient les penne lisce ! Pendant ce temps, le cours mondial du blé s’envole …
Comme le dessinait Reiser, on vit une époque formidable !
Des gens souffrent, trop meurent, beaucoup guérissent aussi. Je pense à eux bien évidemment. Mais en ce 1er avril, j’avais envie aussi de quelques sourires qui, peut-être, nous aideront aussi à sur-vivre.
Vous n’allez pas me croire, et pourtant, je vous jure que c’est vrai, j’ai veillé cette nuit devant la télévision. Au programme : Des pissenlits par la racine, un film de Georges Lautner sorti en 1964 avec dans la distribution, Michel Serrault, Maurice Biraud, Mireille Darc, Louis de Funès, Francis Blanche, Darry Cowl, tous aujourd’hui disparus. Un de ces sublimes « nanars » que, dans ma jeunesse, je ne manquais pas d’aller voir au cinéma jouxtant ma maison école dans mon bourg natal.
Allez, un dernier trait d’humour qui nous vient de l’île de Beauté durement affectée par l’épidémie. Il me semble que l’humoriste Pido soit l’auteur de ce clin d’œil à l’hospitalité corse même en temps de confinement.

Image de prévisualisation YouTube

* http://encreviolette.unblog.fr/2014/03/01/bonjour-chers-auditeurs-ou-le-commentaire-sportif/
** http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/01/l-riffard-ca-devrait-etre-obligatoire/

Publié dans:Ma Douce France |on 1 avril, 2020 |Pas de commentaires »

Mon confinement J+13 !

Récit des épisodes précédents:
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/23/mon-confinement-j8/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/25/mon-confinement-j10-avec-lassistance-de-cavanna/

Chers lecteurs, je vis mon treizième jour de confinement, comme vous d’ailleurs. Si j’en crois les annonces gouvernementales les plus optimistes, nous ne serions qu’au tiers de notre réclusion.
Je fais ma brève promenade quotidienne dans le parc privé de ma résidence. Hier, j’ai croisé une de mes voisines, aide-soignante dans un grand hôpital de l’Ouest parisien qui, en respectant l’espace réglementaire de distanciation, m’a décrit l’état alarmant de saturation dans son établissement, même des enfants sont touchés par le virus…
Un autre voisin affable frappe à la porte pour, partant en courses, savoir si nous avons besoin de quelque chose. C’est inhabituel et touchant cette sollicitude, j’ai l’impression d’appartenir désormais à la classe des vieux !
À propos de classe, il m’avoue que ce n’est pas une sinécure de consacrer un moment scolaire à ses enfants. Ah, ces pauvres enseignants qui, en temps de paix, sont voués aux gémonies par les « géniteurs d’apprenants » ! Et même, en temps de guerre sanitaire : la porte-parole du gouvernement a dû se fendre d’un mea culpa pour « louer l’engagement quotidien exceptionnel des professeurs » (les mêmes qui, la veille, ne « travaillaient pas en ce moment » !).
Autre rencontre, dois-je vraiment m’en réjouir : des perruches à collier colonisent par dizaines, les arbres du parc depuis le début de l’année. Je l’ignorais mais l’arrivée, dans l’ouest de l’Île-de-France, de ce volatile exotique, originaire d’Afrique équatoriale et du sud-est de l’Asie, remonte à la fin du siècle dernier. À l’époque, plusieurs spécimens importés à des fins commerciales se seraient échappés de containers à l’aéroport d’Orly. Selon un rapport de la Ligue de Protection des Oiseaux, l’espèce, qualifiée de « terreur », entre en compétition avec d’autres variétés d’oiseaux nichant dans les cavités des arbres telles le pic, le pigeon colombin, l’étourneau sansonnet, la sittelle torchepot et la chevêche d’Athéna, sans parler des écureuils roux et … des chauve-souris. Vous me voyez venir ! Corvidé, covid … je ne vais quand même pas sombrer dans la paranoïa.

perruche 2 2

Sinon, je regarde de moins en moins la télévision, notamment les chaînes d’infos qui, ça y est c’est parti, loin de l’unité nationale, se repaissent des guéguerres entre médecins, experts, politiciens et chroniqueurs. Consternant !
Le Prince Charles, contrôlé positif, aurait contracté le virus auprès du Prince Albert de Monaco, lui-même atteint. Un comble finalement logique puisque ces « grands de ce monde » passent essentiellement leur vie à serrer des mains, donc à enfreindre les « gestes barrière ». Il était une chanson dans mon enfance : « Lundi matin, l’empereur, sa femme et le p’tit prince/Sont venus chez moi pour me serrer la pince » (une de ces chansons interminables pour nous donner de l’entrain dans les longues promenades en colonie de vacances … 1 km à pied, ça use, ça use …). Visionnaire, en raison du principe de précaution, je m’étais absenté, ainsi la comptine continuait jusqu’à la fin de la semaine.
Vive le foot et la ligue des champions ! Il apparaîtrait que le match aller Atalanta Bergame-Valence, pour le compte de cette prestigieuse compétition, ait été, je cite, une « bombe biologique », « match-zéro » ou, a minima, « accélérateur de la propagation du virus ».
Le 19 février, des dizaines de milliers de Bergamasques firent le court déplacement en Lombardie au stade San Siro de Milan, juteuse recette oblige. Toute cette journée, les supporters des deux camps burent des verres ensemble autour de la place du Duomo. À partir du 4 mars, 15 jours donc après la rencontre, la courbe du nombre de contaminés explosa à Bergame ainsi qu’un peu plus tard, à Valence !
Dramatique et pathétique ! Curieuse association de pensées, me reviennent en tête quelques couplets des Frères Jacques au bon temps des poules de huit de rugby et des festives troisièmes mi-temps :

« Quand l’équipe de Perpignan
S’en va jouer à Montauban
Ils engrossent évidemment
Quelques filles de Montauban
Mais quand l’équipe de Montauban
S’en va jouer à Perpignan
Ben hé ils engrossent c’est évident
Quelques filles de Perpignan …

Les fils des filles de Perpignan
Faits par les joueurs de Montauban
Font du rugby quand il sont grands
Dans l’équipe de Perpignan
Mais les fils des filles de Montauban
Faits par les ceusses de Perpignan
Et ben ils se font le rugby quand ils sont grands
Dans l’équipe et ben de Montauban »

C’est un peu, j’avoue, de l’humour noir (un peu déplacé penseront certains) à la Charlie-Hebdo. Justement, je ne résiste pas à vous faire partager l’éditorial de Riss, un rescapé de l’attentat du 7 janvier 2015, dans le numéro de cette semaine. À peu de choses près, j’ai traité le sujet dans mes précédents billets avec moins de style et un peu plus de mesure :
« Qu’est-ce qu’on peut bien écrire d’intéressant dans une période comme celle-ci ? Chaque jour les médias nous abreuvent de reportages, catastrophiques quand ils interrogent les personnels soignants, pathétiques quand ils donnent la parole aux Français contrariés par cette épidémie qui les enquiquine. Contrairement à ce qu’on raconte, nous ne sommes pas en guerre, car aucune bombe n’est tombée sur nos maisons et personne n’a été raflé au petit matin pour disparaitre à jamais. Le vocabulaire guerrier est utilisé de manière totalement abusive. Quels mots nous restera-t-il si demain une vraie guerre s’abattait sur l’Europe, comme celle qu’ont vécu les Syriens pendant quatre ans ? Une crise sanitaire très grave comme celle que nous vivons, c’est une crise sanitaire très grave et c’est déjà bien assez grave comme ça.
Une guerre pourtant, a bien eu lieu. Ou plutôt une guérilla silencieuse menée depuis des années contre les médecins et les personnels soignants, pressés comme des citrons en réduisant inexorablement leurs moyens de travail. Puisque la mode est aux comparaisons militaires, en voici une : pendant les grandes purges de 1936, Staline avait fait fusiller ses meilleurs officiers et ainsi affaibli l’Armée rouge qui s’était retrouvée complètement dépassée face à l’invasion allemande en juin 1941. Et bien l’hôpital français, après des années de réduction budgétaire se retrouve face au coronavirus comme l’armée rouge en juin 41 face à la Wehrmacht. Vous trouvez cette comparaison exagérée ? Peut-être parce que nous ne sommes finalement pas dans une vraie guerre.
Être informés qu’une crise sanitaire dramatique s’est abattue sur la France et l’Europe aurait dû suffire à rendre les gens raisonnables. Mais non, ils se baladent toujours dans les rues, font leur jogging pour être en forme alors qu’ils peuvent être tués en deux jours par ce virus et aussi contaminer les autres. Risquer la mort pour un jogging… « Impossible pas français » dit le bon sens populaire. C’est vrai : dès qu’il y a une connerie à faire, rien n’est impossible pour les Français. On est en train de découvrir à quel point le Français est con. Pas tous les Français, mais tout de même, quand on sait le nombre d’amendes infligées par la police à ceux qui se baladent dans les rues comme si de rien n’était, on se dit que jamais on ne trouvera un vaccin contre la connerie du beauf français qui se croit toujours malin, quand par exemple il quitte la ville pour la province, comme si la campagne était là pour son bon plaisir, et les provinciaux étaient ses domestiques à son service pour lui jouer la comédie de la vie qui continue.
Mais déjà on entend de beaux discours lyriques qui annoncent des lendemains qui chantent, quand tout sera fini, quand plus rien ne sera comme avant. Je n’y crois pas un instant. Dès que la peur se sera évanouie, le naturel reviendra au galop, les gens redeviendront instantanément aussi égoïstes, et à la première opportunité, ils recommenceront les mêmes bêtises qu’avant. Comme après les attentats de 2015 qui avaient soulevé une vague de solidarité nationale qu’on pensait éternelle, et que quatre ans plus tard, tout le monde se tapait dessus dans les rues au milieu des monuments en feu, pendant la crise des gilets jaunes.
Cette crise sanitaire dramatique fait naître chez certains l’espoir d’une société meilleure, dont chaque génération rêve d’être l’artisan. Comme si, seules des épreuves terribles étaient capables de nous faire progresser mais jamais notre propre volonté. Parce que de la volonté, finalement, en temps normal, nous n’en avons aucune.
On est en train de découvrir à quel point le Français est con
Il nous reste alors le silence. Le bruit et le tumulte ont disparu de nos villes et elles ressemblent aux cités abandonnées des civilisations disparues. Sous nos yeux se déroule le spectacle annonciateur de notre destin, qui est celui de toutes les époques. Ce petit virus minuscule de rien du tout, vient de nous faire découvrir le silence du Moyen-âge, quand les gens se cloitraient chez eux pendant les épidémies et que les rues n’étaient dérangées que par le crépitement des crécelles des pestiférés. Quand tout sera terminé, on aimerait que ce silence soit préservé et que le plus grand nombre d’entre nous soient contaminés par l’humilité. »
Je lis beaucoup. Réjouissance littéraire, grâce à Fabrice Luchini, j’ai découvert que Jean de La Fontaine avait évoqué le confinement au XVIIème siècle dans sa fable L’ours et l’amateur des jardins.
N’en déplaise à certains que ses manières précieuses ou cabotines horripilent, j’adore cet acteur amoureux des grands écrivains de la littérature française. Par sa façon de réciter leurs textes, je le considère comme le professeur que chaque collégien ou lycéen aurait souhaité connaître.
En cette période de morosité et d’anxiété, où salles de théâtre et cinéma sont fermées, il a l’excellente initiative de nous distraire et cultiver avec quelques bijoux du grand fabuliste sur son compte Instagram. Voici ce délicieux moment où, à son domicile, assis au-dessous d’un portrait de Louis Jouvet, un air de Chopin en arrière-plan musical, il nous récite (il ne lit pas, ce qui explique sa confusion entre La Fontaine et Molière !) donc cette histoire de confinement.

L'ours et l'amateur des jardins1

https://www.instagram.com/tv/B-EfO_mo1tA/

Pour suivre et m’imprégner, j’ai sorti un vieux recueil de fables hérité de mes chers parents. Ma compagne a cru, un instant, que j’avais un missel entre les mains ! Je l’ai rassurée, n’est pas encore venu le temps d’une crise mystique.

Fables La Fontaine

« Certain Ours montagnard, Ours à demi léché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon1 vivait seul et caché :
Il fût devenu fou ; la raison d’ordinaire
N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés :
Il est bon de parler, et meilleur de se taire,
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.
Nul animal n’avait affaire
Dans les lieux que l’Ours habitait ;
Si bien que tout Ours qu’il était
Il vint à s’ennuyer de cette triste vie.
Pendant qu’il se livrait à la mélancolie,
Non loin de là certain vieillard
S’ennuyait aussi de sa part.
Il aimait les jardins, était Prêtre de Flore2,
Il l’était de Pomone3 encore :
Ces deux emplois sont beaux. Mais je voudrais parmi
Quelque doux et discret ami.
Les jardins parlent peu , si ce n’est dans mon livre ;
De façon que, lassé de vivre
Avec des gens muets notre homme un beau matin
Va chercher compagnie, et se met en campagne.
L’Ours porté d’un même dessein
Venait de quitter sa montagne :
Tous deux, par un cas surprenant
Se rencontrent en un tournant.
L’homme eut peur : mais comment esquiver ; et que faire ?
Se tirer en Gascon d’une semblable affaire
Est le mieux. Il sut donc dissimuler sa peur.
L’Ours très mauvais complimenteur,
Lui dit : Viens-t’en me voir. L’autre reprit : Seigneur,
Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,
J’ai des fruits, j’ai du lait : Ce n’est peut-être pas
De nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais j’offre ce que j’ai. L’Ours l’accepte ; et d’aller.
Les voilà bons amis avant que d’arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;
Et bien qu’on soit à ce qu’il semble
Beaucoup mieux seul qu’avec des sots,
Comme l’Ours en un jour ne disait pas deux mots
L’Homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L’Ours allait à la chasse, apportait du gibier,
Faisait son principal métier
D’être bon émoucheur , écartait du visage
De son ami dormant, ce parasite ailé,
Que nous avons mouche appelé.
Un jour que le vieillard dormait d’un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer
Mit l’Ours au désespoir ; il eut beau la chasser.
Je t’attraperai bien, dit-il. Et voici comme.
Aussitôt fait que dit ; le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer que mauvais raisonneur :
Roide mort étendu sur la place il le couche.
Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi. »

(1) Prince valeureux qui, après avoir essuyé les plus terribles aventures, accablé d’une noire mélancolie, se retira dans un désert pour rompre tout commerce avec les hommes
(2) Déesse des fleurs
(3) Déesse des fruits

« La raison d’ordinaire n’habite pas longtemps chez les gens séquestrés ». Puisse cette fable gasconne (petit clin d’œil à mes amis ariégeois divisés sur la présence d’ours slovènes dans leurs montagnes) ne pas être  prémonitoire. J’avoue en douter un peu à la vue de certains comportements. « Il est bon de parler, et meilleur de se taire » poursuit le fabuliste. À bon entendeur, chaînes d’info et réseaux sociaux !

Prenez soin de vous chers lecteurs!

Publié dans:Ma Douce France |on 27 mars, 2020 |Pas de commentaires »

Mon confinement J+10 … avec l’assistance de Cavanna

Chers lecteurs, dans mon précédent billet, je vous ai fait partager mes états d’âme, avec mes mots maladroits mais sincères, en cette période de confinement.
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/23/mon-confinement-j8/
Comme le virus, la désinformation, la bassesse, l’ignorance, la bêtise humaine en somme, se propagent à une vitesse vertigineuse sur les ondes. Quelque part, j’y participe peut-être. J’essaie, seulement, en rassemblant mes souvenirs, de les mettre en perspective. Parmi eux, j’ai exhumé L’An 01, le brûlot de Gébé, une de ces grandes figures de Hara-Kiri et du « vrai » Charlie-Hebdo, celui des années 70.
Aujourd’hui, la « petite Virginie », oui celle qui assista Cavanna dans les quinze dernières années de sa vie, m’a envoyé un précieux cadeau : une chronique de Cavanna parue dans le Charlie Hebdo n°455 en date du 7 mars 2001.
Je m’empresse de vous la faire partager avec son accord, et comme elle me dit avec humour : « Cavanna ne nous en voudra pas « !
Vous savez toute l’admiration que je voue à ce Rital, amoureux de la langue française et magnifique penseur sur toutes les questions sociétales qui agitent la planète. Voici donc un éditorial d’aujourd’hui écrit … hier (il y a 19 ans presque jour pour jour) :

Les bûchers de l’Inquisition
Quand des maladies jusqu’à ce jour inconnues, telle la « vache folle, le sida, l’Ebola, la « maladie du légionnaire » ou les hépatites virales nous tombent soudain sur le poil, nous frémissons d’horreur et de trouille, mais, en même temps nous nous disons que ce sont des conséquences de la vie moderne, en quelque sorte des rançons du progrès, liées, on ne sait trop comment mais on trouvera, suffit de chercher, aux formidables changements survenus dans la vie collective du fait des bouleversements dus à la technique, à l’abondance, au confort. Ce sont, en quelque sorte, les marques négatives de la grande marche en avant, les preuves que le progrès avance à pas de géant. Simplement, on avance tellement vite qu’on ne pouvait pas prévoir les scories inévitables. D’abord aller de l’avant, on fera le ménage après.

Mais quand revient nous défier une des grandes terreurs des siècles passés, un de ces cataclysmes moyenâgeux depuis longtemps oubliés ou passés à l’état de curiosité horrifiante dans les manuels d’histoire, on s’insurge . « Là, c’est pas juste !» La fièvre aphteuse, tu te rends compte ? Pourquoi pas la peste, la lèpre, la goutte, le cholera, la vérole, la tuberculeuse ?
Au fait, elle revient, la tuberculeuse. La vérole aussi.

Quand j’étais gosse, juste avant 1940, nos manuels scolaires, un peu vieillots il est vrai, comportaient des chapitres mettant en garde contre la tuberculeuse (dormez la fenêtre ouverte, ne crachez pas par terre etc.) et contre la fièvre aphteuse. La France y était encore traitée comme un pays essentiellement voué à l’agriculture, les dictées parlaient du gai laboureur, du forgeron du village, des animaux utiles qu’il faut protéger, tout ça, tout ça… je revois encore le paragraphe en caractères gras énonçant impérativement que tout cas de fièvre aphteuse, et même tout simple soupçon, devait être immédiatement déclaré à la mairie, le village isolé, le troupeau abattu et des tas d’autres précautions prises dont je n’ai pas gardé le souvenir.

Vint la vaccination. On avait identifié le virus, on savait comment l’empêcher de nuire, on s’y mit on vaccina. Les résultats furent immédiats. La terreur du terrible mal qui vous tombait dessus sans prévenir et ruinait des régions entières disparut. L’éleveur ne vécut plus avec cette angoisse permanente au cœur. Si bien que, passé quelques années, on décida que la maladie n’existait plus, que le vilain virus était à tout jamais « éradiqué » et que, cela étant, on serait bien bête de continuer à vacciner, chose qui coûte des sous. Et voilà !

« Eradiquer » est un mot menteur. Il suggère un anéantissement, la disparition absolue d’une certaine catégorie d’êtres. C’est peut-être le terme adéquat dans le cas des dinosaures. (Et encore ! Si un brin d’ADN de dinosaure peut être retrouvé et artificiellement réactivé par un biologiste farfelu, pourra t’on encore parler d’éradication ?) Un vaccin même massivement employé, même si aucun sujet n’y échappe, ne peut que protéger préventivement lesdits sujets contre l’invasion du virus (ou de la bactérie). Le virus trouve porte close et, donc, n’insiste pas. Le sujet est protégé. Le virus, en tant qu’espèce, n’a pas disparu pour autant. Il reste dehors mais il continue à exister en tant que spore, provirus, ou sous quelque forme de latence que ce soit. Peut-être même continue-t-il à sévir en toute virulence dans quelque lointaine vallée perdue dont le progrès, sous la forme du tourisme ou du commerce, le fera sortir un jour ou l’autre… Encore une fois, le vaccin ne « tue » pas comme, par exemple, un insecticide. Il protège individuellement, faisant de chaque vacciné une forteresse. Il ne détruit pas l’ennemi qui continue à rôder à l’extérieur.

Bien sûr, si tous les sujets susceptibles d’être contaminés sont vaccinés, le virus ne trouvant plus de support où se reproduire, va, théoriquement, dépérir en masse. Ce qui ne signifie pas forcement mourir, disparaitre en tant qu’espèce. Encore une fois, il peut « hiberner » en une quelconque forme de latence, d’où il pourra ressurgir en pleine virulence à la moindre occasion favorable.

Pourquoi a-t-on supprimé la vaccination obligatoire ? Par économie. La sale bête n’était-elle pas « éradiquée » ? En fait, on acceptait de prendre un risque. On estimait seulement, on voulait croire, que ce risque était voisin de zéro. C’était économiser dix sous pour prendre le risque de perdre des millions, mais ce risque était si mince, n’et-ce pas… Et voilà, le risque si mince s’est révélé numéro gagnant ! Gagnant à l’envers.

La vaccination est une assurance contre la maladie. Ce que l’assurance automobile est contre le risque d’accident. Qui contesterait l’utilité de l’assurance automobile, laquelle, d’ailleurs, est obligatoire ? Pourtant, là, le coût grève sérieusement le budget. L’assurance du camion pèse sur le prix de revient des moutons à transporter. Ô sainte rapacité, qui, pour rabioter dix ronds, conduit à risquer de tout perdre !

Et donc les bûchers à la noire et puante fumée flambent, sinistres, dans la nuit anglaise. Vision terrible, qui fait penser à l’inquisition. Tous ces êtres vivants massacrés pour rien… Là comme en d’autres catastrophes, on n’en parle qu’en termes de perte financière. Pas un mot de pitié pour l’abominable sort de ces vies qui ne sont que kilos de viande, que marchandise à suer du profit.

Savez-vous que je ne puis plus, de la fenêtre du train, voir un mouton au pré, un troupeau de vaches, sans que mon élan vers le bonheur bucolique soit immédiatement scié par le rappel : « condamnés à mort ». Car, c’est ce qu’ils sont, des condamnés à mort, de la viande sur pied, tous, tous, la gentille meuh-meuh qu’on montre au petit enfant, le mouton mignon, le porcelet si drôle… Des condamnés à mort, des condamnés à grossir vite, vite pour mourir cite, vite, et remplir nos panses. Oh, merde, pourquoi ai-je cette peste en moi ? Pourquoi ne puis-je, comme un Chirac, arpenter, tout sourire faux-cul aux dents, les allées du Salon de l’agriculture et flatter les croupes bien peignées sans que me hantent ces mots : « condamnés à mort » ? leur seule raison d’être tolérés, c’est leur mort future …

Quand encore, par la connerie et la rapacité des hommes, cette vie, cette mort, ne sont pas gaspillées en vain ! La télé nous déverse à l’heure du repas à même le tapis de la salle à manger, les bennes d’où croulent les cadavres entassés qui vont partir en fumée pour rien…

Blair gueule, ai-je lu, contre la course à la « productivité » des grandes surfaces. Qu’en termes galants… La « productivité », la concurrence furieuse, bref, la course au profit, à la puissance et au monopole, là comme ailleurs, sont le moteur. Derrière l’idyllique vision du monde que nous projette à jet continu la pub obsessionnelle, il y a la crasse, le sang, la merde, le mépris de la vie, la réduction de la planète à n’être qu’une usine à production forcenée en même temps qu’un Luna-park, éclaboussant de clinquant et tonitruant de gaieté préenregistrée.

L’Europe, affolée, « prend des précautions », l’Aïd el Kébir ne se fera pas à la maison. On sait très bien que toute interdiction suscite le désir de la tourner. Frauder devient un sport excitant. Préparons-nous à voir, de la fenêtre du TGV, au lieu des gentils moutons, les mêmes mais flambant dans la fumée des bûchers.

Avec mes remerciements et mon amitié à Virginie Vernay

Cavannablog25copie

Photographie de Encre violette (mai 2009)

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 25 mars, 2020 |2 Commentaires »

Mon confinement J+8 !

Nous sommes en guerre ! C’est notre président jupitérien qui nous l’a annoncé.
Enfant de hussards noirs de la République, j’ai toujours adopté une certaine distance à l’égard des dieux. Encore que … sait-on jamais (!), j’accomplis selon leur souhait (celui de mes parents !) des études (à peu près) studieuses de catéchisme et fréquentai alors avec assiduité la messe du dimanche. Ainsi, lors des voyages en famille, j’ai visité un certain nombre de sacristies des plus belles cathédrales d’Europe pour faire tamponner la carte de fidélité aux offices religieux distribuée par le doyen de mon diocèse normand. Les dix cases cochées ne me valaient pas pour autant la dispense d’une messe, même basse, de la part du divin. Blasphème !
Nous sommes en guerre ! Effet de répétition pour accentuer la gravité ! Nous sommes réduits au confinement. Malchance, pour un peu, le simple remplacement d’un n par un f aurait pu me valoir quelque droit d’auteur pour utilisation abusive de mon patronyme.
Même les casaniers supportent mal le « coffinement » ! De mes baies vitrées, je les vois errer dans le parc de ma résidence, à distance plus ou moins respectée du voisin, se saluant à grand renfort de contorsions, une sorte de mix de mouvements taïchi chinois et capoeira brésilienne.
Certains arborent des masques (où les se sont-ils procurés ?), parfois à l’envers, ce qui nous rassure encore moins.
Par le plus grand des hasards, je visionnais, hier soir, Les vacances de Monsieur Hulot, la burlesque (et cruelle) satire sociale, une véritable école du Regard que nous enseignait Jacques Tati sur les mœurs estivales dans la France des années 1950.
Nul doute, s’il était encore de ce monde, qu’à travers son personnage lunaire de Monsieur Hulot, Tati traquerait et croquerait certains de nos comportements ridicules, absurdes, incohérents, inadaptés, à tout le moins incontrôlés, en cette période d’épidémie de coronavirus. D’ailleurs, la réalité rejoint la fiction, et les scènes désopilantes sur les quais de la gare en ouverture du film ne sont-elles pas à rapprocher de celles souvent consternantes, en début de semaine, de l’exode des citadins quittant précipitamment la capitale pour un hypothétique ailleurs meilleur, en emmenant possiblement l’ennemi viral dans leur corps.
Encore qu’on peut aussi comprendre un sauve qui peut vers les Grands Causses (mais pour quels effets ?) lorsqu’on vit à deux avec un bébé de 13 mois dans un studio de 30 m2 du centre de Paris. C’était certes du cinéma mais, en une époque somme toute encore réjouissante, Jean Rochefort et Jean-Pierre Marielle avait bien fui la vie moderne pour rejoindre le Causse Méjean dans Calmos, le film iconoclaste de Bertrand Blier.
Mondo Cane ou chienne de vie, nos animaux dits de compagnie se demandent quelle folie buissonnière atteint les humains qui ne les ont jamais autant promenés. Les pauvres clébards doivent être épuisés à la fin de la journée de jouer les alibis pour justifier les balades de leurs maîtres auprès de la police municipale. Effet collatéral, les crottes souillent nos pelouses de manière exponentielle.
Autre conséquence, celle-ci plus positive, de notre réclusion forcée, les automobiles jouent les ventouses sur les parkings et, avec l’air plus respirable, les passereaux (des bruants peut-être comme Aristide ? !) chantent à gorge déployée le printemps tout neuf jusque sous nos persiennes … Les oiseaux au secours de notre oisiveté !
Oui, c’est l’printemps, on n’en fait guère cas cette année. Qui sait quand même, comme le chantait Pierre Perret, si La chèvre de M’sieur Seguin demande (pas)/Au loup qui a la lippe friande/S’il veut pas la sauter avant ! Qui sait encore si, dans plusieurs décennies, nos descendants ne parleront pas d’un baby boom lié au confinement du début de l’an 2020 ! À l’inverse, il semblerait qu’en Chine, on ait assisté à une croissance inhabituelle des divorces.
À défaut d’entendre les cloches sonner l’Angélus, chaque soir à 20 heures, les fenêtres s’ouvrent pour un concert d’applaudissements de quelques minutes dédié aux personnels de santé admirables de dévouement. Tiens, nous avions donc des voisins ?!!! Je me méfie, comme de la peste ou du coronavirus, de ces élans d’empathie, je n’oublie pas, et je l’avais écrit à l’époque dans cet espace, que nous acclamions les flics lors de l’immense manifestation du 11 janvier 2015 à la suite de la tuerie de Charlie-Hebdo. On a vu depuis que notre sympathie envers les forces de police était à géométrie variable.
Décrété il n’y a que quelques jours, le confinement semble déjà insupportable à certains. Puisqu’on utilise (à quel dessein ?) le terme de guerre, pour relativiser ou à tout le moins mettre en perspective, j’ai envie de vous évoquer ce que fut la salle période de l’Occupation à travers le prisme de ce que connurent mes parents, et notamment ma regrettée maman qui était alors directrice d’un Cours Complémentaire de jeunes filles dans mon bourg natal de Normandie. Je reprends ce que j’écrivais dans sa biographie :
« Á défaut d’avoir connu personnellement cette époque, mon frère aîné ainsi qu’une institutrice qui devint par la suite ma marraine, m’ont confié quelques souvenirs.
De nombreux locaux furent alors occupés comme casernement de troupes allemandes. Le réfectoire laissa place à leur bureau postal, une classe fut transformée en salle de soins, une roulante encombra le préau. De ce fait, certains cours ne fonctionnaient plus qu’à mi-temps, d’autres furent dispensés à l’école du Sacré-Cœur (il n’était pas temps de « guerre des écoles » !), dans l’hospice Marette et même dans un café.
Les soldats allemands, impressionnants dans leur uniforme vert, effectuaient quotidiennement des exercices dans l’une des cours de récréation, et même des manœuvres avec deux blindés. Lors de l’une d’entre elles, un engin défonça le mur de la classe enfantine ce qui entraîna la réprobation polie mais ferme de ma mère.
Hors sa mobilisation et sa participation à la terrible bataille de Dunkerque en mai 1940 et son embarquement sur des rafiots de fortune, « mon père, pour, sinon améliorer, du moins assurer l’ordinaire des repas des pensionnaires, éleva et tua le cochon avec son beau-père. Il ressuscita la culture de la lentille chez ma mémé paysanne. Sur le chemin du retour de chez elle, une quarantaine de kilomètres à bicyclette, il fut contrôlé par une patrouille ennemie, intriguée par la cargaison d’œufs sur le porte-bagage. Le « bon papa » entretint en connaisseur un vaste potager, à l’arrière de l’école, que j’ai fréquenté bien plus tard, alléché par les succulentes fraises qui y poussaient.
Parfois, en soirée, la famille se réfugiait à la cave tandis que l’aviation allemande pilonnait, à quelques centaines de mètres de là, le nœud ferroviaire de Serqueux.
Malgré cela, l’enseignement n’était nullement sacrifié. En consultant son petit carnet, je constate que maman fut inspectée le 19 janvier 1943 et qu’elle se sortit très honorablement d’une leçon sur l’emploi du subjonctif. En la circonstance, elle n’avait pas choisi la facilité mais il faut dire qu’en ce temps-là, les inspecteurs déboulaient à l’improviste ! Voici le rapport de l’un d’eux : « Beaucoup d’ouvrages de la bibliothèque sont perdus depuis la guerre. Séquence de lecture : Il est bon de situer la vie de l’auteur mais attention au lapsus, 1768 = règne de Louis XIV ! » Pauvre petite mère, elle était en droit d’avoir la tête ailleurs.
L’inquiétude s’accrut brutalement lorsqu’un jour, plusieurs véhicules allemands envahirent la cour et entassèrent quantité de munitions dans le dortoir. Elle se dissipa, le lendemain, lorsque, tout fut rechargé, aussi précipitamment, dans les camions.
La fin du cauchemar approchait. École primaire et collège fermèrent fin mai 1944 pour ne rouvrir que le 1er octobre. Entre temps, les alliés avaient débarqué à l’autre bout de la Normandie et Forges-les-Eaux avait été libéré en août par les Américains et Canadiens. L’une des institutrices avait succombé au charme d’un GI américain de couleur noire, ce qui ne fut pas du goût de ses parents. Dommage, cela aurait pu constituer la première belle histoire d’après-guerre au collège... »
L’une des premières fut finalement … que je naquis deux ans plus tard !!!
Retraité de l’Éducation Nationale, je n’ai guère de raison de me plaindre. Je n’ai pas de souci de trésorerie ou d’emploi. Privilège de l’âge, attestation de circulation et carte d’identité à l’appui, je bénéficie pour faire mes courses de l’heure (7h à 8h du matin) exclusivement réservée aux plus de 70 ans par mon magasin Intermarché.
Ceci dit, j’ai intérêt à en profiter « à donf », car si je regarde les chaînes d’info, j’entends parler à demi-mot (ou quart de mot !) de « score de fragilité » classant les patients selon leur état de santé préalable à la maladie, de « priorisation de l’accès aux soins critiques dans un contexte de pandémie », bref des documents qui visent pour parler clairement à « aider » les médecins à opérer des choix dans les populations atteintes par le Covid-19. Anxiogène ! J’ai dit anxiogène ? Comme c’est anxiogène !
Manions l’humour (avec précaution tout de même), mais en poussant le raisonnement jusqu’à l’absurde, cela aurait un petit côté épuration Nacht und Nebel, Nuit et brouillard, cette idée morbide me vient comme ça en regardant, ce dimanche, un hommage à Jean Ferrat, c’est (encore) beau la vie !. Vous imaginez une société où il n’y aurait plus de Vieux ? Comment vivre un monde sans eux si la plupart sont appelés à ne pas connaître l’été ? Tiens, ma phrase a un petit fumet de Louis Aragon !
Ne vous plaignez pas chers lecteurs, pour l’instant, je suis en capacité de nourrir mon blog. Heureux lecteurs réfractaires à la chose vélocipédique, je ne peux plus vous ennuyer avec ma passion pour le cyclisme, il n’y a plus de courses ! Méfiez-vous cependant, j’ai de la ressource et 2020 serait une bonne date anniversaire pour évoquer … les Tours de France 1950 et 1960 !
Regarder la télévision devient insupportable avec en groupe, en ligue, en procession (le virus Ferrat !), ce défilé interminable d’experts, spécialistes, éditorialistes qui vous racontent de manière détaillée une épidémie dont on ignore quasiment tout, sans oublier des politiciens minables (bas les masques !) qui fourbissent déjà leurs armes pour de futurs règlements de comptes. Je ne sais pas ou plus la mesure de toute chose. Ce n’est pas une guerre civile qui éradiquera l’épidémie. Ironie de la programmation, pour nous divertir et sortir de la morosité, France 2 a diffusé un dimanche après-midi La grande vadrouille, un des plus grands succès du cinéma français, produit, vous ne me croirez pas, par la société de films Corona !
Ce confinement est l’occasion de ressortir quelques livres de ma bibliothèque. Et tombant par hasard sur une chronique de l’hebdomadaire Marianne, je suis retourné me plonger avec délectation dans L’an 01, la bande dessinée de Gébé, un des illustres journalistes iconoclastes de Hara-Kiri et Charlie-Hebdo canal historique.

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Je voue une affection particulière à Gébé, pseudonyme né des initiales de son vrai nom Georges Blondeaux. J’eus la chance de le fréquenter lors de mon aventure d’un mois dans les locaux du journal au printemps 1980. Il me plaisait de savoir que ce monsieur discret mais d’une fine intelligence sociale, était entré, quelques années avant moi, à l’École Normale d’Instituteurs de Versailles. Il en démissionna très rapidement pour devenir dessinateur industriel calqueur à la SNCF puis, avec un brin de « lucidité utopique » (ou l’inverse) tenter de vivre son … An 01.
Peut-être chacun trouvera une résonance à ses propos nés après 68 : « Après est venue la crise –le pétrole- qui a cassé les reins à la religion de l’expansion continue. Qui a aussi cassé les reins à l’insurrection (écologie) dirigée contre l’expansion à front de taureau (Pompidou). Qui a cassé les reins à l’utopie genre 01. Qui est en train de casser les reins à la classe ouvrière, au syndicalisme, aux enfants de Marx. Crise habilement récupérée (provoquée ?) par le pouvoir capitaliste pour fortifier son pouvoir capitaliste en instaurant en douceur (comme forcé) un socialisme capitaliste : collectivisme d’assistance « nourri, logé, amusé, au pied ! » société magma avec émergence des supra-nationales-miradors, et dans les miradors, au sous-sol, les hommes d’armes des deux ou trois blocs participant à l’équilibre de la terreur, et aux étages la crème de la matière grise. Ça ! Ça, la guerre ou quoi ? Poser la question « ou quoi ? » signifie que l’espoir n’est pas mort, qu’on ne se résigne pas aux anticipations sinistres …
« Ou quoi ? » LE CERVEAU ! On n’en sort pas puisqu’on est dedans. Puisqu’on n’est que ça ! Rien que ça avec des genoux, des coudes, des doigts de pied, et tout ce qui va avec. Le cerveau avec lequel on devient conscient, c’est-à-dire étonné, curieux, sans fausses illusions, tolérant, social-individualiste, raisonnant, remarqueur d’effets, refuseur d’idées reçues, rejeteur d’idées enfoncées comme des gousses d’ail, inaliénable !
Et comment devient-on conscient ? Voilà ! C’est là ! Si on trouve, on les tient. Si on découvre le mécanisme, le mode d’emploi, le monde s’allume. « Bonjour ! » … »

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Il n’y avait pas de selfies à l’époque mais les littoraux étaient ouverts!

Crépuscule d’une civilisation mondialisée et naissance d’une idée ?
Nous voici en 2020, un demi-siècle après l’an 01 éructé par Gébé :
« Des milliers de gens, entendant le mot « crise » furent gagnés par la peur de manquer et prirent le risque de la promiscuité. Tous les courants idéologiques se prononçaient sur l’origine de l’épidémie. L’absence de frontières, les Chinois, les Allemands, les Italiens, l’Europe, le grand capital, Macron, ses prédécesseurs, la saleté des pauvres, l’égoïsme des riches. Il fallait bien une explication conforme à la pensée de chacun … En tout état de cause, il se trouvait un nombre phénoménal de gens pour désigner des responsables et des irresponsables, dévoiler les manœuvres du gouvernement ou celles de l’opposition, et rappeler qu’ils avaient, eux, prédit une catastrophe, quand ils n’avaient pas prévu le Covid-19, avant même qu’il soit identifié. » (Guy Konopnicki dans Marianne n° 1201).
Si c’était ça le monde avant le confinement, pourquoi aspirer à la fin du confinement au plus vite ?
Dans mon enfance, on se « débarbouillait ». Depuis une semaine on n’a jamais été aussi propre, on se lave les mains moult fois par jour. Quelle est cette tache qui ne s’en va pas et que l’on ne cesse de frotter ?

Charlie hebdo coronavirus

Publié dans:Ma Douce France |on 23 mars, 2020 |1 Commentaire »

Carte postale de l’île de Bréhat

Un trait de (mauvais) esprit pour commencer : j’avais consulté les prévisions météorologiques pour planifier une balade touristique lors de mon récent séjour chez des amis de Dinard.
Pour ne pas me couper d’éventuels lecteurs bretons, je les rassure, Râ fit preuve de générosité.
Nous choisîmes le premier jour de l’été pour nous rendre sur l’île de Bréhat, île principale d’un archipel du département des Côtes-d’Armor constitué, outre celle-ci, de 86 îlots et récifs.

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Clin d’œil involontaire à l’académicien Erik Orsenna (il prit le fauteuil du commandant Cousteau, un autre amoureux de la mer) dont la famille posséda longtemps une maison sur l’île. Il évoqua ses merveilleux souvenirs d’enfance dans une fable estivale intitulée Deux étés qui s’ouvrait ainsi : « Heureux les enfants élevés dans l’amour de l’île » … de Bréhat bien sûr.
Il écrivait plus loin : « Pour notre famille de moyenne bourgeoisie assez ennuyeuse, il y avait un élément de rêve, de dépassement, de voyage, c’était Bréhat. Enfants, adultes, nous ne pensions qu’à ça toute l’année. Bréhat, c’est la mer, le port, la lecture, le rendez-vous du bonheur, de la liberté de mouvement et de penser. On a treize mètres de marnage, c’est un des records du monde. D’heure en heure le paysage change. Une île est par définition fragile, nomade. Tout le monde a peur qu’elle se dissolve à un moment donné ou parte à la dérive. Alors on navigue, d’un morceau de terre à un autre, d’un livre à l’autre, d’une langue à une autre. Je suis de plus en plus frappé par la similitude entre le fait d’écrire «il était une fois» et celui de hisser la voile. »
Cap vers Ploubazlanec et la pointe de l’Arcouest, lieu de l’embarcadère ! L’heure, c’est l’heure, nous traversons Paimpol à vive allure, de toute manière, ce n’est pas encore la saison de la cueillette des fameux « cocos », et tant pis pour l’héroïne du célèbre refrain de Théodore Botrel que fredonnaient nos grands-mères :

« J’aime Paimpol et sa falaise,
Son église et son grand Pardon ;
J’aime surtout la Paimpolaise
Qui m’attend au pays breton.« 

Nous n’imaginions pas qu’en cette semaine de bac, il y aurait autant foule pour embarquer sur la vedette qui nous emmène à Bréhat. En capitaine avisé, je réserve déjà quatre couverts pour le déjeuner.

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Après dix minutes de traversée sur une mer calme, nous accostons, face à l’hôtel Bellevue, sur la bien nommée île aux fleurs. Le dépaysement est total du fait d’un microclimat extrêmement doux lié à la proximité du Gulf Stream qui favorise une grande diversité de fleurs et de plantes dont notamment quelques essences méditerranéennes.
Orsenna encore : « Une île qui intimide les nuages : ils demeurent au loin. Une douceur envoûtante de l’air, sans doute la caresse d’un des bras du Gulf Stream. Une flore d’autres latitudes, aloès, mimosas, palmiers, un morceau de Sardaigne au milieu de la Manche ».
Orsenna, toujours, nous avait prévenu : « Un voyage à Bréhat, c’est mille voyages, ouvrez l’œil et freinez l’allure ». Nous y sommes par force contraints, en effet, aucun véhicule motorisé n’est autorisé sur les chemins étroits de l’île à l’exception des services municipaux, du médecin, des pompiers et des quelques engins utilitaires des paysans et artisans. Un « petit train », une plate-forme couverte remorquée par un tracteur, transporte éventuellement les personnes à mobilité plus réduite ou encombrées de bagages.

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La bicyclette est la petite reine de Bréhat et, aux abords de la cale de débarquement, abondent les échoppes de location. Il y en a pour tous les âges et les goûts, VTC, VTT, dames. Le vélo électrique a aussi ses partisans car on découvre rapidement que l’île n’est pas plate et est truffée de traîtres raidards.
En ce qui nous concerne, nous optons pour le rythme tranquille de nos pas, nous verrons bien … Cela ne semble pas insurmontable car l’île principale de l’archipel, celle que l’on visite, possède une superficie de 290 hectares et mesure 3,5 kilomètres sur sa plus grande longueur et 1,5 de largeur maximum.
Île-de-Bréhat, n’oubliez pas les tirets, est la seule commune insulaire du département des Côtes-d’Armor. Une pancarte nous informe qu’elle compte 400 habitants à l’année et … 5 000 touristes et résidents par jour, l’été.
Les trois-quarts des habitations sont la propriété d’estivants … épargnés (en partie) par le si controversé ISF, mais ne sont considérés comme « vrais » Bréhatins que ceux qui ont fait l’école communale. Car il y a encore une école publique à deux classes sur l’île. Sont-ce d’ailleurs ses élèves qu’en cette fin de matinée, nous croisons sur le chemin qui mène au bourg, cahier et stylo à la main ? Ils ont été invités à Paris, il y a quelques semaines, par le ministre de l’Éducation Nationale Jean-Michel Blanquer qui serait un habitué de l’île.
Nos compagnes manquent d’aménité avec leurs railleries en passant devant notre future résidence … l’EHPAD de l’île !
Et puis, nous ne sommes pas comme ça, nous laissons nos chères et tendres contempler la boutique de vêtements Affaires maritimes, c’est vrai que c’est plus poétique qu’Armor Lux !

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Nous devinons derrière les portails de maisons cossues, des jardins, qu’on appellerait ailleurs, de curé. La saison des mimosas est achevée, celle des hortensias proche, c’est l’époque des céanothes bleus ou mauves, plus connus sous le nom moins savant de lilas de Californie, et des spectaculaires vipérines du genre Echium, ne craignez rien, elles ne mordent pas !

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C’est surtout le paradis des agapanthes, la plante emblématique de l’île, importée autrefois d’Afrique par les marins.
Ce n’est pas tout à fait l’heure de l’apéritif ou de la bolée de cidre, la place du bourg est encore tranquille, un décor pour un téléfilm de France 2 Petits meurtres à Bréhat !

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Je recherche la fraîcheur de l’église paroissiale Notre-Dame de Bonne Nouvelle, construite au XVIIème siècle et restaurée à la fin du XIXème. Accolée à l’ancien presbytère, surmontée d’un clocher-mur, on y accède, en passant par le vieux cimetière, par un porche pavé de pierres tombales de la famille du corsaire Fleury ornées de têtes de mort.

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L’intérieur est simple avec sa voûte reprenant le carénage des bateaux. Un tableau rappelle de façon manuscrite que trente-deux Bréhatins donnèrent leur sang durant la Grande Guerre, majoritairement lors d’opérations navales.
Dans une nef latérale, est exposée, dans une vitrine, une maquette de frégate qui aurait été la propriété du contre-amiral Pierre-François Cornic qui vécut à Bréhat au XVIIIème siècle. Longtemps suspendue à la voûte, elle y subit beaucoup de dégradations dues aux oiseaux. Elle fut aussi souvent promenée lors des pardons de la paroisse.
En arpentant les allées du vieux cimetière, on apprendrait probablement beaucoup sur la vie du village autrefois. Y repose notamment le peintre Pierre Dupuis dont l’une des toiles les plus notoires, Moissonneuses, visible au musée des Beaux-Arts de Quimper, montre dans un format de longue-vue de marine deux jeunes Bréhatines coiffées de leurs typiques capots.

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Encore quelques pas et nous atteignons la Grève de l’Église. Cette cale est utilisée par les plaisanciers et l’école de voile locale. Encore pavée en partie, elle servait de charroi au 19ème siècle.

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La logistique laisse à désirer, la responsabilité m’en incombe, nous rebroussons chemin pour rejoindre l’auberge distante d’un bon kilomètre.
Les compagnes nous abandonnent quelques minutes pour admirer le travail des souffleurs des Verreries de Bréhat, sorte de Baccarat à la mode de Bretagne. Poignées de portes, boules d’escaliers, luminaires et bien d’autres objets esthétiques sont destinés à décorer les yachts luxueux, mais pas seulement.
Pour être franc, vu le thermomètre qui grimpe, j’aurais préféré les verres de l’ancien café des Pêcheurs, un cabaret fréquenté par de nombreux artistes au début du siècle dernier. Vous savez que l’art ne nourrissait pas toujours son homme. Ainsi, raconte-t-on, la patronne, une certaine madame Quéré, au caractère bien trempé, menaça de couper la tête à l’un d’eux qui rechignait à se mettre à jour de son ardoise. L’artiste récalcitrant imagina alors de peindre son autoportrait sur un verre et l’offrit à la cabaretière en lui indiquant que son œuvre vaudrait bientôt plus que sa dette. Dès lors, naquit la coutume que les artistes peignent leur portrait coupé au ras du cou sur les verres et assiettes du café des Pêcheurs. L’enseigne devint renommée comme cabaret des Décapités !

Blog cabaret des_Décapités Bréhat

Parmi les décapités célèbres, on recense le peintre paysagiste Anders Osterlind, Victor Mottez, Auguste Matisse, sans lien de parenté avec Henri, verrier mais surtout auteur de nombreuses « marines » peintes durant ses trente-cinq années de séjour sur l’île.
Un des maîtres du symbolisme, Ary Renan, fils d’Ernest le célèbre historien, dut payer et peindre son verre comme les autres. Son tableau d’une jeune fille bréhatine observant la carcasse d’un bateau échoué sur la plage de Guerzido (la seule de l’île) participa à l’essor de Bréhat.

Blog Tableaud'Ary Renan

Gauguin aurait aussi fréquenté le lieu mais échappa à la décapitation.
Les paysages et l’atmosphère de l’île de Bréhat ont inspiré beaucoup de peintres au tournant des 19ème et 20ème siècles.

Blog maisons aux toits de chaume H.G meunier

Maisons aux toits de chaume (1909) de H.G. Meunier

J’ai un faible pour ce tableau de l’artiste suédois Ernst Josephson qui s’intéressa au facteur de l’île et l’inclut dans cette scène légendée « Joie de vivre ».

Blog La joie de vivre

Qui sait si un jour, un artiste (en manque d’inspiration) ne me croquera pas ainsi dans ma chambre de la maison de retraite devant laquelle nous repassons ! Na, les filles !
Dans un chaos d’énormes blocs de granit rose, je repère l’effigie discrète du poète Louis Guillaume qui passa son enfance chez sa grand-mère maternelle à Bréhat avant d’embrasser la profession d’instituteur, puis professeur de Lettres puis directeur de collège en région parisienne.

Blog Louis_Guillaume_Monument_Brehat

À côté, on peut lire, gravé dans la roche, son poème Noir comme la mer.

« Tout ce que je ne puis te dire
À cause de tant de murs
Tout cela qui s’accumule
Autour de nous dans la nuit
Il faudra bien que tu l’entendes
Lorsqu’il ne restera de moi
Que moi-même à tes yeux caché.
Tout ce que je ne puis te dire
Et que tu repousses dans l’ombre
À force de trop désirer
Cet amour noir comme la mer
Où venaient mourir les étoiles
Et ce sillage de lumière
Que je suivais sur ton visage
Tout ce qu’autrefois nous taisions
Mais qui criait dans le silence
Tout ce que je n’ai pu te dire
Le sauras-tu sur l’autre bord
Quand nous dormirons bouche à bouche
Dans l’éternité sans paroles ? »

Comme à l’habitude, entre les agapes spirituelles de la promenade, je profite de quelques nourritures terrestres choisies sur la carte du Crech-Kerio (du nom du lieu-dit), un accueillant restaurant situé dans une vieille maison de pierre rustique.
Premiers arrivés, premiers installés à la table de notre choix sous la tonnelle.

Version 2Blog restaurant-entréejpgBlog terrasse restaurant

Mon choix se porte sans hésitation sur la spécialité maison en entrée, la tourte aux noix de St-Jacques (un régal), puis la brandade de morue. Excellent ! Pas belle la vie ?!

Blog Tourte 1

Le sympathique patron n’est pas peu fier de nous conter les tribulations navales d’un de ses ancêtres dont une maquette de navire est exposée au musée national de la Marine sis dans le palais du Trocadéro à Paris. Je tempère son enthousiasme quand je lui signale que j’ai lu que le musée devait émigrer à Toulon. À tort, qu’il me pardonne, il ne s’agit que d’une fermeture provisoire pour cause de rénovation.
Au dessert, mes voisins de table, en mal d’exotisme, jettent leur dévolu sur la glace l’Antillaise. Il vous aurait fallu voir leur mine envieuse quand on m’a servi mon Exquise … plus encore que son nom l’indique.
Au programme de l’après-midi, sont prévues les visites des curiosités de l’île sud conseillées par l’hôtesse de l’office de tourisme. Car, en réalité, l’île principale de Bréhat est composée à très haute marée de deux îles séparées par l’anse de la Corderie, mais réunies entre elles au XVIIIème siècle par un pont-chaussée nommé pont ar Prat dont on dit peut-être abusivement qu’il serait l’œuvre de Vauban.

Version 2Version 2

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Cap vers la chapelle Saint-Michel dont la silhouette blanche au sommet d’un tertre nous sert de … phare pour nous retrouver dans le dédale des chemins, ce qui n’est pas si incongru puisqu’elle a été érigée sur les ruines de l’ancien sémaphore détruit par la foudre en 1820 et a longtemps servi d’amer pour la navigation..
Entre le mauve des agapanthes, le rose du granit, le vert tendre des prairies, le bleu soutenu de la mer, le chant des nombreux oiseaux (il y aurait 120 espèces) aussi, on comprend pourquoi Bréhat est la muse de tant d’artistes de la plume et du pinceau.
Chaque maison est un petit havre de paix que je n’ose troubler avec mes photos intempestives.
Bientôt, quelques hautes marches inégales nous mènent à la chapelle point culminant de l’île avec ses 33 mètres au-dessus du niveau de la mer.
L’intérieur, très simple, possède surtout un beau tableau représentant l’archange Michel terrassant le dragon.
Dehors, au pied de la croix dédiée également à saint Michel, le panorama est superbe vers l’archipel et le large.

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Nous redescendons maintenant vers le moulin à marée de Birlot. Sa caractéristique (du jour), c’est qu’on n’y entre pas comme dans un moulin ! En effet, une dame intransigeante nous invite à revenir le lendemain pour le visiter.

Version 2Version 2Version 2Blog Panorama moulin 2

Allez, pas de mauvais esprit ! Plus sérieusement, la spécificité du moulin vient de son alimentation en eau de mer pour le mécanisme. Il ne fonctionne pas directement avec le courant de la marée car l’inertie serait trop importante pour sa roue immergée. Par contre, à mi marée descendante, la roue à aubes s’active pour 6 heures, 3 heures de marée descendante et 3 heures de marée remontante.
Le linteau de la porte indique la date de 1744, année de grosses réparations, mais le moulin fut en fait construit entre 1633 et 1638 par le duc de Penthièvre, seigneur de Bréhat.
Il servit à moudre du froment, de l’orge et du blé noir pour en faire de la farine pour les Bréhatins jusque vers 1920, date à laquelle un boulanger vint s’installer sur l’île.

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Nous continuons notre promenade champêtre. De jolies vaches viennent nous saluer au bord du chemin. Sont-ce des Jersiaises réputées pour leur lait ?
Privilège de ma taille, en me hissant sur la pointe des pieds, je découvre, au-dessus des murs hauts, quelques maisons de caractère et des jardins presque luxuriants.
Nous sommes moins jeunes et plus larges d’épaules, on the road again dans la lande au milieu des fougères, nous atteignons bientôt à la pointe nord-ouest de l’île sud la croix de Maudez, érigée en 1788 par les Bréhatins en souvenir du moine Maudez.
Si l’on en croit la Vie des saints de Bretagne, ce Maudez serait le fils d’un roi d’Irlande qui quitta sa terre pour des raisons obscures. Arrivé en Armorique, il visita la Bretagne, prêcha dans les campagnes et les premières paroisses. La cathédrale de Tréguier, ville épiscopale lui est consacrée. Après sa « tournée à l’armoricaine », Maudez n’aspira qu’à une chose, devenir un ermite dévoué à Dieu et reclus dans un lieu désert. Il obtint de saint Ruelin, un autre abbé, le droit de s’établir dans la paroisse de Pleubihan, sur les rives du Trieux mais il ne tarda pas à être contrarié dans ses méditations par l’afflux de visiteurs. On dit qu’il guérissait des paralytiques, illuminait des aveugles, rendait l’ouïe aux sourds et chassait même les diables des corps qu’ils possédaient.
Un peu comme les people d’aujourd’hui dans la partie nord de Bréhat, Maudez décida de s’isoler encore plus sur une île du Trieux en face de l’archipel de Bréhat.
Entre autres miracles, il chassa tous les serpents venimeux fort nombreux sur l’îlot et fit apparaître de l’eau douce, ce qui favorisa l’établissement d’une petite communauté monastique jusqu’au IXème siècle. Évidemment, comme dans toute légende, il y a beaucoup à laisser …
Ce qui est certain, c’est que le panorama sur l’archipel, dont on jouit au pied du monolithe de granit, est splendide.

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Le moine irlandais ne dut pas exterminer tous les serpents ou les diables de mon corps : un peu plus loin, embusqué dans une pinède, je reluque une vénus pétrifiée.

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L’heure avançant, il serait déraisonnable de franchir le pont ar Prat pour nous rendre sur l’île nord. Avec son aspect plus sauvage, ses paysages de landes battues par les vents, sa côte plus découpée, elle offre un contraste saisissant avec la partie méridionale. Lors d’une prochaine visite peut-être … à condition de louer un vélo !
Cap donc vers le sud, avec un léger détour par la place du Bourg pour nous désaltérer à la terrasse du café des Pêcheurs rebaptisé Shamrock, du nom du trèfle irlandais. Nos chers amis sont les plus prompts à régler l’addition… de crainte de se voir décapités ?
Nous hâtons le pas pour rejoindre l’embarcadère au Port-Clos.
Sale blague, l’après-midi s’achève tel un sketch de Raymond Devos : la mer a été démontée dans la journée. Encore heureux que ce ne fût pas le week-end prolongé de l’Ascension, ils auraient fait le pont !
Bref, en effet, l’embarquement change de cale selon la hauteur des marées, ce matin, nous avons débarqué à la cale 1, en cette fin d’après-midi, le retour est prévu à la cale 3 … située 850 mètres plus loin qui s’ajoutent aux dix kilomètres parcourus à pied. Ça use, ça use et pas que les souliers !
En rejoignant l’embarcadère, nous croisons une ribambelle de jeunes gens de bonne famille tirant leur valise d’une main et portant de l’autre, une housse avec costumes ou toilettes. On se marie demain sur l’île aux fleurs. Happy end pour ce billet !

Publié dans:Ma Douce France |on 1 juillet, 2019 |Pas de commentaires »
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