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Fables plastiques, un voyage au pays des Anoures

Après avoir traversé quelques heures graves avec l’assassinat horrible d’un professeur, j’ai envie justement de partager avec vous quelques souvenirs professionnels du temps où, m’écartant de mes études d’histoire et géographie, je choisis de plonger dans le monde fascinant des images.
Ainsi, outre de fournir pour le comprendre quelques clés aux étudiants d’une ancienne école normale d’instituteurs mue en institut universitaire de formation des maîtres, je réalisais des documents vidéo sur des expériences pédagogiques susceptibles de les éveiller dans leur future mission d’enseignant.
Filmer la pédagogie peut s’avérer austère encore qu’une collaboration avec l’iconoclaste professeur Choron* me permit d’arpenter des chemins de traverse insoupçonnés au mépris de « bien- pensants » de l’Éducation Nationale de l’époque.
Plus sérieusement, j’eus le bonheur de fréquenter, et souvent me lier d’amitié, avec quelques professeurs qui m’entraînèrent dans des aventures épanouissantes.
Pour évoquer l’une d’entre elles, je vous offre en préambule un poème que, probablement, des lecteurs de ma génération vinrent, étreints par le trac, « réciter au tableau » au temps de leur école communale :

« Nous vous en prions à genoux,
bon forestier, dites-nous le !
à quoi reconnaît-on chez vous
la fameuse grenouille bleue ?

à ce que les autres sont vertes ?
à ce qu’elle est pesante ? alerte ?
à ce qu’elle fuit les canards ?
ou se balance aux nénuphars ?

à ce que sa voix est perlée ?
à ce qu’elle porte une houppe?
à ce qu’elle rêve par troupe ?
en ménage ? ou bien isolée ?

Ayant réfléchi très longtemps
et reluquant un vague étang,
le bonhomme nous dit: eh mais,
à ce qu’on ne la voit jamais

Tu mentais, forestier. Aussi ma joie éclate !
Ce matin je l’ai vue ! un vrai saphir à pattes.
Complice du beau temps, amante du ciel pur,
elle était verte, mais réfléchissait l’azur. »

Sachez donc que moi aussi, plus fort que Paul Fort, j’en ai vu des vertes et des pas mûres comme on dit, des grenouilles bleues bien sûr mais pas que … !
D’ailleurs, on en recense près de 4 000 espèces : rainette, pélobate, oxyrhine, discoglose, peinte, ponctuée, brune, rousse ou verte, commune ou agile, des joncs et des champs, grecque ou ibérique, du Nord ou des Pyrénées, à lèvres blanches ou maculée de l’Orégon, léopard mouton ou taureau, rieuse, fouisseuse, il en est même une pisseuse…
Avant d’embarquer dans ma croisière au pays des Anoures, il me faut vous présenter le capitaine de vaisseau qui me promena de mare en étang. Joël Paubel est à « l’eaurigine » un professeur agrégé d’arts plastiques qui se définit aussi comme plasticien et jardinier**. Il dispense aujourd’hui son savoir « agri-culturel » à des étudiants de Sciences Po. Pour tout cela, il fut adoubé chevalier des Arts et des Lettres.

Joel Paubel cerfs

savant fou

J’avoue que lorsque je fis sa connaissance, je fus un peu soupçonneux sur ses « excentricités » pédagogiques mais, bien vite, mes doutes se dissipèrent. Avec lui, c’en était fini des tristes « cours de dessin » où l’on devait reproduire une tête de cheval en plâtre (j’y fus contraint) ou une cruche et un bol en respectant la perspective et les jeux d’ombre et de lumière ! Il fallait sortir des enseignements trop académiques : de l’air !
Parmi ses projets peu académiques quoi qu’ils fussent souvent initiés à l’échelle de l’académie, je fis partie, dans la baie du Mont Saint-Michel, des cinquante « cirés jaunes » qui creusèrent dans le sable à marée basse, au pied du rocher, devant des milliers de curieux installés sur les remparts, une spirale qui s’effaça peu à peu avec la montée des eaux. Je peux m’enorgueillir aussi d’avoir réalisé (peut-être) le plus long travelling de l’histoire du cinéma en filmant, juché sur une draisine, 1 600 mètres de dessins d’élèves prolongeant l’œuvre Parcours de Dubuffet, déroulés sur une voie ferrée désaffectée. Autre projet qui n’était pas alors « Monet courante », il permit à des écoliers de cours moyen de se confronter comme l’illustre peintre aux jeux de lumière autour du bassin des Nymphéas fermé au public.
Allez, en route : la fois dont je vous entretiens aujourd’hui, le bonheur fut dans un pré de Bresse. Avant que dans L’enfant des marais, l’émouvant film de Jean Becker, Jacques Villeret ne trinquât à la santé de Pépé la Rainette, l’as des as de la grenouille, alias Michel Serrault, j’eus le privilège de filmer une pêche presque miraculeuse dans la mare des Tronchailles, du côté de Marboz. Un adroit paysan, avec un simple bâton et une ficelle, attrapa en un tour de main une dizaine de grenouilles vertes ou Rana esculenta, vous savez bien qu’au cinéma, plusieurs prises sont nécessaires ! Que les intégristes de la cause animale se rassurent, toutes les figurantes batraciennes furent rejetées immédiatement dans le « sirop de grenouille » selon l’expression populaire assimilée à l’eau.
Mais le lendemain, à l’occasion d’une autre partie de pêche, quelle ne fut pas notre surprise, écoutez les deux paysans deviser en patois bressan :

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S’écrivait sous nos yeux une énième fable ayant pour personnage central, héros ou victime, une grenouille : de pauvres bestioles vertement fluorescentes au ventre comme irradié gisaient dans le marécage. Le nuage de Tchernobyl avait-il survolé les Dombes ?
« Depuis les débuts de l’humanité, le bestiaire fait figure d’une représentation allégorique, et parfois moraliste, du monde. Dans la manière de penser le monde animal, on retrouve de tous temps le mode de penser l’humain dans une culture donnée. Sur la scène de l’art actuel, les références à l’animalité se font nombreuses. Notre époque s’y prête, que ce soit par l’accent mis sur le corps, les problèmes environnementaux ou les maladies suscitées par notre mode de vie contemporain*** ».
À l’époque de ce projet, nous allions négocier, l’année suivante, le virage vers le XXIème siècle. Vingt ans plus tard, en pleine pandémie et violentes querelles sur la cause animale, les images nous interpellent avec encore plus d’acuité. Il ne faut jamais se gausser des délires d’artistes. Dans leur anticipation créatrice, ils sont souvent lucides.
Il y eut le bestiaire de Joseph Beuys et notamment sa performance dans une galerie de New York où il passa trois jours en compagnie d’un coyote sauvage, les vaches paisibles des tableaux de Rosa Bonheur, celles « tranchées dans le vif » et mises dans le formol de Damien Hirst, les chats d’Alain Séchas, la monumentale araignée de Louise Bourgeois. Quand, dans une œuvre de Jérôme Bosch, une grenouille engloutit le sein d’une femme, c’est pour symboliser la luxure, quand elle s’attaque aux mains, c’est pour symboliser l’avarice, à l’estomac c’est pour la gourmandise, et aux pieds pour la paresse.
Joël Paubel choisit, lui, de nous alerter sur les grenouilles désertant peu à peu sa Bresse natale qui battait, il n’y a pas si longtemps, des records d’humidité. Malgré la protection des espèces (arrêté du 24 avril 1979 fixant la liste des amphibiens et reptiles protégés sur l’ensemble du territoire), elles sont très menacées à cause de la dégradation et de la destruction de l’environnement naturel, de l’agriculture industrielle, de la disparition des mares, des marais et des étangs, de l’urbanisation, des dangers de la route, du réchauffement du climat, de l’excès d’ultraviolets, de la pollution en général et des pluies acides en particulier.
Ses grenouilles irradiées inauguraient une vaste opération artistique qui allait fédérer, essentiellement sur le département des Yvelines, des élèves des premier et second degrés, des instituteurs et professeurs des écoles, des étudiants en arts appliqués, des professeurs d’arts plastiques, de sciences de la vie et de la terre, de lettres, des artistes et même des artisans.
C’est L’Escamoteur de Jérôme Bosch (œuvre réalisée entre 1475 et 1505, et conservée au musée municipal de Saint-Germain-en-Laye) qui inspira à Joël l’utilisation de leurres. Ainsi, on peut observer, autour de sa maison futuriste isolée dans la campagne bressane, une multitude d’appelants de corbeaux laissant craindre une inquiétante attaque hitchcockienne, ou plus paisiblement, à l’orée de sous-bois, des cerfs et chevreuils recouverts d’une toile de Jouy imperméabilisée.

Joel Paubel cerf 1Grenouille appelant

Il commanda à une usine italienne un millier de grenouilles artificielles utilisées habituellement comme appelants ou leurres (ils portent parfois, quand ils sont sonores, le joli nom de pipeau, courcaillet, chanterelle, piperie) pour éloigner les prédateurs.
Car même la prétentieuse qui voulait devenir aussi grosse que le bœuf possède des ennemis inquiétants : le circaëte Jean-le-Blanc, le milan noir, le busard cendré, le faucon crécerelle, le héron bihoreau, la foulque et la cigogne, la perche, le sandre et le brochet, la couleuvre à collier, le campagnol amphibie, pour n’en citer que quelques-uns qui constituent une jolie faune poétique.
À raison d’une grenouille par personne, il proposa à son public d’intervenir plastiquement dessus, dans un site donné, pour attirer, leurrer, piéger, provoquer, faire peur, attendrir, communiquer à, communier avec, faire miroiter, réfléchir et … « ne pas retenir que l’inlassable et stupide coassement de l’animal et ne pas en faire le symbole de l’enseignement ânonnant et routinier » !
Quoi ? Coa ? J’allais bientôt me rendre au lycée de Rambouillet où des élèves de première, option art dramatique, répétaient Le Dieu grammairien, une pièce de Jean-Pierre Brisset (1837-1919). Un sacré bonhomme, ce Brisset, un des écrivains fétiches de Marcel Duchamp et André Breton, qui quitta l’école à douze ans pour aider ses parents à la ferme, partit à quinze ans à Paris comme apprenti pâtissier, puis s’engagea dans l’armée pour la guerre de Crimée avant de revenir à Paris comme professeur de langues vivantes. Auteur d’un Art de nager et de trois grammaires, il fut aussi l’inventeur de deux brevets dont celui de la « ceinture aérifère de natation à double réservoirs compensateurs à l’usage des deux sexes ». Pour ce qui nous concerne ici, de son point de vue, la grenouille est l’ancêtre de l’homme : « Ainsi en coassant POURQUOI POURQUOI la bouche de l’ancêtre de l’homme commençait l’histoire du monde. Les cris entraînèrent une guirlande de mots, les mots une guirlande de phrases. De la mort naquit la morale. La langue trouva un refuge dans la bouche qui déjà en coassant avait une pensée. Quand les hommes quittèrent l’état amphibie, des peuplades, des familles, conservèrent des rapports plus ou moins prolongés avec l’élément liquide. De là est venue la légende de Vénus sortant de l’onde, de la mer, ou plutôt des mares et des marais.
Nous ne pouvions nous figurer que fort gracieux des corps exercés continuellement dans l’art de la natation. Grâce aux sauts qui les projetaient hors de l’eau, l’ancêtre après avoir coassé des années POURQUOI POURQUOI se mit à crier À l’assaut ! Ce qui voulait dire dans la langue encore toute primitive : sautons hors de l’eau vers le haut ! Assez haut ! À l’assaut !
C’étaient désormais des auteurs car ils sautaient vers les hauteurs. »
Tout au long de l’année scolaire, j’allais me déplacer pour filmer quelques moments clés qui témoigneraient de la fabuleuse opération artistique visant à sauver le soldat Grenouille.
Ainsi, par exemple, je me rendis dans une école maternelle de Trappes, banlieue généralement évoquée dans les médias pour d’autres types d’interventions.

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Entre les mains de ces gamins, et même de certains de leurs parents, la grenouille devenait une arme poétique pour franchir les frontières de l’imaginaire.
Des élèves de cycle 3 d’une école d’application de Versailles, après avoir récupéré leurs appelants dans le jardin de la maison des musiciens italiens, travaillèrent sur leurs grenouilles à partir d’une collection de verbes qu’ils avaient élaborée en commun.

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Magie du projet, que l’on soit en classe de maternelle ou dans l’enseignement supérieur, toutes les disciplines furent convoquées, la part belle fut faite à l’écrit, à l’oral et bien évidemment aux arts plastiques. L’effet d’appropriation de la grenouille factice ouvrit largement le champ des propositions qu’elles soient minimales ou sophistiquées mais toujours expressives et créatives.
Ces manipulations artistiques me conduisirent à l’École Supérieure d’Arts Appliqués Boulle (du nom du célèbre ébéniste de Louis XIV) de Paris. Certains étudiants de première et de BTS y commettaient des transformations que n’aurait pas désavouées Jean Rostand qui consacra une partie de sa vie et de son œuvre à l’étude des Amphibiens anoures.

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C’est l’occasion de me souvenir de mes cours de sciences naturelles où nous devions disséquer grenouilles ou souris. Dans une circulaire de novembre 2014, le ministère de l’Éducation Nationale décida d’interdire toute dissection pratiquée sur des céphalopodes et sur des vertébrés non destinés à la consommation (alors, les grenouilles ?) dans toutes les classes jusqu’au baccalauréat. Adieu vomissements ou évanouissements ! Encore que … tremblez élèves et grenouilles, saisi par le principal syndicat enseignant jugeant que la confrontation au réel était essentielle en sciences expérimentales, le Conseil d’État annula, en 2016, cette décision ministérielle. Je crois savoir que, finalement, le ministre de tutelle trancha définitivement en faveur de la suppression des dissections de vertébrés. Comme il est fréquent dans la société actuelle, le flou est entretenu autour de cette question, heureusement l’artistique s’y invite pour notre plus grand plaisir. Ainsi que le mythologique !
Versailles oblige, nous ne pouvions pas ne pas « tourner » autour du bassin de Latone que Louis XIV créa, au centre de ses jardins, pour glorifier celui qu’il s’était choisi comme emblème, le dieu soleil Apollon qui trône sur son char, un peu plus loin, près du grand canal.
À l’origine, c’était un simple bassin ovale, érigé dans le jardin du pavillon de chasse de Louis XIII, qui portait le nom de fontaine aux crapauds. Pour lui donner la splendeur qu’on lui connaît, Louis XIV fit appel aux sculpteurs Gaspard et Balthazar Marsy puis à son architecte favori Jules Hardouin-Mansart, leur demandant de raconter un épisode de l’enfance d’Apollon, précisément la légende de Latone telle qu’Ovide la relate dans le livre VI de son long poème latin, les Métamorphoses.
Latone, maîtresse de Jupiter, conçut deux enfants jumeaux de ses amours illicites, Apollon et Diane. Junon, épouse du roi de l’Olympe, folle de rage, la condamna à une fuite sans répit qui s’acheva au bord d’un étang de Lycie, au sud de l’actuelle Turquie.
Latone et ses deux enfants, assoiffés souhaitèrent s’y désaltérer après leur long périple, mais les paysans, qui coupaient des roseaux, les en empêchèrent. Je laisse Ovide vous conter la suite :
« Pourquoi m’interdire de boire ? L’usage en appartient à tous : la nature n’a point voulu que le soleil, l’air et l’onde limpide soient la propriété d’un seul : je viens ici jouir d’un bien commun à tous, et pourtant ma voix suppliante vous le demande comme un don. Je ne voulais pas y baigner mon corps fatigué, je voulais juste apaiser ma soif. Tandis que je parle, ma bouche n’a plus de salive et ma gorge desséchée laisse à peine un passage à ma voix. Une gorgée d’eau serait pour moi un délice. Je reconnaîtrai que je vous dois la vie, si vous m’offrez de cette eau. Laissez-vous émouvoir aussi par ces enfants que je tiens, et qui vous tendent leurs petits bras.» Il se trouvait, en effet, que ses enfants tendaient alors les bras. Qui aurait pu ne pas être ému par les douces paroles de la déesse ? Et pourtant, les paysans continuent à la repousser malgré sa prière. Ils lui lancent des injures et des menaces, pour l’obliger à s’éloigner. Mais cela ne leur suffit pas. Avec les pieds et les mains, ils troublent l’eau de l’étang ; ils font remonter la vase molle en sautant de-ci, de-là, par pure méchanceté. La colère a fait oublier sa soif à Latone. Elle cesse de supplier des gens qui ne le méritent pas et refuse de tenir plus longtemps un langage humiliant pour une déesse. Levant les mains vers le ciel, elle s’écrie: «Restez-y donc éternellement, dans votre marécage !» Son souhait est exaucé. Les paysans prennent plaisir à rester dans l’eau. Parfois ils plongent au fond du marécage, puis ressortent la tête, parfois ils nagent à la surface, parfois ils se posent sur la rive de l’étang, avant de rentrer d’un bond dans l’eau. Mais toujours ils fatiguent leurs vilaines langues en paroles grossières et même sous l’eau, ils lancent des insultes. Leur voix devient rauque, leur gorge se gonfle d’air et les injures qu’ils lancent agrandissent leur large bouche. Leur tête rejoint leurs épaules et leur cou disparaît. Leur dos verdit et leur ventre, c’est-à-dire la plus grande partie de leur corps, blanchit. Ce sont de nouvelles bêtes, qui sautent dans les profondeurs de la vase: des grenouilles. »
Voilà pourquoi dans ce bassin, ce sont près de deux cents grenouilles, lézards et tortues en bronze doré, mais aussi des paysans dont la métamorphose est en cours, qui lancent leurs jets d’eau vers Latone éclatante dans son marbre blanc.

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Parce que Louis XIV en raffolait, les dorures sont omniprésentes à Versailles. Joël Paubel, le grand ordonnateur de la jubilante opération artistique, eut l’idée royale de proposer une vingtaine d’appelants à Daniel Sievert doreur restaurateur du domaine du château. Ainsi, nous nous rendîmes dans son atelier situé dans la Petite Écurie, en face du palais, pour assister à l’habillage minutieux à la feuille d’or des grenouilles.

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Je découvris à cette occasion les coulisses des décors fastueux du château à travers le savoir-faire des restaurateurs doreurs et leurs techniques anciennes transmises de génération en génération.
Quelques artistes contemporains de renom furent aussi sollicités pour qu’ils livrent leur vision de l’animal.

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Ce fut un bonheur rare de pouvoir pénétrer dans l’atelier de ces artistes qu’on ne connaît en général qu’à travers les expositions de leurs œuvres.
C’est en ces circonstances que se tissèrent des liens d’amitié avec Marc Giai-Miniet**** auquel j’ai consacré plusieurs billets dans ce blog. Il me demanda par la suite de réaliser un portrait qui tourna longtemps en bouche dans ses expositions hexagonales et internationales.
Sa grenouille appareillée aurait sans doute amusé (pour ne pas dire « galvanisé ») l’anatomiste italien Luigi Galvani qui passa une partie de sa vie sur la piste de « l’électricité animale ».

grenouille Giai-Miniet 2

grenouille électrique 2

Absent dans l’extrait vidéo, Alain Séchas, connu notamment pour ses installations graphiques et ses personnages de chats, imagina une doctoresse Glou-glou. Qui sait si elle ne serait pas réquisitionnée aujourd’hui en cette époque de pandémie et de pénurie de personnel soignant, coa coa ?

grenouille Séchas 2

Les élèves de l’école d’horticulture Tecomah à Jouy-en-Josas costumèrent des grenouilles avec plantes et fleurs pour une fashion week aquatique.
Le pédagogue et psychologue Bruno Bettelheim, dans sa Psychanalyse des contes de fées (1976), à l’appui de l’analyse du célèbre conte « Le Roi Grenouille », s’interroge :
« Les enfants ont une affinité naturelle pour les animaux et se sentent souvent plus près d’eux que des adultes ; ils voudraient pouvoir partager leur façon instinctive de vivre qui leur semble facile, libre et pleine de plaisirs. Mais en même temps qu’il ressent cette affinité, l’enfant est angoissé à l’idée qu’il est peut-être moins humain qu’il ne devrait être. Ces contes de fées neutralisent cette crainte en faisant de cette vie animale une chrysalide d’où jaillit une personne très séduisante. »
Je vous rassure, le millier de grenouilles qui émigrèrent dans les établissements scolaires des Yvelines ne traumatisèrent aucunement les élèves, bien au contraire, elles les emmenèrent dans le dédale de la création.
Vous aurez deviné que le projet ambitieux joua un rôle fédérateur dans la communauté scolaire. Nul séparatisme, aucun esprit de classe ne fut ressenti parmi les grenouilles, qu’elles soient nées de l’imagination d’enfants de maternelle, de lycéens, d’artistes ou d’artisans.
Beaucoup d’entre elles eurent plaisir même à se rencontrer. Au-delà de la création de la grenouille elle-même, il était souhaité en aval que chaque groupe, classe ou individu effectue une installation in situ, chacun créant un « effet de mare » en cherchant sa place, au fond, au bord, sur l’eau, dans l’herbe, l’œuvre devenant alors paysage …
Ces performances, par définition éphémères, laissaient cependant des traces plus ou moins organisées, orales, écrites, des dessins, des photographies, un vidéogramme.
Voici l’un de ces moments festifs et poétiques qui se déroula au bord d’un étang de la Bergerie Nationale de Rambouillet, une ronde des crapauds avec un professeur de lettres à l’accordéon.

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En écrivant ce billet, je me rends compte que ce vaste projet artistique qui peut-être apparaissait à l’origine, avant tout, comme des activités pédagogiques ludiques et motivantes pour le public auquel elles s’adressaient, révélait d’ambitieuses intentions. Il met en lumière, vingt ans plus tard, nombre de préoccupations actuelles écologiques, sociales ou politiques. Chez les humains, le monde va mal, il est logique que les grenouilles en pâtissent également. Quand on vous dit qu’il ne faut pas prendre les messages des artistes (même en herbe) à la légère !
D’ailleurs les mentalités et les modes de communication ont évolué. Ainsi, Bruno Latour, sociologue anthropologue et philosophe des sciences de réputation mondiale, loin de se cantonner aux amphithéâtres, conçoit depuis plusieurs années, avec le concours d’une metteuse en scène, de comédiens et d’artistes de l’image, des conférences performances. Invoquant la déesse mère Gaïa (« une grande salope » à ses dires !) afin que la catastrophe écologique ne s’aggrave pas, il s’est produit notamment aux théâtres de l’Odéon à Paris et des Amandiers à Nanterre.
Cela ne date pas d’aujourd’hui : en 405 avant J.C, Aristophane obtint à Athènes le premier prix au concours des fêtes des Lénéennes avec sa comédie satirique Les Grenouilles. Les batraciens commentent en chœur les faits et gestes de Dionysos, dieu de la vigne, du vin et de ses excès, mécontent de la qualité dramatique du théâtre dans une Athènes ravagée par les conflits politiques. Ainsi, descendait-il aux enfers pour rencontrer les grands auteurs disparus, Eschyle, Euripide et Sophocle, et tenter de ramener sur terre son poète préféré. Alors que Dionysos rame, quel vacarme sur les bords du Styx !
« LES GRENOUILLES : Brekekekex coax coax, brekekekex coax coax ! Filles marécageuses des eaux, unissons les accents de nos hymnes aux sons de la flûte, le chant harmonieux coax coax, que nous entonnons dans le marais, en l’honneur de Dionysos de Nysa, fils de Zeus, lorsque la foule enivrée, le jour de la fête des Marmites, se porte vers notre temple. Brekekekex coax coax !
DIONYSOS : Moi, je commence à avoir mal aux fesses. Oh ! coax coax! Mais vous n’en avez sans doute nul souci.
LES GRENOUILLES : Brekekekex coax coax !
DIONYSOS : Foin de vous avec votre coax ! Vous n’avez pas autre chose que coax ?
LES GRENOUILLES : Et c’est tout naturel, faiseur d’embarras ! Car je suis aimée des Muses à la lyre mélodieuse, de Pan aux pieds de corne, qui se plaît aux sons du chalumeau. Je suis chérie du Dieu de la cithare, Apollon, à cause des roseaux que je nourris dans les marais, pour être les chevalets de la lyre. Brekekekex coax coax !
DIONYSOS : Et moi, j’ai des ampoules, et depuis longtemps le derrière en sueur, et bientôt, à force de remuer, il va dire « Brekekekex coax coax ! » Aussi, race musicienne, cessez.
LES GRENOUILLES : Nous allons donc crier plus fort. Si jamais, par des journées ensoleillées, nous avons sauté parmi le souchet et le phléos, joyeuses des airs nombreux qu’on chante en nageant ; ou si, fuyant la pluie de Zeus, retirées au fond des eaux, nous avons mêlé nos chœurs variés au bruissement des bulles, répétons : Brekekekex coax coax. »
On ferait bien d’inviter quelques grenouilles sur les plateaux des chaînes d’info en continu pour couvrir la c(o)acophonie affligeante et anxiogène autour de la pandémie, et si ce n’était que ça.
L’onomatopée censée reproduire le coassement prenait aussi d’autres formes. Ainsi, en pays breton, la première grenouille entendue le soir était la reine ses cris invitant son peuple à se rassembler : « Qu’est-ce qui lavera l’écuelle au roi ? », « Ce n’est pas ma, ni ma, ni ma ni ma » répondaient les autres. À Genève, on traduisait le cri par « Le roi est allé où, où, à Cognac, à Cognac » !
Au Moyen-Âge, il existait un droit féodal qui faisait obligation aux vassaux de faire taire les grenouilles coassant intempestivement la nuit à la période de reproduction, afin que le seigneur ne fût point importuné.
Une croyance était colportée « qu’un jour qu’en Normandie une châtelaine, ne pouvant dormir à cause des coassements, envoya les manants battre les eaux dormantes. Ils s’en acquittèrent si bien que pas un roseau ne subsista. Quelque temps après, la châtelaine, ayant envie de filer, envoya chercher dans les fossés quelques roseaux afin d’en faire une quenouille. Un des paysans qui avaient tout coupé prit la parole : « Qui souffre des grenouilles n’a besoin de quenouille ! » ».
Certains historiens de la Révolution française, par souci de nous distraire, aiment citer un dénommé Le Guen de Kerangal, député bas-breton, qui réclama énergiquement de la Constituante l’abolition de la servitude imposée aux vassaux de battre l’eau des étangs et des fossés, afin de faire taire les grenouilles coupables de troubler le sommeil des seigneurs et des dames en gésine : « Qui de nous, Messieurs, dans ce siècle de lumières, ne ferait pas un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins, et ne porterait pas le flambeau pour en faire un sacrifice sur l’autel du bien public ? »
Vous souriez mais, récemment, la cour d’appel de Bordeaux valida que les coassements des grenouilles relevaient du tapage nocturne et condamna les propriétaires d’une mare à les en chasser parce que les cris (63 décibels selon huissier !) des batraciens importunaient leur voisin : une histoire clochemerlesque révélant la cohabitation parfois compliquée entre paysans et néo-ruraux.
Joël Paubel, le maître des grenouilles, sollicita l’éclairage de Françoise Wasserman, alors directrice de l’Écomusée du Val de Bièvre à Fresnes, autrice de La Grenouille dans tous ses états, un petit livre délicieux et passionnant.

couverture Grenouilles

A travers sa lecture, on s’attache à ce petit animal étrange au cœur de la pensée populaire traditionnelle, objet de croyances et de superstitions, de répulsion et de convoitise, héros de fables, de contes et de légendes, symbole de fertilité dans de nombreux mythes de création et aussi maléfique dans la pensée judéo-chrétienne.
Natives « sur le Nil du limon chauffé par le soleil ou feu céleste », les grenouilles constituent la seconde plaie des dix châtiments que, selon le livre de l’Exode, Dieu infligea à l’Égypte en exigeant que Pharaon laisse partir les Hébreux qu’il maintenait en esclavage : « Yahvé dit à Moïse : « Va trouver Pharaon et dis-lui : « Laisse partir mon peuple, qu’il me serve. » Si tu refuses, toi, de le laisser partir, moi je vais infester de grenouilles tout ton territoire. Le Fleuve grouillera de grenouilles, elles monteront et entreront dans ta maison, dans la chambre où tu couches, sur ton lit, dans les maisons de tes serviteurs et de ton peuple, dans tes fours et dans tes huches. Les grenouilles grimperont même sur toi, sur ton peuple et sur tous tes serviteurs. »
Il reste aujourd’hui quelques spécimens de grenouilles de bénitier, ces personnes dévotes à l’excès, « Les bigotes (de Brel) qui préfèrent se ratatiner/De vêpres en vêpres de messe en messe/ Toutes fières d’avoir pu conserver/Le diamant qui dort entre leurs f…/De bigotes … »
Curiosité de la basilique Saint Paul Serge de Narbonne, le visiteur peut observer un bénitier de forme jacquaire au fond duquel se trouve une grenouille sculptée. L’une des légendes qui circulent sur sa présence raconte qu’elle fut pétrifiée parce qu’elle avait troublé l’office en mêlant ses coassements aux chants liturgiques. Quel « drôle de batracien » tout de même, clin d’œil à un délicieux film de Jean-Pierre Mocky dans lequel Bourvil raflait dans les troncs d’églises justement les oboles versées par les bigotes !

Grenouille bénitier

Dans l’univers fabuliste, le monde animal se substitue au genre humain en décrivant et accentuant ses travers et ses qualités. Notre Jean de La Fontaine reprit des fables d’Ésope dont une dizaine a pour personnage central une grenouille.

« …Le Soleil, disait-il, eut dessein autrefois
De songer à l’hyménée.
Aussitôt on ouït, d’une commune voix
Se plaindre de leur destinée
Les citoyennes des étangs.
« Que ferons-nous, s’il lui vient des enfants ?
Dirent-elles au Sort : un seul Soleil à peine
Se peut souffrir ; une demi-douzaine
Mettra la mer à sec et tous ses habitants.
Adieu joncs et marais : notre race est détruite ;
Bientôt on la verra réduite
À l’eau du Styx. » Pour un pauvre animal,
Grenouilles, à mon sens, ne raisonnaient pas mal. »

À mon sens aussi, cette morale est cuisante en ces temps de réchauffement climatique !
Durant le confinement du printemps dernier, Fabrice Luchini tenta de dissiper notre ennui en nous livrant sur son compte Instagram quelques fables adaptées aux circonstances, ainsi Le lièvre et la grenouille : « Un lièvre en son gîte songeait/ (Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?) ». Savoureuse lecture à propos d’un « mélancolique animal », d’une portée philosophique et morale très actuelle !

https://www.instagram.com/p/B_FTszoojYM/

Si les hirondelles ne font pas le printemps, la grenouille a longtemps été, autant que Torricelli et ses expériences sur la pression atmosphérique, signe de beau ou mauvais temps.
Les lecteurs de ma génération se souviennent de la voix chevrotante du populaire Albert Simon chargé du bulletin météorologique sur la station de radio Europe n°1. Est-ce parce qu’il était né un 1er avril, il laissait entendre que son principal instrument scientifique était une grenouille installée dans un bocal avec une petite échelle. De religion juive, il cessait de travailler lors du shabbat et, en conséquence, enregistrait en avance tous les bulletins du vendredi soir et du samedi. Crédulité des auditeurs !
Comme il apparaît dans nombre de dictons populaires, dans notre France rurale d’antan, les paysans faisaient leurs propres prédictions météorologiques en observant les grenouilles :
« Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille »
« Si la ranouille croate (la grenouille coasse), le temps se déboîte »
« Si le couvain des grenouilles vint à geler, la fleur des pommiers va manquer »
« Quand le crapaud chante en janvier, serre ta paille métayer »
« Si elles chantent fort les grenouilles, demain temps de gribouille »
« Quand les grenouilles coassent, point de gelées ne menacent »
« Si la rainette sautille dans les prés, elle indique le soleil du lendemain »
Je colle ici la poésie de Francis Ponge :
« Lorsque la pluie en courtes aiguillettes rebondit aux prés saturés, une naine amphibie, une Ophélie manchote, grosse à peine comme le poing, jaillit parfois sous les pas du poète et se jette au prochain étang.
Laissons fuir la nerveuse. Elle a de jolies jambes. Tout son corps est ganté de peau imperméable. À peine viande ses muscles longs sont d’une élégance ni chair ni poisson. Mais pour quitter les doigts la vertu du fluide s’allie chez elle aux efforts du vivant. Goitreuse, elle halète… Et ce cœur qui bat gros, ces paupières ridées, cette bouche hagarde, m’apitoient à la lâcher. »

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Sur une rive du Fango (Haute-Corse)

J’aime à relire de temps en temps quelques Histoires naturelles de Jules Renard. Tel un chasseur d’images, il brosse des portraits étonnants de nos amies les bêtes. Il a une manière très particulière de parler de celles qui n’ont pas de voix : « je voudrais que si elles lisaient mes petites histoires, cela les fasse sourire ». Ainsi, ses Grenouilles :

« Par brusques détentes, elles exercent leurs ressorts.
Elles sautent de l’herbe comme de lourdes gouttes d’huile frite.
Elles se posent, presse-papiers de bronze, sur les larges feuilles du nénuphar.
L’une se gorge d’air. On mettrait un sou, par sa bouche, dans la tirelire de son ventre.
Elles montent, comme des soupirs, de la vase.
Immobiles, elles semblent, les gros yeux à fleur d’eau, les tumeurs de la mare plate.
Assises en tailleur, stupéfiées, elles bâillent au soleil couchant.
Puis, comme les camelots assourdissants des rues, elles crient les dernières nouvelles du jour.
Il y aura réception chez elles ce soir ; les entendez-vous rincer leurs verres ?
Parfois, elles happent un insecte.
Et d’autres ne s’occupent que d’amour.
Et toutes, elles tentent le pêcheur à la ligne.
Je casse, sans difficulté, une gaule. J’ai, piquée à mon paletot, une épingle que je recourbe en hameçon.
La ficelle ne me manque pas.
Mais il me faudrait encore un brin de laine, un bout de n’importe quoi rouge.
Je cherche sur moi, par terre, au ciel.
Je ne trouve rien et je regarde mélancoliquement ma boutonnière fendue, toute prête, que, sans reproche, on ne se hâte guère d’orner du ruban rouge. »

Comme on patauge dans le surréalisme, la poésie et l’humour, je ne résiste pas à vous faire partager cette confidence du lunaire Pierre Etaix, ami de Jacques Tati et cinéaste lui-même, mais aussi acteur, clown, magicien, dessinateur : « J’ai connu un homme grenouille. Dieu qu’il avait de belles cuisses ! »

grenouille fromage

Souvent lorsque je vous entretiens de nourritures spirituelles, je finis par quelques considérations plus terrestres.
Poésie culinaire, à quelle voluptueuse beauté, l’illustre chef Auguste Escoffier, roi des cuisiniers et cuisinier des rois, pensait-il lors qu’il créa pour le prince de Galles un plat qu’il baptisa « nymphes à l’aurore », plus prosaïquement des cuisses de grenouilles pochées au vin blanc avec une sauce chaud-froid au paprika, et servies sur une couche de gelée au champagne sur laquelle des feuilles d’estragon et des branchettes de cerfeuil simulaient les herbes aquatiques.
Parce que les Français gastronomes ont un faible pour la chair du petit peuple des mares et des étangs, nos voisins britanniques les ont affublés ironiquement du sobriquet de Frogs ou froggies.
Il faut peut-être aujourd’hui suspecter un excès de perfidie de la chère Albion car des fouilles archéologiques récentes sur le célèbre site mégalithique de Stonehenge ont permis de retrouver, outre des restes d’aurochs, des os de cuisses de grenouilles datant de sept mille ans avant notre ère.
D’ailleurs, l’origine du sobriquet moqueur est peut-être plus complexe. Il existait jadis à Paris, à proximité du pont (et du port) du Gros-Caillou, sensiblement là où se trouve aujourd’hui le musée d’Orsay, un endroit fangeux et humide, où coassaient des grenouilles, qui s’appelait « la Grenouillère ». Ce petit hameau, en face des Tuileries, devint réputé au XVIIIe siècle pour ses lavandières et blanchisseuses « en gros et en menu ». On y parlait un langage patoisant jugé comique par les gens du beau monde qui devint un symbole de naïveté bon enfant et de liberté de ton du petit peuple parisien, et fut mis en vedette dans les années 1750 par le chansonnier Jean-Joseph Vadé avec ses célèbres Lettres de la Grenouillère et son genre « poissard ». Toujours est-il que par assimilation, l’ensemble du peuple de Paris fut appelé « les grenouilles » par la noblesse proche de la Cour et bientôt l’aristocratie anglaise.
Je vais décevoir peut-être mes lectrices et lecteurs cordon bleu, je ne suis pas accro aux cuisses de grenouilles. Je conserve par contre du jubilant projet de Joël Paubel le souvenir ému d’un poulet dégusté, en Bresse, à la ferme de ses parents, lors d’un tournage. Il faudrait la plume de Philippe Delerm pour vous le raconter.
Vous comprenez maintenant pourquoi j’avais tant envie de vous relater mon voyage au pays des Anoures.

jaquette fables plastiques

De retour sur notre terre ferme de médiocres humains, je vous abandonne avec la fable tellement actuelle de La Fontaine, Les Grenouilles qui demandent un roi :

« Les grenouilles se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique :
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu’elles croyaient être un géant nouveau.
Or c’était un soliveau,
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s’aventurant,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant ;
Une autre la suivit, une autre en fit autant :
Il en vint une fourmilière ;
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu’à sauter sur l’épaule du roi.
Le bon sire le souffre et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue :
« Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue. »
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir ;
Et grenouilles de se plaindre.
Et Jupin de leur dire : « Eh quoi ? votre désir
A ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous avez dû premièrement
Garder votre gouvernement ;
Mais, ne l’ayant pas fait, il vous devait suffire
Que votre premier roi fut débonnaire et doux
De celui-ci contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire. »

Grenouille et roi

Ça ne vous rappelle rien ce peuple des grenouilles qui se plaint tout le temps de son gouvernement, demandant même l’intervention de Jupiter ? Les grenouilles, éternelles insatisfaites, vont connaître des régimes de plus en plus opprimants.
À bon entendeur, salut ! Coa coa !

grenouille mexicaine

Ne jetez pas mon billet dans cette corbeille de bureau ramenée du Mexique

* http://encreviolette.unblog.fr/2010/12/23/un-mois-chez-charlie-hebdo/
** http://joelpaubel.fr/
*** extrait d’un texte de Joël Paubel tiré du livret d’accompagnement du vidéogramme
**** billets consacrés à Marc Giai-Miniet
http://encreviolette.unblog.fr/2008/03/20/marc-giai-miniet-peintre-emboiteur/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/04/20/sortie-dun-trappiste-marc-giai-miniet/
http://encreviolette.unblog.fr/2010/09/23/la-marche-des-nains-de-marc-giai-miniet/

Publié dans:Leçons de choses |on 18 novembre, 2020 |2 Commentaires »

Quand les oiseaux meurent en Seine …

C’est rare mais il arrive que je m’interroge à votre sujet : que pourrais-je bien vous raconter dans mon prochain billet ? La hantise de l’écrivain que je ne suis pas, en somme. Et puis…
L’actualité est venue à mon secours avec l’incendie qui s’est déclaré, le 26 septembre dernier, à Rouen, dans l’usine Lubrizol de produits chimiques, classée Seveso.

fumée Lubrizol

Ce n’est pas Gustave Flaubert et sa description de Rouen de son roman Madame Bovary

Rouen, c’est la ville aux cent clochers que Victor Hugo décrivait en 1831 dans son poème À mes amis L.B. et S.B. tiré de son recueil Les Feuilles d’automne :

« Amis ! C’est donc Rouen, la ville aux vieilles rues,
Aux vieilles tours, débris des races disparues,
La ville aux cent clochers carillonnant dans l’air,
Le Rouen des châteaux, des hôtels, des bastilles,
Dont le front hérissé de flèches et d’aiguilles
Déchire incessamment les brumes de la mer ;
C’est Rouen qui vous a ! Rouen qui vous enlève ! … »

Mais Rouen, c’est surtout la ville de mon enfance, de ma jeunesse, à une dizaine de lieues de mon bourg natal. C’est là que le jeudi, alors jour de congé scolaire, j’accompagnais mes parents pour faire les courses. C’est là que nous passions le réveillon de la Saint Sylvestre chez ma tante et mon oncle, j’ai encore en mémoire les cornes de brume des bateaux hurlant dans le port le nouvel an. C’est là qu’adolescent, j’accomplis mes humanités au lycée Corneille … enfin pas tout à fait, car, au sens vieilli du mot, je ne suivis aucune étude de grec et de latin.
Bref, je ne pouvais que partager l’émotion, l’effroi et le traumatisme de la population rouennaise, et pas que, car le terrible nuage noir, de plus de vingt kilomètres de long et six de large, porté par les vents, a survolé ensuite ma campagne du Pays de Bray natal, puis les Hauts-de-France, avant de franchir la frontière belge.
Aux alentours de la Toussaint, allant fleurir les tombes de mes regrettés parents et frère, « en même temps » que notre Président, je suis allé renifler l’atmosphère âcre et pesante de cette région de Haute-Normandie qui m’est si chère.
C’était un jeudi, jour du marché de Forges-les-Eaux, et à quelques pas de la maison-école de mon enfance, j’en ai profité pour faire provision d’un des fleurons de la production fromagère française, emblématique de la boutonnière du Pays de Bray, le fameux Cœur de Neufchâtel (qui se décline aussi en briquette et cylindre ou bonde). J’avais réalisé, il y a une trentaine d’années, un documentaire sur sa fabrication et je lui consacrerai inévitablement un billet en temps de disette littéraire.
Guillaume le Conquérant était encore un gamin lorsque fut rédigé le premier document (la charte de Sigy en 1037) mentionnant la production de fromages en Pays de Bray.
Une légende raconte que, pendant la Guerre de Cent Ans (donc bien avant le Brexit !), les jeunes filles offraient aux soldats anglais des fromages en forme de cœur pour témoigner de leur amour. « À nous les petits anglais » (!), mais vous savez quel crédit il faut apporter aux légendes.
En 1704, le Rouennais Thomas Corneille, le frère de l’auteur du Cid (de Normandie ?!), passant par Neufchâtel, remarque que « sur le marché on débite beaucoup de beurre du pays de Bray, et des fromages fort recherchés qui sont faits en cœur. On les appelle angelots ».
Au milieu du XIXème siècle, un neufchâtelois (sans doute un peu chauvin), qui aimait taquiner la muse, inscrivit ces vers en tête d’un ouvrage de poésies qu’il dédia à Victor Hugo :

« Puisses-tu, voyageur, dans mille et quelques ans,
De notre Neufchâtel parcourant les ruines
Trouver, pour t’égayer, mes couplets moisissants
Et quelques vieux bondons pour dorer tes tartines. »

Sourions aujourd’hui de cette prémonition, car le passage au centre du bourg, que la municipalité reconnaissante avait baptisé du nom du poète, s’en alla en fumée lors des bombardements de 1940. Mais les angelots, peut-être protégés par une puissance divine, survécurent.
Et voici donc, cette fois, que l’irrespirable nuage s’échappant des entrepôts de Lubrizol menace le cheptel brayon et que des interdictions de collecte de lait, d’œufs et de miel ont été prises par les autorités. Adieu veau, vache, cochon, couvée … beurre, crème fraîche et qui sait la crémière bientôt désargentée !
Heureusement, ces mesures sont suspendues depuis quelques jours.
Comprenez que ce matin-là, je les chéris d’autant plus ces petits cœurs nus sur leurs paillons dont je remplis bientôt mon sac isotherme !

Neufchâtel marché de Forges

Avant de rejoindre l’Ile-de-France, j’ai souhaité revenir flâner quelques heures dans Rouen la meurtrie. Et comme, vous venez encore à l’instant de le constater, les nourritures terrestres étant rarement oubliées dans ma quête spirituelle, je porte mon dévolu sur une charmante enseigne à deux pas de la Place du Vieux-Marché, théâtre d’un feu « spécial » le 30 mai 1431. C’est, en effet, à cet endroit précis que, dans la capitale du duché de Normandie alors possession du royaume d’Angleterre, Jeanne d’Arc mourut sur le bûcher (c’était bien la peine d’offrir des cœurs aux soldats anglais !).
Le Garde-manger, un bistro tendance (antinomique ?), loué par Périco Légasse, l’excellent critique gastronome de l’hebdomadaire Marianne, est l’une des nombreuses tables bordant la Place de la Pucelle. Le coin a bien changé car les jeunes filles s’y aventurant pouvaient craindre pour leur virginité dans l’atmosphère beaucoup plus trouble qui y régnait à l’époque de ma jeunesse lycéenne.
D’ailleurs, cette placette, avant qu’elle ne soit rebaptisée en hommage à Jeanne, s’appelait au Moyen-Âge, place du Marché-aux-veaux. Clin d’œil de l’Histoire, y est ouverte depuis 2016 la Boutique du Bœuf Normand, une boucherie exceptionnelle à la gloire de l’élevage normand, rendez-vous des « viandards » en quête de goût, d’authenticité et de traçabilité. Encore faudra-t-il que le bétail ne reste pas trop longtemps confiné à l’abri du nuage.
Là où, aujourd’hui, un parking a été construit en sous-sol, une fontaine avait été érigée en surface vers 1525 à la gloire de la chère brûlée vive qui était représentée en robe simple, sans arme, dans une tenue proche de celle qu’elle portait sur le bûcher.
En 1754, très endommagée, la sculpture fut remplacée par une nouvelle fontaine où Jeanne apparaissait, cette fois, habillée en drapé, une épée à la main et appuyée sur un bouclier. Le monument fut définitivement détruit par les terribles bombardements de 1944.

Statue Jeanne d'Arc place de la Pucelle

Je ne vous ai pas coupé l’appétit ? Pour ma part, j’ai choisi dans le menu du jour un millefeuille de saumon pommes granny à la betterave en entrée, puis un merlu bouillon (pas Godefroy !) thaï et nouilles de riz, et j’ai craqué en dessert, sur un cake roulé aux carottes crème mascarpone à la vanille et noix de pécan. Oui je sais, ce n’est pas raisonnable.

Garde-manger1Garde-Manger 2Garde-Manger 4

Au moins, ça me laisse le temps pour vous faire partager ma lecture du roman de Victor Pouchet, Pourquoi les oiseaux meurent.

Mise en page 1

J’avais envisagé de lui consacrer un billet lors de sa parution en 2017 et puis … la Seine a continué à couler sous les ponts de Paris. Finalement, j’ai bien fait d’attendre car son propos s’inscrit parfaitement, et malheureusement, dans l’actualité. En voici l’incipit :
« Il avait plu des oiseaux morts. J’ai répété ça aux bateliers sur le quai du port de Paris. Ils m’ont regardé étrangement. Pourtant, c’était très exact : il avait plu des oiseaux morts. Je suis allé de péniche en péniche pour expliquer ma demande : descendre avec eux la Seine, pour observer les oiseaux, et pour atteindre les alentours de Rouen, où une série de pluies d’oiseaux morts était survenue. .. »
La fiction rejoint la réalité ou l’inverse : de fausses informations ont vite envahi les toxiques réseaux sociaux, parmi celles-ci, la présence d’oiseaux morts sur un quai de Rouen non loin de l’usine Lubrizol en feu, photo à l’appui.
Fake news ou pas, l’occasion était trop belle de me replonger dans le livre pour descendre la Seine afin de remonter à la source (donc à contre-courant !) de l’enquête menée par Victor Pouchet lui-même, qui incarne son propre personnage, astuce autant fictionnelle qu’autobiographique.
Pourquoi les oiseaux meurent, il n’y a pas de point d’interrogation, il ne s’agit donc pas d’une question. Et, ne soyez pas déçus, le roman ne vous délivrera guère de véritables explications à ces effrayantes pluies d’oiseaux morts dans le ciel normand. D’ailleurs, il n’y a pas d’enquête à proprement parler, sinon celle effectuée par le narrateur qui, faisant preuve d’un certain dilettantisme quant à la soutenance de sa thèse, préfère faire un break sabbatique pour comprendre cette catastrophe ornithologique d’autant qu’elle se localise notamment, en banlieue rouennaise, sur la ville de Bonsecours dont il est originaire.
Mes plus fidèles lecteurs connaissent Bonsecours, la mal nommée en la circonstance. J’avais osé un billet sur les Conquérants de l’Or (1er avril 2017), le champion cycliste Jean Robic qui y avait construit sa victoire dans le Tour de France 1947 (voilà, j’ai placé mon clin d’œil vélocipédique !) et le poète José-Maria de Heredia (ce n’est pas un grimpeur colombien) qui repose dans le cimetière local et dont vous avez gardé peut-être de votre scolarité ses deux vers : « Comme un vol de gerfauts hors du chantier natal/Fatigués de porter leurs misères hautaine ». C’est là, à quelques enjambées du monument dédié à Jeanne d’Arc, que se sont écrasées dans un bruit mat quelques centaines d’étourneaux.

Bonsecours Jeanne d'Arc blog 2

C’est ainsi que l’auteur et narrateur Victor Pouchet embarque sur le bateau de croisière Seine Princess. Obnubilé par son histoire d’oiseaux, dédaigneux, il n’a que faire de la maison d’Émile Zola, sur la rive du fleuve, à Médan (d’ailleurs il n’aime pas Zola), et de la visite, inscrite dans le programme de la croisière, du bassin des Nymphéas de Claude Monet à Giverny.
Personnellement et égoïstement, je m’en fiche un peu car je connais ces lieux, et je préfère qu’il se plonge dans les livres qu’il a emmenés dans ses bagages : par exemple la Bible de Jérusalem. Les pluies d’animaux étaient nombreuses, en général en guise de punitions. L’Exode raconte comment Yahvé déversa grenouilles, sauterelles et taons contre Pharaon qui refusait de libérer les juifs d’Égypte (déjà des histoires de migrants !). Une autre fois, c’était des gilets jaunes hébreux, affamés dans le désert de Sin, qui commençaient à manifester leur mécontentement à l’égard de Moïse, Aaron et même Dieu lui-même. L’Éternel entendit leur courroux et leur envoya de la viande sous forme de chute de cailles mortes.
Pline l’Ancien relate dans son Histoire naturelle plusieurs pluies de matière animale dans le « ciel inférieur », ainsi des pluies de lait et de sang au temps de Manius Acilius et Caius Porcius consuls de Rome.
Sans remonter à l’Antiquité, il y a aussi l’anecdote cocasse d’un cargo porte-conteneurs qui naviguait au large de l’Alaska avec dans sa soute des dizaines de milliers de jouets en plastique, en l’occurrence des canards de bain jaunes. Une tempête survint et voilà que le bateau libérant involontairement sa cargaison, pendant des mois, des canards vinrent danser sur les côtes du côté de Vancouver.
C’est au tour d’un des touristes de la croisière, ingénieur retraité en balistique, de raconter en détail The Pigeon Project, l’idée apparemment saugrenue de Burrhus F. Skinner, un ingénieur américain, « pas vraiment ingénieur mais psychologue, et pas vraiment psychologue mais psychologue animalier ». C’était peu après Pearl Harbour et la course aux armements battait son plein. Ce Skinner, émule de Pavlov, pensait qu’on pouvait conditionner les réflexes des animaux et leur apprendre à réagir à des signaux complexes : « Ce qu’il avait proposé à l’armée américaine était assez simple. Pour guider un missile, il suffirait d’utiliser des pigeons, de les conditionner à repérer un point sur un plan, puis de les enfermer dans un missile et faire en sorte qu’ils picorent la carte pour maintenir l’axe du projectile … Lorsqu’il pique comme il faut l’image avec son bec, une petite trappe s’ouvre qui offre au pigeon quelques graines de récompense. Dès que le missile s’éloigne de sa cible, l’oiseau donne un coup de bec et rectifie la trajectoire ».
Aussi simple que cela, il suffisait d’y penser. Après le pigeon voyageur qui passait des messages au-dessus des tranchées, il y avait le pigeon kamikaze porteur de bombe. Cela battait en brèche la célèbre affirmation du dessinateur humoriste Chaval : Les oiseaux sont des cons. J’imagine déjà votre scepticisme et votre moquerie à mon égard, votre doigt courant sur votre front : « Il n’y a pas écrit Pigeon ici ! » Et pourtant, c’est rigoureusement vrai, et comme j’admets volontiers que vous ne gobiez pas mes effets de plumes, je vous invite à taper Projet Pigeon dans Google. Je ne vous en veux pas, moi aussi je suis tombé des nues (mais vivant).
Tout aussi invraisemblable, en apparence, semble la Campagne des Quatre nuisibles lancée par Mao Tsé Toung en 1958. C’était au temps où « la Chine s’éveillait » et les idées maoïstes commençaient à séduire une partie de notre jeunesse et notre élite.
Le Grand Timonier avait instauré, dans le cadre de sa réforme agraire, des mesures visant à exterminer les rats, mouches, moustiques et moineaux accusés de manger les graines des céréales, privant ainsi les paysans du fruit de leur travail. Raisonnement implacable : « Mao avait fait à peu près ce calcul, un moineau friquet (c’est celui qui nous intéresse ici ndlr) mange chaque année deux kilos et demi de graines (ce qui s’appelle avoir un appétit d’oiseau). Or, il y a presque 10 millions de moineaux friquets en Chine qui dérobent donc 25 000 tonnes de graines. Les oiseaux dévorent l’équivalent de ce qui pourrait nourrir des dizaines de milliers de Chinois (et moi, et moi, et moi ! ndlr) pendant une année entière. Les moineaux étaient donc coupables de vol, de comportement antipatriote, de subversion anti-communiste. »

campagne-des-quatre-nuisibles

« La décision, douce comme Mao savait les prendre », fut d’éliminer totalement les moineaux friquets. Du 18 avril 1958, à 5 heures du matin, jusqu’au 21 avril, les masses populaires chinoises furent mobilisées pour éradiquer les moineaux. Jeunes et vieillards, hommes et femmes, dans les rues, les champs et les forêts, firent un vacarme étourdissant en frappant sur des pots, des casseroles, des tambours, des gongs, armés aussi de lance-pierres et de sarbacanes, pour effrayer les oiseaux, les empêcher de se poser, les forcer à voler jusqu’à ce qu’ils tombent du ciel d’épuisement. « Le 21 avril 1958, un communiqué officiel du Parti l’annonce : il n’y a plus de moineaux friquets sur le sol chinois. Le Grand Bond en Avant vient de commencer par une Grande Chute d’en Haut. En 72 heures, 10 millions de moineaux venaient d’être tués (38 moineaux par seconde pendant trois jours) ».
Les clairvoyants dirigeants chinois avaient oublié que les moineaux, outre des graines, mangeaient aussi une grande quantité d’insectes (après les friquets, les criquets !). Les insectes libérés de leurs prédateurs se régalèrent à s’en péter l’abdomen, et les rendements de riz, notamment, s’effondrèrent, participant à la Grande Famine chinoise appelée officiellement les trois années de catastrophes naturelles (1958 -1961) ! De quoi rire jaune !
J’invite encore les « encre violette sceptiques » à aller vérifier dans Google. Et dire que chez moi, les moineaux de Paris viennent picorer, sur le rebord de la fenêtre, nos reliquats de grains de riz, semoule ou quinoa qu’on leur verse dans un bol !
(voir billet : http://encreviolette.unblog.fr/2011/07/12/la-pie-ne-fait-pas-le-moineau/ )
Cela ne nous renseigne évidemment pas sur les oiseaux de Bonsecours et leur fin tragique de mourir en Seine, au pays de Corneille. D’autant que le narrateur enquêteur occupe un peu trop son temps à boire sans modération avec le pianiste de la croisière surnommé Cheval, et tourner autour de Clarisse le capitaine adjoint du navire.
Ce que l’auteur passe sous silence, mais que j’avais évoqué dans un billet sur les ponts de Paris, c’est le massacre du 17 octobre 1961 et la répression meurtrière, par la police française avec à sa tête le sinistre préfet Papon, d’une manifestation d’Algériens organisée à Paris par la fédération de France du FLN (Front de Libération Nationale). Dans son documentaire, Ici on noie des Algériens, Yasmina Adi raconte comment, en cette sinistre nuit, les forces de police arrêtèrent, ficelèrent, voire jetèrent en un sac en Seine (comme Buridan, philosophe scholastique du XIVéme siècle, rappelez-vous La Ballade des dames du temps jadis de François Villon) un nombre toujours pas révélé de manifestants. Certains cadavres dérivèrent jusqu’à Rouen. Un épisode honteux de l’Histoire de France sur lequel on se garde bien de s’appesantir, surtout en cette sensible période actuelle !
Et si tout cet intérêt pour ce désastre ornithologique trouvait son origine dans l’enfance de Victor Pouchet et d’un perroquet baptisé Alfred ? Et si ce n’était pas l’occasion de resserrer les liens distendus avec son père qu’il n’a pas vu depuis longtemps ?
Pourquoi les oiseaux meurent, mais aussi pourquoi les choses meurent, pourquoi les parents se sont-ils séparés, pourquoi sa petite amie Anastasie s’en est allée en laissant quelques mots du poète Henri Michaux (« Si tu es un homme appelé à échouer, n’échoue pas, toutefois, n’importe comment ») ? Pourquoi ? Dans son odyssée fluviale, Victor Pouchet, avec son cahier Clairefontaine gribouillé de notes et de schémas, est aussi à la recherche de son père, espèce d’Ulysse normand. Il le rate de quelques jours à Bonsecours tandis qu’il se rend sur les lieux où les oiseaux se sont écrasés, un champ à proximité de la résidence … Claude Monet.
Chercheur dans l’âme, même s’il a délaissé sa thèse, Victor mène de front, au gré de son humeur et ses tourments existentiels, ses enquêtes sur les pluies d’oiseaux morts et ses racines. Le hasard va bientôt les emmêler. À la rencontre d’un spécialiste de l’ornithologie au Muséum d’Histoire Naturelle de Rouen, il découvre que le fondateur de ce remarquable monument est un certain Félix-Archimède … Pouchet dont le buste trône à l’entrée. De la famille lointaine ou une cocasse coïncidence ?

Buste Pouchet

Le musée, un des plus riches de province, ouvert au public en 1834, possède, outre des oiseaux naturalisés, une collection de mammifères exotiques issus des ménageries de la foire Saint-Romain située, à l’époque, non loin de là sur la place du Boulingrin. Les activités portuaires de Rouen favorisèrent aussi l’acquisition d’animaux d’autres continents.
Les souvenirs ne sont pas l’apanage de Victor Pouchet. Je me souviens des commentaires enflammés de ma tendre maman et mes chères tantes sur les foires Saint-Romain (elle se déroule encore en ce mois de novembre sur la rive gauche) de leur jeunesse. Je me rappelle, pour ma part, du Cirque de Rouen. C’était, dans ma jeunesse lycéenne, la plus grande salle de spectacles de la ville. J’y vis en concert la pétulante Petula Clark, ne vous moquez pas, à chacun sa petite Anglaise !
L’édifice fut détruit en 1973 en raison de sa vétusté. Ces jours-ci, des « imbéciles » (appelés ainsi avec beaucoup trop de bienveillance !) ont incendié une école de cirque en région parisienne …
Plusieurs pages du roman (vérifiez, c’est exact) sont consacrées à Félix-Archimède Pouchet, ce pseudo ancêtre, élève du docteur Achille Flaubert, le père de l’écrivain, à l’Hôtel Dieu, puis plus tard, professeur de Gustave lui-même au Collège Royal. Il eut un fils qu’il prénomma Georges par admiration pour Buffon le comte naturaliste. Il paraîtrait que c’est par son intermédiaire que Flaubert eut entre les mains Loulou, le perroquet de Félicité, dans un des contes d’Un cœur simple. Et on se demande parfois si Pécuchet, l’ami de promenade de Bouvard, n’a pas quelque lien au moins homophonique avec Pouchet. Des pluies d’oiseaux morts sont survenues également à Blainville-Crevon, village cauchois situé à une lieue du bourg fictif de Yonville-l’Abbaye où résidait Madame Bovary.
Félix-Archimède est tombé, aujourd’hui, presque aux oubliettes si ce n’est sa querelle avec Louis Pasteur à propos de sa thèse Hétérogénie ou Traité de la génération spontanée. Pour Pouchet, il existait une matière vivante, initiale, à partir de laquelle, prodige de la nature, se produisait une génération sans parents. Vous savez que l’Institut déclara Pasteur vainqueur, lui offrant du même coup un chèque de 2 500 francs.
Hors ce combat perdu d’avance sur l’hétérogénèse, Félix-Archimède était un savant qui commit un grand nombre de publications érudites telles ses Recherches et expériences sur les animaux pseudo-ressuscitant, ses Expériences sur la congélation des animaux, la Transformation des nids de l’hirondelle des fenêtres, les Mémoires sur l’organisation des vitellus des Oiseaux, et aussi, en botanique, une Histoire naturelle et médicale de la famille des Solanées. Au début de sa carrière, il entra au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, à peu près en même temps que Zarafa, la première girafe de France offerte par le Pacha d’Égypte à Charles X. Supervisé par le grand naturaliste Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, l’animal était venu du Caire à pied, accompagné de trois vaches qui le nourrissaient.
Revenu à Rouen, à la tête désormais du muséum de la capitale normande, il ne cessa d’alerter les pouvoirs publics avec de nombreuses communications telles un Traité sur les mœurs des hannetons et de leurs larves et les moyens de borner leurs ravages, une Histoire naturelle du mouton sous-titrée Du perfectionnement de la laine, une Lettre sur les bancs d’anguilles de la Seine qu’il avait vues de ses yeux remonter chaque année le cours du fleuve. Voilà un homme qui savait ce qu’il voulait, ne manquait pas de penser, Victor !
Lors de mon passage à Rouen, j’aurais bien aimé arpenter les vitrines du muséum, notamment, celles dédiées aux oiseaux empaillés, plus « vivants » ici que ceux dont la mort reste inexplicable.
Par manque de temps, j’ai choisi de visiter, non loin de là, le musée des Beaux-Arts, l’un des plus beaux musées du genre en région, dont l’accès aux collections permanentes est gratuit.

musée Beaux-Arts Rouen

N’en déplaise à Victor Pouchet, j’aime Claude Monet et j’ai eu envie d’admirer quelques œuvres du maître de l’Impressionnisme, en particulier l’une de la série de 28 toiles qu’il consacra à la cathédrale de Rouen.

Cathédrale 1Monet cathédrale 1

Je venais de la voir, quelques minutes auparavant, éclairée par un timide soleil d’automne. L’artiste, qui aimait observer et restituer les changements de lumière et de couleurs de la pierre au fil des jours, nous la présente ici par temps gris … peut-être un peu semblable à celui lors du survol du nuage noir échappé de l’usine Lubrizol ? En bord de tableau, en haut et à gauche de la tour, quelques esquisses d’oiseaux semblent s’enfuir…
Je profite aussi du jeu de brumes qui nimbent les bords de la Seine, ainsi que d’un champ de coquelicots, aux environs de Giverny, ces fleurs sauvages qu’aimait tant ma tendre maman (billet http://encreviolette.unblog.fr/2008/07/16/le-coquelicot/ ).

Monet SeineMonet coquelicots

J’arpente la galerie dédiée à Rouen sans troubler le sommeil de Jeanne d’Arc, l’icône de la ville veillée par un ange aux ailes largement déployées. Malgré l’armure et la posture de gisant, le tableau ne manque pas de sensualité.

Sommeil de Jeanne d'Arc 1Musée Beaux-Arts Rouen Noce à Yport

Vous connaissez ma gourmandise, mes papilles sont en éveil devant le tableau géant (2,45m x 3,55m) Un repas de noce à Yport, une scène charmante de la vie normande d’antan (c’était bio à l’époque). Tout est sur la table : la volaille, la tarte (aux pommes sans doute), les carafes de cidre et de goutte (d’la bonne pour le mariage !), et même, hors cadre, le peintre Albert Fourié (il vécut à Yport) qu’observe le convive au fond à gauche. Il ne manque que Maupassant pour nous raconter une de ses truculentes nouvelles du Pays de Caux.
Pour revenir dans le roman, je demande à un surveillant de salle où je puis contempler la toile des Énervés de Jumièges dont le narrateur avait acquis une reproduction en carte postale à la boutique du bateau. Elle représente deux hommes couchés dans une barque dérivant, appuyés sur deux gros coussins de velours et recouverts d’une couverture brodée d’ornements mérovingiens. Étrange balade fluviale qui semble paisible à première vue !

Enervés de Jumièges

L’artiste Évariste-Vital Luminais, un peintre français du XIXème siècle, s’est inspiré d’un récit apocryphe. Lisons le romancier : « Chaque fois que nous visitions les ruines de l’abbaye de Jumièges, un peu plus loin sur la Seine, après Rouen, mon père me racontait la légende des Énervés. Il fallait, précisait-il, prendre énervé au sens littéral : à qui on a coupé les nerfs. Ces deux loques épuisées sur leur radeau sans pianorama-bar, sans commissaire de bord ni petit-déjeuner continental, c’étaient Clotaire et Childéric, fils de Clovis numéro deux. Et c’était leur propre mère Bathilde, reine de France et régente, qui leur avait brûlé les tendons des jarrets alors qu’ils s’apprêtaient à attaquer Clovis père tout juste revenu d’un pèlerinage en Terre sainte. Il était en effet plus sûr de les empêcher de courir et les laisser s’échouer à Jumièges. « Cette légende pourrait te servir de leçon » concluait mon père arrivé au terme de son conte mérovingien. » La légende raconte que les deux suppliciés auraient été recueillis par des moines de l’abbaye bénédictine de Jumièges et y vécurent saintement.

Jardins_Luxembourg_Sainte_Bathilde_2014

Statue de la reine Bathide dans le jardin du Luxembourg à Paris

Pendant que Pouchet erre dans Rouen, le Seine Princess a poursuivi sa descente du fleuve. Et Jean-Pierre, le retraité de l’armement, l’appelle au téléphone : « Je suis à Pennedepie, sur la plage, vous n’allez pas me croire, mais ce matin, là, il y a à peine une heure, il vient de pleuvoir des oiseaux. Des oiseaux morts. Sur deux cents mètres. Il y en a peut-être des milliers ». Pouchet rapplique dare-dare par le premier train Corail pour Le Havre, tant pis pour Villequier et le petit hommage à Léopoldine Hugo qui s’y noya, tant pis aussi pour l’abbaye de Jumièges.
Sur la petite plage du Calvados, devant l’immensité de corneilles crevées : « Ces oiseaux étaient devenus des hommes. Ils chutaient comme eux ; de simples poids morts sans le mystère du vol. Et on ne pouvait plus éluder l’hypothèse du suicide collectif. Épuisées par l’existence, des colonies d’oiseaux décident d’en finir ensemble et ne même temps dans des cérémonies incompréhensibles. De quelle cause étaient-ils les martyrs ?
Des chutes identiques d’oiseaux avaient eu lieu partout dans le monde, au Colorado, en Indonésie, en Suède, 16 000 alouettes en Ouganda, 800 cailles à Oxford, des centaines de pigeons ramiers à Auxerre… On avait retrouvé aussi des poissons crevés sur la côte espagnole, au Japon, en Uruguay… Une crise mondiale !
« Et si tout cela avait du sens ? » C’est à nous, lecteurs, d’extrapoler la métaphore. Le feu embrase la forêt amazonienne, un tiers de la population d’abeilles disparaît chaque année en France, il faut s’occuper d’Amélie qui gronde sur nos littoraux, la terre tremble en Ardèche non loin de la centrale nucléaire de Tricastin. Quelques étincelles suffisent à déclencher des colères en Algérie, et Irak, au Chili et Liban, en Catalogne et en Guinée, en Égypte, en Bolivie et au Pérou (là où les oiseaux de Romain Gary allaient mourir).
Victor Pouchet conclut par une lueur d’espoir : son père lui a donné des nouvelles et s’est exilé temporairement à Guernesey, et sur la plage de Pennedepie, au-delà du charnier de corneilles, il a vu « une aigrette blanche, haut perchée sur ses longues pattes, maladroite mais belle, qui arpentait la plage à la frontière avec la mer ».

Publié dans:Coups de coeur, Leçons de choses |on 12 novembre, 2019 |2 Commentaires »

Chanel, un amour de petite chatte

Parfois, cela détend de partager avec vous quelques impressions que vous jugerez peut-être dérisoires.
Ainsi, avec ma compagne, nous avons eu la garde, durant une semaine, d’une adorable petite chatte.

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Car oui, les seniors, bons à jeter aux orties dans notre société libérale, servent encore à cela : garder les enfants, petits-enfants, et éventuellement leurs animaux de compagnie quand ils (les humains) aspirent à quelques moments d’évasion.
Cela nécessite d’ailleurs une certaine logistique : il est révolu le temps des chats de mon enfance qui, très vite, dans les campagnes, s’appropriaient à leur guise leur terrain d’aventures.
Aujourd’hui, en notre époque d’assistanat, le jeune félin emporte avec lui sa chatière, sa litière pour ses besoins naturels, un arbre dit « à chat » nécessaire pour acérer les griffes dont il fera usage contre vous plus tard pour manifester son mécontentement (encore heureux qu’il ne réclame pas un gilet jaune !), ses aliments avec la prescription des doses par sa maîtresse, et multiples accessoires de jeux, balles de ping-pong, pelotes de laine et même souris mécanique pour apprendre à sauter, courir voire chasser.
Heureusement, nous avons tout de même échappé à la lecture préventive d’ouvrages des Françoise Dolto et Marcel Rufo de la psychiatrie féline !
La chatonne (oui, le mot existe signifiant le petit de la chatte de sexe féminin) en question s’appelle Chanel ! Je devance l’éventuel mauvais esprit de certains lecteurs qui concluraient hâtivement : « voilà une chatte de bourges » ! Ils n’auraient involontairement pas tout à fait tort car, hors de toute considération de lutte de classes, Chanel est née à Bourges. C’est une Berruyère, une berrichonne, et même une européenne par son type. Ce qui n’exclut pas non plus qu’elle ne s’embourgeoise pas ! En tout cas, pour l’instant, il est hors de question qu’elle fréquente les ronds-points et même qu’elle furète hors de l’appartement avant qu’elle ne s’acquitte des vaccinations réglementaires.
Chanel a bientôt trois mois. Elle est née en février, un excellent mois, comme son maître de circonstance rédacteur de ce billet et … Victor Hugo qui aimait les chats même s’il n’en a pas beaucoup parlé dans son œuvre. L’illustre écrivain en posséda un qu’il appela Chanoine, ce qui lui aurait inspiré cette phrase : « Dieu a fait le chat pour que l’homme ait un tigre à caresser chez lui ».
Champfleury, écrivain également proche de Victor Hugo, rédigea un livre intitulé Les chats : histoire, mœurs, observations, anecdotes, et justement connut Chanoine : « Au milieu s’élevait un grand dais rouge, sur lequel trônait un chat qui semblait attendre les hommages de ses visiteurs. Un vaste collier de poils blancs se détachait comme une pèlerine de chancelier sur sa robe noire. La moustache était celle d’un magyar hongrois, et quand solennellement l’animal s’avança vers moi, me regardant de ses yeux flamboyants, je compris que le chat s’était modelé sur le poète et reflétait les grandes pensées qui emplissaient le logis. »
Victor Hugo, qui maniait L’art d’être grand-père, offrit aussi à sa petite-fille un chat qu’elle appela … Gavroche ! En retour, s’agit-il d’une anecdote apocryphe, lorsque, son petit-fils lui demanda « Pépé, que veux-tu pour Noël ? », le coquin de Victor, encore plein de verdeur à quatre-vingts ans, lui répondit : « La bonne ! ».
Je n’ai connu qu’un chat au domicile familial, dans mon enfance : un gros matou « résistant » de l’Occupation allemande. En effet, sans doute abandonné par des voisins, mes parents l’avaient recueilli. Par recoupement, ils estimèrent l’âge de sa mort à 22 ans, ce qui en faisait donc un alerte centenaire à l’échelle humaine. Il était baptisé Boule de suie en raison principalement de sa robe toute noire. Mais, à la réflexion, je ne peux pas imaginer que mes chers aïeux professeurs, férus de littérature française, ne se soient pas inspiré de Boule de Suif, la célèbre nouvelle de Guy de Maupassant, leur compatriote normand. D’ailleurs, l’intrigue se situe, dans ma région natale, durant la guerre de 1870, lorsque la ville de Rouen est envahie par les Prussiens. Pour fuir l’occupation, dix personnes prennent la diligence de Dieppe, avec notamment parmi elles, une prostituée, la patriotique Elizabeth Rousset surnommée Boule de Suif.
À chacun ses références, dans les années 1980, d’autres animaux domestiques noirs de poil se virent affubler du nom d’un champion de tennis français de couleur, vainqueur du tournoi de Roland-Garros.
Beaucoup de chats encore s’appelèrent Félix en référence au personnage des dessins animés américains, créé en 1919 dans le film Feline Follies. En hommage à cet ancêtre, la première chatte à être partie dans l’espace, en 1963, fut baptisée Félicette.
La toute jeunette Chanel, tout à la curiosité de faire le tour de ses propriétaires momentanés, a bien le temps de se poser des questions existentielles sur son identité. Marquera-t-elle la vie de sa maîtresse comme la grande couturière s’inscrivit dans son époque par ses lignes de vêtements et ses parfums, symbole de l’élégance et du luxe français, ainsi que par son désir de libérer les femmes ? Je ne vais pas jouer le rabat-joie en évoquant les controverses nées de ses fréquentations pendant l’Occupation !
Telle maîtresse, telle chatte ? Il paraîtrait qu’il existe des corrélations entre les comportements des animaux et leur propriétaire. En tout cas, Chanel a adopté immédiatement l’habitude de fouiller à l’étagère inférieure de la bibliothèque comme sa maîtresse faisait, au même endroit, du temps où elle ne marchait encore … qu’à quatre pattes. Elle s’y cache jouant même les serre-livres.
Pour la beauté du geste, je vous aurais bien dit qu’elle se colle contre Rroù, une lecture de mon enfance, un roman de Maurice Genevoix dont le héros est un chat attiré irrésistiblement par la liberté, l’aventure et l’inconnu. Mais « cha » serait vous mentir !
Ceci dit, non loin de là, traînaient deux ou trois polars, ce qui me rappelle que Jean Cocteau avouait préférer les chats aux chiens parce qu’il n’y a pas de chats policiers !
La charmante Chanel a eu vite fait de battre en brèche la prétendue indépendance des chats. Instaurant un couvre-feu général pour l’ensemble des résidents de la maisonnée, elle guette, au seuil, du salon que je rejoigne le lit conjugal avant de se résigner à s’endormir enfin dans les bras d’un Morphée des félins. Pas question donc que j’écrive pour vous quelques lignes ou que je regarde à la télévision un hommage à un chat sauvage à la voix de rocker, elle imagine quelque jeu ou acrobatie border line pour détourner mon attention et me pousser à me coucher.
De même, dès potron-minet (logique quoiqu’au XVIIème siècle, la locution d’origine était dès le poitron jacquet, littéralement « dès que l’on voit poindre l’arrière-train de l’écureuil »), Chanel sonne gentiment mais fermement le réveil en s’asseyant sur le lit, en vous mordillant les orteils, et si cela ne suffit pas, en allant agiter les rideaux pour attester qu’il fait jour et qu’il est donc temps de lever le camp. Je mettrai ses débordements urinaires sur la couette sur le compte, non pas d’une manifestation de son impatience, mais sur sa toute jeunesse et son bouleversement émotionnel lié à son déménagement provisoire. Elle a les mêmes égarements chez elle, je suis bienveillant, ma compagne chargée du nettoyage un peu moins.

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Après un court répit, le temps de nous laisser prendre le petit déjeuner, la malicieuse Chanel s’adonne à quelques exercices de gymnastique matinale basés sur l’adresse et la vivacité, parfois légèrement périlleux pour sa santé … et celle des bibelots qu’elle frôle ou enjambe. Par la force des choses, je participe à cette séquence sportive pour récupérer les accessoires qui roulent immanquablement sous les meubles et le canapé, ou rembobiner le fil de laine qu’elle dévide en emberlificotant pieds de table et barreaux de chaises. Un véritable dédale: j’ai plus à craindre un lumbago, qu’elle la colère du roi Minos et la cruauté du Minotaure.
Comme les petits d’homme qui, gavés de jouets sophistiqués s’intéressent parfois à des objets dérisoires, Chanel, curieuse et inventive, se découvre d’autres centres d’intérêt imprévus : sans vous parler des rideaux, passe encore de pousser avec ses petites pattes des rouleaux en carton de papier toilette, grimpée sur la table de chevet, en sautant, elle attrape la tirette de l’interrupteur de la lampe et repart effrayée par la lumière soudaine.

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Après cette activité physique intensive, elle va souvent se blottir au soleil contre un ourson en peluche. Cette scène attendrissante aurait peut-être inspiré Jean de la Fontaine, encore qu’il eût surtout recours aux vieux matous pour symboliser l’hypocrisie et la fourberie humaines. La délicieuse Chanel n’a rien à voir avec les rodilardus, grippeminaud, grippe-fromage, raminagrobis et maître mitis, tous des chafouins, évoqués par le fabuliste. Dans la fraîcheur de sa jeunesse, elle n’a pas acquis l’expérience de faire la chattemite.
Pour sa sieste de l’après-midi, Chanel préfère le moelleux du coussin sur l’ancien fauteuil de ma chère grand-mère d’où elle peut observer le manège des tourterelles dans les arbres.

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Démentant les allégations de sa maîtresse, elle ne me dérange pas dans mon travail d’écriture en promenant ses pattes sur le clavier de l’ordinateur.
Le chat serait-il le meilleur ami de l’écrivain et beaucoup plus modestement des blogueurs ? Comment ne pas penser à Bébert, le célèbre compagnon de Louis-Ferdinand Céline, « invariablement vêtu d’un costume rayé en pure laine de gouttière, grand de taille, râleur de nature » ? Abandonné par son premier maître, l’acteur de cinéma Robert Le Vigan, pour cause de collaboration, longtemps vagabond dans Montmartre au temps de l’Occupation, il fut recueilli par Céline et sa femme et partagea leurs errances, leurs aventures, leur misère, leur exil. Céline en fit l’un des héros de ses derniers romans – ces chroniques hallucinées de l’Allemagne de la débâcle -, et l’un des chats les plus célèbres de la littérature française :
« Vous direz un chat c’est une peau ! Pas du tout ! Un chat c’est l’ensorcellement même, le tact en ondes… c’est tout en « brrt », « brrt » de paroles… Bébert en « brrt » il causait, positivement. Il vous répondait aux questions… Maintenant il « brrt » « brrt » pour lui seul… il répond plus aux questions… il monologue sur lui-même… comme moi-même… il est abruti comme moi-même… (…) Bébert, son extraordinaire c’était la promenade, la balade, sa façon de nous suivre… mais pas pendant le jour, seulement le soir, et à condition qu’on lui cause… « ça va Bébert ? »… « Brrt !… » Ah il en voulait !… Place Blanche, la Trinité, une fois les Boulevards… (…) Il était vadrouilleur de nuit… mais jamais tout seul, solitaire !… avec nous… avec nous seulement… et en parole tous les dix mètres… vingt mètres… « brrt brrt »… Une fois presque jusqu’à l’Etoile. Il avait peur que des motos… Si y en avait une dans la rue, même loin, il me jaillissait dessus à pleines griffes, il me sautait comme après un arbre… »
Pour l’instant, l’insouciante Chanel est beaucoup moins diserte : miaulant rarement, elle se contente de ronronner de plaisir dans nos bras.
Vous avez compris que la jeune demoiselle a su faire notre conquête durant la semaine qu’elle a passée sous notre toit, et c’est avec un peu de cafard que nous l’avons vue repartir avec sa maîtresse. D’ores et déjà, sont envisagés d’autres séjours en notre compagnie. Vous savez maintenant que les seniors sont là pour ça : hashtag jegardetonchat !

« Opération Primevère », vive le Printemps 2016 !

J’ai l’habitude de célébrer ici l’arrivée du printemps. Cette année, au-delà de la tradition, c’est une thérapie : faire le deuil des effroyables attentats, d’une disparition cruelle, enfouir les feuilles noires du livre de la vie et savourer la renaissance de la nature, à travers notamment l’une des premières fleurs écloses.

« Primevère, après le grand sommeil,
Le soleil grand ouvert,
Primevère, la vie sur une tige
Fait la bise à l’hiver,
Dans le repli d’une corolle,
Dans la cambrure d’un pétale … »

Les trémolos de la voix de Serge Reggiani, magnifique interprète, embellissent cette chanson, teintée de nostalgie et d’espérance, écrite par Claude Lemesle, un de ses paroliers préférés.

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Primevère, fleur baptisée d’après la locution latine primo vere, le « début du printemps », du printans comme on l’écrivait au XIIIe siècle, ce qui explique l’adjectif « printanier », pour attiser la polémique autour de la récente réforme de l’orthographe.
Dans la langue de Dante, le printemps al dente devient Primavera. Il a même donné son surnom à la prestigieuse classique cycliste Milan-San Remo, la première grande course de la saison, qui se dispute traditionnellement le troisième samedi de mars (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2014/09/18/la-primavera-en-ete-sur-la-route-de-milan-san remo/).
Je profite de cette digression transalpine pour signaler que, dans les années 1960, la firme automobile italienne Autobianchi sortit un modèle si révolutionnaire qu’elle le baptisa Primula, vous allez très bientôt comprendre pourquoi.
Au risque de casser l’ambiance, un Rital peut en cacher une autre. Non ho l’età n’était plus de mise. Dans notre jeunesse (elle a le même âge que moi, eh oui le temps passe), le temps d’une canzonetta facile, je vous le concède, de Cigliola Cinquetti, on s’imaginait amants de Vérone, sa ville natale.

« À la Primavera
Où tu m’avais dit « je t’aime »
À la Primavera
J’avais quinze ans à peine
La Primavera le printemps de ma vie en Italie »

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Saut dans le passé, asseyons-nous maintenant avec le naturaliste suédois Carl von Linné (XVIIIe siècle) au bord d’un talus parsemé de primevères. Il les baptisa ainsi car elles étaient parmi les premières à fleurir, annonciatrices des beaux jours renaissants.
La Primevère ou Primula, est un genre de plantes herbacées de la famille des Primulacées. Il en existe plusieurs centaines d’espèces mais, à l’état sauvage, on en trouve trois variétés principales dans nos contrées qui sont les aïeules des primevères cultivées de nos jardins.

planche Primevères

La Primevère acaule, du moins par son appellation, est la Primevère commune ou Primula vulgaris. Fleur des talus et des prés, de couleur jaune pâle, pratiquement sans aucun parfum, elle se caractérise par son absence de tige. C’est celle aussi qui, modeste et toute fraîche de rosée, échappée de divers cultivars, m’accueille dans sa tenue blanche, rose ou violette, au pied de ma résidence

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La Primevère élevée ou Primula eliator, dite aussi Primevère des bois, de couleur jaune soufre, se penche consensuellement avec ses collègues du même côté en une ombelle unique au sommet d’une tige beaucoup plus longue. Son parfum n’est guère perceptible.

primula élevée elatior blog

Elle peut être facilement confondue par les non spécialistes avec la Primevère officinale ou Primevère vraie (Primula veris), la plus populaire de toutes, à laquelle on donne souvent le nom de coucou, peut-être parce que sa floraison salue la venue du printemps, mais aussi comme l’oiseau migrateur du même nom, au chant si particulier, dont le retour fin mars en Europe signe l’arrivée des beaux jours. Elle prospère dans les prairies. La fleur est également jaune mais libère par contre un parfum exquis.

primevère veris Linné

primeverecoucou blog

Selon les régions, cette primevère officinale possède d’autres surnoms poétiques comme l’herbe de saint Pierre, l’herbe de saint Paul, primerole, coqueluchon, brayette, brérelle, clef de saint Pierre, la printanière, sans oublier les apaisantes (?) herbe à la paralysie et herbe à la migraine.
Lui était dévolu aussi au Moyen-Âge le drôle de nom de braies de cocu qui tiendrait son origine de la forme du long calice tubulaire de la fleur semblable au pantalon masculin de l’époque, cocu étant une variante dialectale du coucou mais aussi, peut-être un clin d’œil à l’oiseau éponyme qui dépose ses œufs dans le nid des autres.
De nombreuses légendes et croyances entourent cette fleur et expliquent ses diverses appellations. Ainsi, on raconte que saint Pierre, gardien des portes du paradis qui, presque logiquement, avait la tête dans les nuages, laissa tomber depuis les hauteurs célestes son trousseau de clés en or. Ainsi, poussa, à l’endroit de la chute, une grappe de fleurs de couleur jaune d’or.
Au XIIe siècle, l’abbesse Hildegarde de Bingen inscrivait dans son manuscrit Jardin de santé que le coucou était un remède efficace contre la mélancolie et la paralysie.
Chomel, médecin ordinaire de Louis XV, prétendait que cette primevère guérissait de la paralysie de la langue et du bégaiement.
Dans le Dictionnaire raisonné universel d’Histoire naturelle, publié au XVIIIe siècle, on relève que « cette plante, surtout la racine, avait quelque chose de somnifère, en ce qu’elle calme les vapeurs et qu’elle dissipe la migraine et les vertiges des filles mal réglées ; le suc des fleurs nettoie le visage et emporte les taches de la peau si l’on s’en sert de liniment. On tient dans les boutiques une eau distillée et une conserve de fleurs de primevère qui s’emploie avec succès dans l’apoplexie et la paralysie. »
De nos jours, il semble avéré que les rhizomes de la primevère vraie, ainsi qu’à un degré moindre ses feuilles et ses fleurs, possèdent des vertus expectorantes, justifiant ainsi son nom de primevère officinale.
Il est une variété de primevère, la Primula auricula, appelée communément oreille d’ours, un peu oubliée chez nous, qui fut très populaire chez nos voisins britanniques à partir des XVIIIe et XIXe siècles. Ces fleurs étaient même exposées dans des « théâtres » au fond peint en noir avec parfois des rideaux et miroirs.

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Benjamin Disraeli, Premier ministre britannique conservateur mais aussi romancier et dandy aux multiples conquêtes féminines, appréciait particulièrement les primevères. Lorsqu’il fit de la reine Victoria l’impératrice des Indes (1877), la souveraine le remercia en lui offrant un bouquet de primevères ainsi que, moins platoniquement, le titre de premier comte de Beaconsfield. Un an après sa mort, Victoria déposa sur sa tombe ses fleurs préférées, des « primroses », ainsi les primevères sont appelées dans la langue de Shakespeare. En son souvenir, le 19 avril est devenu le jour de la primevère chez nos « amis » britanniques. « Disraeli a traversé le siècle en Majesté » comme témoigna l’un de ses successeurs au 10 Downing Street.
La fleur fétiche donna, peu après, son nom à la Primrose League, la Ligue de la Primevère, très influente organisation satellite du parti conservateur fondée en 1883 par Randolph Churchill, le père de Winston. On ne vit alors que primevères partout, aux boutonnières des hommes, sur les chapeaux et les robes des femmes. Comme la Ligue avait un but électoral, tout Londres savait à quoi s’en tenir sur les sympathies conservatrices de chacun.

Primrose_League-Insigne blog

insignes de la Primrose League

Le poète quasi contemporain William Wordsworth dont vous apprîtes peut-être en cours d’anglais au collège la fameuse ode aux jonquilles, The Daffodils, était également sensible aux petites fleurs printanières. Toujours aussi romantique, dans ses Lignes écrites au début du printemps, il n’oublie pas les primroses qui, selon les traductions, sont primevères, coucous ou encore onagres autrement nommées primevères du soir.

« J’entendais mille voix mêlées,
A demi couché dans un bois
Dans cette humeur où des pensées
De bonheur font naître l’effroi.

La Nature à son bel ouvrage
Liait l’âme qui coule en moi;
Et mon cœur déplorait l’ouvrage
De ce que l’homme à fait de soi,

Les pervenches sous la ramure
Couraient parmi les primevères;
Oh oui, chaque fleur, j’en suis sûr,
Aime l’air qui désaltère.

Les oiseaux jouaient, sautillant,
Leurs pensées je ne saurais dire : -
Mais dans leur moindre mouvement
Passait un frisson de plaisir.

Les branches ouvraient à la brise
Leurs bourgeons pour mieux la saisir,
Et je dois croire, quoi qu’on dise,
Qu’il y avait là du plaisir.

Si le ciel me donne le gage
Que la Nature à fait ce choix,
Ai-je tort de pleurer l’ouvrage
De ce que l’homme a fait de soi ? »

La beauté et la pureté de la nature contrastent avec ce que l’homme fait de sa vie (pas terrible en ce moment !). Le poème, écrit en temps de guerre, retrouve une forte résonance dans notre actualité si pesante.
D’une manière plus légère, au sens littéral du terme, les primevères sont des belles à croquer, en particulier la Primevère officinale. « Des fleurs que je suce, que je croque comme des friandises. Les feuilles frites sont les plus belles et les meilleures chips » affirme le grand chef étoilé, le cuisinier poète Michel Bras dans son magnifique ouvrage (Le Livre de Michel Bras, éditions du Rouergue), bien plus qu’un livre de recettes, une ode à son « pays » le plateau d’Aubrac où la nature vit encore en liberté.
Pour avoir réalisé un film sur une classe de patrimoine culinaire dans son buron futuriste en surplomb du village de Laguiole en Aveyron, j’eus le bonheur de savourer sa « brassée » de primulacées dont voici une recette :
- Prélever 50 g de corolles de primevères
– Réunir dans le bol d’un mixeur les corolles et un jaune d’œuf
– Mixer en ajoutant progressivement l’huile d’arachide et l’huile d’olive
– Assaisonner de sel
– Citronner légèrement. Ajuster éventuellement l’épaisseur.
– Réserver
Michel Bras sert ce coulis avec un blanc de poulet étuvé dans son jus, des jeunes radis et des feuilles et fleurs de primevères en décor. Total régal !

gargouillou-michel-bras blog

William Wordsworth sacrifiait-il au traditionnel five o’clock avec un thé de fleurs de primevère officinale ? 50 grammes de fleurs sèches pour un litre d’eau bouillante puis consommez glacé !
Des fleurs fraîches dans un litre d’eau, du jus de citron et du sucre cristallisé, on secoue doucement, on laisse reposer 24 heures en plein soleil, on filtre, on conserve au frigo et il paraît que l’on obtient une limonade de fleurs de primevères tonique et délicieuse.
Plaisir des papilles, plaisir des yeux, les primevères s’invitent parfois modestement dans des tableaux de maîtres comme cette nature morte de Paul Cézanne :

Primevères Cézanne blog

À l’instar des peintres hollandais qui mélangeaient les saisons dans leurs natures mortes, Cézanne, avec le pot de primevères et les pommes, entremêlent le printemps et l’automne.
Artiste britannique de l’époque victorienne, John Atkinson Grimshaw nous offre une jolie composition de l’éclosion du printemps avec les œufs dans le nid, une touffe de primevères et une fleur de poirier.

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Cette année, plus que jamais, je ne veux pas avoir froid, je veux que le printemps soit un printemps qui a raison, pour reprendre le poème de Paul Éluard merveilleusement mis en musique par Barbara.

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« Il y a, sur la plage, quelques flaques d’eau.
Il y a, dans les bois, des arbres fous d’oiseaux.
La neige fond dans la montagne.
Les branches des pommiers brillent de tant de fleurs
Que le pâle soleil recule.

C’est par un soir d’hiver,
Dans un monde très dur,
Que tu vis ce printemps,
Près de moi, l’innocente.

Il n’y a pas de nuit pour nous.
Rien de ce qui périt, n’a de prise sur moi
Mais je ne veux pas avoir froid.

Notre printemps est un printemps qui a raison. »

Ce poème Printemps figurait dans le recueil Le Phénix qu’écrivit le poète surréaliste en 1951. Éluard y célébrait l’amour qui renaît des cendres du désespoir comme l’oiseau fabuleux symbolise la résurrection après la mort. Il le dédia à sa dernière épouse Dominique avant de mourir, en 1952, un an après leur mariage.

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Paul Éluard par Dali

Dans ce recueil, il lui écrivait une fervente déclaration d’amour en forme d’action de grâce.

« Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues
Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu
Pour l’odeur du grand large et l’odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond pour les premières fleurs
Pour les animaux purs que l’homme n’effraie pas
Je t’aime pour aimer
Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas

Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien qu’une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd’hui
Il y a eu toutes ces morts que j’ai franchies sur de la paille
Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir
Il m’a fallu apprendre mot par mot la vie
Comme on oublie

Je t’aime pour ta sagesse qui n’est pas la mienne
Pour la santé
Je t’aime contre tout ce qui n’est qu’illusion
Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas
Tu crois être le doute et tu n’es que raison
Tu es le grand soleil qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi. »

Poète engagé, résistant, dans son poème Courage extrait du recueil Au rendez-vous allemand, Éluard évoquait la détresse physique et morale de Paris occupé en 1944.

« Paris a froid Paris a faim
Paris ne mange plus de marrons dans la rue
Paris a mis de vieux vêtements de vieille
Paris dort tout debout sans air dans le métro
Plus de malheur encore est imposé aux pauvres
Et la sagesse et la folie
De Paris malheureux
C’est l’air pur c’est le feu
C’est la beauté c’est la bonté
De ses travailleurs affamés
Ne crie pas au secours Paris
Tu es vivant d’une vie sans égale
Et derrière la nudité
De ta pâleur de ta maigreur
Tout ce qui est humain se révèle en tes yeux
Paris ma belle ville
Fine comme une aiguille forte comme une épée
Ingénue et savante
Tu ne supportes pas l’injustice
Pour toi c’est le seul désordre
Tu vas te libérer Paris
Paris tremblant comme une étoile
Notre espoir survivant
Tu vas te libérer de la fatigue et de la boue
Frères ayons du courage
Nous qui ne sommes pas casqués
Ni bottés ni gantés ni bien élevés
Un rayon s’allume en nos veines
Notre lumière nous revient
Les meilleurs d’entre nous sont morts pour nous
Et voici que leur sang retrouve notre cœur
Et c’est de nouveau le matin un matin de Paris
La pointe de la délivrance
L’espace du printemps naissant
La force idiote a le dessous
Ces esclaves nos ennemis
S’ils ont compris
S’ils sont capables de comprendre
Vont se lever. »

Comment ne pas rapprocher ce poème des tragiques événements que Paris a connus au cours de l’année 2015 ? C’est toute la force et la grandeur du génie littéraire de porter un message universel au-delà du contexte particulier dans lequel le poème cruellement actuel fut écrit.
Vive ce printemps 2016 ! Je veux qu’il ait raison !

PS Quelques heures après la parution de ce billet, Arnaud Démare a gagné la Primavera. C’est le premier coureur français depuis 1995 qui remporte ce monument du cyclisme qu’est la classique Milan-San Remo. À observer la photo, il semble en être surpris lui-même. Clin d’œil futile d’un printemps qui veut avoir raison et qui « démare » bien !

Arnaud Demare Milan San Remo blog

Et 1, et 2, et 3 musées dans le Marais …

Ce samedi-là, tandis que de nombreux curieux affluent vers les littoraux pour observer les grandes marées, je choisis une plongée au cœur de Paris dans le Marais.
Ce quartier tient son nom des marécages qui inondaient autrefois cette zone. Il est difficile d’imaginer qu’au XIIème siècle, il n’était occupé que par des pâtures et des cultures. Des institutions religieuses s’y établirent alors. Parmi celles-ci, l’ordre du Temple construisit un prieuré fortifié, à l’extérieur de l’enceinte de Philippe-Auguste, qui attira bientôt de nombreux commerçants et artisans désirant échapper aux redevances des corporations. L’exil fiscal existait donc déjà !
Vint le temps où les princes de sang et grands seigneurs souhaitèrent y élire résidence. Ainsi, dès 1270, le frère de Saint Louis, Charles d’Anjou, fraîchement couronné roi de Naples et de Sicile, fit construire son hôtel particulier dans l’actuelle rue de Sévigné. Puis au siècle suivant, Charles V le Sage, alors dauphin, encore choqué par la révolte des bourgeois d’Étienne Marcel, choisit de s’installer en un lieu plus à l’écart, l’hôtel Saint Pol vite intégré au domaine royal. Son fils et successeur Charles VI le Bien-Aimé ou le Fou y demeura aussi.
« Considérant que notre hostel de Paris, appelé l’hostel de Saint-Pol, lequel nous avons acheté et fait édifier de nos propres deniers, est l’hostel solennel des grands esbattements, et auquel nous avons eu plusieurs plaisirs, acquis et recouvré, à l’aide de Dieu, santé de plusieurs grandes maladies que nous avons eues et souffertes de nostre temps ; par lesquelles choses et autres qui à ce que nous ont esmus, avons audit hostel, amour plaisance et singulière affection ». Je ne saurais dire avec une absolue exactitude lequel des deux Charles,, le Sage ou le Fou, tint ces propos, en tout cas, il ne reste malheureusement rien, aujourd’hui, de l’hôtel Saint Pol. Cependant, la proximité de la résidence royale entraîna par la suite la construction d’hôtels aristocratiques dans le quartier.
C’est vers trois d’entre eux que je porte mon dévolu ce samedi. Et pour commencer, je me rends place des Vosges. Signe de notre époque futile, quelques badauds rôdent devant l’ex résidence d’un ancien candidat à la présidence de la République plus réceptif à l’hôtellerie lilloise.
Plus classique et romantique, je me dirige à hauteur du numéro 6 devant l’hôtel de Rohan-Guémené, du nom (rien à voir avec l’andouille quoique l’origine soit aussi morbihannaise) de ses anciens propriétaires, une branche de la famille des Rohan, descendante des ducs de Bretagne et particulièrement influente sous l’Ancien Régime. C’est ici, au second étage, que Victor Hugo loua un appartement pendant seize ans, de 1832 à 1848. Soit dit en passant, c’était un autre chaud lapin. Dans l’art d’être grand-père qu’il cultivait, à quatre-vingts ans, à son petit-fils qui lui demandait « Pépé, que veux-tu pour Noël ? », il lui répondit coquinement : « La bonne ! ».

Maison Hugo façade  blogMaison Hugo escalier blog

Il, du moins son portrait, nous accueille dans l’escalier. Je n’en garde aucun souvenir, mais j’étais déjà venu ici dans ma prime enfance à l’occasion d’un des traditionnels voyages de fin d’année avec les jeunes filles du collège normand dirigé par ma maman.
De ce temps, par contre, n’y voyez aucun penchant vénal, je me rappelle du billet de banque avec l’effigie de Victor Hugo à la barbe blanche et la place des Vosges en arrière-plan. D’une valeur de cinq cents francs à son impression en 1954, il résista au passage à la nouvelle monnaie en 1958 en apparaissant sur les billets de cinq nouveaux francs. À l’origine, la Banque de France avait envisagé un portrait de Hugo jeune devant le jardin des Feuillantines.
L’écrivain et l’homme politique visionnaire partisan déjà d’une monnaie européenne unique, même s’il sut de son vivant mettre en scène son image dans un tas de produits dérivés, n’imaginait évidemment pas en écrivant l’épisode de la pièce en argent du petit savoyard dérobée par Jean Valjean, qu’il apparaîtrait un jour sur nos billets de banque.

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En ce début de visite, j’ai une pensée profonde pour le chanteur acteur Gérard Berliner qui nous a quittés subitement en octobre 2010. Quelques mois auparavant, j’avais assisté à son spectacle Mon alter Hugo pour lequel il obtint un Molière. J’ai narré cette lumineuse et émouvante soirée dans un billet : http://encreviolette.unblog.fr/2010/02/11/mon-alter-hugo-a-moi/
Il y racontait d’ailleurs les circonstances de sa rencontre spirituelle avec son ami Victor : « Je regardais un buste de Hugo sur son bureau. J’ai touché la barbe de la statue qui a bougé sur son socle. J’ai pris cela pour un signe du destin ; je me suis mis à lire tout Hugo ».
C’est un Hugo beaucoup plus jeune que je croise dès l’entrée. Une étiquette me prie de ne pas le caresser.

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C’est donc le 25 octobre 1832, alors que les comédiens répètent Le Roi s’amuse, qu’il emménage ici avec son épouse Adèle Foucher et ses quatre enfants. Le bail signé fait état d’une surface de 280 m2 pour un loyer annuel de 1 500 francs payables en quatre termes égaux. L’écrivain bougea beaucoup au cours de sa vie. Il s’agit ici de son cinquième domicile depuis son mariage mais c’est celui où il effectua son plus long séjour.
Les multiples transformations des lieux après son départ ainsi que la dispersion du mobilier de l’écrivain proscrit lors d’une vente aux enchères en 1852 empêchent évidemment une reconstitution fidèle de l’appartement. Qu’à cela ne tienne, longtemps, longtemps, longtemps après que le poète a disparu, son âme court encore dans les pièces …
Hugo écrivit ici quelques-unes de ses œuvres majeures : Marie Tudor, Ruy Blas, Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures, Les Rayons et les Ombres, une grande partie des Misérables et le début de La Légende des Siècles et des Contemplations.

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Preuve éclatante qu’il est terriblement actuel, il est même Charlie ! Un bandeau le clame dans une vitrine en-dessous d’un exemplaire de son mémorable discours sur la Liberté de la Presse, prononcé le 9 juillet 1850 à l’Assemblée Nationale, dont voici quelques extraits :

« Quoique les vérités qui sont la base de toute démocratie et en particulier de la grande démocratie française aient reçu, le 31 mai dernier, une grave atteinte, comme l’avenir n’est jamais fermé, il est toujours temps de les rappeler à une assemblée législative. Ces vérités, selon moi, les voici :
La souveraineté du peuple, le suffrage universel, la liberté de la presse sont trois choses identiques, ou, pour mieux dire, c’est la même chose sous trois noms différents ; à elles trois, elles constituent notre droit public tout entier. La première en est le principe ; la seconde en est le mode d’action ; la troisième en est l’expression multiple, animée, vivante, mobile comme la nation elle-même. La souveraineté du peuple, c’est la nation à l’état abstrait, c’est l’âme du pays ; elle se manifeste sous deux formes : d’une main, elle écrit, c’est la liberté de la presse, de l’autre, elle vote, c’est le suffrage universel.
Ces trois faits, ces trois principes liés d’une solidarité essentielle, ayant chacun leur fonction: la souveraineté du peuple vivifiant, le suffrage universel gouvernant, la presse éclairant, se confondent dans une étroite et indissoluble unité, et cette unité, c’est la République.
(Approbation à gauche.)
Et voyez comme toutes les vérités se retrouvent et se rencontrent, parce qu’ayant le même point de départ, elles ont nécessairement le même point d’arrivée ! la souveraineté du peuple crée la liberté, le suffrage universel crée l’égalité, la presse, qui fait le jour dans les esprits, crée la fraternité.
Partout où ces trois principes, souveraineté du peuple, suffrage universel, liberté de la presse, existent dans leur plénitude et dans leur toute-puissance, la République existe, même sous le mot monarchie. Là où ces trois principes sont amoindris dans leur développement, opprimés dans leur action, méconnus dans leur solidarité, contestés dans leur majesté, il y a monarchie ou oligarchie, même sous le mot république
(M. Bouhier de l’Écluse : C’est inexact.)
Et c’est alors, comme il n’y a plus rien qui soit dans l’ordre vrai et dans la logique, c’est alors qu’on peut voir ce phénomène monstrueux d’un gouvernement renié par ses propres fonctionnaires.
(À gauche : Très bien ! Très bien !)
C’est alors que les plus fermes cœurs se prennent à douter des révolutions, de ces grands événements si faciles à trahir, qui font sortir de l’ombre, en même temps, de si hautes idées et de si petits hommes.
(À gauche : Très bien ! Très bien ! – Applaudissements redoublés. – quelques applaudissements ironiques se font entendre à droite – Un membre à droite : C’est du gouvernement provisoire sans doute que vous voulez parler ; ce sont des épigrammes sur vos nouveaux amis. – Rumeurs à gauche.)
Des révolutions que nous proclamons des bienfaits pour l’humanité quand nous considérons leurs principes, mais qu’on peut, certes, appeler des catastrophes quand on voit les ministres qu’elles produisent.
(Applaudissements à gauche – Rires à droite et au banc des ministres.)
Messieurs, ces trois principes que je vous rappelais en commençant, prenons-y garde, sont solidaires, et, ne l’oublions jamais, nous législateurs, vivent d’une vie commune. Aussi voyez comme ils se défendent réciproquement. La liberté de la presse est-t-elle en péril, le suffrage universel se lève et la protège. Le suffrage universel est-il menacé, la presse accourt et le défend.
Messieurs, toute atteinte au suffrage universel, toute atteinte à la liberté de la presse, frappe la souveraineté nationale. La liberté mutilée, c’est la souveraineté paralysée ; la souveraineté du peuple n’est pas, si elle ne peut agir et si elle ne peut parler. Or, entraver le suffrage universel, c’est lui ôter l’action ; entraver la liberté de la presse, c’est lui ôter la parole… »
Victor Hugo acheva son discours ainsi :
« Je m’adresse au parti de la peur et je lui dis : « Regardez bien ce que vous voulez faire, réfléchissez à l’œuvre que vous entreprenez, et avant de la tenter, mesurez-la. Je suppose que vous réussissiez : quand vous aurez détruit la presse, il vous restera quelque chose à détruire, Paris. Quand vous aurez détruit Paris …
(Oh ! — Exclamations et rires à droite – Une voix : Et Versailles !)
Il vous restera quelque chose à détruire, la France. Quand vous aurez détruit la France, il vous restera quelque chose à tuer, l’esprit humain.
Oui, je le dis, que le grand parti européen de la peur mesure l’immensité de la tâche que, dans son héroïsme, il veut se donner.
(Rires et bravos.)
Il aurait anéanti la presse jusqu’au dernier journal, Paris jusqu’au dernier pavé, la France jusqu’au dernier hameau, il n’aurait rien fait… (Interruption et rires à droite) il lui resterait encore à détruire quelque chose, qui est toujours debout, au-dessus des générations, et en quelque sorte entre l’homme et Dieu ; quelque chose qui a écrit tous les livres, inventé tous les arts, découvert tous les mondes, fondé toutes les civilisations ; quelque chose qui reprend toujours sous la forme révolution ce qu’on lui refuse sous la forme progrès: quelque chose qui est insaisissable comme la lumière et inaccessible comme le soleil, et qui s’appelle l’esprit humain.
(Un grand nombre de membres de la gauche quittent leurs places et viennent féliciter l’orateur. La séance est suspendue.) »

Une telle éloquence valait la peine que je m’attarde. C’était un temps où les débats à l’Assemblée Nationale étaient de haute tenue. Alphonse de Lamartine, outre ses Méditations poétiques comme Le Lac, défendait le droit au travail ou l’élection du Président de la République au suffrage universel ; il fut même, quelques mois, ministre des Affaires étrangères.
Les députés, et pour cause, ne jouaient pas dans l’hémicycle comme maintenant avec leur tablette numérique ou leur smartphone ; sans parler du tweet écrit par un parlementaire UMP à la suite de la catastrophe aérienne dans les Alpes de Haute-Provence : « On croyait avoir perdu François Hollande depuis ce week-end électoral meurtrier. On vient de le retrouver comme commentateur du crash de l’A320 » ! Odieux et pitoyable !
« Les plus petits esprits ont les plus grands préjugés » affirmait justement Hugo qui sut mêler aussi une dimension politique à son œuvre littéraire.
Cela dit, on railla beaucoup sa trajectoire politique qui, de jeune royaliste ultra de la première Restauration, le mena à devenir, après avoir soutenu le régime de Louis-Philippe, républicain conservateur au début de la IIème République, puis républicain démocrate, puis, proscrit, républicain socialiste, avant de représenter au retour d’exil l’extrême gauche républicaine sur les bancs du Sénat. Son évolution fut moins opportuniste que le fruit d’une lente réflexion devant ce qu’il voyait et ressentait.
Dans l’antichambre, mon regard se tourne maintenant sur un tableau d’Albert Besnard La première d’Hernani. Avant la bataille.

Maison Hugo Hernani blog

Nous sommes le soir du 25 février 1830, le lendemain Hugo soufflera ses 28 bougies (« Ce siècle avait deux ans … », vous vous souvenez). Le Tout-Paris remplit la salle Richelieu du Théâtre Français avant le lever de rideau pour la première d’Hernani, le drame de Victor Hugo. J’en ai déjà parlé dans le billet mentionné ci-dessus.
Je cherche, bien sûr, Théophile Gautier avec son gilet rouge à l’avant-plan. « Il suffisait, écrivit-il, de jeter les yeux sur ce public pour se convaincre qu’il ne s’agissait pas là d’une représentation ordinaire ; que deux systèmes, deux partis, deux armées, deux civilisations même, — ce n’est pas trop dire — étaient en présence, se haïssant cordialement, comme on se hait dans les haines littéraires, ne demandant que la bataille, et prêts à fondre l’un sur l’autre … ». Ce fut finalement un triomphe pour Hugo. « Cette date reste écrite dans le fond de notre passé en caractères flamboyants : la toute première représentation d’Hernani ! Cette soirée décida de notre vie ! Là nous reçûmes l’impulsion qui nous pousse encore après tant d’années et qui nous fera marcher jusqu’au bout de notre carrière. » conclut Théophile.
À ses côtés, se trouvaient, probablement Gérard de Nerval, Alfred de Musset, Louis Boulanger aussi dont l’huile sur toile Le Feu du ciel, exposée ici, illustre le poème des Orientales mettant en scène la colère divine et la destruction de Sodome et Gomorrhe :

« … Ce peuple s’éveille,
Qui dormait la veille
Sans penser à Dieu.
Les grands palais croulent ;
Mille chars qui roulent
Heurtent leur essieu ;
Et la foule accrue,
Trouve en chaque rue
Un fleuve de feu … »

Ce tableau était réellement accroché dans le salon de l’écrivain.
Le salon de réception contigu est la pièce qui, par les œuvres et le mobilier exposés ainsi que les murs tendus de damas rouge, restitue le plus fidèlement l’atmosphère de l’époque, même s’il ne se situait pas exactement à cette place dans l’appartement.

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Un autre buste du maître des lieux s’y dresse. Il est encore l’œuvre de Pierre-Jean David dit David d’Angers pour y être né. Grand sculpteur, graveur et médailleur, il fut élu représentant du peuple, en 1848, par le département du Maine-et-Loire et entra à l’Assemblée nationale constituante.
Quand il lui fit don d’un de ces deux bustes, Victor Hugo le remercia ainsi : « Sous une forme magnifique, mon ami, c’est l’immortalité que vous m’envoyez. Une pareille dette est de celles dont on ne s’acquitte jamais ; j’essaierai cependant, non de la payer, mais de la reconnaître. »
Hugo dédia également deux longs poèmes au sculpteur.
L’un apparaît dans Les Feuilles d’automne :

« …Car c’est toi, lorsqu’un héros tombe,
Qui le relèves souverain !
Toi qui le scelles sur sa tombe
Qu’il foule avec des pieds d’airain !
Rival de Rome et de Ferrare,
Tu pétris pour le mortel rare
Ou le marbre froid de Carrare,
Ou le métal qui fume et bout.
Le grand homme au tombeau s’apaise
Quand ta main, à qui rien ne pèse,
Hors du bloc ou de la fournaise
Le jette vivant et debout !

Sans toi peut-être sa mémoire
Pâlirait d’un oubli fatal ;
Mais c’est toi qui sculptes sa gloire
Visible sur un piédestal… »

L’autre figure dans Les Rayons et les Ombres :

« DAVID ! comme un grand roi qui partage à des princes
Les états paternels provinces par provinces,
Dieu donne à chaque artiste un empire divers ;
Au poète le souffle épars dans l’univers,
La vie et la pensée et les foudres tonnantes,
Et le splendide essaim des strophes frissonnantes
Volant de l’homme à l’ange et du monstre à la fleur ;
La forme au statuaire ; au peintre la couleur ;
Au doux musicien, rêveur limpide et sombre,
Le monde obscur des sons qui murmure dans l’ombre.

La forme au statuaire ! – Oui, mais, tu le sais bien,
La forme, ô grand sculpteur, c’est tout et ce n’est rien.
Ce n’est rien sans l’esprit, c’est tout avec l’idée !
Il faut que, sous le ciel, de soleil inondée,
Debout sous les flambeaux d’un grand temple doré,
Ou seule avec la nuit dans un antre sacré,
Au fond des bois dormants comme au seuil d’un théâtre,
La figure de pierre, ou de cuivre, ou d’albâtre,
Porte divinement sur son front calme et fier
La beauté, ce rayon, la gloire, cet éclair !
Il faut qu’un souffle ardent lui gonfle la narine,
Que la force puissante emplisse sa poitrine,
Que la grâce en riant ait arrondi ses doigts,
Que sa bouche muette ait pourtant une voix ! … »

Maison Hugo portrait fils blogMaison Hugo père et fils blog

Attendri, je m’arrête quelques instants devant les portraits de deux des fils de Hugo, François-Victor et Charles qu’il protège de ses mains. Hugo eut trois autres enfants : un autre fils Léopold qui mourut à l’âge de trois mois, et deux filles, Léopoldine morte tragiquement par noyade dans la Seine, et Adèle, la seule qui survécut à son père mais qui plongea dans la démence.
Dans la famille Hugo, je demande la maîtresse, enfin … la plus célèbre et la plus durable, celle dont il fut le plus amoureux aussi, la jeune actrice Juliette Drouet.

Maison Hugo Juliette Drouet blog

Elle écrivit des milliers de lettres à son « Toto » jusqu’à sa mort, il n’y avait pas Skype à l’époque. Après avoir risqué sa vie pour lui permettre de fuir après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, Juliette l’accompagna en Belgique puis dans les îles anglo-normandes. Sur sa tombe au cimetière de Saint-Mandé, quelques mots témoignent de leur passion de cinquante années :

« Quand je ne serai plus qu’une cendre glacée,
Quand mes yeux fatigués seront fermés au jour,
Dis-toi, si dans ton cœur ma mémoire est fixée :
Le monde a sa pensée,
Moi j’avais son amour! «

À l’emplacement du vrai « grand salon » de Victor Hugo, est reconstitué fidèlement le salon chinois de Juliette à Guernesey. L’essentiel du décor relève complètement de l’imagination hugolienne avec les panneaux peints et dorés, à motifs de personnages, d’animaux et de fleurs, et les collections d’assiettes. C’est un peu chargé à mon goût !

Maison Hugo salon chinois1  blogMaison Hugo salon chinois2  blogMaison Hugo salon chinois3  blogMaison Hugo table encriers blog

Je suis intrigué par une curieuse table aux encriers. En 1860, lors d’une vente de charité destinée à une crèche pour les enfants pauvres de Guernesey, Adèle Hugo (elle vécut aussi à Hauteville House) demanda à Lamartine, Alexandre Dumas, George Sand et son cher Victor de faire don de leur encrier. Hugo les fit monter sur une petite table Louis XIII et finit par acheter le meuble n’ayant pas trouvé d’acquéreur.
Le poète pensa peut-être à ces enfants pauvres quand il écrivit :

« Prenez garde à ce petit être ;
Il est bien grand, il contient Dieu.
Les enfants sont, avant de naître,
Des lumières dans le ciel bleu.

Dieu nous les offre en sa largesse ;
Ils viennent ; Dieu nous en fait don ;
Dans leur rire il met sa sagesse
Et dans leur baiser son pardon.

Leur douce clarté nous effleure.
Hélas, le bonheur est leur droit.
S’ils ont faim, le paradis pleure.
Et le ciel tremble, s’ils ont froid.

La misère de l’innocence
Accuse l’homme vicieux.
L’homme tient l’ange en sa puissance.
Oh ! quel tonnerre au fond des cieux,

Quand Dieu, cherchant ces êtres frêles
Que dans l’ombre où nous sommeillons
Il nous envoie avec des ailes,
Les retrouve avec des haillons ! »

Je me glisse maintenant dans la salle à manger, une reconstitution et une illustration du goût de Victor pour les meubles gothiques qu’il manifestait aussi bien ici qu’à Guernesey.
« J’ai manqué ma vocation : j’étais né pour être décorateur. » À Hauteville House, il mit en espace sa pensée. Son fils Charles parla d’ « un autographe de trois étages, un poème en plusieurs chambres ».
Hugo, souvent accompagné de Juliette ou avec ses fils, se livrait à la « chasse aux vieux coffres » guernesiais en même temps qu’il achetait des meubles Haute-époque ou Renaissance. Il les faisait démonter puis assembler à sa fantaisie ou pour les besoins de son décor, d’après ses dessins, par une équipe de menuisiers de l’île. Ainsi une porte devient table, les coffres se transforment en buffets ou en banc, les bobines de fil en bougeoirs, des pieds deviennent colonnes pour donner aux meubles des allures d’architecture gothique. Ce n’est pas encore ce que je préfère mais mon infirmité pour le bricolage me réduit au silence.

Maison Hugo salle à manger blogMaison Hugo salle à manger blog 2

Sur la table, une petite sculpture de Jean-Baptiste Deloye (c’est lui qui réalisa le monument à Garibaldi sur la place éponyme de Nice) avec le poète sur son rocher, rappelle le temps de l’exil.
Le salon dit du retour d’exil correspond à l’ancien cabinet de travail de l’écrivain. Je me retrouve nez à nez devant le tableau archi célèbre de Bonnat et un Hugo vieilli après les épreuves de l’exil et de la disparition de sa fille Léopoldine, le coude gauche appuyé sur le livre d’Homère.

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Histoire de vous détendre mais surtout vous horrifier quelques secondes, je pourrais suggérer que sa perplexité naît de sa lecture des tweets envoyés par quelques candidats débiles de l’épreuve anticipée de Français au baccalauréat de juin 2014 qui devaient réfléchir sur son poème Crépuscule : « C’est un baisé dans sa tête ! Un discours entre un brin d’herbe et une tombe », « Tu pu vraiment enfoiré avec ton crépuscule du cul » … Pas facile d’éduquer à la laïcité après ça ! Peut-être, leur faudrait-il un Fabrice Lucchini comme professeur pour que jaillisse la lumière dans leur crépuscule spirituel !

Buste héroique

« Je suis fait d’ombre et de marbre,
Comme les pieds noirs de l’arbre,
Je m’enfonce dans la nuit.
J’écoute ; je suis sous terre ;
D’en bas je dis au tonnerre :
Attends ! Ne fais pas de bruit.
Moi qu’on nomme le poète,
Je suis dans la nuit muette
L’escalier mystérieux ;
Je suis l’escalier Ténèbres ;
Dans mes spirales funèbres
L’ombre ouvre ses vagues yeux. »

Auguste Rodin prit au mot les vers d’Hugo tirés des Quatre vents de l’esprit. David d’Angers avait sculpté le jeune poète romantique, Rodin façonna les traits du patriarche après l’exil. En visitant le musée Rodin dans l’hôtel Biron, on découvre de nombreux bronzes, plâtres et terres cuites de l’écrivain.
Leur rencontre s’effectua deux ans avant sa mort. Hugo, fatigué, refusa les fastidieuses séances de pose mais ce rejet procura finalement une liberté artistique au sculpteur. Pour le bronze intitulé Buste héroïque, fondu après la mort de Hugo à l’occasion de l’ouverture de son appartement au public, Rodin maître du mouvement choisit d’incliner le visage du poète plongé dans une profonde méditation.
Ultime pièce en enfilade, j’entre dans la chambre de l’illustre locataire, ou plutôt la reconstitution de celle de sa dernière demeure, avenue d’Eylau rebaptisée de son vivant avenue Victor Hugo. Moment d’émotion, c’est dans ce lit qu’il rendit son dernier souffle le 22 mai 1885.

Maison Hugo chambre blogMaison Hugo mort blogMaison Hugo écritoire blog

De nombreux artistes se pressèrent autour du lit de mort de Victor Hugo pour « immortaliser » l’instant : les peintres Bonnat, Glaize, Laugée, le sculpteur Dalou, le photographe Félix Nadar. C’est sans doute le célèbre cliché de ce dernier qui colle au mieux à ce qui seraient les derniers mots d’Hugo : « Je vois une lumière noire », mais, au mur, c’est la copie d’une délicate huile sur toile de Léon Bonnat qui fige l’écrivain pour la postérité.
Au-dessous, encore une idée de bricoleur, se trouve une écritoire que Victor avait fait surélever en y ajoutant des pieds, afin qu’il puisse écrire debout.
Un peu en retrait, un des gardiens évoque la petite histoire de la porte de service juste à gauche. C’est par là que ce sacré « queutard » d’Hugo introduisait dans son bureau sa jeune maîtresse Léonie d’Aunet, écrivaine elle-aussi et épouse du peintre François-Auguste Biard. Après avoir été dérangés par un domestique, les deux amants choisirent de s’ébattre désormais dans un hôtel du passage Saint Roch. C’est là qu’en juillet 1845, ils furent surpris en flagrant délit d’adultère. Hugo ne fut pas inquiété invoquant son inviolabilité due à son statut de pair de France. Léonie, elle, fut emprisonnée deux mois à la prison Saint Lazare avant d’être transférée au couvent des Dames de Saint-Michel. Même sans les paparazzi de Closer ou Gala, les grands de ce monde n’étaient pas à l’abri.

Maison Hugo salon rouge  blog 2

Ma visite s’achève, je rebrousse chemin pour retraverser tout l’appartement. Les salons donnant sur la place des Vosges, alors baptisée place Royale, devinrent au temps de Hugo, un haut lieu de rencontre des personnalités littéraires et artistiques, Théophile Gautier, Alfred de Vigny, Alphonse de Lamartine, Alexandre Dumas, David d’Angers, Berlioz, Rossini, Listz, Prosper Mérimée, Sainte-Beuve pour lequel la pieuse Adèle Hugo, un tantinet lassée par l’insatiable appétit sexuel de son époux, manifesta une passion moins contraignante mais nullement platonique.

Maison Hugo Bug Jargal blogMaison HugoNotre Dame blogMaison Hugo vitrail blog

En redescendant l’escalier, je remarque une affiche d’une représentation théâtrale de Bug- Jargal tiré du premier roman qu’Hugo écrivit, en quinze jours, à l’âge de seize ans. La majeure partie de l’action se déroule à Saint-Domingue durant l’insurrection des Noirs de l’île en 1791. Il semblerait que cette œuvre de jeunesse (que je n’ai pas lue) suscite parfois des interprétations controversées.
Le 24 juin 1848, les Insurgés firent irruption dans l’appartement. À la suite de cet incident, quelques jours plus tard, Victor Hugo déménagea pour aller s’installer au 5 rue d’Isly.

Maison Hugo buste3 blogMaison Hugo accueil blog

À l’accueil, en sortant, mes pensées s’envolent vers mes regrettés parents. Une affiche avec Gérard Philipe dans son costume de Ruy Blas me renvoie à ma maman qui adorait cet acteur. Elle l’avait vu précisément dans ce rôle sur une mise en scène de Jean Vilar au théâtre de Chaillot. On appelait cela du théâtre populaire … en écho aux jeunes ignares des réseaux sociaux évoqués plus haut !
Sur le comptoir de la boutique, je feuillette, mis en page dans un joli format de poche, le poème préféré de mon papa. Je l’entends encore le déclamer à ses élèves (dont je fis partie) et leur expliquer avec ferveur. Beaucoup d’entre vous, sont partis avec Hugo à l’heure où blanchit la campagne, à l’heure de la récitation aussi :

« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. »

Poème de deuil dédié à sa fille Léopoldine ! Pour avoir lu la biographie de mon père, vous savez que je pense à lui et à Hugo quand je me recueille sur la tombe familiale. Ce matin encore, l’émotion m’étreint.
Ô souvenirs ! printemps ! aurore ! Rappelez-vous encore :

« … Connaissez-vous, sur la colline
Qui joint Montlignon à Saint-Leu,
Une terrasse qui s’incline
Entre un bois sombre et le ciel bleu ?

C’est là que nous vivions, – Pénètre,
Mon cœur, dans ce passé charmant ! … »

Le soleil a eu raison de la pollution. Il éclaire les façades des beaux hôtels particuliers de la place des Vosges que les arbres non encore feuillus ne masquent pas.

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« C’est le coup de lance de Montgomery qui a créé la Place des Vosges » écrivit Hugo, rapport à la pique mortelle envoyée dans l’œil du roi Henri II de France par le capitaine de sa garde écossaise, en ce lieu.
La construction de cette place, baptisée donc à l’origine place Royale, débuta en 1605 sous le règne de Henri IV. Le couteau de Ravaillac l’empêcha de la voir achevée. Elle est la sœur de la place Ducale de Charleville-Mézières grâce aux frères Métezeau, Louis pour Paris et Clément, qui en furent les architectes. Les principaux matériaux utilisés sont la brique rouge et la pierre de calcaire blanche pour les murs, l’ardoise bleue pour les toits.
Lors de la Révolution française, elle fut successivement appelée place des Fédérés, place du Parc d’Artillerie, place de la Fabrication-des-Armes et place de l’Indivisibilité. En 1800, elle est nommée place des Vosges en l’honneur du premier département à s’être acquitté de l’impôt sous la Révolution française. Le retour de la monarchie lui rendit son nom initial de place Royale. Elle redevint place des Vosges avec la Troisième République.

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La place fut inaugurée en 1612 à l’occasion des fiançailles de Louis XIII et Anne d’Autriche. En 1639, fut érigée une statue en bronze du roi à la demande du cardinal de Richelieu. Elle fut fondue à la Révolution pour en faire des canons. Un nouveau monument en marbre blanc a repris place en 1825 : Louis XIII y est représenté en empereur romain. Un tronc d’arbre est placé sous le ventre du cheval pour éviter l’affaissement.
Le temps de me rassasier de quelques nourritures terrestres, en l’occurrence un saucisson de Lyon chaud et des pommes de terre tièdes, dans un vieux bistrot du Marais, puis je pars vers le magnifique hôtel des archevêques de Sens, un des rares vestiges de l’habitat du Moyen-Âge à Paris. S’il portait ce nom, c’est qu’à cette époque (fin du XVème siècle), de nombreuses communautés religieuses s’étaient installées dans le quartier et Paris n’était qu’un évêché dépendant de l’archevêché de Sens.

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L’hôtel fut prêté, en 1605, au roi Henri IV pour qu’il puisse reloger son ex, Marguerite de Valois, la célèbre Reine Margot. Ainsi, durant huit mois, il devint un hôtel de sens … très, très, très en éveil !
Il abrite, depuis la fin du XIXème siècle, la bibliothèque Forney spécialisée dans les collections autour des arts décoratifs, des métiers d’art et de leurs techniques, des beaux-arts et arts graphiques.
Rien d’étonnant donc à ce qu’elle nous convie à une exposition sur le textile.

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Plus qu’une exposition, c’est un voyage de rêve en bleu autour du monde dans des pays où le quotidien se teint en bleu indigo. Je me sens un peu passager clandestin parmi la très large majorité féminine des visiteurs mais j’arriverai quand même à bon port.
L’indigo, la « septième couleur » de l’arc-en-ciel, est un pigment végétal connu depuis plus de 4 000 ans extrait des feuilles de diverses plantes tout à fait vertes que l’on nomme « plantes à bleu ». Les indigofera sont plus à l’aise dans les milieux tropicaux tandis que le pastel, isatis tinctoria, est plus adapté aux climats tempérés.
Aux XVème et XVIème siècles, la culture du pastel, aussi appelé guède, était très prospère entre Carcassonne, Albi et Toulouse (le pays de Cocagne) d’où son nom vernaculaire d’herbe du Lauragais. On le surnommait aussi l’or bleu du fait de ses fleurs jaunes et de son commerce lucratif. Il fut supplanté par la suite par le pigment indien au taux d’indigotine trente fois supérieur, puis à la fin du XIXème siècle, par un indigo de synthèse mis au point par l’industrie chimique allemande.
Jusqu’au milieu du siècle dernier, le paysan, le pêcheur, l’ouvrier, portaient des vêtements de travail bleus, tabliers, blouses, vestes, vareuses, casquettes. Ne parlait-on pas couramment de bleus de travail ?
Dans une de ses lettres de Nuenen, Vincent Van Gogh écrivait à son frère Théo : « Je suis toujours à la recherche du bleu. Les figures de paysans, ici, en règle générale, sont bleues. Dans le blé mur, ou se détachant sur les feuilles sèches d’une haie de hêtres, de sorte que les nuances dégradées de bleu sombre et de bleu clair reprennent de la vie et se mettent à parler en s’opposant aux tons dorés ou aux bruns rouges, cela c’est très beau, et dès le début, j’en ai été impressionné. Les gens d’ici portent aussi instinctivement des vêtements du plus beau bleu que j’aie jamais vu. C’est du drap rude qu’ils tissent eux-mêmes, le fil de chaîne est noir, la trame bleue et cela donne des dispositions lignées de noir et de bleu. Quand ces étoffes passent de ton et sont décolorées par le temps et la pluie, elles prennent un ton fin extrêmement doux, bien fait pour relever les couleurs de la chair. Un ton tout juste assez bleu pour réagir sur toutes les couleurs dans lesquelles il y a des éléments cachés d’orange et assez décoloré pour ne pas faire hurler »

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Il est émouvant de retrouver la biaude berrichonne de tous les jours et la blaude normande du dimanche brodée. Je me souviens que mes aïeux paysans les portaient.
Un peu plus loin, une veste d’homme en toile de coton dite toile de Nîmes, tissée dans la région gardoise, exportée par le port de Gênes, rappelle qu’elle est l’ancêtre du denim (« de Nîmes ») le tissu du mythique blue jean, celui des cow-boys dans les westerns, celui des rockers des années 60.

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La salle suivante est dédiée à l’Asie, et pour commencer à l’aizome, le « bleu japonais ».
« L’aizome représente le bleu du ciel, de l’eau, de la mer et du Japon » affirme un vieil adage. C’était la teinte préférée des samouraïs. Elle fut ensuite utilisée pour les kimonos et les vêtements de travail aux champs. Elle aurait un effet répulsif pour les serpents et insectes. On dit encore que les livres anciens recouverts d’indigo posséderaient un excellent état de conservation. L’indigo trouverait aujourd’hui principalement son usage dans les arts martiaux.

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Dans la Chine du sud-ouest, l’histoire et l’identité de chaque ethnie se brodent ou s’impriment sur l’étoffe indigo. Les femmes Miao, Buyi, Dong, Shui, Gejia sauvegardent les traditions vestimentaires. Hommes, femmes et enfants sont habillés en bleu de la tête aux pieds. Et les visiteuses de l’exposition collent leur nez sur les tissus pour en apprécier toute la délicatesse.

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L’Afrique de l’Ouest possède ses propres plantes à bleu, telles l’indigofera arrecta en brousse et une liane buissonnante l’indigo yoruba.

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La dernière salle nous emmène en Inde et en Amérique.
L’Inde est le berceau de la variété la plus répandue l’indigofera tinctoria. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’origine du mot indigo vient d’Inde.
Longtemps, l’Inde fut le principal producteur de ce pigment qui était commercialisé et exporté sous forme de blocs de sédiment séché, ce qui fit penser à certains que l’indigo était une pierre.

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Je m’intéresse particulièrement à la partie consacrée à l’Amérique latine pour avoir, du temps où je vécus à Mexico, fréquenter les villages des Chiapas et du Guatemala où se fabriquent ces merveilleux tissages. Certains illuminent encore mon domicile.
Bien avant la noche triste du 30 juin 1520 avec l’arrivée des Espagnols d’Hernan Cortès, les Aztèques connaissaient les propriétés d’une haute herbacée, l’indigofera suffruticosa ou xiquilite qui donne la tinta añil.
Les spécialistes de la couleur évoquent aussi un bleu maya issu de la région des Chiapas, un mélange d’indigo et d’argile qui était utilisé pour les fresques.
Je toucherais presque les tissus exposés tant ils me semblent encore familiers. Je me remémore une journée à Aguascalientes, à quelques kilomètres d’Antigua Guatemala, au milieu de des femmes en train de tisser à la main leurs huipiles chamarrés. Je me souviens aussi de la descente à pied jusqu’aux hameaux sur les rives du lac Atitlan surplombé par trois volcans. Là aussi, je fis emplette de tissus de ces femmes mayas Tz’utujil avant de remonter sous un extraordinaire coucher de soleil. Inoubliable !
Je ne suis pas certain que je pourrais effectuer pareille promenade aujourd’hui encore que, à l’époque, le couvre-feu était déjà de mise, guerre civile oblige.

Indigo blog 22 Guatemala

Sur des écrans et des panneaux didactiques, sont expliqués tous les processus qui mènent, à travers le globe, des plantes à bleu jusqu’aux tissus. Je suis admiratif de l’ingéniosité et du savoir-faire ancestral de toutes ces femmes, malheureusement en voie de disparition. Allez, l’indigo doit être inscrit au patrimoine mondial par l’UNESCO !
Le temps de la visite, la pollution a repris le dessus sur le bleu du ciel.
N’empêche, si vous êtes curieux, il y a toujours quelque chose à découvrir dans le Marais. Ainsi, se dresse, à l’angle des rues de Jouy et de Fourcy, une jolie sculpture d’un rémouleur affûtant ses outils.

Rémouleur blog

L’œuvre originale, polychrome, se trouve, non loin de là, au musée Carnavalet qui conte l’histoire de Paris. Il s’agit d’une copie d’une enseigne datant de 1767 indiquant qu’un rémouleur tenait boutique « Au gagne-petit », en compagnie d’un marchand de vin, si l’on fait référence au verre que l’artisan tient dans sa main gauche.
Plus loin, en face de l’ancien marché des Blancs-Manteaux, une plaque sur le mur de l’école élémentaire des Hospitalières-Saint-Gervais retient mon attention : « À Joseph Migneret instituteur et directeur de cette école de 1920 à 1944 qui par son courage et au péril de sa vie sauva des dizaines d’enfants juifs de la déportation ».
En juillet 1942, la Rafle du Vel’ d’Hiv’ menée par les policiers parisiens toucha durement les enfants et les enseignants de l’école. À la rentrée scolaire, le 1er octobre 1942, il n’y avait que 4 élèves présents. La plupart des enfants et leurs parents furent déportés à Auschwitz, et 165 élèves juifs de cette école y périrent.
Joseph Migneret s’engagea activement dans la Résistance, fabriquant des faux papiers et cachant des enfants chez lui. Il mourut peu après la guerre « de tristesse au constat de ce qui a été fait à ses élèves ». Il a été admis au nombre des Justes parmi les nations.
Ce type de plaque est tristement fréquent sur les façades des écoles de Paris et, particulièrement, dans le Marais. Le Pietzl (petite place en yiddish, par opposition à la grande place des Vosges) est le quartier juif le plus célèbre de la capitale et date du XIIIème siècle.
Des synagogues, librairies hébraïques, restaurants, boucheries casher, marchands de falafels abondent toujours. Souhaitons qu’un antisémitisme détestable ne pousse pas ces commerçants à baisser le rideau et fuir.

Taureau blog

Sur le mur de l’école, surgissent curieusement deux têtes de taureaux d’aspect assyrien grandeur nature. En fait, à l’origine (1819), ce bâtiment scolaire était la halle de la boucherie distincte du marché des Blancs-Manteaux juste en face. L’artiste Edme Gaulle avait sculpté de chaque côté de l’entrée, deux fontaines avec l’eau sortant des deux têtes de taureaux en bronze décorées de fruits et de pendentifs.
Et un, et deux, et trois musées ! Je rejoins maintenant le musée de la Chasse et de la Nature installé dans les hôtels de Guénégaud, chef-d’œuvre de François Mansart, et de Mongelas.
En y réfléchissant bien, mon goût pour ce lieu que j’ai déjà visité plusieurs fois, vient possiblement de mon enfance et de la lecture des romans de Maurice Genevoix. Cet écrivain et académicien à l’humeur exquise, à la belle langue poétique, très prisé dans ma jeunesse, trop oublié aujourd’hui, célébra la beauté vivante de l’animal et de la nature dans de nombreuses œuvres : Raboliot bien sûr, prix Goncourt en 1925, mais aussi La dernière harde avec son héros le cerf Rouge, La forêt perdue, plusieurs Bestiaires, le chaton Rroû.
Je ne sais plus qui décrivit Maurice Genevoix comme « une sorte de Montaigne qui promènerait ses pensées non dans la bibliothèque de sa tour, mais le long de la rivière ou bien dans la forêt ». Ses livres sont toujours à portée de main sur mes étagères quand je désire me replonger dans quelques pages au style ciselé.
Il se régalerait notre délicieux Maurice, aujourd’hui, en parcourant l’exposition Les Chasses nouvelles qui mettent en perspective des œuvres de Jean-Baptiste Oudry, célèbre peintre et graveur animalier de la première moitié du XVIIIème siècle et les travaux du jeune artiste contemporain Julien Salaud.

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Jean-Baptiste Oudry était un observateur de la nature. Il étudiait et dessinait sans relâche dans les forêts royales de Saint-Germain, Chantilly et Compiègne. Peintre des chasses, il savait restituer la beauté du pelage ou du plumage du gibier mort ou vif.
Nommé peintre de la manufacture de Beauvais en 1726, Oudry donna l’année suivante six cartons destinés à remplacer ceux de la tenture des Petites chasses et verdures. Dans ces Chasses nouvelles faites de laine et de soie, le loup, le renard, le cerf et le sanglier sont figurés dans des clairières, à proximité de cours d’eau. Leur mise à mort par les chiens constitue le sujet principal, les hommes d’équipage étant représentés comme de simples spectateurs de la violence et la souffrance animales. Ces remarquables tissages évoquent le prestige de la chasse à cette époque, réservée aux élites, qu’il s’agissait donc de montrer « bellement ».

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Pour dialoguer avec ces tapisseries d’exception, Julien Salaud en appelle à la taxidermie et met en scène un cerf élaphe en majesté qui semble s’être échappé des tissages. Son pelage scintille de minuscules perles de rocaille et ses bois sont prolongés par des branchages naturels.
Métaphoriquement, cela rejoint la description du héros le cerf Rouge de Genevoix : « la beauté de ses lignes en mouvement, de sa couleur, de sa couronne puissante et rameuse … sa haute et fine silhouette, ses jambes jointes, sa tête dressée soulevant sa ramure. Entre ses bois scintillaient les étoiles ».
Les romans de Genevoix dégageaient un esthétisme cynégétique. L’écrivain n’ignorait pas la mort, il l’avait tellement tutoyée lui-même aux Éparges et racontée aussi dans son émouvant ouvrage Ceux de 14, mais, avant tout, il louait la beauté de la forêt où évoluait la harde.
Il m’est arrivé lors d’une promenade en forêt de Rambouillet d’assister au dénouement d’une chasse à courre avec l’hallali du cerf épuisé dans la mare Vilpert, la meute aboyant. J’ai préféré bien sûr la fois où, caché derrière un arbre, dans le silence du bois, j’observais la harde se déplacer lentement.

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Dans la salle voisine, le jeune plasticien associe une double créature à deux tapisseries de la série Petites chasses et verdures traitant de la fauconnerie et de la chasse au sanglier. Son Faisanglier est constitué du corps du sanglier harnaché de longues plumes bariolées du volatile.

FaisanglierMusée Chasse blog8 faisanglierMusée Chasse blog9 faisanglier

Jean-Baptiste Oudry s’attacha à l’illustration des fables de La Fontaine entre 1729 et 1734. Ce sont des dessins à la plume et au pinceau, à l’encre noire et au lavis.
Il y a quelques années, j’avais admiré dans ce même musée d’étranges « fables » imaginées par la photographe allemande Karen Knorr. Plutôt que travestir les animaux pour parler des hommes et dénoncer leurs travers, elle photographia (réellement ou par incrustation numérique) des animaux naturalisés (parfois vivants) investissant leurs intérieurs luxueux : un musée « contre nature » le temps d’une exposition.
J’ignore si ce cerf était rouge … de confusion de voir une Diane chasseresse dénudée poser à ses côtés. Á moins qu’il ne fût tout simplement Actéon, le jeune chasseur qui, selon la mythologie grecque, fut transformé en cerf après qu’il eût surpris au bain Artémis, la déesse de la chasse, assimilée à la Diane des romains.

Fable Karen Knorr DianeMusée Chasse et Nature8

Les animaux se plaisent au musée. À chacune de mes visites, je m’attendris devant un renard qui se prélasse dans un fauteuil Louis XVI tel un animal domestique. Il est vrai que le héros du roman médiéval éponyme écrit en octosyllabes mérite mieux qu’un vulgaire terrier.

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Maurice Genevoix écrivit une adaptation du Roman de Renart. Il vouait pour le goupil « une amitié obscure, profonde et chaude », celle-là même qui emplit peut-être mon bref billet du 16 janvier 2008 (http://encreviolette.unblog.fr/2008/01/16/le-renard/)
Je poursuis ma déambulation à travers le musée. À l’arrêt comme un chien de chasse, je contemple les trésors picturaux accrochés aux cimaises : outre Oudry, on retrouve de ci delà des œuvres d’André Derain, Chardin, François Desportes, Albrecht Dürer, Cranach l’Ancien et même un tableau à quatre mains de Pier-Paul Rubens et Jan Brueghel l’Ancien dit de Velours.

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Une salle est consacrée à l’exposition Trophées subjectifs de Pierre Abensur. Curieusement, le photographe nous présente une série de portraits composés selon le même procédé. Son sujet, l’homme prédateur, au centre du paysage, son territoire de chasse, nous fait face avec son trophée, l’animal empaillé : une trilogie qui pose bien des questions.

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Acte sans doute délibéré, je traverse sans m’y arrêter la salle réservée aux armes.
Je m’inscris maintenant dans un cercle d’enfants attentifs aux explications d’une conférencière devant l’original du célèbre tableau La Lice allaitant ses petits, peint par Jean-Baptiste Oudry pour le Salon de 1753.

Musée Chasse blog La Lice d'Oudry et le chien de Koons

À l’époque, le chien n’était pas encore le meilleur ami de l’homme. On ignorait tout ou presque de son instinct maternel. Descartes parlait même d’animaux-machines. Oudry lui-même l’avait jusqu’alors représenté dans ses toiles, dans un comportement sauvage, débusquant le gibier ou se disputant les abats avec ses congénères.
Il lui revint la tâche d’immortaliser les chiennes favorites de Louis XV. La Lice allaitant ses petits n’appartient pas à la prestigieuse série de portraits des chiens royaux mais il apparut comme un tableau révolutionnaire et connut un succès considérable. Mettant en scène la maternité, il attribuait à l’animal la vigilance et l’inquiétude d’une mère. Certains critiques osèrent comparer le tableau à la Sainte famille de Rembrandt.
Presque trois siècles plus tard, l’Assemblée nationale vient de s’exprimer en faveur d’un statut juridique des animaux domestiques leur reconnaissant un caractère d’être sensible.
Sur la commode au-dessous du tableau ovale, je repère le « chien-chien » au plasticien américain Jeff Koons, celui-là même qui avait suscité la polémique avec ses clowneries de balloon dogs installés dans la Galerie des glaces du château de Versailles.
Ce mois-ci, à l’Assemblée nationale encore, dans un projet de loi Biodiversité, a été rejeté un amendement visant à reconnaître les animaux sauvages comme des êtres sensibles. De ce fait, les délits d’actes de cruauté ou de maltraitance à leur encontre ne sont pas applicables donc non punissables.
Est-ce pour montrer son courroux devant cette décision que se dresse le gigantesque ours blanc de la salle voisine ? Je ne préfère pas affronter non plus l’ire du locataire de l’étage supérieur.

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Le musée de la Chasse et de la Nature n’est pas un espace vieillot simple témoin d’une activité ancestrale. Ses nombreuses animations, expositions, conférences et concerts, témoignent de sa volonté, outre de célébrer la chasse par les arts, d’amener les visiteurs à repenser le rôle de l’homme face à la nature et l’animalité. En croisant les disciplines, il cherche à susciter une réflexion sur les usages et les représentations de la nature.
Le musée publie même une intéressante revue semestrielle dont le nom Billebaude me renvoie à un joli roman de Henri Vincenot. Le truculent écrivain bourguignon, merveilleux conteur par ailleurs, évoquait son enfance en Bourgogne, dans les années vingt, puis ses études à la ville, avant de nous entraîner au hasard des promenades et des parties de chasse dans les bois qu’il aimait tant.
L’art de chasser à la billebaude, c’est aller à la rencontre devant soi, sans plan arrêté, un peu comme j’ai chassé l’art ce samedi-là.

« Il était cinq heures du matin
On avançait dans les marais
Couverts de brume …
… Avec mon fusil dans les mains
Au fond de moi je me sentais
Un peu coupable
Alors je suis parti tout seul
J’ai emmené mon épagneul
En promenade
Je regardais
Le bleu du ciel
Et j’étais bien »

Ce n’est sûrement pas moi le chasseur de Michel Delpech, avec un fusil dans les mains. Il est cinq heures de l’après-midi, j’avance dans le Marais. Je suis bien même si la pollution me masque le bleu du ciel … En retournant vers la place des Vosges, quoi de mieux qu’une ballade de Victor Hugo pour achever ma balade ? Il composa en janvier 1828 La Chasse du Burgrave, un poème où il s’amuse avec les rimes échos :

« … Voilà ce que dit le burgrave,
Grave,
Au tombeau de saint-Godefroi,
Froid.

«Mon page, emplis mon escarcelle,
Selle
Mon cheval de Calatrava ;
Va !

Piqueur, va convier le comte.
Conte
Que ma meute aboie en mes cours.
Cours !

Archers, mes compagnons de fêtes,
Faites
Votre épieu lisse et vos cornets
Nets.

Nous ferons ce soir une chère
Chère ;
Vous n’y recevrez, maître-queux,
Qu’eux.

En chasse, amis ! je vous invite.
Vite !
En chasse ! allons courre les cerfs,
Serfs !»

Il part, et madame Isabelle,
Belle,
Dit gaiement du haut des remparts :
«Pars !»

Tous les chasseurs sont dans la plaine,
Pleine
D’ardents seigneurs, de sénéchaux
Chauds.

Ce ne sont que baillis et prêtres,
Reîtres
Qui savent traquer à pas lourds
L’ours,

Dames en brillants équipages,
Pages,
Fauconniers, clercs, et peu bénins
Nains.

En chasse ! – Le maître en personne
Sonne.
Fuyez ! voici les paladins,
Daims.

Il n’est pour vous comte d’empire
Pire
Que le vieux burgrave Alexis
Six !

Fuyez ! – Mais un cerf dans l’espace
Passe,
Et disparaît comme l’éclair,
Clair !

«Taïaut les chiens, taïaut les hommes !
Sommes
D’argent et d’or paieront sa chair
Cher !

Mon château pour ce cerf ! – Marraine,
Reine
Des beaux sylphes et des follets
Laids !

Donne-moi son bois pour trophée,
Fée !
Mère du brave, et du chasseur
Sœur ! … »

Publié dans:Coups de coeur, Leçons de choses |on 1 avril, 2015 |2 Commentaires »

Mirabelle, mire la belle prune!

Au mois de juillet, une mini tornade a dévasté le verger de la ferme d’Ariège où je séjourne souvent, brisant maintes branches des arbres fruitiers et faisant même exploser certains de leurs troncs. Malgré tout, les fruits étant proches de leur maturité, nous avons pu tout de même goûter aux diverses variétés de prunes que l’on peut y cueillir ou, plus exactement, ramasser. En effet, pour les récolter, il est préférable de secouer l’arbre pour faire tomber les fruits mûrs sur une toile étendue au sol.
Il y en a pour tous les goûts ou plutôt pour plusieurs usages culinaires : à manger comme cela cru à table, en tartes, en confitures au petit déjeuner, ou encore en eau-de-vie … pour « faire passer » le cassoulet. Localement, on la prépare aussi en « pruade » (de prua, la prune en gascon, vous savez maintenant que je possède des rudiments de patois), une sorte de compote à déguster très fraîche au dessert, savoureuse mais … redoutable pour les intestins.
Cela dit, à titre personnel, ma « madeleine de Proust » concerne la mirabelle, une jolie blonde qui ne compte pas pour des prunes, quoique si, puisqu’elle est le fruit du mirabellier, une sous-espèce de prunier, Prunus domestica subsp. Syriaca. Pour une fois qu’on peut évoquer la Syrie en termes goûteux !

Mirabelle, mire la belle prune! dans Leçons de choses mirabelleblog4

Mirabelle, quel joli nom déjà, presque un prénom même, certaines s’appellent bien Framboise, quelle avanie !
Elle tiendrait peut-être son nom d’une origine latine mirabilis, « belle à voir ». Dans Les Bucoliques, une œuvre visant à ramener les Romains à l’agriculture, le poète latin Virgile chante la mirabelle : « J’ajouterai des prunes couleur de cire : ce fruit sera, lui aussi, à l’honneur ».
D’autres ont avancé une lignée italienne incertaine, mirabella, une altération de mirobolano, mirobolant.
Les Lorrains qui tiennent à ce fruit comme à la prunelle de leurs yeux (!) ne détestent pas l’idée que son nom dérive de Mirabel, maître-échevin de Metz au début du quinzième siècle.
De manière plus vraisemblable, n’en déplaise au haut dignitaire de la République Messine, sa dénomination viendrait certes de Mirabel, mais du nom d’une localité provençale où cet arbre fruitier aurait été d’abord cultivé. Une prune de mirabel est attestée en effet dans le Midi en 1649 par Comenius (On était 200 à l’enterrement de Comenius, houlà, l’alcool blanc de mirabelle fait déjà son œuvre).
Cependant, la mirabelle a fini par avoir la Lorraine et une partie de l’Alsace. Il en existe principalement deux variétés : la mirabelle de Metz, et la mirabelle de Nancy, plus ronde et plus grosse, nommée aussi Drap d’or, qui fourniraient 80% de la production mondiale.
Loin de cette querelle d’allemands, si l’on s’en tient au temps de l’annexion de la Moselle par l’Empire germanique en 1871, la mirabelle que je préfère, c’est celle que je cueille à même l’arbre, aux heures chaudes de la journée, dans le verger d’Ariège.

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Mal en point suite à l’ouragan, le mirabellier ployait aussi sous le poids de ses nombreux fruits.
Ils ne sont certes pas aussi réguliers et aussi présentables que ceux que vous trouvez dans le commerce, mais ici, on n’a que faire des canons de la beauté. On déteste l’artifice et on promeut les produits bio. Le léger voile blanc et cireux qui protège parfois le fruit s’appelle la pruine. Il est tout à fait naturel et garantit même la fraîcheur du fruit.
Je leur trouve un charme fou à ces petites boules, voire même bouilles rondes, avec leurs taches de rousseur. Timides, elles rougissent même lorsque vous les regardez avec envie.

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Pourtant, je ne suis pas sûr qu’elles apprécient tant que cela notre compagnie si j’en crois le bref poème d’Eugène Guillevic :

 La mirabelle
Cessa de rire
Quand apparut la main

Ni d’ailleurs celles des éléphants blancs de Maurice Carême, rappelez-vous sa comptine :

« C’était deux petits éléphants,
Deux petits éléphants tout blancs.
Lorsqu’ils mangeaient de la tomate,
Ils devenaient tout écarlates.
Dégustaient-ils un peu d’oseille
On les retrouvait vert bouteille.
Suçaient-ils une mirabelle,
Ils passaient au jaune de miel … »

Mais bon, l’Ariège est loin d’Angkor !
Les guêpes, elles, s’agglutinent autour des mirabelles qui, lasses de faire du trapèze sur la branche, ont roulé dans l’herbe.

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Les mirabelles font également tourner la tête des étourneaux qui fréquentent le verger plus que de coutume.
« À la Saint Abel, faites vos confitures de mirabelles » ordonne le dicton. C’est fichu pour cette année, mais, sur les étagères de la cave, subsistent quelques bocaux qui permettront, l’hiver prochain, d’éclairer mes petits déjeuners.

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Mais le plaisir de manger les mirabelles chauffées par le soleil, au pied de l’arbre, est incomparable !
J’espère que ce billet aura émoustillé vos papilles et que je ne l’aurai pas écrit pour des prunes. Saviez-vous que cette expression remonte au temps des croisades lorsque les perdants ramenèrent des pruniers à leur souverain pour mieux faire passer leur échec de n’avoir pas pu prendre la ville de Damas ? Que nous rapportera notre président s’il persiste dans son projet d’intervention en Syrie ?

Publié dans:Leçons de choses |on 13 septembre, 2013 |3 Commentaires »

La Violette, une fleur … impériale

Bien que soit venu le temps du muguet (voir billet du 1er mai 2010), c’est de violette que je souhaite vous parfumer.
« … Les violettes elles-mêmes, écloses par magie dans l’herbe, cette nuit, les reconnais-tu ? Tu te penches, et comme moi tu t’étonnes … Violettes de février, fleuries sous la neige, déchiquetées, roussies de gel , laideronnes, pauvresses parfumées… Ô violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d’avril, et la palpitation de vos petits visages innombrables m’enivre… »

La Violette, une fleur ... impériale dans Leçons de choses violetteblog7

L’idée de ce billet m’est venue telle que Colette nous le raconte dans son recueil de nouvelles, Les vrilles de la vigne.
C’était un jour de mars, au lendemain d’une semaine neigeuse. Un tapis de pâquerettes, de ficaires et de violettes avait attendu sagement pour se mettre à nu que le soleil les débarrassât de leur manteau blanc.
Il était temps, je désespérais de connaître un printemps digne de ce nom. En apercevant l’église du village, je pensais à celle de Victor Hugo qui célébrait ce miracle de la nature :

« … Les clochettes sonnaient la messe.
Tout ce petit temple béni
Faisait à l’âme une promesse
Que garantissait l’infini.

J’entendais, en strophes discrètes,
Monter, sous un frais corridor,
Le Te Deum des pâquerettes,
Et l’hosanna des boutons d’or …

Les joncs, que coudoyait sans morgue
La violette, humble prélat,
Attendaient, pour jouer de l’orgue,
Qu’un bouc ou qu’un moine bêlât ... »

Devant un tel élan poétique, j’eus donc envie d’aller y voir de plus près au figuré comme au propre … car il faut ramper par terre pour tirer le portrait de Mademoiselle Viola.

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Plante herbacée de la famille des Violaceae, il en existe une centaine d’espèces. Certaines troquent même leur robe mauve pour une tenue blanche ou bleue. On distingue aussi, selon la disposition des pétales, deux sous-genres, les pensées et les violettes.
Les violettes sont parfois bourgeoises voire même mondaines et cabotines. Elles posent par exemple pour Édouard Manet, en bouquet sur une table ou dans l’échancrure de la robe de Berthe Morisot.

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Les deux tableaux inspirèrent l’écrivain Philippe Sollers dans son récent roman L’éclaircie :
« Un tel bouquet agit immédiatement sur ses environs. La rue monte vers lui, la Seine coule dans sa direction, les murs l’écoutent, la cheminée devient un autel. L’éventail fermé est un livre à lire. Être présent dans une chambre où se trouve ce tableau, c’est changer d’yeux, de poumons, de nez, de mains, de jambes. Les violettes ont un parfum de vin, elles viennent du corsage de la destinataire. Une femme en fleur surgit de la nuit. »
Une passion secrète liait en effet la jeune Berthe, elle-même peintre, au maître qui l’assit au Balcon de son chef-d’œuvre. Elle ne se concrétisa cependant pas et Berthe épousa quelques années plus tard, Eugène Manet, le frère d’Édouard.

http://www.ina.fr/video/I07040337

Dans ma prime jeunesse, en un temps où tous ces problèmes de cœur me passaient au-dessus de la tête, Luis Mariano chantait L’amour est un bouquet de violettes dans l’adaptation cinématographique de l’opérette Violettes Impériales. Mes parents m’emmenèrent également au théâtre Mogador voir Marcel Merkès et Paulette Merval interpréter les airs célèbres de la partition de Vincent Scotto, notamment La Valse des Violettes et Qui veut mon bouquet de Violettes.

« Toutes mes violettes sont à vendre
Mais mon cœur, lui, ne se vend pas
Et celui qui voudrait me le prendre
Tôt ou tard s´en repentira ... »

Les violettes apparues dans l’herbe d’Ariège, sont d’extraction plus modeste. Elles prennent le nom de l’endroit où elles poussent : Violette de Reichenbach ou violette des bois, Viola odorata, violette odorante, c’est la violette des haies et des prés encore appelée violette de carême ; celle que je contemple est peut-être une cousine, la Viola pyrenaica ou violette des Pyrénées.

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Même mal attifée avec ses deux pétales qui pointent vers le haut et les trois qui piquent en bas, elle sourit au promeneur avec peut-être le secret espoir de séduire la bergère qui parque ses moutons non loin de là. Ainsi, la réalité rejoindrait la fiction de Charles-Julien Lioult de Chênedollé, un poète du début du dix-neuvième siècle qui n’était pas une andouille bien qu’il fût originaire de Vire.

« Pourquoi faut-il qu’à tous les yeux
Le destin m’ait cachée au sein touffu de l’herbe,
Et qu’il m’ait refusé, de ma gloire envieux,
La majesté du lis superbe ?

Ou que n’ai-je l’éclat vermeil
Que donne le printemps à la rose naissante,
Quand, dans un frais matin, les rayons du soleil
Ouvrent sa robe éblouissante ?

Peut-être pourrais-je en ces lieux
Captiver les regards de la jeune bergère
Qui traverse ces bois, et, d’un pied gracieux,
Foule la mousse bocagère.

Avant qu’on m’eût vu me flétrir,
Je me serais offerte à ses beaux doigts d’albâtre ;
Elle m’eût respirée, et j’eusse été mourir
Près de ce sein que j’idolâtre. »

Vain espoir ! on ne te voit pas ;
On te dédaigne, obscure et pâle violette !
Ton parfum même est vil ; et ta fleur sans appas
Mourra dans ton humble retraite. « 

Ainsi, dans son amour constant,
Soupirait cette fleur, amante désolée ;
Quand la bergère accourt, vole, et passe en chantant ;
La fleur sous ses pas est foulée.

Son disque, à sa tige arraché,
Se brise et se flétrit sous le pied qui l’outrage ;
Il perd ses doux parfums, et languit desséché
Sur la pelouse du bocage.

Mais il ne fut pas sans attrait
Ce trépas apporté par la jeune bergère,
Et l’on dit que la fleur s’applaudit en secret
D’une mort si douce et si chère. »

Qui s’inspira de l’autre mais, outre-rhin, son contemporain Goethe écrivit un poème de la même (dé)veine.

« Une violette dans un pré,
Anonyme, la tête penchée :
Mignonne était la violette.
S’approche alors une jeune bergère,
Humeur joyeuse, démarche légère,
Chantonnant par les prés.

Que ne suis-je, se dit la violette,
La plus belle des fleurs !
Serait-ce un tout petit peu,
Le temps que la belle me cueille
Et m’écrase contre son coeur,
Ne serait-ce qu’un petit quart d’heure !

Lorsque la jeune fille arriva,
N’eut cure de la violette,
Simplement la piétina.
Fauchée, mourante, la violette
Se réjouit encore : certes, je meurs,
Mais c’est par elle, à ses pieds.
Pauvre violette ! Mignonne était la violette. »

De ce drame pastoral, Mozart composa un très beau lied interprété ici par une fleur exotique belle à croquer.

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Franchement, je n’aurais pas imaginé une aussi cruelle indifférence de la part des bergères.
Violette et poésie vivent en harmonie depuis fort longtemps.
Ainsi, une société littéraire, l’académie des Jeux Floraux (du nom de la déesse romaine Flore) fut fondée à Toulouse en 1323. Sept poètes troubadours formèrent alors le « consistoire des mainteneurs du gai savoir » afin de renouveler la tradition du lyrisme courtois tombé en désuétude depuis la croisade des Albigeois, et organisèrent chaque année une joute poétique en langue d’oc, ce qui eut le don d’exaspérer Joachim du Bellay comme en témoigne ce passage de La Défense et illustration de la langue française : « Lis et relis premièrement, ô poète futur, feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires Grecs et Latins ; puis me laisse toutes ces vieilles poésies françaises aux jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouen : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries, qui corrompent le goût de notre langue, et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. »
Il fut entendu car, progressivement, la langue française supplanta la langue méridionale, ce qui permit notamment à Ronsard et Jean-Antoine de Baïf, ses amis de la Pléiade, à Voltaire, Chateaubriand, Fabre d’Églantine, Alfred de Vigny et Victor Hugo, de compter parmi les prestigieux lauréats.
Ces illustres écrivains reçurent sans doute les trophées en forme de fleurs d’or et d’argent, la Violette, l’Églantine, le Souci, l’Amarante et le Lys, qui récompensent les vainqueurs.
De nos jours, la manifestation se déroule toujours le 3 mai comme au quatorzième siècle.

« … Ô mon pays, ô Toulouse
Un torrent de cailloux roule dans ton accent
Ta violence bouillonne jusque dans tes violettes ... »

Dans son hymne, Claude Nougaro, un autre troubadour occitan, n’oublie pas les violettes de sa cité natale dont elles sont l’emblème.
Ses mémés qui aiment la castagne et supportent les rugbymen du Stade Toulousain, savent-elles que haka en maori signifie certes la danse guerrière des célèbres All Blacks mais aussi … la violette.
La violette de Toulouse appartient au groupe de la Viola Parmensis, ce qui explique sa couleur parme et bleutée très caractéristique. C’est une fleur double donc elle possède deux fois plus de pétales que les autres variétés. Sa floraison d’octobre à avril en fait l’une des rares fleurs vendues en hiver.
Les historiens en datent les premières cultures aux alentours de 1850, au nord de la ville (Saint-Jory). Les maraîchers allaient les vendre sur le marché aux violettes du quartier des Jacobins et dans les rues du centre ville.
La violette de Toulouse connut ses riches heures durant toute la première moitié du vingtième siècle. Elle était exportée partout en Europe. L’hiver très rigoureux de 1956 et le développement de fleurs hivernales selon des techniques de cultures sous serres, sonnèrent son déclin.
Belle à croquer au propre comme au figuré, la violette odorante est comestible et peut parfumer vos salades de printemps. Je me souviens y avoir goûté chez Michel Bras, le grand chef étoilé de l’Aubrac, notamment dans son célèbre gargouillou de jeunes légumes relevé de graines germées et d’herbes champêtres. Le cuisinier des alpages Marc Veyrat en exhale les parfums subtils avec ses soles grillées à la violette ou sa religieuse à la violette.
Confite, la violette entre dans la composition de plats sucrés, de petits gâteaux et participe à leur décoration.
Les bonbons à la violette, élaborés à partir de fleurs fraîches cristallisées dans le sucre, sont une spécialité de Toulouse, souvent offerte dans un petit carton à chapeau décoré de violettes.
La violette se décline encore en sirop (pour un kir impérial ?), en liqueur, en gelée, en glace, en miel, en tisane.
Jadis, les grand-mères administraient des décoctions de fleurs séchées de violette comme remède à la toux grasse, voire même à la bronchite. Certaines infusions étaient censées combattre l’acné et des infections de la peau.
Un ancien proverbe normand vantait la violette des haies : « La première violette que tu trouveras au printemps, mange-la, et l’an devant, tu n’auras jamais la fièvre. » Mes parents omirent de me la prescrire …
Les Romains tressaient des couronnes de violettes sur leur tête pour effacer les affres des migraines provoquées par leurs libations. Violette tendre et gueule de bois !
Bien évidemment, la violette est également prisée pour les effluves puissants qu’elle dégage. Elle entre ainsi dans la composition de divers parfums.
À la cour de Versailles, l’hygiène laissait fortement à désirer. Tout roi Soleil qu’il fût, Louis XIV ne se lava guère au cours de son règne. Comme ses prédécesseurs, il se poudrait à la violette pour estomper les odeurs corporelles.
Héritage d’une industrie vieille de près de deux siècles, du genre Parme à Toulouse, Victoria sur la Côte d’Azur (notamment à Tourrettes-sur-Loup), les violettes, aujourd’hui encore, sont distillées pour la parfumerie.
La (trop) modeste violette peut s’enorgueillir d’avoir prêté son nom à Napoléon 1er. Parce que lors de son exil à l’île d’Elbe, l’empereur avait promis dans son dernier message qu’il reviendrait avec la saison des violettes, les bonapartistes le surnommèrent Père la Violette. Des cartes postales d’un bouquet de violettes apparemment ordinaires circulèrent alors à travers le pays. En y regardant de plus près, s’y cachaient les profils de Napoléon, de l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche, et de leur fils Charles, roi de Rome et duc de Reichstadt. Les distinguez-vous ?

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Cette fleur devint même le signe de ralliement des bonapartistes pendant la période des Cent Jours entre le retour de l’empereur et son abdication.
Bien que timide, la violette ose aussi s’exhiber parfois à la boutonnière de certains humains a priori méritants. En effet, elle a l’insigne honneur d’offrir sa couleur et familièrement son nom aux Palmes académiques, une décoration créée par décret impérial du 17 mars 1808. C’est Victor Duruy, ministre de Napoléon III, qui sollicita en 1866 le port du ruban mauve : « Je prie votre Majesté de bien vouloir, en signant le décret ci-joint, régulariser la coutume qui s’est instituée, de porter un ruban avec une broderie qui permettrait à l’instituteur de village de gagner, par de bons services, l’insigne que le Ministre de l’Instruction Publique s’honore de porter dans les cérémonies officielles, comme les maréchaux de France qui portent la Médaille Militaire que votre Majesté confère aux simples soldats... »
Violettes et empereurs semblent tellement complices qu’ils inspirèrent donc l’opérette … Violettes Impériales. C’est l’histoire romancée de Violetta, une petite marchande de violettes bien sûr, qui s’éprend du comte Juan d’Ascaniz et devient fleuriste à la cour de l’impératrice Eugénie de Montijo, l’épouse de Napoléon III.
Rose, Marguerite, Églantine, Iris, Jacinthe, Pâquerette … Violette ne fut pas oubliée dans la mode des prénoms qui fleurirent les faire-part de naissance. Une de mes tantes se prénommait ainsi. Moins réjouissante, Violette Nozière défraya la chronique judiciaire dans les années 1930. Convaincue d’empoisonnement et parricide, elle fut condamnée à la peine de mort qui fut commuée par le maréchal Pétain en douze ans d’emprisonnement à dater de son incarcération. Elle fut libérée en 1945 et réhabilitée en 1963. Ce fait-divers fascinant ne pouvait pas laisser indifférent le cinéaste Claude Chabrol qui aimait tant croquer les travers de la société française. Il choisit avec bonheur Isabelle Huppert pour interpréter l’ambigüe Violette.
Nom de Zeus, je découvre que la violette serait née dans un pré comme celui que je foulais au début de ce billet. Le roi des dieux grecs, transforma sa maîtresse Io en une génisse blanche pour que son épouse Héra ne la découvre pas. Pire encore, il se changea lui-même en taureau. Cependant, Io éclata en sanglots à cause de la médiocrité de l’herbe à brouter. Qu’à cela ne tienne, on n’est pas dieu pour rien, pour la nourrir dignement, Zeus mua les larmes de son amante en délicates violettes parfumées.

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Je conclus avec ces quelques lignes tirées des Fleurs de Philippe Sollers :
« Violette, beau prénom féminin. Mot étrange : viol, viole, violon, violoncelle, voile, voilette.  » Ô, l’Oméga, rayon violet de ses yeux « . Rimbaud, encore :  » L’araignée de la haie ne mange que des violettes. «  »
L’observation de la carte politique de la France au soir des élections lui inspire aussi ceci : « … Comme le bleu et le rose ont de plus en plus tendance à se conjuguer, vous êtes dans le violet … Moralité : le drapeau tricolore, alternativement agité par les deux partis en campagne, ne peut plus être le symbole de la nation en cours de mondialisation. Le bleu-blanc-rouge, avalant difficilement le bleu à étoiles européen, doit laisser la place à un drapeau violet de belle apparence. Comme, sous toutes les dénégations, la droite passe à gauche et la gauche à droite, la France, violée en douceur, est donc violette, et il s’agit d’un événement majeur. »
C’est tellement plus subtil que mon propos à l’encre … violette !

Publié dans:Leçons de choses |on 3 mai, 2013 |3 Commentaires »

Il n’y a (presque) plus de hannetons!

 De mémoire d’encre violette, je n’ai pas souvenir d’avoir vu un Melolontha melolontha depuis plus d’un demi-siècle. Je ne bégaye nullement ; derrière cette dénomination latine, se cache en fait le Hanneton commun, celui-là même qui partagea contre son gré une partie de mes loisirs durant mon enfance.
Avez-vous remarqué que dans notre douce France dont le président de la République se targue d’être normal, beaucoup d’animaux sont « bêtement » communs. C’est le cas par exemple du crapaud ou encore du hérisson que j’ai évoqué dans un récent billet (2 octobre 2012).
Chez nos cousins du Québec, le hanneton commun est trivialement un « barbeau ». Quant à nos voisins suisses du canton de Vaud, ils le patoisent « cancoire », dérivé du latin cancer ou crabe. Cancer qui ronge la nature peut-être !
En référence à la période de sa vie au grand air, les Anglais lui donnent le nom de may bug. Les Espagnols l’appellent joliment Escarabajo de San Juan. Encore qu’on distingue chez nous un Hanneton de la Saint Jean ou Amphimallon solstitialis. C’est peut-être d’ailleurs finalement celui que j’aimais capturer à l’approche de ma (demi) fête dans la chaleur du crépuscule.
Il est un autre cousin coléoptère baptisé un peu abusivement mais très poétiquement Hanneton des roses parce que, suivant l’invitation de Ronsard, il aime vérifier si « la rose/Qui ce matin avait desclose/sa robe de pourpre au soleil/A point perdu cette vesprée/Les plis de sa robe pourprée » ! Il s’agit en fait de la séduisante Cétoine dorée d’une jolie couleur verte métallisée.

Il n'y a (presque) plus de hannetons! dans Leçons de choses cetoinedoree-blog

S’il se fait rare, le hanneton est un insecte qui connut quelques heures de gloire dès la Haute Antiquité. Ainsi, Aristophane, poète comique grec du Ve siècle avant J.C, prétendait que c’était le seul volatile à être monté jusqu’aux dieux. Dans sa pièce Les Nuées, il fait dire à Socrate s’adressant au vieil athénien de Strepsiade : « N’enroule pas toujours ta pensée autour de toi ; mais lâche tes idées dans l’air, donne-leur l’essor, comme à un hanneton qu’un fil retient par la patte. » Comme quoi, nos plaisirs sadiques de cours de récréation renvoient selon l’expression, aux calendes grecques … encore que les Grecs n’avaient cure de ce premier jour de chaque mois pendant lequel les débiteurs devaient payer leurs dettes ! La situation économique est bien pire pour eux aujourd’hui.
Un siècle auparavant, Ésope, un autre Grec, décrit comme un être « difforme, laid de visage, ayant à peine figure d’homme », met en scène le hanneton dans sa fameuse langue de fabuliste :
« Par un beau jour d’été, une fourmi parcourait la campagne sans relâche pour ramasser des grains de blé et d’orge. Elle les transportait ensuite dans son grenier où elle les entassait pour se faire une réserve pour l’hiver. Un hanneton croise son chemin et s’étonne de la voir se donner tant de peine : « Comment ? lui dit-il, tu travailles au moment même où tous les autres animaux sont en vacances ! » Sur le coup, la fourmi ne répondit rien. Mais plus tard, quand vint l’hiver, le hanneton se retrouva fort ennuyé : la pluie avait fait disparaître les bouses de vache dont ce coléoptère a l’habitude de se nourrir. Affamé, le hanneton vint trouver la fourmi et la supplia de lui donner quelques-uns de ses grains pour subsister. « Cher hanneton, lui répliqua la fourmi, si tu avais travaillé au temps où tu te moquais de moi parce que j’étais la seule à trimer, tu ne manquerais pas de nourriture aujourd’hui ! »
De même ceux qui ne se préoccupent pas de l’avenir en période d’abondance tombent dans la misère lorsque les temps viennent à changer. »
Une morale que nos gouvernants devraient méditer ! Cela vous rappelle évidemment la fable qui inaugure le premier livre de Jean de La Fontaine, celui-ci ayant choisi de faire revêtir le costume du hanneton à l’insouciante cigale. À ce propos, il n’est pas certain que malgré les souhaits de notre ministre de l’Éducation Nationale en faveur de la réhabilitation d’une morale laïque, nos chères têtes blondes ne portassent pas leur sympathie sur la cigale. En son temps, Jean-Jacques Rousseau, pour des raisons analogues, écrivait déjà que cette fable était l’exemple même de ce qu’il ne fallait pas faire lire aux écoliers. Le philosophe et historien du dix-neuvième siècle, Hippolyte Taine, y voyait même une opposition entre l’homme du Nord symbolisé par la fourmi et celui du Sud illustré par la cigale. Ne voulant pas mécontenter certains de mes lecteurs, je n’entrerai pas dans ce débat.
Revenons plutôt à nos hannetons qui, victimes de leur réputation justifiée de « céréales killer », ont été anéantis par la mécanisation des machines agricoles et l’invasion massive de pesticides.
Il n’y a plus de hannetons, cela me rappelle une tendre chanson sur les méfaits du progrès, écrite par Frederik Mey, un artiste allemand bilingue qui connut une certaine notoriété en France, dans les années 1970.

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« En passant devant le superbe parking, je me souviens
De ces jardins de banlieue qui lui ont cédé le terrain
Ma tante avait une maison, là où se trouve l’entrée
C’était un petit pavillon au milieu des azalées
Régulièrement, je piétinais son jardin au printemps
Ce qui me valait quelques gifles aussi régulièrement
Mais j’y trouvais, quand revenait la saison des hannetons
Les plus rares spécimens pour compléter ma collection

Aujourd’hui, je ferais en vain une telle expédition
Et je rentrerais bredouille
Sans les hannetons qui grouillent
Sur les feuilles de ma boîte de carton
Il n’y a plus de hannetons
Il n’y a plus de hannetons

Quelquefois, le père Antoine venait juger mon butin
Il était un grand expert en scarabées, je m’en souviens
Il disait que, dans sa jeunesse, ils étaient un vrai fléau
Qu’on ne comptait pas par pièces, qu’on les comptait au kilo
Qu’il y avait des primes de capture et que, certains jours
Pour chasser les hannetons, les enfants n’avaient pas de cours
Le récit de ses exploits m’impressionnait profondément
Et avec mon carton sous le bras, je rentrais tristement

Tant de questions sont pressantes, mais j’écris en conclusion
Sur une feuille de hêtre, un requiem pour hannetons
Pourquoi dédaignent-ils le parking comme quartier d’hiver
Et même le vieux chêne ayant résisté aux bulldozers ?
Si cela me préoccupe tant, c’est peut-être en raison
De tout ce que j’ai appris jadis avec ces compagnons
Et si leur départ m’angoisse, c’est peut-être que je crois
Que les hannetons ne nous précèdent que d’un petit pas

Car aujourd’hui, je ferais en vain une telle expédition
Et je rentrerais bredouille
Sans les hannetons qui grouillent
Sur les feuilles de ma boîte de carton
Il n’y a plus de hannetons
Il n’y a plus de hannetons »

Je n’ai pas connu le temps de mes aïeux où ces merveilleux (du moins à mes yeux de gosse) fous volants proliféraient tellement que des campagnes de hannetonnage étaient mises sur pied pour les combattre. J’ai relevé ainsi dans L’année scientifique de 1888, un article … pas piqué des hannetons (!) : « Un rapport sur le hannetonnage adressé par l’Inspecteur primaire d’Ernée (Mayenne) à l’Inspecteur d’Académie de la circonscription, fait comprendre quelle importante économie on pourrait atteindre par ce moyen.
« Dès l’apparition des hannetons dans le pays, les élèves de l’école d’Ernée ont été divisés en petites sections de 5 ou 6. Chaque section était munie de sacs et de toiles d’emballage. Arrivées sur les points envahis par les hannetons, les sections se répandaient le long des haies, étendaient des toiles sous les arbres ou les arbustes, et secouaient les branches, pour faire tomber les hannetons qui étaient ensuite recueillis dans les sacs. Cette chasse se faisait le matin.
Au retour à l’école, les hannetons étaient pesés, puis placés dans un lait de chaux ou dans une dissolution de sulfate de fer, et finalement enterrés dans des fosses que l’on recouvrait de chaux éteinte.
Les élèves de la circonscription d’Ernée ont détruit pendant cette campagne 53 459,960 kg de hannetons. Le kg comprenant environs 1200 insectes, le nombre des hannetons détruits peut être évalué à 64 151 952. En admettant qu’il y ait autant des femelles que de mâles, et que chaque femelle ponde en moyenne 40 oeufs, on arrive à reconnaître que les femelles détruites auraient donné naissance à 1 283 039 040 vers blancs.
On peut admettre que chacun de ces insectes occasionne pendant les 3 années de son existence, une perte d’un centime : les écoliers d’Ernée auraient donc préservé l’agriculture d’une perte de 12 000 000 de francs pour ces 3 années.
La somme totale distribuée aux élèves a été de 5493 francs« .
J’ai trouvé dans les archives de l’INA un étonnant reportage documentaire sur une vaste opération de hannetonnage menée en 1949 dans un village de l’Eure. L’ampleur des moyens mis en œuvre est impressionnante.

Chasse aux hannetons (1950) archive INA

Je ne fus pas témoin de cette action de commando qui se déroula à une lieue du cimetière où reposent mes  grands-parents maternels et à une quarantaine de kilomètres de mon bourg natal. Cependant, j’ai vécu les années1958 et 1961 qui furent des grands millésimes de hannetons en Normandie. Sans comparer toutefois à une des dix plaies d’Égypte, ils pullulaient dans les arbres au mois de mai. Comme ils y aimaient faire bombance plus particulièrement, on appelait alors « pain de hanneton » les fruits des ormes.
Pour être tout à fait exact, les ravages justifiant cette véritable extermination proviennent plus encore de la larve naissante, beaucoup plus nuisible que l’insecte à l’âge adulte. Car si de vieilles croyances et légendes affirment que le chat aurait neuf vies, la zoologie démontre que le hanneton en connaît trois. Nous les observions sur la planche didactique accrochée au mur de la classe.

37-le-hanneton dans Leçons de choses

Comme on n’est jamais mieux renseigné que par l’individu lui-même, je me suis plongé dans les Mémoires d’un hanneton, un amusant et instructif ouvrage publié en 1868, conciliant littérature et sciences naturelles. Son astucieux auteur, le docteur et botaniste Ernest Jeanbernat, raconte avoir découvert une liasse de feuilles de marronnier sur lesquelles étaient consignés les aventures et les états d’âme de l’insecte depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Il faudrait donc en déduire que le dit coléoptère écrivain possède un bagage intellectuel enviable en contradiction avec le sens de l’expression avoir un hanneton dans la tête !
La longue enfance du hanneton se passe sous terre. Après que la femelle adulte, enfouie dans le sol, ait pondu sa quarantaine d’œufs, il faut attendre quatre à six semaines, pour qu’éclosent les larves appelées également vers blancs ou mans. Mais je laisse donc la parole à l’une d’entre elles :
« Au moment où j’ouvris les yeux pour la première fois, je me trouvais dans une sorte de cavité ovale, parfaitement close, dont les parois, fortement tassées, étaient imperméables à la pluie. Cette loge, d’un pouce de diamètre environ, était située, comme je l’ai su plus tard, dans la terre et à une profondeur de vingt centimètres. Autour de moi, je vis une quantité assez considérable de petits œufs blanchâtres, allongés, semblables à celui dont je venais de sortir, et formant un petit tas soigneusement disposé. En outre, j’aperçus aux alentours cinq ou six petits êtres occupés à sucer quelques débris de végétaux : c’étaient mes frères nouveaux-nés.
Malgré toutes mes recherches, il me fut impossible de découvrir mon père et ma mère ; ils étaient absents, du moins je le crus d’abord. Mais pendant les jours qui suivirent, ils ne vinrent pas davantage témoigner leur affection. Cet abandon de leur part avait lieu de nous surprendre, et nous les accusions de dureté. Peu de temps après, tout nous fut expliqué, et nous sûmes qu’ils étaient morts avant notre naissance. C’est le triste sort commun à tous les hannetons, destinée fatale qui les prive de se voir revivre dans leurs enfants. »
En effet, le mâle adulte meurt après sa bruyante nuit de noces tandis que la femelle disparaît peu de temps après la ponte.

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« Pendant les premiers jours qui suivirent ma naissance, je me sentais si faible que je restais presque sans bouger à la même place, me bornant pour toute nourriture, à sucer les fragments des plantes en décomposition qui se trouvaient à ma portée … Nos parents nous avaient admirablement installés. Les vivres n’étaient pas rares autour de nous ; la terre, peu compacte, se laissait aisément fouiller par nos pattes encore débiles. Nous habitions un magnifique jardin potager, cultivé avec un soin tout paternel, et où les légumes les plus variés croissaient avec vigueur sous la direction d’un vieux jardinier. Celui-ci, doué d’un caractère irritable à l’excès, entrait dans de terribles colères chaque fois que son œil vigilant découvrait quelque méfait de la gent herbivore. Sa voix menaçante nous glaçait de terreur au fond de notre retraite ; et quand il s’approchait de notre côté, il nous semblait que, malgré l’épaisse couche de terre qui nous cachait, il nous apercevait et que tout allait mal finir. »
Tempête donc sur un crâne d’hanneton qui a commencé son travail destructeur motivant l’ire du jardinier. C’est l’occasion aussi pour le bébé larve de lier connaissance avec des voisins, un couple d’araignées et un limaçon.
« L’hiver vint me forcer à interrompre mes observations et mes promenades. Le froid devint si vif qu’il fallut aviser à en atténuer les dangereux effets. Pour cela, mes frères et moi, nous creusâmes un puits profond, dont l’orifice fut fermé avec le plus grand soin et, entrelacés les uns aux autres, nous y restâmes plongés dans un sommeil léthargique qui m’ôta jusqu’à la conscience de mon existence.
Quatre mois s’écoulèrent ainsi. Quand le printemps nous eut ranimés de sa vivifiante haleine, nous quittâmes notre abri, et je vous laisse à penser de quel appétit nous attaquâmes les racines tendres et savoureuses des plantes avoisinantes puisqu’il s’agissait de combler le déficit produit par cent vingt jours d’une abstinence complète. Mais ces repas pris en commun ne tardèrent pas à éveiller l’attention du jardinier, car nos mâchoires réunies occasionnaient de grands dégâts, et le terrible homme se mit à nos trousses. »
Après la séparation définitive et pour cause avec ses parents, notre hanneton doit maintenant prendre congé de ses frères pour mieux dissimuler sa présence au jardinier de plus en plus irascible. « Qui sait ? Peut-être un jour nous retrouverons-nous dans ces lumineuses plaines de l’air, que nous sommes appelés à parcourir, pour y jouir ensemble des fleurs et du soleil ! ». C’est beau de rêver !
Et puis un jour vient :
« Je ne me sens pas trop bien aujourd’hui. Mon appétit a diminué d’une façon notable, et, symptôme grave ! je suis resté, ce matin, tout à fait impassible en présence d’une racine de salsifis que je convoitais depuis longtemps. .. Mon engourdissement augmente, j’ai froid, la plume m’échappe des mains (Plus que ses Mémoires, notre hanneton tient un journal !) … Que va-t-il m’arriver ? »…
« … J’ai maintenant l’explication de cette maladie qui m’a tant effrayé : ce matin, j’ai changé de peau ! Oui, ma peau tout entière s’est séparée, depuis la tête jusqu’au bout des ongles. »
Le jardinier qui semble être possédé d’une véritable monomanie de destruction à l’égard de tout ce qui circule sous terre, a encore des raisons d’être furieux :
« Il ne m’est plus resté qu’une faim véritablement canine, qu’explique facilement ce jeûne de plusieurs jours, et c’est une malheureuse carotte qui a payé les frais de la guerre. Je l’ai attaquée si vigoureusement et avec si peu de précautions, que je l’ai coupée en deux ; de sorte que les feuilles en sont toutes fanées maintenant... »
Tête, antennes, pattes, ailes, corselet et abdomen se dessinent nettement sous la mince pellicule qui les emmaillote. Le ver blanc est devenu nymphe ou chrysalide pour un hiver encore. Il se rend peu à peu compte que la vie underground n’est pas une sinécure et que le peuple souterrain n’est pas toujours animé des meilleures intentions à son égard :
« La vie n’est plus tenable dans ce coupe-gorge légalement organisé ; et si quelque génie bienfaisant ne vient changer les choses, il faudra prendre un grand parti. Je fuirai les lieux où mon enfance s’est écoulée si heureuse et si tranquille, et j’irai sous des cieux plus hospitaliers chercher le calme qui m’est nécessaire. »
Justement, voici ce que notre écrivain coléoptère nous rapporte au printemps suivant :
« Tout un long hiver a passé … Si en ce moment, vous jetiez un regard curieux sous la racine d’arbre qui me sert de cachette et où j’écris ces lignes, votre surprise serait extrême. « Quel est ce bel insecte ? ne pourriez-vous vous empêcher de dire ; que fait-il là ? Cette épaisse liasse de feuilles, couvertes d’une fine écriture, je la reconnais ; ce sont les Mémoires du hanneton. Mais où est-il donc, et pourquoi cet intrus se permet-il de les continuer ? Est-ce que ce gros ver blanc qui les avait commencés aurait été dépouillé par ce coléoptère sans vergogne ? Pauvre bête ! elle ne méritait pas un traitement aussi indigne ! »
Voilà probablement ce que vous diriez, ami lecteur. Eh bien, rassurez-vous ; ce gros ver blanc que vous plaignez et ce beau coléoptère que vous admirez ne sont qu’une seule et même personne, c’est-à-dire le hanneton, votre humble serviteur. Oui, c’est moi, c’est bien moi, mais si changé, si embelli, j’ose le dire, que souvent j’hésite à me reconnaître moi-même.
Un seul mot vous donnera l’explication de cette énigme. Je suis INSECTE PARFAIT (pas prétentieux pour un grain d’ellébore) !

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Rien que cela, s’il vous plait ! Désormais, plus de vie souterraine, plus de corps rampant et disgracieux, plus de dégoûtantes racines à dévorer, mais de l’air, du soleil et des fleurs ! J’ai des ailes, de superbes antennes, une tournure svelte et bien prise, des pattes fines et agiles, enfin tout ce qui constitue un être accompli… »
« … Après m’être réchauffé aux rayons bienfaisants du soleil, j’ouvris mes ailes et pris mon essor. Jugez de la joie que je dus éprouver en me voyant fendre l’air sans peine, et planer majestueusement au-dessus de cette prairie où j’avais rampé si longtemps. Aussi je me grisai d’enthousiasme, et je volai tant et si bien que je finis par tomber épuisé sur le gazon, à deux pas d’un coq et de ses poules, lesquelles firent mine de me dévorer. Je me hâtai donc de fuir à tire-d’aile, et je me réfugiai sur un beau chêne aux bourgeons entr’ouverts où je pus reprendre haleine et réfléchir à ma nouvelle situation.
Elle était, sans doute, préférable à l’ancienne, mais elle avait aussi ses inconvénients. Le plus grave de tous provenait de la manière dont je me servais de mes ailes. Il m’était impossible, en effet, de méconnaître, malgré tout mon amour-propre, que mon vol était très lourd et que, entraîné par le poids de mon corps, je ne pouvais me diriger facilement. »
L’insecte moins parfait qu’il ne l’affirme, énumère même ses ennemis qui ont beau jeu de lui faire la chasse : les chauves-souris, les hiboux, les engoulevents, les pies, les geais, les poules, les canards, les oies, les rats, les porcs et même les freluquets de moineaux.
Sans oublier bien sûr, nous autres êtres humains : « Mon dieu, que les hommes sont peu intelligents, et quelle incroyable manie les pousse à se nuire par eux-mêmes bien mieux que le feraient leurs plus grands ennemis ! Je ne puis comprendre une telle aberration, et je me félicite hautement d’être au rang de bêtes, ainsi qu’ils nous appellent, car c’est de ce côté-là que se trouve l’esprit. »
Les souvenirs du hanneton s’achèvent brusquement. « Il est à supposer que le pauvre animal avait dû négliger les précautions nécessaires à sa sûreté, et que l’enfant qui lui avait attaché le fil à la patte avait pu s’en emparer sans peine. »
Je plaide coupable, je fus ce gamin qui, dans les années 1950, à l’amorce des chaudes soirées de mai et juin, secouait vigoureusement les branches des trois tilleuls dressés au milieu de la cour de ma maison école, pour faire tomber des cohortes de hannetons. Les gosses d’aujourd’hui ne s’amusent plus à si bon marché, ils préfèrent la dernière console de jeux Nintendo, de toute façon, il n’y a (presque) plus de hannetons.
Pauvre insecte, il était le « jouet » de mon imagination débordante. Un brin sadique, j’aimais sentir pendant quelques minutes le fourmillement de ses six pattes longues et grêles et de ses deux antennes, dans le creux de ma main refermée, avant de l’incarcérer dans une grosse boîte d’allumettes.
Ma provision servait parfois de monnaie d’échange contre le carambar d’un camarade (voir billet du 2 mai 2012 Les bonbecs fabuleux de mon enfance).
Évidemment, c’était là l’usage le plus courant, je lui attachais un fin fil à coudre à la patte pour en faire un cerf-volant. J’adorais le bruissement des ailes postérieures et le spectacle des élytres (ailes antérieures) relevés. Le jeu devait inspirer aussi l’homme à la tête de chou, Serge Gainsbourg, si je me réfère à ce couplet de Lunatic Asylum :

« À force de patience et d’inaction, j’ai pu dresser un hanneton,
Sur ma tête héliport l’hélicoléoptère,
De ses élytres d’or refermant l’habitacle,
Incline ses antennes porteuses d’ S.O.S … »

Il faut reconnaître que l’instituteur nous poussait presque au délit et fournissait quasiment le mode d’emploi de notre forfait en mettant au programme des récitations, ce poème de Franc-Nohain :

« Les hannetons passent, communément,
Pour n’avoir pas grand jugement.
Pleins d’une verve hurluberlue,
Vous les voyez s’envoler tout à coup,
Tourner de-ci, de-là, sans savoir où,
Donnant de la tête partout,
Comme s’ils avaient la berlue.
Les chasser et s’emparer d’eux,
Pour l’écolier industrieux,
Est, dans les mois d’été, le plus plaisant des jeux.
Vous savez comment on opère :
Par sa patte est lié notre coléoptère,
Par la patte ou bien par le col ;
On l‘invite à prendre son vol ;
Puis pour le ramener au sol,
On tire sur le fil : -Hop ! terre ! …-
(Est-ce de là que vient le nom « coléoptère » ?)
Un hanneton volait ainsi au bout du fil.
Qu’un enfant espiègle et subtil
Serrait dans sa main diligente.
Ce rôle, semble-t-il, enchante
L’insecte de bure vêtu,
-Où vas-tu ?-
Lui demande une mouche appliquée à la vitre
Qu’il vient frapper de ses élytres.
Il bourdonne, et fait l’important :
– Ne vois-tu pas le jeune enfant
Qui sagement marche à ma suite ?
On m’en a confié la garde et la conduite.
Le pauvret, s’il ne m’avait pas,
Que de faux pas
Je lui évite …,
Pour l’emmener ici et là,
Et modérer, quand il est las,
Ses longues courses trop rapides ! .. ;
Au moyen de ce fil, je le tiens par la main,
Et, toujours dans le bon chemin,
Je suis son mentor et son guide...»

Je ne me souviens plus, mais il est probable, par contre, que l’enseignant, craignant les foudres de sa hiérarchie, censurait la conclusion :

« ... Pour diriger l’État, combien de hannetons !
Notre République en est pleine.
Ils proclament, sur tous les tons,
Leur influence souveraine,
Et croient mener quand on les mène. »

Jeu plus cruel encore, il m’arrivait de tremper les pattes du hanneton dans l’encre violette (!) et de le poser sur une feuille blanche de cahier pour qu’il esquisse quelque hypothétique planche de tests de Rorschach.
À défaut de leur écrire façon Cabrel quelque mot doux à l’encre des yeux de hanneton, je ne trouvais rien de plus jubilatoire que de glisser l’insecte dans la chevelure épaisse de mes petits béguins de filles pensionnaires au collège que dirigeait ma maman. Curieuse méthode de drague !
À y réfléchir un demi-siècle plus tard, je pourrais faire mien le jugement plein d’humour du hanneton rédacteur de ses mémoires : « Je n’aurais jamais cru que les hommes fussent … aussi hommes que cela ! » Quand bien même, l’insecte serait coupable de dégâts considérables dans les cultures et les forêts, les hommes démontrent quotidiennement qu’ils ne l’ont pas attendu pour saccager la nature.
Il en est, cependant, quelques-uns, raisonnables, ainsi Gustave Flaubert dans Agonies, pensées sceptiques :
« On a souvent parlé de la Providence et de la bonté célestes; je ne vois guère de raisons d’y croire. Le Dieu qui s’amuserait à tenter les hommes pour voir jusqu’à quel point ils peuvent souffrir, ne serait-il pas aussi cruellement stupide qu’un enfant qui, sachant que le hanneton va mourir, lui arrache d’abord les ailes, puis les pattes, puis la tête ? »
Encore que, dans Bouvard et Pécuchet, le brave Gustave écrit : « Il imagina, pour détruire les mans, d’enfermer des poules dans une cage à roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue; ce qui ne manqua point de leur briser les pattes. »
Victor Hugo raconte dans ses Proses philosophiques, Promontorium somnii :
« Qui n’a vu dans les hautes herbes du printemps un drame horrible ? Le hanneton de mai, pauvre larve informe, a volé, voleté, bourdonné ; il a fait des rencontres, il s’est heurté aux murs, aux arbres, aux hommes, il a brouté à toutes les branches où il a trouvé de la verdure, il a cogné à toutes les vitres où il a vu de la lumière, il n’a pas été la vie, il a été le tâtonnement essayant de vivre. Un beau soir, il tombe, il a huit jours, il est centenaire. Il se traînait dans l’air, il se traîne à terre ; il rampe épuisé dans les touffes et dans les mousses, les cailloux l’arrêtent, un grain de sable l’empêtre, le moindre épillet de graminée lui fait obstacle. Tout à coup, au détour d’un brin d’herbe, un monstre fond sur lui. C’est une bête qui était là embusquée, un nécrophore, la jardinière, un scarabée splendide et agile, vert, pourpre, flamme et or, une pierrerie armée qui court et qui a des griffes. C’est un insecte de guerre casqué, cuirassé, éperonné, caparaçonné : le chevalier brigand de l’herbe. Rien n’est formidable comme de le voir sortir de l’ombre, brusque, inattendu, extraordinaire. Il se précipite sur ce passant. Ce vieillard n’a plus de force, ses ailes sont mortes, il ne peut échapper. Alors c’est terrible. Le scarabée féroce lui ouvre le ventre, y plonge sa tête, puis son corselet de cuivre, fouille et creuse, disparaît plus qu’à mi-corps dans ce misérable être, et le dévore sur place, vivant. La proie s’agite, se débat, s’efforce avec désespoir, s’accroche aux herbes, tire, tâche de fuir, et traîne le monstre qui la mange.
Ainsi est l’homme pris par une démence. Il y a des songeurs qui sont ce pauvre insecte qui n’a point su voler et qui ne peut marcher ; le rêve, éblouissant et épouvantable, se jette sur eux et les vide et les dévore et les détruit. »
À ma connaissance, le comte de Buffon n’a point étudié le hanneton dans ses Histoires naturelles. Cependant, il le tient en estime à en juger par sa correspondance avec Madame Daubenton. « Bonne amie, vous écrivez comme un amour et pensez comme un ange. Je vous lis presque avec autant de plaisir que je vous vois, si bien vous savez vous peindre… J’adorerais les insectes comme les Égyptiens, s’ils ressemblaient au charmant hanneton », marque d’affection adressée, en l’occurrence, à l’épouse de son collaborateur naturaliste.
Qui sait si le hanneton ne sera pas réhabilité d’une manière inattendue. En effet, hors la trilogie carnée poulet-bœuf-porc, S.Much, dans un récent livre d’« entomophagie », offre un étonnant panorama d’insectes susceptibles d’être mangés tels l’araignée, le bombyx, le scarabée, le phasme, la fourmi et … le hanneton. Je n’affabule pas. Un jour peut-être pas si lointain, sans jouer les aventuriers de Koh Lanta, nous ferons nos provisions de grillons, sauterelles et hannetons dans les rayons des supermarchés en choisissant quelle sauce relevée pourrait les accompagner. Ça vous tenterait une petite poêlée de hannetons ?
Je ne voudrais pas que mon p’tit ver pour la route vous reste sur l’estomac. Aussi, je préfère conclure mon billet avec une des foirades (oui, c’est le titre) de l’écrivain et dramaturge Samuel Beckett :
« Vieille terre, assez menti, je l’ai vue, c’était moi, de mes yeux grifanes d’autrui, c’est trop tard. Elle va être sur moi, ce sera moi, ce sera elle, ce sera nous, ça n’a jamais été nous. Ce n’est peut-être pas pour demain, mais trop tard. C’est pour bientôt, comme je la regarde, et quel refus, comme elle me refuse, la tant refusée. C’est une année à hannetons, l’année prochaine il n’y en aura pas, ni l’année suivante, regarde-les bien. Je rentre à la nuit, ils s’envolent, ils lâchent mon petit chêne et s’en vont, gavés, dans les ombres. Tristi fummo ne l’aere dolce. Je rentre, lève le bras, saisis la branche, me mets debout et rentre dans la maison. Trois ans dans la terre, ceux qui échappent aux taupes, puis dévorer, dévorer, dix jours durant, quinze jours, et chaque nuit le vol. Jusqu’à la rivière, peut-être, ils partent vers la rivière. J’allume, j’éteins, honteux, je reste debout devant la fenêtre, je vais d’une fenêtre à l’autre, en m’appuyant sur les meubles. Un instant je vois le ciel, les différents ciels, puis ils se font visages, agonies, les différentes amours, bonheurs aussi, il y en a eu aussi, malheureusement. Moments d’une vie, de la mienne, entre autres, mais oui, à la fin. Bonheurs, quels bonheurs, mais quelles morts, quelles amours, sur le moment je l’ai su, c’était trop tard. Ah aimer, mourant, et voir mourir, les êtres vite chers, et heureux, pourquoi ah, pas la peine. Non mais maintenant, seulement rester là, debout devant la fenêtre, une main au mur, l’autre accrochée à la chemise, et voir le ciel, un peu longuement, mais non, hoquets et spasmes, mer d’une enfance, d’autres ciels, un autre corps. »
Dans sa métaphore, Beckett s’appuie sur le cycle de vie du hanneton pour démontrer l’absurdité et de la douleur d’une vie qu’on est voué à mener jusqu’à son terme. Image du bonheur enfantin et scène de douleur adulte. Trois ans de cécité sous terre pour une vie de cinq ou six semaines, en voilà une existence !
En voilà un billet ! Il n’y a plus de hannetons … ou si peu !

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Publié dans:Leçons de choses |on 2 novembre, 2012 |2 Commentaires »

Le hérisson (du Pré) commun

Une nuit de cet été, en traversant le Pré commun du petit village ariégeois où je séjournais, j’ai rencontré un hérisson, un vrai, je veux dire vivant, pas cette masse informe et sanguinolente que l’on croise trop souvent dans les phares de son automobile.

Le hérisson (du Pré) commun dans Leçons de choses Herissonblog1

Je devine déjà votre scepticisme : que faisais-je à la nuit tombée, donc fort tard, à errer dans le village ? Les pétanqueurs avaient déserté le terrain de boules devant l’école. Même, le café que vous connaissez désormais (voir billet du 28 août 2012) était fermé. Comme je ne vous cache (presque) rien, je venais d’achever une soirée de montage du film justement consacré au café.
Vous voilà rassurés ! Cela dit, j’anticipe votre seconde question : « Mais pourquoi écrire un billet sur cet animal si peu médiatique ? »
Quitte à vous surprendre, je n’avais jamais observé un hérisson en vie d’aussi près. À tel point que, pour immortaliser l’événement, je suis allé chercher mon appareil photo. En lui recommandant aimablement de m’attendre car, mine de rien, ça fait du chemin ces petites bestioles ; s’il dort dix-huit heures par jour, il chasse la nuit à la vitesse moyenne de trois mètres par minute, et peut parcourir alors deux à trois kilomètres.
À mon retour, il n’avait pas bougé d’un poil ou plutôt d’un piquant, fier sans doute qu’un humanoïde s’intéresse à lui et tire même son portrait. Ce que je fis sur le champ en bravant mon arthrose, imaginez la scène, à plat ventre dans l’herbe. Les éclairs du flash n’inquiétèrent même pas mon sympathique hérisson peut-être un brin cabot.

Herissonblog2 dans Poésie de jadis et maintenant

Remarquez, en y réfléchissant, on comprend qu’il le soit car ce hérisson dit commun, Erinaceus europaeus en latin, de l’espèce des petits mammifères omnivores de la famille des Erinaceidae, s’est retrouvé en tête de gondoles de toutes les librairies de France, il y a quelques années.

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Pour être parfaitement honnête, que mon nouvel ami ne m’en veuille pas, dans son roman best-seller, L’élégance du hérisson, Muriel Barbery ne parle absolument pas de hérisson sinon sur quelques lignes relevées à la page 175 dans l’édition de poche Folio : « Mme Michel, elle a l’élégance du hérisson: à l’extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont de petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes. »
En fait, elle raconte l’histoire de la concierge d’un hôtel particulier cossu sis 7 rue de Grenelle dans les beaux quartiers de Paris. Information pour les lecteurs qui aiment arpenter les lieux fréquentés par les héros de leurs romans préférés, dans la vraie vie, à cette adresse, se trouve une boutique de la marque Prada, celle-là même dont s’habille le diable !
Seulement voilà, cette Madame Michel qui se présente comme « veuve, petite, laide, grassouillette, avec des oignons au pied, et à en croire certains matins auto-incommodants, une haleine de mammouth », n’a pas perdu son chat qu’elle a baptisé Léon parce qu’elle a aimé Anna Karenine de Tolstoï. La véritable élégance lui appartient : elle apprécie Kant, vénère les natures mortes hollandaises, adore Mort à Venise et le cinéaste japonais Ozu, écoute Mahler, et joue les stupides aux yeux des vaniteux habitants de son immeuble pour qu’ils ne sachent pas qu’elle vaut beaucoup mieux qu’eux.
Seul, l’un d’eux, Bernard Grelier, échappe à cette dissimulation : « Que je lui dise : « Guerre et Paix est la mise en scène d’une vision déterministe de l’histoire » ou : « Feriez bien de graisser les gonds de la réserve à poubelles », il n’y mettra pas plus de sens, et pas moins. Je me demande même par quel inexpliqué miracle la seconde sommation parvient à déclencher chez lui un principe d’action. »
Si je comprends l’allégorie, la concierge et le hérisson cultivent en cachette leur délicatesse et leur beauté face à un territoire hostile.
Dans ses Histoires Naturelles que j’aime citer souvent dès que je parle d’animaux, le comte de Buffon écrit déjà des choses assez proches dans sa description du hérisson : « Le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une grande, disaient proverbialement les anciens. Il sait se défendre sans combattre, et blesser sans attaquer : n’ayant que peu de force et nulle agilité pour fuir, il a reçu de la Nature une armure épineuse, avec la facilité de se resserrer en boule et de présenter de tous côtés des armes défensives, poignantes, et qui rebutent ses ennemis ; plus ils le tourmentent, plus il se hérisse et se resserre. Il se défend encore par l’effet même de la peur, il lâche son urine dont l’odeur et l’humidité se répandant sur tout son corps, achèvent de les dégoûter. »

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Le hérisson n’en était pas à son coup d’essai en littérature. En effet, en 2002, par l’imagination de l’auteur Éric Chevillard, il squatta le bureau d’un écrivain, ainsi naquit le roman Du hérisson : « D’où sort-il? que vient-il chercher ici, chez moi, sur ma table de travail. Comme si je n’avais rien de mieux à faire que de méditer sur son cas, comme si je n’avais pas de plus hautes et nobles préoccupations. Pour une fois que je m’intéresse à moi. Pour une fois que j’envisageai d’écrire de façon plus confidentielle, d’évoquer des souvenirs personnels, et par exemple cette période de liberté sexuelle effrénée qui s’ouvrit en 1968 et prit fin justement le jour où j’atteignais moi-même l’âge de puberté en me frottant les mains, voici qu’un hérisson naïf et globuleux vient parasiter ma confession autobiographique déchirante. Or personne ne se passionne pour la question du hérisson naïf et globuleux, ça se saurait. Ou peut-être un individu sur dix millions, et quel sinistre personnage. Je serais curieux de le voir. Ce doit être un malheureux bonhomme tout à fait seul au monde. Et qui ne connaît pas la joie. Ni l’envers de la neige, plus beau que l’endroit. Ni les premiers matins d’avril, quand le soleil revient de loin. Ni le confort d’être un chat dans l’eau quand le château brûle. Pour trouver de l’intérêt à ça, aux hérissons naïfs et globuleux, il faut manquer de distractions, demeurer célibataire en sa maison, avec peu de pelouse à tondre, de potager à bêcher et peu d’allées à ratisser. Il faut manquer d’amour et n’avoir pas d’amis, et être handicapé par la maladie. Il faut n’avoir qu’une jambe, et les yeux dans le plâtre. Ne pas collectionner les timbres, ne pas posséder d’atlas, ne pas peindre le dimanche des marines tant qu’on en peut extraire du tube de bleu de Prusse. Pour prendre goût aux hérissons naïfs et globuleux, il faut n’avoir rien de mieux. C’est mon avis en tout cas. D’autres raisons, je n’en vois guère qui se tiennent. » À la lecture de ce portrait robot, je ne me sens nullement visé !
À la différence de l’ouvrage de Muriel Barbery, il ne s’agit pas là d’une simple participation. L’animal s’incruste littéralement à tel point que l’expression « hérisson naïf et globuleux » revient deux ou trois fois par page. Il mange la gomme de l’écrivain, dérange ses papiers, l’empêchant d’écrire son autobiographie Vacuum extractor dans laquelle il se promet de tout révéler de son intimité.
Ainsi, Chevillard transforme l’intrus encombrant et insignifiant en machine à créer du sens. Hérissement pour certains critiques, jubilation pour moi ! Et puis, on apprend pas mal de choses sur le hérisson, l’auteur ayant eu la curiosité comme moi de compulser aussi les écrits de Buffon et Daubenton.
Ainsi, les prestigieux naturalistes battent en brèche la distinction abusive qu’il y eût deux espèces de hérissons (naïf et globuleux ?), ceux à museau de chien et ceux à groin de cochon : « Je soupçonne qu’elle a été admise, parce que le museau du hérisson a quelques rapports au groin du cochon et au museau du chien : on a attribué ces caractères à différents individus, tandis qu’ils sont réunis dans le même. »
Et l’écrivain du roman face à son hérisson, d’écrire avec humour : « Ainsi, surprend-on parfois sur un visage une double ressemblance dont chaque terme pourtant paraît exclure l’autre, tels l’écureuil et la Vierge au bon lait que l’on peut voir, le premier dans les forêts de pins ou de sapins, la seconde au centre du tableau du Greco, La Sainte famille, et ensemble, chez moi, réunis. »
Je découvre également que la viande de hérisson est un mets de qualité chez les Tsiganes. Une recette bohème classique consiste à vider, épicer le hérisson, le farcir de sauge et d’oignon, puis à l’entourer de terre glaise, et le cuire au-dessus des braises, ou suspendu au-dessus du feu. Il peut être également cuit à l’étouffée en hiver lorsqu’il est bien gras : on fait revenir des petits morceaux de lard, dorer des oignons avant de mettre l’animal dans la graisse fondue du lard ; il suffit ensuite d’ajouter de l’eau et des pommes de terre et de laisser cuire doucement à couvert. Il ne s’agit nullement d’une blague mais ne vous aventurez pas à de telles expériences culinaires ou à parodier quelque épreuve de Koh-Lanta, car depuis 1981, le hérisson bénéficie en France d’un statut de protection total. Il est interdit en tout temps et sur tout notre territoire, de détruire, capturer, de naturaliser, qu’il soit vivant ou mort, de transporter, d’utiliser, et de commercialiser le Hérisson d’Europe. Gare donc aux Roms qui voudraient se souvenir des recettes de leur « babooshka », ils ont déjà assez de tracasseries comme cela !
Cela dit, certains carnets de guerre 1914-1918 relatent qu’en période de disette, des poilus se nourrirent de hérisson dans les tranchées.
Ne t’inquiète pas petit hérisson du Pré commun, je n’ai nullement l’intention de te faire subir un sort aussi funeste. Bien au contraire, voilà que je me risque à le caresser dans le sens … du piquant. Quoique parler de poils n’est pas impropre car son corps en est recouvert qui se renouvellent de manière continue et se transforment du front jusqu’aux flancs en piquants creux de deux à trois centimètres. L’adulte en possède de cinq à sept mille.
« La femelle et le mâle sont également couverts d’épines depuis la tête jusqu’à la queue, il n’y a que le dessous du corps qui soit garni de poil ; ainsi ces mêmes armes qui leur sont si utiles contre les autres, leur deviennent incommodes lorsqu’ils veulent s’unir. Ils ne peuvent s’accoupler à la manière des autres quadrupèdes, il faut qu’ils soient face à face, debout ou couchés. »
Ils s’en accommodent malgré tout car la hérissonne met bas au début de l’été, quatre à cinq bébés après cinq à six semaines de gestation.
C’est peut-être pour cela que dans sa Théorie du corps amoureux, Michel Onfray consacre un chapitre à la célébration du hérisson célibataire. Pour le philosophe, le hérisson symbolise le modèle de l’individu hédoniste et se réfère à lui comme la bonne distance à adopter en matière de relations amoureuses, ni trop près ni trop loin. Les piquants blessent et repoussent mais la douceur et la chaleur du ventre attirent. Il invite donc à une certaine modération dans le relâchement du sentiment et l’implication qu’il juge possible dans les relations amoureuses.
« Sa technique de l’évitement du négatif procède du repli, du renfermement, de la fermeture des écoutilles par laquelle le monde pénètre habituellement la chair, donc l’âme….Pour sa part, le hérisson refuse tout autant le mimétisme avec les parages que la violence du prédateur car il préfère une sagesse véritablement hédoniste : éviter le déplaisir, se mettre dans la position de n’avoir pas à subir le désagrément, s’installer dans la retraite ontologique. Ni disparaître, ni attaquer, mais se structurer en forteresse à partir d’un pli dans lequel il préserve son identité… Dans le corpus catholique, l’animal équivaut très rapidement au pécheur. Pour quelles raisons le christianisme déteste-t-il le hérisson ? Les prophètes, toujours perspicaces en diable, remarquent qu’il habite de préférence les villes en ruine et qu’il manifeste une prédisposition dommageable pour les cités désertées par les hommes, donc maudites parce que touchées par la peste, la famine, la maladie, la guerre et autres catastrophes de mauvaises factures… Les pères de l’église lui reprochent l’hypocrite insolence de qui se renferme avec orgueil sur soi, se refuse l’ouverture aux autres, au monde. Pire :ces théologiens fossoyeurs de philosophie fustigent son désir d’être autonome et d’apparaître à lui-même sa propre loi, indépendamment de toute référence à Dieu. Replié, roulé en boule, solipsiste par son vouloir délibéré, le hérisson faute gravement en revendiquant et en réalisant la souveraineté, l’indépendance, sans aucun souci du recours divin. Péché mortel pour les vendeurs d’arrières-mondes…Voilà, me semble-t-il, d’excellentes raisons pour aimer le hérisson : sa stratégie de l’évitement, sa passion des déserts brûlés, son goût pour l’autonomie, son autosuffisance démontrée, son art de la prudence, son ingéniosité avisée, sa prévoyance avérée, ajoutons : sa fonction de victime émissaire et propitiatoire chez les chrétiens – tout contribue au portrait d’un animal qui mérite grandement l’affection... » Je ne m’attendais pas à ce qu’il compte parmi ses plus fidèles partisans, un philosophe qui, dans d’autres ouvrages réquisitoires, a cogné dur sur Dieu et déboulonné le psychanalyste Freud.
Suis-je un peu partial ou un brin fakir, mon hérisson (du Pré commun) est presque doux au toucher. Est-ce la proximité de la petite école dans la perspective de la promenade, je repense à la récitation de l’incontournable Maurice Carême que nous apprenions à la communale :

« Bien que je sois très pacifique,
Ce que je pique et pique et pique
Se lamentait le hérisson.

Je n’ai pas un seul compagnon.
Je suis pareil à un buisson,
Un tout petit buisson d’épines
Qui marcherait sur des chaussons.

J’envie la taupe ma cousine,
Douce comme un gant de velours.
Émergeant soudain des labours

« Il faut toujours que tu te plaignes »
Me reproche la musaraigne.

« Certes, je sais me mettre en boule
Ainsi qu’une grosse châtaigne,
Mais c’est surtout lorsque je roule
Plein de piquants, sous un buisson,
Que je pique et pique et repique
Moi qui suis si, si pacifique »
Se lamentait le hérisson. »

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De nombreuses légendes et croyances colportées à travers les âges ont engendré une attitude plutôt hostile à son égard. Son mode de vie discret et nocturne renforçait son image négative. Un animal qui ne se montre pas au grand jour, ne pouvait être que fourbe et malfaisant. Dans l’Europe médiévale, les fermiers persécutaient les hérissons les accusant de téter le pis des vaches et de les ensorceler en tarissant leur sécrétion lactée. Aujourd’hui, il est formellement déconseillé de donner du lait de vache à un hérisson affaibli que vous voudriez soigner, au risque de provoquer des diarrhées mortelles.
On le présentait aussi comme l’ennemi des basses-cours, y pénétrant la nuit pour attaquer les poules, en les étranglant ou bien en les saignant par le croupion, ou pour manger les œufs en les écrasant et en en léchant le jaune. Comment l’en blâmerais-je, moi qui adore les œufs à la coque avec des mouillettes !
Il y a deux mille ans, le naturaliste romain Pline l’Ancien initia peut-être l’idée que le hérisson ramassait des fruits en se roulant sur eux pour y planter ses piquants afin de les emporter au loin.

« … Quant sa viande querre vet ;
Tote sa petite aleure
S’en vet à la vigne meure
Tant fet, qu’a la vigne est monte,
Ou plus a de resins plente ;
Si la croule si durement
Que ils chient esopessement.
Quant à terre sunt espandu.
Et il est aval descendu,
Par desus se voutre et enverse,
Et au lonc et a la traverse,
Tant que les resins sunt fichées
Es brochettes qui sunt deugees,
Et quant s’est charchie durement,
Si s’en torne tot belement
A son recet, a ses foons ;
Et tant cum dure la sesons
Des pomes, fet-il autresi
Comme des resins que je dis... »

Non, il ne s’agit pas de notre langue orthographiée à la mode des textos, mais d’un extrait du Bestiaire divin en vers de Guillaume Le Clerc de Normandie, trouvère anglo-normand du treizième siècle. Vous aurez deviné qu’il décrit le hérisson se secouant pour faire tomber raisins et pommes accrochés à ses piquants, et « agissant à la manière du diable qui gaspille le fruit naturel de l’humanité » !
À propos de ces foutues épines, je fus témoin dans mon enfance, lors d’un banquet de mariage, du récit surréaliste d’un honorable enseignant venant de voir un pot de yaourt traverser paisiblement la chaussée. Après qu’elle eût mis son hallucination sur le compte de moult libations, l’assemblée intriguée constata effectivement qu’un pauvre hérisson trop curieux ou gourmand s’était empêtré les piquants dans le carton du laitage.
Plus sérieusement, toujours à cause de son enveloppe épineuse, le hérisson peut être mis en danger lors d’une exposition au soleil par les mouches qui s’y accrocheraient et y pondraient leurs œufs. Cela pourrait expliquer sa sollicitude manifestée envers le goupil dans la seule fable de La Fontaine où il soit mis en scène, à savoir Le Renard, les Mouches et le Hérisson :

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« Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard fin, subtil et matois,
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois attira ce Parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Il accusait les Dieux, et trouvait fort étrange
Que le Sort à tel point le voulût affliger,
Et le fit aux Mouches manger.
Quoi ! se jeter sur moi, sur moi le plus habile
De tous les Hôtes des Forêts !
Depuis quand les Renards sont-ils un si bon mets ?
Et que me sert ma queue ? Est-ce un poids inutile ?
Va ! le Ciel te confonde, animal importun.
Que ne vis-tu sur le commun ?
Un Hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importunité
Du Peuple plein d’avidité :
Je les vais de mes dards enfiler par centaines,
Voisin Renard, dit-il, et terminer tes peines.
– Garde-t’en bien, dit l’autre, ami, ne le fais pas ;
Laisse-les, je te prie, achever leurs repas.
Ces animaux sont soûls ; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats.
Aristote appliquait cet apologue aux hommes.
Les exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins, moins ils sont importuns. »

Le hérisson aimable offre ses services au renard pour le débarrasser des « parasites ailés ». Mais celui-ci, prudent dans son malheur, l’en dissuade suivant le précepte figurant déjà dans la Rhétorique d’Aristote : « Vous n’avez désormais plus à craindre cet homme qui ne vous nuira plus, car il est riche ; mais si vous le tuez, d’autres viendront, poussés à vous voler par leur pauvreté et à dépenser les deniers publics. »
Les amoureux de la langue française auront remarqué au passage que le dernier vers de la fable est une application de la règle subtile de l’accord des adjectifs avec gens. L’adjectif épithète précédant gens se met au féminin tandis que les adjectifs attributs qui suivent prennent le masculin.
De quoi réjouir Muriel Barbery dont le roman L’élégance du hérisson fait l’éloge de « la langue, cette richesse de l’homme, et ses usages, cette élaboration de la communauté sociale, (qui) sont des œuvres sacrées. Qu’elles évoluent avec le temps, se transforment, s’oublient et renaissent tandis que, parfois, leur transgression devient la source d’une plus grande fécondité, ne change rien au fait que pour prendre avec elles ce droit du jeu et du changement, il faut au préalable leur avoir déclaré pleine sujétion. (…)
Moi, je crois que la grammaire, c’est une voie d’accès à la beauté. (…) Quand on fait de la grammaire, on a accès à une autre dimension de la beauté de la langue. Faire de la grammaire, c’est la décortiquer, regarder comment elle est faite, la voir toute nue, en quelque sorte. Et c’est là que c’est merveilleux, parce qu’on se dit : « Comme c’est bien fait, qu’est-ce que c’est bien fichu ! », « Comme c’est solide, ingénieux, riche subtil ! ». Moi, rien que savoir qu’il y a plusieurs natures de mots et qu’on doit les connaître pour en conclure à leurs usages et à leurs compatibilités possibles, ça me transporte. »
Pour en revenir au hérisson, je comprends mal son altruisme envers le renard de la fable qui se range pourtant avec le putois, le blaireau, la fouine, le chien, le sanglier, le hibou grand-duc et la chouette hulotte, parmi les ennemis ne craignant pas de se faire déchirer la gueule. Attention à tes abatis, il est une chouette qui hulule la nuit dans les platanes du pré commun.
Dans sa fable Le hérisson et les lapins, Jean-Pierre Claris de Florian, considéré comme presque aussi talentueux que son collègue du siècle précédent Jean de La Fontaine, brosse un portrait moins positif du hérisson, le présentant comme un indécrottable chercheur de noises se complaisant dans le conflit :

« Il est certains esprits d’un naturel hargneux
Qui toujours ont besoin de guerre ;
Ils aiment à piquer, se plaisent à déplaire,
Et montrent pour cela des talents merveilleux.
Quant à moi, je les fuis sans cesse,
Eussent-ils tous les dons et tous les attributs :
J’y veux de l’indulgence ou de la politesse ;
C’est la parure des vertus.
Un hérisson, qu’une tracasserie
Avait forcé de quitter sa patrie,
Dans un grand terrier de lapins
Vint porter sa misanthropie ... »

Et lorsque après souper, la troupe réunie, il se mit à deviser des affaires du temps, de ses piquants, il blessa un jeune lapin, puis deux, puis trois puis un quatrième …

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Que cela puisse te consoler, cher hérisson du Pré commun, sache que les fabulistes en vous choisissant comme héros de leurs vers, vous font surtout porter en réalité tous les vices et défauts de mes compatriotes humains. Tu as d’autant plus bon dos avec tes piquants !
Les mentalités varient. Dans l’Antiquité, le hérisson « héros de la paix » était l’objet d’une grande considération et on accrochait ses peaux au pied des vignes pour détourner la grêle. Dans le bestiaire égyptien, il annonce la résurrection. En Afrique orientale, pour améliorer la fertilité, on recouvrait les grains d’une peau de hérisson avant de semer. Dans la plupart des superstitions répandues en France, le hérisson apportait plutôt le malheur.
Au seizième siècle, le sens du tact avait pour symbole un hérisson et une hermine, soient les animaux au poil le plus dur et le plus doux.
On attribuait aussi au hérisson des vertus thérapeutiques. Dans son « Histoire des Animaux à Quatre Pattes et des Serpents », parue en 1658, le révérend anglais Edward Topsell décrivait diverses potions à base de hérisson supposées soulager les maux des humains. Pline, encore lui, écrivait que « la cendre de hérisson mélangée au miel ou sa peau calcinée avec de la poix liquide, guérit de la calvitie. La tête de l’animal réduite en cendre et employée seule, fait même repousser les poils sur les cicatrices ».
Ne crains rien, petit hérisson du Pré commun, en ce qui me concerne ce serait vain remède, le mal est irrémédiable!
Voilà qu’il se pelotonne, peut-être lassé de mes élucubrations à moins qu’il souhaite simplement montrer une autre facette de sa personnalité à mon objectif.

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Car, il s’agit là de sa technique de défense ; à la moindre alerte, il se met en boule en hérissant ses piquants. Certes, c’est d’aucune efficacité sous les roues des automobiles et des camions qui constituent finalement les plus grands prédateurs du hérisson de l’an 2000.
L’écrivain d’Éric Chevillard encombré de son hérisson sur le bureau évoque ce danger des temps modernes avec humour : « Chose étonnante, le hérisson naïf et globuleux fréquemment victime de cette mésaventure de mourir sur la route depuis plus d’un siècle maintenant n’a toujours pas trouvé de réponse adaptée à la situation. Fâcheux contre-exemple pour la théorie de l’Évolution. Deux réactions simples s’imposaient pourtant même pour moi qui n’y connais rien : ou bien le hérisson naïf et globuleux apprenait à regarder la route à droite, à gauche, comme un écolier, avant de la traverser, et à accélérer le pas plutôt que de s’arrêter si un véhicule soudain surgissait ; ou bien, et cette deuxième réaction m’eût semblé plus naturelle venant de lui, mieux correspondre à son idiosyncrasie, il renforçait son armure de piquants de manière à résister à l’écrasement et même à s’en prémunir en constituant une menace pour les pneumatiques. »
Et de protester contre l’inégalité de traitement réservé par les pouvoirs publics au hérisson et au crapaud : « Ce dernier jouit d’aménagements du réseau routier étudiés et pratiqués à sa seule intention, je veux parler de ces galeries souterraines prétentieusement nommées crapauducs en référence aux ouvrages d’art monumentaux sublimes des architectes romains et qui lui permettent de circuler en toute sécurité dans nos campagnes, sous le flot ininterrompu des voitures ».

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extrait de l’album La vie des bêtes de Reiser

« On croit généralement
Les hérissons bêtes et piquants
C’est une erreur de sentiments
Quand on les prend
Dans le bon sens du poil
Ils sont doux et sympathiques« 

J’aurais volontiers choisi ce poème en guise de conclusion s’il ne s’intitulait pas Confidence de pneumatiques. Humour noir que je ne peux exercer à l’encontre de mon copain le hérisson du Pré commun ! Quoiqu’il ne détestât pas l’humour puisqu’il donna son nom à un ancien hebdomadaire satirique sur papier vert auquel collaborèrent de célèbres dessinateurs tels Cabu, Faizant, Sempé et Pellos.

« … Un soir je descendis dans une auberge triste
Auprès de Luxembourg
Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ
Quelqu’un avait un furet
Un autre un hérisson
L’on jouait aux cartes
Et toi tu m’avais oublié ... »

Le voyageur extrait d’Alcools de Guillaume Apollinaire ! Le lendemain, au crépuscule, je revins faire un tour sur le pré commun. C’est le hérisson qui m’avait oublié. Il avait probablement choisi de faire œuvre plus utile en débarrassant les jardins et potagers voisins, de leurs hôtes indélicats, insectes, vers, limaces, escargots, et éventuellement serpents. D’ailleurs, je croisai un crapaud craintif qui rasait les murs.

Crapaudblog

Mon billet à l’encre violette possède peut-être un parfum de cette vieille France en sabots où les hommes et les animaux vivaient encore ensemble, celle décrite par trois « Fédérés » qui installèrent, il y a un quart de siècle, leurs pénates théâtrales, Loin d’Hagondange (c’est le titre d’un de leurs plus grands succès avec Mémoires d’un bounhoumme), dans un piquant village de l’Allier appelé … Hérisson.
Le café est ouvert … ce matin ! Je trinque à la santé de mon copain noctambule. Madame la cafetière, possédez-vous encore votre hérisson, un de ces anciens égouttoirs à bouteilles en forme de couronnes pourvues de piquants ?

Herisson Noël blog

Si Versailles m’était planté : le Potager du Roi

Selon la définition du dictionnaire, le potager est le lieu où poussent les légumes à cuire au pot. Il semble ne rimer qu’avec casanier. Il ne paraît vivre qu’avec les saisons : on sème, on récolte, on consomme. Quoi de plus routinier ?
Et pourtant : « Le potager trompe malignement qui ne prend pas la peine de songer à ce qu’il est vraiment. On le croit sans mémoire alors que certaines de ses productions s’enracinent dans neuf mille ans d’histoire des civilisations. On le voit clos. Il est pourtant ouvert comme un port où se seraient accumulés des butins du monde entier. On le suppose autochtone, avec ses légumes bien de chez nous. Il est en vérité peuplé d’émigrés assimilés, prodigieux melting-pot. » (Le Roman du Potager)
Sur les marchés, les étals raffolent par exemple en ce moment des tomates Cœur de bœuf et Cornue des Andes. Le photographe John Batho a même tiré le portrait de cette seconde variété pour notre délice … et notre supplice (voir billet du 6 décembre 2011)! Avant de la manger idiot, sait-on que la tomate est une grande voyageuse et possède la triple nationalité sud-américaine, italienne et provençale. Les Incas la cultivaient bien avant que les Conquistadores anéantissent leur civilisation. Elle est arrivée dans les cales, a jeté l’ancre à Naples puis à Gênes, puis à Nice à la fin du XVIème siècle.
Au fait, pourquoi devrais-je m’enticher de ces légumes et ces fruits qui sont passés dans le langage populaire ou argotique souvent de manière péjorative ? En effet, on dit d’une personne privée de ses facultés intellectuelles qu’elle est un légume. Un navet (devenu « nanar ») qualifie un film de médiocre qualité. Une patate désigne un individu un peu sot. On qualifie de grande asperge une personne trop grande et trop mince.
Vous direz à celui (le masculin s’impose en la circonstance car on évoque les attributs virils de l’homme) trop curieux qu’il s’occupe de ses oignons.
Travailler pour des fèves, des nèfles ou des prunes, signifie bosser pour quasiment rien. Carotter, c’est tricher, escroquer ou voler, peut-être parce qu’on n’a pas un radis ou qu’on manque d’artiche !
Faire des salades, c’est compliquer une situation. Faire chou blanc, c’est échouer, faire ses choux gras, par contre, permet de mettre du lard et du beurre. Être dans les choux décrit une situation d’embarras. Et quand on attend, on poireaute.
Vous n’aimez pas être pris pour une poire. Tomber dans les pommes est désagréable, bien moins cependant que sucrer les fraises ou pire encore manger les pissenlits par la racine.
Vous prenez conscience qu’il est possible d’acquérir des notions d’Histoire, de Géographie et de Français et bien d’autres choses encore, en faisant le tour du potager. Au-delà de l’aspect nourricier pour l’instituteur occupant le logement de fonction, chaque école rurale possédait autrefois son coin de potager qui constituait un excellent champ d’observation scientifique pour les élèves. C’était le temps des leçons de choses.
Autour de la maison de mon enfance, le collège dirigé par ma maman, que j’ai évoquée par ailleurs, il y avait des plants de fraisiers, des raies de carottes et de pommes de terre. À la saison, mon père réquisitionnait quelques jeunes filles de l’internat pour récolter les fruits et légumes qu’elles retrouvaient bien sûr un peu plus tard dans leur assiette. J’imagine leur tête si on envisageait pareille requête auprès des collégiens d’aujourd’hui. Pourtant, c’est une manière de cultiver … du lien social !
Je me souviens du potager de ma grand-mère et des haies de framboisiers que je dégustais à la fin de l’été. Nonagénaire, elle venait encore s’y asseoir pour regarder heureuse mes parents entretenir ce qui constituait sa fierté dans le village.
J’apprécie l’ingéniosité voire le génie de ces mains vertes, qui ont acquis une connaissance empirique empruntant parfois aux vieux dictons et même à certaines croyances astrales. Jardiner avec la lune n’est pas une expression vaine.
Bref, j’ai toujours manifesté une sympathie voire une admiration pour les jardins de curé, les jardins ouvriers ou familiaux, les potagers en général, et évidemment tous ces gens du jardin qui mériteraient aussi un Oscar.
Dieu chasse Adam et Ève du Paradis. Finie la manne innocemment récoltée avant que la pomme de la fatalité humaine ne soit croquée : « Désormais, tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Allez, bêche !
« Mon jardin n’excite pas la faim, il la satisfait. Il n’augmente pas la soif à force de boire, il l’apaise en lui donnant gratuitement son remède naturel. Et c’est dans ces plaisirs que j’ai vieilli. » Ces mots, datant de trois siècles avant notre ère, appartiennent à Épicure, un philosophe grec qui en connaissait un rayon sur la notion de plaisir. Quand il revint à Athènes, en l’an moins 306, il acheta un lopin de terre et y fonda sa propre école, le Jardin qui devint le centre des études … épicuriennes.
Au milieu du seizième siècle, Bernard Palissy qui ne fait pas que brûler des meubles, rédige la Récepte véritable depuis sa geôle de Bordeaux : « En premier lieu, je marqueray la quadrature de mon jardin et feray la dite quadrature en quelque plaine qui soit environnée de montagnes, terriers ou rochers devers le costé du vent du nord et du vent d’ouest. Ayant ainsi fermé la situation du jardin, je viendray alors à le diviser en quatre parties esgales. Je veux ériger mon jardin sur le Psaume cent quatre, là où le prophète descrit les œuvres excellentes et merveilleuses de Dieu … Je veux aussi édifier ce jardin admirable afin de donner aux hommes l’occasion de se rendre amateurs de cultivement de la terre et de laisser toutes occupations ou délices vicieux et mauvais trafics pour s’amuser à ce cultivement. »
Ce long préambule introduit ma promenade dominicale au Potager du Roi ou Si Versailles m’était planté pour parodier le titre du film de Sacha Guitry sur l’histoire du château de Versailles.
Je l’avais visité déjà, il y a une vingtaine d’années, lors d’une classe du patrimoine autour de l’art culinaire, intitulé le Berceau du Goût, que j’avais initiée avec une valeureuse institutrice.
Mon billet devrait commencer là où ma balade s’est achevée : devant la grille du Roi, une des rares d’origine existant encore.

Si Versailles m'était planté : le Potager du Roi dans Leçons de choses Potagerblog21

Depuis le Parterre du Midi du château, Louis XIV descendait les Cent marches bordant le parterre de l’Orangerie, longeait la pièce d’eau des Suisses (ainsi appelée parce que creusée par les Gardes suisses à son service) et pénétrait dans le potager. On dit qu’il croquait alors sur l’arbre une poire Bon Chrétien d’Hiver.

LE POTAGER DU ROI (VERSAILLES) FRANCE

« Je dis que cette poire est digne de la première place. Les grandes monarchies et surtout l’ancienne Rome l’a cultivée. En second lieu, elle porte un nom grand et illustre : baptisée à la naissance du christianisme, elle se recommande à tous les jardiniers chrétiens. En troisième lieu, à la considérer en soi, c’est-à-dire en son propre mérite, il faut convenir que parmi les fruits à pépin, la nature ne nous donne rien de si beau et de si noble à voir que cette poire, soit dans sa figure qui est ronde et pyramidale, soit dans sa grosseur qui est surprenante, et par exemple de trois à quatre pouces dans sa largeur, et de cinq à six dans sa hauteur, si bien qu’on en voit fort communément qui pèsent plus d’une livre … ; mais particulièrement le coloris incarnat dont le fond de son jaune naturel est relevé….
… Je dis qu’en fait de poires crues, j’aime en premier lieu celles qui ont la chair beurrée, ou tout au moins tendre et délicate, avec une eau douce, sucrée et de bon goût surtout quand il s’y rencontre un peu de parfum, telles sont les poires de Bergamotte, de Vertelongue, de Beurré, de Leschallerie, d’Ambrette, de Rousselet, de Virgoulé, de Marquise, de Petit-oin, d’Espine d’Hyver, de Saint-Germain, de Salviati, de Lansac, de Crassane, de petit Muscat, de Cuisse-Madame etc..
En second lieu, à défaut de ces premières, j’aime assez celles qui ont la chair cassante, avec une eau douce et sucrée, quelquefois un peu parfumée, comme le Bon-chrétien d’Hyver venu en bon lieu, la Robine, la Cassolette, le Bon-chrétien d’Été Musqué, le Martin-sec, et même quelquefois, le Portail, le Messire-Jean, l’Orange verte…
À l’égard des poires à cuire, je n’en veux guère que de celles qui sont grosses, qui font une compote de belle couleur, qui ont la chair douce et un peu ferme, surtout qui se gardent assez avant dans l’Hyver, telles sont les Double-fleur, le Franc-real, l’Angobert, le Donville ; le Bon-chrétien surtout, est admirable cuit ... »
Je salive rien qu’à l’énumération poétique de ces variétés, j’en passe et peut-être des succulentes. Son auteur est Jean-Baptiste de La Quintinie auprès de la statue duquel j’ai rendez-vous pour la visite commentée par une étudiante de l’École Nationale Supérieure du Paysage, en charge aujourd’hui de la restauration et de l’entretien du Potager du roi.

Potagerblog2 dans Ma Douce France

Le Roi Soleil souhaitait un palais à sa démesure et pour affirmer sa toute puissance, il employa les moyens les plus odieux et dispendieux.
Ainsi, après l’extraordinaire fête offerte le 17 août 1661 par Nicolas Fouquet, son surintendant des finances, en son château de Vaux-le-Vicomte (voir billet du 3 novembre 2010), il fait emprisonner Fouquet puis s’attache le concours de ceux qui ont contribué à ces fastes, notamment l’architecte Louis Le Vau, le peintre Charles Lebrun, le jardinier André Le Nôtre et … Jean-Baptiste de La Quintinie.
Le 17 mars 1670, présenté au roi par Colbert, La Quintinie est nommé directeur des jardins fruitiers et potagers de toutes les maisons royales, une charge créée spécialement pour lui.
Rien au départ ne le prédispose à cette fonction. En effet, ce charentais a suivi des études de droit et est reçu à Paris comme avocat à la cour du Parlement, et maître des requêtes de la Reine. Chargé de l’éducation du fils du président de la Cour des Comptes, il accompagne son élève en Italie pour son voyage d’humanités. C’est là qu’impressionné par les jardins transalpins mais aussi par le jardin botanique de Montpellier, il décide de se consacrer à l’horticulture. Il se plonge dans les écrits d’auteurs tels le naturaliste Pline l’Ancien et l’agronome Columelle, Varron et Virgile aussi. Il effectue deux voyages en Angleterre à l’issue desquels il décline l’invitation de Charles II, roi d’Angleterre, de prendre en charge ses jardins royaux. Chargé par la suite de gérer les jardins de Vaux-le-Vicomte, il est donc débauché par le Roi Soleil offusqué de l’ombre portée par son surintendant Fouquet.
Le modeste potager de Louis XIII (260 mètres sur 126 tout de même) est abandonné pour un nouveau terrain d’une dizaine d’hectares près de la pièce d’eau des Suisses. Le choix de l’endroit est guidé avant tout par un souci esthétique de donner une perspective plus avenante à l’aile sud du château.
À l’emplacement désigné, stagne un véritable marais dit « étang puant » où se déversent toutes les eaux qui ruissellent des hauteurs voisines. On le comble avec les déblais du creusement de la pièce d’eau des Suisses ainsi qu’avec des terres de meilleure qualité ramenées de la « montagne » de Satory toute proche. Peine perdue : « Il survint de si grandes et si fréquentes averses d’eau, que tout le jardin paraissait être redevenu un étang, ou au moins une mare bourbeuse inaccessible et surtout mortelle et pour les arbres qui en étaient déracinés et pour toutes les plantes potagères qui en étaient submergées. »
Pour remédier aux inondations, La Quintinie utilise un aqueduc qui traverse le potager. Pour écouler les eaux séjournant sur le sol, il crée des pentes imperceptibles en élevant chaque carré de jardin en « dos de bahut ». Il développe un réseau de canaux et de rigoles de drainage empierrées. Mansart apporte son concours pour la construction du mur d’enceinte.
Cet après-midi, Monsieur le Jardinier reste, sinon de marbre, du moins de bronze, surplombant son chef-d’œuvre achevé définitivement en 1683.

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Car déjà, le Potager du Roi, traversé de lignes droites, est un exemple accompli de l’art du jardin à la française.
« Je n’aurai pas de peine à prouver que la figure de nos Jardins doit être agréable ; il est nécessaire que les yeux y trouvent d’abord de quoi être contents, et qu’il n’y ait rien de bizarre qui les blesse ; la plus belle figure qu’on puisse souhaiter pour un Fruitier ou pour un Potager, même la plus commode pour la culture, est sans doute celle qui fait un beau carré, surtout quand elle est si parfaite, si bien proportionnée dans son étendue, que non seulement les encoignures sont à angles droits, mais que surtout la longueur excède d’environ une fois et demie ou deux l’étendue de la largeur … car il est certain que dans ces figures carrées, le Jardinier trouve aisément de beaux carrés à faire … »
… Il n’y a rien de plus réjouissant que d’avoir un jardin qui soit dans une belle situation, qui soit d’une raisonnable grandeur, d’une figure bien entendue. Que ce jardin soit en tout temps non seulement propre pour la promenade, pour l’agrément des yeux, mais aussi abondant en bonnes choses pour la délicatesse du goût, et la conservation de la santé …
… Quoi de plus beau qu’un jardin disposé de telle manière que, de quelque côté qu’on le regarde, on n’aperçoive que des allées rectilignes. »

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Au centre est placé un bassin circulaire, plus petit de nos jours, qui servait pour l’arrosage … à l’aide d’un arrosoir. Autour, ce que La Quintinie nomme « le grand carré » constitué de seize carreaux symétriques desservis par six allées qui se coupent à angle droit, et cerné par une terrasse en surplomb à quatre entrées, dont celle du roi, qui offre à sa majesté et aux visiteurs comme une vision théâtrale avec pour décor les cultures de fruits et de légumes, et pour acteurs les jardiniers.

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Première remarque, ce grand carré est en creux, encaissé, pour le protéger des vents froids. En ce jour de canicule, l’effet n’est pas ressenti, mais je me souviens que lors de ma précédente visite par temps frais, j’avais été surpris par la douceur qui y régnait.
Répartis autour, se trouve une suite d’enclos séparés formant une trentaine de petits jardins protégés des mauvais vents par des hauts murs, abritant des arbres fruitiers en forme libre ou conduits en espaliers, des légumes et des petits fruits.
« Je veux préférablement à toute sorte de vue, que mon Jardin soit clos de murailles, quand même elles me devraient ôter quelque beau point de vue, joint que l’abri qu’elles peuvent donner contre des vents fâcheux et des gelées printanières sont ici d’une grande considération. On ne saurait guère avoir de plaisir de bon jardin, avoir par exemple des légumes hâtifs, et de beaux fruits, sans le secours de ces murailles ; et même il est bien des choses qui craignant le grand chaud auraient peine dans le fort de l’été, si une muraille exposée au Nord ne les favorisait d’un peu d’ombre. Les murailles en effet sont si nécessaires pour les jardins, que même pour les multiplier, je me fais autant que je puis de petits jardins dans le voisinage du grand ... »
La terrasse en surplomb possède aussi une valeur métaphorique d’échelle sociale. En aucun cas, le souverain ne devait croiser le petit peuple de jardiniers lors de ses promenades. Ainsi, existent-ils des passages voûtés reliant les différentes parcelles du jardin sans emprunter les terrasses et les escaliers.

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Il est intéressant d’écouter la guide développer certaines techniques de jardinage que La Quintinie rassembla dans son ouvrage Instruction pour les jardins fruitiers et les potagers, publié deux ans après sa mort. Ainsi, pour l’amandement des terres, il utilise des fumiers chauds et frais en provenance des écuries et des étables du château. Ce sont environ trois cents brouettes qui sont acheminées chaque jour.
Ils sont choisis en fonction de la nature de la terre mais tous sont « comme une espèce de monnaie qui répare les trésors de la terre. »
« Tous les légumes du potager demandent beaucoup de fumier, les plans d’arbres n’en demandent point… Toutes sortes de fumiers pourris de quelque animal que ce soit, chevaux, mulets, bœufs, vaches, sont excellents pour amander les terres employées en plantes potagères. Celuy de mouton a plus de sel que tous les autres, ainsi il ne faut pas en mettre en grande quantité. Il est à peu près la même chose pour celuy des poules et des pigeons, mais je ne conseille guère d’en employer à cause des pucerons dont ils sont toujours pleins, et qui d’ordinaire font tort aux plantes … »
En jouant aussi des diverses expositions, en utilisant des abris de verre et des cloches, il obtient ainsi des récoltes à contre-saison qui flattent l’appétence du roi. Il n’en est pas peu fier : « J’en ai fait mûrir cinq et six semaines devant le temps, par exemple des fraises à la fin mars, des précoces, et des pois en avril, des figues en juin, des asperges et des laitues pommées en décembre, janvier... »
Outre d’être un lieu de production, le Potager du Roi est un laboratoire des savoirs et des pratiques culturales. La gastronomie va prendre une autre dimension.
Avant Louis XIV, la cuisine n’était guère raffinée ; ainsi j’imagine que si l’on vous avait servi des ailes de cygne ou un rôti de héron, vous auriez été aussi dédaigneux que l’échassier de la fable de La Fontaine.
De même, avant Louis XIII, les légumes ne se consommaient pas et même les médecins les déconseillaient. C’est sous le règne de Louis XIV que les légumes s’imposent. Encore que les « légumes-racines », ceux qui poussent sous la terre, les « légumes du diable » ainsi nommé parce que ne voyant jamais le (roi) soleil, tels la pomme de terre, la carotte et le navet, ne sont mangés que par les plus pauvres et les animaux. Par contre, ceux voyant le soleil, plus près du Ciel donc aussi, sont appréciés par la noblesse.

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Nous nous arrêtons quelques instants devant un plant d’asperges dont on a volontairement laissé développer les feuilles d’asparagus, ce qui évite la pousse de mauvaises herbes.
Certes à ranger dans les légumes racines, l’asperge sauve cependant sa tête qui a vu le soleil, et est donc digne du palais du souverain.
La Quintinie est le premier à développer la culture primeur et même à contre-saison de certains fruits et légumes. Il s’enorgueillit ainsi de pouvoir servir des asperges sur la table du roi dès le mois de janvier.
Jusqu’alors, l’asperge n’est mangée que par les hommes. La prude Madame de Maintenon, seconde épouse de Louis XIV, la considère même comme une « invite à l’amour » et en interdit la consommation aux demoiselles de son pensionnat de la Maison royale de Saint-Louis de Saint-Cyr-l’École toute proche. Pourtant, les vertus aphrodisiaques qu’on lui prête, probablement à cause de sa forme allongée, ne sont absolument pas fondées.
Sa Majesté le roi en raffole notamment la verte trempée en mouillette dans le jaune d’un œuf à la coque. Moi aussi Loulou !
Et je ne résiste pas à vous emmener Du côté de chez Swann, un peu plus de deux siècles plus tard : « Mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et de rose, et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied –encore souillé pourtant du sol de leur plant- par des irisations qui ne sont pas de la terre. » Il semblerait donc qu’il n’y ait pas que la madeleine de Proust mais aussi l’asperge !
Non loin de là, se trouve une raie d’artichauts, un légume venu du Maghreb qui se développe aussi grâce à La Quintinie.

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L’apparition de certains légumes à des époques nouvelles de l’année révolutionne la cuisine car elle permet l’association de saveurs jusqu’alors inconnues.
Ainsi le pois consommé sec comme les pois chiches (qui ne sont pas des pois mais des légumineuses !) : La Quintinie, lui, va en cueillir les graines avant qu’elles ne soient mûres et qu’elles n’aient atteint la taille du pois adulte. Le petit pois est né et fait fureur à la Cour : « Le chapitre des petits pois dure toujours ; l’impatience d’en manger, le plaisir d’en avoir mangé et la joie d’en manger encore, sont les trois points que nos princes traitent depuis quelques jours ... » confie encore Madame de Maintenon (et non pas Madame de Sévigné comme on le lit souvent !) dans une lettre au cardinal de Noailles. Car cette fois, les dames en consomment sans modération. Connaît-on déjà comme variétés, le Dominé, le Sans Pareil de Clamart, le Couronné et le Quarré à cul noir, pour qu’elles en soient folles ? Le roi en est également très friand malgré les réticences de Fagon, son médecin personnel, qui prétend que cela lui dérange l’estomac.
Peut-être est-ce par reconnaissance envers Monsieur le Jardinier que la France des années folles chantait ce refrain médiocre :

« Ah ! Les p’tits pois, les p’tits pois, les p’tits pois
C’est un légume bien tendre
Ah ! Les p’tits pois, les p’tits pois, les p’tits pois
Ça n’ se mange pas avec les doigts ! »

Pour rester dans le domaine de la chanson, vous savez peut-être moins que Julien Clerc accommoda les petits pois avec des lardons dans une bluette légère:

« Elle faisait chauffer au feu de bois
Des petits pois
Il faisait cuire sur des tisons
Des tas de lardons

Elle qui criait avec sa voix
« Voilà les petits pois »
Pendant qu’il chantait dans son ton
« Chauds mes lardons » …

… Mais un jour qu’y avait plus de charbon
Pour les lardons
Il a porté ses petits bouts de gras
Chez les petits pois

Ils ont fait cuisine papillon
Avec les lardons
Et ils ont mélangé leurs doigts
Dans les petits pois

Et ils ont fait ça sans façon
Petits pois lardons
Sans qu’on les voie
Lardons petits pois ... »

Et qui sait si ne naquit pas, neuf mois plus tard, un adorable bébé qui devint un sale « lardon » comme les deux qui troublent la visite en cueillant des fruits sans aucune remontrance de leurs parents ! Notre étudiante fait remarquer avec justesse, que si chaque visiteur croque ne serait-ce qu’une pomme, la récolte sera fort maigre.
Sans qu’il y ait un rapport avec leur humeur massacrante, j’en reviens aux croyances ancestrales liées notamment aux lunaisons qu’on a plaisir à retrouver dans les almanachs : « Ne sème pas dans le croissant, il faucille avant toi », « Sème, pour la rendre féconde, en pleine lune plante ronde », « Laboure en lune nouvelle, ta récolte sera belle », « Plantes qui grainent se sèment en croissant, plantes qui racinent se sèment en défaillant. »
Voici l’opinion de La Quintinie : « À l’égard de la chose, je proteste de bonne foi que pendant plus de trente ans, j’ai eu des applications infinies pour remarquer au vrai si toutes les Lunaisons devaient être de quelque considération en Jardinage, afin de suivre exactement un usage que je trouvais établi, s’il me paraissait bon ; mais qu’au bout du compte tout ce que j’en ai appris par mes observations longues et fréquentes, exactes et sincères, a été que ces décours ne sont simplement que de vieux discours de Jardiniers malhabiles…
… Semez, plantez toutes sortes de graines ou de plants, en quelque quartier de Lune que ce soit, je vous réponds d’un succès égal de vos semences et de vos plantes, pourvu que votre terre soit bonne, bien préparée, que vos plants et vos semences ne soient point défectueux, que la saison ne s’y oppose pas ; le premier jour de Lune, comme le dernier, sont entièrement favorables à cet égard… Ce serait un secret admirable de faire que la Lune se mît d’intelligence avec un jardinier pour faire que telle plante montât en graine parce qu’il le voudrait, et empêchât telle autre d’y monter parce que pareillement il serait bien aise qu’elle ne montât pas. »
Je ne saurais prendre parti dans ce débat, l’astre incriminé possède de nos jours encore ses ardents défenseurs. D’ailleurs, au dix-huitième siècle, Linné, le grand naturaliste suédois, considéré comme un précurseur de l’écologie moderne, se fondait sur le calendrier lunaire pour sa classification des végétaux.
De l’époque de La Quintinie, une bonne vingtaine d’espèces de légumes ne sont plus en usage de nos jours, tels les plantains, les oxalis, le cardon. Quoiqu’il ne m’étonnerait pas que Michel Bras, le grand chef cuisinier de Laguiole, les accommodât dans certains de ses plats.
Nous nous dirigeons maintenant au-delà de la terrasse du Couchant dans une de ces « chambres » abritées derrière de hauts murs, favorables à la culture des arbres fruitiers. Aujourd’hui, environ quatre cent cinquante variétés fruitières sont cultivées au Potager.
Pour bénéficier d’une chaleur et d’un ensoleillement maximaux, les pêchers et nectarines sont adossés à des murs exposés au sud et à l’est, derrière lesquels surgit la cathédrale Saint-Louis de Versailles construite par l’architecte Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne, choisi par Louis XV.

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Presque appétissantes, quelques vasques sculptées dans la pierre, au sommet du mur d’enceinte, regorgent de fruits.
Nous nous attardons devant des arbres moins courants, ainsi des néfliers, même si La Quintinie écrit : « Destinons un peu de néfliers pour qui les aime, mais à condition de ne pas les mettre en lieu de parade ; ce n’est pas un fruit assez précieux pour cela, ni même pour avoir besoin d’en planter beaucoup. Le nombre des gens qui ne les haïssent pas est médiocrement grand. »
J’avoue qu’enfant, j’appartenais à ceux-là. Orgueilleux arbre qui veut que son fruit plein de pourriture porte une couronne.

« D’une tête de clown elle a l’aspect scurrile
Le faciès hébété et qu’on croirait grimé,
Pour tenir lieu de fard, d’une couche de bile,
Le menton qui s’enfuit, le crâne déprimé,

C‘est, cependant, avec son orgueil juvénile
Qu’elle dresse bien haut son front diadémé,
Comme celui des fols, d’un pentacle débile,
Singeant le croupion d’un oison déplumé ... »

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Ce fruit peu ragoûtant d’allure semble avoir possédé des vertus thérapeutiques : « On donne des nèfles à ceux qui ont le flux de ventre. Leur décoction arrête les fluxions qui tombent sur la gorge, sur le gosier, sur les dents, sur les gencives, si on s’en lave la bouche. »
L’une des variétés donne de grosses nèfles appelées des Saints Lucas parce qu’on les cueille vers la Saint Luc.
Juste à côté, je découvre des cognassiers. Quitte à vous en boucher … un coin(g ?), je ne connaissais son fruit qu’en pâte, gelée, marmelade ou confiture. Ou alors, à ma décharge, à les regarder de pas trop près, je les confondais avec ses cousins pommiers et poiriers. D’ailleurs, le coing est appelé également pomme d’or ou poire de Cydonie. Certains historiens et botanistes avancent que justement les fameuses pommes d’or du jardin des Hespérides seraient des coings. Celles en haut-relief sur le temple de Zeus à Olympie y ressemblent fort.

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En tout cas, les coings du potager avec leur couleur jaune doré et leur surface recouverte d’un léger voile cotonneux méritent bien les rimes de Paul Eluard dans son poème le Blason des Fleurs et des Fruits :

« Noué rouillé comme un falot
Et cahotant comme un éclair
Le coing réserve sa saveur »

Superbe poème dédié aux fleurs et aux fruits dont je ne résiste pas de vous livrer la conclusion :

« Fleurs à l’haleine colorée
Fruits sans détours câlins et purs
Fleurs récitantes passionnées
Fruits confidents de la chaleur
J’ai beau vous unir vous mêler
Aux choses que je sais par coeur
Je vous perds le temps est passé
De penser en dehors des murs. »

« Le poirier réussit également sur sauvageon et sur cognassier ». La Quintinie greffe en effet certains de ses arbres fruitiers sur des cognassiers. Il maîtrise aussi l’art de la taille qui permet d’améliorer la qualité de ses fruitiers. Il paraît que le roi en personne se faisait amener en chaise à porteur sur la terrasse du grand enclos et sollicitait les leçons de Jean-Baptiste pour apprendre à tailler.
La Quintinie ne se contente pas de produire, il adapte, acclimate et reproduit. Ainsi, il récolte des kakis, des grenades et des figues, des fruits habitués à des latitudes plus ensoleillées. Le potager regorge alors de plantes rares, originales voire inconnues. Le végétal devient un objet d’art à part entière que l’on vient contempler pour la plus grande fierté de Louis XIV.
Indépendamment de cette fonction prestigieuse, le potager doit avant tout nourrir chaque jour les trois à cinq mille bouches que constituent la Cour et le personnel du château. Il ne s’agit donc pas d’en gaspiller inconsidérément les richesses. On ne cueille que ce dont on a exactement besoin. Ce sont les « galopins », des enfants d’une douzaine d’années, qui courent à longueur de journée entre le potager et les cuisines pour ramener le strict nécessaire.

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Existaient-ils à l’époque, je m’intéresse à deux pommiers couverts de minuscules fruits jaunes qui ne croîtront jamais plus, même à maturité. Ils sont là pour satisfaire la voracité des oiseaux qui en raffolent, et les détourner ainsi des autres variétés fruitières. De même, est plantée une haie sous les rosiers afin d’attirer et héberger les insectes utiles aux arbres fruitiers. C’est ce type d’astuces qui contribue à l’art du jardinage.
Nous accédons maintenant au jardin Duhamel du Monceau, du nom d’un physicien, botaniste et agronome du dix-huitième siècle. Ce terrain fut ajouté à son époque pour accroître la surface consacrée aux asperges. Aujourd’hui, il accueille une grande diversité d’expériences jardinières ; ainsi, certaines parcelles sont cultivées par les étudiants et le personnel de l’École Nationale Supérieure du Paysage.
Petit bonus au cours de la promenade, notre guide décadenasse une grille pour accéder discrètement, non pas à la cabane au fond du jardin, mais à la grotte du Parc Balbi. Ce jardin d’agrément à l’anglaise fut dessiné au dix-huitième siècle par l’architecte Jean-François Chalgrin pour le comte de Provence, frère de Louis XVI et futur roi Louis XVIII (le dernier des souverains prénommés Louis, Prévert se moquait qu’ils ne sachent pas compter jusqu’à vingt !) et sa favorite Anne de Caumont La Force, comtesse de Balbi.

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Il n’a guère dû pleuvoir cet été car les pelouses ressemblent à de véritables paillassons sur lesquels, en ce dimanche, pique-nique la bourgeoisie versaillaise. J’imagine le vent de panique que pourrait faire souffler l’apparition d’une couleuvre, l’une des nombreuses espèces faunistiques fréquentant le parc.
Cela me fournit l’occasion d’évoquer la Scorsonère, un légume injustement oublié, appelé parfois salsifis noir, que La Quintinie appréciait particulièrement : « C’est une de nos principales racines, admirable cuite, soit pour le plaisir du goût, soit pour la santé du corps. »
Scorsonère signifie vipère noire car sa racine était considérée comme l’antidote le plus efficace contre la morsure de l’escorsu, un serpent venimeux commun en Catalogne.
Je regrette de ne pouvoir observer le buste de Pierre Joigneaux qui semble avoir disparu. Ce bourguignon, homme politique d’extrême-gauche et passionné d’agronomie, fut l’un des promoteurs de l’école de viticulture de Beaune, ainsi qu’auteur et défenseur de la loi fondatrice de l’École nationale supérieure d’horticulture de Versailles, ancêtre de l’actuelle École Nationale Supérieure du Paysage.
Journaliste et écrivain, il fonda plusieurs revues comme La Sentinelle Beaunoise, Le Vigneron des deux Bourgognes, la Revue industrielle et agricole de la Bourgogne, et publia de nombreux ouvrages tels La Chimie du Cultivateur, Lettres aux paysans, le Livre de la ferme et des maisons de campagne, le Dictionnaire d’Agriculture pratique et Les arbres fruitiers. J’ai pris le temps d’en déguster quelques extraits sur le site de la Bibliothèque Nationale. C’est tellement plus instructif et jubilatoire que les mémoires de lauréats de la télé réalité. Ne se contentant pas de théorie, Pierre Joigneaux exploita aussi la ferme des Quatre Bornes près de Châtillon-sur-Seine.
Retour au Potager, dans le Quatrième des Onze où environ deux cents variétés de poires et de pommes ont été plantées récemment en raison de leur intérêt historique et de leur qualité gustative.
« Parmi les pommes qui sont bonnes à manger soit crues, soit cuites, j’en compte sept principales, à savoir Reinette grise, Reinette blanche ou franche, Calville d’Automne, Fenouillet, Courpendu, Api, Violette. Il y en a d’autres dont je ne fais pas tant de cas, quoi qu’elles ne soient pas mauvaises, ce sont la Rambour, la Calville d’Été, la Coufinotte, l’Orgeran, la Jérusalem, la Druë-permein, la Pomme de glace, la Francatu, la Haute-bonté autrement Blandilalie, la Royauté, la Rouvezeau, la Châtaignier, la Pigeonnet, la Passe-Pomme, le Petit-bon, la Pomme sans fleurir ou Pomme-figue. » Leurs noms racontent des histoires, exhalent un parfum de poésie de terroir. J’ai plaisir à vous les citer comme le fait La Quintinie dont je retrouve bientôt la statue, au terme de la promenade.

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Auparavant, je m’arrête un instant devant sa maison construite par Mansart, sise à un coin du potager. Anobli par le Roi en 1687 en récompense des services rendus, il meurt l’année suivante. Louis XIV confie à sa veuve : « Madame, nous avons fait une grande perte que nous ne pourrons jamais réparer. »
Avant de quitter le potager, je fais l’acquisition à la boutique d’un jus de poire maison, pressé à partir des variétés Louise Bonne d’Avranches et Williams Bon Chrétien. Je me déclarai athée dans le billet précédent à l’occasion de ma visite à la chapelle Notre-Dame des Cyclistes … ce n’est pas la moindre de mes contradictions. En tout cas, la boisson s’avèrera délicieuse.
Non loin de la sortie, l’enseigne d’un commerce a tout compris des intentions de mon billet.


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Les dangers du fromage avec la compagnie oPuS

Depuis plus de dix ans, la compagnie théâtrale oPuS (Office des Phabricants d’Univers Singuliers) explore les petits recoins de la vie. J’avais évoqué ici la conférence sur le collier de nouilles, un des incontournables cadeaux de fête des Mères (voir billet du 25 mai 2008), donnée dans le cadre de la salle de classe 1900 du musée de l’Éducation du Val d’Oise.
Elle souhaite cette fois sensibiliser la population aux dangers liés à la consommation de fromages au lait cru. Ainsi, la semaine dernière, les amateurs de produits laitiers de la ville de Maurepas et des alentours purent bénéficier d’une information … objective ?.

Les dangers du fromage avec la compagnie oPuS dans Coups de coeur Dangersfromageaffichebisblog

Alors que selon ses dires, nos savoureux fromages  dans le collimateur des technocrates de Bruxelles seront interdits en 2013 selon les accords de Schengen, un vacataire de la brigade de l’O.R.A (Observatoire des Risques Alimentaires) créée en 1971 par le préfet Roger Feuillat, part donc en croisade contre le lait cru dans le cadre du Grenelle de la santé publique.
Parce qu’en mai 1968, des accords sociaux très importants furent signés au ministère du Travail situé rue de Grenelle à Paris, c’est désormais une habitude très française de nommer Grenelle toute réflexion sur un sujet brûlant de société réunissant représentants du gouvernement, syndicats et organisations patronales, comme si l’on voulait lui coller une étiquette de sérieux et de démocratie participative. Attention aux appellations frauduleuses … comme pour les fromages !
Pour avoir déjà subi les frasques de la compagnie oPuS, je renifle la supercherie. Même s’il ne faut plus s’étonner de rien avec notre gouvernement aux abois à quelques semaines d’une élection présidentielle, je suis surpris qu’il manifeste autant d’intérêt pour nos fromages fermiers. Préoccupé à séduire un électorat d’extrême droite, il s’attache plutôt à régler brutalement des problèmes d’immigration autrement épineux.
Justement, et si nos fromages devenaient un enjeu et un symbole d’une certaine identité française ? En effet, qu’ils soient persillés, à croûtes fleuries ou lavées, pâtes pressées ou cuites, ils constituent un sacré melting-pot, appartiennent à des terroirs et possèdent des identités très marquées.
Quarante-quatre d’entre eux s’enorgueillissent d’une appellation d’origine protégée (AOP) délivrée par l’Union Européenne depuis 1992. Ce label témoigne de la qualité du produit dont la production, la transformation et l’élaboration doivent répondre à des critères très précis.
Eh oui, ma bonne dame, tout fout le camp dans notre douce France : ne voilà-t-il pas que des fromages à la mine « pâte…ibulaire mais presque », comme aurait dit Coluche, viennent tartiner le pain des bons français ! Ainsi, traînent dans les rayons des supermarchés, des camemberts de Lorraine et des coulommiers de Mayenne ! Il serait bon qu’ils soient reconduits aux frontières de leur territoire.
Faut-il que je sois accro au fromage pour me surprendre à envisager quelques mesures dignes de messieurs Besson, Hortefeux et Guéant ! Tant qu’à me rallier à une plume droitière, je préfère citer Céline dans Mort à crédit : « Le petit Robert portait sa musette. Elle était sérieusement chargée, avec trois camemberts, et des « vivants » que tout le monde en faisait la remarque... » De toute manière, comme déclara le général de Gaulle, lors d’une conférence de presse, comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 365 variétés de fromages ?
Je m’enflamme malgré le froid polaire qui sévit ce soir-là. Allez, je reviens à de meilleurs sentiments en picorant quelques mini cubes de gruyère arrosés d’un verre de Saumur Champigny, au buffet installé par l’équipe d’animation dans le hall de l’Espace Albert Camus.
Dès mon entrée dans la salle, je soupçonne un certain amateurisme chez le conférencier en détaillant son matériel de projection : un projecteur de diapositives Kodak Carousel sur une fragile tablette ainsi qu’un écran sur pied vaguement bancal. Ça me rappelle les cours au bon temps des prémices de l’outil audiovisuel dans l’éducation nationale !
Cela dit, le sympathique monsieur Grappin alias Jacques Bourdeaux, ne manque pas de pédagogie et alpague immédiatement son auditoire en croyant reconnaître au second rang un spectateur déjà présent la veille à Étampes ! Ouf, je viens d’échapper de justesse au rôle de faire-valoir ou de tête de turc (au fait, puis-je encore employer cette expression avec la nouvelle loi promulguée autour du génocide arménien ?) ! Tête de moine serait d’ailleurs plus de circonstance car le conférencier associe le visage rubicond et la tonsure de mon voisin au portrait jovial d’un de ces ecclésiastiques qui décorent certaines boîtes de fromage.

Coulommiersmoineblog dans Leçons de choses

C’est le prétexte pour stigmatiser les méthodes de communication des produits laitiers qui surfent sur une vague de confiance des consommateurs grâce à ce genre de personnage auquel on donnerait le bon dieu sans confession. La bonhomie des grands-pères est également très porteuse et absout par avance la gourmandise des plus jeunes. Je possède les critères pour embrasser une carrière de mannequin chez Lanquetot !

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Ce que je craignais ne manque pas de se produire; alors que monsieur Grappin saisit le panier du Carousel Kodak, toutes les diapositives glissent par terre. Du vécu je vous dis, nombre de professeurs ont connu pareille mésaventure pour n’avoir pas vérifié la position du disque métallique de la partie inférieure ! Qu’à cela ne tienne, après avoir constaté qu’une quantité non négligeable d’institutrices garnissait les gradins (c’est mardi soir !), le conférencier sollicite l’une d’elles pour ramasser les diapos et … les reclasser, puis invite le reste du public à chantonner quelques ritournelles bien connues comme « les produits laitiers, nos amis pour la vie » et « donne-nous un peu de ton fromage, Belle des champs » ! Voilà comment on déculpabilise (ou on intoxique ?) le consommateur de fromage.
Le très convaincant monsieur Grappin me fait découvrir bientôt des pans de l’Histoire de France qu’on m’avait cachés volontairement ou pas. Ainsi, Jeanne d’Arc, la petite bergère martyre, aurait été soudoyée par les grandes familles d’éleveurs de l’époque pour relancer la consommation du fromage de brebis et faire barrage aux fromages anglais comme le cheddar. On sait que cela s’acheva par une gigantesque fondue sur la place du Vieux-Marché à Rouen.
De même, ce ne serait nullement un hasard si les troupes alliées décidèrent de débarquer en Normandie, le 6 juin 1944, à quelques dizaines de kilomètres du triangle des Bermudes du fromage formé par le camembert, le livarot et le pont-l’évêque.

fromage-Jeanne-dArcblog dans Recettes et produits

Camembertdebarquementblog

Tandis que l’enseignante serviable s’applique à remettre les diapos dans l’ordre et à l’endroit, le bonimenteur, nullement décontenancé, poursuit sa démonstration avec la projection d’un second panier. Nouveau gag, sa femme apparaît sur la première photo qui n’a pas lieu de se trouver là. Plus tard, on découvrira même subrepticement une diapositive du code de la route, égarée par son voisin de bureau de la Prévention routière ! Encore du vécu : j’ai possédé à une époque une collection de diapos oubliées par les professeurs dans le projecteur en fin de séance.
L’exposé sur les dangers liés à la consommation du fromage, s’articule autour de quatre axes : le premier très connu évoque la surcharge pondérale, le second un peu moins concerne les risques bactériologiques et la surcalcification, le troisième obscur explique le danger fractal, quant au dernier, il est carrément insoupçonné avec la menace transalpine.
Je ne développe pas le problème de la prise de poids qui me vaut d’être brimé ou bridé par ma compagne avec la présentation du plateau de fromages lors d’un seul repas quotidien.

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Plus intéressante mais plus inquiétante aussi, est la partie traitant des risques bactériologiques. Monsieur Grappin, images effrayantes à l’appui, nous fait frémir en projetant des coupes de bactéries microscopiques grossies considérablement. Connaissez-vous, par exemple, le vermisseau de Meudon et pire encore, le monstrueux ténia du Saint-Nectaire ? Le spécimen présenté sur l’écran, extrait en 1992 des viscères d’un retraité auvergnat, mesure 396 mètres. Pour s’en débarrasser, on a recours à une bonne vieille recette de grand-mère en concoctant une mixture à base de bouquet garni, aromates et quelques gouttes de Ricqlès. En effet, l’individu indésirable adore les odeurs mentholées. Quand la soupe parvient à ébullition, le malade se penche sur le chaudron et le parasite gêneur, enivré par les effluves de menthe, met la tête dehors. Il suffit alors de tirer avec beaucoup de patience.
Quelle aubaine pour les instituteurs et les professeurs des écoles, présents dans la salle, le conférencier leur suggère de soumettre prochainement à leurs élèves, en lieu et place des exercices de baignoires qui fuient et de trains qui se croisent, le problème suivant : « Combien de temps un ténia du Saint-Nectaire, long de 396 mètres, mettra-t-il pour sortir de l’Auvergnat sachant qu’il progresse à une vitesse de 5 centimètres par minute ? »
Je n’ose pas interrompre monsieur Grappin pour l’avertir d’un autre danger quasi homonyme qui nous guette, à savoir le Nain Sectaire coupable de nombreux cas de sarkonellose. Mais les derniers sondages laissent espérer qu’il est en voie d’éradication grâce au fromage de Hollande !

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Avec beaucoup d’aplomb, mêlant les contrevérités pseudo scientifiques à ses redoutables vues de l’esprit, le conférencier nous informe maintenant de la surcalcification déclenchée par une absorption abusive de fromage. En effet, à la différence des autres aliments, le calcium contenu dans le fromage s’étalerait en couches successives à la surface des os, entraînant à la longue, le grippage du squelette, une sorte de rhumatisme du fromage en somme. Il est un os très sensible à ce phénomène. Il s’agit de l’os hyoïde, parfois appelé os lingual, le seul qui ne soit pas articulé aux autres os du squelette. Il se trouve au-dessus du larynx dans la partie antérieure du cou, au-dessous de la base de la langue.
Vous pouvez vérifier, il existe réellement. Ce qui est peut-être moins exact, c’est que les personnes affectées d’une surcalcification de l’os hyoïde, possèderaient des voix chevrotantes dont certaines sauraient d’ailleurs tirer parti. Ainsi, démonstration imparable à l’appui, monsieur Grappin se lance dans une hilarante parodie de Marcel Mouloudji, chanteur franco kabyle élevé au lait de chèvre. « Un jour tu verrasComme un p’tit coquelicot … », au-delà de la plaisanterie, surgit un tendre hommage à ce grand monsieur de la chanson dont je vous entretiendrai un jour.
Ce sacré conférencier n’a de cesse de mettre le grappin sur tous nos défauts alimentaires. Ainsi, il met encore en évidence l’existence à l’intérieur de notre corps, d’une molécule dite inhibiteur de répulsion, qui fait que lorsqu’on nous met en présence d’un plateau de fromages à l’occasion de banquets ou repas de famille, on en prend même si l’on n’a plus faim. Et, a posteriori, il révèle que la petite collation d’avant spectacle constituait un test d’appétence tout à fait concluant.
Plus savant encore, il met en exergue la « fractale », une théorie créée par Benoît Mandelbrot qui désigne des objets dont la structure est invariante quel que soit le changement d’échelle. Les objets fractals peuvent être envisagés comme des structures gigognes en tout point. Après vérification, la thèse et son auteur sont encore parfaitement exacts. Appliquée au fromage, la fractale induit que les roux et les rousses ne doivent pas consommer de Rouy, ce fromage carré de Bourgogne au lait de vache, à la croûte très orangée provenant du colorant, le roucou. Le Rouy fait rouiller !
La maladie du Bleu de Bresse produirait des symptômes analogues. En effet, compte tenu de la qualité médiocre de leur spécialité fromagère, les Bressans, vivant en autarcie, consomment 80 % de leur production de bleu, ce qui explique leur complexion persillée de penicillium roqueforti.

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Tiens, une institutrice consciencieuse et tenace, sans doute de l’ancienne génération, lève la main. Elle a résolu le problème du ténia du Saint-Nectaire ; il faut cinq jours et demi pour qu’il soit expulsé complètement !
Depuis longtemps déjà, une complicité s’est instaurée entre les spectateurs et le conférencier. Il va en jouer de plus en plus, notamment pour prévenir maintenant de la menace transalpine. La Suisse avec ses verts pâturages et son peuple boute-en-train, travailleur et honnête, serait la bactérie de l’Europe en matière de fromage. Pour plaider la cause de mes quelques lecteurs valaisans (il y en a car je repère leurs visites sur le gestionnaire d’administration de mon blog), je me permets de préciser qu’à partir de la guerre de Trente Ans (1618-1648), le Gruyère devint un article d’exportation très recherché et l’on peut considérer le dix-huitième siècle comme l’âge d’or de la fabrication du fromage dans les Alpes suisses. Peine perdue, on reproche justement à la Suisse d’avoir été la première à enfreindre les règles protectionnistes.
Avec une mauvaise foi réjouissante, monsieur Grappin jette sa gourme sur nos voisins helvétiques en leur reprochant l’invention du petit-suisse qui est pourtant un fromage frais, non salé, de Normandie, plus précisément de mon berceau natal du Pays de Bray.
Si on cherche la petite bête dans un trou de gruyère (ce qui est insoluble car c’est l’emmental qui possède des trous, pas le gruyère !), il est vrai que le petit cylindre crémeux possède un soupçon d’Helvétie car Charles Gervais reprit un vieux procédé utilisé depuis le Moyen Âge dans le canton de Vaud et que les premiers ouvriers de sa fromagerie étaient des Suisses.
Cela dit, le petit-suisse, symbole de pureté et de candeur, soulignerait la part la plus sombre de l’imagination guerrière des enfants. En effet, très tôt, nos chères têtes blondes n’auraient qu’une hâte à la cantine : attendre que l’assistante de l’école maternelle ait le dos tourné pour pouvoir tordre une petite cuiller et la placer sur le bord de l’assiette, afin de catapulter le petit-suisse sur un camarade. J’ajoute que ces vertus guerrières perdurent longtemps car je me souviens d’homériques batailles aux petits-suisses lorsque j’étais pensionnaire au lycée Corneille de Rouen. Heureusement, c’était un temps où nous portions encore des blouses !
Après avoir présenté une arme rudimentaire construite à partir d’une râpe à fromage et une spatule pour retourner les crêpes, monsieur Grappin réquisitionne un spectateur pour effectuer une démonstration de lancer, non sans avoir auparavant distribué quelques protections en plastique au public placé dans la ligne de tir.
Avant que ne s’achève sa conférence, il nous fait part de son projet de représailles contre la patrie de Guillaume Tell et, à cette intention, il a acquis sur eBay trente-deux arbalètes ayant appartenu à l’équipe helvétique de biathlon des Jeux Olympiques de 1968. Vingt personnes se seraient déjà portées volontaires lors de précédentes causeries, douze places sont donc encore disponibles pour l’expédition qui se déroulerait courant avril au départ de Thonon-les-Bains. Avis aux amateurs ! À peine, notre gouvernement envisage-t-il le retrait de nos forces militaires en Afghanistan, que nous repartons déjà en campagne au-delà des Alpes.
Sabotage de la part des organisateurs ! Malgré ses recommandations, le conférencier nous invite à regret à rejoindre le fond de la scène … autour d’un magnifique buffet de fromages français d’appellation d’origine. La molécule inhibitrice de répulsion fonctionne efficacement. Il est évidemment hors de question, en dépit de l’heure tardive, de ne pas goûter à quelques-uns des plus beaux fleurons de notre production fromagère, choisis par la maison Chahbani réputée pour son étal sur les marchés de Maurepas et Boulogne.

MrChahbaniblog

Sympathique trappiste (habitant de Trappes), monsieur Chahbani mérite autant de considération que Djamel Debbouze, Omar Sy et Nicolas Anelka, autres célébrités de la cité de la banlieue ouest qui ont fait l’objet d’un excellent documentaire diffusé, cette semaine, sur Canal +. Ses fromages superbement affinés font honneur à la production laitière française. Pour mon bon plaisir, il dénicha autrefois quelques petits trésors méconnus comme la fourme de Montbrison et le bleu de Gex ainsi qu’en saison, le fameux brocciu corse pour cuisiner le fiadone. Il fut un temps où, après mes achats, nous partagions un petit verre de blanc sec au comptoir de chez Mimile.
Vous aurez compris que malgré son brillant exposé, monsieur Grappin n’a pas convaincu l’assemblée en majorité acquise aux délices du lait cru. Conscient de son imposture, il ne s’est d’ailleurs pas fait prier pour participer à la dégustation en notre compagnie.
Finalement, la farce pataphysique et apéritive, qu’il interprète avec talent, paradoxalement suscite l’envie de s’engager dans une autre guéguerre intestine beaucoup plus sérieuse, afin de pourfendre la dictature des grands groupes industriels laitiers favorables à l’utilisation de lait thermisé (chauffé entre 40 et 72° C) ou pasteurisé permettant une longue conservation.

Pont-L'eveque Conquérant blog

Une seconde bataille de Normandie a été remportée récemment car la coopérative Isigny-Sainte-Mère et le groupe Lactalis ont capitulé et ont accepté d’utiliser à nouveau le lait cru pour revenir dans le giron de l’AOC Camembert de Normandie.
Fichue molécule, le lendemain matin, je me suis rendu au marché pour faire emplette de savoureux fromages au lait cru. Sont-ce les effets de la « bonne » parole dispensée par monsieur Grappin ou la température largement négative, grrr ou brrr … monsieur Chahbani n’avait pas dressé son étal ! Heureusement, il était de retour ce samedi. Et pour mettre du baume au cœur de mes amis suisses, j’avais l’intention de me payer une tranche d’un fromage d’exception : l’Étivaz AOC, un grand cru des Alpes Vaudoises fabriqué à partir du lait cru exclusif du troupeau du chalet. En commerçant consciencieux, il me le déconseilla à cause d’un affinage encore insuffisant. Je me suis replié donc sur un magnifique Gaperon, un fromage auvergnat … sans ténia!
Vous avez compris ? Courez vite  écouter Jacques Bourdeaux de la compagnie théâtrale oPuS s’il passe dans votre région. Un régal au troisième degré ! Par contre, ne prenez pas à la lettre les allégations farfelues de monsieur Grappin, pseudo homme de science. Dégustez nos admirables fromages fermiers au lait cru d’appellation d’origine. Un pur délice au premier degré qui peut vous emporter au septième ciel!

Ardoisefromageblog

Certaines illustrations sont tirées de Tout un Fromage, un blog de référence sur le fromage :
http://www.unfromage.com/
Remerciements à Mr Chahbani fromager affineur au marché Escudier de Boulogne (mardi, vendredi et dimanche) et marché de Maurepas (mercredi et samedi)

La Bécasse des bois

Ce billet n’était nullement prémédité. L’idée m’en est venue récemment lors d’un séjour dans le sud-ouest alors que dans la cuisine « belle-familiale », je prenais mon petit-déjeuner, comme d’habitude, en feuilletant le quotidien régional La Dépêche du Midi. Je m’amusais des articles outrancièrement chauvins concernant le prochain déplacement du Téfécé (Toulouse Football Club), contre le club de la capitale version qatarie, quand, soudain, je suis tombé sur un dossier consacré à la petite vénerie et, en particulier, à la bécasse, un petit oiseau mystérieux et fascinant.
Pour ne point déplaire à mes chères lectrices, je tente déjà de tordre le cou au sens figuré qu’on associe parfois à certaines personnes du genre féminin. Ainsi, voici comment l’écrivain Paul Vialar les discrédite dans son Roman des oiseaux de chasse : « Une bécasse. C’en était une, en effet. Elle n’était pourtant pas laide, mais elle était sotte. Maladroite, surtout, et naïve. Elle aurait pu se taire, mais non, il fallait qu’elle parle et elle vous sortait des énormités qui faisaient se gausser les autres … Et lorsqu’on lui démontrait sa balourdise et son erreur, elle se mettait à rouler de gros yeux ronds, justement comme la bécasse à laquelle, inconsciemment, tous ces chasseurs la comparaient. Ce n’est pas que cet oiseau soit bête. Non, il est même subtil, mais c’est cet œil ahuri, étonné, qui a fait prendre son nom pour l’attribuer aux humains sans astuce. Et, d’instinct, entre eux, les hommes répétaient, parlant de la femme : c’est une bécasse ! »
Georges-Louis Leclerc comte de Buffon, dont j’aime consulter les Histoires Naturelles, n’est guère plus tendre : « La bécasse est d’un instinct obtus et d’un naturel stupide ; elle est moult sotte bête dit Belon ; elle l’est vraiment beaucoup si elle se laisse prendre de la manière qu’il raconte et qu’il nomme Folâtrerie … » Et en bas de page, en annotation, il ajoute : « C’est apparemment d’après ce caractère de stupidité, que le docteur Shaw nous dit qu’on la nomme en Barbarie (cela correspondait au Maghreb actuel) Hammar el hadjel, l’âne des perdrix » !
On qualifie volontiers de bécasse, une fille ou une femme simple, stupide, crédule ou niaise. Il s’agit là d’un jugement très hexagonal car la même personne, dans la langue de Shakespeare, sera une silly goose, littéralement idiote comme une oie.
De même, corollaire de l’affirmation précédente, l’expression brider la bécasse qui signifie tromper quelqu’un, piéger un naïf, semble concerner plutôt la gent féminine. Si au sens propre, cela voulait dire prendre l’animal dans un lacs, un lacet en crin, on l’employait au dix-septième siècle, Molière notamment, dans le sens d’engager quelqu’un de telle sorte qu’il ne puisse plus s’en dédire, et plus particulièrement encore, le mariage est conclu, la femme est engagée.
Au pays de la (très) perfide Albion, ils préfèrent dépouiller l’agneau (to skin the lamb) mais le sens est aussi misogyne puisque ils l’expliquent ainsi : the woman is bound by marriage. No comment !
Ces affirmations cocasses contredisent les mœurs de l’animal, car, d’une part, le mâle est polygame et quitte la femelle après la ponte pour une nouvelle partenaire ; d’autre part, on ne met pas le grappin sur la bécasse aussi facilement que cela car toutes les tentatives pour la domestiquer ou l’élever ont échoué à ce jour.
Pour réhabiliter les femmes mais aussi les bécasses, j’ai déniché cet avis tiré d’une anthologie : « Pourquoi les hommes tombent-ils toujours à côté, quand ils parlent des animaux ? … Il y a des chiens infidèles, des chats francs comme l’or. Aussi celui qui redira d’une niaise : Quelle bécasse ! est sûr, lui, d’être un bécasson ».
Sachez encore que si nous français comparons une personne excessivement sourde à une bécasse, les britanniques lui préfèrent la vipère, le scarabée et le chat blanc : as deaf as an adder / a beetle / a white cat ! Il y eut quatre scarabées dans le vent qui ne devaient pourtant pas être si durs de la feuille que cela, encore que Beethoven, sourd à la fin de sa vie, composait malgré tout.
Loin d’adhérer à ces préjugés et autres expressions proverbiales, j’ai depuis longtemps, une certaine sympathie pour la bécasse pour des raisons strictement littéraires qui remontent à ma lecture des savoureux contes éponymes de Guy de Maupassant. Mon bel ami normand les écrivit en 1883 alors qu’il passait l’été dans sa villa de La Guillette (la maison de Guy) près des falaises d’Étretat. Certains exégètes voient, dans leur cruauté, leur pessimisme et leur genre fantastique, le mal être de Maupassant déjà rongé par la drogue, la syphilis et son hérédité. Moi, je me régale de leur truculence rabelaisienne dans des paysages qui me sont familiers.

Contes Bécassejaquetteblog

Les Contes de la bécasse sont un recueil de nouvelles dont seule la première, servant de préambule, concerne l’animal qui nous intéresse. C’est l’histoire d’un vieux baron qui aime beaucoup les oiseaux et la chasse :
« À l’automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l’ancien temps, ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait de chacun le récit fidèle de sa journée.
Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.
C’étaient d’étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait l’humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-unes avaient fait date et revenaient régulièrement. L’histoire d’un lapin que le petit vicomte de Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur prononçait :
— J’entends : « Birr ! birr ! » et une compagnie magnifique me part à dix pas. J’ajuste : pif ! paf ! j’en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il y en avait sept !
Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s’extasiaient.
Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le « conte de la Bécasse ».
Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie recommençait à chaque dîner.
Comme ils adoraient l’incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les têtes.
Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert le bec. Une chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, dans l’anxiété de l’attente.
Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une épingle, piquait l’épingle sur un bouchon, maintenait le tout en équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière de tourniquet.
Tous les convives comptaient ensemble, d’une voix forte :
— Une, — deux, — trois.
Et le baron, d’un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.
Celui des invités que désignait, en s’arrêtant, le long bec pointu devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher ses voisins.
Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l’élu du hasard croquait le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations de plaisir.
Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.
Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait, sur l’ordre du baron, conter une histoire pour indemniser les déshérités.
Voici quelques-uns de ces récits : »
La bécasse étant absente des autre farces cauchoises contées ici par Maupassant, j’ai choisi d’écouter plutôt un émérite chasseur bécassier pour mieux la découvrir. Mes plus fidèles lecteurs le connaissent car il vous narra en patois ariégeois comment il abattit son premier sanglier (billet La maison d’Isert du 3 février 2011). Ainsi, devant sa cheminée, avec jubilation, il m’a raconté les habitudes de l’oiseau ainsi qu’une prolifique chasse avec cinq volatiles à son tableau. Mémorable ! pour conclure comme il le fait quand il égrène ses souvenirs. Pour ne pas attirer les foudres de fédérations de chasseurs, je précise que ce « coup du roi » pour la reine des bois – j’emprunte l’expression de Pagnol à propos d’un tir de bartavelles dans La Gloire de mon père – date d’il y a un demi siècle. De toute manière, notre fine gâchette ne risquerait rien, même aujourd’hui, puisque le carnet national de prélèvement autorise un maximum de trente bécasses par an et par chasseur.
La Bécasse des bois ou bécasse rousse appartient à l’espèce des Oiseaux et à la famille des Scolopacidés. Sa dénomination scientifique Scolopax rusticola tire son origine du grec Scolops, signifiant pieu peut-être en rapport avec son bec effilé, et du latin rusticola, en référence à la campagne, sa terre d’élection. Son nom français est directement lié à la particularité de son bec long et droit et à ses habitudes forestières.
En anglais, elle s’appelle woodcock (littéralement coq des bois) dont les déformations Videcoq et Vicot apparaissent encore dans plusieurs patronymes en Normandie.
Son plumage décline en ondes toutes les nuances de couleurs du brun foncé au beige clair. Ses teintes de feuilles mortes constituent une excellente tenue de camouflage qui complique son observation au sol.
« La bécasse arrive dans nos bois vers le milieu d’octobre en même temps que les grives. Elle descend alors des hautes montagnes où elle habite pendant l’été, et d’où les premiers frimas déterminent son départ et nous l’amènent, car ses voyages ne se font qu’en hauteur dans la région de l’air, et non en longueur comme se font les migrations des oiseaux qui voyagent de contrées en contrées. C’est des sommets des Pyrénées et des Alpes, où elle passe l’été qu’elle descend aux premières neiges qui tombent sur ces hauteurs dès le commencement d’octobre, pour venir dans les bois des collines inférieures et jusque dans nos plaines. » Buffon mésestime quelque peu les capacités de migrateur au long cours de la bécasse. En effet, même si certaines sont devenues sédentaires dans le sud de la France, des opérations de baguage témoignent qu’avant de venir hiverner dans le sud de l’Europe, elles séjournent parfois durant l’été au Maghreb, sans qu’elles fussent expulsées par le ministre Guéant, ou aussi en Scandinavie ou en Biélorussie. Bref, l’Europe de la bécasse est en vol sinon en marche !
… Et mon volubile nonagénaire ariégeois qui me conte sa chasse miraculeuse : « C’était une journée aux environs de Noël. C’était lune noire, une bonne lune ! Je pars avec le casse-croûte, le fusil et mon chien qui ne chassait que la bécasse, vers Mercenac (distant de 11 kilomètres, ndlr). Je passe avant par le lieu-dit le désert de Lacave, en bordure de forêt, un endroit favorable pour la pose des bécasses. Des odeurs, pas encore de fientes ! » Ses yeux brillent : « Les premiers effluves de l’oiseau ! Mon chien est à l’arrêt, le grelot ne tinte plus ! La bécasse ne se perche pas, elle reste au sol. Dix minutes ainsi à l’arrêt ! soudain, elle se lève, je la tire ! Première bécasse ! Je pars vers le Mariau et Bastien, puis me dirige vers la source du ruisseau du Laouin ou Lawin, tu connais ?... » Mes cinq doigts de la main ne seront pas de trop pour compter son butin, au bout de l’anecdote.
L’écrivain Jules Renard dont l’homonyme, le rusé goupil, est un des rares prédateurs de la bécasse, évoque dans ses Histoires Naturelles, une partie de chasse moins dramatique pour l’oiseau : « La nuit montait du sol et nous vêtait peu à peu, dans la clairière étroite où mon père attendait les bécasses … Les grives se dépêchaient de rentrer au bois où le merle jetait son cri guttural, cette espèce de hennissement qui est un ordre à tous les oiseaux de se taire et de dormir.
La bécasse allait bientôt quitter ses retraites de feuilles mortes et s’élever. Quand il fait doux, comme ce soir-là, elle s’attarde, avant de gagner la plaine. Elle tourne sur le bois et se cherche une compagne. On devine, à son appel léger, qu’elle s’approche ou s’éloigne. Elle passe d’un vol lourd entre les gros chênes et son long bec pend si bas qu’elle semble se promener en l’air avec une petite canne.
Comme j’écoutais et regardais en tous sens, mon père brusquement fit feu, mais il ne suivit pas le chien qui s’élançait.
– Tu l’as manquée ? lui dis-je.
– Je n’ai pas tiré, dit-il. Mon fusil vient de partir dans mes mains.
– Tout seul ?
– Oui.
– Ah !… une branche peut-être ?
– Je ne sais pas.
Je l’entendais ôter sa cartouche vide.
– Comment le tenais-tu ?
N’avait-il pas compris ?
– Je te demande de quel côté était le canon ?
Comme il ne répondait plus, je n’osais plus parler.
Enfin je lui dis :
– Tu aurais pu tuer… le chien.
– Allons-nous-en, dit mon père. »
Il est une autre nouvelle plus romantique encore : « Ce soir, il fait un temps doux après une pluie fine.
On part vers cinq heures, on gagne le bois et on marche sur les feuilles jusqu’au coucher du soleil.
Le chien multiplie dans le taillis ses lieues de chien.
Sentira-t-il des bécasses ?
Peu importe au chasseur, s’il est poète.
Le quart d’heure de la croule venu, on se place toujours trop tôt, au pied d’un arbre, au bord d’une clairière. Les vols rapides des grives et des merles frôlent le cœur. Le canon du fusil bouge d’impatience. À chaque bruit, une émotion ! L’oreille tinte et l’œil se voile, et le moment passe si vite… que c’est déjà trop tard.
Les bécasses ne se lèveront plus ce soir.
Tu ne peux pas coucher là, poète !
Reviens ; prends la traverse, à cause de la nuit, par les près humides, où tes souliers écrasent les petites huttes molles des taupes ; rentre chez toi, au chaud, à la lumière, sans remords, puisque tu es sans bécasse, à moins que tu n’en aies laissé une à la maison ! »
Dès le crépuscule, pour ce qu’on appelle la passée, la bécasse quitte ses quartiers forestiers pour aller chercher sa pitance en lisière dans les prairies humides ou les paquis fangeux près des petits marais. Elle se nourrit essentiellement de vers de terre et de petits insectes en fouillant l’humus avec son long bec.
La chasse à la bécasse est strictement réglementée, ainsi il est interdit de la tirer au moment de la passée ainsi qu’à l’époque de la croule, nom donné au chant du mâle survolant son territoire, à la saison des amours, au printemps. L’un des romans de Paul Vialar s’intitule La Croule, justement, parce que l’héroïne, une jeune fille de dix-huit ans se retrouve seule propriétaire d’un domaine en Sologne avec des bois et des étangs, après que son père fût terrassé par une crise cardiaque lors d’une chasse aux bécasses à la saison des amours.
La chasse dite « à la relève » au chien d’arrêt est la seule autorisée. Le chien bécassier ne chasse que ce gibier. Preuve que la bécasse est beaucoup plus rusée que ne le prétend le sens commun, il faudra plusieurs années et de nombreuses chasses pour que le chien acquière les qualités nécessaires. Les setters anglais et Gordon, les braques et les épagneuls, constituent le fleuron des chiens bécassiers. Pour avoir vu leur travail dans des documentaires, je confirme que le spectacle du chien à l’arrêt dans le silence du sous-bois est un moment émouvant. Ô temps ! suspends ton (en)vol … de bécasse.
Buffon, encore lui, décrit une chasse absolument prohibée de nos jours, « celle aux pièges dormants, tendus dans les sentiers, et qu’on appelle rejets, regipeaux en Bourgogne, regimpeaux en Lorraine ; c’est une baguette de coudrier ou d’autre bois flexible et élastique, plantée en terre et courbée en ressort, assujettie près du terrain à un trébuchet que couronne un nœud coulant de crin ou de ficelle ; on embarrasse de branchages le reste du sentier où l’on a placé le rejet, ou bien si l’on tend sur les paquis, on y pique des genêts ou des genièvres en files, pliés de manière qu’il ne reste que le petit passage qu’occupe le piège, afin de déterminer la bécasse qui suit les sentiers, et n’aime pas s’élever ou sauter, à passer le pas du trébuchet, qui part dès qu’il est heurté, et l’oiseau saisi par le nœud coulant, est emporté en l’air par la branche qui se redresse ; la bécasse ainsi suspendue ... » ne pourra échapper au facétieux braconnier Blaireau alias Louis de Funès pour le plus grand tourment de Parju, le garde-champêtre peu clairvoyant de Montpaillard, dans Ni vu ni connu, le savoureux film d’Yves Robert !
Pour n’en avoir jamais mangé, je ne peux témoigner de l’excellence de la chair de la bécasse, vantée toujours par Buffon : « Le corps de la bécasse est en tout temps fort charnu, et très gras sur la fin de l’automne ; c’est alors et pendant la plus grande partie de l’hiver, qu’elle fait un mets recherché. Sa chair ferme a la propriété de se conserver longtemps ; on la cuit sans ôter les entrailles, qui, broyées avec ce qu’elles contiennent, font le meilleur assaisonnement de ce gibier … ». Cependant, je me pourlèche les babines quand j’observe la jubilation de l’aïeul ariégeois rappelant le temps où il broyait la tripaille pour en faire des pâtés, la « rôtie ».
À cet instant de l’écriture de mon billet, je reviens vers Maupassant et un de ses Contes de la Bécasse. En guise de trou normand littéraire pour que vos estomacs fragiles digèrent le plat de gibier, je vous offre une magnifique description de la ville de Rouen digne de son compatriote normand Gustave Flaubert :
« Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.
C’est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, travaillés comme des bibelots d’ivoire ; en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.
Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments humains ; et là-bas, la « Pompe à feu » de la « Foudre », sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d’un mètre la plus géante des pyramides d’Égypte.
Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d’îles, bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de prairies immenses qu’une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.
De place en place, des grands navires à l’ancre le long des berges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s’en allaient, à la queue leu-leu, vers le Havre ; et un chapelet de bâtiments, formé d’un trois-mâts, de deux goélettes et d’un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage de fumée noire …
… Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s’enfonçait dans l’admirable forêt de Roumare.
L’automne, l’automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu avaient coulé du ciel dans l’épaisseur des bois.
On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami tourna vers la gauche et, prenant un chemin de traverse, s’enfonça dans le taillis.
Et bientôt, du sommet d’une grande côte nous découvrions de nouveau la magnifique vallée de la Seine, et le fleuve tortueux s’allongeant à nos pieds ... »
Je sais au moins une de mes lectrices qui, en pays de connaissance, savourera cette description « aux pommes » ! Elle est trop jeune cependant pour avoir connu le Père Mathieu, le personnage principal du conte, un normand au sobriquet de « Père La Boisson », inventeur du saoulomètre et gardien d’une chapelle miraculeuse fréquentée par les jeunes filles enceintes qui viennent se recueillir devant la statue de Notre-Dame du Gros Ventre !
Pour être tout à fait complet, il existe des éditions des Contes de la Bécasse enrichies d’une série d’autres contes parmi lesquels l’un a pour titre Les Bécasses. Je ne résiste pas à vous en livrer un court passage, ne serait-ce que par pur chauvinisme régional :
« ...Mais je veux vous parler des bécasses. Donc mes deux amis, les frères d’Orgemol et moi, nous restons ici pendant la saison de chasse, en attendant les premiers froids. Puis, dès qu’il gèle, nous partons pour leur ferme de Cannetot près de Fécamp, parce qu’il y a là un petit bois délicieux, un petit bois divin, où viennent loger toutes les bécasses qui passent.
Vous connaissez les d’Orgemol, ces deux géants, ces deux Normands des premiers temps, ces deux mâles de la vieille et puissante race de conquérants qui envahit la France, prit et garda l’Angleterre, s’établit sur toutes les côtes du vieux monde, éleva des villes partout, passa comme un flot sur la Sicile en y créant un art admirable, battit tous les rois, pilla les plus fières cités, roula les papes dans leurs ruses de prêtres et les joua, plus madrés que ces pontifes italiens, et surtout laissa des enfants dans tous les lits de la terre. Les d’Orgemol sont deux Normands timbrés au meilleur titre, ils ont tout des Normands, la voix, l’accent, l’esprit, les cheveux blonds et les yeux couleur de la mer.
Quand nous sommes ensemble, nous parlons patois, nous vivons, pensons, agissons en Normands, nous devenons des Normands terriens plus paysans que nos fermiers.
Or, depuis quinze jours, nous attendions les bécasses ... »
En fait, elles ne sont que prétexte au narrateur et à un notaire pour se gausser d’un berger sourd-muet étranglant son épouse, une bécasse ?, une guenilleuse surnommée la Goutte à cause de son amour immodéré pour l’eau-de-vie. J’imagine ce que le regretté Claude Chabrol aurait tiré de ce fait-divers truculent dans le cadre de la série télévisée Chez Maupassant.
Le cruchon de calva est souvent sur la table en Pays de Caux. Qui sait si Maupassant avait vécu outre -Quiévrain, il n’aurait pas fréquenté À la Bécasse, le célèbre estaminet de la rue au Beurre à Bruxelles, une institution vieille de plus de cent trente ans. Ses personnages tremperaient peut-être alors les lèvres dans la mousse de la fameuse bière La Bécasse parfumée à la cerise (kriek) ou à la framboise !

kriekLaBécasseblog

À en croire la chanson, Bécassine, un soir est partie pour le pensionnat / Aider les enfants pour les vacances à Étretat ! Elle n’a pu y rencontrer Maupassant, et pour cause, puisque le personnage de bande dessinée, de son vrai nom Annaïck Labornez, créé par Joseph Pinchon, n’apparut dans la Semaine de Suzette qu’en 1905. Je précise que ce « type de bonne bretonne, brave mais étourdie », comme la présente certaine édition du Grand Larousse encyclopédique, n’est ni ma cousine, ni ma voisine. C’est en raison de leur sottise proverbiale qu’elle est nommée comme la Scolopax Gallinago, la bécassine, un oiseau appartenant également à la famille des Scolopacidés. « Ce serait une petite bécasse, dit Belon, si elle n’estoit de mœurs différentes ». Elle ne fréquente pas les bois, leur préférant les prairies marécageuses et les osiers bordant les rivières. Il en est une surnommée bécassine sourde car elle part sous les pieds des chasseurs comme si elle n’entendait rien du bruit que l’on fait en venant à elle.
Comme souvent lors de mes leçons de choses, je me renseigne si Jean de La Fontaine a mis en scène, dans ses fables, l’animal étudié. A priori, la bécasse n’apparaît fugacement que dans L’Hirondelle et les petits oiseaux :

« … La chanvre étant tout à fait crue,
L’Hirondelle ajouta : « Ceci ne va pas bien;
Mauvaise graine est tôt venue.
Mais puisque jusqu’ici l’on ne m’a crue en rien,
Dès que vous verrez que la terre
Sera couverte, et qu’à leurs blés
Les gens n’étant plus occupés
Feront aux oisillons la guerre ;
Quand reginglettes* et réseaux
Attraperont petits Oiseaux,
Ne volez plus de place en place,
Demeurez au logis, ou changez de climat :
Imitez le Canard, la Grue, et la Bécasse … »

L’hirondelle qui a beaucoup voyagé, bonne conseillère, suggère aux oisillons, pour déjouer les pièges du fermier, de changer d’air comme le font certains migrateurs. Mais vous savez ce que c’est, les jeunes n’ont souvent que faire des conseils de leurs aînés … !
Outre les écrivains, dame Bécasse est aussi la muse des peintres. Ainsi, déjà au dix-septième siècle, Alexandre-François Desportes, considéré comme le fondateur de la peinture animalière française, la prend pour modèle.

La Bécasse des bois dans Leçons de choses becasse-desportesblog

Au dix-neuvième siècle, Edouard Traviès se spécialise dans les aquarelles d’oiseaux et d’insectes. Il illustre même les œuvres complètes de Buffon. La bécasse y figure en bonne place.

tableau-chasse-la-becasse-debout-d-edouard-travies

Claude Monet la peint et la cuisine dans sa maison de Giverny, sur son fourneau décoré de carrelages en vieux Rouen. Il adore la bécasse faisandée, pendue quatorze jours dans sa cave, plumée, rôtie, accompagnée d’un toast.

Bécasse faisan Monetjpg

La bécasse des bois est prédestinée à la peinture car c’est de l’extrémité de son aile, juste à côté de la première rémige, que provient la très recherchée plume du peintre. Petite plume pointue en forme de fer de lance, on l’utilisait au Moyen Âge pour réaliser les enluminures. Très fragile, elle ne permet d’effectuer qu’un unique dessin ou aquarelle.
« Il faut que le gibier paye le vieux chasseur / Qui se morfond longtemps à l’affût de la proie » écrivait Baudelaire dans son poème L’Imprévu tiré des Fleurs du Mal. La plume du peintre, voilà un joli trophée en récompense !
Léon-Paul Fargue qu’on surnommait parfois le Robert Doisneau de la poésie, affirmait à propos de son art : « Il faut que chaque mot qui tombe soit le fruit bien mûr de la succulence intérieure, la goutte qui glisse du bec de la bécasse à point. »
Mon billet n’a pas la prétention de tendre vers cette perfection, mais si mes élucubrations sur la bécasse, vous ont séduit, vous savez ce qu’il vous reste à faire le 4 octobre prochain : « À la Saint-François, la bécasse est au bois » !

Publié dans:Leçons de choses |on 26 janvier, 2012 |1 Commentaire »

La pie ne fait pas le moineau !

Pour faire la photo d’un oiseau
Lorsqu’on n’a pas le talent de Doisneau
Fixer d’abord une fenêtre
Légèrement entrouverte
Cadrer ensuite
Quelque chose d’utile
Pour l’oiseau
Se cacher derrière le rideau
Sans rien dire
Sans bouger …
Parfois l’oiseau arrive vite
Mais il peut mettre de longues minutes
Avant de se décider
Ne pas se décourager
Attendre
La vitesse de l’obturateur
Et la vivacité de l’oiseau
Ayant rapport
Avec la réussite de la photo
Quand l’oiseau arrive
S’il arrive
Observer le plus profond silence
Attendre que l’oiseau grimpe sur le bol
Et quand il commence à becqueter
Déclencher en rafale l’appareil photo …
Puis
Avec Photoshop, enlever le rideau …

Les pitreries quotidiennes de quelques moineaux m’ont inspiré ce médiocre pastiche du poète. Je vous ai servi l’original dans mon récent billet du 15 juin 2011 « Mon débarquement en Normandie … Opération Prévert ».
Tout a commencé avec l’éclosion précoce d’un printemps radieux. Une colonie d’oiseaux de toutes espèces -il n’y a pas encore de quotas dans ma banlieue- squattèrent les tilleuls en face de mon appartement. L’idée hospitalière vint à ma compagne, d’ouvrir une annexe des restos du cœur de Piaf, en remplissant de miettes de pain, un bol sur le rebord de la fenêtre de la cuisine.
Avant que l’adresse ne soit diffusée dans tous les arbres de la résidence, pendant plusieurs semaines, l’unique cliente fut une pie. Une de ces pies qu’on appelle ageasse en Poitou, ajaça dans le sud-ouest de la France, ou encore agace en Provence, et que Linné nomma Pica pica, bref une vraie Pie bavarde à la hauteur de sa réputation de jacassière.
Plutôt qu’en dire pis que pendre, n’en déplaise au compositeur italien Gioachino Rossini, cette pie-là, à sa décharge, n’est point voleuse puisqu’elle vient glaner sa pitance avec notre total consentement. Et comme j’en suis à combattre quelques idées reçues, c’est aussi une pie qui chante mal. Ses vocalises rauques et nasales ne valent vraiment pas un opéra, ni même un bonbec !
Le naturaliste Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, qu’il me plaît souvent de citer quand je présente des animaux, précise, à propos de la pie, dans son Histoire Naturelle des Oiseaux que « Margot est le nom qu’on a coutume de lui donner, parce que c’est celui qu’elle prononce le plus volontiers ou le plus facilement, et (que) Pline assure que cet oiseau se plaît beaucoup à ce genre d’imitation, qu’il s’attache à bien articuler les mots qu’il a appris, qu’il cherche longtemps ceux qui lui ont échappé, qu’il fait éclater sa joie lorsqu’il les a retrouvés, et qu’il se laisse quelquefois mourir de dépit lorsque sa recherche est vaine, ou que sa langue se refuse à la prononciation de quelque mot nouveau ».
Louis Pergaud, avant d’écrire sa joyeuse Guerre des Boutons, publia un recueil de nouvelles intitulé De Goupil à Margot, histoires de bêtes avec lequel il obtint le Prix Goncourt en 1910 : « Radotante comme une aïeule en enfance qui répète sans savoir le même cri, monotone d’intonation et vide de sens, saoule du matin au soir, inconsciente de la dignité sauvage que, prisonnière, elle avait su garder d’abord avec ses geôliers, Margot la pie ravalant pour le plaisir des humains ses besoins et ses gestes, ne se faisait plus depuis longtemps les amères réflexions qui avaient tant attristé les premiers jours de sa captivité.
Loin, bien loin maintenant la mer moutonnante des frondaisons, les corridors de verdure, les chênes hospitaliers où s’ébattait jadis, parmi les senteurs sylvestres, sa jeune liberté. Pourquoi, après avoir échappé à la glu de la mare, au trébuchet de l’oiseleur, au plomb du braconnier, à l’appeau du chasseur, s’être fait prendre et finir ainsi !
»
À en juger par la manière dont Pergaud décrit la captivité de Margot, je conçois que la pie ne se répande pas trop en bavardages à ma fenêtre. Méfiante et farouche, au moindre bruit ou à la moindre ombre qui se profile derrière les rideaux, elle s’envole vers la cime des arbres voisins.
Pourtant, j’aurais bien des questions à poser à celle qui s’avère être un personnage de roman aux multiples facettes. Ainsi, dans La Pie saoule d’Henri Vincenot, elle se révèle plus entreprenante :
« Il aurait peut-être tout brisé, de rage et de dépit, si, sur la table, il n’avait pas vu la pie Margot qui était restée prisonnière. Il allait l’assommer d’un coup de trique lorsque l’oiseau s’approcha d’un verre à moitié plein de vin, qui traînait là, parmi des couennes. Elle y plongea le bec et but à petites gorgées. Alexandre commença à ricaner en sourdine et la regarda faire. Elle but encore plusieurs lampées et, à chaque fois qu’elle buvait, Alexandre riait plus fort et il éclata de rire d’un seul coup lorsqu’il la vit caqueter en titubant. Enfin, bavant, l’œil torve, plumes ébouriffées, la pie saoule s’effondra, pantelante, grognante, méchante. Alexandre, en riant, lui cria : « Crève, Margot, crève-lui le cœur ! » puis, se renversant sur sa chaise, il laissa jaillir son contentement mauvais.
Depuis ce jour, la pie prise par son vice, revint souvent frapper du bec à la vitre d’Alexandre, et chaque fois plus laide, plus hargneuse, plus arrogante. Chaque fois aussi Alexandre lui ouvrit son guichet en disant :
-Te voilà charogne ? Tu veux boire la goutte, hein ?
Et il l’emmenait du côté de son tonneau. Elle buvait jusqu’à succomber, faisait scandale, souillait la table et s’endormait affalée sur du vieux linge ..
. »
Vincenot, conteur truculent, auteur du roman à succès La Billebaude, et … journaliste durant vingt ans à La Vie du Rail, fait de cette Margot burgonde, l’oiseau de compagnie de Lazare Denizot, un forgeron au village de Châteauneuf-en-Bourgogne, qui, attiré par le monde des trains et des cheminots, la délaisse pour participer à la construction de la première ligne de chemin de fer Paris-Lyon qui passe par Dijon, au milieu du dix-neuvième siècle.
La « vallée noire » en Berry, chère à George Sand, souvenez-vous de La Mare au Diable, fut longtemps baignée de légendes et de superstitions ancestrales. Ainsi, selon les Évangiles du Diable, lorsque Dieu eut fait le mouton, le Diable fit le renard, le premier ayant fait le chien, le second créa le loup, l’un le lièvre, l’autre le putois, à l’alouette, le démon répondit par l’épervier, au pigeon, il préféra la pie, bref, à chacun son vrai maître.
Certains Berrichons obscurantistes pensaient que la pie portait en son crâne, un petit os du diable. On l’accusait même d’avoir apporté dans son bec, l’épine la plus acérée qu’elle eût trouvée sur la Terre Sainte pour la glisser dans la couronne du Christ. Ainsi, dans un village de cette région de sorcellerie, au moment de Pâques, les enfants de chœur avaient pour coutume, d’attraper des pies à la glu et de venger le Christ en leur enfonçant des aiguilles et des épingles dans le crâne.
Les légendes ont la vie dure, toujours est-il que ma pie me rendit visite de moins en moins souvent, à la période pascale, ce dont profitèrent une volée de moineaux.

La pie ne fait pas le moineau ! dans Coups de coeur moineaublog6

moineaublog9 dans Histoires de cinéma et de photographie

Dans sa nomenclature, Buffon compte jusqu’à soixante-sept espèces et neuf variétés différentes de moineaux. Il s’agit là du Moineau domestique (ou Passer domesticus) de la famille des Passéridés. On lui attribue parfois le nom de moineau franc (ou français); qui sait si avec le temps, au cas où la convention de Schengen s‘étendrait à la libre circulation des oiseaux, cette appellation ne tombera pas en désuétude. Voilà une tâche « douillette » et inoffensive à laquelle pourrait s’atteler notre nouveau ministre en charge des ressortissants français de l’étranger ! Dans le cadre de la géopolitique ornithologique, je signale l’existence d’un moineau friquet, un cousin proche, vivant surtout en zone rurale. Son nom ne signifie nullement une certaine aisance sociale ; friquet désignait en vieux français, quelqu’un de vif et sémillant (comme métaphoriquement, le moineau). Mes moineaux à moi s’appellent aussi communément pierrot depuis que Jean de La Fontaine, dans sa fable Le Chat et les deux Moineaux, prénomma ainsi l’un d’eux :

chatetlesdeuxmoineaublog dans Leçons de choses
À Monseigneur le duc de Bourgogne

« Un chat contemporain d’un fort jeune Moineau
Fut logé près de lui dès l’âge du berceau ;
La Cage et le Panier avaient mêmes Pénates.
Le Chat était souvent agacé par l’Oiseau :
L’un s’escrimait du bec, l’autre jouait des pattes.
Ce dernier toutefois épargnait son ami.
Ne le corrigeant qu’à demi
Il se fût fait un grand scrupule
D’armer de pointes sa férule.
Le Passereau moins circonspect,
Lui donnait force coups de bec.
En sage et discrète personne,
Maître Chat excusait ces jeux :
Entre amis, il ne faut jamais qu’on s’abandonne
Aux traits d’un courroux sérieux.
Comme ils se connaissaient tous deux dès leur bas âge,
Une longue habitude en paix les maintenait ;
Jamais en vrai combat le jeu ne se tournait ;
Quand un Moineau du voisinage
S’en vint les visiter, et se fit compagnon
Du pétulant Pierrot et du sage Raton.
Entre les deux oiseaux, il arriva querelle ;
Et Raton de prendre parti.
Cet inconnu, dit-il, nous la vient donner belle
D’insulter ainsi notre ami !
Le Moineau du voisin viendra manger le nôtre ?
Non, de par tous les Chats ! Entrant lors au combat,
Il croque l’étranger. Vraiment, dit maître Chat,
Les Moineaux ont un goût exquis et délicat !
Cette réflexion fit aussi croquer l’autre.
Quelle Morale puis-je inférer de ce fait ?
Sans cela toute Fable est un oeuvre imparfait.
J’en crois voir quelques traits ; mais leur ombre m’abuse,
Prince, vous les aurez incontinent trouvés :
Ce sont des jeux pour vous, et non point pour ma Muse ;
Elle et ses Soeurs n’ont pas l’esprit que vous avez.
« 

Le duc de Bourgogne est le fils de Louis de France, le grand dauphin, et le petit-fils de Louis XIV. Il a douze ans lorsque La Fontaine écrit cette fable flatteuse à son égard, considérant sa muse ainsi que tous les autres arts, comme inférieurs à l’esprit du duc. N’y a-t-il pas une contradiction avec les propos énoncés au sein même de la fable, décrivant le moineau comme un être exubérant et imprudent, métaphore d’une jeunesse trop sûre d’elle qui ne se rend pas compte des dangers du monde.
Les moineaux de ma résidence sont rassurés, je ne joue pas les moralistes … quoiqu’ils fussent à l’origine de quelque querelle pour des motifs d’ordre architectural. En effet, membre du conseil syndical de ma résidence, je fus témoin, lors des réunions de chantier, à l’occasion de travaux de ravalement, de discussions acharnées autour de la pose ou non de cache-moineaux, ces pièces de calfeutrement en bois ou en métal, disposées en façade, au-dessus des fenêtres, pour interdire l’accès aux oiseaux.

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Ils me savent gré de ma neutralité bienveillante puisqu’ils continuent à pépier gaiement à la fenêtre de la cuisine, tordant le cou, par là même, à quelques idées reçues. Déjà, le fait de manifester ainsi leur gratitude prouve qu’ils ne possèdent pas une aussi petite cervelle que l’on prétend.
De même, affirmer qu’une personne qui mange très peu, possède un appétit de moineau, relève d’un réel manque d’esprit d’observation ou constitue une erreur grossière d’anthropomorphisme. Buffon confie « qu’il faut à peu près vingt livres de blé par an pour nourrir un couple de moineaux, des personnes qui en avaient gardé dans des cages, l’en ayant assuré ». Et pour abonder en son sens, ce sont trois à quatre bols remplis de morceaux de pain qu’engloutissent, quotidiennement, mes amis pierrots. Et pas n’importe quel pain ; à la baguette flasque d’Intermarché, ils préfèrent des pains spéciaux maison à base de farine d’épeautre, de seigle ou de multi-céréales, confectionnés avec notre machine. En une occasion, nous leur proposâmes bien une brioche manquant de fraîcheur mais l’ampleur des dégâts suite à leurs ennuis gastriques nous amena à y renoncer.
Vous constatez que ce n’est pas la misère qui les a fait tomber du nid, contrairement à la triste histoire du Moineau de Paris chantée autrefois par Les Frères Jacques :

« Dans l’ jardin public, tout ensoleillé,
Un petit moineau sur l’herbe est tombé ;
Un gosse en haillons sur l’oiseau se jette,
Mais une brave dame d’un geste l’arrête.
Que fais-tu, gamin ? Laisse-le partir !
Ça t’amuse donc bien de le faire souffrir ?
Ma, que l’gosse répond, voyons la p’tit’ mère,
On s’ connaît tous deux puisque l’on est frères ;
Car moi aussi, j’ suis un petit
Que la misère a fait tomber du nid.
J’ suis l’moineau, j’suis l’ titi ;
J’ suis l’ gamin d’ Paris.
Dans la rue, je me faufile,
Nez au vent, bataillant,
Mais toujours chantant,
J’ vais tout droit sans me faire de bile,
J’ suis blagueur, j’ suis farceur,
Ça, y a pas d’erreur.
Mais comme au fond, j’ai bon cœur
J’ vais grimper tout là-haut de peur qu’il s’ennuie,
Remettre mon moineau dans son nid.
La bonne dame émue lui dit : Mon enfant,
T’es tout seul, veux-tu que j’ sois ta maman ?
L’enfant a dit oui ; elle l’amène chez elle,
Lui fait don de tout, c’est une vie nouvelle.
Mais, en grandissant, il se sent gêné.
Il n’ pense qu’à une chose : c’est sa liberté.
Dehors, le soleil éclaire la grande route.
C’est l’ printemps qui chante ; joyeux, il écoute.
Alors un soir, il est parti,
Laissant seulement ces quelques mots d’écrits :
J’ suis l’moineau, j’ suis l’titi ;
J’ suis l’ gamin d’ Paris.
Dans la vie faut que j’ me faufile.
Je suis grand, j’ai vingt ans ;
Faut que j’aille de l’avant.
Bonne maman, ne t’ fais pas de bile.
J’ suis blagueur, j’suis farceur,
Ça, y a pas d’erreur,
Mais n’ crois pas qu’ j’ai mauvais cœur.
M’en veux pas, tu l’ sais bien : quand ils ont grandi,
Les moineaux se sauvent de leur nid.
Maint’nant, la brave dame a les ch’veux tout blancs.
Mais elle songe enfin à son grand enfant
Qui s’est envolé, l’âme vagabonde.
R’viendra-t-il un jour ? C’est si grand le monde.
Mais voilà qu’un soir, quelqu’un a sonné.
Un sergent est là, sergent décoré.
Monsieur, vous d’mandez ?
Lui n’ose rien dire
Puis soudain s’avance dans un bon sourire
Et la prenant entre ses bras,
Il dit : Maman, tu n’ me reconnais donc pas ?
C’est l’ moineau, c’est l’ titi ;
C’est l’ gamin d’ Paris
Qui revient au domicile.
J’ suis pas riche, maintenant
Mais j’ gagnerai d’ l’argent.
Bonne maman, ne t’ fais pas d’ bile.
Je suis blagueur, j’suis farceur,
Ça, y a pas d’erreur,
Mais l’ travail ne m’ fait pas peur.
Mon devoir envers toi, maint’nant, j’ l’ai compris :
C’est mon tour de réchauffer ton nid... »

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Derrière cette chanson aussi sautillante que la démarche de l’oiseau, se cache un drame social que la joyeuse bande en collant et justaucorps, apaisait avec beaucoup d’humour et de poésie.

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Je me souviens, dans mon enfance, de tous ces titis, ces mimiles, ces moineaux, de Paname ou de province, qui sifflaient dans les rues. Même, Jean Gabin sifflait dans les films de Marcel Carné, le coeur en fête après les congés payés de 1936. J’ai encore en mémoire un artisan, repeignant la maison, qui sifflait à longueur de journée le succès d’une (jeune) Line Renaud: « Toi ma p’tite folie, Mon p’tit grain de fantaisie, Toi qui boul’verses, Toi qui renverses, Tout ce qui était ma vie« ! Savez-vous que, échange de bon procédé, c’est le chant d’un oiseau sur la branche qui inspira à Michel Polnareff, la musique d’ Âme câline?  Signe des temps, les d’jeuns préfèrent, aujourd’hui, écouter leurs refrains, le casque collé sur les oreilles.

« ...Envolés les bougnats café-bois-et-charbon
Les flambeurs de java soignant leurs peines de coeur au Martini-Picon
Les sifflets des poulbots qui fusaient de la place, quand les filles à marlou
Valsaient la chaloupée l’été à la terrasse des caboulots
Où sont passés les fous rires et tous les mots doux des amants de la Seine
Qu’étrennaient leur bonheur
Des quais de l’Ile Saint-Louis à Notre-Dame en fleurs
Dans quels nids haut-perchés du paradis
Des photographes se cachent les petits moineaux
Du Paris de Doisneau chantés par la môme Piaf
Les accords de l’accordéon désaccordé du beau Léon
Me filent à fleur de peau des nappes de langueur, des vagues de frissons
Et dans ce vieux décor illuminé par les tubes au néon
Je noie mon mal d’amour dans les bras du Paname encerclé par les tours
Qu’est-ce qu’y t’ont pas fait, mon Paris, ma canaille, tous ces démolisseurs
Qu’ont un pavé dans le coeur et des semelles en béton
Par où s’est envolé l’esprit des ritournelles s’évadant des ruelles
Et du pavé des cours sous l’aile des hirondelles du faubourg
T’as l’air d’un nouveau riche qu’a honte de son passé et qui jette la photo
Déchirée de son âme par dessus les périph’s
Je t’abandonne aux touristes, aux branleurs de Tour Eiffel
Et je retourne en banlieue demander au bon dieu de faire la courte échelle ... »

Cette chanson nostalgique de Jacques Higelin me « file à fleur de peau, des vagues de frissons ». Ma grand-mère paysanne devenait une hirondelle des faubourgs, le temps d’une chanson de Georgette Plana. Mes parents fredonnaient les airs de la môme Piaf. Il y eut même une môme Moineau : sous ce pseudonyme, se cachait Lucienne Suzanne Dhotelle, une artiste française des années 1920 qui, après avoir chanté dans la rue devant le Fouquet’s, connut la gloire à Broadway. Elle épousa un richissime homme d’affaires portoricain et devint milliardaire. Je me souviens que, dans mon enfance, mon père me montra son yacht somptueux amarré au port de Cannes ! Je rêve beaucoup moins, aujourd’hui, devant ces signes extérieurs de richesse !
Il y avait du moineau dans le photographe Doisneau. Cela inspira même le titre d’un de mes billets que je lui ai consacré à l’occasion d’une exposition en son hommage (lire Ouvrez la cage au Doisneau !, billet du 1er mars 2010). Son œil malicieux aimait surprendre la bouille un brin effrontée des gamins de Paris et de la banlieue populo de l’après-guerre. Le 1er avril 1994, jour de poisson-gag, le petit oiseau refusa, pour l’éternité, de sortir de son objectif. L’ami Robert repose dans un petit cimetière des Yvelines, au cœur de la forêt de Rambouillet. Le hasard d’une promenade fait que je me suis recueilli sur sa tombe alors que j’écrivais ce billet. Sous les frondaisons, les piafs chantaient gaiement auprès du môme Doisneau.

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Les moineaux sont particulièrement sociables et s’approchent volontiers de l’homme. Trop peut-être si l’on en croit Buffon qui brosse d’eux, un portrait somme toute guère flatteur: « On a remarqué qu’il y en a plus dans les villes que dans les villages. Ils suivent la société pour vivre à ses dépens ; comme ils sont paresseux et gourmands, c’est sur des provisions toutes faites, c’est-à-dire sur le bien d’autrui qu’ils prennent leur subsistance … et comme ils sont aussi voraces que nombreux, ils ne laissent pas de faire plus de tort que leur espèce ne vaut, car leur plume ne sert à rien, leur chair n’est pas bonne à manger, leur voix blesse l’oreille, leur familiarité est incommode, leur pétulance grossière est à charge ; ce sont de ces gens que l’on trouve partout et dont on n’a que faire, si propres à donner de l’humeur que dans certains endroits on les a frappés de proscription en mettant à prix leur vie » !
Vous y allez un peu fort, monsieur le comte ! J’ose vous avouer que je les trouve moins goujats que certains riverains de l’espèce humaine qui sautent par-dessus le portail de la résidence faute d’en posséder le code d’accès ! Et je ne trouve rien à redire qu’ils s’invitent à manger le pain des Franciliens sous leurs fenêtres.
Je m’attendris devant leur manège incessant : juchés sur le rebord du bol, ils se dressent sur leurs pattes frêles, jettent un rapide coup d’œil curieux dans la cuisine, sait-on jamais un « greffier » pourrait y rôder, puis plongent leur bec pour s’emparer de la mie bien tendre qu’ils vont picorer dans un arbre voisin.

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À l’heure où j’écris ces lignes, j’espère qu’ils ne m’en veulent pas (trop) de leur ôter le pain du bec pendant mes quelques semaines d’absence pour cause de vacances.

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L’amour est un bouquet de lilas

« J’ai connu Émilie aux premières jonquilles.
Elle était si jolie des jonquilles aux derniers lilas.
Dans la ferme endormie, chaque fois que j’allais la voir,
Son père avec un fusil m’attendait derrière l’abreuvoir.
Il me chassa aux premières jonquilles,
Me fusilla des jonquilles aux derniers lilas
… »

 

Quitte à encore m’attirer les foudres de son père, après avoir conté fleurette à Émilie aux premières jonquilles (voir billet du 12 mars 2008), aujourd’hui je persiste et signe aux (derniers) lilas qui embaument actuellement les jardins.

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De la famille des oléacées, leurs jolies grappes de fleurs tout en nuances du blanc au violet, égaient les massifs et les haies en ce printemps. Leur dénomination botanique Syringa désigne une seringue en latin et un roseau biseauté en grec. Il ne s’agit pourtant pas de la confondre avec le seringat (ou Philadelphus) encore appelé jasmin des poètes.
Quant à son nom lilas, il vient du persan Lîlak ou Nîlak qui signifie “bleu” ou “mauve.
Originaires d’Asie, les lilas sont cultivés en Chine depuis plus de 1000 ans. Au 16ème siècle, ils sont remarqués dans les jardins du sultan Soliman le Magnifique, par l’ambassadeur d’Autriche qui en rapporte plusieurs pieds en Europe et notamment à Paris où il effectue son dernier mandat.
Il en existe de nombreuses espèces mais celle qui embellit notre quotidien printanier est le Syringa vulgaris ou lilas commun. Sa culture ne se développe en France qu’à la fin du dix-neuvième siècle grâce aux travaux de remarquables horticulteurs lorrains, la famille Lemoine de Nancy. Ainsi, en 1890, Victor Lemoine met au point le premier lilas blanc à fleurs doubles qu’il nomme Madame Lemoine en hommage à son épouse chargée de la pollinisation.
Les fleurs selon les espèces, sont simples (4 pétales) ou doubles, groupées en thyrses coniques déclinant une large palette de teintes mauves, bleutées, violines, rosées ou blanches.

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Á cause peut-être de leurs parfums subtils et délicats, les lilas ont enivré et inspiré les poètes au fil des siècles. Ainsi, si j’en crois Jean Teulé dans son livre Le Montespan, au temps de Louis XIV, le chevalier de Pardaillan, au sein des troupes qui vont combattre en Espagne, sourit d’entendre tous les accents de France fredonner :

« Dans les jardins de mon père,
Les lilas sont fleuris ;
Dans les jardins de mon père,
Les lilas sont fleuris ;
Tous les oiseaux du monde
Viennent y faire leurs nids …
Auprès de ma blonde,
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon.
Auprès de ma blonde,
Qu’il fait bon dormir !
Tous les oiseaux du monde
Viennent y faire leurs nids ;
Tous les oiseaux du monde
Viennent y faire leurs nids ;
La caille, la tourterelle
Et la jolie perdrix…
»

Il ignore que sa blonde dort de plus en plus souvent dans le lit du Roi Soleil mais ceci est une autre Histoire !
Ce n’est pas d’aujourd’hui, les histoires d’amour finissent mal en général. Il est une autre vieille chanson, celle-là du dix-huitième siècle, remise à la mode par Guy Béart et Cora Vaucaire, qui exprime la jalousie de la femme délaissée.

« Mon amant me délaisse
O gué, vive la rose
Je ne sais pas pourquoi
Vive la rose et le lilas
Il va-t-en voir une autre
O gué, vive la rose
Bien plus riche que moi
Vive la rose et le lilas
On dit qu’elle est malade
O gué, vive la rose
Peut-être qu’elle en mourra
Vive la rose et le lilas …
»

 

En ce temps-là, l’amant est celui avec qui la jeune fille est presque fiancée. La chanson met en évidence les conditions du mariage au sein de la bourgeoisie. L’homme choisit son épouse pour sa fortune et ici, « calcule » même d’être bientôt un riche veuf.
Compte tenu des messages qu’ils véhiculaient, ces refrains ne semblaient pas destinés à toutes les oreilles. Et pourtant, repris par des générations d’enfants, ils ont traversé les siècles jusqu’au temps de mon école communale. Comme quoi France Gall, avec les sucettes d’Annie pour quelques pennies, n’était pas la première greluche à fredonner innocemment des couplets sulfureux.
Louis Aragon dont Jean Ferrat mit de nombreux poèmes en musique, évoque aussi Les lilas et les roses dans son ode tirée du recueil Le Crève-cœur publié en 1941. Le motif est beaucoup moins frivole :

 

« Ô mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Ni ceux que le printemps dans les plis a gardés

Je n’oublierai jamais l’illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d’amour les dons de la Belgique
L’air qui tremble et la route à ce bourdon d’abeilles
Le triomphe imprudent qui prime la querelle
Le sang que préfigure en carmin le baiser
Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles
Entourés de lilas par un peuple grisé

Je n’oublierai jamais les jardins de la France
Semblables aux missels des siècles disparus
Ni le trouble des soirs l’énigme du silence
Les roses tout le long du chemin parcouru
Le démenti des fleurs au vent de la panique
Aux soldats qui passaient sur l’aile de la peur
Aux vélos délirants aux canons ironiques
Au pitoyable accoutrement des faux campeurs

Mais je ne sais pourquoi ce tourbillon d’images
Me ramène toujours au même point d’arrêt
A Sainte-Marthe Un général De noirs ramages
Une villa normande au bord de la forêt
Tout se tait L’ennemi dans l’ombre se repose
On nous a dit ce soir que Paris s’est rendu
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Et ni les deux amours que nous avons perdus

Bouquets du premier jour lilas lilas des Flandres
Douceur de l’ombre dont la mort farde les joues
Et vous bouquets de la retraite roses tendres
Couleur de l’incendie au loin roses d’Anjou
»

Printemps 1940 : au mois de mai sans nuage, succède juin poignardé. Les lilas n’ont pas le même parfum que d’habitude et les roses sont couvertes d’épines. L’armée allemande faisant un pied de nez à notre ligne Maginot, traverse le Luxembourg et la Belgique puis pénètre en France par les Ardennes. C’est la « blitzkrieg », la guerre éclair, et la débâcle des troupes françaises.
Au Nord, des millions de Français aux vélos délirants et au pitoyable accoutrement de faux campeurs, s’enfuient apeurés sur les routes pour des contrées plus hospitalières ; parmi eux, ma mémé de Picardie qui n’ira pas bien loin dans sa carriole de fortune. C’est l’exode.
Dans la nuit du 13 juin, le brancardier-chef Aragon et son unité sont à Sainte-Marthe près de Vernon, le point d’arrêt de la progression des blindés allemands. Le 14 juin, les Allemands investissent Paris ; clin d’œil à Joséphine Baker et le succès musical de l’époque, le poète n’oubliera jamais les deux amours perdus. Le 18 juin, de Londres, le général de Gaulle lance l’appel à la résistance. Quatre jours plus tard, le gouvernement de Pétain, nouvellement constitué, signe l’armistice dans un wagon à Rethondes.
La vie n’est pas rose(s) ni lilas. Pourtant, démenti poétique, en contre-point de la laideur de la tragédie que vit sa patrie, Aragon ne manque pas de souligner la beauté de la nature en pleines floraisons et métamorphoses ainsi que la douceur angevine et les jardins de la France qu’avaient rimés Du Bellay et Ronsard.
Quelques mois après avoir composé ce poème sans ponctuation, à la structure aussi disloquée que l’est son pays, Aragon entre en résistance au sein d’un réseau clandestin.

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« Quand je vais chez la fleuriste
Je n’achète que des lilas
Si ma chanson chante triste
C’est que l’amour n’est plus là
Comme j’étais, en quelque sorte
Amoureux de ces fleurs-là
Je suis entré par la porte
Par la porte des Lilas
Des lilas, y en n’avait guère
Des lilas, y en n’avait pas
Z’étaient tous morts à la guerre
Passés de vie à trépas
J’suis tombé sur une belle
Qui fleurissait un peu là
J’ai voulu greffer sur elle
Mon amour pour les lilas
J’ai marqué d’une croix blanche
Le jour où l’on s’envola
Accrochés à une branche
Une branche de lilas …
»

 

En toile de fond de son amourette, tonton Georges Brassens qui n’écrivait pas pour ne rien dire, évoque ici bien sûr la même guerre 1939-1945 même si celle qu’il préférait, c’était celle de 14-18 !
Tandis que côté guerre, le général de Gaulle entra à Paris en août 1944, par la Porte d’Orléans, au Sud, côté amour, Brassens entre par le Porte des Lilas, au Nord. L’allusion au conflit est évidente car il n’y avait plus guère de lilas, ils étaient morts à la guerre, ceux-là mêmes que le printemps d’Aragon avait gardés dans ses plis.
La vie reprit son cours et l’amour revint grâce à un lilas immaculé comme le révèle astucieusement le poète qui marqua d’une croix blanche cette belle rencontre.

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Puis avec le temps, tout s’en va, même sa « fauvette du dimanche, celle qui lui donnait le la, alla se percher sur d’autres branches de lilas », laissant la clé sous la porte … des Lilas bien sûr.
Il me plaît de penser que l’ami Georges largué décide alors de faire l’acteur avec Pierre Brasseur dans le film de René Clair … Porte des Lilas ! Paradoxalement, il n’y interprète pas les lilas mais rend tout de même hommage à la nature en fredonnant Au bois de mon cœur tapissé de petites fleurs et L’amandier.

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« J’avais l’plus bel amandier
Du quartier
Et, pour la bouche gourmande
Des filles du monde entier
J’faisais pousser des amandes
Le beau, le joli métier !… »

Comme souvent, par un délicieux jeu de mots dans les deux derniers vers, Brassens règle ses comptes avec les « cognes » en ridiculisant les gendarmes venus perquisitionner.
La Porte des Lilas correspond à l’ancienne Porte de Romainville des fortifications parisiennes, s’ouvrant sur la commune des Lilas, créée le 24 juillet 1867. Auparavant, ce territoire était couvert de champs et de bois de lilas et de bouleaux. Dans la première moitié du dix-neuvième siècle, il constituait une promenade à la mode pour les Parisiens en manque de verdure qui venaient avec leurs conquêtes tremper leurs lèvres au petit gris de Bagnolet des guinguettes avant de les unir sous les frondaisons. Peu à peu, furent construites de nombreuses demeures et leurs propriétaires adressèrent une pétition auprès du préfet Lepic pour la création d’une municipalité autonome. Elle faillit s’appeler Napoléon-le-Bois. Imaginez qu’on baptise Neuilly, Sarkozy-les-Tours ! Heureusement, comme l’affirme sa devise « J’étais fleur, je suis cité », le bois de Romainville se nomma finalement Les Lilas !
La ville est desservie par deux stations de métro Porte des Lilas et Mairie des Lilas, rendues célèbres par Serge Gainsbourg qui y conta le quotidien souterrain et répétitif d’un poinçonneur faisant des p’tits trous, encore et toujours des p’tits trous …
Avant de quitter le quartier, je rends (hommage) à Renaud ce qui appartient à Brassens à travers un bonheur de clip qui réunit les deux poètes dans le petit pavillon de la Porte des Lilas. Magie de la technologie vidéo !

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Outre les chanteurs et les écrivains, les lilas constituent aussi un sujet d’inspiration pour les peintres. Ainsi, au printemps 1872, Claude Monet pose son chevalet au même endroit dans le jardin de sa première propriété d’Argenteuil pour exécuter deux tableaux. Des personnages sont assis sous un buisson de lilas en fleurs. Lilas, temps gris sous un ciel couvert et Lilas au soleil par beau temps. Cette paire de peintures est la toute première série du maître qui cherche à rendre les variations de la lumière en un même point et dans un cadrage identique comme l’indiquent les titres des deux œuvres. Nées dans le même jardin de Seine-et-Oise, elles sont aujourd’hui séparées, l’une au musée d’Orsay, l’autre au musée Pouchkine de Moscou.

« Dessous l’arbre
Une robe bleue
A côté
Une robe rouge
Sous un ciel d’hiver
Entre gris et vert
Qui nuage
Et qui pleure à moitié
Derrière l’arbre
Un bout d’horizon
Au lointain
Pas même une église
Juste une maison
Est-ce la maison
Ou celle des moutons ?
C’est la vie lilas
Faite de métamorphoses
C’est la vie lilas
Quand il me manque quelque chose
Dans cette vie-là
Où tu n’es pas là
Et que pour être moins triste
Je détaille la peinture de l’artiste
… »

Dans sa Vie lilas, pour atténuer sa tristesse, Serge Lama pense peut-être aux touches impressionnistes de Monet.
Pour combattre la morosité ambiante en notre époque dite de crise, peut-être pourrions-nous remettre au goût du jour un grand succès de 1929, une autre période de récession :

« … Printemps j’attends pour la tenir dans mes bras
La complicité des lilas
Quand refleuriront les lilas blancs
On se redira des mots troublants
Les femmes conquises
Feront sous l’emprise
Du printemps qui grise
Des bêtises
Quand refleuriront les lilas blancs
On écoutera tous les serments
Car l’amour en fête
Tournera les têtes
Quand refleuriront les lilas blancs
… »

Luis Mariano chantait que l’amour est un bouquet de violettes. Mais quitte à décevoir quelques toulousaines, qu’il soit heureux ou déçu, pour une femme ou pour la patrie, l’amour n’est-il pas plutôt un bouquet de lilas ?

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Au départ de Paris-Nice 2011, les mains aux cocottes ou Ah si vous connaissiez ma poule de Houdan!

Dimanche dernier, j’ai enfourché mon « beau vélo de Ravel » (voir billet du 11 mars 2010) pour me rendre au départ de l’édition 2011 de la célèbre course cycliste Paris-Nice. Après que l’an dernier, les coureurs eussent disputé le prologue contre la montre au pied de la tour Anne de Bretagne à Montfort-l’Amaury, les organisateurs leur proposent cette fois de se départager dans une course en ligne avec départ et arrivée à proximité d’un autre édifice médiéval fortifié, le donjon de Houdan.

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Situées à une vingtaine de kilomètres de distance, les deux cités des Yvelines possèdent une évidente parenté. Houdan appartint à la famille des seigneurs de Montfort depuis le Xe siècle, puis fut rattachée au duché de Bretagne par mariage.

« J’avais une poule de Houdan, vieille depuis longtemps.
Et un p’tit coq d’Angleterre, sans plumes au derrière.
Tous deux vivaient de rapine, et je l’savais bien.
Mais les voisins, les voisines ne s’en plaignaient point.
La vieille poule voulait avoir des poussins.
Elle disait au coq anglais :  » Tu es bon à rien!
Tu fais le beau par derrière, et rien par devant
Tu es comme était ton père, un gros fainéant..
. »

Je doute que la convoitise par les Anglais durant la guerre de Cent ans provînt de cette comptine coquine, toujours est-il que Houdan entra dans le domaine royal à la suite du mariage de Louis XII et d’Anne de Bretagne. Son blason, au premier mi-parti aux trois fleurs de lys d’or, au second d’argent aux trois mouchetures d’hermine de sable, rappelle sa double appartenance historique au royaume de France et au duché de Bretagne. Par la suite, elle fut cédée par Louis XIV à la famille de Luynes en échange de terres proches du parc de Versailles et resta la propriété des Luynes jusqu’à la Révolution.

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Construit entre 1125 et 1132 par Amaury III de Montfort, le donjon de Houdan est une tour massive, isolée à l’ouest du bourg, de 25 mètres de hauteur et 16 mètres de diamètre. Rompant avec la tradition de la grande tour quadrangulaire, il présente quatre faces bombées et cantonnées aux angles de tourelles cylindriques. Pour être architecturalement rigoureux, il ne s’agit pas véritablement d’un donjon puisque n’appartenant pas à un ancien château fort. C’est en fait un des derniers vestiges des fortifications de la ville au même titre que les tours circulaires Guinant, Jardet et de l’Abreuvoir, de taille beaucoup plus modeste.
Édifice militaire à l’origine pour surveiller l’ennemi, notamment les allées et venues fréquentes des voisins anglais, le donjon servit de prison pendant la Révolution de 1789 puis jusqu’à une époque récente, de … château d’eau avec l’installation en 1880 d’un réservoir de 200 000 litres.
De quoi alimenter à profusion en eau claire les chevaliers modernes qui se préparent non loin de là à monter sur leurs clinquantes machines ! C’est sans doute, un vœu aussi pieux que l’était le prince Robert, second roi de la dynastie des Capétiens, qui reçut en apanage en 989 quelques terres voisines de celles qu’ils vont parcourir.
J’avoue mon désamour grandissant pour les coursiers du vingt-et-unième siècle et les récentes frasques de l’italien Ricco qui n’a même pas l’humour de se prénommer Coco, ne sont pas de nature à taire ma rancoeur. Ce campionissimo de pacotille qui avait survolé deux étapes de montagne durant le Tour de France 2008, fut contrôlé positif à l’EPO lors du contre-la-montre de Cholet. Il pouvait y faire ample provision de mouchoirs pour pleurer toutes les larmes de crocodile de son corps et prier la madone qu’on ne l’y reprendrait plus. Suspendu durant vingt mois, il a été admis, il y a quelques semaines, dans un hôpital suite à un malaise après s’être transfusé son propre sang qu’il gardait dans son réfrigérateur depuis 25 jours ! Cette fois, celui que les tifosi surnommaient le Cobra ne mordra plus … à moins qu’il trouve encore un vice de forme pour annuler la procédure. Qui sait, les frigos transalpins Ariston ou Smeg ne sont peut-être pas fiables !
Pour le plus grand soulagement de mes lecteurs hermétiques à la chose cycliste, je décide donc d’adopter une position très décontractée à l’égard de la Course au soleil, en somme selon le jargon des pelotons, d’avoir les mains aux cocottes … de Houdan !
Quitte à être infidèle à la petite reine, j’ai comme maîtresse depuis une vingtaine d’années une poule de luxe, la reine des poules, la volaille de Houdan.

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Puisque je suis en veine de confidence, voici en quelles circonstances je fis sa connaissance. Ayant reconnu mon savoir-faire à l’occasion d’un film autour de La gloire de mon père de Pagnol réalisé avec une classe primaire à une lieue de Houdan, un parent à la fois éleveur d’écolier ( !) et de volailles suggéra au Syndicat Interprofessionnel Avicole de Houdan de me solliciter pour un documentaire promotionnel. Le coup de foudre pour la belle miss de Houdan fut immédiat et, sous le charme, j’envisageai aussitôt de réaliser également un vidéogramme à vocation pédagogique pour mieux faire connaître ce fleuron du patrimoine gastronomique régional.
Autant tout vous dire, pire que le goupil du roman, insatiable Don Juan des poulaillers, je m’amourachai bientôt des poules d’une dizaine de fermes du canton de Houdan. Je tapais dans l’œil des plus beaux spéci(wo)men, tant qu’à faire … Je les filmais sous toutes les coutures. Je rampais littéralement devant elles pour les prendre en contre-plongée. Je les prenais même au berceau et traquais les poussins à la sortie des couveuses. Appliquant aveuglément le dicton qui veut que lorsqu’on aime, on ne compte pas, je n’étais pas avare de mes heures pour leur faire la (basse) cour. On le sait bien, l’amour rend aveugle !
Bien que sachant que les histoires de mœurs sont dangereuses au sein de l’Éducation nationale, je ne fus pas loin d’être accusé de proxénétisme notoire pour m’être compromis avec ces aguichantes poules de luxe, proxénétisme notoire aggravé même par le fait que pour ma hiérarchie, ce ne furent pas des poules aux œufs d’or, comprenez par là que mon film n’atteignit pas les records de recettes de Bienvenue chez les Ch’tis ni même de Poulet au vinaigre ! Ne vous inquiétez pas sur mon sort, il y a prescription aujourd’hui.
Il est temps de vous présenter celle dont Houdan, petite ville des Yvelines située à soixante-cinq kilomètres de Paris, s’enorgueillit d’avoir donné son nom. La volaille de Houdan, une des plus anciennes races françaises, a connu les fastes des palais des siècles passés.

« …Si vous la voyiez,
Vous en rêveriez !
Ah ! si vous connaissiez ma poule.
Marguerite de Bourgogne auprès d’elle
N’avait que nib comme tempérament... »

Et pourtant, l’épouse du futur roi de France Louis X le Hutin n’en manquait pas puisque si l’on en croit le scandale de la Tour de Nesle, elle aurait été prise ainsi que ses belles-sœurs Jeanne et Blanche en flagrant délit d’adultère avec deux jeunes chevaliers Philippe et Gauthier d’Aunay.
Plus sérieusement que dans le succès de Maurice Chevalier, on observe des poules semblables à la Houdan sur certaines œuvres de Dürer, célèbre graveur de la Renaissance. Jean-Baptiste Oudry, peintre du XVIIIe siècle spécialiste de la représentation animalière, fit figurer cette volaille sur plusieurs de ses toiles. Ce fleuron des basses-cours s’invita aux tables des hautes cours de Versailles, de Saint-Pétersbourg et d’Angleterre.
Mais c’est au XIXe siècle que s’est développée dans la région de Houdan, une véritable civilisation avicole. En effet, outre la Houdan, la Faverolles du nom d’un village d’Eure-et-Loir distant d’une quinzaine de kilomètres est aussi une volaille très prisée.
Il y avait alors deux types d’élevage. D’une part, des exploitations familiales dans lesquelles les fermières qu’on appelait « accouveuses » faisaient couver les œufs l’hiver pour être les premières à amener les « poulets primeurs » sur les marchés de printemps. Elles gardaient les œufs et leurs couveuses, le plus souvent des dindes, au chaud et à l’abri dans l’étable ou au fournil que l’on chauffait, voire même sous les édredons des grands lits. Ce mode d’élevage domestique était très rentable et les paysannes pouvaient vendre jusqu’à 300 ou 400 poulets chaque année.
D’autre part, naquirent des élevages industriels. Ainsi, Roullier-Arnoult installa en 1873 le premier grand couvoir français à Gambais, autre petite commune voisine de Houdan célèbre pour avoir compté parmi ses citoyens le peu fréquentable Henri Landru. Le goût morbide de celui-ci pour un certain type de « poules » qu’il faisait rôtir dans sa cuisinière, le mena à l’échafaud au début du siècle dernier.
Parallèlement à ces activités agricoles, se créa un véritable pôle d’innovation technologique qui fit de Houdan le centre de ce qu’on appellerait aujourd’hui un technopole de l’aviculture. C’est là que commença l’incubation artificielle en France. Roullier-Arnoult à Gambais et Voitellier à Mantes mirent au point des incubateurs avec des systèmes de régulation de la température libérant de la contrainte des dindes et poules couveuses.
Plusieurs de ces grands aviculteurs devinrent aussi constructeurs de matériels vendus partout en France : couveuses, mire-œufs, sécheuses pour les poussins frais éclos, mangeoires, épinettes, gaveuses mécaniques, poulaillers mobiles.
En 1888, Roullier-Arnoult ouvrit la première école d’aviculture à Gambais, imité bientôt par Franky-Farjon à Houdan. Des stagiaires originaires de toute la France et même de l’étranger fréquentaient ces établissements.
La Bresse et le Maine étaient aussi de grandes régions avicoles mais, à cette époque, seule la région de Houdan faisait l’objet d’un commerce très actif. Les marchés locaux étaient florissants. Le journal de Dreux et de Chartres, en mars 1864, nous informe que 27 à 28 000 poulets étaient négociés chaque semaine sur les marchés de Houdan, Dreux et Nogent-le-Roi. Il s’y vendait pour six millions de francs-or de volailles par an. « Chaque semaine, le mercredi, à partir de neuf heures et demie, les voitures arrivent chargées de deux, trois, quatre, six cageots, rarement plus, et contenant chacun de 12 à 15 poules. Tout cela s’aligne en longues files, sur huit à dix rangées, le maigre d’abord, et quel maigre, du poulet pesant de 2,5 à 3 kilos ; plus loin le gras (mûr gras comme on dit dans le métier), les pièces pèsent de 2,5 à 4 kilos vif… À dix heures et demie, chacun est en poste. Les acheteurs qui, sur le côté opposé au marché, ont examiné de loin chaque arrivant, ont l’œil fixé sur le commissaire chargé de sonner l’ouverture du marché et tirent des plans pour arriver les premiers sur les cageots. »
En certaines grandes occasions telles peut-être la foire de la Saint Matthieu, l’empilement des cages atteignait le premier étage des maisons. Cette foire fut fondée en 1065 à l’initiative du comte Amaury de Montfort.

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« …Nous sommes sortis avec du fric plein nos chaussettes
Ce vieux coffre-fort était bourré comme un baron
Y avait d’quoi s’offrir de la tortore et des fillettes
Mais au coin d’la rue v’la Dudule qui s’écrie :  » les mecs on est marrons « 
Les poulets grouillaient comme à Houdan un jour de foire ... »

Dans son hilarant Tango interminable des perceurs de coffres-forts immortalisé par les Frères Jacques, Boris Vian faisait référence à cette effervescence régnant les jours de marché même si bien sûr il s’agit là de poulets un peu spéciaux !

« ...Ah ! si vous connaissiez ma poule,
Vous en perdriez tous la boule
Marlène et Darrieux
N’arrivent qu’en deux
La Greta Garbo
Peut même retirer son chapeau !
Ils n’en n’ont pas à Liverpool
A New-York, à Honolulu,
De mieux foutu …
»

Qu’à Houdan ou que la Houdan! Car on l’appelle ainsi comme toute favorite royale qui se respecte au même titre que la Montespan et la Pompadour ! Savez-vous à propos des amours illégitimes de Louis XIV et Madame de Montespan, qu’en naquit une petite Louise de Bourbon dite de Maison-Blanche qui fut élevée discrètement à Mulcent, à 13 kilomètres de Houdan sous la tutelle vigilante de François Le Signerre, curé de Montfort ?

« ...De la tête aux pieds quand on l’épluche
On ne trouve rien à lui reprocher
C’est un oiseau rare
Que Roi des veinards
J’ai eu le bonheur de dénicher :
Ah ! si vous connaissiez ma poule,
Vous en perdriez tous la boule .
.. »

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On se plait à la contempler, la poitrine large et forte et le squelette fin. Volaille couronnée, elle est coiffée d’une huppe volumineuse, rejetée en arrière façon punky chez le coq, plus ronde chez la poule.

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La crête dentelée comme une feuille de chêne, est très développée chez le coq.
Ses pattes marbrées possèdent cinq doigts au lieu de quatre habituellement chez la grande majorité des poules. Trois antérieurs, deux postérieurs, le petit pointant délicatement à l’arrière au-dessus de l’ergot, fréquentation des tables royales oblige !

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Au premier siècle de notre ère, le célèbre agronome romain Columelle affirmait : « Les poules qui ont cinq doigts et dont les pattes n’ont pas d’éperons passent pour les meilleures, parce que celles qui se font remarquer par cet apanage réservé aux mâles ne se prêtent pas facilement à la génération et dédaignent de souffrir le coq et qu’elles cassent même les oeufs avec la pointe de leurs ergots lorsqu’elles viennent à les couver » ! Elles ont du caractère ces demoiselles !
Arbitre des élégances, la Houdan prend la liberté de changer de robe. La plus typique est la noire cailloutée de blanc mais certaines coquettes optent pour des tenues plus blanches.
À ce concert d’éloges, je joins les propos de Charles-Émile Jacque, spécialiste émérite de l’aviculture du XIXe siècle : « C’est une des plus belles races, et rien n’est plus riche que l’aspect d’une basse-cour composée de houdans. Outre la légèreté de ses os, le volume et la finesse de sa chair, elle est d’une précocité et d’une fécondité admirables … La poule donne de magnifiques poulardes, et c’est, entre toutes les espèces, celle dont le poids est le plus rapproché du coq. Elle est moins coureuse, moins pillarde que la plupart des autres poules indigènes.Les pontes sont précoces et abondantes ; les œufs d’un beau blanc et d’un volume considérable. Le coq est d’un caractère doux. Sa phrase musicale est bien accentuée, mais sa tonalité, sourde et quelquefois chevrotante, reste dans le medium du chant ordinaire des coqs dont il relève ». Et dire qu’aujourd’hui, certains néo-ruraux abhorrent les vocalises trop matinales des coqs des dernières fermes de leur village. Pourtant, quand j’étais gosse, chez ma grand-mère paysanne, sous l’édredon au fond de mon lit, j’adorais entendre les bruits des animaux de sa ferme. J’étais comme un coq en pâte au sens littéral de l’expression fourni par le dictionnaire de l’Académie Française. Signe des temps, on préfère les réveille-matin à quartz ! Je ne suggèrerai pas à ces insatisfaits de se coucher comme les poules !

« ...Un coq aimait une pendule
Il est temps de venir à bout
De cette fable ridicule
De cette crête à testicules
Qui chante l’aurore à minuit
Il avance ou bien je recule
Se disait notre horlogerie
Qui trottinait sur son cadran
Du bout de ses talons aiguille
En écoutant son don juan
Lui seriner sa séguedille
Pour imaginer son trépas
Point n’est besoin d’être devin
La pendule sonne l’heure du repas
Coq au vin. »

Les histoires d’amour finissent mal en général ! Crime de lèse-majesté, comme la poitevine chantée par Nougaro, les belles cocottes houdanaises passent inéluctablement un jour ou l’autre à la casserole. En effet, la finesse exquise de leur chair foncée et leur saveur délicate rappelant la perdrix, le pigeon ou la pintade en font un mets prisé des gastronomes.
La volaille de Houdan fut à l’honneur sur les tables les plus huppées. Ainsi lors d’une visite officielle du tsar Nicolas II et de la tsarine Alexandra, voici le menu du déjeuner, le 21 septembre 1901 :

Melon de Tunisie au Porto
Saumons de la Loire à la Bordelaise
Cuissots de Marcassins Cévenole
Ailerons de Volaille en Bellevue
Perdreaux de Rambouillet Chasseur
Dindonneaux de Houdan truffés rôtis
Pâtés de Foie gras glacés à la Gelée
Salade Chrysanthème
Fruits frappés au Champagne
Glaces Potel
Gaufrettes

Cinq ans auparavant, l’empereur de toutes les Russies et son épouse, reçus à l’Élysée par le président Félix Faure, avaient dégusté des suprêmes de poulardes aux truffes du Périgord.
Pour aiguiser votre appétit à moins que je ne vous écoeure, sachez que la succulente volaille succédait à des huîtres de Marennes, un consommé aux nids de Salanganes, des carpes de la Creuse glacées sauce Française et une selle de faon aux graines de pins, avec pour suivre, des terrines de homard Toulonnaise, des barquettes d’ortolans des Landes, des faisans flanqués de perdreaux rôtis sur croustades et du foie gras à la Parisienne !
C’était un temps où Daumier caricaturait l’embonpoint des « Ventres Dorés » de la Troisième République. Aujourd’hui, dans notre société où l’image est primordiale, notre président demande à ses ministres de s’adonner au jogging pour garder une ligne svelte.
Ses excès gastronomiques y ont-ils contribué, Félix Faure dont on dit que sa mort le rendit plus célèbre que sa vie, décéda à l’Élysée alors qu’il honorait sa cocotte Marguerite Steinheil. Les chansonniers de l’époque raillèrent ainsi le personnage: « Il voulait être César, il ne fut que Pompée ! » Quant à Marguerite, elle avait fui le palais discrètement par … la grille du Coq !
Il en est un qui prisait moins la consommation de volaille. Il s’agit du regretté Antoine Blondin qu’il est inutile de vous présenter tant je l’ai cité dans mes billets sur la chose cycliste. Peut-être même qu’avec sa plume (de poule de Houdan ?) admirable, il parviendrait encore à me passionner pour l’étape de Paris-Nice. Bref, lors d’un Tour de France, il se plaignit auprès de la direction de la course, de la qualité des repas servis le soir. Sa requête fut satisfaite et le lendemain, une pintade figurait au menu. Mais, les jours et les étapes passèrent, les hôtels changeaient, tout changeait sauf le plat de résistance du dîner. Invariablement, les cuisiniers servaient de la pintade aux suiveurs. Si bien que n’y tenant plus, Blondin apostropha devant tout le monde Félix Lévitan co-organisateur du Tour : « Si cette pintade doit faire le Tour de France, qu’on lui mette un dossard ! ». La salle éclata de rire et le gallinacé fut derechef (cuisinier ?) banni de la table des journalistes.
Du côté de chez Proust, dans la maison d’enfance beauceronne d’Illiers-Combray, à quatre-vingts kilomètres de Houdan, il n’y avait pas que la fameuse petite madeleine imbibée de thé ou de tilleul, déclencheur de la mémoire volontaire. Il y avait aussi la volaille de Houdan occise par tante Léonie chaque dimanche matin.
Même si elle était condamnée à la rôtissoire, c’était l’état de grâce de la poule de Houdan dont la réputation et les prix ne cessaient de grimper au point de dépasser ceux des volailles de Bresse.
Elle tenta même une carrière de comédienne et fut à l’affiche du théâtre de la Porte Saint-Martin, le 7 février 1910, lors de la première de Chanteclerc, la nouvelle pièce d’Edmond Rostand, cinq ans après Cyrano de Bergerac.

« C’est que j’ose
Avoir peur que sans moi l’Orient se repose
Je ne fais pas : « Cocorico ! » pour que l’écho
Répète un peu moins fort, au loin : « Cocorico ! »
Je pense à la lumière et non pas à la gloire.
Chanter, c’est ma façon de me battre et de croire,
Et si doux de tous les chants mon chant est le plus fier,
C’est que je chante clair afin qu’il fasse clair ! »

Autour de Chantecler qui a la naïveté de penser qu’il fait lever le soleil, trois poules gloussent tendrement. Ses favorites, la Poule de Houdan, la Poule Noire et la Poule Blanche, flâneuses et potinières, l’admirent plus sensibles à son charme qu’à la beauté de son chant.

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En 1870, Napoléon III avait engagé la France dans une guerre contre l’Allemagne. Mal préparées, les troupes françaises tombèrent très rapidement sous les coups de l’ennemi et Napoléon capitula à Sedan en septembre 1870. Suite au traité de Francfort, la France céda l’Alsace et la Lorraine. Au moment de la création de Chanteclerc, le souvenir de cette défaite est encore cuisant dans les esprits et la pièce, avec son éloge du coq national, remplume un peu une France traumatisée.

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C’est l’occasion de dire que nulle poule n’est prophétesse en son terroir et que même à Houdan, le coq qui se dresse sur le clocher de l’église Saint Jacques n’appartient pas à la race locale. On a beaucoup écrit sur la question. Est-ce par homonymie, on considère volontiers que la Gauloise dorée est l’incarnation de notre emblématique coq gaulois. Il faut se méfier des intégrismes y compris en aviculture. Les premiers écrits sur la volaille datent du milieu du dix-neuvième siècle avec notamment Charles Jacque déjà cité. Les zootechniciens ont ainsi dégagé quelques volailles présentant certaines particularités et de bonnes performances économiques telles la Houdan, la Flèche, la Crèvecœur, la Caux, les autres en très grande majorité étant recensées comme poule commune. La France devint le pays aux 70 races de poules au même titre que celui aux 300 fromages. Et quitte à faire caqueter de rogne certains puristes, la gauloise dorée serait une variante conservée de la poule commune, sans beaucoup d’originalité.
Après la Grande Guerre, la Houdan déclina brutalement pour ne réapparaître que dans les années 1990 sous l’impulsion de quelques éleveurs de la région regroupés en un syndicat tentant de garantir la qualité de la production en mêlant le respect de la tradition et le souci d’innovation.

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C’est à cette époque donc, vous savez comment, que je suis tombé sous son charme irrésistible. Je battais alors la campagne houdanaise comme le font aujourd’hui les 176 concurrents de Paris-Nice. D’ailleurs, si l’allure n’est pas trop vive, peut-être aperçoivent-ils, au milieu des prés, des bâtiments en bois spécifiques à l’élevage de cette volaille. Un tracteur déplace éventuellement ces poulaillers modernes afin que les poules profitent toujours d’un sol riche et sain.
Pour les besoins de mon film, j’ai rencontré des gens passionnés. J’ai envie de les citer pour les remercier quinze ans après, de leur accueil chaleureux. Qui apparut en premier ? C’est le fameux paradoxe de l’œuf et de la poule que je ne chercherai pas à élucider ici, et puis l’art du montage cinématographique permet de filmer sans respecter la chronologie. En tout cas, je rendis visite dans sa ferme de la Musse, à Fabrice Geffroy, éleveur accouveur depuis cinq générations. Son trisaïeul faisait déjà éclore des poussins en faisant couver des dindes en 1882. La souche ayant pratiquement disparu en France, les éleveurs firent appel à des collectionneurs pour en démarrer une nouvelle. Par la suite, pour éviter la consanguinité, ils firent venir de nouvelles souches d’Allemagne et des Etats-Unis. Ainsi je rencontrai Rémy Ibar à Levis-Saint-Nom. Je me souviens de sa fierté et de son regard attendri pour me présenter ses meilleurs sujets. C’est chez lui que pour l’unique fois de ma vie, j’ai dégusté une délicieuse omelette aux œufs de … cane ! Je fréquentai assidûment les poulaillers de Laurent Lefebvre à Richebourg, de Gilles De Catuelan à Adainville et de Pascal Lecoq (ça ne s’invente pas !) dans sa ferme du Loup ravissant à Bazainville. Chez ce dernier, les poussins piaillaient dans un local aussi adorablement décoré qu’une classe de petite section de maternelle.
Et puis, je fis connaissance de Daniel Sotteau, un homme passionnant, un véritable puits de science avicole. J’ai repris contact avec lui pour rédiger ce billet. Toujours aussi disponible, il m’a gavé (au vrai sens du mot, non pas à celui utilisé par les bouffons actuels !) d’une foule d’informations et de références bibliographiques. Sa modestie dût-elle en souffrir, il mériterait que je lui consacre exclusivement un article. J’avoue humblement que je suis fasciné par ce type de personnage assouvissant pleinement une passion sans aucun rapport avec sa profession. À l’époque, il habitait une petite maison en lisière de la forêt de Rambouillet. Dans la cour, y picoraient quelques coqs et poules, des Houdan bien évidemment mais aussi des races peu communes comme le « combattant réunionnais ». Je me rappelle son application à leur préparer en guise de pâtée quelques pommes de terre écrasées, et sa jubilation à ramener du poulailler quelques œufs fraîchement pondus, promesse d’une omelette goûteuse au dîner … ou de bons œufs à la coque (voir billet du 6 mars 2008). Puis, au coin de la cheminée, je l’écoutais admiratif conter la merveilleuse histoire de ma poule de luxe. Au fil de l’entretien, il devenait historien, géographe, économiste, zootechnicien, historien d’art, voire philosophe car quel est le destin ultime de l’objet d’une telle passion ? « To be or not to be » rôti au four ? ! Coauteur de L’anthologie de la Houdan, de la Faverolles et de la Mantes, je sais qu’il rêve de publier un jour l’œuvre de sa vie, la bible de référence sur la Houdan. J’y souscris de suite.
Bref, tout ce petit monde donna beaucoup de son temps (et aussi de son argent) pour relancer la volaille de Houdan, chef-d’œuvre en péril de la gastronomie française. Quinze ans plus tard, le temps d’élevage trop long pour être rentable dans l’économie actuelle, la mondialisation, la mal-bouffe, la grippe aviaire, ont condamné impitoyablement la Houdan à ne plus être qu’une volaille d’agrément ou élevée par quelques passionnés. Elle a disparu de l’étal des volaillers dignes de ce nom même à Houdan comme je le constate ce matin. J’avais filmé des pâtés de poularde chez le charcutier de Houdan, son successeur en a abandonné la fabrication. Sur la place du bourg, une enseigne murale très dégradée rappelle l’époque héroïque.

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Vous savez bien qu’on ne conserve pas de photographies d’un amour déçu et pour vous montrer à quoi ressemblait ma poule chérie, je suis retourné chez Gilles de Catuelan. Il possède encore deux coqs et deux poules pour sa consommation personnelle. Enfin … il possédait car la veille de mon passage, un renard gourmet a jeté son dévolu sur l’une des deux demoiselles !

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Je passe du coq à l’âne ou plus irrespectueusement à Marc Giai-Miniet qui expose à la Tannerie, l’espace d’art contemporain récemment ouvert à Houdan. Marc acceptera d’autant mieux mon impertinente mise en boîte qu’il est artiste peintre emboîteur (voir billets du 20 mars 2008 et du 23 septembre 2010). Peut-être trop absorbé par mes poules, vous savez ce que c’est d’être amoureux, j’ai zappé l’avant-veille le vernissage de l’exposition qui présente également les œuvres de deux autres artistes, Abraham Hadad et Pierre Dessons. Qu’à cela ne tienne, je répare ce matin ce fâcheux oubli tandis qu’en bas de la ville, quelques mollets de coq et beaucoup de « cuissus » se sont élancés pour leur périple au pays de la Houdan.
L’association Regard Parole qui anime ce lieu à l’architecture séduisante, propose trois intéressants parcours d’artistes dont voici quelques glanes :

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Au cours de l’étape, les coureurs passent quatre fois devant le restaurant La poularde de Houdan situé à quelques dizaines de mètres de la banderole d’arrivée. Le chef en est Sylvain Vandenameele, un vrai nom de coursier « flahute » ! Souvenir, souvenir, cela me rappelle le temps de ma prime enfance quand mon père m’emmenait dans les courses de villages de sa Picardie natale. Jean Vandenabeele, un presque vétéran très populaire, en était un des héros. Je suis quasi certain qu’il figure dans les archives cinématographiques que mon père réalisait avec sa caméra Pathé 9,5mm. Miracle de Google, j’ai retrouvé sa trace sur la Toile : il débuta le vélo à 16 ans en 1935 et a soufflé ses 91 bougies à l’automne dernier. Comme quoi le vélo de compétition conserve aussi !
Ce dimanche, le chef propose dans son menu spécial Paris-Nice, un Suprême de Poulette aux champignons des bois, pâtes fraîches et crème blonde. Je ne vous garantis pas que ce soit de la Houdan vu le peu de « coqs en stock » qui gambadent dans le parc à l’arrière de l’établissement. Cependant, par une indiscrétion, je sais que le chef a pris contact avec un petit éleveur pour réinviter la miss locale à sa table.
Au point où j’en suis, j’avoue que mes sentiments pour ma poule de luxe ne furent pas platoniques. Oui, je l’ai consommée ! Plusieurs fois même dont une particulièrement mémorable. C’était chez Dominique Dubray, grand chef cuisinier alors à Versailles. Il avait sauté à la poêle une volaille fermière aux trompettes de la mort et pieds-de-mouton.

« ...Si vous saviez comme elle roucoule
On l’entend jusqu’au fond de Thoiry (1)
Crier … chéri !
Si vous la voyiez
Vous me la chiperiez !
Mais… »

(1) Il s’agit d’une licence poétique du rédacteur plus conforme au terroir et à l’itinéraire de la course, car la chanson parle de Passy
Je suis bon prince, vous connaissez désormais ma poule !
Jalouse de mes incartades avec elle, la « petite reine » tente ce midi de me reconquérir. Elle a décidé de sortir le grand jeu. Elle m’emmène d’abord au village des animations de Paris-Nice. Elle me connaît bien et est sûre de faire mouche avec une exposition exclusivement consacrée à Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse. (voir billets du 15 avril et 22 août 2009)

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Le thème n’est nullement incongru en ces circonstances. En effet, d’une part, Maître Jacques remporta à cinq reprises la course au soleil, et d’autre part, le Grand Prix des Nations, véritable championnat du monde contre la montre, la première course professionnelle qu’il courut et remporta, passait alors par Houdan avant d’affronter le vent de Beauce vers Ablis, puis les côtes de la vallée de Chevreuse.
Je jubile en tournant autour des vitrines présentant de très nombreuses couvertures de magazines qui retracent l’étincelante carrière de mon champion, j’en possède d’ailleurs personnellement une grande majorité. J’ai plaisir à croiser les regards pleins de nostalgie des visiteurs les plus anciens et ceux intrigués des plus jeunes. Oui, quand j’étais gamin, j’ai adoré ce monsieur dont ils contemplent les photographies : l’homme chronomètre imbattable dans l’effort solitaire, le « chronomaître » comme le surnomma l’écrivain Christian Laborde.

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J’entame la conversation avec Serge Jaulneau et son épouse Noëlle, les concepteurs de cette superbe exposition agencée avec beaucoup d’intelligence. Je passerais l’après-midi volontiers avec eux mais « ma petite reine » ne me lâche pas.

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Elle m’emmène maintenant auprès du podium de départ. De mèche avec l’ami David Ramolet, l’écrivain de « Si j’aurais su » avec qui je partis en promenade au pays de la Guerre des boutons, elle m’offre une carte d’accréditation pour un voyage au centre de Paris-Nice.
Et ce n’est pas fini, voilà que « ma petite reine » me fait grimper sur le podium et me présente Daniel Mangeas et Jean-Pierre Danguillaume. Pour les profanes, Daniel, c’est la Voix du Tour de France, le speaker officiel que vous entendez parler inlassablement lorsque vous assistez à un départ ou une arrivée du Tour, et bien d’autres épreuves cyclistes encore. Quant à Jean-Pierre, c’est le dernier vainqueur français de la célèbre Course de la Paix en 1969 ; il a remporté sept étapes du Tour de France et de belles courses comme le Critérium National et le Grand Prix du Midi Libre (je vous la joue presque façon Daniel Mangeas pour vous le présenter !), il termina aussi troisième d’un Championnat du Monde.

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Subitement, je suis embarrassé comme une poule devant un couteau, avec autour du cou, mon pass officiel au nom de Daniel Mangeas lui-même ! Qu’à cela ne tienne, roule ma poule, les boyaux chuintent sur le magnifique enrobé noir qui recouvre la chaussée de Mantes à Houdan. Il est loin le temps où l’on surnommait cette voie alors impériale sans doute creusée de nids de poules, la « route blanche » à cause des carrioles emmenant les cageots de poulets plumés par les fermières le long du trajet les jours de foire.

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Les champions passent pour la seconde fois à Houdan. Deux coureurs sont échappés dont le Français Damien Gaudin, c’est presque un nom de four pour rôtir une cocotte, une vraie poulette à plumes, pas celle de Landru ! Je file vers la ligne d’arrivée main dans la main avec « ma petite reine », ça ne vous fait pas penser à Bernard Blier câlinant Arletty dans Hôtel du Nord ? Je regarde la fin de l’étape sur l’écran plat du salon des officiels en compagnie de Jean-Pierre Danguillaume et Gilbert Duclos-Lassalle, vainqueur d’un Paris-Nice et de deux Paris-Roubaix. « Ils vont être à l’abri dans le petit bois … Le cœur est à 165 pulsations minute tout de suite … Moncoutié prend une raclette… » Je déguste pour presque moi seul les commentaires éclairés de Danguillaume, un grand champion des années 1970.
À 10 kilomètres de l’arrivée, trois hommes en tête avec 50 secondes d’avance sur le peloton ! « En principe, on dégueule 1 minute par tranche de 10 kilomètres ». Je fais le malin, je glisse : « Oui, c’est le théorème de Chapatte ! » du nom de l’ancien commentateur d’Antenne 2. Réponse cinglante mais amicale : « C’est le théorème de tout le monde, on disait tous ça dans le peloton » !

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À dix mètres de là, sur son estrade, Daniel Mangeas, intarissable, tient en haleine le public en commentant le final palpitant. Ça y est, les trois fuyards, le peloton sur les talons, sprintent devant nous. Un véloce coursier flahute devance un Roy français prénommé Jérémy, nous empêchant de crier cocorico ! S’il avait été wallon, nos amis d’outre-Quiévrain auraient pu brandir le Coq hardi emblème de la région.
Jaune, vert, blanc, aidé de Bernard Hinault, tel un caméléon, il enfile successivement les maillots distinctifs des différents classements.

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Ironie du sport, lors de l’Étoile des Espoirs, la première course professionnelle que commenta Daniel Mangeas, dans son village normand de Saint-Martin-de-Landelles, Hinault rata un virage et alla s’affaler dans … un poulailler ! Cela provoqua une belle panique parmi les poulettes, probablement plus de la race de La Flèche ou Crèvecœur que d’Houdan. Heureusement pour elles, le jeune champion n’était pas encore surnommé le Blaireau !

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Daniel, Jean-Pierre, David et quelques autres … ultime cadeau de ma petite reine, j’achève la journée en privé en leur compagnie. Je fraternise immédiatement avec mon voisin. Daniel Mangeas aime passionnément le vélo … et les gens. Il me raconte son enfance quand comme moi, il jouait avec ses petits coureurs en plomb. Je faisais gagner Anquetil, son favori était Henry Anglade. Nous nous sommes nourris des mêmes « plumes » qui ont construit la légende des cycles, Antoine Blondin, Abel Michea, Pierre Chany, Albert Baker d’Isy. Comme remède aux dérives du cyclisme actuel, il continue à vivre sa passion avec ses yeux et son cœur d’enfant. Au fil de la conversation, je comprends que finalement il a réalisé le rêve du petit gosse que j’étais lorsque, dans la grande cour de l’école de mes parents, habillé d’un maillot jaune tricoté par une institutrice, je refaisais mon Tour de France tout en commentant moi-même les péripéties de la course (voir billet Les Tours de mon enfance du 9 juillet 2008).
Et dire qu’au soir de la première étape qu’il commenta sur le Tour, sa maman manqua de confondre cyclisme et érotisme ! Et pour cause, voici le classement : 1er le Belge Sercu, 2ème le Français Delépine, 3ème l’Italien Bitossi !!! Et le président de la fédération française de cyclisme se nommait Olivier Dussaix !

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Comme moi, il adore Bourvil. Comme lui, il commença par plonger la main dans le pétrin. Pour un peu, en bons compatriotes normands que nous sommes, nous entonnerions à bicyclette bien sûr, ce refrain très légèrement modifié pour la circonstance (toujours par licence poétique !) :

« … Ah ! c’que vous êtes coureur !
- Moi… j’ne suis pas coureur.
- Ah ! c’que vous êtes menteur !
- Moi, je suis speaker.
- Vous savez faire la cour !
- Oui, j’y réponds, car pour
Ce qui est de faire la cour,
Je la fais chaque jour.
- La cour à qui ?, qu’im’dit.
- La cour d’la ferme de Houdan pardi !
- Vous êtes un blagueur.
Ah ! C’que vous êtes coureur ! ..
. »

Jean-Pierre Danguillaume nous gratifie d’une imitation de Johnny Hallyday à une émission Des chiffres et des lettres spéciale people : « Voyelle … Ah que voyelle ! … Consonne … Ah que consonne, ah que je vais ouvrir la porte ! »
Il me dédicace une photographie de lui dans la roue d’Eddy Merckx, que j’avais faite lors d’un critérium, il y a trente-quatre ans.

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Merci les amis, comme écrivait Louis Nucera, le regretté romancier niçois, la Course au soleil a finalement dardé ses rayons … de bicyclette pour réchauffer mon cœur d’éternel enfant.

Merci à vous, David, Daniel et Jean-Pierre, qui m’avez redonné mon âme d’enfant le temps d’un dimanche. « Si j’aurais su … », j’aurais annulé mon rendez-vous pour être avec vous à Montfort-L’Amaury !

Remerciements à Daniel SOTTEAU pour sa contribution bibliographique et iconographique et à Gilles DE CATUELAN pour son accueil.

Bibliographie avicole :
-PÉRIQUET Jean-Claude & SOTTEAU Daniel
« L’anthologie de la Houdan, de la Faverolles et de la Mantes »
Format 15 X 21 cm, couverture cartonnée, tout en couleurs, 248 pages
Tirage limité à 500 exemplaires
Prix : 29 euros + 7 euros de port et d’emballage
A commander chez : Jean-Claude Périquet, 3 hameau de Pierreville, 55400 Gincrey

Ouvrages numérisés par la BNF et disponibles à la lecture sur son site gallica.fr
-JACQUE Charles
« Le poulailler, monographie des poules indigènes et exotiques, aménagements, croisements, élève, hygiène, maladies, etc., texte et dessins par Ch. Jacque, gravures sur bois par Adrien Lavieille », 12 X 18,5cm, 360 pages, Librairie agricole de la maison rustique, Paris, deuxième édition 1863.
-VOITELLIER Henri 1850-1911
« L’incubation artificielle et la basse-cour », 12 X 17,5cm, 160 pages, reliure demi maroquin rouge, 2ième édition, première édition 1878, Librairie et imprimerie typographique et lithographique Beaumont frères, Mantes-la-Jolie (Seine-et-Oise), 1880.
-VOITELLIER Henri
« L’incubation artificielle et la basse-cour, traité complet d’élevage pratique », 12 X 18cm, 314 pages, cinquième édition, Librairie de Firmin-Didot et Cie, Paris 1886.
-LETRONE Paul
« Monographie des gallinacés, races principales indigènes et exotiques », textes présentés aux séances des 10 décembre 1858 et 20 juin 1860 de la Société impériale zoologique d’Acclimatation et publiés dans son bulletin en 1859 et 1860.

Actualité artistique de Marc GIAI-MINIET :
- À la Tannerie à Houdan (78)
du 4 mars au 24 avril 2011
Pierre DESSONS
Abraham HADAD
Marc GIAI-MINIET

-Au Prieuré Saint-Vincent à Chartres (28)
du 12 mars au 17 avril 2011
Bibliothèques imaginaires et petits théâtres muets
Marc GIAI-MINIET

« J’ai deux grands boeufs dans mon étable »… (m)euh sur mon rond-point!

Je vous ai entretenu dans un billet du 17 septembre 2008, de cette fièvre des ronds-points qui terrasse ma commune. Cet été, comme dernière œuvre d’art topiaire, cet art du paysage qui consiste à tailler des végétaux en sculptures géométriques ou figuratives, ce sont deux bœufs tirant un chariot qui font tourner en bourrique les chevaux-vapeur.

Allez savoir pourquoi, à chaque fois que je contourne ce rond-point, me revient en mémoire une vieille chanson qui appartient désormais au folklore français :

« J’ai deux grands bœufs dans mon étable,
Deux grands bœufs blancs marqués de roux
La charrue est en bois d’érable,
L’aiguillon en branche de houx.
C’est par leurs soins qu’on voit la plaine
Verte l’hiver, jaune l’été.
Ils gagnent dans une semaine
Plus d’argent qu’ils n’en ont coûté… »

En fait, j’ai ma petite idée sur l’origine de ce phénomène pavlovien. Ce « chef-d’œuvre » de lyrisme paysan fut créé en 1845 par le poète et chansonnier Pierre Dupont mais, au tout début des années 1960, Marcel Amont le reprit sur un disque vinyle 30 cm, « Nos chansons de leurs 20 ans ». Et un oncle cher que j’ai également évoqué (voir billet du 19 mai 2009), crut possible d’enrayer mon goût pour la déferlante yéyé en m’offrant ce désormais « collector ». C’est ainsi qu’aujourd’hui encore, l’ivresse aidant, à défaut de chansons à boire, je peux regretter « Adieu Venise provençale/Adieu pays de mes amours/Adieu cigalons et cigales/Dans les grands pins chantez toujours », ce qui est cocasse de la part d’un normand( !), ou supplier « Marinella/Ah reste encore dans mes bras/Avec toi je veux jusqu’au jour/Danser cette rumba d’amour… » C’est l’occasion de rendre hommage à Marcel Amont, un alerte octogénaire, qui dans mon enfance, connut un énorme succès. C’était une extraordinaire bête de scène capable par exemple de tenir en haleine son public vingt minutes avec « Un mexicain basané… Est allongé sur le sol… Son sombrero sur le nez… En guise…. En guise… En guise, en guuuuuuuuiiiiiise… De parasol… » Et de passer encore vingt autres minutes à conter l’histoire d’Escamillo, un torero de fuego de la Sierra Morena, très agacé par les mouches, un beau soir d’été ! Flamenco « flytoxant » et transition bovine habile pour en revenir à mes bœufs !
Dociles, avez-vous remarqué que dans la littérature on leur adjoint souvent le qualificatif de paisibles, puissants et résistants à l’effort, ne dit-on pas fort comme un bœuf (imaginez alors un bœuf turc !), ces braves bovins furent utilisés comme animaux de trait dès le IVéme millénaire avant J.C. Cette pratique déclina dans nos pays européens industrialisés dans la première moitié du vingtième siècle avec le développement du cheval puis la mécanisation. Je me souviens dans ma prime enfance, des percherons qui décoraient le pavé des rues de mon village, de « quelques brioches tièdes » comme écrivait Pagnol quand il glorifiait son père. Je me rappelle aussi des boulonnais de ma grand-mère au rythme lent desquels nous rejoignions les champs au temps des moissons. Les bœufs de trait prévalaient plutôt dans la France méridionale et, il y a encore une vingtaine d’années, j’en rencontrais encore au détour de mes promenades dans certains coins reculés d’Ariège.

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Aujourd’hui, ils sont à la fête lors de manifestations témoignant des activités agricoles d’antan, ainsi celle d’ « Autrefois le Couserans » qui se déroule chaque été à Saint-Girons.

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Les bœufs de trait travaillaient la plupart du temps par paire. L’attelage leur permettant d’avancer de manière synchrone, consistait en un joug à cornes, une barre en bois placé entre les cornes des deux bœufs, remplacé par la suite par le joug de garrot fixé à l’encolure des animaux.
Le bois du joug était parfois taillé pour le décorer. Dans le Sud-Ouest, le joug était de temps en temps surmonté d’un surjoug ou clocher de joug. En bois tourné, sculpté à la main, de forme allongée, il avait pour fonction, outre décorative, d’équilibrer et d’optimiser la position de l’animal, ainsi que de distinguer le propriétaire de l’attelage.
Des pièces de tissu protégeaient parfois les yeux des boeufs des insectes piqueurs ou suceurs, en particulier des taons appelés aussi mouches à bœuf. Comme quoi il n’y a pas qu’Escamillo qui soit importuné par les mouches !

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La relative lenteur des boeufs comparée à celle des chevaux, ne constituait pas forcément un défaut car elle permettait un meilleur contrôle de la machine tractée. Bien qu’ils le soient, ils peuvent éventuellement le réfuter en reprenant à leur compte la locution familière qu’ils ne sont pas des bœufs pour demander d’être traités avec plus d’égard, ne pas être bousculés ni pressés dans l’accomplissement d’une tâche ! Le général De Gaulle traitait bien les Français de veaux pour fustiger leur apathie ! Plus subtil dans son propos, le fabuliste Jean de La Fontaine mit en scène une grenouille envieuse d’égaler un bœuf en grosseur. « La chétive pécore s’enfla si bien qu’elle creva » ! La vanité règne toujours : « Le monde est plein de gens qui ne sont plus sages/Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs/Tout petit prince a des ambassadeurs/Tout marquis veut avoir des pages » et tout petit président a des ministres courtisans !
C’est peut-être encore en référence à leur lenteur proverbiale qu’on appelait parfois familièrement l’automobile 2 CV Citroën, la légendaire « deudeuche », une « deux bœufs » . En tout cas, ce véhicule naquit en 1948 de l’esprit d’un ingénieur qui, de la fenêtre de sa maison de Lempdes, près de Clermont-Ferrand, voyait passer les paysans avec leur femme et enfants se rendant au marché vendre leurs produits, sur de vieilles charrettes tirées par des bœufs ou des chevaux. L’idée lui vint alors que si la femme pouvait venir seule au marché dans une voiture, son époux pourrait consacrer ce temps gagné à travailler à la ferme ! CQFD !

« …Les voyez-vous les belles bêtes
Creuser profond et tracer droit
Bravant la pluie et les tempêtes
Qu’il fasse chaud, qu’il fasse froid ?
Lorsque je fais halte pour boire,
Un brouillard sort de leurs naseaux,
Et je vois sur leurs cornes noires
Se poser les petits oiseaux… »

Je reviens aux deux grands bœufs blancs tachés de roux sortis de l’étable de Pierre Dupont pour investir le rond-point de l’Agiot près de chez moi. Ils sacrifient à la mode du tout bio dans leur parure de feuillage vert.
Ménageant le suspense et les risques de rébellion d’associations féministes, le moment est venu cependant de vous dévoiler le refrain de ce qui fut un immense succès à sa sortie au milieu du XIXéme siècle et qui figure encore parfois dans des anthologies de la poésie française. Cliquez sur la photo pour le découvrir, femmes susceptibles vous abstenir !

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Coup de tonnerre, Les boeufs apportent une soudaine et grande popularité à Pierre Dupont qui jusqu’alors, connaît plutôt les vaches maigres. Né en 1821 à La Rochetaillée près de Lyon, après des études dans un petit séminaire, il entre comme canut dans une filature de soie à Lyon ce qui lui inspirera plus tard sa Chanson de la Soie :

« Que de métiers ! que de bobines !
Que de travaux et d’oeuvres d’art !
Quel essor donnent aux machines
Vaucanson et l’humble Jacquard !
Quand l’insecte a fini sa tâche
Des milliers de doigts sont en jeu !
Les fils sont croisés sans relâche
L’homme achève l’oeuvre de Dieu… »

Il devient par la suite commis banquier manifestant surtout du goût pour « couvrir de vers les grandes feuilles de papier à lignes rouges des bilans comptables ». Poussé par sa vocation littéraire, il monte à Paris en 1841, bien décidé à se faire un nom. « J’me voyais déjà » .., tâche peut-être plus compliquée quand on s’appelle Dupont ! Survient ce jour de 1845 où, à l’occasion d’une promenade en banlieue parisienne, il aperçoit sur la route de Poissy, un troupeau de magnifiques bœufs normands que l’on amène à l’abattoir. Dans un élan lyrique, il pense alors : « O Parisiens voraces, pourquoi ne laissez-vous pas ces braves animaux à leur charrue ? Ce ne sont pas nos paysans du Lyonnais qui voudraient ainsi livrer à votre gloutonnerie les rois majestueux du labourage »! Et il se met à fredonner tristement : « J’ai deux grands boeufs dans mon étable/Deux grands boeufs blancs marqués de roux… »
Une rime en amenant une autre, Dupont trouve en peu de temps les couplets, le refrain et l’air. De retour chez lui, il recopie hâtivement le fruit de ses pensées et, ne connaissant pas le solfège, il file chez son meilleur ami musicien qui se met aussitôt au piano pour noter l’air. Je vous sens désireux de connaître le nom de ce musicien ému jusqu’aux larmes qui collabora donc au chef-d’œuvre. Je vous la joue façon Julien Lepers ? Né à Paris en juin 1818, d’un père peintre et d’une mère professeur de piano, il obtient le premier prix de Rome en 1839 avec sa cantate Fernande, compositeur de Roméo et Juliette d’après Shakespeare, auteur de l’Ave Maria et de La marche funèbre d’une marionnette pour piano qui servit de générique aux séries « Hitchcock présente », c’est ? c’est ? … C’est Charles Gounod ! Oui, l’auteur de Faust est compromis dans Les bœufs ! Meuhhhh !
Illico, Gounod emmène au café des Variétés son ami Dupont qui chante Les bœufs devant un parterre enthousiaste d’artistes, acteurs et gens de lettres. « Bravo ! Tout est parfait, vers et musique » s’écrie Théophile Gautier, celui-là même qui avait revêtu un gilet rouge pour la fameuse bataille à la première d’Hernani de Victor Hugo (voir billet Mon alter Hugo à moi du 11 février 2010). « Deux jours plus tard, Les bœufs sont interprétés au théâtre des Variétés par Hoffmann costumé en laboureur normand. La salle trépigne d’aise ». Bientôt, la chanson est connue dans la France entière.
Comme il ne faut pas mettre la charrue devant les bœufs, il ne faut pas jeter l’opprobre sur ceux de Dupont sous prétexte d’un refrain machiste avant de resituer l’œuvre agreste dans son contexte du milieu du dix-neuvième siècle. Pierre Dupont est dans la lignée des chansonniers (on ne disait pas chanteurs) de l’époque tels Pierre-Jean de Béranger dont quelques œuvres ont été récemment adaptées par Jean-Louis Murat dans son album 1829 (notamment Le pape musulman), et Gustave Nadaud dont Brassens reprit Le roi boiteux.
Quoique les sentiments qu’il exprime soient d’une extrême naïveté, il n’est pas étonnant que l’évocation de la scène fondatrice du labour avec le bouvier menant sa charrue tirée par le couple de bœufs, soit reprise alors par une France des villages lors des banquets campagnards.
Fier de sa popularité, Dupont continuera à exploiter cette veine pastorale, ainsi dans un poème adressé à Lamartine :

« Pendant le repos du dimanche
Le paysan va voir son champ ;
Son front vers la terre se penche,
Illuminé par le couchant.
Le temps qui marque son passage
De rides et de cheveux gris,
Sur son grand et vaillant visage
N’a pas éteint le coloris
Rêve, paysan, rêve… »

Puis avec son Chant des paysans, hostile au futur Napoléon III :

« …La terre va briser ses chaînes,
La misère a fini son bail ;
Les monts, les vallons et les plaines
Vont engendrer par le travail.
Affamés, venez tous en foule
Comme les mouches sur le thym ;
Les blés sont mûrs, le pressoir coule :
Voilà du pain, voilà du vin !
Oh ! quand viendra la belle ?
Voilà des mille et des cents ans
Que Jean-Guêtré t’appelle,
République des paysans ! »

Cela lui vaudra sept ans de déportation ! Notre Johnny national sait ce qui lui reste à faire pour s’exiler ! Mais il n’est pas sûr que cela marche à moins d’être Rom !
Il faut dire qu’il (Pierre Dupont, pas Johnny !) avait déjà commis en « quarante-huit » le Chant des ouvriers, dénonçant la misère et l’exploitation de la classe ouvrière :

« …Nous dont la lampe le matin,
Au clairon du coq se rallume,
Nous tous qu’un salaire incertain
Ramène avant l’aube à l’enclume
Nous qui des bras, des pieds, des mains,
De tout le corps luttons sans cesse,
Sans abriter nos lendemains
Contre le froid de la vieillesse…
…À chaque fois que par torrents
Notre sang coule sur le monde,
C’est toujours pour quelques tyrans
Que cette rosée est féconde;
Ménageons-le dorénavant
L’amour est plus fort que la guerre;
En attendant qu’un meilleur vent
Souffle du ciel ou de la terre. »

« Quand j’entendis cet admirable cri de douleur et de mélancolie, je fus ébloui » écrivit le grand Charles Baudelaire qui préfaça ainsi l’édition des textes du chansonnier lyonnais : « Je viens de relire attentivement les Chants et Chansons de Pierre Dupont, et je reste convaincu que le succès de ce nouveau poète est un événement grave, non pas tant à cause de sa valeur propre, qui cependant est très grande, qu’à cause des sentiments publics dont cette poésie est le symptôme, et dont Pierre Dupont s’est fait l’écho. »
Quoi ajouter d’autre sous peine de tourner encore longtemps autour de mon rond-point !

Pour écouter la chanson « J’ai deux grands bœufs dans mon étable », rendez-vous dans le commentaire: du 6 février 2012, un beau cadeau vintage offert par une lectrice.

Corvée de patates!

Quand on choisit sa compagne, c’est pour le meilleur, ainsi la descente de la rivière Fango en Haute-Corse (voir billet précédent du 14 août 2010), mais aussi pour le pire, en l’occurrence la corvée annuelle d’arrachage des pommes de terre dans la ferme familiale d’Ariège ! On ne peut pas gagner à tous les coups, j’avais échappé en d’autres temps de coopération aux fastidieux épluchages des patates de la caserne.
Plus objectivement, je devrais vouer aux gémonies Antoine Parmentier, un pharmacien, agronome, nutritionniste et hygiéniste du XVIIIème siècle dont les travaux popularisèrent la consommation en France du tubercule produit par l’espèce Solanum tuberosum et appartenant à la famille des solanacées. Contrairement aux idées reçues, il n’a pas découvert la pomme de terre puisqu’elle existait depuis bien longtemps déjà. Les plus anciens restes de tubercules cultivés retrouvés dans la cordillère des Andes, au Pérou, datent de 8 000 ans avant Jésus-Christ. La pomme de terre est introduite en Europe au XVIe siècle à la suite de la découverte de l’Amérique par les conquistadors espagnols. En 1573, des moines de Séville la cultivent pour nourrir des personnes malades sous le nom de papa tiré du dialecte quechua des Incas, d’ailleurs encore usité dans les pays hispanisants d’Amérique latine. L’immense poète chilien contemporain Pablo Neruda, prix Nobel de littérature, lui a consacré une de ses Odes élémentaires pour bien ancrer son origine :

 

« Papa
te llamas
papa
y no patata,
no naciste castellana:
eres oscura
como
nuestra piel,
somos americanos,
papa,
somos indios… « 

« Papa
tu t’appelles
papa
et non patata,
tu n’es pas née castillane :
tu es sombre
comme
notre peau,
nous sommes américains,
papa,
nous sommes indiens… »

En Italie, on la désigne sous le nom de taratoufli (truffe de terre). Comparée à la truffe, elle devient bientôt trumfa ou trifola dans certain dialecte occitan que rappelle la truffade, le roboratif plat aveyronnais. En 1600, Olivier de Serres qui la plante lui-même dans ses terres d’Ardèche, lui consacre un chapitre dans son Théâtre d’agriculture sous le titre de cartoufle à rapprocher de la kartoffel allemande. Le terme de pomme de terre n’est entré dans le Dictionnaire de l’Académie française qu’en 1835. On emploie même l’expression de poire de terre. Sa consommation est déconseillée en France jusqu’au XVIIIème siècle sous prétexte que quelques vieilles patates de médecins rétrogrades l’accusent de favoriser quelques maux comme la lèpre et des fièvres. C’est alors qu’arrive Parmentier, le grand Parmentier qui donnera plus tard son nom à une avenue et une station de métro de Paris ainsi qu’à une omelette et son célèbre hachis ! Pour être honnête, il faut rendre aussi à Duhamel du Monceau, Turgot et François Mustel ce qu’on attribue trop exclusivement à Parmentier. Duhamel, dans son Traité de la culture des terres, encourage les agriculteurs à la culture de la pomme de terre car « outre qu’elle est très utile pour toute espèce de bétail, elle est encore d’une grande ressource, dans les années de disette, pour la nourriture des hommes ». Turgot, appelé à l’Intendance de la Généralité de Limoges en 1761, fait servir à sa table et distribue aux membres de la Société d’agriculture et aux curés, des tubercules de pommes de terre en les priant d’en recommander l’usage. Quant à Mustel, un agronome rouennais auteur d’un Mémoire sur les pommes de terre et le pain économique, il en développe la culture en Normandie. Antoine Parmentier, capturé par les Prussiens lors de la guerre de Sept ans (1756-1763), découvre en cette circonstance la pomme de terre, la nourriture principale proposée aux prisonniers. De retour de captivité, il la promeut comme aliment humain et s’attache à en développer la culture. En 1771, en en faisant l’apologie, il remporte un concours organisé par l’académie de Besançon sur le sujet suivant : « Indiquez les végétaux qui pourraient suppléer en cas de disette ceux que l’on emploie communément à la nourriture des hommes, et quelle en devrait être la préparation ». Il la cultive sur un petit lopin de terre appartenant à des religieuses tout près des Invalides. Il fait même monter la garde autour de son champ pour donner l’impression aux passants qu’il s’agit d’une culture rare et chère destinée au seul usage des nobles. Cela éveille la curiosité de certains qui volent des tubercules, les cuisinent et … les apprécient. Il la promeut également en organisant des dîners où il convie des hôtes prestigieux tels Benjamin Franklin et Lavoisier. En 1778, il rédige l’Examen chimique de la pomme de terre, un mémoire dans lequel il prouve l’utilité de l’aliment pour l’homme, alors qu’il était jusqu’ici abandonné aux bestiaux, tout en démontant les préjugés communs sur les maladies et sur l’appauvrissement du sol. Les membres de la Faculté de médecine de Paris, plus clairvoyants que nos experts sur la grippe A, après de longs travaux, finissent par déclarer que la consommation de la pomme de terre ne présente pas de danger. Le roi Louis XVI félicite bientôt Parmentier : « La France vous remerciera un jour d’avoir inventé le pain des pauvres ».
Moi je le honnis quelques heures par an lorsqu’il s’agit de ramasser comme cette année, douze raies de pommes de terre de cent cinquante mètres de longueur ! Régulièrement, cela se déroule aux alentours du 15 août. Avant que la fête locale ne soit avancée au début du mois, mon cher beau-père, le maître de la ferme, avait le vrai chic ariégeois de nous convoquer pour l’arrachage le lendemain des festivités. Peut-être pensait-il que danser la veille au bal quelques mashed potatoes endiablés, donnait la patate !!! Plus sérieusement, les tubercules arrivent ici à complète maturité à l’approche de la fête de l’Assomption ; je vous salue Marie, pleine de grâce, priez pour nous pauvres arracheurs de pommes de terre !
Deux ou trois fermes au village récoltent encore les pommes de terre. Autrefois, s’instaurait une rivalité voire une jalousie entre paysans à savoir lequel les ramasserait le premier et surtout les « aurait réussies » le mieux. L’entraide existait cependant et les voisins et les amis donnaient volontiers un coup de main en échange d’un panier de pommes de terre. Pour nous, béotiens de la chose agricole, quand Amédée descend de sa colline pour effectuer le défanage, nous savons que la récolte est imminente. Il fauche alors les feuilles et les tiges ce qui limite la contamination des tubercules par le mildiou ou des maladies virales transmises par des insectes ravageurs. L’un d’eux, le doryphore, coupable autrefois d’anéantir les cultures, a donné son nom dans les campagnes aux envahisseurs allemands lors de la première guerre mondiale et aux toulousains, chaque week-end, lors de leur exode vers les granges restaurées en résidences secondaires.
Le (grand) jour est enfin arrivé ; branle-bas de combat au petit matin pour éviter les grosses chaleurs ! Comme tout sportif de haut niveau avant la compétition, la préparation psychologique d’avant arrachage est de rigueur : entre concentration et abattement, un profond silence règne durant le petit déjeuner. Puis vient le moment de revêtir les habits usagés conservés à cet effet au fond d’un placard : selon la météo, tee-shirt ou sweat, short ou jean, une vieille casquette aux couleurs du Stade Toulousain ou ramassée lors du Tour de France pour se protéger des rayons ardents du soleil. Une paire de gants dénichée dans l’étable épargne éventuellement les mains manucurées.
Brève évaluation des forces en présence : cette année, nous sommes douze, le moral remonte !
Je constate une nette désaffection des jeunes générations, la relève n’est pas assurée. Á défaut de la quantité, on a la qualité ; on compte dans les rangs un Millet certes plus connu pour son adresse à la pétanque que pour ses talents de peintre ! Le clin d’œil est cependant cocasse et quitte à ne pas gratter la terre idiot, je pense au célébrissime tableau de L’Angélus, le chef-d’œuvre de Jean-François Millet, un des fondateurs de l’école de Barbizon.

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Vous ne pouvez pas ne pas le connaître tant il a figuré sur des canevas, les calendriers des postes et nos livres de la communale. Deux paysans, alors qu’ils ramassent des pommes de terre, entendant l’angélus sonner au clocher du village, posent leurs outils pour se mettre en prière. Les scènes rurales constituent un des thèmes de prédilection du peintre. Outre L’Angélus (1858), Les Botteleurs (1850), Des Glaneuses (1857), la Tondeuse de moutons (1861) et la Bergère (1864), glorifient l’esthétique de la paysannerie.
Au boulot ! Ici, les gestes et les techniques n’ont guère évolué depuis cette époque.

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Á l’aide du mancheron, Amédée guide l’antique charrue brabant pour ouvrir la première raie. L’arête tranchante du soc coupe la terre. Dans son prolongement, le versoir soulève et retourne la terre laissant apparaître les pommes de terre. Les premiers commentaires fusent : « ça produit cette année » ce qui a pour conséquence d’alourdir la tâche, « c’est sec » ce qui par contre facilite le ramassage. Chacun adopte la « tactique » de son choix pour des raisons psychologiques un peu fumeuses : ou collective en partageant une raie avec les autres ou au contraire, individualiste en ramassant les tubercules d’un bout à l’autre du sillon ; de toute manière, tout le champ doit y passer ! Il est quelques postes qui permettent des temps de récupération tels la conduite des tracteurs, l’acheminement des tombereaux à la ferme et à un degré moindre, le vidage des seaux pleins. En ce qui me concerne, la prise de quelques photographies à votre intention constitue aussi un bon stratagème pour retrouver un second souffle. Plier son mètre quatre-vingt-dix durant plusieurs heures n’est pas une sinécure. Si l’on conviait messieurs Fillon et Woerth à quelques corvées de patates, peut-être chipoteraient-ils moins sur le concept de pénibilité dans leur réforme des retraites !

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Conquérir mesdemoiselles Solanacées n’est pas chose aisée ! Elles ne sont pourtant guère élégantes dans leur robe des champs (je disais robe de chambre quand j’étais gamin !) avec leur forme oblongue, plus ou moins bosselée, leurs yeux superficiels et leurs lenticelles. Certaines monstrueuses font même la une des rubriques locales de La Dépêche du Midi, le quotidien régional, en compagnie de leur valeureux ramasseur. Elles tirent peut-être leur pouvoir de séduction de leur appellation un tantinet usurpée. La Belle de Fontenay n’a aucune chance de remporter le concours de Miss France cher à Geneviève, la dame au chapeau. Quoiqu’avec le vote populiste des téléspectateurs, on peut tout envisager même la victoire d’une patate ! Il est d’humbles roturières prénommées Charlotte, Francine, Manon ou Amandine, et d’autres de descendance plus noble telle la Pompadour. Cette année, nous draguons en terre Mona Lisa souriante dans sa robe jaune ainsi que Désirée et son teint rose.

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Et n’en déplaise à messieurs Besson et Hortefeux, une étonnante Négresse, aussi nommée Vitelotte, à la peau noire et la chair violette, s’est invitée au bal ! Black, jaune, rose et au beurre, c’est la France de la pomme de terre !
Onze heures sonnent au clocher, nul besoin de prier, le bout de la dernière raie est en vue. De plus, la récolte est excellente ; à vue de nez, ce sont cinq cents kilos de pommes de terre qui sont déversés dans l’ancienne étable.

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Les traditions s’estompent : il était de coutume de goûter ce midi-là aux tubercules fraîchement ramassés. Cette année, des haricots verts du potager, néanmoins savoureux, les ont supplantés à table.
Grâce aux travaux de Parmentier et de quelques autres, la pomme de terre devient l’aliment de base dans la France rurale et s’invite aussi sur les tables bourgeoises. À la fin du XVIIIe siècle, 45 km² sont consacrés à sa culture. Un siècle plus tard, en 1892, cette surface passe à 14 500 km². Sa production progresse de 1,5 million de tonnes en 1803 à 11,8 millions en 1865. Elle atteint plus de 16 millions de tonnes à la fin des années 1930.
Épris de naturalisme et fasciné par les cueilleurs de patates, Vincent Van Gogh s’installa plusieurs mois chez les De Groot, une famille de paysans de Nuenen, un modeste village du Brabant. Il y réalisa de nombreuses études à la pierre noire ainsi que plusieurs centaines de tableaux avant de parvenir en 1885 à son chef-d’œuvre du clair obscur Les mangeurs de pommes de terre qu’on peut admirer à Amsterdam dans le musée qui lui est dédié. « J’ai voulu, tout en travaillant, faire en sorte qu’on ait une idée que ces petites gens, qui, à la clarté de leur lampe, mangent leur pommes de terre en puisant à même le plat avec les mains, ont eux-mêmes bêché la terre où les patates ont poussé; ce tableau, donc, évoque le travail manuel et suggère que ces paysans ont honnêtement mérité de manger ce qu’ils mangent » écrit-il à son frère Théo. « En peignant cela, je pensais à ce qu’on a dit, si justement, des paysans de Millet : « Ses paysans semblent peints avec la terre qu’ils ensemencent » ». Et quand il ajoute : « Si une peinture de paysans sent le lard, la fumée, la vapeur qui monte des pommes de terre, tant mieux ! », je pense aux aïeux qui, le soir, se nourrissaient de quartous, ces pommes de terre coupées en quartiers et bouillies dans le chaudron devant la cheminée, qu’ils « bonifiaient » comme ils disaient, d’un morceau de lard ou mettaient dans l’omelette.
Chez mon adorable mémé Léontine dont je vous ai entretenu dans mes portraits de famille, j’ai le souvenir de ses savoureuses frites longues, épaisses, dorées et craquantes à l’extérieur, onctueuses comme une purée en dedans, qui accompagnaient notamment le lapin en compote. Une merveille ! Malgré plusieurs tentatives, j’attends probablement vainement la cuisinière qui me fera revivre ces émotions gustatives. Les frites surgelées proposées aujourd’hui dans les restaurants, constituent une insulte à la cuisine soignée de nos grands-mères. Français et belges se disputent la paternité de la frite. Elle était vendue sur les ponts de Paris pendant la Révolution, d’où son nom de pomme Pont-Neuf. Consensuel, je n’ai aucune animosité envers celle d’outre-Quiévrain et je serais bien allé manger des frites chez Eugène avec le grand Jacques et sa Madeleine … si elle était arrivée !
Même si les diététiciens déconseillent l’abus de féculents, ne dédaignez pas la pomme de terre : frites ou bouillies, rissolées, en purée, en gratin ou en salade, dans le pâté bourbonnais, l’aligot aveyronnais ou le baeckeofe alsacien, elle se conjugue dans bien des modes ! Sautées avec leur peau, les petites rattes du Touquet et bonnottes de Noirmoutier sont également un régal. En 1870, le grand chef Dugléré dont vous connaissez sans doute la sauce, créa la recette des pommes Anna en l’honneur d’Anna Deslions, courtisane du Second Empire, preuve de son estime pour les deux belles plantes ! Á la ferme, même les animaux sont friands des quartous et les cochons et canards gavés de patates sont promesses d’excellents jambons et foies gras.
Voilà, c’est fini, une bonne douche, deux comprimés de Décontractyl pour prévenir d’éventuelles courbatures, le stress de la corvée de ramassage est évacué. Rendez-vous dans un an, même jour, même heure, au champ des grands ramasseurs de pommes de terre !

Publié dans:Leçons de choses, Recettes et produits |on 25 août, 2010 |2 Commentaires »

Quand passent les cigognes à Hunawihr …

Mettre de l’eau dans son vin est d’un point de vue gustatif une aberration. Suivre une route des vins par temps de pluie est touristiquement une déception à moins que dame Ciconia vous accorde ses faveurs. Là où je vous emmène aujourd’hui, l’hospitalité n’est pas un vain mot. Ainsi, si j’en crois la légende, sainte Hune, patronne de la localité, pour remplacer la récolte perdue une année de disette, transforma miraculeusement l’eau de la fontaine en vin … d’Alsace bien évidemment.

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En effet, je me trouve à Hunawihr, un demi millier d’habitants, accroché à un coteau au milieu des vignes, à quelques battements d’ailes de cigogne au nord de Colmar. Bien que classé parmi les plus beaux villages de France, il souffre de la célébrité touristique de ses voisins Riquewihr et Ribeauvillé. À défaut d’attirer autant de cars de touristes, il se venge discrètement car la photographie de sa fière église surgissant des vignobles s’affiche dans presque tous les guides, ouvrages et calendriers dédiés à l’Alsace.

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En ce jour bruineux (ne vous fiez pas aux photos, je possède des archives !), je viens faire ma provision de Pinot gris et de Gewurztraminer vieilles vignes, qui égayeront bientôt ma table francilienne. Les viticulteurs ne manquent évidemment pas mais j’ai mes habitudes au domaine Sipp-Mack vers le haut du village. Laura, la sympathique maîtresse des lieux, nous accueille pour une dégustation dans le caveau à proximité des grands foudres en chêne et leurs robinets sculptés où vieillissent les délicieux nectars. Californienne diplômée en Viticulture et Œnologie de l’université de Californie à Davis, elle mit le grappin (de raisin) sur Jacques le fils de la maison en stage aux Etats-Unis. Venant de Davis, il est somme toute logique qu’il y ait si peu de la coupe de Riesling aux lèvres !

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Mais d’abord, à l’entrée du village, je fais un brin de causette avec dame Ciconia ciconia. Même si vous n’êtes guère expert en Histoire naturelle, vous devinez peut-être dans ses atours blanc et noir, la cigogne blanche, l’emblématique oiseau, fierté de l’Alsace.

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Le comte de Buffon que vous connaissez bien désormais (voir billet Le héron du 12 mars 2009 et La petite fille et les dinosaures du 17 juin 2010) la décrit avec justesse : « Amie de l’homme, elle en partage le séjour et même le domaine ; elle pêche dans nos rivières, chasse jusque dans nos jardins, se place au milieu des villes, sans s’effrayer de leur tumulte, et partout hôte respecté et bien venu, elle paye par des services le tribut qu’elle doit à la société ». En l’occurrence ici, appartenant au parc aux cigognes voisin, elle est détachée, à la saison estivale, avec quelques congénères à l’office de tourisme de la commune pour le plus grand bonheur des visiteurs.

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Buffon signalait leur retour de migration vers « le 8 ou 10 mai en Allemagne ; elles devancent ce temps dans nos provinces ; elles précèdent les hirondelles et elles viennent en suisse dans le mois d’avril ; elles arrivent en Alsace au mois de mars, et même dès la fin de février ; leur retour est partout d’un agréable augure, et leur apparition annonce le printemps ». Aujourd’hui, ça tient plus de la Toussaint ! Je souris : devant la maison du potier, une réplique en bois de l’échassier pourtant pas charognard veille sur quelques cadavres de bouteilles de vins du cru.

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Je pense immédiatement au pauvre goupil de la fable fort marri de ne pouvoir plonger son museau dans le col effilé des flacons :

« …A l’heure dite, il courut au logis
De la Cigogne son hôtesse ;
Loua très fort la politesse ;
Trouva le dîner cuit à point :
Bon appétit surtout ; Renards n’en manquent point.
Il se réjouissait à l’odeur de la viande
Mise en menus morceaux, et qu’il croyait friande.
On servit, pour l’embarrasser,
En un vase à long col et d’étroite embouchure.
Le bec de la Cigogne y pouvait bien passer ;
Mais le museau du sire était d’autre mesure.
Il lui fallut à jeun retourner au logis,
Honteux comme un Renard qu’une Poule aurait pris,
Serrant la queue, et portant bas l’oreille.
Trompeurs, c’est pour vous que j’écris :
Attendez-vous à la pareille. »

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Quoique guère charitable envers compère le Renard, je ne crains pas même mésaventure en me dirigeant vers la Wistub Suzel, une chaleureuse auberge au centre du village. Près de l’entrée coule une harmonieuse fontaine du XVIIème siècle constituée d’une auge principale sculptée et de deux bassins secondaires recueillant le trop-plein de la vasque. Autrefois, elle servait d’abreuvoir au bétail et les habitants venaient y puiser leur eau.

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À côté du vieux poêle alsacien en faïence, je m’y réjouis d’une délicieuse tourte au Munster, le fromage de la vallée proche d’une vingtaine de kilomètres.

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Rassasié, je m’engage dans la ruelle pentue qui mène à l’église consacrée à saint Jacques le Majeur. Une cigogne démarre d’un toit voisin. Je me penche ; personne en dessous. Ici, la légende affirme que si une cigogne vole en rase-mottes au-dessus d’une jeune femme, elle attendra un bébé dans l’année.
L’église en grès rose comme suspendue dans l’océan de vignes, est entourée curieusement d’un cimetière fortifié. L’enceinte de forme octogonale possède un bastion percé de meurtrières à chacun de ses angles. À défaut de remparts, ces fortifications dont certains éléments laissent penser qu’elles existaient au XIIème siècle, servaient de refuge aux habitants du village en cas de danger.
Sur le clocher, les élégantes aiguilles de l’horloge décorées de grappes et feuilles de vigne dorées rappellent la vocation viticole du village comme d’ailleurs quelques motifs des vitraux.

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Avec l’introduction de la Réforme, l’église est vouée au culte protestant à partir de 1537. Comme un certain nombre d’édifices religieux en Alsace, elle est placée depuis 1687 sous le régime du simultaneum en servant à la fois aux catholiques et protestants ; un bel exemple de cohabitation qui mériterait d’être étendu à d’autres religions, utopie quand tu nous tiens !

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Tandis que je contemple le vaste panorama, je repère juste en contrebas une cigogne cherchant pitance dans les vignes le long du mur fortifié. Pour le clin d’œil, j’aurais aimé qu’il s’agisse d’un spécimen de ciconia episcopus, la cigogne épiscopale. Malheureusement, cet autre représentant de la famille des Ciconiidés, de plumage majoritairement noir comme l’était autrefois l’habit des clercs, vit en Afrique et en Asie. Notre cigogne alsacienne, entièrement blanche à l’exception de rémiges primaires et secondaires noires, rencontre sans doute sa cousine exotique lors de son hivernage sur le continent africain.

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En effet, c’est à l’origine, un oiseau migrateur qui s’envole aux premiers frimas lorsque la nourriture commence à manquer, pour effectuer en groupes de plusieurs dizaines d’individus, un périple par étapes journalières de 200 à 400 kilomètres jusqu’au Sahel via l’Espagne et le détroit de Gibraltar. Avec son envergure de près de deux mètres, la cigogne est une véritable experte du vol à voile. Elle pratique le vol plané entre les thermiques, ces courants d’air ascendants qu’elle repère grâce à l’élévation d’insectes ou de brins de paille. Heureux animal qui ignore les rigueurs de l’hiver et goûte à longueur d’année à deux étés !
Elle tend à se sédentariser cependant avec les temps plus cléments et l’existence de collectivités comme justement à Hunawihr où elle est choyée comme une cigogne en pâte !
Avec ses longues pattes, elle fréquente essentiellement les marais peu profonds et les rieds, les prairies humides du Rhin et de ses affluents. Carnivore, elle se nourrit de batraciens, d’insectes, de vers, de rongeurs tels musaraignes, mulots et campagnols, de petits reptiles comme des lézards et des couleuvres, voire d’oisillons. Peu délicate, elle s’invite même près des tables de pique-nique pour grappiller ce que lui tendent les touristes amusés. Comme certains rapaces, elle mange ses victimes avec les os, les poils et les plumes puis recrache les restes non assimilables sous forme de pelotes sèches.

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Dans sa quête sur la terre mouillée au milieu des vignes, elle macule son long bec rouge, effilé comme un poignard, qui atteint une vingtaine de centimètres. Malgré cela, elle demeure craquante avec ses yeux foncés bordés d’une coloration noire qui dégouline comme un rimmel qui fout le camp !

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D’ailleurs, elle craque, elle craquette même, elle claquette, glottore puisque c’est ainsi qu’on définit son cri. Peu démonstrative, elle entrechoque ses deux mandibules émettant quelques sons gutturaux bien en accord avec le dialecte alsacien.
Je l’abandonne pour déambuler dans les rues du village. Les couleurs éclatantes et le fleurissement des maisons de vignerons à colombages et de leurs cours font oublier le temps maussade. L’utilisation de pigments rouge sang de bœuf, vert amande, jaune safran, bleu pervenche apporte un petit air de maisons de poupée. De ci delà, des blasons sculptés témoignent de leur construction entre le 16ème et 18ème siècle.

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Une plaque rappelle qu’ici vivait encore récemment Gaston Peter, vigneron, ouvrier, syndicaliste engagé et aussi un poète qui fut sujet de baccalauréat en classe de langue et culture régionales.
Dans la ville basse, à proximité du lavoir, une autre cigogne retarde mon départ en rôdant autour de ma voiture. Nullement effrayée devant le coffre ouvert, elle semble inspecter les cartons de vins que j’emporte de ma visite.

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Buffon qui n’était guère tendre avec le héron, attribue à la cigogne des vertus morales comme « la tempérance, la fidélité conjugale, la piété filiale et paternelle ; elle nourrit très longtemps ses petits et ne les quitte pas qu’elle ne leur voie assez de force pour se défendre et se pourvoir d’eux-mêmes ; quand ils commencent à voleter hors du nid et à s’essayer dans les airs, elle les porte sur ses ailes ; on l’a vue donner des marques d’attachement et de reconnaissance pour les lieux et les hôtes qui l’ont reçue. On assure l’avoir entendu claqueter en passant devant les portes comme pour avertir de son retour, et faire en partant un semblable signe d’adieu ». Sans attendre d’elle pareille manifestation de sympathie, j’en profite cependant pour lui tirer un dernier portrait.

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Selon une légende moldave, une bande de cigognes aurait sauvé de la disette, la population locale assiégée par les Turcs dans une forteresse, en leur jetant des grappes de raisin tenues en leur bec ; comme quoi cigogne et vignes font bon ménage.

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La Fontaine mit également en évidence la serviabilité de la cigogne envers un loup quelque peu ingrat :

« … Un os lui demeura bien avant au gosier.
De bonheur pour ce Loup, qui ne pouvait crier,
Près de là passe une Cigogne.
Il lui fait signe ; elle accourt.
Voilà l’Opératrice aussitôt en besogne.
Elle retira l’os ; puis, pour un si bon tour,
Elle demanda son salaire.
« Votre salaire ? dit le Loup :
Vous riez, ma bonne commère !
Quoi ? ce n’est pas encor beaucoup
D’avoir de mon gosier retiré votre cou ?… »

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Animal fétiche des Alsaciens qu’on retrouve en peluches ou comme motif de décorations sur les poteries régionales, il est aussi dans la légende, censé apporter les bébés humains emmitouflés dans un linge tenu par le bec. On raconte même aux enfants que pour qu’ils aient un petit frère ou une petite sœur, ils doivent déposer un sucre sur le bord de la fenêtre ; alors, comme le corbeau de Jean de La Fontaine, la cigogne lâche son colis lorsqu’elle se saisit de la friandise.

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L’homme dans son inconscience n’a guère eu de reconnaissance envers leurs ambassadrices qui égayent les toits de leurs villages. Électrocutées par les lignes à haute tension, en manque de nourriture avec l’assèchement des marais, empoisonnées par les pesticides qu’elles ingèrent en consommant insectes et rongeurs, l’espèce connut un déclin désastreux il y a une trentaine d’années. Ainsi, en 1974, on ne comptait plus qu’une dizaine de couples de cigognes blanches en Alsace. Lors de l’alerte de grippe aviaire de 2005, certains élus, moins empressés à débusquer les niches fiscales, ont réclamé abusivement la destruction des nids proches des habitations. Heureusement, des ornithologues se sont mobilisés pour réimplanter et sédentariser le populaire échassier comme ici à Hunawihr où on dénombre actuellement plus de deux cents individus.
C’est l’heure de la séparation. Sans doute, nous reverrons-nous lors d’une prochaine commande de vin car la cigogne blanche possède une espérance de vie de près d’une vingtaine d’années, surtout quand elle ne migre plus.
Malgré le sale crachin, je mets le cap sur Munster tout proche, histoire d’acquérir quelques exemplaires du fameux fromage fermier à pâte molle et au lait cru. Agrémentés de cumin et accompagnés d’un gewürztraminer ou d’un pinot blanc, ils raviront prochainement mon palais ! Quelle n’est pas mon heureuse surprise : juchées dans leurs nids, sur les toits des édifices tout autour de la place du Marché, une trentaine de stars ailées contemplent avec satisfaction mon goût sûr pour les produits de leur terroir !

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J’aperçois même quelques cigogneaux douillettement blottis auprès de leurs parents au fond du nid. Un peu comme avec le loup de la fable, les adultes les nourrissent par régurgitation. Le premier vol plané est prévu à l’âge de 55 à 60 jours.

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S’il fallait encore une preuve de l’attachement de la cigogne blanche à l’Alsace, savez-vous qu’elles reviennent de migration aux alentours de la saint Valentin pour se reproduire ? « Elles semblent n’arriver que pour se livrer aux tendres émotions que la saison (printemps) inspire » écrivait poétiquement Buffon. Voilà des demoiselles originaires de pays au-delà de la Méditerranée qu’on ne pourra pas soupçonner de ne pas être de « vraies françaises », n’en déplaise à messieurs Besson et Hortefeux !

Publié dans:Leçons de choses, Ma Douce France |on 12 juillet, 2010 |5 Commentaires »

La petite fille et les dinosaures

Les « terribles lézards », en grec deinos saura, ont la cote. Les dinosaures sont de retour, en fait avaient-ils vraiment disparu un jour ? Ils envahissent la littérature et les écrans, colonisent les jeux video, paradent dans divers musées et s’entassent sur les étagères des magasins Toys « R » Us (c’est presque un nom de dinosaurien !). Pire même, ils entrent dans notre quotidien et le vocabulaire commun.
Ainsi, un de mes meilleurs amis chargé de me tresser quelque couronne lors de mon départ à la retraite, crut carrément bon de me cataloguer comme dinosaure ! Le vocable pourrait paraître blessant mais il n’y avait sans doute pas mot plus élogieux et affectueux pour répertorier ma lente évolution dans l’ère de l’image qui fut une de mes passions durant ma carrière. Ainsi parodiant le petit Larousse, « j’aurais dominé la vie audio visuelle depuis le jurassique inférieur jusqu’au crétacé supérieur » ! ce qui correspond globalement des années 1980 à aujourd’hui. Il est vrai que mes congénères et moi fûmes des animaux ultra résistants pour affronter les mutations technologiques depuis l’antédiluvien magnétoscope séparé de la caméra en noir et blanc jusqu’au DVD numérique de maintenant en passant par les découvertes de la couleur et des formats VHS, SVHS, 8mm, Hi-8 et Betacam ! Alors, j’accepte avec tout l’humour et la lucidité qu’il se doit, le sens familier de personnalité considérable dans un domaine mais quelque peu encroûtée. De toute manière, mes chevilles enflent ces temps-ci, sans qu’il y ait un quelconque rapport avec tout ce qui précède, et nécessitent une visite prochaine chez le phlébologue.
La psychanalyse s’en mêle et dans Dinosaures sur le divan, l’auteur traque les ressorts psychologiques de l’attachement des petits et des grands aux dinosaures et démontre la proximité pour l’enfant de la figure des dinosaures et de celle de ses grands-parents ! Le dinosaure prendrait en charge les questions que l’enfant se pose sur sa propre « préhistoire » ce qui expliquerait le désintérêt croissant de ce dernier pour le loup qui ne susciterait plus la transmission des peurs ancestrales. Et le psychanalyste de distinguer les dinosaures non agressifs, le plus souvent herbivores, illustration de la part positive des influences transgénérationnelles, et les dinosaures agressifs, le plus souvent carnivores, illustration de la part empêchante voire destructrice de ces influences ! (Excusez ces termes jargonnants, d’ailleurs mon correcteur orthographique s’affole !)

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Bref, pour la petite fille que j’accompagne aujourd’hui au Muséum d’Histoire naturelle, la ressemblance entre son aïeul et le Stegosaurus paissant dans un parterre de fougères à l’entrée, serait donc nullement fortuite. Je suis un instant rassuré lorsque je découvre que ce grand reptile cuirassé de la fin du jurassique, est herbivore donc censé renvoyer une image flatteuse. Je déchante vite quand j’apprends que malgré sa stature impressionnante (jusqu’à 3 tonnes et 8 mètres de longueur), le stégosaure possède un cerveau parmi les plus petits de tous les dinosaures, de la taille d’une noix, environ 80 grammes ! J’élude la comparaison en montrant à la jeune enfant, le mammouth qui semble sortir du Mac Do de l’autre côté de la rue, un détail « gastronomique » susceptible de ne pas la laisser insensible.

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Cela la motive au moins pour se hisser au premier étage d’un musée qui sent un peu le vieux puisque construit pour l’exposition universelle de 1900. Nous débouchons dans la galerie de Paléontologie, une science qui, fondée sur l’étude des fossiles, traite de l’histoire et de l’évolution sur terre depuis plus de 3 milliards d’années. Et devinez avec qui nous tombons nez à nez ? Soyez mon champion, je joue votre Julien Lepers : top chrono, c’est le squelette de l’empereur des crocodiles « mangeurs de chair » ; il vivait au crétacé inférieur, il y a 110 millions d’années ; il a été déterré en 1973 au Niger, dans le désert du Ténéré, l’une des régions les plus sèches du globe, comme vous ne l’ignorez plus depuis que … :

« Cinq cents connards sur la ligne de départ
Cinq cents blaireaux sur leurs motos
Ça fait un max de blairs
Aux portes du désert
Un paquet d’enfoirés
Au vent du Ténéré
Vont traverser l’Afrique
Avec le pied dans l’ phare
Dégueulasser les pistes
Et revenir bronzés… »

Cette découverte conforte la thèse qu’Afrique et Amérique ne formaient qu’une seule plate-forme à l’époque et se seraient séparées il y a environ 100 millions d’années.
D’une longueur de 11 mètres, d’un poids de 4 tonnes, ce redoutable prédateur, doté d’une bonne ouïe et d’une vue excellente, les mâchoires garnies d’une centaine de dents, se nourrissait de gros poissons, tortues, lézards et grands dinosaures herbivores venant s’abreuver dans les eaux des lacs et des fleuves qu’il fréquentait. Vous séchez ? Il est omniprésent pourtant, vous le voyez sur vos écrans tous les jours, le matin courant autour du grand canal du château de Versailles, l’après-midi en voyage de noces à Gandrange en Lorraine, le soir au Niger justement comme « président des droits de l’Homme ».
C’est ? C’est le Sarcosuchus imperator, le nouveau maître du Muséum d’Histoire naturelle !

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J’exagère à peine ; ses dents acérées, ses pattes très courtes quoique dépourvues de talonnettes et sa queue démesurée à pâmer d’aise toutes les Carla du Crétacé ne sont pas sans rappeler l’hôte actuel de l’Élysée, preuve que les dinosaures existent encore !

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Les paléontologues disposent de peu d’informations concernant sa longévité : il pouvait vivre plus de cent ans grrrrr … mais comme les dinosaures n’arrêtaient pas de se bouffer entre eux, ouf ! À quand la découverte d’ossements d’une Aubryus plus socia(b)le sous les terrils de Flandre ?
Un coup d’œil maintenant, en contre-plongée évidemment, aux trois autres squelettes complets de grands dinosaures ! L’Allosaurus apparaît beaucoup moins fragilis que son espèce ne l’indique.

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C’est le carnivore type du mésozoïque avec une mâchoire garnie de dents tranchantes comme des lames de rasoir, et des pattes avant pourvues de griffes. Possède-t-il des attaches corses comme la petite fille, en effet, certains chercheurs pensent qu’il choisissait la facilité en dépeçant des charognes plutôt que de gaspiller de l’énergie à chasser. Il se nourrissait notamment de congénères herbivores tels le Stegosaurus et le Diplodocus.
Il ne manquait donc pas d’appétit au vu du squelette de Diplodocus exposé à proximité, d’une longueur de 25 mètres et d’une hauteur de 4 mètres au niveau des lombaires.

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Il a été trouvé dans le Wyoming. Il vivait là à la fin de la période jurassique aux bords des lagunes tropicales qui s’étendaient alors sur l’emplacement actuel des Montagnes Rocheuses. Le commentaire le décrit comme un grand dadais, un reptile géant d’allure lourde et stupide, marchant lentement à terre ou nageant dans des eaux peu profondes en broutant des herbes aquatiques.

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Devant lui, à défaut de l’Aubryus flandrienne ( !), se dresse un Iguanodon (dent d’iguane en grec) wallon recueilli à plus de 300 mètres de profondeur dans le charbonnage de Bernissart en Belgique. Ce dinosaure du crétacé inférieur, appartient à l’ordre des ornitischiens caractérisés par un bassin semblable à celui des oiseaux, un drôle d’oiseau, en effet, de 9,5 mètres de long et 4,5 mètres de haut ! Non loin de Bernissart, on a retrouvé dans les bois d’Hautrage, des traces de Cupressaceae (les cyprès de l’époque) et de Taxodiacée (les séquoias d’alors) qui furent peut-être au menu des iguanodons herbivores. Amis belges (j’en possède) si votre esprit chercheur vous conduit à mettre à jour quelques ossements, méfiez-vous qu’ils n’appartiennent pas à quelques-uns des deux milliers d’hommes qui laissèrent leur peau le 17 juillet 1572 lors de la bataille d’Hautrage gagnée par les Espagnols emmenés par Frédéric de Tolède sur les Français commandés non pas par Raymond Domenech, pas de mauvais esprit, mais par Jean de Hangest, baron de Genlis !

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La petite fille me réclame avec insistance la vitrine où, le 4 novembre 1911 à 23h 45, un œuf de ptérodactyle vieux de 136 millions d’années, éclot libérant un monstre qui va bientôt répandre la terreur dans la capitale. Voilà ce que c’est que de lui lire avant qu’elle ne s’endorme les bandes dessinées de Tardi, Les Aventures Extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec et de l’avoir emmenée voir la dernière production cinématographique de Luc Besson !

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Elle me fait marcher bien sûr car l’humour ne lui manque pas, d’ailleurs elle brocarde le crétin d’inspecteur Léonce Caponi : « il est où le pierrodactyle, le pétrodactyle ? ». Elle n’ignore évidemment pas que ce reptile volant du jurassique a disparu il y a 65 millions d’années à la fin du Crétacé mais elle est enchantée par le génie de Jacques Tardi de mettre en scène ses histoires abracadabrantesques dans des lieux encore visibles de la capitale.
Allez, un petit tour sur la passerelle supérieure d’où l’on appréhende encore mieux la taille de ces bestiaux préhistoriques qui semblent nous manger dans la main !

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Il est midi ! Ouf, en plein accord avec l’enfant, j’échappe au Big Mac et nous nous engageons dans la rue Buffon à la recherche d’une table plus accueillante. Quelques squelettes derrière les fenêtres du musée, nous saluent sur le trottoir. Le quartier est à la gloire de Georges-Louis Leclerc, comte de Buffon, naturaliste, mathématicien, traducteur des travaux de Newton, biologiste, inventeur des sciences naturelles, la plus belle plume de son siècle selon Rousseau, né à Montbard en Côte-d’Or en 1707 et décédé à Paris, le 16 avril 1788 à l’autre bout de la rue qui porte son nom. Son Histoire Naturelle en trente-six volumes constitue son œuvre majeure dans laquelle j’ai puisé quelques descriptions lors de mes leçons de choses (voir Le héron du 12 mars 2009 et Un crapaud commun du 9 septembre 2009).

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Sa statue trône au milieu du Jardin des Plantes dont il fut l’intendant de 1739 à sa mort contribuant à son extension et son rayonnement. Il aurait pu être accusé de prise illégale d’intérêt car, maître des forges, il fit fabriquer les grilles de l’ancien Jardin du roi dans son atelier de Montbard.
Un hôtel particulier qui appartint au savant, abrite l’espace Buffon et des collections précieuses d’objets de décoration et de mobilier. Il est même une échoppe de restauration rapide qui propose des kebabs et paninis à l’enseigne du … Bouffon ! Nous optons pour le restaurant de la Mosquée de Paris à l’angle de la rue Geoffroy Saint-Hilaire.

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Sur un grand plateau de cuivre ouvragé, nous nous sustentons d’un tajine relativement quelconque. Tandis que nous achevons un thé à la menthe par contre excellent, un petit piaf vient s’attabler et picorer quelques grains de semoule :

« …II est tout neuf, tout gai, tout vif
Radieusement primitif
II a fixé son port d’attache
A dix pieds du plancher des dattes
Ensuite l’homme reprendra
Du poil de la bête: Moteur!
Cours du dollar, goût de l’horreur
Qu’il soit nu-tête ou en chéchia
Le petit oiseau de Marrakech
Assis sur son tapis de feuilles
Attendra que le Bon Dieu veuille
Ôter le noyau de la pêche
II soupera d’un ver luisant
En tête-à-tête à la fauvette
Puis galipettes et navettes
Pour célébrer le jour suivant… »

Tel celui de Claude Nougaro, un dinosaure de la chanson, le petit oiseau de la mosquée de Lutèce sait-il qu’il est un descendant de petits dinosaures dits théropodes, volants et munis de plumes qui sont probablement apparus au jurassique supérieur, il y a plus de 140 millions d’années ? Ne soyez pas effrayés mais des poules de votre basse-cour aux mandarins et chardonnerets que vous élevez dans une volière, vous possédez des dinosaures à domicile ! Avec les 10 000 espèces d’oiseaux et les 5 000 espèces de mammifères qu’on recense à l’époque actuelle, la famille Dino (dans laquelle, il ne faut pas oublier Shirley !) est largement majoritaire à l’ère d’aujourd’hui.
D’ailleurs, la chère petite fille qui teste sa dextérité avec la souris de mon Apple IMac sur le jeu Nanosaur et regarde souvent les dévédés de la trilogie de Spielberg, Jurassic Park, a intégré depuis longtemps que les poules eurent des dents. Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, elle raisonne inconsciemment de manière darwiniste à l’inverse de ses aînés qui possèdent la vision du naturaliste suédois Carl von Linné, contemporain de Buffon, cloisonnant la classe des reptiles et celle des oiseaux. Il y a encore cinquante ans, on classait les dinosaures dans les reptiles parce qu’ils n’avaient pas appris à voler, sans reconnaître que les oiseaux partagent une quarantaine de caractères anatomiques communs avec les dinosaures comme leur acetabulum (cavité du bassin où vient s’articuler le fémur) perforé. Des fossiles de velociraptor, découverts récemment en Chine en 1996, révèlent que certains dinosaures étaient couverts… de plumes.
Profitons que, de l’autre côté de la rue, la file d’attente pour accéder à l’exposition À l’ombre des dinosaures au sous-sol de la Galerie de l’Évolution, soit quasi nulle. Nous descendons une vingtaine de marches pour nous retrouver un peu angoissés … il y a 85 millions d’années, vers la fin du Crétacé, tout à la fin donc de l’ère secondaire ; c’était hier et finalement un peu comme aujourd’hui : la dérive des continents se poursuit jusqu’à être proche de la répartition actuelle, l’océan Atlantique existe, l’Afrique est séparée de l’Amérique du sud, la température remonte et il n’y a plus de glaces permanentes aux pôles, les algues se multiplient dans les mers ! Vous voyez, ce n’est pas nouveau monsieur Borloo, nul besoin d’aller vous cailler sur la banquise ! Il y a même des petits mammifères, l’Asiatherium vague cousin de nos marsupiaux, le Tombaatar, l’Eomaïa.

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Mais admirons les dinosaures en provenance de grands musées mondiaux tant qu’il en est encore temps ; en effet, ils commencent à numéroter leurs abattis (ils mâchent le travail des futurs paléontologues ?), tout à l’heure dans 20 millions d’années, ils vont disparaître.
Il en est de toutes tailles. Ainsi un adorable Hypacrosaurus nous accueille à l’entrée ; long de 60 centimètres, c’est l’un des seuls squelettes de bébé dinosaure à avoir survécu dans la pierre. À ses pattes, s’entassent des œufs vieux de 100 millions d’années trouvés au centre de la Chine. Pourquoi chercher si loin, il en est d’autres exposés découverts dans le sous-sol du centre d’Aix-en-Provence ainsi que lors de travaux sur l’autoroute A8.
Méfions-nous que l’un d’eux ne nous éclôt pas au visage, c’est tellement imprévisible ces petites bêtes-là ! Vous souriez mais souvenez-vous de la renaissance du ptérodactyle à l’autre extrémité du Jardin des plantes ! Justement, la petite fille m’invite à lever les yeux, au-dessus de notre tête, un ptéranodon de belle envergure déploie ses ailes.

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Surprise, l’oiseau, nouvel héros des écrans, n’en est pas un ; il appartient en fait aux reptiles volants ce qui ne manque pas de sel car , a priori un reptile ça rampe ! En plus, il était probablement recouvert de poils. En tout cas, il est beau comme un avion avec sa longue et fine crête fuselée dont on ignore la fonction : attribut sexuel, gouvernail, régulateur thermique ? L’idée reçue que les dinosaures sont des animaux géants, est battue en brèche : ainsi, voici le squelette de moins d’un mètre de long du Bambiraptor exhumé, il y a une quinzaine d’années, dans l’état du Montana.

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Ne vous y fiez pas, ce petit dromaeosauridé (« lézard qui court ») était un féroce carnivore recouvert de plumes particulièrement redoutable dont les griffes en forme de faucille hachaient menue la chair de ses proies. Walt Disney marque son empreinte, c’est le petit-fils du chercheur à l’origine de sa découverte qui choisit ce nom affectueux. Souvent pour baptiser les dinosaures, on indique le lieu d’origine de la fouille ou la personne qui a découvert le bout d’os. Un détail anatomique peut être préféré comme la grande épine dorsale du Spinosaurus ou la mâchoire élégante du Compsognathus. Il existe même un Masiakasaurus knopfleri parce que les scientifiques écoutaient le soliste des Dire Straits au moment de la découverte !
Vous voulez du spectacle, des dinosaures dignes de ce nom, en voici, avec deux poids lourds du Crétacé supérieur : à ma gauche, un canadien, le « reptile d’Alberta », Albertosaurus, 10 mètres de long et 4 de haut, 2,5 tonnes, un redoutable mangeur de chair qu’il arrache par lambeaux à sa proie, un crâne énorme qui supporte des chocs d’une grande violence, un des plus grands prédateurs de sa génération.

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À ma droite, le champion de Patagonie, Carnotaurus dit « taureau carnivore » à cause de ses deux cornes au-dessus du crâne, 7,5 mètres de long et 3,5 de haut, 1,5 tonne, un autre amateur de chair fraîche ! Avec mon presque double mètre, je ne peux envisager de combattre que dans la catégorie des mouches !

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Non loin de là, cohabitent deux spécimens de belle prestance trouvés en Chine, appartenant à la famille des hadrosaures ou « dinosaures à bec de canard ». Ce sont des herbivores descendant de l’iguanodon. Le Tsintaosaurus se distingue de son voisin le Gilmoreosaurus par la curieuse corne qu’il porte au sommet du crâne.

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Comment ces colosses de la nature ont-ils pu être rayés du globe ? Un court film très pédagogique lève le voile sur le mystère de cette hécatombe. En effet, il y a 65 millions d’années, à la fin du maastrichtien, dernier étage de la période du crétacé, se produit une gigantesque crise, la cinquième que le monde vivant ait connue, durant laquelle on assiste à l’extinction des dinosaures, des ptérosaures, des plésiosaures, des ammonites, des bivalves, qui peuplaient les continents ou les mers. N’en déplaise à messieurs Fillon et Woerth qui voient déjà la sortie de notre crise à nous, celle du K-T (crétacé-tertiaire) dure environ 200 000 ans !
De récents travaux ont mis en perspective une phase très active de volcanisme dans le Deccan en Inde (un volume de lave qui couvrirait la surface de la France sur la hauteur du Mont Blanc !) et la chute d’une méga météorite creusant un cratère de 200 kilomètres de diamètre dans la péninsule du Yucatan au Mexique. L’obscurcissement de l’atmosphère provoqué par la puissance du choc et les éruptions volcaniques, aurait bloqué la photosynthèse des plantes et entraîné une acidification et une baisse du niveau des océans ainsi qu’un refroidissement climatique d’environ 3° C, fatals aux dinosaures. Le ciel était tombé sur leur grosse tête !
Le malheur des uns fait le bonheur des autres, apparemment c’était déjà d’actualité au temps du K-T. Toute une ribambelle de petits mammifères rongeurs, marsupiaux et autres ornithorynques, confinés durant plus de 150 millions d’années à des niches écologiques restreintes de petites espèces fouisseuses, sauteuses et grimpeuses, à l’ombre des dinosaures, se frottent les pattes et se préparent à un bon lifting de modernisation !

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De mémoire humaine, la plus grande effusion volcanique se produisit en Islande en 1783. La crise, Maastricht, le réchauffement climatique, la diminution de la couche d’ozone, le nuage noir du volcan islandais Eyjafjöll, le Sarcosuchus imperator … et si c’était la sixième crise et le commencement de la fin pour les six milliards d’Homo sapiens ?!!!
Viens petite fille, ça fiche les jetons, on se casse… au zoo voisin, créé par Bernardin de Saint-Pierre, auteur du roman Paul et Virginie et d’un Mémoire sur la nécessité de joindre une ménagerie au Jardin national des plantes ! Professeur de zoologie au Muséum d’Histoire naturelle, il fait transférer en 1794, les animaux des Ménageries royales de Versailles et du Raincy (rien à voir avec le cirque Rancy !).

« …Espèce protégée au Pérou
Et toi sinon alors t’en es où
Dans une allée du vivarium
Tu sors toujours avec cette conne
Les iguanes c’est ultra bizarre
Ca me fait super plaisir de te voir
Devant la vipère du Gabon
Ah bon… »

Cet après-midi, il n’y a pas que des papas seuls avec leur progéniture à bavarder devant le reptile cher à Vincent Delerm. « La répulsion que nous inspire les reptiles est due à leur corps froid, leur couleur pâle, leur squelette cartilagineux, leur peau squameuse, leur aspect féroce, leur regard rusé, leur odeur désagréable, leur voix âpre, leur habitat sordide et leur terrible venin ; c’est pour cela que leur Créateur s’est appliqué à ne pas en faire trop » écrivait Carl von Linné, le naturaliste suédois contemporain de Buffon. Michael Crichton utilisa cette citation pour la préface de son roman Le Parc Jurassique. Dans le vivarium, petits et grands se bousculent pourtant pour regarder avec fascination serpents, lézards et crocodiles, modèles lilliputiens de leurs lointains ancêtres qui ont bien connu les dinosaures.

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Le téléosaure est un crocodile fossile du jurassique. Le lézard de la Meuse ou Mosasaurus, découvert près de Maastricht, est un reptile géant, proche parent des varanidés actuels, qui vivait au Mésozoïque. N’oublions évidemment pas l’empereur des crocodiles, Super Crock comme l’appellent les américains (même Obama ? Je doute !), notre Sarcosuchus Imperator, 110 millions d’années et toutes ses dents, qui ne ferait qu’une bouchée des crocodiles de maintenant. Quoique essentiellement piscivore, il se mettait de temps en temps un petit dinosaure sous la dent. Est-ce en pensant à lui que les griots africains affirmaient qu’il n’y a pas la place pour plusieurs crocodiles dans le même marigot ? Cela devrait faire réfléchir le Copésaurus, découvert à Meaux, le Bertrandsaurus et le Villepinsaurus, autres dinosaures … de la politique !
Avant la gaufre du goûter, la petite fille cherche les mouflons corses qui ont donné leur nom au talentueux ensemble polyphonique I Muvrini ; en vain, et pour cause, puisqu’ils furent enlevés par le ptérodactyle sous les yeux horrifiés du professeur Ménard et d’Antoine Zborowsky !

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Au coin des rues Cuvier et Linné, un crocodile préfère l’eau rafraîchissante d’une fontaine. Au pied d’une jeune femme, en compagnie d’un lion et d’autres animaux aquatiques, il compose une allégorie en pierre de l’histoire naturelle en hommage à Georges Cuvier, un des plus grands savants de son temps. Durant son enfance à Montbéliard, il se passionna pour les planches de L’Histoire naturelle de Buffon qui orientèrent sa vie. Il devint l’un des fondateurs de l’anatomie comparée et le père de la paléontologie. Sa devise Rerum cognoscere causas, « Heureux celui qui a pu pénétrer le fond des choses » est gravée sur la pierre de la fontaine.

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Nous repartons heureux d’avoir percé un peu le secret des dinosaures.
Sur le chemin du retour, l’enfant souhaite passer par quelques lieux où se déroulent les aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec ; notamment par la place des Pyramides, là où, le 4 mars 1912 à 3 heures du matin, le sieur Choupart qui a contracté la dangereuse habitude de battre le pavé parisien à une heure tardive de la nuit, « jette un regard stupide et respectueux à la statue dorée, équestre et totalement dénuée d’intérêt de la pucelle d’Orléans avant de longer le Louvre sous le regard terne des généraux de l’Empire » (cette description n’engage que le dessinateur Tardi) !

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Dans une des plus délicieuses scènes du film, il y fait la rencontre « renversante » de la momie d’Adèle et ses copines ressuscitées du Louvre, élégantes dans leur smoking, sortant d’un palace de la rue de Rivoli pour se rendre à l’exposition sur Ramsès II ! Trait d’humour que ne pouvait glisser Tardi (et pour cause, elle ne fut construite que dix ans après la sortie de son album), l’une des momies suggère l’érection d’une pyramide pour embellir l’architecture austère de la cour Napoléon du Louvre. Et c’est au pied du projet pharaonique du Sphinx Mitterrand que je retrouvai la petite fille, il y a dix ans, pour ses premiers pas dans la capitale ! Elle repère les fenêtres de l’appartement où Marie-Joseph Espérandieu, éminent savant spécialiste de l’Égypte ancienne, cogite ses diaboliques découvertes ; un apprenti sorcier comme les biologistes et les généticiens du Parc Jurassique qui recréent des dinosaures à partir d’un ADN découvert dans de l’ambre fossilisée sur fond de subventions de multinationales.

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Le remarquable roman de Crichton, pointe du doigt, à travers le personnage du mathématicien Ian Malcolm, les dangers de la science quand elle est érigée en tant que vérité suprême permettant de façon illusoire, de tout contrôler. Espérandieu a résumé ses travaux dans un livre « peu lu mais fort remarqué », Y-a-t-il une vie après la mort ?.
Entre réalité et fiction, thèses rationnelles et aventures loufoques, on peut se poser sérieusement la question après cette balade à l’ombre des dinosaures !

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Étranges rencontres en Ariège

Histoires de zizis ou comment l’esprit vient aux gosses … et à un grand

C’est le printemps, la sève monte … ou comment l’esprit vient aux grands en contemplant certaines scènes de la vie intime des bêtes lors de mes promenades dans les prairies ariégeoises !
« Afin de nous ôter nos complexes
Ô gué, ô gué
On nous donne des cours sur le sexe
Ô gué, ô gué
On apprend la vie secrète
Des angoissés et d’la bébête
Ou de ceux qui trouvent dégourdi
De montrer leur bigoudi
Une institutrice très sympathique
Nous en explique toute la mécanique
Elle dit nous allons planter le décor
Ö gué, ô gué
De l’appareil masculin d’abord
Ö gué, ô gué
Elle s’approche du tableau noir
On va p’têt’ enfin savoir
Quel est ce monstre sacré qui a donc tant de pouvoir
Et sans hésiter elle nous dessine
Le p’tit chose et les deux orphelines… »

Plutôt que décliner les exercices de style libertins de Pierre Perret, je ne résiste pas, après la relecture récente de La Guerre des boutons et de plusieurs extraits des œuvres complètes de Louis Pergaud, à vous en offrir quelques morceaux choisis d’éveil à la nature humaine.
Empruntant l’essentiel de mes propos au romancier franc-comtois, je me permets en préambule de reprendre ses considérations liminaires : « Le souci de la vérité historique m’oblige à employer un langage qui n’est pas forcément celui des cours ni des salons. Je n’éprouve aucune honte ni aucun scrupule à le restituer, l’exemple de Rabelais, mon maître, m’y autorisant. Toutefois, MM. Fallières (président de la République de 1906 à 1913 ndlr) ou Bérenger ne pouvant être comparés à François Ier, ni moi à mon illustre modèle, les temps d’ailleurs étant changés, je conseille aux oreilles délicates et aux âmes sensibles de sauter cinq ou six pages ». Un siècle plus tard, en une époque où l’on nous révèle que les prêtres n’étaient pas toujours des enfants de chœur, j’invite donc mes lecteurs coincés par un excès de pudibonderie à attendre ma prochaine inspiration. Je ne m’inquiète guère cependant car pour parodier l’ultime phrase du roman, à l’âge des enfants de Longeverne et de Velrans, ils étaient eux aussi moins bêtes que les grands !
« Comme si on ne savait pas ce qu’ils ont fait, eux aussi, quand ils étaient jeunes !
« Après souper, ils nous envoient au plumard et, eux entre voisins, ils se mettent à blaguer, à casser des noix, à manger de la cancoillotte, à boire des litres, à licher des gouttes et ils se racontent leurs tours du vieux temps.
« Parce qu’on ferme les yeux ils se figurent qu’on dort et ils en disent, et on écoute et ils ne savent pas qu’on sait tout.
« Moi, j’ai entendu mon père, un soir de l’hiver passé, qui racontait aux autres comment il s’y prenait quand il allait voir ma mère. »
Il entrait par l’écurie, croyez-vous, et il attendait que les vieux aillent au lit pour aller coucher avec elle … »
Parfois, la simple satisfaction d’un besoin naturel devenait compétition entre gamins pour déterminer lequel « avait la plus grande ». Ainsi, « Bacaillé et Camus, entrés dans le même cabinet, avaient fait converger leurs jets vers l’orifice destiné à les recueillir. Une émulation naturelle avait jailli spontanément de cet acte simple… C’était Bacaillé qui avait affirmé sa supériorité :
- Je vais plus loin que toi, avait-il fait remarquer.
- Ca n’est pas vrai, riposta Camus, fort de sa bonne foi et de l’expérience des faits.
Et lors, tous deux, haussés sur la pointe des pieds, bombant le ventre comme un baril, s’étaient mutuellement efforcés à se surpasser.
»

Bref, il n’y avait nul besoin de roses ou de choux et d’explications alambiquées de la part des parents, ni de contempler en cachette des exemplaires du magazine coquin Paris-Hollywood ou des photographies dénudées tirées par hasard du fond d’une malle d’un grenier, voire de déverrouiller comme maintenant le code parental pour effectuer des recherches sur internet. Les enfants de la campagne sont tout naturellement instruits des choses de la vie par la cohabitation quotidienne avec les animaux et possèdent une connaissance précoce de leur appareil de reproduction :
« – M’sieu, fit Gambette au maître en arrivant en classe à une heure moins dix, je viens vous dire que mon père m’a dit de vous dire que j’ai pas pu venir ce matin à l’école passe que j’ai mené not’ cabe … » L’instituteur, le père Simon, s’affligeait de l’insouciance des parents pour la moralité de leurs gosses.
« Comme si l’acte d’amour, dans la nature, n’était pas partout visible ! Fallait-il mettre un écriteau pour défendre aux mouches de se chevaucher, aux coqs de sauter sur les poules, enfermer les génisses en chaleur…, mettre des pagnes ou des caleçons aux chiens et des jupes aux chiennes et ne jamais envoyer un petit berger garder les moutons parce que les béliers en oublient de manger quand une brebis émet l’odeur propitiatoire à l’acte et qu’elle est entourée d’une cour de galants ? »
Autrefois, il n’y avait pas de séances prolongées devant la télé, avachis dans le canapé, pour les petits campagnards qui étaient réquisitionnés pour garder les troupeaux les jeudis chômés d’école et durant les vacances. C’est justement alors que Paul et Victorine accomplissent leur tâche de vachers du côté du ruisseau de la Muraie que Louis Pergaud situe son hilarante nouvelle Un satyre ou comment l’esprit vient aux gosses. Bientôt, Popol et Torine, surnommés ainsi familièrement et malicieusement par l’auteur, pour pouvoir charmer leur solitude par des jeux, avaient mêlé c’est-à-dire qu’ils avaient oublié les bornes et les limites de leurs prés et laissé leurs vaches traverser la double rangée de peupliers et empiéter sur le domaine de l’autre.
« Accroupis sur la terre humide et grasse, ils avaient d’abord joué aux osselets avec des morceaux d’écuelle … puis à pigeon vole et au couteau ; ensuite Popol déchaussé était allé grailler sous les racines des saules pour y chercher des grabeusses (écrevisses) qu’ils suçaient toutes vives après leur avoir cassé les pinces et arraché la queue… »
Mais on se lasse de tout et Popol et Torine désœuvrés regardaient leurs vaches avancer en ligne, droit devant elles, chacune dans sa direction, d’un pas égal, en tondant méthodiquement l’herbe. Popol eut l’idée de creuser des trous avec la trique s’enfonçant dans le sol marneux.
C’est alors que … je vous laisse tout à la plume de Louis Pergaud :
« Torine accroupie devant lui ne disait rien. Popol leva les yeux vers elle et comme elle avait les jupons relevés, les cuisses sur les jarrets et que comme la petite amie de Rimbaud, elle ne portait jamais de pantalons, il aperçut une chose qui, si elle changea ses idées, n’ôta rien de sa perplexité profonde.
- T’as un derrière de devant, fit-il en désignant l’ouverture qui avait si radicalement changé le cours de ses préoccupations.
Torine baissa le nez jusqu’à ses genoux et regarda en riant la fente qui intriguait son camarade.
- Et c’est par là que tu pisses ? fit Popol qui voulait se renseigner.
- Bien sûr, fit Torine, savante. J’suis pas comme les poules, j’fais pas par le même trou, comme dit la Phémie.
- T’as pas de zizi vraiment ? fit Popol, qui doutait.
- Mais si, c’est mon zizi !
- Ben ! ce que tu dois te pisser sur les jambes quand tu pisses ! Tu ne mets pas de tuyau ?
- Bécile, va, j’écarte les cuisses.
- Pisse voir pour voir.
Et Torine devant Popol lâcha un jet convaincant.
- Tu pisses fort, fit le gars, presque aussi tant que moi, mais je pisse plus loin que toi quand même.
Et déboutonnant sa braguette, bombant le ventre pour gagner le plus de terrain possible, Popol, comme le faisait Rimbaud, après avoir, les soirs de liesse, bu trente ou quarante chopes, pissa « très haut et très loin » devant Torine admirative (il n’y a pas de petite supériorité).
- Ce que c’est drôle ton machin, fit Torine.
- C’est pas le mien, c’est le tien qu’est drôle, répondit Popol, mais d’où que ça peut bien venir ta pisse à toi ?
- De mon ventre, pardine.
- Viens voir que je regarde.
Et accroupi devant Torine debout, Popol examina avec un soin méticuleux ce zizi différent du sien.
- On peut pas te le couper, à toi, fit-il en songeant aux menaces de leur voisin Barbet, et son doigt pour une exploration plus précise et plus ample va prudemment par la fente.
- C’est mouillé, fait-il en le retirant ; et aussitôt, pour compléter une observation déjà satisfaisante, il le porte à son nez et renifle.
- C’est sale, fait-il, en le secouant avec une moue.
- Pas plus sale que le tien, fait Torine vexée, viens voir un peu.
A son tour Torine s’agenouille et Popol se lève. La gosse prend dans ses doigts ce qui sort de la braguette et le roule amusée et curieuse. Soudain, elle tire en arrière et quelque chose de neuf apparaît.
- Oh, fit-elle, c’est tout rouge comme à celui du Miraut du maréchal.
- Mais Miraut, il se le lèche, son zizi.
- Tu peux pas te le lécher, toi ?
- Moi, non, j’ai pas encore essayé.
C’est un instituteur de surcroît Prix Goncourt qui commit peu après La guerre des boutons, cette truculente ébauche ou ce premier jet (de pipi ?) de nouvelle, il y a un siècle. J’ai souri en tombant sur cette rareté éclatante de naturel ; j’ai connu aussi antan quelques cours optionnels de science anatomique avec cousin et cousine dans les granges de ma grand-mère paysanne.
Voyez comme vous êtes, vous trépignez maintenant d’impatience de savoir comment s’acheva l’après-midi du faune Paul :
« Et pendant que Torine roule et presse entre ses doigts ce zizi, un travail profond se fait dans le cerveau de Popol qui songe à la chienne du maire, au taureau de la ferme où il a mené la vache et qui en a un grand, grand comme le bras, et au ronsin (étalon) qui passe au printemps.
Alors il fait part à Torine de ses idées à ce sujet ; et l’autre, qui l’admirait déjà instinctivement en tant que mâle et creuseur de trous, se laissa persuader facilement et s’en alla avec lui derrière un buisson… »
C’est ainsi qu’il est parfois bon de garder les vaches ensemble même si Popol et Torine furent traités de satyre par le sale voyeur de père Louchon à leur grande perplexité : « Ca tire, ça tire ? J’sais pas ce que c’est moi ! »
Parce qu’à l’image de Victorine et Paul, ils occupèrent leurs vacances d’été à surveiller vaches et moutons, beaucoup d’anciens enfants de la campagne réclament aujourd’hui le calcul de leur retraite à partir de quatorze ans … Quand on vous dit que le fric et le sexe ont toujours mené le monde !!!
La télévision n’existait pas au temps de Louis Pergaud. Je suis persuadé qu’il aurait jubilé devant le spectacle  de « Les Nuls  » alias la famille Gillet subjuguée à l’heure du dîner par une parodie de documentaire animalier sur la reproduction des éléphants. Âmes sensibles, esprits délicats, s’abstenir !!!

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Publié dans:Coups de coeur, Leçons de choses |on 28 avril, 2010 |Pas de commentaires »
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