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Fables plastiques, un voyage au pays des Anoures

Après avoir traversé quelques heures graves avec l’assassinat horrible d’un professeur, j’ai envie justement de partager avec vous quelques souvenirs professionnels du temps où, m’écartant de mes études d’histoire et géographie, je choisis de plonger dans le monde fascinant des images.
Ainsi, outre de fournir pour le comprendre quelques clés aux étudiants d’une ancienne école normale d’instituteurs mue en institut universitaire de formation des maîtres, je réalisais des documents vidéo sur des expériences pédagogiques susceptibles de les éveiller dans leur future mission d’enseignant.
Filmer la pédagogie peut s’avérer austère encore qu’une collaboration avec l’iconoclaste professeur Choron* me permit d’arpenter des chemins de traverse insoupçonnés au mépris de « bien- pensants » de l’Éducation Nationale de l’époque.
Plus sérieusement, j’eus le bonheur de fréquenter, et souvent me lier d’amitié, avec quelques professeurs qui m’entraînèrent dans des aventures épanouissantes.
Pour évoquer l’une d’entre elles, je vous offre en préambule un poème que, probablement, des lecteurs de ma génération vinrent, étreints par le trac, « réciter au tableau » au temps de leur école communale :

« Nous vous en prions à genoux,
bon forestier, dites-nous le !
à quoi reconnaît-on chez vous
la fameuse grenouille bleue ?

à ce que les autres sont vertes ?
à ce qu’elle est pesante ? alerte ?
à ce qu’elle fuit les canards ?
ou se balance aux nénuphars ?

à ce que sa voix est perlée ?
à ce qu’elle porte une houppe?
à ce qu’elle rêve par troupe ?
en ménage ? ou bien isolée ?

Ayant réfléchi très longtemps
et reluquant un vague étang,
le bonhomme nous dit: eh mais,
à ce qu’on ne la voit jamais

Tu mentais, forestier. Aussi ma joie éclate !
Ce matin je l’ai vue ! un vrai saphir à pattes.
Complice du beau temps, amante du ciel pur,
elle était verte, mais réfléchissait l’azur. »

Sachez donc que moi aussi, plus fort que Paul Fort, j’en ai vu des vertes et des pas mûres comme on dit, des grenouilles bleues bien sûr mais pas que … !
D’ailleurs, on en recense près de 4 000 espèces : rainette, pélobate, oxyrhine, discoglose, peinte, ponctuée, brune, rousse ou verte, commune ou agile, des joncs et des champs, grecque ou ibérique, du Nord ou des Pyrénées, à lèvres blanches ou maculée de l’Orégon, léopard mouton ou taureau, rieuse, fouisseuse, il en est même une pisseuse…
Avant d’embarquer dans ma croisière au pays des Anoures, il me faut vous présenter le capitaine de vaisseau qui me promena de mare en étang. Joël Paubel est à « l’eaurigine » un professeur agrégé d’arts plastiques qui se définit aussi comme plasticien et jardinier**. Il dispense aujourd’hui son savoir « agri-culturel » à des étudiants de Sciences Po. Pour tout cela, il fut adoubé chevalier des Arts et des Lettres.

Joel Paubel cerfs

savant fou

J’avoue que lorsque je fis sa connaissance, je fus un peu soupçonneux sur ses « excentricités » pédagogiques mais, bien vite, mes doutes se dissipèrent. Avec lui, c’en était fini des tristes « cours de dessin » où l’on devait reproduire une tête de cheval en plâtre (j’y fus contraint) ou une cruche et un bol en respectant la perspective et les jeux d’ombre et de lumière ! Il fallait sortir des enseignements trop académiques : de l’air !
Parmi ses projets peu académiques quoi qu’ils fussent souvent initiés à l’échelle de l’académie, je fis partie, dans la baie du Mont Saint-Michel, des cinquante « cirés jaunes » qui creusèrent dans le sable à marée basse, au pied du rocher, devant des milliers de curieux installés sur les remparts, une spirale qui s’effaça peu à peu avec la montée des eaux. Je peux m’enorgueillir aussi d’avoir réalisé (peut-être) le plus long travelling de l’histoire du cinéma en filmant, juché sur une draisine, 1 600 mètres de dessins d’élèves prolongeant l’œuvre Parcours de Dubuffet, déroulés sur une voie ferrée désaffectée. Autre projet qui n’était pas alors « Monet courante », il permit à des écoliers de cours moyen de se confronter comme l’illustre peintre aux jeux de lumière autour du bassin des Nymphéas fermé au public.
Allez, en route : la fois dont je vous entretiens aujourd’hui, le bonheur fut dans un pré de Bresse. Avant que dans L’enfant des marais, l’émouvant film de Jean Becker, Jacques Villeret ne trinquât à la santé de Pépé la Rainette, l’as des as de la grenouille, alias Michel Serrault, j’eus le privilège de filmer une pêche presque miraculeuse dans la mare des Tronchailles, du côté de Marboz. Un adroit paysan, avec un simple bâton et une ficelle, attrapa en un tour de main une dizaine de grenouilles vertes ou Rana esculenta, vous savez bien qu’au cinéma, plusieurs prises sont nécessaires ! Que les intégristes de la cause animale se rassurent, toutes les figurantes batraciennes furent rejetées immédiatement dans le « sirop de grenouille » selon l’expression populaire assimilée à l’eau.
Mais le lendemain, à l’occasion d’une autre partie de pêche, quelle ne fut pas notre surprise, écoutez les deux paysans deviser en patois bressan :

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S’écrivait sous nos yeux une énième fable ayant pour personnage central, héros ou victime, une grenouille : de pauvres bestioles vertement fluorescentes au ventre comme irradié gisaient dans le marécage. Le nuage de Tchernobyl avait-il survolé les Dombes ?
« Depuis les débuts de l’humanité, le bestiaire fait figure d’une représentation allégorique, et parfois moraliste, du monde. Dans la manière de penser le monde animal, on retrouve de tous temps le mode de penser l’humain dans une culture donnée. Sur la scène de l’art actuel, les références à l’animalité se font nombreuses. Notre époque s’y prête, que ce soit par l’accent mis sur le corps, les problèmes environnementaux ou les maladies suscitées par notre mode de vie contemporain*** ».
À l’époque de ce projet, nous allions négocier, l’année suivante, le virage vers le XXIème siècle. Vingt ans plus tard, en pleine pandémie et violentes querelles sur la cause animale, les images nous interpellent avec encore plus d’acuité. Il ne faut jamais se gausser des délires d’artistes. Dans leur anticipation créatrice, ils sont souvent lucides.
Il y eut le bestiaire de Joseph Beuys et notamment sa performance dans une galerie de New York où il passa trois jours en compagnie d’un coyote sauvage, les vaches paisibles des tableaux de Rosa Bonheur, celles « tranchées dans le vif » et mises dans le formol de Damien Hirst, les chats d’Alain Séchas, la monumentale araignée de Louise Bourgeois. Quand, dans une œuvre de Jérôme Bosch, une grenouille engloutit le sein d’une femme, c’est pour symboliser la luxure, quand elle s’attaque aux mains, c’est pour symboliser l’avarice, à l’estomac c’est pour la gourmandise, et aux pieds pour la paresse.
Joël Paubel choisit, lui, de nous alerter sur les grenouilles désertant peu à peu sa Bresse natale qui battait, il n’y a pas si longtemps, des records d’humidité. Malgré la protection des espèces (arrêté du 24 avril 1979 fixant la liste des amphibiens et reptiles protégés sur l’ensemble du territoire), elles sont très menacées à cause de la dégradation et de la destruction de l’environnement naturel, de l’agriculture industrielle, de la disparition des mares, des marais et des étangs, de l’urbanisation, des dangers de la route, du réchauffement du climat, de l’excès d’ultraviolets, de la pollution en général et des pluies acides en particulier.
Ses grenouilles irradiées inauguraient une vaste opération artistique qui allait fédérer, essentiellement sur le département des Yvelines, des élèves des premier et second degrés, des instituteurs et professeurs des écoles, des étudiants en arts appliqués, des professeurs d’arts plastiques, de sciences de la vie et de la terre, de lettres, des artistes et même des artisans.
C’est L’Escamoteur de Jérôme Bosch (œuvre réalisée entre 1475 et 1505, et conservée au musée municipal de Saint-Germain-en-Laye) qui inspira à Joël l’utilisation de leurres. Ainsi, on peut observer, autour de sa maison futuriste isolée dans la campagne bressane, une multitude d’appelants de corbeaux laissant craindre une inquiétante attaque hitchcockienne, ou plus paisiblement, à l’orée de sous-bois, des cerfs et chevreuils recouverts d’une toile de Jouy imperméabilisée.

Joel Paubel cerf 1Grenouille appelant

Il commanda à une usine italienne un millier de grenouilles artificielles utilisées habituellement comme appelants ou leurres (ils portent parfois, quand ils sont sonores, le joli nom de pipeau, courcaillet, chanterelle, piperie) pour éloigner les prédateurs.
Car même la prétentieuse qui voulait devenir aussi grosse que le bœuf possède des ennemis inquiétants : le circaëte Jean-le-Blanc, le milan noir, le busard cendré, le faucon crécerelle, le héron bihoreau, la foulque et la cigogne, la perche, le sandre et le brochet, la couleuvre à collier, le campagnol amphibie, pour n’en citer que quelques-uns qui constituent une jolie faune poétique.
À raison d’une grenouille par personne, il proposa à son public d’intervenir plastiquement dessus, dans un site donné, pour attirer, leurrer, piéger, provoquer, faire peur, attendrir, communiquer à, communier avec, faire miroiter, réfléchir et … « ne pas retenir que l’inlassable et stupide coassement de l’animal et ne pas en faire le symbole de l’enseignement ânonnant et routinier » !
Quoi ? Coa ? J’allais bientôt me rendre au lycée de Rambouillet où des élèves de première, option art dramatique, répétaient Le Dieu grammairien, une pièce de Jean-Pierre Brisset (1837-1919). Un sacré bonhomme, ce Brisset, un des écrivains fétiches de Marcel Duchamp et André Breton, qui quitta l’école à douze ans pour aider ses parents à la ferme, partit à quinze ans à Paris comme apprenti pâtissier, puis s’engagea dans l’armée pour la guerre de Crimée avant de revenir à Paris comme professeur de langues vivantes. Auteur d’un Art de nager et de trois grammaires, il fut aussi l’inventeur de deux brevets dont celui de la « ceinture aérifère de natation à double réservoirs compensateurs à l’usage des deux sexes ». Pour ce qui nous concerne ici, de son point de vue, la grenouille est l’ancêtre de l’homme : « Ainsi en coassant POURQUOI POURQUOI la bouche de l’ancêtre de l’homme commençait l’histoire du monde. Les cris entraînèrent une guirlande de mots, les mots une guirlande de phrases. De la mort naquit la morale. La langue trouva un refuge dans la bouche qui déjà en coassant avait une pensée. Quand les hommes quittèrent l’état amphibie, des peuplades, des familles, conservèrent des rapports plus ou moins prolongés avec l’élément liquide. De là est venue la légende de Vénus sortant de l’onde, de la mer, ou plutôt des mares et des marais.
Nous ne pouvions nous figurer que fort gracieux des corps exercés continuellement dans l’art de la natation. Grâce aux sauts qui les projetaient hors de l’eau, l’ancêtre après avoir coassé des années POURQUOI POURQUOI se mit à crier À l’assaut ! Ce qui voulait dire dans la langue encore toute primitive : sautons hors de l’eau vers le haut ! Assez haut ! À l’assaut !
C’étaient désormais des auteurs car ils sautaient vers les hauteurs. »
Tout au long de l’année scolaire, j’allais me déplacer pour filmer quelques moments clés qui témoigneraient de la fabuleuse opération artistique visant à sauver le soldat Grenouille.
Ainsi, par exemple, je me rendis dans une école maternelle de Trappes, banlieue généralement évoquée dans les médias pour d’autres types d’interventions.

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Entre les mains de ces gamins, et même de certains de leurs parents, la grenouille devenait une arme poétique pour franchir les frontières de l’imaginaire.
Des élèves de cycle 3 d’une école d’application de Versailles, après avoir récupéré leurs appelants dans le jardin de la maison des musiciens italiens, travaillèrent sur leurs grenouilles à partir d’une collection de verbes qu’ils avaient élaborée en commun.

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Magie du projet, que l’on soit en classe de maternelle ou dans l’enseignement supérieur, toutes les disciplines furent convoquées, la part belle fut faite à l’écrit, à l’oral et bien évidemment aux arts plastiques. L’effet d’appropriation de la grenouille factice ouvrit largement le champ des propositions qu’elles soient minimales ou sophistiquées mais toujours expressives et créatives.
Ces manipulations artistiques me conduisirent à l’École Supérieure d’Arts Appliqués Boulle (du nom du célèbre ébéniste de Louis XIV) de Paris. Certains étudiants de première et de BTS y commettaient des transformations que n’aurait pas désavouées Jean Rostand qui consacra une partie de sa vie et de son œuvre à l’étude des Amphibiens anoures.

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C’est l’occasion de me souvenir de mes cours de sciences naturelles où nous devions disséquer grenouilles ou souris. Dans une circulaire de novembre 2014, le ministère de l’Éducation Nationale décida d’interdire toute dissection pratiquée sur des céphalopodes et sur des vertébrés non destinés à la consommation (alors, les grenouilles ?) dans toutes les classes jusqu’au baccalauréat. Adieu vomissements ou évanouissements ! Encore que … tremblez élèves et grenouilles, saisi par le principal syndicat enseignant jugeant que la confrontation au réel était essentielle en sciences expérimentales, le Conseil d’État annula, en 2016, cette décision ministérielle. Je crois savoir que, finalement, le ministre de tutelle trancha définitivement en faveur de la suppression des dissections de vertébrés. Comme il est fréquent dans la société actuelle, le flou est entretenu autour de cette question, heureusement l’artistique s’y invite pour notre plus grand plaisir. Ainsi que le mythologique !
Versailles oblige, nous ne pouvions pas ne pas « tourner » autour du bassin de Latone que Louis XIV créa, au centre de ses jardins, pour glorifier celui qu’il s’était choisi comme emblème, le dieu soleil Apollon qui trône sur son char, un peu plus loin, près du grand canal.
À l’origine, c’était un simple bassin ovale, érigé dans le jardin du pavillon de chasse de Louis XIII, qui portait le nom de fontaine aux crapauds. Pour lui donner la splendeur qu’on lui connaît, Louis XIV fit appel aux sculpteurs Gaspard et Balthazar Marsy puis à son architecte favori Jules Hardouin-Mansart, leur demandant de raconter un épisode de l’enfance d’Apollon, précisément la légende de Latone telle qu’Ovide la relate dans le livre VI de son long poème latin, les Métamorphoses.
Latone, maîtresse de Jupiter, conçut deux enfants jumeaux de ses amours illicites, Apollon et Diane. Junon, épouse du roi de l’Olympe, folle de rage, la condamna à une fuite sans répit qui s’acheva au bord d’un étang de Lycie, au sud de l’actuelle Turquie.
Latone et ses deux enfants, assoiffés souhaitèrent s’y désaltérer après leur long périple, mais les paysans, qui coupaient des roseaux, les en empêchèrent. Je laisse Ovide vous conter la suite :
« Pourquoi m’interdire de boire ? L’usage en appartient à tous : la nature n’a point voulu que le soleil, l’air et l’onde limpide soient la propriété d’un seul : je viens ici jouir d’un bien commun à tous, et pourtant ma voix suppliante vous le demande comme un don. Je ne voulais pas y baigner mon corps fatigué, je voulais juste apaiser ma soif. Tandis que je parle, ma bouche n’a plus de salive et ma gorge desséchée laisse à peine un passage à ma voix. Une gorgée d’eau serait pour moi un délice. Je reconnaîtrai que je vous dois la vie, si vous m’offrez de cette eau. Laissez-vous émouvoir aussi par ces enfants que je tiens, et qui vous tendent leurs petits bras.» Il se trouvait, en effet, que ses enfants tendaient alors les bras. Qui aurait pu ne pas être ému par les douces paroles de la déesse ? Et pourtant, les paysans continuent à la repousser malgré sa prière. Ils lui lancent des injures et des menaces, pour l’obliger à s’éloigner. Mais cela ne leur suffit pas. Avec les pieds et les mains, ils troublent l’eau de l’étang ; ils font remonter la vase molle en sautant de-ci, de-là, par pure méchanceté. La colère a fait oublier sa soif à Latone. Elle cesse de supplier des gens qui ne le méritent pas et refuse de tenir plus longtemps un langage humiliant pour une déesse. Levant les mains vers le ciel, elle s’écrie: «Restez-y donc éternellement, dans votre marécage !» Son souhait est exaucé. Les paysans prennent plaisir à rester dans l’eau. Parfois ils plongent au fond du marécage, puis ressortent la tête, parfois ils nagent à la surface, parfois ils se posent sur la rive de l’étang, avant de rentrer d’un bond dans l’eau. Mais toujours ils fatiguent leurs vilaines langues en paroles grossières et même sous l’eau, ils lancent des insultes. Leur voix devient rauque, leur gorge se gonfle d’air et les injures qu’ils lancent agrandissent leur large bouche. Leur tête rejoint leurs épaules et leur cou disparaît. Leur dos verdit et leur ventre, c’est-à-dire la plus grande partie de leur corps, blanchit. Ce sont de nouvelles bêtes, qui sautent dans les profondeurs de la vase: des grenouilles. »
Voilà pourquoi dans ce bassin, ce sont près de deux cents grenouilles, lézards et tortues en bronze doré, mais aussi des paysans dont la métamorphose est en cours, qui lancent leurs jets d’eau vers Latone éclatante dans son marbre blanc.

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Parce que Louis XIV en raffolait, les dorures sont omniprésentes à Versailles. Joël Paubel, le grand ordonnateur de la jubilante opération artistique, eut l’idée royale de proposer une vingtaine d’appelants à Daniel Sievert doreur restaurateur du domaine du château. Ainsi, nous nous rendîmes dans son atelier situé dans la Petite Écurie, en face du palais, pour assister à l’habillage minutieux à la feuille d’or des grenouilles.

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Je découvris à cette occasion les coulisses des décors fastueux du château à travers le savoir-faire des restaurateurs doreurs et leurs techniques anciennes transmises de génération en génération.
Quelques artistes contemporains de renom furent aussi sollicités pour qu’ils livrent leur vision de l’animal.

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Ce fut un bonheur rare de pouvoir pénétrer dans l’atelier de ces artistes qu’on ne connaît en général qu’à travers les expositions de leurs œuvres.
C’est en ces circonstances que se tissèrent des liens d’amitié avec Marc Giai-Miniet**** auquel j’ai consacré plusieurs billets dans ce blog. Il me demanda par la suite de réaliser un portrait qui tourna longtemps en boucle dans ses expositions hexagonales et internationales.
Sa grenouille appareillée aurait sans doute amusé (pour ne pas dire « galvanisé ») l’anatomiste italien Luigi Galvani qui passa une partie de sa vie sur la piste de « l’électricité animale ».

grenouille Giai-Miniet 2

grenouille électrique 2

Absent dans l’extrait vidéo, Alain Séchas, connu notamment pour ses installations graphiques et ses personnages de chats, imagina une doctoresse Glou-glou. Qui sait si elle ne serait pas réquisitionnée aujourd’hui en cette époque de pandémie et de pénurie de personnel soignant, coa coa ?

grenouille Séchas 2

Les élèves de l’école d’horticulture Tecomah à Jouy-en-Josas costumèrent des grenouilles avec plantes et fleurs pour une fashion week aquatique.
Le pédagogue et psychologue Bruno Bettelheim, dans sa Psychanalyse des contes de fées (1976), à l’appui de l’analyse du célèbre conte « Le Roi Grenouille », s’interroge :
« Les enfants ont une affinité naturelle pour les animaux et se sentent souvent plus près d’eux que des adultes ; ils voudraient pouvoir partager leur façon instinctive de vivre qui leur semble facile, libre et pleine de plaisirs. Mais en même temps qu’il ressent cette affinité, l’enfant est angoissé à l’idée qu’il est peut-être moins humain qu’il ne devrait être. Ces contes de fées neutralisent cette crainte en faisant de cette vie animale une chrysalide d’où jaillit une personne très séduisante. »
Je vous rassure, le millier de grenouilles qui émigrèrent dans les établissements scolaires des Yvelines ne traumatisèrent aucunement les élèves, bien au contraire, elles les emmenèrent dans le dédale de la création.
Vous aurez deviné que le projet ambitieux joua un rôle fédérateur dans la communauté scolaire. Nul séparatisme, aucun esprit de classe ne fut ressenti parmi les grenouilles, qu’elles soient nées de l’imagination d’enfants de maternelle, de lycéens, d’artistes ou d’artisans.
Beaucoup d’entre elles eurent plaisir même à se rencontrer. Au-delà de la création de la grenouille elle-même, il était souhaité en aval que chaque groupe, classe ou individu effectue une installation in situ, chacun créant un « effet de mare » en cherchant sa place, au fond, au bord, sur l’eau, dans l’herbe, l’œuvre devenant alors paysage …
Ces performances, par définition éphémères, laissaient cependant des traces plus ou moins organisées, orales, écrites, des dessins, des photographies, un vidéogramme.
Voici l’un de ces moments festifs et poétiques qui se déroula au bord d’un étang de la Bergerie Nationale de Rambouillet, une ronde des crapauds avec un professeur de lettres à l’accordéon.

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En écrivant ce billet, je me rends compte que ce vaste projet artistique qui peut-être apparaissait à l’origine, avant tout, comme des activités pédagogiques ludiques et motivantes pour le public auquel elles s’adressaient, révélait d’ambitieuses intentions. Il met en lumière, vingt ans plus tard, nombre de préoccupations actuelles écologiques, sociales ou politiques. Chez les humains, le monde va mal, il est logique que les grenouilles en pâtissent également. Quand on vous dit qu’il ne faut pas prendre les messages des artistes (même en herbe) à la légère !
D’ailleurs les mentalités et les modes de communication ont évolué. Ainsi, Bruno Latour, sociologue anthropologue et philosophe des sciences de réputation mondiale, loin de se cantonner aux amphithéâtres, conçoit depuis plusieurs années, avec le concours d’une metteuse en scène, de comédiens et d’artistes de l’image, des conférences performances. Invoquant la déesse mère Gaïa (« une grande salope » à ses dires !) afin que la catastrophe écologique ne s’aggrave pas, il s’est produit notamment aux théâtres de l’Odéon à Paris et des Amandiers à Nanterre.
Cela ne date pas d’aujourd’hui : en 405 avant J.C, Aristophane obtint à Athènes le premier prix au concours des fêtes des Lénéennes avec sa comédie satirique Les Grenouilles. Les batraciens commentent en chœur les faits et gestes de Dionysos, dieu de la vigne, du vin et de ses excès, mécontent de la qualité dramatique du théâtre dans une Athènes ravagée par les conflits politiques. Ainsi, descendait-il aux enfers pour rencontrer les grands auteurs disparus, Eschyle, Euripide et Sophocle, et tenter de ramener sur terre son poète préféré. Alors que Dionysos rame, quel vacarme sur les bords du Styx !
« LES GRENOUILLES : Brekekekex coax coax, brekekekex coax coax ! Filles marécageuses des eaux, unissons les accents de nos hymnes aux sons de la flûte, le chant harmonieux coax coax, que nous entonnons dans le marais, en l’honneur de Dionysos de Nysa, fils de Zeus, lorsque la foule enivrée, le jour de la fête des Marmites, se porte vers notre temple. Brekekekex coax coax !
DIONYSOS : Moi, je commence à avoir mal aux fesses. Oh ! coax coax! Mais vous n’en avez sans doute nul souci.
LES GRENOUILLES : Brekekekex coax coax !
DIONYSOS : Foin de vous avec votre coax ! Vous n’avez pas autre chose que coax ?
LES GRENOUILLES : Et c’est tout naturel, faiseur d’embarras ! Car je suis aimée des Muses à la lyre mélodieuse, de Pan aux pieds de corne, qui se plaît aux sons du chalumeau. Je suis chérie du Dieu de la cithare, Apollon, à cause des roseaux que je nourris dans les marais, pour être les chevalets de la lyre. Brekekekex coax coax !
DIONYSOS : Et moi, j’ai des ampoules, et depuis longtemps le derrière en sueur, et bientôt, à force de remuer, il va dire « Brekekekex coax coax ! » Aussi, race musicienne, cessez.
LES GRENOUILLES : Nous allons donc crier plus fort. Si jamais, par des journées ensoleillées, nous avons sauté parmi le souchet et le phléos, joyeuses des airs nombreux qu’on chante en nageant ; ou si, fuyant la pluie de Zeus, retirées au fond des eaux, nous avons mêlé nos chœurs variés au bruissement des bulles, répétons : Brekekekex coax coax. »
On ferait bien d’inviter quelques grenouilles sur les plateaux des chaînes d’info en continu pour couvrir la c(o)acophonie affligeante et anxiogène autour de la pandémie, et si ce n’était que ça.
L’onomatopée censée reproduire le coassement prenait aussi d’autres formes. Ainsi, en pays breton, la première grenouille entendue le soir était la reine ses cris invitant son peuple à se rassembler : « Qu’est-ce qui lavera l’écuelle au roi ? », « Ce n’est pas ma, ni ma, ni ma ni ma » répondaient les autres. À Genève, on traduisait le cri par « Le roi est allé où, où, à Cognac, à Cognac » !
Au Moyen-Âge, il existait un droit féodal qui faisait obligation aux vassaux de faire taire les grenouilles coassant intempestivement la nuit à la période de reproduction, afin que le seigneur ne fût point importuné.
Une croyance était colportée « qu’un jour qu’en Normandie une châtelaine, ne pouvant dormir à cause des coassements, envoya les manants battre les eaux dormantes. Ils s’en acquittèrent si bien que pas un roseau ne subsista. Quelque temps après, la châtelaine, ayant envie de filer, envoya chercher dans les fossés quelques roseaux afin d’en faire une quenouille. Un des paysans qui avaient tout coupé prit la parole : « Qui souffre des grenouilles n’a besoin de quenouille ! » ».
Certains historiens de la Révolution française, par souci de nous distraire, aiment citer un dénommé Le Guen de Kerangal, député bas-breton, qui réclama énergiquement de la Constituante l’abolition de la servitude imposée aux vassaux de battre l’eau des étangs et des fossés, afin de faire taire les grenouilles coupables de troubler le sommeil des seigneurs et des dames en gésine : « Qui de nous, Messieurs, dans ce siècle de lumières, ne ferait pas un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins, et ne porterait pas le flambeau pour en faire un sacrifice sur l’autel du bien public ? »
Vous souriez mais, récemment, la cour d’appel de Bordeaux valida que les coassements des grenouilles relevaient du tapage nocturne et condamna les propriétaires d’une mare à les en chasser parce que les cris (63 décibels selon huissier !) des batraciens importunaient leur voisin : une histoire clochemerlesque révélant la cohabitation parfois compliquée entre paysans et néo-ruraux.
Joël Paubel, le maître des grenouilles, sollicita l’éclairage de Françoise Wasserman, alors directrice de l’Écomusée du Val de Bièvre à Fresnes, autrice de La Grenouille dans tous ses états, un petit livre délicieux et passionnant.

couverture Grenouilles

A travers sa lecture, on s’attache à ce petit animal étrange au cœur de la pensée populaire traditionnelle, objet de croyances et de superstitions, de répulsion et de convoitise, héros de fables, de contes et de légendes, symbole de fertilité dans de nombreux mythes de création et aussi maléfique dans la pensée judéo-chrétienne.
Natives « sur le Nil du limon chauffé par le soleil ou feu céleste », les grenouilles constituent la seconde plaie des dix châtiments que, selon le livre de l’Exode, Dieu infligea à l’Égypte en exigeant que Pharaon laisse partir les Hébreux qu’il maintenait en esclavage : « Yahvé dit à Moïse : « Va trouver Pharaon et dis-lui : « Laisse partir mon peuple, qu’il me serve. » Si tu refuses, toi, de le laisser partir, moi je vais infester de grenouilles tout ton territoire. Le Fleuve grouillera de grenouilles, elles monteront et entreront dans ta maison, dans la chambre où tu couches, sur ton lit, dans les maisons de tes serviteurs et de ton peuple, dans tes fours et dans tes huches. Les grenouilles grimperont même sur toi, sur ton peuple et sur tous tes serviteurs. »
Il reste aujourd’hui quelques spécimens de grenouilles de bénitier, ces personnes dévotes à l’excès, « Les bigotes (de Brel) qui préfèrent se ratatiner/De vêpres en vêpres de messe en messe/ Toutes fières d’avoir pu conserver/Le diamant qui dort entre leurs f…/De bigotes … »
Curiosité de la basilique Saint Paul Serge de Narbonne, le visiteur peut observer un bénitier de forme jacquaire au fond duquel se trouve une grenouille sculptée. L’une des légendes qui circulent sur sa présence raconte qu’elle fut pétrifiée parce qu’elle avait troublé l’office en mêlant ses coassements aux chants liturgiques. Quel « drôle de batracien » tout de même, clin d’œil à un délicieux film de Jean-Pierre Mocky dans lequel Bourvil raflait dans les troncs d’églises justement les oboles versées par les bigotes !

Grenouille bénitier

Dans l’univers fabuliste, le monde animal se substitue au genre humain en décrivant et accentuant ses travers et ses qualités. Notre Jean de La Fontaine reprit des fables d’Ésope dont une dizaine a pour personnage central une grenouille.

« …Le Soleil, disait-il, eut dessein autrefois
De songer à l’hyménée.
Aussitôt on ouït, d’une commune voix
Se plaindre de leur destinée
Les citoyennes des étangs.
« Que ferons-nous, s’il lui vient des enfants ?
Dirent-elles au Sort : un seul Soleil à peine
Se peut souffrir ; une demi-douzaine
Mettra la mer à sec et tous ses habitants.
Adieu joncs et marais : notre race est détruite ;
Bientôt on la verra réduite
À l’eau du Styx. » Pour un pauvre animal,
Grenouilles, à mon sens, ne raisonnaient pas mal. »

À mon sens aussi, cette morale est cuisante en ces temps de réchauffement climatique !
Durant le confinement du printemps dernier, Fabrice Luchini tenta de dissiper notre ennui en nous livrant sur son compte Instagram quelques fables adaptées aux circonstances, ainsi Le lièvre et la grenouille : « Un lièvre en son gîte songeait/ (Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?) ». Savoureuse lecture à propos d’un « mélancolique animal », d’une portée philosophique et morale très actuelle !

https://www.instagram.com/p/B_FTszoojYM/

Si les hirondelles ne font pas le printemps, la grenouille a longtemps été, autant que Torricelli et ses expériences sur la pression atmosphérique, signe de beau ou mauvais temps.
Les lecteurs de ma génération se souviennent de la voix chevrotante du populaire Albert Simon chargé du bulletin météorologique sur la station de radio Europe n°1. Est-ce parce qu’il était né un 1er avril, il laissait entendre que son principal instrument scientifique était une grenouille installée dans un bocal avec une petite échelle. De religion juive, il cessait de travailler lors du shabbat et, en conséquence, enregistrait en avance tous les bulletins du vendredi soir et du samedi. Crédulité des auditeurs !
Comme il apparaît dans nombre de dictons populaires, dans notre France rurale d’antan, les paysans faisaient leurs propres prédictions météorologiques en observant les grenouilles :
« Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille »
« Si la ranouille croate (la grenouille coasse), le temps se déboîte »
« Si le couvain des grenouilles vint à geler, la fleur des pommiers va manquer »
« Quand le crapaud chante en janvier, serre ta paille métayer »
« Si elles chantent fort les grenouilles, demain temps de gribouille »
« Quand les grenouilles coassent, point de gelées ne menacent »
« Si la rainette sautille dans les prés, elle indique le soleil du lendemain »
Je colle ici la poésie de Francis Ponge :
« Lorsque la pluie en courtes aiguillettes rebondit aux prés saturés, une naine amphibie, une Ophélie manchote, grosse à peine comme le poing, jaillit parfois sous les pas du poète et se jette au prochain étang.
Laissons fuir la nerveuse. Elle a de jolies jambes. Tout son corps est ganté de peau imperméable. À peine viande ses muscles longs sont d’une élégance ni chair ni poisson. Mais pour quitter les doigts la vertu du fluide s’allie chez elle aux efforts du vivant. Goitreuse, elle halète… Et ce cœur qui bat gros, ces paupières ridées, cette bouche hagarde, m’apitoient à la lâcher. »

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Sur une rive du Fango (Haute-Corse)

J’aime à relire de temps en temps quelques Histoires naturelles de Jules Renard. Tel un chasseur d’images, il brosse des portraits étonnants de nos amies les bêtes. Il a une manière très particulière de parler de celles qui n’ont pas de voix : « je voudrais que si elles lisaient mes petites histoires, cela les fasse sourire ». Ainsi, ses Grenouilles :

« Par brusques détentes, elles exercent leurs ressorts.
Elles sautent de l’herbe comme de lourdes gouttes d’huile frite.
Elles se posent, presse-papiers de bronze, sur les larges feuilles du nénuphar.
L’une se gorge d’air. On mettrait un sou, par sa bouche, dans la tirelire de son ventre.
Elles montent, comme des soupirs, de la vase.
Immobiles, elles semblent, les gros yeux à fleur d’eau, les tumeurs de la mare plate.
Assises en tailleur, stupéfiées, elles bâillent au soleil couchant.
Puis, comme les camelots assourdissants des rues, elles crient les dernières nouvelles du jour.
Il y aura réception chez elles ce soir ; les entendez-vous rincer leurs verres ?
Parfois, elles happent un insecte.
Et d’autres ne s’occupent que d’amour.
Et toutes, elles tentent le pêcheur à la ligne.
Je casse, sans difficulté, une gaule. J’ai, piquée à mon paletot, une épingle que je recourbe en hameçon.
La ficelle ne me manque pas.
Mais il me faudrait encore un brin de laine, un bout de n’importe quoi rouge.
Je cherche sur moi, par terre, au ciel.
Je ne trouve rien et je regarde mélancoliquement ma boutonnière fendue, toute prête, que, sans reproche, on ne se hâte guère d’orner du ruban rouge. »

Comme on patauge dans le surréalisme, la poésie et l’humour, je ne résiste pas à vous faire partager cette confidence du lunaire Pierre Etaix, ami de Jacques Tati et cinéaste lui-même, mais aussi acteur, clown, magicien, dessinateur : « J’ai connu un homme grenouille. Dieu qu’il avait de belles cuisses ! »

grenouille fromage

Souvent lorsque je vous entretiens de nourritures spirituelles, je finis par quelques considérations plus terrestres.
Poésie culinaire, à quelle voluptueuse beauté, l’illustre chef Auguste Escoffier, roi des cuisiniers et cuisinier des rois, pensait-il lors qu’il créa pour le prince de Galles un plat qu’il baptisa « nymphes à l’aurore », plus prosaïquement des cuisses de grenouilles pochées au vin blanc avec une sauce chaud-froid au paprika, et servies sur une couche de gelée au champagne sur laquelle des feuilles d’estragon et des branchettes de cerfeuil simulaient les herbes aquatiques.
Parce que les Français gastronomes ont un faible pour la chair du petit peuple des mares et des étangs, nos voisins britanniques les ont affublés ironiquement du sobriquet de Frogs ou froggies.
Il faut peut-être aujourd’hui suspecter un excès de perfidie de la chère Albion car des fouilles archéologiques récentes sur le célèbre site mégalithique de Stonehenge ont permis de retrouver, outre des restes d’aurochs, des os de cuisses de grenouilles datant de sept mille ans avant notre ère.
D’ailleurs, l’origine du sobriquet moqueur est peut-être plus complexe. Il existait jadis à Paris, à proximité du pont (et du port) du Gros-Caillou, sensiblement là où se trouve aujourd’hui le musée d’Orsay, un endroit fangeux et humide, où coassaient des grenouilles, qui s’appelait « la Grenouillère ». Ce petit hameau, en face des Tuileries, devint réputé au XVIIIe siècle pour ses lavandières et blanchisseuses « en gros et en menu ». On y parlait un langage patoisant jugé comique par les gens du beau monde qui devint un symbole de naïveté bon enfant et de liberté de ton du petit peuple parisien, et fut mis en vedette dans les années 1750 par le chansonnier Jean-Joseph Vadé avec ses célèbres Lettres de la Grenouillère et son genre « poissard ». Toujours est-il que par assimilation, l’ensemble du peuple de Paris fut appelé « les grenouilles » par la noblesse proche de la Cour et bientôt l’aristocratie anglaise.
Je vais décevoir peut-être mes lectrices et lecteurs cordon bleu, je ne suis pas accro aux cuisses de grenouilles. Je conserve par contre du jubilant projet de Joël Paubel le souvenir ému d’un poulet dégusté, en Bresse, à la ferme de ses parents, lors d’un tournage. Il faudrait la plume de Philippe Delerm pour vous le raconter.
Vous comprenez maintenant pourquoi j’avais tant envie de vous relater mon voyage au pays des Anoures.

jaquette fables plastiques

De retour sur notre terre ferme de médiocres humains, je vous abandonne avec la fable tellement actuelle de La Fontaine, Les Grenouilles qui demandent un roi :

« Les grenouilles se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique :
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu’elles croyaient être un géant nouveau.
Or c’était un soliveau,
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s’aventurant,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant ;
Une autre la suivit, une autre en fit autant :
Il en vint une fourmilière ;
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu’à sauter sur l’épaule du roi.
Le bon sire le souffre et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue :
« Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue. »
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir ;
Et grenouilles de se plaindre.
Et Jupin de leur dire : « Eh quoi ? votre désir
A ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous avez dû premièrement
Garder votre gouvernement ;
Mais, ne l’ayant pas fait, il vous devait suffire
Que votre premier roi fut débonnaire et doux
De celui-ci contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire. »

Grenouille et roi

Ça ne vous rappelle rien ce peuple des grenouilles qui se plaint tout le temps de son gouvernement, demandant même l’intervention de Jupiter ? Les grenouilles, éternelles insatisfaites, vont connaître des régimes de plus en plus opprimants.
À bon entendeur, salut ! Coa coa !

grenouille mexicaine

Ne jetez pas mon billet dans cette corbeille de bureau ramenée du Mexique

* http://encreviolette.unblog.fr/2010/12/23/un-mois-chez-charlie-hebdo/
** http://joelpaubel.fr/
*** extrait d’un texte de Joël Paubel tiré du livret d’accompagnement du vidéogramme
**** billets consacrés à Marc Giai-Miniet
http://encreviolette.unblog.fr/2008/03/20/marc-giai-miniet-peintre-emboiteur/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/04/20/sortie-dun-trappiste-marc-giai-miniet/
http://encreviolette.unblog.fr/2010/09/23/la-marche-des-nains-de-marc-giai-miniet/

Publié dans:Leçons de choses |on 18 novembre, 2020 |2 Commentaires »

Quand les oiseaux meurent en Seine …

C’est rare mais il arrive que je m’interroge à votre sujet : que pourrais-je bien vous raconter dans mon prochain billet ? La hantise de l’écrivain que je ne suis pas, en somme. Et puis…
L’actualité est venue à mon secours avec l’incendie qui s’est déclaré, le 26 septembre dernier, à Rouen, dans l’usine Lubrizol de produits chimiques, classée Seveso.

fumée Lubrizol

Ce n’est pas Gustave Flaubert et sa description de Rouen de son roman Madame Bovary

Rouen, c’est la ville aux cent clochers que Victor Hugo décrivait en 1831 dans son poème À mes amis L.B. et S.B. tiré de son recueil Les Feuilles d’automne :

« Amis ! C’est donc Rouen, la ville aux vieilles rues,
Aux vieilles tours, débris des races disparues,
La ville aux cent clochers carillonnant dans l’air,
Le Rouen des châteaux, des hôtels, des bastilles,
Dont le front hérissé de flèches et d’aiguilles
Déchire incessamment les brumes de la mer ;
C’est Rouen qui vous a ! Rouen qui vous enlève ! … »

Mais Rouen, c’est surtout la ville de mon enfance, de ma jeunesse, à une dizaine de lieues de mon bourg natal. C’est là que le jeudi, alors jour de congé scolaire, j’accompagnais mes parents pour faire les courses. C’est là que nous passions le réveillon de la Saint Sylvestre chez ma tante et mon oncle, j’ai encore en mémoire les cornes de brume des bateaux hurlant dans le port le nouvel an. C’est là qu’adolescent, j’accomplis mes humanités au lycée Corneille … enfin pas tout à fait, car, au sens vieilli du mot, je ne suivis aucune étude de grec et de latin.
Bref, je ne pouvais que partager l’émotion, l’effroi et le traumatisme de la population rouennaise, et pas que, car le terrible nuage noir, de plus de vingt kilomètres de long et six de large, porté par les vents, a survolé ensuite ma campagne du Pays de Bray natal, puis les Hauts-de-France, avant de franchir la frontière belge.
Aux alentours de la Toussaint, allant fleurir les tombes de mes regrettés parents et frère, « en même temps » que notre Président, je suis allé renifler l’atmosphère âcre et pesante de cette région de Haute-Normandie qui m’est si chère.
C’était un jeudi, jour du marché de Forges-les-Eaux, et à quelques pas de la maison-école de mon enfance, j’en ai profité pour faire provision d’un des fleurons de la production fromagère française, emblématique de la boutonnière du Pays de Bray, le fameux Cœur de Neufchâtel (qui se décline aussi en briquette et cylindre ou bonde). J’avais réalisé, il y a une trentaine d’années, un documentaire sur sa fabrication et je lui consacrerai inévitablement un billet en temps de disette littéraire.
Guillaume le Conquérant était encore un gamin lorsque fut rédigé le premier document (la charte de Sigy en 1037) mentionnant la production de fromages en Pays de Bray.
Une légende raconte que, pendant la Guerre de Cent Ans (donc bien avant le Brexit !), les jeunes filles offraient aux soldats anglais des fromages en forme de cœur pour témoigner de leur amour. « À nous les petits anglais » (!), mais vous savez quel crédit il faut apporter aux légendes.
En 1704, le Rouennais Thomas Corneille, le frère de l’auteur du Cid (de Normandie ?!), passant par Neufchâtel, remarque que « sur le marché on débite beaucoup de beurre du pays de Bray, et des fromages fort recherchés qui sont faits en cœur. On les appelle angelots ».
Au milieu du XIXème siècle, un neufchâtelois (sans doute un peu chauvin), qui aimait taquiner la muse, inscrivit ces vers en tête d’un ouvrage de poésies qu’il dédia à Victor Hugo :

« Puisses-tu, voyageur, dans mille et quelques ans,
De notre Neufchâtel parcourant les ruines
Trouver, pour t’égayer, mes couplets moisissants
Et quelques vieux bondons pour dorer tes tartines. »

Sourions aujourd’hui de cette prémonition, car le passage au centre du bourg, que la municipalité reconnaissante avait baptisé du nom du poète, s’en alla en fumée lors des bombardements de 1940. Mais les angelots, peut-être protégés par une puissance divine, survécurent.
Et voici donc, cette fois, que l’irrespirable nuage s’échappant des entrepôts de Lubrizol menace le cheptel brayon et que des interdictions de collecte de lait, d’œufs et de miel ont été prises par les autorités. Adieu veau, vache, cochon, couvée … beurre, crème fraîche et qui sait la crémière bientôt désargentée !
Heureusement, ces mesures sont suspendues depuis quelques jours.
Comprenez que ce matin-là, je les chéris d’autant plus ces petits cœurs nus sur leurs paillons dont je remplis bientôt mon sac isotherme !

Neufchâtel marché de Forges

Avant de rejoindre l’Ile-de-France, j’ai souhaité revenir flâner quelques heures dans Rouen la meurtrie. Et comme, vous venez encore à l’instant de le constater, les nourritures terrestres étant rarement oubliées dans ma quête spirituelle, je porte mon dévolu sur une charmante enseigne à deux pas de la Place du Vieux-Marché, théâtre d’un feu « spécial » le 30 mai 1431. C’est, en effet, à cet endroit précis que, dans la capitale du duché de Normandie alors possession du royaume d’Angleterre, Jeanne d’Arc mourut sur le bûcher (c’était bien la peine d’offrir des cœurs aux soldats anglais !).
Le Garde-manger, un bistro tendance (antinomique ?), loué par Périco Légasse, l’excellent critique gastronome de l’hebdomadaire Marianne, est l’une des nombreuses tables bordant la Place de la Pucelle. Le coin a bien changé car les jeunes filles s’y aventurant pouvaient craindre pour leur virginité dans l’atmosphère beaucoup plus trouble qui y régnait à l’époque de ma jeunesse lycéenne.
D’ailleurs, cette placette, avant qu’elle ne soit rebaptisée en hommage à Jeanne, s’appelait au Moyen-Âge, place du Marché-aux-veaux. Clin d’œil de l’Histoire, y est ouverte depuis 2016 la Boutique du Bœuf Normand, une boucherie exceptionnelle à la gloire de l’élevage normand, rendez-vous des « viandards » en quête de goût, d’authenticité et de traçabilité. Encore faudra-t-il que le bétail ne reste pas trop longtemps confiné à l’abri du nuage.
Là où, aujourd’hui, un parking a été construit en sous-sol, une fontaine avait été érigée en surface vers 1525 à la gloire de la chère brûlée vive qui était représentée en robe simple, sans arme, dans une tenue proche de celle qu’elle portait sur le bûcher.
En 1754, très endommagée, la sculpture fut remplacée par une nouvelle fontaine où Jeanne apparaissait, cette fois, habillée en drapé, une épée à la main et appuyée sur un bouclier. Le monument fut définitivement détruit par les terribles bombardements de 1944.

Statue Jeanne d'Arc place de la Pucelle

Je ne vous ai pas coupé l’appétit ? Pour ma part, j’ai choisi dans le menu du jour un millefeuille de saumon pommes granny à la betterave en entrée, puis un merlu bouillon (pas Godefroy !) thaï et nouilles de riz, et j’ai craqué en dessert, sur un cake roulé aux carottes crème mascarpone à la vanille et noix de pécan. Oui je sais, ce n’est pas raisonnable.

Garde-manger1Garde-Manger 2Garde-Manger 4

Au moins, ça me laisse le temps pour vous faire partager ma lecture du roman de Victor Pouchet, Pourquoi les oiseaux meurent.

Mise en page 1

J’avais envisagé de lui consacrer un billet lors de sa parution en 2017 et puis … la Seine a continué à couler sous les ponts de Paris. Finalement, j’ai bien fait d’attendre car son propos s’inscrit parfaitement, et malheureusement, dans l’actualité. En voici l’incipit :
« Il avait plu des oiseaux morts. J’ai répété ça aux bateliers sur le quai du port de Paris. Ils m’ont regardé étrangement. Pourtant, c’était très exact : il avait plu des oiseaux morts. Je suis allé de péniche en péniche pour expliquer ma demande : descendre avec eux la Seine, pour observer les oiseaux, et pour atteindre les alentours de Rouen, où une série de pluies d’oiseaux morts était survenue. .. »
La fiction rejoint la réalité ou l’inverse : de fausses informations ont vite envahi les toxiques réseaux sociaux, parmi celles-ci, la présence d’oiseaux morts sur un quai de Rouen non loin de l’usine Lubrizol en feu, photo à l’appui.
Fake news ou pas, l’occasion était trop belle de me replonger dans le livre pour descendre la Seine afin de remonter à la source (donc à contre-courant !) de l’enquête menée par Victor Pouchet lui-même, qui incarne son propre personnage, astuce autant fictionnelle qu’autobiographique.
Pourquoi les oiseaux meurent, il n’y a pas de point d’interrogation, il ne s’agit donc pas d’une question. Et, ne soyez pas déçus, le roman ne vous délivrera guère de véritables explications à ces effrayantes pluies d’oiseaux morts dans le ciel normand. D’ailleurs, il n’y a pas d’enquête à proprement parler, sinon celle effectuée par le narrateur qui, faisant preuve d’un certain dilettantisme quant à la soutenance de sa thèse, préfère faire un break sabbatique pour comprendre cette catastrophe ornithologique d’autant qu’elle se localise notamment, en banlieue rouennaise, sur la ville de Bonsecours dont il est originaire.
Mes plus fidèles lecteurs connaissent Bonsecours, la mal nommée en la circonstance. J’avais osé un billet sur les Conquérants de l’Or (1er avril 2017), le champion cycliste Jean Robic qui y avait construit sa victoire dans le Tour de France 1947 (voilà, j’ai placé mon clin d’œil vélocipédique !) et le poète José-Maria de Heredia (ce n’est pas un grimpeur colombien) qui repose dans le cimetière local et dont vous avez gardé peut-être de votre scolarité ses deux vers : « Comme un vol de gerfauts hors du chantier natal/Fatigués de porter leurs misères hautaine ». C’est là, à quelques enjambées du monument dédié à Jeanne d’Arc, que se sont écrasées dans un bruit mat quelques centaines d’étourneaux.

Bonsecours Jeanne d'Arc blog 2

C’est ainsi que l’auteur et narrateur Victor Pouchet embarque sur le bateau de croisière Seine Princess. Obnubilé par son histoire d’oiseaux, dédaigneux, il n’a que faire de la maison d’Émile Zola, sur la rive du fleuve, à Médan (d’ailleurs il n’aime pas Zola), et de la visite, inscrite dans le programme de la croisière, du bassin des Nymphéas de Claude Monet à Giverny.
Personnellement et égoïstement, je m’en fiche un peu car je connais ces lieux, et je préfère qu’il se plonge dans les livres qu’il a emmenés dans ses bagages : par exemple la Bible de Jérusalem. Les pluies d’animaux étaient nombreuses, en général en guise de punitions. L’Exode raconte comment Yahvé déversa grenouilles, sauterelles et taons contre Pharaon qui refusait de libérer les juifs d’Égypte (déjà des histoires de migrants !). Une autre fois, c’était des gilets jaunes hébreux, affamés dans le désert de Sin, qui commençaient à manifester leur mécontentement à l’égard de Moïse, Aaron et même Dieu lui-même. L’Éternel entendit leur courroux et leur envoya de la viande sous forme de chute de cailles mortes.
Pline l’Ancien relate dans son Histoire naturelle plusieurs pluies de matière animale dans le « ciel inférieur », ainsi des pluies de lait et de sang au temps de Manius Acilius et Caius Porcius consuls de Rome.
Sans remonter à l’Antiquité, il y a aussi l’anecdote cocasse d’un cargo porte-conteneurs qui naviguait au large de l’Alaska avec dans sa soute des dizaines de milliers de jouets en plastique, en l’occurrence des canards de bain jaunes. Une tempête survint et voilà que le bateau libérant involontairement sa cargaison, pendant des mois, des canards vinrent danser sur les côtes du côté de Vancouver.
C’est au tour d’un des touristes de la croisière, ingénieur retraité en balistique, de raconter en détail The Pigeon Project, l’idée apparemment saugrenue de Burrhus F. Skinner, un ingénieur américain, « pas vraiment ingénieur mais psychologue, et pas vraiment psychologue mais psychologue animalier ». C’était peu après Pearl Harbour et la course aux armements battait son plein. Ce Skinner, émule de Pavlov, pensait qu’on pouvait conditionner les réflexes des animaux et leur apprendre à réagir à des signaux complexes : « Ce qu’il avait proposé à l’armée américaine était assez simple. Pour guider un missile, il suffirait d’utiliser des pigeons, de les conditionner à repérer un point sur un plan, puis de les enfermer dans un missile et faire en sorte qu’ils picorent la carte pour maintenir l’axe du projectile … Lorsqu’il pique comme il faut l’image avec son bec, une petite trappe s’ouvre qui offre au pigeon quelques graines de récompense. Dès que le missile s’éloigne de sa cible, l’oiseau donne un coup de bec et rectifie la trajectoire ».
Aussi simple que cela, il suffisait d’y penser. Après le pigeon voyageur qui passait des messages au-dessus des tranchées, il y avait le pigeon kamikaze porteur de bombe. Cela battait en brèche la célèbre affirmation du dessinateur humoriste Chaval : Les oiseaux sont des cons. J’imagine déjà votre scepticisme et votre moquerie à mon égard, votre doigt courant sur votre front : « Il n’y a pas écrit Pigeon ici ! » Et pourtant, c’est rigoureusement vrai, et comme j’admets volontiers que vous ne gobiez pas mes effets de plumes, je vous invite à taper Projet Pigeon dans Google. Je ne vous en veux pas, moi aussi je suis tombé des nues (mais vivant).
Tout aussi invraisemblable, en apparence, semble la Campagne des Quatre nuisibles lancée par Mao Tsé Toung en 1958. C’était au temps où « la Chine s’éveillait » et les idées maoïstes commençaient à séduire une partie de notre jeunesse et notre élite.
Le Grand Timonier avait instauré, dans le cadre de sa réforme agraire, des mesures visant à exterminer les rats, mouches, moustiques et moineaux accusés de manger les graines des céréales, privant ainsi les paysans du fruit de leur travail. Raisonnement implacable : « Mao avait fait à peu près ce calcul, un moineau friquet (c’est celui qui nous intéresse ici ndlr) mange chaque année deux kilos et demi de graines (ce qui s’appelle avoir un appétit d’oiseau). Or, il y a presque 10 millions de moineaux friquets en Chine qui dérobent donc 25 000 tonnes de graines. Les oiseaux dévorent l’équivalent de ce qui pourrait nourrir des dizaines de milliers de Chinois (et moi, et moi, et moi ! ndlr) pendant une année entière. Les moineaux étaient donc coupables de vol, de comportement antipatriote, de subversion anti-communiste. »

campagne-des-quatre-nuisibles

« La décision, douce comme Mao savait les prendre », fut d’éliminer totalement les moineaux friquets. Du 18 avril 1958, à 5 heures du matin, jusqu’au 21 avril, les masses populaires chinoises furent mobilisées pour éradiquer les moineaux. Jeunes et vieillards, hommes et femmes, dans les rues, les champs et les forêts, firent un vacarme étourdissant en frappant sur des pots, des casseroles, des tambours, des gongs, armés aussi de lance-pierres et de sarbacanes, pour effrayer les oiseaux, les empêcher de se poser, les forcer à voler jusqu’à ce qu’ils tombent du ciel d’épuisement. « Le 21 avril 1958, un communiqué officiel du Parti l’annonce : il n’y a plus de moineaux friquets sur le sol chinois. Le Grand Bond en Avant vient de commencer par une Grande Chute d’en Haut. En 72 heures, 10 millions de moineaux venaient d’être tués (38 moineaux par seconde pendant trois jours) ».
Les clairvoyants dirigeants chinois avaient oublié que les moineaux, outre des graines, mangeaient aussi une grande quantité d’insectes (après les friquets, les criquets !). Les insectes libérés de leurs prédateurs se régalèrent à s’en péter l’abdomen, et les rendements de riz, notamment, s’effondrèrent, participant à la Grande Famine chinoise appelée officiellement les trois années de catastrophes naturelles (1958 -1961) ! De quoi rire jaune !
J’invite encore les « encre violette sceptiques » à aller vérifier dans Google. Et dire que chez moi, les moineaux de Paris viennent picorer, sur le rebord de la fenêtre, nos reliquats de grains de riz, semoule ou quinoa qu’on leur verse dans un bol !
(voir billet : http://encreviolette.unblog.fr/2011/07/12/la-pie-ne-fait-pas-le-moineau/ )
Cela ne nous renseigne évidemment pas sur les oiseaux de Bonsecours et leur fin tragique de mourir en Seine, au pays de Corneille. D’autant que le narrateur enquêteur occupe un peu trop son temps à boire sans modération avec le pianiste de la croisière surnommé Cheval, et tourner autour de Clarisse le capitaine adjoint du navire.
Ce que l’auteur passe sous silence, mais que j’avais évoqué dans un billet sur les ponts de Paris, c’est le massacre du 17 octobre 1961 et la répression meurtrière, par la police française avec à sa tête le sinistre préfet Papon, d’une manifestation d’Algériens organisée à Paris par la fédération de France du FLN (Front de Libération Nationale). Dans son documentaire, Ici on noie des Algériens, Yasmina Adi raconte comment, en cette sinistre nuit, les forces de police arrêtèrent, ficelèrent, voire jetèrent en un sac en Seine (comme Buridan, philosophe scholastique du XIVéme siècle, rappelez-vous La Ballade des dames du temps jadis de François Villon) un nombre toujours pas révélé de manifestants. Certains cadavres dérivèrent jusqu’à Rouen. Un épisode honteux de l’Histoire de France sur lequel on se garde bien de s’appesantir, surtout en cette sensible période actuelle !
Et si tout cet intérêt pour ce désastre ornithologique trouvait son origine dans l’enfance de Victor Pouchet et d’un perroquet baptisé Alfred ? Et si ce n’était pas l’occasion de resserrer les liens distendus avec son père qu’il n’a pas vu depuis longtemps ?
Pourquoi les oiseaux meurent, mais aussi pourquoi les choses meurent, pourquoi les parents se sont-ils séparés, pourquoi sa petite amie Anastasie s’en est allée en laissant quelques mots du poète Henri Michaux (« Si tu es un homme appelé à échouer, n’échoue pas, toutefois, n’importe comment ») ? Pourquoi ? Dans son odyssée fluviale, Victor Pouchet, avec son cahier Clairefontaine gribouillé de notes et de schémas, est aussi à la recherche de son père, espèce d’Ulysse normand. Il le rate de quelques jours à Bonsecours tandis qu’il se rend sur les lieux où les oiseaux se sont écrasés, un champ à proximité de la résidence … Claude Monet.
Chercheur dans l’âme, même s’il a délaissé sa thèse, Victor mène de front, au gré de son humeur et ses tourments existentiels, ses enquêtes sur les pluies d’oiseaux morts et ses racines. Le hasard va bientôt les emmêler. À la rencontre d’un spécialiste de l’ornithologie au Muséum d’Histoire Naturelle de Rouen, il découvre que le fondateur de ce remarquable monument est un certain Félix-Archimède … Pouchet dont le buste trône à l’entrée. De la famille lointaine ou une cocasse coïncidence ?

Buste Pouchet

Le musée, un des plus riches de province, ouvert au public en 1834, possède, outre des oiseaux naturalisés, une collection de mammifères exotiques issus des ménageries de la foire Saint-Romain située, à l’époque, non loin de là sur la place du Boulingrin. Les activités portuaires de Rouen favorisèrent aussi l’acquisition d’animaux d’autres continents.
Les souvenirs ne sont pas l’apanage de Victor Pouchet. Je me souviens des commentaires enflammés de ma tendre maman et mes chères tantes sur les foires Saint-Romain (elle se déroule encore en ce mois de novembre sur la rive gauche) de leur jeunesse. Je me rappelle, pour ma part, du Cirque de Rouen. C’était, dans ma jeunesse lycéenne, la plus grande salle de spectacles de la ville. J’y vis en concert la pétulante Petula Clark, ne vous moquez pas, à chacun sa petite Anglaise !
L’édifice fut détruit en 1973 en raison de sa vétusté. Ces jours-ci, des « imbéciles » (appelés ainsi avec beaucoup trop de bienveillance !) ont incendié une école de cirque en région parisienne …
Plusieurs pages du roman (vérifiez, c’est exact) sont consacrées à Félix-Archimède Pouchet, ce pseudo ancêtre, élève du docteur Achille Flaubert, le père de l’écrivain, à l’Hôtel Dieu, puis plus tard, professeur de Gustave lui-même au Collège Royal. Il eut un fils qu’il prénomma Georges par admiration pour Buffon le comte naturaliste. Il paraîtrait que c’est par son intermédiaire que Flaubert eut entre les mains Loulou, le perroquet de Félicité, dans un des contes d’Un cœur simple. Et on se demande parfois si Pécuchet, l’ami de promenade de Bouvard, n’a pas quelque lien au moins homophonique avec Pouchet. Des pluies d’oiseaux morts sont survenues également à Blainville-Crevon, village cauchois situé à une lieue du bourg fictif de Yonville-l’Abbaye où résidait Madame Bovary.
Félix-Archimède est tombé, aujourd’hui, presque aux oubliettes si ce n’est sa querelle avec Louis Pasteur à propos de sa thèse Hétérogénie ou Traité de la génération spontanée. Pour Pouchet, il existait une matière vivante, initiale, à partir de laquelle, prodige de la nature, se produisait une génération sans parents. Vous savez que l’Institut déclara Pasteur vainqueur, lui offrant du même coup un chèque de 2 500 francs.
Hors ce combat perdu d’avance sur l’hétérogénèse, Félix-Archimède était un savant qui commit un grand nombre de publications érudites telles ses Recherches et expériences sur les animaux pseudo-ressuscitant, ses Expériences sur la congélation des animaux, la Transformation des nids de l’hirondelle des fenêtres, les Mémoires sur l’organisation des vitellus des Oiseaux, et aussi, en botanique, une Histoire naturelle et médicale de la famille des Solanées. Au début de sa carrière, il entra au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, à peu près en même temps que Zarafa, la première girafe de France offerte par le Pacha d’Égypte à Charles X. Supervisé par le grand naturaliste Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, l’animal était venu du Caire à pied, accompagné de trois vaches qui le nourrissaient.
Revenu à Rouen, à la tête désormais du muséum de la capitale normande, il ne cessa d’alerter les pouvoirs publics avec de nombreuses communications telles un Traité sur les mœurs des hannetons et de leurs larves et les moyens de borner leurs ravages, une Histoire naturelle du mouton sous-titrée Du perfectionnement de la laine, une Lettre sur les bancs d’anguilles de la Seine qu’il avait vues de ses yeux remonter chaque année le cours du fleuve. Voilà un homme qui savait ce qu’il voulait, ne manquait pas de penser, Victor !
Lors de mon passage à Rouen, j’aurais bien aimé arpenter les vitrines du muséum, notamment, celles dédiées aux oiseaux empaillés, plus « vivants » ici que ceux dont la mort reste inexplicable.
Par manque de temps, j’ai choisi de visiter, non loin de là, le musée des Beaux-Arts, l’un des plus beaux musées du genre en région, dont l’accès aux collections permanentes est gratuit.

musée Beaux-Arts Rouen

N’en déplaise à Victor Pouchet, j’aime Claude Monet et j’ai eu envie d’admirer quelques œuvres du maître de l’Impressionnisme, en particulier l’une de la série de 28 toiles qu’il consacra à la cathédrale de Rouen.

Cathédrale 1Monet cathédrale 1

Je venais de la voir, quelques minutes auparavant, éclairée par un timide soleil d’automne. L’artiste, qui aimait observer et restituer les changements de lumière et de couleurs de la pierre au fil des jours, nous la présente ici par temps gris … peut-être un peu semblable à celui lors du survol du nuage noir échappé de l’usine Lubrizol ? En bord de tableau, en haut et à gauche de la tour, quelques esquisses d’oiseaux semblent s’enfuir…
Je profite aussi du jeu de brumes qui nimbent les bords de la Seine, ainsi que d’un champ de coquelicots, aux environs de Giverny, ces fleurs sauvages qu’aimait tant ma tendre maman (billet http://encreviolette.unblog.fr/2008/07/16/le-coquelicot/ ).

Monet SeineMonet coquelicots

J’arpente la galerie dédiée à Rouen sans troubler le sommeil de Jeanne d’Arc, l’icône de la ville veillée par un ange aux ailes largement déployées. Malgré l’armure et la posture de gisant, le tableau ne manque pas de sensualité.

Sommeil de Jeanne d'Arc 1Musée Beaux-Arts Rouen Noce à Yport

Vous connaissez ma gourmandise, mes papilles sont en éveil devant le tableau géant (2,45m x 3,55m) Un repas de noce à Yport, une scène charmante de la vie normande d’antan (c’était bio à l’époque). Tout est sur la table : la volaille, la tarte (aux pommes sans doute), les carafes de cidre et de goutte (d’la bonne pour le mariage !), et même, hors cadre, le peintre Albert Fourié (il vécut à Yport) qu’observe le convive au fond à gauche. Il ne manque que Maupassant pour nous raconter une de ses truculentes nouvelles du Pays de Caux.
Pour revenir dans le roman, je demande à un surveillant de salle où je puis contempler la toile des Énervés de Jumièges dont le narrateur avait acquis une reproduction en carte postale à la boutique du bateau. Elle représente deux hommes couchés dans une barque dérivant, appuyés sur deux gros coussins de velours et recouverts d’une couverture brodée d’ornements mérovingiens. Étrange balade fluviale qui semble paisible à première vue !

Enervés de Jumièges

L’artiste Évariste-Vital Luminais, un peintre français du XIXème siècle, s’est inspiré d’un récit apocryphe. Lisons le romancier : « Chaque fois que nous visitions les ruines de l’abbaye de Jumièges, un peu plus loin sur la Seine, après Rouen, mon père me racontait la légende des Énervés. Il fallait, précisait-il, prendre énervé au sens littéral : à qui on a coupé les nerfs. Ces deux loques épuisées sur leur radeau sans pianorama-bar, sans commissaire de bord ni petit-déjeuner continental, c’étaient Clotaire et Childéric, fils de Clovis numéro deux. Et c’était leur propre mère Bathilde, reine de France et régente, qui leur avait brûlé les tendons des jarrets alors qu’ils s’apprêtaient à attaquer Clovis père tout juste revenu d’un pèlerinage en Terre sainte. Il était en effet plus sûr de les empêcher de courir et les laisser s’échouer à Jumièges. « Cette légende pourrait te servir de leçon » concluait mon père arrivé au terme de son conte mérovingien. » La légende raconte que les deux suppliciés auraient été recueillis par des moines de l’abbaye bénédictine de Jumièges et y vécurent saintement.

Jardins_Luxembourg_Sainte_Bathilde_2014

Statue de la reine Bathide dans le jardin du Luxembourg à Paris

Pendant que Pouchet erre dans Rouen, le Seine Princess a poursuivi sa descente du fleuve. Et Jean-Pierre, le retraité de l’armement, l’appelle au téléphone : « Je suis à Pennedepie, sur la plage, vous n’allez pas me croire, mais ce matin, là, il y a à peine une heure, il vient de pleuvoir des oiseaux. Des oiseaux morts. Sur deux cents mètres. Il y en a peut-être des milliers ». Pouchet rapplique dare-dare par le premier train Corail pour Le Havre, tant pis pour Villequier et le petit hommage à Léopoldine Hugo qui s’y noya, tant pis aussi pour l’abbaye de Jumièges.
Sur la petite plage du Calvados, devant l’immensité de corneilles crevées : « Ces oiseaux étaient devenus des hommes. Ils chutaient comme eux ; de simples poids morts sans le mystère du vol. Et on ne pouvait plus éluder l’hypothèse du suicide collectif. Épuisées par l’existence, des colonies d’oiseaux décident d’en finir ensemble et en même temps dans des cérémonies incompréhensibles. De quelle cause étaient-ils les martyrs ?
Des chutes identiques d’oiseaux avaient eu lieu partout dans le monde, au Colorado, en Indonésie, en Suède, 16 000 alouettes en Ouganda, 800 cailles à Oxford, des centaines de pigeons ramiers à Auxerre… On avait retrouvé aussi des poissons crevés sur la côte espagnole, au Japon, en Uruguay… Une crise mondiale !
« Et si tout cela avait du sens ? » C’est à nous, lecteurs, d’extrapoler la métaphore. Le feu embrase la forêt amazonienne, un tiers de la population d’abeilles disparaît chaque année en France, il faut s’occuper d’Amélie qui gronde sur nos littoraux, la terre tremble en Ardèche non loin de la centrale nucléaire de Tricastin. Quelques étincelles suffisent à déclencher des colères en Algérie, et Irak, au Chili et Liban, en Catalogne et en Guinée, en Égypte, en Bolivie et au Pérou (là où les oiseaux de Romain Gary allaient mourir).
Victor Pouchet conclut par une lueur d’espoir : son père lui a donné des nouvelles et s’est exilé temporairement à Guernesey, et sur la plage de Pennedepie, au-delà du charnier de corneilles, il a vu « une aigrette blanche, haut perchée sur ses longues pattes, maladroite mais belle, qui arpentait la plage à la frontière avec la mer ».

Publié dans:Coups de coeur, Leçons de choses |on 12 novembre, 2019 |2 Commentaires »

Chanel, un amour de petite chatte

Parfois, cela détend de partager avec vous quelques impressions que vous jugerez peut-être dérisoires.
Ainsi, avec ma compagne, nous avons eu la garde, durant une semaine, d’une adorable petite chatte.

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Car oui, les seniors, bons à jeter aux orties dans notre société libérale, servent encore à cela : garder les enfants, petits-enfants, et éventuellement leurs animaux de compagnie quand ils (les humains) aspirent à quelques moments d’évasion.
Cela nécessite d’ailleurs une certaine logistique : il est révolu le temps des chats de mon enfance qui, très vite, dans les campagnes, s’appropriaient à leur guise leur terrain d’aventures.
Aujourd’hui, en notre époque d’assistanat, le jeune félin emporte avec lui sa chatière, sa litière pour ses besoins naturels, un arbre dit « à chat » nécessaire pour acérer les griffes dont il fera usage contre vous plus tard pour manifester son mécontentement (encore heureux qu’il ne réclame pas un gilet jaune !), ses aliments avec la prescription des doses par sa maîtresse, et multiples accessoires de jeux, balles de ping-pong, pelotes de laine et même souris mécanique pour apprendre à sauter, courir voire chasser.
Heureusement, nous avons tout de même échappé à la lecture préventive d’ouvrages des Françoise Dolto et Marcel Rufo de la psychiatrie féline !
La chatonne (oui, le mot existe signifiant le petit de la chatte de sexe féminin) en question s’appelle Chanel ! Je devance l’éventuel mauvais esprit de certains lecteurs qui concluraient hâtivement : « voilà une chatte de bourges » ! Ils n’auraient involontairement pas tout à fait tort car, hors de toute considération de lutte de classes, Chanel est née à Bourges. C’est une Berruyère, une berrichonne, et même une européenne par son type. Ce qui n’exclut pas non plus qu’elle ne s’embourgeoise pas ! En tout cas, pour l’instant, il est hors de question qu’elle fréquente les ronds-points et même qu’elle furète hors de l’appartement avant qu’elle ne s’acquitte des vaccinations réglementaires.
Chanel a bientôt trois mois. Elle est née en février, un excellent mois, comme son maître de circonstance rédacteur de ce billet et … Victor Hugo qui aimait les chats même s’il n’en a pas beaucoup parlé dans son œuvre. L’illustre écrivain en posséda un qu’il appela Chanoine, ce qui lui aurait inspiré cette phrase : « Dieu a fait le chat pour que l’homme ait un tigre à caresser chez lui ».
Champfleury, écrivain également proche de Victor Hugo, rédigea un livre intitulé Les chats : histoire, mœurs, observations, anecdotes, et justement connut Chanoine : « Au milieu s’élevait un grand dais rouge, sur lequel trônait un chat qui semblait attendre les hommages de ses visiteurs. Un vaste collier de poils blancs se détachait comme une pèlerine de chancelier sur sa robe noire. La moustache était celle d’un magyar hongrois, et quand solennellement l’animal s’avança vers moi, me regardant de ses yeux flamboyants, je compris que le chat s’était modelé sur le poète et reflétait les grandes pensées qui emplissaient le logis. »
Victor Hugo, qui maniait L’art d’être grand-père, offrit aussi à sa petite-fille un chat qu’elle appela … Gavroche ! En retour, s’agit-il d’une anecdote apocryphe, lorsque, son petit-fils lui demanda « Pépé, que veux-tu pour Noël ? », le coquin de Victor, encore plein de verdeur à quatre-vingts ans, lui répondit : « La bonne ! ».
Je n’ai connu qu’un chat au domicile familial, dans mon enfance : un gros matou « résistant » de l’Occupation allemande. En effet, sans doute abandonné par des voisins, mes parents l’avaient recueilli. Par recoupement, ils estimèrent l’âge de sa mort à 22 ans, ce qui en faisait donc un alerte centenaire à l’échelle humaine. Il était baptisé Boule de suie en raison principalement de sa robe toute noire. Mais, à la réflexion, je ne peux pas imaginer que mes chers aïeux professeurs, férus de littérature française, ne se soient pas inspiré de Boule de Suif, la célèbre nouvelle de Guy de Maupassant, leur compatriote normand. D’ailleurs, l’intrigue se situe, dans ma région natale, durant la guerre de 1870, lorsque la ville de Rouen est envahie par les Prussiens. Pour fuir l’occupation, dix personnes prennent la diligence de Dieppe, avec notamment parmi elles, une prostituée, la patriotique Elizabeth Rousset surnommée Boule de Suif.
À chacun ses références, dans les années 1980, d’autres animaux domestiques noirs de poil se virent affubler du nom d’un champion de tennis français de couleur, vainqueur du tournoi de Roland-Garros.
Beaucoup de chats encore s’appelèrent Félix en référence au personnage des dessins animés américains, créé en 1919 dans le film Feline Follies. En hommage à cet ancêtre, la première chatte à être partie dans l’espace, en 1963, fut baptisée Félicette.
La toute jeunette Chanel, tout à la curiosité de faire le tour de ses propriétaires momentanés, a bien le temps de se poser des questions existentielles sur son identité. Marquera-t-elle la vie de sa maîtresse comme la grande couturière s’inscrivit dans son époque par ses lignes de vêtements et ses parfums, symbole de l’élégance et du luxe français, ainsi que par son désir de libérer les femmes ? Je ne vais pas jouer le rabat-joie en évoquant les controverses nées de ses fréquentations pendant l’Occupation !
Telle maîtresse, telle chatte ? Il paraîtrait qu’il existe des corrélations entre les comportements des animaux et leur propriétaire. En tout cas, Chanel a adopté immédiatement l’habitude de fouiller à l’étagère inférieure de la bibliothèque comme sa maîtresse faisait, au même endroit, du temps où elle ne marchait encore … qu’à quatre pattes. Elle s’y cache jouant même les serre-livres.
Pour la beauté du geste, je vous aurais bien dit qu’elle se colle contre Rroù, une lecture de mon enfance, un roman de Maurice Genevoix dont le héros est un chat attiré irrésistiblement par la liberté, l’aventure et l’inconnu. Mais « cha » serait vous mentir !
Ceci dit, non loin de là, traînaient deux ou trois polars, ce qui me rappelle que Jean Cocteau avouait préférer les chats aux chiens parce qu’il n’y a pas de chats policiers !
La charmante Chanel a eu vite fait de battre en brèche la prétendue indépendance des chats. Instaurant un couvre-feu général pour l’ensemble des résidents de la maisonnée, elle guette, au seuil, du salon que je rejoigne le lit conjugal avant de se résigner à s’endormir enfin dans les bras d’un Morphée des félins. Pas question donc que j’écrive pour vous quelques lignes ou que je regarde à la télévision un hommage à un chat sauvage à la voix de rocker, elle imagine quelque jeu ou acrobatie border line pour détourner mon attention et me pousser à me coucher.
De même, dès potron-minet (logique quoiqu’au XVIIème siècle, la locution d’origine était dès le poitron jacquet, littéralement « dès que l’on voit poindre l’arrière-train de l’écureuil »), Chanel sonne gentiment mais fermement le réveil en s’asseyant sur le lit, en vous mordillant les orteils, et si cela ne suffit pas, en allant agiter les rideaux pour attester qu’il fait jour et qu’il est donc temps de lever le camp. Je mettrai ses débordements urinaires sur la couette sur le compte, non pas d’une manifestation de son impatience, mais sur sa toute jeunesse et son bouleversement émotionnel lié à son déménagement provisoire. Elle a les mêmes égarements chez elle, je suis bienveillant, ma compagne chargée du nettoyage un peu moins.

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Après un court répit, le temps de nous laisser prendre le petit déjeuner, la malicieuse Chanel s’adonne à quelques exercices de gymnastique matinale basés sur l’adresse et la vivacité, parfois légèrement périlleux pour sa santé … et celle des bibelots qu’elle frôle ou enjambe. Par la force des choses, je participe à cette séquence sportive pour récupérer les accessoires qui roulent immanquablement sous les meubles et le canapé, ou rembobiner le fil de laine qu’elle dévide en emberlificotant pieds de table et barreaux de chaises. Un véritable dédale: j’ai plus à craindre un lumbago, qu’elle la colère du roi Minos et la cruauté du Minotaure.
Comme les petits d’homme qui, gavés de jouets sophistiqués s’intéressent parfois à des objets dérisoires, Chanel, curieuse et inventive, se découvre d’autres centres d’intérêt imprévus : sans vous parler des rideaux, passe encore de pousser avec ses petites pattes des rouleaux en carton de papier toilette, grimpée sur la table de chevet, en sautant, elle attrape la tirette de l’interrupteur de la lampe et repart effrayée par la lumière soudaine.

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Après cette activité physique intensive, elle va souvent se blottir au soleil contre un ourson en peluche. Cette scène attendrissante aurait peut-être inspiré Jean de la Fontaine, encore qu’il eût surtout recours aux vieux matous pour symboliser l’hypocrisie et la fourberie humaines. La délicieuse Chanel n’a rien à voir avec les rodilardus, grippeminaud, grippe-fromage, raminagrobis et maître mitis, tous des chafouins, évoqués par le fabuliste. Dans la fraîcheur de sa jeunesse, elle n’a pas acquis l’expérience de faire la chattemite.
Pour sa sieste de l’après-midi, Chanel préfère le moelleux du coussin sur l’ancien fauteuil de ma chère grand-mère d’où elle peut observer le manège des tourterelles dans les arbres.

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Démentant les allégations de sa maîtresse, elle ne me dérange pas dans mon travail d’écriture en promenant ses pattes sur le clavier de l’ordinateur.
Le chat serait-il le meilleur ami de l’écrivain et beaucoup plus modestement des blogueurs ? Comment ne pas penser à Bébert, le célèbre compagnon de Louis-Ferdinand Céline, « invariablement vêtu d’un costume rayé en pure laine de gouttière, grand de taille, râleur de nature » ? Abandonné par son premier maître, l’acteur de cinéma Robert Le Vigan, pour cause de collaboration, longtemps vagabond dans Montmartre au temps de l’Occupation, il fut recueilli par Céline et sa femme et partagea leurs errances, leurs aventures, leur misère, leur exil. Céline en fit l’un des héros de ses derniers romans – ces chroniques hallucinées de l’Allemagne de la débâcle -, et l’un des chats les plus célèbres de la littérature française :
« Vous direz un chat c’est une peau ! Pas du tout ! Un chat c’est l’ensorcellement même, le tact en ondes… c’est tout en « brrt », « brrt » de paroles… Bébert en « brrt » il causait, positivement. Il vous répondait aux questions… Maintenant il « brrt » « brrt » pour lui seul… il répond plus aux questions… il monologue sur lui-même… comme moi-même… il est abruti comme moi-même… (…) Bébert, son extraordinaire c’était la promenade, la balade, sa façon de nous suivre… mais pas pendant le jour, seulement le soir, et à condition qu’on lui cause… « ça va Bébert ? »… « Brrt !… » Ah il en voulait !… Place Blanche, la Trinité, une fois les Boulevards… (…) Il était vadrouilleur de nuit… mais jamais tout seul, solitaire !… avec nous… avec nous seulement… et en parole tous les dix mètres… vingt mètres… « brrt brrt »… Une fois presque jusqu’à l’Etoile. Il avait peur que des motos… Si y en avait une dans la rue, même loin, il me jaillissait dessus à pleines griffes, il me sautait comme après un arbre… »
Pour l’instant, l’insouciante Chanel est beaucoup moins diserte : miaulant rarement, elle se contente de ronronner de plaisir dans nos bras.
Vous avez compris que la jeune demoiselle a su faire notre conquête durant la semaine qu’elle a passée sous notre toit, et c’est avec un peu de cafard que nous l’avons vue repartir avec sa maîtresse. D’ores et déjà, sont envisagés d’autres séjours en notre compagnie. Vous savez maintenant que les seniors sont là pour ça : hashtag jegardetonchat !

« Opération Primevère », vive le Printemps 2016 !

J’ai l’habitude de célébrer ici l’arrivée du printemps. Cette année, au-delà de la tradition, c’est une thérapie : faire le deuil des effroyables attentats, d’une disparition cruelle, enfouir les feuilles noires du livre de la vie et savourer la renaissance de la nature, à travers notamment l’une des premières fleurs écloses.

« Primevère, après le grand sommeil,
Le soleil grand ouvert,
Primevère, la vie sur une tige
Fait la bise à l’hiver,
Dans le repli d’une corolle,
Dans la cambrure d’un pétale … »

Les trémolos de la voix de Serge Reggiani, magnifique interprète, embellissent cette chanson, teintée de nostalgie et d’espérance, écrite par Claude Lemesle, un de ses paroliers préférés.

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Primevère, fleur baptisée d’après la locution latine primo vere, le « début du printemps », du printans comme on l’écrivait au XIIIe siècle, ce qui explique l’adjectif « printanier », pour attiser la polémique autour de la récente réforme de l’orthographe.
Dans la langue de Dante, le printemps al dente devient Primavera. Il a même donné son surnom à la prestigieuse classique cycliste Milan-San Remo, la première grande course de la saison, qui se dispute traditionnellement le troisième samedi de mars (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2014/09/18/la-primavera-en-ete-sur-la-route-de-milan-san remo/).
Je profite de cette digression transalpine pour signaler que, dans les années 1960, la firme automobile italienne Autobianchi sortit un modèle si révolutionnaire qu’elle le baptisa Primula, vous allez très bientôt comprendre pourquoi.
Au risque de casser l’ambiance, un Rital peut en cacher une autre. Non ho l’età n’était plus de mise. Dans notre jeunesse (elle a le même âge que moi, eh oui le temps passe), le temps d’une canzonetta facile, je vous le concède, de Cigliola Cinquetti, on s’imaginait amants de Vérone, sa ville natale.

« À la Primavera
Où tu m’avais dit « je t’aime »
À la Primavera
J’avais quinze ans à peine
La Primavera le printemps de ma vie en Italie »

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Saut dans le passé, asseyons-nous maintenant avec le naturaliste suédois Carl von Linné (XVIIIe siècle) au bord d’un talus parsemé de primevères. Il les baptisa ainsi car elles étaient parmi les premières à fleurir, annonciatrices des beaux jours renaissants.
La Primevère ou Primula, est un genre de plantes herbacées de la famille des Primulacées. Il en existe plusieurs centaines d’espèces mais, à l’état sauvage, on en trouve trois variétés principales dans nos contrées qui sont les aïeules des primevères cultivées de nos jardins.

planche Primevères

La Primevère acaule, du moins par son appellation, est la Primevère commune ou Primula vulgaris. Fleur des talus et des prés, de couleur jaune pâle, pratiquement sans aucun parfum, elle se caractérise par son absence de tige. C’est celle aussi qui, modeste et toute fraîche de rosée, échappée de divers cultivars, m’accueille dans sa tenue blanche, rose ou violette, au pied de ma résidence

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La Primevère élevée ou Primula eliator, dite aussi Primevère des bois, de couleur jaune soufre, se penche consensuellement avec ses collègues du même côté en une ombelle unique au sommet d’une tige beaucoup plus longue. Son parfum n’est guère perceptible.

primula élevée elatior blog

Elle peut être facilement confondue par les non spécialistes avec la Primevère officinale ou Primevère vraie (Primula veris), la plus populaire de toutes, à laquelle on donne souvent le nom de coucou, peut-être parce que sa floraison salue la venue du printemps, mais aussi comme l’oiseau migrateur du même nom, au chant si particulier, dont le retour fin mars en Europe signe l’arrivée des beaux jours. Elle prospère dans les prairies. La fleur est également jaune mais libère par contre un parfum exquis.

primevère veris Linné

primeverecoucou blog

Selon les régions, cette primevère officinale possède d’autres surnoms poétiques comme l’herbe de saint Pierre, l’herbe de saint Paul, primerole, coqueluchon, brayette, brérelle, clef de saint Pierre, la printanière, sans oublier les apaisantes (?) herbe à la paralysie et herbe à la migraine.
Lui était dévolu aussi au Moyen-Âge le drôle de nom de braies de cocu qui tiendrait son origine de la forme du long calice tubulaire de la fleur semblable au pantalon masculin de l’époque, cocu étant une variante dialectale du coucou mais aussi, peut-être un clin d’œil à l’oiseau éponyme qui dépose ses œufs dans le nid des autres.
De nombreuses légendes et croyances entourent cette fleur et expliquent ses diverses appellations. Ainsi, on raconte que saint Pierre, gardien des portes du paradis qui, presque logiquement, avait la tête dans les nuages, laissa tomber depuis les hauteurs célestes son trousseau de clés en or. Ainsi, poussa, à l’endroit de la chute, une grappe de fleurs de couleur jaune d’or.
Au XIIe siècle, l’abbesse Hildegarde de Bingen inscrivait dans son manuscrit Jardin de santé que le coucou était un remède efficace contre la mélancolie et la paralysie.
Chomel, médecin ordinaire de Louis XV, prétendait que cette primevère guérissait de la paralysie de la langue et du bégaiement.
Dans le Dictionnaire raisonné universel d’Histoire naturelle, publié au XVIIIe siècle, on relève que « cette plante, surtout la racine, avait quelque chose de somnifère, en ce qu’elle calme les vapeurs et qu’elle dissipe la migraine et les vertiges des filles mal réglées ; le suc des fleurs nettoie le visage et emporte les taches de la peau si l’on s’en sert de liniment. On tient dans les boutiques une eau distillée et une conserve de fleurs de primevère qui s’emploie avec succès dans l’apoplexie et la paralysie. »
De nos jours, il semble avéré que les rhizomes de la primevère vraie, ainsi qu’à un degré moindre ses feuilles et ses fleurs, possèdent des vertus expectorantes, justifiant ainsi son nom de primevère officinale.
Il est une variété de primevère, la Primula auricula, appelée communément oreille d’ours, un peu oubliée chez nous, qui fut très populaire chez nos voisins britanniques à partir des XVIIIe et XIXe siècles. Ces fleurs étaient même exposées dans des « théâtres » au fond peint en noir avec parfois des rideaux et miroirs.

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Benjamin Disraeli, Premier ministre britannique conservateur mais aussi romancier et dandy aux multiples conquêtes féminines, appréciait particulièrement les primevères. Lorsqu’il fit de la reine Victoria l’impératrice des Indes (1877), la souveraine le remercia en lui offrant un bouquet de primevères ainsi que, moins platoniquement, le titre de premier comte de Beaconsfield. Un an après sa mort, Victoria déposa sur sa tombe ses fleurs préférées, des « primroses », ainsi les primevères sont appelées dans la langue de Shakespeare. En son souvenir, le 19 avril est devenu le jour de la primevère chez nos « amis » britanniques. « Disraeli a traversé le siècle en Majesté » comme témoigna l’un de ses successeurs au 10 Downing Street.
La fleur fétiche donna, peu après, son nom à la Primrose League, la Ligue de la Primevère, très influente organisation satellite du parti conservateur fondée en 1883 par Randolph Churchill, le père de Winston. On ne vit alors que primevères partout, aux boutonnières des hommes, sur les chapeaux et les robes des femmes. Comme la Ligue avait un but électoral, tout Londres savait à quoi s’en tenir sur les sympathies conservatrices de chacun.

Primrose_League-Insigne blog

insignes de la Primrose League

Le poète quasi contemporain William Wordsworth dont vous apprîtes peut-être en cours d’anglais au collège la fameuse ode aux jonquilles, The Daffodils, était également sensible aux petites fleurs printanières. Toujours aussi romantique, dans ses Lignes écrites au début du printemps, il n’oublie pas les primroses qui, selon les traductions, sont primevères, coucous ou encore onagres autrement nommées primevères du soir.

« J’entendais mille voix mêlées,
A demi couché dans un bois
Dans cette humeur où des pensées
De bonheur font naître l’effroi.

La Nature à son bel ouvrage
Liait l’âme qui coule en moi;
Et mon cœur déplorait l’ouvrage
De ce que l’homme à fait de soi,

Les pervenches sous la ramure
Couraient parmi les primevères;
Oh oui, chaque fleur, j’en suis sûr,
Aime l’air qui désaltère.

Les oiseaux jouaient, sautillant,
Leurs pensées je ne saurais dire : -
Mais dans leur moindre mouvement
Passait un frisson de plaisir.

Les branches ouvraient à la brise
Leurs bourgeons pour mieux la saisir,
Et je dois croire, quoi qu’on dise,
Qu’il y avait là du plaisir.

Si le ciel me donne le gage
Que la Nature à fait ce choix,
Ai-je tort de pleurer l’ouvrage
De ce que l’homme a fait de soi ? »

La beauté et la pureté de la nature contrastent avec ce que l’homme fait de sa vie (pas terrible en ce moment !). Le poème, écrit en temps de guerre, retrouve une forte résonance dans notre actualité si pesante.
D’une manière plus légère, au sens littéral du terme, les primevères sont des belles à croquer, en particulier la Primevère officinale. « Des fleurs que je suce, que je croque comme des friandises. Les feuilles frites sont les plus belles et les meilleures chips » affirme le grand chef étoilé, le cuisinier poète Michel Bras dans son magnifique ouvrage (Le Livre de Michel Bras, éditions du Rouergue), bien plus qu’un livre de recettes, une ode à son « pays » le plateau d’Aubrac où la nature vit encore en liberté.
Pour avoir réalisé un film sur une classe de patrimoine culinaire dans son buron futuriste en surplomb du village de Laguiole en Aveyron, j’eus le bonheur de savourer sa « brassée » de primulacées dont voici une recette :
- Prélever 50 g de corolles de primevères
– Réunir dans le bol d’un mixeur les corolles et un jaune d’œuf
– Mixer en ajoutant progressivement l’huile d’arachide et l’huile d’olive
– Assaisonner de sel
– Citronner légèrement. Ajuster éventuellement l’épaisseur.
– Réserver
Michel Bras sert ce coulis avec un blanc de poulet étuvé dans son jus, des jeunes radis et des feuilles et fleurs de primevères en décor. Total régal !

gargouillou-michel-bras blog

William Wordsworth sacrifiait-il au traditionnel five o’clock avec un thé de fleurs de primevère officinale ? 50 grammes de fleurs sèches pour un litre d’eau bouillante puis consommez glacé !
Des fleurs fraîches dans un litre d’eau, du jus de citron et du sucre cristallisé, on secoue doucement, on laisse reposer 24 heures en plein soleil, on filtre, on conserve au frigo et il paraît que l’on obtient une limonade de fleurs de primevères tonique et délicieuse.
Plaisir des papilles, plaisir des yeux, les primevères s’invitent parfois modestement dans des tableaux de maîtres comme cette nature morte de Paul Cézanne :

Primevères Cézanne blog

À l’instar des peintres hollandais qui mélangeaient les saisons dans leurs natures mortes, Cézanne, avec le pot de primevères et les pommes, entremêlent le printemps et l’automne.
Artiste britannique de l’époque victorienne, John Atkinson Grimshaw nous offre une jolie composition de l’éclosion du printemps avec les œufs dans le nid, une touffe de primevères et une fleur de poirier.

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Cette année, plus que jamais, je ne veux pas avoir froid, je veux que le printemps soit un printemps qui a raison, pour reprendre le poème de Paul Éluard merveilleusement mis en musique par Barbara.

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« Il y a, sur la plage, quelques flaques d’eau.
Il y a, dans les bois, des arbres fous d’oiseaux.
La neige fond dans la montagne.
Les branches des pommiers brillent de tant de fleurs
Que le pâle soleil recule.

C’est par un soir d’hiver,
Dans un monde très dur,
Que tu vis ce printemps,
Près de moi, l’innocente.

Il n’y a pas de nuit pour nous.
Rien de ce qui périt, n’a de prise sur moi
Mais je ne veux pas avoir froid.

Notre printemps est un printemps qui a raison. »

Ce poème Printemps figurait dans le recueil Le Phénix qu’écrivit le poète surréaliste en 1951. Éluard y célébrait l’amour qui renaît des cendres du désespoir comme l’oiseau fabuleux symbolise la résurrection après la mort. Il le dédia à sa dernière épouse Dominique avant de mourir, en 1952, un an après leur mariage.

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Paul Éluard par Dali

Dans ce recueil, il lui écrivait une fervente déclaration d’amour en forme d’action de grâce.

« Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues
Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu
Pour l’odeur du grand large et l’odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond pour les premières fleurs
Pour les animaux purs que l’homme n’effraie pas
Je t’aime pour aimer
Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas

Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien qu’une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd’hui
Il y a eu toutes ces morts que j’ai franchies sur de la paille
Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir
Il m’a fallu apprendre mot par mot la vie
Comme on oublie

Je t’aime pour ta sagesse qui n’est pas la mienne
Pour la santé
Je t’aime contre tout ce qui n’est qu’illusion
Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas
Tu crois être le doute et tu n’es que raison
Tu es le grand soleil qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi. »

Poète engagé, résistant, dans son poème Courage extrait du recueil Au rendez-vous allemand, Éluard évoquait la détresse physique et morale de Paris occupé en 1944.

« Paris a froid Paris a faim
Paris ne mange plus de marrons dans la rue
Paris a mis de vieux vêtements de vieille
Paris dort tout debout sans air dans le métro
Plus de malheur encore est imposé aux pauvres
Et la sagesse et la folie
De Paris malheureux
C’est l’air pur c’est le feu
C’est la beauté c’est la bonté
De ses travailleurs affamés
Ne crie pas au secours Paris
Tu es vivant d’une vie sans égale
Et derrière la nudité
De ta pâleur de ta maigreur
Tout ce qui est humain se révèle en tes yeux
Paris ma belle ville
Fine comme une aiguille forte comme une épée
Ingénue et savante
Tu ne supportes pas l’injustice
Pour toi c’est le seul désordre
Tu vas te libérer Paris
Paris tremblant comme une étoile
Notre espoir survivant
Tu vas te libérer de la fatigue et de la boue
Frères ayons du courage
Nous qui ne sommes pas casqués
Ni bottés ni gantés ni bien élevés
Un rayon s’allume en nos veines
Notre lumière nous revient
Les meilleurs d’entre nous sont morts pour nous
Et voici que leur sang retrouve notre cœur
Et c’est de nouveau le matin un matin de Paris
La pointe de la délivrance
L’espace du printemps naissant
La force idiote a le dessous
Ces esclaves nos ennemis
S’ils ont compris
S’ils sont capables de comprendre
Vont se lever. »

Comment ne pas rapprocher ce poème des tragiques événements que Paris a connus au cours de l’année 2015 ? C’est toute la force et la grandeur du génie littéraire de porter un message universel au-delà du contexte particulier dans lequel le poème cruellement actuel fut écrit.
Vive ce printemps 2016 ! Je veux qu’il ait raison !

PS Quelques heures après la parution de ce billet, Arnaud Démare a gagné la Primavera. C’est le premier coureur français depuis 1995 qui remporte ce monument du cyclisme qu’est la classique Milan-San Remo. À observer la photo, il semble en être surpris lui-même. Clin d’œil futile d’un printemps qui veut avoir raison et qui « démare » bien !

Arnaud Demare Milan San Remo blog

Et 1, et 2, et 3 musées dans le Marais …

Ce samedi-là, tandis que de nombreux curieux affluent vers les littoraux pour observer les grandes marées, je choisis une plongée au cœur de Paris dans le Marais.
Ce quartier tient son nom des marécages qui inondaient autrefois cette zone. Il est difficile d’imaginer qu’au XIIème siècle, il n’était occupé que par des pâtures et des cultures. Des institutions religieuses s’y établirent alors. Parmi celles-ci, l’ordre du Temple construisit un prieuré fortifié, à l’extérieur de l’enceinte de Philippe-Auguste, qui attira bientôt de nombreux commerçants et artisans désirant échapper aux redevances des corporations. L’exil fiscal existait donc déjà !
Vint le temps où les princes de sang et grands seigneurs souhaitèrent y élire résidence. Ainsi, dès 1270, le frère de Saint Louis, Charles d’Anjou, fraîchement couronné roi de Naples et de Sicile, fit construire son hôtel particulier dans l’actuelle rue de Sévigné. Puis au siècle suivant, Charles V le Sage, alors dauphin, encore choqué par la révolte des bourgeois d’Étienne Marcel, choisit de s’installer en un lieu plus à l’écart, l’hôtel Saint Pol vite intégré au domaine royal. Son fils et successeur Charles VI le Bien-Aimé ou le Fou y demeura aussi.
« Considérant que notre hostel de Paris, appelé l’hostel de Saint-Pol, lequel nous avons acheté et fait édifier de nos propres deniers, est l’hostel solennel des grands esbattements, et auquel nous avons eu plusieurs plaisirs, acquis et recouvré, à l’aide de Dieu, santé de plusieurs grandes maladies que nous avons eues et souffertes de nostre temps ; par lesquelles choses et autres qui à ce que nous ont esmus, avons audit hostel, amour plaisance et singulière affection ». Je ne saurais dire avec une absolue exactitude lequel des deux Charles,, le Sage ou le Fou, tint ces propos, en tout cas, il ne reste malheureusement rien, aujourd’hui, de l’hôtel Saint Pol. Cependant, la proximité de la résidence royale entraîna par la suite la construction d’hôtels aristocratiques dans le quartier.
C’est vers trois d’entre eux que je porte mon dévolu ce samedi. Et pour commencer, je me rends place des Vosges. Signe de notre époque futile, quelques badauds rôdent devant l’ex résidence d’un ancien candidat à la présidence de la République plus réceptif à l’hôtellerie lilloise.
Plus classique et romantique, je me dirige à hauteur du numéro 6 devant l’hôtel de Rohan-Guémené, du nom (rien à voir avec l’andouille quoique l’origine soit aussi morbihannaise) de ses anciens propriétaires, une branche de la famille des Rohan, descendante des ducs de Bretagne et particulièrement influente sous l’Ancien Régime. C’est ici, au second étage, que Victor Hugo loua un appartement pendant seize ans, de 1832 à 1848. Soit dit en passant, c’était un autre chaud lapin. Dans l’art d’être grand-père qu’il cultivait, à quatre-vingts ans, à son petit-fils qui lui demandait « Pépé, que veux-tu pour Noël ? », il lui répondit coquinement : « La bonne ! ».

Maison Hugo façade  blogMaison Hugo escalier blog

Il, du moins son portrait, nous accueille dans l’escalier. Je n’en garde aucun souvenir, mais j’étais déjà venu ici dans ma prime enfance à l’occasion d’un des traditionnels voyages de fin d’année avec les jeunes filles du collège normand dirigé par ma maman.
De ce temps, par contre, n’y voyez aucun penchant vénal, je me rappelle du billet de banque avec l’effigie de Victor Hugo à la barbe blanche et la place des Vosges en arrière-plan. D’une valeur de cinq cents francs à son impression en 1954, il résista au passage à la nouvelle monnaie en 1958 en apparaissant sur les billets de cinq nouveaux francs. À l’origine, la Banque de France avait envisagé un portrait de Hugo jeune devant le jardin des Feuillantines.
L’écrivain et l’homme politique visionnaire partisan déjà d’une monnaie européenne unique, même s’il sut de son vivant mettre en scène son image dans un tas de produits dérivés, n’imaginait évidemment pas en écrivant l’épisode de la pièce en argent du petit savoyard dérobée par Jean Valjean, qu’il apparaîtrait un jour sur nos billets de banque.

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En ce début de visite, j’ai une pensée profonde pour le chanteur acteur Gérard Berliner qui nous a quittés subitement en octobre 2010. Quelques mois auparavant, j’avais assisté à son spectacle Mon alter Hugo pour lequel il obtint un Molière. J’ai narré cette lumineuse et émouvante soirée dans un billet : http://encreviolette.unblog.fr/2010/02/11/mon-alter-hugo-a-moi/
Il y racontait d’ailleurs les circonstances de sa rencontre spirituelle avec son ami Victor : « Je regardais un buste de Hugo sur son bureau. J’ai touché la barbe de la statue qui a bougé sur son socle. J’ai pris cela pour un signe du destin ; je me suis mis à lire tout Hugo ».
C’est un Hugo beaucoup plus jeune que je croise dès l’entrée. Une étiquette me prie de ne pas le caresser.

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C’est donc le 25 octobre 1832, alors que les comédiens répètent Le Roi s’amuse, qu’il emménage ici avec son épouse Adèle Foucher et ses quatre enfants. Le bail signé fait état d’une surface de 280 m2 pour un loyer annuel de 1 500 francs payables en quatre termes égaux. L’écrivain bougea beaucoup au cours de sa vie. Il s’agit ici de son cinquième domicile depuis son mariage mais c’est celui où il effectua son plus long séjour.
Les multiples transformations des lieux après son départ ainsi que la dispersion du mobilier de l’écrivain proscrit lors d’une vente aux enchères en 1852 empêchent évidemment une reconstitution fidèle de l’appartement. Qu’à cela ne tienne, longtemps, longtemps, longtemps après que le poète a disparu, son âme court encore dans les pièces …
Hugo écrivit ici quelques-unes de ses œuvres majeures : Marie Tudor, Ruy Blas, Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures, Les Rayons et les Ombres, une grande partie des Misérables et le début de La Légende des Siècles et des Contemplations.

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Preuve éclatante qu’il est terriblement actuel, il est même Charlie ! Un bandeau le clame dans une vitrine en-dessous d’un exemplaire de son mémorable discours sur la Liberté de la Presse, prononcé le 9 juillet 1850 à l’Assemblée Nationale, dont voici quelques extraits :

« Quoique les vérités qui sont la base de toute démocratie et en particulier de la grande démocratie française aient reçu, le 31 mai dernier, une grave atteinte, comme l’avenir n’est jamais fermé, il est toujours temps de les rappeler à une assemblée législative. Ces vérités, selon moi, les voici :
La souveraineté du peuple, le suffrage universel, la liberté de la presse sont trois choses identiques, ou, pour mieux dire, c’est la même chose sous trois noms différents ; à elles trois, elles constituent notre droit public tout entier. La première en est le principe ; la seconde en est le mode d’action ; la troisième en est l’expression multiple, animée, vivante, mobile comme la nation elle-même. La souveraineté du peuple, c’est la nation à l’état abstrait, c’est l’âme du pays ; elle se manifeste sous deux formes : d’une main, elle écrit, c’est la liberté de la presse, de l’autre, elle vote, c’est le suffrage universel.
Ces trois faits, ces trois principes liés d’une solidarité essentielle, ayant chacun leur fonction: la souveraineté du peuple vivifiant, le suffrage universel gouvernant, la presse éclairant, se confondent dans une étroite et indissoluble unité, et cette unité, c’est la République.
(Approbation à gauche.)
Et voyez comme toutes les vérités se retrouvent et se rencontrent, parce qu’ayant le même point de départ, elles ont nécessairement le même point d’arrivée ! la souveraineté du peuple crée la liberté, le suffrage universel crée l’égalité, la presse, qui fait le jour dans les esprits, crée la fraternité.
Partout où ces trois principes, souveraineté du peuple, suffrage universel, liberté de la presse, existent dans leur plénitude et dans leur toute-puissance, la République existe, même sous le mot monarchie. Là où ces trois principes sont amoindris dans leur développement, opprimés dans leur action, méconnus dans leur solidarité, contestés dans leur majesté, il y a monarchie ou oligarchie, même sous le mot république
(M. Bouhier de l’Écluse : C’est inexact.)
Et c’est alors, comme il n’y a plus rien qui soit dans l’ordre vrai et dans la logique, c’est alors qu’on peut voir ce phénomène monstrueux d’un gouvernement renié par ses propres fonctionnaires.
(À gauche : Très bien ! Très bien !)
C’est alors que les plus fermes cœurs se prennent à douter des révolutions, de ces grands événements si faciles à trahir, qui font sortir de l’ombre, en même temps, de si hautes idées et de si petits hommes.
(À gauche : Très bien ! Très bien ! – Applaudissements redoublés. – quelques applaudissements ironiques se font entendre à droite – Un membre à droite : C’est du gouvernement provisoire sans doute que vous voulez parler ; ce sont des épigrammes sur vos nouveaux amis. – Rumeurs à gauche.)
Des révolutions que nous proclamons des bienfaits pour l’humanité quand nous considérons leurs principes, mais qu’on peut, certes, appeler des catastrophes quand on voit les ministres qu’elles produisent.
(Applaudissements à gauche – Rires à droite et au banc des ministres.)
Messieurs, ces trois principes que je vous rappelais en commençant, prenons-y garde, sont solidaires, et, ne l’oublions jamais, nous législateurs, vivent d’une vie commune. Aussi voyez comme ils se défendent réciproquement. La liberté de la presse est-t-elle en péril, le suffrage universel se lève et la protège. Le suffrage universel est-il menacé, la presse accourt et le défend.
Messieurs, toute atteinte au suffrage universel, toute atteinte à la liberté de la presse, frappe la souveraineté nationale. La liberté mutilée, c’est la souveraineté paralysée ; la souveraineté du peuple n’est pas, si elle ne peut agir et si elle ne peut parler. Or, entraver le suffrage universel, c’est lui ôter l’action ; entraver la liberté de la presse, c’est lui ôter la parole… »
Victor Hugo acheva son discours ainsi :
« Je m’adresse au parti de la peur et je lui dis : « Regardez bien ce que vous voulez faire, réfléchissez à l’œuvre que vous entreprenez, et avant de la tenter, mesurez-la. Je suppose que vous réussissiez : quand vous aurez détruit la presse, il vous restera quelque chose à détruire, Paris. Quand vous aurez détruit Paris …
(Oh ! — Exclamations et rires à droite – Une voix : Et Versailles !)
Il vous restera quelque chose à détruire, la France. Quand vous aurez détruit la France, il vous restera quelque chose à tuer, l’esprit humain.
Oui, je le dis, que le grand parti européen de la peur mesure l’immensité de la tâche que, dans son héroïsme, il veut se donner.
(Rires et bravos.)
Il aurait anéanti la presse jusqu’au dernier journal, Paris jusqu’au dernier pavé, la France jusqu’au dernier hameau, il n’aurait rien fait… (Interruption et rires à droite) il lui resterait encore à détruire quelque chose, qui est toujours debout, au-dessus des générations, et en quelque sorte entre l’homme et Dieu ; quelque chose qui a écrit tous les livres, inventé tous les arts, découvert tous les mondes, fondé toutes les civilisations ; quelque chose qui reprend toujours sous la forme révolution ce qu’on lui refuse sous la forme progrès: quelque chose qui est insaisissable comme la lumière et inaccessible comme le soleil, et qui s’appelle l’esprit humain.
(Un grand nombre de membres de la gauche quittent leurs places et viennent féliciter l’orateur. La séance est suspendue.) »

Une telle éloquence valait la peine que je m’attarde. C’était un temps où les débats à l’Assemblée Nationale étaient de haute tenue. Alphonse de Lamartine, outre ses Méditations poétiques comme Le Lac, défendait le droit au travail ou l’élection du Président de la République au suffrage universel ; il fut même, quelques mois, ministre des Affaires étrangères.
Les députés, et pour cause, ne jouaient pas dans l’hémicycle comme maintenant avec leur tablette numérique ou leur smartphone ; sans parler du tweet écrit par un parlementaire UMP à la suite de la catastrophe aérienne dans les Alpes de Haute-Provence : « On croyait avoir perdu François Hollande depuis ce week-end électoral meurtrier. On vient de le retrouver comme commentateur du crash de l’A320 » ! Odieux et pitoyable !
« Les plus petits esprits ont les plus grands préjugés » affirmait justement Hugo qui sut mêler aussi une dimension politique à son œuvre littéraire.
Cela dit, on railla beaucoup sa trajectoire politique qui, de jeune royaliste ultra de la première Restauration, le mena à devenir, après avoir soutenu le régime de Louis-Philippe, républicain conservateur au début de la IIème République, puis républicain démocrate, puis, proscrit, républicain socialiste, avant de représenter au retour d’exil l’extrême gauche républicaine sur les bancs du Sénat. Son évolution fut moins opportuniste que le fruit d’une lente réflexion devant ce qu’il voyait et ressentait.
Dans l’antichambre, mon regard se tourne maintenant sur un tableau d’Albert Besnard La première d’Hernani. Avant la bataille.

Maison Hugo Hernani blog

Nous sommes le soir du 25 février 1830, le lendemain Hugo soufflera ses 28 bougies (« Ce siècle avait deux ans … », vous vous souvenez). Le Tout-Paris remplit la salle Richelieu du Théâtre Français avant le lever de rideau pour la première d’Hernani, le drame de Victor Hugo. J’en ai déjà parlé dans le billet mentionné ci-dessus.
Je cherche, bien sûr, Théophile Gautier avec son gilet rouge à l’avant-plan. « Il suffisait, écrivit-il, de jeter les yeux sur ce public pour se convaincre qu’il ne s’agissait pas là d’une représentation ordinaire ; que deux systèmes, deux partis, deux armées, deux civilisations même, — ce n’est pas trop dire — étaient en présence, se haïssant cordialement, comme on se hait dans les haines littéraires, ne demandant que la bataille, et prêts à fondre l’un sur l’autre … ». Ce fut finalement un triomphe pour Hugo. « Cette date reste écrite dans le fond de notre passé en caractères flamboyants : la toute première représentation d’Hernani ! Cette soirée décida de notre vie ! Là nous reçûmes l’impulsion qui nous pousse encore après tant d’années et qui nous fera marcher jusqu’au bout de notre carrière. » conclut Théophile.
À ses côtés, se trouvaient, probablement Gérard de Nerval, Alfred de Musset, Louis Boulanger aussi dont l’huile sur toile Le Feu du ciel, exposée ici, illustre le poème des Orientales mettant en scène la colère divine et la destruction de Sodome et Gomorrhe :

« … Ce peuple s’éveille,
Qui dormait la veille
Sans penser à Dieu.
Les grands palais croulent ;
Mille chars qui roulent
Heurtent leur essieu ;
Et la foule accrue,
Trouve en chaque rue
Un fleuve de feu … »

Ce tableau était réellement accroché dans le salon de l’écrivain.
Le salon de réception contigu est la pièce qui, par les œuvres et le mobilier exposés ainsi que les murs tendus de damas rouge, restitue le plus fidèlement l’atmosphère de l’époque, même s’il ne se situait pas exactement à cette place dans l’appartement.

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Un autre buste du maître des lieux s’y dresse. Il est encore l’œuvre de Pierre-Jean David dit David d’Angers pour y être né. Grand sculpteur, graveur et médailleur, il fut élu représentant du peuple, en 1848, par le département du Maine-et-Loire et entra à l’Assemblée nationale constituante.
Quand il lui fit don d’un de ces deux bustes, Victor Hugo le remercia ainsi : « Sous une forme magnifique, mon ami, c’est l’immortalité que vous m’envoyez. Une pareille dette est de celles dont on ne s’acquitte jamais ; j’essaierai cependant, non de la payer, mais de la reconnaître. »
Hugo dédia également deux longs poèmes au sculpteur.
L’un apparaît dans Les Feuilles d’automne :

« …Car c’est toi, lorsqu’un héros tombe,
Qui le relèves souverain !
Toi qui le scelles sur sa tombe
Qu’il foule avec des pieds d’airain !
Rival de Rome et de Ferrare,
Tu pétris pour le mortel rare
Ou le marbre froid de Carrare,
Ou le métal qui fume et bout.
Le grand homme au tombeau s’apaise
Quand ta main, à qui rien ne pèse,
Hors du bloc ou de la fournaise
Le jette vivant et debout !

Sans toi peut-être sa mémoire
Pâlirait d’un oubli fatal ;
Mais c’est toi qui sculptes sa gloire
Visible sur un piédestal… »

L’autre figure dans Les Rayons et les Ombres :

« DAVID ! comme un grand roi qui partage à des princes
Les états paternels provinces par provinces,
Dieu donne à chaque artiste un empire divers ;
Au poète le souffle épars dans l’univers,
La vie et la pensée et les foudres tonnantes,
Et le splendide essaim des strophes frissonnantes
Volant de l’homme à l’ange et du monstre à la fleur ;
La forme au statuaire ; au peintre la couleur ;
Au doux musicien, rêveur limpide et sombre,
Le monde obscur des sons qui murmure dans l’ombre.

La forme au statuaire ! – Oui, mais, tu le sais bien,
La forme, ô grand sculpteur, c’est tout et ce n’est rien.
Ce n’est rien sans l’esprit, c’est tout avec l’idée !
Il faut que, sous le ciel, de soleil inondée,
Debout sous les flambeaux d’un grand temple doré,
Ou seule avec la nuit dans un antre sacré,
Au fond des bois dormants comme au seuil d’un théâtre,
La figure de pierre, ou de cuivre, ou d’albâtre,
Porte divinement sur son front calme et fier
La beauté, ce rayon, la gloire, cet éclair !
Il faut qu’un souffle ardent lui gonfle la narine,
Que la force puissante emplisse sa poitrine,
Que la grâce en riant ait arrondi ses doigts,
Que sa bouche muette ait pourtant une voix ! … »

Maison Hugo portrait fils blogMaison Hugo père et fils blog

Attendri, je m’arrête quelques instants devant les portraits de deux des fils de Hugo, François-Victor et Charles qu’il protège de ses mains. Hugo eut trois autres enfants : un autre fils Léopold qui mourut à l’âge de trois mois, et deux filles, Léopoldine morte tragiquement par noyade dans la Seine, et Adèle, la seule qui survécut à son père mais qui plongea dans la démence.
Dans la famille Hugo, je demande la maîtresse, enfin … la plus célèbre et la plus durable, celle dont il fut le plus amoureux aussi, la jeune actrice Juliette Drouet.

Maison Hugo Juliette Drouet blog

Elle écrivit des milliers de lettres à son « Toto » jusqu’à sa mort, il n’y avait pas Skype à l’époque. Après avoir risqué sa vie pour lui permettre de fuir après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte en 1851, Juliette l’accompagna en Belgique puis dans les îles anglo-normandes. Sur sa tombe au cimetière de Saint-Mandé, quelques mots témoignent de leur passion de cinquante années :

« Quand je ne serai plus qu’une cendre glacée,
Quand mes yeux fatigués seront fermés au jour,
Dis-toi, si dans ton cœur ma mémoire est fixée :
Le monde a sa pensée,
Moi j’avais son amour! «

À l’emplacement du vrai « grand salon » de Victor Hugo, est reconstitué fidèlement le salon chinois de Juliette à Guernesey. L’essentiel du décor relève complètement de l’imagination hugolienne avec les panneaux peints et dorés, à motifs de personnages, d’animaux et de fleurs, et les collections d’assiettes. C’est un peu chargé à mon goût !

Maison Hugo salon chinois1  blogMaison Hugo salon chinois2  blogMaison Hugo salon chinois3  blogMaison Hugo table encriers blog

Je suis intrigué par une curieuse table aux encriers. En 1860, lors d’une vente de charité destinée à une crèche pour les enfants pauvres de Guernesey, Adèle Hugo (elle vécut aussi à Hauteville House) demanda à Lamartine, Alexandre Dumas, George Sand et son cher Victor de faire don de leur encrier. Hugo les fit monter sur une petite table Louis XIII et finit par acheter le meuble n’ayant pas trouvé d’acquéreur.
Le poète pensa peut-être à ces enfants pauvres quand il écrivit :

« Prenez garde à ce petit être ;
Il est bien grand, il contient Dieu.
Les enfants sont, avant de naître,
Des lumières dans le ciel bleu.

Dieu nous les offre en sa largesse ;
Ils viennent ; Dieu nous en fait don ;
Dans leur rire il met sa sagesse
Et dans leur baiser son pardon.

Leur douce clarté nous effleure.
Hélas, le bonheur est leur droit.
S’ils ont faim, le paradis pleure.
Et le ciel tremble, s’ils ont froid.

La misère de l’innocence
Accuse l’homme vicieux.
L’homme tient l’ange en sa puissance.
Oh ! quel tonnerre au fond des cieux,

Quand Dieu, cherchant ces êtres frêles
Que dans l’ombre où nous sommeillons
Il nous envoie avec des ailes,
Les retrouve avec des haillons ! »

Je me glisse maintenant dans la salle à manger, une reconstitution et une illustration du goût de Victor pour les meubles gothiques qu’il manifestait aussi bien ici qu’à Guernesey.
« J’ai manqué ma vocation : j’étais né pour être décorateur. » À Hauteville House, il mit en espace sa pensée. Son fils Charles parla d’ « un autographe de trois étages, un poème en plusieurs chambres ».
Hugo, souvent accompagné de Juliette ou avec ses fils, se livrait à la « chasse aux vieux coffres » guernesiais en même temps qu’il achetait des meubles Haute-époque ou Renaissance. Il les faisait démonter puis assembler à sa fantaisie ou pour les besoins de son décor, d’après ses dessins, par une équipe de menuisiers de l’île. Ainsi une porte devient table, les coffres se transforment en buffets ou en banc, les bobines de fil en bougeoirs, des pieds deviennent colonnes pour donner aux meubles des allures d’architecture gothique. Ce n’est pas encore ce que je préfère mais mon infirmité pour le bricolage me réduit au silence.

Maison Hugo salle à manger blogMaison Hugo salle à manger blog 2

Sur la table, une petite sculpture de Jean-Baptiste Deloye (c’est lui qui réalisa le monument à Garibaldi sur la place éponyme de Nice) avec le poète sur son rocher, rappelle le temps de l’exil.
Le salon dit du retour d’exil correspond à l’ancien cabinet de travail de l’écrivain. Je me retrouve nez à nez devant le tableau archi célèbre de Bonnat et un Hugo vieilli après les épreuves de l’exil et de la disparition de sa fille Léopoldine, le coude gauche appuyé sur le livre d’Homère.

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Histoire de vous détendre mais surtout vous horrifier quelques secondes, je pourrais suggérer que sa perplexité naît de sa lecture des tweets envoyés par quelques candidats débiles de l’épreuve anticipée de Français au baccalauréat de juin 2014 qui devaient réfléchir sur son poème Crépuscule : « C’est un baisé dans sa tête ! Un discours entre un brin d’herbe et une tombe », « Tu pu vraiment enfoiré avec ton crépuscule du cul » … Pas facile d’éduquer à la laïcité après ça ! Peut-être, leur faudrait-il un Fabrice Lucchini comme professeur pour que jaillisse la lumière dans leur crépuscule spirituel !

Buste héroique

« Je suis fait d’ombre et de marbre,
Comme les pieds noirs de l’arbre,
Je m’enfonce dans la nuit.
J’écoute ; je suis sous terre ;
D’en bas je dis au tonnerre :
Attends ! Ne fais pas de bruit.
Moi qu’on nomme le poète,
Je suis dans la nuit muette
L’escalier mystérieux ;
Je suis l’escalier Ténèbres ;
Dans mes spirales funèbres
L’ombre ouvre ses vagues yeux. »

Auguste Rodin prit au mot les vers d’Hugo tirés des Quatre vents de l’esprit. David d’Angers avait sculpté le jeune poète romantique, Rodin façonna les traits du patriarche après l’exil. En visitant le musée Rodin dans l’hôtel Biron, on découvre de nombreux bronzes, plâtres et terres cuites de l’écrivain.
Leur rencontre s’effectua deux ans avant sa mort. Hugo, fatigué, refusa les fastidieuses séances de pose mais ce rejet procura finalement une liberté artistique au sculpteur. Pour le bronze intitulé Buste héroïque, fondu après la mort de Hugo à l’occasion de l’ouverture de son appartement au public, Rodin maître du mouvement choisit d’incliner le visage du poète plongé dans une profonde méditation.
Ultime pièce en enfilade, j’entre dans la chambre de l’illustre locataire, ou plutôt la reconstitution de celle de sa dernière demeure, avenue d’Eylau rebaptisée de son vivant avenue Victor Hugo. Moment d’émotion, c’est dans ce lit qu’il rendit son dernier souffle le 22 mai 1885.

Maison Hugo chambre blogMaison Hugo mort blogMaison Hugo écritoire blog

De nombreux artistes se pressèrent autour du lit de mort de Victor Hugo pour « immortaliser » l’instant : les peintres Bonnat, Glaize, Laugée, le sculpteur Dalou, le photographe Félix Nadar. C’est sans doute le célèbre cliché de ce dernier qui colle au mieux à ce qui seraient les derniers mots d’Hugo : « Je vois une lumière noire », mais, au mur, c’est la copie d’une délicate huile sur toile de Léon Bonnat qui fige l’écrivain pour la postérité.
Au-dessous, encore une idée de bricoleur, se trouve une écritoire que Victor avait fait surélever en y ajoutant des pieds, afin qu’il puisse écrire debout.
Un peu en retrait, un des gardiens évoque la petite histoire de la porte de service juste à gauche. C’est par là que ce sacré « queutard » d’Hugo introduisait dans son bureau sa jeune maîtresse Léonie d’Aunet, écrivaine elle-aussi et épouse du peintre François-Auguste Biard. Après avoir été dérangés par un domestique, les deux amants choisirent de s’ébattre désormais dans un hôtel du passage Saint Roch. C’est là qu’en juillet 1845, ils furent surpris en flagrant délit d’adultère. Hugo ne fut pas inquiété invoquant son inviolabilité due à son statut de pair de France. Léonie, elle, fut emprisonnée deux mois à la prison Saint Lazare avant d’être transférée au couvent des Dames de Saint-Michel. Même sans les paparazzi de Closer ou Gala, les grands de ce monde n’étaient pas à l’abri.

Maison Hugo salon rouge  blog 2

Ma visite s’achève, je rebrousse chemin pour retraverser tout l’appartement. Les salons donnant sur la place des Vosges, alors baptisée place Royale, devinrent au temps de Hugo, un haut lieu de rencontre des personnalités littéraires et artistiques, Théophile Gautier, Alfred de Vigny, Alphonse de Lamartine, Alexandre Dumas, David d’Angers, Berlioz, Rossini, Listz, Prosper Mérimée, Sainte-Beuve pour lequel la pieuse Adèle Hugo, un tantinet lassée par l’insatiable appétit sexuel de son époux, manifesta une passion moins contraignante mais nullement platonique.

Maison Hugo Bug Jargal blogMaison HugoNotre Dame blogMaison Hugo vitrail blog

En redescendant l’escalier, je remarque une affiche d’une représentation théâtrale de Bug- Jargal tiré du premier roman qu’Hugo écrivit, en quinze jours, à l’âge de seize ans. La majeure partie de l’action se déroule à Saint-Domingue durant l’insurrection des Noirs de l’île en 1791. Il semblerait que cette œuvre de jeunesse (que je n’ai pas lue) suscite parfois des interprétations controversées.
Le 24 juin 1848, les Insurgés firent irruption dans l’appartement. À la suite de cet incident, quelques jours plus tard, Victor Hugo déménagea pour aller s’installer au 5 rue d’Isly.

Maison Hugo buste3 blogMaison Hugo accueil blog

À l’accueil, en sortant, mes pensées s’envolent vers mes regrettés parents. Une affiche avec Gérard Philipe dans son costume de Ruy Blas me renvoie à ma maman qui adorait cet acteur. Elle l’avait vu précisément dans ce rôle sur une mise en scène de Jean Vilar au théâtre de Chaillot. On appelait cela du théâtre populaire … en écho aux jeunes ignares des réseaux sociaux évoqués plus haut !
Sur le comptoir de la boutique, je feuillette, mis en page dans un joli format de poche, le poème préféré de mon papa. Je l’entends encore le déclamer à ses élèves (dont je fis partie) et leur expliquer avec ferveur. Beaucoup d’entre vous, sont partis avec Hugo à l’heure où blanchit la campagne, à l’heure de la récitation aussi :

« Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne,
Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends.
J’irai par la forêt, j’irai par la montagne.
Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées,
Sans rien voir au dehors, sans entendre aucun bruit,
Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées,
Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe,
Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur,
Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe
Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur. »

Poème de deuil dédié à sa fille Léopoldine ! Pour avoir lu la biographie de mon père, vous savez que je pense à lui et à Hugo quand je me recueille sur la tombe familiale. Ce matin encore, l’émotion m’étreint.
Ô souvenirs ! printemps ! aurore ! Rappelez-vous encore :

« … Connaissez-vous, sur la colline
Qui joint Montlignon à Saint-Leu,
Une terrasse qui s’incline
Entre un bois sombre et le ciel bleu ?

C’est là que nous vivions, – Pénètre,
Mon cœur, dans ce passé charmant ! … »

Le soleil a eu raison de la pollution. Il éclaire les façades des beaux hôtels particuliers de la place des Vosges que les arbres non encore feuillus ne masquent pas.

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« C’est le coup de lance de Montgomery qui a créé la Place des Vosges » écrivit Hugo, rapport à la pique mortelle envoyée dans l’œil du roi Henri II de France par le capitaine de sa garde écossaise, en ce lieu.
La construction de cette place, baptisée donc à l’origine place Royale, débuta en 1605 sous le règne de Henri IV. Le couteau de Ravaillac l’empêcha de la voir achevée. Elle est la sœur de la place Ducale de Charleville-Mézières grâce aux frères Métezeau, Louis pour Paris et Clément, qui en furent les architectes. Les principaux matériaux utilisés sont la brique rouge et la pierre de calcaire blanche pour les murs, l’ardoise bleue pour les toits.
Lors de la Révolution française, elle fut successivement appelée place des Fédérés, place du Parc d’Artillerie, place de la Fabrication-des-Armes et place de l’Indivisibilité. En 1800, elle est nommée place des Vosges en l’honneur du premier département à s’être acquitté de l’impôt sous la Révolution française. Le retour de la monarchie lui rendit son nom initial de place Royale. Elle redevint place des Vosges avec la Troisième République.

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La place fut inaugurée en 1612 à l’occasion des fiançailles de Louis XIII et Anne d’Autriche. En 1639, fut érigée une statue en bronze du roi à la demande du cardinal de Richelieu. Elle fut fondue à la Révolution pour en faire des canons. Un nouveau monument en marbre blanc a repris place en 1825 : Louis XIII y est représenté en empereur romain. Un tronc d’arbre est placé sous le ventre du cheval pour éviter l’affaissement.
Le temps de me rassasier de quelques nourritures terrestres, en l’occurrence un saucisson de Lyon chaud et des pommes de terre tièdes, dans un vieux bistrot du Marais, puis je pars vers le magnifique hôtel des archevêques de Sens, un des rares vestiges de l’habitat du Moyen-Âge à Paris. S’il portait ce nom, c’est qu’à cette époque (fin du XVème siècle), de nombreuses communautés religieuses s’étaient installées dans le quartier et Paris n’était qu’un évêché dépendant de l’archevêché de Sens.

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L’hôtel fut prêté, en 1605, au roi Henri IV pour qu’il puisse reloger son ex, Marguerite de Valois, la célèbre Reine Margot. Ainsi, durant huit mois, il devint un hôtel de sens … très, très, très en éveil !
Il abrite, depuis la fin du XIXème siècle, la bibliothèque Forney spécialisée dans les collections autour des arts décoratifs, des métiers d’art et de leurs techniques, des beaux-arts et arts graphiques.
Rien d’étonnant donc à ce qu’elle nous convie à une exposition sur le textile.

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Plus qu’une exposition, c’est un voyage de rêve en bleu autour du monde dans des pays où le quotidien se teint en bleu indigo. Je me sens un peu passager clandestin parmi la très large majorité féminine des visiteurs mais j’arriverai quand même à bon port.
L’indigo, la « septième couleur » de l’arc-en-ciel, est un pigment végétal connu depuis plus de 4 000 ans extrait des feuilles de diverses plantes tout à fait vertes que l’on nomme « plantes à bleu ». Les indigofera sont plus à l’aise dans les milieux tropicaux tandis que le pastel, isatis tinctoria, est plus adapté aux climats tempérés.
Aux XVème et XVIème siècles, la culture du pastel, aussi appelé guède, était très prospère entre Carcassonne, Albi et Toulouse (le pays de Cocagne) d’où son nom vernaculaire d’herbe du Lauragais. On le surnommait aussi l’or bleu du fait de ses fleurs jaunes et de son commerce lucratif. Il fut supplanté par la suite par le pigment indien au taux d’indigotine trente fois supérieur, puis à la fin du XIXème siècle, par un indigo de synthèse mis au point par l’industrie chimique allemande.
Jusqu’au milieu du siècle dernier, le paysan, le pêcheur, l’ouvrier, portaient des vêtements de travail bleus, tabliers, blouses, vestes, vareuses, casquettes. Ne parlait-on pas couramment de bleus de travail ?
Dans une de ses lettres de Nuenen, Vincent Van Gogh écrivait à son frère Théo : « Je suis toujours à la recherche du bleu. Les figures de paysans, ici, en règle générale, sont bleues. Dans le blé mur, ou se détachant sur les feuilles sèches d’une haie de hêtres, de sorte que les nuances dégradées de bleu sombre et de bleu clair reprennent de la vie et se mettent à parler en s’opposant aux tons dorés ou aux bruns rouges, cela c’est très beau, et dès le début, j’en ai été impressionné. Les gens d’ici portent aussi instinctivement des vêtements du plus beau bleu que j’aie jamais vu. C’est du drap rude qu’ils tissent eux-mêmes, le fil de chaîne est noir, la trame bleue et cela donne des dispositions lignées de noir et de bleu. Quand ces étoffes passent de ton et sont décolorées par le temps et la pluie, elles prennent un ton fin extrêmement doux, bien fait pour relever les couleurs de la chair. Un ton tout juste assez bleu pour réagir sur toutes les couleurs dans lesquelles il y a des éléments cachés d’orange et assez décoloré pour ne pas faire hurler »

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Il est émouvant de retrouver la biaude berrichonne de tous les jours et la blaude normande du dimanche brodée. Je me souviens que mes aïeux paysans les portaient.
Un peu plus loin, une veste d’homme en toile de coton dite toile de Nîmes, tissée dans la région gardoise, exportée par le port de Gênes, rappelle qu’elle est l’ancêtre du denim (« de Nîmes ») le tissu du mythique blue jean, celui des cow-boys dans les westerns, celui des rockers des années 60.

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La salle suivante est dédiée à l’Asie, et pour commencer à l’aizome, le « bleu japonais ».
« L’aizome représente le bleu du ciel, de l’eau, de la mer et du Japon » affirme un vieil adage. C’était la teinte préférée des samouraïs. Elle fut ensuite utilisée pour les kimonos et les vêtements de travail aux champs. Elle aurait un effet répulsif pour les serpents et insectes. On dit encore que les livres anciens recouverts d’indigo posséderaient un excellent état de conservation. L’indigo trouverait aujourd’hui principalement son usage dans les arts martiaux.

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Dans la Chine du sud-ouest, l’histoire et l’identité de chaque ethnie se brodent ou s’impriment sur l’étoffe indigo. Les femmes Miao, Buyi, Dong, Shui, Gejia sauvegardent les traditions vestimentaires. Hommes, femmes et enfants sont habillés en bleu de la tête aux pieds. Et les visiteuses de l’exposition collent leur nez sur les tissus pour en apprécier toute la délicatesse.

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L’Afrique de l’Ouest possède ses propres plantes à bleu, telles l’indigofera arrecta en brousse et une liane buissonnante l’indigo yoruba.

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La dernière salle nous emmène en Inde et en Amérique.
L’Inde est le berceau de la variété la plus répandue l’indigofera tinctoria. Ce n’est sans doute pas un hasard si l’origine du mot indigo vient d’Inde.
Longtemps, l’Inde fut le principal producteur de ce pigment qui était commercialisé et exporté sous forme de blocs de sédiment séché, ce qui fit penser à certains que l’indigo était une pierre.

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Je m’intéresse particulièrement à la partie consacrée à l’Amérique latine pour avoir, du temps où je vécus à Mexico, fréquenter les villages des Chiapas et du Guatemala où se fabriquent ces merveilleux tissages. Certains illuminent encore mon domicile.
Bien avant la noche triste du 30 juin 1520 avec l’arrivée des Espagnols d’Hernan Cortès, les Aztèques connaissaient les propriétés d’une haute herbacée, l’indigofera suffruticosa ou xiquilite qui donne la tinta añil.
Les spécialistes de la couleur évoquent aussi un bleu maya issu de la région des Chiapas, un mélange d’indigo et d’argile qui était utilisé pour les fresques.
Je toucherais presque les tissus exposés tant ils me semblent encore familiers. Je me remémore une journée à Aguascalientes, à quelques kilomètres d’Antigua Guatemala, au milieu de des femmes en train de tisser à la main leurs huipiles chamarrés. Je me souviens aussi de la descente à pied jusqu’aux hameaux sur les rives du lac Atitlan surplombé par trois volcans. Là aussi, je fis emplette de tissus de ces femmes mayas Tz’utujil avant de remonter sous un extraordinaire coucher de soleil. Inoubliable !
Je ne suis pas certain que je pourrais effectuer pareille promenade aujourd’hui encore que, à l’époque, le couvre-feu était déjà de mise, guerre civile oblige.

Indigo blog 22 Guatemala

Sur des écrans et des panneaux didactiques, sont expliqués tous les processus qui mènent, à travers le globe, des plantes à bleu jusqu’aux tissus. Je suis admiratif de l’ingéniosité et du savoir-faire ancestral de toutes ces femmes, malheureusement en voie de disparition. Allez, l’indigo doit être inscrit au patrimoine mondial par l’UNESCO !
Le temps de la visite, la pollution a repris le dessus sur le bleu du ciel.
N’empêche, si vous êtes curieux, il y a toujours quelque chose à découvrir dans le Marais. Ainsi, se dresse, à l’angle des rues de Jouy et de Fourcy, une jolie sculpture d’un rémouleur affûtant ses outils.

Rémouleur blog

L’œuvre originale, polychrome, se trouve, non loin de là, au musée Carnavalet qui conte l’histoire de Paris. Il s’agit d’une copie d’une enseigne datant de 1767 indiquant qu’un rémouleur tenait boutique « Au gagne-petit », en compagnie d’un marchand de vin, si l’on fait référence au verre que l’artisan tient dans sa main gauche.
Plus loin, en face de l’ancien marché des Blancs-Manteaux, une plaque sur le mur de l’école élémentaire des Hospitalières-Saint-Gervais retient mon attention : « À Joseph Migneret instituteur et directeur de cette école de 1920 à 1944 qui par son courage et au péril de sa vie sauva des dizaines d’enfants juifs de la déportation ».
En juillet 1942, la Rafle du Vel’ d’Hiv’ menée par les policiers parisiens toucha durement les enfants et les enseignants de l’école. À la rentrée scolaire, le 1er octobre 1942, il n’y avait que 4 élèves présents. La plupart des enfants et leurs parents furent déportés à Auschwitz, et 165 élèves juifs de cette école y périrent.
Joseph Migneret s’engagea activement dans la Résistance, fabriquant des faux papiers et cachant des enfants chez lui. Il mourut peu après la guerre « de tristesse au constat de ce qui a été fait à ses élèves ». Il a été admis au nombre des Justes parmi les nations.
Ce type de plaque est tristement fréquent sur les façades des écoles de Paris et, particulièrement, dans le Marais. Le Pietzl (petite place en yiddish, par opposition à la grande place des Vosges) est le quartier juif le plus célèbre de la capitale et date du XIIIème siècle.
Des synagogues, librairies hébraïques, restaurants, boucheries casher, marchands de falafels abondent toujours. Souhaitons qu’un antisémitisme détestable ne pousse pas ces commerçants à baisser le rideau et fuir.

Taureau blog

Sur le mur de l’école, surgissent curieusement deux têtes de taureaux d’aspect assyrien grandeur nature. En fait, à l’origine (1819), ce bâtiment scolaire était la halle de la boucherie distincte du marché des Blancs-Manteaux juste en face. L’artiste Edme Gaulle avait sculpté de chaque côté de l’entrée, deux fontaines avec l’eau sortant des deux têtes de taureaux en bronze décorées de fruits et de pendentifs.
Et un, et deux, et trois musées ! Je rejoins maintenant le musée de la Chasse et de la Nature installé dans les hôtels de Guénégaud, chef-d’œuvre de François Mansart, et de Mongelas.
En y réfléchissant bien, mon goût pour ce lieu que j’ai déjà visité plusieurs fois, vient possiblement de mon enfance et de la lecture des romans de Maurice Genevoix. Cet écrivain et académicien à l’humeur exquise, à la belle langue poétique, très prisé dans ma jeunesse, trop oublié aujourd’hui, célébra la beauté vivante de l’animal et de la nature dans de nombreuses œuvres : Raboliot bien sûr, prix Goncourt en 1925, mais aussi La dernière harde avec son héros le cerf Rouge, La forêt perdue, plusieurs Bestiaires, le chaton Rroû.
Je ne sais plus qui décrivit Maurice Genevoix comme « une sorte de Montaigne qui promènerait ses pensées non dans la bibliothèque de sa tour, mais le long de la rivière ou bien dans la forêt ». Ses livres sont toujours à portée de main sur mes étagères quand je désire me replonger dans quelques pages au style ciselé.
Il se régalerait notre délicieux Maurice, aujourd’hui, en parcourant l’exposition Les Chasses nouvelles qui mettent en perspective des œuvres de Jean-Baptiste Oudry, célèbre peintre et graveur animalier de la première moitié du XVIIIème siècle et les travaux du jeune artiste contemporain Julien Salaud.

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Jean-Baptiste Oudry était un observateur de la nature. Il étudiait et dessinait sans relâche dans les forêts royales de Saint-Germain, Chantilly et Compiègne. Peintre des chasses, il savait restituer la beauté du pelage ou du plumage du gibier mort ou vif.
Nommé peintre de la manufacture de Beauvais en 1726, Oudry donna l’année suivante six cartons destinés à remplacer ceux de la tenture des Petites chasses et verdures. Dans ces Chasses nouvelles faites de laine et de soie, le loup, le renard, le cerf et le sanglier sont figurés dans des clairières, à proximité de cours d’eau. Leur mise à mort par les chiens constitue le sujet principal, les hommes d’équipage étant représentés comme de simples spectateurs de la violence et la souffrance animales. Ces remarquables tissages évoquent le prestige de la chasse à cette époque, réservée aux élites, qu’il s’agissait donc de montrer « bellement ».

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Pour dialoguer avec ces tapisseries d’exception, Julien Salaud en appelle à la taxidermie et met en scène un cerf élaphe en majesté qui semble s’être échappé des tissages. Son pelage scintille de minuscules perles de rocaille et ses bois sont prolongés par des branchages naturels.
Métaphoriquement, cela rejoint la description du héros le cerf Rouge de Genevoix : « la beauté de ses lignes en mouvement, de sa couleur, de sa couronne puissante et rameuse … sa haute et fine silhouette, ses jambes jointes, sa tête dressée soulevant sa ramure. Entre ses bois scintillaient les étoiles ».
Les romans de Genevoix dégageaient un esthétisme cynégétique. L’écrivain n’ignorait pas la mort, il l’avait tellement tutoyée lui-même aux Éparges et racontée aussi dans son émouvant ouvrage Ceux de 14, mais, avant tout, il louait la beauté de la forêt où évoluait la harde.
Il m’est arrivé lors d’une promenade en forêt de Rambouillet d’assister au dénouement d’une chasse à courre avec l’hallali du cerf épuisé dans la mare Vilpert, la meute aboyant. J’ai préféré bien sûr la fois où, caché derrière un arbre, dans le silence du bois, j’observais la harde se déplacer lentement.

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Dans la salle voisine, le jeune plasticien associe une double créature à deux tapisseries de la série Petites chasses et verdures traitant de la fauconnerie et de la chasse au sanglier. Son Faisanglier est constitué du corps du sanglier harnaché de longues plumes bariolées du volatile.

FaisanglierMusée Chasse blog8 faisanglierMusée Chasse blog9 faisanglier

Jean-Baptiste Oudry s’attacha à l’illustration des fables de La Fontaine entre 1729 et 1734. Ce sont des dessins à la plume et au pinceau, à l’encre noire et au lavis.
Il y a quelques années, j’avais admiré dans ce même musée d’étranges « fables » imaginées par la photographe allemande Karen Knorr. Plutôt que travestir les animaux pour parler des hommes et dénoncer leurs travers, elle photographia (réellement ou par incrustation numérique) des animaux naturalisés (parfois vivants) investissant leurs intérieurs luxueux : un musée « contre nature » le temps d’une exposition.
J’ignore si ce cerf était rouge … de confusion de voir une Diane chasseresse dénudée poser à ses côtés. Á moins qu’il ne fût tout simplement Actéon, le jeune chasseur qui, selon la mythologie grecque, fut transformé en cerf après qu’il eût surpris au bain Artémis, la déesse de la chasse, assimilée à la Diane des romains.

Fable Karen Knorr DianeMusée Chasse et Nature8

Les animaux se plaisent au musée. À chacune de mes visites, je m’attendris devant un renard qui se prélasse dans un fauteuil Louis XVI tel un animal domestique. Il est vrai que le héros du roman médiéval éponyme écrit en octosyllabes mérite mieux qu’un vulgaire terrier.

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Maurice Genevoix écrivit une adaptation du Roman de Renart. Il vouait pour le goupil « une amitié obscure, profonde et chaude », celle-là même qui emplit peut-être mon bref billet du 16 janvier 2008 (http://encreviolette.unblog.fr/2008/01/16/le-renard/)
Je poursuis ma déambulation à travers le musée. À l’arrêt comme un chien de chasse, je contemple les trésors picturaux accrochés aux cimaises : outre Oudry, on retrouve de ci delà des œuvres d’André Derain, Chardin, François Desportes, Albrecht Dürer, Cranach l’Ancien et même un tableau à quatre mains de Pier-Paul Rubens et Jan Brueghel l’Ancien dit de Velours.

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Une salle est consacrée à l’exposition Trophées subjectifs de Pierre Abensur. Curieusement, le photographe nous présente une série de portraits composés selon le même procédé. Son sujet, l’homme prédateur, au centre du paysage, son territoire de chasse, nous fait face avec son trophée, l’animal empaillé : une trilogie qui pose bien des questions.

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Acte sans doute délibéré, je traverse sans m’y arrêter la salle réservée aux armes.
Je m’inscris maintenant dans un cercle d’enfants attentifs aux explications d’une conférencière devant l’original du célèbre tableau La Lice allaitant ses petits, peint par Jean-Baptiste Oudry pour le Salon de 1753.

Musée Chasse blog La Lice d'Oudry et le chien de Koons

À l’époque, le chien n’était pas encore le meilleur ami de l’homme. On ignorait tout ou presque de son instinct maternel. Descartes parlait même d’animaux-machines. Oudry lui-même l’avait jusqu’alors représenté dans ses toiles, dans un comportement sauvage, débusquant le gibier ou se disputant les abats avec ses congénères.
Il lui revint la tâche d’immortaliser les chiennes favorites de Louis XV. La Lice allaitant ses petits n’appartient pas à la prestigieuse série de portraits des chiens royaux mais il apparut comme un tableau révolutionnaire et connut un succès considérable. Mettant en scène la maternité, il attribuait à l’animal la vigilance et l’inquiétude d’une mère. Certains critiques osèrent comparer le tableau à la Sainte famille de Rembrandt.
Presque trois siècles plus tard, l’Assemblée nationale vient de s’exprimer en faveur d’un statut juridique des animaux domestiques leur reconnaissant un caractère d’être sensible.
Sur la commode au-dessous du tableau ovale, je repère le « chien-chien » au plasticien américain Jeff Koons, celui-là même qui avait suscité la polémique avec ses clowneries de balloon dogs installés dans la Galerie des glaces du château de Versailles.
Ce mois-ci, à l’Assemblée nationale encore, dans un projet de loi Biodiversité, a été rejeté un amendement visant à reconnaître les animaux sauvages comme des êtres sensibles. De ce fait, les délits d’actes de cruauté ou de maltraitance à leur encontre ne sont pas applicables donc non punissables.
Est-ce pour montrer son courroux devant cette décision que se dresse le gigantesque ours blanc de la salle voisine ? Je ne préfère pas affronter non plus l’ire du locataire de l’étage supérieur.

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Le musée de la Chasse et de la Nature n’est pas un espace vieillot simple témoin d’une activité ancestrale. Ses nombreuses animations, expositions, conférences et concerts, témoignent de sa volonté, outre de célébrer la chasse par les arts, d’amener les visiteurs à repenser le rôle de l’homme face à la nature et l’animalité. En croisant les disciplines, il cherche à susciter une réflexion sur les usages et les représentations de la nature.
Le musée publie même une intéressante revue semestrielle dont le nom Billebaude me renvoie à un joli roman de Henri Vincenot. Le truculent écrivain bourguignon, merveilleux conteur par ailleurs, évoquait son enfance en Bourgogne, dans les années vingt, puis ses études à la ville, avant de nous entraîner au hasard des promenades et des parties de chasse dans les bois qu’il aimait tant.
L’art de chasser à la billebaude, c’est aller à la rencontre devant soi, sans plan arrêté, un peu comme j’ai chassé l’art ce samedi-là.

« Il était cinq heures du matin
On avançait dans les marais
Couverts de brume …
… Avec mon fusil dans les mains
Au fond de moi je me sentais
Un peu coupable
Alors je suis parti tout seul
J’ai emmené mon épagneul
En promenade
Je regardais
Le bleu du ciel
Et j’étais bien »

Ce n’est sûrement pas moi le chasseur de Michel Delpech, avec un fusil dans les mains. Il est cinq heures de l’après-midi, j’avance dans le Marais. Je suis bien même si la pollution me masque le bleu du ciel … En retournant vers la place des Vosges, quoi de mieux qu’une ballade de Victor Hugo pour achever ma balade ? Il composa en janvier 1828 La Chasse du Burgrave, un poème où il s’amuse avec les rimes échos :

« … Voilà ce que dit le burgrave,
Grave,
Au tombeau de saint-Godefroi,
Froid.

«Mon page, emplis mon escarcelle,
Selle
Mon cheval de Calatrava ;
Va !

Piqueur, va convier le comte.
Conte
Que ma meute aboie en mes cours.
Cours !

Archers, mes compagnons de fêtes,
Faites
Votre épieu lisse et vos cornets
Nets.

Nous ferons ce soir une chère
Chère ;
Vous n’y recevrez, maître-queux,
Qu’eux.

En chasse, amis ! je vous invite.
Vite !
En chasse ! allons courre les cerfs,
Serfs !»

Il part, et madame Isabelle,
Belle,
Dit gaiement du haut des remparts :
«Pars !»

Tous les chasseurs sont dans la plaine,
Pleine
D’ardents seigneurs, de sénéchaux
Chauds.

Ce ne sont que baillis et prêtres,
Reîtres
Qui savent traquer à pas lourds
L’ours,

Dames en brillants équipages,
Pages,
Fauconniers, clercs, et peu bénins
Nains.

En chasse ! – Le maître en personne
Sonne.
Fuyez ! voici les paladins,
Daims.

Il n’est pour vous comte d’empire
Pire
Que le vieux burgrave Alexis
Six !

Fuyez ! – Mais un cerf dans l’espace
Passe,
Et disparaît comme l’éclair,
Clair !

«Taïaut les chiens, taïaut les hommes !
Sommes
D’argent et d’or paieront sa chair
Cher !

Mon château pour ce cerf ! – Marraine,
Reine
Des beaux sylphes et des follets
Laids !

Donne-moi son bois pour trophée,
Fée !
Mère du brave, et du chasseur
Sœur ! … »

Publié dans:Coups de coeur, Leçons de choses |on 1 avril, 2015 |2 Commentaires »

Mirabelle, mire la belle prune!

Au mois de juillet, une mini tornade a dévasté le verger de la ferme d’Ariège où je séjourne souvent, brisant maintes branches des arbres fruitiers et faisant même exploser certains de leurs troncs. Malgré tout, les fruits étant proches de leur maturité, nous avons pu tout de même goûter aux diverses variétés de prunes que l’on peut y cueillir ou, plus exactement, ramasser. En effet, pour les récolter, il est préférable de secouer l’arbre pour faire tomber les fruits mûrs sur une toile étendue au sol.
Il y en a pour tous les goûts ou plutôt pour plusieurs usages culinaires : à manger comme cela cru à table, en tartes, en confitures au petit déjeuner, ou encore en eau-de-vie … pour « faire passer » le cassoulet. Localement, on la prépare aussi en « pruade » (de prua, la prune en gascon, vous savez maintenant que je possède des rudiments de patois), une sorte de compote à déguster très fraîche au dessert, savoureuse mais … redoutable pour les intestins.
Cela dit, à titre personnel, ma « madeleine de Proust » concerne la mirabelle, une jolie blonde qui ne compte pas pour des prunes, quoique si, puisqu’elle est le fruit du mirabellier, une sous-espèce de prunier, Prunus domestica subsp. Syriaca. Pour une fois qu’on peut évoquer la Syrie en termes goûteux !

Mirabelle, mire la belle prune! dans Leçons de choses mirabelleblog4

Mirabelle, quel joli nom déjà, presque un prénom même, certaines s’appellent bien Framboise, quelle avanie !
Elle tiendrait peut-être son nom d’une origine latine mirabilis, « belle à voir ». Dans Les Bucoliques, une œuvre visant à ramener les Romains à l’agriculture, le poète latin Virgile chante la mirabelle : « J’ajouterai des prunes couleur de cire : ce fruit sera, lui aussi, à l’honneur ».
D’autres ont avancé une lignée italienne incertaine, mirabella, une altération de mirobolano, mirobolant.
Les Lorrains qui tiennent à ce fruit comme à la prunelle de leurs yeux (!) ne détestent pas l’idée que son nom dérive de Mirabel, maître-échevin de Metz au début du quinzième siècle.
De manière plus vraisemblable, n’en déplaise au haut dignitaire de la République Messine, sa dénomination viendrait certes de Mirabel, mais du nom d’une localité provençale où cet arbre fruitier aurait été d’abord cultivé. Une prune de mirabel est attestée en effet dans le Midi en 1649 par Comenius (On était 200 à l’enterrement de Comenius, houlà, l’alcool blanc de mirabelle fait déjà son œuvre).
Cependant, la mirabelle a fini par avoir la Lorraine et une partie de l’Alsace. Il en existe principalement deux variétés : la mirabelle de Metz, et la mirabelle de Nancy, plus ronde et plus grosse, nommée aussi Drap d’or, qui fourniraient 80% de la production mondiale.
Loin de cette querelle d’allemands, si l’on s’en tient au temps de l’annexion de la Moselle par l’Empire germanique en 1871, la mirabelle que je préfère, c’est celle que je cueille à même l’arbre, aux heures chaudes de la journée, dans le verger d’Ariège.

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Mal en point suite à l’ouragan, le mirabellier ployait aussi sous le poids de ses nombreux fruits.
Ils ne sont certes pas aussi réguliers et aussi présentables que ceux que vous trouvez dans le commerce, mais ici, on n’a que faire des canons de la beauté. On déteste l’artifice et on promeut les produits bio. Le léger voile blanc et cireux qui protège parfois le fruit s’appelle la pruine. Il est tout à fait naturel et garantit même la fraîcheur du fruit.
Je leur trouve un charme fou à ces petites boules, voire même bouilles rondes, avec leurs taches de rousseur. Timides, elles rougissent même lorsque vous les regardez avec envie.

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Pourtant, je ne suis pas sûr qu’elles apprécient tant que cela notre compagnie si j’en crois le bref poème d’Eugène Guillevic :

 La mirabelle
Cessa de rire
Quand apparut la main

Ni d’ailleurs celles des éléphants blancs de Maurice Carême, rappelez-vous sa comptine :

« C’était deux petits éléphants,
Deux petits éléphants tout blancs.
Lorsqu’ils mangeaient de la tomate,
Ils devenaient tout écarlates.
Dégustaient-ils un peu d’oseille
On les retrouvait vert bouteille.
Suçaient-ils une mirabelle,
Ils passaient au jaune de miel … »

Mais bon, l’Ariège est loin d’Angkor !
Les guêpes, elles, s’agglutinent autour des mirabelles qui, lasses de faire du trapèze sur la branche, ont roulé dans l’herbe.

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Les mirabelles font également tourner la tête des étourneaux qui fréquentent le verger plus que de coutume.
« À la Saint Abel, faites vos confitures de mirabelles » ordonne le dicton. C’est fichu pour cette année, mais, sur les étagères de la cave, subsistent quelques bocaux qui permettront, l’hiver prochain, d’éclairer mes petits déjeuners.

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Mais le plaisir de manger les mirabelles chauffées par le soleil, au pied de l’arbre, est incomparable !
J’espère que ce billet aura émoustillé vos papilles et que je ne l’aurai pas écrit pour des prunes. Saviez-vous que cette expression remonte au temps des croisades lorsque les perdants ramenèrent des pruniers à leur souverain pour mieux faire passer leur échec de n’avoir pas pu prendre la ville de Damas ? Que nous rapportera notre président s’il persiste dans son projet d’intervention en Syrie ?

Publié dans:Leçons de choses |on 13 septembre, 2013 |3 Commentaires »

La Violette, une fleur … impériale

Bien que soit venu le temps du muguet (voir billet du 1er mai 2010), c’est de violette que je souhaite vous parfumer.
« … Les violettes elles-mêmes, écloses par magie dans l’herbe, cette nuit, les reconnais-tu ? Tu te penches, et comme moi tu t’étonnes … Violettes de février, fleuries sous la neige, déchiquetées, roussies de gel , laideronnes, pauvresses parfumées… Ô violettes de mon enfance ! Vous montez devant moi, toutes, vous treillagez le ciel laiteux d’avril, et la palpitation de vos petits visages innombrables m’enivre… »

La Violette, une fleur ... impériale dans Leçons de choses violetteblog7

L’idée de ce billet m’est venue telle que Colette nous le raconte dans son recueil de nouvelles, Les vrilles de la vigne.
C’était un jour de mars, au lendemain d’une semaine neigeuse. Un tapis de pâquerettes, de ficaires et de violettes avait attendu sagement pour se mettre à nu que le soleil les débarrassât de leur manteau blanc.
Il était temps, je désespérais de connaître un printemps digne de ce nom. En apercevant l’église du village, je pensais à celle de Victor Hugo qui célébrait ce miracle de la nature :

« … Les clochettes sonnaient la messe.
Tout ce petit temple béni
Faisait à l’âme une promesse
Que garantissait l’infini.

J’entendais, en strophes discrètes,
Monter, sous un frais corridor,
Le Te Deum des pâquerettes,
Et l’hosanna des boutons d’or …

Les joncs, que coudoyait sans morgue
La violette, humble prélat,
Attendaient, pour jouer de l’orgue,
Qu’un bouc ou qu’un moine bêlât ... »

Devant un tel élan poétique, j’eus donc envie d’aller y voir de plus près au figuré comme au propre … car il faut ramper par terre pour tirer le portrait de Mademoiselle Viola.

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Plante herbacée de la famille des Violaceae, il en existe une centaine d’espèces. Certaines troquent même leur robe mauve pour une tenue blanche ou bleue. On distingue aussi, selon la disposition des pétales, deux sous-genres, les pensées et les violettes.
Les violettes sont parfois bourgeoises voire même mondaines et cabotines. Elles posent par exemple pour Édouard Manet, en bouquet sur une table ou dans l’échancrure de la robe de Berthe Morisot.

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Les deux tableaux inspirèrent l’écrivain Philippe Sollers dans son récent roman L’éclaircie :
« Un tel bouquet agit immédiatement sur ses environs. La rue monte vers lui, la Seine coule dans sa direction, les murs l’écoutent, la cheminée devient un autel. L’éventail fermé est un livre à lire. Être présent dans une chambre où se trouve ce tableau, c’est changer d’yeux, de poumons, de nez, de mains, de jambes. Les violettes ont un parfum de vin, elles viennent du corsage de la destinataire. Une femme en fleur surgit de la nuit. »
Une passion secrète liait en effet la jeune Berthe, elle-même peintre, au maître qui l’assit au Balcon de son chef-d’œuvre. Elle ne se concrétisa cependant pas et Berthe épousa quelques années plus tard, Eugène Manet, le frère d’Édouard.

http://www.ina.fr/video/I07040337

Dans ma prime jeunesse, en un temps où tous ces problèmes de cœur me passaient au-dessus de la tête, Luis Mariano chantait L’amour est un bouquet de violettes dans l’adaptation cinématographique de l’opérette Violettes Impériales. Mes parents m’emmenèrent également au théâtre Mogador voir Marcel Merkès et Paulette Merval interpréter les airs célèbres de la partition de Vincent Scotto, notamment La Valse des Violettes et Qui veut mon bouquet de Violettes.

« Toutes mes violettes sont à vendre
Mais mon cœur, lui, ne se vend pas
Et celui qui voudrait me le prendre
Tôt ou tard s´en repentira ... »

Les violettes apparues dans l’herbe d’Ariège, sont d’extraction plus modeste. Elles prennent le nom de l’endroit où elles poussent : Violette de Reichenbach ou violette des bois, Viola odorata, violette odorante, c’est la violette des haies et des prés encore appelée violette de carême ; celle que je contemple est peut-être une cousine, la Viola pyrenaica ou violette des Pyrénées.

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Même mal attifée avec ses deux pétales qui pointent vers le haut et les trois qui piquent en bas, elle sourit au promeneur avec peut-être le secret espoir de séduire la bergère qui parque ses moutons non loin de là. Ainsi, la réalité rejoindrait la fiction de Charles-Julien Lioult de Chênedollé, un poète du début du dix-neuvième siècle qui n’était pas une andouille bien qu’il fût originaire de Vire.

« Pourquoi faut-il qu’à tous les yeux
Le destin m’ait cachée au sein touffu de l’herbe,
Et qu’il m’ait refusé, de ma gloire envieux,
La majesté du lis superbe ?

Ou que n’ai-je l’éclat vermeil
Que donne le printemps à la rose naissante,
Quand, dans un frais matin, les rayons du soleil
Ouvrent sa robe éblouissante ?

Peut-être pourrais-je en ces lieux
Captiver les regards de la jeune bergère
Qui traverse ces bois, et, d’un pied gracieux,
Foule la mousse bocagère.

Avant qu’on m’eût vu me flétrir,
Je me serais offerte à ses beaux doigts d’albâtre ;
Elle m’eût respirée, et j’eusse été mourir
Près de ce sein que j’idolâtre. »

Vain espoir ! on ne te voit pas ;
On te dédaigne, obscure et pâle violette !
Ton parfum même est vil ; et ta fleur sans appas
Mourra dans ton humble retraite. « 

Ainsi, dans son amour constant,
Soupirait cette fleur, amante désolée ;
Quand la bergère accourt, vole, et passe en chantant ;
La fleur sous ses pas est foulée.

Son disque, à sa tige arraché,
Se brise et se flétrit sous le pied qui l’outrage ;
Il perd ses doux parfums, et languit desséché
Sur la pelouse du bocage.

Mais il ne fut pas sans attrait
Ce trépas apporté par la jeune bergère,
Et l’on dit que la fleur s’applaudit en secret
D’une mort si douce et si chère. »

Qui s’inspira de l’autre mais, outre-rhin, son contemporain Goethe écrivit un poème de la même (dé)veine.

« Une violette dans un pré,
Anonyme, la tête penchée :
Mignonne était la violette.
S’approche alors une jeune bergère,
Humeur joyeuse, démarche légère,
Chantonnant par les prés.

Que ne suis-je, se dit la violette,
La plus belle des fleurs !
Serait-ce un tout petit peu,
Le temps que la belle me cueille
Et m’écrase contre son coeur,
Ne serait-ce qu’un petit quart d’heure !

Lorsque la jeune fille arriva,
N’eut cure de la violette,
Simplement la piétina.
Fauchée, mourante, la violette
Se réjouit encore : certes, je meurs,
Mais c’est par elle, à ses pieds.
Pauvre violette ! Mignonne était la violette. »

De ce drame pastoral, Mozart composa un très beau lied interprété ici par une fleur exotique belle à croquer.

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Franchement, je n’aurais pas imaginé une aussi cruelle indifférence de la part des bergères.
Violette et poésie vivent en harmonie depuis fort longtemps.
Ainsi, une société littéraire, l’académie des Jeux Floraux (du nom de la déesse romaine Flore) fut fondée à Toulouse en 1323. Sept poètes troubadours formèrent alors le « consistoire des mainteneurs du gai savoir » afin de renouveler la tradition du lyrisme courtois tombé en désuétude depuis la croisade des Albigeois, et organisèrent chaque année une joute poétique en langue d’oc, ce qui eut le don d’exaspérer Joachim du Bellay comme en témoigne ce passage de La Défense et illustration de la langue française : « Lis et relis premièrement, ô poète futur, feuillette de main nocturne et journelle les exemplaires Grecs et Latins ; puis me laisse toutes ces vieilles poésies françaises aux jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouen : comme rondeaux, ballades, virelais, chants royaux, chansons et autres telles épiceries, qui corrompent le goût de notre langue, et ne servent sinon à porter témoignage de notre ignorance. »
Il fut entendu car, progressivement, la langue française supplanta la langue méridionale, ce qui permit notamment à Ronsard et Jean-Antoine de Baïf, ses amis de la Pléiade, à Voltaire, Chateaubriand, Fabre d’Églantine, Alfred de Vigny et Victor Hugo, de compter parmi les prestigieux lauréats.
Ces illustres écrivains reçurent sans doute les trophées en forme de fleurs d’or et d’argent, la Violette, l’Églantine, le Souci, l’Amarante et le Lys, qui récompensent les vainqueurs.
De nos jours, la manifestation se déroule toujours le 3 mai comme au quatorzième siècle.

« … Ô mon pays, ô Toulouse
Un torrent de cailloux roule dans ton accent
Ta violence bouillonne jusque dans tes violettes ... »

Dans son hymne, Claude Nougaro, un autre troubadour occitan, n’oublie pas les violettes de sa cité natale dont elles sont l’emblème.
Ses mémés qui aiment la castagne et supportent les rugbymen du Stade Toulousain, savent-elles que haka en maori signifie certes la danse guerrière des célèbres All Blacks mais aussi … la violette.
La violette de Toulouse appartient au groupe de la Viola Parmensis, ce qui explique sa couleur parme et bleutée très caractéristique. C’est une fleur double donc elle possède deux fois plus de pétales que les autres variétés. Sa floraison d’octobre à avril en fait l’une des rares fleurs vendues en hiver.
Les historiens en datent les premières cultures aux alentours de 1850, au nord de la ville (Saint-Jory). Les maraîchers allaient les vendre sur le marché aux violettes du quartier des Jacobins et dans les rues du centre ville.
La violette de Toulouse connut ses riches heures durant toute la première moitié du vingtième siècle. Elle était exportée partout en Europe. L’hiver très rigoureux de 1956 et le développement de fleurs hivernales selon des techniques de cultures sous serres, sonnèrent son déclin.
Belle à croquer au propre comme au figuré, la violette odorante est comestible et peut parfumer vos salades de printemps. Je me souviens y avoir goûté chez Michel Bras, le grand chef étoilé de l’Aubrac, notamment dans son célèbre gargouillou de jeunes légumes relevé de graines germées et d’herbes champêtres. Le cuisinier des alpages Marc Veyrat en exhale les parfums subtils avec ses soles grillées à la violette ou sa religieuse à la violette.
Confite, la violette entre dans la composition de plats sucrés, de petits gâteaux et participe à leur décoration.
Les bonbons à la violette, élaborés à partir de fleurs fraîches cristallisées dans le sucre, sont une spécialité de Toulouse, souvent offerte dans un petit carton à chapeau décoré de violettes.
La violette se décline encore en sirop (pour un kir impérial ?), en liqueur, en gelée, en glace, en miel, en tisane.
Jadis, les grand-mères administraient des décoctions de fleurs séchées de violette comme remède à la toux grasse, voire même à la bronchite. Certaines infusions étaient censées combattre l’acné et des infections de la peau.
Un ancien proverbe normand vantait la violette des haies : « La première violette que tu trouveras au printemps, mange-la, et l’an devant, tu n’auras jamais la fièvre. » Mes parents omirent de me la prescrire …
Les Romains tressaient des couronnes de violettes sur leur tête pour effacer les affres des migraines provoquées par leurs libations. Violette tendre et gueule de bois !
Bien évidemment, la violette est également prisée pour les effluves puissants qu’elle dégage. Elle entre ainsi dans la composition de divers parfums.
À la cour de Versailles, l’hygiène laissait fortement à désirer. Tout roi Soleil qu’il fût, Louis XIV ne se lava guère au cours de son règne. Comme ses prédécesseurs, il se poudrait à la violette pour estomper les odeurs corporelles.
Héritage d’une industrie vieille de près de deux siècles, du genre Parme à Toulouse, Victoria sur la Côte d’Azur (notamment à Tourrettes-sur-Loup), les violettes, aujourd’hui encore, sont distillées pour la parfumerie.
La (trop) modeste violette peut s’enorgueillir d’avoir prêté son nom à Napoléon 1er. Parce que lors de son exil à l’île d’Elbe, l’empereur avait promis dans son dernier message qu’il reviendrait avec la saison des violettes, les bonapartistes le surnommèrent Père la Violette. Des cartes postales d’un bouquet de violettes apparemment ordinaires circulèrent alors à travers le pays. En y regardant de plus près, s’y cachaient les profils de Napoléon, de l’archiduchesse Marie-Louise d’Autriche, et de leur fils Charles, roi de Rome et duc de Reichstadt. Les distinguez-vous ?

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Cette fleur devint même le signe de ralliement des bonapartistes pendant la période des Cent Jours entre le retour de l’empereur et son abdication.
Bien que timide, la violette ose aussi s’exhiber parfois à la boutonnière de certains humains a priori méritants. En effet, elle a l’insigne honneur d’offrir sa couleur et familièrement son nom aux Palmes académiques, une décoration créée par décret impérial du 17 mars 1808. C’est Victor Duruy, ministre de Napoléon III, qui sollicita en 1866 le port du ruban mauve : « Je prie votre Majesté de bien vouloir, en signant le décret ci-joint, régulariser la coutume qui s’est instituée, de porter un ruban avec une broderie qui permettrait à l’instituteur de village de gagner, par de bons services, l’insigne que le Ministre de l’Instruction Publique s’honore de porter dans les cérémonies officielles, comme les maréchaux de France qui portent la Médaille Militaire que votre Majesté confère aux simples soldats... »
Violettes et empereurs semblent tellement complices qu’ils inspirèrent donc l’opérette … Violettes Impériales. C’est l’histoire romancée de Violetta, une petite marchande de violettes bien sûr, qui s’éprend du comte Juan d’Ascaniz et devient fleuriste à la cour de l’impératrice Eugénie de Montijo, l’épouse de Napoléon III.
Rose, Marguerite, Églantine, Iris, Jacinthe, Pâquerette … Violette ne fut pas oubliée dans la mode des prénoms qui fleurirent les faire-part de naissance. Une de mes tantes se prénommait ainsi. Moins réjouissante, Violette Nozière défraya la chronique judiciaire dans les années 1930. Convaincue d’empoisonnement et parricide, elle fut condamnée à la peine de mort qui fut commuée par le maréchal Pétain en douze ans d’emprisonnement à dater de son incarcération. Elle fut libérée en 1945 et réhabilitée en 1963. Ce fait-divers fascinant ne pouvait pas laisser indifférent le cinéaste Claude Chabrol qui aimait tant croquer les travers de la société française. Il choisit avec bonheur Isabelle Huppert pour interpréter l’ambigüe Violette.
Nom de Zeus, je découvre que la violette serait née dans un pré comme celui que je foulais au début de ce billet. Le roi des dieux grecs, transforma sa maîtresse Io en une génisse blanche pour que son épouse Héra ne la découvre pas. Pire encore, il se changea lui-même en taureau. Cependant, Io éclata en sanglots à cause de la médiocrité de l’herbe à brouter. Qu’à cela ne tienne, on n’est pas dieu pour rien, pour la nourrir dignement, Zeus mua les larmes de son amante en délicates violettes parfumées.

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Je conclus avec ces quelques lignes tirées des Fleurs de Philippe Sollers :
« Violette, beau prénom féminin. Mot étrange : viol, viole, violon, violoncelle, voile, voilette.  » Ô, l’Oméga, rayon violet de ses yeux « . Rimbaud, encore :  » L’araignée de la haie ne mange que des violettes. «  »
L’observation de la carte politique de la France au soir des élections lui inspire aussi ceci : « … Comme le bleu et le rose ont de plus en plus tendance à se conjuguer, vous êtes dans le violet … Moralité : le drapeau tricolore, alternativement agité par les deux partis en campagne, ne peut plus être le symbole de la nation en cours de mondialisation. Le bleu-blanc-rouge, avalant difficilement le bleu à étoiles européen, doit laisser la place à un drapeau violet de belle apparence. Comme, sous toutes les dénégations, la droite passe à gauche et la gauche à droite, la France, violée en douceur, est donc violette, et il s’agit d’un événement majeur. »
C’est tellement plus subtil que mon propos à l’encre … violette !

Publié dans:Leçons de choses |on 3 mai, 2013 |3 Commentaires »

Il n’y a (presque) plus de hannetons!

 De mémoire d’encre violette, je n’ai pas souvenir d’avoir vu un Melolontha melolontha depuis plus d’un demi-siècle. Je ne bégaye nullement ; derrière cette dénomination latine, se cache en fait le Hanneton commun, celui-là même qui partagea contre son gré une partie de mes loisirs durant mon enfance.
Avez-vous remarqué que dans notre douce France dont le président de la République se targue d’être normal, beaucoup d’animaux sont « bêtement » communs. C’est le cas par exemple du crapaud ou encore du hérisson que j’ai évoqué dans un récent billet (2 octobre 2012).
Chez nos cousins du Québec, le hanneton commun est trivialement un « barbeau ». Quant à nos voisins suisses du canton de Vaud, ils le patoisent « cancoire », dérivé du latin cancer ou crabe. Cancer qui ronge la nature peut-être !
En référence à la période de sa vie au grand air, les Anglais lui donnent le nom de may bug. Les Espagnols l’appellent joliment Escarabajo de San Juan. Encore qu’on distingue chez nous un Hanneton de la Saint Jean ou Amphimallon solstitialis. C’est peut-être d’ailleurs finalement celui que j’aimais capturer à l’approche de ma (demi) fête dans la chaleur du crépuscule.
Il est un autre cousin coléoptère baptisé un peu abusivement mais très poétiquement Hanneton des roses parce que, suivant l’invitation de Ronsard, il aime vérifier si « la rose/Qui ce matin avait desclose/sa robe de pourpre au soleil/A point perdu cette vesprée/Les plis de sa robe pourprée » ! Il s’agit en fait de la séduisante Cétoine dorée d’une jolie couleur verte métallisée.

Il n'y a (presque) plus de hannetons! dans Leçons de choses cetoinedoree-blog

S’il se fait rare, le hanneton est un insecte qui connut quelques heures de gloire dès la Haute Antiquité. Ainsi, Aristophane, poète comique grec du Ve siècle avant J.C, prétendait que c’était le seul volatile à être monté jusqu’aux dieux. Dans sa pièce Les Nuées, il fait dire à Socrate s’adressant au vieil athénien de Strepsiade : « N’enroule pas toujours ta pensée autour de toi ; mais lâche tes idées dans l’air, donne-leur l’essor, comme à un hanneton qu’un fil retient par la patte. » Comme quoi, nos plaisirs sadiques de cours de récréation renvoient selon l’expression, aux calendes grecques … encore que les Grecs n’avaient cure de ce premier jour de chaque mois pendant lequel les débiteurs devaient payer leurs dettes ! La situation économique est bien pire pour eux aujourd’hui.
Un siècle auparavant, Ésope, un autre Grec, décrit comme un être « difforme, laid de visage, ayant à peine figure d’homme », met en scène le hanneton dans sa fameuse langue de fabuliste :
« Par un beau jour d’été, une fourmi parcourait la campagne sans relâche pour ramasser des grains de blé et d’orge. Elle les transportait ensuite dans son grenier où elle les entassait pour se faire une réserve pour l’hiver. Un hanneton croise son chemin et s’étonne de la voir se donner tant de peine : « Comment ? lui dit-il, tu travailles au moment même où tous les autres animaux sont en vacances ! » Sur le coup, la fourmi ne répondit rien. Mais plus tard, quand vint l’hiver, le hanneton se retrouva fort ennuyé : la pluie avait fait disparaître les bouses de vache dont ce coléoptère a l’habitude de se nourrir. Affamé, le hanneton vint trouver la fourmi et la supplia de lui donner quelques-uns de ses grains pour subsister. « Cher hanneton, lui répliqua la fourmi, si tu avais travaillé au temps où tu te moquais de moi parce que j’étais la seule à trimer, tu ne manquerais pas de nourriture aujourd’hui ! »
De même ceux qui ne se préoccupent pas de l’avenir en période d’abondance tombent dans la misère lorsque les temps viennent à changer. »
Une morale que nos gouvernants devraient méditer ! Cela vous rappelle évidemment la fable qui inaugure le premier livre de Jean de La Fontaine, celui-ci ayant choisi de faire revêtir le costume du hanneton à l’insouciante cigale. À ce propos, il n’est pas certain que malgré les souhaits de notre ministre de l’Éducation Nationale en faveur de la réhabilitation d’une morale laïque, nos chères têtes blondes ne portassent pas leur sympathie sur la cigale. En son temps, Jean-Jacques Rousseau, pour des raisons analogues, écrivait déjà que cette fable était l’exemple même de ce qu’il ne fallait pas faire lire aux écoliers. Le philosophe et historien du dix-neuvième siècle, Hippolyte Taine, y voyait même une opposition entre l’homme du Nord symbolisé par la fourmi et celui du Sud illustré par la cigale. Ne voulant pas mécontenter certains de mes lecteurs, je n’entrerai pas dans ce débat.
Revenons plutôt à nos hannetons qui, victimes de leur réputation justifiée de « céréales killer », ont été anéantis par la mécanisation des machines agricoles et l’invasion massive de pesticides.
Il n’y a plus de hannetons, cela me rappelle une tendre chanson sur les méfaits du progrès, écrite par Frederik Mey, un artiste allemand bilingue qui connut une certaine notoriété en France, dans les années 1970.

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« En passant devant le superbe parking, je me souviens
De ces jardins de banlieue qui lui ont cédé le terrain
Ma tante avait une maison, là où se trouve l’entrée
C’était un petit pavillon au milieu des azalées
Régulièrement, je piétinais son jardin au printemps
Ce qui me valait quelques gifles aussi régulièrement
Mais j’y trouvais, quand revenait la saison des hannetons
Les plus rares spécimens pour compléter ma collection

Aujourd’hui, je ferais en vain une telle expédition
Et je rentrerais bredouille
Sans les hannetons qui grouillent
Sur les feuilles de ma boîte de carton
Il n’y a plus de hannetons
Il n’y a plus de hannetons

Quelquefois, le père Antoine venait juger mon butin
Il était un grand expert en scarabées, je m’en souviens
Il disait que, dans sa jeunesse, ils étaient un vrai fléau
Qu’on ne comptait pas par pièces, qu’on les comptait au kilo
Qu’il y avait des primes de capture et que, certains jours
Pour chasser les hannetons, les enfants n’avaient pas de cours
Le récit de ses exploits m’impressionnait profondément
Et avec mon carton sous le bras, je rentrais tristement

Tant de questions sont pressantes, mais j’écris en conclusion
Sur une feuille de hêtre, un requiem pour hannetons
Pourquoi dédaignent-ils le parking comme quartier d’hiver
Et même le vieux chêne ayant résisté aux bulldozers ?
Si cela me préoccupe tant, c’est peut-être en raison
De tout ce que j’ai appris jadis avec ces compagnons
Et si leur départ m’angoisse, c’est peut-être que je crois
Que les hannetons ne nous précèdent que d’un petit pas

Car aujourd’hui, je ferais en vain une telle expédition
Et je rentrerais bredouille
Sans les hannetons qui grouillent
Sur les feuilles de ma boîte de carton
Il n’y a plus de hannetons
Il n’y a plus de hannetons »

Je n’ai pas connu le temps de mes aïeux où ces merveilleux (du moins à mes yeux de gosse) fous volants proliféraient tellement que des campagnes de hannetonnage étaient mises sur pied pour les combattre. J’ai relevé ainsi dans L’année scientifique de 1888, un article … pas piqué des hannetons (!) : « Un rapport sur le hannetonnage adressé par l’Inspecteur primaire d’Ernée (Mayenne) à l’Inspecteur d’Académie de la circonscription, fait comprendre quelle importante économie on pourrait atteindre par ce moyen.
« Dès l’apparition des hannetons dans le pays, les élèves de l’école d’Ernée ont été divisés en petites sections de 5 ou 6. Chaque section était munie de sacs et de toiles d’emballage. Arrivées sur les points envahis par les hannetons, les sections se répandaient le long des haies, étendaient des toiles sous les arbres ou les arbustes, et secouaient les branches, pour faire tomber les hannetons qui étaient ensuite recueillis dans les sacs. Cette chasse se faisait le matin.
Au retour à l’école, les hannetons étaient pesés, puis placés dans un lait de chaux ou dans une dissolution de sulfate de fer, et finalement enterrés dans des fosses que l’on recouvrait de chaux éteinte.
Les élèves de la circonscription d’Ernée ont détruit pendant cette campagne 53 459,960 kg de hannetons. Le kg comprenant environs 1200 insectes, le nombre des hannetons détruits peut être évalué à 64 151 952. En admettant qu’il y ait autant des femelles que de mâles, et que chaque femelle ponde en moyenne 40 oeufs, on arrive à reconnaître que les femelles détruites auraient donné naissance à 1 283 039 040 vers blancs.
On peut admettre que chacun de ces insectes occasionne pendant les 3 années de son existence, une perte d’un centime : les écoliers d’Ernée auraient donc préservé l’agriculture d’une perte de 12 000 000 de francs pour ces 3 années.
La somme totale distribuée aux élèves a été de 5493 francs« .
J’ai trouvé dans les archives de l’INA un étonnant reportage documentaire sur une vaste opération de hannetonnage menée en 1949 dans un village de l’Eure. L’ampleur des moyens mis en œuvre est impressionnante.

Chasse aux hannetons (1950) archive INA

Je ne fus pas témoin de cette action de commando qui se déroula à une lieue du cimetière où reposent mes  grands-parents maternels et à une quarantaine de kilomètres de mon bourg natal. Cependant, j’ai vécu les années1958 et 1961 qui furent des grands millésimes de hannetons en Normandie. Sans comparer toutefois à une des dix plaies d’Égypte, ils pullulaient dans les arbres au mois de mai. Comme ils y aimaient faire bombance plus particulièrement, on appelait alors « pain de hanneton » les fruits des ormes.
Pour être tout à fait exact, les ravages justifiant cette véritable extermination proviennent plus encore de la larve naissante, beaucoup plus nuisible que l’insecte à l’âge adulte. Car si de vieilles croyances et légendes affirment que le chat aurait neuf vies, la zoologie démontre que le hanneton en connaît trois. Nous les observions sur la planche didactique accrochée au mur de la classe.

37-le-hanneton dans Leçons de choses

Comme on n’est jamais mieux renseigné que par l’individu lui-même, je me suis plongé dans les Mémoires d’un hanneton, un amusant et instructif ouvrage publié en 1868, conciliant littérature et sciences naturelles. Son astucieux auteur, le docteur et botaniste Ernest Jeanbernat, raconte avoir découvert une liasse de feuilles de marronnier sur lesquelles étaient consignés les aventures et les états d’âme de l’insecte depuis sa naissance jusqu’à sa mort. Il faudrait donc en déduire que le dit coléoptère écrivain possède un bagage intellectuel enviable en contradiction avec le sens de l’expression avoir un hanneton dans la tête !
La longue enfance du hanneton se passe sous terre. Après que la femelle adulte, enfouie dans le sol, ait pondu sa quarantaine d’œufs, il faut attendre quatre à six semaines, pour qu’éclosent les larves appelées également vers blancs ou mans. Mais je laisse donc la parole à l’une d’entre elles :
« Au moment où j’ouvris les yeux pour la première fois, je me trouvais dans une sorte de cavité ovale, parfaitement close, dont les parois, fortement tassées, étaient imperméables à la pluie. Cette loge, d’un pouce de diamètre environ, était située, comme je l’ai su plus tard, dans la terre et à une profondeur de vingt centimètres. Autour de moi, je vis une quantité assez considérable de petits œufs blanchâtres, allongés, semblables à celui dont je venais de sortir, et formant un petit tas soigneusement disposé. En outre, j’aperçus aux alentours cinq ou six petits êtres occupés à sucer quelques débris de végétaux : c’étaient mes frères nouveaux-nés.
Malgré toutes mes recherches, il me fut impossible de découvrir mon père et ma mère ; ils étaient absents, du moins je le crus d’abord. Mais pendant les jours qui suivirent, ils ne vinrent pas davantage témoigner leur affection. Cet abandon de leur part avait lieu de nous surprendre, et nous les accusions de dureté. Peu de temps après, tout nous fut expliqué, et nous sûmes qu’ils étaient morts avant notre naissance. C’est le triste sort commun à tous les hannetons, destinée fatale qui les prive de se voir revivre dans leurs enfants. »
En effet, le mâle adulte meurt après sa bruyante nuit de noces tandis que la femelle disparaît peu de temps après la ponte.

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« Pendant les premiers jours qui suivirent ma naissance, je me sentais si faible que je restais presque sans bouger à la même place, me bornant pour toute nourriture, à sucer les fragments des plantes en décomposition qui se trouvaient à ma portée … Nos parents nous avaient admirablement installés. Les vivres n’étaient pas rares autour de nous ; la terre, peu compacte, se laissait aisément fouiller par nos pattes encore débiles. Nous habitions un magnifique jardin potager, cultivé avec un soin tout paternel, et où les légumes les plus variés croissaient avec vigueur sous la direction d’un vieux jardinier. Celui-ci, doué d’un caractère irritable à l’excès, entrait dans de terribles colères chaque fois que son œil vigilant découvrait quelque méfait de la gent herbivore. Sa voix menaçante nous glaçait de terreur au fond de notre retraite ; et quand il s’approchait de notre côté, il nous semblait que, malgré l’épaisse couche de terre qui nous cachait, il nous apercevait et que tout allait mal finir. »
Tempête donc sur un crâne d’hanneton qui a commencé son travail destructeur motivant l’ire du jardinier. C’est l’occasion aussi pour le bébé larve de lier connaissance avec des voisins, un couple d’araignées et un limaçon.
« L’hiver vint me forcer à interrompre mes observations et mes promenades. Le froid devint si vif qu’il fallut aviser à en atténuer les dangereux effets. Pour cela, mes frères et moi, nous creusâmes un puits profond, dont l’orifice fut fermé avec le plus grand soin et, entrelacés les uns aux autres, nous y restâmes plongés dans un sommeil léthargique qui m’ôta jusqu’à la conscience de mon existence.
Quatre mois s’écoulèrent ainsi. Quand le printemps nous eut ranimés de sa vivifiante haleine, nous quittâmes notre abri, et je vous laisse à penser de quel appétit nous attaquâmes les racines tendres et savoureuses des plantes avoisinantes puisqu’il s’agissait de combler le déficit produit par cent vingt jours d’une abstinence complète. Mais ces repas pris en commun ne tardèrent pas à éveiller l’attention du jardinier, car nos mâchoires réunies occasionnaient de grands dégâts, et le terrible homme se mit à nos trousses. »
Après la séparation définitive et pour cause avec ses parents, notre hanneton doit maintenant prendre congé de ses frères pour mieux dissimuler sa présence au jardinier de plus en plus irascible. « Qui sait ? Peut-être un jour nous retrouverons-nous dans ces lumineuses plaines de l’air, que nous sommes appelés à parcourir, pour y jouir ensemble des fleurs et du soleil ! ». C’est beau de rêver !
Et puis un jour vient :
« Je ne me sens pas trop bien aujourd’hui. Mon appétit a diminué d’une façon notable, et, symptôme grave ! je suis resté, ce matin, tout à fait impassible en présence d’une racine de salsifis que je convoitais depuis longtemps. .. Mon engourdissement augmente, j’ai froid, la plume m’échappe des mains (Plus que ses Mémoires, notre hanneton tient un journal !) … Que va-t-il m’arriver ? »…
« … J’ai maintenant l’explication de cette maladie qui m’a tant effrayé : ce matin, j’ai changé de peau ! Oui, ma peau tout entière s’est séparée, depuis la tête jusqu’au bout des ongles. »
Le jardinier qui semble être possédé d’une véritable monomanie de destruction à l’égard de tout ce qui circule sous terre, a encore des raisons d’être furieux :
« Il ne m’est plus resté qu’une faim véritablement canine, qu’explique facilement ce jeûne de plusieurs jours, et c’est une malheureuse carotte qui a payé les frais de la guerre. Je l’ai attaquée si vigoureusement et avec si peu de précautions, que je l’ai coupée en deux ; de sorte que les feuilles en sont toutes fanées maintenant... »
Tête, antennes, pattes, ailes, corselet et abdomen se dessinent nettement sous la mince pellicule qui les emmaillote. Le ver blanc est devenu nymphe ou chrysalide pour un hiver encore. Il se rend peu à peu compte que la vie underground n’est pas une sinécure et que le peuple souterrain n’est pas toujours animé des meilleures intentions à son égard :
« La vie n’est plus tenable dans ce coupe-gorge légalement organisé ; et si quelque génie bienfaisant ne vient changer les choses, il faudra prendre un grand parti. Je fuirai les lieux où mon enfance s’est écoulée si heureuse et si tranquille, et j’irai sous des cieux plus hospitaliers chercher le calme qui m’est nécessaire. »
Justement, voici ce que notre écrivain coléoptère nous rapporte au printemps suivant :
« Tout un long hiver a passé … Si en ce moment, vous jetiez un regard curieux sous la racine d’arbre qui me sert de cachette et où j’écris ces lignes, votre surprise serait extrême. « Quel est ce bel insecte ? ne pourriez-vous vous empêcher de dire ; que fait-il là ? Cette épaisse liasse de feuilles, couvertes d’une fine écriture, je la reconnais ; ce sont les Mémoires du hanneton. Mais où est-il donc, et pourquoi cet intrus se permet-il de les continuer ? Est-ce que ce gros ver blanc qui les avait commencés aurait été dépouillé par ce coléoptère sans vergogne ? Pauvre bête ! elle ne méritait pas un traitement aussi indigne ! »
Voilà probablement ce que vous diriez, ami lecteur. Eh bien, rassurez-vous ; ce gros ver blanc que vous plaignez et ce beau coléoptère que vous admirez ne sont qu’une seule et même personne, c’est-à-dire le hanneton, votre humble serviteur. Oui, c’est moi, c’est bien moi, mais si changé, si embelli, j’ose le dire, que souvent j’hésite à me reconnaître moi-même.
Un seul mot vous donnera l’explication de cette énigme. Je suis INSECTE PARFAIT (pas prétentieux pour un grain d’ellébore) !

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Rien que cela, s’il vous plait ! Désormais, plus de vie souterraine, plus de corps rampant et disgracieux, plus de dégoûtantes racines à dévorer, mais de l’air, du soleil et des fleurs ! J’ai des ailes, de superbes antennes, une tournure svelte et bien prise, des pattes fines et agiles, enfin tout ce qui constitue un être accompli… »
« … Après m’être réchauffé aux rayons bienfaisants du soleil, j’ouvris mes ailes et pris mon essor. Jugez de la joie que je dus éprouver en me voyant fendre l’air sans peine, et planer majestueusement au-dessus de cette prairie où j’avais rampé si longtemps. Aussi je me grisai d’enthousiasme, et je volai tant et si bien que je finis par tomber épuisé sur le gazon, à deux pas d’un coq et de ses poules, lesquelles firent mine de me dévorer. Je me hâtai donc de fuir à tire-d’aile, et je me réfugiai sur un beau chêne aux bourgeons entr’ouverts où je pus reprendre haleine et réfléchir à ma nouvelle situation.
Elle était, sans doute, préférable à l’ancienne, mais elle avait aussi ses inconvénients. Le plus grave de tous provenait de la manière dont je me servais de mes ailes. Il m’était impossible, en effet, de méconnaître, malgré tout mon amour-propre, que mon vol était très lourd et que, entraîné par le poids de mon corps, je ne pouvais me diriger facilement. »
L’insecte moins parfait qu’il ne l’affirme, énumère même ses ennemis qui ont beau jeu de lui faire la chasse : les chauves-souris, les hiboux, les engoulevents, les pies, les geais, les poules, les canards, les oies, les rats, les porcs et même les freluquets de moineaux.
Sans oublier bien sûr, nous autres êtres humains : « Mon dieu, que les hommes sont peu intelligents, et quelle incroyable manie les pousse à se nuire par eux-mêmes bien mieux que le feraient leurs plus grands ennemis ! Je ne puis comprendre une telle aberration, et je me félicite hautement d’être au rang de bêtes, ainsi qu’ils nous appellent, car c’est de ce côté-là que se trouve l’esprit. »
Les souvenirs du hanneton s’achèvent brusquement. « Il est à supposer que le pauvre animal avait dû négliger les précautions nécessaires à sa sûreté, et que l’enfant qui lui avait attaché le fil à la patte avait pu s’en emparer sans peine. »
Je plaide coupable, je fus ce gamin qui, dans les années 1950, à l’amorce des chaudes soirées de mai et juin, secouait vigoureusement les branches des trois tilleuls dressés au milieu de la cour de ma maison école, pour faire tomber des cohortes de hannetons. Les gosses d’aujourd’hui ne s’amusent plus à si bon marché, ils préfèrent la dernière console de jeux Nintendo, de toute façon, il n’y a (presque) plus de hannetons.
Pauvre insecte, il était le « jouet » de mon imagination débordante. Un brin sadique, j’aimais sentir pendant quelques minutes le fourmillement de ses six pattes longues et grêles et de ses deux antennes, dans le creux de ma main refermée, avant de l’incarcérer dans une grosse boîte d’allumettes.
Ma provision servait parfois de monnaie d’échange contre le carambar d’un camarade (voir billet du 2 mai 2012 Les bonbecs fabuleux de mon enfance).
Évidemment, c’était là l’usage le plus courant, je lui attachais un fin fil à coudre à la patte pour en faire un cerf-volant. J’adorais le bruissement des ailes postérieures et le spectacle des élytres (ailes antérieures) relevés. Le jeu devait inspirer aussi l’homme à la tête de chou, Serge Gainsbourg, si je me réfère à ce couplet de Lunatic Asylum :

« À force de patience et d’inaction, j’ai pu dresser un hanneton,
Sur ma tête héliport l’hélicoléoptère,
De ses élytres d’or refermant l’habitacle,
Incline ses antennes porteuses d’ S.O.S … »

Il faut reconnaître que l’instituteur nous poussait presque au délit et fournissait quasiment le mode d’emploi de notre forfait en mettant au programme des récitations, ce poème de Franc-Nohain :

« Les hannetons passent, communément,
Pour n’avoir pas grand jugement.
Pleins d’une verve hurluberlue,
Vous les voyez s’envoler tout à coup,
Tourner de-ci, de-là, sans savoir où,
Donnant de la tête partout,
Comme s’ils avaient la berlue.
Les chasser et s’emparer d’eux,
Pour l’écolier industrieux,
Est, dans les mois d’été, le plus plaisant des jeux.
Vous savez comment on opère :
Par sa patte est lié notre coléoptère,
Par la patte ou bien par le col ;
On l‘invite à prendre son vol ;
Puis pour le ramener au sol,
On tire sur le fil : -Hop ! terre ! …-
(Est-ce de là que vient le nom « coléoptère » ?)
Un hanneton volait ainsi au bout du fil.
Qu’un enfant espiègle et subtil
Serrait dans sa main diligente.
Ce rôle, semble-t-il, enchante
L’insecte de bure vêtu,
-Où vas-tu ?-
Lui demande une mouche appliquée à la vitre
Qu’il vient frapper de ses élytres.
Il bourdonne, et fait l’important :
– Ne vois-tu pas le jeune enfant
Qui sagement marche à ma suite ?
On m’en a confié la garde et la conduite.
Le pauvret, s’il ne m’avait pas,
Que de faux pas
Je lui évite …,
Pour l’emmener ici et là,
Et modérer, quand il est las,
Ses longues courses trop rapides ! .. ;
Au moyen de ce fil, je le tiens par la main,
Et, toujours dans le bon chemin,
Je suis son mentor et son guide...»

Je ne me souviens plus, mais il est probable, par contre, que l’enseignant, craignant les foudres de sa hiérarchie, censurait la conclusion :

« ... Pour diriger l’État, combien de hannetons !
Notre République en est pleine.
Ils proclament, sur tous les tons,
Leur influence souveraine,
Et croient mener quand on les mène. »

Jeu plus cruel encore, il m’arrivait de tremper les pattes du hanneton dans l’encre violette (!) et de le poser sur une feuille blanche de cahier pour qu’il esquisse quelque hypothétique planche de tests de Rorschach.
À défaut de leur écrire façon Cabrel quelque mot doux à l’encre des yeux de hanneton, je ne trouvais rien de plus jubilatoire que de glisser l’insecte dans la chevelure épaisse de mes petits béguins de filles pensionnaires au collège que dirigeait ma maman. Curieuse méthode de drague !
À y réfléchir un demi-siècle plus tard, je pourrais faire mien le jugement plein d’humour du hanneton rédacteur de ses mémoires : « Je n’aurais jamais cru que les hommes fussent … aussi hommes que cela ! » Quand bien même, l’insecte serait coupable de dégâts considérables dans les cultures et les forêts, les hommes démontrent quotidiennement qu’ils ne l’ont pas attendu pour saccager la nature.
Il en est, cependant, quelques-uns, raisonnables, ainsi Gustave Flaubert dans Agonies, pensées sceptiques :
« On a souvent parlé de la Providence et de la bonté célestes; je ne vois guère de raisons d’y croire. Le Dieu qui s’amuserait à tenter les hommes pour voir jusqu’à quel point ils peuvent souffrir, ne serait-il pas aussi cruellement stupide qu’un enfant qui, sachant que le hanneton va mourir, lui arrache d’abord les ailes, puis les pattes, puis la tête ? »
Encore que, dans Bouvard et Pécuchet, le brave Gustave écrit : « Il imagina, pour détruire les mans, d’enfermer des poules dans une cage à roulettes, que deux hommes poussaient derrière la charrue; ce qui ne manqua point de leur briser les pattes. »
Victor Hugo raconte dans ses Proses philosophiques, Promontorium somnii :
« Qui n’a vu dans les hautes herbes du printemps un drame horrible ? Le hanneton de mai, pauvre larve informe, a volé, voleté, bourdonné ; il a fait des rencontres, il s’est heurté aux murs, aux arbres, aux hommes, il a brouté à toutes les branches où il a trouvé de la verdure, il a cogné à toutes les vitres où il a vu de la lumière, il n’a pas été la vie, il a été le tâtonnement essayant de vivre. Un beau soir, il tombe, il a huit jours, il est centenaire. Il se traînait dans l’air, il se traîne à terre ; il rampe épuisé dans les touffes et dans les mousses, les cailloux l’arrêtent, un grain de sable l’empêtre, le moindre épillet de graminée lui fait obstacle. Tout à coup, au détour d’un brin d’herbe, un monstre fond sur lui. C’est une bête qui était là embusquée, un nécrophore, la jardinière, un scarabée splendide et agile, vert, pourpre, flamme et or, une pierrerie armée qui court et qui a des griffes. C’est un insecte de guerre casqué, cuirassé, éperonné, caparaçonné : le chevalier brigand de l’herbe. Rien n’est formidable comme de le voir sortir de l’ombre, brusque, inattendu, extraordinaire. Il se précipite sur ce passant. Ce vieillard n’a plus de force, ses ailes sont mortes, il ne peut échapper. Alors c’est terrible. Le scarabée féroce lui ouvre le ventre, y plonge sa tête, puis son corselet de cuivre, fouille et creuse, disparaît plus qu’à mi-corps dans ce misérable être, et le dévore sur place, vivant. La proie s’agite, se débat, s’efforce avec désespoir, s’accroche aux herbes, tire, tâche de fuir, et traîne le monstre qui la mange.
Ainsi est l’homme pris par une démence. Il y a des songeurs qui sont ce pauvre insecte qui n’a point su voler et qui ne peut marcher ; le rêve, éblouissant et épouvantable, se jette sur eux et les vide et les dévore et les détruit. »
À ma connaissance, le comte de Buffon n’a point étudié le hanneton dans ses Histoires naturelles. Cependant, il le tient en estime à en juger par sa correspondance avec Madame Daubenton. « Bonne amie, vous écrivez comme un amour et pensez comme un ange. Je vous lis presque avec autant de plaisir que je vous vois, si bien vous savez vous peindre… J’adorerais les insectes comme les Égyptiens, s’ils ressemblaient au charmant hanneton », marque d’affection adressée, en l’occurrence, à l’épouse de son collaborateur naturaliste.
Qui sait si le hanneton ne sera pas réhabilité d’une manière inattendue. En effet, hors la trilogie carnée poulet-bœuf-porc, S.Much, dans un récent livre d’« entomophagie », offre un étonnant panorama d’insectes susceptibles d’être mangés tels l’araignée, le bombyx, le scarabée, le phasme, la fourmi et … le hanneton. Je n’affabule pas. Un jour peut-être pas si lointain, sans jouer les aventuriers de Koh Lanta, nous ferons nos provisions de grillons, sauterelles et hannetons dans les rayons des supermarchés en choisissant quelle sauce relevée pourrait les accompagner. Ça vous tenterait une petite poêlée de hannetons ?
Je ne voudrais pas que mon p’tit ver pour la route vous reste sur l’estomac. Aussi, je préfère conclure mon billet avec une des foirades (oui, c’est le titre) de l’écrivain et dramaturge Samuel Beckett :
« Vieille terre, assez menti, je l’ai vue, c’était moi, de mes yeux grifanes d’autrui, c’est trop tard. Elle va être sur moi, ce sera moi, ce sera elle, ce sera nous, ça n’a jamais été nous. Ce n’est peut-être pas pour demain, mais trop tard. C’est pour bientôt, comme je la regarde, et quel refus, comme elle me refuse, la tant refusée. C’est une année à hannetons, l’année prochaine il n’y en aura pas, ni l’année suivante, regarde-les bien. Je rentre à la nuit, ils s’envolent, ils lâchent mon petit chêne et s’en vont, gavés, dans les ombres. Tristi fummo ne l’aere dolce. Je rentre, lève le bras, saisis la branche, me mets debout et rentre dans la maison. Trois ans dans la terre, ceux qui échappent aux taupes, puis dévorer, dévorer, dix jours durant, quinze jours, et chaque nuit le vol. Jusqu’à la rivière, peut-être, ils partent vers la rivière. J’allume, j’éteins, honteux, je reste debout devant la fenêtre, je vais d’une fenêtre à l’autre, en m’appuyant sur les meubles. Un instant je vois le ciel, les différents ciels, puis ils se font visages, agonies, les différentes amours, bonheurs aussi, il y en a eu aussi, malheureusement. Moments d’une vie, de la mienne, entre autres, mais oui, à la fin. Bonheurs, quels bonheurs, mais quelles morts, quelles amours, sur le moment je l’ai su, c’était trop tard. Ah aimer, mourant, et voir mourir, les êtres vite chers, et heureux, pourquoi ah, pas la peine. Non mais maintenant, seulement rester là, debout devant la fenêtre, une main au mur, l’autre accrochée à la chemise, et voir le ciel, un peu longuement, mais non, hoquets et spasmes, mer d’une enfance, d’autres ciels, un autre corps. »
Dans sa métaphore, Beckett s’appuie sur le cycle de vie du hanneton pour démontrer l’absurdité et de la douleur d’une vie qu’on est voué à mener jusqu’à son terme. Image du bonheur enfantin et scène de douleur adulte. Trois ans de cécité sous terre pour une vie de cinq ou six semaines, en voilà une existence !
En voilà un billet ! Il n’y a plus de hannetons … ou si peu !

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Publié dans:Leçons de choses |on 2 novembre, 2012 |2 Commentaires »

Le hérisson (du Pré) commun

Une nuit de cet été, en traversant le Pré commun du petit village ariégeois où je séjournais, j’ai rencontré un hérisson, un vrai, je veux dire vivant, pas cette masse informe et sanguinolente que l’on croise trop souvent dans les phares de son automobile.

Le hérisson (du Pré) commun dans Leçons de choses Herissonblog1

Je devine déjà votre scepticisme : que faisais-je à la nuit tombée, donc fort tard, à errer dans le village ? Les pétanqueurs avaient déserté le terrain de boules devant l’école. Même, le café que vous connaissez désormais (voir billet du 28 août 2012) était fermé. Comme je ne vous cache (presque) rien, je venais d’achever une soirée de montage du film justement consacré au café.
Vous voilà rassurés ! Cela dit, j’anticipe votre seconde question : « Mais pourquoi écrire un billet sur cet animal si peu médiatique ? »
Quitte à vous surprendre, je n’avais jamais observé un hérisson en vie d’aussi près. À tel point que, pour immortaliser l’événement, je suis allé chercher mon appareil photo. En lui recommandant aimablement de m’attendre car, mine de rien, ça fait du chemin ces petites bestioles ; s’il dort dix-huit heures par jour, il chasse la nuit à la vitesse moyenne de trois mètres par minute, et peut parcourir alors deux à trois kilomètres.
À mon retour, il n’avait pas bougé d’un poil ou plutôt d’un piquant, fier sans doute qu’un humanoïde s’intéresse à lui et tire même son portrait. Ce que je fis sur le champ en bravant mon arthrose, imaginez la scène, à plat ventre dans l’herbe. Les éclairs du flash n’inquiétèrent même pas mon sympathique hérisson peut-être un brin cabot.

Herissonblog2 dans Poésie de jadis et maintenant

Remarquez, en y réfléchissant, on comprend qu’il le soit car ce hérisson dit commun, Erinaceus europaeus en latin, de l’espèce des petits mammifères omnivores de la famille des Erinaceidae, s’est retrouvé en tête de gondoles de toutes les librairies de France, il y a quelques années.

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Pour être parfaitement honnête, que mon nouvel ami ne m’en veuille pas, dans son roman best-seller, L’élégance du hérisson, Muriel Barbery ne parle absolument pas de hérisson sinon sur quelques lignes relevées à la page 175 dans l’édition de poche Folio : « Mme Michel, elle a l’élégance du hérisson: à l’extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons, qui sont de petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes. »
En fait, elle raconte l’histoire de la concierge d’un hôtel particulier cossu sis 7 rue de Grenelle dans les beaux quartiers de Paris. Information pour les lecteurs qui aiment arpenter les lieux fréquentés par les héros de leurs romans préférés, dans la vraie vie, à cette adresse, se trouve une boutique de la marque Prada, celle-là même dont s’habille le diable !
Seulement voilà, cette Madame Michel qui se présente comme « veuve, petite, laide, grassouillette, avec des oignons au pied, et à en croire certains matins auto-incommodants, une haleine de mammouth », n’a pas perdu son chat qu’elle a baptisé Léon parce qu’elle a aimé Anna Karenine de Tolstoï. La véritable élégance lui appartient : elle apprécie Kant, vénère les natures mortes hollandaises, adore Mort à Venise et le cinéaste japonais Ozu, écoute Mahler, et joue les stupides aux yeux des vaniteux habitants de son immeuble pour qu’ils ne sachent pas qu’elle vaut beaucoup mieux qu’eux.
Seul, l’un d’eux, Bernard Grelier, échappe à cette dissimulation : « Que je lui dise : « Guerre et Paix est la mise en scène d’une vision déterministe de l’histoire » ou : « Feriez bien de graisser les gonds de la réserve à poubelles », il n’y mettra pas plus de sens, et pas moins. Je me demande même par quel inexpliqué miracle la seconde sommation parvient à déclencher chez lui un principe d’action. »
Si je comprends l’allégorie, la concierge et le hérisson cultivent en cachette leur délicatesse et leur beauté face à un territoire hostile.
Dans ses Histoires Naturelles que j’aime citer souvent dès que je parle d’animaux, le comte de Buffon écrit déjà des choses assez proches dans sa description du hérisson : « Le renard sait beaucoup de choses, le hérisson n’en sait qu’une grande, disaient proverbialement les anciens. Il sait se défendre sans combattre, et blesser sans attaquer : n’ayant que peu de force et nulle agilité pour fuir, il a reçu de la Nature une armure épineuse, avec la facilité de se resserrer en boule et de présenter de tous côtés des armes défensives, poignantes, et qui rebutent ses ennemis ; plus ils le tourmentent, plus il se hérisse et se resserre. Il se défend encore par l’effet même de la peur, il lâche son urine dont l’odeur et l’humidité se répandant sur tout son corps, achèvent de les dégoûter. »

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Le hérisson n’en était pas à son coup d’essai en littérature. En effet, en 2002, par l’imagination de l’auteur Éric Chevillard, il squatta le bureau d’un écrivain, ainsi naquit le roman Du hérisson : « D’où sort-il? que vient-il chercher ici, chez moi, sur ma table de travail. Comme si je n’avais rien de mieux à faire que de méditer sur son cas, comme si je n’avais pas de plus hautes et nobles préoccupations. Pour une fois que je m’intéresse à moi. Pour une fois que j’envisageai d’écrire de façon plus confidentielle, d’évoquer des souvenirs personnels, et par exemple cette période de liberté sexuelle effrénée qui s’ouvrit en 1968 et prit fin justement le jour où j’atteignais moi-même l’âge de puberté en me frottant les mains, voici qu’un hérisson naïf et globuleux vient parasiter ma confession autobiographique déchirante. Or personne ne se passionne pour la question du hérisson naïf et globuleux, ça se saurait. Ou peut-être un individu sur dix millions, et quel sinistre personnage. Je serais curieux de le voir. Ce doit être un malheureux bonhomme tout à fait seul au monde. Et qui ne connaît pas la joie. Ni l’envers de la neige, plus beau que l’endroit. Ni les premiers matins d’avril, quand le soleil revient de loin. Ni le confort d’être un chat dans l’eau quand le château brûle. Pour trouver de l’intérêt à ça, aux hérissons naïfs et globuleux, il faut manquer de distractions, demeurer célibataire en sa maison, avec peu de pelouse à tondre, de potager à bêcher et peu d’allées à ratisser. Il faut manquer d’amour et n’avoir pas d’amis, et être handicapé par la maladie. Il faut n’avoir qu’une jambe, et les yeux dans le plâtre. Ne pas collectionner les timbres, ne pas posséder d’atlas, ne pas peindre le dimanche des marines tant qu’on en peut extraire du tube de bleu de Prusse. Pour prendre goût aux hérissons naïfs et globuleux, il faut n’avoir rien de mieux. C’est mon avis en tout cas. D’autres raisons, je n’en vois guère qui se tiennent. » À la lecture de ce portrait robot, je ne me sens nullement visé !
À la différence de l’ouvrage de Muriel Barbery, il ne s’agit pas là d’une simple participation. L’animal s’incruste littéralement à tel point que l’expression « hérisson naïf et globuleux » revient deux ou trois fois par page. Il mange la gomme de l’écrivain, dérange ses papiers, l’empêchant d’écrire son autobiographie Vacuum extractor dans laquelle il se promet de tout révéler de son intimité.
Ainsi, Chevillard transforme l’intrus encombrant et insignifiant en machine à créer du sens. Hérissement pour certains critiques, jubilation pour moi ! Et puis, on apprend pas mal de choses sur le hérisson, l’auteur ayant eu la curiosité comme moi de compulser aussi les écrits de Buffon et Daubenton.
Ainsi, les prestigieux naturalistes battent en brèche la distinction abusive qu’il y eût deux espèces de hérissons (naïf et globuleux ?), ceux à museau de chien et ceux à groin de cochon : « Je soupçonne qu’elle a été admise, parce que le museau du hérisson a quelques rapports au groin du cochon et au museau du chien : on a attribué ces caractères à différents individus, tandis qu’ils sont réunis dans le même. »
Et l’écrivain du roman face à son hérisson, d’écrire avec humour : « Ainsi, surprend-on parfois sur un visage une double ressemblance dont chaque terme pourtant paraît exclure l’autre, tels l’écureuil et la Vierge au bon lait que l’on peut voir, le premier dans les forêts de pins ou de sapins, la seconde au centre du tableau du Greco, La Sainte famille, et ensemble, chez moi, réunis. »
Je découvre également que la viande de hérisson est un mets de qualité chez les Tsiganes. Une recette bohème classique consiste à vider, épicer le hérisson, le farcir de sauge et d’oignon, puis à l’entourer de terre glaise, et le cuire au-dessus des braises, ou suspendu au-dessus du feu. Il peut être également cuit à l’étouffée en hiver lorsqu’il est bien gras : on fait revenir des petits morceaux de lard, dorer des oignons avant de mettre l’animal dans la graisse fondue du lard ; il suffit ensuite d’ajouter de l’eau et des pommes de terre et de laisser cuire doucement à couvert. Il ne s’agit nullement d’une blague mais ne vous aventurez pas à de telles expériences culinaires ou à parodier quelque épreuve de Koh-Lanta, car depuis 1981, le hérisson bénéficie en France d’un statut de protection total. Il est interdit en tout temps et sur tout notre territoire, de détruire, capturer, de naturaliser, qu’il soit vivant ou mort, de transporter, d’utiliser, et de commercialiser le Hérisson d’Europe. Gare donc aux Roms qui voudraient se souvenir des recettes de leur « babooshka », ils ont déjà assez de tracasseries comme cela !
Cela dit, certains carnets de guerre 1914-1918 relatent qu’en période de disette, des poilus se nourrirent de hérisson dans les tranchées.
Ne t’inquiète pas petit hérisson du Pré commun, je n’ai nullement l’intention de te faire subir un sort aussi funeste. Bien au contraire, voilà que je me risque à le caresser dans le sens … du piquant. Quoique parler de poils n’est pas impropre car son corps en est recouvert qui se renouvellent de manière continue et se transforment du front jusqu’aux flancs en piquants creux de deux à trois centimètres. L’adulte en possède de cinq à sept mille.
« La femelle et le mâle sont également couverts d’épines depuis la tête jusqu’à la queue, il n’y a que le dessous du corps qui soit garni de poil ; ainsi ces mêmes armes qui leur sont si utiles contre les autres, leur deviennent incommodes lorsqu’ils veulent s’unir. Ils ne peuvent s’accoupler à la manière des autres quadrupèdes, il faut qu’ils soient face à face, debout ou couchés. »
Ils s’en accommodent malgré tout car la hérissonne met bas au début de l’été, quatre à cinq bébés après cinq à six semaines de gestation.
C’est peut-être pour cela que dans sa Théorie du corps amoureux, Michel Onfray consacre un chapitre à la célébration du hérisson célibataire. Pour le philosophe, le hérisson symbolise le modèle de l’individu hédoniste et se réfère à lui comme la bonne distance à adopter en matière de relations amoureuses, ni trop près ni trop loin. Les piquants blessent et repoussent mais la douceur et la chaleur du ventre attirent. Il invite donc à une certaine modération dans le relâchement du sentiment et l’implication qu’il juge possible dans les relations amoureuses.
« Sa technique de l’évitement du négatif procède du repli, du renfermement, de la fermeture des écoutilles par laquelle le monde pénètre habituellement la chair, donc l’âme….Pour sa part, le hérisson refuse tout autant le mimétisme avec les parages que la violence du prédateur car il préfère une sagesse véritablement hédoniste : éviter le déplaisir, se mettre dans la position de n’avoir pas à subir le désagrément, s’installer dans la retraite ontologique. Ni disparaître, ni attaquer, mais se structurer en forteresse à partir d’un pli dans lequel il préserve son identité… Dans le corpus catholique, l’animal équivaut très rapidement au pécheur. Pour quelles raisons le christianisme déteste-t-il le hérisson ? Les prophètes, toujours perspicaces en diable, remarquent qu’il habite de préférence les villes en ruine et qu’il manifeste une prédisposition dommageable pour les cités désertées par les hommes, donc maudites parce que touchées par la peste, la famine, la maladie, la guerre et autres catastrophes de mauvaises factures… Les pères de l’église lui reprochent l’hypocrite insolence de qui se renferme avec orgueil sur soi, se refuse l’ouverture aux autres, au monde. Pire :ces théologiens fossoyeurs de philosophie fustigent son désir d’être autonome et d’apparaître à lui-même sa propre loi, indépendamment de toute référence à Dieu. Replié, roulé en boule, solipsiste par son vouloir délibéré, le hérisson faute gravement en revendiquant et en réalisant la souveraineté, l’indépendance, sans aucun souci du recours divin. Péché mortel pour les vendeurs d’arrières-mondes…Voilà, me semble-t-il, d’excellentes raisons pour aimer le hérisson : sa stratégie de l’évitement, sa passion des déserts brûlés, son goût pour l’autonomie, son autosuffisance démontrée, son art de la prudence, son ingéniosité avisée, sa prévoyance avérée, ajoutons : sa fonction de victime émissaire et propitiatoire chez les chrétiens – tout contribue au portrait d’un animal qui mérite grandement l’affection... » Je ne m’attendais pas à ce qu’il compte parmi ses plus fidèles partisans, un philosophe qui, dans d’autres ouvrages réquisitoires, a cogné dur sur Dieu et déboulonné le psychanalyste Freud.
Suis-je un peu partial ou un brin fakir, mon hérisson (du Pré commun) est presque doux au toucher. Est-ce la proximité de la petite école dans la perspective de la promenade, je repense à la récitation de l’incontournable Maurice Carême que nous apprenions à la communale :

« Bien que je sois très pacifique,
Ce que je pique et pique et pique
Se lamentait le hérisson.

Je n’ai pas un seul compagnon.
Je suis pareil à un buisson,
Un tout petit buisson d’épines
Qui marcherait sur des chaussons.

J’envie la taupe ma cousine,
Douce comme un gant de velours.
Émergeant soudain des labours

« Il faut toujours que tu te plaignes »
Me reproche la musaraigne.

« Certes, je sais me mettre en boule
Ainsi qu’une grosse châtaigne,
Mais c’est surtout lorsque je roule
Plein de piquants, sous un buisson,
Que je pique et pique et repique
Moi qui suis si, si pacifique »
Se lamentait le hérisson. »

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De nombreuses légendes et croyances colportées à travers les âges ont engendré une attitude plutôt hostile à son égard. Son mode de vie discret et nocturne renforçait son image négative. Un animal qui ne se montre pas au grand jour, ne pouvait être que fourbe et malfaisant. Dans l’Europe médiévale, les fermiers persécutaient les hérissons les accusant de téter le pis des vaches et de les ensorceler en tarissant leur sécrétion lactée. Aujourd’hui, il est formellement déconseillé de donner du lait de vache à un hérisson affaibli que vous voudriez soigner, au risque de provoquer des diarrhées mortelles.
On le présentait aussi comme l’ennemi des basses-cours, y pénétrant la nuit pour attaquer les poules, en les étranglant ou bien en les saignant par le croupion, ou pour manger les œufs en les écrasant et en en léchant le jaune. Comment l’en blâmerais-je, moi qui adore les œufs à la coque avec des mouillettes !
Il y a deux mille ans, le naturaliste romain Pline l’Ancien initia peut-être l’idée que le hérisson ramassait des fruits en se roulant sur eux pour y planter ses piquants afin de les emporter au loin.

« … Quant sa viande querre vet ;
Tote sa petite aleure
S’en vet à la vigne meure
Tant fet, qu’a la vigne est monte,
Ou plus a de resins plente ;
Si la croule si durement
Que ils chient esopessement.
Quant à terre sunt espandu.
Et il est aval descendu,
Par desus se voutre et enverse,
Et au lonc et a la traverse,
Tant que les resins sunt fichées
Es brochettes qui sunt deugees,
Et quant s’est charchie durement,
Si s’en torne tot belement
A son recet, a ses foons ;
Et tant cum dure la sesons
Des pomes, fet-il autresi
Comme des resins que je dis... »

Non, il ne s’agit pas de notre langue orthographiée à la mode des textos, mais d’un extrait du Bestiaire divin en vers de Guillaume Le Clerc de Normandie, trouvère anglo-normand du treizième siècle. Vous aurez deviné qu’il décrit le hérisson se secouant pour faire tomber raisins et pommes accrochés à ses piquants, et « agissant à la manière du diable qui gaspille le fruit naturel de l’humanité » !
À propos de ces foutues épines, je fus témoin dans mon enfance, lors d’un banquet de mariage, du récit surréaliste d’un honorable enseignant venant de voir un pot de yaourt traverser paisiblement la chaussée. Après qu’elle eût mis son hallucination sur le compte de moult libations, l’assemblée intriguée constata effectivement qu’un pauvre hérisson trop curieux ou gourmand s’était empêtré les piquants dans le carton du laitage.
Plus sérieusement, toujours à cause de son enveloppe épineuse, le hérisson peut être mis en danger lors d’une exposition au soleil par les mouches qui s’y accrocheraient et y pondraient leurs œufs. Cela pourrait expliquer sa sollicitude manifestée envers le goupil dans la seule fable de La Fontaine où il soit mis en scène, à savoir Le Renard, les Mouches et le Hérisson :

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« Aux traces de son sang, un vieux hôte des bois,
Renard fin, subtil et matois,
Blessé par des Chasseurs, et tombé dans la fange,
Autrefois attira ce Parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.
Il accusait les Dieux, et trouvait fort étrange
Que le Sort à tel point le voulût affliger,
Et le fit aux Mouches manger.
Quoi ! se jeter sur moi, sur moi le plus habile
De tous les Hôtes des Forêts !
Depuis quand les Renards sont-ils un si bon mets ?
Et que me sert ma queue ? Est-ce un poids inutile ?
Va ! le Ciel te confonde, animal importun.
Que ne vis-tu sur le commun ?
Un Hérisson du voisinage,
Dans mes vers nouveau personnage,
Voulut le délivrer de l’importunité
Du Peuple plein d’avidité :
Je les vais de mes dards enfiler par centaines,
Voisin Renard, dit-il, et terminer tes peines.
– Garde-t’en bien, dit l’autre, ami, ne le fais pas ;
Laisse-les, je te prie, achever leurs repas.
Ces animaux sont soûls ; une troupe nouvelle
Viendrait fondre sur moi, plus âpre et plus cruelle.
Nous ne trouvons que trop de mangeurs ici-bas :
Ceux-ci sont courtisans, ceux-là sont magistrats.
Aristote appliquait cet apologue aux hommes.
Les exemples en sont communs,
Surtout au pays où nous sommes.
Plus telles gens sont pleins, moins ils sont importuns. »

Le hérisson aimable offre ses services au renard pour le débarrasser des « parasites ailés ». Mais celui-ci, prudent dans son malheur, l’en dissuade suivant le précepte figurant déjà dans la Rhétorique d’Aristote : « Vous n’avez désormais plus à craindre cet homme qui ne vous nuira plus, car il est riche ; mais si vous le tuez, d’autres viendront, poussés à vous voler par leur pauvreté et à dépenser les deniers publics. »
Les amoureux de la langue française auront remarqué au passage que le dernier vers de la fable est une application de la règle subtile de l’accord des adjectifs avec gens. L’adjectif épithète précédant gens se met au féminin tandis que les adjectifs attributs qui suivent prennent le masculin.
De quoi réjouir Muriel Barbery dont le roman L’élégance du hérisson fait l’éloge de « la langue, cette richesse de l’homme, et ses usages, cette élaboration de la communauté sociale, (qui) sont des œuvres sacrées. Qu’elles évoluent avec le temps, se transforment, s’oublient et renaissent tandis que, parfois, leur transgression devient la source d’une plus grande fécondité, ne change rien au fait que pour prendre avec elles ce droit du jeu et du changement, il faut au préalable leur avoir déclaré pleine sujétion. (…)
Moi, je crois que la grammaire, c’est une voie d’accès à la beauté. (…) Quand on fait de la grammaire, on a accès à une autre dimension de la beauté de la langue. Faire de la grammaire, c’est la décortiquer, regarder comment elle est faite, la voir toute nue, en quelque sorte. Et c’est là que c’est merveilleux, parce qu’on se dit : « Comme c’est bien fait, qu’est-ce que c’est bien fichu ! », « Comme c’est solide, ingénieux, riche subtil ! ». Moi, rien que savoir qu’il y a plusieurs natures de mots et qu’on doit les connaître pour en conclure à leurs usages et à leurs compatibilités possibles, ça me transporte. »
Pour en revenir au hérisson, je comprends mal son altruisme envers le renard de la fable qui se range pourtant avec le putois, le blaireau, la fouine, le chien, le sanglier, le hibou grand-duc et la chouette hulotte, parmi les ennemis ne craignant pas de se faire déchirer la gueule. Attention à tes abatis, il est une chouette qui hulule la nuit dans les platanes du pré commun.
Dans sa fable Le hérisson et les lapins, Jean-Pierre Claris de Florian, considéré comme presque aussi talentueux que son collègue du siècle précédent Jean de La Fontaine, brosse un portrait moins positif du hérisson, le présentant comme un indécrottable chercheur de noises se complaisant dans le conflit :

« Il est certains esprits d’un naturel hargneux
Qui toujours ont besoin de guerre ;
Ils aiment à piquer, se plaisent à déplaire,
Et montrent pour cela des talents merveilleux.
Quant à moi, je les fuis sans cesse,
Eussent-ils tous les dons et tous les attributs :
J’y veux de l’indulgence ou de la politesse ;
C’est la parure des vertus.
Un hérisson, qu’une tracasserie
Avait forcé de quitter sa patrie,
Dans un grand terrier de lapins
Vint porter sa misanthropie ... »

Et lorsque après souper, la troupe réunie, il se mit à deviser des affaires du temps, de ses piquants, il blessa un jeune lapin, puis deux, puis trois puis un quatrième …

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Que cela puisse te consoler, cher hérisson du Pré commun, sache que les fabulistes en vous choisissant comme héros de leurs vers, vous font surtout porter en réalité tous les vices et défauts de mes compatriotes humains. Tu as d’autant plus bon dos avec tes piquants !
Les mentalités varient. Dans l’Antiquité, le hérisson « héros de la paix » était l’objet d’une grande considération et on accrochait ses peaux au pied des vignes pour détourner la grêle. Dans le bestiaire égyptien, il annonce la résurrection. En Afrique orientale, pour améliorer la fertilité, on recouvrait les grains d’une peau de hérisson avant de semer. Dans la plupart des superstitions répandues en France, le hérisson apportait plutôt le malheur.
Au seizième siècle, le sens du tact avait pour symbole un hérisson et une hermine, soient les animaux au poil le plus dur et le plus doux.
On attribuait aussi au hérisson des vertus thérapeutiques. Dans son « Histoire des Animaux à Quatre Pattes et des Serpents », parue en 1658, le révérend anglais Edward Topsell décrivait diverses potions à base de hérisson supposées soulager les maux des humains. Pline, encore lui, écrivait que « la cendre de hérisson mélangée au miel ou sa peau calcinée avec de la poix liquide, guérit de la calvitie. La tête de l’animal réduite en cendre et employée seule, fait même repousser les poils sur les cicatrices ».
Ne crains rien, petit hérisson du Pré commun, en ce qui me concerne ce serait vain remède, le mal est irrémédiable!
Voilà qu’il se pelotonne, peut-être lassé de mes élucubrations à moins qu’il souhaite simplement montrer une autre facette de sa personnalité à mon objectif.

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Car, il s’agit là de sa technique de défense ; à la moindre alerte, il se met en boule en hérissant ses piquants. Certes, c’est d’aucune efficacité sous les roues des automobiles et des camions qui constituent finalement les plus grands prédateurs du hérisson de l’an 2000.
L’écrivain d’Éric Chevillard encombré de son hérisson sur le bureau évoque ce danger des temps modernes avec humour : « Chose étonnante, le hérisson naïf et globuleux fréquemment victime de cette mésaventure de mourir sur la route depuis plus d’un siècle maintenant n’a toujours pas trouvé de réponse adaptée à la situation. Fâcheux contre-exemple pour la théorie de l’Évolution. Deux réactions simples s’imposaient pourtant même pour moi qui n’y connais rien : ou bien le hérisson naïf et globuleux apprenait à regarder la route à droite, à gauche, comme un écolier, avant de la traverser, et à accélérer le pas plutôt que de s’arrêter si un véhicule soudain surgissait ; ou bien, et cette deuxième réaction m’eût semblé plus naturelle venant de lui, mieux correspondre à son idiosyncrasie, il renforçait son armure de piquants de manière à résister à l’écrasement et même à s’en prémunir en constituant une menace pour les pneumatiques. »
Et de protester contre l’inégalité de traitement réservé par les pouvoirs publics au hérisson et au crapaud : « Ce dernier jouit d’aménagements du réseau routier étudiés et pratiqués à sa seule intention, je veux parler de ces galeries souterraines prétentieusement nommées crapauducs en référence aux ouvrages d’art monumentaux sublimes des architectes romains et qui lui permettent de circuler en toute sécurité dans nos campagnes, sous le flot ininterrompu des voitures ».

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extrait de l’album La vie des bêtes de Reiser

« On croit généralement
Les hérissons bêtes et piquants
C’est une erreur de sentiments
Quand on les prend
Dans le bon sens du poil
Ils sont doux et sympathiques« 

J’aurais volontiers choisi ce poème en guise de conclusion s’il ne s’intitulait pas Confidence de pneumatiques. Humour noir que je ne peux exercer à l’encontre de mon copain le hérisson du Pré commun ! Quoiqu’il ne détestât pas l’humour puisqu’il donna son nom à un ancien hebdomadaire satirique sur papier vert auquel collaborèrent de célèbres dessinateurs tels Cabu, Faizant, Sempé et Pellos.

« … Un soir je descendis dans une auberge triste
Auprès de Luxembourg
Dans le fond de la salle il s’envolait un Christ
Quelqu’un avait un furet
Un autre un hérisson
L’on jouait aux cartes
Et toi tu m’avais oublié ... »

Le voyageur extrait d’Alcools de Guillaume Apollinaire ! Le lendemain, au crépuscule, je revins faire un tour sur le pré commun. C’est le hérisson qui m’avait oublié. Il avait probablement choisi de faire œuvre plus utile en débarrassant les jardins et potagers voisins, de leurs hôtes indélicats, insectes, vers, limaces, escargots, et éventuellement serpents. D’ailleurs, je croisai un crapaud craintif qui rasait les murs.

Crapaudblog

Mon billet à l’encre violette possède peut-être un parfum de cette vieille France en sabots où les hommes et les animaux vivaient encore ensemble, celle décrite par trois « Fédérés » qui installèrent, il y a un quart de siècle, leurs pénates théâtrales, Loin d’Hagondange (c’est le titre d’un de leurs plus grands succès avec Mémoires d’un bounhoumme), dans un piquant village de l’Allier appelé … Hérisson.
Le café est ouvert … ce matin ! Je trinque à la santé de mon copain noctambule. Madame la cafetière, possédez-vous encore votre hérisson, un de ces anciens égouttoirs à bouteilles en forme de couronnes pourvues de piquants ?

Herisson Noël blog

Si Versailles m’était planté : le Potager du Roi

Selon la définition du dictionnaire, le potager est le lieu où poussent les légumes à cuire au pot. Il semble ne rimer qu’avec casanier. Il ne paraît vivre qu’avec les saisons : on sème, on récolte, on consomme. Quoi de plus routinier ?
Et pourtant : « Le potager trompe malignement qui ne prend pas la peine de songer à ce qu’il est vraiment. On le croit sans mémoire alors que certaines de ses productions s’enracinent dans neuf mille ans d’histoire des civilisations. On le voit clos. Il est pourtant ouvert comme un port où se seraient accumulés des butins du monde entier. On le suppose autochtone, avec ses légumes bien de chez nous. Il est en vérité peuplé d’émigrés assimilés, prodigieux melting-pot. » (Le Roman du Potager)
Sur les marchés, les étals raffolent par exemple en ce moment des tomates Cœur de bœuf et Cornue des Andes. Le photographe John Batho a même tiré le portrait de cette seconde variété pour notre délice … et notre supplice (voir billet du 6 décembre 2011)! Avant de la manger idiot, sait-on que la tomate est une grande voyageuse et possède la triple nationalité sud-américaine, italienne et provençale. Les Incas la cultivaient bien avant que les Conquistadores anéantissent leur civilisation. Elle est arrivée dans les cales, a jeté l’ancre à Naples puis à Gênes, puis à Nice à la fin du XVIème siècle.
Au fait, pourquoi devrais-je m’enticher de ces légumes et ces fruits qui sont passés dans le langage populaire ou argotique souvent de manière péjorative ? En effet, on dit d’une personne privée de ses facultés intellectuelles qu’elle est un légume. Un navet (devenu « nanar ») qualifie un film de médiocre qualité. Une patate désigne un individu un peu sot. On qualifie de grande asperge une personne trop grande et trop mince.
Vous direz à celui (le masculin s’impose en la circonstance car on évoque les attributs virils de l’homme) trop curieux qu’il s’occupe de ses oignons.
Travailler pour des fèves, des nèfles ou des prunes, signifie bosser pour quasiment rien. Carotter, c’est tricher, escroquer ou voler, peut-être parce qu’on n’a pas un radis ou qu’on manque d’artiche !
Faire des salades, c’est compliquer une situation. Faire chou blanc, c’est échouer, faire ses choux gras, par contre, permet de mettre du lard et du beurre. Être dans les choux décrit une situation d’embarras. Et quand on attend, on poireaute.
Vous n’aimez pas être pris pour une poire. Tomber dans les pommes est désagréable, bien moins cependant que sucrer les fraises ou pire encore manger les pissenlits par la racine.
Vous prenez conscience qu’il est possible d’acquérir des notions d’Histoire, de Géographie et de Français et bien d’autres choses encore, en faisant le tour du potager. Au-delà de l’aspect nourricier pour l’instituteur occupant le logement de fonction, chaque école rurale possédait autrefois son coin de potager qui constituait un excellent champ d’observation scientifique pour les élèves. C’était le temps des leçons de choses.
Autour de la maison de mon enfance, le collège dirigé par ma maman, que j’ai évoquée par ailleurs, il y avait des plants de fraisiers, des raies de carottes et de pommes de terre. À la saison, mon père réquisitionnait quelques jeunes filles de l’internat pour récolter les fruits et légumes qu’elles retrouvaient bien sûr un peu plus tard dans leur assiette. J’imagine leur tête si on envisageait pareille requête auprès des collégiens d’aujourd’hui. Pourtant, c’est une manière de cultiver … du lien social !
Je me souviens du potager de ma grand-mère et des haies de framboisiers que je dégustais à la fin de l’été. Nonagénaire, elle venait encore s’y asseoir pour regarder heureuse mes parents entretenir ce qui constituait sa fierté dans le village.
J’apprécie l’ingéniosité voire le génie de ces mains vertes, qui ont acquis une connaissance empirique empruntant parfois aux vieux dictons et même à certaines croyances astrales. Jardiner avec la lune n’est pas une expression vaine.
Bref, j’ai toujours manifesté une sympathie voire une admiration pour les jardins de curé, les jardins ouvriers ou familiaux, les potagers en général, et évidemment tous ces gens du jardin qui mériteraient aussi un Oscar.
Dieu chasse Adam et Ève du Paradis. Finie la manne innocemment récoltée avant que la pomme de la fatalité humaine ne soit croquée : « Désormais, tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Allez, bêche !
« Mon jardin n’excite pas la faim, il la satisfait. Il n’augmente pas la soif à force de boire, il l’apaise en lui donnant gratuitement son remède naturel. Et c’est dans ces plaisirs que j’ai vieilli. » Ces mots, datant de trois siècles avant notre ère, appartiennent à Épicure, un philosophe grec qui en connaissait un rayon sur la notion de plaisir. Quand il revint à Athènes, en l’an moins 306, il acheta un lopin de terre et y fonda sa propre école, le Jardin qui devint le centre des études … épicuriennes.
Au milieu du seizième siècle, Bernard Palissy qui ne fait pas que brûler des meubles, rédige la Récepte véritable depuis sa geôle de Bordeaux : « En premier lieu, je marqueray la quadrature de mon jardin et feray la dite quadrature en quelque plaine qui soit environnée de montagnes, terriers ou rochers devers le costé du vent du nord et du vent d’ouest. Ayant ainsi fermé la situation du jardin, je viendray alors à le diviser en quatre parties esgales. Je veux ériger mon jardin sur le Psaume cent quatre, là où le prophète descrit les œuvres excellentes et merveilleuses de Dieu … Je veux aussi édifier ce jardin admirable afin de donner aux hommes l’occasion de se rendre amateurs de cultivement de la terre et de laisser toutes occupations ou délices vicieux et mauvais trafics pour s’amuser à ce cultivement. »
Ce long préambule introduit ma promenade dominicale au Potager du Roi ou Si Versailles m’était planté pour parodier le titre du film de Sacha Guitry sur l’histoire du château de Versailles.
Je l’avais visité déjà, il y a une vingtaine d’années, lors d’une classe du patrimoine autour de l’art culinaire, intitulé le Berceau du Goût, que j’avais initiée avec une valeureuse institutrice.
Mon billet devrait commencer là où ma balade s’est achevée : devant la grille du Roi, une des rares d’origine existant encore.

Si Versailles m'était planté : le Potager du Roi dans Leçons de choses Potagerblog21

Depuis le Parterre du Midi du château, Louis XIV descendait les Cent marches bordant le parterre de l’Orangerie, longeait la pièce d’eau des Suisses (ainsi appelée parce que creusée par les Gardes suisses à son service) et pénétrait dans le potager. On dit qu’il croquait alors sur l’arbre une poire Bon Chrétien d’Hiver.

LE POTAGER DU ROI (VERSAILLES) FRANCE

« Je dis que cette poire est digne de la première place. Les grandes monarchies et surtout l’ancienne Rome l’a cultivée. En second lieu, elle porte un nom grand et illustre : baptisée à la naissance du christianisme, elle se recommande à tous les jardiniers chrétiens. En troisième lieu, à la considérer en soi, c’est-à-dire en son propre mérite, il faut convenir que parmi les fruits à pépin, la nature ne nous donne rien de si beau et de si noble à voir que cette poire, soit dans sa figure qui est ronde et pyramidale, soit dans sa grosseur qui est surprenante, et par exemple de trois à quatre pouces dans sa largeur, et de cinq à six dans sa hauteur, si bien qu’on en voit fort communément qui pèsent plus d’une livre … ; mais particulièrement le coloris incarnat dont le fond de son jaune naturel est relevé….
… Je dis qu’en fait de poires crues, j’aime en premier lieu celles qui ont la chair beurrée, ou tout au moins tendre et délicate, avec une eau douce, sucrée et de bon goût surtout quand il s’y rencontre un peu de parfum, telles sont les poires de Bergamotte, de Vertelongue, de Beurré, de Leschallerie, d’Ambrette, de Rousselet, de Virgoulé, de Marquise, de Petit-oin, d’Espine d’Hyver, de Saint-Germain, de Salviati, de Lansac, de Crassane, de petit Muscat, de Cuisse-Madame etc..
En second lieu, à défaut de ces premières, j’aime assez celles qui ont la chair cassante, avec une eau douce et sucrée, quelquefois un peu parfumée, comme le Bon-chrétien d’Hyver venu en bon lieu, la Robine, la Cassolette, le Bon-chrétien d’Été Musqué, le Martin-sec, et même quelquefois, le Portail, le Messire-Jean, l’Orange verte…
À l’égard des poires à cuire, je n’en veux guère que de celles qui sont grosses, qui font une compote de belle couleur, qui ont la chair douce et un peu ferme, surtout qui se gardent assez avant dans l’Hyver, telles sont les Double-fleur, le Franc-real, l’Angobert, le Donville ; le Bon-chrétien surtout, est admirable cuit ... »
Je salive rien qu’à l’énumération poétique de ces variétés, j’en passe et peut-être des succulentes. Son auteur est Jean-Baptiste de La Quintinie auprès de la statue duquel j’ai rendez-vous pour la visite commentée par une étudiante de l’École Nationale Supérieure du Paysage, en charge aujourd’hui de la restauration et de l’entretien du Potager du roi.

Potagerblog2 dans Ma Douce France

Le Roi Soleil souhaitait un palais à sa démesure et pour affirmer sa toute puissance, il employa les moyens les plus odieux et dispendieux.
Ainsi, après l’extraordinaire fête offerte le 17 août 1661 par Nicolas Fouquet, son surintendant des finances, en son château de Vaux-le-Vicomte (voir billet du 3 novembre 2010), il fait emprisonner Fouquet puis s’attache le concours de ceux qui ont contribué à ces fastes, notamment l’architecte Louis Le Vau, le peintre Charles Lebrun, le jardinier André Le Nôtre et … Jean-Baptiste de La Quintinie.
Le 17 mars 1670, présenté au roi par Colbert, La Quintinie est nommé directeur des jardins fruitiers et potagers de toutes les maisons royales, une charge créée spécialement pour lui.
Rien au départ ne le prédispose à cette fonction. En effet, ce charentais a suivi des études de droit et est reçu à Paris comme avocat à la cour du Parlement, et maître des requêtes de la Reine. Chargé de l’éducation du fils du président de la Cour des Comptes, il accompagne son élève en Italie pour son voyage d’humanités. C’est là qu’impressionné par les jardins transalpins mais aussi par le jardin botanique de Montpellier, il décide de se consacrer à l’horticulture. Il se plonge dans les écrits d’auteurs tels le naturaliste Pline l’Ancien et l’agronome Columelle, Varron et Virgile aussi. Il effectue deux voyages en Angleterre à l’issue desquels il décline l’invitation de Charles II, roi d’Angleterre, de prendre en charge ses jardins royaux. Chargé par la suite de gérer les jardins de Vaux-le-Vicomte, il est donc débauché par le Roi Soleil offusqué de l’ombre portée par son surintendant Fouquet.
Le modeste potager de Louis XIII (260 mètres sur 126 tout de même) est abandonné pour un nouveau terrain d’une dizaine d’hectares près de la pièce d’eau des Suisses. Le choix de l’endroit est guidé avant tout par un souci esthétique de donner une perspective plus avenante à l’aile sud du château.
À l’emplacement désigné, stagne un véritable marais dit « étang puant » où se déversent toutes les eaux qui ruissellent des hauteurs voisines. On le comble avec les déblais du creusement de la pièce d’eau des Suisses ainsi qu’avec des terres de meilleure qualité ramenées de la « montagne » de Satory toute proche. Peine perdue : « Il survint de si grandes et si fréquentes averses d’eau, que tout le jardin paraissait être redevenu un étang, ou au moins une mare bourbeuse inaccessible et surtout mortelle et pour les arbres qui en étaient déracinés et pour toutes les plantes potagères qui en étaient submergées. »
Pour remédier aux inondations, La Quintinie utilise un aqueduc qui traverse le potager. Pour écouler les eaux séjournant sur le sol, il crée des pentes imperceptibles en élevant chaque carré de jardin en « dos de bahut ». Il développe un réseau de canaux et de rigoles de drainage empierrées. Mansart apporte son concours pour la construction du mur d’enceinte.
Cet après-midi, Monsieur le Jardinier reste, sinon de marbre, du moins de bronze, surplombant son chef-d’œuvre achevé définitivement en 1683.

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Car déjà, le Potager du Roi, traversé de lignes droites, est un exemple accompli de l’art du jardin à la française.
« Je n’aurai pas de peine à prouver que la figure de nos Jardins doit être agréable ; il est nécessaire que les yeux y trouvent d’abord de quoi être contents, et qu’il n’y ait rien de bizarre qui les blesse ; la plus belle figure qu’on puisse souhaiter pour un Fruitier ou pour un Potager, même la plus commode pour la culture, est sans doute celle qui fait un beau carré, surtout quand elle est si parfaite, si bien proportionnée dans son étendue, que non seulement les encoignures sont à angles droits, mais que surtout la longueur excède d’environ une fois et demie ou deux l’étendue de la largeur … car il est certain que dans ces figures carrées, le Jardinier trouve aisément de beaux carrés à faire … »
… Il n’y a rien de plus réjouissant que d’avoir un jardin qui soit dans une belle situation, qui soit d’une raisonnable grandeur, d’une figure bien entendue. Que ce jardin soit en tout temps non seulement propre pour la promenade, pour l’agrément des yeux, mais aussi abondant en bonnes choses pour la délicatesse du goût, et la conservation de la santé …
… Quoi de plus beau qu’un jardin disposé de telle manière que, de quelque côté qu’on le regarde, on n’aperçoive que des allées rectilignes. »

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Au centre est placé un bassin circulaire, plus petit de nos jours, qui servait pour l’arrosage … à l’aide d’un arrosoir. Autour, ce que La Quintinie nomme « le grand carré » constitué de seize carreaux symétriques desservis par six allées qui se coupent à angle droit, et cerné par une terrasse en surplomb à quatre entrées, dont celle du roi, qui offre à sa majesté et aux visiteurs comme une vision théâtrale avec pour décor les cultures de fruits et de légumes, et pour acteurs les jardiniers.

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Première remarque, ce grand carré est en creux, encaissé, pour le protéger des vents froids. En ce jour de canicule, l’effet n’est pas ressenti, mais je me souviens que lors de ma précédente visite par temps frais, j’avais été surpris par la douceur qui y régnait.
Répartis autour, se trouve une suite d’enclos séparés formant une trentaine de petits jardins protégés des mauvais vents par des hauts murs, abritant des arbres fruitiers en forme libre ou conduits en espaliers, des légumes et des petits fruits.
« Je veux préférablement à toute sorte de vue, que mon Jardin soit clos de murailles, quand même elles me devraient ôter quelque beau point de vue, joint que l’abri qu’elles peuvent donner contre des vents fâcheux et des gelées printanières sont ici d’une grande considération. On ne saurait guère avoir de plaisir de bon jardin, avoir par exemple des légumes hâtifs, et de beaux fruits, sans le secours de ces murailles ; et même il est bien des choses qui craignant le grand chaud auraient peine dans le fort de l’été, si une muraille exposée au Nord ne les favorisait d’un peu d’ombre. Les murailles en effet sont si nécessaires pour les jardins, que même pour les multiplier, je me fais autant que je puis de petits jardins dans le voisinage du grand ... »
La terrasse en surplomb possède aussi une valeur métaphorique d’échelle sociale. En aucun cas, le souverain ne devait croiser le petit peuple de jardiniers lors de ses promenades. Ainsi, existent-ils des passages voûtés reliant les différentes parcelles du jardin sans emprunter les terrasses et les escaliers.

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Il est intéressant d’écouter la guide développer certaines techniques de jardinage que La Quintinie rassembla dans son ouvrage Instruction pour les jardins fruitiers et les potagers, publié deux ans après sa mort. Ainsi, pour l’amandement des terres, il utilise des fumiers chauds et frais en provenance des écuries et des étables du château. Ce sont environ trois cents brouettes qui sont acheminées chaque jour.
Ils sont choisis en fonction de la nature de la terre mais tous sont « comme une espèce de monnaie qui répare les trésors de la terre. »
« Tous les légumes du potager demandent beaucoup de fumier, les plans d’arbres n’en demandent point… Toutes sortes de fumiers pourris de quelque animal que ce soit, chevaux, mulets, bœufs, vaches, sont excellents pour amander les terres employées en plantes potagères. Celuy de mouton a plus de sel que tous les autres, ainsi il ne faut pas en mettre en grande quantité. Il est à peu près la même chose pour celuy des poules et des pigeons, mais je ne conseille guère d’en employer à cause des pucerons dont ils sont toujours pleins, et qui d’ordinaire font tort aux plantes … »
En jouant aussi des diverses expositions, en utilisant des abris de verre et des cloches, il obtient ainsi des récoltes à contre-saison qui flattent l’appétence du roi. Il n’en est pas peu fier : « J’en ai fait mûrir cinq et six semaines devant le temps, par exemple des fraises à la fin mars, des précoces, et des pois en avril, des figues en juin, des asperges et des laitues pommées en décembre, janvier... »
Outre d’être un lieu de production, le Potager du Roi est un laboratoire des savoirs et des pratiques culturales. La gastronomie va prendre une autre dimension.
Avant Louis XIV, la cuisine n’était guère raffinée ; ainsi j’imagine que si l’on vous avait servi des ailes de cygne ou un rôti de héron, vous auriez été aussi dédaigneux que l’échassier de la fable de La Fontaine.
De même, avant Louis XIII, les légumes ne se consommaient pas et même les médecins les déconseillaient. C’est sous le règne de Louis XIV que les légumes s’imposent. Encore que les « légumes-racines », ceux qui poussent sous la terre, les « légumes du diable » ainsi nommé parce que ne voyant jamais le (roi) soleil, tels la pomme de terre, la carotte et le navet, ne sont mangés que par les plus pauvres et les animaux. Par contre, ceux voyant le soleil, plus près du Ciel donc aussi, sont appréciés par la noblesse.

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Nous nous arrêtons quelques instants devant un plant d’asperges dont on a volontairement laissé développer les feuilles d’asparagus, ce qui évite la pousse de mauvaises herbes.
Certes à ranger dans les légumes racines, l’asperge sauve cependant sa tête qui a vu le soleil, et est donc digne du palais du souverain.
La Quintinie est le premier à développer la culture primeur et même à contre-saison de certains fruits et légumes. Il s’enorgueillit ainsi de pouvoir servir des asperges sur la table du roi dès le mois de janvier.
Jusqu’alors, l’asperge n’est mangée que par les hommes. La prude Madame de Maintenon, seconde épouse de Louis XIV, la considère même comme une « invite à l’amour » et en interdit la consommation aux demoiselles de son pensionnat de la Maison royale de Saint-Louis de Saint-Cyr-l’École toute proche. Pourtant, les vertus aphrodisiaques qu’on lui prête, probablement à cause de sa forme allongée, ne sont absolument pas fondées.
Sa Majesté le roi en raffole notamment la verte trempée en mouillette dans le jaune d’un œuf à la coque. Moi aussi Loulou !
Et je ne résiste pas à vous emmener Du côté de chez Swann, un peu plus de deux siècles plus tard : « Mon ravissement était devant les asperges, trempées d’outre-mer et de rose, et dont l’épi, finement pignoché de mauve et d’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied –encore souillé pourtant du sol de leur plant- par des irisations qui ne sont pas de la terre. » Il semblerait donc qu’il n’y ait pas que la madeleine de Proust mais aussi l’asperge !
Non loin de là, se trouve une raie d’artichauts, un légume venu du Maghreb qui se développe aussi grâce à La Quintinie.

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L’apparition de certains légumes à des époques nouvelles de l’année révolutionne la cuisine car elle permet l’association de saveurs jusqu’alors inconnues.
Ainsi le pois consommé sec comme les pois chiches (qui ne sont pas des pois mais des légumineuses !) : La Quintinie, lui, va en cueillir les graines avant qu’elles ne soient mûres et qu’elles n’aient atteint la taille du pois adulte. Le petit pois est né et fait fureur à la Cour : « Le chapitre des petits pois dure toujours ; l’impatience d’en manger, le plaisir d’en avoir mangé et la joie d’en manger encore, sont les trois points que nos princes traitent depuis quelques jours ... » confie encore Madame de Maintenon (et non pas Madame de Sévigné comme on le lit souvent !) dans une lettre au cardinal de Noailles. Car cette fois, les dames en consomment sans modération. Connaît-on déjà comme variétés, le Dominé, le Sans Pareil de Clamart, le Couronné et le Quarré à cul noir, pour qu’elles en soient folles ? Le roi en est également très friand malgré les réticences de Fagon, son médecin personnel, qui prétend que cela lui dérange l’estomac.
Peut-être est-ce par reconnaissance envers Monsieur le Jardinier que la France des années folles chantait ce refrain médiocre :

« Ah ! Les p’tits pois, les p’tits pois, les p’tits pois
C’est un légume bien tendre
Ah ! Les p’tits pois, les p’tits pois, les p’tits pois
Ça n’ se mange pas avec les doigts ! »

Pour rester dans le domaine de la chanson, vous savez peut-être moins que Julien Clerc accommoda les petits pois avec des lardons dans une bluette légère:

« Elle faisait chauffer au feu de bois
Des petits pois
Il faisait cuire sur des tisons
Des tas de lardons

Elle qui criait avec sa voix
« Voilà les petits pois »
Pendant qu’il chantait dans son ton
« Chauds mes lardons » …

… Mais un jour qu’y avait plus de charbon
Pour les lardons
Il a porté ses petits bouts de gras
Chez les petits pois

Ils ont fait cuisine papillon
Avec les lardons
Et ils ont mélangé leurs doigts
Dans les petits pois

Et ils ont fait ça sans façon
Petits pois lardons
Sans qu’on les voie
Lardons petits pois ... »

Et qui sait si ne naquit pas, neuf mois plus tard, un adorable bébé qui devint un sale « lardon » comme les deux qui troublent la visite en cueillant des fruits sans aucune remontrance de leurs parents ! Notre étudiante fait remarquer avec justesse, que si chaque visiteur croque ne serait-ce qu’une pomme, la récolte sera fort maigre.
Sans qu’il y ait un rapport avec leur humeur massacrante, j’en reviens aux croyances ancestrales liées notamment aux lunaisons qu’on a plaisir à retrouver dans les almanachs : « Ne sème pas dans le croissant, il faucille avant toi », « Sème, pour la rendre féconde, en pleine lune plante ronde », « Laboure en lune nouvelle, ta récolte sera belle », « Plantes qui grainent se sèment en croissant, plantes qui racinent se sèment en défaillant. »
Voici l’opinion de La Quintinie : « À l’égard de la chose, je proteste de bonne foi que pendant plus de trente ans, j’ai eu des applications infinies pour remarquer au vrai si toutes les Lunaisons devaient être de quelque considération en Jardinage, afin de suivre exactement un usage que je trouvais établi, s’il me paraissait bon ; mais qu’au bout du compte tout ce que j’en ai appris par mes observations longues et fréquentes, exactes et sincères, a été que ces décours ne sont simplement que de vieux discours de Jardiniers malhabiles…
… Semez, plantez toutes sortes de graines ou de plants, en quelque quartier de Lune que ce soit, je vous réponds d’un succès égal de vos semences et de vos plantes, pourvu que votre terre soit bonne, bien préparée, que vos plants et vos semences ne soient point défectueux, que la saison ne s’y oppose pas ; le premier jour de Lune, comme le dernier, sont entièrement favorables à cet égard… Ce serait un secret admirable de faire que la Lune se mît d’intelligence avec un jardinier pour faire que telle plante montât en graine parce qu’il le voudrait, et empêchât telle autre d’y monter parce que pareillement il serait bien aise qu’elle ne montât pas. »
Je ne saurais prendre parti dans ce débat, l’astre incriminé possède de nos jours encore ses ardents défenseurs. D’ailleurs, au dix-huitième siècle, Linné, le grand naturaliste suédois, considéré comme un précurseur de l’écologie moderne, se fondait sur le calendrier lunaire pour sa classification des végétaux.
De l’époque de La Quintinie, une bonne vingtaine d’espèces de légumes ne sont plus en usage de nos jours, tels les plantains, les oxalis, le cardon. Quoiqu’il ne m’étonnerait pas que Michel Bras, le grand chef cuisinier de Laguiole, les accommodât dans certains de ses plats.
Nous nous dirigeons maintenant au-delà de la terrasse du Couchant dans une de ces « chambres » abritées derrière de hauts murs, favorables à la culture des arbres fruitiers. Aujourd’hui, environ quatre cent cinquante variétés fruitières sont cultivées au Potager.
Pour bénéficier d’une chaleur et d’un ensoleillement maximaux, les pêchers et nectarines sont adossés à des murs exposés au sud et à l’est, derrière lesquels surgit la cathédrale Saint-Louis de Versailles construite par l’architecte Jacques Hardouin-Mansart de Sagonne, choisi par Louis XV.

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Presque appétissantes, quelques vasques sculptées dans la pierre, au sommet du mur d’enceinte, regorgent de fruits.
Nous nous attardons devant des arbres moins courants, ainsi des néfliers, même si La Quintinie écrit : « Destinons un peu de néfliers pour qui les aime, mais à condition de ne pas les mettre en lieu de parade ; ce n’est pas un fruit assez précieux pour cela, ni même pour avoir besoin d’en planter beaucoup. Le nombre des gens qui ne les haïssent pas est médiocrement grand. »
J’avoue qu’enfant, j’appartenais à ceux-là. Orgueilleux arbre qui veut que son fruit plein de pourriture porte une couronne.

« D’une tête de clown elle a l’aspect scurrile
Le faciès hébété et qu’on croirait grimé,
Pour tenir lieu de fard, d’une couche de bile,
Le menton qui s’enfuit, le crâne déprimé,

C‘est, cependant, avec son orgueil juvénile
Qu’elle dresse bien haut son front diadémé,
Comme celui des fols, d’un pentacle débile,
Singeant le croupion d’un oison déplumé ... »

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Ce fruit peu ragoûtant d’allure semble avoir possédé des vertus thérapeutiques : « On donne des nèfles à ceux qui ont le flux de ventre. Leur décoction arrête les fluxions qui tombent sur la gorge, sur le gosier, sur les dents, sur les ge