Archive pour la catégorie 'Histoires de cinéma et de photographie'

Les Cabanes de JeanDenis Robert : « Rhapsodie pour des ruines »

Encore une séance de rattrapage après que quelques ennuis de santé m’aient éloigné de la rédaction de mon blog. L’artiste et ami dont je souhaite vous entretenir me pardonnera volontiers.
Mes lecteurs les plus assidus le connaissent : au gré de son actualité, j’ai consacré plusieurs billets* à l’univers du photographe JeanDenis Robert.
Cette fois-ci, la belle aubaine, il avait choisi de présenter ses derniers travaux, non loin de mon domicile, à la librairie le Pavé du Canal de Montigny-le-Bretonneux. Situé au cœur de la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, le Pavé est un remarquable espace culturel indépendant animé par des libraires de formation qui font partager aux clients leurs coups de cœur et émotions littéraires, à travers des newsletters mensuelles, des séances de dédicaces d’auteurs, des mini-festivals sur des thèmes variés, des interventions dans l’émission Yvelivres de la télévision locale.
Ici, on ne vient pas qu’acheter un livre, on flâne volontiers au milieu des rayons richement achalandés à la quête d’éventuelles futures lectures. Laurent Garin, le directeur, ne conçoit pas que la librairie soit uniquement un lieu dédié aux livres et y convie aussi d’autres arts, c’est donc ainsi que l’on a pu découvrir, accrochées de-ci de-là, quelques photographies tirées de Rhapsodie pour des ruines, le  (double) beau-livre de JeanDenis Robert,

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Profondément inspiré par le mouvement surréaliste, dans ses travaux antérieurs, JeanDenis, fouineur de greniers et de bric-à-brac, réhabilitait artistiquement, en les mettant en scène avec jubilation, des objets promis à l’inéluctable rejet. À travers le prisme de son objectif 6×6, ces victimes de la société de consommation troquaient leur condition dérisoire pour le statut enviable d’objet d’art, des natures mortes … tellement vivantes.
Cette fois-ci, la démarche n’est pas tellement différente : en battant la campagne « au milieu de la France, entre la Vienne, l’Indre, la Touraine et le Cher, mais aussi au hasard de quelques voyages plus au sud, plus à l’ouest », JeanDenis a pointé l’objectif de son Hasselblad 500 CM, le « stradivarius de la photographie » comme il aime dire, sur des vestiges de petits édifices liés originellement à la conquête paysanne du sol : cabanes abandonnées, abris, remises, granges, appentis, resserres, huttes, bories, loges et cayennes. Souvent, ils ont aujourd’hui disparu au moins partiellement, ou se sont effondrés après avoir subi les outrages du temps.
Selon l’analyse du premier théoricien de l’architecture, le romain Marcus Vitruve (1er siècle avant J.C.), « l’histoire de l’architecture débute au moment où les hommes préhistoriques eurent pour la première fois l’idée de construire des cabanes » pour s’abriter des intempéries. Mais c’est au 18ème siècle, suivant les préceptes du philosophe Jean-Jacques Rousseau sur l’état de nature et du bon sauvage, que le mythe de la cabane se développa.
Sans remonter aussi loin, la cabane est une fascination d’enfant : se transformer en Robinson, s’inventer à défaut d’une île au moins un espace en retrait, afin d’échapper à l’autorité adulte. J’ai le souvenir, dans mon enfance normande, de jeudis avides (il n’y avait pas classe à l’époque) où, avec mes copains Georges, Gérard et Philippe, nous filions dans les bois pour rassembler quelques branchages et construire un éphémère havre de paix et d’aventure.
Jean-Denis fut un des gosses du film La Guerre des Boutons, réalisé par son père Yves, qui édifiaient une cabane pour y amasser leur « trésor de guerre », les boutons de culottes et de chemises des peigne-culs de Velrans ! Marie-Tintin, la gardienne du butin, confiait cinquante ans plus tard : « J’avais onze ans, cet été-là est resté gravé à jamais dans ma mémoire, on jouait aux amoureux, entre deux scènes, les autres mômes me couvraient de bisous ! » … Tant qu’ils ne lui demandaient pas de montrer ses « o-edèmes » (du sein) !
Au bon temps des dictées scolaires à l’encre violette, je fus confronté, avec une jubilation inhabituelle, à un passage du livre éponyme de Louis Pergaud : « Ils (« les libres enfants de Longeverne » ndlr) réaliseraient leur volonté ; leur personnalité naissait de cet acte fait par eux et pour eux. Ils auraient une maison, un palais, un panthéon, où ils seraient chez eux, où les parents les maîtres d’école et le curé, grands contrecarreurs de projets, ne mettraient pas le nez, où ils pourraient faire en toute tranquillité tout ce qu’on leur défendait à l’église, en classe et dans la famille. »
La part d’enfance demeure chez JeanDenis adulte. Il nous livre, en préambule, comment il a apprivoisé ces ruines avant de composer sa rhapsodie : « Elles doivent me séduire, partager avec moi une part d’utopisme et de fantasme … les découvrir sont des instants qu’il ne faut pas gâcher… en faire longuement le tour avant de les capturer, il faut parfois y revenir, à l’aube, risquer une autre lumière. »
Nous les dédaignons, l’artiste nous les rend telles qu’il les ressent, émouvantes, inquiétantes ou avenantes, désuètes, mais belles et inspirées aussi. Elles ont toutes une âme. Comme les People* de son précédent ouvrage, elles ont une « gueule d’atmosphère ».

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eoliennes

La brume les rend mystérieuses ou désolantes, un rai de soleil après l’orage les ravive. Certaines sont agressées par une végétation vorace. L’une, orpheline, semble incongrue dans un champ d’éoliennes, une autre est château … d’eau. Souvent, leur dernier hôte a décampé depuis longtemps. Une table et deux bancs face à quelques plants de vigne témoignent peut-être encore d’une présence au temps des vendanges. « La rouille aurait un charme fou/Si elle ne s’attaquait qu’aux grilles » chanta Maxime Le Forestier.

ByrrhDubonnet

Byrrh, Dubonnet (Dubo ! Dubon ! Dubonnet !), ces vieilles réclames défraîchies sur les murs murmurent la « douce France » de mon enfance, au bord des anciennes routes nationales qu’avec les congés payés et l’essor de l’automobile, les Français empruntaient. La route des vacances faisait recette (pas seulement la Nationale 7 chantée par Trenet) du moins pour les annonceurs et les peintres pignonistes. Joseph Dubonnet avait élaboré, en 1846, son vermouth aromatisé au quinquina pour lutter contre le paludisme et soulager notamment les légionnaires victimes des moustiques dans les colonies. Ces apéritifs d’antan trônent encore parfois derrière le comptoir de certains bistrots à l’ancienne. Ma chère mémé les sortait de son placard, les jours de fête.
Ces images du patrimoine appartiennent à notre mémoire. Toutes ces ruines racontent une histoire et quelques pans d’Histoire d’une France rurale. Le photographe les a peuplées de ses propres récits.

Pavé photos 2cliché Pavé du Canal

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C’est là, dans le second volet de son diptyque, qu’entre en scène JeanDenis Robert dans un exercice nouveau pour lui. Il s’est approprié les cabanes, à moins que ce soient elles qui l’aient convaincu d’écrire à leur sujet. « Le plaisir stimule l’imagination. Toutes les nuits, je fus visité par les fantômes de mes ruines. Sans cesse des souvenirs, des moments de vie. »
Il avait mis ses portraits de People en résonance avec des poèmes de son ami danois Per Sørensen. Cette fois, l’envie d’écrire, avoue-t-il, lui est tombée dessus un mardi !!! Son esprit s’est emballé, son imagination s’est envolée, ses timidités littéraires se sont évanouies, et voici que vingt-huit histoires courtes ont jailli des cabanes aux fenêtres souvent éventrées.
« J’ai eu le sentiment d’effectuer les repérages de films inconcevables, abusivement insolites, indûment réalistes … mais ici, les repérages sont clos, les décors sont déterminés avant l’histoire … les situations et les personnages apparaissent sans crier gare. »
L’exercice est savoureusement réussi. L’écrivain photographe joue avec jubilation et nous invite à jouer avec lui : « lire, voir, se figurer, combiner et voir autrement ». Il titille la curiosité et la perspicacité du lecteur, c’est à lui de mettre en correspondance nouvelles et photographies. C’est à lui aussi de distinguer les parts de vérité et de fiction.
Pour avoir le privilège de connaître un peu JeanDenis, quelques indices m’ont parfois orienté, ainsi cette virée en auto-stop dans les 70’S qui faillit ne pas être un beau roman, une belle histoire à cause d’un automobiliste louche qui connaissait Brassens, ou encore la présence de gosses de la mythique guerre des boutons dans la nouvelle Flambeau Le Chien. Jean-Denis est aussi le « couillon » goûteur de la purée de lecanium du cornouiller au jus de punaises, une des recettes concoctées par trois jeunes sorcières.
Ça suffit, ne comptez pas sur moi pour jouer les spoilers en vous dévoilant le vrai et le faux, cela serait d’ailleurs moins drôle pour vous : à vous de retrouver la vigne de Suzanne, le champ de Marcel le rebouteux, les deux cabanons sur le Cher que séparait la ligne de démarcation à partir de juin 1940, bref à rassembler les pièces de ce baroque puzzle artistique.
L’artiste balance entre poésie et réalisme, brosse des portraits, crée des ambiances entre amours et drames, s’essaie au polar, au conte, à la comptine même. Il saupoudre certains de ses récits de références cinématographiques et photographiques (on ne se refait pas !). Toutes ses cabanes sont des réserves de rêves et de réflexions

Amorette

Cabane 6 tôles

L'inusable

L’art est prémonitoire. Ironie grinçante du quotidien, j’eus, le lendemain de ma visite, la révoltante surprise de découvrir, à quelques centaines de mètres de la librairie, mal dissimulées dans des buissons touffus, des baraques de tôles récupérées abritant des familles de Roms.
La cabane, illustration bricolée de la précarité, devient alors objet politique. Elle tient un discours quand, symbole de résistance ou de lutte, elle s’installe dans une ZAD (Zone à Défendre) ou sur un rond-point (Gilets Jaunes). Plus pacifiquement, elle délivre un message écologique dans une nouvelle forme d’hôtellerie de plein air qui attire des amoureux de la nature, avec des cabanes dans les arbres ou sur l’eau.
Pour pasticher le poète, JeanDenis Robert ne photographie pas (et n’écrit pas) pour passer le temps. Comme les Fenêtres de Jacques Brel, ses cabanes nous disent beaucoup. Après avoir voyagé dans son double livre au design très original, vous aussi, désormais, envisagerez, avec un œil et un esprit différents, les cabanes qui surgiront secrètement au hasard de vos promenades.

couverture

RHAPS Carton

ils vous attendent

Rhapsodie pour des ruines de JeanDenis Robert, éditions 6X6, deux livres réunis en un même coffret, 45€
*http://encreviolette.unblog.fr/2016/04/21/rondeau-et-passacaille-dobjets-kc-avec-jeandenis-robert/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/04/08/jeandenis-robert-clemence-veilhan-et-david-meignan-ramenent-des-objets-reclus-au-chateau-de-nogent-le-roi/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/03/09/les-people-de-jeandenis-robert-et-per-sorensen-sont-entres-dans-paris/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/15/quand-le-photographe-jeandenis-robert-nous-alphabetise/
http://encreviolette.unblog.fr/2011/09/27/martin-lartigue-et-jean-denis-robert-exposent-au-chateau-ou-les-beaux-dommages-collateraux-de-la-guerre-des-boutons-dyves-robert/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/10/21/les-mysterieuses-vacances-de-monsieur-mulot/

Mes remerciements à JeanDenis Robert pour le prêt et l’autorisation d’utilisation de ses photographies

Cabanes invit 2

cabanes invitation 1

Le cinéaste Jean-Jacques Beineix nous a quittés.

J’avais commis, en juin 2013, un billet sur son univers cinématographique à l’occasion d’une épatante exposition au musée des années 30 de Boulogne-Billancourt. En le relisant, je n’ai rien à ajouter ou retrancher et le trouve toujours fidèle à l’estime artistique que j’avais pour ce réalisateur trop souvent mal aimé par la critique :
http://encreviolette.unblog.fr/2013/06/03/voyage-dans-le-cinema-de-jean-jacques-beineix/
J’ai aimé l’esthétisme de ses films qui traversèrent les années 1980. Je revois toujours avec émotion une des scènes culte de son film cultissime 37° le matin. J’avais écrit :
« Le Causse Méjean, un désert jaune brûlé de landes et de pierres comme royaume, un coucher de soleil incandescent : « Putain, j’adore ce coin ! » Moi aussi, j’aime ce coin de Lozère ! Du coffre de la Mercédès jaune, Zorg alias Jean-Hugues Anglade avec une veste jaune sort un gâteau aux bougies déjà allumées : « Á tes vingt ans Betty ! » « Tout ce qui est ici est à toi » … « Tu veux dire que le coucher de soleil accroché dans les arbres, c’est à moi ? … Le silence et le petit courant d’air qui descend de la colline, c’est à moi aussi ? ».
Un romantisme fou, beau à chialer !

37°2

Mon Festival du Film Britannique de Dinard 2019 (2ème partie)

Pour le compte-rendu des deux premières journées du festival, cliquer ici :
http://encreviolette.unblog.fr/2019/10/19/mon-festival-du-film-britannique-de-dinard-2019-1ere-partie/

Vendredi 27 septembre :

Dinard Hitchcock blog

Ce matin, nous prévoyons d’en terminer avec les projections des films en compétition pour le Hitchcock d’or à l’auditorium Stephan Bouttet.
Et d’abord, The Last Tree du réalisateur noir Shola Ammo qui avait auparavant sorti un documentaire multimédia expérimental sur la gentrification de Brixton, un quartier au sud de Londres dont les minorités ethniques et la classe ouvrière ont été peu à peu chassées par la hausse des prix. On connaît aussi ce phénomène dans les grandes métropoles françaises.
Shola Amoo s’inspire cette fois de sa propre jeunesse pour raconter l’enfance déracinée de Femi, un jeune garçon britannique d’origine nigériane. Celle-ci commence, de manière heureuse semble-t-il, avec Mary, sa mère adoptive aimante blanche, dans la zone côtière et rurale du Lincolnshire.

The Last Tree  mère adoptive blog

Femi s’éclate sur les étendues plates du Walsh baignées d’une belle lumière dorée, qui lui servent de terrains d’aventure avec ses camarades blancs.
Tout bascule avec l’arrivée de Yinka, la mère biologique de Femi, qui souhaite reprendre son fils maintenant qu’elle a trouvé un emploi et un endroit pour vivre. Malgré la promesse de Mary de tout faire pour en conserver la garde, Femi se retrouve bientôt transplanté dans la grisaille d’un quartier du sud de Londres, un peu sordide, qui détone des paysages lumineux du Lincolnshire.
C’est un changement de vie bouleversant pour Femi. Sa mère l’élève alors de manière très autoritaire, lui imposant des tâches ménagères, un respect sévère, le tabassant même.
À l’école aussi, Femi trouve difficilement ses marques au milieu de ses camarades noirs et citadins qui se moquent de son héritage africain, notamment son prénom. De manière symbolique, il écoute la musique de The Cure dans son casque mais leur déclare sa passion pour Tupac Shakur, poète et acteur américain assassiné à l’âge de 25 ans et souvent considéré comme étant l’un des plus grands rappeurs de tous les temps.
Dessous sa carapace de douceur, Femi glisse peu à peu vers une certaine violence
Il manifeste quelque intérêt pour Tope, une lycéenne aux tresses violettes, qui connaît elle-même des problèmes de racisme et d’identité, mais semble mieux les affronter. Un des ses professeurs comprend les tourments qui envahissent Femi et tente de l’aider.
Troisième partie du film, réconcilié avec sa mère, ils s’envolent pour le Nigéria et Lagos afin qu’il fasse connaissance avec son père biologique devenu un pasteur chrétien opulent. Chez lui, tout est décoré à la feuille d’or « Pourquoi nous as-tu abandonnés ? » demande Femi. « Elle ne savait pas quelle transgression c’était ! ».
Vous avez compris, The Last Tree, ce Femi des villes et Femi des champs, est plein de bons (et de mauvais aussi !) sentiments qui me remuent. Encore une fois, je prends conscience de la chance que j’ai eue.
Shola Amoo, le réalisateur sait avec habileté donner des couleurs et des sons appropriés aux trois endroits, Lincolnshire Londres et Lagos, où l’histoire se déplace. Les arbres sont un symbole discret mais puissant d’une vie toujours possible.
Comme d’habitude, je me répète, les acteurs sont excellents, bien sur Femi que l’on retrouve, selon l’âge de l’enfance et de l’adolescence, sous les traits de Tai Golding puis Sam Adewumni, Denise Black dans le rôle de la mère nourricière ainsi que Gbemisola Ikumelo la mère biologique.

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The Last Tree pourrait aussi postuler au Prix du Public. Avec tendresse, il nous invite à réfléchir sur les problèmes de racisme, d’identité, ajoutons la religion, qui nous divisent dans notre société.
Allez vite ! Nous nous glissons dans la file d’attente pour la projection de Only you, le dernier film en compétition.
Pour l’instant, c’est (presque) Only Jacques Chirac dont le décès, la veille, fait la Une de Ouest-France et Le Télégramme de Brest, à disposition gratuitement à l’accueil.

Dinard chirac blog

Une sympathie s’était tissée entre la population dinardaise et l’ancien président de la République qui effectuait régulièrement des séjours dans la cité balnéaire, à l’invitation de son grand ami, l’homme d’affaires François Pinault.
Only you, premier long-métrage de la réalisatrice Harry Wootliff, n’est pas Coup de foudre à Notting Hill, mais à Glasgow !
Réunis par le plus grand des hasards, sur un malentendu, dans un taxi, un soir de Nouvel An bien arrosé, Elena et Jake tombent éperdument amoureux et ne vont plus se quitter. Il a 26 ans et est DJ pour payer ses études de doctorat en biologie marine. Elle a dix ans de plus (qu’elle va avouer progressivement au cours de la narration !) et travaille dans un centre culturel.
Tout semble les opposer mais vous savez (j’espère) ce que c’est, l’amour a le pouvoir de lever tous les obstacles, et puis le spectateur est bien content que ça fonctionne entre eux. Les deux tourtereaux respirent tellement la sympathie, d’autant plus qu’ils sont interprétés par deux jeunes acteurs exceptionnels de justesse, l’espagnole et même catalane Laia Costa et le britannique Josh O’Connor (futur Prince Charles dans The Crown) qu’on avait découvert à Dinard dans The Riot Club en 2014 puis surtout dans Seule la Terre, Hitchcock d’or 2017.
DJ oblige, ça roucoule sur le slow I want you d’Elvis Costello. À défaut, je vous offre le clip officiel :

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On craint de s’installer dans une romance gentillette jusqu’à ce le couple forme le projet d’avoir un enfant. On bascule bientôt dans le mélodrame devant son incapacité à créer une descendance. Cela vire même à l’obsession et la réalisatrice force même le trait en multipliant les séquences de fêtes et invitations où Elena et Jake se retrouvent en présence de poupons délicieux et de mères rayonnantes. Les pauvres !
Rien ne nous est caché depuis les tests négatifs jusqu’à la fécondation in vitro dont le champ d’application demeure encore d’actualité dans de nombreux pays.
Je craque devant les yeux remplis de larmes d’Elena et Jake à chaque test de grossesse infructueux. On voudrait bien que ça « marche » ! Ils sont si attachants mais leur amour résistera-t-il aux épreuves de la vie ?
Un indice ? On réentend Elvis Costello à la fin du film !

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Cette fois, je ne zappe pas le sandwich de midi (il est en fait presque 15 heures !) et clin d’œil, la table du Rock Café, où je déguste mon jambon de Bayonne beurre (et même fromage), rappelle la pochette de Nevermind, l’album culte du groupe Nirvana, avec le bébé nageur tentant (ou pas !) de saisir un billet d’1 dollar accroché à un hameçon. Symbole d’un appât illusoire pour une génération désenchantée !

Dinard nirvana

Petite anecdote de cette mémorable pochette … où le zizi du bambin est visible : la maison de disques désirait l’enlever de l’image, mais le leader du groupe Kurt Cobain déclara que le seul compromis qu’il accepterait serait une vignette masquant le pénis sur laquelle serait écrite « Si cela vous choque, vous devez être un pédophile en puissance ».
On ne traîne pas au café car, même si notre prochain film n’est programmé qu’à 17 heures 30, on pressent qu’il va y avoir foule dans les deux salles du cinéma Émeraude pour assister à l’unique projection en avant-première de Sorry, We missed You, le « nouveau Ken Loach » comme on dit quand il s’agit des plus grands noms du cinéma : récompensé par la Palme d’or à Cannes pour Le vent se lève (2006) et Moi, Daniel Blake (2016), plusieurs prix du Jury sur la Croisette, ainsi que des César. Un sacré bonhomme qui, à 83 ans, continue à être en lutte contre l’injustice sociale, toujours du côté des travailleurs exploités :
« Nous avions avec Paul (Laverty son scénariste) de grandes discussions sur la façon dont le monde du travail évoluait, comment l’on passait d’un travail sûr à un travail précaire, d’un salaire décent à un salaire indécent. Tout cela n’a rien d’accidentel. C’est l’aboutissement d’un très long processus entamé par Margaret Thatcher : l’affaiblissement des syndicats, la disparition d’anciennes industries et l’apparition de secteurs d’activité privilégiant la précarité. C’est la conséquence inévitable du « marché libre » et de la concurrence effrénée. Pour faire baisser les prix, il faut réduire les coûts, et, en premier lieu, celui du travail en en modifiant le cadre. Ceux qui ne travaillent pas assez dur, pas assez vite, sont rayés de la carte … Voilà la loi du marché et ce sur quoi l’Union Européenne est bâtie » (interview dans Marianne du 24 octobre 2019)
Cette fois, Ken Loach dénonce les ravages de l’ubérisation à travers le destin cabossé d’une famille de Newcastle, ancienne ville ouvrière qui constituait déjà le décor de Moi, Daniel Blake.
Alors que le menuisier Daniel Blake, atteint d’une maladie cardiaque, ne pouvait plus travailler et affrontait les aberrations kafkaïennes de l’administration pour faire valoir ses droits, Sorry, We missed You s’ouvre sur un entretien d’embauche, a priori positif mais qui s’avèrera tout aussi destructeur.
C’est l’histoire poignante et révoltante d’une famille soudée et courageuse mais endettée. La mère trime comme auxiliaire de vie auprès de personnes âgées ou handicapées. Ricky, le père, après avoir fait un tas de petits boulots dans le bâtiment, se met à son compte comme chauffeur-livreur pour une plateforme de vente en ligne. Le chef du dépôt met en avant la prétendue liberté dont Ricky va bénéficier comme auto-entrepreneur, tout en insistant bien sur les cadences à respecter, les objectifs à tenir.
Le bout du tunnel ? On aurait envie de le croire quand on voit partir en tournée en camionnette Ricky et sa fillette adorable mais tellement naïvement lucide sur les dangers du « gun », un boîtier ultra-perfectionné multifonctions, chargé principalement de scanner les codes-barres mais plus encore, de surveiller en permanence les faits et gestes du chauffeur. Dans la course contre le temps et donc le chiffre, fonce, cours ou crève, il est même contraint d’emporter une bouteille pour satisfaire ses besoins pressants.
Ces tournées harassantes ont bientôt des répercussions désastreuses sur la vie familiale réduite à chagrin : l’épuisement, l’irritabilité, les colères, les disputes le fils en rébellion et en décrochage scolaire … C’est ma faute martèle fréquemment le père. Mais non ! Ce n’est pas sa faute, ni même à Voltaire, mais à UBER !

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Les acteurs sont admirables et criants de justesse et pour cause, certains, professionnels depuis peu, connaissent bien la classe ouvrière. Kris Hitchen, qui incarne le père, a été chauffeur durant vingt ans. Debbie Honeywood, la mère, a grandi dans le monde ouvrier et travaillé avec des enfants en difficulté. Issus des couches populaires de la société, ils respirent le travail par leur façon de s’exprimer, de se mouvoir, de manger, de vivre tout simplement.
On sort de la projection, bouleversé, ébranlé, à double titre. D’abord, dans nos convictions nourries, gavées plutôt, notamment par les images en boucle, des dizaines de samedis durant, des chaînes d’infos à propos du mouvement de nos gilets jaunes.
La fiction proposée par Ken Loach, cinéaste engagé, enragé, insoumis (ce n’est pas un gros mot !), tendre, profondément humain, dénonce la réalité violente de la société actuelle. Elle possède la puissance du documentaire ou reportage et est tellement plus efficace et instructif que les litanies d’experts sur les plateaux de télévision.
Chez nous, l’œuvre intimiste de Robert Guédiguian et les brûlots de François Ruffin (le césarisé Merci Patron et le récent J’veux du soleil) suivent les mêmes louables brisées.
Dans un autre registre, Thierry Rajic, photographe et réalisateur de clips, aborde subtilement les mêmes questions sociales à travers les portraits de ses « javanais » et voisins (relire mon billet sur son exposition : http://encreviolette.unblog.fr/2019/09/20/thierry-rajic-artiste-citoyen-et-engage-expose-au-giron-dart/comment-page-1/ .
Ensuite, on est ébahi par l’exceptionnel savoir-faire de Ken Loach, ce vieux monsieur si jeune dans ses idées et sa manière de filmer. Dans Sorry, We missed You comme dans I, Daniel Blake, on ne relève aucune fioriture, aucune longueur, aucune faute de scénario ou erreur de casting : toute la différence entre un immense cinéaste de notoriété mondiale et les bons (et parfois très bons) films que nous propose le Dinard Film Festival.
Quelques mots encore de Ken Loach : « La vapeur seule ne suffit pas à conduire la machine à vapeur. Le changement passe forcément par la lutte politique. Les cinéastes ne peuvent pas s’arrêter quand le film est fini. Ils doivent l’accompagner, rencontrer le public, prendre part aux réunions syndicales et politiques, voter. Être actifs, tout simplement ! … Quand on voit des gens à genoux se relever, nous avons l’obligation absolue de nous tenir debout, droits, à leurs côtés ».
Lors de forums pour la promotion du film en Grande-Bretagne, Ken Loach et ses deux acteurs principaux, ont reconnu qu’ils avaient voté Stay (reste) sur la question du Brexit ! Un dilemme !
Sorry, We missed You sort sur les écrans français fin octobre, vous m’avez compris …
Ce vendredi soir, la conversation ira bon train à notre table du Sadi 2 devant un bar de ligne entier (1,2 kg quand même !) sur ardoise, partagé à deux !
Je me souviens qu’en tant que président de ma copropriété, j’avais fustigé un livreur de colis qui circulait anormalement en camionnette dans les allées piétonnes : il m’avait répondu, « ne m’agressez pas, j’ai des objectifs ! » Sorry !
Samedi 28 septembre :
C’est mon dernier jour de festival, des obligations m’obligeant à rejoindre l’Ile-de-France avant lundi.
C’est le premier jour des grandes marées et, ce matin, les employés municipaux s’affairent sur la plage de l’Écluse pour procéder aux mesures de sécurité.
Exceptionnellement, nous accédons à la salle du Balneum par le palais des Arts pour la projection des Shortcuts, les dix courts-métrages en compétition, sous les yeux du jury présidé par le populaire et talentueux réalisateur Shane Meadows. Il remporta le Hitchcock d’or en 2004 avec Dead Man’s Shoes. Il offrit aussi en avant-première la plupart de ses films au public de Dinard, notamment son plus grand succès This is England et son documentaire musical The Stone Roses. Lui aussi sait filmer magistralement les affres de la société britannique.
Beaucoup de réalisateurs ont fait leur apprentissage avec des shortcuts avant de se lancer dans le long-métrage.
Les spectateurs sont invités à cocher leur film préféré dans la liste qui leur est fournie à l’entrée. J’hésite pour ma part entre Capital de Freddy Siborn et The 1st de Mark Waites, aussi jubilants l’un que l’autre, même si le premier traite d’un sujet de société éminemment sérieux.
En effet, suite à un référendum sur la peine de mort qui a rallié 50,9% des voix en faveur du retour de la pendaison, une équipe de jeunes fonctionnaires se rencontrent le jour de l’ouverture du nouveau ministère de la peine de mort avec comme lourde tâche de rendre au peuple britannique le pouvoir de pendre.
On assiste aux échanges de points de vue et arguments souvent farfelus ou ineptes entre ces technocrates incompétents. On rit aux éclats mais aussi … un peu jaune car on imagine, derrière cette satire qu’on n’est pas si loin d’une certaine réalité et que, parfois, certaines décisions puissent être prises en haut-lieu de manière aussi désinvolte en méconnaissance du sujet … le Brexit par exemple ?
Le propos de The 1st est beaucoup plus futile. « J’ai toujours été réalisateur mais je ne réalisais pas ». On assiste au tournage en studio, sous la direction d’une jeune réalisateur arrogant, imbu de lui-même et donc novice, d’une publicité de 30 secondes dans laquelle un mur de 2 500 bouteilles de lait vides doit être dynamité et filmé au ralenti. L’équipe travaille dur pour empiler les bouteilles, tout semble bien se passer sauf que le premier assistant réalisateur est souffrant et son remplaçant maudit. Pauvre réalisateur qui, désemparé, s’interroge sur ce qu’il faut écrire sur l’instant de l’explosion ! Il parodie Magritte sans le savoir : « Ce ne sont pas des bouteilles de lait tant qu’il n’y a pas de lait dedans » !

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Douze minutes d’éclats de verre, de rires pardon, garantis durant lesquelles tous les archétypes d’un tournage sont … tournés en dérision ! Les acteurs excellents semblent eux-mêmes ne pas se prendre au sérieux et composer au second degré. Délicieusement British ! Je vote pour !
Il est midi et, sur le chemin vers la salle Hitchcock, nous faisons une halte à la terrasse ensoleillée du Rock Café. Cette fois, nous choisissons de nous asseoir à la table dédiée à Abbey Road, l’album mythique des Beatles.

Dinard Abbey Road 2 blog

Le temps qu’on me prépare mon « délicieusement franchouillard » sandwich jambon beurre fromage, je vous raconte la genèse de la tout aussi mythique pochette.
Il faut revenir un demi-siècle en arrière, précisément le 8 août 1969, à Londres. Paul Mc Cartney, John Lennon, George Harrisson et Ringo Starr enregistrent leur nouvel album dans les studios EMI sis à l’angle d’Abbey Road. Ils envisagent de l’appeler Everest en référence aux cigarettes fumées par leur ingénieur du son et, du coup, d’aller faire la photo de la pochette sur le célèbre mont du massif de l’Himalaya. Le voyage est trop coûteux pour un simple cliché. McCartney propose alors banalement de sortir dans la rue en bas des studios et d’intituler l’album du nom de cette artère.
À 11h 30 du matin, Iain MacMillian, un photographe écossais, monté sur un escabeau, prend une série de clichés immortalisant les 4 Beatles qui traversent le passage piéton au croisement de Grove End Road et Abbey Road. Seul un badaud a échappé à la vigilance des policiers qui bloquent la rue, cela pourrait être le point de départ (l’incipit pour faire savant !) d’un roman : l’homme qui a vu les Beatles traverser Abbey Road en file indienne !
Sémiologie de l’image : les célèbres chanteurs tournent le dos au studio et semblent s’en aller vers un ailleurs. À l’époque, bruissaient des rumeurs de leur séparation : Abbey Road fut leur dernier album enregistré car Let it Be, l’ultime chronologiquement, avait été enregistré auparavant.
C’est pour cela que cinquante ans plus tard, dans ce quartier résidentiel de Londres, des touristes sexagénaires (de plus jeunes aussi) sont toujours nombreux à prendre la pose et se photographier sur le passage piéton, provoquant des embouteillages !
Here comes the sun, même à Dinard cet après-midi ! Allez, un café (bien que je ne m’assoupisse jamais au festival !) et c’est parti pour une autre avant-première, Denmark, d’Adrian Shergold, celui-là même qui a réalisé Cordelia.
Décidément, aujourd’hui, on baigne dans l’autodérision : le héros Herb, interprété par Rafe Spall lui-même fils de l’immense acteur de Timothy Spall qui avait incarné le Mr Turner de Mike Leigh, est un Gallois, chômeur, abandonné par sa femme, sans nouvelles de son fils. Il décide de changer de vie après avoir vu un reportage dans un journal télévisé : les prisonniers danois semblent être mieux lotis que lui dans leurs prisons « dorées », avec un travail, des soins de santé, le calme de la campagne et même une télé HD. Aussi, n’ayant plus rien à perdre et un peu à gagner, il embarque clandestinement sur un cargo avec le projet loufoque de se faire arrêter et incarcérer dans une prison danoise où l’eau et les lits sont chauds.

Denmark blog

Herb se retrouve ainsi, au pays d’Andersen, dans une ville pittoresque avec tout ce dont il a besoin y compris une banque à braquer. Mais rien ne va se passer comme prévu dans son odyssée a priori morbide. Et lorsqu’il y croise une barmaid éminemment sympathique (je confirme) et … un chien errant qui lui colle bientôt aux basques, Herb commence à s’interroger si la prison est vraiment son unique chance d’être épanoui.
Et puis, et surtout … n’est pas forcément un criminel crédible, qui croit l’être ! Quelle idée de cultiver une ambition aussi saugrenue que de vouloir se faire emprisonner dans un pays où les prisonniers mèneraient une vie plus agréable que les laissés-pour-compte du système d’aide sociale chez soi !
Denmark est un film optimiste, tendre, drôle, détendu et, pourtant en toile de fond, une fois encore, sont esquissés la précarité et le mal-vivre.

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Nous sortons de la salle en hâte (maudit tourniquet) pour rejoindre la file d’attente de la projection suivante. Nous avions oublié que c’est samedi et que beaucoup de Rennais et même Parisiens rejoignent leur résidence de la Côte d’Émeraude pour le week-end. Malgré notre carte pass, la queue est trop longue pour espérer entrer.
Adieu donc Mr. Jones de la réalisatrice polonaise Agnieszka Holland !
Changement donc de programme, nous téléphonons au restaurant que nous avions choisi pour repousser notre venue à 21h 30. Puis assis à la guinguette installée sur le parking, à la recherche du temps perdu, nous bavardons avec la charmante hôtesse britannique à l’accueil de la salle Hitchcock. Cinéphile avertie, elle faisait partie en juin de l’organisation du festival du film de Cabourg qui, en référence à Marcel Proust, récompense les lauréats avec un Swann d’or.
Pour notre dernier film, le public est clairsemé, beaucoup de « festivaliers » ayant sans doute préféré s’agglutiner autour du cinéma Émeraude pour le « tapis rouge » des membres du jury et les équipes d’acteurs à l’occasion de la proclamation des résultats.
Nous partons, hors saison, dans le Sussex sur les falaises crayeuses qui enchâssent la petite station balnéaire de Seaford. C’est là que l’écrivain scénariste (nominé aux Oscars avec Gladiator) William Nicholson, plante le décor de son film Hope Gap présenté en avant-première.
Il bénéficie de ma part un préjugé favorable du fait de son casting prometteur : l’actrice et comédienne américaine Annette Bening à la riche filmographie (me viennent à l’esprit Valmont de Milos Forman, American Beauty de Sam Mendes, Open Range de Kevin Costner), le toujours épatant, éclectique, pince-sans-rire, cabotin parfois, Bill Nighy, et un des fleurons de la jeune génération britannique Josh O’Connor dont j’ai déjà vanté le talent.

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En ouverture du film, justement sur le promontoire de Hope Gap, Grace alias Annette Bening évoque les jours heureux où son fils Jamie, alors enfant, aimait se promener dans ce site pittoresque d’une blancheur éclatante comme épargné par l’usure du temps. Le problème est qu’il y a eu une vie depuis, 33 ans de vie commune …
Grace et Edward forment un vieux couple typiquement britannique. Elle est un brin excentrique et férue de littérature. Elle récite de la poésie et concocte une anthologie de versets recouvrant toute la gamme des expériences humaines. Lui, professeur d’Histoire, est silencieux, impassible, attaché à l’immuable rituel du thé, passant ses soirées à corriger des articles de Wikipedia, toujours consentant à ce qu’elle veut faire, sauf quand elle attend de lui une vraie opinion.
Pour susciter une réaction, devant leur fils Jamie venu de Londres pour le week-end, Grace, au comble de l’exaspération, tire la nappe de la table renversant tous les couverts, avant de se rendre le lendemain à l’office religieux du dimanche comme si rien ne s’était passé. C’est ce moment que choisit Edward pour déclarer calmement à son fils qu’il quitte le foyer aujourd’hui même, qu’il est amoureux d’une autre femme et que Grace n’a absolument pas connaissance de cette aventure parallèle. On comprend très vite que sa décision brutale n’est pas aussi soudaine que cela. Il était malheureux depuis longtemps et n’a plus de temps à perdre.
Les face-à-face entre époux sont rares, et la narration progresse lentement par leurs conversations séparées, artificielles et superficielles, avec leur fils Jamie, peut-être la seule véritable bonne chose à tirer de leur mariage (« ils se sont rencontrés dans le mauvais train » dit Edward !). Mais, finalement, Jamie semble plus préoccupé par le bonheur individuel de ses parents qu’à ce qu’ils restent ensemble.

Hope Gap 2 blog

Cela rend le film un peu monotone, n’effleurant que l’écume des choses. Le divorce est douloureux mais Hope Gap ne l’est sans doute pas assez. Encore que Hope Gap soit un endroit métaphorique pour se jeter à la mer, ne croyez pas que cela n’a pas traversé l’esprit de Grace.
Au final, on en garde un certain plaisir en se concentrant sur les brillantes interprétations d’Annette Bening, Bill Nighy et Josh O’Connor.
Initiative municipale (?), un podium a été dressé sur la chaussée, à quelques mètres du restaurant Ma Pomme où nous avons réservé. Le son assourdissant d’une musique de d’jeuns nuit à la qualité de notre conversation devant un tartare de haddock et un faux-filet sauce roquefort.
Notre Dinard Film Festival s’achève avec un petit détour par le cinéma Émeraude à l’entrée duquel est affiché le palmarès tout fraîchement proclamé.
Le film The Keeper de Marcus Rosenmüller sort grand vainqueur de cette édition 2019 avec le Hitchcock d’or du jury, ainsi que le Prix du Public.

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Je ne suis pas surpris outre mesure car, à l’issue de la projection, j’avais émis l’idée qu’il puisse postuler à la récompense suprême. Cependant, je suis un peu déçu qu’un jury présidé par Sandrine Bonnaire ait porté son choix sur ce film très académique. On aurait pu attendre un peu plus d’audace, il a privilégié un coup de cœur.
Le Hitchcock du meilleur scénario revient à VS. de Ed Lilly : rien à redire.
La Critique prime Only you de Harry Wootliff, la romance de cet adorable couple malheureux de ne pas parvenir à avoir un enfant. Les deux héros Laila Casta et Josh O’Connor avaient de quoi séduire. Un regret pour le dérangeant Animals qui repart bredouille !
Shane Meadows et son jury des Shortcuts attribuent le Hitchcock du court-métrage à Widdershins de Sipon P. Biggs, un film d’animation, intelligent et drôle, sur la vie d’un élégant gentleman réglée comme du papier à musique par une armée d’automates.
Le Public a « tranché » autrement en récompensant Capital de Freddy Syborn.
L’association La règle du jeu décerne son Hitchcock Coup de cœur à l’émouvant Pour Sama de la jeune Syrienne d’Alep Waad Al-Kateab et Edward Watts, présenté en avant-première, qui a bénéficié d’un excellent bouche à oreille.
Enfin, un Hitchcock d’honneur récompense l’œuvre du grand réalisateur Mike Leigh. On ne peut que souhaiter que son dernier film Peterloo (un massacre de citoyens dont on commémore le bicentenaire) qu’il était venu présenter, trouve un distributeur en France.

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Ainsi s’achève ce trentième festival du film britannique de Dinard : une cuvée fort honorable avec des films plaisants sur des sujets souvent forts qui nous interpellent, et une kyrielle d’acteurs talentueux.
J’ai déjà hâte de me mettre sur mon 31 pour le Dinard Film Festival 2020 avec ou sans Brexit, avec une nouvelle équipe municipale et une nouvelle organisation succédant au directeur artistique actuel Hussam Hindi.

Mon Festival du Film Britannique de Dinard 2019 (1ère partie)

Mercredi 25 septembre :
C’est le début du 30ème Dinard Film Festival puisque, communication oblige, depuis l’année précédente, on a rebaptisé ainsi le Festival du Film Britannique. Les « communicants » trouvaient que la ville de Dinard n’était pas assez mise en valeur dans l’intitulé de cet événement cinématographique.
C’est peut-être pour cela également que l’an dernier, ces mêmes adeptes de la déesse Com avaient invité, pour présider le jury du festival, la bellissima Claudia Bellucci dont la photographie trône à l’intérieur du Palais des Arts.

Dinard Bellucci blog

Une initiative bling-bling qui aurait coûté, si j’en crois une polémique au sein du conseil municipal, la coquette somme, « plus ou moins prévue », de 28 000 euros ! La diva aurait été accompagnée notamment d’un coiffeur. Ironie du calendrier et événement capillaire de cette rentrée, Monica aurait sacrifié, ces jours-ci, ses célèbres cheveux longs pour un carré court ultra tendance !
Faut-il y trouver quelconque lien, les organisateurs du festival ont, cette année, tourné le dos à la dolce vita en choisissant comme présidente du jury de la compétition pour le Hitchcock d’or, Sandrine Bonnaire qui se révéla avec son rôle de SDF dans le film Sans toit ni loi d’Agnès Varda. La talentueuse actrice connaît d’ailleurs bien la Côte d’Émeraude et Dinard pour y avoir tourné dans les environs avec Isabelle Huppert, La Cérémonie, l’un des plus beaux films du regretté cinéaste Claude Chabrol qui réglait une fois encore ses comptes avec les notables.
Organiser son propre programme de projections, afin de visionner le maximum de films, constitue toujours un casse-tête : avec un peu de persévérance, nous pourrions en découvrir, aujourd’hui, cinq de la compétition officielle, sans bouger de la salle Stephan Bouttet, enfin presque … puisque, même muni d’une carte pass, il faut en sortir à l’issue de chaque séance pour reprendre la file d’attente de la suivante … parfois sous le vilain crachin breton comme ce matin.
Notre passion pour le cinéma britannique n’est pas altérée pour autant, on sait qu’en Bretagne il fait beau deux fois par jour … et même plus. Malgré les parapluies et les capuches, nous retrouvons, d’une année à l’autre, les mêmes visages, de nouveaux aussi car le rendez-vous cinématographique de Dinard a gagné en notoriété et popularité au fil du temps.
Le festival fête sa trentième édition, pour ma part, c’est la treizième à laquelle j’assiste, et pour célébrer cet heureux anniversaire, l’affiche de la manifestation représente selon le mot de son créateur « une ambassadrice, un peu starlette, un brin festivalière, un soupçon séductrice, coiffée d’un hatcake qui saura satisfaire tous les gourmands du 7ème art ».

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Au risque de frôler la crise de foie, en ouverture de chaque séance, est projetée la bande-annonce imaginée, comme lors des années précédentes, par le jeune réalisateur rennais Paul Marques-Duarte.
Clin d’œil aux comédies musicales, dans des couleurs très kitsch dignes des toilettes acidulées de la reine Elizabeth, elle se déroule, anniversaire oblige, dans une pâtisserie. Un marin anglais conte fleurette à l’appétissante vendeuse qui apporte la dernière touche à la pièce montée. On y parle de coup de foudre ou plutôt d’éclair, d’opéra et de Paris-Brest, ça y est j’ai encore pris 500 grammes, et ça s’achève par une chorégraphie géante filmée cet été sur la plage de l’Écluse. On entend des murmures dans la salle, provenant sans doute de certains des 300 figurants.
C’est réjouissant en ces temps troubles de Brexit mais un peu long (2 minutes et 40 secondes) donc …« bourratif » à la troisième projection !

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Photogramme de la bande annonce Dinard

Plus digestes, car brefs et variés, sont les clips « Plutôt thé ou café ? » produits par les vins rosés de Provence Estandon.
Des questions clichés sont posées à des acteurs et réalisateurs pour mesurer leur degré d’appartenance à la société française ou britannique : « Mini ou 2 CV ? », « Cheddar ou Camembert ? », « God Save the Queen ou Marseillaise ? », « Beckham ou Cantona ? », « Shakespeare ou Molière ? »…
« Bière ou vin rouge ? ». J’adore la réponse de Christopher Granier-Deferre, fils du réalisateur de La veuve Couderc, Le Chat et Une étrange affaire, qui boit inconditionnellement du rosé, boisson souvent synonyme de vacances. Ainsi, a-t-il l’impression d’être en vacances à longueur d’année !
Pour moi, adepte du rosé estival, Dinard signifie des vacances de cinéma … et le moment est venu de voir un premier film en lice pour le Hitchcock d’or, The Keeper du réalisateur allemand (oui, je ne me trompe pas ! il s’agit d’une coproduction) Marcus H. Rosenmüller, l’histoire (un peu trop ?) romancée de Bert Trautmann, un gardien de but de football des années 1950.
Mes fidèles lecteurs n’ignorent sans doute pas ma passion pour ce sport, inoculée sans nul doute par mon regretté père qui, dès ma plus tendre enfance, m’emmenait sur ses épaules au stade de Colombes pour admirer les plus grands joueurs de l’histoire de ce jeu, Raymond Kopa, les artistes hongrois Sandor Kocsis dit « Tête d’or » et le « Major galopant » Ferenc Puskas, Alfredo Di Stefano ou encore « l’araignée noire », le goal soviétique Lev Yachine.

la statue du vrai Bert Trautmann au musée du Club de Manchester City

la statue du vrai Bert Trautmann au musée du Club de Manchester City

À ce jour, j’avais certes entendu parler de Bert Trautmann, ses performances footballistiques ayant parfois franchi la Manche dans ma jeunesse, mais j’ignorais son passé comme soldat de la Wehrmacht.
« On nous cache tout, on nous dit rien /Plus on apprend plus on ne sait rien/On nous informe vraiment sur rien » chantait Jacques Dutronc. À l’ère du numérique et des raisons sociaux, c’est toujours d’actualité, nous en aurons la démonstration le lendemain avec l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen ! !
The Keeper commence en 1945 alors que la Seconde Guerre mondiale se termine. Certains soldats allemands, parmi lesquels Bert Trautmann, se retrouvent détenus dans un camp de prisonniers du Lancashire. Dans l’attente d’être renvoyés en Allemagne, dans le cadre d’un programme de « dénazification », ils effectuent diverses corvées, parient des cigarettes en se défiant dans des séries de pénaltys.
Un épicier qui dirige le modeste club de football local, passant par là avec sa fille, remarque ce Trautmann qui stoppe tous les tirs dans son but de fortune : « That blond lad in goal, he’s not half bad ». Et si ce goal keeper (telle est l’origine de la dénomination française du poste de gardien de but, n’oublions pas que le football est né en Angleterre !) pouvait éviter à son équipe d’être reléguée dans la division inférieure ?
Ainsi commence cette petite histoire, je n’ose pas dire « point de détail » vous savez pourquoi, qui va nous renvoyer à la grande Histoire.
Ses prestations à Saint Helens confèrent rapidement à Bert Trautmann une réputation d’excellent gardien de but et suscitent bientôt l’intérêt des clubs professionnels de la Football League. En 1949, il rejoint le club des Blues de Manchester City, rival des Reds de Manchester United.
En cet immédiat après-guerre où le conflit contre les Allemands est encore très vif dans tous les esprits, en particulier à Manchester ville très bombardée qui compte une importante communauté juive symbolisée dans le film par le rabbin érudit Alexander Altmann, son recrutement provoque l’indignation.
Au fil du temps, le dégoût sincère (?) de Trautmann à l’égard des atrocités nazies, son humilité, son mariage aussi avec la fille du commerçant … et ses exploits footballistiques, vont gagner le cœur des supporters des Blues et plus généralement des sportifs britanniques.
L’ex-soldat de la Wehrmacht, décoré de la Croix de fer la distinction militaire préférée de Hitler et largement utilisée par le Troisième Reich, devient définitivement un véritable héros (sportif) à l’occasion de la finale de la Cup d’Angleterre de 1956 opposant Manchester City à Birmingham dans le « temple » de Wembley.
Non seulement, Trautmann contribue activement au succès de son équipe mais il fait preuve de courage en jouant les quinze dernières minutes de la rencontre avec une fracture de deux vertèbres cervicales suite à un choc avec un attaquant adverse. À cette époque, aucun remplacement de joueur n’était autorisé. Au-delà de la légende athlétique comme le sport sait parfois écrire et de la tendre romance amoureuse nouée avec la fille de l’entraîneur, The Keeper pose des questions beaucoup plus importantes comme le pardon, la résilience et la réconciliation.
Les jeunes générations (il y en a dans le public) découvrent peut-être avec étonnement que la renaissance de la paix en Europe n’était pas une mince affaire au milieu du siècle dernier, chacun portant dans sa chair les traumatismes d’une guerre meurtrière, même si d’ailleurs nous n’en connaissions pas encore toutes les horreurs.

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L’exercice n’était pas aisé pour le réalisateur Marcus H. Rosenmüller de partir du biopic d’un footballeur pour exprimer la difficulté de réconcilier des peuples ennemis.
Il construit de belles séquences qui jouent le rôle de symbole dans la narration. J’ai aimé, dans la première partie du film, pour restituer l’insouciance et une certaine joie retrouvée dans l’immédiat après-guerre, la scène de danse au pub que le réalisateur relie à la chorégraphie des plongeons et envolées du keeper. Délicate aussi est la métaphore du gardien de but encore prisonnier qui veille sur les oiseaux en cage de sa future épouse.
Insoutenables par contre sont les flashbacks répétitifs, revenant culpabilisants dans la tête de Trautmann, où il n’empêche pas un autre soldat d’abattre un enfant juif d’Ukraine jouant seul avec son ballon.
Il y a bien sûr encore la scène de la fracture en finale de la Coupe d’Angleterre qui marque définitivement une rupture dans la conscience de Trautmann et dans le regard des autres.

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Marcus H. Rosenmüller se sort plus qu’honorablement d’un sujet tellement vaste et impliquant que le traitement pouvait s’avérer « casse-gueule ».
En dehors de la boxe, le sport est souvent mal restitué au cinéma mais ici les séquences de football, avec l’appui d’images d’archives, sont fort crédibles.
Il faut noter aussi l’esthétisme recherché du directeur de la photographie avec l’emploi de couleurs qui rappelle les films en technicolor de l’époque de la narration.
Enfin, mais c’est presque une lapalissade lorsqu’il s’agit du cinéma britannique, les acteurs sont remarquables : David Kross dans le rôle titre du film, Freya Mavor (révélation de la série Skins) son épouse, le commerçant dirigeant John Henshaw (il jouait notamment dans Looking for Eric de Ken Loach), sans oublier comme toujours une panoplie de talentueux seconds rôles. Ainsi, on repère parmi les supporters de la petite équipe locale, Dave Johns l’interprète principal de Moi Daniel Blake, un autre film de Ken Loach.
The Keeper est une œuvre de facture très académique, presque « grand public », qui trouve aussi une résonance dans l’actualité en cette période de Brexit et de tensions en Europe, tandis que surgissent dans les stades d’ignobles cris et banderoles racistes et homophobes.
Pour patienter dans la file d’attente de la séance suivante, il y a désormais les smartphones et Wikipedia, et déjà, certains spectateurs (trop ?) curieux découvrent que le passé et la personnalité de Bert Trautmann seraient bien moins « recommandables » qu’ils ne sont présentés dans le film. Possible, sans doute !
J’obtiendrai un élément de réponse, trois jours plus tard, à l’occasion d’un forum avec l’équipe du film.

Dinard Forum Keeper blog

Le réalisateur Marcus H. Rosenmüller reconnaît volontiers que, notamment pour des contraintes de production germano-britannique, il a édulcoré la réalité en taisant certains éléments du passé nazi de Trautmann.
Certains considéreront que c’est une faiblesse du film, d’autres trouveront beaucoup de qualités à cette histoire d’un ancien parachutiste nazi qui troque l’uniforme de la Luttwaffe contre la tenue de gardien de but de Manchester City. Son traitement romantique conduit tout de même à beaucoup de questionnements et de réflexion, n’est-ce pas aussi la mission d’une œuvre ?
Avec, peut-être, mon indulgence à la sortie d’une première projection, je dépose le coupon « J’ai beaucoup aimé » dans l’urne. D’ores et déjà, j’ose ranger The Keeper, un film de mieux-être comme favori du Prix du Public.
Après une autre part de « hatcake », changement de décor avec un second film en compétition : VS. premier long-métrage de Ed Lilly.
VS est l’abréviation venant du latin versus qui signifie contre, opposé à.
Le film se déroule dans le milieu des « battles » de rap. Il tourne autour du personnage d’Adam. Enfant, il a été abandonné par sa mère qu’il va retrouver une dizaine d’années plus tard après avoir été balloté de famille d’accueil en famille d’accueil. C’est dire la rancœur et même la rage qu’il peut manifester légitimement envers la société. En âge d’entrer dans la vie adulte, seul, sans travail, en proie à une grave crise d’identité, il semble voué à l’autodestruction.
Heureusement, Adam est naturellement habile avec les mots et se trouve une raison d’espérer lorsqu’il rencontre Makaya, une jeune fille qui décèle bientôt son aptitude pour les phrases chocs et va lui faire connaître le milieu underground des battles de rap. Adam s’y révèle vite à son avantage.
On pourrait craindre que cet art urbain ennuie voire mette mal à l’aise une certaine bourgeoisie dinardaise dont quelques membres, il y encore peu de temps, sortaient avant la fin de la projection dès qu’apparaissaient à l’écran des scènes de violence et de sexe. Il faut croire que le public a mûri, du moins il a sans doute rajeuni, en particulier en ce mercredi.

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Il faut féliciter surtout le réalisateur Ed Lilly qui, avec virtuosité, nous emporte dans ces joutes verbales. Les batailles de rap sont fascinantes, filmées de très près comme des combats de boxe où les adversaires s’affrontent à coups de punchlines. Ils esquivent en se ridiculisant et moquant mutuellement, ils attaquent en frappant fort sur la famille ou la sexualité du rival. Il y a des K.O ou des chaos ? Plus étonnant encore, avec Miss vs Adam, on assiste à une battle entre fille et garçon, c’est aussi cela la parité.
C’est le petit regret que l’on peut avoir lorsqu’on manie mal la langue de Shakespeare, plus encore dans le registre lexical du rap, les sous-titres français ne restituent pas toute la richesse littéraire (notamment des rimes) de ces bagarres oratoires qui dégénèrent possiblement en bagarres physiques.
Plus qu’un exutoire, les battles jouent un rôle de rite initiatique pour Adam qui, encore vulnérable, découvre la duplicité du monde des adultes. Il rencontre sa mère qui travaille dans un salon de coiffure de la même ville, il voudrait commencer une histoire d’amour avec Makaya.
Le film apparaît très dur par son propos, son montage au couteau, sa logorrhée, sa puissance sonore, et pourtant, au final, on en ressort curieusement avec une forme de bien-être, à l’image de la colère d’Adam qui évolue vers une non-violence créative. La scène finale est magnifique et émouvante : pour une fois, abandonnant les ambiances enfumées et sombres des caves, la battle se déroule en extérieur sur la digue de Southend-on-Sea. Comme un bol d’air pour Adam qui aperçoit sa mère, en retrait de la meute des rappeurs. « Ce ne sont que des mots, maman ! » Comme un pied de nez à sa chienne de vie ? De l’amour, tout simplement !
Comme d’habitude, il faut féliciter la brochette de jeunes acteurs talentueux avec à leur tête, Connor Swindells dans le rôle d’Adam.
Par sa modernité de forme et de fond, VS. possède les atouts pour séduire le jury de festival. En tout cas, je dépose encore un coupon « J’ai beaucoup aimé » dans l’urne. Quelle chance ai-je eu de vivre une jeunesse insouciante et heureuse !

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Il est presque 15 heures, on tire un trait sur le sandwich jambon-beurre afin de nous glisser à un rang honorable dans la file d’attente pour la projection d’un troisième film en compétition : Cordelia du réalisateur Adrian Shergold qui avait présenté déjà à Dinard, il y a quelques années, The last Hangman, l’histoire d’Albert Pierrepoint l’un des derniers bourreaux du Royaume-Uni, magistralement interprété par Timothy Spall.
Nous l’apprendrons plus tard, l’héroïne Cordelia garde un profond traumatisme d’un terrible événement survenu 12 ans auparavant : l’attentat à la bombe du 7 juillet 2005 dans le métro de Londres tandis qu’elle venait de céder sa place assise à un non-voyant.

affiche Cordelia

L’action du film est concentrée sur un week-end durant lequel l’univers de Cordelia, toujours fragile émotionnellement, va imploser. Elle occupe un appartement en sous-sol avec sa sœur Caroline et Matt le nouveau petit ami de celle-ci. Tandis que ceux-ci s’échappent pour un week-end en amoureux, Cordelia se retrouve seule avec de mystérieux voisins : un troublant violoncelliste, un vieil homme excentrique, un harceleur et même une invasion de souris.
La musique adoucit les mœurs … pas si sûr ! Quelles sont les motivations réelles du séduisant violoncelliste ?

Cordelia photogramme

À la sortie de la projection, chacun livrera sa propre compréhension du film, évidemment la bonne. Pour ma part, je resterai beaucoup plus prudent.
Car après une première partie où il brosse un portrait psychologique plutôt fin de Cordelia, Adrian Shergold nous embrouille, proposant au spectateur de nombreuses pistes de réflexion oscillant entre réel et imaginaire voire fantastique. Les événements antérieurs se sont-ils produits ? Ce week-end est-il réel ? Est-ce que Cordelia déraille complètement, est-ce le fruit de son imagination ?
Plus la narration avance, plus elle nous échappe. Plutôt qu’y trouver maladresse voire de légères incohérences du scénario, c’est mon jour de mansuétude, je préfère voir un petit quelque chose en lui de Polanski !
Il fut un temps encore récent où nous aurions rejoint dare-dare la queue pour la projection du quatrième film de la sélection officielle.

La Fonda

Nous préférons, en ce début de soirée, les coussins moelleux de la terrasse du café La Fonda avant d’aller dîner À l’abri des flots. Pour moi, ce sera un ceviche de saumon à la mangue suivi d’un merlu grillé aux baies roses.

Jeudi 26 septembre :
C’est presque une grasse matinée car ma programmation débute à 10h 30 (compter une heure de queue tout de même) à la salle Stéphane Bouttet avec Animals, le second long-métrage de la réalisatrice australienne Sophie Hyde, adapté d’un roman d’Emma-Jane Unsworth.

affiche Animals

Animals sont des bêtes de scène, ou plutôt d’écran, étranges, en fait deux jeunes femmes Laura et Tyler, meilleures amies depuis dix ans et colocataires dans le quartier géorgien élégant de Dublin, ainsi appelé parce qu’il se développa durant la période de succession sur le trône d’Angleterre de quatre rois George entre 1714 et 1830.
Inséparables, elles écument les bars, guidées par leurs désirs hédonistes, la trilogie « festive » sexe alcool et drogue. Rares sont les scènes où l’on ne voit pas les héroïnes un verre à la main, qu’il soit midi ou minuit. Un poète coquin flatte même Laura : « J’aime la façon dont tu bois, c’est avec un vrai sentiment de mortalité ! ».
Bref, c’est encore le genre de film à l’occasion duquel, il y encore peu de temps, quelques spectateurs seraient sortis avant la fin de la projection ! Cette époque semble révolue, « cinéphiliquement parlant », heureusement. Le public se « dédinardise » et rajeunit.
Car, je vous le vends peut-être maladroitement mais Animals est un film du « vingt-et-unième siècle », original, décalé, déjanté, d’où se dégage étonnamment une forme de joie de vivre.
Rares sont les histoires de femmes évoquant la crise de la trentaine. Pour Laura et Tyler, il est peut-être temps d’abandonner leur jeunesse oisive et turbulente et d’envisager autrement leur existence. L’âge adulte est une prison et l’idée vient d’en changer, du moins dans l’esprit de Laura au travers duquel la narration progresse.
La vie va s’en charger, d’abord quand Jean, la sœur cadette de Laura, lui annonce qu’elle attend un heureux événement, ensuite lorsque Laura fait la connaissance de Jim, un pianiste beaucoup plus conformiste, dont elle tombe immédiatement amoureux. Pseudo romancière, écrivant au rythme d’une page par an (!), Laura prend conscience que pour se réaliser personnellement, elle doit prendre ses distances vis-à-vis de Tyler la rebelle pour qui le mariage et la maternité sont des instruments pour étouffer la femme (« l’échec est le conte de fées »). Leur amitié va basculer d’une complicité débauchée à une confrontation sauvage.

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Cette peinture sociale intimiste aurait pu être glauque mais, au contraire, Animals, avec sa forme indisciplinée (« sauvaaaage » comme dirait Delon dans une pub !), relève de la comédie empreinte d’émotion et même de romantisme.
Les deux actrices majeures (vraiment ? !!!) du film sont remarquables : Holliday Grainger dans le rôle de Laura et Alia Shawkat dans celui de Tyler.
Je ne manque pas de mentionner l’apparition furtive et métaphorique, à plusieurs reprises, d’une araignée emberlificotée dans sa toile et d’un renard errant dans les rues de Dublin : de vrais animaux presque sauvages, en tout cas non domestiqués, en marge des Animals humains et leurs tourments existentiels.
La bande son, alternance subtile de musiques classique et contemporaine, est agréable.
Voilà un film qui pourrait séduire aussi un jury audacieux…
Aujourd’hui encore, le traditionnel « jambon beurre » de midi passe à las. Horaire oblige, le ventre creux, nous ne pouvons que dévorer des yeux les candidats spectateurs, mordant dans leur « chic » club-sandwich triangulaire, en patientant pour la séance suivante : Red Joan, un film de Sir (anobli par la reine pour ses services rendus au théâtre) Trevor Nunn projeté en avant-première.

affiche Red Joan

Inspiré, avec une certaine liberté, de faits réels, et adapté d’un roman à suspense, le film raconte, en mode flashback, la relation amoureuse de Joan, une jeune physicienne anglaise, avec Léo, un russe juif, séduisant agent soviétique déterminé à percer le secret de la bombe atomique pour « rétablir l’égalité » entre les deux grandes puissances américaine et russe. Alors qu’Américains, Anglais et Russes luttent ensemble contre le nazisme, les différences idéologiques nourrissent un climat de rivalité et de suspicion dans les milieux universitaires présageant la future guerre froide.
Cette histoire ne fut mise à jour que bien des années plus tard, à savoir, dans la réalité, avec la découverte en 1999 d’un agent du KGB en la personne de Melita Norwood, une fonctionnaire britannique alors âgée de 87 ans.
Est-ce trahir son pays que de vouloir comme Joan éviter un nouvel Hiroshima ? Le monde aurait-il été plus sûr si la Russie n’avait pas acquis la bombe atomique aussi rapidement après les États-Unis ? La question des armes de destruction massive est toujours d’actualité avec le plan signé en juillet 2015 à Vienne par six grandes puissances (Etats-Unis, Russie, Chine, France, Grande-Bretagne et Allemagne) avec l’Iran au sujet de son programme nucléaire, un accord signé par Obama et dénoncé depuis par Donald Trump.
Le film traite, à la manière d’un thriller, les problèmes de conscience, d’éthique et de géopolitique, à deux époques différentes, des « deux femmes », la jeune étudiante Joan interprétée par la jolie Sophie Cookson et la Joan octogénaire composée de manière convaincante par Judi Dench.
Selon les générations, la compréhension (ou pas) du dilemme si complexe incarnée par le fils de Joan, avocat, basculera vers l’une ou l’autre.
Par la réflexion qu’il suscite, Red Joan est un film très honorable.

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À défaut d’un fish and chips au sympathique Rock Café et sous les cris moqueurs d’un goéland (les ornithologues disent réellement de cet oiseau marin qu’il raille) dévorant quelques détritus du marché, nous mettons le cap maintenant vers la Cornouaille., enfin… plus modestement vers la structure gonflable Alfred Hitchcock pour assister à la projection d’une autre avant-première, Fisherman’s friends, second long-métrage du jeune réalisateur anglais Chris Foggin.
J’espère que vous n’allez pas me cataloguer de spoiler (quel jargon ! mais bon, c’est un festival du cinéma britannique) si je vous raconte le début du film.
En 2010, à Port Isaac dans les Cornouailles. Jim et son équipage partent aux aurores pour aller pêcher le homard. À Londres, Danny et ses potes, un panier de crabes bossant dans une maison de production musicale, partent eux, le soir, enterrer la vie de garçon de Rob, dans ce paisible port de pêche de la côte atlantique.
Choc de cultures entre le dur labeur et la probité des travailleurs de la mer et l’oisiveté, la superficialité et l’arrogance de ces jeunes mecs de la ville qui découvrent bientôt que ces péquenots de Cornouaille sont des marins chanteurs. Les requins londoniens décident alors de leur faire enregistrer un disque et de les produire, d’abord sur le ton de la plaisanterie et du canular, ensuite plus sérieusement, money money, parce qu’ils décèlent du potentiel.
Le réalisateur Chris Foggin s’est inspiré très librement de l’histoire vraie du groupe des « amis du pêcheur » (Fisherman’s friends est à l’origine le nom de pastilles rafraîchissantes contre le mal de gorge et la toux), une dizaine d’hommes de Port Isaac qui interprétaient des chants de marins. Après s’être produits localement, leur notoriété gagna l’intérieur des terres jusqu’à signer un contrat d’enregistrement avec Universal Music en 2010 puis entrer dans les dix meilleures ventes d’albums des charts britanniques, chanter pour la reine aux célébrations de son jubilé en 2012 et monter sur scène au mondialement renommé festival de Glastonbury.
Un vrai bol d’air à pleins poumons dans ce petit bout du monde : « Une fois que vous avez traversé la Tamar (le fleuve séparant la Cornouaille du reste de l’Angleterre), vous n’êtes plus en Angleterre. Nous sommes une terre à part » clame fièrement Jim, l’un d’eux, comme pour décourager les « emmet » (fourmis dans leur patois local), ces vagues de touristes impolis qui rappliquent chaque été sur la côte, et en particulier ces quatre « musicos », en vestes de cuir et chaussures vernies, débarqués de Londres, qui commencent par se moquer quand ils se retrouvent dans un concert en plein air, organisé localement, sur le ponton du port.
Quand le vent soufflera, nous nous en allerons (de requin !)… Évidemment pas et nous restons à quai à écouter ce « groupe de rock’n’roll de 1752 », ainsi se définissent ces marins chanteurs, qui font souffler la bourrasque en entonnant a cappella des shanties, de vieilles chansons de marins aux couplets pas toujours recommandables (vous n’aurez tout de même pas droit au paillard The Whores of Baltimore !).
À Port Isaac, on a ancré viscéralement en soi la mémoire des aïeux, l’histoire du village avec ses figures, ses drames, ses peines, qu’on évoque devant quelques pintes de bière … évidemment en chantant.
On sympathise d’emblée avec ces vieux loups de mer chanteurs (la majorité sont des septuagénaires) souvent barbus, ces gueules d’atmosphère burinées par les embruns. Emporté par leur joie de vivre, on a envie d’enlacer le bras du voisin et se balancer sur notre fauteuil. Cela me rappelle une séquence de l’inénarrable Marche à l’ombre où le malingre Michel Blanc, emporté par l’allégresse celtique, renversait son bock de bière !
Fisherman’s friends est aussi une romance car l’un des requins Danny, superbement interprété par Daniel Mays, plutôt poisson d’eau douce, à travers les beaux yeux d’Alwyn, la fille de Jim le leader du groupe, jouée par Tuppence Middleton (un nom de princesse !), finit par s’intéresser sérieusement et sincèrement aux valeurs artistiques du groupe.
On frissonne lorsque Danny l’enregistre dans l’église du village. On rit, lorsque vient le temps de se faire entendre par la maison de disques à Londres, les malicieux marins pêcheurs portent des lunettes de soleil comme la bande de Reservoir Dogs de Quentin Tarentino.

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Fisherman’ friends ne se raconte pas, ça se vit, d’ailleurs tandis que le générique défile sur l’écran, le public ravi tape des mains sur un dernier chant de marin, j’espère qu’il ne s’agit pas de The whores of Baltimore ! Depuis une page, je sens bien que je vous intrigue avec ce refrain. Au risque de censure, en voici le premier couplet : « Il y avait quatre vieilles putes de Baltimore Buvant le vin rouge sang Et toute la conversation était « Le tien est plus petit que le mien » » …
Comme d’habitude, les acteurs sont magnifiques. On retrouve même parmi les Fisherman’s friends Dave Johns le Daniel Blake de Ken Loach et l’un des premiers supporters de The Keeper.
Même s’il est moins abouti, Fisherman’s friends possède la même veine jubilatoire que The Full Monty de Peter Cattaneo (Hitchcock d’or en 1997) avec ses chômeurs de Sheffield qui s’inspirent des Chippendales pour monter un groupe de stripteasers, ou encore Les Virtuoses de Mark Herman avec l’histoire de la fanfare d’une petite ville minière qui accomplit son rêve de jouer au Royal Albert Hall de Londres.
Le cinéma britannique n’a pas son pareil pour traiter avec légèreté des sujets graves et nous offrir des comédies sociales où les feux de la rampe éclairent des sans-grades de la classe ouvrière.

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Des écrivains britanniques ont su avec verve se moquer de nos traits de caractère, n’y aurait-il pas, après ce conte de fée des « cirés jaunes », un réalisateur d’outre-Manche pour s’emparer avec talent de la crise de nos gilets jaunes ?
On sort de la projection avec la pêche, non pas celle hauturière, mais la gnaque !
Allez, nous allons boire notre chope d’Affligem au Marché des Anges. Je ne résiste pas à vous offrir l’autre bol d’air marin des WC de l’établissement !

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Ce soir, nous refaisons le monde du festival à L’Attiseur, au menu : tartare de poissons et sa vinaigrette d’agrumes, cassolette de haddock œuf poché pleurotes et jeunes poireaux, fondant au chocolat et glace vanille. Il manque juste quelques shanties (chants à l’origine pour accompagner et synchroniser le travail de l’équipage au bon temps de la marine à voile) des Cornouailles !
Dans le prochain billet, je vous relaterai la suite de notre Dinard film Festival.

Thierry Rajic, artiste citoyen et engagé, expose au Giron d’Art

À travers la lecture de l’édition ariégeoise du quotidien régional La Dépêche du Midi, tout au long de l’été, j’ai constaté un étonnant foisonnement de manifestations artistiques, des plus ambitieuses aux plus modestes, jusque parfois dans des villages des vallées les plus reculées de ce département souvent oublié, du moins méconnu.
Pour illustrer cette réjouissante (R)évolution culturelle, et combattre le jacobinisme parisien, je fais appel, aujourd’hui, dans les rôles (de composition) des Montagnards et des Girondins, à une troupe de Pyrénéens d’adoption (ou pas) qui ont investi la galerie Giron d’Art, durant quelques semaines.
Comme son nom le suggère, il s’agit d’un lieu d’événements artistiques créé et géré par de valeureux bénévoles (on pourrait parler de pléiade, je crois qu’ils étaient 7 à l’origine comme les poètes du XVIème siècle) sous forme d’association type loi de 1901.
Il leur a fallu manier le pinceau et la truelle, avec une foi qui soulève les montagnes toutes proches, pour transformer un ancien atelier d’artisan ferblantier en une galerie pour artistes, à quelques pas des rives du Salat qui traverse Saint-Girons avant de se jeter, une trentaine de kilomètres plus loin, dans la Garonne.

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À ma grande honte, je n’avais jamais remarqué cet endroit, à l’écart des allées du pittoresque marché du samedi dont la notoriété a franchi les limites de l’Occitanie.
Ma faute avouée, j’implorai donc un demi pardon en me rendant au vernissage de l’exposition Œil pour œil de Thierry Rajic.
Pour le « dent pour dent » et les nourritures terrestres, il suffit de s’adresser, juste à côté, à l’enseigne de Martine Crespo, même si, avec un total manque d’objectivité, je n’ai jamais dégusté de meilleures croustades, ce dessert typique du Couserans à base de pâte feuilletée, que celles confectionnées par une aïeule dans l’antique four à pain de la ferme familiale. Pour régler ce débat de fond (de tarte), la galeriste Virginie Papin a pris l’habitude de vernissages matinaux café-croissant.

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Avant d’entrer, excusez mon instant d’égarement et mon clin d’œil à la parodie du groupe Indochine par les Inconnus : « Isabelle a les yeux bleus, bleus les yeux Isabell(a) » … Rossellini, c’est elle en effet qui nous dévisage sur l’affiche de l’exposition. Photographiée ici en noir et blanc, je vous affirme cependant qu’elle possède les mêmes yeux bleus que sa maman, la légendaire actrice suédoise Ingrid Bergman. En revanche, je ne saurais identifier sa voisine au regard tout aussi troublant.
Voici tracées, peut-être, une ligne directrice de l’exposition et l’une des multiples pistes vers lesquelles souhaite nous emmener l’artiste Thierry Rajic, en résidence à Saint-Girons depuis quatre ans.
Première surprise : il me semblait ne pas le connaître et, pourtant, à la vision d’une enfilade de portraits de célébrités, surgit le souvenir confus que certaines de ses photographies me sont familières. Confirmation m’est fournie par la lecture de sa riche biographie, Thierry, artiste polymorphe, a notamment effectué de nombreux reportages pour des quotidiens et magazines (Libération, Glamour, Globe, Madame Figaro) et conçu plusieurs pochettes de disques d’Alain Souchon, Stéphane Eicher, Bashung, Barbara, Renaud, Eddy Mitchell et Johnny Hallyday.
Carte de visite impressionnante qui me rend déjà admiratif de ce monsieur élégant, avenant et modeste qui m’accueille la main tendue. Je tremblerais sans doute si j’avais, rien que pour moi, Clint Eastwood dans mon objectif ! Moquez-vous, il y a bientôt un demi-siècle, je m’étais retrouvé seul avec John Wayne sur une plage isolée du Mexique et, dans l’émotion, je n’eus même pas le réflexe de dégainer mon … Nikon ! C’était encore le temps béni où le selfie n’existait pas !

Célébrités

Ce peut constituer un jeu pour le visiteur de mettre un nom sur ces portraits d’acteurs, réalisateurs et chanteurs (il y a aussi des femmes bien sûr mais j’ai du mal avec l’orthographe inclusive !), la solution lui est dévoilée sur une légende discrète à l’entrée.
D’ailleurs, est-ce que parce que ces photographies appartiennent trop à notre subconscient, en ce matin de vernissage, les regards s’orientent rapidement vers d’autres yeux sur le mur opposé de la galerie.

Javanais vue générale

Dans l’effervescence, ce n’était évidemment pas le moment, mais lors d’une rencontre ultérieure, j’ai posé à l’artiste la question bête ou du moins naïve (ce sont parfois les plus pertinentes) : comment un photographe à l’activité si prestigieuse devient-il résident au pays des montreurs d’ours ?
Certes, il s’enticha, pour certains travaux dans le passé, d’une peluche d’ursidé dépenaillée, et ses origines croates pourraient éventuellement justifier une sympathie naturelle pour les ours slovènes dont la présence divise le monde pastoral du Couserans.
Plus sérieusement, comme Louis Jouvet souhaitait changer d’atmosphère sur la passerelle devant l’Hôtel du Nord, Thierry s’asphyxiait intellectuellement dans sa campagne du Vexin. Il envisagea alors de migrer avec sa compagne vers d’autres contrées où l’air artistique serait plus vivifiant. Après avoir fureté entre les cités chères à Henri IV et Gaston Phébus (Pau et Foix pour les Nuls !), il eut finalement le coup de foudre pour la ville de Saint-Girons et sa population de plus en plus cosmopolite et exotique, donc riche humainement.
Comme Jean-Denis Robert, autre photographe et ami (auquel j’ai consacré plusieurs billets), chine dans les brocantes des objets dérisoires pour les élever à un statut d’objet d’art à travers les portraits de ses PEOPLE*, Thierry Rajic a glané, lors de ses déambulations dans la petite cité ariégeoise, au café aussi, des visages, des trombines, des gueules d’atmosphère, des tronches, des trognes, des minois (frais et jolis comme ils le sont toujours !), et même des bouilles et des binettes que l’on retrouve accrochés aux cimaises de la galerie.
À plusieurs reprises, dans mon blog, j’ai souhaité partager ma tendresse pour ces gens humbles et attachants en citant les premières lignes d’un magnifique livre du regretté sociologue Pierre Sansot :
« Les gens de peu : l’expression me plaît. Elle implique de la noblesse. Gens de peu comme il y a des gens de la mer, de la montagne, des plateaux, des gentilshommes. Ils forment une race. Ils possèdent un don, celui du peu, comme d’autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes. Ils ne concevaient pas leur différence comme une prétendue infériorité. Ils se levaient tôt, ils travaillaient plus tard et plus souvent. Une pareille condition ne signifiait pas qu’ils possédaient moins de valeur. Le peu ne présuppose pas la petitesse mais plutôt un certain champ dans lequel il est possible d’exceller. La petitesse suscite aussi bien une attention affectueuse, une volonté de bienveillance », … des qualités que possède indéniablement Thierry Rajic.
Avec sa rigueur morale, sa sensibilité et sa justesse de point de vue, il met ses admirables inconnus en et à la lumière. Il songeait les appeler les « Insoumis » et puis, à cause d’une connotation trop forte qui n’aurait malgré tout pas déplu aux deux députés des circonscriptions d’Ariège, il les affubla finalement du surnom de « Javanais ».
Non pas qu’ils pratiquent le langage argotique synonyme de langue lointaine, étrange, voire incompréhensible, mais Thierry s’est souvenu de la lecture d’un roman au titre éponyme de Jean Malaquais. Souffrez que je vous en livre le pitch :
« Nous sommes quelque part en Provence, dans les années 30. Non point la Provence de Pagnol, mais celle des vieilles mines d’argent et de plomb où trime une faune rien moins que recommandable. La mer n’est pas loin, le soleil plutôt bon zigue. Quant aux mines, disons qu’elles sont tellement pourries que les ouvriers français refusent d’y descendre – alors on fait appel au bon vouloir des tordus de passage qui n’ont pas peur de s’y frotter. Ils ont tous quelques points en commun : des gueules de métèques, des permis de séjour défaillants, la dalle en forte pente, et jaspinent des langues bizarres. Mais la police du coin n’est pas trop regardante, et puisque la douce France a besoin de bras… Ils sont allemands en rupture de Führer, russes en délicatesse avec le petit père des Peuples, espingos fâchés avec leurs frères phalangistes, italiens fatigués des mussolinades, mais aussi moldovalaques, arméniens, turcs, polaques, lithuaniens et zarabes. Bref tous « Javanais », et le quartier de baraquements où on les parque est vite baptisé: c’est l’Île de Java, tout simplement. »
Pas sûr que cela enchantât certaines personnalités politiques droitières de la région PACA, pour ma part, j’ai commandé le livre !
Il y avait déjà en Couserans, des « zippies » et des babas cools, moins poétiquement des néo-ruraux, il faudra désormais s’accoutumer à côtoyer des « Javanais » !

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Ils ou elles s’appellent Alain, Bruno, Dom, Rémi, Mario, Liliana, Ana, Sandrine ou Paula.
Le photographe leur accorde le même traitement respectueux que pour les célèbres sujets du mur d’en face. « Mieux » encore, il prend le parti de la couleur et d’un encadrement qui leur donnent une noblesse et un statut digne des portraits officiels des grandes familles bourgeoises du XIXème siècle.
Robert Doisneau avait publié un beau-livre intitulé Trois secondes d’éternité, Thierry Rajic offre à ses « gens de la rue » de longues années de notoriété.

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Dans leurs cadres tout en moulures et dorures, dénichés dans des brocantes et vide-greniers, les Javanais nous fixent dans le blanc des yeux, réclamant notre attention.
Dépourvus de fioritures, presque minimalistes sur les fonds blancs, leurs portraits nous interpellent intensément. Leurs regards révèlent ou taisent des histoires. C’est la noble mission de toute œuvre de réveiller l’imagination du spectateur, de provoquer sa réflexion, éventuellement d’alerter sa conscience.
Pas à pas, on découvre toute une palette d’ambiances et d’émotions : beauté, tendresse, pudeur, souffrance, révolte, solitude, un quotidien parfois précaire loin des « startupers » de la capitale, la vraie vie quoi ! Thierry Rajic, artiste citoyen et engagé, fait acte politique dans son sens le plus noble.
On est parfois mal à l’aise, on détournerait peut-être les yeux comme il nous arrive de le faire parfois dans la rue, s’il ne s’agissait pas d’une exposition, mais on sourit aussi, ainsi devant le « tableau de la République arrêtant l’anarchie » quand on sait que le modèle Mario est … anarchiste !
On s’attendrit volontiers devant une mère à l’enfant, une scène qui a fasciné les peintres depuis le Moyen-Âge.

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Moi j’aime le music-hall ♫ lorsque Thierry « met en scène » ses plus beaux fleurons : Gainsbourg, « J’avoue j’en ai bavé pas vous/Avant d’avoir eu vent de vous/Ne vous déplaise/En dansant la … Javanaise », je ne pouvais évidemment pas manquer ce clin d’œil, Michel Delpech, Barbara, ces autres chers disparus.

Gainsbourg-Delpechpochette Eicher

Ou encore Stéphan Eicher, bien vivant je rassure ses fans ! il vient d’ailleurs de sortir un album dont le titre Homeless songs, « chansons sans domicile fixe », s’inscrirait bien dans le propos de l’exposition ! Petit « déjeuner en paix », café croissant, dans la courette de la galerie embaumée par l’odorante cuisson des croustades de la boutique voisine, un superbe endroit propice à la méditation … ou au tournage d’un clip latino.
Virginie, cheville ouvrière de l’exposition, me raconte la création de la fresque persane sur un des murs du patio. Réalisée à la chaux avec de la poudre de marbre de Saint-Béat, elle rend hommage aux victimes des attentats qui ont frappé la capitale au cours de l’année 2015, le Bataclan et les terrasses, la fusillade de Charlie-Hebdo. Que vive la liberté d’expression !

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L’exposition se poursuit aux étages supérieurs auxquels on accède par un vieil escalier de bois étroit et grinçant. Cela donne un petit air suranné de mansarde ou grenier aménagés mais, comme souvent dans ces lieux un peu à l’écart, on y découvre quelques bijoux artistiques, une sorte d’inventaire à la Thierry Rajic, en l’occurrence d’autres photographies prises lors de ses pérégrinations diverses et variées.
Parfois, il n’est pas allé bien loin. Avec la même humanité que pour ses Javanais, il s’est intéressé à ses Voisins. Cette fois, plutôt que tirer leur portrait en gros plan, il choisit de les présenter dans leur décor familier. L’exercice relève du reportage sociologique : des tranches de vie ou plutôt des instantanés réalistes captés avec pudeur et tendresse.

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Le spectateur s’excuserait presque de surprendre ou déranger ces gens dans leur quotidien. On perçoit des souffrances, des fractures, des solitudes, de la douceur et de l’amour aussi.
Très émouvant et prégnant ! Une « peinture » photographique d’une France qu’on qualifie parfois péjorativement « d’en bas ».
À cent lieues des Bobos que, ironie de l’instant, fustige le chanteur Renaud sur un écran dans un coin de la pièce, même si dans une pirouette finale, il avoue faire partie du lot !
C’est là une autre facette de Thierry Rajic, également réalisateur de nombreux clips vidéo. Il ne s’est pas contenté de faire des photographies de presse de nos plus grandes vedettes de music-hall ou de confectionner les pochettes de leurs disques. Il a souvent mis aussi leurs paroles en images, et nous avons tous vu, sans le savoir, quelques-uns de ses clips, sur YouTube ou une chaîne musicale. On y décèle la même inventivité, la même poésie, la même tendresse, le même engagement aussi, que dans ses photographies.
Soyez curieux, chers lecteurs, allez voir et écouter La Vie Théodore d’Alain Souchon, vous ferez ainsi la connaissance de Zouzou, le nounours en peluche, ancien compagnon de route artistique de Thierry.
Pour ma part, avant de rédiger ce propos, j’ai regardé le clip Ça ne change pas un homme de Johnny Hallyday. On le voit très peu à cause de problèmes de droits, mais Thierry a magistralement surmonté cette contrainte et transcendé la chanson avec de sublimes plans de New York en noir et blanc.
C’est cadeau, je vous offre ici le clip de Et si en plus y’a personne. Alain Souchon et … Thierry Rajic règlent leurs comptes avec les fanatismes et barbaries générés par les religions.
Attention chef-d’œuvre qu’on devrait étudier dans les lycées !

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Si vous en doutiez encore, vous ne pourrez plus dire que Thierry Rajic n’est pas un artiste rare !
Je ne veux pas inutilement causer une frayeur rétrospective à ses amis Saint-Gironnais, mais savent-ils qu’avant de poser son matériel photo sur les bords du Salat, il fut bien près de s’installer … en Uruguay sur les rives du Rio de la Plata.
Il en a ramené notamment une série de portraits de fiers Gauchos, ces gardiens de troupeaux des plaines sud-américaines, et quelques clichés esthétisants des habitations rudimentaires de Cabo Polonio, un hameau au bord de l’Atlantique encore plus perdu que la vallée la plus reculée des Pyrénées ariégeoises.

Gauchos 1Gauchos 2Cabo polonia

Thierry ne cesse de me surprendre : il nous propose encore quelques vues d’une certaine Amérique, souvent oubliée aussi, saisies lors d’un reportage qui lui fut commandé à l’occasion de la sortie du double album de Bruce Springsteen Lucky Town/Human Touch.
On y perçoit des thèmes récurrents des chansons de Springsteen, l’un des plus grands « portraitistes » des largués de la société américaine.
Thierry n’eut pas l’occasion de le rencontrer, ce qui me permet de le narguer amicalement, moi qui ai vu le Boss huit fois en concert !

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Même s’il se défend d’être influencé par la peinture, sa photographie de l’automobile à Cuba (si !) me renvoie étrangement à certains tableaux hyperréalistes de l’artiste Edward Hopper. Lui aussi s’attacha à peindre la vie quotidienne des classes moyennes et les mutations sociales aux Etats-Unis.

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Je croise maintenant quelques Riders, pas easy du tout (clin d’œil à Peter Fonda décédé il y a quelques semaines), car les portraits de ces fiers cavaliers sur leurs destriers pétaradants furent réalisés lors d’une concentration dans l’hexagone.

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Dans le fourre-tout artistique déposé par Thierry dans tous les recoins de la galerie, je tombe encore sur quelques Africains, des Papous emplumés (chuttt, le chant du coq est un sujet sensible cet été en Couserans !) et même une « pisseuse » dans l’escalier.
Vous avez compris que cette foisonnante exposition, souvent grave par son propos, m’a réjoui. C’est authentique, sincère, nécessaire … osons même, bio comme beaucoup d’Ariégeois (et Javanais) se font les adeptes.
Pour conclure en beauté cette enrichissante matinée sur un autre clin d’œil, l’heureux hasard me permet de photographier (à défaut d’Isabella !) la Javanaise de l’affiche, devant son portrait, en compagnie de l’artiste.

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Chers lecteurs, plutôt que bronzer idiot sur les littoraux, prévoyez un futur séjour en Couserans ! À défaut de visiter cette exposition, vous pourrez, après avoir rempli votre cabas au marché de Saint-Girons, faire une halte au café au bout du vieux pont qui enjambe le Salat. Rassemblées pêle-mêle sur les murs, stars d’Hollywood et gens des rues y ont élu résidence à l’année. Comme Thierry Rajic qu’avec un peu de chance, vous pourrez rencontrer. Qui sait même, s’il ne vous proposera pas la naturalisation « javanaise »!
Hasard de l’actualité musicale, Alain Souchon, après plusieurs années de silence, sort ces jours-ci un nouvel album. Les clips des deux premiers singles, qui commencent à être diffusées, sont l’œuvre de Thierry Rajic.
Âmes fifties, des plages de la baie de Somme s’envolent des ballons gonflés d’images de mon enfance chez ma regrettée mémé Léontine, une « javanaise » de Picardie : la Peugeot 203 de mon père, l’accordéoniste André Verchuren dans le poste Radiola, mon frère ainé qui craignait de partir soldat dans les montagnes algériennes … La Picardie est belle, la chanson de Souchon et les images de Thierry Rajic aussi. Poésie, insouciance, un certain bonheur après des années sombres, un parfum de nostalgie probablement.
Allez, je vais, en face de la galerie jeter un œil, à la boutique vintage Savignac, une autre institution de Saint-Girons … !

Mes vifs remerciements à :
– Thierry Rajic pour son autorisation gracieuse d’utiliser ses photographies et le temps qu’il m’a consacré à me raconter « l’envers du décor ».
https://thierryrajic.com/
– Virginie Papin, responsable de la galerie Giron d’Art, pour son aimable accueil.
https://www.girondart.fr/

*PEOPLE beau-livre, photographies de Jean-Denis Robert et poèmes de Per Sørensen
http://encreviolette.unblog.fr/2013/03/09/les-people-de-jeandenis-robert-et-per-sorensen-sont-entres-dans-paris/

Publié dans:Histoires de cinéma et de photographie |on 20 septembre, 2019 |1 Commentaire »

Lucie Vareilles est entrée dans Paris !

Le hasard, Dieu sans doute m’aurait soufflé la Lucie que je vais vous présenter, est facétieux ou cocasse. Sitôt publié le matin même, un billet consacré à la disparition du philosophe humaniste Michel Serres, pourfendeur dans un récent essai du « c’était mieux avant », qu’en soirée, j’assistais, au cinéma Les Trois Luxembourg du Quartier Latin, à la sortie nationale du documentaire LUCIE. Après moi le déluge, en présence de la réalisatrice Sophie Loridon.

Affiche Lucie

Je vous avoue même que je considérais la situation quasi ubuesque ou surréaliste d’être englué une paire d’heures dans les embouteillages et la cohue de touristes de la capitale pour me retrouver, en haut de la rue Monsieur-le-Prince, dans une ferme isolée du plateau ardéchois.
Choc des « cultures », le contraste est vertigineux. Que n’avais-je (heureusement pas !) entendu auparavant cette citation en guise de morale que la réalisatrice m’a livrée depuis : « Aux voix qui vous diront la ville et ses merveilles n’ouvrez pas votre cœur, paysans mes amis. Combien de citadins, au bout de leur journée, ne rapportent chez eux qu’un morne désespoir ! »
Lucie. Après moi le déluge est une sorte d’OFNI, Objet Filmique Non Identifié, qui défie les règles élémentaires de production, tournage, montage et distribution, un objet devenu œuvre grâce à la sensibilité et la ténacité de son auteure.
Tel père, telle fille, Sophie Loridon a contracté le virus de l’image grâce à son père qui participa, dans le lycée dont il était directeur, à la création de la première section de baccalauréat cinéma en Isère. Elle s’y inscrivit et vécut trois années de rêve, affirme-t-elle.
Une maîtrise « audiovisuel et multimédia » en poche, elle connut alors diverses expériences, deux ans à France 5, sept comme chargée de production à la télévision locale de Grenoble, une formation de journaliste reporter d’images et même … un passage sur la chaîne du club de football de l’Olympique de Marseille, avant de créer en 2014 Cinédia, sa société de production de films dits institutionnels.
Pour avoir affronté moi-même, au sein de l’Éducation Nationale, les traîtrises et les embûches du chemin des Images pour vivre sa passion et la transmettre, je mesure d’autant mieux celui de traverse emprunté par Sophie.
Elle avait chevillé en elle l’idée de brosser le portrait, du moins faire quelques images, de Lucie Vareilles, une cousine au second degré de sa grand-mère, une modeste paysanne chez qui elle venait en famille faire les foins dans son enfance : « ma Lucie » comme elle l’appelle souvent affectueusement.
Le destin, Dieu dirait encore Lucie, a permis qu’un de ses amis, Sandro Lucerna, conquis par son projet, se propose gracieusement de tenir la caméra. C’est ainsi que Sophie et Sandro rendirent visite à Lucie, au long des quatre saisons de l’année 2009, pour « récolter, glaner, engranger » des images et des sons.
« Rentre ton foin tant que le soleil brille » affirme un dicton. C’était plus qu’urgent car Lucie décéda l’année suivante. Il aura fallu attendre l’année 2017 et un incroyable concours de circonstances, pour qu’enfin, le documentaire prenne forme, et que Lucie, paysanne sans histoire, nous livre la sienne, ce 5 juin 2019, sur l’écran d’une cinquantaine de salles de l’hexagone.
En ouverture du film, on la découvre dans un long plan séquence : elle verse une casserole de lait fumant dans un grand bol comme on n’en fait plus, puis trempe minutieusement une quantité impressionnante de biscottes.
L’émotion m’étreint déjà. Je me souviens d’une émission Discorama de Denise Glaser où Jean Ferrat évoquait sa rencontre avec une autre vieille paysanne ardéchoise qui lui parlait des saisons qui prennent leur temps, des châtaignes qui pètent dans la cheminée, des champignons débusqués sous la mousse et de la soupe frémissant dans le chaudron : « Pour arriver à faire une soupe comme ça, il faut des générations, des millénaires. Les gens partent, vont vivre autrement, et n’auront plus ¬jamais le temps de faire une soupe ¬pareille. Que restera-t-il d’une civilisation qui va sur la Lune et qui ne sait plus faire la soupe ? »
Vous savez ce qu’il advint : les gens « quittent un à un le pays/pour s’en aller gagner leur vie / loin de la terre où ils sont nés », une magnifique chanson sur l’exode rural, et le poète qui choisit de se retirer, loin des lumières du music-hall, dans la « belle montagne », à un vol d’hirondelles (au fait, en reste-t-il ?) de chez Lucie.

Lucie 1maison_Lucie

Lucie Vareilles , divine enfant du cinéma désormais, est née le 24 décembre 1916 dans la modeste ferme de Malfougères, un hameau de la commune de Saint-Jeure-d’Andaure, située à 1 000 mètres d’altitude, sur le rebord du plateau du Vivarais, vieille province disparue à la Révolution correspondant aujourd’hui approximativement au département de l’Ardèche.
Elle y aura vécu toute sa vie, d’abord au milieu, comme elle dit, de « neuf hommes et la moitié mieux de femmes », puis avec sa chère et regrettée sœur Vasthie et un commis, enfin seule (avec son chat et Dieu !) jusqu’à quelques heures avant sa mort à l’hôpital.
Quelques plans fixes, nous invitent à découvrir son intérieur simple, précaire, à la limite de la propreté, qui tiendrait presque d’un décor de musée d’arts et traditions populaires : une batterie de casseroles éculées, un fil à étendre le linge, les bûches de bois entassées près d’un poêle antique plus ancien qu’elle.

décor intérieur LuciejpgLucie et Sophie 4

Le facteur frappe à la porte. On attend dehors avec lui que Lucie lui ouvre. Percluse de rhumatismes, elle se déplace péniblement en appui sur deux bâtons de fortune en guise de déambulateur. Le postier lui apporte le quotidien régional, le Dauphiné Libéré, dont elle doit être probablement l’une des plus anciennes abonnées.
Pour avoir observé longtemps ma merveilleuse mémé Léontine, courageuse paysanne également (mes plus fidèles lecteurs la connaissent), j’imagine que Lucie commence par consulter les avis de décès pour voir si des aïeux de sa génération ont rejoint Dieu, puis la météo, enfin l’éphéméride avec le saint et le dicton du jour : « À la Saint Florentin, l’hiver lisse le chemin ». Elle les connaît tous, comme ses ancêtres, elle s’en servait pour prévoir les périodes de semailles et de récoltes. Ses yeux l’empêchent de poursuivre la lecture. Une autre chose la perturbe : le changement d’heure.
Sophie Loridon ne cherche pas à démontrer quoi que ce soit, d’ailleurs quel spectateur voudrait vivre la vie de Lucie. Elle s’attache à capter des petits moments de la fin de sa vie. Elle s’invite souvent dans le champ de la caméra à la manière de Raymond Depardon. Attentionnée, affectueuse, elle accompagne sa Lucie plus qu’elle ne l’interviewe, d’ailleurs Lucie est une taiseuse, avare de confidences, qui se cache derrière quelques banalités confondantes de bon sens : « On dit même que la Terre est ronde. Comment ça se peut alors qu’elle est pleine de trous. Mais d’ici, on ne voit pas bien. »
Elle devient un peu moins laconique lorsqu’avec Sophie, elle revoit quelques vieilles photos d’anciens soupirants, un bref commentaire à l’appui : celui-ci, il paraît qu’il était coureur, celui-là était un peu rapia … Bref, ils avaient tous un défaut, ainsi elle ne s’est jamais mariée.
Ses sourires, ses beaux silences qui en disent tant, meublent la conversation, elle en joue peut-être. Qu’aurait-elle à ajouter d’ailleurs, cette parpaillote invétérée, les pieds sur terre et la tête dans les cieux ? : Lui seul, là-haut, sait !
Pour nous faire connaître ce que fut sa vie rude de paysanne, Sophie use d’un artifice, une mise en abîme : elle pose sur la table de la cuisine un ordinateur portable et montre à Lucie, mi amusée mi méfiante, des images en super-8 que son grand-père tourna en 1977.
Qu’elles sont émouvantes ces séquences un peu tremblantes où l’on retrouve Lucie, active et souriante, en pleine force de l’âge, coupant la javelle ! Autour d’elle, dans les prés en pente, une dizaine de personnes dont sa sœur Vasthie et Redon le commis, des voisins aussi car la solidarité était de coutume, font les foins à la faux qu’on charge sur la charrette tirée par deux vaches. Quelques chèvres mangent avidement, j’imagine les délicieux picodons que Lucie devait fabriquer. Des enfants joyeux gambadent autour des adultes.
J’aimais tant, moi aussi, dans mon enfance, ces moments de plein air quand mon père venait aider sa maman, ma mémé Léontine, à l’époque de la moisson. Ma récompense était de monter sur un des deux chevaux de labour boulonnais, au retour vers la grange.
« Il fallait batailler » répète à plusieurs reprises Lucie devant cette plongée dans son passé. « On se plaint aujourd’hui mais on n’a pas le droit de se plaindre ». Elle finit par lâcher, malicieuse, devant la bienveillance de Sophie : « Je suis un peu exceptionnelle ».
Peut-être pas Lucie, mais admirable, vous l’êtes assurément. Sans avoir besoin comme vous de saliver dans mon mouchoir pour humidifier mes yeux, des larmes perlent à mes paupières. Le montage est rythmé, je souris quand elle range son bol dans le tiroir après l’avoir sommairement essuyé d’un coup de torchon, l’eau courante est trop loin dehors.
Outre l’aïeule, le second personnage du film est le paysage du plateau ardéchois que la réalisatrice a filmé aux quatre saisons qui scandaient la vie agricole : les fleurs qui illuminent les prés au printemps, les congères en hiver, une guirlande de stalactites sur une gouttière, la rosée du matin, la vieille ferme en pierre au toit de lauze perdue au milieu de nulle part, les terrasses abandonnées aujourd’hui sur le versant en face (rappelez-vous, encore Ferrat : Avec leurs mains dessus leurs têtes/Ils avaient monté des murettes/Jusqu’au sommet de la colline).
Lucie encore: « Comment les arbres pousseraient s’il n’y avait pas une main invisible ? « Vous savez laquelle maintenant.
Surprenante mise en scène, nous entendons Lucie sans la voir (mais la réalisatrice nous confirmera bien qu’elle ne lit pas) psalmodiant d’une mémoire sans faille, plusieurs poèmes qu’elle a retenus de sa scolarité enfantine. Magnifique séquence du feu qui rougeoie dans la cheminée avec la voix chantante de Lucie récitant La plainte du bois de Jean Richepin :

« Dans l’âtre flamboyant le feu siffle et détone,
Et le vieux bois gémit d’une voix monotone.
Il dit qu’il était né pour vivre dans l’air pur,
Pour se nourrir de terre et s’abreuver d’azur,
Pour grandir lentement et pousser chaque année
Plus haut, toujours plus haut, sa tête couronnée,
Pour parfumer avril de ses grappes de fleurs,
Pour abriter les nids et les oiseaux siffleurs,
Pour jeter dans le vent mille chansons joyeuses,
Pour vêtir tour à tour ses robes merveilleuses,
Son manteau de printemps de fins bourgeons couvert,
Et la pourpre en automne, et l’hermine en hiver.
Il dit que l’homme est dur, avare et sans entrailles,
D’avoir à coups de hache et par d’âpres entailles
Tué l’arbre ; car l’arbre est un être vivant.
Il dit comme il fut bon pour l’homme bien souvent,
Qu’à nos jeunes amours et nos baisers sans nombre
Il a prêté l’alcôve obscure de son ombre,
Qu’il nous couvrait le jour de ses frais parasols
Et nous berçait la nuit aux chants des rossignols,
Et qu’ingrats, oubliant notre amour, notre enfance,
Nous coupons sans pitié le géant sans défense.
Et dans l’âtre en brasier le bois geint et se tord… »

Lucie savait-elle que La Chanson des Gueux (sous-titrée Gueux des champs), dont est tiré ce poème, valut à Richepin un procès pour outrage aux bonnes mœurs, la saisie de son recueil et une condamnation d’un mois de prison à Sainte-Pélagie ? Dieu arrangea ça !!!
La bande sonore est un autre élément essentiel, d’autant que, par un incroyable concours de circonstances (encore qu’avec le dieu de Lucie, plus rien ne peut nous étonner !), elle a permis que le projet de Sophie Loridon aboutisse … enfin.
En effet, bien que Lucie eût prédit qu’après elle, ce serait le déluge, quelques années après sa disparition, la vieille bâtisse de Malfougères retrouva vie.
Son nouveau propriétaire, Hugues Laurent, est compositeur, pianiste et organiste de formation. Vous devinez, l’histoire devenait trop belle, que Sophie lui proposa de s’atteler à la création d’une musique originale sur ses images.
Conquis, Hugues, également présent à la projection, a ainsi façonné son remarquable matériau sonore dans l’ancienne grange de Lucie. Probable conditionnement de ma part et bien sûr talent de Hugues, il semble que le piano restitue certaines tonalités d’outils de la ferme. Hugues intervient souvent, avec respect et justesse, en contrepoint des images par petites touches contemporaines ou folkloriques, parfois, plus lyrique, il suggère une véritable ode à la nature et à Lucie.
Finalement, avec son bon sens paysan, Lucie avait (presque) raison. Après elle, cela serait un déluge … médiatique !
Ce « petit » film, avec zéro financement et aucun distributeur, mais réalisé avec un cœur énorme, 100% made in Malfougères, allait devenir un grand documentaire … et un phénomène de l’industrie cinématographique.
Le bouche à oreille ayant vite circulé, il a attiré, depuis le début de l’année 2019, plusieurs centaines et bientôt des milliers de spectateurs dans les petites salles, puis de plus grandes, entre Isère, Ardèche, Drôme et Haute-Loire.
Poussée par la burle, ce vent glacial soufflant sur le haut-plateau, il a donc fait, la semaine dernière, son entrée dans Paris ainsi que dans une cinquantaine de salles à travers la France, avant d’entamer, ce ne serait que justice, le tour des festivals, ainsi d’ailleurs, il aurait évidemment toute sa place aux belles Traces de vie de Clermont-Ferrand (en novembre).
Boostée par le succès que connaît son film, la persévérante Sophie Loridon, surprise mais radieuse, continue de sillonner l’hexagone à la rencontre du public pour partager avec lui 58 minutes de bonheur, et plus encore, car les projections sont suivies d’échanges conviviaux.
Sophie encourage les spectateurs à faire connaître sa Lucie dans leur entourage. Elle envisage d’aller frapper à la porte des écoles et des EHPAD.
Il n’y a pas que sur les ronds-points que l’on parle maintenant d’une France d’en bas ou d’avant. Lucie. Après moi le déluge n’est ni un document à thèse, ni un éloge d’un temps bientôt révolu. Sophie nous livre un film d’atmosphère avec une vraie « gueule d’atmosphère ». Si comme Louis Jouvet sur la passerelle du canal Saint-Martin devant l’Hôtel du Nord, vous vous asphyxiez, filez vite sur le plateau ardéchois respirer un salutaire bol d’air avec Lucie.
S’il vous prend la curiosité d’ouvrir la page Wikipédia consacrée à Saint-Jeure-d’Andaure, vous lisez désormais à la rubrique « personnalités liées à la commune » : Lucie Vareilles (1916-2010), agricultrice, figurante du film documentaire « Lucie. Après moi le déluge ».

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Une vraie people cette brave Lucie des champs, une « star du plateau » comme écrit joliment l’hebdomadaire Télérama ! Le dimanche, au restaurant du village, baptisé du joli nom des Hurle-Vents, de plus en plus de clients demandent où se trouve le hameau de Malfougères et « la ferme du film ».
J’imagine avec délectation, là-haut, l’authentique Lucie, tombant des nues devant sa notoriété posthume qui éclipse, ces jours-ci, le peu charismatique président de sa région en pleine déconfiture !
Quant à Sophie Loridon, elle suit les traces de prestigieux aînés documentaristes qui racontèrent aussi la vie à la campagne d’antan : le regretté Georges Rouquier (visitez un jour l’espace qui lui est consacré dans la petite commune aveyronnaise de Goutrens), auteur du fameux diptyque Farrebique (1947) et Biquefarre (quarante ans plus tard) tourné dans la ferme familiale du Rouergue, et Raymond Depardon avec sa trilogie Profils paysans.
Sa Lucie est vraiment exceptionnelle. Je ne vous ai pas dit : née la nuit de Noël 1916, elle décéda le 13 juillet 2010, veille de fête nationale. Le soir même,, un feu d’artifice zébra « son ciel » dans la commune voisine de Saint-Agrève au son de la musique des Beatles, Lucy in the sky with diamonds.
Magie du cinéma de Sophie Loridon ! Au bout de la projection, cette petite heure suspendue dans le temps, moi le citadin, je rapporte chez moi vive espérance. Et aussi l’énergie de poursuivre la constitution de la mémoire audiovisuelle que j’ai entamée, il y a quelques années, auprès des anciens d’un modeste village d’Ariège (département que l’on confond souvent avec l’Ardèche de Lucie).

Le DVD du film sera disponible à partir de septembre 2019. On peut le précommander, dés à présent, au prix de 20 euros qui permettront de faire vivre le film le plus largement possible, par chèque (encaissé à réception du DVD) accompagné de votre adresse postale à :
CINEDIA 19 rue Docteur Mazet 38 000 GRENOBLE
Le DVD est également en vente au prix de 45 euros pour les établissements scolaires, les médiathèques et maisons de retraites (frais de port inclus).

Agnès Varda, une belle et vraie personne !

Je souhaitais laisser passer le 1er avril afin que vous ne pensiez pas que c’était une blague. Cela en est une pourtant, et même une sale blague : la cinéaste Agnès Varda nous a quittés à l’âge de 90 ans.
Le jour même de l’annonce de sa disparition, les chaînes de télévision, du moins celles qui assument encore une mission culturelle, ont bouleversé leur grille de programmes pour lui rendre hommage. Non pas une célébration formelle ou bling-bling comme il est classique de faire pour toute disparition d’une figure du monde culturel, mais un au revoir sincère à une dame qui, souvent inconsciemment, a fait partie de notre vie.
À une échelle moindre peut-être, j’ai ressenti une émotion semblable à celle qui nous étreignit à la mort de Jean Ferrat. Comme le poète retiré à Antraigues, Agnès de la rue Daguerre fut une compagne d’esprit engagé. D’ailleurs, en cette soirée d’hommages, j’ai adoré la diffusion de ce qu’on appelle désormais une « master class », je préfère dire la leçon de cinéma, et de vie, qu’elle avait donnée encore au mois de janvier dernier à la Cinémathèque française. Quelle richesse ! Quelle modestie ! Quelle intelligence ! Quel humour aussi ! Cette mamie rigolote avec sa coupe de cheveux au bol bicolore, c’était un peu l’aïeule que j’aurais aimé posséder … même si ma mémé Léontine, la seule grand-mère que j’ai connue, était merveilleuse. Nul doute d’ailleurs qu’Agnès aurait su en faire un attachant portrait.
Cela ne présenterait aucun intérêt que je déroule ici la filmographie de l’artiste, beaucoup de journaux l’ont évoquée avec talent ces jours derniers. Je suis loin d’ailleurs de la connaître avec précision, et je suis passé à côté de certaines de ses pépites visuelles.
Je préfère égrener quelques souvenirs et anecdotes qui, à quelques moments de ma vie, m’ont permis de « croiser » Agnès.
D’abord, on ne le sait pas toujours, mais avant d’être cinéaste, Agnès Varda fut photographe, travaillant notamment pour le Théâtre National Populaire. Dans son adolescence à Sète, elle fut voisine et nounou du premier enfant de Jean Vilar et son épouse, c’est ainsi que, dès 1948, il lui proposa de faire des photographies des spectacles présentés au tout jeune festival d’Avignon. J’ai découvert, il n’y a pas si longtemps, que c’est Agnès qui réalisa les extraordinaires photographies en noir et blanc, aujourd’hui cultes, de Jean Vilar lui-même, Maria Casarès et Gérard Philipe. Elle ne tirait pas leur portrait au cours des représentations mais, au figuré, les remettait en scène. Mémoire d’un théâtre populaire aujourd’hui mythique.
Était-elle l’auteure des clichés de Gérard Philipe sur la jaquette d’un disque vinyle que ma chère maman écoutait souvent ? Jouait-il le Prince de Hombourg, le Cid ou Lorenzaccio ?

Blog Gérard Philipe 2

Ce n’était pas encore l’époque des posters des vedettes yéyés détachés du magazine Salut les Copains (Agnès commit quelques années plus tard un documentaire sur la révolution castriste qu’elle appela en clin d’œil Salut les Cubains !), ma mère vouait une respectueuse admiration à Gérard Philipe donc, et Michèle Morgan. Était-ce un signe avant-coureur (c’est le cas de le dire) d’un déclin culturel dans la famille, mon idole serait bientôt le cycliste normand Jacques Anquetil…
Si je ne me trompe pas en réorganisant mes souvenirs, ma première rencontre avec Varda se situe à la sortie de son film Le Bonheur en 1965 … au bénéfice de l’âge. En effet, je venais juste d’atteindre mes dix-huit ans, âge requis par la censure pour partager la vision d’Agnès sur le bonheur.
Hors sans doute ce probable désir de goûter à l’interdit, il n’est pas impossible que l’attrait pour ce film résidât également dans la présence, comme acteur principal, de Jean-Claude Drouot, héros à l’époque de la populaire série télévisée Thierry la Fronde sur fond de guerre de Cent Ans.
Agnès Varda qui a toujours aimé battre en brèche les codes du classicisme et du cinématographiquement correct, dans le fond comme dans la forme, fit appel pour interpréter le couple principal à la propre femme dans la vie de Jean-Claude Drouot, ainsi qu’à leurs propres enfants.
Il faut replacer le film dans le contexte de l’époque : la majorité civile était fixée à 21 ans, le divorce était encore rare et le libertinage encore plus. Et voici donc Agnès qui nous livre sa conception du bonheur en montrant qu’un homme pouvait tromper son épouse tout en se persuadant d’être dans l’épanouissement et de ne pas faire de mal.
Ainsi, un menuisier heureusement marié à sa femme couturière, heureusement papa dans le cadre encore champêtre de Fontenay-aux-Roses, est heureusement séduit par une adorable postière de Vincennes dont il tombe éperdument amoureux. Il n’a pas conscience de tromper son épouse, pour lui les bonheurs s’additionnent.
Cette situation d’adultère aujourd’hui banale fit scandale à l’époque, préfigurant d’une manière assez visionnaire la liberté sexuelle qui se profilerait bientôt.
Pour traduire en image ce bonheur (a)moral rêvé, Agnès nous offre un éblouissant bonheur pictural, utilisant la couleur pour la première fois, se référant notamment au Déjeuner sur l’herbe de Jean Renoir mais aussi à Monet, Manet et Van Gogh dont les tournesols apparaissent en générique.

Blog Le bonheur d'Agnès Varda

Agnès, pour insérer cette fiction dans le réel géographique, historique et sociologique (ce fut un procédé constant dans ses films), n’hésitait pas à s’emparer par exemple de mots sur les devantures des magasins pour les mettre en écho à l’action comme les cartons des films muets, à remplir le champ sonore, outre la fugue de Mozart, des bruits de la ville et de la campagne, des flonflons du bal musette et des chansons yéyé que diffusait la radio.
Il faut aussi citer la beauté des acteurs, on ne pouvait pas ne pas tomber amoureux de la jolie postière interprétée par Marie-France Boyer, d’ailleurs, elle était célibataire elle !
C’est pour des raisons morales que le film subit les affres de la censure car les scènes de sexe étaient très pudiques, abstraites même, les corps n’étant filmés que morcelés.
Agnès définissait son film comme un magnifique fruit d’été avec un ver dedans. Je ne sais pas comment Le Bonheur, récompensé par le prix Louis Delluc, serait perçu par le public aujourd’hui. À l’époque, en tout cas, sa projection en fut un pour moi : en vous en parlant, j’ai ressenti une insouciance, une légèreté. Il faut appréhender l’œuvre désormais presque comme un essai documentaire avec une pellicule volontairement jaunie. On ne peut imaginer aujourd’hui un tel épanouissement dans le contexte social des gilets jaunes.
Au cœur des années 1970, je découvris accidentellement le premier long-métrage réalisé par Agnès en 1954 : La Pointe Courte avec pour monteur, le futur grand Alain Resnais.
Je l’ai évoquée dans des billets à plusieurs reprises, la Pointe Courte est un quartier de Sète, au bord de l’étang de Thau, pittoresque avec ses maisons basses, ses carcasses de bateaux, ses ruelles qu’on appelle traverses, ses pêcheurs (et souvent jouteurs) truculents, et ses innombrables chats. Pendant quarante ans que mon oncle et ma tante vécurent sur « l’île singulière » chère à Paul Valéry et Georges Brassens, ce fut un rituel d’aller me promener à la Pointe Courte.
Inévitablement, je découvris donc vite qu’Agnès Varda, qui s’installa adolescente avec sa famille à Sète pour fuir l’Occupation, y tourna ce que les historiens du Cinéma considèrent souvent comme le premier film de la Nouvelle Vague, du moins une œuvre annonciatrice du mouvement.

Blog Traverse Agnes Varda

Cela devint un quasi passage obligé, lors de mes errances au bord de l’étang, d’emprunter la « traverse » baptisée au nom de celle qui suivit de nombreux chemins de traverse dans sa carrière de cinéaste indépendante à l’écart d’un certain conformisme artistique. Lors d’une ultime visite avec, à mon bras, ma chère tante alors dans sa 104ème année, nous l’arpentâmes encore.
Tout aussi immuablement, je faisais une petite halte au café au bout du quai pour regarder quelques photogrammes du film accrochés au mur.

Blog Pointe Courte 1Blog Pointe Courte 2Blog Pointe Courte 3

Ce pourrait être le cabanon du bonheur pour Agnès la « sétoise »

Agnès peignit avec beaucoup de réalisme la vie des pêcheurs de ce minuscule port dont beaucoup sont d’origine sétoise. Certains cinéphiles y virent une inspiration tirée du néoréalisme italien. Leur quotidien servit de décor à la fiction, l’histoire d’un couple de jeunes acteurs Silvia Montfort et le débutant Philippe Noiret qu’on n’aurait jamais imaginé aussi séduisant.
Anecdote de mon enfance : je me souvenais de l’antipathique Éponine qu’elle interprétait dans l’adaptation des Misérables qu’en fit son mari Paul Le Chanois, lorsqu’en vacances, je croisai Silvia se promenant incognito dans les ruelles du village médiéval de Pérouges. Haut mes dix ans, je pris mon courage à mon cou et lui tendis mon petit carnet d’autographes, le selfie n’existait évidemment pas alors.
Sans doute surprise qu’un gamin s’intéressât à une comédienne de théâtre, elle engagea volontiers un petit dialogue avec moi. Connaissant Forges-les-Eaux, ma ville natale, pour la traverser régulièrement quand elle se rendait dans sa propriété aux alentours de Dieppe, elle me demanda quelle était cette monumentale porte en pierre érigée à proximité du casino. Pour avoir souvent entendu mon père en parler, tout fier, je lui dis qu’elle provenait de l’ancienne façade du couvent des Frères Augustins de Gisors, rachetée par l’homme de théâtre Jacques Hébertot propriétaire du dit casino. Ce à quoi elle suggéra à la personne qui l’accompagnait que cela constituerait un magnifique décor pour jouer Andromaque en plein air, puis délivra un gentil baiser sur ma joue sans doute un peu rosie ! Durant quelques secondes, je fus Pyrrhus dans mon inconscient … enfin, c’est ce que je crus comprendre plus tard au lycée !!!
Vous voyez où les traverses me mènent avec Varda !
Pour revenir à La Pointe Courte, le talent de photographe d’Agnès me conquit dans sa manière de mettre en image le passage d’un chat, les draps blancs et les filets de pêche séchant au vent, les anguilles se tortillant dans les seaux.
Plus de six décennies plus tard, Agnès revint poser sa caméra et ses miroirs sur la plage de Sète, pour les besoins de son documentaire en forme d’autoportrait Les plages d’Agnès.
La ville de Sète s’est souvenue d’Agnès : le jour de ses obsèques, durant vingt-quatre heures, en divers lieux de la ville, ont été projetés plusieurs de ses films et de ses conférences.
Écoutez Agnès évoquer son attachement à la Pointe Courte et à ses habitants lors d’un passage en 1971. Elle n’hésite d’ailleurs pas d’interrompre l’interview pendant quelques secondes pour leur parler.

https://sites.ina.fr/musee-etang-de-thau/focus/chapitre/7/medias/R17153849

Mes souvenirs resurgissant, je ne peux évidemment pas oublier l’inoubliable Cléo de 5 à 7. J’ai vu ce film tant de fois que je n’arrive même plus à le situer chronologiquement dans ma mémoire, et tout logiquement, ce doit être finalement la première œuvre de Varda que je vis au cinéma. J’avais quinze ans donc et je ne perçus évidemment pas alors toutes les subtilités d’écriture de ce film singulier dans sa forme.
Ce n’était pas « 24 heures chrono » mais l’errance, quasi en temps réel, d’une femme, la blondeur lumineuse de Corinne Marchand, dans Paris de la rue de Rivoli au parc Montsouris en passant par Montparnasse, le 21 juin 1961, premier jour de l’été, entre 17 et 18 heures 30.
Dans la longue scène du générique en couleur, une cartomancienne « voit » la maladie, le cancer qui, à l’époque, effrayait, anéantissait même ceux qui en étaient victimes. En attendant confirmation des résultats de l’examen médical, hantée par la peur, Cléo se livre à une sorte de parcours initiatique dans les rues de la capitale, filmé en noir et blanc : s’intéresser aux autres pour s’ouvrir à la vie.

https://www.dailymotion.com/video/x5rohl

À chaque visionnement, je repère encore des trouvailles dans l’écriture composite, hybride mais aussi tellement réfléchie et assumée. Au fil du temps, le film s’est même enrichi d’une véritable dimension documentaire. L’action se déroule sur fond de guerre d’Algérie symbolisée par la rencontre de Cléo avec un pioupiou en permission avant de repartir au front … vers la mort.
On est encore plus ému aujourd’hui devant la séquence de Cléo chantant avec Michel Legrand au piano.
De même, je me délecte du petit film dans le film, Les fiancés du pont MacDonald, une mini séquence burlesque à la manière du cinéma muet où l’on retrouve Anna Karina, Jean-Luc Godard (sans ses lunettes noires !), Sami Frey, Jean-Claude Brialy, Eddie Constantine, Danielle Delorme et Yves Robert.

https://www.dailymotion.com/video/x7lfyt

À sa sortie, l’une des plus belles critiques affirmait que : « Cléo est donc en même temps le plus libre des films et le plus prisonnier de contraintes, le plus naturel et le plus formel, le plus réaliste et le plus précieux, le plus émouvant à voir et le plus beau à regarder. » Rien à ajouter !

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En 1985, sortit Sans toit ni loi, le film qui connut le plus de succès auprès du public, et fut récompensé par un Lion d’Or à la Mostra de Venise.
Un fait d’hiver : une jeune fille est retrouvée morte de froid dans un fossé entre deux cyprès dans le Midi de la France. Est-ce une mort naturelle ? Une question de gendarme ou de sociologue ? La caméra va s’attacher aux deux derniers mois d’errance, aux chemins de traverse (encore) de Mona : la crasseuse et boueuse Sandrine Bonnaire (après la lumineuse Corinne Marchand).
Le long de sa (dé)route, Mona croise des personnalités singulières, un berger diplômé, une universitaire (Macha Méril) la prenant en stop, il n’existait pas encore un peuple des ronds-points. En vain : « Elle fait le jeu d’un système qu’elle refuse. Ce n’est pas l’errance, c’est l’erreur ! »
On fermait les yeux à l’époque mais dans cette France des années 1980, apparaissait le phénomène des néo-ruraux anciens soixante-huitards, de nouveaux pauvres, marginaux et Coluche créait les Restos du cœur. Une fois encore, la fiction d’Agnès était d’un cruel réalisme et d’une étonnante modernité qui résonne encore plus aujourd’hui dans la crise sociale que nous traversons.
Il faut voir tous les films d’Agnès formidablement indémodables.
Éternellement jeune dans son écriture, Agnès, curieuse et inventive, n’hésita jamais à suivre le progrès des technologies. Ainsi, à l’aube du vingt-unième siècle, elle s’empara d’une petite caméra numérique tenue d’une main pour réaliser son documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse.
Quel superbe titre clin d’œil au célèbre tableau de Jean-François Millet ! Glaneuse elle-même, Agnès va à la rencontre des « glaneurs » qui ratissent les champs récemment récoltés pour y prendre quelques restes mangeables, et plus généralement, « les récupérateurs, ramasseurs et trouvailleurs ».
Encore des chemins de traverse, un ciné brocante, un road-movie d’une routarde caméra au poing ! L’image aussi d’une pomme de terre en forme de cœur, Agnès aime les gens qu’elle filme et ne cesse de leur tendre la main au propre comme au figuré.

https://www.dailymotion.com/video/xcqgap

Inévitablement, le film de ce début de siècle est encore plus en résonance avec notre France d’aujourd’hui, sa laborieuse transition écologique, ses campagnes en voie de désertification, cette population qui, comme dans le film, fait son marché après le marché. J’ai vu, il y a quelques jours, un reportage qui montrait qu’à Paris, on procédait à l’édification d’éléments urbains pour empêcher l’installation des SDF sur les trottoirs ! Une méprisable manière de résoudre le problème.
Réjouissante Agnès encore qui réalisa sans moyens un documentaire au subtil titre de Daguerréotypes où elle captait le quotidien des habitants et commerçants d’un bout de la rue Daguerre, à quelques mètres de son domicile.

https://www.dailymotion.com/video/xw9dhz

Faute de moyens justement (mais pas seulement), elle transforma son coin de rue en plage de sable pour une séquence de son documentaire Les plages d’Agnès.

Blog Agnès Varda 1

Pour fermer la boucle de son admirable cheminement professionnel, Agnès nous a offert, il y a deux ans, une avant-dernière pépite. Avec le photographe JR (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2009/11/15/vive-les-femmes-de-jr-street-art-a-lile-saint-louis/ ), prit encore la route pour nous écrire une ode à la beauté oubliée de notre Douce France. Dans Visages villages, quel beau titre encore une fois, ils nous font découvrir des Français et des Françaises, loin de l’agitation des métropoles. Ils donnent de la grandeur aux petites gens, aux « gens de peu » chers à l’écrivain sociologue Pierre Sansot.

Blog Visages villages

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Comme à son habitude, JR tire les portraits des gens qu’il rencontre et les affiche ensuite en grand format sur les murs de leur village.
Mamie Agnès en profite pour se remémorer quelques moments de sa vie à travers quelques séquences pleines d’émotion. Elle rend visite à Jean-Luc Godard à son domicile de Lausanne. Il n’ouvrira pas sa porte, la Nouvelle Vague est étale au bord du lac Léman. Cette fois, c’est JR qui enlève ses lunettes noires … comme Godard dans Cléo de 5 à 7.
Comme en écho à ses premières amours, Agnès emmène aussi JR se recueillir au tout petit cimetière de Montjustin, dans le Vaucluse, et déposer des petits cailloux sur les modestes tombes d’Henri Cartier-Bresson et son épouse Martine Franck également photographe. Une autre forme de bonheur … posthume ! Elle évoque d’ailleurs sa propre mort. Qui sait, un jour, en déposant quelques boutons sur la tombe d’Yves Robert au cimetière Montparnasse, je ne mettrai pas quelques cailloux sur celle d’Agnès.
Je ne peux achever ce billet sans évoquer l’engagement permanent d’Agnès, notamment en faveur des droits des femmes.
Elle était une des signataires du Manifeste des 343 réclamant la légalisation de l’avortement en 1977 : « Les femmes veulent des enfants désirés ». Je n’ai jamais vu ce film mais elle mit en scène les enjeux féministes de l’époque dans sa chronique musicale L’une chante, l’autre pas.
Elle aimait rappeler que pour ce film de 1977, elle avait respecté la parité : dix hommes, dix femmes, et des enfants au milieu. Quatre décennies plus tard, malgré quelques efforts souvent formels et peu sincères, la parité est loin d’être acquise.
Je ne saurais oublier son mari Jacques Demy, également cinéaste auteur des Parapluies de Cherbourg et Les Demoiselles de Rochefort, auquel elle a rendu un émouvant hommage d’amour en réalisant Jacquot de Nantes.
J’ai encore beaucoup à découvrir, donc à apprendre, dans l’œuvre d’Agnès, notamment sur sa période « américaine ».
Son immense œuvre cinématographique a été reconnue et couronnée notamment par un César d’honneur en 2001, par une Palme d’honneur au Festival de Cannes 2015 (« un prix de résistance et d’endurance » déclara-t-elle), et par un Oscar d’honneur à Hollywood, en 2017.
« J’observe ce qui m’entoure et je mets en scène les phénomènes que tout le monde peut voir mais que tout le monde ne regarde pas. Les artistes, on est un peu là pour ça. Pour sentir avec une certaine acuité ce qui va devenir un sujet de société évident. »
C’est bien tout le problème que peu d’artistes ont réussi à résoudre avec autant d’inventivité, de simplicité, de tendresse et d’intelligence qu’en révélait Agnès Varda.
Avec Agnès, la magie du cinéma, celle qui fait briller les yeux dans les salles obscures, opère toujours. Merci, chère Madame !

Blog Au revoir Agnes Varda

À Ménilmontant avec Willy Ronis

Ménilmontant mais oui madame (monsieur aussi), c’est là que je viens trouver mon âme, toute ma flamme, mon bonheur … artistique !
Séance de rattrapage de l’année 2018, j’emprunte ce refrain au narbonnais Charles Trenet pour, en ce lendemain de l’An neuf, profiter de l’ultime jour de l’exposition consacrée au photographe Willy Ronis.

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Je ne suis pas le seul à partager cette envie car, bien avant l’ouverture, la queue s’allonge sur le trottoir de la rue de Ménilmontant bordant le pavillon Carré de Baudouin, une ancienne folie du XVIIIème siècle du nom d’un de ses premiers héritiers qui eut envie d’adjoindre à l’édifice une façade en péristyle avec quatre colonnes de style ionique.

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Cela apparaît, à première vue, anachronique qu’un tel immeuble aristocratique accueille une exposition d’un photographe du Paris populaire du XXème siècle.
En fait, après avoir été la propriété notamment de la famille des frères Jules et Edmond Goncourt, cet ancien lieu de villégiature consacré aux fêtes et aux plaisirs (mais ne l’est-il pas encore à sa façon ?) a été acheté au début de notre siècle par la ville de Paris. Réhabilité et géré par la mairie du XXème arrondissement, cet espace culturel accueille toute l’année des expositions et des conférences en accès libre.
Proposer une culture gratuite sans condition d’âge ou d’origine sociale, en l’occurrence ici l’exposition d’un photographe de notoriété internationale, voilà une politique intelligente et généreuse qui mériterait d’être prise en exemple. Je martèle souvent, au risque de passer pour un passéiste ringard, que l’instruction et la culture sont des leviers pour affronter les turbulences que subit notre société.

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Je traverse comme je peux l’étroit vestibule encombré par les visiteurs qui lisent sur le mur la biographie de l’artiste que je connais relativement bien.
Décédé dans sa centième année, Willy Ronis naquit en 1910, au pied de la butte Montmartre, d’un père émigré juif d’Odessa et d’une mère juive lituanienne ayant fui les pogroms de la Russie tsariste. De sa mère, professeure de piano, il acquit très tôt un goût pour la musique. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, son père ouvrit un studio photo boulevard Voltaire, ainsi le petit Willy fut aussi plongé très tôt dans l’univers de la photographie. Pour ses seize ans, il se vit même offrir un appareil Kodak 6,5x11cm avec lequel il réalisa les premières images de ses promenades parisiennes.
Sans vouloir la dérouler intégralement, relevons dans sa biographie, qu’après son retour du service militaire en 1932, Ronis ne cessa d’être attentif aux événements sociaux et aux luttes ouvrières qui allaient mener au Front Populaire.
Avec l’arrivée du régime de Vichy, du fait de ses origines, il se réfugia dans le Midi de la France. Il vécut cette période comme une parenthèse, sa foi en l’homme lui conseillant de ne pas utiliser son art pour témoigner de ces années sombres de persécutions et épuration.
L’immédiat après-guerre fut prolifique avec sa contribution à de nombreux quotidiens tels L’Humanité, Libération, Ce Soir, et magazines, son entrée à l’agence Rapho, puis son adhésion au Groupe des XV, une association cherchant à promouvoir la photographie française dans laquelle on retrouvait Robert Doisneau, les frères Séeberger, Jean Dieuzaide, Jean-Philippe Charbonnier, Sabine Weiss, et aussi Janine Niepce une parente éloignée du célèbre Nicéphore inventeur de la photographie.
En 1954, paraît Belleville-Ménilmontant, un magnifique ouvrage, préfacé par Pierre Mac Orlan, rassemblant ses photographies sur ce quartier populaire de l’Est parisien où se tient justement l’exposition.
C’est l’un des premiers beaux-livres traitant de la photographie qui prit place dans ma bibliothèque personnelle.

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La première salle de l’exposition est consacrée justement à cette sorte de village enclos dans Paris, alors ignoré des Parisiens, quand Ronis commença à le sillonner tant et plus à la sortie de la seconde guerre : « C’était le quartier des Apaches, on n’y allait pas ».
Ce matin, effrayé, non pas par ces voyous de la Belle Époque, mais par l’affluence qui s’agglutine devant les œuvres, je décide de me diriger directement dans les autres salles encore tranquilles.

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À défaut d’avoir été victime de la maladie contagieuse (incurable ?) du selfie, Willy maîtrisait avec talent et humour l’art de l’autoportrait. Il en fournit quelques exemples dans l’escalier qui conduit à l’étage supérieur. De marche en marche, défile sa vie depuis la célèbre mise en scène du photographe aux deux flashes de 1951 jusqu’à son saut en deltaplane à 85 ans.

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En haut des marches, je marque un temps d’arrêt, presque un pas de recul, à l’entrée de la salle à gauche comme si je craignais de déranger l’intimité des femmes que l’objectif de l’artiste surprit.
Et puis j’ose, je m’avance comme rassuré ou encouragé par les propos de l’écrivain Philippe Sollers : « D’où vient cette étrange beauté? De la retenue, de la discrétion, du silence. Les femmes nues sont du silence qui fait trop parler. Taisons-nous et soyons présents … »

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« Les femmes de Ronis sont belles parce qu’il les laisse être. Il les aime pour ce qu’elles sont, ce dont elles-mêmes (obligées de se déguiser sans cesse) n’ont probablement qu’une vague idée. « Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre », fait dire Baudelaire à la Beauté. Ronis admire Rodin, on s’en doutait. Dans son salon de 1859, Baudelaire parle encore du « rôle divin de la sculpture », qu’il compare à la poésie lyrique. « La sculpture, la vraie, solennise tout, même le mouvement, elle donne à tout ce qui est humain quelque chose d’éternel. » Voici donc, ici, le calme, l’intimité, la tendresse, la sérénité où n’entre pas le profane. Les nus de Ronis, dans leur extraordinaire naturel, sont sacrés. Ce sont des déesses toutes simples de passage dans le vingtième siècle. Il fallait être là pour les voir, à contre-courant de la dévastation générale. La clé est la pudeur qui, dit Heidegger, « met la lenteur en chemin ». Même prises au vol, ces femmes sont d’une merveilleuse lenteur. On dirait qu’elles dorment. Elles dorment, et quelqu’un les voit au-delà du sommeil … »
Photographie culte de l’œuvre de Ronis, je m’attarde devant une découverte à taille humaine de son Nu dit provençal saisi durant un été torride de 1949 dans la maison en ruines de Gordes que l’artiste vient d’acquérir.

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Comme souvent, plutôt qu’une légende laconique, Ronis raconte l’histoire du cliché de son épouse Marie-Anne :
« Je bricole au grenier et il me manque une certaine truelle restée au rez-de-chaussée. Je descends l’escalier de pierre qui traverse notre chambre au premier. Sortie de sa sieste, Marie-Anne s’ébroue dans la cuvette (on va chercher l’eau à la fontaine). Je crie: « Reste comme tu es ! » Mon Rolleiflex est sur une chaise, tout près. Je remonte trois marches et fait quatre prises, les mains tachées de plâtre. C’est la deuxième que j’ai choisie. Le tout n’a pas duré deux minutes. C’est ma photo fétiche, parue depuis lors sans discontinuer, ici et partout.
Le miracle existe. Je l’ai rencontré. »
Et Sollers l’analyse : « La composition est magistrale, elle dit la vraie joie de vivre dont notre époque est si tragiquement et piteusement dépourvue. Là encore, musique: le miroir, la cuvette, le petit tapis, les craquelures du sol, voilà des cercles qui ne demandaient qu’à dialoguer. La fenêtre ouverte, le volet, le mortier, le pichet, la chaise se répondent dans la verticale (cette photo aurait ravi Cézanne). Tout vit, tout vibre doucement et veut être vu. Le corps nu est la résultante de cette magie matérielle. La lumière est là pour dire l’harmonie indestructible de l’ensemble (soleil sur les épaules, bénédiction du temps …
Ronis parle de « miracle ». Il a raison, c’en est un que seul celui qui en a vécu un semblable peut comprendre. »
Il n’y a rien de vulgaire dans les nus de Ronis. Étrangement, la pudeur les caractérise. Il n’y a aucun voyeurisme de notre part, enfin … un tout petit peu quand même, ils sont d’une telle beauté … curieux ce masculin … ELLES sont ! « Ces photos sont des partitions, les corps des accords parfaits. »
L’œil de Ronis n’est jamais lubrique même quand il croque la femme au maillot rayé.

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Sollers encore : « Ici, nous sommes nulle part et partout, fond blanc très légèrement ondulé, sable ou océan, sans limites. C’est la libération des seins, l’affirmation puissante, la négation de tous les voiles, volonté de la tête emmitouflée le temps d’enlever ce doux et confortable vêtement de coton (vous êtes forcé de toucher l’étoffe).
C’est la Victoire. Cette photo de Ronis devrait être l’emblème historique de la vraie libération des femmes. Elle ne bavarde pas, elle ne traîne pas dans l’idéologie, elle fonce comme un bateau vers l’avenir. Photo en tous points révolutionnaire, comme celle du premier reportage de Ronis, le 14 juillet 1936, rue Saint-Antoine, avec le drapeau tricolore à bonnet phrygien, et la petite fille du Front populaire, elle-même en bonnet républicain, dressant son petit poing fermé, juchée sur les épaules de son père. Quel visage, quel sérieux (c’est une des « photos du siècle »), comme le temps est lent et l’espérance violente ... »
C’est justement celle que je découvre en premier dans la salle suivante.

Ronis défilé Front Populaire blog

L’artiste la légendait ainsi : « C’est le Front populaire, et la foule en liesse sur le parcours de la manifestation qui allait de la Bastille à la Nation. Là, nous sommes rue du Faubourg-Saint-Antoine. Je préférais déjà photographier les à-côtés des évènements plutôt que les évènements eux-mêmes. J’avais été amusé par cette petite fille au bonnet phrygien, rappelant celui du drapeau ; et qui levait le poing, sans trop savoir pourquoi bien sûr. »
C’est une photographie iconique comme il en reste quelques-unes de mai 68, et comme peut-être, les générations futures se souviendront plus tard du mouvement des gilets jaunes sur les ronds-points.
Avec l’arrivée du Front populaire, Ronis photographia avec frénésie, outre le défilé du 14 juillet, les défilés syndicaux, les grands meetings du Vel’ d’Hiv’. Après guerre, il couvrit les conflits sociaux comme les grèves à la SNECMA en 1947, celles chez Renault et des mineurs de Saint-Étienne en 1950.
De ces reportages, plutôt que des images spectaculaires, ressortait dans sa démarche une approche bienveillante, solidaire même, du monde ouvrier et de ses luttes au quotidien.
C’est en cela que Willy Ronis s’inscrit avec Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau ou encore Édouard Boubat, dans le mouvement français de la photographie humaniste ayant pour dénominateur commun l’intérêt pour l’être humain dans sa vie quotidienne.

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Chaque photographie, bien au-delà de l’instantané, raconte une histoire, ainsi celle de Rose Zehner, pasionaria de l’usine Citroën du quai de Javel, qui harangue ses collègues de l’atelier de sellerie lors des grèves de 1938 déclenchées par la remise en cause des acquis du Front populaire. La petite histoire dit que Ronis n’effectua qu’un seul cliché, chassé qu’il fut par le regard de la syndicaliste l’ayant pris pour un auxiliaire de police.
Comment ne pas être ému voire bouleversé par son portrait d’un mineur retraité silicosé. Le photographe évoqua cette rencontre poignante dans un de ses livres : « Il habitait Lens et n’en avait plus pour longtemps à vivre. C’est tout de même quelque chose qu’il faut montrer, m’avaient dit ces amis qui me pilotaient dans la région. Et ils m’ont conduit chez lui. L’homme était à sa fenêtre, au rez-de-chaussée. Il regardait dehors. Il ne mangeait quasiment plus. Il fumait. Il fumait beaucoup. Il fumait tout le temps. Il avait seulement quarante-sept ans. Il est mort quelques mois plus tard …»
On dit parfois banalement qu’une image vaut mieux qu’un long discours, on en a ici un exemple. Je suis persuadé que quelques clichés seraient souvent plus efficaces que les vidéos en boucle et les analyses des experts des chaines d’information, pour montrer la détresse réelle de certains hôtes de nos ronds-points.
Avec ses photographies, Ronis votait pour la fraternité. Très tôt subjugué par le monde ouvrier, il avait rejoint le Parti Communiste en 1945. Il cessa de prendre sa carte, comme beaucoup d’autres, au début des années 1960, même si son cœur demeura proche de l’idéal marxiste. Il légua ses œuvres à l’État, il voulait qu’elles appartiennent à nous tous.

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« Parfois, les choses me sont offertes avec grâce. C’est ce que j’appelle le moment juste. Je sais bien que si j’attends, ce sera perdu, enfui. »
Que de cadeaux, le quotidien a offert spontanément à l’artiste. Dans ses déambulations, il est à l’aguet de tout, des pétanqueurs comme des bigotes de Moissac, ou encore un vigneron bon vivant de Gironde.

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Hormis le paysage, certains petits camarades de mon école communale, quand ils venaient le matin de leurs hameaux du pays de Bray, n’étaient pas loin de ressembler à ces écoliers mosellans : « 15 mars 1954. Je roule tôt le matin dans la campagne lorraine, en direction de la centrale sidérurgique de Richemont où mon travail m’appelle. Je dépasse ces gamins et puis je freine, plus loin, pour les laisser me dépasser. J’ouvre silencieusement ma portière et les rattrapent à pas de loup. J’appuie deux fois… »

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De manière rarissime, l’affirme-t-il, Willy Ronis (je n’ose appeler ce monsieur quasi centenaire par son prénom) cède à une certaine mise en scène.
Place Vendôme, un jour de pluie en 1947 : « J’avais dû voir une femme enjamber cette flaque et remarquer que la colonne Vendôme s’y refléter. Le hasard a voulu qu’à ce moment-là, la pause déjeuner libérât une cohorte de jeunes filles des maisons de couture voisines : celui-ci est le plus réussi. Bon exemple de ce qu’on appelle une photographie prévisualisée ».

Ronis Pace Vendôme blogexpo Ronis Vincent aéromodéliste blog

Ainsi, aussi, l’artiste avait compris ce qu’il pouvait tirer du passage de Vincent, le fils de son épouse, sous la même fenêtre que l’on voit dans le célèbre Nu provençal. Pour obtenir le meilleur cadrage, il demanda à l’enfant d’effectuer le même envol à plusieurs reprises, deux suffirent je crois.
Ironie du destin, Vincent décéda, il y a une trentaine d’années, dans un accident de deltaplane.
Ronis eut recours également une mise en scène pour la photographie cultissime du Petit Parisien.

Ronis Le petit Parisien blog

J’ai souvent cru à tort ce célèbre cliché, de Robert Doisneau, sans doute attendri par ses nombreuses photos des gamins de la rue Damesme.
Cette photo était une commande pour un reportage qui devait raconter l’histoire d’un Parisien revenant dans la capitale après un séjour de quinze ans à New York. Vint l’idée à Ronis, pour ces retrouvailles, de l’emblématique, pour ne pas dire franchouillard, grand pain parisien :
« Il fallait donc que je trouve une façon particulière de le photographier, de le mettre en situation, ça n’aurait pas eu de sens de choisir simplement le cadre d’une boulangerie. Il était midi, je suis allé dans mon quartier rôder du côté d’une boulangerie. Dans la queue, j’ai vu ce petit garçon, avec sa grand-mère, qui attendait son tour. Il était charmant, avec un petit air déluré. J’ai demandé à sa grand-mère : « s’il vous plaît, Madame, est-ce que vous m’autoriseriez à photographier ce petit garçon quand il sortira avec son pain ? J’aimerais bien le voir courir avec son pain sous le bras. – Mais oui, bien sûr, si ça vous amuse, pourquoi pas ? »
Je me suis posté un peu plus loin, j’ai attendu. Il a acheté son pain et il a couru, de façon si gracieuse et si vivante. Je l’ai fait courir trois fois, sur quelques mètres, pour avoir la meilleure photo. Et cette photo a eu un succès formidable, on en a fait un poster, des cartes postales, j’ai su qu’on la voyait même à l’étranger, dans les bistrots, ou dans les boulangeries, à New York et dans un certain nombre de capitales européennes. »
Les clichés ont la vie dure, au propre comme au figuré ! Mais quelle joie de vivre, quelle tendresse, quelle malice ! À contempler cette photo, Qu’est-ce qu’on attend pour être heureux/ le ciel a mis son complet bleu/Et le rosier met sa rosette, swinguons avec Ray Ventura et ses Collégiens !
Trenet chantait à la sortie de la guerre :

« Revoir Paris
Bonjour la vie
Bonjour mon vieux soleil
Bonjour ma mie
Bonjour l’automne vermeil
Je suis un enfant
Rien qu’un enfant tu sais
Je suis un petit Français
Rien qu’un enfant
Tout simplement
Paris »

« On m’aurait offert un petit fixe moyennant fourniture à l’année et photographies des bords de Seine, je n’aurais rien souhaité de plus pour mon bonheur ».
« L’émotion de ma vie, c’est la photo de la péniche aux enfants », c’est toujours Ronis qui se confie à travers les films qui sont diffusés dans de petites alcôves.
« C’était en janvier 1959. Je me trouvais sur le pont d’Arcole, et je vois, remontant la Seine, un train de péniches énorme. J’avais fait déjà une vingtaine de clichés, et je me disais « bon, ça va suffire. » Je m’apprêtais donc à repartir. Et puis, je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai dû être alerté par quelque chose. Était-ce des cris d’enfants ? C’est possible. Je me suis penché, et j’ai vu arriver sous moi la dernière péniche du train, avec deux petits gosses dans le fond de cette péniche vide, qui jouaient comme dans une cour d’immeuble. Alors là, je n’ai pas eu le temps de voir si j’étais bien sur l’infini et si j’avais le bon objectif. J’ai visé et j’ai appuyé. J’ai rarement eu le cœur aussi battant que sur le chemin du retour, jusqu’au moment où j’ai terminé le développement du film. Parce que je m’étais rendu compte que j’avais vécu un moment exceptionnel, et que si je pouvais en tirer une bonne image, ce serait vraiment un beau cadeau. Eh bien, je n’ai pas été déçu, ça a été un beau cadeau. J’ai eu de la chance ».

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Les enfants d’aujourd’hui sont interpellés par l’exposition, mais plutôt que regarder sur les murs les photos « du Moyen-Âge » (comme me dirait une chère petite-fille !), ils préfèrent les découvrir en pianotant sur les tablettes numériques mises à leur disposition.
Photos immortalisées en affiches, posters et cartes postales, Doisneau mit en scène, objet de controverse d’ailleurs, son Baiser de l’Hôtel de Ville, Ronis surprit fortuitement deux amoureux auvergnats s’embrassant au sommet de la colonne de la Bastille.

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Ce jour-là de 1957, il y avait donc deux génies en haut de la colonne de Juillet ! Dans le même cadrage, Ronis cumule deux images, un portrait de couple et une vue de Paris. Ici, par sa composition et son traitement, il s’inspire de l’esthétique des maîtres de la peinture hollandaise. « Il a converti ce site historico-politique, marqué par deux cents ans de lutte, en haut-lieu poétique … »
Encore une histoire extraordinaire de photographie : « Je (Willy Ronis ndlr) faisais une exposition au Comptoir de la photographie, une très jolie petite galerie, sur le thème des amoureux, à l’occasion de la Saint-Valentin. Il y avait mes photos au mur et mes livres sur le comptoir. Un monsieur s’approche de moi avec mon livre sous le bras, et il me demande de le lui dédicacer. Puis soudain il me confie : « Vous savez, Monsieur, vos amoureux de Paris, ils ne sont pas bien loin, à quatre cents mètres d’ici, de l’autre côté de la colonne. Je les connais depuis toujours, ils tiennent un bistrot et quand ils prennent leurs vacances, c’est moi qui les remplace au comptoir. C’est tout juste si je ne suis pas tombé par terre !
Je suis allé les voir, ils s’appelaient Riton et Marinette, et j’ai vu qu’ils avaient le poster encadré dans le café, qui se trouvait à l’angle de la rue du Faubourg-Saint-Antoine et de la rue des Tournelles. Ils m’ont accueilli cordialement. Ils n’étaient montés qu’une seule fois sur la colonne, ils s’en souvenaient parfaitement. Ils venaient de l’Aveyron et, à l’époque, ils n’avaient pas encore le bistrot. Ils ne l’ont eu que deux ou trois ans plus tard, alors qu’ils étaient mariés. Et le plus étonnant, c’est que sur la photo, dans la direction où ils regardent, on voit le coin de l’immeuble où se trouve le bistrot. »
Je ne me lasse pas des témoignages de l’artiste dont la voix s’échappe d’un espace de projection. Je l’imagine assis dans un de ces petits bistrots, troquets, rades, bougnats d’antan qu’il a souvent photographiés.
Certaines de ses « brèves de comptoir » sont exposées dans la salle du rez-de-chaussée, dédiée à Belleville-Ménilmontant, que je rejoins, maintenant que le flot de visiteurs s’est un peu dispersé.

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Au mur, une citation dont l’auteur est en fait Pierre Mac Orlan : « Belleville et Ménilmontant sont, tout au moins pour moi, deux éléments essentiels de ce que j’aime bien appeler : la poésie de l’authenticité. »
Né sur une autre butte, Ronis connut un coup de foudre pour ce quartier. Il en arpenta les tonnelles, les ruelles, les passages, les impasses, les escaliers, les arrière-cours, il en fréquenta les cafés et les ateliers, il alla à la rencontre de ses habitants modestes et riches d’humanité.
Bien avant cette exposition, il m’est arrivé d’y errer, guidé simplement par ma curiosité de retrouver quelques endroits immortalisés par le photographe.
Je vous conduirais directement en haut de l’escalier à l’angle de l’avenue Simon Bolivar, empruntée aujourd’hui par les chevaux vapeur, et de la rue Lauzin. À chaque fois, j’y repense,
C’est une photo tellement quotidienne et pourtant pleine d’histoires que commenta Ronis lui-même : « Cette photo, je l’ai faite en 1950. J’étais là, dans cet escalier, j’attendais quelque chose, parce que je voulais qu’il y ait un peu de monde qui passe. À un moment donné, j’entends une voix de femme derrière moi, qui parlait à son enfant, qu’elle tenait dans ses bras. J’ai attendu qu’elle me dépasse, et miracle, miracle qui arrive quelquefois dans la photographie : quand elle est arrivée en bas, est passé cet attelage étonnant – car même en 1950 il n’y avait plus tellement d’attelages avec des chevaux. Et ce qui est amusant, c’est qu’il y a en même temps cet ouvrier municipal, qui est en train de réparer ses feux tricolores, et des femmes qui promènent leurs enfants dans des poussettes derrière. Et puis le petit cordonnier qui parle avec le client. Et le petit chat noir, en bas de l’escalier … »
À chacun de mes passages, je m’entête à photographier cet endroit qui ne retrouvera jamais la grâce de l’artiste. Je ne sais pourquoi, je pense toujours à un film de Jacques Tati, Mon oncle ou Jour de fête.

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Je ne pourrais plus par contre vous inviter à boire un verre au Repos de la Montagne, au pied de l’escalier de la rue Vilin. Tout cela a été détruit à la fin du siècle dernier lors de la construction du parc de Belleville. Oh le vilain architecte urbaniste ! Outre le cliché de Ronis, vous pouvez retrouver fugacement cette ruelle pittoresque dans les films Casque d’or, Du Rififi chez les hommes et Le Ballon rouge.

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Dans sa longue préface du livre de Ronis, Pierre Mac Orlan écrivait : « C’est parce que des lieux comme la rue des Rigoles, le Pré Saint-Gervais, la rue de Bagnolet, la rue des Solitaires me permettent d’inventer des histoires de Paris que j’entre sans effort dans les jeux de la vie photographiée qui est bien la plus féconde des vies imaginaires ».
Mac Orlan associe aussi la chanson dans sa description de la poésie de l’authenticité qui caractérise l’art de Willy Ronis. Il imagine Aristide Bruant poussant sa fameuse goualante : Papa c’était un lapin/Qui s’app’lait J.B Chopin … et qui ne lésinait pas sur la chopine !

Image de prévisualisation YouTube

Comme on est bien dans les photographies de Ronis ! Difficile de dire que c’était le bon temps à Belleville-Ménilmontant car le quotidien était compliqué, et pourtant !

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Un repas de famille sous une tonnelle rue de Belleville, un bambin dans son parc sur un terrain vague de la rue Piat, une jeune fille rue de la Cloche, j’ai envie de clore ma visite avec ces trois photos, je ressens de l’humanité, c’était la quête constante de Willy Ronis, une belle personne.
Fidèles lecteurs, vous savez qu’après les agapes de l’esprit, j’oublie rarement les nourritures bassement terrestres. Ce midi, sorti de la galerie, je me dirige en face vers l’enseigne ancienne des Deux amis, désormais restaurant kurde.

Menilmontant restaurant kurde blog

Ne me demandez pas de justifier mon choix, inconsciemment (ne pas manger idiot un kebab !) ma sympathie a peut-être opéré pour un peuple écartelé entre Turquie, Irak, Iran et Syrie qui, depuis un siècle, lutte pour avoir sa propre patrie et préserver sa culture. Allez comprendre, en Turquie, l’État mène une guerre acharnée contre le Parti des travailleurs du Kurdistan jugé organisation terroriste par les Etats-Unis. En Syrie, en première ligne face aux djihadistes de l’État islamique, les Kurdes avaient, il y a encore quelques jours encore, le soutien des Etats-Unis, jusqu’à l’annonce surprise par Donald Trump d’un retrait des soldats américains.
En tout cas, les « deux amis » s’en sont faits d’autres, et la sympathique cantine-traiteur se remplit vite d’une clientèle cosmopolite. Ici, toutes générations, classes et ethnies confondues, on dit bonjour en entrant et on souhaite la bonne année. Un ouvrier kurde, probablement sur un chantier voisin, demande poliment à ma compagne s’il peut emprunter la carafe d’eau, non sans avoir préalablement proposé de remplir son verre. Vous ne pouvez pas imaginer combien ces petits gestes vous réchauffent le cœur et vous questionnent sur les turbulences qui ébranlent notre société.
Pour les curieux, j’opte dans la carte pour un hunkar begendi, ah vous ne connaissez pas, une brochette d’agneau accompagnée d’un caviar d’aubergine, le tout arrosé d’un honnête rosé turc.
Ma compagne découvre les saveurs du café à la turque avec les explications détaillées de l’aimable patronne. On commença à boire du café en Turquie sous le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566). Selon la légende, tout débuta lorsqu’on aperçut des animaux danser au clair de lune après avoir mangé les fruits d’un étrange arbre. Durant le 17ème siècle, ce breuvage enchanteur se répandit à travers toute l’Europe. Il arriva en 1615 à Venise et en 1644 à Marseille. Maintenant, vous serez forts comme un Turc, du moins comme le Bourgeois Gentilhomme pour la cérémonie du Mamamouchi (Quelle bête est-ce là ?), Molière n’est plus là pour vous railler !

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En ce début d’après-midi, j’ai envie de prolonger mes errances photographiques de la matinée par une promenade dite digestive dans les rues avoisinantes, à commencer par la discrète rue du Retrait, version moderne de l’ancien chemin du Ratrait, ainsi nommé parce que poussait, sur le coteau de Ménilmontant, le Ratrait, un vignoble encore mentionné dans certains actes en 1530.
Il n’y a pas qu’à Montmartre qu’on cultivait la vigne à Paris. Ainsi, toujours dans le quartier de Belleville, l’actuelle rue des Panoyaux fut jusqu’en 1837 un sentier traversant le vignoble Le Panoyau, ainsi nommé parce que ses raisins étaient sans pépins.
J’ai bien choisi, la rue du Retrait connaît une vie artistique intense, à commencer par la présence du théâtre de Ménilmontant. Ironie de l’actualité, on y joue Le pouvoir une pièce d’Harold Pinter dont l’affiche montre le supposé détenteur de ce pouvoir sur un siège éjectable.

Menilmontant rue du Retrait blog 8

Depuis quelques années, des artistes de rue, certains renommés aujourd’hui, ont investi les murs des immeubles avec un certain talent.
Une passante, me voyant photographier une fresque, me dit de me méfier… des fautes d’orthographe.

Menilmontant rue du Retrait blog 2Menilmontant rue du Retrait blog 3Menilmontant rue du Retrait blog 5Menilmontant rue du Retrait blog 6Menilmontant rue du Retrait blog 9

Je découvre qu’en lieu et place d’une crèche, se trouvait la maison natale de Maurice Chevalier, le chanteur au canotier.

« Les gars d’Ménilmontant
Sont toujours remontants
Même en redescendant
Les rues de Ménilmuche
Ils ont le cœur ardent,
Le cœur et tout l’restant
Tant qu’ils s’en vont chantant :
Ménilmontant !

Il faut voir comme ils décochent
Tous les traits de leur esprit,
Et cet esprit de gavroche,
C’est le bon cœur à crédit.
Et Mimi Pinson dans leur caboche
A laissé la chanson et la poésie… »

Menilmontant fresque les gars de Menilmontant blog

On aimait chanter dans le quartier. Dans certains endroits, les oiseaux y chantent encore (lire mon billet : http://encreviolette.unblog.fr/2011/04/01/y-a-toujours-des-oiseaux-a-la-mouzaia-xixeme-arrondissement-de-paris/ )
La môme Piaf, l’inoubliable interprète de La vie en rose, vécut sa petite enfance à Ménilmontant et un musée privé lui est dédié. Allez, venez Milord, vous asseoir à une table du restaurant musette du Vieux Belleville, rue des Envierges, vous y entendrez nombreuses chansons de son répertoire.
Je remarque, comme souvent dans mes déambulations parisiennes, apposées aux façades des écoles maternelles et primaires, les fréquentes plaques commémorant la mémoire d’écoliers juifs victimes de la police de Vichy et de la barbarie nazie. Ils n’eurent pas la chance du Petit Parisien de croiser l’objectif de Ronis.
Retour par la longue rue des Pyrénées, normal ça monte ! Plus bas, d’ailleurs, une brasserie s’appelle L’Aubisque.
Comme à Venise, il existe un Passage des Soupirs. En quelques dizaines de mètres, on voyage (de la rue) des Pyrénées à la (rue de la) Chine par une venelle pavée bucolique bordée d’habitations et jardinets. On y retrouve même sur une façade l’enseigne d’une ancienne Manufacture Parisienne de Perles.
Une légende prétend que tout piéton qui marque une pause en haut des escaliers voit sa montre s’arrêter. Pourquoi, au fond, ne pas suspendre le temps ?
Dépaysement complet, il me faudrait revenir au printemps entre les dernières jonquilles et les premiers lilas !

Menilmontant Passage des Soupirs blog

Un carreau de céramique avec la bouille d’un titi parisien m’interpelle. C’est l’une des multiples mosaïques que l’artiste plasticien Jérôme Guion, peintre et photographe de formation, essaime dans les rues de Paris. J’aime ses parcours avec les portraits des héros de la Commune de Paris ainsi que ceux des victimes de l’attentat de Charlie-Hebdo à proximité de la rue Nicolas Appert. Ici, plus intimement, il s’agit de son jeune fils.

Menilmontant mosaique Soupirs blogMenilmontant Cité Leroy blog 2Menilmontant Cité Leroy blog 1

Plus loin, je m’avance dans l’ancienne cité ouvrière Leroy en cours de rénovation : autre îlot urbain d’un autre temps. Des tas de pavés, distraits de la convoitise de pseudos gilets jaunes, attendent d’être scellés dans l’impasse.
Willy Ronis est loin d’être étranger à mon goût et ma curiosité pour les vestiges d’un Paris presque révolu.
J’ai encore envie de vous offrir un ultime cliché de lui, je ne pouvais le laisser à la trappe (c’est le cas de le dire). Un brin coquin, il le légenda malicieusement Les dessous de l’Opéra : il y avait un petit rat dans les sous-sols de l’Opéra Garnier et deux matous qui se rinçaient l’œil !

les dessous de l'Opéra Ronis

Mon Festival du Flm Britannique de Dinard 2018 (2ème partie)

Pour lire le premier billet : http://encreviolette.unblog.fr/2018/10/12/mon-festival-du-film-britannique-de-dinard-2018-1ere-partie/

Jeudi 27 septembre 2018 :

Planifier la programmation quotidienne des films que nous souhaitons voir devient un casse-tête équivalent à la mise en place des emplois du temps des professeurs dans les collèges et lycées. À moins que notre volonté de voir en priorité les films en compétition ne contrarie le choix.
Bref, nous ne pourrons voir, ce jour, qu’un film en course pour le Hitchcock d’or justement projeté dans la salle éponyme.

Dinard Festival 1

Funny cow, c’est son titre, bénéficie d’un préjugé favorable car son réalisateur Adrian Shergold nous offrit ici, il y a quelques années, le mémorable Pierrepont, un excellent film sur la vie du plus célèbre bourreau de Grande-Bretagne, avec dans le rôle titre le grand acteur Timothy Spall qui incarna aussi par ailleurs le peintre Mr Turner.
Cette « drôle de vache » ou plutôt cette « vache drôle », du moins tente-t-elle de l’être, c’est une femme d’une banlieue ouvrière du Nord de l’Angleterre qui cherche à faire rire et se lance dans le stand up, décidément un thème récurrent dans les films en compétition.

Funny cow

C’est d’abord un film gris sombre qu’éclairent fugacement quelques éléments esthétisants de couleur rouge, un ballon de baudruche dans une ruelle, un parapluie, une automobile, des chaussures vernies et surtout la robe de l’héroïne, cette vache un peu foldingue.
Mon problème, c’est qu’après la projection de Jellyfish la veille, je me laisse moins emporter par le scénario peut-être à cause du parti pris du réalisateur de faire de ce sujet réaliste une comédie étrange, ce qu’elle ne peut pas vraiment être.
Devenir humoriste n’est pas chose aisée, surtout quand on est une femme dans les années seventies et qu’on cherche à percer dans une sinistre ville du Yorkshire (sans doute Sheffield qui connut la prospérité avec la sidérurgie) en se produisant dans une salle glauque, mi pub mi cabaret, fréquentée par une clientèle masculine, complètement misogyne et assoiffée de pintes de bière et de pitoyables blagues salaces ou racistes, un florilège de « beaufitude » !
Dans sa trajectoire de se voir un jour en haut de l’affiche, on découvre progressivement la vie misérable de Funny cow, sa brute de père qui la battait dans son enfance alors qu’elle n’était encore qu’une little funny calf (!), sa mère alcoolique, son mari un psychopathe coléreux interprété par Tony Pitts le scénariste du film.

Funny Cow librairie

On espère que sa vie va basculer lorsqu’elle rencontre un libraire coincé interprété par le remarquable acteur réalisateur Patty Considine qui remporta, il y a quelques années, le Hitchcock d’or avec Tyrannosaur. Mais la culture ne fait (malheureusement) pas tout, il l’emmène au théâtre mais elle préfère voir au cinéma … Le Ballon rouge d’Albert Lamorisse, tiens donc !
Tenace, Funny cow (elle ne donnera jamais ni nom ni prénom) ne tient pas compte des conseils désabusés et amers de Lenny, l’animateur vedette du club. Depuis des années qu’il « régale » ce public minable, son « complet bleu qu’était du dernier cri » (un clin d’œil à Aznavour) est bien élimé. Je ne sais pourquoi, je pense aussi au personnage de Jean Rochefort en présentateur radio dans Tandem, le film de Patrice Leconte.

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Au final, quand elle rejoint le plancher de la scène, la vache drôle laisse tomber ce qui plait habituellement aux beaufs de la salle et commence à parler ouvertement de ce que ‘a été sa vie jusqu’alors.
En écrivant ces lignes, je découvre à ce film plus de qualités que je n’avais pas perçues, encore qu’à la sortie, j’avais déposé un coupon I like it dans l’urne.
Meuhhhh ! Il faut saluer la magistrale interprétation de Maxine Peake qui, omniprésente, porte le film de bout en bout.
À l’extérieur, de nombreux festivaliers attendent pour la projection de Jellyfish. Nous les armons de patience en leur promettant un grand film.
Pour ce qui nous concerne, mon bodyguard cinéphile et moi, nous nous frayons un chemin dans la cohue du marché. La queue est aussi impressionnante au stand de la Galette de Pleudihen que devant la salle Hitchcock. Nous préférons tailler une bavette (au vrai sens du mot) à la terrasse de la brasserie du Marché des Anges.

Dinard Festival 2

À nos pieds ou presque, les goélands, presque aussi inquiétants que les oiseaux d’Hitchcock, se goinfrent avec voracité des détritus de la halle et de la frite que je laisse tomber malencontreusement.
Retour à la salle Hitchcock pour la projection d’un film au curieux titre de fable, The Drummer and the Keeper, littéralement le batteur et le gardien.
Le réalisateur, l’irlandais Nick Kelly, qui fut leader du groupe The Fat Lady Sings populaire dans les années nineties, présent dans la salle, nous apprend en préambule de la projection de son premier long-métrage, qu’il a été confronté lui-même avec son fils aux problèmes de l’autisme, le thème central risqué du film.
L’histoire raconte le difficile cheminement vers une improbable amitié des deux personnages, cités dans le titre, d’une part Gabriel, batteur dans un groupe rock en plein essor qui cache à ses partenaires ses troubles bipolaires récemment diagnostiqués (le même mal dont souffrait sa mère décédée), et d’autre part Christopher, un adolescent de 17 ans, éloigné du cocon familial par ses parents, passionné de constructions de Lego, obsédé par le poste de gardien de but de football, et atteint du syndrome d’Asperger, troubles du comportement appartenant au spectre autistique.
Je ne possède pas les compétences en psychologie et psychiatrie mentale pour attester de la justesse et de la crédibilité des portraits des deux jeunes héros, l’un impulsif et autodestructeur, pyromane même, et l’autre « maladivement » méthodique et ordonné dans toutes ses actions. Dans une file d’attente ultérieure, j’écouterai avec intérêt le jugement positif d’une personne avisée.
Ce qui est sûr, Nick Kelly parvient à construire une histoire sensible, poignante, « vivante » mais aussi comique en s’attaquant aux difficiles combats des patients souffrant de troubles mentaux.
Un film de cœur qui offre la possibilité de rire sans altérer la réflexion sur l’autisme, un handicap qui touche une personne sur 100 en France, un film aussi comme les Britanniques savent bien faire en prenant à bras le corps les sujets sociétaux !

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On sort de la salle Hitchcock, un à un, par la twirling door, le tourniquet, unique issue possible de cette structure gonflable, comme le responsable du site le martèle au public à chaque début de séance.
Ouf, on retrouve, pour la projection suivante dans la même salle, nos places préférées pour étendre nos jambes malgré le bruit permanent de la soufflerie !
Changement total d’ambiance : après le problème de l’autisme, il s’agit cette fois d’un regard amusé et amusant sur le multiculturalisme avec la projection d’une autre avant-première Eaten by lions. L’équipe du film autour du réalisateur Jason Wingard est présente pour nous en dire quelques mots.
Depuis quelques années, le festival programme assez régulièrement un film autour de la communauté des Pakis, terme un peu péjoratif au Royaume-Uni pour qualifier la communauté pakistanaise.
Le titre du film, qu’il faut prendre au premier degré peut étonner. Il constitue le point de départ de l’histoire. Effectivement, Omar et Pete sont deux demi-frères élevés par leur grand-mère après la mort violente de leur mère et du père de Pete dévorés par des lions.

Eaten by lions 1

Après qu’Omar ait retrouvé une lettre mystérieuse de sa mère évoquant son père biologique, il décide avec Pete de partir sur les traces de son géniteur asiatique, avec sous le bras l’urne des cendres de leur bien aimée grand-mère, direction … Blackpool, une station balnéaire du nord de l’Angleterre dont la célèbre tour fut inspirée par « notre » tour Eiffel.
Courte digression, peut-être à cause de la géographie ilienne de la Grande-Bretagne, c’est presque une constante dans tous les films de se retrouver sur la côte comme si l’horizon maritime offrait une perspective d’avenir (ou au contraire, un obstacle infranchissable)
Bref, Omar et Pete se retrouvent chez la famille pakistanaise Chaudhry en pleine préparation de fiançailles d’une des filles. Vous pouvez imaginer que l’accueil du soi-disant père de sang n’est guère chaleureux.
Je vous avoue que je serais bien incapable de vous restituer toutes les péripéties des quiproquos et situations cocasses de cette comédie excentrique complètement débridée.

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Les acteurs sont excellents avec une mention particulière à Jack Carroll qui interprète Pete, le demi-frère d’Omar. Atteint d’une paralysie cérébrale, il se déplace dans le film avec un curieux déambulateur comme il le fait dans son quotidien. Sa drôlerie et son optimisme sont les meilleurs propagandistes dans une lutte pour le handicap, même si cela ne constitue pas le sujet du film.
L’image est souvent traitée avec une volonté esthétisante : la station victorienne de Blackpool est magnifiquement filmée avec les couchers de soleil, les illuminations, ses grandes roues. Tout est prétexte à une fête de couleurs flashantes, d’une barbe à papa aux mèches roses d’une adolescente sans oublier évidemment les vêtements de la famille Chaudhry. Il y a un côté « bollywoodien » même si étrangement c’est la musique du Velvet Underground qui accompagne, à fond la caisse (of course !), une virée trépidante en voiture (de collection).
Nous sortons de la salle avec la banane … comme justement la célèbre couverture d’album, du Velvet dessinée par Andy Wharol.
Ce soir, nous mangeons À l’abri des flots : pour moi, à défaut de steak de lion non inscrit au menu, ce sera une poêlée de Saint-Jacques puis un dos de colin.
À demain, see you comme conclut le reportage quotidien sur le festival diffusé à chaque début de séance.

Vendredi 28 septembre 2018 :

Le soleil est encore au rendez-vous sur la côte d’Émeraude, ce qui rend plus agréable l’attente devant la salle Hitchcock.
Je me régale bientôt des courtes interviews « thé ou café » des membres du jury de l’an passé diffusées en avant-programme de chaque séance : ce matin, l’alternative est : baked beans ou cassoulet ?
Les baked beans sont un plat typique du petit déjeuner anglais composé de haricots blancs (en conserve de la marque Heinz ?) cuits dans une sauce tomate aromatisée et mangés souvent avec du pain de mie grillé.
Oh my God, je m’offusque que le Britannique interrogé rejette sans hésitation notre plat emblématique du Sud-Ouest. Connaît-il seulement les fameux haricots tarbais ? Tant pis, qu’il mijote dans son Brexit, non mais !
Autre mise en bouche, le jeune et athlétique acteur Marcus Rutherford est présent pour dire quelques mots sur le film Obey dont il est le héros principal.
Ce premier long-métrage de Jamie Jones se déroule dans le East End de Londres avec en toile de fond les émeutes réelles qui se produisirent en août 2011 dans plusieurs villes anglaises, après que Mark Duggan, un britannique d’origine antillaise, père de quatre enfants, soupçonné d’être un dealer de cocaïne, ait été abattu par la police au cours d’une fusillade dans le quartier de Tottenham.
Le héros Leon, à qui je ne cherche pas des noises quand il passe devant moi vu son gabarit (!), âgé de 19 ans, après avoir séjourné dans des foyers pendant plusieurs années, retourne au domicile « familial » chez sa mère alcoolique Chelsea remarquablement interprétée également par T’Nia Miller. Une fois de plus, comme dans plusieurs des films visionnés jusqu’alors, on constate cruellement l’absence du père.
On plonge dans l’ambiance dès la séquence d’ouverture du film où une bande de jeunes, garçons et filles, traînent dans la rue en plaisantant bruyamment et vulgairement sur leurs exploits sexuels (vrais ou mensongers) lorsqu’ils repèrent une bourse sur le siège d’une voiture en stationnement. C’est Leon qui, enroulant son tee-shirt autour de sa main, brise la vitre du véhicule. Cela pourrait corroborer l’opinion de certains que les émeutes n’étaient pas une protestation politique mais une agitation opportuniste de hooligans pour mettre à sac des magasins et voler des piétons. Et pourtant, elles naquirent d’une crise sociale résultant des politiques économiques de Thatcher et Blair. Inscrit auprès des services sociaux, frustré par un avenir sans perspectives, Leon se réfugie en pratiquant la boxe dans un club.

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On sent bien que le réalisateur traite de manière bienveillante le personnage de Leon et a vraiment envie qu’il s’en sorte. On pressent qu’il est peut-être sur la voie de la rédemption lorsqu’il fait la connaissance de Twiggy, une jolie blonde dont on devine qu’elle appartient à une couche sociale plus aisée, encore qu’elle cherche à s’en échapper en inhalant quelque gaz toxique.
Point de bascule (ou pas ?) du film, se noue une romance, à tout le moins une amitié, entre Leon et Twiggy illustrée par une improbable balade en péniche. Mais Leon ne peut échapper à la réalité presque inéluctable de sa vie et, vulnérable, il se retrouve bientôt happé dans les émeutes qui éclatent dans Londres. Au moment où la boxe aurait pu jouer un rôle salvateur, Leon trouve porte close au centre d’entraînement pour cause d’émeutes.
Depuis le temps que je fréquente le festival, j’ai une impression de déjà vu avec ce film pourtant ambitieux. Mais comme souvent dans le cinéma britannique, le traitement des problèmes sociétaux et l’excellente brochette de jeunes acteurs nous invitent tout de même à réfléchir.
Il est midi mais il n’est pas question de goûter les soi-disant succulentes patates de Jack qui a installé sa roulotte devant la salle Hitchcock.

Dinard Festival 3

Le titre du film suivant, Dead in a week (Mort dans une semaine), n’incite pas à l’optimisme mais le bouche à oreille dans les files d’attente nous promet une comédie hilarante.
À voir, tant ça commence dans une atmosphère glauque : une nuit, William, jeune écrivain déprimé qui ne parvient pas à publier son livre et considère que sa vie n’a pas de sens, s’apprête à se jeter du haut d’un pont sur la Tamise pour mettre fin à ses jours. Un passant mystérieux s’approche et lui dit en lui tendant sa carte de visite qu’il y a sans doute mieux à faire.
En vain, car William saute … sur une péniche qui passe malencontreusement sous le pont à cet instant !
On comprend dès lors qu’on n’est sans doute pas au bout de nos surprises. Car on apprend que William n’en est pas à son coup d’essai et a déjà tenté de se suicider près d’une dizaine de fois mais n’y est jamais parvenu pour des raisons diverses et variées, souvent même burlesques, ainsi en prenant un bain avec un grille-pain.
William, désespéré et opiniâtre, décide alors d’employer les grands moyens et de faire appel à un tueur professionnel, ça tombe bien la carte de visite qu’il avait reçue mentionne : « Leslie O’Neil assassin » ! Après avoir consulté la brochure de l’honorable association des assassins britanniques où sont décrites toutes les méthodes possibles pour se faire tuer avec les tarifs correspondants, William signe le contrat stipulant que Leslie devra l’assassiner dans la semaine avec la clause satisfait ou remboursé (or your money back, c’est le sous-titre du film). William aurait souhaité une fin plus glorieuse et même héroïque en étant renversé par un chauffard alors qu’il tentait de sauver un enfant traversant la chaussée imprudemment. C’était évidemment beaucoup trop cher compte tenu de la mise en scène nécessaire !
Comme dit Leslie, l’option choisie est d’un bon rapport qualité-prix évitant à William le coût d’un voyage en Suisse pour euthanasie.
À partir de cet instant, le spectateur est partagé entre rires et peur. Le suspense est haletant, à quelle sauce, le sympathique William, va-t-il être accommodé ? À chaque instant, on attend, on craint l’issue fatale. Angoissant et jubilant, un bijou d’humour noir vraiment british !
D’autant plus que l’intrigue se complique. Le « délai de livraison » de la commande n’est pas encore achevé que William trouve subitement une bonne raison de vivre en rencontrant Ellie, une belle éditrice, en proie à quelques tourments psychologiques également, mais susceptible de publier son roman.
Ouf, sauvé le William qui change d’avis ! Mais ce n’est pas si simple que cela car le contrat ne peut être résilié. Il y a des quotas à respecter dans l’association, et le vieux Leslie doit absolument mener sa mission à terme s’il ne veut pas être poussé à une retraite anticipée : « Tuer les gens me donnent une raison de vivre ! ».

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Le réalisateur Tom Edmunds nous livre, pour son premier long-métrage, une comédie absolument astucieuse et réjouissante sur le suicide qui célèbre la joie de vivre, au sens littéral de l’expression.
Comme d’habitude, cela devient un pléonasme, la distribution est remarquable avec, dans le rôle de William, Aneurin Barnard vu dans le film Dunkerque, l’irrésistible Tom Wilkinson, deux fois nominés aux Oscars, comme tueur à gages, ainsi que Marion Bailey, sa femme Penny qui, outre sa passion pour le patchwork, tient discrètement le grand livre des meurtres de son mari et va même jusqu’à dissimuler un long couteau de cuisine derrière un coussin lorsque le patron de son mari devient menaçant.
Je ne vous dévoile pas la fin de l’histoire … inattendue, du moins qu’on n’attendait plus. Si cette avant-première avait été en compétition, il est fort possible qu’elle eût rallié mon suffrage malgré la légèreté du propos.
La vie de festivalier est trépidante et à peine sorti de la salle Hitchcock, il faut y revenir. En effet, les titulaires d’une ciné-carte bénéficient d’une projection privée de Forgiven, une avant-première du grand réalisateur franco-britannique Roland Joffé connu notamment pour Mission.
Son pardon se situe en Afrique du Sud à la fin de l’Apartheid lorsque le président Nelson Mandela et l’archevêque Desmond Tutu mirent en place la commission de la Vérité et de la Réconciliation (Truth and Reconciliation). Cette instance, qui ouvrit ses portes le 15 avril 1996, tenta pendant près de trois ans de faire la lumière sur les crimes politiques commis pendant l’apartheid et recommander éventuellement des poursuites judiciaires. Au total, près de 20 000 victimes vinrent témoigner sur les détentions, exécutions, tortures, viols, disparitions.
Une grande partie du film a été tournée dans un vrai centre de détention et une trentaine d’anciens prisonniers ont été recrutés comme figurants.

Forgiven

Roland Joffé imagine un huis clos en se concentrant sur l’affrontement entre Monseigneur Desmond Tutu, noir militant de la paix et de la justice sociale, et Race Bloomfield blanc meurtrier diabolique, haineux et raciste en quête possiblement de rédemption.

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Le film est superbement porté par les interprétations magistrales de Forest Whitaker, dans le rôle de Desmond Tutu, et Eric Bana alias Bloomfield.
Certains le trouveront sans doute manichéen, théâtral même, d’ailleurs le scénario est adapté de la pièce L’archevêque et l’anteChrist. Ce face-à-face est nécessaire pourtant à la réflexion. Ceux qui se refusent à apprendre ou connaître l’histoire sont condamnés à la voir se répéter. Il semble bien qu’aujourd’hui, l’Afrique du Sud, bien que possédant les plus vastes gisements d’or, platine et métaux précieux du monde, n’est pas débarrassée du racisme et connaît de graves problèmes économiques et sociaux.
Ce soir, est-ce à cause des beaux yeux de la sirène de serveuse, nous retournons dîner chez Ma pomme. Pour moi, ce sera un saint-pierre !
La légende rapporte que ce poisson tient son nom de l’apôtre de Jésus et premier évêque de la chrétienté qui l’attrapa un jour sur ordre du Christ pour retirer une pièce d’or de sa bouche, et que l’empreinte de son pouce expliquerait le gros point noir que l’animal porte sur le flanc.
See you !

Samedi 29 septembre 2018 :

Aujourd’hui, le réveil est plus matinal, mais tout-de-même pas « dès potron-minet » comme le laissera entendre le journal quotidien du festival. Il ne s’agit pas de se rendre au traditionnel marché du samedi, mais de voir enfin, à la salle Émeraude (le seul vrai cinéma de Dinard), Pin Cushion, le dernier film en compétition.
Dans son premier long-métrage, Deborah Haywood brosse le portrait d’un duo mère-fille étrange, presque malsain.
Une fois encore, il n’y a pas de père dans l’horizon familial. Lyn est une maman handicapée, vieille avant l’heure, certes (trop) aimante mais maladroite, obsédée par sa perruche, son intérieur peuplé de bibelots aussi inutiles que délicieusement kitsch, et sa fille Iona une adolescente rouquine qu’elle maintient dans un état enfantin jusqu’à partager le même lit. Replié sur lui-même, ce tandem décide d’émigrer vers une petite ville triste du Derbyshire pour envisager une autre vie plus sociable et se trouver des amis. Des failles apparaissent quand Iona découvre la vie du lycée, l’ingratitude et la méchanceté d’un trio de chipies en classe avec elle.
La réalisatrice a vécu elle-même l’intimidation à l’école et intègre sans doute certains de ces comportements dans son scénario. Dans sa région des Midlands, le pin cushion, le « coussin à épingles » signifie une fille qui reçoit plus de piqûres que le dit coussin.
Et ça va piquer pour le poil de carotte féminin ! Iona ne se maquille pas, porte des jupes plus longues que les autres, bref dérange. Suite à une petite fête guet-apens organisée par une des trois garces chez Iona, des photos compromettantes circulent, et Iona passe pour une fille facile qu’on traite de tous les noms, y compris par le biais de graffiti sur les murs. Lorsqu’elle commence à avoir un petit béguin avec le laitier, elle devient non plus une victime mais une menace pour les autres filles.
Lucide, confiante et consciente d’elle-même, Iona se réfugie dans un univers fantastique que la directrice de la photographie exprime avec une palette très esthétique de couleurs.
Comme cela se produit parfois dans la vie, cette cruauté entre adolescentes basculera dans l’imprévisible atroce.
Après réflexion, ce film n’est-il pas en creux le portrait de Lyn la mère, certes attachante, mais qui n’a pas mûri, et est demeurée elle-même dans un monde enfantin souhaitant que Iona reste à jamais sa petite fille.

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J’ai opté depuis mercredi pour Jellyfish comme lauréat du Hitchcock d’or mais je suis touché par Pin Cushion, un premier film peut-être un peu maladroit, car la réalisatrice veut y traiter trop de choses, mais aussi plein de trouvailles et de bonnes intentions.
Dois-je le souligner encore ? Les interprètes sont excellents. J’ai adoré Joanna Scanlan étincelante dans le rôle de la mère, une espèce de Yolande Moreau d’outre-Manche. Sortant de la salle après avoir présenté le film avant la projection, elle répond à un spectateur l’interpellant : « Vous ne restez pas ? … Non, j’ai vu le film, je connais ! » So british !
Vite, direction la salle Hitchcock pour la projection de Journeyman, un film en avant-première de Paddy Considine.
Le réalisateur, ancien lauréat du Hitchcock d’or avec Tyrannosaur, interprète lui-même le rôle du héros principal, le boxeur Matty Burton qui, après avoir défendu victorieusement, mais avec beaucoup de difficulté, son titre de champion du monde, est victime de graves lésions cérébrales à l’issue de ce qui devait être son dernier combat.

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La réalité rejoint la fiction. Alors que Matty Burton célèbre sa ceinture mondiale avec son épouse et se tamponne la tête avant de s’effondrer au sol, la lumière revient soudainement et quelques personnes de l’accueil font irruption dans la salle pour secourir un spectateur victime d’un malaise. Pendant quelques minutes, l’image du boxeur inconscient reste figée sur l’écran tandis que sont prodigués les premiers soins.
Plus de peur que de mal, la projection peut reprendre et le champion entamer alors un nouveau combat, le plus difficile de sa carrière : retrouver la parole, la mémoire et la mobilité. Son trophée sera de sauver sa relation avec son épouse Emma (interprétée par Jodie Whittaker) et son adorable petite fille chérie Mia (son nom était brodé sur son peignoir et son short) qui ont dû se résigner à s’éloigner un temps en raison de ses crises de violence et même démence. Dans une scène insoutenable, on voit Matty, excédé par les babillements de son bébé, l’enfermer dans le lave-linge.

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Après un voyage pénible et poignant sur le chemin de la guérison, Journeyman remportera une belle victoire aux points ! On ne peut s’empêcher de penser aux nombreux pratiquants de ce qu’on appelle le « noble art », qui, après les sunlights des rings, ont sombré dans une misère économique et morale.
J’ai faim, à la sortie, je dévore avec délectation un sandwich américain au Bar Rock Café. Satisfaction, il faudra que je goûte un jour leur sandwich Mike Jagger !

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Direction, maintenant, la salle Bouttet, pour la projection d’une autre avant-première, The Bromley Boys de Steve Kelly.
J’ai plaisir, comme à chaque début de séance, de voir les brefs clips « Thé ou café » parrainés par un domaine de vins de Provence. Cette fois, entre un romancier anglais et Eric Cantona, l’acteur britannique interrogé choisit sans hésitation l’ancien footballeur français : « Cantona ! Parce que c’est un philosophe du terrain » ! Reconverti comme acteur, le champion connu pour son franc-parler fut même président du jury du festival de Dinard, il y a quelques années. L’immense Ken Loach présenta au festival de Cannes Looking for Eric, un film autour de l’ex-star du club de Manchester United, mêlant football et critique sociale.
Très rares sont les bons films traitant du football. En 2014, David Scheinmann présenta à Dinard l’excellent Believe dans lequel le légendaire manager de Manchester United Matt Busby sortait de sa retraite pour venir en aide à un jeune joueur talentueux.
Ce long préambule autour du ballon rond, le « référentiel bondissant » comme le nomment nos maîtres du pédagogisme dans les programmes scolaires d’éducation physique, n’est pas inutile car après un film autour de la boxe, The Bromley Boys se déroule dans le milieu du foot.
Il s’agit d’une libre adaptation d’un livre à succès de David Roberts qui racontait son histoire vraie de supporter durant son adolescence, à la fin des sixties, au temps où le onze d’Angleterre venait de remporter la Coupe du Monde (quelques images d’archives apparaissent dans le film) et où le fantasque George Best (alias le Cinquième Beatle !) enthousiasmait les kops..
La singularité du propos vient de ce que David, au lieu de soutenir un grand club comme Arsenal, Chelsea, Manchester United ou City, supporte avec un amour aveugle l’équipe beaucoup moins glamour du district du Grand Londres, le Bromley Football Club, qui connaît la pire saison de son existence et lutte pour sa survie dans les profondeurs du classement de la division la plus basse de la ligue.

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Durant une heure et demie (sans compter le temps additionnel !), défile ce presque conte de football amusant, touchant, réjouissant, réconfortant aussi, en notre époque polluée notamment par les révélations fracassantes de Médiapart sur les drôles de mœurs du football professionnel. Encore que, dans son imagination débordante, pour sauver son club de cœur de la disparition, David élabore entre autre un plan afin que le Bromley F.C fasse la une des journaux. Il devient même manager pour l’ultime mi-temps qui sauvera (peut-être) le club de l’infamie.
Ce film est un plaidoyer pour l’amour d’une équipe et ses couleurs. On est loin des pseudo-supporters couvrant les adversaires d’insultes souvent racistes, lançant des fumigènes, brandissant des banderoles parfois haineuses.
Je me souviens, à cet instant, de Rouge ou mort de David Peace, un livre qui brosse le portrait de Bill Shankly (il est évoqué dans le film), un joueur moyen mais un entraîneur hors pair qui forgea la légende des Reds du Liverpool Football Club, entre 1960 et 1974.
« Allez Trincamp ! » encourageait l’irrésistible Jean Bouise dans Coup de tête, le film de Jean-Jacques Annaud, avec l’inoubliable Patrick Dewaere.
Assis sur les antiques gradins en bois du vétuste et bucolique stade, j’ai envie de crier : Come on Bromley ! ».
J’en ai la gorge sèche et plutôt qu’à la buvette du stade, je commande une pinte à la terrasse de la Fonda étrangement désertée. En effet, les badauds, à une centaine de mètres de là, s’agglutinent le long du red carpet (tapis rouge) pour l’arrivée des membres du jury avant la cérémonie officielle de remise des prix.

Jury red carpet

En ce qui nous concerne, nous tournons le dos aux people et dînons au restaurant Côté Soleil.
Je fais une infidélité aux fruits de mer et poissons, et opte, sur l’ardoise, pour un ris de veau. Ma tendre maman le préparait si bien et je n’en avais plus mangé depuis les crises de la vache folle.
Bien plus tard, nous nous dirigeons vers le cinéma Émeraude et, avec le jeune acteur de Winterlong, nous découvrons le palmarès du Dinard Film Festival 2018. Malheureusement pour lui, mais il ne semble pas en être affecté, Winterlong n’obtient aucun prix.
Par contre, nous pouvons rouler des épaules et nous réjouir de notre perspicacité : Jellyfish de James Gardner, que nous avions plébiscité, dès le mercredi, à la sortie de sa projection, truste le Hitchcock d’or, le Prix du Scénario et le Prix de la Critique. Une mention spéciale, prix d’interprétation, est attribuée à la jeune Liv Hill l’éblouissante Jellyfish.
Le public a voté majoritairement pour Old Boys de Toby MacDonald. Quant à l’association La Règle du jeu, elle décerne son coup de cœur au film The Bookshop que nous avons prévu de voir demain.

Dimanche 30 septembre 2018 :

Traditionnellement, la programmation dominicale concerne essentiellement les films primés la veille.
Pour notre part, nous nous dirigeons, une ultime fois, vers la salle Hitchcock, pour la projection de The Bookshop, un film tout à fait anglais de la réalisatrice catalane Isabel Coixet.
En 1959, à Hardborough une bourgade balnéaire fictive du Suffolk, une jeune veuve Florence Green décide de racheter The Old House, une bâtisse désaffectée, pour y ouvrir une librairie. Tout demeure relativement tranquille jusqu’à ce que la libraire décide de mettre en vente Lolita le sulfureux roman de l’écrivain américain d’origine russe Nabokov.
C’est alors qu’une notable locale, une vieille richissime acariâtre, monte la population pour faire échouer le projet de la libraire. Florence peut malgré tout compter sur l’appui d’un étrange monsieur misanthrope solitaire et passionné de lecture, interprété par le toujours excellent Bill Nightly.

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Il est évidemment plaisant de voir un film qui se déroule essentiellement dans un lieu au service de la lecture et de la culture. Malheureusement, malgré quelques bons moments, l’intrigue se perd trop souvent dans une chronique provinciale et les querelles de voisinage.
La note réjouissante et optimiste du film réside dans le fait que l’obstinée Florence parvient tout de même à transmettre la flamme de sa passion à une adorable écolière d’un milieu très modeste qui espère quelques livres (au double sens du mot) en lui prêtant assistance en dehors de ses cours.
À la suite de ce bouillon de culture, nous choisissons au déjeuner des moules marinières. Pour ce faire, nous racolons la petite sirène du restaurant Ma Pomme et son collègue serveur plongés dans leur smartphone dans le square en face.
Ainsi s’achève le Dinard Film Festival 2018 qui fêtera sa trentième édition l’an prochain.

Mon Festival du Film Britannique de Dinard 2018 (1ère partie)

Mardi 25 septembre 2018 :

À la veille de l’ouverture de la 29ème édition du festival du film britannique, je mets le cap vers Dinard et la Côte d’Émeraude tôt dans l’après-midi.
En effet, pour assouvir mon indéfectible passion pour l’Image, en guise de mise en bouche, je choisis de visiter l’exposition consacrée, depuis le début de l’été, au regretté photographe Robert Doisneau.
Organisée dans la magnifique Villa Les Roches Brunes, d’architecture néo-classique, qui se dresse telle une sentinelle à la pointe de la Malouine, elle fait souffler encore un air de grandes vacances comme le suggère l’affiche.

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Cette photographie, qui illustrait d’ailleurs la couverture d’un chouette beau-livre (il figure dans ma bibliothèque) rassemblant des œuvres de Doisneau et des textes de Daniel Pennac, a une histoire.
Elle fut prise au vol, en août 1959, entre Sainte-Maxime et Saint-Tropez, à l’insu du propriétaire du cabriolet, une vieille Simca 1200 rouge pompier et sa calandre retapée avec du grillage à lapin : tout le génie de Doisneau de faire de cet « aspirateur à minettes », un cliché emblématique des grandes vacances, du moins pour une jeunesse dorée de la Côte d’Azur !
Et de la Côte d’Émeraude, non ? Au risque de m’égarer (mais il y a longtemps que le hors sujet n’est plus répréhensible !) et d’être en décalage surtout en cette station balnéaire, je ne résiste pas à citer Daniel Pennac qui, dans l’ouvrage ci-dessus, rendait un vibrant hommage à Léo Lagrange, socialiste et sous-secrétaire d’État aux sports et à l’organisation des loisirs au temps du Front Populaire :
« Gloire à vous, Léo Lagrange, à qui nous devons nos vacances, tous les squares vous le diront ! Et les stades, et les CES et les piscines qui portent votre nom, sans parler des avenues… tous les coins de rues… votre nom semé sur tant de pierres ! L’intention est louable, mais la plaque commémorative, quoi qu’on fasse, c’est le faire-part de l’oubli. La matière l’emporte sur l’homme et bientôt il ne reste plus que la piscine, le stade, le CES, la rue, avec, parfois, tout de même, cette question : Léo Lagrange ? Qui c’était Léo Lagrange ?
Je suppose que vous vous fichiez des plaques. Léo, et vous aviez raison : votre gloire est ailleurs. Je la vois dans les premiers rayons de l’été dans les ateliers qui débrayent, les ordinateurs qu’on débranche, les valises qu’on boucle, les portes qui s’ouvrent, les trains supplémentaires, les avions qui s’envolent, le temps qui s’arrête, ces photos de Doisneau, et les cartes postales si gentiment vides de l’été …»
Et quelques pages plus loin : « Aller au travail, en 1936, se disait encore « aller au chagrin ». Cette indignation, Léo, autour de votre projet de loi ! Quinze jours de congés payés dont douze jours ouvrables, vous vous rendez compte ? Toute la presse bien pensante s’y était mise, et les chansonniers ! On ironisait sur l’existence même d’un sous-secrétariat d’État aux Loisirs. On vous soupçonnait de vouloir « embrigader le rêve », vous vous souvenez ? On avait taillé les crayons très pointus pour faire le compte de ce que vos « largesses » coûteraient au pays : paralysie générale, flambée des prix, faillite de l’État, de l’industrie et du commerce international. Le manifeste des Croix de Feu hurlait : « La notion du travail, de l’ordre et du courage a été abolie ! » Il se trouva même des spécialistes de la vertu sans alcool pour prédire une affreuse épidémie de saoûlographie ! D’après eux, les prolos livrés à l’oisiveté plongeraient tout habillés dans le pinard. La cuite nationale ! Sans rire ! Ce qui induisait que douze mois de turbin sur douze constituait la meilleure garantie de la sobriété publique. À moi, Zola ! Jusqu’au directeur du réseau d’État des Chemins de fer qui reprochait à votre billet réduit d’être antiferroviaire ! Antiferroviaire, Léo ! Par votre faute, cet été-là, 560 000 personnes s’offrirent un billet antiferroviaire, jetant sur les rails des centaines de trains antiferroviaires ! Convois hilares que Je suis partout qualifiait de « trains rouges ».
C’est tout de même bizarre, la politique. Ça ressemble parfois à une nouvelle de Marcel Aymé. Un jeune sous-secrétaire d’État aux Loisirs, Léo Lagrange, mitonne une petite loi qui flanque la basse-cour sens dessus dessous ; il finit par emporter le morceau : messieurs les députés déposent leur bulletin, et qu’est-ce qui sort de l’urne ? Une saison toute chaude. À qui ressemblait l’été, Léo, avant que vous l’inventiez ? »
« Finalement, Léo, vous avez arraché l’unanimité à une assemblée qui pourtant ne vous était pas acquise. L’unanimité moins une voix … 563 votes pour, un seul contre ! Sans qu’il encombre mes nuits, je me suis souvent demandé qui était ce type qui n’avait pas payé les congés payés. Un hobereau qui considérait la France comme son jardin personnel ? Un stakhanoviste à la mode de chez nous ? Un hyper démocrate soucieux de faire entendre son unique différence, fût-ce contre le bonheur ? Un atrabilaire redoutant le face à face familial ? Un vieil enfant qui n’a jamais aimé jouer ? Ou un type qui ne voulait aucun souvenir … surtout pas de souvenirs gratuits. »
… « Non content d’avoir inventé une saison, savez-vous mon cher Léo qu’en faisant passer votre loi vous avez engendré le « récit de vacances », notre dernière et peut-être notre unique tradition orale ? Comme si nos plus précieux souvenirs se concentraient dans ces brèves semaines d’éternité où il ne se passe rien, rien que du ténu, de l’infinitésimal, de l’intime et du répétitif, rien que nous autres face à nous autres, sans la prothèse du travail … où le moindre événement tourne en sujet d’épopée, motif lyrique que la famille enjolivera d’année en année … »
Bon, le provocateur que je peux être baisse le ton au milieu de la bonne bourgeoisie dinardaise pour se réjouir en silence d’une centaine de photographies argentiques originales tirées par Doisneau lui-même. Je les connais pour la plupart.
Si vous souhaitez partager mon admiration pour Doisneau, le « révolté du merveilleux », le « braconnier de l’éphémère », je vous renvoie à un ancien billet :
http://encreviolette.unblog.fr/2010/03/01/ouvrez-ouvrez-la-cage-au-doisneau/
Le parcours dans la galerie est ponctué de petites phrases et de pensées de Robert Doisneau. Plutôt qu’à l’imparfait de l’objectif, je préfère le conjuguer au « plus-que-parfait », d’autant que la moindre échappée hors cadre m’envoie vers le bleu horizon de la Manche qui fait la nique à l’émeraude.

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Sous l’œil d’une femme bigoudène croquée par l’artiste sous la Tour Eiffel, j’entre dans la farandole joyeuse à l’occasion des « 20 ans de Josette » devant une barre d’immeubles de Gentilly, banlieue où vivait Doisneau.

Doisneau Les vingt ans de Josette Gentilly

Du balai, la religion ! N’en déplaise à tous les saints Briac, Lunaire et Suliac du coin, je me régale d’un collage du poète Jacques Prévert à son ami.

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Pour faire une habile transition avec la raison première de ma présence à Dinard, Doisneau savait photographier les femmes, pas seulement les ouvrières, les anonymes, mais aussi les actrices telles Sabine Azéma, Juliette Binoche et Sandrine Bonnaire.

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Au soleil couchant, j’emprunte le red carpet, le tapis rouge, encore protégé d’une pellicule plastique, qui mène au palais du festival.

affiche festival

Première nouveauté, le festival du film britannique de Dinard est, cette année, rebaptisé Dinard Film Festival ! Cette mesure sémantique traduirait « la volonté de l’équipe municipale de positionner Dinard au cœur d’un événement qui se doit d’exporter le nom et l’image de la ville ». (Br)exit donc la référence au cinéma britannique avec, comme première entorse le choix pour présider le jury de l’actrice italienne, la bellissima Monica Bellucci.
Second artifice de com’, je ne retire plus à l’accueil un pass mais une ciné carte ! S’agit-il d’un simple élément de langage chargé de couper court à la rancœur ou la jalousie de certains acariâtres qui voyaient un passe-droit derrière la notion de pass pourtant acquis sur internet démocratiquement en juin dernier ?
Autre nouveauté d’ordre esthétique (et écologique), les documents remis aux abonnés sont regroupés dans un élégant sac en toile.

Dinard Festival 8

En soirée, j’ai convenu de dîner au casino avec l’écrivaine et amie Renée Bonneau. J’ai eu l’occasion dans plusieurs billets de vous entretenir de cette ancienne professeure agrégée de Lettres classiques et occasionnellement productrice d’émissions littéraires pour la télévision scolaire, et animatrice d’option cinéma en lycée.
Elle occupe sa retraite en écrivant (essentiellement mais pas uniquement) des « pol’arts », de délicieux romans policiers historiques. Au fil des intrigues, l’on rencontre notamment les peintres Claude Monet et Henri de Toulouse-Lautrec, le cinéaste Georges Méliès. En ouverture de son dernier ouvrage Mortel Caravage, paru au printemps dernier, qui aborde l’aryanisation des biens juifs, on découvre Le Caravage peignant dans son atelier Judith décapitant Holopherne.
Notre amitié est née à Dinard de notre goût commun pour l’écriture et d’un concours fortuit de circonstances. J’avais relaté dans un de mes billets ma vraie fausse découverte du cadavre d’Alfred Hitchcock parmi les hautes herbes d’un terrain vague de la cité balnéaire bretonne (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2008/05/18/sueurs-froides-a-dinard/ ).
Or, Renée avait écrit un roman avec en toile de fond l’ex (!) festival du Film britannique de Dinard. Quand les grands esprits se rencontrent …
Il se trouve qu’au mois de mai, vient d’être publiée une version remaniée de Meurtres chez Sir Alfred (éditions Cohen&Cohen) que l’auteure dédicacera au palais du festival dans le cadre des animations organisées en marge de la manifestation cinématographique.

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Pire, le maître du suspense Alfred Hitchcock peut bien mettre un doigt sur la bouche, je ne puis taire la dédicace (ou épître selon saint Jean-Michel ?) que je découvre en ouvrant le livre.

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Chère Renée, je ne sais si je mérite tel éloge, mais vous m’obligez à placer la barre très haute à partir de demain.

Mercredi 26 septembre 2018 :

C’est parti ! D’année en année, les files d’attente s’allongent de plus en plus tôt mais avec le pass, euh pardon, la ciné-carte, on est assuré d’accéder à la salle. On y retrouve des figures devenues familières au fil des éditions, des comportements aussi, ainsi ces personnes qui ont toujours quelques mots à dire à une amie pour avancer substantiellement dans la queue !
Selon notre habitude, mon fidèle compagnon cinéphile et moi, nous choisissons de voir en priorité les films en course pour l’attribution du Hitchcock d’or, récompense suprême du festival.
Au programme donc, nous ne décollerons pas aujourd’hui de la salle Bouttet (tant mieux, c’est la moins inconfortable !) pour visionner quatre films consécutivement. Tant pis pour le casse-croûte de midi !
Comme toute bonne séance qui se respecte, en ouverture, nous découvrons la bande annonce du festival, un mini film de deux minutes réalisé par le même cinéaste que l’année précédente, Paul Marques Duarte, un jeune breton comme son nom ne l’indique pas. Il a imaginé une romantique histoire d’amour entre un adolescent timide et une sirène qui a le feu aux écailles. Il s’agit même d’une sirène de la nouvelle génération, à lire son sms : « Que fé tu ce soir ? » !!!

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Je l’ignorais mais les sirènes hantent le littoral local du côté de la pointe du Décollé, il est même une grotte qui leur est dédiée dans la station voisine de Saint-Lunaire.
Une légende médiévale raconte qu’un curé de cette paroisse avait pris l’habitude de célébrer ses offices dans la grotte. Un jour, alors que de nombreuses jeunes femmes, assistaient à la messe, elles auraient été surprises par la marée. Les belles Lunairiennes auraient tenté alors d’accrocher leurs longs cheveux aux rochers pour ne pas se faire emporter par les flots. Hélas, toutes se noyèrent et l’on dit, qu’aujourd’hui encore, les chants des malheureuses résonnent du côté de la grotte, les soirs de Toussaint.
Encore un amuse-gueule de festivalier avec une jubilante (je devrais dire gouleyante vu que c’est parrainé par un vin de Provence) série de questions posées aux membres du jury de l’année précédente. Je retiens la réponse d’un britannique : Cornouaille ou Bretagne ? Bretagne, c’est la Cornouaille avec le soleil ! Le temps radieux qui règne jusqu’à présent, ne peut que lui donner raison.
On y est, premier film en compétition, il s’agit de Old Boys, le premier long-métrage de Toby Mac Donald, ayant pour décor un pensionnat anglais ultra-chic dont la philosophie est Survival is the fittest, à savoir que si vous n’êtes pas athlétique, vous n’êtes pas grand chose.

Old Boys l'équipe

Au pays du cricket et du rugby, les collégiens pratiquent un sport spécifique à l’école, les « streamers », un jeu qui s’apparente à une bagarre dans la rivière traversant le campus pour se saisir d’une énorme balle en cuir de forme carrée, catapultée depuis un ponton en direction de poteaux de rugby : bref, une activité de plein air aux règles improbables et obscures comme seuls les britanniques savent inventer. Le maillot des joueurs ressemble à un pyjama ou plutôt à une tenue de prisonnier de camp qui, quelque part, fait bien écho à la discipline de fer qui règne au Collège élitiste de Calderhouse.
Voué aux gémonies pour avoir intercepté par inadvertance un point gagnant, sévèrement puni avec une corvée de seaux d’eau à puiser dans la campagne (magnifique), le jeune Amberson rencontre par hasard Agnès.
C’est cette fille désœuvrée d’un professeur français, romancier durant son temps libre, en stage dans l’établissement, qui est le moteur de l’intrigue d’une comédie purement britannique (of course), pas tout à fait quand même, car le réalisateur nous livre une version très libre de « notre » Cyrano de Bergerac.
Le héros éponyme de la pièce d’Edmond Rostand, trop complexé par son nez en forme de cap ou de péninsule, pour courtiser Roxanne, lui écrivait des poèmes d’amour au nom d’un bel homme également épris d’elle.
Ici, le Cyrano de la génération Harry Potter devient Amberson, un jeune étudiant boursier, issu d’une famille défavorisée (caution d’ouverture d’un collège élitiste aux classes sociales les plus modestes), binoclard, malingre, maladroit avec les filles, mais intelligent et inventif. Il vient à l’aide de son copain, le beau Winchester, dragueur, sportif, mais cancre sur les bords.
Changement d’époque, les élans littéraires rostaniens sont remplacés par des collages, des cartons comme dans les vieux films muets, et des petits montages vidéos type VHS, cependant ingénieux, drôles et tendres, efficaces pour séduire Agnès. Ainsi, dans une séquence, en en lieu et place de la fameuse scène du balcon, on a le droit à une projection, sur le mur de la maison d’Agnès, d’une vidéo de Winchester jouant l’astronaute façon 2001 odyssée de l’espace.

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Est-ce qu’Amberson trouvera le courage d’avouer ses sentiments personnels à Agnès ? C’est tout le suspense qui traverse finalement cette plaisante comédie interprétée par une talentueuse brochette d’acteurs comme nous en offre souvent le cinéma britannique.
Il est prématuré évidemment de décerner des récompenses mais qui sait si Old Boys ne peut pas briguer le prix du Public.
Les spectateurs sortent de la salle l’humeur légère … pour, à la grande majorité, reprendre la queue pour le film suivant.
Winterlong est également un premier long-métrage écrit et réalisé par David Jackson. Changement radical d’atmosphère, c’est plus les Misérables que Cyrano. Le début du film est sinistre avec une mère qui, pour refaire sa vie avec son amant, « abandonne » (il n’y a pas d’autre mot), en plein hiver, son fils adolescent à son père qu’il ne connaissait pas et qui vit, coupé du monde, dans une caravane au milieu d’un terrain vague entouré de grilles.

Winterlong

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Le jeune garçon de seize ans, on ne le sait pas encore, ne reverra jamais sa mère. Il va s’agir de l’histoire de son rapprochement avec son père et leur cohabitation durant un hiver entier. Et comme le dit le réalisateur avec humour, il va se passer des choses, heureusement, car c’est un film ! Des choses, de manière inattendue, plutôt pleines d’espoir et d’optimisme qui sont initiées par le personnage de Francis, le père, interprété superbement par Francis Magee. Derrière sa dégaine brute de décoffrage de vieux loup solitaire, se cache un caractère à plusieurs facettes qui vont faire progresser la narration et la relation avec son fils.
Leurs liens et leur affection se resserrent déjà lorsque Francis montre à Julian une collection d’armes à feu dissimulées sous un matelas dans un bosquet.
Puis les femmes vont réapparaître dans l’intrigue. Parmi celles-ci, on découvre que Francis entretient une relation épisodique, au gré de ses concerts, avec une jeune et jolie chanteuse belge rock punk, également bien interprétée par Carole Wyers, c’est presque un pléonasme quand on parle des acteurs dans les films britanniques. Ceci dit, Carole, ainsi se prénomme-t-elle aussi dans ce film, est vraiment de nationalité belge. Son accent belgo-anglais est délicieux.
C’est presque un trio qui se forme et Carole persuade l’homme des bois de déménager dans un parc de caravanes et de bungalows, plus agréable. Ce que ne manque pas de remarquer Barbara, une voisine frustrée sexuellement qui passe son temps à chanter des airs d’opéra et mitonner des plats et pâtisseries pour les deux hommes … quand Carole se produit ailleurs.
Encore une autre femme, avec la jeune Taylor que Julian repère dans la piscine du camping et dans la classe de son nouveau collège. C’est avec elle que, involontairement, un drame fait basculer l’histoire en un thriller … dont l’issue présente quelques petites incohérences dans sa construction.
Comment Francis et Julian qui doivent fuir la police et l’administration, parviennent-ils à débarquer sans tracas à Calais en cette époque de Brexit et « jungle » de migrants ? Je ne vais pas chercher des pinaillages avec le réalisateur d’autant que c’est une  happy end, pour rejoindre Carole en Belgique ! Je les accompagnerais volontiers car je l’ai croisée en chair et en os, au cours de la semaine, au comptoir d’un café, en grande discussion avec … Julian, dans la vie Harper Jackson fils du réalisateur !
Le public applaudit à la fin de ce conte social et familial et je ressors de la salle de bonne humeur … même si nous devons faire l’impasse sur le sandwich du déjeuner, et aussi, éventuellement, sur une brève promenade sur le récent « chemin des arts » tracé le long de la plage de l’Écluse.

Dinard Festival 5

Car, à défaut d’admirer la sculpture de Persée tenant à la main la tête de Méduse, c’est à un autre drame auquel je m’apprête à assister, celui de Jellyfish le troisième film en compétition.
Dans la langue anglaise, jellyfish désigne génériquement une méduse. Si je m’en réfère au mythe, ne dois-je pas craindre de me retrouver pétrifié si je regarde avec insistance ce premier long-métrage de James Gardner ? En fait, si je détournerai parfois les yeux, ce n’est pas par peur d’une des trois sœurs Gorgone, mais par pudeur et pour le difficilement soutenable mal-être dans lequel nous emmène ce film bouleversant.
La principale héroïne, Sarah, est une adolescente de 15 ans qui, en l’absence de son père dont on ne saura jamais rien, remplit le rôle de parent en tant que mère de sa propre mère défaillante, et de son frère et de sa sœur trop jeunes pour comprendre le misérabilisme de la situation. On a la sensation de se retrouver devant une œuvre de l’immense Ken Loach, du moins de la même veine.
La maman, excellemment incarnée par Sinead Matthews, est donc totalement déficiente, atteinte de graves troubles psychologiques, paressant au lit, ne répondant pas aux convocations des services sociaux pour bénéficier d’aides. Sarah, sa fille aînée, se substitue à la vacuité parentale en emmenant les deux autres enfants à l’école avec une espèce de poussette bricolée sur son vélo, en veillant à ce qu’ils mangent ne serait-ce que des nouilles ou un paquet de chips, en travaillant le soir au nettoyage d’un établissement de jeux en bord de mer (à Margate dans le Kent) tout en poursuivant ses études, en s’affranchissant même, à l’occasion, de limites morales (des branlettes entre deux poubelles) pour gagner les quelques livres qui manquent à la fin du mois.
Quelle vie de merde pour Sarah et sa famille pour tenter de trouver une lueur d’espérance dans cette ville grise et triste de la côte anglaise ! Elle surgira grâce à son professeur de théâtre qui va lui permettre de canaliser ses frustrations en lui faisant découvrir le spectacle … comique.
Quand le générique de fin apparaît, le public reste comme sonné, médusé peut-être ( ?) pendant quelques secondes avant que les applaudissements ne crépitent. Ils saluent un superbe film social ainsi que l’extraordinaire prestation de Liv Hill dans le personnage de Sarah. La scène de son stand-up est exceptionnelle de justesse et vérité.

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Il s’agit de son premier film (elle a séché l’école pendant cinq semaines pour tourner) et moi qui ai surfé dans ma jeunesse (dois-je m’en enorgueillir) sur la Nouvelle Vague, j’en fais volontiers le pendant féminin du Jean-Pierre Léaud des 400 coups de Truffaut. Je la compare aussi à Émilie Dequenne, la Rosetta des frères Dardenne, qui remporta pour son premier film le prix d’interprétation au festival de Cannes. Comme Sarah porte sa famille sur ses épaules, Liv transporte le film avec sa performance.
En tout cas, comme probablement beaucoup d’entre nous, je dépose mon coupon I like lovely dans l’urne à la sortie de la salle. Je n’ai vu, à cette heure, que la moitié des films en compétition mais d’ores et déjà, je fais de Jellyfish mon favori pour le Hitchcock d’or et regrette qu’il n’y ait pas de prix d’interprétation au DFF (Dinard Film Festival ! Ah la mode des acronymes).

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Un demi pression Affligem sur les coussins moelleux de la terrasse de la Fonda (prédestiné pour un festival de cinéma, rappelez-vous Henry et Jane)) serait le bienvenu après un film aussi poignant et impliquant, mais ce sont les dures vicissitudes (!) de la vie d’un festivalier, il nous faut déjà rejoindre la file d’attente pour le quatrième film en compétition.
Mélange heureux des genres : après la noirceur sociale de Jellyfish, place au dandysme classieux de The Happy Prince.
Réalisé par l’acteur Rupert Everett (c’est son premier long-métrage), avec lui-même dans le rôle du héros principal, le film raconte l’histoire des derniers jours de la vie du célèbre poète et dramaturge Oscar Wilde.

The Happy Prince 3

Avant tout jugement, c’en est un quand même, on peut s’étonner de la présence en compétition de ce film produit avec de gros moyens et une distribution prestigieuse, outre Rupert Everett, Colin Firth, Emily Watson et même Béatrice Dalle qu’on croise en tenancière d’une auberge où Wilde chante.
Cela se sent aussi à travers les pérégrinations d’Oscar Wilde qui ont conduit à tourner notamment, en décors naturels, dans la baie de Naples, mais aussi dans ma Normandie natale, le long des falaises crayeuses d’Étretat. Une partie du port de Dieppe, où le romancier avait débarqué lors de son exil, est reconstitué sur le quai des yachts à Deauville. Magie du cinéma et du numérique, les figurants devaient monter et descendre d’une passerelle devant un vaste écran vert où serait incrusté en studio un paquebot !
Rupert Everett, qui connut une longue traversée du désert après qu’il eût annoncé son coming out, avait à cœur de se pencher sur la période (souvent ignorée) d’exil en France et en Italie d’Oscar Wilde après sa condamnation en 1895 pour indécence (un baiser dit-on) liée à son homosexualité qui lui valut de croupir deux ans dans la prison de Reading.
Rupert connaît le personnage puisqu’il l’interpréta, il y a quelques années, à Londres, dans The Judas Kiss (traduction inutile), une pièce de David Hare, qui lui valut une nomination comme meilleur acteur de théâtre.
J’avoue que le montage est un peu foutraque et je perds parfois le fil de la narration dans les nombreuses digressions et les flashbacks, même s’ils nous éclairent sur son passé. Malgré tout, je me laisse volontiers emporté par la photographie et la lumière : l’esthétique versus une morale dépravée.
Dans ses trois ultimes années de sa vie, Wilde n’a plus rien à perdre puisqu’il a déjà tout perdu. Rien ne nous est épargné de la déchéance du brillant homme d’esprit, de son autodestruction ravagée par l’absinthe et les cigares, en quête d’amour cependant partout où il peut le trouver. On sait tout de ses mœurs dissolues même si les scènes d’étreintes qu’il qualifiait de « moments pourpres », ne sont pas montrées mais suggérées par leur monnayage. Je constate d’ailleurs qu’à la différence de certaines années où quelques dinardaises choquées se levaient au milieu de la séance, personne n’a quitté son fauteuil !
Wilde ne se départit pas de son humour dans la scène où il agonise dans sa chambre d’hôtel : « Je mène un combat à mort avec ce papier peint, l’un de nous doit partir ».
Pour ce qui me concerne, je suis tenté de me plonger prochainement dans quelques œuvres d’Oscar, ce qui démontre quelque part l’efficacité du film.

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Le générique de fin nous donne l’incroyable information qu’Oscar Wilde n’a été réhabilité par les autorités britanniques, à titre posthume … qu’en 1990 !
Autre temps, autres mœurs, un siècle après sa mort (en 1900 à l’âge de 46 ans), les admiratrices (que fait-on des admirateurs ?) de Wilde ont pris l’habitude de venir déposer un baiser au rouge à lèvre sur sa tombe au cimetière du Père-Lachaise à Paris (il fut inhumé initialement à Bagneux). Récemment, une vitre en plastique a été apposée autour de la pierre pour empêcher ce geste symbolique.

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Il est 20h 45, notre première journée de festival s’achève. Après sept heures de projections, il est temps, en effet, d’aller échanger nos favorables impressions au restaurant Chez ma Pomme. Devant une savoureuse soupière de poissons en croûte, il sera peut-être aussi question de sirène et de méduse … !
Quant à vous, chers lecteurs qui n’avez pas la même pugnacité cinéphilique que moi, je vous donne rendez-vous dans mon prochain billet pour vous narrer la suite du Dinard Film Festival.

Les photographies de Daniel Burgi et les peintures d’Annie Barel au château de Nogent-le-Roi

En cette période d’exode estival, tandis que les premières vagues de juilletistes déferlent vers les côtes, je choisis d’emprunter des chemins de traverse artistiques.
Depuis chez moi, en quelques minutes, je peux rejoindre la route nationale 12 qui emmène directement les touristes jusqu’à Brest. Mais aux confins de la Beauce et son océan de blés, je mets le cap vers, sinon un autre Finistère (encore que … !), du moins un havre où je viens régulièrement me ressourcer au rythme des expositions organisées au château de Nogent-le-Roi avec, à la barre, Dominique Chanfrau adjointe à la Culture.

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Ce samedi-là, se dégage un parfum indescriptible de grandes vacances d’antan, celles-là mêmes que le regretté photographe Robert Doisneau croquait avec tendresse, poésie et humour.
Foin des querelles sur la nouvelle limitation de vitesse, le soleil resplendit enfin, et mes pensées vont vers ces merveilleux départs en vacances de mon enfance : « Le ciel d’été remplit nos cœurs d’sa lucidité/Chasse les aigreurs et les acidités/Qui font le malheur des grandes cités » fredonnait Charles Trenet sur la Nationale 7. Ici, dans la plaine beauceronne, ce sont plutôt les « mangeux d’terre » de Gaston Couté que je risque de croiser.
Est-ce ma récente visite au beau colosse de Michel-Ange à Florence, me reviennent aussi quelques vers de Charles Péguy sur la route de Chartres et sa cathédrale :

« Tour de David voici votre tour beauceronne
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne …

Nous arrivons vers vous du lointain Parisis.
Nous avons pour trois jours quitté notre boutique,
Et l’archéologie avec la sémantique,
Et la maigre sorbonne et ses pauvres petits … »

Vous avez compris que je suis prêt pour un bain de culture … et de mer aussi !
À peine entré dans la galerie d’exposition nogentaise, je fais la connaissance d’un aimable monsieur qui s’affaire encore sur les « planches » autour de son surprenant « chantier naval ».

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Il s’agit de Daniel Burgi qui, comme moi, appartiendra, dans pas si longtemps, à cette catégorie de gens ne pouvant plus lire (théoriquement) le populaire journal des 7 à 77 ans. Photographe de métier, il a travaillé beaucoup dans la publicité notamment avec des enfants.
L’heure de la retraite sonnée, le photographe et le navigateur de plaisance qu’il était choisirent de l’occuper avec délectation et avidité en mêlant ses passions pour l’image et la mer.
Daniel est un ami de longue date du photographe Jean-Denis Robert dont je vous ai relaté les travaux, à plusieurs reprises, notamment lors d’expositions à Nogent-le-Roi. La veine artistique est flagrante. Comme Jean-Denis, Daniel est un fouineur de greniers, un coureur impénitent de brocantes et bric-à-brac, un fouilleur de poubelles, avide de réhabiliter des objets dérisoires promis au rebut en leur réservant possiblement un statut d’œuvre d’art.
Merci les gourmands des petits pois carottes, des duos haricots flageolets, des jardinières de légumes, merci messieurs D’Aucy et Cassegrain, et même Saint Éloi qui b… donc encore. Grâce à vous, l’artiste recycle entre autres choses des boîtes de conserve. Chaudronnier, tôlier, mécanicien, cisailleur, soudeur, il élabore des maquettes de bateaux et de phares avant de mettre les voiles à l’ouest pour les installer en situation dans le golfe du Morbihan et les photographier.

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Retour à mon enfance lorsque je me confrontais, clés et pinces en main, aux lames métalliques du jeu de construction Meccano de mon frère aîné. Heureux (vraiment ?) enfants d’aujourd’hui dont on ne leur demande qu’à emboîter des cubes Lego !
N’en déplaise au chanteur Renaud, ici c’est l’homme (Daniel Burgi) qui prend la mer tatatin, et j’accepte volontiers son invitation au voyage dans ses « marines ».

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Le dépaysement est garanti. Il est rare qu’un artiste présente ses modèles en chair et en os … et même de fer. Ainsi, de frêles embarcations se sont échouées autour des cimaises, comme si elles accueillaient les visiteurs de la galerie de plaisance en se pavanant : « Oui, c’est bien nous sur les photos ! ».
Je n’ai pas vérifié si toutes ont connu la consécration d’être mises en scène dans les clichés exposés. Mais il y a quelque chose de magique et poétique de voir ces déchets et résidus de la société de consommation, souvent bosselés et rouillés, trouver grâce, élégance, esprit au gré de l’humeur créatrice de l’artiste.
Me revient le temps de la communale où nous manifestions nos désirs d’évasion (et de chahut, une autre expression de l’évasion !) en confectionnant des bateaux et avions en papier.
À l’époque du Tour de France, je faisais évoluer mes petits coureurs cyclistes en plomb dans les bosses et creux du jardin.
Daniel Burgi, lui, joue avec ses bateaux en tôle ondulée en les mettant en situation réelle sur l’eau de l’océan, des rivières et même des flaques, sur les plages, grèves et rives.
Là ne s’arrête pas sa fantaisie aquatique, il joue alors avec nous, se joue de nous même. Dans une utilisation astucieuse et jubilatoire des lentilles et focales de son appareil photographique, il défie les perspectives, travestit les échelles pour créer une ir-réalité et confondre le spectateur, bref l’emmener en bateau, dans ses petites et grandes histoires !
Et il nous embarque loin, le bougre ! À Oyster bank par exemple !

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Oyster bank, le banc d’huîtres littéralement, mais ici plutôt un bout du monde angoissant où le maître du suspense Alfred Hitchcock aurait pu tourner une séquence des Oiseaux ou de L’ombre d’un doute. Malgré le phare, des bateaux sont venus se fracasser contre les récifs. Oceano Nox :

« Ô combien de marins, combien de capitaines
Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines,
Dans ce morne horizon se sont évanouis !
Combien ont disparu, dure et triste fortune !
Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune,
Sous l’aveugle océan à jamais enfouis ! »

Il est des littoraux plus accueillants comme le facétieux Cap Blue-Nez !
Ou cette plage où, vision surréaliste, une famille de barques, petits échassiers de mer, se promène à marée basse sur le sable.

Trois bateaux au bord de l'eau

Comme le gamin que je fus, j’écarquille les yeux … et puis soudain, une terrible pensée me traverse… m’aurait-elle menti quand elle me balançait sur ses genoux ?

« Maman les p´tits bateaux
Qui vont sur l´eau
Ont-ils des jambes?
Mais non, mon gros bêta
S´ils en avaient, ils marcheraient! »

Soixante-cinq après, je découvre l’incroyable réalité : ils ont des pattes et ils marchent.
Non ma chère maman, tu ne me mentais pas, j’ai une explication et même bientôt la preuve en image : à cause de toutes les saloperies qui polluent la planète, ils ont muté.

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Les algues vertes infestent les plages de Bretagne. Ultra toxiques, elles font fuir les touristes et ont déjà tué cheval et sangliers. Pas étonnant donc que des anomalies génétiques frappent la marine !
Entre l’insouciance de mon enfance et le triste constat de notre planète à mon âge adulte, je tire des bords dans les œuvres de Daniel, je rêve et je réfléchis.

« En sortant de l’école
nous avons rencontré
un grand chemin de fer
qui nous a emmenés
tout autour de la terre
dans un wagon doré
Tout autour de la terre
nous avons rencontré
la mer qui se promenait
avec tous ses coquillages
ses îles parfumées
et puis ses beaux naufrages
et ses saumons fumés … »

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De nombreux petits ports bretons aiment à exposer une ou deux carcasses de bateaux, témoignages de la mémoire locale, de naufrages, l’usure du temps et d’un dur métier qui se perd. Une légende raconte qu’en se décomposant sur terre, le bateau se reconstruit sous l’eau pour embarquer au paradis les âmes des marins morts en mer.
Les épaves mises en situation par l’artiste me renvoient au cimetière de navires de Landevennec, dans un méandre de l’Aulne, où sont amarrées certaines coques de bateaux de la Marine nationale. Je vous en avais entretenu dans un de mes billets sur mon escapade en Finistère.
Le bateau que ne possède plus Daniel navigue aujourd’hui, non loin de là, vers Morgat dans la presqu’île de Crozon.

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Est-ce la chaussée des géants, une empreinte de pas menace une barque échouée sur le sable.
Scène plus rassurante et joyeuse, à la manière de gamins, à la queue leu leu, les bateaux sautent dans l’eau. Splash ! Vive les vacances !

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Dans une mise en scène sur une cheminée du château, l’artiste devient chercheur d’or et nous emmène avec Tintin chez les Incas, à la recherche du trésor de Atahualpa. On se retrouve en 1532, à l’époque des conquistadores, lorsque Francisco Pizarro et ses troupes débarquent, au nom de la couronne d’Espagne, sur la côte nord de l’actuel Pérou. Poussés par l’appât du gain, ils partent à la rencontre de l’empereur Atahualpa qui règne sur le royaume de Quito. Emprisonné, Atahualpa propose à ses ravisseurs, pour sa libération, une rançon fabuleuse. Il sera pourtant exécuté par les Espagnols au terme d’une parodie de procès. Cinq siècles plus tard, le trésor d’Atahualpa n’a pas encore été retrouvé et continue à intriguer les chercheurs et nourrir la légende.

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En avançant dans l’exposition, on prend conscience peu à peu que, loin de s’adonner à des exercices futiles, l’artiste nous entretient de notre monde et du temps qui passe. À travers ses cargos rouillés et ses barques, ses rafiots et ses coques de noix, il met en évidence nos rêves d’aventures inassouvis, nos contradictions, nos fragilités, nos ignorances aussi. Car comment ne pas penser au terrible sort de ces migrants qui périssent sur des embarcations de fortune faisant de la Méditerranée et ses reflets d’argent le plus grand cimetière marin de la planète.
Pour pasticher Jean Ferrat dans sa chanson Potemkine, ce soir j’aime la marine !
Avis de tempête ? De la pièce voisine, s’échappe une voix annonçant un bulletin de météo marine. Un bateau lutte contre les éléments déchaînés sur une mer moutonneuse.

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Je me sens plus serein sur le plancher des vaches !
Cette seconde salle ressemble à une Grande Galerie de l’Évolution de l’espèce navale et du travail artistique de Daniel Burgi. De plus en plus aventurier, il prend le large dans son art en créant des mécanismes sophistiqués pour animer ses bateaux.

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Par une pression sur un bouton, je déclenche une machine infernale, mi bateau mi oiseau de mer, qui s’adonne à quelques exercices poussifs de gymnastique. Ce n’est pas facile de voler, certain, dans la mythologie, s’y est brûlé les ailes. Cela me renvoie aussi aux vols hésitants au temps héroïque de l’aéropostale.
Une illustration sonore presque inaudible, et pourtant indispensable, accompagne les battements maladroits du volatile marin. Cela me renvoie à l’écriture sonore souvent employée par le cinéaste Jacques Tati, et en particulier, à sa séquence inénarrable des Vacances de Monsieur Hulot où les voyageurs passent d’un quai à l’autre de la gare au rythme des consignes livrées par un haut-parleur crachotant. Le message de l’artiste est bien reçu car il m’avoue qu’il s’est inspiré de la même référence.
Jubilatoire ! Comme un gamin, je relance le mécanisme. Le succès est assuré auprès des quelques « vrais » enfants qui s’aventurent dans l’exposition. Je suggère à l’artiste d’envisager un atelier dans le cadre scolaire.
J’ai parlé un peu vite … un bambin tire son père par la main, effrayé devant le spectacle d’un bateau goéland fatigué (goélette ?) qui s’ébroue tant bien que mal.

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Y’a d’la joie ! Vite dit, la voix à peine perceptible et dérapante de Charles Trenet traduit plutôt le mal-être du pauvre animal possiblement mazouté victime d’une marée noire. Clin d’œil au naufrage du supertanker libérien Amoco Cadiz au large du petit port finistérien de Portsall.
Je ne rassure pas l’enfant en lui confiant que le goéland est hors d’état de lui nuire, j’ai connu certains de ses congénères voraces qui s’emparaient, en plein vol, d’un cornet de glace fièrement brandi sur la plage de Dinard.
Ma tendre cruauté me renvoie à L’Albatros de Baudelaire :

« Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.

À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher »

Ce n’est plus ni un secret ni une élucubration que les oiseaux actuels ont évolué à partir de certains dinosaures, les théropodes terribles carnivores. Il ne faut donc pas trop s’étonner qu’au fil de ses facéties surréalistes, les bateaux de Daniel Burgi aient également muté et se retrouvent affublés d’ailes et de pattes. Certains même, tout heureux de s’affranchir de la gravité, à tous les sens du terme, tentent de rejoindre les oiseaux de la fresque peinte au plafond du château.

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Virement de bord pour prendre la risée, la vôtre cher lecteur sceptique : les multicoques des courses transatlantiques ne se soulèvent-ils pas de plus en plus au-dessus des flots.
De la fiction de l’artiste à la réalité scientifique, nous côtoyons les frontières du rêve.
Il m’est difficile de lever l’ancre, je suis si bien le long des rivages de Daniel Burgi.
Tandis que je vous laisse encore rêver devant ses fantaisies maritimes, j’invite en accompagnement sonore, un autre poète. Gianmaria Testa était (un cancer l’a emporté prématurément il y a deux ans) un monsieur délicieux qui, outre de composer des chansons souvent engagées, faisait partir les trains comme chef de gare dans le Piémont où il repose, et rêvait d’avion à voile :

« Je t’offrirai un paquebot de papier
quand tu devras partir
un capitaine le mènera
de cette mer à une autre
Je t’offrirai un paquebot de papier
et un avion à voile
et un pilote à lunettes le pilotera
de ce ciel à un autre
Et j’apprivoiserai un canari chanteur
pour les jours sombres
quand la mer et le ciel
refusent le voyage … »

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Ma croisière artistique n’est pas achevée. Je fais escale maintenant dans l’autre aile du château où la plasticienne Annie Barel expose ses Corps masculins.

Annie Barel

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Changement total d’univers : le corps jalonne l’histoire de l’Art, mais en cette époque où l’on fustige des hommes d’avoir trop aimé le corps des femmes, le regard d’une artiste sur celui des hommes m’intrigue.

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Pour ouvrir son exposition, elle tapisse le sol de photographies grand format en noir et blanc. Elle gagne déjà ma sympathie artistique, cela me renvoie aux travaux du street artist JR (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2009/11/15/vive-les-femmes-de-jr-street-art-a-lile-saint-louis/ ) qui rendaient hommage aux femmes sur les quais de l’île Saint-Louis. Un bateau porte-conteneurs du port de Marseille a été aussi pour lui une source d’inspiration, sans oublier sa partition avec la cinéaste Agnès Varda dans leur splendide documentaire Visages Villages.
Par certain artifice, Annie n’est pas si éloignée de Daniel Burgi quand elle déforme la réalité en jouant sur les proportions, étirant les corps, les croisant même jusqu’à n’en faire qu’un dans une attitude christique. Il y a même un côté ludique et je conseillerais aux deux hommes de numéroter leurs abattis.
Ici encore, on peut imaginer un travail jubilatoire avec des collégiens ou lycéens en leur demandant de reconstituer le puzzle ou au contraire de le déstructurer plus encore.
Autour de la cheminée monumentale de la salle de réception du château, de jeunes corps sans tête marquent les murs de leurs ombres ou du souvenir de leurs passages.

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Sur une table, je trouve la clé : « L’idée est née de séries de photos d’un modèle d’origine asiatique souhaitant garder l’anonymat. Cette contrainte, loin de me limiter, a révélé un champ de possibilités plastiques inouï, libéré de l’identité des corps, des regards, des visages. Cela devient un « portrait du corps. »

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À défaut de trombinoscope, doit-on inventer le terme de torsoscope (ou dorsoscope) ?
Les toiles sont sombres. Annie dessine au couteau une silhouette tranchant sur le fond, qu’elle décore et éclaire avec des pigments dorés et argentés, comme un tatouage de motifs géométriques ou végétaux. Il me semble y trouver quelque référence, tant pis pour les modèles, aux écorchés de Léonard de Vinci. Je décèle aussi une pointe d’humour dans la signalétique anatomique, ainsi sans doute les muscles trapézoïdaux.
À échelle microscopique, cela me renvoie aux géoglyphes de Nazca, ces immenses figures tracées sur le sol dans le désert au sud du Pérou. Je pense aussi, suite à mon séjour récent à Florence, au Christ de Cimabué portant les stigmates brunâtres des grandes crues de l’Arno en 1966.
En perspective des lumineux vitraux de la salle, les « hommes » d’Annie Barel atteignent une dimension presque religieuse. Cela change en tout cas des classiques portraits des ancêtres des nobles demeures.
Dernier regard, en sortant de l’exposition, je rencontre un bateau à voiles partant pour Paris. Chiche ?

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Via l’Eure toute proche et la Seine, je peux rêver non ?

Remerciements à Daniel Burgi pour son aimable accueil

Les mystérieuses vacances de Monsieur Mulot …

Mes lecteurs fidèles se souviennent peut-être, j’ai eu l’occasion à plusieurs reprises, au hasard de mon actualité, d’évoquer La Bocata, un chouette bar restaurant d’inspiration espagnole dans une rue calme du IXéme arrondissement, à quelques pas d’« un p’tit jet d’eau, une station de métro, entourée de bistrots, Pigalle … » Mais tellement plus encore : installé dans un ancien atelier d’artiste, Eusebio, l’éminemment sympathique patron, n’a pas renié l’origine du lieu et organise régulièrement des soirées culturelles. On y débat philosophie, on y chante Brassens, on y expose, on y fait plein d’autres choses encore.
Alors, j’y ai couru quand j’ai reçu l’invitation pour le vernissage de l’énigmatique exposition des photographies retrouvées de Gaspard Mulot.

Gaspard Mulot Affiche

Trop curieux (?) peut-être, pour comprendre, m’enrichir, me nourrir, j’ai la sale manie de chercher, trifouiller, gratter, fureter, farfouiller, fouiner, à l’image du petit rongeur qu’évoque le patronyme de l’artiste.
Gaspard Mulot, je renifle le lézard (les arts ?). Déjà, ça sent le pléonasme à plein museau ! Car outre qu’il fût l’un des rois mages en Galilée, Gaspard désigne en argot des Poilus de la Grande Guerre, les rats qui proliféraient dans les tranchées à la recherche de chaleur et de vivres. Des chiens ratiers furent même envoyés au front pour les chasser.
Passe encore de porter deux prénoms et s’appeler Pierre Richard, Claude François ou Émile Louis, mais en la circonstance, plutôt que me ronger les sangs, j’ai envie de déterrer l’expression ancienne « endormir le mulot » qui, aux XVII et XVIIIe siècles signifiait « surprendre ou amuser quelqu’un pour mieux le tromper ».
L’affiche me fournit déjà un indice : l’exposition est conçue à l’initiative du groupe MIRAR (comme mirer, voir, regarder) qui rassemble, outre Eusebio le patron du restaurant galerie, JeanDenis Robert photographe de métier dont je vous ai plusieurs fois loué les travaux, son épouse Marie, ainsi que Pascal Moizo et Florent Pich, deux rats de la cave à vins espagnols, bref une bande d’amis enthousiastes à l’idée d’exhumer les œuvres du « campagnol des villes ».

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La genèse du projet est développée en préambule pour éclairer (ou tromper ?) le visiteur.
Une nuit, au fin fond du IXe arrondissement de Paris, à quelques mètres de la Bocata, deux des « miradors » trouvèrent une valise abandonnée sur le trottoir. En cette époque d’état d’urgence et de plan vigipirate, certains auraient averti les services de police pour neutraliser le colis suspect. Moins soupçonneux, nos noctambules l’ouvrirent : à l’intérieur des feuillets de diapositives dans un classeur ainsi qu’un tampon fort usagé, le tout dans un sale état. Et puis…
« Déjà, pendant le nettoyage des diapos (plusieurs centaines) nous devinons la belle trouvaille, et puis à la projection, on tombe à genoux … l’idée d’une exposition est immédiate, évidente, irrémédiable et unanime.
C’est alors qu’une carte coincée dans la doublure de la valise fait son apparition … inutile de vous narrer l’état d’excitation et de perplexité dans lequel nous nous trouvons … cette carte dessinée à l’encre de Chine, que raconte-t-elle ? Un projet de vacances ? … Un plan d’approche ?… L’ébauche d’un reportage ? L’un d’entre nous parvient à nettoyer et à imprimer le tampon … »
Sans avoir besoin d’enfiler un imperméable, ni de me coiffer d’un doulos comme dans un polar noir de Jean-Pierre Melville, j’ai mené mon enquête autour du comptoir de la Bocata où les langues se délient plus facilement devant un verre de vin ibérique, un Catania de Ribera del Duero par exemple : les témoignages corroborent, tout ce qui précède semble cohérent et vrai.

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Quant à ce qui suit … Le tampon révèle l’identité du probable propriétaire de la valise : Copyright / GASPARD MULOT / Mention obligatoire.
« Stupéfaction ! Il s’agirait d’un professionnel ? Pris par quelques scrupules logiques, les recherches sur internet commencent : pas de Gaspard Mulot à photographe, ni a Paris, ni en France. Le nom semble tellement insensé… Peut-on s’appeler Mulot ? Oui, répond l’écran : 5204 Mulot sont nés en France depuis 1890, plus de 500 dans le Nord-Pas-de-Calais. À Paris : un Mulot célèbre : Gérard, chocolatier…
Et une Sophie ! rue Pétrelle, à deux pas de la valise ! Celui d’entre nous qui lui parle au téléphone n’obtient pas grand-chose : pas de parents dans la photographie, ni de Gaspard. Mais, un de ses amis a visité un appartement dans cet immeuble, un atelier de prises de vues, le propriétaire était belge.
« Belge! évidemment, Hercule Poirot, Gaspard Mulot ! » s’écrie l’un d’entre nous. Mais, à notre grand désarroi, la toile est précise : pas de photographe professionnel exerçant sous ce nom en Belgique, à Bruxelles, à Anvers, à Knokke-le-Zoute…
Pourquoi l’un d’entre nous lance-t-il une recherche « Gaspard Mulot/ Acteur belge » ? »
Parce que, sous l’emprise d’alcools forts (peut-être) et d’une jubilation réjouissante (sûrement), notre quintette de Rouletabille(s) se plonge dans le mystère de la chambre noire et commence à imaginer une fiction et bâtir une « exposition de copains » comme le père de l’un d’eux réalisa des films de copains.
Cinéma quand tu nous tiens, le visiteur a les éléments maintenant pour découvrir … les vacances de Monsieur Mulot à travers vingt-cinq agrandissements de diapositives !

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Vite, le spectateur, à son tour, se met dans la peau d’un détective afin de prélever quelques indices dans la présomption d’une identité du photographe et reconstituer les étapes d’un voyage désorganisé.
S’il est inutile qu’il se coiffe du deerstalker, la casquette de tweed de Sherlock Holmes, je ne parle même pas de la pipe, il est interdit de fumer dans les lieux publics, par contre, la loupe est presque nécessaire pour traquer le précieux détail.
Je vous avoue même que, ne négligeant pas les moyens modernes d’investigation, j’ai zoomé souvent avec la souris de mon ordinateur … le mulot comme avait coutume de dire la marionnette d’un ancien président de la République peu au fait de l’outil numérique !
Bon Dieu … mais c’est bien sûr, pour reprendre la phrase la plus célèbre de l’inspecteur Bourrel des Cinq dernières minutes, une série policière culte de la seule chaîne en noir et blanc que les moins de 57 ans ne peuvent pas connaître ! L’affiche elle-même de l’exposition laisse penser que Gaspard Mulot ait pu assister au lancement d’une fusée Ariane à Kourou en Guyane, d’ailleurs peut-être était-il ingénieur. Le détail qui trahit : une pancarte floutée indique aux piétons la sortie par un souterrain pour repartir vers Toulouse. Mulot se trouvait plus probablement à la Cité de l’Espace dans la ville rose.

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La mystérieuse carte augure d’une croisière sur la Kok River, une rivière de Thaïlande et affluent du Mékong. Là-bas, au village de la tribu Karen, on élève des éléphants pour le travail dans la jungle. La province de Chiang Rai est très riche culturellement et regorge de temples bouddhistes. C’est là que fut découvert le Bouddha d’émeraude, une statue en jadéite toujours vénérée à Bangkok. Mulot s’est extasié devant quelques souris de pierre, pardon quelques déesses thaïs dont la disposition fait penser à un curieux effet sténopé.
Mon esprit divague, sans qu’on puisse l’imputer à un abus de bière San Miguel ou d’alcool de riz, me voilà parti un instant en Chine avec Quentin alias Jean Gabin sur les dialogues d’Audiard et Blondin du film Un singe en hiver : « Le véhicule, je le connais: je l’ai déjà pris. Et ce n’était pas un train de banlieue, vous pouvez me croire. M. Fouquet, moi aussi, il m’est arrivé de boire. Et ça m’envoyait un peu plus loin que l’Espagne. Le Yang Tsé Kiang, vous en avez entendu parler du Yang Tsé Kiang ? Cela tient de la place dans une chambre, moi je vous le dis! Je n’bois plus, je croque des bonbons » … – « Et ça vous mène loin ? » – « En Chine toujours, mais plus la même, maintenant c’est une espèce de Chine d’antiquaire. Quant à descendre le Yang Tsé Kiang en une nuit, c’est hors de question. Un p’tit bout par-ci, un p’tit bout par là, et encore pas tous les soirs. Les sucreries font bouchon ! »

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Je reconnais Las Vegas. Comme Monsieur Mulot, j’y suis allé. À l’époque, on ne tirait pas sur les gens sauf dans les westerns. Line Renaud menait la revue, c’est vous dire que c’est il y a longtemps, ma p’tite dame ! Il faudrait qu’un jour, je regarde dans quel état sont mes propres diapos du cow-boy surplombant le Pioneer Club ou, juste de l’autre côté de la rue, du Sassy Sally’s Casino.
C’est l’intérêt aussi de l’exposition de déclencher un questionnement, une interactivité entre la photographie et le spectateur, entre les spectateurs eux-mêmes qui, selon leur vécu, leurs voyages, leur perspicacité, nourrissent inconsciemment l’enquête.
On est loin des fastidieuses, pour ne pas dire plus, projections familiales des diapos de vacances que chacun de nous a subies.

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Au fait, ce monsieur Untel, bon d’accord Gaspard Mulot, qui était-il ? Est-ce lui sur la photographie en charmante compagnie dans ses tribulations ? Le selfie n’était pas encore né à l’époque.
Fut-il ingénieur ? Ou simplement passionné d’aéronautique et de voitures de sport ? Voire de modélisme ?

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Au-delà de leur sujet, il y a le traitement accidentel que les photographies ont subi par … une inondation de cave peut-être ? Striures, moisissures, dégradations chromatiques les détournent, les réinterprètent, les transcendent étonnamment, les magnifient parfois.

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Quelques zones brûlées de la pellicule et on imagine la façade d’un immeuble en proie aux flammes.
Sous la cible d’une multitude de points blancs, le pare-brise de la belle voiture de sport a volé en éclats.
Des moisissures et voilà des avions de chasse qui traversent un ciel constellé d’inquiétants projectiles. Ou comment un possible meeting aéronautique se transforme en guerre des étoiles. Des craquelures et l’avion survole une zone désertique, avec quel dessein?

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Outrageusement détériorées, les photographies retrouvent une certaine jeunesse, ou plutôt une autre vie, et touchent à une esthétique de la peinture.

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Ainsi, l’accostage d’une barque dans un décor exotique rappelle certain tableau romantique de Renoir (avant un futur déjeuner sur l’herbe ?).
Gare à la mort aux rats dans les caves, notre (Gaspard) Mulot aurait-il été victime de trips hallucinatoires tant ses clichés s’embrasent fréquemment de couleurs psychédéliques.
L’influence de la photographie dans le mouvement hyperréaliste de la peinture fut majeure. Comme Cézanne peignait les incendies, ici c’est la peinture impressionniste qui s’invite souvent par accident dans l’image photographique. Les Surréalistes ont la part belle également.
On trouve aussi le côté aléatoire des Empreintes de Yves Klein telles que je les ai admirées cet été au musée Guggenheim de Bilbao.
« Le mystère de ce qui vous échappe un peu, voilà la vraie beauté. L’absence de toutes les clés de la porte d’entrée. »
Si on veut aller encore plus loin, on pourrait même envisager un prolongement dans la littérature. Monsieur Mulot pourrait devenir un possible personnage de roman.
Je me souviens d’Un certain Monsieur Blot, sorti de l’imagination et de l’humour de Pierre Daninos, qui, miné par sa vie de bureau, par ses vies conjugale et extra-conjugale, par ses enfants, par la hantise de retrouver les mêmes têtes chaque matin, éclata un beau jour et devint célèbre par un curieux « concours du Français moyen ». Qui sait si Mulot n’a pas balancé une partie de son passé dans la rue …

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Monsieur (Nicolas) Hulot, faites cesser l’usage des pesticides au nom de la Culture. Laissez vivre le Mulot pour de futures pérégrinations. Car il se murmure que la valise n’a pas livré tous ses secrets et qu’une autre exposition est en gestation…
Soyons fous ! Les cinq lascars du groupe MIRAR griment avec talent la réalité que dégageaient les photographies de Gaspard Mulot. Dans une légende allemande, les frères Grimm faisaient appel à un joueur de flûte pour débarrasser la ville de Hamelin d’une invasion de rats. Et si un petit air de musique (Pigalle ?) rameutait à la Bocata toutes les photographies du petit monde de Gaspard Mulot …

Les « gravures anglaises » de Philip Brooker

C’est toujours avec délectation que je réponds aux rendez-vous artistiques au château que me propose Dominique Chanfrau la dynamique adjointe aux affaires culturelles de Nogent-le-Roi, petite cité d’Eure-et-Loir.
C’est là, il y a quelques années que je fis connaissance du photographe Jean-Denis Robert auquel j’ai consacré plusieurs billets. Il en naquit une précieuse amitié.
Cette fois-ci, faisant fi du Brexit, quelques jours après une immersion dans le cinéma britannique à l’occasion du festival de Dinard (je vous en entretiendrai prochainement), je me suis plongé dans l’univers photographique de Philip Brooker, un sujet de Sa Gracieuse Majesté invité à exposer ses œuvres dans les « appartements inspiratifs » du château (une expression sans doute incongrue aux yeux des intégristes de la langue française mais tellement plus réjouissante que le sinistre adjectif « conspiratif » fréquemment usité lors des événements dramatiques de novembre 2015 !).

Expo Philip Brooker

Je ne connaissais pas Philip Brooker, encore que j’eus vent par voie de presse d’insolites photographies d’une piscine désaffectée du Val-d’Oise dont j’ignorais qu’il en fût l’auteur.
Curieux comme je suis, j’ai donc glané sur la toile quelques bribes de biographie.
Philip est né en 1956, un an plus tard, le futur Beatle John Lennon créait son premier groupe The Quarrymen, un détail sans doute pas superflu dans l’âme musicale de Philip. À seize ans, il devient le plus jeune étudiant jamais entré à l’École d’Art de Bradford. Il obtient ensuite un diplôme en Art et Design ainsi qu’un baccalauréat ès arts à la Cardiff School of Art. Ces diplômes en poche et trente rouleaux de peintures sous le bras, il quitte la vieille Europe et s’expatrie à New York où il séjourne jusqu’en 1988. Il descend alors vers la Floride et s’installe à Miami. Depuis une décennie, il vit et travaille entre Paris et l’Eure-et-Loir, à quelques battements d’ailes de grouse de Nogent (trait d’humour british car ce volatile emblématique de l’Écosse et d’un certain whisky est totalement inexistant en Beauce).
Qualifier uniquement Philip de photographe serait infiniment réducteur tant l’artiste inclassable possède de cordes à son arc qui se nouent dans ses travaux : peintre, illustrateur, affichiste, directeur artistique du journal The Miami Herald, vidéaste, il maîtrise les technologies numériques, fut l’auteur d’un blog intitulé A nice cup of tea, il fabrique même des meubles … et sans doute plein d’autres choses encore. Ses œuvres sont entrées dans de nombreuses collections privées et galeries à travers le monde, notamment au Centre Pompidou à Paris.
Entre Nogent et les Philip(pe), c’est une vieille Histoire. En 1218, Isabelle de Blois fit don du domaine au roi de France Philippe-Auguste. Philippe III le Hardi séjourna régulièrement au château de l’époque, c’est même sous son règne que la cité prit le nom de Nogent-le-Roi. Philippe VI de Valois y mourut en 1350. Il y a six siècles, Nogent tomba même aux mains des Anglais. Bien que les affres de la guerre de Cent ans soient dissipées depuis bien longtemps (quoique !), c’est, aujourd’hui un autre sujet britannique, Philip Brooker, qui s’empare (très pacifiquement) du château pour son exposition intitulée Tout ce que je sais à ce jour

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Justement, mes fidèles lecteurs me connaissent, avec une bienveillante impertinence, j’interroge l’artiste, alors qu’il apporte une dernière touche au portrait d’un de ses anciens professeurs (en réalité, une tête de veau !) à quelques heures du vernissage, … sur ce qu’il sait de sa démarche créatrice. I don’t know, me répond-il avec un mouvement d’épaules excusant son embarras et son incapacité à m’en confier plus.
La plupart du temps, ce sont ses projets qui, anticipant son inspiration, le choisissent, l’adoptent presque, l’aliènent. Vient le temps ensuite pour l’artiste, piqué dans sa curiosité et sa sensibilité, de se documenter avec avidité sur le sujet.
Finalement, plutôt que vouloir tout expliquer, justifier et enfermer le spectateur dans une vision très restrictive, n’est-il pas plus réjouissant et enrichissant de laisser cheminer son imagination et inventer ses propres histoires.

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Les hasards de la scénographie de l’exposition nous invitent dès l’entrée à admettre que c’est de « l’art et du cochon », pour reprendre, en la détournant légèrement, une vieille expression familière de la langue française née au XVIIIe siècle.
En effet, deux photographies d’une tête de « french pig » accueillent le visiteur dans le vestibule du château : deux natures mortes, au sens physique du mot, puisqu’elles représentent la même partie supérieure du cadavre à deux moments différents de sa décomposition.
Selon leur sensibilité et leur culture … au sens originel et exact de l’expression (c’est du lard ou du cochon ?), les spectateurs « ne savent pas à quoi s’en tenir ». Certains, dans le contexte de notre époque, y verront un esprit morbide faisant écho aux dérives scandaleuses de quelques abattoirs. Pour connaître assez bien le cinéma britannique qui sait désamorcer par l’humour et la dérision la vision parfois insoutenable de certaines scènes, je repère vite la paupière (presque) complice de l’animal tel qu’on le croise sur les étals de nos charcutiers.
En réalité, toutes ces considérations horribles (il déclamait Skakespeare devant le spectacle sanguinolent)) devinrent savoureuses et même goûteuses pour Philip à travers son amitié pour un chef cuisinier et ses conversations avec une amie cévenole. Elle lui raconta qu’il n’y a pas si longtemps, au fond des campagnes de notre douce France, les enfants de paysans étaient confrontés tout naturellement au sacrifice du cochon, la saint cochon, le sang jaillissant de la carcasse éventrée par la lame affutée. J’ai connu et filmé ces instants de ripailles au sens rabelaisien du terme, la famille et les amis s’affairant pour la préparation des viandes et charcuteries. Car tout est bon dans le cochon, le sang pour le boudin, la langue, les pieds, les boyaux pour les saucissons et évidemment le pâté de tête, la preuve, il ne reste plus que le squelette sur la seconde photographie de l’artiste !
Pour donner vie (un comble) à ses portraits posthumes, Philip a eu recours à un matériel très sophistiqué. En étroite collaboration avec le studio Franck Bordas, imprimeur et éditeur d’art, petit-fils du lithographe Fernand Mourlot, il eut l’idée de faire poser son « modèle » porcin sur un scanner à haute définition pour l’éclairer et en effectuer une saisie en trois dimensions.
Au fil de la visite, on découvrira que les œuvres de Philip bien que contemporaines, présentent des zones d’usure. C’est une constante de son travail, il aime opérer des dégradations de surface à l’aide des outils numériques. De même, de manière quasi obsessionnelle, il joue avec les textures et les matériaux, ainsi ici ses images sont imprimées sur du lin, ce qui les rapproche encore plus de la peinture.
On repère dans ses « tableaux » de cochon une certaine similitude avec l’art pariétal des grottes préhistoriques.
Je ne saurais cacher à Philip Brooker un fait divers a priori anodin qui bouleversa, qui sait, notre histoire commune. Le roi capétien Louis VI le Gros (il devait se goinfrer de jambons, pâtés, cervelas et autres sabodets !), selon un usage prudent, fit couronner de son vivant, le jour de Pâques 1129, son fils aîné Philippe (encore un !) qui, deux ans plus tard, décéda accidentellement suite à une chute de son cheval effrayé au beau milieu de la rue Saint-Jean à Paris par … un porc vagabond en quête de nourriture. Loin d’être anecdotique, cet événement entraîna en 1137 la montée sur le trône de Louis le frère cadet de Philippe. Le règne de Louis VII, pieux mais faible, fut marqué par son divorce catastrophique d’avec Aliénor d’Aquitaine (à cause d’une probable tromperie avec Raymond de Poitiers durant la seconde croisade) qui épousa peu après Henri de Plantagenêt, futur roi d’Angleterre. S’en suivirent des conflits entre les deux royaumes pendant près de trois cents ans ! Je ne parle même pas de l’évêque de Beauvais Cauchon ordonnateur du procès qui conduisit Jeanne d’Arc au bûcher.
Allez, je cesse ici ma « cochonnerie », néologisme au sens prôné par le célèbre Vauban dans un mémoire de ses Oisivetés qui voyait dans le cochon un animal prodigieux susceptible de lutter contre la crise paysanne et d’enrayer la famine. En tout cas, voyez où peuvent nous emmener deux prises (photographiques) de tête de french pig… sans altérer la fameuse Entente cordiale franco-britannique !

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Dans une première salle, Philip Brooker a accroché une série de photographies de la campagne environnante d’Eure-et-Loir où il a élu domicile depuis quelques années.
Sa vision de la Country life beauceronne semble nous replonger dans une vieille France rurale telle que je la connus encore au milieu du siècle dernier, telle que le photographe et documentariste Raymond Depardon la croqua dans ses Profils paysans.
J’imagine la jubilation de Philip devant son ordinateur pour dégrader volontairement ses clichés pris récemment et les « déguiser » en des photographies jaunies et altérées d’une époque révolue qu’on croirait sorties d’un carton au fond d’un grenier.
Le bonheur artistique est dans le pré avec une vache surgissant de la brume de novembre. Entre noir et blanc et sépia, chevaux et charrettes me plongent dans mon enfance chez ma merveilleuse mémé Léontine. J’aimais tellement, au temps des moissons, le retour à la ferme juché sur les bottes de paille dans la carriole tirée par deux majestueux « boulonnais ».

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La couleur s’invite sur certaines photographies leur donnant un petit air des autochromes des frères Lumière.
Philip crée aussi comme un effet carte postale en gribouillant ses œuvres d’annotations manuscrites extraites de carnets datant des années 1930 retrouvés dans une déchetterie.
Philip est captivé par les lettres, la nature fragile du papier, les taches. Dans son projet Death sentence non exposé à Nogent, il était parti de courriers envoyés, pendant la Première Guerre mondiale, par des soldats britanniques à leurs mères, sœurs, épouses, fiancées, pour créer ses images et accentuer l’expression de la tragédie.
Ici, il remet en scène les paysans beaucerons d’antan en reprenant des bribes de leurs relevés de comptes, leurs listes de courses ou de conseils entre apiculteurs. On croit d’ailleurs retrouver dans certaines zones effacées des tableaux, l’aspect gaufré de la cire d’abeille. C’est touchant et poétique.
Inévitablement, je pense à Gaston Couté, fils de meunier, poète libertaire et chansonnier français, qui décrivit ces modestes gens en empruntant même parfois leur patois.
C’est le privilège d’un blog, son rédacteur a son libre arbitre : voici donc pour Philip et pour l’instigatrice de cette exposition, Dominique Chanfrau, qui a souvent déclamé les vers de Gaston Couté, pour vous aussi chers lecteurs, Le charretier, un de ses poèmes, tout à fait de circonstance et pas du tout anodin :

Hu, Dia, Huo !
Bon Guieu d’cochon, Bon Guieu d’chameau !
C’est un charr’quier qu’engueul’ses chevaux…
Les pauv’ers bêt’s s’en vont avec
Eun’ charge terrible au darriére
Et, du garot à la croupiére,
A’s ont pus pas un pouél de sec :
I’ s’en fout, c’est pas soun affaire !
Esquinté’s ou pas esquintées
La côte est là… faut la monter !
Et v’lan ! … et j’te gueule et j’te fouette :
C’est coumme eun’pleu’ d’grêlons d’avri’
Qui leu’tomb’ su’l'dous, et s’arrête
Qu’un coup rendu’s à l’écurie.
Hu, Dia, Huo !
Bon Guieu d’cochon, Bon Guieu d’chameau !
C’est l’charr’quier qu’est d’venu sargent
En fesant son temps d’régiment :
Les soldats marchent coumm’les ch’vaux ;
Mém’ qu’les ch’vaux pouvin ‘cor répond’e
Aux coups de fouet du charr’quier
Par un coup d’tête ou un coup d’pied :
Mais les soldats, qui sont du monde
Eux aut’s… i’s ont pas l’drouet d’répond’e :
Gn’a s’ment pas d’loué Grammont pour eux.
Et l’charr’quier leu’ coummande : Eun, deuss…
J’m'en fous ! … Rompez ! … Huit jours de bouéte !
Par file à gauch’ ! … Par file à drouéte ! …
Hu, Dia, Huo !
Bon Guieu d’cochon, Bon Guieu d’chameau !
C’est l’charr’quier qu’est d’venu farmier
Après s’avouer ben marié ;
C’est un grous électeur de France
Qui fait manger des ouverriers
Et, pour la pein’, mén’ leu’s consciences
Coumm’ des ch’vaux et coumm’des soldats :
Allez à la mess’! … Y’allez pas ! …
Lisez ci !… Votez pour c’ti-là ! …
Hu, Dia, Huo !
Bon Guieu d’cochon, Bon Guieu d’chameau !
C’est l’charr’quier qui voit v’ni’ la mort
Et qui voudrait ben vivre encor…
Viv’… c’est rouler, rouler toujou’s
En dévalant eun’ route en pente
Qui conduit su’ l’rabord d’un trou.
Un coup qu’on est à la descente
Gn’a pus moyen d’caler la roue.
Et l’charr’quier, qui m’nait gens et bêtes,
Peut pus s’mener… son cœur s’arrête,
Ses yeux s’brouill’nt, sa raison fout l’camp ;
Et, dans la fiév’er du délire,
En s’raidissant, i’ cess’pas d’dire
C’qu’i’ gueulait à ses ch’vaux, dans l’temps :
Hu, Dia, Huo !
Bon Guieu d’cochon, Bon Guieu d’chameau ! !…

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C’est tout le génie de l’artiste de créer une esthétique dans des paysages que vous traversez sans qu’ils alertent votre curiosité. Ainsi, on s’extasie devant de banals châteaux d’eau que Philip magnifie par un superbe travail sur la lumière et les ciels moutonneux de Beauce. Cela ne coule pas de source mais on déniche même parmi les écritures une recette de fabrication de l’hydromel en 1934 !
À quelques lieues de là, au cœur de la plaine beauceronne, les vestiges de l’aérotrain conçu par l’ingénieur Bertin dans les années 1960, ont servi de décor voire même de « personnage » dans Les Premiers, les Derniers, un road-movie du cinéaste Bouli Lanners sorti au début de cette année.
Philip Brooker n’échappe pas à cette fascination pour les friches industrielles. C’est son propos dans une série de photographies déjà exposées à Miami, nées d’un coup de foudre pour l’ancienne plage de Boran-sur-Oise, aux confins de l’Ile-de-France et de la Picardie, qui faisait fureur dans les années 1930.

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Philip s’est épris de cette piscine dans le plus pur style Art Déco ou Bauhaus, aujourd’hui totalement désaffectée. Il y travailla près de six mois, des milliers de photos plus tard, il en retint une quinzaine.
Un énorme haut-parleur en ciment, un plongeoir, des toboggans, des cabines sans portes ni fenêtres surgissent d’une végétation qui reprend inexorablement son emprise. On retrouve un peu l’univers « dés-humanisé » des décors du dessinateur-cinéaste Enki Bilal et du peintre-emboîteur Marc Giai-Miniet (qui exposa à Nogent-le-Roi, il y a quelques années) également inspiré par les friches industrielles.
Philip restitue une atmosphère de désolation, d’inquiétude et de mystère. Il est difficile d’imaginer dans ses clichés presque étranges aux teintes volontairement vieillottes que le Tout-Paris (Fernandel, Harry Baur, Jean Gabin) des années 1930 affluait le dimanche pour faire trempette dans l’eau filtrée de l’Oise.
Destins croisés de piscines : celle du Lys-Chantilly ne peut compter que sur les œuvres de Philip pour ressusciter sa splendeur passée ; qui sait si elles ne seront pas accrochées un jour aux cimaises de l’ancienne piscine de Roubaix, également dans le style art déco, réhabilitée aujourd’hui en un riche musée d’art et d’industrie.

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Faisant la nique au musée Jacquemart-André qui lui consacre actuellement une exposition, le château de Nogent-le-Roi peut s’enorgueillir d’abriter aussi des toiles de Rembrandt !
Enfin, presque … ! Philip Brooker détourne quatre tableaux de femmes du grand maître hollandais.

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Conservant la taille d’origine des portraits, grâce à l’ordinateur, il effectue multiples retouches, masquages, transformations et dégradations, jouant sur l’arrière-plan et certains détails des visages et vêtements. Le vernis et l’huile sur la toile de lin imprimée, l’utilisation de « faux vieux » cadres en bois massif fabriqués par l’artiste lui-même, créent un rendu saisissant presque aussi vrai que nature.
Ce pourrait être les œuvres d’un génial faussaire retrouvées dans la poussière d’un grenier. On imagine d’ailleurs le rôle possible des techniques numériques sophistiquées dans la restauration ou la copie de tableaux.
On sent toute la jubilation et la maîtrise de Philip Brooker dans cette passerelle entre photographie et peinture. Au point d’avouer parfois qu’il préfère presque ses « Rembrandts » (au pluriel) ! Je ne suis pas loin d’abonder dans son sens.

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Philip me fait une confidence : à l’occasion d’un Christmas Day de son enfance, il reçut des autos miniatures qu’il s’empressa de rayer et d’en gratter la peinture. Faut-il voir des réminiscences de ce geste enfantin dans son obsession à altérer (pour les sublimer) ses œuvres en les dégradant ou détériorant ?
À défaut de Dinky Toys, le Brooker adulte joue à la poupée. Rassurez-vous, ne voyez-là aucune perversion sexuelle : Philip s’est presque amouraché d’une poupée en plastique découverte par une amie dans un champ du sud de la France.
Il s’est noué une histoire intime entre l’objet inerte, largement brûlé et l’artiste. Le savoureux paradoxe est qu’il redonne vie au baigneur en numérotant ses abattis à travers une série de tirages très piqués et précis. La poupée semble même retrouver bonne mine, un teint hâlé, des joues pleines comme les massives sculptures précolombiennes olmèques. Oserais-je, à cause de la dominante couleur d’argile des impressions, parler de « gravure en glaise » ?

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Un léger flou, une touche de couleur, un halo de lumière sur le visage, et le miracle se produit avec la vision d’une silhouette enfantine traversant fugacement l’une des photographies. Je me frotte les yeux !

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Magie, poésie, érotisme peut-être : la poupée semble apprécier l’affection que lui marque Philip et, bien que couchée, elle garde un œil bleu grand ouvert. Hello Dolly, tu vas faire des ravages parmi les visiteurs !

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Tout ce que je sais à ce jour … c’est le titre de l’exposition, c’est aussi la légende de l’image emblématique illustrant l’affiche et les cartons d’invitation, une œuvre si imposante qu’elle est présentée ici sous forme de diptyque vertical, probablement pour en faciliter le transport.
Atmosphère sombre d’un salon avec un guéridon peuplé d’objets aussi divers que parfois surprenants voire même effrayants : s’agit-il d’une photographie, d’une gravure, de collages, d’une peinture, d’une vanité, d’une nature morte ? Il y a un peu de tout cela dans cette allégorie fantastique que Philip vient à peine d’achever (les tasses ne sont pas vides) !
Philip y fait une sorte d’état des lieux, le constat (pessimiste ou réaliste ?) d’un vivant à l’amorce de la soixantaine.
Robin Cook, le délicieux auteur de polars qui était tombé amoureux de la France en s’installant en Aveyron, avait coutume de dire que « le noir, c’est raconter la mort aux vivants ». L’humour noir de Philip illustre peut-être la mort des vivants, la dérive lente mais inexorable de la Vie.

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La présence de fœtus semblera macabre à certains visiteurs. Savent-ils qu’au Quartier Latin à Paris, au musée Dupuytren fondé en 1835, on peut observer sur les rayonnages une collection de pathologies anatomiques de plusieurs milliers d’objets, squelettes, moulages de cire, organes humains mal formés immergés dans des bocaux. Dans ce musée de la science, tout baigne … dans le formol !

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Philip décline encore sa vision de la vie dans une série d’œuvres qui, telles des tentures, tapissent les murs de l’élégante salle néo-XIIIe siècle du château.
Le naturalisme y est omniprésent à travers des compositions campagnardes de fruits (parfois plus que mûrs) et légumes, de fleurs (parfois un peu fanées) et de petits animaux familiers. La présence humaine est suggérée par quelques objets principalement morbides, plaque funéraire, masque à gaz, fœtus encore. Un raccourci de l’existence en somme : la vie est à croquer mais la mort rôde ! Les sentiments qui nous étreignent face aux œuvres balancent entre ces extrémités.

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En écho à son cochon de l’accueil, Philip nous propose une fin d’exposition grand-guignolesque avec deux chicken shits, deux têtes de coqs décapités.
Il m’a tellement régalé que je ne peux le blâmer pour son crime de lèse-majesté au pays de la Houdan et de la Faverolles, deux « favorites » (au sens souverain du terme) d’Eure-et-Loir fleurons de l’aviculture française.
D’ailleurs, c’est la conclusion de ma brève conversation avec Philip, avec mon nom de famille (il signifie cercueil en anglais !), comment ne pourrais-je pas être transporté dans l’humour noir qui traverse souvent ses œuvres !
Plus sérieusement, hors cette pirouette, je ressors enrichi de mon errance dans les chemins artistiques vers lesquels sa sensibilité et son esprit inventif nous entraînent.
Loin des réseaux sociaux si souvent médiocres et désolants, j’ai aussi été conquis par les extraordinaires potentialités de la technologie numérique (en l’occurrence, la précieuse contribution des studios Bordas), maillon discret mais indispensable entre l’artiste et son œuvre imprimée.
Brexit ou remain, peu importe, l’art n’a pas de frontières, et il faut remercier Dominique Chanfrau d’avoir accueilli en son château-galerie (!) Philip Brooker, ce migrant singulier à la créativité plurielle et protéiforme.
Je suis déjà impatient de découvrir ses futurs travaux.

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PHILIP BROOKER Tout ce que je sais à ce jour … (everything I know so far …)
Exposition au château de Nogent-le-Roi (28210) du 8 octobre au 13 novembre 2016

Site de l’artiste : brookerworks.com

remerciements à Philip Brooker de m’avoir confié certains de ses clichés pour l’illustration du billet

Rondeau et Passacaille d’objets KC avec JeanDenis Robert

Pour exposer ses dernières œuvres, le photographe Jean-Denis Robert nous accueille dans un de ses lieux de prédilection.

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C’est en effet la troisième fois que Dominique Chanfreau, la dynamique adjointe aux actions culturelles de Nogent-le-Roi, l’inscrit dans l’excellent cycle de manifestations artistiques organisées au château de la cité d’Eure-et-Loir.
J’ai déjà eu l’occasion de vous faire largement connaître Jean-Denis Robert, JDR pour les friands d’acronymes. Vous trouverez les références des articles à la fin du billet.
Cet amoureux de la chine, ce fouineur invétéré des brocantes et vide-greniers, a choisi, une fois encore, de redonner une âme à ses objets cassés dans le cadre au charme suranné des salles du château. Un jubilant accident photographique, lui valant au bout d’un doigt une poupée à l’élégance vénitienne, fait office d’affiche.

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Rondeau & Passacaille d’objets KC : pour accroche, Jean-Denis conjugue son art avec la danse et la musique, autres passions sources d’indicibles émotions.
Le rondeau est un poème à forme fixe de trois strophes construites sur deux rimes, avec des répétitions obligées et se fermant sur lui-même, ce qui justifie l’origine de son nom.
La passacaille est une danse à trois temps au rythme lent qui développe des variations à partir d’un thème couplé à une basse obstinée.
Me revient en mémoire le refrain de l’héritage (infernal) du marchand de fromages (en) chanté par Charles Trenet :

« La table de son père
La montre de son frère
Le fauteuil de sa mère
La pendule à coucou
Une paire de bretelles
Une bouteille d’Eau de Vittel
Et une coiffe en dentelle
Qu’il se mettait au cou. »

Alors, pourquoi pas aussi une passacaille de François Couperin surgie d’un tableau ? Elle vous accompagnera, si vous le souhaitez, dans votre lecture:

Image de prévisualisation YouTube

Rien d’étonnant à ce que Jean-Denis, pour justifier sa démarche artistique, emprunte aux codes de la passacaille : « Je prends beaucoup de plaisir aux répétitions obligées, aux variations sans fin … J’aime fouiller les mêmes idées, j’aime m’acharner à torturer les mêmes éléments pour rythmer mes efforts. »
Qui a déjà visité une de ses expositions n’est pas dépaysé. Au premier coup d’œil, son installation d’objets hétéroclites me semble familière.
Je m’étonne, tout de même, en pénétrant dans son cabinet de (nouvelles) curiosités, de la présence dans différents recoins d’objets récupérés que l’artiste met en scène dans ses histoires photographiques.

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Il est rare qu’un artiste présente ses modèles en chair et en os ou … en bois et en fer. L’émotion est palpable de voir ces bibelots, jouets, instruments et babioles que Jean-Denis sort de leur condition d’objet dérisoire, promis à un probable rebut, pour les faire accéder à un statut d’objet d’art dans le « petit théâtre carré de son Hasselblad ».
On ne les retrouve pas tous dans les clichés accrochés aux cimaises, certains ont vécu leur époque de gloire dans des expositions antérieures, d’autres n’ont pas encore connu telle consécration. Ils sont là comme dans une formation en alternance pour se préparer à un éventuel avenir artistique, au bon vouloir du maître.
Repérer des correspondances ou des connivences peut constituer un jeu de piste qui apporte une note ludique à la visite : tiens, là sur la cheminée, la tondeuse à rouflaquettes et le grattoir à peinture, ce sont Scarlett et Jerry, deux People* dont JDR et son acolyte poète Per Sørensen nous contèrent la folle complainte dans leur beau-livre.
Il y a quelque chose de magique de voir ces « encombrants » de la société de consommation, ternes, usés, élimés, écornés, cabossés, fêlés, brisés, retrouver grâce, élégance, éclat, fantaisie, esprit même une fois élus par l’artiste pour ses chorégraphies photographiques.

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En cheminant entre les panneaux selon notre humeur, l’on découvre le poétique carnet de voyages organisés par JDR. Les thèmes très variés sont souvent agencés selon des associations de quatre photographies.
À l’entrée, véritable marchand de quatre saisons, toujours amoureux des mots qu’il insère désormais au sein même de ses photographies, Jean-Denis nous offre de savoureux amuse-gueules (d’atmosphère ?) : faim de printemps, pépie d’été, soif d’automne, fringale d’hiver.

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À quelques pas de là, il nous invite à une plongée dans la Couleur. Au milieu de brisures d’écorce d’orange séchées sur une page de journal, un des deux canards en manchette de l’hebdomadaire satirique du mercredi nous lance discrètement un clin d’œil complice. Oui, ce canard à l’orange cuisiné par l’artiste est un régal.

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Variations autour de l’écorce d’orange : ailleurs, dans un grand format, on débusque deux individus s’invectivant : « J’aurai ta peau ! »
Je passe maintenant devant un rayon de photos classées X : n’imaginez rien de libidineux, JDR nous fait simplement réviser quelques éléments de code de bonne conduite.

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Attention bêtes à cornes ! Le photographe fabuliste nous prévient d’une éventuelle circulation de bovins et de … gastéropodes. Il y a là quelque chose de Robert Desnos, rappelez-vous sa fourmi de dix-huit mètres avec un chapeau sur la tête, ça n’existe pas, et pourquoi pas … avec les surréalistes. Jean-Denis s’y réfère dans son texte de présentation : « Merci aux surréalistes qui ont bouleversé nos consciences en nous montrant les chemins de tant de pratiques poétiques et picturales ».
Justement, dans son traitement de réhabilitation d’objets reclus, aussi réjouissant qu’il soit, JDR sait aussi interpeller avec gravité le visiteur.

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La vision en surplomb de fragments d’ébénisterie mise en perspective d’un rébus, voilà réunis Manhattan et Kaboul, comme dans la chanson à succès de Renaud. Son auteur mettait en scène deux victimes des attentats de 2001 à New York : un jeune Portoricain qui travaillait dans les tours du World Trade Center et une petite fille afghane tuée pendant l’attaque de son pays par la coalition menée par les États-Unis.
Ces jours-ci, les deux photographies trouvent un écho supplémentaire avec la résurrection ou disons même la récupération artistique de Renaud, un sujet chantant qu’on ne parvenait plus à identifier. Je ne résiste pas à vous citer quelques vers de sa belle nouvelle chanson Les mots :

« Écrire et faire vivre les mots, sur la feuille et son blanc manteau
Ça vous rend libre comme l’oiseau, ça vous libère de tout les mots,
Ça vous libère de tout les maux …
Poèmes, chansons, brûlots, vous ouvrent des mondes plus beaux
Des horizons toujours nouveaux, qui vous éloignent des troupeaux
Et il suffit de quelques mots, pour toucher le cœur des marmots … »

Poèmes, chansons, brûlots, mais aussi photos, vous ouvrent des mondes plus beaux !
Trois jeunes feuilles de rhubarbe et la religion se plante au mont des oliviers. C’est là que Jésus se rendit le jeudi soir de la dernière Cène et avant son arrestation.

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Une même photographie recto verso masque la perspective d’une ouverture style baroque du lieu. Double clic ou l’envers du miroir … ou de l’autre côté du trottoir !

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C’est fou comme une photographie peut stimuler l’imaginaire. Ces coureurs cyclistes miniatures me renvoient au vaste grenier de ma maison école, refuge de mon enfance secrète et des oiseaux égarés. Ils avaient l’odeur des vacances. Je les engageais entre mes doigts dans des ascensions redoutables, des descentes vertigineuses ou des sprints homériques. Pour établir le classement de mon étape, je les retournais pour noter le nom que j’avais inscrit sous le socle.

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Détalant en sépia, ne serait-ce pas le jeune Voleur de bicyclette cher à Vittorio De Sica qui vient de dérober l’engin du colleur d’affiches ? Je pense aussi à François, l’inénarrable facteur de Jour de fête perdu lors de sa tournée à l’américaine au milieu du peloton d’une course cycliste.
On ne visite pas idiot en compagnie de Jean-Denis. Il n’est pas surprenant que l’exposition soit prétexte à des ateliers créatifs ouverts aux enfants de 7 à 107 ans !
C’est encore une autre forme de voyage auquel il nous invite en délestant ses poches de quelques menues monnaies.

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Nous étions jeunes et larges d’épaules, bandits joyeux, insolents et drôles, on the road again, again, de l’Inde au Maghreb en passant par Dublin, Varsovie et Budapest. C’est le money time !

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Dans la troisième salle en enfilade, Jean-Denis nous propose une brève révision de notre alphabet. J’eus l’occasion de vous entretenir longuement de son abécédaire: http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/15/quand-le-photographe-jeandenis-robert-nous-alphabetise/

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Je me cite :
« Au gré de ses glanes, Jean-Denis met en scène un petit théâtre de mots avec humour, fantaisie, dérision, jubilation, poésie, magie aussi. Il joue avec les lettres et les mots, se joue des mots, crée des mots images, invente des images mots.
Il me renvoie à mon enfance lorsque, dans le grenier familial (encore), je feuilletais les vieux albums d’avant-guerre de Benjamin Rabier ou, quand, peu inspiré par la leçon du maître, mon regard s’évadait vers les tableaux didactiques suspendus aux murs. »

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Jean-Denis a choisi la pièce style néo-XIIIe siècle pour « passacailler » sa collection de VRKC (verres cassés). Sont-ce les reliquats d’un repas, ils parsèment la salle. J’ai bien un début d’explication en admirant le verre de Rabelais, objet indispensable au géant dans sa quête de la Dive Bouteille. Il me semble que la plume bleue, à la fois outil de l’écrivain agité et agitateur du cocktail de ses délires verbaux, apparaissait déjà dans l’abécédaire de JDR à la lettre G … comme Gargantua. Santé à messieurs Alcofribas Nasier et Jean-Denis Robert, chacun à sa manière, abstracteurs de la quinte essence!

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 On est dans la démesure : « À boire, à boire, à boire » éructait Gargantua en arrivant au monde. Près de la cheminée, quelque moine (Frère Jean des Entommeures ?), le Quart Livre dans les bras, constate les dégâts de la joyeuse ripaille.

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L’ivresse m’étreint. Je pense aux bergers gardant les vignes du pays de Gargantua pour empêcher les étourneaux de manger les raisins, et croisant au grand carrefour les ceusses de Lerné en route pour vendre leurs fouaces à la ville.
« C’est un régal céleste, sachez-le, que de manger au déjeuner des raisins avec de la fouace fraîche, surtout des pineaux, des sauvignons, des muscadets, de la bicane ou des foireux pour ceux qui sont constipés, car ils les font aller long comme une pique, et souvent, pensant péter, ils se conchient : on les appelle, pour cette raison, les penseurs des vendanges. »
Est-ce nécessaire de vous conter la suite ? Non seulement, les fouaciers de Lerné ne consentirent point à céder quelques morceaux de leur marchandise mais outragèrent les bergers en les traitant de « mauvaise graine, de brèche-dents, de jolis rouquins, de coquins, de chie-en-lit, de vilains drôles, de faux-jetons, de fainéants, de goinfres, de ventrus, de vantards, de vauriens, de rustres, de cassepieds, de pique-assiette, de matamores, de fines braguettes, de copieurs, de tire-flemme, de malotrus, de lourdauds, de nigauds, de marauds, de corniauds, de farceurs, de farauds, de bouviers d’étrons, de bergers de merde, et autres épithètes diffamatoires de même farine. » Ce fut l’origine dérisoire de la guerre picrocholine !
Comprenez que je me délecte, je fus autrefois justement reporter de guerre sur ces champs de bataille voisins de l’abbaye de Seuilly en Touraine. Non je n’ai pas abusé du divin nectar, en effet, j’y ai réalisé, il y a une dizaine d’années, un film dans le cadre d’une classe d’initiation artistique (littéraire en l’occurrence) avec des lycéens de seconde.

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À chacun ses émotions, Jean-Denis me confie celle d’un ami devant sa photographie Rouge : souvenirs de fêtes de l’Huma, « du journal que l’on vend le matin d’un dimanche à l’affiche qu’on colle au mur du lendemain » comme le chantait Ferrat dans Ma France! Beaucoup de beaux moments solidaires, de désillusions aussi sans doute !
Moi aussi je pense à Jean d’Antraigues et aux marins du Potemkine, à la scène de l’escalier monumental d’Odessa dans le chef-d’œuvre éponyme du réalisateur Eisenstein.
Les rayons parcimonieux du soleil dansent aussi une passacaille à travers les vitraux de la salle.
C’est une belle manière d’achever mon errance que de méditer quelques instants devant l’esthétisant Entre chien et loup.

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Atmosphère, atmosphère ! Comme à l’issue de chacune des expositions de Jean-Denis Robert, on sort enrichi, réjoui, apaisé, revivifié, optimiste de son œuvre de réhabilitation d’objets de récup’.
La culture ouvre à tous les possibles, aussi j’ose la référence à une pesante actualité : visitez vite les appartements conspiratifs du château de Nogent-le-Roi où le photographe Jean-Denis Robert exp(l)ose sa verve surréaliste.
Mieux encore, l’artiste vous suggère de ne plus rien jeter : « Apportez vos verres cassés, vos poupées malades, vos jouets tordus … Boîtes, parapluies, chapeaux, boutons … Tout objet usé, « KC » est bien venu ! ». Certains jours, en votre compagnie, il vous emmènera sur les pistes de la création.

JEANDENIS ROBERT
Du 7 avril au 1er mai 2016
Rondeau & Passacaille d’objets KC au château de Nogent-le-Roi
Ouverture mercredi, samedi, dimanche de 14h à 18h

Pour en savoir plus sur le travail de Jean-Denis Robert :
http://encreviolette.unblog.fr/2011/09/27/martin-lartigue-et-jean-denis-robert-exposent-au-chateau-ou-les-beaux-dommages-collateraux-de-la-guerre-des-boutons-dyves-robert/

http://encreviolette.unblog.fr/2013/03/09/les-people-de-jeandenis-robert-et-per-sorensen-sont-entres-dans-paris/

http://encreviolette.unblog.fr/2013/04/08/jeandenis-robert-clemence-veilhan-et-david-meignan-ramenent-des-objets-reclus-au-chateau-de-nogent-le-roi/

*PEOPLE de J.D Robert et P. Sørensen, beau-livre, 68 pages 30×30 cm, 35  € (il est souvent en promotion à 30 €).
Pour le commander directement auprès de JD. Robert, cliquer sur le lien http://www.jeandenisrobert.com

 

Demi Jour de fête avec Jacques Tati

Il me faut remettre un peu d’ordre dans mon espace numérique. Encore fraîchement ému par les lauriers tressés par la population locale, je vous ai entretenu de la réalisation du film sur la mémoire d’un village d’Ariège qui a occupé la seconde moitié de mes vacances. Mais, auparavant, au début du mois de juillet, j’avais déjà concrétisé un rêve qui concerne aussi le cinéma, est-ce un hasard ? Sans doute pas !
Ah le premier jour des vacances ! J’ai la faiblesse de croire qu’il ne possède plus, aux yeux des enfants blasés (mais aussi sans doute moins naïfs) d’aujourd’hui, la magie qu’il dégageait au temps de ma communale. Il possédait d’autant plus un caractère festif qu’il coïncidait avec la fête nationale.
La veille, le 13 juillet donc, c’était déjà un peu les vacances avec la distribution des prix au théâtre municipal. Sans doute un moment de frustration pour certains de mes camarades mais, égoïstement, j’étais fier de monter sur la scène à plusieurs reprises pour recevoir les compliments de quelques notables locaux. J’ai encore en mémoire les livres qu’on m’offrit en ces occasions, certains même sont à portée de main.
Le lendemain matin, sans qu’il y eût d’obligation, sinon morale et civique, nous nous retrouvions tous sur la place Bréviaire de mon bourg normand pour défiler, en rangs mais guère au pas, dans la rue de la République égayée de fanions tricolores, jusqu’au monument aux morts. Après la sonnerie aux soldats tombés pour la France, les discours prononcés par quelques autorités (les mêmes que la veille ?) et une Marseillaise jouée avec plus ou moins de justesse par l’harmonie municipale, nous retraversions la ville, encore moins au pas, sous les accents déjà un peu moins martiaux des musiciens qui précédaient le cortège. À défaut d’entonner le Chant du Départ qui serait bientôt popularisé par les enfants de La Guerre des Boutons d’Yves Robert, nous osions par contre, avec malice, chanter le fameux « Encore un carreau d’cassé ! V’là l’vitrier qui passe », hymne incontournable des … colonies de vacances toutes proches maintenant, quelques minutes encore. Le cortège se dispersait devant la mairie, les adultes vers le vin d’honneur offert par la municipalité, et nous … vive les vacances ! Régnait vraiment, à cet instant, comme un air de libération et de liberté, les jeux, les cabanes dans les bois, le Tour de France aussi, vous le savez bien.
Et bientôt le voyage ! Car si, effectivement, certains de mes camarades auraient vite l’occasion de chanter la comptine du vitrier lors de leurs « jolies colonies de vacances » (Pierre Perret allait bientôt leur rendre hommage (!)), j’eus l’immense chance, à l’époque, de pouvoir partir chaque été en voyage avec mes parents.
Ah ces départs ! De merveilleux souvenirs, des joies intenses : l’automobile noire pimpante, les valises sur le toit, papa « peugeotiste » au volant, mon oncle (vous le connaissez, je l’ai évoqué dans un billet du 19 mai 2009 avec celui de Jacques Tati, tiens donc) comme navigateur avec les cartes Michelin orange et bleu, et moi à l’arrière entre maman et mon frère. Il y avait encore comme un parfum des premiers congés payés par le Front Populaire et immortalisés par les photographies de Robert Doisneau. Il y avait la légèreté de Charles Trenet qui sut si bien capter l’air de cette époque :

« … Nationale Sept
Il faut la prendre qu’on aille à Rome à Sète
Que l’on soit deux trois quatre cinq six ou sept
C’est une route qui fait recette
Route des vacances
Qui traverse la Bourgogne et la Provence
Qui fait d’Paris un p’tit faubourg d’Valence
Et la banlieue d’Saint-Paul de Vence
Le ciel d’été
Remplit nos cœur de sa lucidité
Chasse les aigreurs et les acidités
Qui font l’malheur des grandes cités
Tout excitées
On chante, on fête
Les oliviers sont bleus ma p’tite Lisette
L’amour joyeux est là qui fait risette
On est heureux Nationale 7. »

Je me souviens avec acuité de cette route des vacances vers les rivages du Midi, les premiers chants des cigales, les premières odeurs de garrigue, les routes ombragées avec les platanes formant une voûte, défigurées aujourd’hui par la civilisation automobile.
Au début de l’été, j’ai donc roulé pendant quelques heures, poussé par cette joyeuse nostalgie. Cela faisait longtemps que je caressais le projet de (re)vivre au propre comme au figuré un jour de fête de l’immédiat après-guerre. Il fallait juste trouver l’occasion car le lieu de mon rêve se situe sinon hors des sentiers battus, du moins à l’écart de la route qui me mène vers le Midi toulousain et pyrénéen.
C’est un peu curieux de dire à l’écart pour un village qui se trouve quasiment en plein milieu de notre douce France, à une cinquantaine de kilomètres de Bruère-Allichamps une petite commune du Cher considérée comme le centre géométrique de la France. Une colonne milliaire, à l’origine érigée par l’empereur Caracalla au IIIème siècle au carrefour des voies romaines, en marque le supposé emplacement au milieu de l’artère principale.
Lecteurs cinéphiles, rappelez-vous le début de L’argent de poche, le film de François Truffaut. C’est le dernier jour de classe, l’instituteur dit au revoir à ses élèves dont beaucoup vont partir en colonie de vacances. De là-bas, justement de Bruères-Allichamps Martine enverra une carte postale du monument à son cousin Raoul qui, à la rentrée, la présentera au maître lequel saisira l’occasion pour faire une séquence de géographie.
Magie du cinéma quand tu nous tiens, moi, c’est à Sainte-Sévère que je me rends, une autre commune du Berry d’environ 800 âmes, située dans le département de l’Indre, dans cette contrée du Boischaut autrefois décrite comme un pays pauvre de brandes et de gâtines propice aux légendes mystérieuses et à la sorcellerie. La mare au diable de George Sand c’est là : la dame de Nohant avait élu domicile à une douzaine de kilomètres.

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Ce matin, c’est Jour de fête, j’ai, en effet, rendez-vous avec un pan d’histoire du cinéma français, le film éponyme de Jacques Tati. Vous avez tous ri au moins une fois des facéties de « Françoué » le facteur dans sa tournée à l’américaine. « Rapidité, rapidité ! »
En 1943, pour échapper au Service du Travail Obligatoire, Tati se réfugia, en compagnie de son ami le scénariste Henri Marquet, au Marembert, un hameau situé à six kilomètres de Sainte-Sévère : « Là, j’ai été surpris parce qu’il y avait la guerre, mais on avait l’impression qu’à l’intérieur même de Sainte-Sévère, on ne s’en apercevait pas du tout. C’est quand même formidable de voir des gens qui savent vivre. J’ai pensé que si un jour je faisais un film, je viendrais le tourner là. » Le cinéaste, étonné par ce coin de France profonde hors du temps, hors de l’époque et hors de l’Histoire, tint parole. À la mi-mai 1947 (trois mois après ma naissance), les habitants de Sainte-Sévère virent s’installer sur la place de leur village une fête foraine qui n’en repartit qu’en septembre. En effet, cinq mois furent nécessaires pour tourner un Jour de fête.

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Je n’avais jamais mis les pieds à Sainte-Sévère-sur-Indre et, pourtant, lorsque je débouche sur la place, je me sens en pays de connaissance : la porte en ogive du XVe siècle, la halle aux grains édifiée en 1696 par le baron de Sainte-Sévère, un frère de Louis XIV, mieux encore, la roulotte des forains près du vieux calvaire et le mât avec le drapeau tricolore, éléments emblématiques du film. Tout m’est familier.
J’ai vite fait de compléter le décor et de localiser l’emplacement du café Bondu, né de l’imagination de Tati, avec sa fenêtre au premier étage où surgissait promptement le facteur dépossédé de son vélo. Elle est d’ailleurs grande ouverte, qui sait s’il ne va pas y apparaître.

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Le temps semble s’être suspendu depuis soixante-huit ans, figé plutôt, car passent quelques minutes avant que je n’aperçoive âme qui vive … à l’exception de François qui a commencé la distribution du courrier.

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Curieuse sensation que je m’explique vite : je conservais évidemment le souvenir d’une place animée et joyeuse avec son manège, ses stands forains, le chapiteau du cinéma ambulant.
Il m’appartient de donner de la couleur au présent, un peu comme l’avait envisagé Jacques Tati lors du tournage. En effet, il avait comme idée de départ de tourner un film en couleurs, le premier de l’histoire du cinéma français. Ça tombe bien, les usines Thomson qui viennent de mettre au point le procédé Keller-Dorian et souhaitent le commercialiser pour concurrencer le Technicolor américain, cherchent des expérimentateurs, ainsi ils fournissent à Tati de la pellicule gratuite et même un technicien payé. Par sécurité, le film est tourné malgré tout avec deux caméras, l’une réalise la prise de vue en couleur, l’autre en noir et blanc. Malheureusement, le développement exigeant un procédé de tirage très complexe, le laboratoire de Thomson ne parviendra jamais à tirer la pellicule couleur. La première version du film fut donc montée avec les rushes de sécurité en noir et blanc.
Le cinéaste avait pensé son film en couleur : « Je m’étais donné beaucoup de mal pour faire ce film en couleurs. J’avais fait repeindre beaucoup de portes dans le petit village en gris assez foncé, j’avais habillé tous les paysans avec des vestes noires et surtout les paysannes, pour qu’il n’y ait presque pas de couleurs sur cette place. La couleur arrivait avec les forains, le manège, les chevaux de bois, et les baraques foraines. Quand la fête était terminée, on remettait la couleur dans les grandes caisses et la couleur quittait le petit village. » Une démarche métaphorique et poétique !

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Peu après le soixantième anniversaire du tournage du film, à l’initiative de la communauté de communes, une Maison de Jour de fête a ouvert ses portes, en 2009, à Sainte-Sévère, dans un angle de la place. Les visites débutant à 10 heures, je choisis, en attendant, de flâner dans les rues de … Follainville. En effet, le village est baptisé ainsi dans le film, encore que les spectateurs les plus attentifs découvriront dans un plan le vrai panneau indicateur d’entrée de Sainte-Sévère. Il s’agit beaucoup moins d’une erreur de script qu’un clin d’œil de Tati en guise de reconnaissance éternelle envers la population de Sainte-Sévère.
Tati avait déjà sympathisé avec les Sévérois durant son exil sous l’Occupation. Quand il revient pour tourner, il bénéficie d’un budget réduit au minimum. Cette modestie de moyens, outre qu’elle le contraint à beaucoup d’ingéniosité (mais le bougre en a à revendre), va favoriser le rapprochement de l’équipe technique et des autochtones.
Chaque matin, le régisseur réveille l’équipe avec la cloche du village. On réquisitionne la charrette du père Albert un antique camion à ridelles qui a connu la bataille de la Marne, un tracteur Farmer flambant neuf pour le convoi des forains.
Pour la figuration, Tati puise dans la population locale : le cafetier devient garde-champêtre, un voisin du Marembert interprète le maire, Monsieur Pasquet le bouilleur de cru joue dans la fanfare. Quand il fait beau, l’instituteur lâche ses élèves avant l’heure pour participer à des scènes de manège de chevaux de bois, Tati les dédommage en bonbons. Le curé relaie en chaire les instructions du cinéaste, les habitants devront mettre leurs habits du dimanche. Parfois, les intérêts des uns et des autres divergent, les gens d’image pensent à leurs raccords lumière, les paysans à leurs récoltes. Le succès du film sera aussi celui des habitants de Follainville, pardon, de Sainte-Sévère. Ils en gardèrent un souvenir émerveillé.
« Servez-vous de mon nom pour développer le tourisme » aurait conseillé un jour le cinéaste qui revint régulièrement au village. C’est ainsi que des milliers de cinéphiles du monde entier rallient, comme moi aujourd’hui, ce petit coin paisible de France profonde. Selon les dires de l’aimable personne à l’accueil, la Maison de Jour de fête reçoit annuellement 9 000 visites, un chiffre très honorable si l’on compare aux 32 000 touristes intéressés par George Sand, la voisine de Nohant.
Les derniers témoins directs du tournage se comptent sur les doigts d’une main. En ce début de matinée, le bourg se réveille lentement. Dans ma déambulation avide, mon regard débusque les indices et allusions au film. En face de la halle, à la vitrine d’une pâtisserie salon de thé, moins souriante que les couplets de Charles Trenet, la chanson (ou la course) folle du facteur qui s’envole devient une terrible métaphore contre la mondialisation dont, mine de rien, le visionnaire Tati dénonçait les futurs effets pervers derrière sa pantomime. Le commerce est à vendre.

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Moins dramatique malgré son regard inquisiteur, Françoué nous attend à la devanture cocardière du Fournil Sévérois où j’achète des croissants. Craint-il qu’un couple de touristes bataves lui embarque son antique bécane Peugeot 1911 ?

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Les vélos, ça ne manque pas dans les rues de Sainte-Sévère !
Je pourrais boire le « coup du père François » au café Le Du Guesclin, ainsi nommé parce que Bertrand Du Guesclin, connétable de France sous le roi Charles V, vint assiéger le bourg à la tête des troupes françaises en juin et juillet 1372. Mais le pauvre a perdu son statut de héros local et m’en tenant à ma ligne de conduite « tatillonne », je lui préfère le bar tabac PMU.

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À quelques pas de là, je me retrouve devant l’authentique boucherie de film, elle aussi à vendre, signe que le village se meurt lentement. Bien sûr, je pense au gag du boucher qui tranche avec sa « feuille » le colis, déposé sur le billot par François, contenant une paire de chaussures neuves. Je constaterai de visu les dégâts, plus tard.

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Bien d’autres vitrines exposent la silhouette dégingandée du facteur ou des photogrammes du film avec notamment Roger le forain.

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Un dépliant proposé gratuitement nous invite à retrouver les différents lieux de tournage à l’intérieur du bourg ainsi que dans les environs. Pour avoir vu et revu le film, l’avoir aussi analysé lors de stages de formation de professeurs, je replace assez aisément diverses scènes dans le contexte d’aujourd’hui. Ainsi, en descendant la rue Basse, je m’attends presque à me voir dépasser par un vélo roulant tout seul et le facteur lui courant après. C’est tellement plus drôle que les récents soupçons de vélos électriques à l’encontre des champions cyclistes Froome et Cancellara.

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L’hôtel de l’Écu est devenu le Relais du facteur. Le magasin des Galeries berrichonnes tenu autrefois par la caissière du cinéma ambulant a aménagé un petit musée à la gloire du facteur dont l’effigie figure sur plusieurs articles en porcelaine du Berry. Outre la tournée à l’américaine, Tati a développé involontairement le merchandising.

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Bientôt 10 heures, je me redirige vers l’ancienne place du marché. Quelques parents mitraillent leur progéniture à côté du facteur, une adolescente préfère un selfie avec Françoué ! Je n’ose imaginer comment Tati eût brocardé cette civilisation du portable. En fait, sur certains plans du film, ce visionnaire avait déjà presque imaginé le téléphone mobile à bicyclette !!!

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Je me poste devant le mât de cocagne et me remémore les gags liés à son érection. La réalité dépasse parfois la fiction : je me souviens qu’il n’y a pas si longtemps, dans le petit village d’Ariège évoqué dans le billet précédent, l’installation, sur le pré commun, du podium pour l’orchestre, en vue de la fête, donnait lieu à des saynètes également très cocasses.
Remarquez, certains jeunes égarés sur la place de Sainte-Sévère pourraient avoir des doutes sur ma santé mentale à observer (sans strabisme divergent comme l’employé municipal du film) durant plusieurs minutes un vulgaire mât surmonté du drapeau bleu blanc rouge !
Nous entrons maintenant dans la Maison de Jour de fête aménagée dans un ancien entrepôt en pierre du pays. La magie se poursuit. On est immédiatement immergé dans l’univers du film et en attendant que d’autres visiteurs arrivent, on est invité à se promener dans la reconstitution du bureau de poste.

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En décrochant les antiques combinés téléphoniques, on peut écouter divers dialogues du film.
Sur un authentique calendrier des postes de 1947, je constate qu’on célébrait saint Nestor le jour de ma naissance, c’est toujours le cas !
Sur une armoire métallique, repose une bécane ou un biclou. L’engin n’est pas loin d’être en aussi piteux état que le célèbre cliché hommage de Robert Doisneau.

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En 1946, Jacques Tati avait cosigné, déjà avec Henri Marquet, un court métrage intitulé L’École des facteurs. Il y inventait et interprétait le personnage du postier cycliste avec son épaisse moustache brune, sa vareuse un peu courte et ses jambes trop longues ! Il se prénommait aussi François. Beaucoup de gags figurant dans ce court film de dix-huit minutes furent repris dans Jour de fête, ainsi par exemple, celui où François lancé sur sa bicyclette, agrippe en pleine course l’abattant d’un camion et poursuit en roulant l’estampillage et le timbrage du courrier. Brouillon de Jour de fête, L’École des facteurs mettait en scène trois préposés qui décomposaient sous le contrôle de leur supérieur chaque geste du rituel de la remise du courrier afin d’améliorer leur efficacité et rendement. Hilarante séance de taylorisation !

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Ç a y est, la séance va débuter, nous serons finalement les deux seuls spectateurs. Comme dans Jour de fête, la caissière contrôle les billets à l’entrée de la tente du cinéma ambulant. Une voix un peu directive (ça fait partie de la mise en scène) nous commande d’avancer et de nous installer sur les gradins de bois.
Comme au temps du cinéma de Papa (qui fut aussi celui de mon enfance), après que le coq de Pathé-Journal eût lancé son chant, sont d’abord projetées les actualités de 1947 : Vincent Auriol est élu à la présidence de la République à Versailles, on parle aussi du pape Pie XII mais pas un mot sur mon arrivée au monde !
Sans que l’on puisse véritablement taxer Tati d’antiaméricanisme primaire, il faut reconnaître que son film de résistance à l’américanisation et à l’intensification du travail pouvait surprendre dans le contexte de l’époque. Le débarquement des troupes américaines en Normandie était encore très récent. En pleine « guerre froide », il y eut même une base militaire américaine dans le cadre de l’OTAN à Châteauroux, à une cinquantaine de kilomètres de Sainte-Sévère. Certains exégètes trouvèrent même un vague air de général de Gaulle à travers la silhouette en uniforme et casquette du facteur s’acharnant à mettre debout sinon la France du moins le mât avec le drapeau tricolore.
Je m’attendrais presque maintenant à l’apparition d’une ouvreuse nous proposant « bonbons, caramels, esquimaux, chocolats », il me semble qu’Annie Cordy chanta même ce refrain !
Aujourd’hui, pas d’entracte, place au « grand film » en scénovision : sous mes yeux déjà émerveillés, le décor de Jour de fête s’anime.

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Le vélo du facteur avec son grelot si caractéristique passe même seul sur l’avant-scène.
Nous voilà embarqués pour un voyage d’une quarantaine de minutes dans l’histoire du tournage de Jour de fête que nous raconte un enfant qui a tout enregistré à l’époque avec … un moulin à café. Décors reconstitués, rushes, scènes inédites, animations en 3D avec des lunettes adaptées, cette scénovision restitue avec beaucoup de poésie et sensibilité l’ambiance du tournage et l’osmose sincère et émouvante entre les habitants de Sainte-Sévère et le cinéaste.
L’enfant complice nous délivre quelques secrets de tournage qui, en majorité n’en sont plus pour moi mais je joue le jeu avec délectation. Ainsi, nous révèle-t-il que la vieille commère courbée en deux avec sa chèvre est interprétée par un homme grimé et travesti, Delcassan, l’un des rares acteurs professionnels du film. Il nous explique aussi le principe de la nuit américaine avec l’emploi d’un filtre bleu permettant de tourner les scènes de nuit en plein jour.
Il m’apprend, par contre, et nous fait repérer sur un plan séquence, la présence d’un homme en chemise blanche circulant au milieu de l’effervescence de la fête. Il était chargé de faire bouger les figurants un peu trop statiques.
Il nous fait revivre le 19 juin 1949, jour de la véritable première de Jour de fête (le film est sorti quelques jours auparavant dans quatre salles parisiennes). Tous les habitants sont là pour accueillir Jacques Tati et son équipe. Le cinéaste coupe un ruban tricolore qui barre l’entrée du village. Un pâtissier a confectionné un gâteau en forme de buste à l’effigie du facteur. Près de la halle, on a tendu un grand drap blanc. La population locale est debout, en effet, dans un excès de mauvaise humeur, le curé a refusé de prêter les bancs de l’église parce qu’ont disparu au montage les plans où il figurait avec les enfants du catéchisme. Obscurité oblige, la projection se déroule à la nuit tombée. Bientôt, une voix trouble le silence intimidé : « Mes oies ! »… Les rires fusent. Ce fut un grand Soir de fête !
À l’issue de la projection, le maire remit à Jacques Tati les clés de la ville et lui tint ce discours : « Par votre talent, notre village sans histoire du centre de la France devient, par la grâce du septième art et la jovialité de ses habitants, le centre géométrique de la bonne humeur … »
Emmanuel Tatischeff, présent en cette occasion, emporta de Sainte-Sévère une photographie de son fils en tenue de facteur. À son domicile, il la plaça dans un cadre doré qu’il suspendit à côté du portrait de son père ambassadeur en uniforme d’apparat. Il aurait eu cette remarque magnifique : « Voyez en deux générations, le destin d’une famille ! »
Il y eut d’autres Jour de fête. Ainsi, en 1961, Jacques Tati qui tenait à ses couleurs, remonta une nouvelle version du film et demanda à Paul Grimault, le réalisateur du Roi et l’Oiseau, de colorier au pochoir certains détails tels le drapeau tricolore, les lampions, le catadioptre du vélo du facteur. Il tourna même quelques nouvelles séquences avec l’ajout du personnage d’un jeune peintre faisant le portrait de la fête, artifice de son projet originel où la fête apportait ses couleurs au village. Bricoleur ingénieux et génial, Tati n’était jamais à court d’idées.
Jacques décède en novembre 1982 avant que … son rêve se concrétise. En 1986, sa fille Sophie ressort de la cave du domicile familial de vieilles boîtes renfermant la copie originale tournée en couleurs. Les temps ont changé, les techniques ont progressé. L’opérateur-réalisateur François Ede a raconté l’histoire rocambolesque des aventuriers du film perdu dans Jour de fête ou la couleur retrouvée. Les laboratoires Eurocitel vont enfin venir à bout du procédé du Thomson-color. On découvre enfin les couleurs des chemises à carreaux des forains Roger et Marcel. La bande-son est retravaillée, j’ai négligé honteusement de vous parler de « l’écriture sonore » si particulière (mais si signifiante) et méticuleuse de Tati. J’ai pensé à lui, cet été, lorsque j’étais réveillé à la ferme par le chant d’un coq enroué … réplique de celui qu’il avait attendu toute une nuit, magnétophone en bandoulière, avec son équipe technique.
En janvier 1995, sort sur les écrans la version originale restaurée de Jour de fête en couleurs, presque un demi-siècle après le tournage. Émouvant bonheur posthume pour Jacques Tati et tous les amoureux du cinéma !

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La voix off, toujours aussi directive, nous invite maintenant à quitter les gradins et suivre un couloir jusqu’à la salle du café Bondu telle qu’elle fut reconstituée dans les studios d’Épinay-sur-Seine pour les besoins du tournage.
Nous grimpons dans les cintres jusqu’à une passerelle surplombant le décor. Sur un écran placé au-dessus du comptoir, André Delepierre dit Pierdel, accessoiriste sur le film, dévoile les secrets de ce qu’on n’appelait pas encore effets spéciaux, à l’époque. Il réalisait ses trucages en s’appuyant sur ses connaissances de magicien qu’il avait été. Au cours de sa riche carrière, il collabora notamment avec Orson Welles, Jean-Pierre Melville, Marcel Pagnol, Claude Lelouch : un grand monsieur humble du septième art.
Avec la simple découpe d’une silhouette dans l’encoignure d’une porte, il donnait l’illusion que le café Bondu était toujours … bondé en ce jour de fête.

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Je voudrais suspendre le temps, presque prendre l’apéritif (c’est l’heure !) dans le café. Je fais quelques photographies pour vous, des plans du film reviennent en ma mémoire mais … la « voix » me rappelle à l’ordre, à croire que je suis réellement surveillé. C’est presque un gag à la Tati qui savait si bien capter et anticiper les comportements de chacun.
Avec gentillesse, la dame à l’accueil m’indique sur un plan la route serpentant dans la campagne où furent tournés les premiers plans du film : l’arrivée des forains, les paysans à leurs travaux de fenaison, les chevaux de bois à l’arrière de la roulotte narguant presque de vrais chevaux qui s’éloignent dans un pré.
En mon demi-jour de fête, j’ai pris la place du gamin heureux qui suit le cortège en sautillant d’un pied sur l’autre. Les jeunes générations ont peut-être du mal à me comprendre mais je retrouve mon enfance.

chevauxblog1.jpgChevaux de bois au musée des Arts forains de Paris

Moins curieusement qu’il n’y paraît, dans les raisons qui me poussent à réaliser, avec infiniment de modestie, des films sur les anciens d’un petit village d’Ariège (voir billet précédent du 3 septembre 2015) résident en partie mon attachement à Jour de fête.
C’est ce même amour du cinéma qui me conduisit à collaborer à la commémoration du cinquantenaire du film La Guerre des Boutons d’Yves Robert (voir billets des 9 juillet 2010 et 3 octobre 2011).
Il serait injurieux de restreindre le film de Tati uniquement à une simple farce rurale. D’ailleurs, il faut rappeler qu’il obtint le prix du scénario à la Mostra de Venise en 1949 et le Grand Prix du Cinéma français en 1950.
Chaque film digne de laisser une trace dans l’Histoire du cinéma réclame un retour sur l’époque où il fut conçu. Plus encore aujourd’hui, Jour de fête possède une vraie valeur documentaire. Au-delà du burlesque, il révèle l’atmosphère d’un petit village français à la sortie de la guerre, aspirant à retrouver une certaine joie de vivre avec des bonheurs simples.
On imagine difficilement en notre époque où les chaînes thématiques sur les animaux, les parcs d’attractions, les réserves africaines prolifèrent, combien l’arrivée du petit peuple forain et circassien transformait la vie de nos villages pendant quelques jours. La visite d’une ménagerie et la vision de fauves en chair et en os attisaient notre curiosité et … nos peurs. Lors d’une récente exposition sur « l’invention du sauvage » au musée des arts premiers au quai Branly, j’ai appris avec effarement qu’il y eut même de véritables zoos humains au temps peu glorieux de la colonisation et de l’esclavage. J’ai connu les baraques où l’on exposait ce qu’on appelait alors des « monstres de foire », femme à barbe, homme à deux têtes.
J’ai déjà évoqué ma nostalgie de ces fêtes de village dans un billet consacré à ma visite du musée des arts forains à Bercy (voir 5 janvier 2010). Ce furent les fêtes de mon enfance avec les manèges, les loteries, les stands de tirs, les jeux de massacre. Ah le « chamboule tout » où il s’agissait de déloger d’une étagère un empilement de boîtes de conserve bosselées avec des boules flasques enveloppées dans un bas. Combien de parties n’ai-je pas faites avec mon cousin Philippe pour revenir heureux et fier d’offrir aux parents une vulgaire bouteille de mousseux ? Cela mettait peut-être l’infâme breuvage au prix du Dom Pérignon !
Mise en abîme, Tati inscrit le cinéma dans le cinéma lorsqu’il invite les gens de Follainville à une projection sous la tente d’un documentaire (presque un film de propagande) sur la modernité de la Poste en Amérique. C’est aussi quelque part un hommage à Méliès et, pour moi ici, le prétexte à un clin d’œil à Renée Bonneau et son excellent polar Meurtre au cinéma forain (voir billet du 1er mars 2012).
Il y a même une allusion au western puisqu’en seconde partie de séance, Roger, chemise à carreaux et stetson sur la tête, projette Les rivaux de l’Arizona. Je me souviens que, gamin, on lisait les petits formats illustrés des aventures de Kit Carson, Buck Jones et Hopalong Cassidy, sources d’inspiration pour jouer aux cowboys entre camarades.
Au milieu des flonflons et de l’allégresse de la fête, sans probablement que les spectateurs de l’époque en prennent conscience, Jacques Tati esquisse, de manière prémonitoire, la peinture d’une société où l’homme dépendra de plus en plus de la machine. L’image du postier à l’américaine pointe déjà les aberrations de la modernisation du travail, du rendement à tout prix : « Time is money » entend-on même dans le commentaire du documentaire.
« La fin de Jour de fête clôt une période historique où la qualité de la vie et le travail s’harmonisaient dans les campagnes au rythme des saisons, au rythme des hommes », dans le même esprit que le magnifique Farrebique de Georges Rouquier.
Véritable visionnaire, dans ses films ultérieurs comme Mon oncle, Playtime et Traffic, Tati continua à nous mettre en garde, à travers ses gags désopilants, contre les mutations d’un monde progressivement inhumain et absurde.
Pour tout ce que je viens d’écrire, il est heureux et salutaire que Jour de fête soit inscrit régulièrement aux programmes des opérations Cinéma à l’école ou Collège au cinéma … et qu’une Maison de Jour de fête, riche en initiatives, soit ouverte à Sainte-Sévère !
Voyez (ou revoyez) Jour de fête en noir et blanc et/ou en couleur ! Avec ou sans George Sand, mais toujours avec Tati, venez vite à Sainte-Sévère-sur-Indre ! Rapidité, rapidité !

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Publié dans:Histoires de cinéma et de photographie |on 10 septembre, 2015 |4 Commentaires »

Voix de Bastidiennes

Coucou, me revoilou, passé le mois d’août ! Vous étiez impatient ou inquiet en l’absence de nouveaux billets ? Même retraité blogueur, j’ai le droit à quelques congés non ? Et puis, malgré la canicule, j’ai engrangé quelque matière à prochains articles.
Mes plus fidèles lecteurs savent que je me consacre, chaque mois d’août, à la constitution d’une mémoire audiovisuelle du petit village de La Bastide du Salat en Ariège : initiative bénévole que je partage avec mon ami Philippe depuis que nous décidâmes de mutualiser nos savoir-faire de gens d’image lors d’une mounjetado, un de ces repas en plein air qui réunit la population sur le Pré commun.
Après avoir subi les contraintes de têtes soi-disant bien pensantes sur les actions numériques dans l’Éducation nationale, comme il est agréable de mener à sa guise un projet de sa naissance jusqu’à son terme. Quel vent de liberté artistique !
Après avoir enregistré les souvenirs de l’ancien forgeron Jean Martres, un homme mémorable (voir billet du 17 décembre 2012), avoir trinqué aux cent ans du café du village (voir billet du 28 août 2012), avoir rendu hommage à mon cher Amédée, une figure attachante de la commune (voir billet du 25 août 2013), j’ai souhaité, cette fois, donner la parole exclusivement à des femmes.
Il n’est pas certain que ce projet eût pu aboutir il y a cinq ans, mais les réticences, pudeurs et timidités se sont dissipées, au fil des ans, au vu de la générosité et l’esprit que les précédents films dégageaient. Désormais, au village, on ressent comme un honneur d’être sollicité pour participer à une prochaine aventure filmique. Pourtant l’œil de la caméra est souvent noir : Jean le forgeron et ce cher Amédée ont depuis quitté cette terre, la guinguette Sauné a fermé ses volets l’an dernier, il est même une des anciennes récemment interviewées qui n’aura pas pu se voir à l’écran. Le film lui est d’ailleurs dédié.

Portrait ArletteÀ Arlette

Hors l’action inexorable du temps, c’est bien là la justification et la validation de notre travail, la constitution urgente et nécessaire d’une mémoire audiovisuelle. Urgente car les témoins directs sont inéluctablement en voie de disparition et  les documents relatant la vie du village autrefois très peu nombreux. Hors les traditionnels clichés de l’école communale, les photographies sont rares, les paysans ne trayaient pas avec un portable à la main pour faire un selfie avec leur vache. Nécessaire pour les nouvelles générations du vingt-unième siècle qui ne peuvent guère avoir conscience de ce que fut une France essentiellement rurale jusque dans les années 1950.
J’en fais régulièrement le constat avec une chère adolescente. Comment peut-elle imaginer que dans mon enfance normande, nous ne possédions pas l’eau courante dans le logement de fonction de ma maman, pourtant directrice de collège, qui plus est dans une petite station thermale appelée Forges-les-Eaux ?
Comment cette Poucette, pour reprendre le titre d’un joli pamphlet du philosophe Michel Serres évoquant la dextérité de ces jeunes tapotant avec leurs pouces sur le clavier de leur portable, peut-elle comprendre que, gamin, nous nous mettions avec mes parents en demi-cercle devant ce qui n’était pas encore la radio mais la TSF ? Soixante ans après, la télévision présente dans presque chaque pièce des maisons est peu à peu supplantée par les multifonctions des portables. Vertigineux !
La jeune fille s’en sort souvent par une affectueuse pirouette en m’accusant de parler du Moyen-Âge. Comprenez ma circonspection, moi qui pensais que celui-ci s’était achevé il y a cinq siècles !
Il y a quelques jours encore, curieuse, en interrogeant son arrière-grand-mère, elle découvrit que des troupes allemandes avaient circulé dans les rues de La Bastide du Salat, avaient tiré et même commis un véritable massacre à Marsoulas, à une ou deux lieues de là. Je sentis que le témoignage de son aïeule valait plus que certains cours d’Histoire qu’on lui avait enseignés sur cette sombre période de l’Occupation.

« Le poète a toujours raison
Je déclare avec Aragon
La femme est l’avenir de l’homme

Pour accoucher sans la souffrance
Pour le contrôle des naissances
Il a fallu des millénaires
Si nous sortons du moyen âge
Vos siècles d’infini servage
Pèsent encore lourd sur la terre… »

La prédiction du poète chantée par Jean Ferrat m’a peut-être inconsciemment traversé l’esprit pour écrire ce nouveau film Voix de Bastidiennes.

Jaquette DVD Voix de Bastidienne

Il y a encore peu, la société française ne manifestait pas envers les femmes la même considération qu’aux hommes. Malgré des quotas et quelques mesures, l’égalité n’est pas encore parfaite aujourd’hui.
Les femmes ont obtenu le droit de vote en 1944, le droit à la contraception en 1969 avec la loi Neuwirth, le droit à l’intervention volontaire de grossesse grâce à Simone Veil en 1975, trois lois progressistes votées sous des gouvernements conservateurs, ce n’est pas le moindre paradoxe de notre société.
Trois des quatre anciennes du village interviewées, nonagénaires aujourd’hui, font partie de ces femmes qui exercèrent pour la première fois leur droit de vote nouvellement et chèrement acquis à l’occasion des élections municipales d’avril 1945.
Elles s’appellent Arlette, Yvette, Jacqueline, Hermine. Je sentais qu’il y avait chez elles matière à glaner souvenirs et anecdotes et qu’elles sauraient les raconter avec une certaine aisance.
Il fallut, c’est normal, que je gagne leur complicité, leur explique ma démarche pour qu’elles acceptent d’être les vedettes, les héroïnes du film. Pour l’une, ma belle-mère, cela semblait naturel quoique … si volubile et intarissable dès qu’on remue le temps passé, elle répugnât à les égrener en public.
Les autres, presque honorées de ma visite, m’ouvrirent leur porte et leur armoire aux souvenirs, me confièrent leurs rares photos de famille. Je découvris qu’elles furent parfois de bien jolies jeunes filles au temps de leurs vingt ans. Je pénétrais aussi dans l’intimité de leur maison que la méfiance paysanne refuse souvent à l’étranger. Je les mis en confiance, elles n’auraient pas à redouter bientôt la lumière des sunlights. Voilà, le casting était bouclé !
Et pour chacune, le grand jour arriva … même pour la belle-maman qui s’inventa en vain quelques vieilles douleurs diplomatiques au matin du tournage. Coquettes, elles s’étaient toutes pomponnées avec l’aide bienfaitrice de leur progéniture. Un peu stressées, elles assistaient pour la première fois à la préparation d’un décor, en la circonstance leur salle à manger, leur cour ou leur jardin. Elles s’étonnaient que, même en extérieur, on doive apporter quelques sources de lumière supplémentaires, qu’on dût déplacer leur fauteuil ou quelques bibelots en arrière-plan pour embellir le cadre, qu’on les équipât d’un micro haute fréquence, qu’il faille attendre le signal fatidique moteur puis action avant de parler. Elles assimilèrent vite quelques rudiments de langage filmique, les directions de regard, les contrechamps, les plans de coupe.

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Au fil des entretiens, se dessina le tableau d’une France paysanne à laquelle, l’ayant côtoyée encore, ma génération est attachée. Ce n’est sans doute pas le seul hasard si L’Angélus de Millet (Jean-François je précise car il y a un Marcel Millet dans le village !) et Meules de Claude Monet, restent deux œuvres très populaires du patrimoine artistique français.
Ces aïeules connurent l’école des champs avec les sabots. Elles en sortirent grâce à l’instituteur, le « fabricant de certificats d’études », armées du socle de connaissances nécessaires (on n’employait pas ce jargon de pédagogue à l’époque), prêtes à aider à la ferme, garder les vaches et les moutons dans les prés sans clôture, broder et tricoter aussi.
Seule, Hermine, la fille de Saint-Girons, la ville voisine, fréquenta les bancs du collège jusqu’à la fin de la troisième. Au début des années 1940, le ravitaillement était précaire en ville : les rutabagas remplaçaient les pommes de terre, on obtenait le lait au marché noir, un carré de chocolat qu’elle partageait avec sa sœur aînée faisait office de goûter. Ses parents se résignèrent alors à rejoindre une tante à La Bastide : là-bas, la basse-cour, le potager, parfois un cochon permettraient de ne pas souffrir de la pénurie alimentaire. Hermine n’en partit plus.
L’Occupation obligea donc la collégienne à arrêter ses études. La citadine découvrit les sabots, la bêche … mais aussi bientôt un jeune homme bien séduisant (une photo du film l’atteste). Un destin !
Les femmes sont bavardes c’est bien connu mais quand même : à tricoter leurs souvenirs, dévider l’écheveau de leur vie, j’allais me retrouver avec six heures d’interviews à décrypter. Bientôt huit même car pour retrouver un peu l’esprit des veillées d’antan, j’organisais une réunion du « club des mamies ». Cet après-midi-là (de canicule !), après quelques parties de scrabble et de triominos, mes chères Bastidiennes se remémorèrent quelques anecdotes et souvenirs. Pour les en remercier, je leur offris au goûter croustades du pays et un cidre bien frais de ma Normandie, le pays qui m’a donné le jour … Justement, comme tout se finit en chanson, à ma demande, elles fredonnèrent ensuite, soutenues par la voix gouailleuse de Rina Ketty … On n’a pas tous les jours 20 ans ! On enregistra trois prises, je tenais là la bande son du générique de fin.
La projection était programmée sept semaines plus tard : au boulot donc !
Ce fut d’abord le temps du dérushage … dans le décor idyllique de l’île de Beauté, à noircir des pages et des pages de descriptions de plans, dialogues et annotations diverses.
Lorsque le 1er août, je reposais le pied sur le sol ariégeois, c’était la fête au village avec le repas communal sur le Pré Commun : ultimes instants de détente avant de nous installer, Philippe et moi, devant le pupitre du studio de montage.
Mes « héroïnes » évoquent dans le film les bals de leur jeunesse. En pleine Occupation, ils étaient interdits donc clandestins. Comme conclut l’une d’entre elles : « C’était de bons moments, surtout parce qu’ils étaient volés ! »

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Il faut que je vous glisse quelques mots sur l’ami Philippe co-réalisateur. Sympathique, dévoué, disponible et compétent, il assure toute la partie technique du film, cadrage, prise de son (toujours remarquable), mise en lumière, montage, et même la conception des affiches et des jaquettes des dvd.
Quel confort ! Moi qui, lors de ma carrière professionnelle, dus remplir, souvent seul, ces multiples fonctions, je me régale de n’avoir à réfléchir qu’à la conception et l’écriture du film. Un binôme complice donc efficace ! Il ne me manque plus que le fauteuil avec mon nom écrit sur le dossier !
Philippe a déjoué avec perspicacité et ingéniosité toutes les traîtrises d’un ordinateur récalcitrant. Je vous avoue que je n’en menais pas large une semaine avant la projection. Les vieilles du village, autrefois, récitaient un Pater la main tendue dans le four afin de connaître la température idéale pour la cuisson des croustades. J’en fus presque à les imiter et à implorer la bienveillance du dieu Windows pour qu’il ne nous plante pas !
Loin de vouloir faire œuvre d’historien et une thèse sur le « bon vieux temps », j’ai souhaité, plus modestement, par petites touches impressionnistes, organiser dans un dialogue croisé quelques fragments de leurs témoignages restituant l’humeur d’une époque révolue.
Outre de devoir élaguer huit heures de rushes pour n’en conserver qu’une, il s’agissait de respecter un équilibre dans les temps de parole des intervenantes afin de ne pas privilégier l’une plus que les autres. Il fallait aussi trouver une harmonie entre leurs voix, et plus généralement, un rythme dans la progression du film avec une alternance de moments d’émotion et d’instants plus cocasses, ainsi l’évocation de quelques tensions entre le curé et la population, dignes de Don Camillo et le maire communiste Peppone, les personnages populaires de grands nanars à succès des années 1950.

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Le bedeau, très en colère que la date ait été changée, alla même jusqu’à arroser abondamment la statue de Saint Bernard, à l’entrée du village, afin qu’il fasse pleuvoir le jour de la fête locale. Cet été, plus sûrement, un chapiteau avait été dressé sur le Pré Commun pour prévenir les risques d’intempéries.
Avec leur sensibilité de femme, nos quatre anciennes racontent leur village ariégeois aux heures sombres de l’Occupation, la peur des Allemands mais aussi la crainte de maquisards « pas toujours comme il faut » (!), les fiancés au front ou prisonniers.
Elles décrivent l’aspect peu engageant du Pré Commun abandonné autrefois à la libre circulation du bétail et des animaux de basse-cour. Elles regrettent la fermeture totale des commerces : il y avait dans leur jeunesse deux voire trois épiceries, un boulanger, un marchand de vaisselle, un coiffeur barbier. « On avait tout sur place, c’était bien vous savez » !
La vie était plus pieuse, une messe chaque dimanche et même le jeudi, le catéchisme, les vêpres ; on célébrait la Fête-Dieu, le mois de Marie. Même les cloches de l’église se font plus discrètes à la satisfaction de certains néo-ruraux.
Elles se rappellent les jours de lessive. Même en hiver, il fallait faire bouillir le linge et le bleu des hommes dans la lessiveuse avant de le rincer au lavoir. « J’ai cru que je n’avais plus rien à faire quand j’ai eu ma première machine à laver » se souvient Jacqueline.
Il était bien sûr impensable que je ne mette pas en valeur leur talent de cuisinière. Pour illustrer leur propos, j’ai puisé dans mes archives vidéo : j’avais tourné en 1990 la cérémonie du cochon et la fabrication des croustades dans la ferme familiale. Les images émouvantes, car certains des protagonistes ne sont plus de ce monde, restituent bien l’entraide qui régnait à l’époque ainsi que le savoir-faire dans ce qu’on qualifie parfois avec une pointe de nostalgie, la cuisine de grand-mère, une cuisine pleine de sentiment. Je souhaite bien du courage à Philippe qui, salivant devant son moniteur, ne désespère pas de convaincre la belle-maman de refaire une croustade. Attention, chef-d’œuvre à inscrire au patrimoine ariégeois de la gastronomie !
Le bon vieux temps n’était sans doute pas aussi bon que cela. On sait bien que selon le concept de cristallisation inventé par Stendhal, on a tendance à idéaliser les souvenirs. Fréquemment installées dans la ferme de leur mari, ces femmes étaient souvent sous l’autorité de la belle-mère qui tenait parfois les cordons de la bourse. L’une d’elles conclut : « Les femmes allaient travailler dans les champs, et quand elles revenaient, il y avait tout le dedans à faire … et le mari prenait La Dépêche (du Midi) … Ça a changé. C’était besoin ! »
On perçoit pourtant leur bonheur d’avoir connu une vie saine où régnait la solidarité : « Je crois bien qu’on s’aimait davantage. » C’est le mot de la fin du film … qu’il fallait maintenant projeter à la population dans la salle polyvalente du village.
En préambule, je pris la parole pour préciser, comme on dit, les intentions des réalisateurs.
Puis j’ai souhaité louer tous ces gens humbles et attachants qui adhèrent à nos projets de transmission de la mémoire du village, ces gens de peu, en citant les premières lignes du magnifique livre éponyme du regretté sociologue Pierre Sansot :
« Les gens de peu : l’expression me plaît. Elle implique de la noblesse. Gens de peu comme il y a des gens de la mer, de la montagne, des plateaux, des gentilshommes. Ils forment une race. Ils possèdent un don, celui du peu, comme d’autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes. Ils ne concevaient pas leur différence comme une prétendue infériorité. Ils se levaient tôt, ils travaillaient plus tard et plus souvent. Une pareille condition ne signifiait pas qu’ils possédaient moins de valeur. Le peu ne présuppose pas la petitesse mais plutôt un certain champ dans lequel il est possible d’exceller. La petitesse suscite aussi bien une attention affectueuse, une volonté de bienveillance … »
Ce soir-là, les gens de peu de La Bastide étaient ces grandes dames ambassadrices de la mémoire de leur commune.
Puis la salle s’obscurcit …
Petite digression, autrefois, avant le « grand film », il y avait les actualités. Voici donc celles de La Bastide du Salat du 15 août 2015 : une belle cueillette d’oronges et de cèpes dans les bois de la commune.

Oronges et cèpes

Allez, passons aux choses qui nous préoccupent : dans la pénombre, un peu tendu, je surveillais du coin de l’œil les réactions de l’assistance.
Dépassant l’émotion, même cette chère Arlette qui nous avait quitté quelques semaines auparavant, enchanta les spectateurs (parmi lesquels sa fille et une de ses petites-filles) par sa gouaille et sa sympathie frondeuse, remplissant exactement la fonction que nous lui avions attribuée dans le montage. Ses « partenaires » semblaient aussi, à juste raison, fières de leur prestation. Quant au public (qu’on qualifiera donc de bon !), il réagissait là où nous l’avions souhaité.
Une surprise nous attendait à l’issue de la projection. Patricia Damien, une Bastidienne, chef de chœur dans le Petit Atelier de la Chanson, interpréta les génériques de début et de fin du film, Que reste-t-il de nos amours ? puis On n’a pas tous les jours 20 ans !
Les bals n’étant plus clandestins et ayant l’assurance que les gendarmes de la brigade voisine ne viendraient pas, Bébert qui venait de fêter, la semaine précédente, ses quatre fois 20 ans, effectua quelques pas de valse musette avec son épouse.
Cerise sur le gâteau ou la croustade (!), Patricia était accompagnée à la guitare par Jean-Louis Gonfalone … qui commençait dès le lendemain un montage avec Philippe. Qui sait si je ne vous entretiendrai pas un jour de ma rencontre avec cet homme humble, généreux, passionné et passionnant, comédien, musicien, metteur en scène, auteur, créateur de spectacles vivants, et sans doute bien d’autres choses encore. Les quelques riches heures partagées avec lui, la semaine suivante, m’auront laissé quelques « traces », il comprendra s’il me lit.
Puis, à l’invitation de madame le Maire, nous nous rassemblâmes au fond de la salle pour partager quelques … croustades, comme de bien entendu.
Les conversations se prolongèrent tard dans la soirée entre (plus) jeunes et anciennes dont les « douleurs de vieux » s’étaient miraculeusement envolées. On commentait certains moments du film, on évoquait d’autres souvenirs qui n’y apparaissaient pas, les yeux brillaient, les sourires éclairaient les visages, on eut droit de la part de certaines à quelques bises de remerciement. Je suis me suis même surpris dans un pseudo réflexe machiste et artistique mal contrôlé, de demander à mes « actrices » : « Alors, heureuse ? » !!!
Déjà, l’inévitable question fut posée : quel serait le sujet du prochain film ? Y-en-aura-t-il un à propos ? C’est vrai que devant ces visages heureux, l’envie naît.
Jean-Louis, qui sait de quoi il parle (!), nous a suggéré de faire une sorte de nuit blanche à La Bastide avec la projection en plein air sur le Pré Commun des quatre films déjà réalisés.
Voyez, les étés ne sont pas ennuyeux à la campagne. L’amour (des images) est dans le pré (commun). Vous comprenez maintenant pourquoi je vous ai délaissé au mois d’août ?

Il est possible de se procurer le dvd du film Voix de Bastidiennes auprès de la mairie de La Bastide du Salat
Tél : 05 61 96 60 36 (contact Philippe Morin)

Mon Festival du Film Britannique de Dinard 2014

Mardi 7 octobre, fin d’après-midi à Dinard, station balnéaire de l’Ille-et-Vilaine: je foule le long tapis rouge (encore protégé d’un film plastique) qui mène au Palais des Arts et du Festival (PAF) pour retirer mon pass d’accès au Festival du Film Britannique.

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Un sésame de plus en plus difficile à obtenir tant cet événement dédié à la production cinématographique d’outre-Manche connaît un succès grandissant au fil des années.
Il fête son vingt-cinquième anniversaire et pour comprendre sa notoriété, il suffit de lire son palmarès. Parmi les films primés, on relève notamment The Full Monty, Billy Elliot, Bloody Sunday, La Jeune fille à la perle, We want sex equality, des œuvres qui firent une carrière internationale par la suite.
Pour ma part, c’est la septième fois que je fréquente les lieux de projection à proximité de la plage de l’Écluse au bout de laquelle un Alfred Hitchcok de bronze, cravate au vent, accueille sur ses épaules, deux de ses célèbres Oiseaux et même, souvent, de vrais goélands en plumes et en os.

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La statue fut inaugurée à l’occasion de la vingtième édition du festival, après avoir connu quelques tourments évoqués dans deux de mes anciens billets :
http://encreviolette.unblog.fr/2008/05/18/sueurs-froides-a-dinard/  et http://encreviolette.unblog.fr/2008/07/30/sueurs-froides-a-dinard-epilogue/
Sir Alfred qui ne séjourna pas et ne tourna jamais à Dinard, contrairement à ce que colporte une légende complaisante, fournit sa ventripotente silhouette au Hitchcock d’or, la récompense suprême de la compétition. Relooké par un artiste local, il a subi, cette année, un régime minceur, « une façon de se projeter dans l’avenir en gardant un pied dans le passé » aux dires de la nouvelle mairesse.

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En effet, lors des dernières élections municipales, la ville de Dinard a choisi une nouvelle majorité de droite farouchement dissidente de la précédente (également de droite) dont la tête de liste était une des deux chevilles ouvrières du festival. Autant dire que les Dinardais et Dinardaises sont curieux de découvrir et de papoter sur les changements positifs ou négatifs dans l’organisation. Mais cela ne me regarde pas même si mon regard étranger aura pu se forger son propre ressenti.

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En cette veille d’ouverture, loin de ces querelles byzantines, je jette un œil à l’affiche qui est offerte avec le catalogue des films à tout festivalier possesseur d’un pass ou d’une accréditation.
Son aspect en noir et blanc fait, paraît-il, référence à la colonie britannique qui, au milieu du dix-neuvième siècle, débarqua à Dinard contribuant à la notoriété de la station balnéaire. Une église anglicane fut même construite à cette époque.
Trait d’humour, une froggy, surnom populaire de « mangeur de grenouille » attribué à nos compatriotes par nos voisins de la perfide Albion, est affublée d’une casquette de la Royal Navy. C’est l’entente cordiale cinématographique.

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Mercredi 8 octobre : cette nuit, des trombes d’eau se sont abattues sur la côte d’émeraude. Il pleut, il mouille, c’est la fête aux froggies confrontés à un sacré dilemme : s’encombrent-ils ou pas d’un parapluie ?
Les baleines qui viennent s’échouer dans l’œil du voisin dans les files d’attente, les pépins qui s’égouttent sur les genoux entre les rangées de fauteuils, avec mon fidèle compagnon d’aventures cinéphiliques, nous prenons le risque de braver tête nue vents et grandes marées. Un coefficient de 102 conduit les organisateurs prévoyants à interdire l’entrée à la salle du Balnéum par la digue.
Ce n’est pas notre problème puisque les trois premiers films en compétition que nous choisissons de visionner sont projetés au palais des festivals.
En ouverture à dix heures, ’71 est le premier long-métrage du réalisateur Yann Demange, né à Paris d’une mère française et d’un père algérien avec lesquels il partit à Londres à l’âge de deux ans. C’est dire que The Troubles du conflit nord-irlandais envahirent son inconscient comme un bruit de fond de son enfance.
Le film comme le titre l’indique se déroule en 1971. En pleine guerre civile, Gary, une jeune recrue anglaise, est envoyé sur le front. Belfast vit une situation plus que confuse, divisée entre les loyalistes-unionistes (principalement protestants) et les républicains-nationalistes (principalement catholiques). Lors d’une patrouille dans un quartier en résistance, son unité est coincée dans une embuscade. Gary se retrouve seul en territoire ennemi …

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Suite à la séance, certains spectateurs dénigreront le film considérant qu’il n’apporte rien d’original après Bloody Sunday et Hunger (sur la grève de la faim de Bobby Sands), deux œuvres majeures sur la guerre d’Irlande du Nord plébiscitées au festival, il y a quelques années.
La remarque est recevable sauf que le propos de Yann Demange ne se veut pas une thèse politique sur le conflit. Il envisage son film comme un thriller dépassant même le strict contexte irlandais. La course poursuite pourrait se situer en Irak ou en Afghanistan.
On se retrouve au cœur de l’action à travers le point de vue de Gary. On ne nous livre aucune information avant lui, on est avec lui, aussi paumé que lui, et c’est ce qui est prenant : il a dix-huit ans, il débarque sans savoir où il met réellement les pieds, les protestants, les catholiques, l’I.R.A, des infiltrés dans chaque groupuscule, et des infiltrés parmi les infiltrés … Mais comme il est dit à la fin du film, l’armée ne lâche jamais ses hommes !
Comme souvent dans les films britanniques, il y a une brochette d’excellents acteurs, ainsi le héros Jack O’Connell qu’on vit déjà à Dinard comme adolescent dans This is England de Shane Meadows et comme horrible chef de bande dans l’excellent film d’horreur Eden Lake.
Bon public, je glisse mon bulletin « J’ai bien aimé » dans l’urne à la sortie de la salle.
Le temps de dévorer rapidement un sandwich américain au thon au bar lounge du PAF, et me voilà déjà de retour dans la file d’attente, aux marches du palais, et sous le soleil, pour la projection à 14 heures de Lilting ou la délicatesse, premier long métrage de Hong Khaou, un réalisateur d’origine cambodgienne qui a vécu au Vietnam avant de s’installer à Londres. Lilting est un mot anglais presque intraduisible en français au risque de vider l’atmosphère qu’il décrit d’une partie de son sens. Il est choisi justement peut-être à bon escient car c’est sur le problème de la langue, de la traduction, de la communication, de la difficulté et de la frustration de ne pas pouvoir se parler et se comprendre, que repose ce film très intimiste. Que de barrières si l’on y ajoute de surcroît l’écart générationnel et les différences culturelles !

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Junn, une mère sino-cambodgienne, magnifiquement interprétée par Pei-Pei Cheng, avait choisi l’immigration en Angleterre avec son mari pour offrir une vie meilleure à leur fils Kai.
Devenue veuve, dans l’impossibilité de vivre seule, son fils, à contrecœur, l’installe dans une maison de retraite de bonne qualité. Parmi les pensionnaires, il y a même un vieux beau célibataire rigolo et entreprenant qui en pince pour elle. Avide de bisous, il en vient même à envisager la prise de petites pastilles bleues ; j’ai adoré l’image, « le pic du Fuji-Yama joue l’Arlésienne » (!).
Tout bascule lorsque Kai décède accidentellement. Junn se cloître dans son deuil. C’est alors que le jeune Richard, interprété par le beau Ben Wishaw (aux dires des spectatrices), entre en scène. Compagnon de Kai, il se rapproche de sa mère Junn, la seule personne qui comptait vraiment aux yeux de Kai. Pour tenter de communiquer avec elle, partager ensemble leur deuil, et probablement lui avouer son coming out, il engage une jeune et jolie traductrice qui va dépasser ses strictes attributions. Il apparaît même que les personnages se comprennent moins bien à partir du moment où saute la barrière de la langue : « Pouvez-vous lui demander quelle est sa couleur préférée ? » suggère Allan le soupirant de Junn.
Avec le recul de quelques jours, je reconnais au film plus de subtilité, de maîtrise et de profondeur que je n’en avais perçues à la projection. Par petites touches, sans être manichéen, ni démonstratif, le réalisateur nous offre un film d’amours (pluriel employé sciemment) sensible, grave et léger, une réflexion sur le deuil également.
Bref, un film beaucoup plus DÉLICAT que l’horrible papier à motifs fleuris des murs de la maison de retraite sur lequel le film s’ouvre dans un long travelling ! Je glisse dans l’urne le bulletin I like it a lot, traduction au dos « J’aime bien ». Il plaira aussi sans doute aux septuagénaires dinardaises compte tenu des autres films en compétition …
Elles ne savent pas encore ce que leur réserve, à la séance suivante dans la même salle, Catch me Daddy, premier long métrage du réalisateur Daniel Wolfe, projeté à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes.

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Un jeune couple d’amoureux vit dans une caravane dans un camping des Moors, un parc naturel du Yorkshire au nord de l’Angleterre. Elle, Laila, fille aux yeux d’or, appartient à une famille pakistanaise et travaille un peu dans un salon de coiffure. Lui, Aaron, est un blanc anglais à l’accent incompréhensible qui occupe son temps à boire des stouts et fumer des trucs euphorisants. Ils ne font rien de vraiment répréhensible, s’amusent surtout et dansent souvent sur des airs de Patti Smith. Ils se cachent du père de Laila qui refuse le mode de vie occidental de sa fille. Pour y mettre fin, il envoie son fils aîné à sa recherche, accompagné d’hommes de main « Pakis » et de deux chasseurs de primes anglais.
On est dans le réalisme social cher au cinéma britannique même si l’histoire digne d’un western, est traitée comme un thriller dans une Angleterre glauque, une campagne triste, des terrains vagues, des murs de briques et des fast food pakistanais, le décor constituant un personnage important et nécessaire du film. Le scénario est inspiré d’un article de presse relatant un crime d’honneur dans la communauté pakistanaise.
Ce suspense se déroule la nuit, au mieux à la lueur blafarde de néons, et connaît un dénouement inattendu et dramatique que je ne vous dévoile pas ici.
Quitte à subir les foudres des « dinardaises septuagénaires » horrifiées (!), j’assume mon bulletin J’ai bien aimé.
Et qu’on me laisse tranquillement déguster ma pression de l’abbaye d’Affligem sur les coussins de la terrasse du bar la Fonda, à quelques pas de la salle Bouttet où je prévois d’assister, à 19 heures 30, à la projection de The Goob, quatrième film de la sélection officielle.

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Présenté au dernier festival de Venise, The Goob du réalisateur Guy Myhill se déroule en été, en pleine vague de chaleur, à l’Est de l’Angleterre, dans la campagne du comté de Norfolk, dévastée elle aussi par la crise et la violence.
Dans la scène d’ouverture, cérémonial de fin d’année scolaire, Goob Taylor, adolescent de 16 ans, est dépouillé de son uniforme de lycéen dans le bus qui le ramène dans sa famille pour les vacances d’été. « Tire-toi de ce trou à rat » lui conseille le chauffeur à la descente du car. La morale du film est déjà énoncée. On ne pourra qu’y adhérer tant l’atmosphère est nauséabonde.
La mère célibataire de Goob qui tient une modeste cafeteria s’est entichée comme compagnon, de Womack, un cultivateur de potirons et coureur de stock-car, mais surtout une véritable ordure superbement interprétée par Sean Harris. Limite psychopathe, non satisfait de ses ébats avec sa femme, il se lie en secret avec la fille et fantasme sur ses employées saisonnières. Exerçant une véritable tyrannie, il tente d’éliminer tous ceux qui peuvent constituer une entrave dans sa chasse, jusqu’à faire surveiller, jour et nuit, ses champs de courges depuis un abri de fortune à demi enterré.
Goob, fasciné par le charme d’Eva la belle saisonnière, se met à rêver d’une vie meilleure mais l’emprise du chef de meute s’exercera avec cruauté.
Je retrouve dans The Goob, des accents stylistiques de The Selfish Giant de Clio Barnard, le Hitchcock d’or l’année dernière. Comme dans une épreuve de stock-car, beaucoup d’éléments narratifs réalistes et poétiques s’entrechoquent. On espèrerait que Goob trouve sa charmante princesse dans les citrouilles mais, plus que des rêves, il vit au milieu des raves autour des feux de camp sur une bande son aussi country qu’électronique.
J’ai (encore) bien aimé ! Voilà qui conclut agréablement ma première journée de festival.
Pour cause de changement de propriétaire au Café Anglais, je me réfugie À l’abri des flots pour savourer une délicieuse choucroute de la mer arrosée d’un muscadet sur lie bien frais. Les bonnes habitudes ne se perdent pas d’une année sur l’autre !
La journée de jeudi débute comme elle s’est achevée la veille : autour d’une bonne table, à la salle Bouttet ! Ça tombe bien car le petit déjeuner a été frugal, la machine à café ayant rendu l’âme.
Le « pitch » de The Trip to Italy, film hors compétition en avant-première, de Michael Winterbottom est alléchant : Deux hommes, six repas dans six endroits différents pour une balade en mini Cooper à travers l’Italie, du Piémont à Capri, en passant par la Riviera Ligure, la Toscane, Rome et Amalfi.
Trois ans après qu’il leur eut demandé (dans The Trip) d’explorer la région des lacs et les Dales (vallons) du Yorkshire pour y évaluer les meilleures tables, Winterbottom récidive en envoyant cette fois les comédiens britanniques Rob Brydon et Steve Cogan faire un reportage sur de grands restaurants de la botte, pour le compte du journal The Observer.

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A mobile feast of food ! Dont on ne peut apprécier les subtiles saveurs que si on aime voir les films dans leur version originale. En effet, les deux acteurs jouent leur propre rôle, en particulier Rod Brydon, populaire au Royaume-Uni pour ses imitations dont il nous régale à longueur de repas, de Michael Caine à Al Pacino en passant par Hugh Grant, Marlon Brando ou Roger Moore.
Entre un coniglio arrosto (lapin rôti, une recette typique de Lombardie) et un polpo alla griglia (poulpes grillés), les deux compères évoquent fréquemment le souvenir de Lord Byron et du poète Percy Shelley mort noyé au large de La Spezia. Le corps de Shelley fut incinéré à la manière antique, en présence de Byron, sur la plage de Viareggio, puis ses cendres déposées dans le cimetière protestant de Rome.
Le voyage est truffé de références culturelles mais aussi de purs moments burlesques, comme à Pompéi, lorsque Rob Brydon s’adresse avec une voix d’outre-tombe au squelette d’une des victimes de la célèbre éruption du Vésuve : « J’aime vos sandales » !
Je me laisse conduire, le seul léger suspense étant de savoir si au final, les deux chroniqueurs rejoindront leurs familles ou leurs petites amies de fortune rencontrées à Sorrente ou aux Cinque Terre dans le golfe des Poètes.
The Trip to Italy n’est sûrement pas un grand film mais un divertissement jubilatoire. Quitte à mourir à Naples, que ce soit de rire !
Rassasié, je sors de la salle Bouttet pour … aussitôt me glisser dans la file d’attente de la séance suivante. À ce propos, parmi les bons points de la nouvelle organisation, il faut souligner l’heureuse initiative d’ouvrir les portes des salles plus tôt. C’est tellement plus agréable de patienter assis à l’intérieur.
11h 45 ! C’est l’heure de la projection de Frank du réalisateur irlandais Léonard Abrahamson qui a déjà connu précédemment de beaux succès avec Adam & Paul et Garage.
Pour tout vous avouer, nous avons hésité à le voir à cause d’une désinformation d’un quotidien le classant dans le genre film d’animation. Mais en bons festivaliers qui se respectent, ce n’est quand même pas raisonnable de faire l’impasse sur une des œuvres en compétition. Bien nous en a pris !
Dès que Frank commence, j’ai envie de maudire le journaliste de pacotille qui a failli nous en priver. Sans doute, a-t-il été abusé par le personnage principal éponyme affublé d’une tête géante en carton, mais quand même … !

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Abrahamson s’est inspiré très librement de l’histoire de Frank Sidebottom, un musicien punk de Manchester du groupe The Freshies, dans les années 80. Mais autant celui-ci était un personnage fictif utilisant cet accessoire en concert pour des effets comiques, autant, là, Frank, du moins dans la fiction du film, est un vrai « musico » qui s’est fabriqué un masque en papier mâché dont il ne se sépare jamais.
Et pour interpréter ce rôle, le réalisateur a fait appel à l’immense acteur Michael Fassbender, celui-là même qui jouait Bobby Sands dans le superbe Hunger. Épargné des fastidieuses séances de maquillage, l’invisible Fassbender ne se dissimule cependant pas derrière son masque et, par sa voix et sa gestuelle, il transmet beaucoup d’émotion au spectateur.
Frank est un film sur la musique mais pas un film musical. Le récit avance, en fait, à travers le personnage de Jon, un jeune garçon qui nourrit l’ambition d’échapper à une vie banale par la musique sans en avoir le talent. Le rôle est tenu par Domhnall Gleeson, beaucoup plus convaincant ici que dans About Time, une comédie mielleuse, présentée l’an dernier, dans laquelle il avait le pouvoir d’interférer sur les évènements de sa propre existence (malheureusement pour lui, ce n’est pas le cas cette fois !).
Dans un jour de chance, du moins le croit-il, Jon a l’opportunité d’entrer comme claviériste dans ce groupe d’artistes excentriques au nom imprononçable, les Soronprfbs, avec à sa tête (de cartoon !) Frank : une étrange bande d’allumés, marginaux, fragiles qui se mettent au vert dans une campagne glaciale pour composer leur futur album. Parmi eux, l’énigmatique Clara, (la remarquable actrice Maggie Gyllenhall), une sorte de Yoko Ono de Frank dont elle est très proche, joueuse de thérémin, un instrument possèdant la particularité de produire de la musique électronique sans qu’on le touche, voit d’un mauvais œil les rêves américains de célébrité de Jon et sa stratégie pour y parvenir.
La tension dramatique se nourrit des contradictions artistiques de Frank et commerciales de Jon. Cela nous donne un film différent, imprévisible, surréaliste, absurde parfois, une comédie émouvante et triste par instants, une réflexion sur la créativité et sa reconnaissance.
Les Soronprfbs connaissent une gloire inattendue sur internet, via you tube et les tweets. Jusqu’à ce que le film bascule dans le drame et le fantastique. Qu’advient-il de Frank percuté par une camionnette sous les yeux de Jon ? Pas de corps mystérieusement volatilisé, juste la grosse tête brisée comme une piñata mexicaine !
La fin est sublime et poignante : nous découvrons le vrai visage et la vraie personnalité de Frank Michael Fassbender chantant magnifiquement I love you all !

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Je vous aime tous et moi, je t’adore Frank. Voilà, pour l’instant, mon grand coup de cœur pour le Hitchcock d’or !
L’air obsédant en tête, je coupe ma faim de terrien avec un sandwich américain à la terrasse de la brasserie du Cancaven, puis direction la salle du Balnéum accessible, aujourd’hui, par la digue ; il fait si beau sur Dinard !

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À l’écran, en avant-première, Panic, en présence du réalisateur Sean Spencer dont c’est le premier long-métrage, et des acteurs principaux David Gyasi et Pippa Nixon.
Dans Fenêtre sur cour, le Sir Alfred du bout de la plage, maître du suspense, mettait en scène James Stewart, bloqué dans un fauteuil roulant, passant son temps à observer dans une petite cour les appartements voisins.
Dans Panic, Deeley, journaliste tourmenté de musique, épie avec ses jumelles, les blocs d’immeubles du quartier londonien de Tottenham, en face de chez lui, et en particulier, les faits et gestes de Kem, une jolie asiatique.

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Jusqu’au soir où Amy (Pippa Nixon), sa partenaire sexuelle occasionnelle, assiste depuis l’appartement au kidnapping de Kem suite à une violente dispute. Deeley doit alors surmonter sa panique pour retrouver Kem.
Un héros noir, une action qui se déroule presque exclusivement de nuit, Panic est un polar noir plaisamment ficelé qui vaut par la montée des tensions, un excellent jeu des acteurs et un beau traitement de l’image.
Je retiens qu’à la fin, Deeley supplie Amy de poursuivre leurs rencontres épisodiques et même plus. La réalité dépasse (peut-être) parfois la fiction, je n’ai pas cessé de croiser David Gyasi et Pippa Nixon dans les salles obscures et dans les rues de Dinard …
Vite, nous remontons vers le Palais des Arts et du Festival car c’est soirée de gala avec l’ouverture officielle du festival en présence du jury, et les bonnes places sont chères même si l’entrée nous est promise avec l’obtention du pass.
Rare fausse note de l’organisation, ça commence comme la séquence hilarante du quai de gare dans le film de Jacques Tati, Les vacances de Monsieur Hulot. Après qu’un agent de sécurité nous ait mal aiguillés dans les files d’attente contiguës pour le PAF et le Balnéum, une hôtesse nous sort de la file pour rentrer directement par les marches du palais avant que nous soyons obligés de rebrousser chemin et rejoindre la file d’attente primitive. Au final, après cette succession d’ordres et contre-ordres, nous nous retrouvons aux places inconfortables du balcon surchauffé, ce que nous voulions surtout éviter.
Heureusement, madame la mairesse, dans un anglais très correct, et mademoiselle Catherine Deneuve, présidente du jury, ont la bonne idée de faire court pour la cérémonie d’ouverture.

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L’inconfort des fauteuils me gâche l’éventuel plaisir que pourrait me procurer Sunshine on Leith, la comédie musicale de Dexter Fletcher choisie comme film d’ouverture, sans doute un clin d’œil à la présidente du jury qui, il y a un demi-siècle, connut un vif succès avec le film chanté Les parapluies de Cherbourg. Dommage car Peter Mullan, comme à son habitude, crève l’écran.
Moins prosaïquement, pour justifier son mécontentement, mon compagnon des salles obscures évoque sa nostalgie des comédies musicales avec Fred Astaire et Ginger Rogers ; je ne le savais pas aussi âgé !
En cette heure de sortie tardive, il n’y a pas légion de restaurants encore ouverts! Boudu, sauvés, à l’Abri des flots, nous nous régalons d’une douzaine d’huîtres et d’un Irish coffee !
Retiens la nuit pour nous deux jusqu´à la fin du monde … Désolé Catherine, je ne chanterai pas ce soir la sérénade sous les fenêtres du Grand Hôtel Barrière comme Johnny dans Les Parisiennes, un de vos premiers films.

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Vendredi 10 octobre, troisième jour de festival ! Tandis que je me dirige vers le cinéma Les Alizés, je vous offre le début de Ode to the Westwind, le célèbre poème de Percy Bysshe Shelley sur les traces duquel nous voyagions hier en Italie :

« Sauvage Vent d’Ouest, haleine de l’Automne,
Toi, de la présence invisible duquel les feuilles mortes
S’enfuient comme des spectres chassés par un enchanteur,

Jaunes, noires, blêmes et d’un rouge de fièvre,
Multitude frappée de pestilence: Ô toi,
Qui emportes à leur sombre couche d’hiver

Les semences ailées qui gisent refroidies,
Chacune pareille à un cadavre dans sa tombe, jusqu’à ce que
Ta sœur d’azur, déesse du Printemps fasse retentir

Sa trompe sur la terre qui rêve, et emplisse
(Chassant aux prés de l’air les bourgeons, son troupeau,)
De teintes et de senteur vivantes la plaine et les monts:

Sauvage Esprit, dont l’élan emplit l’espace;
Destructeur et sauveur, oh, écoute moi! … »

Avant que ne soit projeté The Riot Club, dernier film en lice pour le Hitchcock d’or, sa scénariste Laura Wade annonce lors de sa présentation que, la veille, le parti europhobe UKIP a vu, à la faveur d’une élection partielle, son premier député accéder à la Chambre des Communes. Onde de choc à Westminster !
Elle précise que les personnages du film sont purement fictifs. Cependant, à la sortie de sa pièce de théâtre dont le film est adapté, certains ne manquèrent pas d’établir quelques comparaisons avec le Bullingdon Club, autre cercle d’étudiants d’Oxford auquel appartinrent notamment le Premier ministre David Cameron et Boris Johnson, l’actuel maire de Londres.
The Riot Club est un cercle très secret de dix étudiants de la prestigieuse université d’Oxford. Réservé à l’élite de la nation, il fait de la débauche et de l’excès son modèle depuis près de trois siècles. Deux étudiants en première année, Miles, interprété par Max Irons, fils de Jeremy, et Alistair ne reculent devant rien pour avoir l’honneur d’en faire partie. Pour Alistair, cela ne devrait guère poser de problème, un de ses ancêtres ayant déjà été président du club.

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Dans la première moitié du film, l’intrigue se noue lentement dans les décors gothiques et victoriens des collèges. Le jeune Miles qui prépare un bachelor d’Histoire s’amourache de Lauren, une jeune fille d’extraction sociale très modeste bénéficiant d’une bourse d’études. Il retrouve aussi Hugo qui a fréquenté la même école secondaire que lui. À l’époque, Hugo était la tête de turc de ses camarades, mais depuis son entrée à Oxford, il s’est forgé une stature d’étudiant brillant en langues anciennes, dandy du classicisme. Déjà membre du Riot Club, il se donne pour mission d’y introduire Miles à son tour.
La peinture de cette jeunesse « chic tory », élitiste, prétentieuse, intrigante, imbue d’elle-même au point d’être parfois imbuvable, possède autant d’intérêt que l’intrigue même du film.
Scène amusante lorsque Hugo se faisant braquer devant un distributeur de billets, corrige prétentieusement ses agresseurs : « on ne dit pas numéro de code mais juste code, numéro et code c’est la même chose » ! Cela lui vaut une belle rouste.
Le propos bascule soudain en une violente métaphore sur cette caste de jeunes esprits « bien élevés » à queue de pie, à l’occasion du dîner « débecquetant » d’intronisation de Miles dans une auberge de campagne. Cette façon hédoniste de « carper leur diem », c’est leur expression, dégénère peu à peu dans la beuverie, la débauche, le vandalisme pour s’achever dans l’horreur avec le tabassage quasi à mort de l’aubergiste … tout cela dans l’impunité presque totale. L’argent résout tous les problèmes. « I’m sick to fucking death of poor people » avoue l’un de ces jeunes gens privilégiés et insolents.
La morale du film est son immoralité : les tout-puissants qui se retrouveront tôt ou tard aux plus hautes fonctions de la société, peuvent se comporter impunément de la manière la plus indécente et révoltante possible. Les jeunes gens du Riot Club, ancrés dans leurs certitudes, savent qu’à part quelques soubresauts, leurs familles ont dirigé le pays depuis des générations, et continueront de le faire.
Bien évidemment, certains spectateurs trouveront la charge outrancière. Avant la projection, la scénariste avait prévenu qu’en Grande-Bretagne, une certaine intelligentsia de droite qualifie son film de pure paranoïa de gauche, tandis que l’autre camp estime qu’il est au contraire en-dessous de la vérité. Le vrai Bullingdon club connut parmi ses épisodes les plus notables la destruction de nombreuses vitres, portes et réverbères au cours d’une même soirée, ainsi que le saccage de bars. David Cameron et Boris Johnson ont regretté depuis leurs actions passées au sein du club.
Il y a dans The Riot Club, interprété remarquablement par une brochette de jeunes acteurs anglais, la force des brûlots politiques et sociaux d’Yves Boisset, la fantaisie et l’humour de Ridicule, le film de Patrice Leconte qui narrait les antichambres de la Cour de Versailles.
Voici mon second coup de cœur du festival. La gravité du message véhiculé, je dirai même son actualité, me conduit à le préférer de justesse au si sympathique Frank pour la récompense suprême.

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Les contraintes horaires de la programmation bousculent nos habitudes et, exceptionnellement, nous prenons le temps de déjeuner à la Croisette (on n’est pourtant pas à Cannes !) d’une salade de raie et d’un filet de Saint-Pierre avec une pomme au four.
15 heures, salle Bouttet, cours de mathématiques avec la projection en avant-première de X+Y, le premier long-métrage de Morgan Matthews.
Lors de sa présentation, nous avons le plaisir de retrouver sur la scène le jeune héros du film Asa Butterfield qui interprétait le Hugo Cabret de Martin Scorcese.
Nathan, le personnage qu’il interprète, est présenté en ouverture du film comme un enfant proche de l’autisme. Son père, le seul lien affectif qu’il avait tissé, meurt dans un accident de voiture. Nathan ne peut pas ou ne veut pas partager une connexion semblable avec sa mère, la remarquable Sally Hawkins, qui épuise pourtant des trésors d’attention et de patience.
Heureusement, grâce à un enseignant, ancien prodige en la matière, interprété par l’excellent Rafe Spall (le fils de … vous verrez plus tard), l’adolescent Nathan va s’ouvrir lentement au monde par le biais de celui des mathématiques.

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Le jeune prodige atteint un tel niveau qu’il est présélectionné pour défendre les couleurs du Royaume-Uni aux Olympiades de Mathématiques. Sous la tutelle excentrique du formidable Eddie Marsan, il est envoyé à Taipei pour une épreuve préliminaire avec les petits génies asiatiques … C’est l’occasion d’y découvrir les émois amoureux avec la jeune et jolie Zhang Mei, membre de l’équipe chinoise.
Il se trouve que j’avais découvert, la semaine précédente, ce type de compétition avec l’interview à Canal + ; d’Artur Avila, franco-brésilien, le plus jeune directeur de recherche du CNRS, médaille d’or des Olympiades à seize ans et récent lauréat de la médaille Fields, l’équivalent du prix Nobel de mathématiques.
X+Y est une thérapie réjouissante pour Nathan et une agréable comédie douce-amère qui nous emmène dans l’univers poétique des équations, théorèmes et modèles aléatoires avec la probabilité de connaître un succès commercial.
18 heures ! Ce soir, régime sandwich … encore que la brasserie Le Cancaven ne puisse nous proposer qu’une omelette. En ce qui me concerne, elle sera aux champignons.
À la terrasse, nous profitons d’une animation musicale de rue avec le groupe Pao Bran. Kilt, cornemuse, bombarde, percussion et accordéon, les quatre musiciens nous offrent quelques hits celtiques, Tri martolod, Le loup, le renard et la belette, encore qu’à l’origine, cette comptine soit bourguignonne.
Tandis que nous nous dirigeons vers le cinéma Les Alizés, un vacarme nous interpelle. Un début de remake des Oiseaux d’Hitchcock : un goéland affamé nettoie à grands bruits de bec les restes dans nos assiettes. Presque effrayant !
Nous avons rendez-vous avec Calvary, film irlandais en avant-première de John Michael McDonagh. Je devrais dire plutôt avec Brendan Gleeson, le père de Domhanll l’un des acteurs de Frank, tant il envahit encore l’écran, deux ans après sa magistrale prestation du policier violent de L’Irlandais du même réalisateur.
Cette fois, il campe le rôle d’un prêtre bonhomme, qui apprend, lors d’une confession, qu’il sera assassiné le dimanche suivant pour expier les péchés de l’Église. Plus précisément, le meurtrier en puissance aurait été violé dans son enfance par un membre du clergé.

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Bien évidemment, le Père James connaît tous ses paroissiens et ne peut ignorer la voix au confessionnal. Le réalisateur, par un subtil mélange de voix en régie son, brouille les pistes pour le spectateur. Ainsi naît un petit meurtre à la manière d’Agatha Christie.
Au-delà du thriller psychologique, Calvary offre une enquête morale et théologique sur la rédemption, l’abus, la repentance. On y perçoit quelques références au Journal d’un curé de campagne de Robert Bresson et aux féroces chroniques provinciales de Claude Chabrol.
Je suis aussi sous le charme des paysages sublimes du comté irlandais de Sligo et notamment l’extraordinaire relief tabulaire de Ben Bulben, chers au poète dramaturge et prix Nobel WB Yeats. Pour le coup, je réserverais bien un billet sur Aer Lingus pour de prochaines vacances !
Bref, Calvary est un beau film à voir par les athées comme par les croyants.
22h 45, Bloodlust ! Soif de sang ! Le festival renoue avec sa séance de film d’horreur. La Feuille du festival nous allèche : « les rosbifs sont de nouveau accros à la viande rouge ». Je ne suis pas fan du genre mais j’avoue avoir vu par le passé à Dinard d’excellents films comme l’hilarant Severance, Eden Lake et Black Death.
Au menu, ce soir, Hyena ! Le réalisateur Gerard Johnson et l’acteur principal Peter Ferdinando sont là pour présenter le film.
Michael, chef ripou d’une brigade des stups londonienne doit flirter en permanence avec l’illégalité pour affronter les réseaux albanais et turcs en plein essor, ce qui va lui valoir d’être traqué lui-même par l’IGS.

Hyena blog

Gangs turcs, trafic de drogue et prostitution dans les quartiers mal famés de la capitale anglaise sont au programme, notre déception également. À part une séquence où les voyous turcs étalent leur savoir-faire en matière de dépeçage et de découpe charcutière humaine, Hyena ne respecte en rien les codes du film d’horreur. Il s’agit simplement d’un honnête thriller, façon Braquo, la série de Canal +, avec Ferdinando en sosie de Jean-Hugues Anglade.
Une chose est certaine, je ne ferai pas de cauchemar cette nuit.
Samedi 11 octobre ! Dinard n’a jamais mieux porté le surnom de Nice du Nord dont l’a affublé l’azuréenne Sophie Duez, membre du jury.
Je profite de la matinée pour arpenter la plage de l’Écluse. À défaut d’y croiser un loup, j’y rencontre le Renard, nom du vieux gréement réplique historique du dernier bateau corsaire armé par Surcouf, et deux « belettes » drapées dans leur sortie de bain.

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Ce midi, c’est la diète pour le ventre et le gavage pour l’esprit : trois projections consécutives dans la même salle des Alizés.
En hors-d’œuvre, Keeping Rosy, le premier long-métrage de fiction de Steve Reeves. Un spectateur de la séance précédente, fier de sa blague, lance à la cantonade : « Je ne vous raconte pas la chute » ! Moi non plus, alors!
Charlotte n’a aucunement la fibre maternelle, les premières images du film l’ont montrée crispée et pâle quand on lui demande au bureau de tenir un bébé dans ses bras.
C’est une femme uniquement préoccupée par sa carrière. Son seul but est de devenir actionnaire de l’agence de publicité à laquelle elle se consacre corps et âme. Mais après avoir découvert que, trahie par ses collègues, sa promotion lui passe sous le nez, elle rentre à son domicile et passe sa frustration et sa colère sur sa femme de ménage. Avec des conséquences tragiques ahurissantes … Être une femme libérée, ce n’est pas si facile !
Charlotte a, cette fois, sur les bras, un cadavre à faire disparaître dans une rivière et une adorable petite Rosy à garder. Elle cède à la panique quand elle découvre que les caméras de vidéosurveillance de son immeuble ont sans doute enregistré ce qui s’est passé. À vouloir récupérer les bandes, elle introduit dans l’intrigue un garde de sécurité psychopathe qui va profiter de la situation en la faisant chanter.

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À part quelques scènes d’extérieur nécessaires pour faire progresser l’histoire, Keeping Rosy est un huis clos psychologique qui se déroule essentiellement dans le nouveau gratte-ciel high tech de l’Est de Londres où Charlotte vit seule.
Ce thriller se regarde agréablement comme un film du dimanche soir à la télévision. Le scénario, au-delà de l’aspect policier, ouvre pourtant sur beaucoup de thèmes trop superficiellement traités. Il faut cependant souligner la remarquable performance de Maxine Peake dans son rôle de Charlotte.et son obligation de devenir une maman de substitution. Et verser une larme de tendresse pour l’innocente petite Rosy qui se retrouve involontairement au cœur du drame.
Place maintenant à Snow in Paradise, autre avant-première et premier long métrage d’Andrew Hulme, l’adaptation fictionnelle de ce qui est un peu arrivé à un des acteurs du film!

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Le titre peut paraître énigmatique mais la neige c’est la dope. Dave est un petit délinquant qui mène sa vie, dans l’East End de Londres, entre drogue et violence. On s’attend à un thriller de plus avec images sombres, caméra portée, dans un monde underground. Mais lorsque son petit business entraîne la mort de son meilleur ami Tariq, Dave est rongé pour la première fois de sa vie par la honte et le remords. À vouloir faire la paix avec sa conscience, Dave veut sans doute tendre vers l’inaccessible « paradise » mais son passé de criminel revient le mettre à l’épreuve. Les fameuses rules (règles) du crime organisé, quand on y plonge, on n’en sort plus.
C’est l’occasion de découvrir un Londres gangréné par la drogue, avec ceux qui la sniffent et ceux qui la dealent, entre bobos et prolétaires.
Il y a un petit côté Prophète de Jacques Audiard. Tout en respectant les codes du film de gangster, le réalisateur nous entraîne bientôt dans une course poursuite effrénée vers la paix et la rédemption.
Ô surprise, par les temps qui courent, ce lieu de purification de l’âme, c’est la mosquée ! Comme écrit l’un des critiques : « Pour une fois que les Musulmans ne sont pas présentés comme des terroristes ! ». Il n’y a que les Britanniques qui savent faire des films pareils.
Bravo ! Nous sortons promptement aux premières images du générique pour nous replacer illico dans la file d’attente de l’unique séance (simultanément dans deux salles) de l’avant-première évènement : Mr. Turner de Mike Leigh, présenté en compétition au dernier festival de Cannes, et pour lequel Timothy Spall (le père de !) a reçu le prix d’interprétation masculine.

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À notre grand étonnement mais aussi satisfaction, nous nous retrouvons dans la première dizaine de candidats spectateurs sur les marches du cinéma. Cela change des queues interminables lors des grandes expositions parisiennes au Grand Palais.
Finalement, les non cinéphiles auront préféré aux toiles du maître, le défilé, sur le tapis rouge du palais des arts et du festival, des membres du jury qui, dans quelques minutes, proclamera le Hitchcock d’or. C’est plus people !
En prêtant l’oreille dans la file d’attente, nous avons la primeur des palmarès du public. C’est drôle, irritant aussi parfois ! Bien évidemment, mes, désormais célèbres, septuagénaires demoiselles de Dinard (il est une tradition au cinéma d’appeler demoiselle les actrices quels que soient leur âge et situation maritale) éliminent d’emblée Catch me Daddy ! J’ai le bonheur de tuer l’heure d’attente avec un aimable monsieur plébiscitant comme moi The Riot Club et Frank. Mais tout cela n’est que souhaits vains, le jury est souverain.
Allez, c’est parti pour deux heures trente de pur enchantement ! Un panoramique sur les polders de Hollande, la silhouette à contre-jour d’un homme ventripotent en haut-de-forme dessinant l’esquisse d’un moulin à vent au lever du jour. Ainsi commence Mr. Turner, biopic évoquant les dernières années de la vie du peintre britannique Joseph Mallord William Turner (1775-1851).

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Plongée dans l’Angleterre de la jeune reine Victoria et de la révolution industrielle : le chemin de fer bouleverse la campagne, le Téméraire le vieux navire à voile de guerre est remorqué par un bateau crachant du feu et de la suie.

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Mike Leigh s’attache au souci du détail aussi vrai que possible, à commencer dans les décors et paysages. La salle d’exposition contiguë à la maison de Turner, et son atelier délabré et empoussiéré (il coule même des gouttières !), sont reconstitués de manière fidèle d’après archives. Quelques séquences sont aussi tournées au manoir de Petworth House dans le Sussex qui abrite toujours une vingtaine d’huiles sur toile du maître. Quelle beauté encore, le petit port, sur la côte Est du Kent, de Margate, la « première ville anglaise éclairée au lever du soleil », dont Turner aimait la mer, le ciel, la lumière et … sa logeuse madame Booth !
Pour brosser le portrait psychologique et artistique de Turner, le réalisateur juxtapose, comme par petites touches impressionnistes, une succession de scènes aussi esthétiques que ses tableaux. L’art dans l’art !
Ainsi, la séquence au salon annuel de la Royal Academy est hilarante avec Turner fustigeant ses collègues et ridiculisant son rival Constable par l’ajout d’une pointe de rouge vif en plein milieu d’une marine. Elle possède aussi valeur documentaire sur les accrochages des expositions de l’époque avec des tableaux suspendus à touche-touche jusqu’au plafond.
On assiste à l’épisode où Turner se fait attacher à la hune d’un bateau en pleine tourmente pour peindre sa célèbre Tempête de neige.
Omniprésent, rares sont les scènes où il n’apparaît pas, il y a Turner évidemment, je devrais presque dire Timothy Spall tant il compose le personnage de l’artiste de manière géniale. Laid, rugueux, bourru, lourdingue, bref brut de décoffrage, émettant continuellement des grognements comme pour se protéger d’autrui, il possède, dès qu’il s’agit de peinture, une formidable légéreté et une extraordinaire capacité à saisir la beauté du monde, celles-là même qui en font un précurseur de l’impressionnisme.
Encore un moment de grâce lorsqu’il essaie de chanter une aria de Purcell : il le fait si maladroitement mais avec tellement de sensibilité.
C’est déjà fini ? Deux heures trente d’une merveilleuse émotion artistique où cinéma et peinture se mêlent pour notre plus grand bonheur.
Ce soir, il ne me faudrait pas grand-chose pour envisager une visite à Londres au musée Tate Britain qui honore le maître jusqu’en janvier à travers l’exposition Late Turner, painting set free, « les dernières années de Turner, peinture libérée ».
Quant à vous, chers lecteurs, retenez la date du 2 décembre 2014, jour de sortie de Mr. Turner sur nos écrans !
Les yeux encore éblouis par tant de beauté, l’affichage, à la sortie, du palmarès du 25ème festival du cinéma britannique de Dinard me semble dérisoire.
Nous le commentons cependant devant un filet de bœuf sauce poivre à la pizzeria Castor Bellux.
Le Hitchcock d’or est décerné à The Goob de Guy Mihill, ce n’est pas un scandale.
Le prix du Public, attribué selon l’ensemble des votes des spectateurs sans doute émus par le personnage de Gary, revient à ’71 de Yann Demange.
Catch me Daddy rafle les deux prix du scénario et de l’Image. Pan sur le bec des vieilles « demoiselles de Dinard » !
Le prix Coup de cœur revient à Lilting, ou la délicatesse. Ce film sensible ne pouvait pas repartir bredouille.
Frank obtient une mention spéciale du jury. C’est la moindre des choses.
Enfin, tant pis pour ma pomme de normand, mon premier choix, The Ryot Club, est la seule œuvre en compétition non récompensée. Sa scandaleuse immoralité aurait-elle occulté le vrai message qu’elle véhicule ?
Il en est ainsi de tous les festivals, la subjectivité est de mise, c’est la règle du jeu. Mais que signifie la remarque de Hussam Hindi, le directeur artistique du festival quand il souhaite un « jury plus musclé » pour la prochaine édition ?
Il est 23h 15 : c’est le moment de terminer en beauté ces quatre jours dédiés au cinéma britannique avec la projection de Still Life, au titre de circonstance en français Une belle fin !
Le réalisateur Uberto Pasolini ne possède aucun lien de parenté avec Pier Paolo, l’auteur de Théorème. Par contre, c’est le neveu de Luchino Visconti. Pas mal non plus !
Son film a été présenté à la 70ème Mostra de Venise où il a obtenu le prix du meilleur réalisateur section Horizons. Il est inspiré d’un fait divers lu dans un quotidien.

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John May, interprété par Eddie Marsan, est un modeste employé communal de la banlieue de Londres dont le travail consiste à retrouver d’éventuels membres de la famille, voire des amis proches, des personnes décédées dans le plus profond isolement. Solitaire, méticuleux jusqu’à l’obsession, il ne referme les dossiers que lorsque toutes les pistes possibles ont été explorées. Il organise alors les obsèques de ses « clients » de toutes confessions, écrit leur éloge funèbre, choisit une musique appropriée d’après quelques disques, objets et photographies glanés, et accompagne généralement seul avec le prêtre le cercueil jusqu’à sa mise en terre.
Jusqu’au jour où, au nom de la sacrosainte rentabilité, sa hiérarchie lui signifie une compression d’effectifs et sa mise à la retraite. John demande alors juste un délai de quelques jours pour résoudre sa dernière affaire : aller sur les traces de Billy Stoke, mort dans la solitude et l’alcoolisme, mais dont le passé paraît assez riche pour réussir un « gros coup ».
C’est à cette quête qu’Uberto Pasolini nous propose d’assister dans un film en aucune manière morbide et déprimant, mais au contraire rythmé, sans temps mort (si je puis me permettre).
John May est poignant et admirable dans son engagement et son amour envers son semblable. Tout en déjeunant de sa sempiternelle boîte de thon, il feuillette des albums de famille, vieilles photos de la jeunesse de Billy Stoke. Lorsqu’il visite l’appartement, le réalisateur s’attarde sur des objets et des meubles avec des plans fixes qui sont moins des natures mortes que des vies figées.
La fin de l’histoire pourrait être (trop) belle car John May retrouve quelques personnes susceptibles d’assister aux funérailles de Billy Stoke, et parmi elles, sa possible future âme sœur. Mais John meurt accidentellement.
La fin du film est fantastique (au vrai sens du mot) lorsque tous les défunts dont il s’est occupé, se réunissent au cimetière autour de sa sépulture. Magnifique séquence !
Eddie Marsan, souvent cantonné dans des seconds rôles comme dans la série Ray Donovan actuellement sur Canal, effectue là une prestation remarquable dans un registre minimaliste parfaitement adapté au rôle.
Ma voisine essuie furtivement quelques larmes avant que les lumières ne se rallument.
Une belle fin de festival !
Enfin presque ! Car comme certains acteurs cabots ajournent toujours leurs adieux, en ce dimanche 12 octobre, nous prolongeons en matinée notre festival avec l’ultime projection de God help the girl, un film musical de l’écossais Stuart Murdoch, leader dans la vie du groupe Belle and Sebastian.
Eve, une adolescente anorexique s’évade de l’hôpital psychiatrique pour se rendre à Glasgow et s’adonner à la musique. À l’issue d’un concert, elle rencontre James, un jeune homme romantique maître nageur qui donne des cours de guitare à Cassie, une fille des quartiers chics. Tous les trois entreprennent bientôt de monter leur propre groupe.
Eve écrit des chansons pour surmonter ses problèmes émotionnels en rêvant de les entendre un jour à la radio. James pense, lui, que l’artiste n’a besoin que d’une chanson de génie qui s’installe pour toujours dans le cœur des gens.
Dans le rôle d’Eve, Emily Browning, un faux air d’Anna Karina, avec une voix très agréable, susurre quelques airs des albums du vrai groupe du réalisateur. Cela nous donne un film gentillet, un peu naïf, qui pourra plaire aux ados. En comparaison, la comédie musicale d’ouverture Sunshine on Leith était plus enlevée et solide dans son propos. Allez, dites-le, plus pour ma génération ?

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Ne comptez pas sur moi pour fredonner quelques unes de ces chansonnettes, il pleut déjà assez. En effet, des trombes d’eau s’abattent sur Dinard, ce midi, et bien sûr, j’ai laissé le pépin dans l’auto.
On s’abrite Côté mer, c’est le nom de la crêperie, devant une galette de sarrasin aux noix de saint Jacques.

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La côte d’émeraude pleure son Festival du Film Britannique. Un bon cru avec beaucoup de films de bonne facture et un chef-d’œuvre, Mr. Turner, mais lui, hors ses tableaux, était déjà passé à la postérité à Cannes.
Rendez-vous dans un an ! En attendant, rien ne vous empêche d’aller voir quelques-uns des films de cette année, en version originale bien sûr

Je vous suggère de télécharger, sur le site KOBO de la Fnac, le polar de Renée Bonneau Meurtres chez Sir Alfred dans sa version numérique (2,99 €).
Lors du Festival du Film Britannique de Dinard, un assassin fait chaque jour une nouvelle victime parmi les participants au Festival. Heureusement, j’y ai échappé !

http://recherche.fnac.com/SearchResult/ResultList.aspx?SCat=22!1&Search=Meurtres+chez+Sir+Alfred&sft=1&sa=0&submitbtn=OK

Tous « Avec Dédé »

Ce dimanche après-midi là, j’ai rendez-vous Avec Dédé à Bondy. J’aurais dû le rencontrer plus tôt mais les contraintes de la vie quotidienne m’en ont empêché.
De Bondy, je ne connaissais de réputation que le blog café, un média en ligne explorant d’autres voies pour faire entendre d’autres voix, qui débuta en 2005 dans un modeste local de la cité Blanqui de cette commune de Seine-Saint-Denis, ainsi que le chœur des Petits Écoliers chantants qui accompagna des artistes aussi divers que Michael Jackson, Tino Rossi et Pierre Bachelet.
Est-ce à cause du changement d’heure opéré lors de la nuit précédente, je me retrouve largement en avance sur le lieu de rendez-vous fixé, le cinéma André Malraux. Un mal pour un bien, je fais plus ample connaissance avec cette salle, au cœur de la ville, classée « Art et Essai », qui organise de fréquents mini festivals et rencontres avec des professionnels du cinéma. Ainsi, je remarque Claude Chabrol, Jean-Pierre Mocky, Denis Lavant, Michel Boujut dans la galerie de portraits des invités, derrière le bar. La convivialité ici n’est pas un vain mot et le directeur vient patienter très aimablement en ma compagnie. Il m’offre même la gratuité du billet pour la séance suivante.
En ce jour d’élections municipales et de péril d’une vague bleu marine, je tire encore plus volontiers un grand coup de chapeau à ces gens qui militent pour l’accès à la culture pour tous à travers une programmation et une animation de qualité.
Cette semaine, dans le cadre du festival Itinerrances, le cinéma André Malraux met à l’affiche trois films illustrant, de manière subtile, les temps modernes : Mon Oncle de Jacques Tati, Au bord du Monde, un documentaire de Claus Drexel sur les sans abri, et Avec Dédé … car, oui, Dédé est le héros du nouveau film de Christian Rouaud.
J’ai déjà eu l’occasion dans ce blog de vous parler chaleureusement de Christian, un ex collègue et un toujours copain de plus de trente ans, notamment lors de la sortie de son magnifique Tous au Larzac, récompensé par le César du meilleur film documentaire en 2012 (voir billets des 1er décembre 2011 et 21 février 2013).
J’attends donc avec impatience cette rencontre Avec Dédé que les médias ont parcimonieusement évoqué, peut-être à cause d’une distribution trop confidentielle. D’ailleurs, par manque de soutien financier, Christian Rouaud a filmé Dédé, selon son humeur, presque à ses heures perdues, en attendant qu’il puisse nous conter la grande épopée du Larzac. Cela pourrait laisser croire qu’il nous offre là une œuvre mineure. À tort, je précise immédiatement.
Partant du postulat que Christian ne sait réaliser que des portraits de personnages qu’il aime, je ne doute pas qu’après les ouvriers franc-comtois de LIP et les paysans du Larzac, je vais vite sympathiser avec son ami Dédé alias André Le Meut, un sonneur de bombarde natif du Morbihan.
Dédé, c’est ainsi que tout le monde l’appelle là-bas, possède à l’évidence quelque chose du Monsieur Hulot de Jacques Tati. D’ailleurs, sur l’affiche, sa silhouette dégingandée et penchée constitue un clin d’œil à celle des Vacances de Monsieur Hulot, la bombarde en lieu et place de la pipe.

avec-dede

LES-VACANCES-DE-MONSIEUR-HULOT

Le réalisateur qui connaît bien le personnage pour l’avoir filmé, il y a une vingtaine d’années, dans le cadre de son documentaire Bagad, se régale de suivre au plus près ce grand échalas, bourré de tics, monté sur ressorts, grand corps joyeux aux gestes maladroits et imprévisibles ponctués de hop-là. Dédé lui propose involontairement un gag dans chaque séquence : il se cogne aux portes et aux lustres, déclenche la sirène d’un mégaphone dès qu’il s’en saisit, ne trouve pas la bonne vitesse de défilement du magnétophone, s’égare avec sa vieille voiture en sillonnant la campagne. Dans sa bouche, les mots se bousculent, crépitent comme une mitraillette, au point d’en devenir parfois presque incompréhensibles comme certains dialogues de Tati.
Déjà, on sent la patte de Christian Rouaud qui, comme souvent, malgré la gravité des sujets, souhaite nous offrir un film gai sans arrière-pensée de moquerie. Nous rions avec Dédé (comme le titre nous indique), mais jamais à ses dépens.
Pour rester dans l’univers de Jacques Tati, il ne s’agit pas du facteur de Jour de fête mais de quatre-vingts minutes de bonheur avec … un facteur d’instruments, ainsi le film commence sur des gros plans de mains effectuant une dernière retouche à une bombarde.
La petite enfance (autiste ?) de Dédé se déroule comme un film muet. D’une manière stupéfiante, avec clarté cette fois, il consent à nous confier que, né prématurément deux mois avant terme, il passait ses journées à se balancer sur son lit, refusant de parler, jusqu’à ce qu’à l’âge de quatre ans, il sorte enfin ses premiers mots pour l’une de ses sœurs, attristée de le voir ainsi : « Ne pleure pas Isabelle ! » Et d’ajouter : « Depuis, je n’arrête pas de parler, et très vite, sans doute pour rattraper le temps perdu ».
Le pari est d’ores et déjà gagné : le spectateur, touché et conquis, est prêt à entrer dans sa danse virevoltante. Il ne sera jamais déçu car, autant Dédé semble emprunté, maladroit, balourd, brouillon dans son quotidien, mais cependant tellement sympathique, autant devient-il léger, aérien, précis et virtuose, sa bombarde en bandoulière.

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Gag encore, le réalisateur lui demande de présenter son instrument de prédilection à la manière « desprogienne » de la minute nécessaire de monsieur Cyclopède. On n’est pas loin non plus de la leçon de guitare sommaire de Boby Lapointe qui pouvait instruire en distraisant, treize ans et demi maximum.
Moins sommairement, la bombarde est une variante de hautbois populaire spécifique à la Bretagne. Celui qui en joue s’appelle un talabarder. C’est un instrument puissant qui, consommant beaucoup d’air, réclame une excellente gestion du souffle. Aussi, l’effort physique intense nécessitant des temps de repos, la bombarde est traditionnellement associée au biniou pour constituer un couple de sonneurs. Cela semble pourtant si facile dès que Dédé la porte à ses lèvres !
À peine moins précoce que le guitariste du fantasque Boby Lapointe (!), André Le Meut, né en 1964 d’une famille paysanne de dix enfants, commence, dès l’âge de quatorze ans, à jouer de l’accordéon chromatique dans les fêtes locales avant d’apprendre le biniou et la bombarde. Curieux de tout, autodidacte, il écoute et observe les musiciens dans les fest-noz et les concerts. En 1986, il entre au bagad Roñsed-Mor de Locoal-Mendon Il en devient le penn-soner (je préfère sonneur en chef, il est des syllabes bretonnes dissonantes en ce jour d’élections !) de 1991 à 2005, et mène le bagad plusieurs fois au titre de champion de Bretagne.
Dédé a grandi en plein dans la période du Revival breton, le réveil de la culture celtique au tournant des événements de 1968, dans le sillage notamment d’Alan Stivell et de Gilles Servat, mêlant le traditionnel au rock électrique.
Sur un plan très personnel, Avec Dédé ressuscite soudain toute une époque de ma jeunesse presque sortie de ma mémoire. Un collègue originaire de Guémené-sur-Scorff m’avait converti alors à cet élan musical. Je me rendis à un concert géant de Stivell au palais des sports de Paris ainsi qu’à une réunion de bagadoù à Lorient. Pis encore, surréaliste même, au bout de la nuit et d’un chemin de terre dans la lande, je me retrouvai dans une grange du pays vannetais. Là, dans une lumière blafarde, quelques autochtones, ayant consommé du chouchen sans modération, écoutaient trois alertes sexagénaires répondant aux doux prénoms de Maryvonne, Eugénie et Anastasie. Certains ont vu Brel en concert (j’en fais partie), moi j’ai vu aussi les sœurs Goadec en fest-noz ! Summum de ma celtitude musicale, je détiens dans ma discothèque de vinyles, des microsillons, outre les pittoresques sœurs, des frères Morvan, de Glenn Mor, et de Jean-Claude Jégat et Louis Yhuel à la bombarde et orgue. De véritables Breizh collectors qui vaudraient peut-être leur pesant de kouign-amann dans les vide-greniers sur la route de Pen-zac gouz gouz la irac ! Quel charlot je fais !
Comme un bain de jouvence, j’ai donc plaisir à suivre le si charismatique Dédé dans le tourbillon de ses rencontres. Je suis presque essoufflé, en tout cas soufflé par son inlassable activité que restitue fort bien le montage rythmé et incisif. Il court, il court notre (plus que) bon barde sans perdre haleine. Comme on sort son pique-nique du coffre de sa voiture, il en extrait une petite valise et prépare sa bombarde. Il accueille les nouveaux mariés à la sortie de l’église, il enseigne sur un parking en plein air à des jeunes avec lesquels il se réfugie précipitamment dans un gymnase … car il pleut parfois en Bretagne. Il s’installe pour un fest-noz, il participe à un modeste concours de sonneurs dans un village, il joue au Stade de France lors d’une nuit celtique où il rencontra sa future épouse.
On assiste à un concert religieux avec l’organiste Philippe Bataille dont voici une Scottish :

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Rencontre fabuleuse qu’il était impossible de savourer, il n’y a pas si longtemps. En effet, la bombarde, instrument du diable, était interdite par l’Église. Les sonneurs, symboles de fête et de beuverie, étaient mal considérés par le clergé jusqu’à parfois être excommuniés. Ce n’est que dans les années cinquante que la bombarde rustique a pu s’associer à l’orgue, instrument d’église par excellence. Chouette, Dédé, t’iras au paradis des musiciens !
Christian Rouaud nous refait le coup du « temps des cathédrales ». Après l’extraordinaire séquence du chœur orthodoxe soulignant l’architecture religieuse de la bergerie clandestine de La Blaquière dans Tous au Larzac, il met en scène avec Dédé et la puissance de sa bombarde un magnifique moment de solennité et d’émotion, d’humour et de suspense également.
Il y a du Tati et la bicoque tordue banlieusarde de Mon Oncle dans la manière de filmer Dédé quittant la tribune pour descendre jouer au milieu du public. Il y a du Hitchcock et du suspense lorsque Dédé doit retrouver son chemin dans le labyrinthe d’escaliers et couloirs jusqu’au buffet d’orgue pour reprendre le morceau … À temps ? D’autant qu’il se trompe de porte, et dans quel état d’essoufflement ?
Dédé est un sonneur d’exception. Le célèbre musicien galicien Carlos Nuñez, joueur de gaïta et flûtiste, le compare à John Coltrane, c’est dire. Mais il n’est pas que cela. Il chante aussi. Cela ne lui suffit pas encore, protéiforme infatigable, il s’intéresse et s’investit dans tout ce qui, de près ou de loin, touche au patrimoine musical breton. Pour cela, il a appris, au cours d’un stage intensif de six mois, la langue bretonne de ses aïeux dont une France jacobine l’avait privée.
Glaneur impénitent, il bat la campagne pour recueillir auprès des anciens la culture orale du Morbihan et la valoriser auprès des générations actuelles. Pour ce faire, il est détaché depuis 2005 aux Archives départementales. Il compile et analyse tout ce qu’il déniche puis le publie sous forme de recueils et d’une banque de données sur Internet. Ainsi, en ethnomusicologue, constate-t-il que plus de la moitié des textes exhumés sont des chansons d’amour … un seul évoque l’inceste. Il est des sujets tabous.
Dédé n’est pas du tout passéiste. Quoique profondément ancré à la paysannerie, à sa terre (le réalisateur lui fait traverser symboliquement un labour), sa quête se tourne résolument vers la modernité. Il visualise sur un ordinateur la tessiture mélodique d’un enregistrement d’une chanson ancienne. Dans une belle séquence de pédagogie, Richard Quesnel, au piano, diplômé de l’université de Cambridge et titulaire de l’Agrégation de musique, littéralement sous le charme, adhère à ses suggestions concernant la réappropriation et l’interprétation d’un morceau.
« Rapprochez-vous » dit Dédé aux jeunes sonneurs en stage de formation avec lui. Dédé aime le contact. Il évoque le temps d’avant : « On avait besoin de son voisin, on travaillait avec lui aux champs, et le soir, on faisait le repas avec lui, puis on chantait et on dansait ». Et aussitôt, il nous transmet une note d’espoir et d’optimisme. La vie associative, aujourd’hui, offre de nouveaux prétextes pour se réunir et la musique permet de prendre du plaisir ensemble, jeunes et vieux. Dans sa logorrhée verbale, je perçois même un « c’est peut-être pour ça qu’il n’y a pas trop de F.N par chez nous » qui fait chaud au cœur à quelques heures de la proclamation des résultats des élections municipales.
« La musique parfois a des accords majeurs/ Qui font rire les enfants mais pas les dictateurs » chantait Lavilliers.
Il ne pleut guère mais on se croirait dans certains moments « en-chantés » des Parapluies de Cherbourg tant Dédé aime aussi, plutôt que parler, fredonner ses conseils et remarques à ses interlocuteurs.

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Que le temps défile vite « bombarde sonnante » avec Dédé ! Quand les lumières se rallument dans la salle, on le quitte presque à regret, comme lorsqu’on vient de faire connaissance d’un nouvel ami.
L’embellie va se poursuivre une heure encore avec la présence de Christian Rouaud lui-même, interrogé par Christophe Kantcheff, rédacteur en chef de la revue Politis. Comme il aime dire souvent à propos de son travail, « les documentaires ne consistent pas à apporter des réponses mais servent à se poser des questions. »

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À travers moult détails et anecdotes, il met en avant les différentes lectures possibles de son film. Au-delà d’un portrait attachant, c’est une œuvre musicale qui dépasse largement la péninsule armoricaine. Christian, cet après-midi, anime sa soixante-neuvième rencontre avec le public d’Avec Dédé, et l’excellent accueil qu’il a reçu dans de nombreuses provinces françaises témoigne sinon de l’universalité, du moins d’une « hexagonalité » de la musique. La preuve en est, d’ailleurs, qu’il eut recours à quelques thèmes bretons pour accompagner la lutte des paysans du Larzac.
Et, pour balayer peut-être l’idée qu’il aurait réalisé là un film mineur, il démontre, en creux, qu’Avec Dédé est un documentaire politique et que son Monsieur Hulot breton est un artiste, un pédagogue, un transmetteur dont la démocratie a besoin.
En dépit de sa distribution chaotique, chers lecteurs, allez à la rencontre d’Avec Dédé s’il vient dans votre région. À défaut, procurez-vous le DVD à sa sortie.
Vous ressentirez peut-être les mêmes frissons qui parcoururent l’échine du petit Rouaud, il y a une soixantaine d’années, quand il découvrit le son de la bombarde et du biniou lors d’un pardon de la saint Yves aux arènes de Lutèce.
La tête toujours pleine de projets, en attendant les financements nécessaires, il commence à tourner avec les comédiens belges de la Fabrique imaginaire. Le film qui racontera une pièce de théâtre en train de se faire, s’appellerait Comment ça s’écrit. Vivement 2015 !

Quand le photographe JeanDenis Robert nous alphabétise …

Je commence cette nouvelle histoire de photographies avec la scène de l’arroseur arrosé.

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Bref, je tire le portrait de JeanDenis Robert qui m’a donné rendez-vous devant la galerie An. Girard, dans le quartier de Montparnasse, pour découvrir sa nouvelle exposition Imagesetabécédaire.

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À vrai dire, mon acte numérique est presque superflu car un autoportrait trône au centre des cimaises.

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Les plus physionomistes de mes lecteurs s’en souviennent peut-être. Je vous l’avais présenté dans mon billet consacré à la sortie du beau-livre PEOPLE de JeanDenis et du poète Per Sørensen (voir http://encreviolette.unblog.fr/2013/03/09/).
Pour être honnête, il se nommait alors Brassaï en clin d’œil (de l’objectif) au grand photographe d’origine hongroise, maître du noir et blanc, à qui la ville de Paris rend hommage, jusqu’en mars, avec l’exposition Brassaï : Pour l’amour de Paris.
Sous la pression de ses amis, JDR a fini par s’identifier au portrait ébouriffant et surréaliste. Il y a un petit air de famille, au moins artistique, non ?
Pour présenter sa nouvelle exposition, je cite en substance quelques éléments de l’avant-propos de PEOPLE que j’eus l’honneur et le bonheur de rédiger. JeanDenis Robert, amoureux de la chine, fouineur de grenier, coureur impénitent des bric-à-brac, met en scène sa collecte d’articles, instruments, ustensiles, outils, colifichets, babioles, bibelots, bricoles, broutilles, troquant leur condition d’objet dérisoire pour le statut plus enviable d’objet d’art.
Ses éléments de langage (artistique), expression à la mode chère à nos politiciens, puisent quelque part à la source de l’humanité. Il semblerait, en effet, que la communication entre les premiers hommes passa probablement par le dessin. Elle perdure avec l’utilisation des pictogrammes notamment dans la signalétique du code de la route.
Notre écriture est alphabétique. Son origine icono-photographique est mystérieuse. A priori, il n’y a pas de rapport entre l’image de la lettre et le son. C’est la différence fondamentale entre l’écriture et le dessin dans notre civilisation occidentale. Lorsque l’émetteur de signe a comme intention de représenter : il dessine ; quand il choisit d’encoder des sons, il écrit.
Fort heureusement, son Hasselblad en bandoulière, Jean-Denis ne prend pas mon jargon linguistique au pied de la lettre. Il ne déroge pas à la fascination que, de tout temps, les abécédaires et les alphabets, véritables histoires sans paroles, ont exercée sur les illustrateurs.
Ainsi, au gré de ses glanes, il met en scène un petit théâtre de mots avec humour, fantaisie, dérision, jubilation, poésie, magie aussi. Il joue avec les lettres et les mots, se joue des mots, crée des mots images, invente des images mots.
Jean-Denis me renvoie à mon enfance lorsque, dans le grenier familial, je feuilletais les vieux albums d’avant-guerre de Benjamin Rabier ou, quand, peu inspiré par la leçon du maître, mon regard s’évadait vers les tableaux didactiques suspendus aux murs.
Rabier commença sa vie professionnelle comme comptable au magasin du Bon Marché à Paris (celui-là même où JDR exposa AZERTYUIOP, l’an dernier !). Mais, très vite, encouragé par le caricaturiste Caran d’Ache, il devint une figure majeure du dessin animalier. Il fut le créateur de la Vache qui rit, et vous ne pouvez pas ignorer son emblématique canard Gédéon. Pour nous alphabétiser et enrichir notre vocabulaire, il réunissait les animaux dans des saynètes savoureuses, aujourd’hui désuètes.
JeanDenis débusque des bibelots de canards et cigale pour illustrer la lettre C. J’affabule peut-être mais La Fontaine aurait aimé la musique même discordante de ces « alpha bêtes ».

RabierAlphabetblog

C

JeanDenis rend hommage aux moines enlumineurs qui, installés dans les scriptoria de leurs abbayes, travaillaient à la plume, notamment sur les initiales ou les lettrines destinées à ouvrir un paragraphe ou un chapitre.

lettreG

G est nul au milieu des mots comme dans sangsue, vingtième, doigt, lis-je en bas de cadre. GaGeure, JeanDenis le rend éléGant !
Il enlumine lui-même, au sens étymologique de mise en lumière, en allumant le F.. !

F

lettre L

J’ai envie d’évoquer Geofroy Tory, également enlumineur à ses débuts, figure incontournable de l’univers du livre à la Renaissance. Imprimeur officiel de François Ier, illustrateur attitré de Du Bellay, créateur de la cédille et de l’apostrophe. Théoricien de la typographie, il eut l’idée de créer des alphabets imaginaires et d’adapter l’anatomie des lettres aux proportions du corps humain dans un remarquable ouvrage poétiquement appelé Le Champ Fleury.
Voici comment ce graphiste avant la lettre expliquait la lettre Q éventuellement sujette à railleries et grivoiserie : « C’est la seule lettre entre toutes les autres qui sort hors de la ligne et la raison est qu’elle n’est jamais écrite sans avoir se joignant un U qu’il va quérir et embrasser par en dessous comme son fidèle compagnon ».
JeanDenis a choisi pour l’illustrer de se saisir d’un élément de son fidèle compagnon de travail, son appareil photographique.

lettre Q

lettre Y

Avec des brindilles et branchages ramassés lors d’une promenade, il nous propose quelques lignes de Y majuscule et minuscule.
Curieux de et dans la nature, Victor Hugo l’était également. Voici ce qu’il écrivit à la suite de voyages dans les Alpes et Pyrénées (1839) :
« En sortant du lac de Genève, le Rhône rencontre la longue muraille du Jura qui le rejette en Savoie jusqu’au lac du Bourget. Là, il trouve une issue et se précipite en France. En deux bonds, il est à Lyon.
Au loin sur les croupes âpres et vertes du Jura les lits jaunes des torrents desséchés dessinaient de toutes parts des Y.
Avez-vous remarqué combien l’Y est une lettre pittoresque qui a des significations sans nombre ? – L’arbre est un Y ; l’embranchement de deux routes est un Y ; le confluent de deux rivières est un Y ; une tête d’âne ou de bœuf est un Y ; un verre sur son pied est un Y ; un lys sur sa tige est un Y ; un suppliant qui lève les bras au ciel est un Y.
Au reste cette observation peut s’étendre à tout ce qui constitue élémentairement l’écriture humaine. Tout ce qui est dans la langue démotique y a été versé par la langue hiératique. L’hiéroglyphe est la racine nécessaire du caractère. Toutes les lettres ont d’abord été des signes et tous les signes ont d’abord été des images.
La société humaine, le monde, l’homme tout entier est dans l’alphabet. La maçonnerie, l’astronomie, la philosophie, toutes les sciences ont là leur point de départ, imperceptible, mais réel ; et cela doit être. L’alphabet est une source ... »
À laquelle JeanDenis boit avec délectation.

lettre M

A

Comme le poète Guillaume Apollinaire, par ailleurs maître du calligramme (mot-valise signifiant Belles Lettres), la Seine l’inspire. Devant le musée d’Orsay, il reconnaît les jambages de la lettre M (comme Mirabeau) dans l’architecture du pont Royal. Il joue sur les échelles de plan avec la dame de fer chère à Gustave Eiffel.
Un coup de D et apparaissent Judith, Rachel, Pallas et Argine, les quatre dames d’un jeu de cartes usagé. Escartefigue fendait le cœur de César, la dame de cœur, héroïne biblique coupa la tête de son amant Holopherne.
Une grue de meccano nous envoie en l’R.

D

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lettre Slettre Z

Deux serpents en bois articulés se chauffent, enlacés, sur une pierre au soleil. Des pâtes s’entortillent. Cela me rappelle les potages au vermicelle de mon enfance. J’en buvais d’abord le jus pour ensuite, avec la cuillère, agencer méthodiquement quelques lettres de l’alphabet.

lettre X

X, attention danger ou alors il faut obtenir le code parental des parents. Un subtil jeu d’ombres révèle sur le panneau le regard aguichant d’une femme.
Lorsque la lettre est évidente surgissant dans le paysage, l’artiste l’enjolive par un travail maîtrisé sur la couleur et la matière. C’est le cas du … K :

lettre K

lettre P

Les lettres sont partout, phonétiquement dans une hache, morphologiquement dans une collection de Pulvérisateurs insecticides. Cela me renvoie à mon tournage sur le dessinateur Franck Margerin. Une accumulation de pompes Fly-tox de nos grand-mères tapissait la cage d’escalier du pavillon de banlieue du créateur de Lucien.
Je vous pompe l’air ? Avouez pourtant qu’on jubile de l’infantilisation exercée par JeanDenis.
Chacune de ses lettres éveille de multiples images, suscite des impressions visuelles, sonores, olfactives, exhume des souvenirs.
Tiens, je vous en offre encore une petite dernière, la dernière lettre apparue dans notre alphabet. En effet, bien qu’utilisé depuis le XVIIe siècle, le W n’était pas encore considéré comme lettre à part entière dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1935. Auparavant, les quelques mots en W prenaient place à la fin de la section consacrée à V. On le définissait comme une consonne appartenant à l’alphabet de plusieurs peuples du Nord, employée en français pour écrire des mots empruntés aux langues de ces peuples.
Il me plait de l’évoquer à cause du livre étonnant de Georges Pérec, W ou souvenir d’enfance, une double histoire imaginaire qui commence par un récit à la première personne de Gaspard Winckler avant de laisser brusquement place à une description de la société W dans une île de la Terre de Feu.
Son titre conviendrait bien à la démarche de JeanDenis Robert, notre chercheur de trésors, si le texte ne cachait pas finalement la terrible réalité des camps de concentration.
Pour illustrer le W, JeanDenis a redonné vie à une antique machine à écrire, ancêtre des claviers numériques d’aujourd’hui.

Lettre W

Maintenant que l’on maîtrise correctement l’alphabet, il nous propose des rébus. Amateurs de voyages extrêmes, destination Kaboul et Beyrouth en toute sécurité.

17-Kaboul

18-Beyrouth

Un peu plus abstraitement, dans l’esprit de sa galerie de portraits de PEOPLE, le photographe conjugue des atmosphères. Quelques pièces patinées d’une ménagère sur le beau marbre veiné du château de Nogent-le-Roi (où il exposa) exaltent la passion amoureuse et sa « faim d’Elle ».

23-Faim-delle

5-Embrassons-nous

Parfois même, il n’est pas nécessaire que les mots sortent de la bouche. Ainsi les lèvres écarlates de la fontaine Stravinsky de Jean Tinguely et Niki de Saint-Phalle, à proximité du centre Beaubourg, sont une offrande au baiser.
Embrassons-nous, l’invitation est d’autant plus symbolique qu’en arrière-plan, surgissent des photographies géantes tirées du projet Face 2 Face du « street artist » JR. Il mitrailla des Israéliens et des Palestiniens avant que ceux-ci collent leurs portraits côte à côte sur le mur qui sépare leurs deux pays.
Je pense aux Voyelles de Rimbaud :

« I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes … »

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19-Trouville

Abandonnant les lettres et les mots, pas très loin des synesthésies baudelairiennes, JeanDenis Robert nous invite au voyage, le luxe et la volupté de Vérone et Venise.
J’opte, bon sang du normand que je suis ne saurait mentir, pour le calme de Trouville, une station balnéaire qui m’est chère depuis un tournage avec le photographe John Batho sur ses parasols et ses nageuses (voir billet du 16 septembre 2009 Croisière dans la couleur).
JeanDenis l’imagine avec une petite gare comme celle du train électrique de mon enfance installé dans le grenier familial, et une collection de coquillages ayant appartenu à papa Robert, le réalisateur de La Guerre des boutons, la vraie, celle de 1961.
Vous n’allez pas me croire, mais, à cet instant, dans la galerie, entre … Tigibus alias Martin Lartigue (voir billet du 27 septembre 2011).
Cela dit, JeanDenis Robert est de moins en moins le fils de, et trace une route artistique (toujours plus) enchantée, en explorant des voies nouvelles comme le suggère l’ultime cliché de l’exposition.

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Mon Festival du film britannique de Dinard 2013

Mardi 1er octobre, après avoir fait l’impasse sur l’édition 2012 pour raisons familiales, je mets le cap sur la côte d’émeraude pour assister au 24e festival du film britannique de Dinard.
Tandis que je franchis le barrage de la Rance, un minuscule rayon de soleil troue subitement le ciel désespérément chargé, signe précurseur d’une météo réjouissante qui nous accompagnera tout au long de la semaine. Vous savez bien que ce sont les mauvaises langues qui prétendent qu’il pleut toujours en Bretagne

Mon Festival du film britannique de Dinard 2013 dans Histoires de cinéma et de photographie dinard2013blog1

Ouf, tant mieux, car rien n’est plus désagréable que de se tremper sous la pluie en attendant l’ouverture des portes des salles de projection. D’année en année, les queues de spectateurs s’allongent et l’attente se prolonge malgré la possession d’une carte pass, obtenue en juin avec de plus en plus de difficulté.
En cette veillée d’armes, je retire justement le précieux sésame à l’accueil du palais des arts et du festival (PAF) ainsi que le package (tolérez les anglicismes pour l’évocation d’un événement dédié au cinéma britannique) du festivalier comprenant le catalogue, la grille des programmes et l’affiche de la manifestation.

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L’affiche, un brin victorienne, est l’œuvre de Jean-François Rozier, spécialiste de l’hyperphoto, un concept consistant en un assemblage de plusieurs clichés pris au téléobjectif.
Ainsi, chaque partie de la photo offre une netteté optimale mêlant l’infiniment grand et l’infiniment petit dans un même cadre.
La présence surprenante, à première vue, d’un ours dans le champ s’explique par la toponymie de la ville, Dinard provenant en breton de din, colline, et arz, ours. Rien à voir avec les ursidés slovènes d’Ariège qui ont encore fait des leurs en provoquant le dérochement de quarante brebis à l’estive où j’ai tourné cet été (voir billet Là-haut … Amédée Soucasse du 25 août 2013) !
En revanche, je me régale, en ce premier soir, d’un foie gras et d’un parmentier de confit de canard dignes justement du terroir ariégeois. Ainsi repu, je peux organiser avec lucidité (?) mon programme du lendemain sachant que je souhaite voir en priorité les six films en compétition pour le Hitchcock d’or, récompense suprême du festival, et que le bon « timing » pour accéder à la place de mon choix (question de longueur de jambes !) est de se présenter environ une heure avant le début de la séance.
Pour tempérer l’ire des festivaliers de plus en plus mécontents,  les organisateurs ont décidé, cette année, de projeter tous les films de la compétition et quelques avant-premières dans deux salles en même temps.

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Mercredi 2 octobre, 9h 30 : après un bonjour à Alfred, je me dirige le long de la plage de l’Écluse vers le Balnéum, une nouvelle salle de projection au sous-sol du PAF, qui remplace désormais la bulle Hitchcock définitivement dégonflée.
Dans la queue, plein de visages ne me sont pas inconnus, des fidèles du festival bien sûr. Cela facilite les conversations pour tromper l’attente. On se remémore avec un brin de nostalgie (il paraît que c’est le dénominateur commun de la programmation de cette année) de beaux moments cinéphiliques des éditions passées; éternelle litanie,on se lamente aussi évidemment sur la difficulté croissante pour obtenir les précieuses cartes pass. Aucun souci pour mon camarade et moi, nous sommes … les premiers au guichet.
Allez, s’ouvre le 24e festival du film britannique de Dinard dont la bande annonce, instantanés de quelques succès passés, est projetée au début de chaque séance.

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Au programme ce matin, Spike Island, un film de Mat Whitecross qui nous avait déjà régalés ici en 2010 en signant Sex&Drugs&Rock&Roll, un biopic de Ian Dury, un rocker britannique célèbre dans les années 1970 avec son groupe The Blockheads.
Cette fois encore, le réalisateur plonge dans l’univers musical en nous contant la virée de cinq lycéens un peu branleurs de Manchester, eux-mêmes membres d’un petit groupe de rock indépendant Shadowcaster, pour se rendre au concert mythique que donnèrent leurs idoles, le groupe des Stone Roses, le 27 mai 1990, à Spike Island.
Cela ne vous rappelle rien les Stone Roses emmenés par leur chanteur Ian Brown ? Alors, écoutez :

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I Wanna Be Adored, je veux être adoré, … et dans le film, j’adore d’emblée les jeunes fans qui reprennent cet immense succès. Il fait déjà chaud au Balnéum, au propre comme au figuré.
Mat Whitecross montre une nouvelle fois sa virtuosité à faire bouger sa caméra, dès qu’il s’agit de filmer de la musique rock, empruntant même quelques codes à la bande dessinée.
Il ne faut cependant pas réduire le film à sa seule dimension musicale. C’est aussi une histoire d’amitié entre les cinq adolescents, singulièrement mise à mal dans leur road movie de soixante-douze heures pour rejoindre Spike Island et obtenir les indispensables billets d’entrée au concert.

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C’est encore, en toile de fond, une esquisse de l’Angleterre thatchérienne et de sa jeunesse désargentée, désespérée, recourant parfois à quelques paradis artificiels. L’action se déroule notamment à Manchester dans les quartiers ouvriers en briques rouges noircies dont sont originaires aussi bien les Stone Roses que leurs fans. C‘est sale et pourtant chaleureux.
Spike Island, c’est aussi l’île éponyme, située dans l’estuaire de la Mersey, au nord-ouest de l’Angleterre, sur laquelle s’amassaient de nombreuses usines chimiques extrêmement polluantes. Au pied des cheminées de centrales, la sympathique bande de jeunes vit un moment de bonheur intense en entendant (sans les voir et pour cause, c’est l’argument du film) leurs idoles. Explosion de mélo, leur chef Tits et la craquante Sally interprétée par Emilia Clarke, connue pour son rôle dans la célèbre série Game of Thrones, ont envie de s’adorer sous le ciel étoilé d’un feu d’artifice.
Le soleil brille à Dinard, d’ailleurs George Harrison chante même Here comes the sun dans les enceintes installées le long du tapis rouge qui mène vers le Palais du festival. C’est là que je vois en début d’après-midi The Sea, second film de la compétition officielle.

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Ce n’est pas l’homme qui prend la mer mais c’est la mer qui prend l’homme ! Premier long-métrage du réalisateur Stephen Brown, The Sea raconte les tourments de Max, un historien d’art spécialiste du peintre Pierre Bonnard, qui, suite au décès de son épouse, revient dans un petit village au bord de la mer d’Irlande où il passait ses vacances dans son enfance. Il se souvient alors d’un certain été durant lequel il vécut son éveil à la sexualité ainsi qu’une terrible tragédie.
Cela pourrait peut-être s’intituler La mémoire et la mer comme la magnifique chanson que Léo Ferré composa dans sa demeure de l’île du Guesclin, non loin de Dinard, entre Saint-Malo et Cancale.
Le film souffre de sa lenteur ou de sa langueur océane, à moins que ce ne soit une de ses qualités. Le récit est construit sur une alternance entre instants du présent et moments du passé, ces derniers étant traités avec des images superbement lumineuses, presque surexposées (comme une peinture de Bonnard ?).
Aux côtés de Charlotte Rampling, Ciaràn Hinds, dans le rôle de Max, accomplit une performance remarquable qui, à elle seule, justifierait presque de recommander ce film intimiste.

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Contrairement à mon habitude, je n’attends pas la fin du générique et sors en trombe de la salle pour … me glisser dans la file d’attente de la projection suivante. Eh oui, à Dinard, la vie de festivalier n’est pas une longue mer tranquille !

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Au programme, troisième film en lice pour le Hitchcock d’or, The Selfish Giant (Le géant égoïste) de la réalisatrice plasticienne Clio Barnard qui s’est inspirée lointainement d’un conte d’Oscar Wilde.

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Petit clin d’œil à Claude Sautet et Romy Shneider, après Max (de The Sea), voici les ferrailleurs : Arbor et Swifty, deux gosses issus d’un quartier populaire de Bradford, au nord de l’Angleterre.
Ce conte crasseux commence comme un roman de Dickens : lors d’une virée nocturne à cheval, les deux adolescents surprennent deux voleurs de câbles dont ils subtilisent le butin.
Ils comprennent très vite tout le parti qu’ils peuvent tirer de la fauche de métaux usagés en les refourguant à Kitten, le ferrailleur du coin, moyennant quelques sous.
Virés de l’école, ils ont bientôt tout loisir de battre la campagne environnante de Bradford avec un cheval et une charrette pour une ruée vers le fer qui s’avèrera, l’appât du gain aidant, de plus en plus dangereuse, et même tragique.
Sur fond d’évocation d’une Angleterre profonde misérabiliste, la réalisatrice narre l’amitié entre ces deux jeunes mal assortis: d’un côté Arbor, un petit nerveux, rebelle à toute forme d’autorité, obnubilé par l’idée de monnayer ses larcins, et de l’autre, le rondouillard et débonnaire Swifty, dont les racines gitanes expliquent peut-être son don de « murmurer à l’oreille des chevaux ». Le géant égoïste, Kitten le ferrailleur, joue de leurs différences pour creuser un fossé entre eux afin de les exploiter.
Faut-il reprocher à la réalisatrice le sentiment de déjà vu qui se dégage de son film, sachant qu’effectivement, on pense immédiatement au cinéma social de Ken Loach et notamment à Kes. Je trouve pour ma part, qu’il s’agit au contraire d’un beau compliment dans la lignée de l’accueil que le film a reçu à Cannes, en mai dernier, à la Quinzaine des réalisateurs.
En homme d’image que je fus (et que je suis encore parfois) je suis séduit par la caméra virevoltante de Clio Barnard ainsi que par l’esthétisme presque poétique des paysages post-industriels.

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Au-delà de la violence sociale qu’elle décrit, Clio Barnard apporte, conte oblige, une touche de tendresse et de merveilleux à travers l’amour de Swifty pour les chevaux qui finit par séduire aussi Arbor.
Je suis conquis aussi par le jeu des deux adolescents et, en particulier, l’énergie dévastatrice du petit blondinet Conner Chapman.
Sur un sujet assez proche, le cinéma français n’a pas été capable, à ce jour, de produire un film aussi efficace sur les émeutes de Clichy-sous-Bois qui conduisirent, il y a cinq ans, à l’électrocution de deux adolescents.
Bref, vous comprenez pourquoi je dépose le coupon « j’ai beaucoup aimé » dans l’urne recueillant les votes du public à la sortie de la salle.

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Sur les marches du palais, je surprends Elliott Titensor, le chef de bande des fans des Stones Roses dans Spike Island. Cela se vérifie encore, à Dinard, particulièrement les acteurs britanniques sont très disponibles avec le public.
Il est temps bientôt de nous retrouver, face à la mer, au premier étage du Café Anglais tenu par Franck et Vincent, deux frères très sympathiques. Pour ne pas déroger à nos habitudes festivalières, nous nous régalons d’une savoureuse choucroute de la mer arrosée d’un gouleyant Riesling. Si indigestion, il doit y avoir, elle provient des refrains des Beatles qui tournent en boucle dans l’avenue au-dessous.
Trois zéro, c’est un nanar de Fabien Onteniente, c’est aussi le score à la mi-temps du match de ligue des champions entre le PSG et l’équipe portugaise de Benfica, retransmis sur l’écran derrière le comptoir. Ne vous moquez pas, cinéma et football font parfois bon ménage, je vous le prouverai bientôt.
Profitons de la vie car tout le monde doit mourir… Everyone’s going to die, c’est ce film qui conclut ma première journée de festival. Un drôle de titre, avant d’aller dormir, pour un drôle de film : un film d’amour sans amour, un film de gangsters sans gangsters !

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Deux âmes paumées, une dernière chance ! On se retrouve encore dans une station balnéaire. Il ne m’arrive pas tant d’aventures au bord de la mer.
Mélanie, une jeune femme allemande qui se trouve là pour être près d’un fiancé fantomatique, croise dans une cafétéria, Ray, un type divorcé, un peu louche, on ne sait pas pourquoi, qui vient voir sa famille suite au décès de son frère. Il manque vingt pences à Mélanie pour régler son café. Ainsi va la vie …
C’est un film irracontable qui peut apparaître ennuyeux en racontant l’ennui et la vacuité de leur vie mais sont-ce les profiteroles que j’ai mangées au dessert, j’entre volontiers dans cette histoire sombre, loufoque, sans avenir et pourtant… Il y a un petit côté « frères Coen » avec les deux personnages déjantés. Ainsi Ray laisse échapper de son veston, un revolver qui explose le pauvre chat (Reservoir Cats ?) ; finalement, n’est-ce pas une bonne nouvelle puisque les chats ont la chance de connaître neuf vies, et le frère de Ray est donc possiblement réincarné.
J’aime le jeu minimaliste de Rob Knighton dans la peau de Ray, juste un peu énervé quand il s’agit d’ouvrir ses petites boîtes de lait (!) ou qu’il tombe systématiquement sur une publicité de rencontres gays lorsqu’il allume sa télé. Mélanie alias Nora Titschner est magnifique.
Je glisse ma vignette « j’ai bien aimé » dans l’urne, je ne suis pas certain que la majorité des spectateurs partagent mon avis.

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Jeudi 3 octobre : la pluie fait des claquettes sur les vitres de la maison. Au petit déjeuner, café et marmelade d’oranges au désespoir de mon camarade qui a acheté spécialement pour moi une plaquette de beurre doux. J’adore le beurre salé breton sauf …
Dépêchons-nous pour profiter de la zone abritée de la file d’attente. Amusé, je tends l’oreille, une Dinardaise bon chic bon genre confie (à la cantonade ?) sa vive réprobation sur le choix d’Éric Cantona comme président du jury du festival. Pourtant, l’ancien footballeur que les kops de Grande-Bretagne surnommèrent King Eric, mène, depuis qu’il a raccroché les crampons, une carrière au cinéma avec un certain bonheur. Il a joué dans des films populaires comme Le bonheur est dans le pré et Les Enfants du marais ainsi que dans un remake du Deuxième souffle. Le grand Ken Loach lui a fait interpréter son propre rôle dans Looking for Eric, présenté au festival de Cannes. Depuis un an, Cantona propose une série d’excellents documentaires sur les grands derbies du football. Le dernier Looking for Athens évoque la rivalité entre les deux clubs phares de la capitale hellène sur fond de crise grecque. Alors même s’il fut Picasso dans les marionnettes des Guignols, ce n’est pas un « peintre » au cinéma. Et pour clore le bec à ma voisine, Lino Ventura fut bien catcheur avant de débuter dans Touchez pas au grisbi.
Au programme ce matin, Believe de David Scheinmann ! Encore du foot, qui plus est à Manchester, là même où Cantona construisit sa légende !

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Georgie 11 ans, un gosse de la classe ouvrière qui a besoin de quelques livres pour payer les frais d’inscription à la Manchester Football Junior Cup, dérobe le portefeuille de Sir Matt Busby. Beaucoup de spectateurs dans la salle ignorent qui est ce vénérable septuagénaire (moi je sais, la la la !).
Un flashback nous montre, trois heures auparavant, Georgie jonglant dans son salon devant une vidéo de son idole, le légendaire footballeur brésilien Pelé, tandis que M. Busby, tout en se préparant pour un enterrement, surprend sur son petit écran, un reportage qui le concerne à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire.
Matt Busby est une légende du football britannique et, en particulier, du club de Manchester United. Sous ses ordres, l’équipe mancunienne devint championne d’Angleterre dans les années 1950 avec une bande de jeunes joueurs talentueux qu’on surnomma même les Busby babes. Elle était promise à un avenir radieux lorsque, le 6 février 1958, au retour d’un match à Munich, huit joueurs périrent dans un crash aérien. Sir Matt survécut à la catastrophe et MU devint en 1968 le premier club anglais à remporter la coupe d’Europe des clubs champions.
Sur toile de fond de ce tragique accident, le réalisateur nous narre un conte tendre et émouvant. Dans la poursuite de son voleur, à travers les rues et centres commerciaux, Matt Busby découvre la virtuosité de Georgie à manier un ballon, voire même tout objet de forme ronde. Il se propose alors de prendre sous sa coupe Georgie et ses copains et de les « manager » comme autrefois avec ses Busby babes.
Les épreuves au propre comme au figuré seront nombreuses avant le happy end car Georgie, outre son habileté avec les pieds, est un brillant élève en passe d’obtenir une bourse pour la très chic Lancashire Grammar School.
Foot et études semblent incompatibles. Au « le savoir s’ose » du docteur Farquar, Busby oppose son Belie(eee)ve, Crois !
David Scheinmann nous offre un plan profondément émouvant lorsque dans la brume d’un terrain de banlieue où s’entraînent les jeunes pousses de Sir Matt,, surgissent les fantômes des vrais Busby babes. Brian Cox dans le rôle de Matt Busby est magistral. Est-ce un hommage au roi Pelé mais la bande son constituée de batucadas brésiliennes est une heureuse trouvaille.
S’il existait un palmarès pour les films en avant-première, nul doute que Believe ne serait pas loin de rafler le prix du public.
Ça donne la pêche ce genre de film, pour un peu, je shooterais dans la première boîte de bière à portée de mes pieds, sur le chemin de la brasserie le Cancaven où je me restaure d’un sandwich américain.
Pas de temps à perdre, en effet, il faut déjà se glisser dans la queue pour la projection de Titus de Charlie Cattrall, cinquième film en compétition.

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En ouverture, Hussam Hindi, directeur artistique du festival, qualifie Titus d’OFNI (objet filmique non identifié), une œuvre fragile qu’il faut défendre. Alors, je la recommande ardemment.
Titus raconte la déchéance d’un génial saxophoniste de jazz. Camé, il vit dans la banlieue londonienne au crochet de Marina qui le soutient, mais il ne parvient pas à retrouver le feu sacré pour la musique, sa seule raison d’exister. Pour sa fille qu’il a quittée alors qu’elle n’avait que dix-huit mois, il va jouer une dernière fois.
Nous ne savons qu’à la fin du film qu’il souffre d’un cancer du larynx et qu’il va mourir. Le dernier plan dans sa baignoire, identique au premier, laisse suggérer un flas-back.
Titus n’est pas un film qui se raconte mais une œuvre qui se ressent, qui vous traverse les veines comme l’injection que s’administre le héros.
L’image d’un noir et blanc profond avec quelques effets expérimentaux est splendide. L’acteur Ron Cephas Jones et sa vraie fille Jasmine sont remarquables. La musique, évidemment, porte le film avec en point d’orgue, la séquence dans le club avec un envoûtant morceau d’Archie Shepp.
J’ai adoré Titus, un excellent film pas uniquement pour ceux qui aiment le jazz.
Encore sous le charme, il me faut reprendre la queue dehors pour en finir avec la sélection des films en compétition. Et qu’apprends-je ? Pendant que nous visionnions leur film, Charlie Cattrall, le réalisateur de Titus, et le scénariste Nico Mensiga prenaient en charmante compagnie, un bain en tenue d’Adam sur la plage de l’Écluse.
Je trouve une place pour étendre confortablement mes jambes. Heureusement car Hello Carter, le premier long-métrage de Anthony Wilcox, ne va pas me passionner.
En l’espace d’un an, Carter a perdu son travail, son appartement et sa petite amie. Il semble essentiellement préoccupé de reconquérir son ex-girlfriend. Pour cela, il se lance dans une folle poursuite, embarquant avec lui les plus improbables complices dans sa traversée de Londres.
Mon ennui provient peut-être simplement qu’après Spike Island et Everyone’s going to die, Hello Carter décrit (avec moins d’humour) une fois encore une envie d’ailleurs, un désir de prendre un nouveau départ dans un quotidien difficile, une situation malheureusement de plus en plus banale en cette époque de crise.
À la sortie, je me console très vite. Je fais connaissance enfin en chair et en os avec Renée Bonneau. Outre qu’elle soit une de mes lectrices assidues, elle est surtout écrivain de romans historiques sur fond d’intrigues policières. J’en ai évoqué ici quelques-uns, Meurtre au cinéma forain, sur les pas de Méliès (billet du 1er mars 2012) et du cinéma d’arrière grand-papa, ainsi que deux « pol’arts », Nature morte à Giverny et Sanguine sur la butte (billet du 2 avril 2013). C’est Dinard et Hitchcock qui nous ont rapprochés : en effet, tandis que je vous procurais quelques Sueurs froides (billets des 18 mai et 30 juillet 2008) avec la découverte d’un mystérieux cadavre dans un terrain vague de la station balnéaire, Renée commettait Séquence fatale à Dinard, un roman policier (malheureusement épuisé) sur fond de … festival du film britannique.

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Comme dans un roman d’Agatha Christie, les deux présumés coupables de ces écrits devaient tôt ou tard se retrouver ! Lavés de tout soupçon, nous avons des projets en commun … ! Oserais-je prétendre (pour le plaisir respectueux du calembour) que j’appartiens désormais à la bande à Bonneau ?
Pour éviter tout interrogatoire fastidieux, je vous avoue que ce soir-là, je me régale au Grill de la Croisette Côté Soleil (vous voyez qu’il brille en Bretagne !), d’une salade tiède de raie aux câpres et d’une poêlée de noix de Saint-Jacques.
Menu succulent et suffisamment léger pour ne pas somnoler plus tard devant l’enquête emberlificotée de Sherlock Holmes, un film de Guy Ritchie projeté dans le cadre de la Carte blanche au directeur de la photographie Philippe Rousselot.
Après qu’une série de meurtres rituels ait ensanglanté Londres, Holmes et son acolyte Watson réussissent à intercepter le coupable, Lord Blackwood. À l’approche de son exécution, ce sinistre adepte de la magie noire annonce qu’il reviendra du royaume des morts pour exercer la plus terrible des vengeances.
Question à Sherlock, y a-il vraiment un rapport avec ses aventures écrites par Conan Doyle ? Scénario endiablé, combats d’arts martiaux, courses poursuites, effets numériques, une reconstitution de Londres superbe, bravo au travail de Rousselot (le film est projeté pour cela), on passe un bon moment, mais je préfère entendre aboyer le chien démoniaque des Baskerville.
Vendredi 4 octobre 9 heures, retour au Balnéum pour une avant-première : toujours pas de beurre salé au petit dej’ mais une copieuse cuisine indienne avec Jadoo de Amit Gupta. Ce n’est peut-être pas le sujet idéal pour ma voisine victime d’un début de gastro.

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Le film s’inspire de la vie réelle du réalisateur dont la maman tient toujours un restaurant à Leicester. Il narre la rivalité entre deux frères chefs cuisiniers qui, au cours d’une de leurs nombreuses disputes, déchirent en deux le livre familial de recettes. À la suite de cela, ils en récupèrent chacun la moitié, l’un gardant les entrées et l’autre les plats de résistance, puis ils ouvrent deux restaurants face à face, dans la même rue. Il leur faut attendre dix ans avant que le mariage de la fille de l’un d’eux soit l’ingrédient miracle dans leur réconciliation
Je ne me sens pas en terre culinaire inconnue car, il y a quelques années, pour les besoins d’un film sur un lycée hôtelier, je dus tourner une séquence sur le pliage des samoussas, c’est tout un art qu’on enseigne dans certaines écoles en Asie.
Dans cette comédie familiale, la nourriture, après avoir été motif de rupture, devient source de guérison. C’est tendre, souvent amusant, parfois émouvant. Je reste cependant un peu sur ma faim … que je calme au Café Anglais d’un boudin aux pommes.
En dessert, j’aurais volontiers mangé une part du gâteau d’anniversaire offert à Shane Meadows juste avant la projection de son documentaire The Stone Roses : Made of Stone.
Considéré comme l’un des plus talentueux de la jeune génération de cinéastes britanniques, Shane entretient une histoire d’amour avec le festival de Dinard qu’il fréquente assidûment depuis dix ans. Il décrocha en 2004 le Hitchcock d’or avec Dead Man’s Shoes. Il offre régulièrement sa dernière production en avant-première au public dinardais. Happy birthday Shane reprend en chœur la salle !
Cette année, il présente donc The Stone Roses : Made of Stone, un documentaire mêlant des images d’archives sur un des groupes les plus adulés de l’histoire de la musique britannique, et un reportage sur sa résurrection en 2012. Un excellent complément donc à Spike Island !
Pour l’anecdote, Shane nous confie même que c’est en atterrissant à l’aéroport de Dinard pour l’édition 2011 du festival, qu’il apprit que le groupe le chargeait de filmer son second coming.
Présent fréquemment dans le champ de la caméra, on le voit très ému quand il filme les répétitions. Gamin, il vécut en immersion dans la musique des Stone Roses, sans les voir une seule fois en concert, faute d’argent.
Shane montre tout son talent de documentariste notamment dans une séquence d’anthologie où il interroge dans la rue des fans de la première heure (avec parfois leur progéniture) tentant d’obtenir le précieux billet pour le concert surprise au Parr Hall de Warrington. Il saisit tout le bonheur et l’émotion dans leurs yeux, la déception aussi de certains d’entre eux.
Il surgit encore à l’écran, dans sa chambre d’hôtel, nous informant qu’il tourne peut-être là la conclusion du film en raison des chamailleries qui menacent de diviser le groupe (une pierre donc friable). Heureusement le batteur Reni revient à de meilleurs sentiments, et nous pouvons vivre la liesse de la tournée européenne (on aperçoit même Cantona lors du concert aux Nuits de Fourvière, et Bruce Springsteen) avec en point d’orgue final, l’immense rassemblement de Heaton Park où 75 000 fans répondent au vœu d’Ian Brown : I wanna be adored.
Pour un peu, on se lèverait aussi dans la salle pour se trémousser.

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Poussé par les Alizés (ainsi se nomme le cinéma de Dinard), je mets le cap vers la salle Bouttet pour une autre avant-première : Uwantme2killhim? d’Andrew Douglas. Un titre bizarre pour les non initiés aux pseudos et à l’écriture phonétique des chats.
Vaguement fondé sur une histoire qui s’est réellement produite en Angleterre, le film est un cyber thriller qui nous plonge dans les travers les plus sombres de l’Internet. Il montre comment Mark, un lycéen apparemment d’excellente réputation, est entraîné dans le monde complexe et dangereux des salons de discussion en ligne. Mark y rencontre Rachel (interprétée par la belle Jaime Winstone qui fut membre du jury du festival, il y a quelques années) et noue bientôt avec elle une relation virtuelle passionnée. Il se prend aussi d’amitié « facebookienne » avec John, le frère de la belle, persécuté au lycée par ses camarades. Cela se complique lorsque Rachel est assassinée par son vrai compagnon dans la vie. La santé mentale de Mark se dégrade tellement qu’il tente de poignarder son ami John. Surgit alors, toujours en ligne, Janet, un mystérieux agent des services de renseignements du MI5. Au final, on nous révèle que tout cela est du pipeau dramatique et que John a orchestré toute une manipulation en se cachant derrière plusieurs pseudos, ainsi Rachel et Janet n’ont jamais existé. Je simplifie car c’est bien plus compliqué et sophistiqué que cela !

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Le réalisateur Andrew Douglas nous amène avec beaucoup de virtuosité à réfléchir sur la question de l’identité à travers internet, un monde vertigineux de portes fermées et « d’amis » masqués, et au-delà, sur la culture en ligne et ses effets sur la vie des jeunes générations (et peut-être des moins jeunes ?).
Jeunes gens, croisez les doigts devant votre clavier pour que vos parents ne voient pas ce film haletant, sinon ils risquent de vous supprimer illico l’accès à facebook et autres « réseaux sociaux ».
Vent contraire vers (la salle) Alizés pour une séance de nuit. L’attente se prolonge sans que l’on en soit averti, en fait pour cause de projection privée réservée aux généreux sponsors du festival.
Traditionnellement, dans la programmation du festival figure un film à classer dans le genre horreur. Ne vous sauvez pas ! Bien que je ne sois pas un fanatique, j’ai vu dans de précédentes éditions, quelques joyaux comme Severance, Eden Lake et Black Death.
Le film en avant-première de Kevin Macdonald How I live now appartient-il à ce genre ? Il consiste durant un long moment (presque de mélo) en une parenthèse enchantée avec Daisy, jeune américaine de seize ans, qui passe pour la première fois ses vacances chez ses cousins dans la campagne anglaise. Ça rit, ça joue et bientôt on s’aime … lorsque éclate brutalement la Troisième guerre mondiale. Ce ne sont pas des farfadets ou korrigans qui envahissent la lande mais des mystérieux militaires casqués et armés (on ne les voit jamais de près) qui sèment la terreur avec une violence inouïe. Ils ont même recours, tiens donc, aux armes chimiques en polluant eau et aliments. De mystérieux haut-parleurs distillent des consignes à la population pour échapper au massacre.
Comment vit-on maintenant ? Daisy et sa petite cousine (une rouquine trognonne) fuient et survivent dans une forêt. La séquence de leur retour au village est horrible : des chiens roux irradiés à moins que ce ne soient des renards errent au milieu d’un alignement de corps enveloppés dans des linceuls en toile. Kevin Macdonald ne montre guère finalement l’horreur, juste trois ou quatre scènes, mais il parvient à créer l’effroi à travers l’errance des deux cousines et la bande son off. L’ennemi est là autour. Le pire, c’est que sa fiction est en réalité presque plausible.
Le film s’achève sur une « half » happy end, je ne ferai pas de cauchemar cette nuit quoique …

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Samedi 5 octobre : c’est le dernier jour du festival, du moins en ce qui me concerne. N’en déduisez pas que je suis contre le travail de festivalier le dimanche !
Week-end oblige, les files d’attente s’allongent. Les « actifs » sont arrivés ; ils nous sollicitent pour qu’on les renseigne sur les films à ne pas manquer. Pour ma part, par rapport à ceux en compétition, je réponds : Titus et The Selfish Giant.
Ce matin, je m’intéresse à la compétition des courts-métrages. Le public est amené à voter pour un des six films d’étudiants de la FEMIS (École Nationale Supérieure des Métiers de l’Image et du Son) et de la FNTS, son homologue britannique. Mon choix dicté par aucun chauvinisme se porte sans hésitation sur Trucs de gosse d’Émilie Noblet, un film qui se déroule dans un cinéma.
Le point de départ est simple : Julie partage sa vie entre la fin de ses études et un boulot d’agent d’accueil dans un multiplex parisien. Un soir, en plein travail, son chemin croise celui de Matthieu qui vient tout juste d’être embauché. Vous pouvez deviner ce qui se passe entre les chariots bourrés de sacs de pop corn. C’est drôle, léger, plein d’humour, bien interprété, et surtout, plein de clins d’œil astucieux au cinéma dans tous ses états, publicité, comédie musicale, mélo etc…
J’accorde aussi une mention à ZI, un film britannique dérangeant où Max, pas libre du tout à cause de la désunion de ses parents, se comporte étrangement en mordant férocement père, chien et médecin.
Je termine ma semaine cinématographique (en beauté ?) avec About time de Richard Curtis, scénariste en d’autres temps de Quatre mariages et un enterrement et Coup de foudre à Notting Hill. Cette fois, pour sa comédie, il utilise la science-fiction : le héros principal Tim Lake apprend, à sa majorité, par son père que tous les hommes de la famille maîtrisent depuis des générations la capacité de voyager dans le temps. Tim ne peut changer l’histoire, mais il a le pouvoir d’interférer dans le cours de sa propre existence passée ou à venir. Il va en profiter au maximum pour arranger sa vie amoureuse.

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Ce subterfuge est le prétexte à trousser une chouette comédie romantique truffée de scènes paradoxalement bien moins improbables qu’il n’y paraît. Richard Curtis nous fait prendre conscience que l’ordinaire peut être extraordinaire si on prend la mesure de la fugacité de l’existence.
Les acteurs sont excellents avec une mention à Domhnall Gleeson, encore un rouquin qui devient beau tellement sa sympathie et son humour nous confondent.
Il est presque 16 heures. How I eat now ?

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À la crêperie Côté mer, je choisis une galette aux noix de Saint-Jacques. Elle est pas belle la vie de festivalier ? ( !)
Bientôt, membres du jury, acteurs, réalisateurs et producteurs foulent le tapis rouge jusqu’au palais du festival pour la proclamation du palmarès.
Gardiens de la paix français et policemen british assurent une sécurité très cool malgré le portrait inquiétant que je tire d’un presque sosie de L’Irlandais (celui qui inaugure la bande annonce du festival). Je m’attends même à ce qu’il éructe : What a beautiful fucking day !

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Sa majesté King Eric, président du jury, fait le service minimum devant les flashes. Hippolyte Girardot et la délicieuse Alice Eve sont plus chaleureux.

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Ô surprise, Conner Chapman et Shaun Thomas, les deux adolescents de The Selfish Giant, arrivent enlacés, presque mal à l’aise dans leur tenue de cérémonie, sous les applaudissements de la foule. Heureux présage ?

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En effet, quelques minutes plus tard, The Selfish Giant de Clio Barnard glane le Hitchcock d’or 2013 ainsi que le Prix de l’image et le Prix « coup de cœur » décerné par l’association La Règle du jeu.
Le Prix du Public revient à Titus de Charlie Cattrall, preuve de la maturité cinéphilique des spectateurs face à ce soi-disant OFNI.
Le Prix du Scénario récompense Spike Island de Mat Whitecross.
Le jury accorde une mention spéciale à Nora Tschirner et Rob Knighton, les deux héros de Everyone’s Going To Die.
Enfin, Trucs de gosse d’Émilie Noblet remporte le Prix du meilleur court-métrage.
Mes impressions étaient perspicaces et, en dépit du mauvais esprit d’une certaine spectatrice, Eric Cantona a su mener son jury à un palmarès de qualité.
Vivement le festival du film britannique de Dinard 2014!

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