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Ici la route du Tour de France 1975 (2)

Pour « mieux comprendre » l’évolution de l’épreuve, lire le billet consacré à la première partie de ce Tour de France :
http://encreviolette.unblog.fr/2025/06/25/ici-la-route-du-tour-de-france-1975-1/

Je vous retrouve, chers lecteurs, à l’ombre de la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi, au départ de la treizième étape du Tour de France 1975 qui mène les 116 coureurs à la station du Lioran baptisée à l’époque Super Lioran pour valoriser son essor porté par l’ancien premier ministre et président de la République Georges Pompidou, natif de Montboudif modeste village du Cantal.
Mais tandis que j’écris ces lignes, me voici magiquement à feuilleter le tout nouveau numéro, en date de juin 2025, du Miroir du Cyclisme qui reprend le cours de son existence 31 ans après sa disparition. Un peu ébréché peut-être mais pas déformant, ce Miroir aspire à rester fidèle à ses valeurs : « faire aimer, faire découvrir, faire comprendre le vélo, tout en questionnant les grands enjeux de son époque ». Et en couverture, cinquante ans après, il s’interroge encore : « Le Tour de France va-t-il disparaître ?… La Grande Boucle, du moins telle que nous la connaissons aujourd’hui, pourrait bien ne plus exister dans un futur proche. Du réchauffement climatique à l’appétit de fonds souverains ou de multinationales, les menaces sont concrètes et doivent pousser les organisateurs à vite réfléchir à l’avenir. »

Nouveau Miroir

Dans la ville de Toulouse-Lautrec, Blondin se lamente déjà : « Au départ d’Albi, nous hésitions encore à dénombrer les ravages qui dépeupleraient le précieux cheptel …Nous avons perdu Luis Ocaña (non partant ndlr) et nous en avons grand-peine. Maudit, une fois encore, ainsi qu’avant et après sa victoire transcendante de 1973, nous avons laissé l’Espagnol de Mont-de-Marsan sur le rivage solitaire et morose d’une ville de province où le destin venait de le clouer, inerte et comme rivé par le sort fâcheux de ceux qu’on se sent impuissant à rapatrier, car ils sont ligotés. L’Ocaña enchaîné, dont nous sommes des admirateurs assidus, compose une image assez intolérable. »
Du côté des Italiens de l’équipe Jollyceramica, on enregistre le forfait de Giovanni Battaglin, 7ème au classement général, victime d’une fêlure de la rotule.
Ce jeudi 10 juillet 1975, il s’agit de l’étape la plus longue du Tour : 260 kilomètres à couvrir, par une chaleur caniculaire, sur des routes sinueuses et accidentées, favorables aux baroudeurs…s’il en reste encore dans le peloton.
Les suiveurs les plus anciens se frottent les mains par avance, en se remémorant l’étape Albi-Aurillac du Tour 1959 disputée sur un parcours similaire, sous un même soleil de plomb, où l’on avait assisté à une échappée royale d’Anglade, Anquetil, Bahamontès et Baldini, ainsi qu’à la défaillance terrible de Charly Gaul.

Lioran affiche

« Les vainqueurs des étapes dans le Cantal ne souffrent pas la médiocrité » annonçait-on dans la presse. Pourtant la course va laisser les suiveurs sur leur faim. Le peloton a compté jusqu’à deux heures de retard sur l’horaire le plus pessimiste avec « une allure de cyclotouriste jusqu’aux confins de la Lozère ». Le passage dans le Massif Central a commencé par une étape où « les grands du Tour n’ont pas engagé le combat » regrette Jacques Augendre qui résume les faits du jour par : « Michel Pollentier vainqueur d’une bataille, de faibles écarts enregistrés au Super-Lioran ». Finalement, tout s’est joué dans l’ultime ascension vers la station lorsque le Belge, « un des premiers battus lors des étapes pyrénéennes », a démarré. Pas de quoi en faire tout un fromage, un paradoxe au pays du saint-nectaire, salers, cantal, laguiole et autre gaperon !

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Comme à son habitude, peut-être inspiré par l’air vivifiant des burons, Antoine Blondin parvient à captiver ses lecteurs : « Rouleur, on le savait, depuis sa victoire sur Eddy Merckx dans l’étape contre le temps dans les faubourgs d’Orléans, l’année dernière. Grimpeur, on le présumait depuis quelques exploits en montagne dans le Tour de Romandie, qui avaient pour la première fois attiré l’attention sur lui. Michel Pollentier était donc en passe d’être dûment côté dans l’interpoule des journalistes, ce jeu où nous nous efforçons, sur huit noms, de déterminer les cinq meilleurs du lot. Son cas fut épluché, si l’on peut dire, et l’on apprit en premier lieu par son directeur sportif Brik Schotte, qu’il ne se nourrissait que de légumes, de lait et de chocolat, ce qui jette toujours un froid parmi une engeance dont la diététique n’est pas le fort. Effectivement, le végétarien végétait, et dès les premiers pâturages, il cessa de nous faire un effet bœuf, se trouvant prématurément relégué dans les oubliettes du classement. »
En effet, le petit flamand de Dixmude a sombré dans l’étape du Tourmalet, perdant 27 minutes. Mais…
Ah, la vache !… À la première occasion, Pollentier n’allait pas tarder à nous administrer la preuve qu’il portait en lui les virtualités d’un régional de l’étable sur l’air de « J’irai revoir ma Romandie ». Fussent les troupeaux d’Aubrac ou de Salers, dont la coloration blondasse, à son image, l’inspirèrent ? Est-ce le désir de prendre enfin le guidon par les cornes ? Toujours est-il que Pollentier, rejoignant le rang qu’on lui avait prématurément conféré dans la hiérarchie, n’y alla pas avec le dos de la Truyère, cette rivière captivée et captivante que la chaîne des dômes commence à ourler, à la faveur d’un paysage admirable, évita toutes les voies de barrages et franchit en vainqueur la ligne d’arrivée, alors qu’I.T.T (International Telephone and Telegraphe Oceanic, marque de téléviseurs sponsor de la course ndlr) … encore son Merckx.
Debout les morts, sur les pédales, en danseuses, s’il le fallait (et des danseuses de ce genre, j’avoue que nous en entretiendrons bien volontiers) ce Michel terrassant le dragon de la méforme et du doute, contrevenait à la loi d’épuisement et de renoncement, qui s’est abattue soudain sur le peloton, dictant à nos bons médecins des verdicts d’abandons ou de ménagements, au terme d’une douzaine de jours d’une intensité implacable. »

Pollentier Super Lioran

La lecture de cette chronique mérite une autre analyse a posteriori. Pollentier reste dans la « frauduleuse histoire du Tour de France » comme le premier maillot jaune pris en flagrant délit de tricherie lors d’un contrôle antidopage effectué à l’issue de son arrivée victorieuse au sommet de L’Alpe-d’Huez, en 1978. Le « végétarien », qui devait consommer quelques plantes vénéneuses, avait (mal) mis au point un dispositif à l’intérieur de son maillot : une poire remplie d’urine propre placée sous son aisselle et reliée à un tuyau dans le cuissard. Démasqué, honteux et ridicule, le coureur belge fut exclu, le soir-même, du Tour. L’Union Cycliste Internationale ajouta une phrase dans son règlement concernant le contrôle antidopage : « l’athlète se présentera nu du dos jusqu’aux genoux » !
Retour à Super-Lioran auprès de Blondin : « Soulignons qu’une fois de plus, Poulidor, promis à « passer par la fenêtre », est rentré par la porte, pas tout à fait la grande, mais presque. Au pays des Cathares, ou des catares, serait-ce dans les gorges du Tarn, l’exploit pousse son prix : « Ne toussez pas, les coureurs, s’il vous plaît, merci ! » Raymond, à cet égard, aura fait hier de la « rétro-toussette » ».
Comme il était courant dans mon enfance, les maisons de la presse et les débits de tabac affichaient encore sur leur vitrine les classements de l’étape du jour.

La Montagne

Vendredi 11 juillet, le Tour reste dans la région des volcans avec un départ d’Aurillac et une arrivée en haut du Puy-de-Dôme, ascension légendaire depuis le duel opposant Anquetil et Poulidor lors de l’édition 1964. Une pluie fine succède à la canicule de la veille. Est-ce pour cela que les premiers kilomètres sont couverts à vive allure ? Cependant, c’est un peloton groupé qui escalade le Puy-Mary au sommet duquel Van Impe passe en tête devant Moser, consolidant son maillot à pois rouges.
Hors une échappée de l’Espagnol de l’équipe Kas, Antonio Menendez, l’étape se résume principalement à une course de côte entre les leaders du classement général.
« Et la montagne accoucha d’un sourire … celui du petit grimpeur belge Lucien Van Impe, rayonnant au sommet du Puy-de-Dôme dans son maillot clownesque à petits pois rouges qui désigne à l’attention des foules le meilleur de nos cascadeurs en altitude. Quand le peloton s’élève dangereusement, lui ne se fait pas doubler, il double les autres. Ceux-ci ahanant dans son sillage donnaient hier l’impression de pédaler sur de la glu, particulièrement dans ces passages de la bosse où l’on dirait que le dôme adhère. Ils montaient à tombeau ouvert avec, pour l’observatoire qui se profile au couronnement du puy, les yeux de Chimène pour Roméo.
Alors, une fois de plus on se prend à regretter davantage encore que la nature profonde de Lucien Van Impe ne l’incite pas à frapper du poing sur la fable, celle qui veut que sa vocation d’affranchissement soit des plus limitatives, donnant au trophée qu’il convoite, fût-ce celui de la montagne, la modestie apparente d’un grand prix de Formule 2. À cet égard, il est significatif que tout au long de ce vendredi de l’ascension où l’escalade dans la férocité atteignait un de ses points culminants, l’intérêt se soit quelque peu détourné de son cavalier seul en tête pour se reporter sur la marge séparant le deuxième du troisième, en l’occurrence un Thévenet à haute tension et un Merckx admirable même lorsqu’il ne prend du service que dans la défense active. Certaines mauvaises langues vont jusqu’à prétendre que Lucien Van Impe, totalement subjugué par Merckx qui n’est pas son coéquipier s’il est son compatriote, aurait tendance à infléchir sa course et la trajectoire de ses aspirations en fonction de cette ombre prestigieuse. Un semblable refus d’indépendance n’est pas sans nous en évoquer un autre. On sait que l’archipel des Comores, qui ressortit à nos départements d’outre-mer, vient de décréter unilatéralement son affranchissement, à l’exception toutefois de l’île de Mayotte qui refuse avec une courtoisie obstinée de se soustraire à la tutelle française. Eh bien, dans la perspective du classement général, nous avancerons que Lucien Van Impe, c’est un peu la Mayotte jaune. »
Cinquante ans plus tard, ce territoire d’outre-mer vient encore de faire douloureusement l’actualité.
« Pour ce qui est de Merckx en particulier, il aura désormais toujours raison à nos yeux pour avoir été sur notre sol agressé par un homme jailli des spectateurs alors qu’il n’avait pas franchi la ligne d’arrivée. « Á moi, Auvergne, voilà l’ennemi », il y a quand même d’autres façons d’entendre cette locution historique. »
C’est sans doute là le fait frappant de cette étape. Dupont-la-joie, héros pitoyable du film éponyme d’Yves Boisset sorti en cette même année 1975, était au Puy-de-Dôme.
Soyez curieux et visionnez dans le beau documentaire Autour du Tour de Jacques Ertaud (à partir de 3 minutes et 52 secondes), la séquence culte de connerie humaine.
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpa76053210/autour-du-tour-le-tour-de-france-d-un-coursier

Comme Anquetil, dix ans auparavant, Eddy Merckx avait déjà tout gagné, il avait peut-être trop gagné. Ainsi, entend-on dans le public chauvin qui ne voit que par Poulidor et Thévenet : « Ras le bol, Merckx, Merckx, Merckx, Merckx, … et merde ! », « Salaud de Merckx, il l’a passé ce salopard » ! Et un Ducon la joie, qui n’a pas une once du talent de Jean Carmet, décoche un uppercut au foie d’Eddy Merckx, à 150 mètres de la ligne.

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On ne saura jamais à quel « poing » (!), ce geste pesa sur le résultat final du Tour. Eddy Merckx, le souffle coupé, termine grimaçant à la troisième place de l’étape, à 49 secondes de Van Impe et 34 secondes de Thévenet. Il conserve le maillot jaune mais ne possède plus que 58 secondes d’avance sur l’ambitieux Français, à la veille des étapes alpestres.
Son souffle retrouvé, le quintuple vainqueur du Tour reprend la route à contre-sens, accompagné de gendarmes, et retrouve son agresseur. « Je l’ai même pas touché, vous rigolez », lance celui-ci, penaud. Les deux hommes se retrouveront chez le juge, puis au procès. Nello Breton, c’est son nom, écopera d’une peine de prison avec sursis et d’un franc symbolique de dommages et intérêts. Saveur ultime de l’affaire, son avocat, commis d’office, s’appelait… maître Thévenet !

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f28.largef25.large1975-07-09La Montagne 2

Dimanche 13 juillet, après un transfert en avion et une journée de farniente au bord de la « grande bleue », on retrouve 103 coureurs au départ de la première grande étape alpestre qui s’achève en altitude dans la station de Pra-Loup. Les quatre rescapés italiens de l’équipe Jollyceramica ont profité de la proximité de la frontière pour mettre la tangente vers la péninsule.
Un demi-siècle plus tard, j’ai encore assez précisément en mémoire l’enthousiasmant final de cette étape que j’avais suivie à la télévision avec mon père dans le salon familial. Je me souviens même que, dès la fin de la retransmission, j’avais pris la plume pour, tel un journaliste envoyé spécial, conter le déroulé exaltant de la course à mon regretté frère, alors chercheur à la prestigieuse université de Yale.
C’est peut-être aussi pour cela que l’émotion m’envahit à chaque fois que j’ai franchi (en auto) le col d’Allos.
Une fois n’est pas coutume, j’emprunte à « Paulo la Science » alias Jean-Paul Ollivier le compte-rendu factuel qu’il fit de cette étape dans son livre Le Tour de France, Lieux et étapes de légende : « … Eddy Merckx reste le super favori pour la victoire finale. Au demeurant, il porte le maillot de leader. Parmi les outsiders, le Bourguignon Bernard Thévenet, qui sait que, s’il veut espérer l’emporter, c’est l’étape où il faudra impérativement entrer en scène … Une tactique se dessine : Bernard devra prendre l’initiative de l’attaque, ou de plusieurs attaques, dans l’escalade du col des Champs, classé en première catégorie et franchi pour la première fois dans le Tour de France.
Plan appliqué : Thévenet attaque une fois, deux fois, six fois. Merckx, impassible, répond à chaque fois. Au sommet du col d’Allos, le maillot jaune le devance pour marquer son ascendant psychologique. Thévenet, victime d’une crevaison, pense que tout est perdu tandis que Merckx plonge à près de cent à l’heure, dans l’étroite et sinueuse descente, sur une route bosselée, au goudron par endroits liquide, où la course tourne même au tragique quand la voiture de la « Bianchi » ayant déchiqueté la barrière métallique de sécurité, va s’écraser 80 mètres plus bas. Par bonheur, ses deux occupants sont éjectés (juste quelques bobos ndlr).
La peur dévale le col et Robert Lelangue, directeur sportif de Merckx, qui réclame le passage pour se placer derrière son coureur, entend Jacques Goddet lui répondre sur « Radio-Tour » : « Non ! vous ne passez pas. C’est une course cycliste, pas une course à la mort. »
Merckx descend comme un acrobate. Les suiveurs pensent qu’il s’envole vers la victoire. Thévenet sent que tout s’effondre et pourtant il n’est qu’à quelques secondes derrière. Et Merckx affiche une telle lucidité, coupant parfaitement les virages. Au bas de la descente du col d’Allos, le champion belge précède Thévenet de 1’10’’. Il reste 6,5 km à accomplir -la montée de Pra-Loup- et la cause sera entendue.
Mais soudain, le maillot jaune sent les forces lui manquer. Il souffre, reste littéralement planté. Peu habitué à un tel spectacle, Gimondi le passe, médusé. Merckx, non plus, ne comprend pas et demeure collé à la route. Derrière, Thévenet continue sa progression, revient sur Van Impe et Zoetemelk. Puis il aperçoit Merckx dans une petite ligne droite. Le cours des choses s’inverse.

NICE/PRA LOUP

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Le coureur de « Peugeot » a retrouvé toutes ses facultés. C’est lui la locomotive. Il se dresse sur les pédales. Á l’énergie, il oublie ses compagnons, fond sur le Belge, hésite un instant sur la conduite à adopter, rassemble ses dernières forces et porte le coup de grâce… Le chronométrage indique sous la banderole d’arrivée : Thévenet premier avec vingt-trois secondes sur Gimondi et une minute cinquante-six secondes sur Merckx, cinquième, dépassé par Zoetemelk et Van Impe. Ainsi Thévenet enfile le premier maillot jaune de sa carrière. Ironie du chronomètre, le champion du monde perd son bien pour cinquante-huit secondes, juste l’écart qui séparait les deux adversaires, le matin au départ de Nice, mais dans le sens inverse. »

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1975-07-14

J’étais sans doute intérieurement heureux que Merckx, possiblement, ne battrait pas le record de cinq victoires dans le Tour de « mon champion » Anquetil.
Inversement, je connais un ami -il avait alors 16 ans- qui pleura à chaudes larmes : « Eddy Merckx battu par un vulgaire Thévenet ! Mon père exultait, je ne lui ai pas adressé la parole pendant plusieurs jours. Et puis, je suis parti sur mon vélo demi-course refaire l’étape et Thévenet ne m’a jamais rattrapé. J’avais vengé EDDY ! »
Et je ne vous dis pas la détresse du radioreporter belge Luc Varenne – encore plus chauvin que notre Thierry Roland, ce n’est pas peu dire- qui après les dithyrambes pour son cher Eddy, plongea dans un désespoir abyssal. Pauvre Eddy !

Antoine Blondin éleva le débat, littérairement parlant, en rédigeant sa chronique à la manière de Rudyard Kipling et son célèbre poème If dont deux des vers sont reproduits à l’entrée du court central de Wimbledon : « If you can meet with triumph and disaster / And treat those two impostors just the same » (Si tu peux rencontrer triomphe et défaite/Et traiter ces deux imposteurs de la même manière). En voici un passage qu’il signa Rudyard qui cligne :

« …Si tu tiens à ton propos, cochon qui s’en dédit
De ne pas trop quitter le sillage d’Eddy,
Si dans les escalades, au plan des tout derniers
Tu ne cultives pas les cols buissonniers,
Si tu t’appliques, même, à l’instant que ça grimpe,
Á rester un moment dans la roue de Van Impe,
Présumant de ta force si tu en as ras je le col,
Et franchis, malgré tout, celui de la Couillole
Si tu veux, en descente, et d’une âme impavide
Forcer une nature qui a horreur du vide,
Si tu te sens rompu et trempé jusqu’à l’os
Ayant donné ta sueur dans la montée d’Allos,
Et qu’à ton diapason on te dise : » Tiens tiens
En somme tu venais par tes propres moyens »,
Si l’on te voit avant que l’on tourne l’alpage,
Payer de ta personne à la route à péage
Si tu peux déranger les batailles rangées
Et chiper au leader sa fleur d’oranger…
Tu seras un homme … »

Merckx, beau joueur, tint à féliciter son vainqueur : « J’ai tout tenté et j’ai perdu. Je crois que je ne gagnerai pas le Tour. C’est fini. » Il confia aussi en privé qu’il avait souffert en cours d’étape des séquelles du coup de poing au foie reçu dans le Puy-de-Dôme et des effets anesthésiants du Glifanan, un antalgique prescrit pour calmer la douleur par le médecin-chef du Tour Jean-Pierre de Mondenard (aujourd’hui rédacteur d’un blog où il dénonce dopage et corruption).
On apprendra, quelques jours plus tard, que Felice Gimondi sera pénalisé de 10 minutes au classement général pour avoir été contrôlé positif après l’arrivée à Pra-Loup. Pour sa défense, il déclarera que faute d’avoir pu être ravitaillé par son directeur sportif (au fond du précipice), il dut recevoir d’un spectateur un bidon contaminé !
Au soir de sa victoire, Thévenet étala son beau maillot jaune sur un fauteuil de sa chambre d’hôtel de Pra-Loup. Au cours de la nuit, il se réveilla et, durant une fraction de seconde, se demanda pourquoi et comment Merckx était venu mettre son maillot jaune dans sa chambre !
Il faut toujours se méfier avec Merckx : « Merckx, c’était un drôle d’animal. Il fallait constamment le surveiller, il attaquait partout, tout le temps ». Le Brabançon ne laissera sûrement pas tranquille le Bourguignon. Il n’a finalement qu’un peu moins d’une minute de retard qu’il pourrait éventuellement combler dans trois jours lors de l’étape contre la montre.
Et déjà se profile l’étape reine des Alpes, de Barcelonnette à Serre-Chevalier, avec l’ascension de deux cols mythiques du Tour : Vars et Izoard.
Dans son numéro avant le départ du Tour, le Miroir du Cyclisme avait consacré un reportage intéressant à Brunissard, un hameau modeste situé sur le versant sud du col d’Izoard : « C’est le dernier point d’eau, Brunissard, hameau de la commune d’Arvieux qui en comporte sept. Onze familles, une soixantaine d’habitants, ultime oasis avant l’Izoard où se forge l’histoire du Tour de France. Au printemps, c’est un hameau de montagne, paisible, comme retiré du monde. Un peu de ski l’hiver, l’animation du chalet de l’UCPA qui rebondit sur l’immobilité paysanne. L’été, les touristes qui passent et ceux qui parcourent le massif alpin à pied ou à vélo et s’arrêtent de fatigue, et qui regardent le calme. Un café tenu par Marius Faure, « mauvais grimpeur mais bon buveur », ainsi se définit-il. Une échoppe de souvenirs dont s’occupe sa mère Louise « mais quand on est aux champs, on ne peut pas être au magasin ». Deux lieux de culte, une chapelle catholique et un temple protestant. De la route, on aperçoit le campanile, derrick de bois surmonté d’une cloche. Le campanile, c’est la vie du village : « Il y a quelques années, raconte Jean Simond, la retraite souriante, les gens du village cuisaient leur pain dans les deux fours du campanile. Lorsque la cloche sonne, c’est là qu’on se réunit pour les corvées ou les enterrements. Tout le monde vient : Brunissard est encore un village vivant ».
Pour combien de temps ? M. Simond a connu le village fort de cinq cents habitants. Les jeunes partent car le travail est très dur, pour peu de rapport. »
« Ici, on devrait nous donner la retraite à soixante ans ». Louise Faure constate, c’est tout. Elle continue de planter des choux sous la pluie, sans s’émouvoir. Plus de blé, ni d’orge. On cultive les pommes de terre pour la consommation personnell. Et le foin, pour les bêtes. Un hameau de montagne, tout simple et adapté à l’air qu’on y respire : pur. Et brusquement les cris, le bruit que répercutent les parois rocheuses, murs familiers de leur enfance, de leur travail, de leur vie. Des gens par vagues, des flots d’automobiles, certaines viennent d’Espagne. Des milliers d’Italiens « particulièrement excités ». Brunissard n’est pas un lieu de pèlerinage (bien que…), c’est là où se noue le Tour de France.
Pour atteindre le hameau, les coureurs ont couvert 24 km depuis Guillestre. Ils n’ont pu admirer le paysage, les coupes de sapins. L’eau vive du Guil leur a tendu les bras : sirène de fraîcheur dans le bruit des klaxons. Depuis Arvieux, une longue ligne droite, un faux-plat d’une incroyable fausseté qui coupe jambes et souffle. Brunissard, 1 780 mètres, dernier point d’eau. La douleur absolue. 8 km de douleur.
Brunissard est célèbre l’espace d’un champion qui passe, d’un Coppi qui s’envole, d’un Merckx qui ahane. « Le Tour, oui, ça nous fait plaisir qu’il passe ici ». N’attendez pas d’enthousiasme. Ils pourraient être reconnaissants au moins : sans le Tour, personne ne connaîtrait Brunissard ! Mais qu’est-ce qu’un village ? C’est une communauté d’êtres, de maisons et de bêtes, c’est une vie souterraine de souvenirs communs, de tâches accomplies ensemble, de paroles lancées qui résonnent encore aux oreilles de tous. Pourquoi serait-elle reconnaissante cette communauté submergée par ces étrangers étranges, ces vacanciers citadins, ces casquettes à la gloire des saucissons Molteni ? Tout ce qu’on sait de Brunissard le temps d’un après-midi, c’est le lacet de route qui passe devant. Entre la route et le village, le mur des supporters et le mur de l’événement. Pendant cet après-midi de gloire, on leur vole leur espace. Rien n’importe plus que ce bout de bitume qui crépite au soleil. Et dessus des hommes qui se dressent sur leur bicyclette.
Jean-René Blanc est menuisier. C’est un passionné de vélo. Il en parlerait des heures. « Je vous montrerai le virage où se postait toujours Louison Bobet quand il venait voir le Tour ». Le Tour, il l’aime plus sans doute que Marius Faure ou les frères Dalmas, Charles et Louis, qui l’écoutent. Eux l’apprécient, mais tous sont d’accord : « ce n’est plus comme avant ». Ils ne tombent pas dans le piège du « de mon temps ». Ils clament bien haut au contraire, que cette montée est encore terrible, bien que la route actuelle soit infiniment meilleure que l’ancienne…Nous parcourons la Casse déserte encore sous la douceur de la neige. Imaginez la lune recouverte de neige : c’est tout de suite plus accueillant. C’est ici que monte chaque année M. Blanc établir des comparaisons entre les époques. « Pas chaque année justement, puisque ces derniers temps le Tour nous délaisse. Question de gros sous sans doute. Nous le déplorons tous, car l’Izoard c’est le lieu sacré du Tour de France. »
« Non, ce n’est plus comme avant. Le Tour a perdu de son prestige. Surtout depuis la fin des équipes nationales. Ces équipes de marque, ça ne signifie rien. Merckx est belge, tous ses équipiers sont belges et ils courent pour une marque italienne… Quand ils passent, on dit « qui c’est celui-là ? » C’est bien simple, on ne les reconnaît plus. » (Maurice Vidal devait boire du petit lait ndlr)
Ce n’est plus comme avant, c’est entendu. Mais ils vont tous voir passer le Tour. « Bien sûr que j’y vais, acquiesce Mme Simond, il passe devant chez nous ». Cela n’a pas toujours été le cas : »
« Quand on était aux pâturages dans le col des Ayes, on n’allait pas redescendre pour ça ! » Les vieux se réunissent et le groupe se place toujours au même endroit de la pente, à la sortie du village.
« Le jour du Tour, on ne travaille pas » nous lance l’un des frères Dalmas. Tiens, des réjouissances particulières, le village serait-il décoré ? « La commune n’a pas de quoi subvenir à ses propres travaux, nous répond Charles Eymard secrétaire de la mairie d’Arvieux à la retraite. Ce n’est pas pour faire des banderoles ! »
Joseph Philip est, de tous les habitants de Brunissard, le plus concerné par le Tour de France. Il est cantonnier. Vous pouvez lui demander ce qui l’a le plus marqué dans le Tour de France, il vous répondra toujours : « Il y a quelques années, l’Izoard c’était un champ d’ordures après la course. Des papiers gras, des journaux, des publicités partout. Ça s’est un peu amélioré mais c’est encore un drôle de travail après ! »
Ils sont fiers, malgré tout, que la légende du Tour s’écrive là, devant chez eux. La Casse déserte, Coppi et Bartali ensemble, Bobet tout seul, c’est un peu grâce à eux que le prodige s’accomplit, car si la terre les a faits tels qu’ils sont, ils ont aussi modelé la terre, et le paysage. Le 14 juillet, ils sortiront de leur maison, de ces belles fermes de planches sombres, avec le foin au grenier, couvertes de tuiles de bois. »
C’est un peu à cause de ce reportage d’une estimable valeur documentaire, fleurant bon la douce France, que je vous fis partager ma propre découverte de l’Izoard* en 2009.
Comme en écho à cet article de la ruralité, en ce matin de fête nationale, Thévenet a appris que sa maman n’avait pas suivi à la télé son exploit, trop occupée à faire les foins à la ferme familiale de Saint-Julien-de-Civry sise, ça ne s’invente pas, au lieu-dit « Le Guidon », près de Paray-le-Monial, en Saône-et-Loire.

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Autre coïncidence, au départ de Barcelonnette, Louison Bobet, l’ancien triple vainqueur du Tour, prend à part Bernard : « Tu sais, pour être un grand champion, il faut avoir passé l’Izoard en tête avec le maillot jaune sur le dos. Tu as déjà fait la moitié du boulot, maintenant finis le travail. » Conseil d’orfèvre de la part du champion breton qui forgea ses victoires dans le Tour et sa légende justement dans l’Izoard ! Á l’époque, et pour cause, son effigie n’avait pas encore rejoint celle de Fausto Coppi sur la stèle érigée dans la Casse déserte.
Pour résumer l’étape, j’emprunte au billet que Michel Crépel lui avait consacré. Ce journaliste, entre reconstitutions historiques et récits épiques, faisait revivre superbement les épisodes légendaires de l’histoire du cyclisme dont beaucoup peuvent être consultés notamment sur les portails Vélo 101 et Mémoire du Cyclisme.
« L’étape décisive de Pra Loup demeurera pour l’éternité comme l’acte de reddition du plus extraordinaire champion de notre discipline. Celle qui a rendu Eddy Merckx aux communs des mortels.
Bernard Thévenet, soucieux de s’éviter des lendemains qui déchantent, s’estime plus que jamais en droit d’enfoncer le clou fermement et définitivement. Imprégné du syndrome du vainqueur depuis la veille, l’enthousiasme à fleur de peau, certes, mais la concentration comme unique conseillère, le Bourguignon ajoutera à sa gloire naissante le panache nécessaire à sa reconnaissance. Malgré quelques bribes mais désuètes velléités offensives du Cannibale lors de la descente de Vars notamment, le Bourguignon paraphera et transformera sa victoire en triomphe en sortant seul et en ramassant tous les morts, dont Zoetemelk, échappés depuis le matin, pour clore sa chevauchée fantastique, en solitaire, à Serre-Chevalier plus de deux minutes avant Eddy Merckx et tous les autres ».

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Thevenet Serre Chevalier

Blondin y alla aussi de son éloge : « … La rude loi de la compétition veut qu’au vide de l’un corresponde généralement l’avidité de l’autre. Ce fut le cas, hier, pour un Thévenet soudain pleinement révélé à son rival et à soi-même, survolté par l’emblème jaune qu’il porte très haut, à moins que ce soit ce maillot qui le porte, cher chevalier.
Il y a loin du transformateur électrique, au pied duquel nous fûmes contraints de le laisser, l’année dernière, en proie aux séquelles d’un zona, au pont triomphant qu’il vient de s’offrir pour le 14 juillet, empochant deux étapes en deux jours. Á croire que ce transformateur l’a transformé. Cet homme ne s’exprime plus, il bégaie. Je veux dire qu’il redouble ses exploits, et je suis convaincu, ma parole : « Vous avez dit Izoard ? -Moi, j’ai dit Izoard ? Comme c’est bizarre ! » »

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1975-07-15

Thévenet, suivant les préceptes de son glorieux aîné, s’en était allé seul dans la ligne droite excessivement raide entre Arvieux et Brunissard, avant de traverser une Casse déserte dans une liesse indescriptible … que cet extrait vidéo de l’INA décrit bien.
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00008968/bernard-thevenet-passe-seul-en-tete-au-sommet-de-l-izoard
Plus que jamais en jaune, Thévenet possède désormais 3 minutes et 20 secondes sur le champion du monde.

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Mardi 15 juillet, la dernière étape alpestre en ligne mène les 96 coureurs rescapés de Valloire, au pied du col du Télégraphe, jusqu’à la nouvelle station de Morzine-Avoriaz.
Alors que le départ réel n’est pas encore donné, Merckx s’accroche à un autre coureur et chute lourdement sur le côté gauche du visage. Au cours de l’étape, à de nombreuses reprises, les médecins conseillent au champion belge d’abandonner, craignant une fracture du maxillaire… qui s’avèrera effective. Mais Merckx, c’est Merckx, il continue, et pas pour jouer les figurants.

Merckx maxillaire

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1975-07-16

Il décide de pousser Thévenet dans ses derniers retranchements en insistant sur son point faible : les descentes. Le champion du monde, le visage tuméfié tel un boxeur, se porte donc à l’attaque sur le versant déclinant des cols de la Madeleine, de la Colombière et des Aravis, au menu du jour. « Aravis à la population », c’est bien sûr du Blondin :
« Le Tour de France, dont le propre est d’aller de l’avant, porte également un solide bagage de traditions parfois mystérieuses. Il sécrète des actes, des gestes et en conserve la mémoire dans ces sites légendaires. Dieu sait pourquoi le col des Aravis est de ceux-là. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, confirmant l’engouement, depuis longtemps inégal, suscité par la grande épreuve, des populations d’une densité difficilement chiffrable se pressaient au flanc de ce lieu prédestiné, laissant couler sur les déversants des pentes, les chenilles processionnaires engluées des véhicules qui les avaient amenés aux aurores. Par miracle, on ne dénombrait pas ceux qui supportaient une bicyclette de course arrimée les roues en l’air. « Le vélo sur le toit » est un air qui est en passe de devenir le tube de l’été.

Vas-y Nanard

Reconnaissons que parmi cette foule, pour la première fois les pancartes à la gloire de Raymond Poulidor se raréfiaient au bénéfice des exhortations à l’adresse de Thévenet. Pour un jour, les « Nanard » reléguaient les « Poupou » au fronton des talus. Nous ne taxerons pas pour autant ce joli monde, empressé et enfiévré, de versatilité, car il arrivait malgré tout, très souvent, qu’incapable d’aller jusqu’au bout de son transfert de popularité, il jumelât ses admirations dans une parfaite méconnaissance de l’animosité relative qui règne entre les équipes auxquelles appartiennent respectivement les deux hommes. Tout, tout, tout, vous ne savez pas tout sur la zizanie.
Il reste que les « portes du Soleil », ainsi que se baptise le complexe régional où nous avons abouti hier, se sont grandes ouvertes devant un Thévenet investi du pouvoir sur la course et que, depuis 48 heures, nous vivons en pleine nanarchie. L’ancien enfant de chœur de Saint-Julien-de-Civry, qui confiait s’être fait sa fameuse santé à porter de gros livres pieux d’un côté de l’autel à l’autre, accueille cet état de choses comme un état de grâce. Désormais, ce qui semble l’animer, c’est un missel nucléaire. Dans la descente de la Colombière où Merckx avait plongé avec la superbe énergie d’un désespoir qui s’exerce à chaque occasion, à 70 km à l’heure, le charolais Thévenet rejoignit son rival. Paré, le Monial.
Cette accumulation quotidienne d’exploits mériterait de déboucher sur une initiative. On sait que le chef d’état-major des armées a incité les Français à inviter un soldat à leur table et que cet appel paraît avoir été entendu à l’issue de la revue du 14-Juillet. Pourquoi les Parisiens n’en feraient-ils pas autant à l’endroit des coureurs, après le défilé triomphal sur les Champs-Élysées ? La consommation ni la dépense ne seraient excessives, l’effectif se réduisant au fil des abandons. Le malheur est que deux de nos amis, Genet et Danguillaume risquent de ne pas profiter de l’aubaine… »
Pour être complet, à la manière des longues chevauchées de ses aînés grimpeurs espagnols, Vicente Lopez-Carril gagne en solitaire dans la station à l’architecture futuriste d’Avoriaz. Van Impe termine deuxième à un peu plus de deux minutes, consolidant son maillot à pois rouges et accédant à la troisième place du classement général au détriment de Zoetemelk. Eddy Merckx, admirable de courage et de combativité, troisième de l’étape, grappille deux petites secondes à Thévenet, solide maillot jaune. Quant à Raymond Poulidor, à bout de forces, il termine à plus de 24 minutes.

Poulidor le courageux Valloires-Morzine

Mercredi 16 juillet, la traversée des Alpes s’achève par une étape de 40 kilomètres contre la montre entre les nouvelles stations de sports d’hiver de Morzine-Avoriaz et Châtel. Le parcours, tracé dans les alpages où paissaient encore les vaches d’Abondance, est très accidenté avec l’ascension du col du Corbier. Non loin du hameau de la Solitude, prédestiné pour une épreuve contre la montre, les concurrents passent en contre-bas de la chapelle Notre-Dame-des-Sept Douleurs, la bien nommée en la circonstance. En effet, après Merckx qui est tombé lourdement, la veille, au départ de Valloire, c’est au tour du maillot jaune Thévenet de percuter le pare-chocs de la voiture de son directeur sportif Maurice De Muer, alors qu’il effectue une reconnaissance du parcours avec ses équipiers. Résultat : une bosse sur le crâne, le cuir chevelu entamé et la main gauche écorchée. Plus de peur que de mal !
Antoine Blondin s’apitoie surtout sur le champion du monde : « Il faudra avoir vu l’arrivée d’Eddy Merckx, titubant, tremblant et quasi inconscient au cœur de cette merveilleuse station du Chablais pour mesurer ce qu’un homme habité par les responsabilités qu’il doit à son label de marque peut tirer de son tréfonds.
« Ce que j’ai fait, une bête ne l’aurait pas fait » : ce propos, tenu par Guillaumet après des jours de perdition dans la cordillère des Andes, le grand champion belge et, à l’étage au-dessous, Raymond Poulidor, pourraient le reprendre à leur compte. Et pourtant, il le fit, précisément parce qu’il est un homme, et la fierté que nous en tirons pour lui rejaillit sur nous qui appartenons à l’espèce. Nous lui devons donc à la fois une leçon et un grand merci.
Tout le monde sait qu’Eddy Merckx est tombé sur un os. Le malheur a voulu que ce soit l’un des siens, en l’occurrence le malaire qui ne vient jamais seul et entraîne avec lui des séquelles et des complications maxillaires et sinusoïdaires, irradiant la pommette qui est chez lui un des traits saillants. Ainsi, Merckx, au visage totémisé par des pommades, prit-il avec une férocité de bon aloi le départ à Morzine-Avoriaz. Ce qu’il accomplit ensuite, tout au long du parcours « contre le temps », nous l’avons suivi, non certes en charognards qui guettent la défaillance, mais en dégustateurs subjugués, et cela relève de l’exploit et relève du bonheur. Celui de voir un individu témoigner de la plus grande vocation qu’un philosophe qualifia jadis de « tendance de l’être à persévérer dans l’être » (c’est peut-être de Nietzsche, mais je n’en suis pas sûr).
Toujours est-il qu’entre les deux ressorts de la tragédie antique, que furent la terreur et l’admiration, Merckx a effectué une jonction admirable, pleine de noblesse athlétique (car elle existe) et de dignité humaine. La foule ne s’y est pas trompée, qui le sifflait hier, voire le molestait, et applaudit aujourd’hui, non le vaincu, peut-être provisoire, de Thévenet, mais celui qui tient à tenir tête pour ne pas minimiser la victoire de son challenger. »
Vous aurez compris que les positions n’ont guère changé, Merckx reprenant juste quinze secondes à Thévenet. Les deux cadors handicapés, le ouistiti belge Lucien Van Impe a démontré ses qualités de grimpeur, en remportant l’étape, confortant sa troisième place au classement général, et s’emparant définitivement du premier maillot à pois de l’histoire du Tour.

Van Impe et les petits pois

Ce n’est sans doute pas la saison mais, pendant que je me régale d’une raclette avec le goûteux fromage local, je vous laisse lire une rareté : un article publié dans l’hebdomadaire Paris-Match et signé de la plume de l’écrivain, journaliste et polémiste Jean Cau (« le poids des mots, le choc des photos », c’est de lui). Qui a dit que le Tour de France, c’est l’occasion d’être de droite un mois par an ?!
« D’abord « Thévenet », ensuite « Bernard » et maintenant nous en sommes à « Nanard » ! Ainsi dans le cœur des foules, la gloire va-t-elle son chemin et la tendresse trouve-t-elle les diminutifs qui la disent. De même, souvenez-vous, il y eut « Poulidor », puis « Raymond » et enfin « Poupou »… Mais, déjà, à écrire cette dernière phrase, je mesure l’importance de l’événement qui s’est produit en France, au cours des quelques jours que nous venons de vivre. Un monde a fini ; un monde a commencé. « Nanard » a détrôné « Poupou » ! Affaire capitale, certes, mais qui ne concernerait que notre politique intérieure si elle ne se doublait d’un événement de politique extérieure aux conséquences incalculables : Thévenet a jeté bas l’empire Merckx. On a beau connaître l’histoire et savoir qu’il y a toujours dix ans entre la bataille du Granique et la mort d’Alexandre ; dix ans entre le sacre et la première abdication de 1814 ; dix ans entre 1933 et Stalingrad et dix ans entre mai 1958 et mai 1968, on reste tout de même troublé de voir, exact au rendez-vous, le Destin mettre un terme à une royauté (à une dictature !) merckxienne de dix années. Le titan (le tyran !), se bat à une énergie wagnérienne (allusion au « Crépuscule des Dieux ») et trouve encore la force de donner de terribles coups de pattes à ceux qui le cernent. De sa voix toujours triste, toujours lasse, je l’entendais déclarer avant la dernière étape contre la montre : « J’ai eu hier des éblouissements, j’ai craché le sang, j’ai la mâchoire fracturée, les sinus percés, les dents me font mal, je souffre beaucoup, Le docteur m’a dit d’abandonner mais je ne veux pas… » Hier, phénomène et demi-dieu « cannibale », Eddy est un train de devenir un mortel et un héros. Qu’il se console : le malheur a toujours été le meilleur engrais du mythe. Pour moi, tant est pieuse l’admiration que je lui porte, sachez que je ne croirai à sa défaite que le jour… Nous verrons. Mais en attendant, pourquoi voudriez-vous que ma foi en Merckx soit moindre que celle de notre Nanard à qui on demandait, au lendemain de sa prise du pouvoir dans le Tour de France 1975, s’il n’était pas obligé de se pincer pour « y croire » et qui répondit : « Quand j’ai ouvert les yeux, ce matin, et que j’ai vu le maillot jaune que j’avais la veille bien disposé sur une chaise devant mon lit, je me suis dit : mais qu’est-ce que tu fais dans la chambre de Merckx ? Je n’y croyais pas. » Et d’ajouter, avec un sourire aussi frisotté que sa tignasse : « Maillot jaune devant Merckx, mettez-vous à ma place. Je rêvais de ça depuis toujours. » Donc depuis 26 ans et 6 mois puisque Bernard Thévenet naquit le 10 janvier 1949 au pays de Bourgogne dans un tout petit bled rassemblant quelques fermes et nommé « Le Pou ». (…)
(…) J’ai l’air de ricaner sottement sur cet humble bonheur et ces humbles propos mais, en réalité, je suis tout attendri. Brave Nanard, va ! Je t’aime. Nous t’aimons. La France t’aime. Pourtant, je passe toujours très vite et nous voici en 1975. Le départ du Tour est donné. Qui va gagner ? Deux favoris : Merckx, évidemment, le gigantesque Merckx, le Jules César de la bicyclette et, armé de son menton en galoche, de ses gentilles fossettes, d’une paysanne santé de bronze, d’un jarret de fer et – à la suite de sa victoire dans « le Dauphiné » – d’un moral d’acier, Bernard Astérix-Thévenet. Qualités de celui-ci : sérieux, courage, volonté. Défauts : gentillesse, modestie et absence de cette folie qui s’appelle l’orgueil et qui fabrique les superchampions et les « patrons » de courses. Qualités de Merckx : toutes. Défauts : dix ans d’efforts insensés, trente ans d’âge et diminution de « la frite » dans la montagne.
Dès le départ, de ce fameux Tour 1975, Eddy, à son habitude, fit le ménage jusqu’à ce que… La suite appartient à l’histoire : Eddy en tête à quelques kilomètres de Pra-Loup. Il va gagner le Tour. Ça y est. Alors surgit Bernard qu’on disait cuit. Et il remonte Eddy et celui-ci craque, zigzague, l’œil chaviré et voit le Bourguignon « s’envoler ». Le lundi, à peu près même musique : victoire à Serre-Chevalier d’un Nanard qui met plus de trois interminables minutes entre lui et Merckx.
Pour celui-ci c’est le drame. Lequel sombre drame vire, le mercredi matin, au noir poisseux de la tragédie. (« Autour du héros, tout se fait tragédie ! » Nietzsche.) Merckx fait une chute bête et méchante et c’est en « gueule cassée » avec maxillaire fracturé, sinus percés, pommette ouverte, bouche sanguinolente et souffle court qu’il prend le départ des 225 affreux kilomètres que comporte l’étape. Soudain, il tangue, son œil se vitre, il crache le sang. « Qu’il s’arrête ! Je ne veux pas qu’il meure sur la route ! » hurle son soigneur. Le médecin du Tour demande à Merckx d’abandonner. « Abandon ! » le mot fouette le fauve blessé qui, dès lors, ô miracle, ressuscite, plonge comme un damné dans la descente avec l’espoir que Thévenet osera l’y suivre et s’y rompra le cou. Peine perdue. Nanard, assis sur sa selle, et son trésor de minutes, descend pépère, revient ensuite sur le fou qui trouve assez de jus (où?) pour piquer deux secondes à l’arrivée à l’avare et sage Bourguignon.
Le lendemain – le mercredi – le cadavre de Merckx, qui a passé une nuit blanche et ne s’alimente que de bouillies et de liquides, s’offre encore le mâle orgueil de ratiboiser une douzaine de secondes à Thévenet qui, malgré une chute bénigne, continue, lui, de rayonner de la plus belle santé. Grâce à qui ? Grâce à la ferveur que les populations déchaînées lui témoignent au bord des routes ? Grâce à son courage ? Grâce à son équipe soudée des Peugeot-BP ? Grâce à ses mollets ? Grâce à Dieu et aux prières de l’abbé Pallot, curé de Saint-Julien-de-Civry où Bernard fût enfant de chœur et qui n’hésite pas, en chaire, à demander à ses ouailles de prier pour la victoire de l’enfant du pays ? Quand la Bourgogne au complet, la France entière et Dieu lui-même viennent se ranger aux côtés de Bernard, que peut faire le diable – surtout s’il est blessé ? Une seule chose : inspirer par son héroïsme au combat la plus profonde admiration et le plus grand respect. Il ne manquait plus que ça à la gloire de l’hyper-campionissimo : l’auréole du martyre. Voilà qui est fait.
Pourtant, tout à l’heure, j’écoutais notre Nanard désormais national (ciao, mais par ici la sortie, très cher et très vaillant Poupou!) répondre à l’interviewer qui lui disait : « Cette fois, ça y est, Bernard, tu as gagné le Tour ! », je l’écoutais donc répondre, voix, fossette, et œil gentils : « Avec Eddy, c’est jamais gagné. Même pendant la dernière étape, même sur les Champs-Élysées, ça ne sera pas gagné à coup sûr avant l’arrivée… » Tant le monstre fait encore peur. Tant il est difficile de s’habituer à être « grand ». Tant Nanard argonaute continue de n’en pas revenir d’être allé en Colchide et d’avoir ravi au redoutable Génie la Toison d’or qui, jusqu’en 1976, va enfin flotter victorieusement au soleil de notre riante Bourgogne et, bien sûr, de notre belle France. »

Thevenet Match

Jeudi 17 juillet, la dix-neuvième étape mène les coureurs de Thonon-les-Bains à Chalon-sur-Saône, de la Haute-Savoie à la Saône-et-Loire via, hors une dizaine de kilomètres en Suisse, les départements de l’Ain et du Jura. Ultime col du Tour, la Faucille tint plus du marteau pour Jacques Anquetil, contraint à l’abandon à cause d’une congestion pulmonaire, lors de l’édition 1958.
D’Anquetil, il est encore question dans la chronique journalière de Blondin : « Traversant la Bourgogne, Jacques Anquetil, qui semble bien en passe de continuer à partager avec Eddy Merckx le record absolu des victoires sur le Tour de France, cinq donc quatre consécutivement, était plongé durant l’étape d’hier dans un ouvrage scientifique concernant les escargots dont il se propose de faire l’élevage en Normandie. Il est assez partisan que ces animaux sortent enfin un petit peu de leur coquille. Les coureurs ne semblaient pas tout à fait de cet avis et traînaient une procession sans bavures le long de maisons au toit de tuiles qu’on dirait coiffées de velours. La course, contre l’instigation de celui qui l’avait si souvent menée à une allure torrentielle, donnait ainsi l’impression de se démobiliser. »
Blondin a le talent de nous captiver à l’occasion d’une étape même insipide. Il choisit cette fois de s’intéresser à Patrick Perret, « régional de l’étape » en tant qu’ancien sociétaire du club amateur de l’ASPTT Besançon et coureur de l’équipe franc-comtoise Miko-De Gribaldy : « À la faveur de l’anonymat collectif du peloton, on voit soudain surgir des calicots où s’expriment des ferveurs obscures. Celles-ci étaient tournées hier du côté de Patrick Perret, vraisemblablement l’un des benjamins du Tour et assurément le 22ème du classement général qui a dû traîner quelques guêtres dans la région. Je ne sais quel effet cela peut faire à un débutant sous le grand chapiteau de se voir célébrer en solitaire et concentrer sur soi l’attention gloutonne d’un public remarquablement disponible pour toutes les fêtes et toutes les impatiences. En revanche je sais que du Jura en Saône-et-Loire il n’y avait pas assez d’yeux écarquillés pour repérer au passage le jeune Patrick qui terminera vaillamment sa première boucle. Bref, on ne le reconnaissait plus qu’à son matricule, et quand on a l’œil sur le dossard, on perd facilement l’homme de vue. Patrick Perret, enveloppé dans un enthousiasme global, passa parmi les siens totalement inaperçu mais on savait qu’il était là puisqu’il n’était ni devant ni derrière, et c’est cela qui compte… »
Le morceau de bravoure de Blondin réside dans le titre qu’il donna à sa chronique : « Le voilà Perret » ! Délicieux calembour en clin d’œil à la ville de la première couronne parisienne qui fit souvent l’actualité, par la suite, en raison des déboires économico-judiciaires de son couple d’édiles. Plus honorablement, le compositeur Maurice Ravel, Louise Michel figure majeure de la Commune de Paris, Gustave Eiffel, vécurent à Levallois-Perret et reposent en son cimetière. C’est ici également qu’Antoine Wolber fonda la manufacture de pneumatiques à son nom. C’est ici encore que fut créée l’entreprise de cycles René Herse, du nom du père de Lyli Herse, première cycliste française de renom, neuf fois championne de France sur route et vainqueur de la première étape du premier Tour féminin en 1955.

Patrick Perret

Le Belge André Doyen, qui est un peu novice, se dégage peu avant l’entrée sur le circuit d’arrivée à Chalon-sur-Saône, mais se trompe d’un tour et sprinte trop tôt. Un sprint massif devient inévitable que remporte logiquement Rik Van Linden, maillot vert du classement par points.
Je n’ai pas trouvé d’explication mais Patrick Perret, le héros blondinien de l’étape de la veille, ne prend pas le départ de la vingtième étape Pouilly-en-Auxois-Melun longue de 256 kilomètres, une interminable randonnée à travers la Bourgogne, prétexte à moult plaisanteries au sein du peloton. C’est ainsi que le clown de service Gerben Karstens parvient à dérider Merckx, malgré sa mâchoire fracturée, en s’affublant d’un masque de chimpanzé.

Karstens chimpanzé

J’aurais été suiveur, profitant de l’apathie ambiante, je me serais sûrement laissé tenter par la dégustation de quelques spécialités fromagères des régions traversées : époisses, saint-florentin, brie de Nangis et de Melun. Servies sur un plateau, un double-plateau même tout campa-gne !
La course s’anime enfin à l’entrée de Nangis : le Normand de l’équipe Jobo Roger Legeay part seul, bientôt rejoint par l’Italien de la Bianchi Giacinto Santambrogio. Á une vingtaine de kilomètres de l’arrivée, le Français fléchit tandis que Santambrogio, résistant au retour du peloton, l’emporte à Melun.

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Samedi 19 juillet, on joue les prolongations avant l’arrivée à Paris : 80 kilomètres seulement séparent Melun et Senlis, départ et terme de la 21ème étape, et pourtant, les organisateurs imposent aux coureurs une distance de 220 kilomètres. Il ne se passe strictement rien jusqu’au km 169 et la bien nommée côte de … l’Escargot dans laquelle l’Espagnol de l’équipe Kas Menendez secoue enfin le peloton. Dès lors, les démarrages se succèdent sans interruption mais sans réussite, les équipes de sprinters cadenassant la course.
L’attention se reporte sur les manifestations menées, en marge de la course, par les ouvriers du Parisien Libéré, journal co-organisateur du Tour.
En février 1975, la direction de ce quotidien, invoquant des difficultés financières, avait décidé de supprimer l’édition grand format du journal et de transférer hors de Paris l’impression de ses éditions régionales, afin de réduire ses coûts de fabrication. Elle souhaitait aussi entamer rapidement une procédure de licenciement pour réaliser des économies de gestion : 300 personnes sur les 600 que comptait l’entreprise devaient être congédiées. Il était assez clair qu’Émilien Amaury, le patron du Parisien, mais aussi de L’Équipe, Marie-Claire et Point de Vue, souhaitait régler un vieux contentieux avec le Syndicat du Livre et en finir avec le monopole de l’embauche. S’en suivit une grève de 28 mois qui marqua l’histoire de la presse, avec des opérations médiatiques telles que l’occupation du paquebot France, de Notre-Dame, de la mairie de Saint-Étienne (le maire était le ministre du travail) et donc quelques mouvements sur la route du Tour. Ce conflit, l’un des plus longs et des plus durs que la presse française ait connu, se solda finalement par une victoire pour les travailleurs de la presse.
Sur la piste du vélodrome de Senlis, Rik Van Linden déborde tout le monde pour remporter sa troisième étape. Tout le monde … pas tout à fait car à deux kilomètres de la ligne, Rodriguez chute, entraînant dans sa cabriole Huysmans, Godefroot, Hauvieux, Santambrogio et Menendez qui se fracture la clavicule. Le peloton s’est fractionné, Merckx se faufile parmi les vélos enchevêtrés, pas Thévenet qui concède à son rival 16 secondes dans l’affaire.
Comme quoi, rien n’est jamais vraiment acquis tant que l’ultime ligne d’arrivée n’est pas franchie.

Dessin champs elysees

Dimanche 20 juillet, c’est la quille ! Depuis sa création en 1903 jusqu’en 1967, le Tour s’achevait à Paris, sur la piste du Parc des Princes. En fait, un arrêté préfectoral interdisant les arrivées de courses sur route au vélodrome, lors de la première édition en 1903, l’arrivée réelle fut jugée à Ville-d’Avray, puis les coureurs poursuivirent jusqu’au Parc des Princes pour effectuer un tour d’honneur. En 1904, l’arrivée eut lieu encore finalement à Ville-d’Avray en raison d’un violent orage rendant impraticable la piste rose. J’eus le bonheur d’assister à plusieurs arrivées au Parc, dans les années 1960, et notamment à la dernière avant sa démolition, en l’occurrence, une course contre la montre remportée par Raymond Poulidor.
Dès lors, de 1968 à 1974, l’arrivée finale fut jugée sur la piste de la vieille « Cipale** », à l’orée du bois de Vincennes.
En novembre 1974, lors du Salon du … cheval, Yves Mourousi, le populaire présentateur du « 13 heures » de TF1, croise en tribune le nouveau président de la République, Valery Giscard d’Estaing, venu voir concourir sa fille Jacinte, et lui suggère qu’une belle manifestation comme le Tour de France sur les Champs-Élysées, ça aurait du style. « Mais qu’attendez-vous pour le faire ? » lui répond Giscard, qui pourtant n’est pas trop fan de vélo même si, pour faire populo, il tâte un peu de l’accordéon.
C’est ainsi que depuis un demi-siècle, hormis une infidélité en 2024 pour cause de Jeux Olympiques, les Champs-Élysées sont devenus l’écrin somptueux pour le baisser de rideau de la plus grande épreuve cycliste du monde.

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Pour la première en 1975, le résultat est extraordinaire : 27 tours d’un circuit de 6,050 kilomètres (un itinéraire qui montait sur les Champs-Élysées, tournait juste avant la place de l’Étoile, redescendait les Champs, prenait les quais, virait à l’Hôtel de Ville et revenait par la rue de Rivoli) devant une foule estimée à plus d’un million de personnes. Pierre Chany écrivit le lendemain dans L’Équipe : « Aucune revue du 14 juillet n’avait rassemblé pareille foule dans le périmètre des Champs-Élysées et des Tuileries, ce qui tend à démontrer que le Français préfère le vélo à l’automitrailleuse, ce dont il faut se féliciter. »
Blondin relate son étape dans la « voiture-palais » : « Mythologiquement, les Champs-Élysées sont réputés constituer le lieu de déambulation favori des morts. Eh bien, nous pouvons dire que ceux que nous avons admirés, hier, entre l’Arc de Triomphe et celui du Carrousel, se portent bien. Ces morts, confirmant le dicton fameux, allaient vite. Et l’on ne saurait discerner très exactement qui de Paris ou du Tour de France, qui de la course ou du décor qu’elle s’était donnée, valorisait l’autre. Le spectacle était admirable, qui peuplait une ville sous l’opulence des frondaisons, une ville qu’on a connue à pareille époque, désertique au pied de l’obélisque. Le président Valéry Giscard d’Estaing aura pu en voisin et en connaisseur apprécier ce qu’on pourrait appeler le changement de vitesse dans la continuité de l’allure.
Nulle auréole de martyr, nul opprobre, nul remords ne planait dimanche sur la célébration sportive. La parole était à la seule ferveur et au faste. Un départ donné par un ministre de l’Intérieur -et pas avec un revolver s’il vous plaît-, un premier passage assuré à une vitesse vertigineuse par les deux personnages principaux prépondérants de l’épreuve, Eddy Merckx dans son maillot de champion du monde et Bernard Thévenet dans sa tunique jaune ; à l’horizon, Jeanne d’Arc chevauchant pour l’éternité dans son maillot d’or la place des Pyramides et les mâchoires béantes du palais du Louvre ; à proximité l’ombre discrète de celui de l’Élysée, mais combien vigilante avec son ourlet interminable de forces de l’ordre en chemisettes bleues, et nous à la fois côté Tour et côté Cardin dans l’espace du même nom, griffonnant nos petits feuillets. Bref, tout composait une cérémonie un peu insolite mais qui ne laissait pas d’affirmer que la Grande Boucle peut considérer, avec juste raison, qu’elle peut désormais être chez elle partout.
Il semblerait que jusqu’au dernier moment, Thévenet se soit méfié de Merckx, et que ce dernier se soit ingénié par sa fabuleuse prodigalité dans l’effort à lui donner le frisson jusqu’à l’arrivée. Cela nous valut quelques grands instants de frénésie qui auront récompensé les spectateurs de leur assiduité. Il faudrait être d’une mauvaise foi insigne pour oser prétendre que cette étape prestigieuse d’un formalisme absolu n’a été qu’une formalité. La fin, lorsqu’elle atteint à ce genre de sommet, justifie les moyennes. »
Est-ce un tour d’honneur avant l’heure ou une dernière tentative d’intimidation de la part du champion du monde, Merckx a démarré dès le départ mais Thévenet, vigilant, est revenu dans sa roue. Les deux hommes défilent en tête sur les Champs-Élysées et au km 3 possèdent 14″ sur le peloton.
Tout rentre dans l’ordre rapidement. Mais les coureurs qui ont le sens du spectacle et sont de véritables professionnels, vont maintenir l’intérêt par des démarrages incessants. L’Italien de la Filotex Mauro Simonetti compte jusqu’à une minute d’avance à une vingtaine de kilomètres de l’arrivée : un inconnu vainqueur au pied de l’Arc de Triomphe, le symbole serait savoureux. Mais les équipes de sprinters font le boulot pour ramener le peloton. Le Belge Walter Godefroot rentre dans l’histoire en s’imposant devant le Français Robert Mintkiewicz.

Godefroot Champs

C'est gagné

Pour la première fois, un président de la République assiste à l’arrivée du Tour de France et offre en récompense à Bernard Thévenet un vase en porcelaine de la manufacture de Sèvres.
Valéry Giscard d’Estaing lui remet la tunique d’or en main propre. Il a obtenu des organisateurs que le maillot soit vierge, sans sponsor, même si les noms des marques Peugeot et Michelin se devinent plus ou moins discrètement sous le jaune.

Giscard maillot

Tour 75 Giscard

Ce qui plait au prince a force de loi : pour parachever la cérémonie de remise des prix, le Président fait jouer Le Chant du départ, le chant révolutionnaire dont il avait fait son hymne de campagne en 1974.

La victoire en chantant
Nous ouvre la barrière
La liberté guide nos pas
Et du nord au midi
La trompette guerrière
A sonné l’heure des combats.
Tremblez ennemis de la France,
Rois ivres de sang et d’orgueil.
Le peuple souverain s’avance :
Tyrans descendez au cercueil.

(Refrain) La République nous appelle,
Sachons vaincre ou sachons périr ;
Un Français doit vivre pour elle,
Pour elle un Français doit mourir.

Pourquoi pas ! Les gosses du film d’Yves Robert « La guerre des boutons » l’entonnaient joyeusement au retour de leurs batailles … et puis, c’est vrai, un Français a su vaincre le tyran belge !
Pendant l’exécution de l’hymne, on perçut en arrière-plan sonore, des « non, non, non aux licenciements » scandés par vous devinez qui.
Bernard Thévenet était le premier coureur à briser l’hégémonie d’Eddy Merckx sur le Tour de France, la performance apparaissait considérable.

classement général

classement points

classement montagne

classement jeunes

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1975-07-21

Pellos regonfle 2

Le Miroir, surfant sur l’exploit du coureur français, publia un supplément intitulé « Les escalades de Bernard Thévenet », sa vie son œuvre en somme.

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Cyclisme Mag

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« Thévenet est un garçon posé à qui le succès ne fait pas perdre la tête. Un maillot sur les épaules, c’est une armure. Bernard Thévenet est désormais Lancelot du Lac pour les foules. Et si les acclamations sont un tapis volant pour les champions, Thévenet atterrira vêtu de jaune devant le président Giscard d’Estaing, le 20 juillet, sur les Champs-Élysées. Quel beau rêve pour l’ex-petit cultivateur de la ferme du Guidon -une prédestination- du côté de Paray-le-Monial en Bourgogne. »
Dans ce qu’écrivait notre confrère de « France-Soir », Dany Rebello, après ses premiers succès alpestres, il entre déjà un peu de la légende de Thévenet, ébauchée au rythme de son irrésistible ascension dans le Tour de France 1975. Le futur champion cycliste n’est pas né au Guidon -cela aurait été trop beau- mais il est vrai qu’il n’avait que neuf ans lorsque ses parents vinrent s’y établir pour être les modestes métayers d’une ferme moyenne. Pour le jeune garçon né en 1948, la voie était toute tracée : le certificat d’études, diplôme qui à la campagne avait gardé toute son importance, quelques cours d’agriculture à Charolles, le bourg voisin, et puis la participation à la ferme familiale. Un destin bien clair s’il n’y avait pas eu le vélo. Et c’est justement pour fêter son succès au certificat d’études en 1962 qu’on offrit à Bernard son premier vélo, un demi-course…» Thévenet et moi sommes de la même génération. Il faut comprendre que nous étions sensibles, dans une France, à l’époque, encore principalement rurale, à cette forme d’ascenseur social … à vélo.
Le Tour achevé, le Miroir tire un bilan, sans déroger de ses convictions profondes : « Oui, le Tour de France a passionné des millions de spectateurs et téléspectateurs. Une première semaine endiablée, une deuxième où Merckx a été ébranlé sans succomber tandis que Thévenet grignotait de précieuses secondes, une troisième semaine marquée par l’envol du premier Français vainqueur depuis huit ans dans les lieux mêmes où les « Grands » se sont toujours envolés, un final triomphal aux Champs-Élysées, ont assuré le succès de l’épreuve sportive la plus populaire de l’hexagone. Mais à qui doit-on ce succès ?
Aux organisateurs qui se flattent rituellement chaque année avant le départ d’avoir aménagé un parcours équilibré ? Équilibré du point de vue financier sans aucun doute, puisque ce Tour a été ironiquement surnommé le « Tour des stations de sports d’hiver ». Aujourd’hui, le peloton ne s’arrête plus dans les grandes villes ; on le dirige de préférence vers des stations balnéaires, de montagne, ou d’ailleurs, disposées à un gros effort de promotion. Que le départ de Fleurance, la ville de la santé des plantes dont le « guérisseur » Maurice Mességué est le maire, ait été déjà annoncé pour 1977, en est un des multiples exemples.
Á la Présidence de la République qui a voulu donner de l’éclat à une arrivée inédite sur une des plus célèbres avenues du monde ? On se demande, en fait, à qui a profité la publicité d’un événement encadré par 6 000 policiers, cerné de près par les ministres auprès de qui avait pris place M. Amaury, patron de droit divin d’un des journaux organisateurs.
Aux multiples challenges dont la course est dotée dans le but de la rendre plus animée ? Leur effet direct est de créer sur les lignes d’arrivée un environnement publicitaire et commercial d’autant plus envahissant que le gros œil de la télévision est braqué sur le champion. Lorsqu’un vainqueur se hisse sur le podium, commence un étrange ballet où se croisent banderoles, fanions, badges et bouteilles d’eau gazeuse. Même la télévision, lasse peut-être de répercuter tout cela gratuitement, a créé son propre trophée (le Prix TF1) dont l’importance a été ridiculement surestimée par les commentateurs.
Á la formule retenue (pour la septième fois consécutive en violation des promesses), celle des équipes de marques ? Imagine-t-on le retentissement populaire qu’auraient eu les mêmes événements si Bernard Thévenet avait porté un maillot tricolore sur les épaules ? Sa firme qui consent un effort important chaque année n’en aurait guère été lésée : chacun sait bien qu’il est de « chez Peugeot » comme l’était le dernier Français vainqueur du Tour par équipes nationales : Roger Pingeon. Et d’ailleurs comment croit-on que le public a vécu la victoire de Thévenet sinon comme celle d’un Français mettant enfin à la raison l’ogre belge ? Si les choses avaient été plus claires, on n’aurait pas eu à se poser de questions sur la curieuse attitude de Van Impe ou sur les positions contradictoires de Felice Gimondi et Francesco Moser. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est grâce à ces hommes et à eux seuls, grâce à un plateau de qualité, grâce au panache de Thévenet, grâce au courage de Merckx, que l’intérêt sportif a pris le pas sur le reste. Ce n’est pas le représentant d’une firme automobile qui a vaincu la charcuterie italienne défendue par un Bruxellois mais le meilleur coureur français qui a battu le meilleur coureur belge, leur duel étant arbitré par les meilleurs coureurs italiens. Le fait que Bernard Thévenet soit devenu instantanément un symbole national au lieu et place de Raymond Poulidor est révélateur de l’attitude du public.
Le Président de la République l’a bien compris en imposant que le maillot qu’il remettrait au vainqueur soit vierge de toute inscription publicitaire. L’exemple peut parfois venir de haut, messieurs les organisateurs. »
Le Miroir se réjouit encore dans un petit encart : « Les Français ne sont pas les seuls à souhaiter le retour aux équipes nationales. Ainsi, dès le dimanche de l’arrivée, le Belge Roger De Vlaeminck privé de Tour de France pour des raisons économiques (la firme Brooklyn a vu son budget amputé par le paiement d’une forte rançon après le kidnapping de son P.D.G.) déclarait : « Ce serait formidable si la Belgique pouvait aller au Tour avec une équipe nationale où il y aurait Merckx, moi-même, Van Linden, Van Impe, Sercu, Pollentier, Bruyère et Maertens. » En effet !
Il y a cinquante ans de tout cela, oui un demi-siècle, et ce Tour de France est resté profondément gravé dans ma mémoire … avec ceux remportés par Anquetil, bien sûr !
Sans vouloir spoiler d’éventuels futurs billets de mon blog, Thévenet remporta le Tour, une seconde fois, en 1977 sous les couleurs blanches à damiers noirs de Peugeot-Esso-Michelin. Merckx, redevenu humain, termina à la sixième place avec le maillot bleu de Fiat-France.

Dopage Nounouchette

Dessin du Miroir du Cyclisme n°475 de juin 2025

Il ne s’agit pas d’être oublieux ou hypocrite, suite à ses abandons à répétition au cours de la saison 1978 et à des examens approfondis à l’hôpital Saint-Joseph de Paris concluant à un alarmant dysfonctionnement des glandes surrénales, Bernard Thévenet confia, dans une interview accordée au journaliste Pierre Chany (pour le magazine Vélo), qu’il avait fait usage de corticoïdes (ils ne figuraient pas dans la liste des produits interdits à l’époque) durant les trois années précédentes, donc aussi à l’occasion de ses deux Tours de France victorieux : « Nous étions tous persuadés dans mon équipe d’être dans le vrai, et nous avions la certitude d’avoir pris une avance sur les autres, pour ce qui est des soins à inclure dans une préparation. Nous étions dans l’erreur, mais les autres le sont également. Le jeune médecin de notre groupe avait pris le temps de nous expliquer le fonctionnement de l’organisme, et ses réactions dans l’effort, ce que personne n’avait fait avant lui. Ses propos nous avaient convaincu de sa compétence, et sans doute, avons-nous exagéré celle-ci. Mais j’avais le sentiment qu’il nous sortait enfin de l’empirisme habituel, pour nous engager sur une voie plus méthodique et plus scientifique. Á partir de là, tout ce que l’on pouvait dire alentour, nous semblait relever de l’ignorance ou de la jalousie, ou de la malveillance. »
Ses confidences lui valurent d’être sévèrement critiqué par une certaine presse, d’être ostracisé par ses pairs et lâché par son sponsor Peugeot. L’opinion comprit mal en pensant qu’il s’agissait d’aveux d’un cas exceptionnel et isolé… et pourtant. Comme chantait Guy Béart : « Le coureur a dit la vérité/Il doit être exécuté ».
Abel Michea, le truculent journaliste du Miroir, épicurien en diable, se lamenta : « Ce devait être la fête du Beaujolais nouveau, ce fut celle de la cortisone… Sachons gré au courageux et honnête Bernard Thévenet d’avoir amené, sur la place publique, ce grave problème en espérant qu’il sera discuté par tous ceux qu’il concerne, mais cela est moins sûr. Pour notre part, sans jouer les hypocrites, nous n’abdiquerons pas. Il est certain qu’un sport qui sollicite autant le cœur ne peut se pratiquer sans préparation biologique. Il est évident que les cadences infernales imposées, par leurs employeurs, à certains coursiers, exigent des soins particuliers. Mais de grâce, que ces soins soient donnés par des gens hautement compétents, pas par des frottailleurs de tréteaux, des charlatans d’antichambre. »
Rares sont ceux qui se souviennent de Jean-Claude Misac, équipier de Poulidor dans l’équipe Gan. Il s’était vu attribuer, lors de ce Tour 1975, le prix TF1, au titre du coureur le plus souvent apparu sur l’écran lors des retransmissions. Âgé de 26 ans, il mourut d’une crise cardiaque, au mois de septembre suivant, lors d’une sortie d’entraînement dans sa région de Bar-sur-Aube.
Á la fin de sa carrière, Thévenet devint directeur sportif des équipes La Redoute puis RMO. De 1993 à 1996, il fut nommé sélectionneur de l’équipe de France à l’occasion des championnats du monde sur route. Sur le Tour de France, de 1994 à 2004, il dispensa ses commentaires pertinents pour France Télévisions. Depuis 2010, il fait partie du comité d’organisation du Critérium du Dauphiné, cette course qu’il remporta avec panache en 1975, quelques jours avant son premier Tour de France victorieux.
Thévenet et Merckx sont encore parmi nous pour nous faire revivre éventuellement leur duel impitoyable. Dans un livre d’entretiens, une écrivaine a souhaité récemment retracer le Parcours de vie de Bernard Thévenet, poétiquement sous-titré : « Des terres charolaises aux Champs-Élysées ».

Parcours de vie bis

Jean Cléder, agrégé de lettres et maître de conférence en littérature générale et comparée à l’université de Rennes, fut enfant et adolescent avant d’être savant : « Je connaissais tout du vélo, grâce à L’Équipe et au Miroir du Cyclisme. J’ai donc découvert le vélo par le style : celui de ses acteurs et de ses historiographes. Depuis une dizaine d’années, je redécouvre toutes ces écritures plus ou moins méprisées par la culture des élites. Or, il s’agissait de récits très construits, très sophistiqués, très pensés. Et le niveau intellectuel de ces magazines est très étonnant. »
L’universitaire est resté fasciné par les images du Tour 1975 et, plus précisément, par leur disparition subite lors de l’étape de Pra-Loup : « Merckx est en tête, il fait une descente vertigineuse, folle. Mais, subitement : rupture de faisceau. On se retrouve donc devant un écran strié de couleurs, une sorte d’image abstraite à la Rothko. Pendant de longues minutes, les commentateurs brodent une rhétorique tout à fait brillante sur ce qu’on s’imagine être sa sixième victoire dans le Tour. Mais quand l’image réapparaît, Merckx est en perdition. Ce à quoi personne n’est préparé, au point que, d’abord, la caméra passe à côté de lui sans le voir ! »
Sur la base de cette disparition, Jean Cléder fait jouer le fantasme, en réinterprétant les faits en faveur d’une sixième victoire de Merckx.

Eddy M

Nul doute que, lors du Tour de France 2025, les deux champions seront sollicités plus que de coutume et que des images de leur mémorable « mano a mano » de Pra-Loup seront diffusées.

Gamin St Julien de Civry

*http://encreviolette.unblog.fr/2009/07/09/le-col-de-lizoard-col-mythique-des-alpes/
**http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/01/la-cipale-paris-xiieme/
Pour écrire et illustrer ce billet, j’ai puisé dans les numéros spéciaux Tour de France du Miroir du Cyclisme, dans l’ouvrage Tours de France, Chroniques de L’Équipe 1954-1982 d’Antoine Blondin aux éditions de la Table Ronde, dans La fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneune (Minerva).
Pour revivre en images ce Tour, je vous conseille de visionner le beau documentaire de Jacques Ertaud :
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpa76053210/autour-du-tour-le-tour-de-france-d-un-coursier

Publié dans:Cyclisme |on 1 juillet, 2025 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1975 (1)

« Penser à juillet de mon enfance et de mon adolescence, c’est aussitôt entendre, venue du poste de radio branché dans la cuisine, la voix de Georges Briquet commentant l’arrivée du Tour de France. Tous les après-midis, vers quatre ou cinq heures, je suivais le feuilleton merveilleux et terrible, davantage « vécu » que récité par cette voix, la même pendant des années. J’attendais fébrilement la révélation du nom des héros, le premier du classement général et le vainqueur de l’étape, dont je découperais la photo le lendemain matin dans Paris-Normandie. Arrivait enfin le grand dimanche, l’attente énervée. De toutes les fenêtres ouvertes du quartier s’échappait la même rumeur tumultueuse. Après, le Tour fini, les jours glissaient, semblables. La radio marchait par habitude, on ne l’écoutait pas. C’était comme si l’été s’était enfui avec les coureurs. D’ailleurs, la nuit venait plus tôt. Il restait une chemise cartonnée contenant des photos et des noms de tous les pays, qui faisaient rêver. Van Est, Darrigade, Geminiani, Kubler, Mahé, Hassenforder, Bahamontès. Des prénoms qui sonnaient étrange et joli, Stan (Ockers), Rudi (Altig), Apo (Lazaridès), ou ancien, Lucien (Teisseire), Roger (Rivière), Bernard (Gauthier), plus tard Raymond (Poulidor), parce que dans les régions rurales françaises où avaient grandi les coureurs, on transmettait le « petit nom » du père ou du grand-père. »
J’avais trop envie, en guise de mise en bouche, de vous offrir ces quelques lignes de l’écrivaine Annie Ernaux … Prix Nobel de littérature, une « payse » elle cauchoise moi brayon, moi aussi je découpais des photos de Jacques (Anquetil) dans Paris-Normandie.
Comme pratiquement chaque été, j’aime conter dans ce blog les Tours de France d’antan, ceux de ma jeunesse voire même de ma prime enfance puisque la célèbre épreuve, en sommeil durant la Seconde Guerre mondiale, eut la bonne idée de renaître quelques mois après mon arrivée sur terre. Comme autrefois dans le grenier du domicile familial, c’est l’occasion de me replonger dans les collections de vieux magazines spécialisés, conservées par mon regretté père ou à défaut, mises à ma disposition par un ami, un ancien enseignant cyclotouriste affirmé qui, en ce mois d’août, participera à l’épreuve Londres-Édimbourg-Londres. Que reste-t-il de ces beaux jours d’été, des photos, vieilles photos de ma jeunesse, un souvenir qui me poursuit sans cesse, que reste-t-il de tout cela, dites-le moi … ?
La nostalgie me gagne un peu plus chaque année, les coureurs couleur sépia et leurs laudateurs fréquentent de plus en plus souvent la rubrique nécrologique, ainsi notamment Émile Idée, Raymond Elena, Robert Varnajo, Lily Bergaud, Raphaël Geminiani, Rik Van Looy, Jean Jourden*, André Foucher, Barry Hoban, et le brillant journaliste Jacques Augendre nous ont quittés ces derniers mois. Dans son premier numéro de la saison 1975, le Miroir du Cyclisme avait justement consacré un article au « paysan cycliste » André Foucher, 41 ans à l’époque. C’était l’exemple même du valeureux et courageux équipier fidèle (de Henry Anglade et Raymond Poulidor notamment) qui fit les beaux jours de l’équipe de l’Ouest sur le Tour de France.

Foucher 1Foucher 2Foucher MC

Certaines revues, qui nourrissaient mes billets, avaient cessé de paraître, ainsi à l’heure d’évoquer le Tour de France 1975, je suis orphelin des bihebdomadaires (durant la grande boucle) Miroir des Sports&But et Club et Miroir-Sprint disparus respectivement en 1968 et 1971. Heureusement, demeuraient encore les chroniques savoureuses du vénéré Antoine Blondin et le mythique Miroir du Cyclisme, mensuel publié par les éditions J issues des jeunes résistants communistes, qui d’ailleurs devrait reprendre vie sous l’égide de L’Humanité en ce mois de juin, à quelques jours du départ du Tour 2025.
Vélocipédiquement parlant, 1975 fut pour moi une année considérable : à l’approche de mes 30 printemps, n’ayant plus rien à attendre du Père Noël depuis deux bonnes décennies, je m’offris enfin mon premier vélo de course. Au nom du droit… de ne pas être l’aîné, j’avais hérité de mon frère, neuf ans plus âgé que moi, d’abord de sa petite bicyclette (je devrais dire biclou !) verte de gosse, puis de son vélo adulte de marque Wonder, avec tout de même selle Brooks et dérailleur Huret. Le romancier René Fallet n’avait pas encore écrit à l’époque sa truculente ode au Vélo, incompréhensiblement mon père, avant que je prenne possession de la machine fraternelle, remplaça le guidon aux extrémités courbées vers l’avant et le bas par un guidon plat caractéristique d’une vulgaire bicyclette. De plus, l’engin s’avéra de moins en moins adapté à mon gabarit car, affres de la croissance, j’allais tenir morphologiquement plus du « taureau de Nay » Raymond Mastrotto que de la « puce du Cantal » Lily Bergaud, références que seuls aujourd’hui les archivistes du cyclisme peuvent comprendre.
Bref, il fallut qu’un ami enseignant me présente, à l’occasion du critérium de Garancières-en-Beauce**, à l’époux de sa collègue directrice de la petite école du village, pour que celui-ci, président à l’époque de l’Association des Critériums Professionnels Français, me mette en relation avec les frères jumeaux Roger et Marcel Lejeune, populaires constructeurs de cycles qui équipèrent notamment la célèbre formation professionnelle Pelforth-Sauvage-Lejeune. Heureux comme un gosse au pied du sapin de Noël, je m’étais rendu à l’usine de Maisons-Alfort prendre livraison de mon joujou rutilant. Cet été-là, bien que proche trentenaire, je dus refaire chaque jour l’étape du Tour à travers la campagne de mon Pays de Bray natal !

Pub vélo Lejeune

On peut en sourire aujourd’hui, Miroir du Cyclisme, dernier résistant de la presse dédiée à ce sport, manifeste, dans son numéro d’avant Tour de France 1975, son profond pessimisme sur l’avenir de la mythique épreuve, laissant présager même sa funeste disparition.

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Le journal dénonce « le système des équipes dites de marque regroupant des coureurs de différents pays. Supportées financièrement par une firme commerciale désireuse de lancer son produit, elles sont bâties autour d’une ou plusieurs vedettes, voire super-vedettes, le reste de l’équipe n’étant constitué que de coureurs plus ou moins valeureux, uniquement destinés à faire triompher le « patron ». On les appelle en Italie des « gregarii », en France des « domestiques ». Voyez ce qui est arrivé en 1929. Toute firme qui ne peut avoir une vedette publicitairement rentable abandonne le Tour … et souvent le cyclisme. C’est pour briser ces « trusts » du vélo que Henri Desgranges créa en 1930, pour son Tour de France, la formule des « équipes nationales ». Cela sauva le Tour agonisant et lui donna une formidable popularité. Ce qui était vrai en 1929 est redevenu vrai aujourd’hui.
Les équipes nationales, c’est la solution. La formule des équipes de marques, ce fut le départ d’une nouvelle escalade dans la commercialisation effrénée du sport cycliste, qui n’est plus qu’un véhicule publicitaire. Dans tous les cas, le sport souffre de ne pas marquer ses distances avec le commerce.
Le Tour de France, c’était une épreuve mondiale unanimement respectée, où la victoire était la plus désirée par un coureur. Parce qu’il représentait son pays ou sa région, parce qu’il était sélectionné pour cela, parce que le public accordait un immense crédit à cette seule course disputée selon la même formule que toutes les plus grandes compétitions de tous les sports : par équipes nationales sélectionnées par des dirigeants mandatés et selon le seul critère de la valeur.
Les champions sont et doivent rester des champions nationaux. Cette affirmation n’a rien de chauvine ou nationaliste. Les grandes compétitions sportives (Jeux Olympiques, championnat du monde de football, coupe Davis de tennis, etc…) témoignent de l’état sportif d’un pays. Les champions sont des produits d’une culture nationale, de traditions, de méthodes et de recherches propres à un pays. Merckx est le produit du sport cycliste belge comme Pelé porte en lui le génie du football brésilien, comme Robic, Bobet, Anquetil, Poulidor sont des produits d’une méthode française du cyclisme. Il est donc contre nature de voir Merckx représenter une équipe italienne ou le hollandais Schuiten une équipe anglaise. Les champions issus d’une culture nationale doivent représenter leur pays dans la plus grande compétition cycliste du monde. C’est la logique et la meilleure source d’enthousiasme pour tous les publics concernés.
Nous n’hésitons pas à accuser le Tour par équipes de marques d’être une des sources de la décadence du cyclisme français (le dernier vainqueur français, Pingeon, a d’ailleurs gagné en 1967 dans une équipe de France emmenée par Poulidor).
Les coureurs français étaient motivés toute l’année par la perspective de porter le maillot tricolore pendant un mois sur les routes de France, ou même un maillot régional (souvenez-vous des Bretons de l’équipe de l’Ouest !). Aujourd’hui, ils sont le plus souvent, sauf quelques vedettes, au service d’autres leaders français ou étrangers, muselés et privés de toute initiative. »
Pour étayer sa démonstration, l’éditorialiste du Miroir, le lucide Maurice Vidal, puisait un exemple dans le Giro qui venait de s’achever : « Récemment, au Tour d’Italie, Felice Gimondi (vainqueur du Tour de France 1965 ndlr) attendit un jour Fausto Bertoglio (futur vainqueur ndlr) pour le ramener dans le peloton. Gimondi appartient à la « Bianchi », Bertoglio à la « Jolly Ceramica ». Mais ils sont tous deux Italiens et il fallait battre Galdos de la « Kas » mais surtout Espagnol. Et dire qu’on a voulu nous faire croire que la morale sportive était mieux respectée avec les équipes de marques ! »
Déjà, en 1962, à l’occasion du retour des équipes de marques, Maurice Vidal s’exaspérait : « Les négociants en muscles se sont réjouis de sa naissance. Les commerçants de tous poêles, réfrigérateurs, apéritifs ou spaghettis ont carillonné l’avènement. Il est né le divin enfant… Le Tour, même monotone c’était, sur toutes les routes de France, une espèce de monstre sacré. Souhaitons qu’on n’en fasse pas un monstre massacré. »
Perplexe et résigné, Antoine Blondin parlait dans L’Équipe de coureurs « proclamant les vertus d’un apéritif, d’un saucisson ou d’un percolateur » et jugeait que, dans ces nouvelles équipes, « on ne parle plus le même langage, si ce n’est celui de l’intérêt »… Dégât collatéral, en cet été 1962, les téléspectateurs apprirent  que le Tour ne serait pas diffusé en raison d’un désaccord entre la presse régionale et la télévision sur la question de la publicité clandestine, non désirée par le gouvernement. C’est ainsi qu’en remplacement, fut créée l’émission Intervilles qui connut une extraordinaire popularité.
Dans La fabuleuse histoire du Tour de France, Pierre Chany racontait : « Après toute une série d’offensives et de savantes manœuvres, le front des équipes nationales dans le Tour fut enfoncé par la division blindée des équipes de marques à l’automne 1961 (…) Le cyclisme assistait, mi- confiant, mi- inquiet, à un changement radical de société. »
Au bas de son réquisitoire, le Miroir de juin 1975 éditait même un bulletin de participation à un grand référendum avec comme question : « Êtes-vous favorable à un retour de la formule des « équipes nationales et régionales » pour le Tour de France en 1976 ? »

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Plusieurs milliers de lecteurs envoyèrent leur vote au journal et le retour aux équipes nationales rallia les suffrages avec un score « soviétique »… ce qui en soit n’était pas surprenant dans une revue dans la mouvance communiste.
En question subsidiaire, il avait été demandé aux lecteurs abonnés de sélectionner les 10 coureurs qu’ils auraient aimé voir figurer dans une équipe de France. Les heureux élus furent par ordre décroissant de suffrages : Jean-Pierre Danguillaume, Bernard Thévenet, Raymond Poulidor, Alain Santy, Raymond Delisle, Jacques Esclassan, Cyrille Guimard, Mariano Martinez, Régis Ovion et Georges Talbourdet. Jacques Anquetil, déjà sélectionneur de l’équipe nationale des championnats du monde, était plébiscité pour être le directeur technique.

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Pour ma part, impuissant face au libéralisme outrancier et ce combat aujourd’hui d’arrière-garde, je retiendrai un argument strictement esthétique. Dans mes souvenirs d’enfant, lorsque j’avais la chance de « voir passer le Tour » ou quand je jouais avec mes « petits coureurs » en plomb, il n’y avait rien de plus beau que le ruban multicolore constitué par le peloton ondulant sur la chaussée ou le sable. D’un simple coup d’œil, je reconnaissais les Belges à leur maillot bleu nattier ceinture noire, jaune, rouge (comme il était mentionné dans la liste des engagés), les Italiens et leur tenue verte ceinture blanche et rouge, les Suisses en rouge à croix blanche, sans parler des équipes régionales (ah le maillot blanc à parements rouges des coureurs de l’Ouest, bretons et normands …encore qu’une année, ils reçurent en renfort l’Alsacien Hassenforder !). Mon œil exercé reconstituait même la chromatique lors de la projection cinématographique des actualités en noir et blanc ou la lecture des magazines sépias.

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L’équipe régionale du Sud-Est lors du Tour 1958: maillot bleu azur ceintures or

Aujourd’hui, la laideur, le mauvais goût et même l’illisibilité prédominent dans les combinaisons bariolées des hommes sandwiches du grand cirque de juillet !
En tout cas, s’il est un maillot resté populaire auprès du public, c’est le maillot blanc à pois rouges distinguant sinon le meilleur grimpeur du Tour, du moins le coureur en tête du classement du Grand Prix de la montagne. Il fut créé justement lors de l’édition du Tour 1975 selon le souhait du sponsor parrainant ce classement, le Chocolat Poulain, qui réclamait une « meilleure exposition ». Son design est un hommage de Félix Lévitan, codirecteur de la course, à la tenue portée par le coureur Henri Lemoine surnommé « P’tits pois » dans les années 1930.

Henri Lemoine

Joyeux, clownesque avec son faux air de casaque de jockey, ce maillot devient quelque peu ridicule lorsqu’il est porté par un cyclo bedonnant ahanant dans l’ascension d’un col. Quel mauvais esprit !
Á l’occasion du Tour 1975, les organisateurs ont décidé de supprimer les bonifications. Jacques Augendre, qui nous a quittés récemment, quelques semaines avant de fêter ses cent ans, s’en félicitait : « Nous applaudissons sans réserve à la suppression des bonifications qui n’ont fait qu’introduire l’arbitraire dans une épreuve exigeant la rigueur. On a parlé des vertus des bonifications. Elles nous paraissent très discutables car rien – et surtout pas le souci d’avantager certains coureurs- ne justifie de déplacer pour quelques-uns l’aiguille du chronomètre. Désormais, on s’en tiendra dans le Tour de France aux temps réels. »
Comme pour chaque édition, le parcours est disséqué par les observateurs, il y a déjà bien longtemps que le Tour de France n’effectue plus le tour de la France. Ainsi encore Jacques Augendre : « Même si Jacques Goddet et Félix Lévitan s’en défendent, il apparaît que le Tour de France est toujours conçu pour ou contre quelqu’un, soit parce que le profil sert les intérêts d’une certaine catégorie de coureurs, soit parce que les organisateurs cherchent à provoquer une course plus ouverte en réduisant artificiellement la marge qui sépare le super-favori de ses principaux challengers. Tenant compte de ces éléments, les représentants du Faubourg Montmartre (siège du journal L’Équipe ndlr) ont mis l’accent sur le caractère relativement équilibré. Cette année, le Tour a choisi le mauvais sens, comme toujours, lorsqu’il tourne vers l’ouest. Il devra traverser la quasi-totalité des plaines qui s’étendent, nous le savons depuis l’école communale (est-ce encore vrai ? ndlr), à gauche d’une ligne Givet-Bayonne On aurait pu réduire ce long préambule. La route d’Amiens au Mans ne passe pas obligatoirement par Versailles et l’on pouvait aller en droite ligne de Bordeaux à Pau. Aucune considération d’ordre stratégique ne justifie le détour par Fleurance et Auch. Seule la nécessité pour les organisateurs de trouver des points de chute rentables, c’est-à-dire des subventions, explique ces détours superflus sur le plan sportif. Le Tour se présente comme un Tour des stations de sports d’hiver qui a prévu des points de chute à Saint-Lary, Super-Lioran, Pra-Loup, Serre-Chevalier, Morzine-Avoriaz et Chatel…

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Le fait de pénétrer à l’intérieur de l’hexagone afin de varier les difficultés et la contrainte de respecter la distance de 4000 kilomètres imposée par l’Union Cycliste Internationale, obligent les organisateurs à des neutralisations relativement nombreuses. Ainsi, les concurrents seront transbordés de Bordeaux à Langon, de Super-Lioran à Aurillac, de Chatel à Thonon-les-Bains, de Chalon-sur-Saône à Pouilly-en-Auxois et … de Clermont-Ferrand à Nice…. Cependant, le procédé qui consiste à affréter un Airbus ou une Super-Caravelle pour transporter le peloton du Puy-de-Dôme à la Côte d’Azur n’est pas tellement apprécié du grand public et si les organisateurs ont expérimenté en la circonstance une solution pratique, ils seront peut-être bien inspirés de ne pas la renouveler trop souvent. »
Il y a un demi-siècle, certains commençaient à penser écologie, sans la nommer. En tout cas, je serai curieux de lire dans le prochain nouveau Miroir la vision de ses journalistes sur le tracé du Tour de 2025.
Autre curiosité, ce Tour de France 1975 s’achèvera pour la première fois sur les Champs-Élysées. Après la destruction de la piste du Parc des Princes, depuis 1968, l’arrivée finale était jugée à la vieille Cipale*** du bois de Vincennes. « Le Tour de France aux Champs, c’est bien son tour et c’est une belle façon d’animer Paris en juillet, aussi bien qu’avec les chars de combat ou les avions de Marcel Dassault. »
Comme avant chaque édition, on spécule sur les favoris de l’épreuve. Il est toujours intéressant d’observer la couverture des magazines spécialisés.

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Le roi Eddy Merckx a déjà remporté cinq fois le Tour de France sur cinq participations. Il tente donc un exceptionnel pari : s’emparer avec un sixième succès du record absolu de victoires, surpassant ainsi « mon champion » Jacques Anquetil, unique coureur à l’époque à avoir remporté la plus grande course du monde à cinq reprises. Mes lecteurs passionnés de cyclisme les plus assidus, sachant mon admiration immodérée pour mon compatriote normand, auront compris que je voyais d’un mauvais œil le défi relevé par Merckx le Cannibale, par ailleurs champion du monde en titre.

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Pourtant, Anquetil lui-même en avait pris son parti, à en croire Pierre Chany, considéré comme l’un des techniciens du cyclisme les plus avisés. D’ailleurs, Anquetil eut ce bon mot à l’arrivée d’une étape d’un de ses Tours de France victorieux : « Ne me demandez de vous raconter ma course, il y a plus compétent que moi pour le faire. Et moi-même, j’attends de lire le lendemain l’article de Pierre Chany dans L’Équipe pour savoir ce que j’ai fait, pourquoi et comment je l’ai fait. »
Voici donc ce qu’écrivait le remarquable journaliste quelques jours avant le départ en Belgique de la grande boucle 1975 : « « Quand ce Tour de France aura pris fin, je serai devenu un brillant second » a dit l’ancien champion révélant ainsi un humour qui lui fut parfois discuté, et s’inscrivant dans la ligne de ceux qui envisagent aujourd’hui une sixième victoire d’Eddy Merckx. Le Normand ne vit pas avec son passé, il ne perd pas l’appétit à l’idée que son record -cinq victoires dont quatre à la suite- sera menacé demain. Il estime seulement que le champion du monde, athlète de grand talent et baroudeur exceptionnel, correspond plus que d’autres aux nécessités du moment. L’heure de la succession n’aurait donc pas encore sonné. Selon Anquetil, Merckx un soupçon inférieur aux meilleurs spécialistes dans la haute montagne, compensera cette faiblesse relative par une présence quotidienne active, par ses hardiesses et par son efficacité contre la montre. Il usera de sa puissance et de son extraordinaire faculté de récupération pour mater des adversaires dont il a depuis longtemps situé les limites.
Cette opinion de Jacques Anquetil était partagée par la majorité des observateurs, il y a un peu moins de deux mois, après que le Bruxellois eût réalisé son fameux triplé : Milan-San Remo, Tour des Flandres, Liège-Bastogne-Liège. On lui opposait alors Joop Zoetemelk qui joue l’essentiel de sa saison sur le Tour, Luis Ocaña qui rêve de battre un jour le Belge « à la régulière » dans cette épreuve, et l’on espérait que Thévenet, Poulidor, Fuente reviendraient à temps ce qu’ils furent naguère…
Seulement, il s’est produit depuis la première semaine de mai, qui marqua l’apogée de Merckx, un événement de nature à troubler les esprits. Nous ne faisons point allusion ici à l’extravagant sabordage du Tour de Romandie qui condamna les meilleurs et offrit la victoire au valeureux Galdos, mais aux deux étapes de montagne du récent circuit du « Dauphiné Libéré ». Au terme de cette épreuve, la critique était perplexe, de même Eddy Merckx et Luis Ocaña. En revanche, les supporters français exultaient, qui venaient d’assister à une formidable démonstration de Bernard Thévenet dans les cols de la Chartreuse, et à la performance à tous égards encourageante de deux « anciens » Raymond Delisle et Raymond Poulidor.
Le Charolais qui avait abandonné le Tour dans le col du Lautaret, l’an passé, victime des séquelles d’un zona, avait semé ses compagnons dans le col du Granier, et il s’était présenté à Grenoble, terme de sa chevauchée solitaire, près de cinq minutes devant Lucien Van Impe, plus de dix minutes avant Merckx et plus d’un quart d’heure avant Luis Ocaña. D’autres avaient subi un échec plus cinglant encore, tels Agostinho, Mariano Martinez et Freddy Maertens, lequel venait pourtant de gagner six fois en six jours. Une débandade comme on n’en voit peu, vraiment, et des visages singulièrement allongés à Grenoble…
Certes, d’autres événements ont suivi qui ont quelque peu réconforté les battus et corrigé certaines impressions, mais il est des taches tenaces qui ne disparaissent pas à la première pulvérisation de trichlorétylène, elles ont tendance à ressurgir quelques jours plus tard…
Attention : nous ne disons pas que Merckx et Ocaña seront battus, mais il semble bien que l’affrontement entre ces deux anciens « Maillots jaunes » et leurs adversaires sera plus rude, et sans doute plus serré, qu’il ne le fut jamais. Les marges de sécurité sont désormais réduites et ceux qui avaient tendance à renoncer un peu rapidement naguère commencent à retrousser la babine… » Puisse Chany avoir raison ! pensais-je à l’époque.
Raymond Poulidor, pour la première fois probablement, n’est pas cité parmi les favoris, le poids des ans sans doute. Dans sa quarantième année, il participe à son treizième Tour de France sans avoir vraiment espoir de revêtir enfin le maillot jaune, ne serait-ce qu’une journée. Durant sa carrière, il aura eu la malchance d’être opposé à Anquetil puis Merckx, deux phénomènes du cyclisme. En forme d’hommage, le Miroir lui consacre une courte bande dessinée.

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Le jeudi 26 juin, ce sont 14 équipes de 10 coureurs qui se présentent pour un prologue de 6,250 kilomètres contre la montre dans les rues de Charleroi.
J’imagine l’éditorialiste du Miroir s’insurgeant à la lecture de la liste des concurrents. L’équipe Mercier de Poulidor a troqué son légendaire maillot violine pour celui bleu de la compagnie d’assurances Gan. Pour relater les chevauchées en montagne de Fuente, Galdos et Ocaña, il va falloir s’habituer aux sponsors ibériques Kas (limonade et sodas) et Super Ser (électro-ménager). Francesco Moser, un des favoris du prologue, roule pour Filotex, industriel italien du câble. Le « vicomte » Jean de Gribaldy s’est associé à la célèbre marque de glaces Miko.
Certaines marques de cycles ou accessoires figurent parfois encore accolées à des sponsors extra-sportifs. Ainsi Merckx et ses neuf coéquipiers belges courent pour l’équipe … italienne au maillot havane Molteni (fabricant de charcuterie industrielle)-Campagnolo (mythique fabricant de dérailleur). Les marques de cycles Bianchi avec à sa tête Felice Gimondi sous le maillot bleu céleste immortalisé par Fausto Coppi, et Gitane emmenée par le grimpeur Lucien Van Impe respectent une certaine éthique en s’associant aussi à Campagnolo. Le « tout Campa » cher aux amoureux du design rital est encore à la mode. Bernard Thévenet porte les espoirs français sous son maillot blanc à damiers noirs des cycles Peugeot. Quant à l’écurie Jobo-Sablière-Wolber constituée uniquement de coureurs français, elle joue un peu le rôle des anciennes équipes régionales si sympathiques aux yeux du public.

Gan mercierBianchiFlandriaSuper Ser

« Voici donc cent quarante coursiers, égrenés un par un au fil d’un prologue extrêmement tortueux, qui ont pu se considérer, chacun de son côté durant une petite dizaine de minutes, comme un vainqueur en puissance, bercer un rêve élyséen et imaginer que l’Arc de Triomphe les attendrait dans trois semaines. Ce qui est merveilleux, au départ d’une compétition de cette envergure, c’est qu’on ne puisse pas sensiblement (je ne dis pas raisonnablement) distinguer les vainqueurs des vaincus… Allons, par la grâce d’un seul, pour les 140 c’est parti comme en 14. La fleur au Moser. » (Antoine Blondin)

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Pour deux secondes, le roi Eddy n’est pas prophète en son pays et Francesco Moser troque son maillot de champion d’Italie contre la casaque jaune que portait Merckx en raison de sa victoire lors de l’édition précédente. Le tout nouveau champion de France Régis Ovion, ancien champion du monde amateurs et vainqueur du Tour de l’Avenir 1971, obtient une méritoire neuvième place devançant d’une seconde son leader Thévenet. Gimondi concède 27 secondes, Poulidor 33, quant à Luis Ocaña, il termine à la 47ème place accusant déjà un retard de 45 secondes.

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Images d’amateur avant et pendant le prologue contre la montre à Charleroi ! 

La première étape est divisée en deux tronçons, de Charleroi à Molenbeek en matinée, et de Molenbeek à Roubaix l’après-midi.
En passant en tête, au sommet de la côte de Bomérée, au kilomètre 8, le hollandais Joop Zoetemelk entre dans l’histoire du Tour comme premier coureur à enfiler le nouveau maillot blanc à pois rouges. La course se décante au 70ème kilomètre dans la côte d’Alsemberg non répertoriée pour le Grand Prix de la montagne : Merckx le bruxellois, qui connaît bien la région, attaque emmenant dans son sillage le maillot jaune Moser, les hollandais Zoetemelk, Priem et Knetemann, et ses compatriotes Pollentier, De Witte, Van Impe et Rottiers. Á l’arrivée à Molenbeek, devant la manufacture de tabac de la Boule d’Or, sponsor du Tour, le champion des Pays-Bas Cees Priem s’impose au sprint devant Merckx. Moser conserve son paletot jaune. Quelques favoris parmi lesquels Thévenet, Gimondi et Ocaña ont été piégés et concèdent 53 secondes.

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Premier maillot à pois 2

La demi-étape de l’après-midi comporte le franchissement du célèbre mur de Grammont avant d’entrer en France près de Wattrelos. La lutte est encore farouche et la bonne échappée, lancée par Moser au km 78, compte, outre le maillot jaune intenable, 13 coureurs dont Merckx évidemment, Gimondi, Zoetemelk, Poulidor et Thévenet. Malchanceux, Zoetemelk, victime d’une crevaison, saute sur le vélo de Knetemann mais ne reviendra jamais sur les fuyards. Sur la piste du vélodrome de Roubaix, le Belge Rik Van Linden devance Moser d’un quart de roue. Zoetemelk, relégué dans le peloton des battus parmi lesquels Ocaña et Van Impe, perd 1 minute et 22 secondes.
Antoine Blondin apparaît déjà en verve, mêlant cyclisme et histoire : « En une seule journée, nous aurons connu l’étape des échevins et celle des écheveaux. Les premiers pullulent à travers le Brabant et les Flandres sous forme de personnages rubiconds et joviaux gaillardement imprégnés des bières les plus dignes, les seconds sont figurés par ces groupuscules d’intérêts enchevêtrés en lesquels se scinde à la moindre occasion le peloton initial particulièrement ardent, et qu’il faut débrouiller, chacun s’acharnant à la déroute de l’autre, tant il est vrai qu’on achève bien l’écheveau.
Lorsque, à la fin du XVème siècle, Jean de Roubaix fit concéder à la cité à laquelle il empruntait son nom un « privilège de la fabrique » qui la destinait à devenir l’une des capitales mondiales de l’industrie textile, il savait bien ce qu’il faisait. Non seulement plus de deux cents usines empanachent aujourd’hui la ville, mais encore, par voie de conséquence, dirait-on, la région tout entière semble se prêter parfaitement à ces grandes lessives qui préparent les beaux draps entrouverts sous les roues de l’adversaire cycliste pour mieux l’envelopper.
Ainsi avons-nous vu, en matinée et en soirée, une demi-douzaine de prétendants à la victoire finale se débattre à tour de rôle dans le lacis torpide du piège où ils s’étaient fait prendre et, moins heureux que l’indigène roubaisien, s’avérer pour leur part incapables de mener à bien la moindre filature.
Tout pourtant ne fut pas que ruines et deuils, voracité et violence, dans ce vendredi « des longs couteaux » intensément orchestré par Eddy Merckx et Francesco Moser. Nous garderons dans un coin, plutôt radieux, de la mémoire l’image de deux jeunes gens partageant une tasse de café et des sourires muets, à l’issue d’un buffet campagnard ménagé entre les deux demi-étapes. C’était à Molenbeek, dans les faubourgs de Bruxelles. L’un, Knudsen, venait de Norvège, l’autre, Rodriguez, de Colombie, et l’exil se lisait dans leurs regards, mêlé d’une certaine stupeur à constater que leurs deux trajectoires eussent trouvé le moyen de se recouper dans cette banlieue usinière.
Knut Knudsen, le Nordique, a connu un destin savoureux. Coiffé de chaume, ex lui-même pur produit de la ferme, il habitait dans un splendide isolement à plus d’un millier de kilomètres du plus proche vélodrome quand sa vocation se dessina. Pour ne pas perdre tout-à-fait une main-d’œuvre aussi précieuse, son père installa dans une grange un tapis roulant à véhiculer le grain dont il réglait lui-même la vitesse. Sauf à disparaître sous quelque meule, le fils, qui pédalait sur place, était obligé d’accélérer pour soutenir le rythme. Après des mois de ce régime, Knudsen était champion olympique puis champion du monde de poursuite. Hier, il dut assez vainement faire appel à cette double qualité.
Chez Martin Rodriguez, dit Cochise, le pittoresque est plutôt réfugié dans la personne même. Sa figure ovale et olivâtre respire précisément la civilisation précolombienne. Ce n’est pas un cas, c’est inca. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il a relativement échappé au naufrage des ressortissants d’influence ibérique. Car Ocaña en perpétuelle difficulté depuis le départ, Agostinho absent de tous les wagons, les autres invisibles, et pour couronner l’ensemble, Fuente, présumé le meilleur grimpeur, résolument éliminé dans le plat pays qui n’est pas le sien, c’est bel et bien la revanche séculaire des Flandres sur les envahisseurs espagnols. »
Samedi 28 juin, malgré la courte distance (121 kilomètres) qui sépare Amiens de Roubaix, la course apparaît bien fade après les sévères échauffourées de la veille. Malgré tout, l’étape est courue à plus de 46 km/h de moyenne, en raison d’un fort vent qui souffle en direction de la capitale picarde.
Peu avant la mi-course, au sommet de la côte de Petit-Vimy, la seule répertoriée pour le classement de la montagne, Lucien Van Impe, en passant en seconde position derrière l’espagnol Torres, chipe à Zoetemelk son maillot à pois.
Gérard Moneyron, le titi parisien de l’équipe belge Carpenter-Flandria, part seul à 11 kilomètres de l’arrivée. Peut-être, prend-il à cœur son nouveau rôle d’acteur. En effet, est-ce en raison de sa gouaille, le cinéaste Jacques Ertaud a choisi de centrer sur lui son documentaire Autour du Tour**** avec des commentaires d’Antoine Blondin.
Malheureusement, le sympathique Gérard est rejoint à 1 kilomètre du circuit d’arrivée tracé autour du parc de la Hotoie, là-même où se disputait dans les années 1950, un très populaire critérium d’après Tour de France.
Perret, homonyme de l’architecte qui édifia la célèbre tour du centre-ville, tente de partir dans la ligne opposée, puis Santambrogio se dégage à 600 mètres de la banderole. L’Italien croit avoir gagné (on le voit levant les bras sur l’extrait vidéo ci-dessous) mais il reste en fait un tour de circuit à effectuer. Finalement, Ronald De Witte, de la même formation que Moneyron, règle au sprint un peloton compact. « De Witte fait, bien fait », comme aurait pu écrire Blondin !

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Aujourd’hui, l’eau de la source Perrier ne peut plus prétendre être 100% naturelle !

Est-ce parce qu’il a « sauté » cette étape, peut-être pour la simple raison que le quotidien qui l’emploie ne paraît pas le dimanche, Antoine nous livre, entre Amiens et Versailles une chronique royale, truffée de calembours, qu’il intitule « Trois mousquetaires triés sur le valet ou comment au retour de la campagne des Flandres, Athos, Aramis et d’Artagnan laissèrent la bride à leurs valets et comment, finalement, ces vacances se convertirent en congés payants » : « Par un beau dimanche de juin, les cloches de la cathédrale d’Amiens sonnaient à toute volée sur le plus fabuleux rassemblement de combattants qu’on eût connu depuis les années de grâce 1960. « Arrêtez, arrêtez, clochers » s’écriait le bon peuple massé sur le bord des routes, en écarquillant les yeux de la Noël. Mais le cortège allait, semant le beffroi sur son passage. C’est qu’il lui fallait être le soir même à Versailles, distant de quarante lieues, et que le côté course ne pouvait être négligé sans détriment pour le côté jardin, surtout lorsqu’il s’agit d’un jardin comme Le Nôtre, tel qu’il n’en existe pas deux.
En remontant la file, déployée sous des banderoles à sa gloire, on trouvait d’abord les pages à la page des cadets de Wolber qui servent dans l’effronterie, reconnaissables à leur Jobo de dentelles. Puis venaient des seigneurs accrédités au plus haut : les De Witte, les De Schoenmeacker, les d’Anguillaume, j’en passe et De Meyer. On reconnaissait enfin, à leur grande allure, bien que celle-ci fut faible, les deux fameux chevaliers, Poulidor de l’ordre de Léopold et Merckx de la Légion d’honneur (chacun porte sa croix). Pour cette présentation de la petite reine à la Cour, fallait-il précisément porter sa décoration sur le maillot ? Les deux compères en discutaient plaisamment. Á la fin, Poulidor : « T’occupe pas du château de la gamine (il s’agissait de la petite reine)), laisse flotter le ruban. » Ce mot historique, répandu sur la caravane, fit écho à une autre parole prononcée par un troisième larron, nommé Moser, qui avait déclaré un peu auparavant : « Nous n’amènerons pas les grimpeurs en carrosse au pied des Pyrénées ». Ainsi, comme on savait également par la bouche du grand roi qu’il n’y avait plus de Pyrénées, n’y avait-il pas, non plus, de carrosse. Autrement dit : les carrosses étaient cuits, il en restait suffisamment pour qu’un précieux radical, penché à la portière, pût admirer la galanterie des bordures essaimées le long d’un chemin où les éventails se déployaient.
On fit collation à Chaumont, de cuisses de chapons, de tartelettes comme deux ronds de Flandres et de salamis de flocons d’avoine, arrosés de quelques bidons de vin d’Espagne. Fût-ce ce dernier adjuvant ? Toujours est-il que Don Ocaña, ambassadeur en France de toutes les Castilles, poussa sa monture en avant pour devancer la troupe et courir au pavois. La vérité nous oblige à dire qu’il ne faisait en cela qu’obéir à l’injonction que lui avait secrètement soufflée la petite reine (en castillan : l’infante) : « Ne me faites pas la moue, faites la guerre. »
Poulidor, qui possède le courage et la taciturne expérience d’Athos, Merckx, que son ambition et sa droiture apparentent à d’Artagnan, auxquels s’était joint Moser, que sa fraternité avec un abbé peut assimiler à Aramis, ne l’entendirent pas de cette oreille. Tout serait rentré dans la norme langoureuse et fastueuse de cette journée si, sur le champ, Misac, qu’on avait vu le matin même porter une demi-douzaine de gibernes de victuailles à l’intention de Poulidor, Spruyt, que Merckx se propose de décorer du cordon du Saint-et-Spruyt, et Ritter, dont Moser lui-même a dit qu’il présentait un « Ritter de qualité » n’avaient pris sur eux de foncer les premiers vers le château. On sait que le dimanche est le jour de sortie des gens de maison. Allions-nous assister au triomphe de Grimaud, de Planchet, de Bazin sur leurs maîtres ?…. On sait que l’entreprise ne fut pas couronnée de succès, mais que, pour la morale, ce fut un quatrième domestique qui l’emporta, en la personne de Karel Rottiers, qui portait aussi la casaque de Merckx (comme un Eddy cardinal). Comme on s’en étonnait auprès de son capitaine : « Eh quoi fit celui-ci, n’avez-vous pas reconnu Mousqueton ? Porthos n’était pas là, il me l’a prêté. « Mon Karel » comme disait un cadet de Gascogne du nom de Mastrotto, le quartier des coureurs lui ouvrira, ce soir, un quartier de noblesse ». À quand le thé des hommes à Notre-Dame ? À quand d’autres princesses? Et pour commencer, Henriette du Mans…»
Laissant échapper sa verve, la plume de l’Antoine n’est jamais aussi étincelante que lorsqu’il s’agit d’écrire à propos d’une étape monotone.
Finalement, sur le circuit de l’avenue de Paris, face au château de Versailles, le Belge Karel Rottiers, qui a démarré à 1200 mètres de la ligne, l’emporte résistant dans l’ordre à Moser (qui reste en jaune), Esclassan, Van Linden (qui devient maillot vert), Godefroot et Merckx.
Rottiers, le jeune équipier (22 ans) du roi Eddy chez les « Molteni », déclarera plus tard : « Moi, dans cette équipe, j’étais comme un enfant de chœur qui sert la messe au pape. »

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Le regretté chantre auvergnat Jean-Louis Murat, afficha sa passion pour le cyclisme, en écrivant, outre un éloge au champion espagnol Bahamontès, une chanson intitulée Les Molteni : « Rattrapé par les Molteni/Je m’enfonce seul dans ma nuit… »
J’étais désormais Versaillais pour des raisons professionnelles. Ainsi, lundi 30 juin, je suis au départ de l’étape Versailles-Le Mans, plus précisément en vallée de Chevreuse, dans la côte de Port-Royal, à proximité des ruines de l’abbaye où Blaise Pascal médita quelque temps. C’est l’occasion de vous parler de Guillaume Martin-Guyonnet, actuel coureur normand, titulaire d’un master de philosophie, et auteur du jubilant livre « Socrate à vélo, le Tour de France des philosophes »*****. Il y imaginait Socrate, Aristote, Nietzsche, Heidegger, Pascal et autres penseurs, à vélo, préparant le Tour de France.
Lucien Van Impe passe en tête au sommet de la côte, avec seul état d’âme de consolider son maillot à pois rouges.
Une grève des syndicats du Livre a obligé les organisateurs à modifier légèrement le parcours prévu. J’aime à penser que c’est dans leur recherche du temps perdu, qu’ils font passer les coureurs par Illiers-Combray, bourg où Marcel Proust passait ses vacances d’enfance dans la maison de Tante Léonie.
On relève de nombreuses tentatives d’échappée, mais aucune qui ne mérite une quelconque attention. Ce n’est déjà plus le temps où « le régional de l’étape » avait un bon de sortie. Dommage pour le Sarthois Joël Hauvieux, de l’équipe Jobo-Wolber, qui doit juste se contenter de passer en tête dans son village natal de Brette-les-Pins. Dans ma jeunesse normande, je vis plusieurs fois courir ce valeureux champion. Il épingla le convoité Maillot des Jeunes organisé par le quotidien régional Paris-Normandie, au palmarès duquel figurent notamment Jacques Anquetil, Gérard Saint, Jean Jourden et Philippe Bouvatier.
Presque naturellement, l’étape s’achève par un sprint sur le circuit Bugatti des 24 heures du Mans. Le Tarnais Jacques Esclassan, de l’équipe Peugeot, l’emporte d’extrême justesse devant le maillot vert Van Linden. Les deux coureurs s’accrochent d’ailleurs dès la ligne franchie, entraînant la chute du Belge. Esclassan confie avec humour aux journalistes : « Avec un maillot à damiers au Mans, je ne pouvais que gagner ! »

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Sur l’itinéraire officiel des organisateurs, il est mentionné que la 5ème étape qui part de Sablé-sur-Sarthe s’achève à … Merlin-Plage ! Et que le lendemain, est disputée une étape contre la montre sur le circuit de Merlin-Plage ! De quoi faire « chouanner » Maurice Vidal et les maires des cités vendéennes de Saint-Hilaire-de-Riez, Saint-Gilles-Croix-de-Vie et Saint-Jean-de-Monts complètement rendues anonymes derrière ce nom de Merlin-Plage, une commune qui n’existe sur une aucune carte de France Vidal-La Blache. Énorme coup de pub de la part de Guy Merlin pour promouvoir le complexe immobilier qu’il vient de bâtir en bord de mer.

Pub Merlin

banderole Merlin Plage

Coluche le railla dans un de ses sketches : « Alors moi, j’ai acheté une maison Merlin. Voyez ?… Maison Merlin, cage à lapin. Bon !… J’ai pris un crédit personnalisé à long terme. Parce que chez Merlin, c’est le crédit qu’est cher, c’est pas la maison, hein ! Parce que quand on voit la maison, on se dit : – C’est pas vrai ? Ça a pas coûté ce prix-là ! – Non, non. C’est le crédit qu’est cher. »
Antoine Blondin ne manque pas d’ironiser sur « les murs de Merlin »: « Hier, la grève était à l’honneur, aujourd’hui, c’est le sable. Hier, nous n’avons pas paru, les deux jours que voici, entre Merlin-Est et Merlin-Ouest, nous paraîtrons sur quatre plages et sur cinq collines à la dune. »
La course entre Sablé-sur-Sarthe et Merlin-Plage est assez terne, Blondin la résume bien avec sa chronique intitulée « Le sable et le roupillon » : « Les coureurs qui laissaient derrière eux le circuit du Mans promis aux bolides de ce que l’existence précède l’essence (comme le disait le philosophe local Jean-Paul Sartre), appliquèrent au pied de la pédale l’objurgation de Giscard : « Partez en vacances tranquilles. Pourquoi la politique du Tour de France serait-elle tendue et véhémente ? » Les voilà bien les allocutions familiales.
Ainsi l’allure se maintint-elle longtemps dans une honnête Mayenne sous un soleil d’étain où se fondaient le bleu uniforme du ciel et les verts contrastés du bocage. Á proportion qu’on s’éloignait du circuit Bugatti et qu’on s’enfonçait dans le pays de Charette (général d’une armée royaliste de la guerre de Vendée ndlr), il s’avérait que les paroles de la chanson fameuse : « Nos messieurs sont partis… » n’étaient pas de circonstance, à tout le moins que nos messieurs ne chassaient pas grand-chose, ni la perdrix républicaine nie le sanglier de la combativité. La parole était à la torpeur et l’on parlait peu en dormant. Et puis, comme une autre chanson veut que le sommeil, ou le soleil, ait rendez-vous avec la lune et que Joaquin Agostinho, Portugais ensablé, s’évertuait à montrer l’oreille avec obstination, la compétition, brûlante, intenable soudain, s’acheva en lisière de l’Océan sur des charbons ardents. On ne s’étonna pas que l’ait emporté finalement un Hollandais, habitué par vocation à évoluer sur un territoire disputé à la mer. »
On assiste à un sprint massif. Merckx attaque aux 300 mètres. Il est débordé par Van Linden le long des balustrades et par Théo Smit, sur la gauche, qui l’emporte nettement. Francesco Moser garde son maillot jaune. J’ignore ce que Smit fit de l’appartement d’une valeur de 100 000 francs que Guy Merlin offrait au vainqueur.

Théo Smit Merlin Plage

Ce qui est certain, c’est que « Théo Smit, comme son second Van Linden furent bientôt appelés à s’exécuter dans une éprouvette tendue par le caprice d’un personnage fabuleux. Des concurrents arrêtés à leurs stands pour faire le vide, on en rirait au Mans. En fait de chicanes, celle-ci était de taille et sans échappatoire cette fois. Le potentat captivant les attendait au tournant. Ce « tyranneau de virage », nous tairons son nom. Toutefois, comme il a fait de la hantise des stimulants tabous (au nombre de 199) son cheval de bataille, nous l’appellerons : Amphétamine Dada. Tout ce qu’on sait de ce redoutable bocalomane, qui se barricade volontiers dans une caravane, c’est qu’il exige que de hautes personnalités, des directeurs sportifs par exemple, lui amènent eux-mêmes leurs ressortissants ; non certes en chemise et la corde au cou, mais le cuissard entrebâillé, selon un rituel de l’attribut. Il ne les relâche que contre de sérieux prélèvements. »
Lors de cette édition 1975, le docteur Jean-Pierre de Mondenard officiait pour la troisième et dernière fois comme médecin du Tour de France. Suite à une interview sur France-Inter où il déclarait que le dopage était omniprésent dans le Tour, il fut vertement réprimandé puis bientôt remercié par le coorganisateur Félix Lévitan : « Il y a des vérités qui ne sont pas bonnes à dire ». Auteur de plusieurs ouvrages sur la médecine du sport, cyclotouriste pratiquant, il continue, à plus de 80 ans, de dénoncer dans un blog très documenté les dérives du dopage sportif.
Quant à Antoine Blondin, son talent littéraire cachait une certaine complaisance : « Étant entendu que nous rêvons d’archanges à roulettes, dont la blancheur ne risquerait pas de se ternir au contrôle et qui nous donneraient une estimation flatteuse du cheptel humain, j’émets l’opinion personnelle qu’il y a, malgré tout, une certaine grandeur chez des êtres qui sont allés chercher dans on ne sait quel purgatoire le meilleur d’eux-mêmes. On a certes envie de leur dire qu’il ne fallait pas faire ça, mais on peut demeurer secrètement ému qu’ils l’aient fait. Leurs regards chavirés nous sont comme une offrande. Nous pensons que demain dispersera ces nuages. Du moins se seront-ils une fois offerts aux acclamations et aux outrages pour que tourne le somptueux manège, ce concours permanent où ils se veulent élus. »
Mercredi 2 juillet, c’est l’épreuve de vérité à savoir que l’étape se dispute contre la montre sur le circuit dit de Merlin-Plage long de 16 kilomètres avec départ à Saint-Hilaire-de-Riez et arrivée allée des Mouettes… à Merlin 2, via la route de la Corniche Vendéenne.
Blondin, jamais avare de bons mots, « rend son sablier » : « Les minutes, les secondes, ces instants précieux dans la vie d’un être humain, dont nous échappent le plus généralement le prix et le poids qui expriment sous une forme inexorable la vie quotidienne de chacun d’entre nous, cette hâte à se hâter ou à se débiner, ce bonheur de musarder, cette joie de survivre, non de se survivre, mais de vivre plus, de vivre enfin, sur la course contre la montre nous l’offre avec une prodigalité exemplaire. Elle nous a délivré hier, en la personne d’Eddy Merckx, un être qui semble savoir où il va… »
« Le Cannibale », dont certains annonçaient le déclin en raison de sa moindre domination, s’est réveillé et a remis les montres à l’heure. Le champion du monde l’emporte à plus de 49 km/h de moyenne, reléguant son second, l’étonnant Français Yves Hézard à 27 secondes, le maillot jaune Moser à 33 secondes, Ocaña à 53 secondes, Gimondi à 1 minute et 14 secondes. Bernard Thévenet, pourtant victime d’une crevaison, termine à une excellente 6ème place à 52 secondes.
Voici, à nouveau, Merckx, le quintuple vainqueur du Tour, avec le maillot jaune.

1975-07-03

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Á l’occasion de ce Tour 1975, la chaîne TF1 parraine un prix original récompensant le coureur le plus souvent apparu sur l’écran lors des retransmissions. En ce jour d’effort solitaire, Blondin consacre un paragraphe au coureur le plus combatif : « En vérité, la première victime de cette épreuve de vérité nous semble être Jean-Claude Misac, qui, parmi d’autres talents, s’est fait une valeureuse spécialité d’apparaître le premier sur les écrans de télévision quand sonnent les fanfares de l’Eurovision. Admirable combattant, les armes haut levées, nous l’avons vu aujourd’hui relégué dans l’anonymat d’un peloton de figurants. Á force de passer devant « l’étrange lucarne » comme disait François Mauriac, on finit par passer par la fenêtre. Ce n’est pas la moindre des leçons que l’on puisse tirer au bord de la route, où elles pullulent, pour leur plus grande gloire. »

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Antoine semble bien assoupi sur la route d’Angoulême, terme de la septième étape (un abus de Pineau des Charentes ?) : « Á chaque jour suffit sa peine. Celle que nous avons traversée hier, malgré les splendeurs irisées du ciel des Charentes, était particulièrement morne, et l’étape, pour reprendre l’expression d’un chroniqueur fameux, s’avéra « longue, plate et mortelle comme l’épée de Charlemagne ».
Le vent soufflant de trois-quarts face favorise pourtant la formation de bordures. Ainsi, le peloton se fractionne et se retrouvent en tête 22 coureurs parmi lesquels la plupart des favoris, Merckx, Zoetemelk, Ocaña, Moser, Van Impe, Gimondi et Thévenet. Par contre, Poulidor, Van Springel et Galdos se sont faits piéger. L’entente n’est pas cordiale dans le groupe d’échappée et finalement, Poulidor et ses compagnons recollent du côté de Saint-Sauveur-d’Aunis. Dès lors, l’allure faiblit considérablement.
Certains, parmi lesquels quelques « Jobo », se disent que cette passe d’armes en a fatigué plus d’un et tentent d’en profiter… vainement. C’est finalement un peloton groupé qui se présente à Angoulême, au pied de la côte d’arrivée. Danguillaume démarre trop tôt au dernier kilomètre et c’est le maillot blanc Francesco Moser qui lance le sprint aux 300 mètres et l’emporte largement au sprint devant les Belges Van Linden, Merckx et Godefroot.
Des cassures se sont produites dans ce sprint en côte, ainsi Ocaña et Hézard accusent un retard de 17 secondes. Merckx, bien sûr, conserve le maillot jaune.

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Vendredi 4 juillet, il n’y a rien à attendre de particulier de l’étape qui mène les coureurs d’Angoulême à Bordeaux, si ce n’est comme d’habitude un sprint spectaculaire sur la piste rose du Parc Lescure. On l’ignore à l’époque, il s’agira là du dernier sprint disputé sur ce vélodrome mythique, quatre ans avant l’ultime incursion du Tour pour un contre la montre par équipes. La piste est aujourd’hui détruite et la pelouse voit évoluer désormais les rugbymen de l’Union Bordeaux-Bègles, tout récemment champions d’Europe.
Est-ce parce que la victoire ici a souvent souri aux coureurs hollandais, cela donne des idées à Den Hertog repris à 8 kilomètres du but. Dès lors, toutes les attaques sont neutralisées par les équipiers des sprinters. Dans l’emballage final, le Britannique Barry Hoban la joue finement et déborde tout le monde dans la dernière ligne droite. « Bordeaux Barry » ! Les journalistes abusèrent de ce bon mot pour louer le sympathique coureur, déjà victorieux sur l’anneau girondin en 1969 et deux fois deuxième, et la prestigieuse course malheureusement aujourd’hui disparue.

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Hoban portrait

Barry Hoban nous a quittés en ce mois d’avril dernier à l’âge de 85 ans. Il remporta huit étapes dans le Tour de France, la première survenant, le 14 juillet 1967, au lendemain de la mort sur le Mont Ventoux de son compatriote et coéquipier Tom Simpson. En cette circonstance, avec la bénédiction du peloton, il fut autorisé à franchir la ligne d’arrivée en tête en hommage à son ami défunt dont il épousa la veuve quelques années plus tard.
Samedi 5 juillet, la neuvième étape est scindée en deux tronçons, en matinée une course en ligne entre Langon et Fleurance (131 km) et l’après-midi, une épreuve contre la montre de 37,5 km entre Fleurance et Auch.
Une première demi-étape monotone, une de plus … résument les journalistes. On assiste à un sprint massif dans la petite cité gersoise dont le maire est Maurice Mességué, surnommé le « pape des plantes » pour avoir contribué à développer l’utilisation des plantes médicinales. Il revendiquait avoir soigné plusieurs grands de ce monde tels Winston Churchill, Mistinguett, Jean Cocteau, le futur pape Jean XXIII et … Raymond Poulidor qui affirma lui devoir sa « seconde jeunesse » après 1971.
Comme lors de l’arrivée au Mans, le Castrais Jacques Esclassan et le maillot vert Van Linden s’accrochent. Tassé par le sprinter de la Bianchi au ras des barrières, le coureur de l’équipe Peugeot touche avec sa pédale la patte d’appui d’une de ces barrières et chute lourdement. Victime d’une fracture de la clavicule, le Tour est terminé pour lui.
Déjà vainqueur à Merlin-Plage, le Hollandais de l’équipe Frisol, Théo Smit, l’emporte facilement.
Antoine Blondin montre à sa façon qu’on peut être premier (en littérature sportive) dans un état second, pour reprendre a contrario son jeu de mots sur l’usage de produits stimulants (ou enivrants) : « De Langon à Fleurance et de Fleurance à Auch, à travers un paysage doucement tourmenté de ceps et de pampres, nous avons vu se presser à l’infini, malgré la parcimonie des agglomérations, un concours de populations à nul autre pareil. Les colonies de vacances, les seules qui pratiquement nous restent, se libéraient en gerbes d’enthousiasme -les voilà bien les transports d’enfants- et, pour leur faire pendant, les vignerons posaient la hotte, le roulier dételait ses chevaux, le moissonneur planquait ses engins au détour des chemins creux pour ne pas perturber la magnificence des horizons. Le Tour de France ne rencontrait plus de tracteurs ni de détracteurs.
Aux petites heures de samedi, les commanderies vineuses du Langonnais en tenue de gala moyenâgeuse se prirent à introniser à tour de bras avec un discernement parfois discutable. Qu’un chevalier du taste-vin comme Raymond Poulidor ait émargé à l’ordre, il n’y a là rien que de très naturel. Mais que la présence dans les parages d’un connaisseur comme votre serviteur ait été aussi parfaitement négligée, il y a des coups de pied aux crus qui se perdent. Ah ! les vignobles individus ! L’affaire est grave, et il serait temps que les caves se rebiffent.
Toutefois, par un de ces retournements de péripéties savoureux, tel que la grande épreuve en est prodigue, nous allions faire, dans l’enceinte de l’hôtel de France à Auch, toujours supérieurement animé par André Daguin, l’objet d’une distinction autrement honorifique en nous trouvant confirmé dans notre titre de « maître aqueux ». Eh oui, les choses vont ainsi : nous avons été faits compagnons de la goutte d’eau. Que notre ami René Mauriès (grand journaliste du quotidien La Dépêche du Midi ndlr) et le comte de Bournazel, descendant de l’homme au dolman rouge et grand maître de la confrérie du bontemps, sauternes, barsac nous pardonnent. Nous n’en rougissons pas, bien au contraire. D’autant plus que la cérémonie se déroulait au cours de ces cinq-à-ceps ensoleillés où la conjuration du bourguignon (lire : le soleil) et de l’armagnac distille des instants veloutés.
Et d’autant plus également que nous avons bien pris garde de ne pas négliger les bons de commande prodigués par les propriétaires récoltants de la ligne de départ à la ligne d’arrivée, et que c’est par douze bouteilles que le précieux nectar nous rejoindra un de ces quatre matins dans je ne sais quel fourgon. Certes, il y aura des coups de pied aux fûts qui ne se perdront pas… » Chers lecteurs, si vous avez la curiosité de visionner le documentaire Autour du Tour (extrait à 53 minutes et 17 secondes), vous vous réjouirez d’un épisode désopilant survenu lors de cette étape contre la montre en Armagnac. Est-ce parce que Gérard Moneyron, le héros du film, ne fut retenu dans l’équipe Flandria que quelques heures avant le départ de Charleroi, toujours est-il que sa direction technique n’ayant pas prévu de plaque à son nom, fixa une pancarte « Réserve » sur la calandre de la voiture suiveuse. C’est ainsi que de nombreux spectateurs crièrent « Allez Réserve ! » au passage du sympathique coureur parisien.
Hors ses libations, il est juste de dire que l’Antoine revient, en fin de chronique à l’essentiel : « c’est-à-dire à l’attente fervente d’Eddy Merckx, à son passage lumineux dans le splendide isolement du « contre la montre », à son sillage agité d’envols et de regrets. Nous vîmes même, par quel étrange réflexe, une petite paysanne, pudiquement dissimulée derrière quelques feuilles de vigne, se signer lorsqu’il apparut. Cette consécration célébrait en somme les retrouvailles furtives de la bergère et du Prince Sarment. »
Sur un parcours accidenté en plein cœur de l’Armagnac, et malgré une crevaison, Merckx semble asseoir sa domination en remportant sa 34ème victoire d’étape sur le Tour de France.
Felice Gimondi, quatrième à 44 secondes, a bien résisté. Ocaña et Moser concèdent un peu plus d’1 minute. Poulidor, onzième, perd 2 minutes et 6 secondes.

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La belle surprise vient de Bernard Thévenet qui, bien que victime aussi d’une crevaison, oppose une farouche résistance au champion belge en prenant la seconde place à 9 petites secondes. « Nanar », comme le public français commence à l’encourager, pointe à la troisième place du classement général, juste derrière Moser. C’est de bon augure avant les Pyrénées que les coureurs vont aborder après une journée de repos.
Les photographes ne pouvaient pas rater ça : ils profitent de cette trêve pour demander au champion français, aussi impétueux que le mousquetaire, de poser avec ses équipiers au pied de la statue de d’Artagnan, l’enfant du pays.

Thevenet d'Artagnan

Thevent et singe Auch

Lundi 7 juillet, la dixième étape Auch-Pau, comme l’écrit Blondin, plus qu’une espèce de ragoût (le hochepot), dégage un certain fumet de religiosité : « Les choses avaient commencé à l’heure des messes basses dans la superbe cathédrale d’Auch dont les stalles et le chapitre curieusement ouvragés méritent le détour. Là, recueillis et disséminés aux hasards de la nef, on pouvait distinguer dans la pénombre des silhouettes de coureurs que la lueur des vitraux estampillait comme d’une auréole. Le parfum de l’embrocation le cédait à celui de l’encens, l’autel se substituait à l’hôtel et jusqu’aux plus grands, tel Moser, un cierge à la main, les coureurs ne se refusaient pas de chercher fortune autour du chanoine. Ainsi du jeune et charmant Ferdinand Julien, abîmé dans une méditation profonde, qu’on pouvait voir marmonner dans sa casquette une prière venue de l’enfance, sans doute pour solliciter ces jours d’indulgence plénière qui sont les bonifications du bon Dieu.
C’est qu’avec le col du Soulor nous abordions la première tranche de haute montagne et que, élévation pour élévation, celle de l’âme avait son mot à dire. Il va de soi qu’il est dans la nature de l’entreprise qu’un contingent comme le nôtre ne puisse pas mettre tous ses vœux dans le même panier. Les concurrents, tout au long de la journée, bercèrent des aspirations disparates et connurent des destins contrastés.
Nous détacherons le martyre du pauvre Bernard Labourdette, pleurant en selle à proportion de son poignet, atteint d’une fracture présumée du scaphoïde avant même la ligne de départ. Que le citoyen de Lurbe-Saint-Christau soit parvenu à terminer cette étape qu’il remporta naguère en régional accompli tient du miracle. Peut-être le voisinage de Lourdes y est-il pour quelque chose. Pour lui, grimpeur naturel, la montée fut une montée au calvaire. Sant-Médard, Saint-Élix, Saint-Michel, Saint-Frai, Saint-Abit… ce n’était plus du parcours, c’était une litanie. Elle résonnait également dans la carcasse affaiblie du bienheureux Poulidor qu’on retrouve à la 6ème place du classement général malgré un fort début de bronchite qui relèguerait sous la couette n’importe quel jeune homme normalement constitué. Apparu au contrôle dans la peau fébrile d’un quadragénaire quinteux, décramponné dans l’ascension, il trouva des ressources exemplaires pour revenir se mêler au groupe de tête et se raccrocher aux bronches. Un grand coup d’auréole à notre Poupou, patron des artisans du vélo. Pour lui aussi, pour lui surtout, le travail c’est la sainteté. »

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Moins lyriquement, la course est calme jusqu’aux premières rampes du col de Soulor où, en raison du train soutenu assuré par le normand Delisle et De Schoenmacker, l’équipier de Merckx, une élimination par l’arrière s’opère. Van Impe consolide son maillot à pois en passant en tête du Soulor, la première « vraie » ascension de ce Tour. Dans la descente, on assiste à un regroupement et c’est un groupe de 21 coureurs, comprenant tous les favoris, qui passe non loin de Bétharram, aujourd’hui tristement célèbre, puis traverse le village de Mastrotto, ancien coureur attachant que Christian Laborde présentait ainsi : « Je me souviens de Mastrotto, Raymond Mastrotto ! Mon père m’en parlait, le soir dans la cuisine, en tricot de peau, après le jardin. Avec la lame du couteau, il rassemblait les miettes craquantes de pain qui traînaient sur la toile cirée, les portait à sa bouche, un coup de Menjucq, et hop ça partait : « Mastrotto, on l’appelait le taureau de Nay. Une force, tu peux pas savoir… Mastrotto, il cassait  les chaînes au démarrage. Terrible Mastrotto ! Et puis attention, il a fait partie de l’équipe de France, tu comprends, avec Anquetil, Darrigade, Stablinski et François Mahé… Mon père se servait un autre rouge et continuait ... »                                                                   L’Italien de la Filotex Roberto Poggiali tente de s’enfuir dans la petite côte de la Piétat mais il ne peut résister au retour de son compatriote Felice Gimondi qui a jailli du groupe de tête et l’emporte facilement sur le circuit automobile, sous le « beth ceu de Pau ».

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Gimondi à Pau

Il ne s’agit là que d’une mise en bouche. Les choses sérieuses commencent réellement le lendemain lors de la 11ème étape qui mène les 126 coureurs rescapés de la cité du bon roi Henri à la station de sports d’hiver de Saint-Lary-Soulan avec le franchissement des cols du Tourmalet et d’Aspin puis la montée finale au Pla d’Adet, celle-là même où, l’année précédente, Poulidor a accompli un de ses plus grands exploits en l’emportant après avoir lâché Merckx.
En ce qui me concerne, de cette montée au Pla d’Adet, ou plus justement de sa descente, surgit toujours une intense émotion. C’est là que, quelques années auparavant, suite à une rupture de freins de ma Renault 4L, j’avais cru ma dernière heure déjà venue en plongeant dans le précipice. Je n’avais pas fait brûler de cierge, pourtant je suis là avec vous, aujourd’hui, sur la route du Tour.
Dans sa Fabuleuse Histoire du Tour de France, Pierre Chany raconte : « Les observateurs attendaient de cette étape pyrénéenne qu’elle les renseigne sur les capacités de Merckx en haute altitude et la réponse eut pour effet de précipiter le Tour dans la plus profonde incertitude, rendant Bernard Thévenet à ses ambitions initiales. On savait que le Belge, cependant meilleur qu’il ne l’était en 1974, subissait maintenant plus qu’il n’en imposait, et que Thévenet et Zoetemelk étaient capables, atteignant chacun au summum de l’effort, de distancer le Bruxellois dans les rampes abruptes. Ils portèrent ensemble trois attaques successives à huit kilomètres de Saint-Lary. Au bas de la rampe, ils étaient encore six ensemble, Merckx, Delisle, Thévenet, Ocaña, Van Impe et Gimondi. Avec un retard de 50 secondes suivaient les premiers battus du Tourmalet et d’Aspin, parmi lesquels Poulidor et Battaglin. Plus loin encore, Moser payait sa prodigalité des premiers jours, ses capacités de grimpeur paraissant par ailleurs trop faibles pour lui assurer une place d’honneur à Paris.
Le premier démarrage de Bernard Thévenet fut dévastateur et condamna Gimondi, celui-ci à la corde depuis les derniers kilomètres d’Aspin, de même que De Schoenmacker et Galdos premier des Ibériques. Quand Thévenet fut rejoint par Merckx, Zoetemelk, Ocaña et Van Impe, au terme d’une brève poursuite, le Hollandais de Germigny-l’Évêque bondit aussitôt et s’en fut, d’un style nerveux, ses muscles jouant à fleur de peau. Le Batave allait trop vite pour le Maillot Jaune, contraint d’en revenir à sa technique de colmatage.
Quand Thévenet accéléra soudainement pour se porter à la hauteur de Zoetemelk, Merckx parvint néanmoins encore à forcer un soupçon l’allure, sortant Ocaña de l’abri et conservant à ses côtés le seul Van Impe. Le Bruxellois continua jusqu’au bout son pénible labeur, cédant du terrain avec la parcimonie d’un avare. Á trois-cents mètres du sommet, le pneu arrière de Thévenet avait éclaté, avatar privant le public d’un sprint sûrement spectaculaire.
Á l’arrivée, 6 secondes séparaient Zoetemelk de Thévenet, le retard de Merckx était de 55 secondes. Merckx faisait ses calculs, il avait perdu près d’une minute en 10 kilomètres d’escalade, et trois arrivées au sommet lui étaient encore proposées. Thévenet, qui était en meilleure position, inspirait encore de la réserve aux observateurs. »

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https://www.francebleu.fr/sports/cyclisme/video-tour-de-france-quand-tito-berasaluce-pousse-bernard-labourdette-dans-le-tourmalet-8944730

Voici ce que, dans sa chronique savoureusement titrée Les grands d’Adet, Blondin retint de cette étape : « Près de six heures d’une bataille de très grande envergure, dilatée sur des écarts d’espace et de temps sans cesse remis en cause, nous ont délivré, au terme d’une ultime ascension vers le lieu-dit « Le Pla d’Adet », ce qu’il faut considérer comme l’exacte hiérarchie des personnalités qui ont marqué à ce jour l’épreuve parvenue en son milieu. On ne pourra prétendre que nos vaillants petits soldats, à l’issue d’un demi-tour impeccable, ne nous ont pas présenté les armes pour rendre les honneurs à l’attention frénétique que les foules massées sur les contreforts et nous-mêmes, dans nos engins blindés, leur portons.
Ils se retrouvèrent cinq, au fil d’une décantation obstinée, cinq comme les doigts d’une main volontairement amputée du long corps ambulant. Puis cette main se prit à s’agiter à la limite de la dislocation, tour à tour s’éparpillant pour mieux se resserrer, l’instant suivant, ainsi qu’on crispe un poing. Merckx figurait évidemment le majeur, Thévenet se révélait un index particulièrement orienté vers l’action, le tendre Ocaña évoquait, dans son zèle à stimuler ses compagnons, sinon l’alliance du moins l’anneau de l’annulaire, le timide Van Impe, étrangement limité dans ses ambitions, se relevait au sommet des cols qu’il venait de franchir en tête et nous soufflait « pouce », quant à l’auriculaire malin qui se glisse partout à la manière d’un lutin de conte de fées, c’était hier le petit Zoetemelk, et l’on sait ce qu’il en advint.
Seuls manquaient à la tête, de ceux dont nous attendions au départ de Pau qu’ils persévèrent dans l’exploit, l’implacable Moser, le rayonnant Hézard qui menait en maître son retour de l’île d’Elbe après deux ans d’exil (les Cent Jours ou les jours sans ?), l’exemplaire Poulidor, qui possède en l’occurrence de très valables circonstances atténuantes. Nous les célébrions encore, la veille au soir, au gré de ces intarissables commentaires qui prolongent chaque étape d’une écume plaisante et durable. Prenant sans doute nos désirs pour des réalités, nous nous abusions. Comme disait précisément Pascal, à propos de ces Pyrénées que nous allons quitter aujourd’hui, lorsqu’il voulait dénoncer la relativité et l’inanité des points de vue adoptés de part et d’autre des démarcations, fussent-elles naturelles : « Vérité en-deçà erreur au-delà. ».

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Un cas, cependant, mérite qu’on s’y arrête parce qu’il ne suggère ni le naufrage ni la résignation. Alors que nous traversions Sainte-Marie-de-Campan, nous entendîmes soudain, à la hauteur de notre véhicule, un bruit de soufflet de forge. Par une aubaine prodigieuse, s’agissait-il de la forge historique où le valeureux Christophe dit « Le Gaulois » mit pied à terre pour réparer lui-même la fourche de sa bicyclette, au cours de l’étape Bayonne- Luchon du Tour 1913.

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La reconstitution épique eut été belle. Hélas il ne s’agissait que de la respiration rauque et sifflante de Poulidor, autre Gaulois, revenant une fois de plus sur le groupe de tête, malgré des poumons embrasés. L’entreprise possédait, à chaque fois, une saveur cruelle, si l’on songe que l’année précédente sur le même terrain, ce champion s’offrait à un public qui ne s’enflamme véritablement que pour lui…
Il faut croire que la ferveur engendre, malgré tout, de fabuleuses illusions puisque les gens innombrables, étagés sur les pentes du Tourmalet ou d’Aspin, se refusaient à ne voir en son coéquipier Zoetemelk, admirablement placé, personne d’autre que Poulidor soi-même. Parce que c’étaient eux, parce que c’était lui, on se berçait d’un sommet à l’autre jusque sur la ligne d’arrivée des délices d’une divine surprise et de fallacieuses prémonitions. Si bien que le « Pla d’Adet » supportant au-dessus de l’à-pic ses troupeaux de spectateurs, présentait tous les caractères du plateau de faux mages. »

Ce soir, à Saint-Lary, devant une bonne garbure, j’ai envie de vous reparler d’Eugène Christophe, ou plutôt, je laisse le soin de le faire à Cavanna, l’un des trublions iconoclastes d’Hara-Kiri et Charlie-Hebdo de la grande époque :
« 1919. Le premier Tour d’après-guerre se risque sur les routes de l’Est encore mal cicatrisées. Les obus ont tout bouleversé. Le silex affûte ses myriades de dents tranchantes ; des passerelles de fortune brinquebalent au-dessus des ruines des grands ponts de pierre ; les maisons offrent leurs entrailles. Sur les clochers sans cloches pointent, comme des chicots noircis mordant le ciel, des moignons de poutres calcinées.
Le peloton roule bon train, enlevé par Christophe, le « Vieux Gaulois ». C’est maintenant un vétéran, Cri-Cri : trente-quatre ans. Il a rasé ses terribles « bacchantes » qui, dit-il, le gênaient pour boire en selle. Qu’il est jeune, ce peloton ! Les grands as d’avant quatorze ont alimenté la machine à tuer : Faber, le colosse débonnaire, Petit-Breton, adoré des foules, Lapize, le « petit frisé » à la carrière fulgurante, tant d’autres…
Le Vieux Gaulois porte donc sur ses épaules l’espoir de la France. Il porte aussi autre chose : un maillot bouton d’or qui éclate parmi les casaques anonymes comme un soleil de mars trouant les nuages de grêle.
Ça, c’est une idée des journalistes. Christophe, le coriace Christophe, l’éternel chéri de la déveine, avait vu enfin son acharnement vaincre le sort. Aux Sables-d’Olonne, il prenait la tête du classement général et, depuis, secouait le peloton de sa rage de vieille mule indomptable. Il avait avalé les Pyrénées, gobé les Alpes, mis les plus forts dans sa poche dans le Galibier comme dans l’Aubisque. Emballés par le mordant de cet increvable, les reporters unanimes avaient suggéré à Henri Desgrange que le détenteur de la première place fût offert aux ovations des foules par un signe bien visible. Desgrange, trouvant l’idée bonne, avait aussitôt pensé au drapeau jaune du départ qu’avait rendu fameux Abran – aujourd’hui décédé. Le jaune éclatant serait donc la couleur du Tour, le maillot canari sa récompense suprême.
Au départ de Grenoble, pour la première fois dans l’histoire, la fabuleuse Toison d’or avait voltigé au-dessus des dos vassaux. Le masque de terre cuite du Vieux Gaulois grimaçait de joie contenue au-dessus de la cotonnade éclatante de lumière.
Immédiatement signalée par la presse, l’innovation a passionné le public. Désormais, le Tour a son symbole, son étendard, sa couleur magique, son totem intouchable. Par la force incantatoire du rite, il entre dans la mystique. Aux imaginations subjuguées, il semble qu’un halo surnaturel flamboie autour du prestigieux vêtement, conférant l’invulnérabilité au demi-dieu qui sut le conquérir foudroyant sous l’anathème le sacrilège qui oserait l’attaquer. »

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De Tarbes à Albi terme de la douzième étape, la forte chaleur n’incite pas à l’action après les joutes pyrénéennes de la veille. Jusqu’à 80 kilomètres de l’arrivée, les coureurs n’auront de cesse d’inventer de nouvelles facéties pour le plus grand bonheur des photographes et… la profonde désapprobation des organisateurs. C’est ainsi qu’on a vu le seigneur Eddy Merckx sabler le champagne et … blasphème vélocipédique, le Batave Gerben Karstens se retrouver sur les épaules d’Eddy Peelman.

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Blondin n’a pas son pareil pour animer une étape de transition qu’il relate comme un polar : « Knetemann, recherché par toutes les équipes de France et d’Europe, surtout par celles qui appartiennent à la brigade anti-GAN, n’avait réussi son évasion qu’en entraînant avec lui un malheureux sujet italien, qui passait par là, et dont on n’allait pas tarder à apprendre qu’il s’appelait Cavalcanti (un joli nom pour une cavale), lui-même substitut d’un procureur de la République italienne nommé Gimondi. Ici, l’affaire se complique et touche à l’insolite. On vit, en effet, Cavalcanti se mettre bientôt à collaborer avec son ravisseur et aux objurgations de celui-ci ; « Monsieur, de grâce, accordons nos violences » répondre bientôt : « Tu viens, Gerrie ? »… »
Sur le bien nommé circuit automobile albigeois du Séquestre, Knetemann devance facilement son compère de cavale. Trente-deux secondes plus tard, le facétieux Karstens, qui a repris son vélo, règle le sprint du peloton. Il n’échappera pas pour autant à la pénalité infligée par les directeurs de course peu enclins à la rigolade.
L’Italien Battaglin, porteur du maillot blanc du « Prix de la Vocation » (meilleur jeune), souffrant du genou, termine courageusement mais ne reprendra pas le départ demain pour l’étape la plus longue du Tour (242 km)
Autre bulletin de santé inquiétant, celui de Poulidor : son état bronchiteux s’est aggravé et le champion limousin doit consulter les médecins pour se faire prescrire un nouveau traitement.
Eddy Merckx conserve bien sûr le maillot jaune avec une avance de 1’ 31’’ sur Bernard Thévenet, avant que la vérité ne sorte des puys d’Auvergne, à partir de demain.
Mais de cela, il sera question dans un deuxième billet. Pour vous faire patienter, je vous propose un reportage local sur la liesse populaire à l’occasion de l’arrivée de l’étape à Albi. La mémoire de l’invité, au début de l’extrait, est un peu défaillante. C’était en 1971 qu’à l’initiative de la radio RTL, Poulidor, souffrant d’un zona, escorté par quatre motards de la Gendarmerie Nationale, reconnaissait à vélo le parcours de l’étape, la veille de la course officielle. D’autre part, Danguillaume ne remporta pas l’étape, mais faussa compagnie au peloton pour tenter de rejoindre vainement les deux échappés. C’est l’occasion de retrouver quelques anciennes gloires des Tours des années 1960. Roulez … vieillesse !

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*http://encreviolette.unblog.fr/2024/12/20/jean-jourden-lidole-de-mes-14-ans/
**http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/01/histoires-de-criterium/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/01/la-cipale-paris-xiieme/
****https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpa76053210/autour-du-tour-le-tour-de-france-d-un-coursier
*****http://encreviolette.unblog.fr/2020/08/01/en-cyclopedies-avec-guillaume-martin-et-michel-dreano/
Pour écrire et illustrer ce billet, j’ai puisé dans les numéros spéciaux Tour de France du Miroir du Cyclisme, dans l’ouvrage Tours de France, Chroniques de L’Équipe 1954-1982 d’Antoine Blondin aux éditions de la Table Ronde, dans La fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneune (Minerva).

Publié dans:Cyclisme |on 25 juin, 2025 |Pas de commentaires »

Jean Jourden, « l’idole de mes 14 ans »

Une fois n’est pas coutume, je ne fustigerai pas mes lecteurs réfractaires, ou à tout le moins indifférents, à mon irrépressible intérêt pour la « petite reine ». Quoi que… !
Ce billet s’est imposé à moi, de manière égoïste, le 23 novembre dernier, à l’annonce du décès de l’ancien champion cycliste Jean Jourden. Comme j’avais confié, à la création de cet espace, ma passion immodérée pour mon compatriote normand Jacques Anquetil « l’idole de ma jeunesse »*, j’ai souhaité rendre hommage à Jean Jourden, champion à l’aura certes bien moindre que son aîné , mais qui fut de manière éphémère, « l’idole de mes 14 ans ».
Deux champions, deux générations, une même destinée ? Le Miroir du Cyclisme, merveilleuse revue mensuelle aujourd’hui disparue, s’interrogeait à la une de son édition d’octobre 1961. Sous la plume d’Abel Michéa, une des grandes figures du journalisme sportif « engagé » et père du philosophe Jean-Claude Michéa, l’éditorial honorait le cyclisme français à l’heure normande :
« Il fut un temps où le champion cycliste ne s’épanouissait bien qu’en terre azuréenne. Sous les cieux bleus de l’Estérel, tout au long des routes ensoleillées, les champions du vélo fleurissaient en joyeux bouquets. Mais les Vietto, les Teisseire, les Lazaridès n’ont point eu de successeurs dignes d’eux !
Il fut un temps où les rues de Paris et leur relatif encombrement d’alors étaient le terrain idéal pour faire pousser les « ouistitis » de la route, ces champions vifs, adroits, malins. Mais les Redolfi, les Diot, les Caput, les Chapatte ont emmené avec eux le secret de leur réussite !
Il est toujours le temps du cyclisme breton. Sur la côte ou sur la lande pousse encore cette race solide, inusable dont chaque année, avec bonheur, Paul Le Drogo nous offre, dans le Tour de France, une gerbe éclatante.
Il revient, de temps à autre, le moment où l’avare terre d’Auvergne, parcimonieusement, fait pousser un beau champion, un Pélissier, un Magne, un Huot, un Poulidor …
Il est cependant un coin de France dont la terre semble tout particulièrement convenir à la culture du champion. Depuis dix ans, la Normandie paraît en effet devoir être la pépinière du cyclisme français. Et André Boucher, un maître jardinier, un horticulteur plutôt …
De l’horticulteur, André Boucher a la minutie et aussi l’amour de ses créations. Il a toujours au fond du cœur (et malgré quelques épines …) beaucoup d’amour indulgent pour Jacques Anquetil. Mais c’est aujourd’hui un amour plus ardent qu’il nourrit à l’endroit de Jean Jourden. Anquetil, Jourden … Deux garçons à l’enfance pas toujours rose, deux gosses grandis trop vite, puis façonnés, maçonnés par André Boucher.

Jourden Boucher

Le cyclisme normand qui nous avait aussi donné Gérard Saint – hélas brutalement disparu – est donc, présentement le « berceau du cyclisme français ». Anquetil, c’est le présent, Jourden, c’est l’avenir. Et déjà on les compare. Comparaison pas facile en soi …
Physiquement, ils ont ce même visage doux qui semble empreint de nostalgie. Ils ont ces mêmes cheveux un peu flous … Á vélo, ils ont tous deux été « sculptés » par Boucher. Une différence, Jourden a davantage « faim de vélo » que Jacques Anquetil. Il sera plus hargneux, plus combatif, plus gagneur. Ce sont là de sérieux atouts. Mais Jourden aura-t-il d’Anquetil ce merveilleux équilibre moral, cette tranquillité qui frise la désinvolture, et aussi cette fière volonté que rien ne peut courber ?
Au fait, pourquoi Jourden serait-il un « second Anquetil » ? Pourquoi ne sera-t-il pas plus simplement Jean Jourden, un authentique champion ? Il est encore bien tôt pour l’affirmer. Il y a d’abord ce service militaire qui a déjà « abîmé » pas mal de champions en herbe. Il y a le dur apprentissage du métier de champion, les tentations, les donneurs de conseils, les « soigneurs » et toute cette cour cupide, prétentieuse des amis de toujours…
Quoi qu’il en soit, souhaitons à la Normandie d’être longtemps encore une « terre à champions ». »

MC jourden anquetil

Six décennies plus tard, cette photographie de couverture, associant les deux champions normands, m’émeut encore. Sans hésitation, ni recherche, je peux même vous affirmer qu’elle fut prise un samedi de septembre 1961 en bordure de l’hippodrome de Longchamp, à l’occasion du Critérium des As**, une prestigieuse épreuve disputée derrière derny et rassemblant le gotha du cyclisme mondial.
L’aubaine est trop belle de pasticher « En revenant de la revue », une chanson satirique très populaire, créée en 1886 dans un contexte d’absence de majorité stable au Parlement (ça ne vous évoque rien ?), racontant le pique-nique patriotique virant à la bacchanale d’une famille de la petite bourgeoisie séduite par les idées du général Boulanger :

« Gais et contents, nous marchions triomphants,
En allant à Longchamp, le cœur à l’aise,
Sans hésiter, car nous allions fêter,
Voir et complimenter (l’équipe) française.
Bientôt de Longchamp on foule la pelouse,
Bien vite on s’met à s’installer,
Puis, je débouche les douze litres à douze,
Et l’on se met à saucissonner.
Tout à coup on crie (vive Anquetil, vive Jourden) vive la France… »

J’eus le bonheur d’assister en compagnie de mon regretté père, en tout bien tout honneur, à quelques-unes des éditions de cette belle course aujourd’hui disparue, malheureusement pas à celle illustrée par cette mémorable poignée de main.
Á droite, Jacques Anquetil dans son beau maillot de soie jaune rappelant sa deuxième victoire dans le Tour de France qui était parti de Rouen au début de l’été. Il avait cru ajouter du panache à son succès en enfilant la toison d’or au soir de la première étape, un exploit qui n’avait jamais été réalisé depuis 1924, l’année des « forçats de la route » chers à Albert Londres. La domination de « mon » champion avait été telle que Jacques Goddet, le directeur du Tour, excédé par la passivité de ses adversaires notamment dans les Pyrénées, fulminait dans son éditorial à la une du journal organisateur L’Équipe : « Les coureurs modernes (…), mis à part Anquetil, sont des nains. Oui, d’affreux nains, ou bien impuissants, ou bien résignés, satisfaits de leur médiocrité, très heureux de décrocher un accessit. Des petits hommes qui ont réussi à s’épargner, à éviter de se donner du mal, des pleutres qui, surtout, ont peur de souffrir. »
Un chroniqueur, possiblement Antoine Blondin toujours friand d’un bon mot, parla de « nain jaune » à propos d’Anquetil. Usant à vélo de son droit de réponse, une semaine après la revue de Longchamp, Jacques remporta, pour la septième fois, le feu Grand Prix des Nations contre la montre, officieux championnat du monde des rouleurs, en battant son propre record. L’écrivain Paul Fournel, fervent admirateur, disait : « Son coup de pédale était un mensonge. Il disait la facilité et la grâce, il disait l’envol et la danse dans un sport de bûcherons, d’écraseurs de pédales, de bourreaux de travail, de masculin pluriel ». Aérien sur sa bicyclette et auréolé de jaune, le grand Jacques tutoyait les anges.
Á gauche, Jean Jourden qui, tout frais champion du monde amateur, était juste là pour présenter son maillot arc-en-ciel au public parisien. Je me souviens assez précisément d’avoir vécu en direct, sur l’unique chaîne de télévision en noir et blanc de l’époque, son éclatante victoire sur le beau circuit du pays bernois avec son typique pont couvert en bois enjambant l’Aar. Il avait terminé seul, en grand champion. Le journaliste du Miroir jubilait : « Quelle journée mes aïeux. Les Antonin Magne et Henry Aubry ont dû en tressaillir d’aise, eux qui ont déjà connu les joies du triomphe en Suisse (Magne 1935 à Berne et Aubry 1946 à Zurich ndlr). Songez donc trois Français occupaient les places disponibles du podium : Jean Jourden champion du monde, Henri Belena et Jacques Gestraud ses dauphins, Jamais encore dans les annales du cyclisme français pareil fait s’était produit… Il est coutume de dire que la manière importe moins que le résultat. En l’occurrence, ce ne fut pas le cas. Ce succès tricolore fut construit de main de maître au point que les Italiens, les Allemands de l’Est, les Hollandais, les Belges, bref ceux qui comptent parmi l’aristocratie du cyclisme furent littéralement sans voix et … sans jambes. Vous voyez donc que ce fut une grande journée. » »

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En ce temps-là, ce championnat du monde réservé aux coureurs dits amateurs jouissait d’un grand prestige en raison de la participation des meilleurs coureurs des pays de l’Est tels le soviétique Viktor Kapitonov, champion olympique l’année précédente à Rome, et l’Allemand de l’Est Gustav-Adolf Schur double champion du monde en 1958 et 1959.
Le sacre mondial de Jourden connut un retentissement extraordinaire qui dépassa les colonnes de la presse sportive.

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Pour les besoins du photographe, Anquetil et Jourden avaient posé quelques semaines auparavant devant le siège de leur club formateur, l’Auto-Cycle Sottevillais, nourrissant l’espoir d’apporter un formidable doublé arc-en-ciel. L’empereur d’Herentals Rik Van Looy, qui vient de nous quitter alors que j’écris ces lignes, en décida autrement.

Anquetil Jourden  SottevilleJourden Van Looy longchamp 61jourden_jean_maillot

Bon sang de normand ne saurait mentir, nous espérions au moins le triomphe de Jean tant à travers le quotidien régional Paris-Normandie, nous avions connaissance de ses multiples exploits jalonnant une saison 1961 fastueuse. Plus fort que Jacques, une petite décennie plus tôt, il partit à la conquête, durant la même année, du Maillot des Jeunes et du Maillot des As, deux épreuves phares de Paris-Normandie, réalisant un « double doublé » en remportant le classement général et la finale contre la montre dans les deux compétitions, une performance exceptionnelle qu’aucun coureur ne réédita par la suite. Pour ce faire, il s’alignait alternativement, une semaine sur deux, au départ des courses des deux challenges.

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L’année précédente, il s’était déjà distingué en remportant la finale contre la montre du Maillot des Jeunes, battant au passage les temps de ses glorieux aînés Anquetil et Gérard Saint.
Comme je lisais, huit ans auparavant, les articles relatant l’éclosion d’Anquetil (excellent exercice d’apprentissage de la lecture pour un écolier de cours préparatoire), désormais chaque lundi, j’attendais impatiemment que mon père ait terminé sa lecture du quotidien régional pour prendre connaissance des pages sportives et des exploits « jourdenesques ».
Pour exemple, voici un extrait d’article écrit à la suite de sa démonstration lors du championnat de Normandie sur route disputé sur ses terres rouennaises : « Au bas de la côte des Essarts, les quatre coureurs de tête sont sérieusement inquiétés par Jourden qui appuie enfin sur les pédales avec Wuillemin toujours dans sa roue mais qui devra s’avouer vaincu avant le haut, et à la sortie des Essarts pour aller sur Oissel, notre grand champion vire seul, entamant sa course poursuite, et il rejoint avant Saint-Étienne-du-Rouvray. Il souffle un peu, puis dans la montée, courte mais abrupte, du dépôt de Sotteville qui mène au chemin du Halage, il s’envole littéralement, donnant l’impression de laisser sur place ses adversaires, pour leur prendre vingt-huit secondes en moins d’un kilomètre. Le coureur hors classe a parlé et succède à son coéquipier Piputto au titre de champion de Normandie. » C’était tout simple. Encore fallait-il s’appeler Jourden pour le réaliser !
Ironie du s(p)ort, vingt-quatre heures plus tard, j’étais dans la même côte du circuit automobile des Essarts pour voir, grrr, le soi-disant « éternel second » Raymond Poulidor remporter le championnat de France des professionnels dans le fief de Jacques Anquetil.
Le lendemain, je ruminais ma déception dominicale sur les bancs du collège, Brevet d’Études du Premier Cycle (BEPC) oblige. En principe, sauf accident, ce serait une formalité comme devait être pour Jourden la victoire dans le Grand Prix de la ville de Routot disputé le lundi de la fête patronale de ce gros bourg du Roumois (région naturelle de Normandie située au nord du département de l’Eure, vous voyez, on s’instruit aussi à vélo !) : « Le titre attribué samedi sera déjà loin, cet après-midi, des préoccupations essentielles de nos coureurs. Routot est en effet, cette année, l’avant-dernière épreuve du « Maillot des As ». Autant dire qu’après elle, il sera très difficile de se placer pour la finale contre la montre. Comme il n’y aura qu’un vainqueur, on voit tout de suite combien la lutte s’annonce serrée.
Il est bien évident que si nous devions désigner, aujourd’hui, un autre favori que Jean Jourden à la fois pour le Grand Prix de Routot et pour le « Maillot », les amateurs de sport cycliste nous prendraient pour un plaisantin. Jourden n’a-t-il pas été considéré « hors concours » dans la Route de France où pourtant tout le gratin du cyclisme « amateurs » et « indépendants » de France se trouvait réuni ? Le jeune Sottevillais atteint, cette année, la consécration que tous les Normands attendaient. Il est fidèle au rendez-vous en suivant la même progression que son prédécesseur Jacques Anquetil. Mais cette consécration passe forcément par le « Maillot des As » de Paris-Normandie. Et, en dépit des tâches qui l’attendent à l’échelon le plus élevé, Jourden va faire en sorte d’inscrire la victoire au « Maillot » à son palmarès. Il paraît donc tout à fait logique de prévoir cette victoire dès maintenant. N’a-t-il pas conquis, samedi, à la manière d’Anquetil, le titre de champion de Normandie amateurs ? Reste à savoir comment l’élève d’André Boucher conduira sa barque jusqu’au port. »
Est-ce nécessaire de vous dire ce qu’il advint ?
La Route de France, mentionnée ci-dessus, était une course par étapes de renom, créée par Jean Leuillot, et considérée à l’origine comme un « petit Tour de France » réservé aux amateurs. L’édition 1961 menait les coureurs en neuf étapes de Cherbourg à Obernai. Les coureurs du comité de Normandie, avec Jourden à leur tête, affirmèrent leur suprématie de rouleurs dès le prologue disputé, dans le Cotentin, contre la montre par équipes.

Route de France 1961

Jourden dévoila ses ambitions lors de la cinquième étape, s’échappant quasiment dès le départ et effectuant en solitaire les 88 kilomètres qui séparaient Provins et Troyes.
Il accomplit pareil exploit en survolant, malgré une roue voilée, la demi-étape contre la montre entre Rambervillers et Épinal. Certains esprits soupçonneux n’admirent pas son insolente supériorité, comme en 1953, certains « vélosceptiques », parmi lesquels un certain Louison Bobet, avaient fortement douté de l’extraordinaire moyenne pour l’époque (plus de 42 km/h pour une distance de 140 kilomètres) réalisée par Jacques Anquetil dans la finale du Maillot des As. Bobet avait laissé entendre que c’était impossible et qu’il y avait probablement une erreur dans le kilométrage. Il fit amende honorable, quelques semaines plus tard, en s’excusant auprès d’Anquetil à sa descente de vélo, après son triomphe dans le Grand Prix des Nations.

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Jean, lui, remit les pendules à l’heure, deux jours plus tard, en s’adjugeant en solitaire les deux dernières étapes vosgiennes -il savait donc grimper aussi- et en enfilant le maillot blanc de vainqueur au classement général.
Certains souhaitèrent qu’il s’aligne au départ du premier Tour de l’Avenir, mais son mentor André Boucher se rangea sagement à l’avis du médecin du Tour Pierre Dumas qui lui conseillait de ne pas trop jouer avec la santé du jeune crack qu’il jugeait fragile.

Sotteville champion sociétés juillet 61 à Pau

Au cours de l’été, Jean enrichit encore son palmarès en remportant les championnats de Normandie et de France contre la montre des Sociétés avec ses coéquipiers de l’Auto-Cycle Sottevillais Marcel Bidault (cousin germain d’Anquetil), Christian Constantin, Guy Godéré et Marcel Démare, sous la direction technique de « l’horticulteur » André Boucher.
Lorsqu’avec mon père et mon oncle, nous allions voir jouer le Football Club de Rouen au stade des Bruyères (futur Robert Diochon), nous passions inévitablement, place du Trianon, devant le magasin de cycles d’André Boucher, siège du prestigieux club de la banlieue rouennaise véritable pépinière de rouleurs. Mes yeux s’écarquillaient devant les beaux vélos, le maillot grenat du club, et une silhouette en carton grandeur nature d’Anquetil, exposés en vitrine.

maillot Sotteville

Étonnamment, on trouve de nombreuses similitudes dans le début de carrière des deux champions rouennais. Après les Nations, Anquetil était allé confirmer sa supériorité contre la montre au Gand Prix de Lugano. Jourden avait remporté, détaché, le Tour du Mendrisiotto dans le Tessin suisse.
Les trompettes de leur renommée avaient retenti aussi en Italie. En 1953, Anquetil avait achevé sa saison, à l’invitation de l’homme d’affaires Mino Baracchi, en participant au prestigieux trophée éponyme, une course contre la montre par équipe de deux. En 1961, Jourden, ceint de son maillot arc-en-ciel, courut le Baracchi des amateurs (trophée Argo) avec son coéquipier de Sotteville Marcel Bidault.

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Dans la course des professionnels, le cousin de Bidault … Jacques Anquetil, mal secondé par le hollandais Stolker, avait été devancé par le duo italo-français Ercole Baldini-Jo Velly.
On se souvint qu’à cause d’un dérailleur défaillant, Jourden avait été battu, l’année précédente, de six petites secondes par ce même Jo Velly dans le Grand Prix de France, une belle course contre la montre « amateurs » dont Anquetil avait ouvert le palmarès en 1952.
Tant de correspondances troublantes suscitèrent possiblement mon attachement immodéré pour Jean Jourden.
Au moment des bilans, à l’issue de sa phénoménale saison 1961, les gazettes s’attardèrent sur la jeunesse difficile de Jean. Nous autres Normands devant déjà subir les griefs de nos voisins Bretons avec le malicieux Couesnon ayant mis dans sa folie le Mont-Saint-Michel en Normandie, je ne dirai pas trop fort que Jean Jourden, breton d’origine né à Saint-Brieuc le 11 juillet 1942, est donc finalement normand par adoption.

dans forêt

Jourden cabane

Sans vouloir jouer les Cosette, Jean, arrivé très jeune en Normandie après le décès de son père, connut une enfance misérable qui le poussa, avec Henri son frère aîné, à fuir le foyer familial et partir vivre sur la paille de granges ou sur des lits de fougères dans des cabanes dans la forêt toute proche des Essarts, là même où il accomplira plus tard ses premiers exploits. C’est d’ailleurs comme ça, en voyant passer les coureurs de l’A.C. Sotteville lors de leurs sorties d’entraînement, que naquit son ambition de devenir coureur cycliste. La vie devint un peu plus douce lorsqu’il fut recueilli à Saint-Ouen-du-Tilleul par monsieur et madame Corroyer dont le fils Yves courait aussi sous les couleurs sottevillaises.

Corroyer Jourden

Dès le début de la saison 1962, les regards sont tournés vers Jean Jourden qui fait la couverture du Miroir du Cyclisme de février. Abel Michéa consacre son éditorial à l’orientation de la carrière du jeune champion du monde : « Médaille d’or ou billets de banque ? »

MC fevrier 62

« Quand Jean était au pain sec, on le laissait dans son trou noir … Les pots de confiture il n’y avait pas droit. Puis Jean est devenu Jourden. Et champion du monde. Aujourd’hui, c’est à qui lui tendra la plus alléchante des tartines : pain blanc, beurre, confiture. On nous dira que c’est là une tournure normale, les choses étant -hélas- ce qu’elles sont. Sans que ceux qui affirment cela n’aient jamais rien fait pour que les choses aillent autrement, puisque le « ce qu’elles sont » est en définitive, ce qui les arrange.
Donc, Jean Jourden, pas encore sorti de l’adolescence autrement qu’à vélo, a besoin d’être conseillé. Il a surtout besoin d’apprendre à se connaître. Á connaître la vie. Ce dont il manque le moins actuellement, c’est justement de conseilleurs, de directeurs de conscience.
Des gens de toutes sortes s’affairent au tour de lui. Il y a des dirigeants, des politiciens, des généraux. Et ces gens, ces politiciens, ces généraux pensent que la France c’est Jourden. Ou Jourden, la France ! Comme vous l’entendrez. Et sans que ce grand gosse n’ait jamais rien réclamé, tous ceux-là s’occupent de son avenir… militaire (les accords d’Évian mettant fin à la guerre d’Algérie n’étaient pas encore signés ndlr).
Faut-il lui faire devancer l’appel ? Doit-on lui conseiller de partir « en son temps » ou faut-il faire des démarches pour qu’il bénéficie d’un sursis ?
Santé, fragilité de constitution, situation de famille ? Vous n’y êtes pas. On calcule, on coupe, on découpe. Ah ! si on était sûr que le service militaire reste à 27 mois. Mais voilà, sera-t-il raccourci, allongé ? Alors tous ces gens font des calculs. Car eux n’ont qu’une pensée : qu’en septembre 1964, Jean Jourden soit encore sous les drapeaux. Vous avez compris ? Septembre 1964, Tokyo, Jeux Olympiques, France éternelle, médaille d’or et plan, plan, rataplan.
Tous ceux-là se moquent bien de Jourden. Ce qu’ils supposent, ce qu’ils espèrent, vous le savez. Quelques éclaboussures de gloire, un bout de ruban rouge au revers du veston.
Mais « heureusement », il y a d’autres directeurs de conscience, d’autres conseillers. Ceux-là ne sont habités que par une seule pensée : la charité. Ce pauvre gosse, il a souffert, il a été malheureux. La société lui doit une revanche. Au nom de la liberté et de je ne sais quoi, on n’est pas d’accord avec les politiciens et les généraux précédemment évoqués Il a le droit de vivre, de gagner sa vie, il lui faut une dérogation pour passer professionnel le plus rapidement possible ! Ceux-là, ce sont les managers, les soigneurs, les organisateurs, tous ceux qui tirent profit des cyclistes professionnels. Et personne n’est là pour, en toute honnêteté, diriger le choix de Jean Jourden entre la médaille d’or et l’argent liquide !
Petite histoire qui ne mériterait peut-être pas ces lignes, si elle n’était hélas une fois encore l’histoire du cyclisme professionnel, actuellement. Et partout, et toujours, ce sont les mêmes qui tirent les ficelles. Parce qu’ils tirent les profits. Les coureurs, eux, pédalent – pour de l’argent, bien sûr- mais le plus souvent, ils ne comprennent pas toujours, ou comprennent toujours trop tard. »
On imagine les sollicitations de toutes sortes, sincères ou véreuses, dont Jean fut l’objet. De quoi lui donner le vertige après son enfance compliquée. Il n’eut malheureusement pas trop le temps de réfléchir à son avenir immédiat : au retour d’une sortie d’entraînement d’avant-saison, sa carrière fut stoppée brutalement par une pleurésie.

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Tandis qu’Anquetil jouait le gregario auprès de sa chère épouse Janine, une jambe dans le plâtre après une mauvaise chute sur la patinoire de Saint-Gervais, Jourden partait, non loin de là, en Haute-Savoie pour une longue convalescence dans un sanatorium du plateau d’Assy.
De loin en loin, le quotidien Paris-Normandie fournissait quelques informations sur l’évolution pas forcément rassurante de la santé de Jean.
En son absence, le cyclisme normand battait encore malgré tout pavillon haut : à Saint-Hilaire-du-Harcouët, Francis Bazire devenait champion de France amateur sur route et le club de Sotteville dominait le championnat de France contre la montre des Sociétés. Certains suggérèrent d’aligner l’équipe normande au championnat du monde de la spécialité, sous la direction d’André Boucher. Robert Oubron, le susceptible sélectionneur des équipes de France, ne partagea pas cette requête.

MDS Jourden miraculé 2JJ a remis ça 1963

500 jours, c’est le temps qui s’écoula avant que l’on revoit Jean Jourden au départ d’une course, en l’occurrence, en août 1963, le Grand Prix d’Auffargis, dans les Yvelines. Preuve qu’il n’était pas tombé dans l’oubli, l’unique chaîne de télévision retransmit en direct cette banale course amateur avec des commentaires de Robert Chapatte.

AuffargisAuffargis classement

Cela me réjouissait de retrouver Jean dans un classement. Il ne portait plus le maillot grenat de l’A.C. Sotteville. Sans doute, mais pouvait-on l’en blâmer, n’était-il pas resté sourd aux offres sonnantes et trébuchantes de l’A.C.B.B. (Athletic Club de Boulogne-Billancourt) prestigieux club amateur à la philosophie complètement différente de l’esprit formateur d’André Boucher.
Souvenir de l’enfance, j’avais une admiration particulière pour les coureurs porteurs du mythique maillot gris et ceinture orange qui débarquaient parfois de leur banlieue parisienne pour défier les coureurs normands et picards sur leurs terres dans les courses régionales.
Jean renoua rapidement avec la victoire, à quelques centaines de mètres du siège de son nouveau club, lors du critérium de l’Avenir en lever de rideau du Critérium des As, autour de l’hippodrome de Longchamp. Son glorieux aîné était consacré « As parmi les as » !

Criterium Avenir 63Anquetil As 1963

Jean fut sélectionné avec ses ex-coéquipiers sottevillais Bidault et Motte et le marseillais Georges Chappe pour la course contre la montre par équipes des Jeux méditerranéens qui se déroulaient à Naples. Les rouleurs Tricolores décrochèrent la médaille d’argent derrière l’Italie.

Jeux mediterraneens clm equipe Naples 1963

La saison 1964 de Jean ne répondit guère aux espoirs placés en lui. Toujours dans les rangs amateurs sous les couleurs de l’A.C.B.B, il se mit peu en évidence dans les nombreuses classiques nationales, ville à ville, qui partaient, à l’époque, chaque week-end, de Paris ou sa banlieue : Paris-Rouen (créée en 1869, on la considère comme la plus ancienne course cycliste d’endurance), Paris-Évreux, Paris-Troyes, Paris-Mantes, Paris-Briare, Paris-La Ferté-Bernard, j’en passe et des meilleures ainsi Paris-Connerré haut-lieu de la rillette du Mans (!) etc… il y eut même Paris-Forges-les-Eaux ma ville natale.

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Il termina tout de même deuxième du très convoité Paris-Ézy, battu de justesse par l’excellent sprinter Paul Lemétayer, ainsi que du championnat d’Ile-de-France.
Sympathique traître à la patrie normande, il devança son ancien club de Sotteville dans le championnat de France contre la montre des Sociétés, avec ses nouveaux coéquipiers de l’A.C.B.B, Raymond Delisle, Désiré Letort et Christian Raymond, de futurs valeureux professionnels.
Retenu dans l’équipe de France, il termina dans l’anonymat du peloton du championnat du monde sur route disputé à Sallanches, non loin de son lieu de convalescence, et remporté par un certain … Eddy Merckx.
Par contre, il ne fut pas sélectionné pour les Jeux Olympiques de Tokyo qui, depuis trois années, constituaient le but à atteindre. C’est ainsi que naquit « l’affaire Jourden » qu’Abel Michéa instruisit dans les colonnes du Miroir du Cyclisme : « Quand, dans la chambre sur le plateau d’Assy, Jean pensait à Tokyo, c’était avec la certitude qu’il triompherait de la maladie. Qu’il redeviendrait un homme « comme avant ». Et Tokyo était le but suprême à atteindre. Tokyo, aujourd’hui, c’est là … Et Jean Jourden n’y sera pas. Il avait été sélectionné pour les championnats du monde. Ça n’a pas plu à certains de ses équipiers. Et Lucien Aimar se chargea de le lui dire, sans ménagements. Alors Jourden réagit, mit en cause l’ambiance du « Club France » si cher au Colonel Crespin. Il annonça qu’il passerait professionnel. Il fera, sans aucun doute, ses débuts sous les couleurs de la nouvelle équipe Ford-Gitane. Tout cela (incompatibilité d’humeur, déclarations imprudentes) a eu un résultat : Jean Jourden a été écarté du voyage de Tokyo. Le jour J, pour lui, est reporté à une date ultérieure. Et l’enfant chéri du cyclisme amateur français n’a plus qu’à attendre, impatiemment, le moment où il pourra signer sa licence « pro ».
Mais cette « affaire Jourden » il nous faut en parler. Justement en période des Jeux Olympiques. Car elle illustre un état d’esprit qui n’a rien à voir avec celui de Jourden ou d’Aimar, mais bien avec les méthodes de « préparation » olympique. Tant celles du Secrétariat d’État aux Sports que de la Fédération Française de Cyclisme. Que Jean Jourden ait été très maladroit dans les propos qu’il a tenus à l’endroit de ses coéquipiers, ce n’est pas douteux. Seulement qui est responsable ?
Récemment, dans L’Équipe, notre confrère Pierre Chany, parlant du recrutement des clubs parisiens, écrivait : « l’amateur à Paris est, actuellement, hors de prix. Les responsables, il faut les chercher au sommet … même au sommet de l’Annapurna (allusion à l’alpiniste Maurice Herzog, secrétaire d’état aux sports, ndlr) ! » Le cas Jourden n’est qu’un exemple de la faillite des méthodes du Secrétariat d’État aux Sports et de la Fédération Française de Cyclisme.
Jean Jourden, on en a parlé beaucoup depuis quatre ans. Et son enfance malheureuse fut mise en lumière. Trop peut-être. Parce que l’enfant gâté du cyclisme ne pouvait oublier sa jeunesse. On en avait fait un enfant martyr. Durant les longues semaines de cure, dans la maison de repos haut-savoyarde, Jean pensa. Il faut bien admettre que le jeune champion, revivant son passé étalé au grand jour dans les journaux, ait été habité par des complexes. Sentimentalement, socialement, affectivement, intellectuellement, Jean Jourden, dans ses longues réflexions, devait, obligatoirement, se sentir déshérité. Il lui fallait à ses yeux « changer de peau ». Il y est arrivé socialement si j’ose dire, grâce à ceux qui l’ont financièrement aidé. Ce sont eux les responsables. Car ils ont toujours cru que leur rôle était terminé quand ils avaient desserré les cordons de leur bourse. La générosité du cœur, ils ne connaissaient pas ça. Et moins encore le rôle humain qu’ils avaient à jouer dans le « sauvetage » de Jean Jourden Pour eux, le livre à penser, c’est le carnet de chèques.
Tout le monde a cru bien œuvrer en aidant financièrement Jean. Ce n’était pas désintéressé. Les uns espéraient une médaille d’or, d’autres des succès pour leur club. Et Jean, jeune vedette, eut beaucoup d’amis. Mais peu de désintéressés. Qui l’aida à combler les vides de sa vie ? Personne.
Les voilà, situées les responsabilités. On fabrique, pour la plus grande gloire du régime ou du club, des machines à pédaler, à sauter, à courir, à nager. Rien n’est trop cher pour leurs muscles. Mais leur tête, leur cœur, on s’en moque. Ce qu’ils deviendront ? C’est le cadet des soucis de nos « préparateurs » olympiques. »
Les choses ont-elles fondamentalement changé, six décennies plus tard, quand on observe quel traitement est réservé au sport quelques semaines après la parenthèse enchantée des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 ?
J’imagine quelle fut, à l’époque, l’amertume d’André Boucher, cet admirable éducateur bénévole.
Quant à Jean Jourden, il avait moult raisons d’être dubitatif devant une statue de Maillol dans le jardin des Tuileries.

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1965 : j’attends les grands débuts de Jourden chez les professionnels avec d’autant plus d’intérêt qu’il les effectue sous le maillot blanc et ciel de la nouvelle équipe Ford-France-Gitane dirigée par Raphaël Geminiani et dont le leader est … Jacques Anquetil.

Ford Anquetil Jourden

Tous les jours, il roule aux côtés d’Anquetil son idole : « Je préfère déjà être ce que je suis que d’être demeuré ce que j’étais. Dans les pelotons d’amateurs, j’avais toujours un gars dans la roue. Chez les pros, le marquage n’est pas moins sévère mais il est pratiqué plus intelligemment. »
Après quelques places encourageantes dans les courses azuréennes de début de saison, il tombe dans un quasi anonymat. Pour ma part, je suis gâté avec le légendaire enchaînement Critérium du Dauphiné Libéré et Bordeaux-Paris réalisé par Anquetil.
1966 : Jourden se retrouve dans l’équipe Mercier-B.P aux côtés de … Raymond Poulidor, le grand rival d’Anquetil. Que s’est-il passé ? : « J’ai bien failli renoncer à la compétition. J’avais déjà préparé mon repli mais tout a changé quand monsieur Antonin Magne m’a accordé confiance. D’un seul coup je me suis senti un autre homme. En 1965, j’avais pris un départ trop rapide et Paris-Nice m’avait cueilli … à froid. Ma saison a été gâchée et Geminiani a refusé de renouveler mon contrat. J’ai suivi les instructions de M. Magne. Il veut me voir en forme au Critérium National. Je crois que je serai prêt. Ma première victoire sera dédiée à mon nouveau directeur sportif et à Raymond Poulidor qui m’a fortement encouragé. »

Chez Mercier 1966-1

Chez Mercier 1966-2

Il n’y eut pas de victoire du tout, ni même de seconde place comme son leader. Il avait « existé » tout de même dans le Tour des Flandres où, en bon équipier, il avait ramené, à trois reprises, dans le peloton, Poulidor victime de crevaisons. Malchanceux lui-même, il faisait partie du commando d’attaque quand il fut stoppé par un incident mécanique, à la sortie de Mons-en-Pévèle, dans l’enfer boueux de Paris-Roubaix.

Tour Flandres 1966 avec PoulidorParis-Roubaix 1967

1967 : Réjouissante surprise, on découvre Jean en couverture du Miroir du Cyclisme du mois de mars, en tête d’un peloton, mais aussi avec un nouveau maillot.

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Pour la troisième fois en trois saisons, Jean a changé d’équipe et court désormais sous les couleurs de la formation Tigra-Grammont-De Gribaldy montée un peu de bric et de broc par Jean De Gribaldy alias « le Vicomte ». Le changement d’air semble lui être bénéfique puisqu’il vient de remporter, détaché, le Grand Prix de Saint-Raphaël et la Ronde d’Aix-en-Provence, deux courses inscrites au calendrier de début de saison.

St-Raphael 1967

L’excellent journaliste Jacques Augendre fait une analyse profonde de ce qui ressemble à une renaissance de l’ancien champion du monde amateur : « L’événement du mois écoulé est sans aucun doute le redressement opéré par Jean Jourden. Il a déjà fait l’objet de longs commentaires et les journaux d’information lui ont parfois consacré des titres en première page. Cette réapparition soudaine de l’adolescent-champion a frappé l’opinion car, en dépit de son jeune âge, Jourden est un personnage public, sinon populaire. Ses succès retentissants autant que ses infortunes ont contribué à sa renommée. Avant d’atteindre sa majorité, ce garçon qui ne cessa d’évoluer dans les extrêmes avait connu la gloire et la misère, les honneurs et les humiliations, la réussite et la détresse.
Á 17 ans, Jean Jourden était présenté comme le successeur de Jacques Anquetil. En Normandie, il avait battu la plupart des records locaux établis par son aîné. Ses moyens de rouleur apparaissaient exceptionnels. De fait, l’élève d’André Boucher s’affirma en remportant la Route de France dans un style qui motiva les comparaisons les plus hardies -on cita Coppi et Koblet- puis, sur la lancée de cette course inoubliable, il devint champion du monde. Alors, on imagina que Jourden pouvait être un « Anquetil amélioré ». Au talent qu’il déployait dans les épreuves contre la montre, il ajoutait d’immenses possibilités de grimpeur, une aptitude à produire des efforts intenses et un esprit offensif assez rare. Un avenir brillant lui semblait promis lorsqu’il tomba malade : pleurésie. Sa convalescence fut longue, sa réadaptation difficile. Pour beaucoup, le successeur de Jacques Anquetil était perdu pour le sport. Les médecins, eux-mêmes, réservaient leur diagnostic. Jourden, lui, s’accrochait à tout ce qui pouvait lui rendre quelque espoir. Était-il sincère ? Nous nous garderons d’affirmer qu’il ne se soit pas alors menti à lui-même. Il voyait dans le sport le seul moyen d’échapper à sa condition de déshérité ; il ne possédait que cette corde à son arc. Que son attitude n’ait été … qu’une attitude, ou qu’elle ait été dictée par une conviction profonde, ses propos ont toujours révélé un refus de capituler.
Il y a un an de cela, après une saison assez décevante passée dans l’équipe de Jacques Anquetil, l’ancien champion du monde amateur nous disait : « J’aimerais qu’on me fasse encore confiance. Personnellement, je m’accorde deux ans de sursis et je pense que c’est raisonnable.
Á l’expiration de ce délai, je saurai si je peux ou non être un coureur professionnel. Les médecins qui m’ont soigné ont estimé qu’il me fallait cinq ans pour me refaire un organisme. L’échéance est fixée à la fin de la saison 1967. Il n’y a rien de perdu. Je voudrais qu’on me donne une chance » …
Cette chance, Antonin Magne la lui offrit. Il avait apprécié la valeur foncière et la détermination du jeune Rouennais. En l’enrôlant dans son équipe, il éprouvait le sentiment de tenter à la fois un sauvetage et une expérience passionnante. Mais Tonin devait être déconcerté par ce garçon étrange, comme l’avait été Geminiani, douze mois plus tôt. Son caractère lui posa une énigme.
J’aurais pourtant repris Jourden, précise aujourd’hui Antonin Magne, si j’avais deviné en lui la volonté de faire face. Or, à la fin de la saison dernière, après sa tentative de suicide (il avait jeté sa voiture contre un arbre comme le « pédaleur de charme » Hugo Koblet ndlr), il ne m’avait pas paru en mesure d’envisager sérieusement la suite de sa carrière. Il était traumatisé par une déception sentimentale dont il ne parvenait pas à chasser le souvenir, et ces dispositions morales s’avéraient incompatibles avec une activité sportive rationnelle.
Il faut croire qu’un changement important s’est opéré en lui au cours de l’hiver, ajoute le directeur sportif de Mercier. Jean Jourden a remporté une grande victoire sur lui-même en retrouvant le goût de la lutte. Ses premières victoires, et surtout la manière dont elles furent acquises, sont révélatrices d’un état d’esprit nouveau. Il est clair qu’il s’est préparé scrupuleusement et qu’il n’a pensé qu’au vélo. Nous devons encore attendre pour parler véritablement de résurrection mais Jourden a réalisé un progrès considérable et je lui souhaite de réussir.
Pour ses proches, Jourden est « un cas ». Cette définition sommaire résume la complexité psychologique du personnage dont les contradictions ont parfois dérouté deux directeurs sportifs aussi avisés et aussi dissemblables que Raphaël Geminiani et Antonin Magne. L’un et l’autre espéraient rencontrer un élève humble et docile, ils ont affronté un homme orgueilleux et obstiné, naturellement individualiste et peu malléable. Croit-il tout savoir et n’a-t-il que du mépris pour les conseils de ses aînés, ainsi que l’assurait Geminiani ? Honnêtement, nous ne le pensons pas et tout n’est peut-être pas aussi simple que cela. Jourden se dit inexpérimenté mais il n’obéit en fin de compte qu’à sa propre inspiration. Il tient, sur le ton de la modestie, le langage des ambitieux. Il se lamente sur son sort en faisant des complexes de supériorité. Ce paradoxe permanent, qui est le sien, tire ses origines d’une existence agitée et d’une évolution contraire à la logique. L’ancien sociétaire de l’A.C. Sotteville fut une vedette avant d’être un routier confirmé, et aux heures les plus sombres de sa carrière, il a conservé, en dépit de ses protestations, l’état d’esprit d’une vedette. Les caractéristiques qu’on lui attribue font en général de mauvais équipiers et des leaders valables. Jourden a fourni en différentes circonstances la preuve de son dévouement, mais il possède en fait la vocation d’un leader.
Cette apparence est apparue à Jean de Gribaldy, directeur sportif du groupe Tigra-Grammont, qui repêcha le Normand au fond de l’abîme.
L’homme seul du cyclisme trouva refuge chez lui, à Besançon. De Gribaldy jugea utile de replacer cet athlète désemparé dans des conditions de vie nouvelles. En lui offrant l’hospitalité et en acceptant d’être son confident, il lui a rendu un inestimable service. Nous devons rendre justice au directeur sportif bisontin qu’il a compris le cas Jourden et qu’il a prescrit le seul traitement qui s’imposait. Il importait que l’ancien champion du monde consacrât toutes ses pensées au cyclisme et tout son temps à une préparation scrupuleuse. Il lui fallait renouer le plus rapidement possible avec le succès et aborder le début de la saison routière en possession complète de ses moyens athlétiques. Mais nous devons ajouter que le patron du groupe Tigra disposait d’un moyen dont Raphaël Geminiani et Antonin Magne étaient privés : celui de fournir à son nouveau protégé la faculté de s’exprimer en lui accordant au sein d’une équipe relativement modeste une place qui n’existait ni chez Mercier, ni chez Ford. Dans ces deux formations puissantes auxquelles appartiennent les deux leaders français, Poulidor et Anquetil, Jean Jourden se trouvait destiné à un rôle pour lequel il n’était pas doué. Affecté à une équipe régionale où chacun bénéficie d’une plus grande liberté de manœuvre, il pouvait enfin convoiter un poste conforme à son tempérament, à ses ambitions, et ne plus souffrir … de ne pas être un leader. »
J’avoue que je ne garde aucun souvenir de Jean durant cette saison 1967, mais gardons espoir, il réclamait un sursis avant de recouvrer la santé nécessaire. Et puis, il n’a finalement que 25 ans.
Avant mai, il y a mars 68 ! Jourden, dans le Doubs, ne s’abstient pas ! Il reste sous la férule du « vicomte », seul le sponsor (et donc le maillot) a changé : la marque de téléviseurs Grammont a cédé la place aux réfrigérateurs Frimatic.
Sept ans après y avoir vu Poulidor devenir champion de France, je revins dans la côte du Nouveau Monde du circuit des Essarts à l’occasion du Critérium National qui, comme son nom l’indique, rassemblait l’ensemble des coureurs professionnels français.
La course fut (trop) limpide, presque décevante. Une échappée matinale d’une quinzaine de coureurs se forma, prenant un tour de circuit (7 kilomètres) à un peloton apathique dans lequel figurait Anquetil qui préféra abandonner et rejoindre son domaine de La Neuville-Chant-d’Oisel où il commençait à se livrer à des activités de gentleman-farmer.

Anquetil gentleman farmer

Dans l’échappée, l’on retrouvait Poulidor, Roger Pingeon vainqueur du Tour de France l’été précédent, un jeune néo-pro prometteur Bernard Guyot, et deux « enfants perdus », l’Alsacien Charly Grosskost et … Jean Jourden revigoré sous des frondaison où il avait vécu autrefois le pire avant le meilleur.

Criterium National 68National 68 couleursCritérium National 1968

Imaginez la liesse des spectateurs normands encourageant leur champion, d’autant plus que dans le final, il se retrouva au coude-à-coude avec Poulidor. La scène rappelait la légendaire ascension du Puy-de-Dôme, lors du Tour 1964, Jourden endossant le rôle de son idole Anquetil.
Cette fois encore, Poulidor, le soi-disant éternel second, joua les empêcheurs de rouler en rond en ajustant au sprint Jourden, le régional de la course.
Dans le cher Miroir, en des termes un peu redondants de ceux de son confrère Jacques Augendre, Albert Michéa salua l’embellie des Essarts : « Le dernier adversaire à avoir tenu la roue de Poulidor fut Jean Jourden, ce blond Normand en qui on annonçait voilà une demi-douzaine d’années, le successeur de Jacques Anquetil. On a tout dit, tout écrit, sur Jean Jourden. Son enfance malheureuse, sa jeune -trop jeune-gloire, puis la maladie, la lente remontée. Beaucoup lui ont fait confiance. Et beaucoup ont été déçus. Les malheurs, c’est certain, ont profondément marqué Jean. Mais, trop souvent, plutôt que les surmonter, les oublier, ou seulement s’en souvenir pour être plus fort dans l’adversité, Jean Jourden s’est servi de son passé malheureux pour excuser ou justifier un comportement disons assez égoïste. Habitué, tout gosse, à ne compter que sur lui, Jean, malgré toutes les mains tendues, s’est replié sur lui-même. Il a oublié que le cyclisme est le plus collectif des sports individuels. « Aide-toi, le peloton t’aidera ! » dans cette faune impitoyable qu’est le peloton, Jourden a souvent manifesté un individualisme, un égoïsme qui lui ont valu des inimitiés. Le mois de mars, pourtant, lui a apporté de belles satisfactions avec, notamment, cette seconde place du National qui nous a montré un Jourden ayant retrouvé la plénitude de ses moyens. Alors, maintenant, se pose la question : durera-t-il ? Pour durer, il lui faut, d’abord, se vaincre lui-même. Admettre que si son passé malheureux l’a, sans aucun doute, handicapé, il ne lui a pas, pour autant, donné des droits divins … »
Le dimanche suivant, Jourden se montra encore à son avantage dans le Tour des Flandres. Dans le final, il tenta de fausser compagnie à ses compagnons d’échappée, Eddy Merckx, Walter Godefroot, Ward Sels, Guido Reybroeck les Hollandais Janssen et De Roo, en somme ce qui se faisait de mieux en spécialistes des classiques.

Flandres 68 copieTour des Flandres 1968Polymultipliée 68

Jean allait durer au moins le mois suivant en remportant coup sur coup la « Polymultipliée » à Chanteloup-les-Vignes -une belle course, créée au début du vingtième siècle, pour honorer comme son nom l’indique le changement de vitesses- puis les Quatre Jours de Dunkerque, devançant à chaque fois Poulidor. Mai, mai, Jourden mai … !

Avant Tour 68 Marcel Bidot

Ses excellentes performances convainquirent Marcel Bidot de le sélectionner dans l’équipe de France A (il y en avait trois) du Tour de France. Il prit donc le départ à Vittel aux côtés de Roger Pingeon, vainqueur de l’édition précédente, et de Raymond Poulidor qui aspirait toujours à la gloire avec maillot jaune.

MDS  depart Tour 68

1968 - Miroir des Sports - 1240 - 03

Le Tour faisant étape à Rouen, le pré-retraité Anquetil accueillit le favori à sa succession et son compatriote normand.
Jourden fit un début de Tour très honorable, en accrochant même le bon wagon lors de l’étape Bayonne-Pau.

tour 68 Pau

Le lendemain, dans l’étape reine des Pyrénées, il fit encore bonne impression dans le col d’Aubisque, avant de connaître une terrible défaillance dans le Tourmalet. Victime d’une insolation, il mit définitivement pied à terre dans la descente du col. Soixante ans plus tard, je suis effrayé par son regard exorbité, je ne veux pas penser qu’il pût provenir de l’absorption de certains produits illicites.

Tour 68 defaillanceTour 68 défaillance Tourmalet

Au mois d’août, lors de Paris-Luxembourg, une belle épreuve organisée par Jean Bobet, le frère de Louison, et Radio-Télé-Luxembourg (RTL) le média en vogue, Jourden choisit de calquer sa course sur celle d’Eddy Merckx. Il termina huitième, immédiatement derrière le champion belge.
Quelques jours plus tard, sélectionné dans l’équipe de France au championnat du monde, il appliqua la même tactique : Merckx se classa huitième et Jourden … neuvième ! Dommage que le Belge fût moins « cannibale » qu’à l’habitude !
Entre temps, Jean remporta le Grand Prix de Plouay, une exigeante course bretonne qui n’avait pas encore la notoriété internationale qu’elle possède aujourd’hui. Il inscrivit aussi quelques critériums à son palmarès, preuve qu’il était « bankable » comme on ne disait pas en ce temps-là.
Cet ensemble de bonnes performances lui valut de remporter le Challenge Sedis, un prix convoité, créé par le fabricant éponyme de chaînes mécaniques, récompensant le meilleur coureur professionnel de la saison en France.
69, année érotique selon Gainsbourg, fut squelettique pour Jourden : juste une nouvelle victoire au Grand Prix de Plouay.

Tour 1969 Frimatic

Installé avec mon regretté frère au sommet du Ballon d’Alsace, j’espérais le voir lors du Tour de France disputé cette fois par équipes de marques. Malheureusement, il abandonna juste avant l’ascension. En lieu et place, on s’enthousiasma pour la démonstration d’Eddy Merckx qui allait survoler le Tour.
Dans Paris-Luxembourg, Jourden aurait été bien inspiré de calquer encore sa course sur Merckx car, cette fois, le Belge l’emporta.
En septembre, Jean quitta sa marque Frimatic pour courir « à la musette », sous les couleurs de Sonolor-Lejeune, le « derby de la route » Bordeaux-Paris, une épreuve qui perdait doucement de son prestige et était un peu devenu un lot de consolation pour des coureurs en quête de réhabilitation. Il termina sixième sur dix arrivants.
Saison tristounette pour le supporter normand, Anquetil, jeune retraité, avait gagné désormais le droit de fumer la pipe !

Anquetil fume la pipe

1970 : Louis Caput, l’ancien directeur sportif des troupes « de gribaldiennes », emmena avec lui plusieurs éléments dont Jourden, dans l’équipe Mercier désormais sponsorisée par Fagor, une entreprise espagnole d’électro-ménager. Ce nouveau changement d’équipe révélait sans doute une incapacité chez Jean de se fondre dans un collectif.
La preuve, il changeait encore de formation pour la saison 1971, courant désormais sous le mythique maillot blanc à damiers noirs de l’équipe Peugeot.

Jourden Peugeot

Le champion m’était sympathique, je guettais toujours un coup d’éclat tant il transpirait la classe. Ça faillit en deux circonstances. D’abord, lors du Tour des Flandres à propos duquel le Miroir du Cyclisme relatait : « Ce Tour des Flandres mit en évidence un Jourden revigoré, agressif à l’extrême, qui réalisa sans doute la meilleure course de sa carrière professionnelle. En raison de sa présence aux avant-postes et de sa combativité, nous tenons personnellement l’ancien champion du monde pour le meilleur homme du jour. »
Échappé avec un autre Français Yves Hézard et le Belge Spruyt un coéquipier de Merckx, le trio ne fut rejoint qu’à quelques kilomètres de l’arrivée. Il termina finalement huitième.
Deux semaines plus tard, il fut encore plus près d’en remporter « une belle », ou au plus mal de finir deuxième, lors d’un Paris-Roubaix dont Anquetil, désormais suiveur, déclara qu’il fut le plus beau auquel il lui avait été donné d’assister.
Tout roulait très bien, Jean faisait partie d’un petit groupe de onze qui avait distancé l’immense favori Merckx. Puis il s’échappa avec l’Italien Felice Gimondi, déjà vainqueur au vélodrome de Roubaix en 1966. Malheureusement, l’enfer du Nord était pavé de mauvaises intentions … même pour nous, téléspectateurs. Je vous narre toutes ces péripéties alors que nous n’en vîmes absolument rien à la télévision, l’hélicoptère chargé de relayer les images étant tombé en panne. Pendant de longues minutes, nous avions eu droit à un unique plan fixe sur le commentateur de l’O.R.T.F Richard Diot, en attendant que les premiers coureurs débouchent sur la piste.
Jourden creva trois fois, Gimondi quatre, les deux champions, très fair-play, s’attendant pour continuer à unir leurs efforts. Un passage à niveau fermé leur interdit définitivement la victoire qui revint à un certain Rosiers, Jourden ne récoltant que les épines !

Paaris Roubaix 1971 Gimondi

Jourden Paris-Roubaix 71

Jourden se classa douzième. Interviewé sur la ligne d’arrivée par Jean-Michel Leulliot, plutôt que de se lamenter sur sa malchance, il eut la lucidité de faire sa publicité gratuite en annonçant l’ouverture, quelques jours plus tard, de son magasin de cycles à Pont-Audemer.
Ses performances dans ces deux grandes classiques du Nord résument ce que fut Jean Jourden : un incontestable champion à la classe folle souvent victime d’une poisse tenace et surtout d’une santé morale et physique fragile.
Jean débuta encore la saison 1972. Toujours au sein de l’équipe Peugeot, avec notamment Thévenet et Pingeon, il remporta le prologue contre la montre par équipes du Circuit du Dauphiné (Libéré)-Progrès. Le lendemain, il était échappé avec Jacky Botherel, un autre ancien champion du monde amateur, ce qui signifiait qu’à tout coup, il allait endosser le maillot de leader, lorsque, à quelques kilomètres de l’arrivée à Saint-Étienne, un motard projeta à terre les deux coureurs. Le diagnostic était terrible pour Jean : fracture du fémur et d’une vertèbre lombaire. Sa carrière cycliste s’arrêta brutalement là !

Jourden Paris-Nice 1972 Dauphiné 72 chute

Chers lecteurs, vous êtes possiblement étonnés que je rende un si long hommage à un coureur cycliste qui, pour les plus jeunes, est un inconnu, et pour les spécialistes n’aura été que le champion (du monde) d’une seule course amateur.
Oui, pourquoi en effet ? De merveilleux souvenirs de jeunesse, tout simplement !
« La voix du Tour de France » Daniel Mangeas, l’extraordinaire commentateur aux arrivées des courses cyclistes, a confié, à l’annonce de son décès, que Jean Jourden fut « l’idole de ses douze ans ». Il enthousiasma l’adolescent de 14 ans que j’étais par sa manière irrésistible, par son panache, de survoler les courses. Toutes proportions gardées bien sûr, il avait quelque chose en lui de Fausto Coppi, le campionissimo de mon enfance. D’ailleurs, en revoyant ses photos, je trouve une certaine ressemblance dans leur style : moins aérodynamique qu’Anquetil, il donnait une impression de légèreté, de facilité.

Jourden  en solitaire

Jean Jourden ne réalisa pas la carrière que l’on était en droit d’attendre de sa part. Au fil du temps, ma passion fugace devint compassion.
Soixante ans plus tard, mon hommage est sans doute une réminiscence de l’enfance. Anquetil, Gaul***, Bahamontès****, Geminiani l’été dernier, Van Looy ces derniers jours … un à un, mes petits coureurs en plomb se couchent pour l’éternité.

*http://encreviolette.unblog.fr/2009/04/15/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/08/22/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse-suite/
**http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/01/histoires-de-criterium/
***http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
****http://encreviolette.unblog.fr/2023/10/22/federico-bahamontes-laigle-de-tolede-sest-envole/

Publié dans:Cyclisme |on 20 décembre, 2024 |5 Commentaires »

Du vélo héroïque mais pas que ! Le Circuit des Champs de Bataille 1919 (2)

Avant de commencer la lecture de ce billet, il est indispensable de lire le précédent :
http://encreviolette.unblog.fr/2024/11/11/du-velo-heroique-mais-pas-que-le-circuit-des-champs-de-bataille-1919-1/

 

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L'Auto départ Champs

Le quotidien sportif L’Auto, pourtant de sensibilité différente, salue l’initiative du Petit Journal. Peut-être, voit-il là un bon test qui, en cas de réussite, le rassurera sur la faisabilité de relancer l’été prochain le Tour de France dont il est le créateur : « Le Circuit des Champs de Bataille de notre excellent confrère le Petit Journal est entré dans sa phase active. Le « great event » n’est plus seulement à l’état de projet. Ses prémisses se déroulent actuellement. Depuis hier, c’est l’exode en masse vers Strasbourg, la capitale de notre chère Alsace reconquise, l’exode des organisateurs, des soigneurs, des routiers engagés. Demain matin, ce sera le premier acte du Circuit, le premier acte d’une pièce sportive à grand spectacle, et qui fait et fera le plus grand honneur au P.J., le créateur et l’organisateur du premier Paris-Brest et retour. Il appartenait vraiment au Petit Journal, après quatre ans et demi de guerre, d’entrer en lice comme autrefois, et de doter le sport cycliste qui lui doit tant déjà, d’une épreuve au nom retentissant et populaire, bien d’actualité, d’une épreuve qui contribuera à le rendre aussi prospère, aussi intéressant qu’avant l’agression boche. »
Sur les 138 coureurs engagés auprès du Petit Journal, 87 seulement sont effectivement présents, place Broglie, à Strasbourg. Il est probable que les absents de dernière minute n’ont pu satisfaire finalement toutes les formalités administratives requises. Les partants se répartissent en 48 Français, 32 Belges, 3 Suisses, 3 Luxembourgeois et 1 Tunisien.
« On se montre le souriant Deruyter, le vieux Parigot Léonard qui en a vu bien d’autres, le Normand Duboc, le gavroche Brocco, le géant belge Dejonghe, l’athlétique Alavoine, le favori Egg aussi énigmatique que d’habitude, Ernest Paul le demi-frère de Faber, Lucien Buysse, Husghem, l’espoir Huret … »

Ali Neffatti

Le représentant du Maghreb, du nom de Ali Neffati, reste dans la mémoire du cyclisme comme étant le premier Africain et le plus jeune coureur à avoir participé au Tour de France, à l’âge de 18 ans, lors de l’édition 1913. Il créa la sensation en portant le fez au lieu de la traditionnelle casquette. Á la fin de la saison 1919, il courut les Six Days de New York en équipe avec le Martiniquais Germain Ibron, surnommé « Germain Le Nègre ». Les organisateurs de cette même épreuve sur piste les refusèrent par contre en 1923 … à cause de leur couleur de peau !
Même si une très large majorité des reportages dans la presse, tout au long de sa carrière, ne se focalisa pas sur l’origine du populaire Ali, il fut cependant quelques commentaires qui ne manquent pas de nous troubler aujourd’hui. Ainsi, ces échos de Casablanca parus dans l’édition du 11 mars 1927 du quotidien sportif L’Auto :

L'Auto Neffati 2

C’était donc ça, le temps béni des colonies cher à Michel Sardou !
Ali, le sympathique champion, citoyen français, ne manquait pas d’humour, ainsi sa facétie cocardière, lors des Six Jours de Paris 1922, rapportée dans le journal L’Auto : « Un co-co-ri-co retentissant ! C’est un coq, un vrai coq, en chair, os et plumes, qui, perché sur la cagna de Neffati-Catudal, salue la société. Deruyter le « cueille » au passage et lui fait faire un tour d’honneur sur son épaule. »
Ce Belge, Charles Deruyter fait partie des quelques favoris candidats à la victoire finale de l’épreuve du Petit Journal, avec ses compatriotes, les deux frères Buysse. L’aîné Marcel est le plus connu à l’époque pour avoir remporté six étapes sur le Tour de France 1913 et le Tour des Flandres 1914. Son frère cadet Lucien gagnera le Tour de France 1926. Un buste en bronze lui rend hommage au sommet du col d’Aubisque, en souvenir de l’étape dantesque Bayonne-Luchon de ce Tour de France, considérée par les historiens du cyclisme comme l’étape la plus extraordinaire de la grande boucle. Vous savez la reconnaissance des Flamands pour leurs champions cyclistes, un imposant monument est également dédié à Lucien Buysse dans son village natal de Wontergem.

Lucien BuysseMemorial_Lucien_Buysse_at_Wontergem

Buysse Aubisque

Il n’entre pas dans le cercle restreint des favoris mais il me plait de m’attarder sur Séraphin Morel. « Ça fait d’excellents Français » comme chantera Maurice Chevalier durant la guerre d’après ! Né en 1883 dans le petit village vosgien de Granges-sur-Vologne d’une famille de tisserands, on le retrouvait garçon de café à Paris, en 1903. Réformé du fait d’un staphylome oculaire, il ne participa pas à la Première Guerre mondiale. Il évolua surtout sur la piste, s’attachant à battre des records du monde un peu confidentiels, ainsi le 100 mètres départ arrêté. Le 20 octobre 1918, il participa à la grande journée de gala au bénéfice des familles des champions cyclistes morts pour la France, prévue selon le temps au Parc des Princes ou au Veld’Hiv’.

Si la pluie tombait

« La foule immense qui se pressait hier (finalement ndlr) au Vélodrome d’Hiver était vibrante et enthousiaste. C’est qu’elle était venue, non pas pour applaudir simplement des favoris, mais aussi et surtout, pour honorer la mémoire des champions morts au service de la Patrie. Elle apportait son obole sacrée aux familles des disparus et elle disait aux veuves, aux mères et aux enfants : « Nous pensons à vos chers morts et, réunis en ce jour de pieux souvenir, nous assistons aux efforts de ceux qui leur survivent. » »
Dans le cadre de cette réunion, un match exhibition fut disputé entre Séraphin Morel à bicyclette et le célèbre boxeur Georges Carpentier, à pied, sur 100 mètres départ arrêté.
Le brave Séraphin l’emporta -Carpentier « suivant très près » précise le journal- dans un temps de 10 secondes et six dixièmes. Le quotidien crut bon de préciser que la distance devait être légèrement inférieure à 100 mètres pour que le boxeur ait pu réaliser un temps inférieur à 11 secondes !
Le coureur vosgien est heureux de s’aligner au départ de Strasbourg, occasion unique de courir dans sa région natale, l’étape de Bar-le-Duc à Belfort passant sur ses terres.
Le plateau des concurrents du Circuit des Champs de Bataille est de qualité, cependant, dans l’ensemble, les plus grands champions de l’époque ne sont pas au départ, préférant participer à des courses moins éprouvantes. C’est le cas d’Henri Pélissier qui, le week-end du départ du Circuit, remporte le « Grand Prix de l’Heure » sur le ciment du Parc des Princes … et le bois du Vel’d’Hiv’. En effet : « D’incertain, le temps devint, vers le milieu de la réunion, franchement mauvais ; la pluie fit son apparition après la deuxième manche du Match des Arrivistes et la direction décida alors de poursuivre la réunion au Vel’ d’Hiv’. Et tout le monde s’en fut vers la rue Nélaton …. »
Lundi 28 avril : en première page, le Petit Journal annonce que le texte des préliminaires de paix sera communiqué vendredi ou samedi aux plénipotentiaires allemands, tandis que Barbe-Bleue est désormais à la prison de la Santé : « Premiers interrogatoires. Landru ergote, se contredit et parfois reste coi. » C’est surprenant comme le journaliste relate avec moult détails les confrontations de l’accusé avec les inspecteurs et le juge d’instruction, à croire qu’il y assiste.

Sporting départ de Strasbourg

Six heures du matin, c’est enfin le grand départ, place Broglie, à Strasbourg, non loin de l’endroit où Rouget de Lisle entonna pour la première fois La Marseillaise. Ultime élan lyrique et patriotique en faveur des courageux champions :
« Quand pendant quatre ans et demi, on a fait la guerre contre les Boches, on en a vu d’autres. Or, la plupart des coureurs du Circuit des Champs de Bataille sont d’anciens combattants : ils vont revoir les théâtres de leurs exploits de héros, ils vont aussi revoir les désastres de nos régions du Nord et de l’Est, ils vont peut-être revoir les tranchées dans lesquelles ils ont maintenu l’ennemi et ils vont encore retrouver les mauvaises routes du front, car il ne faut pas le cacher, ni au public, ni aux concurrents, les routes sont mauvaises, très mauvaises ; mais plus les difficultés sont énormes et plus la victoire sera belle, c’est ainsi qu’en ont jugé les commissaires de l’épreuve, nos amis, lorsque, saisis par le commissaire général de l’organisation, notre collaborateur Alphonse Steinès, de maintenir ou de ne pas maintenir la neutralisation primitivement décidée par nous, de la partie du parcours située entre Reims, Vouziers et Verdun, ils ont résolu de supprimer toute neutralisation. »

Carte Strasbourg Luxembourg

Il n’est pas toujours évident de suivre le déroulement de l’épreuve, le journal organisateur étant un quotidien du soir, le récit des étapes nous parvient souvent en décalage.
« Sur la place Broglie, les banderoles du départ et du contrôle flottent joyeusement : la belle place, au centre de la ville, est pavoisée en l’honneur du Circuit, malheureusement, le temps se gâte, il pleut, il grêle et il fait froid »
L’Auto relate : « Jean Alavoine signe le premier la feuille de contrôle que tenait notre vieil ami Alphonse Steinès. Egg, Deruyter, Buysse, Brocco, Léonard , suivirent de près le crack de la Bianchi et ce fut ensuite le défilé au milieu d’une affluence de plus en plus considérable. »
En début d’étape, les coureurs doivent traverser les champs de bataille de la guerre franco-prussienne de 1870-71, et notamment Reischoffen. Je me souviens qu’au temps de ma jeunesse scolaire, le professeur d’histoire évoquait l’épisode de la charge héroïque des cuirassiers de Reischoffen. Les valeureux routiers passent par la Lorraine avec leurs gros vélos, traversent Metz, ville natale du poète Verlaine -où le général de Maudhuy gouverneur a accordé jour de congé aux troupes de la garnison-, franchissent la Moselle à Thionville, avant d’entrer à Remerschen dans le Grand-Duché du Luxembourg.
« Depuis 1914, lors de l’arrivée du Tour de Belgique de notre excellent confrère la « Dernière Heure » de Bruxelles, jamais épreuve sportive n’avait remporté un succès semblable à celui que vient de mettre à son actif le Petit Journal, avec son Circuit des Champs de Bataille. Le mauvais temps n’empêcha point la foule d’envahir de bonne heure l’avenue Marie-Thérèse où le P.J. avait installé d’impeccable façon ce contrôle d’arrivée de la première étape de sa magnifique épreuve. » Que de congratulations !
« L’attente fut longue. La pluie, la grêle, la neige retardèrent considérablement nos vaillants routiers qui furent l’objet d’une enthousiaste réception. »
« Le mauvais temps a régné en souverain maître durant toute la première étape. Malgré cela, une énorme foule se pressait sur le parcours et ne cessa d’applaudir nos vaillants routiers, qui firent montre eu égard aux difficultés de l’étape, une énergie à toute épreuve.
Le vent dans le nez, la pluie, la grêle se mirent de la partie. Les routes, déjà mauvaises, le furent bien plus encore du fait de la boue. C’est avec un retard considérable sur l’horaire que dans tous les contrôles, défilèrent les concurrents…
Jusqu’à Metz, le peloton demeura compact. Puis les crevaisons, les chutes, divers incidents s’en mêlèrent, et à Thionville (221 km du départ), Van Hevel, Matthys et Egg, démarrant à tour de rôle, désagrégèrent le peloton. Egg disparut un moment du fait d’une crevaison, puis une chute de la faute d’un chien le handicapa sérieusement. Van Hevel et Matthys, rattrapés par Lucien Buysse et Verstraeten, menèrent un train sévère dans le but de lâcher le Suisse Egg irrémédiablement. Malheureusement pour eux … ils se trompèrent de route à la frontière luxembourgeoise, et quand ils purent reprendre le bon itinéraire, Egg était passé depuis longtemps.
Le leader de la marque Bianchi poussa comme un sourd jusqu’à l’arrivée et se montra très étonné d’être vainqueur, car il pensait, à juste raison, que ses camarades du peloton de tête, qu’il avait été obligé d’abandonner à cause de sa chute, le précédaient au classement. »

Egg arrive à LuxembourgEgg vainqueur LuxembourgRéclame Bianchi Pirelli

Pour bien comprendre les incidents qui émaillèrent le déroulement de l’étape, il faut savoir, d’une part, que le parcours n’était pas interdit à la circulation (très faible probablement), d’autre part, que l’itinéraire était signalé par des affichettes bleues au nom du Petit Journal qui disparaissaient parfois sous les gravats au gré de la météo.
Le Petit Journal insiste sur « l’admiration que mérite l’effort de ces vaillants qui dépasse l’imagination, cela semble appartenir à quelque conte de légende … il importe de ne point classer trop rigoureusement ces hommes d’après leurs places, mais les regarder tous comme de véritables prodiges. »
Parallèlement à la course, l’actualité internationale et nationale continue à occuper la première page du quotidien. Á Versailles, en vue du futur traité, la Société Des Nations est constituée en séance plénière : le comité exécutif est formé des États-Unis, l’Empire britannique, la France, l’Italie, le Japon et quatre États à désigner. Non loin de là, on s’interroge si des femmes, dont les corps ont été repêchés dans un étang de la forêt de Rambouillet, ne seraient pas des victimes du sinistre Landru.
Mardi 29 avril, les coureurs du Circuit des Champs de Bataille profitent du repos qui leur est accordé entre chaque étape : « Nos vaillants routiers, durement éprouvés au cours de la première étape par la pluie, le vent, la grêle, voire même la neige, ont fait ce matin la grasse matinée. Nous en avons cependant rencontré qui, entre deux averses de neige, visitaient la pittoresque ville et s’extasiaient sur la beauté réelle du ravin où l’Alzette coule, capricieuse et jolie. En résumé, chacun se ressent quand même de la dure journée d’hier, même les as. Je dois cependant reconnaître qu’ils furent nombreux au vin d’honneur qui leur fut offert à 11 heures à l’Hôtel de Ville. La municipalité leur fit, ainsi qu’aux organisateurs du Circuit, une chaleureuse réception. Le discours du maire fut haché d’applaudissements. Après le déjeuner, les coureurs se livrèrent à l’habituel envoi de cartes postales aux parents et aux amis, puis ils ne tardèrent pas à aller prendre un repos réparateur. »
Le déroulement de la deuxième étape, menant les 71 rescapés de Luxembourg à Bruxelles, n’est relaté que dans l’édition du 2 mai, fête du Travail oblige.

Demain 1er mai

« Paris sans cafés, sans théâtres, sans cinémas, sans voitures, omnibus, ni tramways, un Paris aux boutiques closes et dont presque tous les organismes étaient pour quelques heures endormis, tel fut pour la plus grande partie de la journée d’hier le spectacle que donna la ville qui, d’ordinaire, est si débordante de vie. Le muguet même manqua pour ce 1er mai et le soleil obéissant, lui aussi, à la consigne, s’était fait remplacer pour ajouter à la tristesse, par une pluie morose. Les Parisiens, qui ont de tout temps entendu parler de l’ennui des dimanches de Londres, avaient accepté avec leur philosophie ordinaire l’expérience qu’on annonçait d’un premier mai complètement chômé. »
Malgré l’interdiction par le gouvernement, une manifestation s’est formée vers 16 heures, des drapeaux rouges ont été brandis. « Il y a eu des bagarres et l’une d’elles, aux environs de la gare de l’Est, a été grave. Des coups de révolver ont été tirés sur des agents, des grilles enlevées au pied des arbres ont servi de projectiles. Un jeune homme, dans la foule, a payé de sa vie sa curiosité. » Dramatique ou grandiose, les journaux d’opinion n’ont pas la même analyse de cette Fête du Travail.

PJ 1er mai mouvementéHumanité 1er mai grandiose

Á Gambais, on ne chôme pas, on creuse : des ossements et du sang ont été trouvés dans la villa de Landru.

Ossements à Gambais

La deuxième étape du Circuit mène les coureurs de Luxembourg à Bruxelles, à travers les Ardennes belges, sur un parcours empruntant sensiblement celui de la grande classique Liège-Bastogne-Liège surnommée la Doyenne à juste raison, puisque créée en 1892.

Carte Bruxelles Luxembourg

« Oser le Circuit cycliste des Champs de Bataille, lancer sur de frêles machines une centaine de concurrents sur les routes défoncées du front, c’était bien, d’aucuns déclarèrent même que c’était pure témérité ! Il semble cependant que ce n’était pas assez encore pour donner la mesure de ces coureurs, de ces prédicateurs de l’idée sportive. La nature veut ajouter à la difficulté d’un parcours tel que nulle course jamais n’en vit de pareil, et la nature invente pour ces vaillants des surprises dignes des enfers.
Ce matin, à 4 heures, dans le demi-jour d’un ciel chargé de nuages, un vent terrible soufflait, encore glacial, il gelait les mares de neige fondues. Roulés en des couvertures, les mains bleuies de froid, les contrôleurs officiels, eux-mêmes, doutaient du nombre de partants. Les pronostiqueurs adoptaient un chiffre : soixante. Erreur ! Tous les arrivés de l’avant-veille prirent le départ. Alors, le vent, battu, céda la place à la neige. Elle tomba en flocons si serrés qu’il faut encore se demander comment notre caravane de camions Atlas put trouver sa route et arriver à Bruxelles avec une ponctualité de railway. Avec la neige, obstacle terrible, les concurrents se jouèrent encore du froid horrible, de la pluie cinglante, de la boue gluante des chemins, de la traîtrise glissante des pavés belges. Ils vont, ils glissent. Les kilomètres sont escamotés, les côtes écrasées sous leurs cycles. On est reconnaissant à la foule des ovations qu’elle fait à ces triomphateurs de l’impossible. C’est chose inouïe, cette foule invraisemblable, d’un bout à l’autre des villes, des villages, des bourgades, des nombreux hameaux, elle forme une haie double, triple, quadruple, on ne sait plus… »
« Le parcours se prêtait à une bataille sévère. La traversée de l’Ardenne belge, avec ses côtes nombreuses et d’un pourcentage appréciable, devait fatalement inciter les grimpeurs à tenter de prendre l’avantage. Et c’est ainsi que l’excellent champion de J.B. Louvet, Dejonghe, put affirmer magnifiquement des aptitudes que ceux qui le connaissaient savaient de tout premier ordre

A Liege

Les coureurs se restaurent à LiègeSpa Lucien Buysse

« … Á 4 heures, on reçoit des nouvelles des coureurs. Ils sont passés à Liège vers midi et Lucien Buysse était en tête avec 11 minutes d’avance sur le second … Après avoir été lâché par le crack de la Bianchi, Lucien Buysse, frère du terrible Marcel, Dejonghe revient sur le fugitif et, prenant à son tour le meilleur, c’est en solitaire qu’il termina la course au milieu des acclamations d’une foule considérable. Nos compliments à Dejonghe, compliments aussi à notre vieil ami J.B. Louvet. C’est une rentrée sensationnelle que le constructeur de Puteaux vient d’effectuer. »

Réclame JB Louvet

Certain reportage, en langue anglaise, relate que le coureur belge Charles Deruyter termina à la neuvième place, à quarante-quatre minutes du vainqueur, recouvert d’un long manteau de fourrure qu’une âme charitable lui avait prêté pour le protéger du froid. Le règlement stipulait pourtant que les coureurs ne devaient accepter aucune aide de qui que ce soit.
« Quant à Egg, qui s’annonçait comme grand favori après son beau succès de Strasbourg-Luxembourg, la malchance s’acharna sur lui. Un « pédard » l’accrocha, le fit tomber. Dans la chute, il mit son vélo poinçonné hors de service. La rage au cœur, le vaillant champion suisse dut abandonner. »
J’avoue être allé chercher dans le dictionnaire la définition de « pédard ». Étymologiquement, il s’agit de l’aphérèse de vélocipédard, qualifiant un cycliste amateur, souvent imprudent, entourant les compétitions professionnelles et gênant parfois les coureurs par son comportement. Qui sait si le mot ne pourrait pas revenir à la mode, les incidents entre automobilistes et cyclistes se multipliant dans la circulation urbaine.
Lendemain de 1er mai qui a fait deux morts à Paris : 90 manifestants traduits en Conseil de guerre ! Les fouilles se poursuivent dans la villa de Landru à Gambais : « Des odeurs de chairs grillées ! Encore des dents … Encore du sang ! »
Samedi 3 mai 1919, les coureurs vont de Bruxelles à Amiens (323 km), une étape qui « restera dans les annales du Sport comme un fait mémorable, digne de passer dans la légende » ! L’homme propose et … les éléments disposent.

Carte Bruxelles AmiensBruxelles Amiens calvaireRavitaillment à Lille

Lille Duboc répare

En première page de L’Auto : « Il est tout près de 23 heures ! Du fond de la nuit noire, dans le scintillement des lumières du Café de l’Est, où se trouve installé le contrôle d’arrivée de la troisième étape du Circuit des Champs de Bataille et où attendent encore de nombreux sportmen alarmés d’un invraisemblable retard dans les horaires prévus, surgit tout à coup un innommable paquet de boue, transi de froid, véritable loque humaine, qui gémit, qui pleure, qui se lamente et clame en peu de mots les souffrances qu’il vient d’endurer. C’est Deruyter (celui au manteau de fourrure ! ndlr), méconnaissable autant que fourbu, mais qui vient d’inscrire à son palmarès une course qui comptera certainement parmi les plus fantastiques qu’on ait jamais connues. Et il suffit de voir le brave et courageux garçon pour se rendre compte de l’effroyable calvaire qu’il vient de gravir, dix-huit heures et demie durant.

réclame Alleluia 2

La foule demeurée stoïque à son poste sous toutes les rafales, depuis 14 heures, l’ovationne longuement. Comprend-elle bien pourquoi tous les sportmen doivent admirer sans réserve, non seulement Deruyter, le vainqueur de l’étape infernale, mais aussi tous ceux qui, avec lui, figurent aujourd’hui au classement général ?
Ils acceptèrent toutes les complications et sortirent victorieux de toutes les difficultés. Au début, c’est entre eux qu’ils luttèrent sur l’horrible pavé d’Alost et de Gand. Puis, et comme s’il n’était point suffisant pour la gloire de l’étape qu’ils s’en prissent uniquement l’un à l’autre, les éléments déchaînés s’en mêlèrent.
La pluie, l’horrible pluie qui transforma en marécages le peu qui reste des chemins de l’ancien no man’s land glorieux s’étendant de Dixmude et des bords de l’Yser jusqu’au-delà de Menin.
Le froid, un froid glacial, mortel, désespérant à travers ces contrées dévastées où il semble que l’on n’en ressortira point si l’on doit s’y arrêter.
Puis, le vent du sud, soufflant en rafales, clouant nos routiers sur place, et nécessitant de leur part une incroyable et incessante dépense physique. » Ecoutez-le craquer le futur Plat Pays de Jacques Brel !
« Enfin, et, comme au milieu de toutes ces péripéties, nos vaillants routiers avaient perdu un temps énorme sur l’horaire : la nuit, et une nuit toute spéciale, noire, terrible sous l’averse, épouvantable et même tragique puisqu’elle survint juste au moment de la traversée de ce nouvel enfer de Dante où reposent nos cités assassinées, mais qui feront que jamais nous ne pardonnerons à l’immonde boche : Bapaume, Alluiet, Pozières, Thipval, Albert ... »
L’hebdo sportif Sporting consacre un article très réaliste à cet enfer du (sic) Dante :
« Ceux qui, comme moi, ont suivi le Circuit, en garderont un impérissable souvenir. Ils garderont la nette vision de la traversée du « no man’s land », Cambrai, Amiens ; dans ces régions désertiques où, de temps en temps, un vague poteau se dresse sur le bord du chemin, et sur lequel on a inscrit un nom/ Courcelettes, Frémicourt, autrefois florissants villages et dont il ne reste rien, rien…
Ils reverront Deruyter, tout seul depuis Menin, couvert de boue, luttant contre le vent qui le clouait sur place, cahoté par le dur pavé qui va de Cambrai à Albert.
Ils n’oublieront pas notre arrivée en pleine nuit au contrôle de Bapaume et sa vieille baraque en bois :ah ! cette baraque, je la revois, la petite table dans un coin, le poêle qui ronfle, le tonneau sur lequel est fichée une bougie clignotante, seul lampadaire de la maison ; et dans ce décor pittoresque, l’arrivée de Vanlerberghe, Anseuw et Verstraeten qui, dans leur patois flandrien, s’exclament et vocifèrent, celle de Duboc, en excellent état, qui déclare en sifflotant un bol de bouillon qu’il a effectué une séance d’entraînement. Je revois les mines apitoyées, les regards étonnés des tommies qu’un camp voisin belge héberge et qui pensent : quels êtres sont donc ces hommes !... »
Seuls quatre coureurs effectuèrent le parcours en moins de 24 heures. « Tous les autres s’arrêtèrent en route, attendirent le jour qui dans les ruines de squelettiques villages, qui dans les sapes qui abritèrent ceux de la grande épopée. »
J’eus connaissance de ces paysages d’apocalypse à travers les récits de mon père qui, du haut de ses huit ans, accompagna ma grand-mère, après la signature de l’Armistice, sur les lieux de la terrible bataille de la Somme. Ce n’étaient que champs labourés de tranchées, jonchés de casques, d’armes brisées, de véhicules militaires désarticulés. Ils en revinrent avec des valises pleines de douilles d’obus de canons qui, une fois astiquées, gravées et ciselées, ornèrent meubles et cheminées. J’avais consacré un ancien billet* à la visite que j’avais faite sur ces lieux de mémoire.

Humour Printemps

Landru brochets

Comme presque chaque jour, l’enquête sur le monstre de Gambais fait la une du Petit Journal : « Landru brûlait les os et jetait les chairs aux brochets ! Un médecin l’a vu lancer un ballot dans les étangs. Les fiancées apportaient le charbon qui devait les consommer. »
Avant de conter les péripéties de la 4ème étape Amiens-Paris, le quotidien L’Auto informe que « la terrible troisième étape compte aujourd’hui deux arrivants de plus : Leroy qui s’est classé 29ème en 38 heures et 56 minutes, et Pain qui a pris la 30ème et dernière place dans le même temps ».
Malgré l’heure matinale et une pluie fine et froide, une foule sympathique est encore présente aux abords du contrôle de départ d’Amiens. Á 6 heures précises, ce sont vingt-huit coureurs qui s’élancent au signal du starter, en direction de Péronne et Saint-Quentin, avant de bifurquer vers Soissons puis revenir vers l’Oise. Deux non partants seulement : le Belge Aloys Verstraeten et Alphonse Sarath de Boulogne-sur-Seine qui ne verra donc pas sa banlieue.
La course se décante véritablement après le contrôle de Pontoise. Et dans la côte du Cœur-Volant, au fort pourcentage de 11%, Deruyter, héros de l’étape précédente et premier au classement général, et les deux Français Paul Duboc et Jean Alavoine restent seuls en présence.
« Soudain, Deruyter, plus puissant que jamais, démarre comme un furieux. D’un seul coup, il décolle ses adversaires. Au sommet de la rude rampe, c’est 400 mètres qu’il possédait sur Alavoine, lequel précédait Duboc de 200 mètres environ. Il n’eut plus alors qu’à se laisser vivre jusqu’au poteau final, et à recueillir, de Rocquencourt au Parc des Princes, les enthousiastes acclamations d’une foule fantastique. C’est entouré d’une nuée de cyclistes (encore des pédards ! ndlr) que Deruyter atteignit la porte d’Auteuil où se fit l’apothéose. »
Á en croire le quotidien organisateur, il semble que ce fut la liesse en région parisienne : « Sur toute la fin du parcours, c’est une foule innombrable qui attendait les coureurs, de Saint-Germain au Vélodrome, une triple rangée de spectateurs commentait fiévreusement les nouvelles que les automobilistes apportaient. La fameuse côte du Cœur-Volant, après l’abreuvoir de Marly, était noire de monde, lorsque les premiers coureurs furent signalés. C’est d’abord le populaire Deruyter qui grimpe vaillamment, puis vient le rouennais Duboc, puis Alavoine qui recueille une ovation peu ordinaire. Á Rocquencourt, à Vaucresson, à Garches, à Saint-Cloud, l’hommage de la foule à nos routiers est grandiose. Enfin, au Vélodrome du Parc des Princes, dans l’immense arène, plus de 20 000 spectateurs attendaient et lorsque Deruyter apparut, ce fut une tempête d’acclamations. Les applaudissements se prolongèrent tout le temps que l’excellent champion fit son tour de piste. Ensuite, ce fut Duboc, puis Alavoine, puis les arrivées se succédèrent à des intervalles assez rapprochés. Il en fut ainsi jusqu’à 7 heures du soir, heure à laquelle le contrôle fut transporté au Petit Journal. »
Par ailleurs, le Petit Journal pavoise encore en tirant une forme de bilan à mi-épreuve : « Les philosophes qui prétendent que les jours se suivent et se ressemblent, mentent. Mentent encore les ennemis du sport qui affirment l’identité des luttes du muscle.
Les premières étapes de la terrible bataille, qui se joue sur les routes désormais fameuses, se sont, il est vrai, bornées à une lutte âpre, sévère, tragique, de l’homme contre les éléments. Chaque concurrent devait, isolément, lutter contre le froid, la pluie, la faim, la boue, l’ouragan. Sa victoire dépendait de sa force propre, de ses muscles, et cela était grand de toute la grandeur qu’il y a à ce qu’un homme puisse triompher de la faiblesse humaine. Aujourd’hui, cependant, un autre élément d’intérêt est venu s’ajouter à la simple lutte physique. L’intelligence a réglé les phases du combat. La volonté, la décision, le jugement ont décidé de la victoire, au moins autant que la puissance musculaire. Hier, il fallait applaudir Deruyter d’avoir « pu » gagner l’étape, aujourd’hui il faut saluer en lui l’homme qui a « su » organiser, vouloir, réussir sa victoire. La tête est venue seconder les jambes. L’athlète a la victoire complète… N’allez pas croire cependant que le temps fut favorable. Pluie matin et soir. Vent froid. Routes défoncées. Rien n’a manqué des ordinaires difficultés de cette épreuve qui datera par sa sévérité dans l’histoire des sports.
Deruyter avait tout prévu. Au départ, il annonçait sa course ! Et ce n’était point vantardise. Deruyter savait où et comment il triompherait.

Reclame Alleluia 3

Á cela, qu’ajouter ? La description de la foule ? de la cohue qui stationnait au long des routes ? de la mer humaine qui déferla au Parc des Princes, emplissant à le combler l’immense vélodrome ? Á quoi bon ? Le Circuit des Champs de Bataille a eu ses détracteurs, ceux que son audace épouvantait, ceux que son règlement frappait de jalousie. Aujourd’hui, le succès de l’épreuve impose silence aux médisants. Et ce serait puérilité de préciser nous-mêmes la fierté que nous ressentons à avoir organisé, à avoir voulu cette victoire du Sport ! »
Les coureurs Guénot et Morel auraient été vus, entre Soissons et Senlis, dans une automobile, ils en seraient descendus à Mont-l’Évêque, 1 kilomètre avant Senlis. Une enquête est ouverte à ce sujet. Coquin de Séraphin !

PJ Paris applaudi

Paris vaut bien une messe … et deux jours de repos pour nos coursiers.
Le Petit Journal constate : « Hier, premier jour de repos parisien, il s’est passé un fait extraordinaire et fantastique : il n’a ni neigé, ni plu, ni fait une tempête effroyable ! Assurément, ce serait à croire que les puissances célestes se sont trompées et qu’elles se sont imaginé que le Circuit des Champs de Bataille était définitivement achevé ! »
On peut lire dans L’Auto : « Les vaillants rescapés ont pris et goûté un repos bien mérité. D’aucuns, les heureux, ceux-là, comme Deruyter, Duboc, Hurel, Guénot, ont pu, grâce à la bonne soupe familiale, réparer les forces perdues dans un rude labeur. Mais les autres ne sont pas plus à plaindre en somme, car « Panam », c’est « Panam ! » et la grande Ville Lumière eut pour eux d’invincibles attirances. Ils la parcoururent en tous sens toute la matinée, firent un tour de métro qui les enthousiasma, puis déjeunèrent tranquillement en attendant l’heure d’assister à la réception que le Petit Journal organisait en leur honneur en sa magnifique Salle des Fêtes… Vint l’heure solennelle du champagne. Alors Abel Henry rédacteur en chef du Petit Journal, prit la parole et en un speech court mais concis et vivement applaudi, toasta aux rescapés du Circuit ( étaient présents entre autres, Deruyter, Duboc, Alavoine, Egg, Ali Neffati), célébra leur énergie, leur vaillance et leur volonté. » La vie parisienne a du bon !
« Les rescapés de la grande course du Petit Journal ont, après quarante-huit heures d’un repos réparateur, repris cette nuit leur rude calvaire…
Á minuit et demi, l’appel se fit devant le Petit Journal à l’endroit même où, il y a vingt-huit ans, le même P.J. lançait les précurseurs Terront, Jiel-Laval, Corre, sur le premier Paris-Brest et retour. La vie n’est qu’un éternel recommencement… Nous avons suivi le cortège jusqu’au bout du boulevard Voltaire. Il défila dans Paris, admiré et applaudi par de nombreux sportmen. Il avait pris, lorsque nous le quittâmes, une singulière importance. Des cyclistes de toutes nuances et de toutes catégories s’étaient joints à lui. Nous le laissâmes s’enfoncer dans la nuit du cours de Vincennes, non sans quelque regret … Et tandis que scintillaient au loin les phares des automobiles et que d’innombrables lampions piquaient de points lumineux jaunes, verts, rouges, le fond noir de la banlieue parisienne, nous adressions une fois encore aux glorieux rescapés nos vœux les plus sincères. » Quelle communion avec le public ! Vous imaginez si nous pouvions, sans jouer les « pédards », rouler, pendant quelques kilomètres, en compagnie de Pogaçar, Van der Poel et Alaphilippe ?

PJ  quitte ParisCarte Paris Bar le duc

« Ils roulent, à l’heure actuelle, les braves gars, en direction de Bar-le-Duc, point terminus de la 5ème étape qu’ils vont gagner à force d’énergie et de vaillance, par les champs dévastés, mais glorieux, de la Marne, par Reims la mutilée, honte éternelle du boche, par les contreforts du Cornillet, du Téton et du Casque, par les bords de la Suippe, par Vouziers, par Grandpré et l’Argonne où la jeune armée américaine accrut les lauriers de Saint-Mihiel, et par -saluons tous et découvrons-nous- Verdun. Au total, 330 kilomètres à couvrir !
Je connais ces routes : dans ma jeunesse, afin d’éviter la Nationale 4 encombrée de camions, mon père les empruntait pour retrouver mon regretté frère à Strasbourg. En chemin, nous avions droit aux commentaires éclairés du professeur d’histoire et géographie : la Champagne « pouilleuse », les fameuses cuestas de l’Est du Bassin Parisien dont il nous faisait dessiner les coupes, en cours.

Ravitaillement à Vouziers

Á Vouziers, le groupe de tête, comprenant encore dix coureurs, passa tout de même trois heures après l’horaire prévu. L’un d’eux, André Huret, épuisé, s’y endormit sur sa bicyclette et tomba à terre. Dans son sommeil, rêvait-il que, dans cette commune ardennaise, deux ans plus tard, naîtrait … un cycliste breton, Jean Robic, un autre dur à cuire qui n’aurait sans doute pas déparé le peloton du Circuit des Champs de Bataille. Huret retrouva vite ses esprits et, après avoir ouvert une entreprise de mécanique générale spécialisée dans les pièces de bicyclette, il mit au point, dix ans plus tard, un procédé permettant de faire passer la chaîne d’un vélo d’un pignon à un autre, à savoir un dérailleur dont la réputation fit encore le bonheur des champions après la Seconde Guerre mondiale.
« Disputée sur un parcours difficile, mais par un temps merveilleux, cette cinquième étape n’a point présenté les effroyables difficultés des étapes précédentes et notamment l’étape calvaire Bruxelles-Amiens…Elle s’est terminée par la victoire de Jean Alavoine. L’ancien champion de France a retrouvé sous les chauds rayons d’un soleil enfin « démobilisé », toute sa souplesse d’antan. Souple, vite, bon grimpeur « aggricheur » comme l’était le Jean Alavoine des Tours de France d’avant-guerre. Disons que nul plus que nous n’est heureux de ce brillant retour à la vie … sportive du brave Jean. Avec lui, ont été à l’honneur, hier, en la sportive cité de Bar-le-Duc où naquit ce bienfaiteur de l’humanité qui a nom Michaux, l’inventeur de la Pédale, deux vaillants routiers belges dont nous ne saurions trop vanter les qualités d’endurance et de courage : Hector Heusghem et Desmedt. »

Circuit Champs Bataille

course couleurs

Arrivée Bar le Duc

Monument Michaux

Une joie française avec la victoire du « Gars Jean » Alavoine, mais aussi une déception avec l’abandon de Paul Duboc, deuxième au classement général. Le Rouennais, après avoir signé la feuille de contrôle au Petit Journal, a mis pied à terre au bois de Vincennes, avant même le départ réel de Noisy-le-Grand, souffrant trop de douleurs dorsales.
Le leader de l’épreuve, Charles Deruyter, a concédé 9 minutes au quatuor de tête qui a disputé le sprint. À cela, vient s’ajouter un quart d’heure de pénalité pour avoir été trop aidé par le Français René Guénot, dont les relais ne semblaient pas justifiés par l’organisation ! Cela ne met cependant pas en péril sa première place au classement général. Le Vannetais Robert Asse 20ème et Louis Ellner d’Épernay 21ème sont arrivés à Bar-le-Duc à 9h 25 du matin suivant, après avoir couché dans une tranchée.
Il semblerait que cette étape – « que des esprits timorés ou chagrins » s’accordaient à considérer comme particulièrement difficile en raison du mauvais état des routes voire leur disparition- ait été franchie par les coureurs avec une relative facilité. La poussière soulevée, de nuit, sur les routes crayeuses de Champagne, donna à la course un petit air des Strade Bianche de Toscane !
En première page de l’édition du 8 mai du quotidien sportif L’Auto, le bien nommé en la circonstance, un titre m’interpelle : « Le Code de la Route va-t-il enfin voir le jour ? » … « Le 1er juin 1909, un décret donnait le jour à une commission destinée à préparer un projet de Code de la Route. Après quelques années de travail, ledit projet commençait à se cristalliser en une forme définitive, quand la guerre survint et tout entra en léthargie… » Le futur projet ne prévoit aucune limitation de vitesse pour les voitures de tourisme. Des dispositions spéciales concernent les véhicules à moteur : il faut avoir dix-huit ans au minimum pour obtenir le permis de conduire, vingt s’il s’agit de conduire des voitures affectées aux transports en commun. Pour l’éclairage, deux lanternes sont obligatoires pour les voitures, de plus, obligation pour les véhicules susceptibles de dépasser la vitesse de 18 km/h d’avoir une source lumineuse capable d’éclairer à 50 mètres. Les signaux avertisseurs sont la trompe à note grave pour les automobiles, à note aiguë pour les motocycles, le timbre pour les cyclistes. En conclusion, l’article est optimiste pour l’adoption de toutes les mesures … seule la question de la circulation à gauche appelle une discussion importante !

PJ Préliminaires de paix

Preliminaires frontiere

Ce même 8 mai, le Petit Journal, quotidien généraliste, relègue en pages intérieures ses comptes rendus sur l’épreuve cycliste qu’il organise, pour consacrer ses « six colonnes à la une » aux préparatifs du Traité de Versailles : « La journée d’hier, mercredi 7 mai, demeurera à jamais historique. Le traité de paix élaboré par les représentants des puissances alliées a été remis aux Allemands, dans le sobre local du Trianon-Palace-Hôtel de Versailles, qui connut des heures également historiques et émouvantes quand le Conseil supérieur interallié s’y concertait pour la victoire. La séance d’hier fut la consécration solennelle de cette victoire du droit outragé et vengé… »
En page 4, on apprend que ce jour, s’ouvre le procès des faux Rodin, et « découverte capitale » dans l’affaire Landru : « une tête de tibia et d’autres os incrustés dans des escarbilles, des taches de sang humain sur le plancher ».
Les crimes de Barbe-Bleue reviennent le lendemain en première page avec en titre, « Un cadavre sur l’étang Neuf » : « Forêt de Rambouillet, 8 mai, une opération des plus importantes a marqué la journée d’hier à Gambais. Un matin du 14 juillet 1918, Mesdames Delaize, Conjais et Mauguin étaient occupées à cueillir du muguet pour le compte de M. Paul Fouget, distillateur pour produits pharmaceutiques à Houdan. Le hasard de leur occupation les avait menées à proximité de l’étang Neuf, lorsque, tout à coup, l’attention de Mme Mauguin fut attirée par un objet qui, en pleine eau, flottait à demi submergé. Elle appela ses compagnes et elles regardèrent attentivement. Un sac noir, ficelé en trois endroits, pouvant avoir plus d’un mètre de long, se tenait immobile parmi les nénuphars. Elles distinguèrent très bien la partie qui se trouvait à fleur d’eau et qui affectait très nettement la forme d’une tête et de deux épaules. L’une des femmes fit à haute voix la réflexion suivante : « On dirait un macchabée ! »… »
Cela me fait penser qu’à la fin des années 1970, l’on retrouva, dans un de ces étangs nombreux en forêt de Rambouillet, le corps de Robert Boulin, ministre du Travail en exercice. L’enquête conclut à un suicide, mais, un demi-siècle plus tard, cette thèse est de plus en plus contestée au profit d’un assassinat…
Le parcours de la sixième étape n’a rien de commun avec ceux que les coureurs ont effectués jusqu’ici : de la Meuse à Belfort, plus de cités dévastées, ni de routes détruites, mais en revanche, un obstacle topographique d’importance, le Ballon d’Alsace que les vaillants champions doivent escalader au moment où il est à peine dégagé des neiges qui l’obstruent six mois de l’année. Le Ballon d’Alsace n’est pas un inconnu pour les coureurs puisqu’il fut le premier col proposé aux coureurs du Tour de France, lors de l’édition 1905. Une stèle au sommet rend hommage aujourd’hui à René Pottier, le « premier roi de la montagne », qui remporta le Tour de France l’année suivante, avant de se pendre, quelques mois plus tard dans les locaux du service de course de son équipe Peugeot, possiblement par chagrin d’amour.
Le cyclisme de grand-papa était héroïque mais aussi romantique.

Stele Pottier

Quoi qu’il en soit, le Petit Journal conclut : « Nous saurons ce soir si la nature aura raison de nos 21 rescapés, de leur courage et de leur vaillante énergie que les obstacles causés par la dévastation boche n’ont pu abattre ? »
Ils l’aperçurent entre Lunéville et Saint-Dié, peut-être que la colline de Sion magnifiée par Maurice Barrès, « un lieu où souffle l’esprit », les inspira avant d’attaquer le sommet vosgien.
Il apparaît finalement que ce sont les automobiles qui ont souffert : « Les voitures automobiles suivant l’épreuve arrivent vers 2h 45 au bas du Ballon d’Alsace que les coureurs auront à franchir quelles que soient les difficultés, et nous gravissons allègrement la montagne fameuse. Deux cents mètres avant le sommet, la neige, qui est tombée en si grande abondance ces dernières semaines, dépasse un mètre de hauteur. Comme nous avions prévu le cas, nous nous étions assurés de pelles et de pioches, ramassées ça et là en traversant le bois Le Prêtre (théâtre de combats sanglants en 1914-15 ndlr), et nous nous mettons courageusement à l’ouvrage, mettant bas pardessus et vestons. Nous passons une heure durant à faire les cantonniers, afin de frayer à nos autos un chemin praticable. Après une heure d’efforts, nous abandonnons la partie, non sans avoir déplacé de nombreux mètres cubes de neige inutilement. Avant de rebrousser chemin, nous attendons le passage des concurrents qui s’est effectué comme suit : Heusghem en tête, Deruyter et Vanlerberghe ensemble à 3 minutes, Alavoine à 5 minutes … Ce que les voitures automobiles n’ont pu accomplir, les frêles bicyclettes l’ont fait en se jouant. »
Dans son éditorial, le journaliste salue l’exploit d’Hector Heusghem : « Un homme, un seul, a goûté dans toute la plénitude du triomphe de sa victoire et de ses muscles, la joie d’arriver dans un isolement de victoire au sommet du terrible ballon d’Alsace. Heusghem nous dira-t-il jamais quelle fièvre lui empourpra le front quand il se vit, ayant distancé tous ses concurrents, à la limite des neiges qui devaient, une heure plus tard, arrêter sans exception toutes les voitures officielles ».
Heusghem parvint, en solitaire, sur le quai Vauban à Belfort après 13 heures et 18 minutes de course. Certains coureurs ne franchirent la ligne d’arrivée que le lendemain matin vers 6 heures.

Reclame JB Louvet  eusgheme Belfort

Amis de la culture, bonjour ! En page 2 de son édition du 10 mai 1919, à la colonne voisine du reportage de l’étape de Belfort, le Petit Journal annonce l’inauguration, par le président de la République Raymond Poincaré, de l’exposition au Louvre des tableaux du portraitiste pastelliste La Tour (ne pas confondre avec Georges), provenant du musée de Saint-Quentin. On ignorait le sort réservé, pendant la guerre, à cette collection, orgueil de Saint-Quentin. Les Allemands, au moment de leur recul en 1917, alors que la cité de l’Aisne se trouvait sous le feu de nos artilleurs, l’avaient-ils sauvée ou détruite ? En fait, ils avaient transporté les tableaux à Maubeuge (un soir de clair de lune ?) et en firent même une exposition. Au moment de la débâcle, ils songèrent à mettre les précieux portraits à l’abri dans des caisses.

la tour

Info ou intox : Shakespeare n’a peut-être jamais existé ! To be or not to be, that is the question.
Du côté de Gambais, puzzle macabre : « On reconstitue des fragments appartenant à cinq corps » !
11 mai, c’est la quille pour les admirables coursiers du Circuit des Champs de Bataille. « Pour la dernière fois, nos vaillants seront aux prises. Partant de Belfort, d’héroïque mémoire, ils recevront mission de passer de l’autre côté des Vosges et d’aller porter la bonne parole sportive en la plaine d’Alsace et en ses laborieuses et si belles cités, Mulhouse, Colmar, Schlestatdt (Sélestat en patois alsacien ndlr). La tâche ne sera pas rude cette fois, et c’est plutôt une splendide marche à l’étoile que nos vaillants rescapés de la formidable randonnée du Petit Journal vont effectuer. » Qui plus est, une fois n’est pas coutume, nul besoin de se lever aux aurores, le départ de Belfort est donné à 10 heures, devant la Grande Taverne.

Pt d'interrogation

En première page, le quotidien L’Auto présente, sous forme d’un grand point d’interrogation, les portraits des favoris à la victoire finale. Il n’y a pourtant plus guère de suspense, sauf accident, la première place ne peut plus échapper au belge Charles Deruyter tant son avance est considérable. D’autant plus qu’après le contrôle de Sélestat, Deruyter, plein de panache, disloque le peloton jusqu’alors compact, et s’échappe avec le nancéien Charles Kippert qu’il devance au sprint à Strasbourg.
Si j’en crois l’itinéraire publié dans le Petit Journal, l’arrivée avait lieu dans la banlieue strasbourgeoise à Graffenstaden, Colmar Strasse (rue de Colmar), des contrôleurs cyclistes menant ensuite les coureurs au stade Tivoli où une dernière signature fut exigée. Une musique militaire prêtait son concours à cette ultime manifestation.
« Les cloches d’Alléluia ont sonné haut et clair la résurrection du sport et la gloire de l’industrie française. »

Apothéose à StrasbourgSporting Deruyter StrasbourgReclame AlleluiaCoureurs à Strasbourg

Classement final

Page 3 du Petit Journal, une dépêche en provenance de Zurich me glace. En titre : « Les boches anthropophages ». « Deux cents enfants de Berlin et des environs sont portés comme disparus, affirme un fonctionnaire de police criminelle. On n’a retrouvé aucune trace de ces pauvres créatures et il est à craindre que la chair de ces malheureuses victimes n’ait été employée à fabriquer du saucisson. L’affiche qu’on peut lire sur les murs de la capitale prussienne accuse certaines sectes juives d’avoir commis ces crimes épouvantables pour des raisons rituelles. Le « Berliner Tageblatt » se plaint énergiquement de ce que le gouvernement allemand n’intervienne pas pour empêcher cette propagande antisémite dangereuse qui incite à un pogrom contre les juifs. Mais le fait n’en existe pas moins de la disparition mystérieuse d’un grand nombre d’enfants et les charcutiers d’outre-Rhin sont assez barbares pour servir de telles « délicatesses » à leurs clients. » Rassurez-moi, on signe bien le traité de Paix à Versailles, le mois prochain ?
Dans la colonne voisine, on constate que le futur traité ne fait pas perdre l’appétit et donne soif aux plénipotentiaires allemands déjà présents à Versailles : « La Germanie est toujours pour eux « uber alles » ; Tous les soirs, toutes les nuits, jusqu’à deux heures, ce sont des chants, de la lumière, des rires dans toutes les chambres des hôtels affectés aux délégués. « On travaille dur » disent-ils, mais il est à croire que ce labeur est bien pénible, et demande des réconfortants, car la nuit précédente, dans un des trois hôtels, la note supplémentaire -payée bien entendu par les Boches- s’élevait à 1.600 francs, rien qu’en fine et en champagne. »

Humour St-Germain en laid

Après le passage de la course à Paris, les reportages du Petit Journal furent plus laconiques. L’actualité brûlante du Traité de Versailles pouvait l’expliquer. Peut-être aussi, la popularité de l’épreuve étant désormais acquise, le lyrisme devenait moins nécessaire de la part des journalistes du quotidien organisateur. On peut lire tout de même en guise d’éditorial, au lendemain de l’arrivée finale : « Une victoire du sport, tout d’abord, car, sportivement, nous n’hésitons pas à écrire qu’il n’y eut jamais course aussi dure, aussi passionnante ; aussi régulière et pure. Une victoire pour notre journal ensuite, car, au lendemain de la guerre, nous voulions prouver de façon évidente, à toute la jeunesse, combien nous tenions à devenir pour elle un organe vivant, jeune, alerte, sachant organiser les plus grandes manifestations. Une victoire enfin et surtout pour la race, car la race en des journées comme celles-ci, essaie ses énergies, en prend connaissance, s’enthousiasme pour l’effort toujours utile. »
Cette exaltation de la « race » nous révolterait à juste raison aujourd’hui. Il faut la replacer dans le contexte, à l’époque, de haine exacerbée que le pays nourrissait envers l’ennemi allemand.
Contrairement à ce que promettait, à mots couverts tout de même, le Petit Journal, le Circuit des Champs de Bataille ne fut organisé qu’une fois. Dans un mouvement semblable de cyclisme de commémoration, le journal Sporting, sous le patronage du quotidien L’Auto, organisa, les 10 et 11 novembre 1919, un Grand Prix de l’Armistice sur un parcours de 520 kilomètres entre Strasbourg et Paris en passant par Metz. Le vainqueur, une connaissance en la personne du « Gars Jean » Alavoine fut conduit par le journaliste Frantz Reichel (un trophée à son nom récompense le champion de France des moins de 21 ans en rugby à XV, et un monument lui rend hommage à côté du stade Jean Bouin à Paris) auprès du « représentant autorisé du président du Conseil, ministre de la guerre Georges Clémenceau », afin qu’il reçoive le pli adressé symboliquement par les Alsaciens-Lorrains.

Armistice Alavoine

Dès le surlendemain de l’arrivée à Strasbourg, le Circuit des Champs de Bataille, tant annoncé à cor et à cri tout au long des mois qui précédèrent son départ, disparut complètement des colonnes du Petit Journal. Seul, Alphonse Steinès s’autorisa un petit billet d’autosatisfaction dans l’hebdo Sporting : « Ouf ! Enfin, ça y est ! Vous permettez, cher lecteur, que je pousse un soupir de soulagement … Le Circuit des Champs de Bataille vient de se terminer par une journée triomphale, à travers l’Alsace reconquise. Qui n’a pas vu, senti et entendu l’enthousiasme des derniers jours du circuit, n’a rien vu. Ce fut quasiment du délire. Toujours, j’aurai devant les yeux la foule durant la traversée de Mulhouse. Toute la ville était là acclamant les coureurs, acclamant les officiels, acclamant la France. Évaluer le public est impossible. Y avait-il cinq cent mille ou y avait-il un million de personnes sur l’itinéraire de la dernière et courte étape ? Les deux chiffres peuvent être exacts. En vérité, ce fut un succès véritable. Je suis un peu gêné pour dire cela à nos lecteurs parce qu’ils savent que ce Circuit des Champs de Bataille fut un peu mon circuit. Je l’ai conçu d’abord, puis le « Petit Journal » me donna, par l’intermédiaire de mon vieil et fidèle ami Marcel Allain, les moyens de le réaliser… »

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Bien évidemment, le Petit Journal, avec la grande question « Les Allemands signeront-ils ? », consacra désormais l’essentiel de ses pages au Traité de Versailles qui sera ratifié le 28 juin 1919 dans la Galerie des Glaces du château.

PJ Traité signé

Le feuilleton Landru se poursuivit. Dans son édition du 1er juillet 1919, le Petit Journal informe que des professeurs du Museum, en présence d’enquêteurs, ont fait brûler dans la cuisinière de Gambais une tête de mouton et un gigot, et ont constaté que le tirage est excellent et que la graisse de viande assure une bonne combustion. Á me dégoûter à jamais du haricot de mouton que pourtant j’adore ! J’imagine que vous pensez que je galèje. Lisez :

Landru cuisson gigot

L’affaire devint une attraction mondaine. Aux élections législatives de novembre 1919 qui débouchèrent sur la fameuse Chambre « bleu horizon », le nom de Landru aurait figuré sur près de 4 000 bulletins de vote.
Le procès s’ouvrit le 7 novembre 1921 devant la cour d’assises de Seine-et-Oise, à Versailles. La presse bien sûr mais aussi le « showbiz » (Mistinguett, Maurice Chevalier, Raimu), comme on ne disait pas à l’époque, se bousculaient pour entrevoir le « vilain barbu ». La romancière Colette couvrait le procès pour le quotidien « Le Matin » : « Je cherche en vain, dans cet œil profondément enchâssé, une cruauté humaine, car il n’est point humain. C’est l’œil de l’oiseau, son brillant particulier, sa longue fixité, quand Landru regarde droit devant lui. Mais s’il abaisse à demi ses paupières, le regard prend cette langueur, ce dédain insondable qu’on voit au fauve encagé. Je cherche encore, sous les traits de cette tête régulière, le monstre, et ne l’y trouve pas. A-t-il tué ? N’a-t-il pas tué ? Nous ne sommes pas près de le savoir. Il écoute, il paraît écouter l’interminable acte d’accusation, débité sur un ton de messe triste, qui fond le courage de tous les auditeurs. »
Tout au long du procès, Landru clama haut et fort qu’il était certes un escroc, mais pas un assassin, encore moins un fou. Condamné à mort le 30 novembre 1921, il fut guillotiné à l’aube du 25 février 1922, devant la prison Saint-Pierre de Versailles, le public venu en nombre tenu à distance par la maréchaussée. À son avocat qui, au pied de l’échafaud, lui demanda si finalement il avouait avoir assassiné ces femmes, Landru aurait répondu : « Cela, maître, c’est mon petit bagage… ».
La villa de Gambais, après avoir été pillée, fut vendue à un restaurateur, à l’humour macabre, qui baptisa son établissement « Au grillon du foyer. » Elle fut ensuite cédée à des particuliers. Il y a encore peu de temps, elle était proposée à la vente par une agence.
Un siècle plus tard, dans le cadre des récentes Journées Européennes du patrimoine 2024, le public a pu pénétrer dans le tribunal de Versailles, là même où Landru avait été jugé et exécuté, pour revivre à travers une reconstitution théâtrale fidèle, le procès du célèbre tueur en série. Face au succès rencontré, la compagnie organise une tournée dans plusieurs villes de France. 14 jurés, choisis dans le public, sont amenés à livrer leur verdict. La peine de mort a été abolie en 1981.
Au chapitre cyclisme, le quotidien L’Auto, parallèlement à la fin du Circuit des Champs de Bataille, promeut le « derby de la route » Bordeaux-Paris qu’il organise. Cette mythique épreuve, surnommée ‘la course qui tue » en raison de sa difficulté, disparut du calendrier professionnel en 1988. Cet automne, de courageux organisateurs, qui souhaitaient la ressusciter sous l’appellation Bergerac-Chatellerault-Rungis, ont finalement renoncé n’ayant pu attirer qu’une quinzaine de « vaillants ». L’époque n’est plus à la légende.
Le Tour de France, organisé également par le journal L’Auto, renaît le 29 juin 1919. Pour célébrer le rattachement à la France de l’Alsace-Lorraine, le Tour fait pour la première fois étape à Strasbourg. Henri Desgrange, fondateur de l’épreuve, écrit dans son journal L’Auto, la veille du départ : « Ce matin, un soleil radieux incendiait le ciel. En bas dans notre cour, des « Tour de France » renouaient la chaîne des traditions interrompues par les sales Boches … Strasbourg ! Metz ! Et ce n’est pas un rêve ! Nous allons là-bas, chez nous. Nous verrons de Belfort à Haguenau toute la ligne bleue des Vosges qu’avant la guerre nous contemplions à notre droite. Nous allons longer le Rhin. [...] Avec Strasbourg et Metz, nos ambitions sont repues ; le Tour de France est complet. »

L'Humanité féminisme

Ma curiosité m’a poussé à feuilleter la presse au-delà des éventuels commentaires réservés au Circuit des Champs de Bataille.
Ô surprise, dans son édition du 19 mai 1919, L’Humanité consacrait sa première page exclusivement aux femmes, comme quoi le combat en faveur du féminisme n’est pas récent.

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Il faudra encore attendre un quart de siècle pour qu’elles obtiennent le droit de vote.
Á la même une du « journal socialiste » (comme il se présentait), l’écrivain Romain Rolland, prix Nobel de littérature en 1915, émettait son sentiment quasi confidentiellement.

Romain Rolland


J’appartiens aux dernières générations d’écoliers qui mordillaient leur porte-plume lors des dictées tirées de son roman-fleuve Jean-Christophe.
Á la fin des années 80, dans un débat houleux mené par Jacques Chancel, le champion de France Marc Madiot et le maillot jaune du Tour de France Laurent Fignon déclaraient à Jeannie Longo, en des termes presque grossiers, leur aversion pour le cyclisme féminin. Heureusement, les mentalités ont bien évolué depuis.
Dans son édition du 6 juillet 1919, le Petit Journal relate « l’installation » du maréchal Pétain, le « sauveur de Verdun », à l’Académie des Sciences morales et politiques. « Un nouveau Turenne… »
Ainsi allait la vie … !

 

Jamais fatigué dessin

En août 2019, pour commémorer le centenaire de la course, un « Circuit héroïque des Champs de Bataille » fut organisé, sous forme cyclotouristique, à l’initiative de deux associations belges de Flandre orientale. Le parcours d’origine fut respecté autant que faire se pouvait avec le réseau routier actuel, en passant par les mêmes points de contrôle, avec le même règlement de course et une autonomie quasi identique à celle exigée pour les vaillants de 1919. La différence principale était que le départ et l’arrivée se faisaient à Oosteeklo, ville flamande siège des associations organisatrices située à 9 kilomètres du parcours d’origine.

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* http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/17/le-sabre-et-le-goupillon-a-la-mode-picarde/

Publié dans:Cyclisme |on 13 novembre, 2024 |2 Commentaires »

Du vélo héroïque mais pas que ! Le Circuit des Champs de Bataille 1919 (1)

En ce jour du 11 novembre, commémorant l’anniversaire de l’Armistice de la Première Guerre Mondiale, j’ai envie de vous parler, non pas des taxis de la Marne, mais de vélo !
Ne partez pas, chers lecteurs non passionnés par la chose vélocipédique, vous le regretteriez ! Je veux vous entretenir de cyclisme héroïque et lyrique, mais pas que, à l’époque dramatique de vos arrière-grands-pères pour les plus jeunes d’entre vous, tout simplement de mon père en ce qui me concerne. Je m’étonne d’ailleurs qu’il ne m’entretint jamais de cet événement, lui qui m’inocula la passion du cyclisme et qui, profondément patriote, présida, pendant de nombreuses années, l’association du Souvenir Français de son canton.
« Un pèlerinage a conduit des cyclistes célèbres et inconnus, dont beaucoup avec un passé de front, le long d’une bande sinueuse de terre pleine de champs de bataille ensanglantés. Tout comme la Grande Guerre, c’est devenu une bataille impossible et monstrueuse. Les conditions météorologiques étaient bar et les routes à peine praticables. Après tout, la reconstruction des « régions dévastées » venait de commencer.
Aujourd’hui, toutefois, le souvenir de cette course cycliste légendaire a complètement disparu. Cette histoire unique du « sport inspired by peace » mérite cependant une place dans notre mémoire collective. C’est pourquoi j’espère que vous, mon cher lecteur, serez mon compagnon de route du 28 avril au 11 mai 1919 au Circuit des champs de bataille, mon compagnon qui erre avec les « coureurs de l’impossible » dans le paysage de guerre gardé par des régiments silencieux, mon camarade écoutant l’appel de leur âme blessée, bref, mon ami qui se rend compte que rien ne tolère une guerre et le raconte à ses amis et les amis de ses amis. » (traduction du livre en langue flamande : « Omloop van de Slagvelden 1919 » de Frank Becuwe)

 

 

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Paques sportives

Á la une de son édition du 12 décembre 1918, Le Petit Journal, l’un des quatre grands quotidiens parisiens, annonçait fièrement à ses lecteurs : « Á l’Alsace, à la Lorraine, Le Petit Journal offrira des Pâques sportives. Au lendemain du voyage présidentiel en Alsace et en Lorraine, au lendemain des inoubliables fêtes de la Délivrance, alors que nos deux provinces, d’un même cœur, d’un même élan, ont clamé leur joie du retour à la mère patrie, nous ne saurions taire plus longtemps le projet longuement mûri -il date d’avant la victoire- des Pâques sportives, que le Petit Journal se propose d’offrir à ces départements toujours français … Des détails ? non ! pas encore … Annonçons seulement que tous les sportmen -aviateurs, cyclistes, automobilistes, footballeurs, boxeurs …- tous, sans exception, seront intéressés par une manifestation qui comprend « un circuit des champs de bataille » qui passera par toute l’Alsace, par toute la Lorraine, par la Belgique martyre, par tous ces lieux où la Victoire a brisé des chaînes … Aussi bien, le Petit Journal ne devait-il pas de superbes Pâques à la jeunesse d’Alsace, de Lorraine, de France, à la jeunesse qui vient d’écrire, de son sang, les plus belles pages de la guerre ? »
Dans les colonnes voisines, en forme d’éditorial, étaient remerciées les deux provinces revenues au bercail pour les fêtes de Metz, Strasbourg, Colmar et Mulhouse : « Demandez-le à M. Clémenceau, au cou de qui se jetaient toutes les jeunes filles pour l’embrasser et être embrassées par lui ! Il avait pris une d’elles à ses côtés, dans la tribune, pendant le défilé de nos soldats à Strasbourg. Toute rougissante de plaisir, elle lui disait : Comme c’est beau ! Et lui de répondre, avec cette flamme et cet orgueil du sang français : Hein ! Ils ne défilent pas comme ça, les Boches !
Le selfie n’existait pas à l’époque ! Plus bas, l’article décrivait la liesse à « Metz, les jeunes filles portant par milliers le clair costume de Lorraine, rompant les cordons de troupes, se précipitant vers les voitures où étaient assises les personnalités du cortège, les envahissant dans une joie débordante, s’installant partout dans l’intérieur au-dessus de la capote, sur le capot, et criant à s’égosiller : « Vive la France ! Vive nos libérateurs ! »
« Colmar, dont pendant toute la guerre nos soldats voyaient les clochers, faisait chanter par des milliers d’enfants l’air populaire : « Vous n’aurez pas l’Alsace et la Lorraine » avec cette addition :

France, Merci ! L’Alsace et la Lorraine
En ces beaux jours se jettent dans tes bras
Merci d’avoir, pour briser notre chaîne
Sacrifié le sang de tes soldats.
……………………………….
Nous embrassons le drapeau de la France
Qui dans ses plis porte la Liberté !

Et cette jeune Mulhousienne qui racontait : « Le jour de l’armistice, j’ai rencontré l’institutrice allemande qui m’avait fait tant souffrir, j’ai couru à elle et je lui ai crié : « C’est moi la maîtresse, maintenant, eh bien ! Vive la France ! »
Une semaine plus tard, à la une de son édition du 19 décembre 1918, tandis que le roi d’Italie Victor-Emmanuel, « roi soldat, roi démocrate, roi savant », était hôte de la France, le quotidien donnait des précisions sur son programme de futures Pâques sportives : « Nous nous étions promis de taire, quelques jours encore, tout détail … mais le courrier qui nous arrive chaque jour contient trop de questions anxieuses pour que nous puissions plus longtemps garder le silence. Certains de nos lecteurs ne nous le pardonneraient pas !... »
Ainsi donc, est programmée « une course cycliste monstre sur un vaste itinéraire partant de Strasbourg, traversant le Luxembourg, atteignant la Belgique, touchant Namur, Liège, Anvers, Bruxelles, Bruges, nos chères régions du nord libérées, s’infléchissant jusqu’à proximité de Paris, se redressant vers Reims, pour aboutir à Strasbourg, en visitant Verdun et Nancy. »
Les géants du cycle ne seront pas seuls à la peine et à l’honneur : au départ de la course, à Strasbourg, le 27 avril, se disputera un championnat de France de course à travers la campagne (cross-country) ainsi qu’un match de rugby entre le champion de France le Stadoceste Tarbais (en fait, récent vainqueur de la Coupe de l’Espérance) et une sélection du Reste de la France. Parmi toutes les festivités sportives figure aussi « une épreuve gigantesque d’aviation, épreuve double comportant une catégorie réservée aux appareils de vitesse, aussi bien qu’une catégorie réservée aux appareils… utilitaires ! »
Un Prix de la Reconnaissance nationale est organisé : « Tous nos lecteurs voudront -nous n’en doutons pas- nous adresser leur souscription (nous demanderons des sommes insignifiantes) pour créer une Bourse qui fera, sans doute, songer à ces quenouilles que les femmes de France étaient prêtes à filer pour le grand connétable Du Guesclin. »
Les objectifs de ce premier Circuit des Champs de bataille sont multiples : sportif en encourageant la reprise des courses cyclistes en France et en Belgique, patriotique en rendant hommage à tous ceux qui sont morts sur les différents fronts, économique en relançant le tirage et la vente du quotidien, politique enfin en célébrant les territoires d’Alsace et de Lorraine rendus à la France après avoir passé près de cinquante ans au sein de l’Allemagne.
Pendant plusieurs mois, jusqu’au départ de son épreuve, le journal va régulièrement tenir en haleine ses lecteurs en les informant de tous les préparatifs. Il n’est pas novice en ce domaine puisque c’est lui qui organisa en 1891 la première course Paris-Brest et retour … et à l’époque, ce n’était pas du gâteau !
Á la une du 5 janvier 1919, nous découvrons le parcours.

PJ Itinéraire

« Sept étapes ! Deux mille kilomètres ! Un ruban de route qui semble formidable, que l’on croit infini ; un effort qui se prolonge 15 jours (un jour de repos est prévu entre chaque étape ndlr), ce serait, certes, déjà suffisant pour mériter à notre course l’épithète de terrible !… mais il y a, en dehors de la longueur de l’épreuve, d’autres raisons qui ajouteront à sa sévérité, et par conséquent, à sa valeur sportive. On l’a deviné : nous voulons parler de l’état des routes sur lesquelles nos pelotons auront à se vaincre. Pourtant, ceux qui ont vu les services automobiles de guerre effectuer sur ces chemins défoncés les plus dures randonnées, ceux qui ont assisté aux inlassables efforts des estafettes cyclistes, sur ces itinéraires bouleversés, ne nous contrediront pas : On peut passer. »

Crue de la Seine

Le réchauffement climatique a bon dos pour expliquer les nombreuses inondations de l’automne actuel. Un article, dans la colonne voisine, nous informe que la Seine commence à déborder, 5m. 30 au pont Royal, et annonce une crue supérieure du Grand-Morin et de la Marne.
C’est Alphonse Steinès, journaliste français d’origine luxembourgeoise, qui a la responsabilité de la praticabilité des routes. Ce n’est pas un néophyte en la matière, c’est lui qui accoucha de la montagne pyrénéenne lors du Tour de France 1910. En reconnaissance dans le col du Tourmalet, bloqué par la neige, il dut abandonner sa voiture et mit plusieurs heures pour rejoindre Barèges de l’autre côté du massif, d’où il télégraphia un message rassurant à Henri Desgrange, le fondateur du Tour : « Passé Tourmalet … stop … Parfaitement praticable … stop » ! C’est ainsi qu’il ouvrit la voie pour, quatre décennies plus tard, son compatriote Charly Gaul, un ange idolâtré par un de mes lecteurs.
Au final, le tracé ne subit que quelques retouches mineures dues à des routes détruites et des ponts coupés. Seule modification importante, les organisateurs renoncèrent à traverser Sarrebruck, ville allemande malgré la présence de troupes françaises d’occupation.
Lors des consultations des journaux, mon œil ne se restreint pas aux nouvelles vélocipédiques, c’est d’ailleurs un plaisir collatéral de mes recherches, de découvrir la riche actualité de l’époque. Ainsi, vous comprendrez que je sois intrigué par le titre d’un long article :

Pour avoir des professeurs

Voyons voir : « … Depuis 1914 les vivres, les combustibles, les vêtements, les ustensiles ménagers, la main-d’œuvre domestique ont subi un renchérissement qui dépasse en certains cas le chiffre de trois cents pour cent. Que ce phénomène tire son origine de l’avilissement du prix de l’argent ou de la diminution de la production nationale et mondiale, peu importe. Le fait est là et il est cruel. Le consommateur qui est en même temps producteur s’y adapte assez facilement : il vend plus cher ses produits ou ses services et l’harmonie s’établit avec plus ou moins de grincements entre ses ressources et ses besoins … Mais la situation est autrement grave pour ceux dont les revenus restent aujourd’hui ce qu’ils étaient hier. Ils sont profondément malheureux. C’est le cas des fonctionnaires. C’est notamment celui des professeurs de nos lycées et de nos collèges dont je voudrais confraternellement, ici, signaler l’angoisse et la détresse. Qu’ils soient à leur manière des producteurs, j’en suis convaincu. Mais leur production n’est pas de celles dont en des temps troublés, on sente la nécessité. Nul profit immédiat n’en revient à la collectivité. Ce luxe qu’est la culture de l’esprit ne doit-il pas être relégué, comme tous les autres luxes, parmi les denrées dont il est regrettable mais nécessaire de faire l’économie ? Ce serait faire preuve d’autant d’ingratitude que de myopie.
La guerre a révélé à ceux qui l’ignoraient ce qu’il y avait d’éminentes vertus, de forces latentes dans cette Université de France que l’on pouvait croire perdue dans la contemplation des vérités abstraites qu’elle enseigne. C’est elle qui a formé la plupart des soldats et des chefs qui nous ont donné la victoire. Ses maîtres par le prestige de leur nom, de leur parole, nous ont conquis dans le monde entier des amitiés fidèles, des alliances spontanées. Leur aptitude aux idées générales les a mis à même de s’adapter promptement aux questions de technique nouvelle que posait la défense nationale. Soldats, savants ou moralistes, tous ont servi magnifiquement la grande cause qui triomphe aujourd’hui … Nos professeurs ne peuvent plus vivre des salaires qu’ils reçoivent et la situation est devenue telle que dans ces milieux de discrétion délicate et de simple dignité des cris de désespoir et d’irritation se sont fait entendre. Déjà en 1907, les travaux de la commission extra-parlementaire de l’Enseignement aboutirent à des conclusions que j’eus la joie de contribuer à réaliser comme rapporteur du budget et comme ministre de l’Instruction publique (Théodore Steeg ndlr). Nous avions constaté alors que le recrutement devenait plus difficile, que les professeurs n’incitaient plus les meilleurs de leurs élèves à entrer dans l’Université, que les sujets d’élite attirés par les carrières lucratives dédaignaient les concours d’agrégation. Le modeste relèvement de traitement qui fut alors voté se révèle aujourd’hui nettement insuffisant … Certes, ils ne tiennent pas aux vaines satisfactions du luxe, ils connaissent les joies sereines de la science et de la poésie. Mais comment les goûteraient-ils alors que les tenaille la préoccupation du pain quotidien ? … Les désertions commencent. Pourquoi ce savant, physicien ou chimiste, se confinerait-il dans sa besogne misérablement payée de pédagogue quand l’industrie est là qui l’appelle, lui proposant des appointements très supérieurs à ceux qu’il pouvait escompter au terme de sa carrière… » Excusez, c’est un peu long, mais j’ai l’impression que, un peu plus d’un siècle après, le lyrisme en moins, le constat est aussi alarmant.
Á intervalles réguliers, le quotidien nous informe de l’évolution de la liste des coureurs qui désirent s’inscrire, en maintenant cependant un certain suspense … un ancien champion du monde se serait engagé.
Un entrefilet dans l’édition du 7 février 1919 ne manque pas de surprendre, au moins par le ton employé : « Le Petit Journal se réserve le droit de n’accepter aucun des coureurs ressortissant d’une des puissances belligérantes ennemies de la France. Ainsi, pas d’Austro-Hongro-Boches. Nous ne les avons que trop vus avant et pendant la guerre. »
Vous pensez peut-être que je force un peu trop le trait ? Voici la preuve :

Entrefilet Boches

Le cyclisme français, le sport en général, avait payé un lourd tribut à la Grande Guerre, avec en tête de liste, trois anciens vainqueurs du Tour de France : Lucien Mazan, plus connu sous le pseudonyme de Petit-Breton, mort dans un accident de circulation sur le front en 1917, François Faber surnommé le « Géant de Colombes », tué à l’ennemi le 9 mai 1915 au Mont-Saint-Éloi dans le Pas-de-Calais (on ne retrouva jamais son corps), et Octave Lapize dit « le Frisé » qui, réformé pour surdité, s’était engagé en 1914 et mourut dans un combat aérien le 14 juillet 1917.

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Leon Flameng

Léon Flameng, fils du peintre Marie-Auguste Flameng, champion olympique sur 100 kilomètres aux Jeux Olympiques d’Athènes de 1896, mourut pour la France en janvier 1919 à Ève dans l’Oise. Ainsi encore, Roland Garros, qui ne brilla aucunement comme tennisman, remporta en 1906 le championnat de France interscolaire de cyclisme sous le pseudonyme de Danlor, anagramme de son prénom, pour que son père n’en sache rien. Engagé dans l’aviation, lieutenant-pilote, il périt dans un combat aérien le 5 octobre 1918 à Vouziers (Ardennes) que les coureurs du Circuit traverseront.
Plusieurs centaines de sportifs français, dont beaucoup de pratiquants de cyclisme sport très populaire à l’époque, perdirent la vie au combat. Le premier engagé de l’épreuve du Petit Journal, le Morlaisien Alfred Le Bars, eut la douleur de perdre son frère cadet Francis, abattu en délivrant un message.

Réclame 1

Il y a encore des coureurs mobilisés lorsque s’ouvrent les inscriptions à l’épreuve. Pour que les candidats voient leur engagement validé, il est nécessaire que leur inscription effectuée individuellement soit accompagnée d’un certain nombre de formalités administratives : déclaration des noms et prénoms (les pseudonymes ne sont pas autorisés), adresse actuelle du coureur, lieu de naissance, numéro de licence de l’U.V.F. (Union Vélocipédique Française) ou d’une fédération affiliée à l’Union Cycliste Internationale, marque de la bicyclette et des pneus, couleur du maillot. Pour les français, un sauf-conduit pour la Lorraine suffit, pour les étrangers un passeport pour l’Alsace-Lorraine et la France est nécessaire, le gouvernement belge s’engage à simplifier les formalités aux frontières de son territoire et délivrera un passeport collectif.
Hors les hommes, le journal organisateur tient aussi à mettre en avant leurs montures en réservant à la course sa caractéristique de « critérium des machines ». Il consacre un long article au « Vélo du circuit » : « Les années de guerre que nous venons de vivre nous auront appris bien des choses. Au front, nous avons pu constater les mille et un miracles que l’on était arrivé à faire avec un « vélocipède ». Il semble que rien ne pouvait arrêter l’effort des agents de liaison à bicyclette, la fine machine se glissait partout, dans les fondrières les plus défoncées, au milieu des trous d’obus, parmi la mitraille qui faisait voler des morceaux de pierre, et vraiment, il est arrivé bien des fois où l’on ne savait si l’on devait admirer plus l’homme que la machine. Eh bien, ces routes du front, complètement revues et transformées d’ailleurs, vont être à nouveau parcourues par la bicyclette passe-partout. Mais ce ne sera plus vers un P.C. quelconque que se hâtera le rapide cycliste ; ce qui nous vaudra cette course rageuse vers un but désiré, ce sera le trophée à conquérir, la palme du vainqueur de notre Circuit des Champs de Bataille. Où le père a passé passera bien l’enfant ! Et où les estafettes du front ont passé, les concurrents du Circuit passeront aisément. Dire que le travail demandé à la bicyclette et aux pneumatiques ne sera pas gigantesque, non, mais au moins nous aurons cette certitude que la machine qui triomphera dans le Circuit historique sera bien d’une grande marque, grande par sa fabrication, par le soin de son usinage et par le fini de sa mise au point. Le constructeur, petit ou grand, qui aura outillé le champion vainqueur sera réellement digne du prix que le Petit Journal a spécialement créé à cette intention. »

maillot Alleluiaplaque Chemineau

Il est une autre monture dont le sort m’inquiète à la lecture d’une annonce du sous-secrétariat d’État à la liquidation des stocks (!) concernant la vente de « chevaux entiers » de l’Armée Française.

Réclame  2

La cavalerie, qui était considérée au début des hostilités comme l’élément offensif par excellence des forces armées, s’est révélée rapidement vulnérable face à la modernisation de l’artillerie et des armes lourdes telles que la mitrailleuse. Les chevaux furent cantonnés progressivement à un rôle logistique. Le Petit Journal demande que « la démobilisation des chevaux doit non seulement marcher de pair avec la démobilisation des hommes et du matériel, mais doit aussi être conduite avec le même esprit de méthode et la même clairvoyance. 900 000 chevaux ont été réquisitionnés par l’armée pour ses besoins. L’agriculture, le commerce et l’industrie réclament impérieusement leur retour ».
Á la une de son édition du 7 janvier 1919, le quotidien annonce la mort de l’ancien Président des États-Unis Théodore Roosevelt « Grand américain, Prêcheur d’énergie, Adversaire du Germanisme » : « Dans l’odieuse agression de l’Allemagne contre la Belgique et la France, Théodore Roosevelt se déclara ouvertement pour l’Entente, faisant une ardente campagne pour l’intervention des États-Unis et envoyant ses trois fils, Archibald, Kermit et Quentin se battre sur le front français. Kermit, devenu lieutenant aviateur, attaqué le 14 juillet 1918 par sept avions ennemis au-dessus du village de Champy, tombait glorieusement pour notre cause. Roosevelt songeait à venir visiter les champs de bataille et se recueillir sur la tombe de son fils. »
J’eus l’occasion, lors d’un voyage, d’admirer son effigie sur le gigantesque Rushmore Monument aux côtés des présidents George Washington, Thomas Jefferson et Abraham Lincoln. Les lecteurs cinéphiles se souviennent sans doute de Cary Grant escaladant la sculpture monumentale de granite dans la séquence finale de La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock.
Transition habile, tant qu’on est au chapitre de la sculpture, l’édition du 15 janvier nous informe d’un commerce de faux Rodin. Le conservateur des musées Rodin et du Luxembourg, exécuteur testamentaire des œuvres de l’artiste, intrigué par la multiplicité de prétendues sculptures, notamment des réductions du Penseur et des Bourgeois de Calais, a découvert qu’elles appartenaient à un certain comte Bouyon de Chalus qui les tenait de sa femme, veuve d’un oculiste nommé Monfoux lequel les aurait reçues en cadeau de Rodin lui-même en remerciement des soins qu’il lui avait dispensés ! Or, le conservateur, très proche de Rodin, savait qu’il n’avait jamais eu mal aux yeux, il était juste un peu myope et portait un quelconque lorgnon prescrit par un oculiste quelconque lors d’une brève consultation. Élémentaire mon cher … !

Jean Alavoine arrivée Amiens-Paris

Paul Duboc

La liste des engagés s’allonge au compte-goutte, les organisateurs dévoilant avec parcimonie les nouveaux inscrits pour maintenir en haleine les lecteurs. Cependant, on relève déjà les noms de Jean Alavoine surnommé « Gars Jean » pour son esprit de titi parisien, et du Rouennais Paul Duboc surnommé évidemment « La Pomme » en bon normand qu’il est. Tous deux s’étaient distingués en remportant plusieurs étapes dans les Tours de France d’avant-guerre. Duboc était même leader au classement général (le maillot jaune n’existait pas encore) lors du Tour 1911 lorsqu’il fut victime d’une intoxication alimentaire au cours de l’étape Luchon-Bayonne. En fait, il s’avéra qu’il avait bu, non pas du calvados, mais une potion magique et dopante fournie par un autre concurrent. Mobilisé en 1915, il fut blessé par une balle à l’œil droit en juillet de la même année, puis aux deux jambes par un éclat d’obus en mars 1917.
Le journal consacre la première page de son édition du 2O février 1919 exclusivement à l’attentat perpétré contre Georges Clémenceau le « Père la Victoire ».

Clemenceau

« M. Clémenceau quittait son domicile, 8 rue Franklin, hier matin à huit heures, dans son automobile, pour se rendre au ministère de la Guerre, comme chaque jour. La voiture venait de tourner la rue Franklin et allait s’engager sur le boulevard Delessert, lorsqu’un individu, jeune, grand blond, vêtu de marron clair, qui se tenait tapi dans la vespasienne placée au coin de ce boulevard, sortit précipitamment de sa cachette … et dirigea son bras armé d’un pistolet automatique sur la glace de la voiture… »
Le « meurtrier, un dénommé Cottin, anarchiste, a été arrêté. Plus de peur que de mal pour sa victime : « plaie pénétrante de la partie postérieure de l’omoplate droite sans lésion viscérale, état général et local parfaits ». Clémenceau aurait dit avec humour : « je ne pensais pas que la chasse au tigre était ouverte à Paris », référence au surnom qui lui avait été donné durant la guerre parce qu’il ne lâchait rien face au crime.

Cottin condamné

La justice est expéditive : la Cour d’assises, lors de sa séance du 14 mars, condamne Cottin à la peine de mort. Le réquisitoire du lieutenant Mornet est sans appel : « Le fait d’avoir mis le grand vieillard à deux doigts de la mort, ce crime ne comporte pas de pitié pour des Français. En voulant tuer l’homme de la Victoire, le président de la Conférence de la paix, on a tiré sur la France ».
En revanche, après 56 mois de détention préventive, le 24 mars 1919, comparaît devant le jury de la Seine l’étudiant nationaliste Raoul Villain, fils du greffier du tribunal civil de Reims, qui a assassiné le chef du parti socialiste Jean Jaurès, le 31 juillet 1914, alors qu’il dînait au Café du Croissant, rue Montmartre à Paris, non loin du siège de L’Humanité, le journal qu’il avait fondé. Le Petit Journal déclarait à l’époque : « Le sort en est jeté, nous sommes à la veille de la guerre ». L’Allemagne la déclara trois jours plus tard.
Lors de son procès, pour sa défense, Villain se justifie ainsi : « Si j’ai commis cet acte, c’est parce que M. Jaurès a trahi son pays en menant sa campagne contre la loi de trois ans. J’estime qu’on doit punir les traîtres et qu’on peut donner sa vie pour une cause semblable. Je ressens un profond sentiment du devoir accompli. »

Villain acquitté

L'Humanité Jaures

Confusion, stupeur, incompréhension, cinq jours plus tard, le jury populaire se prononce par la négative sur la responsabilité de Villain qui est acquitté et libéré immédiatement, tandis que la veuve de Jean Jaurès est condamnée à payer les frais du procès. On parla alors de second assassinat de Jaurès. Anatole France, scandalisé, adressa une lettre à la rédaction de L’Humanité parue le 4 avril : « Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous. Un verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime. Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez ! ».
Un demi-siècle plus tard, Jacques Brel s’interrogeait encore :

Si par malheur ils survivaient
C’était pour partir à la guerre
C’était pour finir à la guerre
Aux ordres de quelques sabreurs
Qui exigeaient du bout des lèvres
Qu’ils aillent ouvrir au champ d’horreur
Leurs vingt ans qui n’avaient pu naître
Et ils mouraient à pleine peur
Tout miséreux oui notre bon Maître
Couverts de prêles oui notre Monsieur
Demandez-vous belle jeunesse
Le temps de l’ombre d’un souvenir
Le temps du souffle d’un soupir
Pourquoi ont-ils tué Jaurès ?

Je n’oublie pas les forçats de la route qui, dans quatre semaines, s’élanceront de Strasbourg pour le 1er Circuit des Champs de bataille. Chaque jour, je guette les nouvelles dans le Petit Journal dont je deviens un lecteur assidu.
Dans son édition du 31 mars 1919, je m’intéresse à l’article relatant « le 75ème anniversaire de la naissance de Verlaine enfant de Metz célébré par sa grande et petite patrie. » L’inauguration d’une plaque commémorative sur sa maison natale se déroule « par un temps maussade, sous les rafales de neige, un temps qu’aurait aimé le « pauvre Lelian » (anagramme de Paul Verlaine ndlr), des « poèmes saturniens », des « fêtes galantes » et de la « bonne chanson » qui chantait aux heures de mélancolie. » On y fit lecture, bien évidemment, de son Ode à Metz qu’il avait écrite en septembre 1892 dans un contexte de revendication du retour de l’Alsace-Moselle à la France :

« … Metz, depuis l’instant exécrable
Où ce Borusse misérable
Sur toi planta son drapeau noir
Et blanc et que sinistre ! telle
Une épouvantable hirondelle,
Du moins, ah ! tu restes fidèle
A notre amour, à notre espoir !

Patiente encor, bonne ville :
On pense à toi. Reste tranquille.
On pense à toi, rien ne se perd
Ici des hauts pensers de gloire
Et des revanches de l’histoire
Et des sautes de la victoire.
Médite à l’ombre de Fabert.

Patiente, ma belle ville :
Nous serons mille contre mille,
Non plus un contre cent, bientôt !
A l’ombre, où maint éclair se croise,
De Ney, dès lors âpre et narquoise,
Forçant la porte Serpenoise,
Nous ne dirons plus : ils sont trop !

Nous chasserons l’atroce engeance
Et ce sera notre vengeance
De voir jusqu’aux petits enfants
Dont ils voulaient – bêtise infâme ! –
Nous prendre la chair avec l’âme,
Sourire alors que l’on acclame
Nos drapeaux encore triomphants !

Ô temps prochains, ô jours que compte
Éperdument dans cette honte
Où se révoltent nos fiertés,
Heures que suppute le culte
Qu’on te voue, ô ma Metz qu’insulte
Ce lourd soldat, pédant, inculte,
Temps, jours, heures, sonnez, tintez !

Mute, joins à la générale
Ton tocsin, rumeur sépulcrale,
Prophétise à ces lourds bandits
Leur déroute absolue, entière
Bien au-delà de la frontière,
Que suivra la volée altière
Des « Te Deum » enfin redits ! »

Verlaine

Je suis peut-être en train de plomber l’ambiance de mon billet auprès des amoureux de la petite reine. Justement, transition encore habile, j’y reviens, le Petit Journal informe ses lecteurs et surtout les futurs concurrents des formalités de … plombage des vélos : « Dans la huitaine qui précédera le départ de notre grande épreuve pascale, les concurrents devront faire plomber leur bicyclette. Toute machine, sortant de France, et devant y rentrer, doit être munie d’un plomb assurant sa réintroduction en franchise. Jadis, la Direction des Douanes consentait à mettre à la disposition des organisateurs de courses un employé qui effectuait ce plombage au jour et à l’endroit choisis par les organisateurs. La guerre, en raréfiant le personnel, ne permet plus de recourir à cette mesure. Donc, nos concurrents doivent faire plomber leurs machines individuellement. Les concurrents habitant Paris (ou passant par Paris pour se rendre à Strasbourg) devront faire plomber au Service des Douanes, 11 rue de la Douane, ou encore à la gare de l’Est. Les concurrents habitant la province peuvent demander les plombs à une grande gare voisine. Pour les concurrents habitant l’étranger, ils auront reçu, naturellement, leurs plombs en entrant en France pour se rendre au départ. »
On sait aussi que toute la course doit être faite avec la même machine. Si un accident nécessitait la consolidation ou la réparation d’un cadre, par exemple, celle-ci ne pourrait être effectuée que sur l’autorisation du commissaire général de l’épreuve. Mais, dans ce cas, la réparation devrait se faire sur place en présence d’un commissaire. Chaque coureur recevra, le jour du poinçonnage un numéro d’ordre en tôle qu’il devra fixer à l’avant du cadre, derrière le tube de direction. Toute la course devra être faite avec ce numéro. »
Autre information, les organisateurs fournissent les adresses de leurs quartiers généraux à chaque étape où pourra être envoyé le courrier (« Pour les concurrents, spécifier sur l’enveloppe : coureur du Circuit Cycliste des Champs de Bataille »). C’est dans ces mêmes endroits que s’effectuera le paiement de l’indemnité quotidienne (dix francs) prévue par le règlement, et qui sera versée tous les jours de repos, à condition toutefois que le coureur ait accompli les deux premières étapes. Je remarque que les Q.G. sont installés au Grand Café de l’Univers, place Broglie, à Strasbourg, à la Taverne des Augustins, boulevard Anspach, à Bruxelles, au Café de l’Est à Amiens, au Café du Commerce à Bar-le-Duc, bref, boire un petit coup c’est agréable, la loi Évin n’existait pas à l’époque !

Les Prix

Pour attirer les champions à participer à son épreuve, le Petit Journal offre des récompenses financières attractives lorsqu’on les compare aux salaires moyens de l’époque. Aux prix officiels, viennent s’ajouter peu à peu d’autres primes, ainsi sont annoncés un prix de Président de la République (Raymond Poincaré), un prix du Conseil municipal de Paris, un prix du Conseil général de la Seine, et bien d’autres encore provenant de collectivités des villes ou des régions traversées, voire même de particuliers.
Les initiatives affluent, c’est maintenant, jour de 1er avril, la marque stéphanoise de cycles Le Chemineau qui tient à récompenser les coureurs.

Le Chemineau récompense

Poisson en forme de lapsus, le journal publie, le lendemain, une mise au point.

Cycle Le Chemineau

Prime au vélo vainqueur

Est-ce pour se faire pardonner, le Petit Journal (« dont la modestie n’a pas à vanter le tirage » précise-t-il !) décide d’ouvrir un crédit de 12.000 francs payable en publicité dans ses colonnes, à la marque de bicyclette qui gagnera le Circuit. On retrouve dans ce geste l’esprit de « critérium des machines » que les organisateurs souhaitent imprimer à leur épreuve.
Sans présager de l’issue de la course, une décennie plus tard, un ouvrier stéphanois Benoît Faure surnommé « La Souris » à cause de sa petite taille, remporta le classement des « touristes-routiers » dans les Tours de France 1929 et 1930, sous le maillot Le Chemineau. Il confia, après sa carrière, ses souvenirs dans un petit livre au joli nom de « Les Confessions d’un enfant du … cycle » !

Benoit Faure

Rien à voir avec les cheminots spécialistes de la grève, le chemineau, autrefois, désignait une sorte de vagabond qui parcourait les chemins, c’est l’occasion de saluer le poète beauceron Gaston Couté et son refrain des « Mangeux d’terre ».
Le mois d’avril s’écoule sur fond de préliminaires du futur Traité de Versailles, prévu en juin, et une affaire criminelle qui va tenir en haleine les lecteurs, pendant plusieurs années.

Barbe bleue Landru

Dans son numéro du 15 avril, le Petit Journal publie une photo du suspect, le mystérieux Landru alias Dupont, Cruchet, Guillet, Frémy, etc…, déjà surnommé le Barbe-Bleue de Gambais, ainsi qu’une description très documentée de la perquisition à son domicile à la campagne :
« Nous assistons à la perquisition. Elle est des plus fructueuses. Dans des malles en cuir et en bois, dans des paniers, les inspecteurs découvrent quantité de bibelots de toutes sortes, décoration de cheminées ou de meubles, mais tous choisis par des femmes, des sacs à main, des réticules, des trousses de toilette, des porte-monnaie, du linge propre : chemises, pantalons, cache-corsets ayant encore les initiales des femmes les ayant portés, des démêlures de cheveux, des fausses nattes et une quantité de lettres et de photographies, les unes empilées sans ordre, les autres rangées dans des chemises de papier bulle sur lesquelles des noms sont inscrits au crayon bleu. Quelques linges portant des traces suspectes, plusieurs photos que les inspecteurs reconnaissent comme étant celles des femmes disparues dont nous avons donné les noms, sont mis à part, ainsi que des liasses de coupures de journaux : « Annonces de demandes de mariages » … »
« L’homme aux cent noms » en possède même un cent-unième, le journaliste le nommant Laudru tout au long de son article.
L’enquête n’a pas fini de défrayer la chronique : pour faire vivre sa famille, le sinistre Henri-Désiré Landru s’emploie à repérer, au moyen de petites annonces, des femmes à la recherche de l’âme sœur et possédant un peu de fortune : « Monsieur sérieux, ayant petit capital, désire épouser veuve ou femme incomprise, entre 35 et 45 ans, bien sous tous rapports, situation en rapport ».
Une fois qu’il les a prises au piège, en leur soutirant une procuration, il les emmène, à tour de rôle, dans une propriété à la campagne où on le soupçonne de faire disparaître ses victimes en brûlant leur corps. Pendant plusieurs mois, les enquêteurs vont tenter de percer le mystère de la villa de Gambais, paisible village de Seine-et-Oise (Yvelines aujourd’hui) en lisière de la forêt de Rambouillet. Je connais bien cette maison pour être passé fréquemment devant lors de mes sorties à vélo.

Villa Gambais

Landru photo

Le quotidien va en faire un véritable feuilleton policier, apportant chaque jour de nouvelles révélations.
Le cinéaste Claude Chabrol, qui se délectait de traiter les travers, petits et grands, de la bourgeoisie, en adapta (avec Françoise Sagan), en 1962, un film à l’humour macabre avec, notamment, Charles Denner dans le rôle du tueur en série, Michèle Morgan et Danielle Darrieux.
Enfin, les cloches des « Pâques sportives » sonnent avec, en mise en bouche, le match de rugby entre le Stadoceste Tarbais et le « Reste de la France ». Le Petit Journal fait l’article pour attirer les profanes : « Il faut avoir vu, à Paris, des matches internationaux comme France-Pays de Galles ou France-Nouvelle-Zélande, attirer trente et quarante mille spectateurs, il faut avoir assister aux passionnantes parties jouées aux stadiums de Bordeaux ou Toulouse, pour concevoir toutes les beautés du ballon ovale. C’est ce jeu merveilleux que le Stadoceste Tarbais, champion de France, et une sélection de nos meilleurs joueurs nationaux, ont pris à charge de révéler à nos compatriotes alsaciens, et la jeunesse ardente de la patrie de Rouget de Lisle saura, nous n’en doutons pas, leur en témoigner toute sa reconnaissance. »

Equipes rugby

Les amoureux du ballon ovale auront vite repéré quelques joueurs qui appartiennent à la légende de ce sport. En la circonstance, est dissocié le fameux trio de trois-quarts François Borde (coiffé de son béret), Adolphe Jaureguy et René Crabos, qui écrivirent des belles heures du Stadoceste Tarbais, du Racing Club de France et du XV de France. Crabos, encore militaire, joue pour la sélection nationale. C’était un beau « poulet » des Landes né à Saint-Sever comme il se doit. Il commença la pratique du rugby dans l’équipe des Boutons d’Or du lycée Victor Duruy de Mont-de-Marsan. Après la Seconde Guerre mondiale, il fit une carrière, dans les instances fédérales, de « gros pardessus » comme André Boniface, une autre légende aima les railler, plus tard. Le championnat national junior porte, en son honneur, le nom de Coupe René Crabos depuis 1950. Détail amusant, il commerça dans l’industrie de la plume et du duvet, reconversion « naturelle » pour un poulet de Saint-Sever ! Je sais un de mes lecteurs qui saura se nourrir de mes phrases de jeu ovale !
Á l’ouverture de la sélection française, on relève le nom de Jean Domercq, aîné d’une grande fratrie. Mobilisé durant le conflit dans un régiment de chars de combat, il échappa de justesse à la mort au Chemin des Dames.

Finale-Coupe-de-France-Rugby-1919Rugby Reste de la FranceRugby Stado Reste

Devant une foule évaluée (peut-être excessivement) à 10 000 spectateurs (beaucoup de pioupious) la rencontre se dispute au stade Tivoli … avec un ballon « Allen Spécial », le roi des ballons ovales ! L’envoyé spécial du Petit Journal écrit dans son compte-rendu que le terrain, mieux approprié pour le football-association que pour le rugby, n’a pas permis le développement du jeu d’attaque cher aux Tarbais. Moi qui pensais que c’étaient les footeux qui se plaignaient souvent des pelouses mises à mal dans les regroupements par les crampons des rugbymen … !
Est-ce pour ne pas froisser l’amour-propre de la sélection nationale, le match exhibition, pompeusement appelé Coupe de France, s’achève sur un score de parité, 11 partout. L’essentiel est que « le ballon ovale a fait aujourd’hui de nouveaux adeptes sur les bords du Rhin ! »
Voilà, enfin, c’est le grand jour. Le 27 avril, le Petit Journal fanfaronne : « La « première » d’une épreuve formidable » !
« En 1891, il y a près de trente ans déjà, lorsque le Petit Journal organisa la première course Paris-Brest et retour, des esprits timorés, ignorants ou chagrins, crièrent à l’impossibilité … Paris-Brest-Paris eut lieu et Charles Terront inscrivit son nom sur le Livre d’Or du cyclisme. Il y a quelques mois, lorsque nous annonçâmes le Circuit des Champs de Bataille, course de 2 000 kilomètres à travers les pays dévastés, les ignorants de jadis, toujours aussi chagrins de voir que sans eux pouvait se concevoir quelque chose de grand et de noblement sportif, les dignes successeurs des « empêcheurs de cycler en paix » annoncèrent de leur côté que notre Circuit n’aurait pas lieu ou tout au moins n’aurait pas lieu à la date indiquée. Nous avons laissé tous ces bruits s’élever, grossir, puis se dissoudre devant l’enthousiasme général et … demain lundi 28 avril, le départ sera donné à la centaine de champions qui ont tenu à participer à notre pèlerinage athlétique.
En 1891, ignorance, en 1919, manœuvre d’étouffement. Aux deux époques, même résultat : un triomphe pour la cause du sport sincère et indépendant. Les chiens aboient, la caravane passe … »
Á la Une, un long éditorial est consacré à la course avec en titre : POURQUOI
« Quatre ans de guerre !… Quatre ans d’héroïsme, de danger, de souffrances… Notre Jeunesse les a vécus. Elle s’éveille du cauchemar. Elle aspire à vivre, après avoir consenti à mourir. Soit ! Vivre c’est bien. Mais vivre comment ? Á la façon d’hier ? Á la façon routinière de 1913 ? Ou bien à la mode du poilu, de l’homme qui peine, conscient de son effort satisfait du résultat qu’il donne, prêt à vaincre malgré tout, et malgré tout triomphant ?
Nous avons créé ce Circuit des Champs de Bataille, qui commencera demain, pour répondre à cette question. Pour répondre à d’autres problèmes, encore !
La Victoire est là, forcée, acquise. Belle victoire ! Dangereuse aussi. Être vainqueur est, parfois, un péril. Qui ne lutte plus s’endort en une sécurité trompeuse. Et puis l’oubli vient. Oublierons-nous ? Quelle révolte sainte met un « non » farouche devant ce point d’interrogation !
Et le but secret de notre Circuit des Champs de Bataille apparaît. N’est-il pas, ne sera-t-il pas, chaque année, comme un pèlerinage sacré aux lieux où le sol a souffert ? Les ruines douloureuses n’auront-elles pas une voix pour éveiller les souvenirs de ceux qui se battirent là, pour évoquer leurs combats dans le cœur des jeunes gens de demain ?
Faire vivre le Souvenir. Susciter dans les rangs de notre Jeunesse des énergies ardentes. Voilà les buts de notre épreuve. Est-il un Français -un seul- qui ne puisse pas les applaudir ? … Ils sont près de cent cinquante -chiffre inouï pour une pareille épreuve- qui vont se disputer la palme sportive. Ce sont de célèbres coureurs. Ce sont les Rois de la Route. Ne sont-ils que cela ? Demain, vous les verrez passer. Demain ils lutteront. Demain ils connaîtront la faim qui tenaille, la soif qui affole, la poussière qui torture. Á bout de forces, ils continueront l’interminable étape. Á bout d’énergie ils garderont le vouloir obstiné de vaincre. Titubants, ils iront, encore, toujours, en avant. Ainsi ces hommes se feront surhumains. Peut-on rabaisser leur effort à sa seule valeur sportive ? Allons donc !
Course rude, entre toutes, ce Circuit des Champs de Bataille. Course que beaucoup -des mieux renseignés cependant- déclaraient, hier encore, impossible. Course qui commencera demain.
Il serait lamentable qu’on se trompe sur sa portée, son sens profond, son « pourquoi » … Nous l’avons voulue telle -dans sa cruelle rigueur- qu’elle enthousiasme la Jeunesse entière, qu’elle lui montre, par l’exemple, ce que peut imposer aux muscles une volonté farouche.
Et c’est la Race, tout entière, qui doit en profiter. La Race qui sera plus forte, plus puissante au travail, plus prête à se défendre, surtout, quand tous aimeront, encourageront, pratiqueront cette morale du corps : le Sport !
La Race ? Oui. En vérité c’est pour le Destin de notre Race que le Petit Journal, demain, fera disputer le Circuit des Champs de Bataille. »
Il est des mots qui, aujourd’hui, déchaîneraient des tempêtes médiatiques.
Rendez-vous demain, à 6 heures du matin, devant le Café de l’univers, place Broglie, à Strasbourg, pour vous conter, dans mon prochain billet, étape par étape, cet inoubliable Circuit des Champs de Bataille, passé aux oubliettes !

Publié dans:Cyclisme |on 11 novembre, 2024 |1 Commentaire »

Paris, t’as de beaux Jeux tu sais!

Les Jeux Olympiques de Paris 2024 sont clos. Je n’avais pas envisagé de les suivre en pleine période de rééducation après une opération surprise d’une hanche avec changement de prothèse. Á cet imprévu malheur est bon, comme dit le proverbe, je les ai vécus, depuis mon fauteuil de convalescent, avec une assiduité accrue.
Vous ne comprendriez sans doute pas, chers lecteurs, que je ne consacre pas un billet à cet événement qui a émerveillé la planète entière. Encore fallait-il que je trouve un angle de traitement personnel. Je me suis souvenu d’un regretté oncle*, mon cher « tonton Michel », qui rappelait souvent que, juché sur le toit de l’École Primaire Supérieure de Gisors, il avait vu passer le cycliste Armand Blanchonnet à l’occasion de l’épreuve sur route des Jeux Olympiques de 1924. Même en son absence, mon cher frère et moi évoquions quasi immuablement cette anecdote lorsque nous traversions la commune du département de l’Eure. Je me suis donc plongé avidement dans la plate-forme Gallica de la Bibliothèque Nationale de France, à la recherche d’archives concernant ces Jeux d’il y a cent ans, les seconds de l’ère moderne organisés en France, les premiers s’étaient tenus en 1900 mais avaient subi la concurrence de l’Exposition Universelle, au grand regret du baron Pierre de Coubertin.
Les Jeux Olympiques de Paris 1924 auraient presque mérité d’être baptisés Jeux Olympiques de Colombes tant ils se déroulèrent principalement, cérémonies d’ouverture et de clôture comprises, dans cette cité ouvrière du nord-ouest de la capitale. Plusieurs emplacements (site de Vaugirard, stade Pershing à Vincennes, Bagatelle, Champ-de-Mars, La Courneuve…) avaient été envisagés mais Colombes se lança dans la bataille grâce à un maire dynamique, bientôt relayé par le Racing Club de France qui proposa de construire seul un stade olympique de 60 000 places. En quelques jours, le Comité Olympique Français valida l’offre du prestigieux club Ciel et Blanc. Ce fut une véritable humiliation pour certains élus parisiens, Colombes devint ainsi le centre de la France sportive pendant près d’un demi-siècle.
J’eus l’occasion de consacrer, il y a quelques années, un billet** au Stade Yves du Manoir qui constitua le « grand stade » de mon enfance. Grâce à mon regretté père, parfois juché sur ses épaules, avec mes yeux émerveillés, j’y vis évoluer des footballeurs de légende, les magiciens hongrois Kocsis et Puskas, le gardien russe Yachine, Kopa bien sûr, Di Stefano, puis plus tard Pelé. Je me souviens en 1956, du sanglier Dudule promenant sa hure sur la cendrée du stade lors du tour d’honneur des footballeurs de Sedan après leur victoire en Coupe de France.
Je fus témoin aussi, certains me jalousent, d’un inoubliable France-Galles du Tournoi des Cinq Nations avec les frères Boniface. J’avoue avoir été ému que ce stade mythique connaisse en 2024 un nouveau statut olympique. Relooké avec son éclatant terrain bleu, il a accueilli la compétition de hockey sur gazon.
Soyez rassuré, rien de bien différent sous le soleil de l’époque, les Jeux de 1924 connurent, à leur approche, leur lot de polémiques. Le colonel Picot, fondateur de l’association des Gueules Cassées, député de la Gironde, interpella le gouvernement sur la question des étudiants expulsés de leur logement : « Les étudiants pauvres sont chassés des hôtels meublés parce qu’à l’approche des Jeux olympiques, les tenanciers de ces hôtels espèrent louer très cher leurs chambres. Le muscle est une belle chose, mais il ne faut pas qu’il opprime l’intelligence… Qu’on défende les étudiants sans quoi nous aurons de beaux biceps mais aussi des abrutis. »
Pour la première fois dans l’histoire des Jeux, un village olympique est construit pour accueillir les sportifs de toutes les nationalités, sur un terrain proche du stade de Colombes.

JO1824 village olympique.jpg - copie

Il est composé d’une soixantaine de baraques en bois dont le manque de confort est épinglé par le journal Le Siècle le 1er juin 1924 : « Des «cagnas » dignes de la Première Guerre mondiale, posées à même le sol sans qu’aucun travail de viabilité n’ait été fait ! »
Le journal Paris-Soir, beaucoup plus indulgent, les compare à de coquets «cottages anglais» !
Dans L’Intransigeant, Gaston Bénac est encore plus élogieux : « Derrière des palissades et des fenêtres bien closes…le village olympique se dresse. C’est un vrai village, et un beau village même, installé avec tout le confort moderne, où les maisonnettes de bois contiennent lits spacieux et confortables. » Á vous de juger cher lecteur !
Ce n’était pas le temps du pass Navigo mais les transports et la circulation constituaient déjà la préoccupation majeure des organisateurs et des Parisiens. En contrepartie des efforts financiers considérables consentis pour renforcer les liaisons entre Paris et Colombes, et le réaménagement de la gare de Colombes, les chemins de fer de l’État et la société des Transports en commun de la région parisienne décident d’augmenter leurs tarifs pour les Jeux olympiques. Le billet aller-retour entre la gare Saint-Lazare et Colombes est fixé à 5 francs alors qu’il en coûtait 1,70 franc avant la première épreuve olympique, lit-on dans Le Figaro du 7 mai 1924. « Ces prix exagérés risquent de compromettre le succès des Jeux. Et puis, vraiment, cela manque d’élégance », remarque Le Gaulois.
Côté automobilistes, on redoute les embouteillages. Le préfet de police s’attelle à un vrai casse-tête pour réglementer la circulation et le stationnement. L’administration de l’octroi exigé à l’époque sur les marchandises à l’entrée de Paris promet de simplifier les formalités, rapporte Le Figaro du 25 avril 1924. Une bonne nouvelle pour les Parisiens qui, somme toute, vont faire un bon accueil aux VIIIème Olympiades.
Colombes la grise devient bientôt une grande kermesse populaire. Le long des rues qui mènent au stade, fleurissent des brasseries de fortune aux noms évocateurs : Bar des Olympiades, Select Olympic, Tabac du Sport, Jardin du Stade, Sportman Bar, L’Athlète Bar. Sandwichs et boissons y sont vendus à un prix exorbitant.
Le matin du 5 juillet, jour de la cérémonie d’ouverture, une messe est célébrée en la cathédrale Notre-Dame de Paris. Avant de bénir les Jeux de 1924, l’archevêque de Paris rappelle que Saint-Paul recommandait aux Corinthiens de participer aux jeux du stade « car la force physique, quand elle accompagne l’élévation morale, est agréable à Dieu » !
L’après-midi, Le Figaro relate que ce sont 25 000 spectateurs qui se pressent au stade de Colombes pour assister à une cérémonie « merveilleuse de pittoresque ».
Le gratin aristocratique s’affiche dans les tribunes : le prince régent de Roumanie et son épouse, le prince royal de Suède, le maharajah de Kapurthala, le prince de Galles. À son entrée dans la tribune d’honneur le Président de la République Gaston Doumergue est acclamé pendant que retentit la Marseillaise. Il est accompagné du baron Pierre de Coubertin, président du Comité Olympique International, et du comte de Clary, président du Comité Olympique Français.
Le clou de la cérémonie est le défilé de plus de 3 000 athlètes représentant 45 nations (l’Allemagne est absente), venus des quatre coins du monde, s’extasie le journaliste du Figaro, « pour lutter sur la piste en cendrée qui ceinture d’un anneau rouge la vaste pelouse où se disputeront, les concours athlétiques de sauts et de lancers. »

Affiche JO 1924ceremonie ouverture 1ceremonie ouverture 2

À l’issue du défilé, Gaston Doumergue proclama l’ouverture de la VIIIème Olympiade de l’ère moderne. Le journaliste du Figaro devint lyrique : « Alors sonnent les trompettes de la garde, détonnent des bombes et s’envolent des milliers de pigeons, pendant que le drapeau olympique aux cinq anneaux enlacés monte lentement au sommet du mât olympique où flotteront, par la suite, les couleurs des athlètes vainqueurs. On exécute ensuite la Marche Héroïque de Saint-Saëns. »
Devant la tribune d’honneur, l’athlète français Géo André proclama alors le serment olympique : « Nous jurons que nous nous présentons aux Jeux Olympiques en concurrents loyaux, respectueux des règlements qui les régissent et désireux d’y participer dans un esprit chevaleresque, pour l’honneur de nos pays et pour la gloire du sport ».
Les Jeux 1924 pouvaient commencer !
Précurseur des fan zones d’aujourd’hui, un Bal Olympique fut organisé le 11 juillet 1924 à la taverne de l’Olympia, à l’initiative de l’Union des artistes russes de Paris. Il était recommandé d’y venir en tenue de sport, le « caleçon de bain étant même autorisé ». « Tous les assistants pouvaient s’imaginer être des dieux ou pour le moins des demi-dieux. Beaucoup avaient d’ailleurs revêtu (c’est plutôt dévêtu qu’il faudrait dire) des costumes qui devaient leur donner l’allure de ces personnages allégoriques si utiles à la décoration des timbres-poste, médailles, billets de banque, diplômes et autres œuvres d’art officielles et gouvernementales. Seulement, comme c’étaient les habitants du mont Parnasse qui s’étaient ainsi travestis, il y avait beaucoup plus de fantaisie, d’originalité, d’imprévu qu’on n’est accoutumé d’en trouver chez les doctes pontifes du mont Olympe. Jupiter ne daigna point paraître, il lui eût fallu descendre chez Vulcain, puisque la fête avait lieu au sous-sol, et il n’y voulut consentir. Par contre, les muses, bacchantes et autres féminines beautés vinrent nombreuses et assez peu habillées. » (Comœdia 13 juillet 1924).
La vedette incontestée de ces Jeux fut l’athlète finlandais Paavo Nurmi, le « Finnois volant », qui remporta 5 médailles d’or qu’il faut ajouter aux 3 glanées, quatre ans plus tôt aux Jeux d’Anvers. Dans la même journée du 10 juillet, il survola l’épreuve du 1 500 mètres avant de revenir sur la cendrée 55 minutes plus tard pour s’adjuger le 5 000 mètres.
Le nageur américain Johnny Weissmuller s’inscrivit aussi dans la légende de ces Jeux, moins en remportant trois médailles d’or que par son futur rôle de Tarzan dans douze films.
Autre belle histoire, celle du tennisman américain Richard Norris Williams, médaille d’or du tournoi de double mixte avec sa compatriote Hazel Hochkiss Wightman : il avait failli être amputé des deux jambes après avoir nagé dans l’eau gelée lors du naufrage du paquebot Titanic en 1912.
Á Argenteuil, en bord de Seine, « les 1 162 spectateurs (dont 727 payants) assis dans la tribune couverte construite le long de la ligne de chemin de fer pour les plus riches, ou sur de simples pierres pour les autres, assistent au triomphe du rameur américain John Brendan Kelly dans la compétition du deux de couple ». Il s’agissait là du père de l’actrice Grace Kelly, future princesse de Monaco et maman du prince Albert II.

Statue_of_John_B._Kelly,_PhiladelphiaStatue  de John B. Kelly à Philadelphie

De leur côté, les sportifs français présentaient un bilan honorable de 38 médailles dont 13 en or, permettant à la France de se placer au troisième rang du classement par nations.
Parmi les heureux vainqueurs, on retrouve le cycliste Armand Blanchonnet qui impressionna tant mon cher oncle, à l’occasion de l’épreuve sur route. La course se déroula quelques jours à peine après la victoire dans la liesse populaire de l’Italien Ottavio Bottecchia dans le Tour de France, réalisant l’exploit rarissime de porter le maillot jaune de leader de la première à la dernière étape. C’était l’époque des « forçats de la route »*** chers au journaliste Albert Londres qui avait couvert l’épreuve pour le Petit Parisien.
Á l’observation des photographies de presse, il faut reconnaître que l’engouement pour la course olympique apparaît bien moindre, du moins dans l’enceinte du stade de Colombes où étaient jugés départ et arrivée.
Elle ne fait d’ailleurs l’objet que de quelques lignes dans Le Petit Parisien :
« Certes, nos représentants ont peu brillé en athlétisme. En tennis, en natation et en bien d’autres sports qui ont fait grand fracas, nous avons été totalement éclipsés par les Américains, les Finlandais, les Britanniques, les Uruguayens même.
Par contre, nos succès sont, sinon éclatants, tout au moins remarquables, dans les sports de « deuxième zone » tels que l’escrime, la lutte, ou dans les « grands sports » tels que le cyclisme, mais dont l’olympisme n’est pas garanti bon teint.
Ce sont des victoires, cependant, et de fort belles victoires. La seule journée d’hier nous en a rapporté deux.
Au matin se disputa l’épreuve cycliste sur route : cette compétition se disputait sur un parcours de 188 kilomètres : Colombes-Argenteuil-Pontoise-Gisors-Gournay-en-Bray-La Feuillie et retour, avec départ et arrivée au stade olympique.
Le règlement imposait la course « contre la montre » au lieu de partir en groupe. Les conditions de l’épreuve étaient terribles : les coureurs partaient isolément de deux en deux minutes. Cette formule de course exige un maximum d’efforts. Seul sur la route, sans renseignement exact sur sa position, le coureur doit pousser sans cesse et faire preuve d’une grande énergie et d’un moral excellent. »

Traversant les départements de la Seine-et-Oise, l’Eure et la Seine-Inférieure, suivant l’ancienne Nationale 15 jusqu’à quelques kilomètres du domicile familial, l’itinéraire m’était évidemment familier. C’est celui exactement que, dans mon enfance, mon père empruntait au volant de sa Peugeot pour nous rendre au stade Yves du Manoir, à l’occasion des matches internationaux de l’équipe de France de football. Á l’époque, le franchissement du pont de Bezons posait déjà des soucis de circulation !
Gisors, la cité du Vexin Normand, s’est souvenue de ce jour mémorable en accueillant, au début de l’été, la flamme olympique et en organisant une rétrospective photographique sur l’épopée héroïque des valeureux coureurs, il y a juste un siècle.
Á défaut de retrouver mon oncle adolescent, j’ai apprécié l’émouvante valeur documentaire de l’exposition : état de la chaussée, coureurs bardés de chambres à air et de pneus, maillots tricotés en laine et à grosses mailles, tenue vestimentaire d’un public plein de compassion pour les champions.

Passage à Gisors 1Passage ç Gisors 4Passage à Gisors 6Passage à Gisors 3Passage à Gisors 2Passage à Gisors 7Gisors ravitaillementGisors Blanchonnet

« Évidemment, seul un homme endurant et d’une énergie rare pouvait espérer triompher. Or, ce fut un des nôtres, Blanchonnet, qui remporta la victoire, et ce fut notre équipe qui se classa en tête des équipes des vingt nations représentées dans la course. »
Armand Blanchonnet survola la course, accomplissant les 188 kilomètres en 6 heures 20 minutes et 48 secondes et laissant à près de dix minutes, le second, le Belge Rik Hoevenaers, futur champion du monde sur route amateurs en 1925, dont le fils Jos fut un excellent professionnel dans les années 1950-60 (il y a un petit air de famille sur la photo).

Hoevenaers

Charles Ravaud, l’envoyé spécial du quotidien L’Auto, écrivait au lendemain de son exploit : « Blanchonnet a été remarquable de bout en bout. Il faut avoir vu le jeune coureur sur la route, luttant contre un vent terrible à l’aller et prenant jusqu’à dix minutes aux meilleurs représentants de dix-huit nations qui voulaient la victoire à tout prix, pour se rendre exactement compte du magnifique effort qu’il a produit. Blanchonnet a été renversant, effarant ! Et il m’apparaît, aujourd’hui, que je l’ai vu sortir si aisément d’une lutte terrible, monotone, insipide, effroyablement dure, comme un futur grand as de demain. »

équipe de France Colombes

Sa médaille d’or s’accompagna d’une autre, celle du classement par nations. Outre Blanchonnet, l’équipe de France était formée de René Hamel, Georges Wambst et André Leducq (ce dernier détint plus tard et longtemps le record de victoires d’étapes sur le Tour de France avant qu’un certain Eddy Merckx ne l’en dépossède). Les quatre champions appartenaient au prestigieux Vélo Club de Levallois animé par Paul Ruinart.

couverture Miroir Sports

Blanchonnet Levallois

Blanchonnet, surnommé le « Phénomène » pour sa classe insolente, n’effectua pas la carrière qui lui était promise. Dans un article de But&Club d’avril 1950, Georges Berretrot, le populaire speaker du Vel ‘ d’Hiv’, confiait : « Le “bel Armand” comme tout le monde l’appelait, adorait courir… surtout après les femmes. Il avait infiniment de tendresse pour le beau sexe. Ce n’est pas défendu mais, quand on doit pédaler, ce n’est pas très indiqué. Il avait une nature indolente, une démarche nonchalante, il ne s’énervait jamais. C’était un grand gabarit, fin, mais musclé. »
Les cyclistes tricolores furent également brillants sur la piste de la Cipale****, à l’orée du bois de Vincennes. Le « Gosse de Saint-Denis » Lucien Michard s’adjugea la médaille d’or de la vitesse individuelle, tandis que Jean Cugnot et Lucien Choury remportèrent l’épreuve en tandem.

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Ma passion pour le cyclisme naquit de l’éclosion de Jacques Anquetil, à une vingtaine de kilomètres du domicile familial. J’avais cinq ans lorsqu’après être devenu champion de France amateurs, il remporta la médaille de bronze par équipes sur route, à l’occasion des Jeux Olympiques d’Helsinki en 1952. Il devint bientôt l’idole de ma jeunesse, en raison notamment de son hégémonie incontestée dans les courses contre la montre.
Cette passion ne s’est jamais démentie et j’ai encore pu la vivre pleinement lors des récents Jeux de Paris 2024, avec d’autant plus d’acuité que la majorité des épreuves cyclistes se sont déroulées dans le département des Yvelines, à quelques coups de pédale de chez moi.
Un œil rivé sur l’écran, je voyais et entendais l’hélicoptère de la télévision qui tournoyait au-dessus de la colline de la Revanche choisie pour les épreuves de VTT.
Ma terre d’adoption s’est avérée riche en or puisque Pauline Ferrand-Prévôt en VTT et Benjamin Thomas en omnium sur la piste du vélodrome de Saint-Quentin-en-Yvelines, ont conquis la plus prestigieuse des médailles, tandis que les trois coureurs français de la discipline du BMX ont colonisé les trois marches du podium.
« Performance » de téléspectateur, j’ai regardé la course en ligne sur route dans son intégralité, 273 kilomètres tout de même (!) dans les paysage bucoliques de la Vallée de Chevreuse et le décor majestueux des monuments parisiens avec en point d’orgue, l’escalade à trois reprises de la butte Montmartre.
Je me retrouvais en pays de connaissance, tant j’ai pédalé, il y a quelques décennies, sur ces routes mythiques de l’Ouest Parisien chères aux amoureux de la petite reine et théâtre de courses légendaires aujourd’hui disparues comme Bordeaux-Paris et le Grand Prix des Nations.
Cernay-la-Ville s’est souvenue … d’Armand Blanchonnet qui vint y couler sa retraite et repose dans le cimetière communal. La municipalité a prévu de lui rendre hommage au mois de septembre.
Le peloton a peut-être jeté un œil, au sommet de la côte de Châteaufort, vers la stèle érigée en hommage à … Jacques Anquetil, l’ « homme chronomètre », roi pour l’éternité du Grand Prix des Nations ?
La foule immense était joyeuse, colorée, et aussi, olympisme oblige peut-être, plus intelligente et disciplinée que celle sur les routes du Tour de France.
Le plus beau était à venir … rue Lepic :

« Dans le marché qui s’éveille dès le premier soleil
Sur les fruits et les fleurs, viennent danser les couleurs
Rue Lepic, voitures de quatre saisons offrent tout à foison
Tomates rouges, raisins verts, melons d’or z’et primevères
Au public, et les cris des marchands s’entremêlent en un chant
Et le murmure des commères fait comme le bruit de la mer
Rue Lepic, et ça grouille et ça vit dans cette vieille rue de Paris
Rue Lepic, il y a des cabots et des gosses à Poulbot
Aux frimousses vermeils qui se prélassent au soleil
Mais surtout, il y a une belle fille aussi belle que l’été
Elle marche en espadrilles et rit en liberté
Rue Lepic, et la rue est toute fière de son beau regard clair
Et de sa belle santé, et qui l’a enfantée
Et toujours la fille avec amour, à sa rue dit bonjour
Et la rue extasiée la regarde passer
Et la rue monte, monte toujours
Vers Montmartre, là-haut, vers ses moulins si beaux
Ses moulins tout là-haut, rue Lepic. »

« La belle fille aussi belle que l’été », c’est aujourd’hui la petite reine. Les danseuses du Moulin Rouge lèvent leurs gambettes et « French cancanent » pour lui donner du courage. Au Café des Deux Moulins, Amélie Poulain a délaissé sa crème brûlée pour la voir passer. Les marches du Sacré-Cœur servent de gradins naturels pour la voir dévaler la butte.

JO 2024 Moulin RougeJO 2024 En haut de la butte MontmartreJO Sacré-Cœur

J’avoue qu’étreint par l’émotion, mes yeux se sont mouillés.
Sur les réseaux sociaux, certains ont mis en perspective l’extraordinaire liesse populaire de la rue Lepic avec le tableau La Rue Montorgueil que Claude Monet peignit à l’occasion de la fête du 30 juin 1878 célébrant la paix et le travail.

rue Lepicrue Montorgueil Monet

Quand cyclisme rime avec impressionnisme ! Un cyclisme épique (ça rime avec Lepic) à l’ancienne où les coureurs, dans leurs beaux maillots d’équipes nationales, sont débarrassés des oreillettes qui annihilent tout esprit de stratégie de leur part ! Scène cocasse, les spectateurs et clients du café cher à Amélie Poulain eurent la surprise de voir s’y engouffrer le coureur allemand Nils Politt pour satisfaire un besoin naturel.
Le champion belge Remco Evenepoel célébra son fabuleux destin, médailles d’or de la course en ligne et de l’épreuve contre la montre, en brandissant à bout de bras son vélo au pied de la Tour Eiffel.
Cependant, n’en déplaise au truculent romancier René Fallet qui affirmait que le vélo était la plus noble conquête de l’homme, ce sont des chevaux qui m’ont procuré possiblement les émotions les plus vives : le cheval argenté galopant sur la Seine lors de la grandiose cérémonie d’ouverture, et Sertorius lors de l’épreuve de dressage, aux ordres de sa cavalière Pauline Basquin, qui invita le public à l’accompagner sur une musique de Stromae. Alors on danse, avec le château de Versailles en toile de fond ? Magique !

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Je parlais de Fallet, il me faudrait relire son roman Paris au mois d’août qui se situait dans le Paris populaire des sixties, celui des zincs, du tiercé, de la belote, des courses de vélo et de l’accordéon, un Paris qui n’existe plus depuis que les classes les plus modestes sont parties garnir les barres d’immeubles en banlieue, un Paris où l’on gouaillait du Audiard sans le savoir :
« Quittez pas mon raisonnement. Au point de vue politique, si l’homme peut plus en causer avec des copains, qu’est-ce qui lui reste ?
-La télé ? insinua Bitouillou ?
– Tu m’as compris ! L’opinion à domicile comme l’eau courante. Plus besoin de bouger un arpion. L’homme faut l’isoler, le mettre sous un béret. Sans quoi il attrape la réflexion. »
Le quotidien Libération s’est éclaté dans son exercice favori, les calembours de ses Unes.

Libé Une 1

Allusion au caractère impérial de la domination insolente de notre nageur, mais surtout clin d’œil à une chanson réaliste de Rezvani pour Jeanne Moreau : « T’as p’t-être pas des bras d’athlète/ T’as p’t-être pas l’torse velu … »

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Il faut s’attendre à tout, qui sait si sur les réseaux sociaux, un mauvais esprit fan de Bobby Lapointe (il n’est donc pas si mauvais que ça !) n’aura pas soupçonné qu’ « il est camé Léon » !
Flash back ! Retour sur les Jeux Olympiques de 1924 qui s’achevèrent le lendemain du triomphe de Blanchonnet. Le journaliste Gustave Milet en établissait le bilan dans le journal Paris-Soir du 24 juillet : « Les Jeux Olympiques ont fait un tonnerre de tous les diables. 70 000 personnes ont fait le voyage de Colombes le jour de la finale (de football ndlr) Uruguay-Suisse. On peut estimer que la semaine athlétique a déplacé 150 000 à 200 000 spectateurs. Tout est à l’olympisme, depuis les mouchoirs de poche jusqu’aux parapluies ! J’ai même vu à un étalage un amour de petite chemise de linon rose dont le devant s’ornait des cinq anneaux olympiques !
Excellente propagande pour la cause sportive que tout ce bruit, tout cet « excitement », que ce bluff même. Il faut frapper fort, très fort, trop fort sur les clous pour les enfoncer !
Les boniments et les coups de grosse caisse de l’arracheur de dents sur la voie publique ont toujours produit leur effet sur la foule, moutonnière par tradition. Il s’agit maintenant de ne pas laisser s’éteindre cet engouement qui ne doit pas être passager. Les lampions sont décrochés, soit, il importe que vivent le souvenir et surtout l’idée. Sans cela, à quoi auraient servi les Jeux de Paris ? Que nous laisseraient-ils ?
Au passif : la preuve de notre infériorité athlétique dans les compétitions mondiales. Á l’actif : un stade somptueux, une piscine magnifique. C’est quelque chose, mais c’est insuffisant. Ce n’est pas avec un unique stade et une seule piscine que nous formerons des générations solides.
Car tout le problème est là ! Nous autres, les apôtres de l’éducation physique, nous avons accepté les Jeux Olympiques, parce que c’est un excellent instrument de propagande. C’est tout. La masse a été remuée par une vague de fond. Elle a entendu parler de sports, de champions et de records. Elle paraît bien disposée en notre faveur. Le moment est venu de lui faire comprendre que rien n’est fait, que tout est à faire, et que l’olympisme n’est peut-être pas le fin du fin en matière d’éducation physique rationnelle. Les grands problèmes restent posés. L’heure paraît favorable à leur solution. Insistons. Battons le fer quand il est chaud. Au travail !
Nous avons d’abord à lutter pour assainir la race, pour la débarrasser du vieux trio des calamités nationales : tuberculose, syphilis, alcoolisme. Il faut, hélas, ajouter aujourd’hui la coco et la morphine qui exercent leurs terribles et grandissants ravages dans quelques classes sociales ou plutôt chez quelques… déclassés.
L’hygiène publique, si on la compare à ce qui existe dans les nations voisines, n’est pas, chez nous, sortie de la période des tâtonnements et des hésitations. Les importants problèmes de l’urbanisme moderne sont soulevés seulement au moment où ils devraient être en voie de résolution. Á quand les grandes artères bien aérées dans nos grandes villes ? Á quand des jardins publics, des espaces libres, des terrains de jeux pour la marmaille ? Á quand les logements salubres pour les classes moyennes et pauvres ? Á quand la petite maisonnette avec jardinet pour tous les travailleurs de l’usine ou du bureau ? Á quand la ceinture de stadelets sur l’emplacement des anciennes fortifications de nos cités ? Á quand, en nombre suffisant, des établissements de bains et de douches, et des piscines propres et bien agencées ? … Plan vaste mais de réalisation indispensable dans une nation moderne, dans la France du vingtième siècle.
Nos jeunes générations pourront alors, et alors seulement, naître et croître dans des conditions physiques favorables.
Il faut songer aussi à leur développement. Attaquons de front le double problème de l’allègement des programmes et des horaires scolaires et de l’éducation physique de l’enfance et de l’adolescence. Songeons aussi à l’éducation sportive, utile complément de l’éducation physique et salutaire dérivatif du besoin d’activité de la jeunesse.
Dans une nation qui se targue d’être sportive, qui s’enorgueillit d’avoir organisé mieux qu’on ne l’avait jamais fait, la foire olympique, il est de toute nécessité de créer un Office National des Sports qui sera non pas comme un rouage supplémentaire, mais un organe de concentration et de simplification.
Voilà, au lendemain des Jeux Olympiques qui ont attiré vers la France les yeux de l’humanité entière, les problèmes qui se posent dans toute leur singulière étendue. »
Qu’en a t-il été un siècle plus tard ? Je partage volontiers le plaisir d’Alexandra Schwartzbrod, la journaliste de Libération, lorsqu’elle décrit la parenthèse enchantée qu’a vécu la capitale :
« Après des mois à anticiper le pire, les Parisiens et les Parisiennes se sont laissés gagner par l’ambiance des JO et ont redécouvert avec étonnement et bonheur une ville qu’ils pensaient connaître.
Pendant quinze jours on n’aura vu qu’elle, sous des trombes d’eau ou écrasée de chaleur, entre avenues périphériques désertes et centre-ville grouillant de touristes et amateurs de sport heureux. La ville de Paris a ébloui le monde entier et l’on a même croisé des Parisiens et des Parisiennes étonnés de (re)découvrir une ville qu’ils croyaient connaître mais ne voyaient plus. Ceux qui, depuis plusieurs années, n’en finissaient pas de ronchonner ou ricaner devant les travaux qui ne seraient jamais terminés à temps, les métros qui s’avéreraient impraticables, les espaces que certains privilégiés s’apprêtaient à privatiser, les embouteillages qui allaient paralyser la ville, et les grilles qui allaient transformer les habitants en animaux en cage, se sont enfuis dès la mi-juillet ou sont restés cois devant tant de fluidité, de bienveillance, de joie collective et de beauté. Oui, assumons notre béatitude, Paris n’a jamais été si beau et agréable que durant ces Jeux olympiques, accueillis en son cœur, immense première dans l’histoire des JO, terriblement risquée mais finalement réussie. Il fallait oser sortir le sport des stades pour l’implanter au cœur de la place de la Concorde (skateboard, BMX, breaking), sur l’esplanade des Invalides (tir à l’arc, arrivée du marathon), dans la Seine (triathlon), au pied de la tour Eiffel (beach-volley), sous la verrière du Grand Palais (escrime et taekwondo), sur la butte Montmartre (cyclisme). Cela a payé, participant de la magie. Il suffisait de se mêler à cette foule joyeuse, vibrante et complice, de demander son chemin à un policier ou un gendarme que cette liesse rendait bienveillant, pour comprendre à quel point le collectif, quand il n’est pas nourri de fake news et de haine, peut avoir du bon.
Á Paris, ces jours-ci, s’entremêlent sans animosité ni rancœur les milieux sociaux, les générations, les genres, les identités, les origines et cela fait un bien fou après les tensions politiques de ces derniers mois. Ce rêve absolu restera à jamais symbolisé par cette vasque lumineuse qui, chaque soir s’élève lentement au-dessus du jardin des Tuileries, provoquant une émotion difficile à décrire, comme si toute la lourdeur du monde s’évaporait d’un coup. Paris n’a jamais mieux mérité son surnom de « ville lumière », au sens propre comme au sens figuré. Et l’on a même vu des athlètes oser des demandes en mariage, illustrant cette autre image d’une capitale « ville de l’amour ». Bien sûr tout n’est pas rose, bien sûr le retour au réel risque d’être difficile. Mais peut-être avons-nous justement aimé cette ville et ces Jeux parce qu’ils incarnaient une parenthèse de légèreté et d’enthousiasme dans un monde devenu fou et cruel. Au moins savons-nous désormais qu’il ne tient qu’à nous de rouvrir cette parenthèse à tout moment. »

Libé Une 2

Une réaliste, poétique, romantique comme la cultissime déclaration d’amour de Jean Gabin à Michèle Morgan dans le film Quai des Brumes.
Cela nous a fait tellement de bien, à moi en tout cas, d’être délivré, durant cette quinzaine, du spectacle consternant que nous infligent nos gouvernants et ceux qui veulent le devenir.
Ne nous emballons cependant pas, il va sans doute bientôt falloir redescendre du mont Olympe sur la terre ferme. Ce ne furent que quelques images aériennes proposées par l’hélicoptère lors de la course cycliste sur route, mais je fus interpellé par un ballet de moissonneuses-batteuses en action dans la plaine des Yvelines, alors que les coureurs passaient en bordure de champ. Il ne s’agit pas de sur-interpréter, à tout le moins, cette indifférence pouvait être une scénarisation pour montrer qu’il existe une France qui continuait à travailler pendant que certains « jouaient ».
En bordure des Champs-Élysées, une sculpture officielle des Jeux Olympiques et Paralympiques a été inaugurée au début de l’été. Baptisée Salon, elle consiste en six chaises en bronze, représentant les six continents, disposées en cercle autour d’une femme noire tenant entre ses mains un rameau d’olivier et une flamme dorée, deux symboles de paix et de victoire.
Selon Thomas Bach, président du Comité Olympique International, cette œuvre « est une invitation au dialogue, à l’échange, à la rencontre, au partage, célébrant l’unité de l’humanité dans sa diversité. »
Je crains les prochaines diatribes « zemmouriennes » visant nos représentants aux Jeux. Nos champions ont délivré le plus beau et efficace message d’intégration, d’inclusion et d’insertion qui soit.
Le Sport a cette faculté, mettons le paquet pour qu’il prenne toute sa place dans la société. Car, à la lecture du bilan des Jeux de 1924, il semble que les choses n’ont pas si sensiblement évolué que ça dans le domaine des installations sportives et la place du sport et de l’éducation physique à l’école.
Pour l’avisé Claude Onesta, ancien entraîneur de l’équipe de France de handball, aujourd’hui manager de la Performance à l’Agence Nationale du Sport, « les Jeux ne sont pas des dépenses mais un investissement, la vitrine qui donne aux plus jeunes l’envie de s’inscrire dans un club pour pratiquer leur sport préféré ».
On est certes à l’ère de la mondialisation, mais j’ai été surpris qu’un certain nombre de nos champions, notamment des volleyeurs, soient obligés de s’expatrier dans des clubs étrangers pour vivre décemment de leur passion.
Plus que des « mesurettes » populistes comme l’interdiction du smartphone ou du port de l’abaya, il faut donner au Sport toute la place dans le parcours scolaire qu’il mérite, déjà en respectant les horaires de pratique inscrits dans les programmes depuis longtemps.
Je me souviens, je n’avais malheureusement que 10 ans, une administration tatillonne m’interdisant d’entrer en sixième au collège, mes parents eurent la judicieuse idée, plutôt que me faire redoubler le CM2, de m’inscrire en première année de Certificat d’Études. Mon vénéré maître, 95 ans aujourd’hui, eut le merveilleux projet en activité d’éveil de nous faire construire, sur le terrain vague derrière l’école, un véritable petit stade d’athlétisme avec piste et sautoirs. Point de départ d’une respectueuse amitié, nous devînmes plus tard coéquipiers dans le club de handball local et partenaires de double dans les tournois de tennis.
Règlements académiques, arrêtés municipaux, voire même tracasseries écologiques, interdiraient sûrement aujourd’hui ce type d’initiative.
En conclusion, je suis reconnaissant envers tous les sportifs et sportives, toutes disciplines confondues, de m’avoir fait vibrer devant mon écran. En provenance de tous les coins du monde, ils et elles venaient défendre avec ferveur les couleurs de leur pays. Nous aurons été nombreux à découvrir que Sainte-Lucie, une des îles du Vent, entre Grenadines et Barbade, est une nation à part entière faisant partie du royaume du Commonwealth, et sa jeune athlète, la rayonnante Julien David, a transcendé la devise du baron de Coubertin en remportant, aux dépens des sprinteuses américaines, la médaille d’or du 100 mètres la distance reine de l’athlétisme, ainsi que la médaille d’argent du 200 mètres.
La préparation empirique des concurrents des Jeux Olympiques de 1924 est révolue. Nous sommes entrés dans l’ère des datas et des staffs de préparateurs physiques et mentaux et de nutritionnistes qui accompagnent chaque sportif. Chaque geste ou séquence de jeu est analysée, les compétitions sont de plus en plus serrées. Pour un centième de seconde, la délicieuse Cyrena Samba-Mayela rate la médaille d’or dans le 100 mètres haies, décrochant cependant la seule médaille de l’athlétisme français. Larmes de joie ou pleurs de déception, une médaille se gagne ou se perd pour une touche en escrime, une barre d’obstacle tombée en équitation, un dixième de point mégoté par un juge privant de podium le touchant gymnaste Samir Aïd Saïd dans l’épreuve des anneaux.
J’ai été ébloui par la vertigineuse virtuosité des compétitions de badminton et de tennis de table, nos frères Lebrun en tête. J’ai tremblé que notre surfeur Kauli Vaast, médaillé d’or, ne sorte jamais de la vague. J’ai rêvé de rencontrer la fille d’Ipanema en regardant les sculpturales beach-volleyeuses sur le sable au pied de la Tour Eiffel.

frères Lebrun

Paris 2024 - Women's Round 2 Heat Of SurfingJO beach volley

Avant l’ouverture des Jeux de 1924, Gustave Milet, le journaliste de Paris-Soir, écrivait dans une envolée lyrique : « Oui, l’art sportif sera ! Pour l’artiste d’aujourd’hui, le sujet sportif est un sujet nouveau. Il faut quitter les sentiers battus, travailler seul, faire un rude effort de compréhension.
J’irai même plus loin : il faut pratiquer pour pénétrer le secret des attitudes et des gestes, pour mettre la technique sportive au service de la technique artistique. Rude préparation. Mais tout chef-d’œuvre, quel qu’il soit, n’exige-t-il pas une fantastique somme de travail ?…
Je crois bien que notre génération n’est pas mûre pour le chef-d’œuvre sportif. Celui-ci ne sera que lorsque notre race aura en quelque sorte dans le sang une hérédité sportive, comme elle a un atavisme militaire qui nous a valu les Delacroix, les Detaille, les Scott, etc…
Et cette époque d’épanouissement de l’art sportif viendra fatalement. Les artistes finiront bien par se rendre compte de l’immensité des horizons nouveaux que leur ouvre le sport.
Au fond, athlètes et artistes ne sont-ils pas les grands-prêtres d’une même déesse : la beauté ?… Aux travailleurs du pinceau et du ciseau de se mettre à l’œuvre pour saisir et comprendre la somme de beauté incluse dans le geste sportif ! »
Le journaliste oubliait que déjà en 1906, le baron Pierre de Coubertin souhaitait voir « les lettres et les arts harmonieusement combinés avec le sport. » Cinq concours d’architecture, sculpture, peinture, littérature et musique furent institués sur des sujets en lien avec le sport. Le sculpteur Paul Landowski gagna une médaille d’or pour son Pugiliste en bronze, lors des Jeux d’Amsterdam.

LandowskiBoxeur tombé

Un siècle plus tard, le Sport est devenu une féconde source d’inspiration pour l’Art et la Culture en général. La grandiose cérémonie d’ouverture des Jeux 2024 a brillé par ses nombreuses références, audacieuses parfois, à l’histoire de l’art. Dans une séquence clin d’œil à son vol au Louvre en 1911, La Joconde s’est faite à nouveau la malle pour voir tous les champions et championnes descendant la Seine.
Le plasticien Laurent Perbos a installé devant l’Assemblée Nationale, durant la période des Jeux, six Vénus de Milo en forme olympique, ce n’est malheureusement pas le cas de nos parlementaires !

Sculptures assemblée

J’ai trop aimé Paris en ce mois d’août !

 

*http://encreviolette.unblog.fr/2009/05/19/mon-oncle-et-mon-oncle/
**http://encreviolette.unblog.fr/2008/05/06/le-stade-de-colombes/comment-page-1/
***http://encreviolette.unblog.fr/2018/03/16/vas-y-lormeau-les-forcats-de-la-route-a-la-comedie-francaise/
****http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/01/la-cipale-paris-xiieme/

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 20 août, 2024 |1 Commentaire »

Entrez dans le « Ronde van Vlaanderen » (Tour des Flandres)

Mes lecteurs les plus fidèles savent mon intérêt pour le sport cycliste, une passion née dans mon enfance, sans doute plus modérée aujourd’hui, quoique … Cet amour du vélo m’avait conduit à raconter mes pèlerinages* dans la tranchée d’Arenberg, lieu mythique de la classique Paris-Roubaix, au Mur de Sormano sur le parcours du Tour de Lombardie, ou encore au Poggio, ultime capo de la Primavera Milan-San Remo.
Mettant à profit une de mes flâneries bruxelloises, j’avais envie, cette fois, de découvrir les fameux bergen pavés qui font la légende du Tour des Flandres. Il me suffira un jour de me rendre dans la Côte de la Redoute, difficulté majeure de Liège-Bastogne-Liège, la « doyenne » des classiques (créée en 1892), pour achever ma visite des cinq « monuments du » cyclisme.
Restait bien sûr à convaincre ma compagne d’ajourner une promenade sur les canaux de Bruges, la Venise du Nord. La météo détestable vint à mon secours. Comme chantait le grand Brel, « Avec un ciel si bas qu’un canal s’est perdu/Avec un ciel si gris qu’un canal s’est pendu… », averses et bourrasques de vent constituaient un argument et un décor presque rêvé à mon escapade vers les raidards pavés truffant les Ardennes Flamandes.
En cette veille d’Ascension (des bergen ?!), ma chère et tendre ne sait pas qu’elle a échappé au pire. Une quarantaine de jours plus tôt, elle serait tombée en pleine « semaine sainte » du cyclisme belge ! Faire allusion au mysticisme n’est en rien blasphématoire tant le vélo est une religion dans ce coin de Flandre-Occidentale et de Flandre-Orientale, pas plus grand que mon département des Yvelines.
Ça commence doucement vers le littoral de la Mer du Nord par les (anciennement) Trois jours de La Panne réduits aujourd’hui à une course d’un jour entre Bruges et La Panne. Ça enchaîne avec autour d’Harelbeke, le Grand Prix E3, nommé ainsi parce qu’il naquit en 1958 au moment de la construction de la route européenne 3 dont la trajectoire allait initialement de Lisbonne à Stockholm. L’épreuve est actuellement appelée, pour des raisons de parrainage avec une banque, E3 Saxo Bank Classic. C’est une nouvelle mode assez ridicule (pour le baby boomer que je suis !) d’affubler un certain nombre de courses de l’anglicisme « classic ». Ainsi, on relève dans le calendrier de la saison, la Drôme Classic, l’Ardèche Classic, la Classic Loire-Atlantique, la Bretagne Classic Ouest-France (à l’origine Grand Prix de Plouay) et…« Jan Raas et Demeyer » pour reprendre ce savoureux calembour cyclo-flamand d’Antoine Blondin, sans doute énigmatique pour les non initiés à la chose cycliste. Ainsi encore, la prestigieuse Course des Deux Capitales, Paris-Bruxelles, créée en 1893, est baptisée aujourd’hui « Brussels Cycling Classic », et son parcours se limite aux environs de Bruxelles. Quant au Tour de Belgique, une course par étapes créée en 1908, il a pris le nom de « Bâloise Belgium Tour » depuis l’arrivée comme sponsor de la compagnie Bâloise Assurances. Le jour n’est peut-être pas loin où le coulant Paris-Camembert deviendra un plâtreux « Normandie Lactalis Classic » !!!
Pour revenir à la semaine dite sainte, elle se poursuit avec Gand-Wevelgem dont le départ est donné maintenant à … Ypres, non loin de la frontière française. Les coureurs escaladent à plusieurs reprises le Mont Kemmel, point culminant de la Flandre Occidentale et enjeu stratégique lors des Première et Seconde Guerres mondiales. Créée en 1934, la course a acquis, au fil des années, une notoriété internationale. Rik Van Looy et Eddy Merckx l’emportèrent à trois reprises dans les années 1960 et … cerise sur la gaufre, mon champion Jacques Anquetil fut le premier français à inscrire son nom au palmarès.

Gent-Wevelgem Lanoye

Le populaire écrivain flamand, Tom Lanoye, publia un livre de poèmes (en langue néerlandaise) intitulé Gent-Wevelgem : « Qui donc a le pouvoir de l’arrêter, de lui apprendre / ce qui convient, ce qui est mal / de l’empêcher d’arracher d’un solide coup de pédale / l’éclatante victoire, la consécration et la gloire? Béni sois-Tu, Dieu du vélo »
Le mercredi suivant cette classique, les coureurs pédalent, entre Roselaere (Roulers en français) et Waregem, « À travers la Flandre », ultime répétition avant la grand’messe du dimanche, le Tour des Flandres, De Ronde van Vlaanderen en version originale. C’est comme Noël ou Pâques, Audenarde, la ville où se juge désormais l’arrivée, c’est, pour les fanatiques du vélo, l’équivalent de Lourdes pour les Chrétiens. La Flandre se recentre sur ses chemins agricoles d’un autre âge, son houblon et ses champions, affirmant son identité et sa fierté au reste du pays.
Pour me plonger dans ce chapitre de la légende des cycles, j’ai choisi de planifier mon GPS pour Koppenberg que, évidemment, je ne trouve pas dans la base de données.
N’en parlez pas à notre ancien champion Bernard Hinault qui, au temps de sa splendeur, après son premier passage en ce lieu, déclara : « Ce n’est plus du cyclisme, mais du cirque, une barbarie ! Aussi longtemps que le Koppenberg figurera au parcours du Ronde, vous ne me verrez pas prendre le départ de cette épreuve ! » Il tint parole.
« Quand on a le vélo dans son cœur, le point au milieu du cœur, c’est le Koppenberg. Il faut venir à Audenarde et voir le Koppenberg une fois dans sa vie. » Ce sont les mots du découvreur de cet infâme chemin pavé qui apparut sur le parcours du Tour des Flandres, pour la première fois, en 1976. Cette année-là, on compta sur les doigts d’une main, les coureurs qui parvinrent au sommet sans mettre pied à terre. Même l’immense Eddy Merckx dut se résigner à marcher en poussant son vélo. La légende aussi était en marche.

Merckx à pied

J’affine mon itinéraire sur le GPS, le Koppenberg se trouve dans la petite commune de Melden, à quelques kilomètres d’Audenarde, dans la province de la Flandre-Orientale. Sorti de l’enchevêtrement d’autoroutes et quatre-voies gratuites que constitue le réseau belge, je me retrouve dans la campagne flamande, plutôt paisible avec ses molles collines couronnées de bois. Ici, le pays n’est pas aussi plat que le chantait Brel. Comment imaginer que, dans ce décor presque bucolique, se cachent quelques chemins traîtres honnis par les champions cyclistes, nourrissant le plaisir sadique des photographes et des spectateurs.

Version 2

Koppenberg coureurs à pied 2Koppenberg coureurs à pied 1

J’ai l’impression que le GPS bafouille à vouloir absolument me proposer le trajet le plus court. Pas âme qui vive, même à vélo, et puis… soudain, un modeste panneau bancal mentionnant Koppenberg me conforte que je ne dois plus en être loin.

koppenberg-pancarte

Encore quelques centaines de mètres … sur le plateau, la voie devient pavée puis descend subitement. Je suis au sommet du Koppenberg.
Je ne vous dis pas la perplexité de ma compagne ! Elle commence à craindre pour les amortisseurs de la voiture, s’interroge de ce qu’il adviendra si l’on se retrouve nez à nez avec un véhicule montant. Je lui bafouille en substance la recommandation d’Alfred de Vigny : « Aimez ce que jamais on ne verra deux fois ! »
Je plonge dans la descente. Long de 600 mètres, le Koppenberg culmine à 77 mètres au-dessus de la mer et présente une pente moyenne de 11,6% avec un passage à 22% que je repère très vite car la route semble se plier soudain, effet accentué par la végétation, en pleine éclosion en ce printemps, qui ne laisse plus filtrer la lumière du jour.

Version 2Version 2Version 2Version 2Koppenberg au pied face

Voilà, nous atteignons les premières maisons du village de Melden. Je renonce à rebrousser chemin pour m’imprégner définitivement de cette grimpée mythique pavée de si mauvaises intentions à l’égard des coursiers.
Qui ne s’intéresse pas au cyclisme ne peut comprendre l’émotion qui m’étreint. Durant quelques minutes, je peuple ce chemin creux, ce matin totalement désert, d’une foule en liesse agrippée aux talus, de coureurs en équilibre, zigzaguant, finissant par mettre pied à terre et même s’effondrer comme un château de cartes.
Je vous envoie sur YouTube en 1976, lors de la première édition du Ronde empruntant l’affreux boyau. C’est compliqué même pour les spectateurs. À 1 minute et 23 secondes, vous y verrez l’immense Eddy Merckx, avec son maillot Molteni, obligé de mettre pied à terre.
Pire encore, comme un bonus, avancez jusqu’à 3 minutes et 50 secondes, vous assisterez, lors de l’édition de 1987, à la chute du coureur danois Jesper Skibby heurté par la voiture d’un commissaire. Effrayant !

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À la suite de cet incident dramatique, évité de justesse, qui crédibilisait quelque part la vindicte du grincheux Hinault, le Koppenberg fut retiré du parcours pendant quinze ans. Il fit son retour sur le Ronde en 2002 après avoir été aménagé autant qu’il fût possible et repavé. La légende dit que de nombreux pavés avaient disparu, déterrés par quelques adorateurs en quête d’un objet collector.
Placé désormais plus près de l’arrivée à Audenarde, le Koppenberg joue un rôle souvent décisif dans le déroulement de la course. Ce fut le cas encore en ce printemps avec la démonstration de force du champion du monde Mathieu Van der Poel, le petit-fils de Raymond Poulidor. Regardez avec des commentaires de Jacky Durand, l’un des trois Français à l’avoir emporté de toute l’histoire du Ronde, cela remonte à 1992.

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Mon pèlerinage vélocipédique ne s’achève pas là, bien au contraire. J’ai prévu la visite à Audenarde du Centrum Ronde van Vlaanderen. Preuve que le cyclisme est sacré ici en Flandre : un musée ou plutôt un centre d’interprétation est entièrement consacré à l’histoire de la prestigieuse classique, en plein cœur de la ville, à deux pas du célèbre hôtel de ville d’Oudenaarde (dans la langue locale). Vous ne pouvez pas le rater, une voiture de la direction technique de l’équipe Molteni, du temps d’Eddy Merckx, stationne devant l’entrée.

Version 2Centrum voiture Molteni

Mais auparavant, pour éviter la fringale qui guette le coureur cycliste négligeant de s’alimenter, nous faisons une halte au Peloton Café, la brasserie attenante au musée totalement imprégnée de la chose cycliste : anciens vélos de course accrochés aux murs, des éclairages conçus à partir de roues de vélo, et une multitude de maillots me renvoyant à des équipes et des champions du passé.

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Mon regard s’attarde sur le maillot de l’équipe Terrot, émouvant de simplicité. Qu’ils étaient beaux les maillots dans mon enfance, uniquement brodés sur la poitrine de la marque de cycles ! Rien à voir avec les horribles tenues d’aujourd’hui bariolées et surchargées de sponsors, transformant ceux qui les portent en véritables hommes-sandwiches.
Terrot était une florissante entreprise de construction d’engins mécaniques fondée en 1887, à Dijon, par Charles Terrot. À la fin de la Première Guerre mondiale, l’État prit le contrôle des usines, soupçonnant le patron (que les employés surnommaient le « terroriste ») d’être en intelligence avec l’ennemi, ses capitaux étant en partie allemands.

Terrot affiche

Parmi les coureurs ayant porté les couleurs de la marque dijonnaise, je me souviens de Charly Gaul et (comme on disait) son « fidèle lieutenant Marcel Ernzer, de Jean Robic, Antonin Rolland, Adolphe Deledda, Jean Dotto, des spécialistes de cyclo-cross Roger Rondeaux et André Dufraisse (ils furent champions du monde).

Peloton Terrot Gaul

Peloton Terrot Ernzer

Terrot Robic

Dehors, la drache redouble de violence. Cinq jeunes filles, en tenue de cyclistes, viennent se réfugier à la table voisine. C’est l’occasion de vous dire que le Tour des Flandres n’est pas qu’une affaire d’hommes et, depuis 2004, une épreuve féminine, empruntant le même final, est organisée en ouverture, le même jour.
Tandis que sur un grand écran, en direct sur la chaîne Eurosport, Tadej Pogaçar voit la vie en rose sur les routes du Giro, nous nous régalons d’une goûteuse carbonade … à la flamande, comme de bien entendu, accompagnée de frites et d’une bière pression … Flandrien, comme de bien entendu aussi.

Peloton Flandrien

« Flandrien » est un belgicisme dérivé de Flandre désignant notamment : un cycliste qui, outre une grande force physique, sa caractérise par sa capacité à conserver son esprit combatif dans des conditions (météo) défavorables et est donc parfaitement adapté pour rouler les classiques flamandes du printemps.
À l’origine, c’était une manière péjorative de qualifier les travailleurs saisonniers flamands dans le Nord de la France et en Wallonie.
Philippe Bordas, dans son érudit livre Forcenés, une ode à un cyclisme définitivement disparu, consacrait un chapitre aux Flamands : « Dans ses Commentaires, Jules César juge les Belges le peuple des Gaules le plus courageux. Le ciel plus dense maintient sur le cœur une pression. Cette pression traverse le corps de haut en bas ; elle laisse des joues creuses, elle fait les mollets ronds. Les ciels vénéneux s’écoulent sur la peau par le jeu des averses et d’un vent trop intime avec le cerveau.
Les hommes du plat pays s’incorporent les nuées lentes comme des vaccins. Le manque de chlorophylle les rend las et rugueux. Ils avancent sous un poids de ciel, tassés sous les nuages, dans l’indécision des terres et des eaux. À laisser traîner les yeux dans les fentes du goudron, ils montrent un teint de mauvais linge. Ils aiment les saules noirs manchots. Ceux de la mer ont des grosses mains…
Les cyclistes sortent de maisons adoucies d’un poêle et d’une véranda. Ils se retrouvent au matin malgré la pluie et pédalent jusqu’au soir. Ce sont des hordes à carapaces rigides que le froid traverse d’outre en outre. Rendus gris par la peine, ils passent les bourgs sans un bruit.
Ainsi s’éveille la Flandre, depuis que le cyclisme existe, parmi des vestiges d’hommes et des tronçons médiévaux. Le froid enserre les villages d’une tournure de brume. Des meutes errantes s’émeuvent de l’angélus et du carillon. À travers les vitraux des tavernes ondulent les gargouilles des duchés disparus.
Ce sont les Flamands.
La patience charge ces silhouettes du sentiment de l’illimité. Les Flamands cheminent dans une usure sans fin, entre les fermes et les canaux, infusés de mélancolie. Un mors invisible les tient, qui freine les paroles. Ils avancent, épaule contre épaule, sans jamais choir ni s’élever. Ils cheminent dans un couloir de vent, en équilibre sous l’asymptote des frôlements. Les Flamands ont acquis à survivre contre les éléments une adresse animale. Ils se nourrissent de rafales de vent et du civet ascétique appris des mystiques du Moyen-Âge finissant : une carbonade de ciel noir et de pavés, des rails de tramway mélangés à la boue. »
Une espèce en voie d’extinction si l’on se réfère à l’un des héros du musée, Briek Schotte, double vainqueur du Ronde en 1942 et 1948, surnommé « l’Homme de fer » mais baptisé aussi et surtout « le dernier des Flandriens ».
On le voit sur une photographie à l’occasion de l’inauguration de sa statue en bronze grandeur nature dans le village de Flandre où il repose. En arrière-plan, je reconnais Rik Van Steenbergen, Eddy Merckx et Rik Van Looy, trois légendes du cyclisme belge. À eux quatre, ils totalisent 10 titres de champion du monde sur route et 8 Tour des Flandres.

Version 2Schotte statueVersion 2

Briek Schotte se présenta pas moins de vingt fois au départ du Tour des Flandres. On peut admirer un vase en bleu de Delft décoré d’un Lion des Flandres, qui lui fut offert pour honorer sa longévité. Ironie du destin, il décéda en avril 2004, le jour même du Ronde.
Il avait confié lors d’une interview : « Nous étions des dieux pour les hommes, les seuls dieux qu’ils pouvaient voir de près et avec qui ils pouvaient échanger quelques mots. »

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Le lyrisme de Philippe Bordas à l’égard des coureurs primitifs flamands n’est certes plus d’actualité. Les « Van machin chose » sont amenés sur la ligne de départ dans des cars pullman ultramodernes. Ils roulent pour des multinationales sur des vélos sophistiqués à plusieurs milliers d’euros. Certains choisissent de s’exiler pour d’évidentes raisons fiscales en Suisse ou dans des principautés frontalières de la France.
Mais pour les indéfectibles amoureux de la petite reine, les Van sont toujours dans le vent. Deux silhouettes grandeur nature, en carton, de Wout Van Aert et de Mathieu Van der Poel, bras levés, nous accueillent à l’entrée du musée.

Centrum Van AertVersion 2

Une collection d’anciennes affiches, annonçant le Ronde van Vlaanderen, tapisse un des murs du hall. Mon œil inquisiteur a vite fait de repérer sur l’une d’elles, en date de mars 1961, la présence de Jacques Anquetil en danseuse probablement dans l’ascension pavée du Mur de Grammont. Il n’obtint jamais mieux qu’une quatorzième place, dans le même temps que le vainqueur, un certain Arthur De Cabooter, lors de l’édition 1960, mais mon cœur d’enfant bat un peu plus vite soudainement.

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Les textes d’accompagnement et les commentaires d’époque des vidéos sont en langue flamande (ou anglaise). Aucune traduction en français mais l’inconvénient est mineur tant je connais l’histoire de la course, ses héros, leurs exploits et parfois les drames. On peut sur réservation avoir le concours (payant) d’un ancien champion comme guide. Ainsi, il en coûtera (par groupe de 25 personnes) 500 euros si vous souhaitez avoir les commentaires éclairés de Johan Museeuw, triple vainqueur du Ronde et de Paris-Roubaix, ou 250 euros pour ceux du moins prestigieux Nico Mattan !
Est-ce pour flatter inconsciemment mon esprit cocardier, je me dirige le long du mur de présentation du palmarès complet du Ronde depuis sa création, vers les années 1955 et 1956, les deux seuls millésimes (hormis le succès de Jacky Durand en 1992) qui consacrèrent des victoires françaises.
En 1955, Louison Bobet, surnommé ici « De bakker van Saint-Méen » (le boulanger de Saint-Méen), alors champion du monde, régla au sprint Hugo Koblet.

Ronde 1955 Bobet et Koblet

Ronde Bobet 1955

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Résumé du Tour des Flandres victorieux de Louison Bobet en langue flamande avec à la fin, les commentaires de Rik Van Steenbergen

En 1956, à la surprise générale (et pourtant, il avait gagné Paris-Roubaix, l’année précédente), c’est le Lyonnais Jean Forestier qui l’emportait, légèrement détaché, avec son maillot vert Follis, une marque de cycles fondée à Lyon en 1903 par Joseph Follis, un ancien ouvrier serrurier italien émigré.
Jean Forestier, aujourd’hui doyen des vainqueurs des deux grandes classiques pavées, fêtera ses 94 ans en octobre prochain.

Ronde Forestier

Allez, je m’assure la bienveillance des militantes féministes, une exposition temporaire est consacrée aux championnes. Remarque totalement sexiste (!), j’avoue que leurs combinaisons moulantes sont particulièrement seyantes !

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Une vitrine est dédiée à la néerlandaise Anna Van der Breggen, l’une des cyclistes professionnelles les plus titrées sur route et contre la montre, avec un titre olympique, trois championnats du monde, un championnat d’Europe, quatre victoires sur le Giro, de nombreuses classiques dont un Tour des Flandres. Plusieurs de ses maillots exposés témoignent de son palmarès exceptionnel.

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Au fil des salles, le musée du Ronde respire l’héroïsme de la course, sa popularité, les émotions qu’elle suscite, ses duels épiques, ses exploits, ses drames, ses anecdotes voire ses combines devenues parfois légendes.
Ainsi, lors du Tour des Flandres 1961 : la victoire va se jouer entre le populaire Anglais Tom Simpson et l’Italien Nino Defilippis. Le Transalpin, réputé plus rapide au sprint, a les faveurs du pronostic. Mais ce jour-là, le vent violent, qui souffle en rafales, fait s’envoler la banderole d’arrivée. Defilippis se relève aussitôt avoir franchi ce qu’il suppose être la ligne d’arrivée, et le British malin, dans un dernier sursaut, vient lui souffler la victoire.

Ronde 1961 SimpsonVersion 2

L’Italien penaud posa réclamation accusant Éole de l’avoir trompé en arrachant la banderole. Les commissaires la rejetèrent arguant du fait que les deux coureurs avaient déjà auparavant effectué deux tours du circuit final et donc repéré la ligne.
Defilippis demanda alors à Simpson d’accepter une victoire ex æquo, prétextant qu’aucun coureur Italien n’avait remporté une classique depuis 1953. Ce à quoi Simpson aurait répondu avec un humour typiquement britannique qu’aucun Anglais n’en avait gagné une depuis 1896 ! Delicious !

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Encadrée comme un tableau de maître flamand, voici une photographie du Batave Jan Raas, double vainqueur du Ronde, assénant un coup de poing à un photographe, dans l’ascension du Koppenberg. Peut-être celui-ci s’était-il trop avancé sur la chaussée pour obtenir un cliché plus spectaculaire, provoquant la perte d’équilibre du coureur.
C’est peut-être un détail pour vous, mais, à l’époque, ça voulait dire beaucoup : Jan Raas était un des rares coureurs binoclards du peloton, avec ses compatriotes hollandais Jan Janssen et Gerrie Knetemann, ainsi que notre regretté champion Laurent Fignon. Aujourd’hui, tous les cyclistes cachent en permanence leur regard derrière des verres photochromiques.
Je suis intrigué : l’édition 1977 du Ronde est présentée comme gagnée par Roger De Vlaeminck, mais une inscription sibylline précise au-dessous : « vainqueur moral : Freddy Maertens ».

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Le traducteur photographique de mon IPhone m’aide à comprendre.
Sur la photo, ne figure plus Eddy Merckx : le Cannibale moins glouton au crépuscule de sa carrière, après avoir franchi en tête le fameux Koppenberg, a dû laisser partir le champion du monde en titre Freddy Maertens et Roger De Vlaeminck, surnommé « le Gitan » parce que ses parents étaient forains.
Maertens apprend bientôt que les commissaires l’ont disqualifié en raison d’un changement de vélo au pied du Koppenberg, une manœuvre interdite par le règlement. Il continue cependant à rouler dans l’espoir que le jury des commissaires reviendra sur son exclusion. Après une brève concertation avec son directeur sportif Guillaume Driessens, Maertens considère qu’il n’y a que des avantages à poursuivre la course : cela génèrera beaucoup de publicité pour sa marque Flandria à le voir rouler en tête à la télévision, ensuite sait-on jamais, les commissaires reviendront sur leur décision, enfin peut-être pourra-t-il monnayer quelques francs belges pour jouer la locomotive de Roger De Vlaeminck sur les 70 derniers kilomètres.
La légende de la photographie prétend que le Gitan aurait négocié un accord de 300 000 francs belges pour acheter la victoire. Maertens aurait eu un rendez-vous dans une auberge pour empocher cette prime à partager avec ses équipiers de Flandria.
Les images  sur YouTube montrent Freddy menant à fond pour De Vlaeminck et ne lui disputant absolument pas le sprint. J’aurais aimé entendre la petite conversation à la portière de la voiture de la Flandria.

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Les versions varient, on ne sait plus si les commissaires firent preuve de mansuétude en fermant les yeux sur l’infraction de Maertens qui fut disqualifié finalement une seconde fois pour un contrôle d’urine positif !
Plus tard, Maertens confiera qu’il ne reçut que 150 000 francs belges, De Vlaeminck niera qu’il fut question d’argent.
Chacun donnera le sens qu’il veut à l’adjectif « moral ». La glorieuse incertitude du sport !!!
Philippe Bordas brossa des portraits très attachants des deux champions flamands, ainsi Roger De Vlaeminck plus vrai que nature : « C’est ainsi que vous le verrez représenté. L’avant-bras sur le bras replié comme un mètre de charpentier, l’humérus et le cubitus armant une suspension. Buste plat, poignet cassé à la façon précieuse des échassiers. Noir de poil et la peau sombre, vêtu selon le ciel de poussière ou de boue. Un profil en relief, sur le mode assyrien. Dos plat et tête plus basse que dos, sous le fléau du vent.
À l’icône s’ajoute la dérision de maillots acidulés aux couleurs de marchands de glace et de chewing-gum. De Vlaeminck traverse une farce épique, manigancé par des confiseurs. Ce n’est qu’un séducteur de roches, un charmeur de granites. Il produit un son contre les pavés qui n’appartient qu’à lui. Un riff lancinant… »
Le Gitan aimait les pavés. Outre ce Tour des Flandres un peu marchandé, il gagna quatre Paris-Roubaix.

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Un peu plus loin, est exposée la mythique voiture rouge de la formation Flandria. Son pilote, le directeur technique Guillaume Driessens, pourrait, s’il était encore en vie, nous conter de croustillantes anecdotes, ainsi par exemple, celle de son coureur Michel Pollentier s’emparant du maillot jaune au sommet de L’Alpe d’Huez, lors du Tour de France 1978, avant d’être pris en flagrant délit de fraude pour avoir caché sous son aisselle, une « poire d’urine propre » lors du contrôle antidopage.
On retrouve Guillaume Driessens, surnommé Lomme, au volant du véhicule technique de l’équipe Faema, lors du Tour des Flandres 1969.

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La météo est exécrable, une pluie battante mêlée de neige, « le vent du Nord qui fait craquer les digues » et le peloton. Eddy Merckx met le « brol » et dépose tous ses adversaires alors qu’il reste tous les monts à gravir. Une tactique, semble-t-il suicidaire, aux yeux de Driessens qui vilipende son champion : « Tu es fou. Il reste encore septante kilomètres ! ». Le jeune Eddy n’en a cure et, en guise de réponse, lui fait un bras d’honneur.
Derrière, la chasse, menée par un groupe d’Italiens appartenant pourtant à des équipes différentes, est furieuse mais vaine. Merckx l’emporte avec plus de cinq minutes d’avance sur Felice Gimondi et huit sur Basso, Bitossi et Dancelli. Le Brabançon, prophète en Flandre, vient d’écrire l’une des premières pages qui feront sa légende. Quelques mois plus tard, il survolera le premier Tour de France auquel il participera, avec notamment une échappée inoubliable dans l’étape reine des Pyrénées.
Retour, vingt ans en arrière : après le succès du Suisse Henry Suter en 1923, il avait fallu attendre 1949 pour qu’un non-Belge parvienne à gagner le Ronde Van Vlaanderen.
En l’occurrence, l’Italien Fiorenzo Magni : « Dès les premiers mètres de mon premier Tour des Flandres, j’ai découvert que j’aurais pu être un Flamand. Les pavés, c’était pour moi. C’était comme si je roulais sur l’asphalte. Dès que je voyais des pavés, j’attaquais ».

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De fait, Magni en remporta trois consécutivement, performance toujours inégalée à ce jour.
Baptisé déjà le « troisième homme » par les tifosi, dans l’ombre de Fausto Coppi et Gino Bartali, possiblement à cause de soupçons d’appartenance à la milice fasciste sous la dictature mussolinienne, il passa finalement à la postérité sous le surnom de « Lion des Flandres », référence à la hargne et la force du fauve figurant sur le drapeau flamand.
Fiorenzo ne fut pas le champion d’une seule course. Il remporta trois Tours d’Italie. Qui sait s’il n’aurait pas gagné le Tour de France 1950 : endossant le maillot jaune à l’issue de l’étape pyrénéenne Pau-Saint-Gaudens, il ne put le défendre obtempérant aux ordres de Bartali qui exigea l’abandon de toute la Squadra Azzurra**.
Magni fut le premier à amener des sponsors extérieurs au cyclisme en créant en 1954 l’équipe Nivea-Fuchs.
Sur une table, sont exposés quelques-uns des trophées (objets d’art ?) ayant récompensé des vainqueurs du Ronde.

Version 2Version 3Centrum Trophées 3

Dans un petit coin, est reconstituée l’atmosphère chaleureuse d’un estaminet à la gloire de la bière Kwaremont au tempérament aussi corsé que l’autre célèbre ascension du Ronde, l’Oude Kwaremont.

Version 2Version 2Version 2Version 2Version 2Pub Kwaremont bière

La boisson maltée, consommée sans modération, entraîne malheureusement parfois certains comportements stupides de la part de pseudo supporters passablement éméchés. Ainsi, un spectateur a fait l’objet d’une procédure judiciaire pour coups et blessures pour avoir aspergé Van der Poel de gobelets de bière lors de son échappée victorieuse dans le récent Tour des Flandres, justement dans le Vieux Quaremont.
Du coin de l’œil, j’observe ma compagne et je constate qu’elle visionne avec une certaine attention les vidéos projetées sur de grands écrans, de part en part dans le musée. Elle prend peut-être conscience qu’en effet, le Tour des Flandres n’est pas une course comme les autres, en particulier quand il s’agit de franchir les bergs, et que mon entêtement à vouloir visiter le Koppenberg n’était pas ridicule.
Si besoin encore, pour accentuer la dramaturgie, une grande découverte nous livre un florilège de chutes.

Version 2Version 2

Chute Skibby 3

Une autre décompose la fameuse chute du Danois Skibby en 1987 qui entraîna le retrait du Koppenberg durant une quinzaine d’années. Plus de peur que de mal heureusement, mais quelle inconséquence de la part du pilote de la voiture !

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Tiens, dans une vitrine, le superbe maillot bleu nattier que les coureurs d’outre-Quiévrain enfilent à l’occasion des courses disputées par équipes nationales. Cette nuance de bleu, qui m’intriguait dans mon enfance à la lecture de la liste des engagés, porte le nom de son créateur Jean-Marc Nattier, un peintre français du XVIIIème siècle.
Comme en vrai, on peut enfourcher un vélo de course professionnel et à l’aide de simulations informatiques braver les côtes et tronçons pavés. J’y renonce, le tressautement sur les pavés n’est sans doute pas la meilleure kinésithérapie pour mes hanches !

Centrum simulateurs

On ne peut tout de même pas repartir d’Audenarde sans jeter un œil, à quelques pas du musée, sur le Markt (place du marché), au majestueux hôtel de ville, un des joyaux de l’architecture flamande, bâti entre 1526 et 1536 dans le style gothique brabançon « finissant (sic).

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Il possède un faux air de la Maison du Roi sur la Grand-Place de Bruxelles, ce qui n’a rien d’étonnant car les deux monuments furent conçus par le même architecte Hendrik van Pede.
À l’occasion d’un de ses séjours en Belgique, Victor Hugo affirma : « Chaque détail de ce bâtiment fantastique mérite d’être admiré ». La drache qui s’est réinvitée nuit à une observation attentive de la façade travaillée comme une dentelle flamande.
Au sommet de la tour, on distingue la couronne impériale et une statue en cuivre doré du héros folklorique local Hanske de Krijger gardant la ville. La légende raconte qu’ayant bu sans modération de la bière d’Audenarde, il s’endormit à son poste de vigie et ne vit pas arriver l’empereur Charles Quint en visite. Le monarque, de bonne composition, aurait juste exigé qu’une paire de lunettes soit ajoutée aux armoiries de la ville.
L’empereur, à l’origine Charles de Habsbourg, était né à Gand dans le comté de Flandre. Pour justifier sa clémence, peut-être se souvint-il que quelques années auparavant, en 1521, séjournant à Tournai pendant que son armée assiégeait la ville, les représentants de la ville d’Audenarde avaient organisé un somptueux festin en son honneur. C’est en ces circonstances que le jeune Charles connut une brève aventure avec Jeanne Van der Gheynst, une voluptueuse Tournaisienne, d’où naquit illégitimement une petite Marguerite qui épousa un membre de la famille Médicis, Octave Farnèse duc de Parme. Désormais Marguerite de Parme, elle fut nommée en 1559 par Philippe II d’Espagne gouvernante et régente des Pays-Bas.
En ce lundi après-midi, le musée, à l’intérieur de l’hôtel de ville, malheureusement, va fermer. Je regrette de ne pouvoir admirer la halle aux draps et sa riche collection de tapisseries audenardaises communément appelées « verdures » parce que leur décor est principalement végétal.
Le Markt est absolument désert. Il est difficile d’en imaginer la liesse un jour de Tour des Flandres.

Audenarde RondeVersion 2

Pour cause également de fermeture, nous renonçons à aller nous réchauffer au De Carillon, un pittoresque café constitué de deux petites maisons à pignons adossées contre un mur de l’église.
Avant de regagner Bruxelles, me vient l’envie d’une ultime dose de Ronde van Vlaanderen ! Et si je m’enfilais une rasade d’Oude Kwaremont, autre berg pavé mythique ? Ce n’est pas loin, à une lieue d’Audenarde, d’ailleurs la plupart de ces buttes sont concentrées dans un périmètre très restreint. Les organisateurs programmant leur ascension à plusieurs reprises, le Tour des Flandres, dans sa version moderne, ressemble à une kermesse géante à laquelle viennent assister (et boire !) plusieurs dizaines de milliers de Flamands (mais pas seulement !).
Encore une fois, mon GPS est hésitant dans sa recherche et il me fait passer par le Nieuw Kwaremont, la route N36 bien asphaltée qui conduit à Renaix. Culminant à 111 mètres d’altitude, Quaremont est un joli petit village à l’écart de la commune de Kluisbergen à laquelle il est aujourd’hui rattaché. De belles voitures allemandes sont garées devant les maisons spacieuses à l’architecture parfois futuriste. Ça transpire l’opulence.
La Flandre est passée de la betterave aux microprocesseurs. L’entreprise Quick Step « recycle » le lin en panneaux d’isolation et est le principal sponsor d’une équipe professionnelle comptant dans ses rangs Remco Evenepoel et Julian Alaphilippe.

Kwaremont Kluisbergen

église QuaremontVersion 2

Entrée dans Quaremont

Jour de fête Kwaremont 2

Le béotien en cyclisme doit faire un énorme effort pour imaginer comment, une fois l’an, ce hameau si tranquille est envahi par 40 000 fanatiques, le long des 2 200 mètres d’ascension. Une semaine auparavant, les camping-cars commencent à arriver pour s’installer aux meilleurs postes d’observation.
Le Tour des Flandres est devenu un « event » bling-bling : la société organisatrice Flanders Classics met en vente 10 000 tickets que s’arrachent, dès le mois d’octobre, des VIP, essentiellement des hommes d’affaires. Sous des chapiteaux géants, ils parlent business, et probablement peu de vélo, autour d’un buffet au champagne.
Cet après-midi, l’estaminet du village est malheureusement fermé. Il fait partie de ces Kwaremont Koerse Kaffee, nombreux dans le coin, qui ont la saveur du Ronde et du cyclisme. Leurs murs sont souvent décorés de maillots et photographies d’anciens champions.
Je finis par dénicher, à l’entrée du village, la fameuse sente pavée qui monte depuis Kluisbergen. Un panneau en flamand semble interdire ce chemin de labour aux voitures, c’est du moins ce que prétend ma compagne. Cette fois, je me range à sa sagesse. Nous nous contentons d’emprunter, après la traversée de Quaremont, la seconde partie du berg beaucoup moins pentue. Mieux qu’un long discours, suivons Mathieu Van der Poel dans sa chevauchée solitaire Ronde-ment menée dans le Oude Kwaremont, lors de la récente édition 2024. Impressionnant de puissance, il semble glisser sur les pavés disjoints.

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Seule ombre à cette embellie vélocipédique, la politique s’invite sur le Tour des Flandres, pas toujours de la meilleure des manières : de nombreux drapeaux nationalistes et séparatistes flamingants, distribués gratuitement sur le parcours (à des spectateurs qui ne connaissent pas nécessairement la nuance) par des partis d’extrême-droite, claquent au vent au passage des coureurs. Lion noir sur fond jaune avec griffes et langue noires, ils se distinguent de l’étendard officiel de la Région flamande sur lequel les griffes et la langue du fauve sont rouges en référence aux trois couleurs du drapeau national belge.
Ça ne peut pas faire de mal d’écouter Brel éructant :

« Messieurs les Flamingants, j’ai deux mots à vous rire
Il y a trop longtemps, que vous me faites frire
À vous souffler dans le cul, pour devenir autobus
Vous voilà acrobates mais vraiment rien de plus
Nazis durant les guerres et catholiques entre elles
Vous oscillez sans cesse du fusil au missel
Vos regards sont lointains, votre humour est exsangue
Bien qu’il y ait des rues à Gand qui pissent dans les deux langues
Tu vois quand j’pense à vous, j’aime que rien ne se perde
Messieurs les Flamingants, je vous emmerde
Vous salissez la Flandre mais la Flandre vous juge
Voyez la mer du Nord, elle s’est enfuie de Bruges… »

Monument Kwaremont

À quelques hectomètres au-delà du sommet du Vieux Kwaremont, est érigée une stèle à la mémoire de Karel Van Wijnendaele, de son vrai nom Karel Steyaert, co-créateur en 1913 du Tour des Flandres sur une idée de Léon Van den Haute. Les deux journalistes du nouveau quotidien sportif Sportwereld (les courses cyclistes professionnelles ont souvent vu le jour à l’initiative de journaux pour accroître leur nombre de lecteurs) souhaitaient ainsi faire germer une identité flamande et affirmer un sentiment de fierté au reste du pays. L’industrieuse Wallonie possédait déjà la doyenne des courses cyclistes professionnelles Liège-Bastogne-Liège, la laborieuse Flandre agricole s’enorgueillirait désormais de son Ronde. « De bête de somme, le « Flandrien » devenait bête de scène ».
La première édition partit de Gand et se termina à Mariakerke (aujourd’hui banlieue de Gand) sur un vélodrome en bois entourant un étang.

Vélodrome Mariekerke

Sportwereld

Le_Tour_des_Flandres_1929_emprunte_le_bord_du_canal_reliant_Bruges_à_Ostende

Les lieux de départ et d’arrivée du Ronde ont souvent changé au cours de son histoire, parfois pour des raisons stratégiques de course, mais aussi pour des motifs commerciaux. Ainsi, actuellement, Anvers accueille le départ alternativement avec Bruges.
Si le Ronde van Vlaanderen connut quelques interruptions durant la Première Guerre mondiale, par contre, ce fut la seule classique qui se courut durant la Seconde, sur un territoire pourtant occupé par l’armée allemande.
S’en suivirent des accusations de collaboration, d’autant que de nombreux nationalistes flamands avaient des liens étroits avec l’Allemagne nazie.
Après la guerre, le journal de gauche Het Volk, considérant le Tour des Flandres comme trop proche de l’extrême-droite, créa sa propre course, le Circuit Het Volk, aujourd’hui appelé Circuit Het Nieuwsblad.
Le Tour des Flandres acquit un prestige international avec la création en 1947 du Challenge Desgrange-Colombo (du nom des premiers organisateurs du Tour de France et du Giro), un officieux championnat du monde établi selon les points cumulés dans les deux grands Tours nationaux et les classiques principales.
Ce challenge disparut en 1958 pour cause de conflit entre les organisateurs français et italiens. Il fut alors remplacé par le Super-Prestige Pernod ! Hips !
Devant le monument dédié à Karel Van Wijnendaele, sur le sol pavé, sont fixés des carreaux de faïence avec les noms de tous les vainqueurs (hommes et femmes) du Ronde.

Carreau Adrie Van Der Poel

Au hasard, je relève le nom d’Adrie Van der Poel, le père de Mathieu. C’est par son mariage avec la fille de Raymond Poulidor que se créa la filiation avec le regretté champion français si populaire.

Pavé Cancellara

C’est un pavé … dans la mare qu’on lança en 2010 en soupçonnant le coureur suisse Fabian Cancellara d’une tricherie, lors de la première de ses trois victoires. Une vive polémique surgit à cause d’une éventuelle assistance électronique dissimulée dans le cadre de son vélo. Il est vrai qu’à la télévision, son impressionnante accélération (propulsion ?) dans l’ascension d’un des monts avait quelque chose de surnaturel. La crainte d’un dopage mécanique reste toujours d’actualité et désormais, des radiographies des cadres et guidons à l’infrarouge sont effectuées aux arrivées.

Carreau Van LooyVan Looy miroir cyclisme

Un regard appuyé vers Rik Van Looy : on le surnommait « l’empereur d’Herentals », un sacré baroudeur, un champion de mon enfance. Avec ses compatriotes Eddy Merckx et Roger De Vlaeminck, il est l’un des trois seuls coureurs à avoir remporté les cinq Monuments du cyclisme.

Carreau BoonenCuisses Boonen

maillot et vélo Tom Boonen

Beaucoup de lieux célèbrent les glorieux champions cyclistes que la Flandre a produits. Ainsi, nous ne nous y rendrons pas, mais non loin de là, au sommet du Taaienberg, un autre mont franchi par les concurrents du Tour des Flandres, a été inaugurée, en 2023, une sculpture représentant les jambes et les cuisses de Tom Boonen, triple vainqueur du Ronde, sous le maillot de la Quick Step.
Il ne faut pas exagérer, je n’insiste pas pour pousser jusqu’au Paterberg, autre mont emblématique, situé également sur la commune de Kluisbergen. La légende colporte qu’au début des années 1980, le propriétaire de ce court chemin de terre (380 mètres) souvent transformé en cloaque, amateur de vélo, suggéra à l’échevin de le faire paver puis le proposer aux organisateurs du Ronde.

Paterberg pavés

Je ne regrette pas d’avoir cédé à cette « liturgie païenne dont la grand-messe est célébrée le quatorzième dimanche de l’année. Ponctuée d’un chapelet de « murs », cette procession centenaire relève d’un autre temps ».

Tour de France 2019Ronde miniatures

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Petit Flandrien

* http://encreviolette.unblog.fr/2011/04/15/voyage-au-bout-de-lenfer-du-nord/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/09/18/la-primavera-en-ete-sur-la-route-de-milan-san-remo/
http://encreviolette.unblog.fr/2018/06/09/une-semaine-a-florence-1/
** http://encreviolette.unblog.fr/2020/06/26/ici-la-route-du-tour-de-france-1950-2/

Publié dans:Cyclisme |on 9 juin, 2024 |2 Commentaires »

Federico Bahamontès, l’Aigle de Tolède, s’est envolé !

 

Baha train valise

Je pensais en avoir terminé avec mes « vélocifèrations » (néologisme inventé par l’écrivain Christian Laborde pour égrener sur scène ses souvenirs de Tour de France) autour de la grande boucle de 1953 remportée par Louison Bobet, lorsque j’appris la disparition du champion espagnol Federico Bahamontes.
C’était, jusqu’au 7 août dernier, le plus ancien vainqueur du Tour de France encore en vie, privilège qu’il avait acquis à la mort de Roger Walkowiak et qui appartient désormais à un autre coureur français, Lucien Aimar, victorieux en 1966. Baha avait soufflé, en juillet, ses 95 bougies. Dans mon esprit, il me semblait presque aussi éternel que les neiges recouvrant (de plus en plus parcimonieusement à cause du réchauffement climatique) les cimes qu’il tutoyait à vélo, au point que Jacques Goddet, directeur du Tour, le surnomma l’Aigle de Tolède, sa province d’origine.
Les spécialistes considèrent quasi unanimement qu’il partage avec le Luxembourgeois Charly Gaul, le titre de meilleur grimpeur de toute l’histoire du cyclisme.

Gaul et Baha grimpeurs 2

Le blond, dans le maillot rouge blanc bleu de champion du Luxembourg, c’était Gaul, fluet, au style fluide, léger comme un cabri, beau dans le style chérubinesque qui lui valut rapidement le surnom d’Ange de la montagne. J’eus l’occasion de conter ses chevauchées légendaires dans plusieurs billets, notamment à la sortie du livre L’échappée de Lionel Bourg* qui, dans sa prime enfance, tomba en idolâtrie de l’ange après que, juché sur les épaules de son père, il lui soit apparu traversant Saint-Chamond, lors du Circuit des Six Provinces 1954, avant qu’il ne s’envole dans le col de la Croix de Chaubouret.
L’autre, le brun, teint mat, cheveux ondulés, dans son maillot gris perle ceinture et liserés sang et or de l’équipe d’Espagne, c’était Federico au style saccadé, se déhanchant, balançant les épaules de gauche à droite.
L’ange aimait la pluie et la neige, l’aigle planait sous le soleil.
Je connus le bonheur de vivre dans mon enfance l’éclosion et les exploits de ces champions à travers les commentaires enflammés des radioreporters émis par l’antique « T.S.F » grésillante du salon familial, et la lecture des magazines Miroir-Sprint et Miroir des Sports qu’achetait mon père (je les possède toujours)**.

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Dans la mythologie du Tour de France : « le grimpeur incarne la figure romantique du héros solitaire, une sorte de Don Quichotte au grand cœur, instruit par un idéal de grandeur et des humeurs belliqueuses. Quel que soit le but qu’il poursuit, le grimpeur court après sa vérité face aux pentes les plus rudes, et ce huis clos anachronique avec la haute montagne le dévoile dans toute la force de son élévation. S’il fascine autant, c’est parce qu’il reste par nature un rebelle, un anticonformiste capable de renverser en un jour des hiérarchies solidement établies. C’est en montagne que tout se joue, toujours. Il règne sur des espaces insolites, désertés, hostiles au commun des mortels ».
Autant dire que l’imagination moulinait à fond chez le gamin normand que j’étais, même s’il venait déjà de tomber définitivement sous le charme de son « pays » Jacques Anquetil, « l’homme chronomaître ».
Sur mon petit vélo vert, je « refaisais l’étape » dans les deux cours du collège dirigé par ma maman, et lorsqu’il s’agissait d’aborder la montagne, j’escaladais plusieurs fois, dans le quartier, un raidard d’une centaine de mètres au nom évocateur mais excessif de rue du Bout de l’Enfer. Je poussais le mimétisme en tentant de copier le style de Bahamontès, assis sur la selle, les mains en haut du guidon et balançant la tête d’un côté à l’autre.
Une trentaine d’années plus tard, le destin me guérit de mes frustrations de gosse natif d’une région plate, au sens cycliste du terme, en me faisant croiser une charmante pyrénéenne. Je pus alors connaître le vertige des passages du Tour de France au sommet des cols. Je découvris aussi la délectation un brin masochiste de me confronter moi-même à vélo*** à ce que le dessinateur caricaturiste Pellos appelait avec humour les juges de paix. Mes jambes et mon cœur comprirent réellement ce que signifiait physiquement et moralement de hisser ma grande carcasse au sommet d’un col. À chaque coup de pédale, me revenaient en mémoire moult épisodes de la légende des Cycles. Il me plait que Federico choisit de dire adieu au Tour de France en 1965 en mettant pied à terre dans le col du Portet d’Aspet que je franchis à plusieurs reprises lors de mes randonnées ariégeoises.
Pour l’écrivain Christian Laborde, son histoire d’amour avec les grimpeurs du Tour de France s’enracine aussi dans son enfance. Chaque été, le mois de juillet arrivant, c’est toute la famille Laborde, originaire d’Aureilhan, en périphérie de Tarbes, qui filait dans les cols pyrénéens pour aller applaudir les champions de l’époque : « Quand les grimpeurs s’envolent, la montagne s’enflamme. La montagne, c’est-à-dire les sources, l’herbe, le torrent, les lacets, les vaches, les marmottes, les aigles, les chevaux, les ours, le desman rose, la neige, le soleil, le vent, la pluie, nous. Nous et nos mains qui les applaudissent, nous et nos gosiers qui hurlent leur nom, nous et les bouteilles que nous avons bues. Notre chapeau est de fortune, et notre enfance retrouvée. Il était temps …
Les grimpeurs ! Pour les voir, on se lève à 4 heures du matin. Quand j’étais môme, la nuit précédant le Tour, je ne dormais pas. La féérie de Noël n’est rien comparée à la fièvre du Tour. Et que vaut un jouet déposé par le Père Noël devant la cheminée, au regard du bidon que Federico Bahamontès, l’Aigle de Tolède, abandonne à vos pieds ? Le jouet, on le casse, on l’oublie. Le bidon, on le recueille, on l’expose, on le vénère…
Le grimpeur est seul, une moto le précède, nos cris l’entourent. Le grimpeur passe, laqué de sueur, la visière de la casquette sur la nuque, comme un rappeur, et c’est le flow parfait, la montée somptueuse, les sévères lacets avalés en souplesse.
Le grimpeur attaque, part. Vers où ? Loin des verrous. Le grimpeur s’en va, rompt les amarres. Le grimpeur est un esquif qui se casse, sur sa coque, on lit Kas. Le grimpeur fait une fugue, comme un ado, une fugue sur une route verticale, un goudron légendaire, une fugue en sol majeur… Les livres d’histoire disent que Dieu a créé les Pyrénées pour séparer les Français des Espagnols. Billevesées que tout cela ! Il s’en fout, Dieu, des frontières et des états. Il a créé les Pyrénées pour distinguer les grimpeurs des non-grimpeurs. Car « Dieu s’intéresse aux courses cyclistes ». »
Moi, j’avais 7 ans lorsque j’ai vu Bahamontès en chair et en os débuter dans le Tour de France 1954, à l’occasion d’une mini-étape contre la montre par équipes disputée sur le circuit de Rouen-les-Essarts, en lever de rideau du Grand Prix automobile. Je n’en garde aucun souvenir, mes yeux d’enfant s’écarquillaient pour Hugo Koblet, Ferdi Kubler, Jean Robic et Louison Bobet, vainqueurs des premiers Tours d’après-guerre.

1954 Baha Essarts clm

Quelques jours plus tard, Bahamontès se révèle au grand public lors des deux étapes pyrénéennes, affirmant d’emblée d’exceptionnelles qualités de grimpeur. Lors de l’étape Bayonne-Pau, il surgit seul au sommet de l’Aubisque noyé dans le brouillard, une minute avant les hommes forts du Tour. Le lendemain, entre Pau et Luchon, Federico poursuit son festival dans les cols du Tourmalet et de Peyresourde.

1954 Baha Tourmalet 3Tour 54 Baha Tourmalet1

Brillant dans les ascensions, Federico s’avère par contre un piètre descendeur, un handicap rédhibitoire qui l’empêche de conserver l’avance acquise sur ses adversaires dans les montées. Ainsi, seul en tête au sommet de Peyresourde, il est rejoint dans la descente vers Luchon par les « régionaux » français Bauvin et Malléjac, et doit se contenter d’une seconde place sur les allées d’Étigny. « J’ai peur dans les descentes car les routes en meilleur état que chez nous permettent des vitesses effarantes ».
Très attardé au classement général, on comprend vite que l’unique objectif du Tolédan est de capitaliser les points pour le classement du Grand Prix de la Montagne. À défaut d’un maillot distinctif blanc à pois rouges (qui n’apparut qu’en 1975), ce trophée jouissait alors d’un grand prestige avant qu’à partir des années 1990, un système discutable de distribution des points et de classification des difficultés à franchir, ne le décrédibilise en faussant la véritable hiérarchie.
En ce temps-là, il n’était pas question, comme aujourd’hui, de « trains » menés par l’ensemble des coureurs d’une même équipe, les yeux rivés sur leur compteur de watts, les tympans bouchés par les oreillettes reliées aux directeurs sportifs. Dès que la route commençait à s’élever, les vrais grimpeurs caracolaient aux avant-postes, creusant souvent des écarts impressionnants. Christian Laborde fut marqué à jamais par l’image de « ce Bahamontès qui part seul » : « Le grimpeur est le champion le plus fascinant. C’est l’homme seul qui parvient à s’extraire de la masse du peloton pour s’envoler dans un décor majestueux et s’offrir un royaume splendide ».
Federico s’adjugea à 6 reprises le Grand Prix de la Montagne, performance dépassée par Richard Virenque (7 victoires… à l’insu de son plein gré ?). Le champion espagnol refusait d’être comparé au populaire coureur français : « Virenque ne m’arrive pas à la cheville. Qu’il ne m’en veuille pas, mais, si lui est grimpeur, moi je suis Napoléon ! ».
Lors de son premier Tour en 1954, Bahamontès livra une autre facette de sa personnalité qui lui valut bientôt le surnom familier de Fédé le Fada. L’épisode appartient aux petites histoires du Tour de France et a été relaté maintes fois de manière très approximative par des journalistes peu scrupuleux ne prenant pas le temps de consulter les archives originales d’ailleurs guère loquaces sur le sujet. On peut ajouter, peut-être pour les dédouaner un peu, que Federico, lorsqu’il égrenait ses souvenirs, il les colorait à sa guise selon son interlocuteur.
Bref, lors de la dix-septième étape Lyon-Grenoble, dans la traversée du Vercors au sommet du pittoresque col de Romeyère, comme à son habitude, uniquement concerné par les points du Grand prix de la Montagne, Federico prit le maquis déposant à mi-col ses compagnons d’échappés parmi lesquels le maillot jaune Louison Bobet et Ferdi Kubler. La banderole Saint-Raphaël-Quinquina (apéritif parrain du trophée) franchie, il se laissa glisser prudemment dans la descente. Il semble qu’il fut alors victime d’un incident mécanique et en profita, le temps que la voiture de son directeur technique parvienne à sa hauteur, pour … déguster une glace à la vanille auprès du camion d’un marchand ambulant.
Coïncidence cocasse, cette même année, sortit sur les écrans, ce n’est pas une blague, Poisson d’avril, un nanar de Gilles Grangier avec Bourvil et De Funès dans lequel mon compatriote normand chantait Aragon et Castille, quelques couplets entraînants qui lanceraient bientôt la carrière de son auteur, Boby Lapointe.

« Au pays daga d’Aragon
Il y avait ugud une fille
Qui aimait les glaces au citron
Et vanille
Au pays degue de Castille
Il y avait tegued un garçon
Qui vendait des glaces vanille
Et citron … »

https://www.dailymotion.com/video/xcj2ce

Federico revient sur le Tour de France en 1956. Auparavant, il a participé à la Vuelta (Tour d’Espagne) se classant quatrième, devancé par son grand rival national Jesùs Loroño, puis au Giro d’Italia qu’il abandonne lors de la mythique dix-huitième étape Merano-Monte Bondone courue dans des conditions climatiques dantesques et remportée par l’autre monstre des cimes Charly Gaul.
Sur le Tour de France, Federico apparaît un peu moins dominateur en montagne, laissant, pour quelques points, le trophée du meilleur grimpeur à … Charly Gaul. Par contre, il est devenu un « vrai » coureur sur le plat, montrant même de réels progrès dans l’exercice du contre la montre. Cette fois, la perspective d’être le premier Espagnol susceptible de remporter le Tour de France n’est pas illusoire. Il termine finalement quatrième d’une épreuve débridée qui revient, à la surprise générale des spécialistes, à Roger Walkowiak, un valeureux coureur de l’équipe régionale du Nord-Est-Centre.

1956 Baha col de l'Oeillon1956 Baha Izoard

Son honorable performance vaut à Federico une belle popularité auprès du public français et de signer bon nombre de contrats pour la tournée de critériums d’après-Tour. Il n’a cependant pas perdu son caractère fantasque comme en témoigne Jean Bobet, frère de Louison, coureur lui-même avant d’être un excellent journaliste : « Il était vraiment cocasse, ce Federico. Il lui manquait toujours une roue arrière, une paire de chaussures ou un vélo de piste pour remplir décemment les contrats que son manager lui présentait. À chaque frontière, il changeait de peau, je veux dire de couleurs, défendant en Italie le prestige d’une marque d’apéritif ou de brillantine, en France celle d’une marque de cycles, et en Espagne, celle d’un vélomoteur. »

MonédièresAu Bol d’Or des Monédières, cher à l’accordéoniste Jean Ségurel, avec les plus grands champions de l’époque

Sur la Vuelta 1957, Baha affiche rapidement ses ambitions en s’emparant du maillot amarillo de leader au terme de la troisième étape. Mais il est victime de basses manœuvres au sein de son équipe menées par son grand rival Loroño avec l’assentiment de leur directeur sportif Luis Puig. Il doit se contenter finalement de la deuxième place derrière Loroño et du Grand Prix de la Montagne. René de Latour, dans le Miroir des Sports, prédit : « Qu’on ne s’y trompe pas, Bahamontès, cet athlète léger, sec comme un sarment de vigne, est peut-être le vainqueur du Tour de France 1957 ! Sous ses airs de fantaisiste aux projets nébuleux et aux ambitions confuses, il cache un ardent désir de frapper le grand coup qui ferait de lui, de Séville à Irun et de Barcelone à Madrid, l’égal en popularité d’un Dominguin ou d’un Ortega, les dieux de la tauromachie. »
Ce Tour de France 1957, je m’en souviens particulièrement, car « mon champion » Anquetil allait y faire ses grands débuts. Leader unique de l’équipe de France, ses capacités encore inconnues dans la montagne qu’il allait découvrir, ses plus redoutables adversaires semblent être les deux grimpeurs hors catégorie, Gaul et Bahamontès.
La chaleur caniculaire qui règne cet été là en Normandie est en partie l’alliée d’Anquetil qui n’est jamais meilleur que sous la chaleur. Les défaillances et les abandons se multiplient, justifiés, à mots couverts, par l’usage excessif d’amphétamines. Charly Gaul, victime d’une insolation du côté de Granville, se retire dès la deuxième étape. Federico, lui, flaire tous les bons coups, il fait même partie de la bonne échappée lors de l’étape Caen-Rouen remportée par … Anquetil, prophète en son pays, et pointe à la quatrième place du classement général, précédant le Normand de près de trois minutes.
L’hécatombe se poursuit entre Rouen et Roubaix par une température de hauts-fourneaux. Comme disait La Fontaine à propos d’une autre épidémie : « Ils n’en mouraient pas tous, mais tous en étaient frappés. » Entre autres, Baha, qui, explication fumeuse, aurait reçu un coup de bouteille asséné maladroitement par un spectateur, dans la traversée d’un petit village de la Somme : « La population s’est massée à l’entrée du village pour rafraîchir les coureurs : cuvettes en plastique, brocs d’eau froide, tuyaux d’arrosage … Bahamontès n’a pas vu le coup venir et s’écroule dans l’herbe. On l’éponge, on l’asperge. Bientôt, il présente son visage gris cendre, secoue la tête ruisselante de tant d’eau secourable, sans ouvrir la bouche, assommé, inconscient jusqu’à l’évanouissement. »

1957-07-01 - But et CLUB - Miroir des Sports - 634 - 24

Avertissement sans frais, à deux doigts d’abandonner, Federico repart, préservant sa quatrième place au classement général.
Rebelote quelques jours plus tard entre Besançon et Thonon-les-Bains où, à ma plus grande joie, Anquetil l’emporte encore. Mais l’autre fait du jour, c’est l’abandon théâtral de Federico qui inspira à Antoine Blondin, une superbe chronique intitulée « Un aigle en chaussettes » :
« La vierge de Pilar est un des personnages les plus sollicités d’Europe. Elle figure dans un nombre considérable de jurons et fait des heures supplémentaires les jours de corrida. La légende veut qu’un liquide jaillisse, surgisse de sa poitrine lorsque survient la catastrophe ou l’imprévu. Les statues de Castille ont dû ruisseler hier après-midi, sur le coup de 2 heures, quand Federico Bahamontès a mis pied à terre en lisière d’un bois où une famille jurassienne menait tranquillement sa partie de campagne. On n’a pas toujours l’aubade d’un aigle de Tolède choisissant votre nappe en matière plastique pour venir s’y rouler entre la poire et le fromage. Cet étonnant intermède dans le pique-nique dura exactement vingt minutes, le temps d’apprêter un taureau pour la mort, et laissa derrière soi un gazon ravagé, où les ampoules des flashes photographiques craquaient sous les pas comme des coquilles d’œufs. Le Tour de France est aussi grand par ce qu’il élimine que par ce qui le nourrit. Ses déchets sont sublimes. La disparition de Bahamontès s’est déroulée avec la verve un peu déchirante d’un sketch de Chaplin…

1957 Baha main dos

Depuis quelque temps, Bahamontès tenait son guidon d’une seule main. Le bras gauche replié dans le dos à la hauteur des reins, il circulait à travers le peloton, se penchait sur Bauvin pour alimenter une détermination dont le sens nous échappait. Brusquement, il quitta la route, s’affala sur le bas-côté, cassant net la caravane dont les véhicules se télescopaient. Madame, une femme de fort tonnage, était déjà sur les lieux, sa timbale à la main, chavirée de solitude maternelle et de rosé d’Arbois. Monsieur, plus circonspect, venait par-derrière avec le sourire partagé d’un père tranquille qui accueille un parachutiste tombé dans la soupière. Alors les photographes s’abattirent en nuées de sauterelles, à leur tour relégués par l’ensemble de la communauté ibérique explosant dans le vide à grand renfort d’exclamations et de claques dans le dos, dont les échos devaient se propager jusqu’à Besançon, vieille ville espagnole. Cependant, le peloton était encore en vue et Bahamontès gigotant comme un forcené, fut empoigné sans façon sous les aisselles et remis sur son vélo. « Ah ! Federico, tu n’as perdu qu’une minute. » Bahamontès se laissa retomber sur l’herbe avec conviction et le cercle de famille se referma sur lui. « Vous voyez bien qu’il manque d’air. Il va étouffer. » Noblement, un petit hidalgo dépouilla sa chemise et commença de l’agiter sous le nez du gisant en lui imprimant le mol balancement que les matadors mettent dans la muleta. Bahamontès se dressa à quatre pattes sous une rafale de « Olé ! » et de « Vamos ! », et Luis-Puig, son directeur technique, interprétant ce geste pour un gage de bonne volonté, se prit à parler tendrement à l’oreille de son coureur :
« Anda, Fede ! Tu n’as que cinq minutes de retard ! « 
Federico darda vers l’autre un regard haineux et détacha sa montre de son poignet pour la ranger dans la poche de son maillot. Il entendait par là qu’il entendait se situer hors du temps d’un monsieur comme Luis-Puig, échapper à l’obsession rongeuse du chronomètre, rentrer dans la vie civile. Désormais, chacun de ses mouvements, sournois, vicieux, têtus, allait tendre à s’enfuir, à gagner ne fût-ce que quelques centimètres dans la direction où vivent les êtres normaux et quotidiens, à se blottir, pourquoi pas, dans le giron de cette dame, accueillant comme la Terre promise. Le grimpeur ailé s’en allait en rampant. Madame comprit sans doute cet appel, car elle lui lança son mouchoir, un mouchoir rouge, à la fois signal et trophée. « Me cago en la leche ! » dit simplement Luis Puig, en faisant mine de se désintéresser de la question. Bahamontès en profita pour retirer ses chaussures. Le chauffeur de la voiture se précipita pour les lui remettre de force. Bahamontès, avec l’œil d’en dessous d’un gamin en maison de redressement qui s’apprête à étrangler sa bienfaitrice, les subtilisa derechef et les glissa sous ses fesses. Tout autour, on était partagé entre l’impatience et l’admiration, craignant à la fois que la comédie ne s’éternisât ou qu’elle tournât court. Ferraz et Moralès, ses peones, étaient descendus de bicyclette pour attendre leur chef de file. Ferraz, dans sa casaque de champion d’Espagne, couleur de maillot jaune et de lanterne rouge, ne sachant sur quel pied danser, s’était assis dans le fossé. Moralès, au faciès de braconnier, fut plus expéditif. Il ceintura Bahamontès en lui criant : « -Pour ta femme ! –Non ! –Pour l’Espagne ! –Non ! –Pour Franco ! –Non ! … »
Durant quelques instants, Bahamontès fut sans doute l’homme le plus flatté et le plus injurié de la planète. Puis, dans un grand silence, il se leva et, chaussant ses fameuses chaussures ainsi que des babouches, se dirigea en traînant la savate vers la voiture-balai … »
Un journaliste malicieux écrivit : « Ce jour-là, l’aigle volait bas, il s’était transformé en mulet des Asturies ».

1957 Baha abandon21957-Baha abandon

abandon Baha Tour 1957

On apprit, le soir, de la bouche même de Federico, qu’avant le départ de l’étape, Luis Puig, son directeur sportif, lui avait fait une injection, « officiellement » de calcium, mais avait piqué dans le muscle plutôt que dans la veine. Dans sa chronique prémonitoire de la veille, Blondin qualifiait Luis Puig de « préparateur en chimie qui n’aurait pas réussi à fourguer les plans de la bombe atomique espagnole ». Les organisateurs du Tour estimèrent que la présence de Luis Puig comme directeur technique ne serait pas souhaitable sur le Tour de France suivant, ce qui ne l’empêcha pas de devenir président de l’Union Cycliste Internationale de 1981 à 1990. Bien après la fin de sa carrière, jusqu’aux ultimes années de sa vie, Federico évacuait tout soupçon de pratique personnelle du dopage, mettant en avant son incontestable longévité : « Aujourd’hui, je me demande où sont tous ceux qui couraient avec moi ? Dans une interview donnée au journal L’Équipe, « il racontait volontiers les seringues dans les musettes (des autres), les cliniques suisses où l’on pouvait se faire régénérer le sang (pas le sien) ou encore la recette de son propre cocktail. À savoir un mélange de café, de cognac, de Kola Astier (un excitant) et d’Agua del Carmen (un tranquillisant), autant d’adjuvants autorisés de fait, à défaut d’être interdits. Bahamontes a chevauché dans un Far-West sans shérif, les premiers contrôles antidopage débutant la dernière année de sa carrière, en 1965. »
Les années se suivent et se ressemblent en Espagne. Ainsi, à l’occasion de la Vuelta 1958, on assiste à l’implacable rivalité entre les deux irréconciliables Loroño et Bahamontès. Cette lutte médiocre et stérile entre les deux « Grands » d’Espagne profite à Jean Stablinski premier Français vainqueur de la Vuelta. Bahamontès se contente de la sixième place et du Grand Prix de la Montagne.
Federico enchaîne avec le Giro, disputé par équipes de marques, au départ duquel s’alignent les vieillissants Louison Bobet et Fausto Coppi. Étonnamment, il court dans la formation sponsorisée par le fabricant italien des machines à café Faema aux côtés de Charly Gaul, son alter ego des cimes, et … de son grand rival ibérique Loroño. Il fait valoir cependant sa suprématie de grimpeur en remportant en solitaire la 4ème étape qui s’achève sur la colline de Superga qui domine Turin, lieu de sinistre mémoire où, en 1949, s’écrasa l’avion qui transportait les joueurs de la mythique équipe du Torino, de retour d’un match à Lisbonne.

Giro 58 Superga Gaul Baha

Souffrant des reins, conséquence d’une chute, Bahamontès apparaît en retrait dans les étapes des Dolomites. Il ne termine que dix-septième d’un Giro remporté par le futur champion du monde Ercole Baldini.
C’est revêtu du maillot de champion d’Espagne que Federico prend le départ, à Bruxelles, du Tour de France 1958. Un nouveau directeur sportif, Dalmation Langarica, est à la tête de l’équipe d’Espagne qui compte encore malgré tout dans ses rangs l’irréductible rival Loroño.
Comme à l’habitude, les étapes dites de plaine pénalisent le Tolédan mais : « dans l’étape Dax-Pau, il suffit que se devinent, noyées dans une crasse humide, les montagnes pyrénéennes pour que l’Aigle retrouve ses ailes, des ailes énormes, presque démesurées qui le font planer très haut. » Un autre Tolédan d’adoption, El Greco, fut parfois critiqué pour sa manière de distordre ses personnages dans ses tableaux, notamment les ailes d’un ange !
C’est un aigle royal qui réussit la performance de franchir détaché tous les cols pyrénéens, d’abord l’Aubisque lors de l’étape Dax-Pau, puis le lendemain, l’Aspin et le Peyresourde. Il semble même avoir effectué quelques progrès en descente puisqu’il remporte en solitaire l’étape Pau-Luchon.

1958 Baha Pyrénées21958 Baha Pyrénées

Insatiable, il précède Charly Gaul au sommet du col des Ares et de Portet d’Aspet au début de l’étape Luchon-Toulouse. Federico, intenable, s’envole dans tout ce qui monte, ainsi encore entre Béziers et Nîmes, dans les modestes cols du Vent et de Rogues.
La lutte promet d’être belle sur les pentes surchauffées du Mont Ventoux escaladé contre la montre. Gaul fait un récital reléguant notamment Anquetil, Bobet et Geminiani à plus de 4 minutes. Seul, Bahamontès résiste à l’Ange de la montagne, ne lui concédant que 31 secondes.
« Baha » se distingue encore dans la grande étape alpestre Gap-Briançon. Il fait un festival dans le col de l’Izoard qu’il franchit en tête avec 5 minutes d’avance sur Gaul. Il l’emporte en solitaire à Briançon avec notamment 3’ 50’’ sur Anquetil qui reste encore le favori logique pour la victoire finale à Paris.
C’est mal connaître Charly Gaul qui, le lendemain sous des trombes d’eau, accomplit dans le massif de la Chartreuse l’un de ses plus légendaires exploits. « L’ange qui aimait la pluie » gagne l’étape à Aix-les-Bains avec près d’un quart d’heure d’avance sur le maillot jaune Geminiani et 23 minutes sur Anquetil malade qui abandonnera bientôt victime d’une pleurésie. Quant à Bahamontès, il termine à une demi-heure.
Finalement, Federico achève le Tour à la huitième place, à plus de 40 minutes de Gaul. Consolation, outre un nouveau succès au Grand Prix de la Montagne, il remporte le classement du plus combatif, récompensant son tempérament de battant et son esprit offensif.
La saison 1959 débute mal. Federico, après avoir gagné l’étape Séville-Grenade de la Vuelta, abandonne, souffrant d’un anthrax. Il s’attire les foudres de Fausto Coppi, capitaine de route circonspect de son équipe Tricofilina-Coppi : « Tu ne seras jamais qu’un mauvais gregario ! ». Baha vexé lui répond sèchement : « Alors, cette année, c’est un gregario qui gagnera le Tour de France ! ».
Il est vrai qu’il semble se présenter au départ de Mulhouse dans une disposition d’esprit qu’on ne lui connaissait pas, débarrassé de son ennemi intime Loroño qui a renoncé à disputer le Tour après moult chamailleries avec Langarica, directeur sportif de l’équipe ibérique. Un Basque qui écartait un Basque pour un Castillan ne fut pas une chose qui plut à Bilbao !
Bahamontès manifeste beaucoup de vigilance, se glissant dans la bonne échappée lors de la première étape et apparaissant encore dans l’ascension vers la citadelle de Namur, terme de la seconde étape. Du jamais vu, il pointe à la troisième place du classement général, précédant tous les candidats à la victoire finale, Gaul bien sûr mais aussi le quatuor de l’équipe de France composé de Anquetil, Rivière, Bobet et Geminiani.
Il montre sa motivation lors de l’étape contre la montre Blain-Nantes. Rejoint à quelques kilomètres de l’arrivée par Anquetil parti deux minutes après lui, il met alors un point d’honneur à rester à hauteur de « mon » champion, le devançant même de quelques centimètres sur la ligne d’arrivée.
Premier bilan à Bayonne : Roger Rivière le devance de 2’29’’, Anquetil de 31’’, par contre, il précède Charly Gaul de 7 secondes. Jamais, Federico n’avait atteint les Pyrénées, aire préférée de l’Aigle de Tolède, dans une position aussi favorable.
La montagne semble accoucher d’une souris, les « grands » se désintéressent du déroulement des opérations, laissant délibérément l’initiative aux outsiders et seconds plans. Loin derrière, Bahamontès et Gaul effectuent leur numéro de duettistes, mais ça commence à jaser à en croire Roger Bastide et René de Latour dans le Miroir des Sports :
« La montée du Tourmalet, celles le lendemain d’Aspin et de Peyresourde ont offert le même spectacle : Federico Bahamontès qui se dressait sur les pédales et secouait la tête de droite à gauche en un mouvement convulsif, et Charly Gaul qui suivait calmement, se déhanchant le moins possible et relançant son braquet avec une souplesse de jambes incomparable. L’on eut l’impression, les autres suivant loin derrière, d’un numéro de duettistes parfaitement au point. Tous deux, dans les moments de répit, se parlaient, s’encourageaient mutuellement du geste et partageaient fraternellement le contenu de leurs bidons ou des canettes qu’ils cueillaient au passage. Au sommet de Peyresourde, ce fut le couronnement : Gaul ralentit et donna une vigoureuse poussée à Bahamontès comme pour marquer ostensiblement qu’il ne tenait pas à franchir avant lui la ligne du classement pour le Trophée St-Raphaël-Quinquina du meilleur grimpeur.

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Chacun s’est interrogé sur la signification de cette poussette. Était-elle le fait d’un coureur complaisant, condescendant ou excédé ?
Le doute n’est plus possible, ont ricané les suspicieux : Gaul et Bahamontès sont d’accord. Ils ont désormais la confirmation qu’ils sont bien les plus forts dans les cols et les aigles, comme les loups, ne se mangent pas entre eux. Ils vont se partager le Tour de France : à l’un le maillot jaune, à l’autre le titre et les profits de « roi de la montagne ».
Il est de bon ton, dans certains milieux, pour paraître au courant, pour être le « monsieur-à-qui-on-ne-la-fait-pas » de crier « à la combine ». Il y a eu mieux dans le genre. L’envoyé spécial d’un hebdomadaire à sensation a été parachuté sur le Tour. On –ce « on » bavard, insinuant, malveillant, insaisissable-, on chuchote que tout était arrangé : Rivière allait gagner le Tour et Bahamontès le Grand Prix de la Montagne. Gaul serait dédommagé par une somme importante et Baldini signerait une série d’avantageux contrats dans les tournées d’après-Tour. Seuls, Anquetil et Bobet n’avaient pas encore reçu d’emploi dans cette fructueuse répartition. Mais cela n’allait sans doute pas tarder. Quelles réponses opposer à de telles inepties ? »
La première survient lors de l’étape Albi-Aurillac disputée sous une chaleur caniculaire. La bataille que l’on avait vainement espérée dans les Pyrénées, la côte de Montsalvy surplombant la vallée du Lot, escaladée pour la première fois par les coureurs du Tour, allait la provoquer sous la férule de Bahamontès. Le champion de France Henry Anglade l’emporte à Aurillac devançant, dans le même temps, Anquetil et Federico. Rivière concède plus de quatre minutes. Louison Bobet et Charly Gaul terminent à plus de vingt minutes.
Jacques Goddet écrit dans son éditorial de L’Équipe : « Le coureur le plus impressionnant est bien l’impayable Bahamontès. Sa gaîté, la vivacité de son regard, sa lucidité, l’attention qu’il porte enfin à toute chose, son envolée à la verticale sur Montsalvy, tout cela le désigne particulièrement à l’attention de notre caravane terriblement excitée par des éléments nouveaux. »
Federico apporte une deuxième réponse à l’occasion de l’ascension contre la montre du Puy de Dôme. L’Aigle plane au-dessus du volcan. Il remporte l’étape et pointe désormais à 4 secondes du maillot jaune, le Belge Hoevenaers. À l’arrivée, il exprime sa déception : « Si moi il avait su, moi il aurait appuyé plou fort sur les pédales dans le dernier kilomètre et moi il serait maillot amarillo » !

1959 Baha Puy de Dôme

L’Aigle sort ses serres une troisième fois entre Saint-Étienne et Grenoble, comme un clin d’œil à ses histoires dans le Tour, en attaquant dans le col de Romeyère, celui-là même où cinq ans plus tôt, il avait pris le temps de déguster une glace.
Seul Gaul, l’ange ressuscité, l’accompagne dans son offensive. Les deux grimpeurs rallient le vélodrome de Grenoble, 70 kilomètres plus loin, avec 3’42’’ d’avance sur le groupe des favoris. Bahamontès, radieux, endosse enfin le maillot jaune : « Federico rit, il rit de sa bouche ouverte sur ses dents aiguës, brillant dans l’épice du visage, rit de ses yeux qui voient au-delà les Pyrénées, les filles de Castille gonfler d’orgueil leurs jeunes poitrines tandis que les oriflammes décorent le quartier de la maison du Greco qu’il habite… » Quel lyrisme !

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Ça se présente bien pour l’Espagnol d’autant qu’on aborde les deux étapes alpestres, un terrain qui lui est a priori tout à son avantage. D’autant aussi que les adversaires qui seraient susceptibles de le mettre en difficulté, les quatre « frères en l’air » de l’équipe de France, comme Antoine Blondin les désigne avec humour, jouent une drôle de partition. Louison Bobet, triple vainqueur du Tour de France, fait son adieu à l’épreuve en mettant pied à terre au sommet du col de l’Iseran. Anquetil et Rivière, englués dans leur guerre d’égo, préfèrent la victoire finale de Bahamontès plutôt que celle d’Henry Anglade, le champion de France de l’équipe régionale du Centre-Midi. Robert Chapatte décrivit avec justesse la situation après que Federico, toujours médiocre descendeur, ait été retardé par une crevaison dans le col du Petit-Saint-Bernard : « … Ses bonnes fées françaises allaient encore le dépanner après sa crevaison. Anquetil rappliqua le premier de l’arrière, puis l’autre locomotive-maison Rivière … L’Aigle de Tolède, accroché de toutes ses serres au convoi inattendu des Tricolores lancés sur les trousses de leur ennemi juré, le régional nommé Anglade, était sauvé. Son désastre, un instant envisagé avec effroi, fut évité. »
Federico Bahamontès conserva son maillot jaune jusqu’au Parc des Princes, devenant ainsi le premier coureur espagnol à remporter le Tour de France.

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Tour 59 Baha tour d'honneur

Federico reçut un accueil triomphal à son retour dans sa cité de Tolède en liesse : « Cette Espagne qui ressentait le besoin, au sortir de la guerre civile, de se créer des personnages à la hauteur de ses fantasmes, héros positifs capables de panser ses déchirures et ses malentendus, le conservera dans son histoire nationale au même titre qu’El Cordobès, le torero des années blêmes ».

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L’Aigle de Tolède reçut des sollicitations de toute part et de toute sorte, ainsi un organisateur lui proposa d’effectuer une tournée dans les arènes des plus grandes villes d’Espagne afin qu’il se produise face à de jeunes taureaux. Celui qu’on avait surnommé à ses débuts El Picador déclina l’invitation pourtant fort juteuse.
L’année cycliste 1960 débuta tragiquement avec la mort, le 2 janvier, « du » campionissimo, l’immense Fausto Coppi sous la marque duquel Bahamontès avait remporté le Tour de France, l’été précédent, en présence d’ailleurs de Fausto au Parc des Princes.
Le printemps, pour moi, fut radieux avec Jacques Anquetil, premier coureur français à triompher au Giro d’Italia. J’étais peut-être moins fébrile à l’approche du départ Tour de France, Anquetil ayant choisi de se reposer sur ses lauriers transalpins, les espoirs d’un succès d’un Français sur la grande boucle, étaient portés désormais par son grand rival national Roger Rivière.
On retrouva le caractère fantasque et imprévisible de Federico. Son Tour de France allait s’achever dès le deuxième jour. Robert Barran relata avec talent l’épisode dans sa chronique de Miroir-Sprint, « Contes de la grand’ route » :
« Nous avons vécu ce lundi un épisode de guerre des Flandres d’un nouveau genre. Plutôt une espèce d’occupation franco-italienne. Les Belges, en effet, mis à part Adriaenssens, restaient fort discrets. Ils passaient pourtant sur des routes qui leurs sont familières puisqu’elles sont les leurs. Les oriflammes semblaient de tous côtés les convier à une kermesse qui, pour leur part, n’eut rien d’héroïque, de la Flandre Orientale à la Flandre Occidentale. Malgré tous les rappels d’histoire présents, dès Termonde, dans cette boucle de la Dendre que les habitants, transformés en une « armée de canards », inondèrent pour contraindre Louis XIV à lever le siège. Dans Gand, aux îlots pris entre l’Escaut et la Lys, c’était aux Espagnols de songer. On leur avait appris que Charles Quint naquit dans cette ville. Et ce fut le commencement de la retraite défaitiste pour Federico Bahamontès. Où était-il, le Grand d’Espagne, l’Aigle de Tolède ?
Le maître des opérations, Julien Berrendero, aux yeux plus tristes que jamais, ces yeux qui paraissent constamment baignés dans on ne sait quelle nostalgie, avait pourtant fait donner l’arrière-garde. Sur cette abracadabrante petite route qu’on pourrait baptiser ruelle, une ruelle sur laquelle les arbres baissaient leurs branches comme pour balayer la poussière, après Sint-Martens-Laten, célèbre pour être la résidence du pape du cyclisme belge Karel Steyaert, Federico semblait perdre toute sa conviction.
C’est presque à son corps défendant qu’il réintégra le peloton. Pour en disparaître de nouveau alors que les escarmouches lancées par les Français et contrées par les Italiens faisaient rage sur le chemin de Ostende. Face à la mer jaunâtre, Federico se sentit la nausée. Dans un geste que l’on connaît bien, désormais, il porta la main à son estomac, s’arrêta puis s’en fut sans gloire après une dernière attitude de colère et des jurons qui seuls avaient quelque chose d’homérique.
Des jurons, la langue espagnole en est riche. Les coéquipiers de Bahamontès qui, dans l’affaire, avaient perdu 16 minutes, et beaucoup d’espérances financières, en laissèrent sur la route autant que de gouttes de sueur. Et le dernier arrivé, San Emeterio, le compagnon fidèle et dévoué de toujours, en piquait une crise. Ces hommes avaient traîné pesamment leur amertume et leur retard à travers ces dunes désolées de Zuydcoote (rendu célèbre par un prix Goncourt) à Dunkerque qui rappelle toujours Juin 1940. »
On se cultivait, en ce temps-là, en lisant les magazines sportifs.
André Chassaignon est très virulent dans le Miroir des Sports : « Qui va se souvenir de cette désertion, de cette abdication pitoyable du vainqueur de l’année précédente, de cette montée sans gloire dans le camion-balai des fatigués et des traîne-lattes ? Il n’était plus là. Tant pis pour lui ou plutôt tant mieux pour le Tour qui n’a que faire des grands premiers rôles lassés de traîner leur gloire de kermesses en critériums et qui ont oublié l’essentiel de leur métier : la foi. »

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En 1961, après un début de saison satisfaisant avec des victoires dans les traditionnelles courses de côte du Mont-Agel et d’Arrate, Federico abandonne dans le Giro puis déclare forfait pour le Tour de France.
Âgé de 33 ans, l’amorce de son déclin est annoncé. Mais l’Aigle va se remplumer en rejoignant, pour la saison 1962, l’équipe française Margnat-Paloma. Le Tour de France connaît une véritable révolution avec l’abandon des équipes nationales et régionales au profit des marques extra-sportives. Déjà, point positif, Federico ne devrait plus gaspiller son énergie et son moral dans les récurrentes luttes intestines ibérico-espagnoles. En dépit de la qualité médiocre du jaja de table marseillais (qui sera repris plus tard par la société Kiravi !), Federico retrouve des couleurs, en particulier, en abordant le massif pyrénéen.
Lors de l’étape Pau-Saint-Gaudens, on retrouve un scénario qui nous est familier. Federico semble avoir clairement fixé son objectif, à savoir le classement du meilleur grimpeur. Il franchit détaché les trois cols au programme, Tourmalet, Aspin et Peyresourde, mais ne peut empêcher le groupe des favoris de revenir sur lui à la faveur des descentes.

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Le lendemain, l’Aigle plane au-dessus de ses adversaires dans l’ascension contre la montre vers la station de Superbagnères. C’est l’occasion pour Antoine Blondin de raconter cet épisode épique, qu’il intitule L’Aigle du casque, en pastichant un extrait de la Légende des siècles de Victor Hugo :

« Jaillis du bas-Luchon, ils se font la valise,
Anquetil effarant monte le col en prise
Devant Planckaert qui tangue au rythme d’un pendule.
La poursuite s’acharne et, plus qu’auparavant,
Forcenée, à travers les arbres et le vent,
Fait peur aux têtes blêmes et donne le vertige
Aux sapins sur les monts, aux motards en voltige,
À ces peuples massés dans la brume glacée,
Dont l’angoisse ne connaît plus qu’un cri : « Assez! »
Anquetil est superbe et Planckaert est sublime,
On voudrait le combat sans bourreau ni victime,
Le gibier sans chasseur et le chasseur sans cible :
Ce genre d’utopie plaît aux âmes sensibles.
Mais la montagne est là, comme les montagnards,
Et la pente aux jarrets plante mille poignards,
Elle s’élève encore. Plus que jamais fuyant,
L’enfant prodige court devant l’ogre effrayant.
. Ce fut, passé la ligne, et à Superbagnères,
Qu’Anquetil déposa sa superbe bannière
Et consentit à sombrer, le pavillon haut.
Cependant que Planckaert, dans un dernier sursaut,
Tranchait la tête du classement général
A son profit. L’enfant vaincu n’eut pas un râle.
Il tomba de vélo, heureux, lucide et las
Et tendit deux mains confiantes. Hélas !
Le monstre avait déjà revêtu la tunique
Éclatante et riait par un miracle unique.
Ainsi rit dans son antre infâme la tarasque,
Oubliant l’aigle immense accroché à ses basques.
Ce n’est jamais en vain que l’on appelle à l’aide
Un aigle, surtout si c’est l’Aigle de Tolède.
Bahamontes alors, dont le vol souverain
Réduit un col au rang obscur de souterrain,
Et qui, calme, immobile et sombre, l’observait,
Cria : « Cieux nuageux, montagne que revêt
L’innocente ferveur des foules innombrables,
O gaves, ô forêts, cèdres, sapins, érables,
Je vous prends à témoin, vous aussi, mon beau chêne,
Que Planckaert torture ses pignons et sa chaîne
Et il est monteur comme un arracheur de dents! »
Cela dit, l’Aigle, en quelques mouvements ardents,
Avant de s’envoler, terrible, vers la nue
Aveugle l’ogre belge et lui met dans la vue
Une minute vingt secondes et des poussières.
Voici donc, à Luchon, ce qu’il s’est passé hier :
Anquetil vengé par un grimpeur ailé.
Ah ! ne disons jamais que le grimpeur est laid ! »

Dans les étapes alpestres, Federico est moins dominateur, se satisfaisant (mais peut-il faire mieux à 34 ans ?) de passer en tête au sommet du plus haut col d’Europe, le Restefond (2 802m) escaladé pour la première fois, et du mythique Izoard. Dans le quotidien L’Équipe, Jean Bobet évoque la disparition de l’espèce des grimpeurs tandis que Jacques Goddet fustige « les aigles qui ont satisfait leur petite vanité en se contentant de donner quelques coups de griffes sur les sommets ». C’est même un sprinter, Émile Daems, un « flahute » pur jus qui l’emporte à Briançon. Ce n’était évidemment pas pour me déplaire car cela favorisa le dessein d’Anquetil de gagner le Tour pour la troisième fois, Federico le terminant à la quatorzième place.
Les années n’ont que peu de prise sur Bahamontès qui semble se bonifier avec le temps comme le bon vin, je ne parle pas bien sûr de la piquette provençale qui s’affiche sur son maillot.
Pour commémorer sa cinquantième édition, le Tour 1963 s’élance de l’Hôtel de Ville de Paris avant de prendre son départ réel sur les bords de Marne, du côté de Nogent … Ah ! le petit vin blanc qu’on boit sous les tonnelles !
Mais c’est le vin Margnat qui va être à l’honneur. Anquetil, retardé par une chute du côté de Guermantes, commune rendue célèbre par Marcel Proust, est déjà à la recherche d’une minute et demie perdue sur Federico qui s’est glissé dans la bonne échappée.

1963-06-24. Une de L'Equipe

Au pied des Pyrénées, Federico, ne comptant qu’un débours de 1 minute et 33 secondes sur Anquetil, n’a jamais été dans une position aussi favorable. Mais il ne possède plus le punch d’avant. Il franchit en tête les cols d’Aubisque et du Tourmalet sans creuser d’écarts significatifs sur Anquetil qui, lui au contraire, semble avoir progressé en montagne. Le champion normand, d’ailleurs, règle au sprint à Bagnères-de-Bigorre ses compagnons d’échappée Perez-Francès, Poulidor et Bahamontès, empochant au passage la minute de bonification.

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Le lendemain, entre Bagnères et Luchon, avec les ascensions des cols d’Aspin, Peyresourde et Portillon, Federico se contente d’assurer sa première place au trophée du meilleur grimpeur.
Une stèle a été élevée, en 2016, dans la montée du col du Portillon, versant espagnol du Val d’Aran, en l’honneur des champions espagnols vainqueurs du Tour de France : en tête de liste, Federico bien sûr, suivi des six autres cyclistes ibériques qui lui succédèrent au palmarès de la grande boucle : Luis Ocaña, Pedro Delgado, Miguel Indurain, Alberto Contador, Oscar Pereiro (après déclassement de l’américain Floyd Landis) et Carlos Sastre.

Portillon Espagnols stèle 1 2Portillon Espagnols stèle 2 2

Ce Tour de France 1963 était intéressant parce que le grand favori Anquetil avait pour projet de le gagner sans avoir recours comme à son habitude aux étapes contre la montre.

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Au regard des écarts serrés entre Anquetil et Bahamontès, et à un degré moindre Poulidor, la bataille promettait d’être intense à l’occasion des trois étapes alpestres.
Je laisse le soin à Maurice Vidal, dans sa chronique « Les Compagnons du Tour » de Miroir-Sprint, d’évoquer la première de ces étapes, de Saint-Étienne à Grenoble, avec l’ascension du col de Porte dans le massif de la Chartreuse, théâtre en 1958 d’une chevauchée épique de Charly Gaul, l’alter ego des cimes de Federico : « Il y avait très loin à l’arrière un coureur du nom de Charly Gaul. C’est l’ancien seigneur des lieux sur lesquels jadis il exerça une redoutable suzeraineté. Ne vous inquiétez surtout pas pour lui, ne le plaignez pas, il n’aimerait pas ça. Il affiche une mine réjouie, une bonne santé évidente. Simplement, il fait un Tour de France à l’eau d’Évian ou de Perrier. Les jeux dangereux, il les laisse aux autres. Cet homme qui s’exclamait un jour : « je ne veux pas mourir » … est en train de revivre. Bonne reconversion, Charly !
Cette Chartreuse qui fut Gaulienne (c’est grand, c’est beau, la Chartreuse), nous y pénétrions par les Gorges du « Guiers Mort », dont Henry Beyle, qui fit carrière sous le nom de Stendhal, disait qu’elles étaient les plus belles du monde (du moins, c’est le Guide qui l’affirme). La route y monte doucement encore, se frayant un chemin dans les forêts. Au moment où elle se resserre pour former ce qu’on appelle « La Porte de l’Enclos », Bahamontès s’évada du peloton dans un style de pistard. Deux hommes se lancèrent à sa poursuite : Lebaube et Van Looy, qui ne doute décidément plus de rien. Federico se retourna, regarda venir ses deux chasseurs, et au moment où ils allaient l’atteindre, plaça sa botte favorite, son démarrage sur petit braquet. Pour deux cyclistes lancés à corps perdu à la poursuite d’un troisième, cette mésaventure est terrible. Ils « explosèrent « comme on dit dans l’argot des pelotons, et durent se laisser absorber de nouveau pendant que Bahamontès poursuivait son ascension solitaire.
Derrière lui, les choses n’allaient pas bien du tout pour Jacques Anquetil … Il roula en tête, autant que le lui permettait son état. Mais dès qu’il s’écartait, personne ne se présentait pour prendre le relais. Pas même Poulidor qui n’avait pourtant pas les mêmes raisons de se plaindre du blocage raphaeliste, encore moins de se désintéresser de la fugue de Federico…»
Le bilan de cette première manche alpestre était clair : avec la minute de bonification, Federico, victorieux à Grenoble, reprenait trois minutes à ses principaux rivaux et s’installait à la deuxième place du classement général.
Le lendemain, de Grenoble à Val d’Isère, les coureurs franchissaient les cols de la Croix de Fer et de l’Iseran. On ne parlait pas encore de réchauffement climatique et, bien au contraire, cet été-là, les neiges étaient éternelles sur l’Iseran obligeant les Ponts et Chaussées à percer à la hâte dans la glace des tunnels de fortune.

On n’assista pas à la bagarre espérée. C’est un second couteau, un Espagnol tout de même, Fernando Manzanèque, coutumier des échappées au long cours, qui remporta l’étape.
Deux faits marquants tout de même : d’une part, l’abandon de l’Ange de la montagne Charly Gaul dans le lieu-même où, dix ans plus tôt, il s’était révélé dans le Critérium du Dauphiné Libéré, d’autre part, la grosse défaillance du belge Gilbert Desmet qui, par voie de conséquence, laissait son maillot jaune à … Bahamontès ! Federico possédait trois petites secondes d’avance sur Anquetil, mais ne pouvait nourrir aucune espèce d’illusion. Le problème était clair : attaquer le Normand dans la dernière étape alpestre et provoquer son effondrement pour se mettre à l’abri du chronomètre allié de mon champion.
Val d’Isère-Chamonix : « C’était une rude étape, une randonnée qui fatiguerait un touriste en automobile. Partir de Val d’Isère avant 9 heures du matin, passer par le Val d’Aoste italien et le Valais Suisse en franchissant les cols du Petit et du Grand Saint-Bernard, de La Forclaz et des Montets pour parvenir sur le coup de 16h 15 à Chamonix, c’est de toute façon une performance. Mais accomplie à bicyclette, dans les conditions d’une course cycliste menée tambour battant, sous la chaleur, dans le froid des sommets ou sous la pluie des orages montagnards, une telle randonnée peut devenir infernale. »
Ce fut, entre Bahamontès et Anquetil, l’une des plus belles passes d’armes que connut le Tour de France, notamment sur la route de terre défoncée et ravinée de La Forclaz.

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Ce jour-là, je fus le plus heureux des gosses. Anquetil remportait sa deuxième étape de montagne (après Bagnères-de-Bigorre) et, empochant la bonification, chipait définitivement la toison d’or à Federico.
Quelques jours plus tard, au Parc des Princes, Anquetil, acclamé pour son panache, remportait son quatrième Tour de France, battant le record de Louison Bobet. Federico, valeureux second, gagnait pour la cinquième fois le Grand Prix de la Montagne.

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Le public parisien siffla Poulidor pour son peu d’esprit offensif. Un journaliste cultivé cita Pierre Corneille, Rouennais comme Anquetil : Que voulez-vous qu’il fît contre Anquetil et Bahamontès ?… « Qu’il mourût, Ou qu’un beau désespoir alors le secourût. N’eût-il que d’un moment reculé sa défaite ». Excellent sujet de réflexion avant le bac, l’année scolaire suivante !
Je ne connais pas la longévité d’un aigle, il me faudrait plonger dans les Histoires naturelles du comte de Buffon. Je sais par contre que l’Aigle dit de Tolède peut encore à 36 ans tenir plus qu’honorablement son rang sur le Tour de France.
Les plus anciens de mes lecteurs se souviennent probablement du Tour de France 1964, le plus beau de l’après-guerre selon beaucoup de spécialistes, qui divisa les Français en deux camps irréconciliables : les Anquetiliens et les Poulidoristes.
Les esprits se focalisèrent tellement sur l’affrontement entre les deux champions français, qu’ils laissèrent dans l’ombre, l’excellent comportement de Federico.
Il remporte en solitaire l’étape Thonon-les-Bains-Briançon après avoir fait forte impression dans le col du Galibier, notamment aux yeux d’Abel Michea, l’excellent journaliste de Miroir-Sprint : « Quel numéro que celui du picador. À quoi le comparer ? À un chamois bondissant, à un moineau voletant ? Non, il n’est comparable qu’à Federico Martin Bahamontès de Santo Domingo. Quelques coups de pédale alertes, secs, nerveux, qui le font sautiller sur son vélo. Puis une seconde de détente, la tête rejetée en arrière, les bras qui lâchent le guidon pour fouetter l’air … De nouveau, toc, toc… Premier grand prix d’interprétation, Federico Bahamontès ! » Ce soir-là, l’Aigle de Tolède pointe à la deuxième place du classement général juste derrière un « Coq de Fougères », le petit Breton Georges Groussard.

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De Luchon à Pau, Federico fait encore des siennes comme à l’époque de ses plus belles années : « Prodigieux, extraordinaire, fantastique, les qualificatifs manquent pour saluer comme il convient l’exploit de Bahamontès, échappé 3 kilomètres après le départ de Luchon dans les premières pentes de Peyresourde avec son compatriote Julio Jimenez, franchissant avec lui l’Aspin et le Tourmalet, puis portant l’estocade et passant seul à l’Aubisque avec une avance de 6’35’’ sur Anquetil et Poulidor. »
Dommage qu’il reste encore une soixantaine de kilomètres pour atteindre la cité du bon roi Henri. Son avance fond, Federico gagne tout de même l’étape, mais rate de ravir le maillot jaune de Georges Groussard pour 35 petites secondes. C’était son ultime chance car, dès le lendemain, Anquetil s’empare de la tunique jaune à la faveur de l’étape contre la montre Peyrehorade-Bayonne.

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De nombreux articles mais aussi des livres ont relaté, parfois de manière épique, le duel au-dessous du volcan entre Anquetil et Poulidor. Seul, les spécialistes se souviennent que, sur les pentes du Puy-de-Dôme, la victoire d’étape se joua en fait entre Federico Bahamontès et un autre grimpeur espagnol Julio Jimenez.
Le surlendemain, jour du 14 juillet, j’étais avec mes parents (oui, exceptionnellement, ma maman s’intéressait au cyclisme !) sur le plateau de Saclay, entre Versailles et Paris, pour assister au dénouement de ce Tour exceptionnel, et surtout encourager mon champion normand en passe de remporter son cinquième Tour de France, exploit jamais encore réalisé à l’époque.
Ce fut la première fois que je pus voir véritablement Bahamontès en chair et en os. Jusqu’alors, il était toujours dissimulé dans l’anonymat du peloton lors de ses traversées de mon Pays de Bray natal.
Cette fois, il m’apparut seul quelques instants avant Raymond Poulidor parti deux minutes et trente secondes après lui. L’orgueilleux Federico, une fois rejoint, eut la fierté de ne pas se faire distancer et réussit même à recoller à la roue du Limousin sur la piste du Parc des Princes. À 36 ans, il montait encore sur le podium et enlevait le Trophée de la Montagne pour la sixième fois.

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Federico s’aligna une ultime fois au départ du Tour de France 1965. Le Tour de trop ou plutôt sa manière de faire ses adieux à une épreuve dans laquelle il avait écrit les pages les plus enthousiasmantes de sa carrière.
Spectacle désolant, Federico termine la dixième étape Dax-Bagnères-de-Bigorre, avec les ascensions des cols d’Aubisque et Tourmalet, à la cent-seizième et avant-dernière place, à 37’ 48’’ de son compatriote Julio Jimenez.

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Le lendemain, après un timide baroud d’honneur au pied du col du Portet d’Aspet, soudain, il met pied à terre dans l’ascension du col, manquant même de s’engager dans un chemin muletier. Sans cris et colère comme ce fut le cas lors de certaines désertions dans les Tours du passé, il revêt calmement son survêtement de l’équipe Margnat et monte dans la voiture-balai. Le cinéaste Claude Lelouch fut témoin de la scène qu’on peut voir dans le documentaire Pour un maillot jaune qu’il réalisa.

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Les ailes de l’Aigle de Tolède étaient rognées. Il les replia définitivement, le 12 octobre 1965, lors de l’escalade de la colline de Montjuich dominant Barcelone, qu’il termina second derrière Poulidor.
Ainsi s’achevait la carrière d’un champion singulier et attachant qui jouissait d’une grande popularité en France, d’abord pour son panache, il y accomplit, presque exclusivement, ses plus beaux exploits en montagne, ensuite pour son caractère fantasque et déroutant qui amusait le public. On peut imaginer que son palmarès aurait été beaucoup plus étoffé si, à son époque, il y avait eu autant d’arrivées d’étapes en altitude qu’aujourd’hui.
Ce n’est sans doute pas un hasard si Federico et le footballeur Just Fontaine apparaissent dans les souvenirs d’un des personnages du film Le fabuleux Destin d’Amélie Poulain.
Mes lecteurs de moins de cinquante ans ne comprendront probablement pas mon admiration pour Bahamontès : c’est mon enfance, du moins ce qu’il en reste, les revues spécialisées de l’époque que je feuilletais avidement, les commentaires enflammés des radioreporters dès que Federico s’envolait. Sa tactique était simple, il n’en connaissait qu’une, dès le premier col il attaquait. Le personnage semble tenir tout entier dans ses prénom, nom et même surnom : « un prénom d’empereur Habsbourg pour un membre de l’aristocratie galonnée du cyclisme, un nom d’aventurier qui fait voisiner bas et monts, cimes et précipices. »
Le regretté Pierre Chany, le « journaliste aux 50 Tours de France », écrivit de lui : « Quand il grimpait, il était étourdissant, accomplissant son ascension au rythme de métronome de ses épaules. Le plus admirable, c’était le mouvement de son corps au niveau des reins. Il avait la souplesse d’un danseur de flamenco. »
Philippe Bordas en brossait aussi un beau portrait dans le chapitre « L’art de grimper » de son livre Forcenés : « Federico Bahamontès de Tolède est au temps de Gaul le seul humain qui lui soit comparable. Mais Bahamontès escalade dans un style caprin désordonné, secouant ses parts, l’échine levée vers les feuilles tendres, tournant la nuque comme si ses arrières brûlaient. Il tend un cou long compliqué de couleuvres palpitant sous sa peau. Il va vite, dans une anarchie qui fait mal. Arrivé sur les cimes, il écoute le vent, il s’achète une glace à la vanille et pâture sur le col, en attendant. Comme il ne sait pas descendre, il reste sur l’échelle. Jean Bobet le lettré l’appelle « Fédé le fada ». Bahamontès n’excelle qu’en côte. Plus qu’un grimpeur, c’est un côtoyeur. »
Federico tient une place à part dans l’histoire du cyclisme. À tel point qu’au plat pays de Jacques Brel (qui aimait le vélo), terre de sprinters et coureurs de classiques, paraît une revue trimestrielle en langue flamande portant son nom : « Un ovni car BAHAMONTÈS ne ressemble à aucune autre des revues existantes sur le vélo. Des histoires de courses, de bas-côtés, d’hommes. Des récits émouvants, singuliers, parfois oubliés, de leaders et de porteurs de bidon, de coureurs de grands tours et de classiques. Des triomphes historiques en défaites dramatiques d’hier et d’aujourd’hui. Nous faisons fi de l’écume du jour mais offrons une place majeure aux sujets intemporels qui resteront gravés dans nos mémoires. » Une revue inclassable comme Federico, sauf au sommet des cols.

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La déclinaison française de cette luxueuse revue n’a point survécu dès son deuxième numéro.
Le regretté Jean-Louis Murat, autre artiste passionné de vélo, français celui-là, s’inspira de Federico pour écrire sa chanson Le champion espagnol :

« Le Champion espagnol
qui n’a pas froid aux yeux
précédé de motos
en position tenace
sur la route du ciel
en film noir et blanc
aux portes des villages
à la faveur du vent

Sur les pentes légères
pense à son temps compté
le maillot jaune en tête
comme un chien affamé
Ulysse en son royaume
fait une offrande aux dieux
et s’enfonce isolé

Tout devient médiéval
tout est creusé par l’air
Tourmalet tout va bien
que retombe la gloire
Je ne manque de rien
comme à l’instant de naître

Le vainqueur espagnol
figure d’éternité
vient renforcer mes bords … »

Image de prévisualisation YouTube

L’iconoclaste Salvador Dali offrit une toile à Federico, le représentant. Avec humour, Federico avouait qu’il avait beau retourner le tableau dans tous les sens, il ne s’y reconnaissait pas !

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Baha Indurain Delgado

Federico nous a quitté le 8 août dernier à Valladolid où il s’était retiré pour passer les dernières années de sa vie, affaibli par la maladie, non loin d’une de ses deux « filles secrètes ». Il eut comme d’autres grands champions cyclistes, une vie sentimentale compliquée.
Il n’y a plus grand chose qui lie Tolède à Bahamontès, sinon une sculpture le montrant en pleine action élevée en 2016 au belvédère du Miradero surplombant le Tage et la ville. En 2019, un acte de vandalisme la jeta même à terre, pauvre Federico, lui qui ne tombait quasiment jamais. Il fut rapidement redressé sur sa monture.

Escultura_de_Federico_Martín_Bahamontes_en_Toledo_01Homenaje a Federico MartÌn Bahamontes al conocerse su muerte

Quelques semaines avant sa mort, une concentration cyclotouriste se hissa jusqu’au Miradero pour célébrer ses 95 ans. Pour la circonstance, fut déroulée au pied de la stèle une étoffe blanche à pois rouges rappelant le maillot distinctif de meilleur grimpeur du Tour de France qui n’existait pas à son époque.

Bahamontes magasin Tolède

À quelques pas de l’Alcazar, Plaza Magdalena, son ancien magasin de cycles et articles de sport, fermé en 2004, a laissé place à un supermarché chinois. Au-dessus, sur la façade, est encore accrochée une pancarte souillée par les fientes de pigeons : on y lit les noms des deux « saints » Magdalena et Bahamontès sur un dessin d’aigle avec des montagnes en arrière-plan.

Marca Bahamontes

Le lendemain de son décès, le quotidien sportif madrilène Marca a republié la une qui glorifiait Federico à l’occasion de son succès dans le Tour de France 1959.
Idole en Espagne, deux jours de deuil officiel « en signe de douleur et de reconnaissance » ont été prononcés par le maire de Tolède : « Grâce à lui, nous avons tous gagné le Tour ! ».

Adieu Baha

* http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
** http://encreviolette.unblog.fr/2008/07/09/le-tour-de-france-tours-de-mon-enfance/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2008/04/03/les-cols-buissonniers-en-pyrenees-le-mente-et-le-portet-daspet/
Pour cet hommage à Federico Bahamontès, j’ai puisé dans :
Tour de France Chroniques de L’Équipe d’Antoine Blondin, La Table Ronde
Forcenés de Philippe Bordas, Folio
Federico Bahamontes, collection La Véridique Histoire, de Jean-Paul Ollivier, Glénat
Dictionnaire amoureux du Tour de France de Christian Laborde, Plon
Miroir-Sprint et But-Club Miroir des Sports, certains articles de Robert Barran, Pierre Chany, André Chassaignon, Robert Chapatte, Abel Michea, Maurice Vidal

Publié dans:Cyclisme |on 22 octobre, 2023 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1953 (3)

Pour revivre les 16 premières étapes de ce Tour de France 1953 :
http://encreviolette.unblog.fr/2023/06/27/ici-la-route-du-tour-de-france-1953-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2023/07/12/ici-la-route-du-tour-de-france-1953-2/

J’ai achevé mon deuxième billet alors que 82 concurrents rescapés du Tour profitaient de leur seconde journée de repos en Principauté de Monaco, un privilège dont ne pourraient plus jouir les champions d’aujourd’hui, encore que les organisateurs envisagent une dernière étape contre la montre entre Monaco et Nice à l’occasion du Tour 2024 pour cause de Jeux Olympiques.

Repos Monaco 1Repos Monaco 2

Bobet repos

Louison Bobet, qui fait office de favori aux yeux des spécialistes, est allé se dégourdir les jambes du côté du Cap Martin, et en attendant les fruits de la victoire, a savouré ceux de la tarte que mademoiselle Colette Picard, l’hôtesse de l’hôtel de l’Europe à Menton, lui a spécialement préparée. Sur le chemin du retour vers Monaco, il a roulé quelques kilomètres en compagnie du maillot vert Fritz Schaer en chemisette et short.

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Parce qu’ils doivent remplir les colonnes de leur journal, les suiveurs ne se reposent pas et choisissent un angle décalé pour leurs articles.
Ainsi Marcel Hansenne regrette le temps des Tours d’avant : « Les coureurs n’ont plus le temps de faire des bons mots. Cela signifie la disparition intégrale de ce que nous appellerons l’époque pagnolienne. Il fut un temps, en effet, où Marcel Pagnol exerçait une forte influence sur les épreuves cyclistes. Ses interprètes favoris étaient René Vietto et Apo Lazaridès. On leur doit des dialogues d’une surprenante saveur, qui valaient bien aux yeux des dilettantes, les plus belles échappées de l’histoire cycliste. »
René de Latour brosse avec verve le portrait du coureur « invisible » pourtant bien présent dans le peloton : « Il existe dans le Tour de France une catégorie de concurrents tout à fait particulière, c’est celle des « invisibles ». Ils roulent, mangent, boivent, dorment comme les autres. Ils ont un nom, une valise en duralumin, un numéro matricule, un maillot plus ou moins bariolé, un stock de boyaux italiens, une pharmacie ambulante et des musettes interchangeables à chaque contrôle de ravitaillement. Leurs bidons pleins sont vidés. Leurs bidons vides sont jetés. Et, fait curieux, leurs jambes s’agitent au même rythme que ceux qui appartiennent à toutes les autres catégories. Les « invisibles » poussent même la ressemblance jusqu’à rouler aussi vite que les vrais coureurs. Mais jamais plus. Pourtant, ce ne sont que des touristes pris en charge comme s’il s’agissait d’une tournée bien organisée, avec chambres retenues à l’avance, menus établis de longue date et itinéraires fouillés au millimètre et à la seconde.
Que font-ils dans la course ? Nul ne le sait… et eux encore bien moins. Ils ne se le demandent d’ailleurs même pas. Ils ont surtout pris le départ, ce qui est bien la chose essentielle pour tout « invisible » qui se respecte. Pour en arriver là, ils ont intrigué, couru les salles de rédaction, tenté de faire jouer leurs relations, rappelé des performances passées et juré leurs grands dieux que si jamais on leur faisait confiance on allait voir ce qu’on allait voir.
Mais le fait est là : on ne voit rien. Jamais rien. Ils n’abandonnent pas, ne tombent jamais, ignorent même la crevaison. Chaque matin, au départ de l’étape, Henri Boudart clame leurs noms. Il est d’ailleurs le seul qui puisse se vanter de bien connaître leurs silhouettes. Á pied… évidemment. Car c’est surtout lorsqu’il est juché sur une bicyclette que l’ « invisible » le devient vraiment. Avant d’appuyer sur les pédales, il est tout. Quelques secondes plus tard, il n’est plus rien. Le peloton s’ébranle… l’« invisible » a disparu. Les suiveurs auront cent choses à relater, mille incidents à noter, trois douzaines d’échappées à contrôler, numéro par numéro. Mais celui de l’« invisible » ne sera jamais accolé à l’un d’eux sur l’ardoise.
L’« invisible », lui, réalisera ce tour de force d’échapper à toute constatation d’existence. Comme « soufflé » par une bombe, il aura disparu aux yeux des suiveurs. Noyé dans la masse mouvante du peloton, il s’y amalgame si bien, s’y perd si parfaitement qu’on l’oublie aussi totalement que s’il n’était jamais né.
Même parmi ceux qui prétendent avoir de bons yeux, nul ne le repère, ne le distingue. Il est là sans y être, tout en y étant.
Il n’est jamais à l’arrivée, ce qui nécessite l’affirmation d’une personnalité ou d’une volonté. Á l’arrière non plus. Car l’« invisible » (ne lui faisons pas cette injure) est loin d’être un toquard. Il tient très bien les roues. Il a parfois un très beau palmarès. Et, lorsqu’il est lâché, ce n’est jamais seul de façon que nul ne puisse le distinguer et qu’il continue à rester invisible, impalpable. Jusqu’au bout. Car il va parfois jusqu’au bout, l’« invisible ». La Tour Eiffel se dessine à l’horizon qu’il est toujours là, insoupçonné, incognito, plus que jamais.
Personne ne crie son nom sur le bord des routes. Et pour cause… Comment le public saurait-il qu’il a disputé le Tour ? Il n’a pas gagné de quoi s’offrir huit jours de vacances. L’argent du Tour est pour ceux qui justifient leur présence. Une fois ce périple terminé, l’« invisible » pleurera sur son triste sort. Jusqu’à l’an prochain. Et si les sélectionneurs lui préfèrent alors un « visible » en puissance, l’« invisible » hurlera à l’injustice.
Car il est ainsi fait l’« invisible », qu’il croit dur comme fer qu’il contribue au succès du Tour de France et que sa présence est indispensable. »
De mon côté, je profite de cette parenthèse pour me téléporter soixante-dix ans plus tard au départ du Tour de France 2023 à Bilbao. Dans la lignée des merveilleux dessins de Pellos, le dessinateur de L’Équipe Lasserpe, inspiré par le musée d’art moderne et contemporain Guggenheim, à l’architecture futuriste, de la capitale basque, présente dans une allégorie le Tour qui démarre.

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Ses visiteurs sont aussi perplexes voire sceptiques devant les œuvres jaunes exposées que nous pouvons l’être devant un « bleu de Klein » mais, surtout en l’espèce, face à la domination outrancière et presque effrayante des deux mutants du Tour, le Slovène Tadej Pogacar et le Danois Jonas Vingegaard. Sans transpirer, sans essoufflement, ou presque, ils ont explosé les watts dans les cols pyrénéens à l’heure où j’écris ces lignes… !

Monaco-Gap 2

Tour Côte d'Azur

Revenons au mardi 21 juillet 1953, nos champions de l’époque, sans capteurs de puissance mais peut-être quelques comprimés d’amphétamines dans une poche de leur maillot, disputent leur première étape alpestre Monaco-Gap, 261 kilomètres, au profil accidenté, avec l’ascension de plusieurs cols de deuxième et troisième catégorie, sous une forte chaleur.
L’air du pays donne des ailes à l’Azuréen José Mirando qui, surtout, s’est fixé comme objectif le trophée du meilleur grimpeur. Ainsi, il précède au sommet du col du Pilon (km 65) l’Espagnol Jesus Loroño justement leader de ce classement.

Col de Lègues

Mirando réitère au col des Lèques après s’être de nouveau enfui au contrôle de ravitaillement de Castellane (km 120) en compagnie du Parisien Stanislas Bober et du Hollandais Gerrit Voorting vainqueurs d’étapes au début du Tour.

Col de LabouretCol Labouret échappés

Le plein de points assuré, Mirando laisse partir, dans la descente, ses deux compères. C’est alors qu’Adri Voorting, le frère de l’autre, l’Espagnol Serra et Georges Meunier le « facteur de Vierzon » se lancent à la poursuite des deux échappés qu’ils rejoignent peu après Le Brusquet (km 184).

Monaco-Gap

L’ascension du col du Labouret (km 200) est fatale à Adri Voorting. Possédant plus de 5 minutes d’avance sur le peloton, on pense alors que l’étape va se jouer entre les quatre échappés. C’est sans compter sur une attaque d’un autre Hollandais, Wagtmans, qui emmène avec lui le Tricolore Antonin Rolland et Il Vecchio Gino Bartali. Est-ce la présence sur le bord de la route de son « meilleur ennemi » Fausto Coppi, venu de Novi Ligure avec ses fidèles gregarii de la Bianchi Carrea et Milano, qui a fait exploser Bartali ? C’est du moins ce que le quotidien L’Équipe met en avant en première page.

Coppi Monaco-Gap

1953-07-22

MS N° 371 b du 23 juillet 1953 03 Astrua & Bobet

Wagtmans Gap

Wagtmans, Bartali et Rolland récupèrent les quatre fuyards à l’amorce du col de la Sentinelle. Dans le col, le coureur du plat pays Wout Wagtmans place une attaque décisive et, après une descente à grande vitesse, termine en solitaire à Gap, apportant une nouvelle victoire d’étape à la combative formation néerlandaise. Bartali revigoré finit deuxième à 44 secondes, Voorting et Rolland suivent à 55 secondes. Le peloton avec Louison Bobet et le maillot jaune Malléjac pointe à 3 minutes et 51 secondes.
Le Finistérien Malléjac conserve sans problème son paletot jaune. La bonne affaire est réalisée par Antonin Rolland qui se replace à la quatrième place du classement général à seulement 38 petites secondes de son leader Louison Bobet.
Pierre About dans L’Équipe : « Fausto Coppi, venu de Novi Ligure pour voir passer le Tour, s’est déclaré incapable de faire un pronostic. On comprend son embarras et on le partage : à la veille d’affronter le groupe géant Vars-Izoard, nous nous sommes retrouvés à Gap avec dix prétendants au Maillot Jaune que porte toujours le remarquable champion des cycles Terrot Jean Malléjac, dix prétendants groupés en moins de 10 minutes. Les positions déjà serrées au départ de Monaco le sont plus que jamais. Tel est le résultat de l’étape qui nous a menés au pied des grands cols. Une étape qui s’annonçait sans histoire ou tout au moins simplement nourrie d’une petite histoire qui infirme notre supposition d’hier. Les Hollandais ont recherché et trouvé une nouvelle victoire par équipes, le bouillant Wagtmans étant vainqueur à Gap après que les frères Voorting eurent lancé le coup avec Bober et Mirando, puis l’Espagnol Serra.
L’événement majeur fut l’entrée en scène fracassante de Gino Bartali si volontairement discret jusqu’à présent. »
André Leducq, deux fois vainqueur du Tour, se demande, lui, ce qu’aurait été ce Tour de France si Fausto Coppi y avait participé : « J’ai vu Fausto Coppi sur le bord de la route entre Monaco et Gap. Il avait le torse nu avec des lunettes foncées sur son nez en coupe-vent. Je l’ai reconnu trop tard pour pouvoir m’arrêter et je l’ai bien regretté. J’aurais aimé savoir ce qu’il pensait de ce Tour si ouvert, alors que l’an dernier, à la même période de la course, seul un tremblement de terre aurait pu mettre sa victoire en péril.
Sa silhouette entrevue a automatiquement fait déferler en mon esprit une vague de « si… Que se serait-il passé si Fausto, se rendant aux raisons de ceux qui auraient voulu qu’il ignore la présence de Gino Bartali avait quand même pris le départ ? Serait-il actuellement en tête avec une avance le mettant à l’abri d’une mauvaise surprise ? Aurait-il pu résister aux incessantes attaques qui ont animé la course depuis le départ ? Ses équipiers auraient-ils pu garder, de manière satisfaisante, le contrôle d’une course où chacun joue son va-tout avec une fougue rare ? Fausto se serait-il montré supérieur à Robic dans les Pyrénées ? N’aurait-il pas surveillé dangereusement Bartali ou Koblet se laissant ainsi prendre de précieuses minutes par les meilleurs tricolores ? Mais avec des « si » …
Ces questions sont autant de problèmes bien difficiles à résoudre, mais je crois pouvoir répondre, avec une chance de me tromper évidemment, à chacune d’elles. Tout d’abord, je suis persuadé que Coppi doit bien regretter son abstention. Ceci, d’autant plus que les choses ayant tourné de la manière que l’on sait, il se serait trouvé débarrassé d’un Koblet et d’un Robic qui n’ont pas été seulement victimes de la malchance, mais encore et surtout d’une « perte de vitesse », ce qui ne fait aucun doute pour ceux qui ont pu constater à quel point ils étaient cuits avant même de prendre contact avec le sol.
Le seul fait qu’Astrua soit, en son absence, le leader italien doit faire singulièrement réfléchir Fausto. Car, si je me souviens bien, Astrua n’a jamais été particulièrement menaçant pour lui lorsqu’ils se sont trouvés côte à côte.
Mais si, ayant voulu effectuer une course toute de prudence, Coppi s’était contenté d’attendre les Alpes, il est vraisemblable qu’il n’y aurait pas eu un seul homme pour lui résister sérieusement dans l’Izoard. Il est normal de considérer qu’il serait à coup sûr mieux armé pour le faire que ne l’est l’équipe italienne actuelle, aux éléments un peu trop hétéroclites et où une certaine jalousie règne. Il n’y a pas chez les Transalpins cet intérêt puissant qu’est l’appât du gain que Fausto, gagneur du Tour, faisait constamment miroiter, avec preuves à l’appui, à ceux qui n’étaient là que pour le servir fidèlement, intégralement.
J’imagine mal l’échappée de Béziers, pour ne prendre que celle-là, se déroulant avec autant de régularité, si Carrea et ses aides avaient été là pour mener un train soutenu, comme ils savent et peuvent le faire, lorsque Fausto donne l’ordre de limiter les dégâts.
Mais je ne regrette pas son absence. C’est elle qui a rendu le Tour passionnant, comme il ne l’a pas été depuis celui de 1947. »
Mercredi 22 juillet, nous y sommes : c’est l’étape reine Gap-Briançon (165 kilomètres), la bataille des Alpes tant attendue qui doit rendre son verdict à cinq jours de l’arrivée au Parc des Princes, et l’espoir pour le public français que Louison Bobet, assez discret depuis le début du Tour, assoie sa prétendue supériorité.

Dacquay Col de Vars

Trois Français s’enfuient dès la sortie de Gap, les deux régionaux du Nord-Est-Centre Jean Dacquay et Bernard Quennehen traînant comme un boulet le Tricolore de service Adolphe Deledda. L’écart va rapidement se creuser : 1’20’’ à Ubaye (km 32), 4’40’’ à Barcelonnette (km 61), 7’35’’ à La Condamine-Châtelard (km 74), jusqu’à 9’05’’ à Saint-Paul-sur-Ubaye au pied du col de Vars.

Bobet col de Vars

MAX Console

Dès les premiers lacets, Bobet lance la contre-offensive, emmenant avec lui Schaer, Nolten, Mirando et Loroño. Á l’approche de la jolie petite chapelle du Mélézen, Bobet accélère encore et seul le premier du Grand Prix de la Montagne Jesus Loroño reste accroché à ses basques.
Au sommet de Vars (km 91), Deledda passe en tête devant Dacquay et Quennehen à 15 secondes, le tandem Bobet-Loroño s’est rapproché à 1’45’’. Nolten est pointé à 2’30’’, Le Guilly et Malléjac à 2’55’’, Astrua à 3’, Schaer et Bartali à 3’45’’.
Dans la descente, Bobet déchaîné, distance Loroño puis rejoint Deledda tandis que Dacquay et Quennehen lâchent prise.
Le coup est parfait : dans la vallée du Guil, les deux Tricolores sont seuls en tête et Adolphe Deledda relayant (enfin) de toute son énergie, donne un sacré coup de main à son leader Louison qui n’a plus qu’à parachever son œuvre dans le col d’Izoard.

Bobet Deledda Guil

Bobet Deledda Miroir des Sports - 417 - 01

Bobet accélère sans à-coups et dépose Deledda dans l’interminable ligne droite très pentue entre la chapelle Saint-Laurent d’Arvieux et le hameau de Brunissard. C’est le début de sa chevauchée magistrale avec en conclusion la traversée de la grandiose et mythique Casse Déserte*.

Bobet Casse déserte

Peu avant le sommet, Bobet a la surprise de se voir photographier par Fausto Coppi, encore une fois sur le bord de la route. L’instant a été immortalisé sur la pellicule, pas toujours pour des raisons sportives. En effet, à côté de Fausto, apparaît Giulia Occhini plus connue sous le nom de la « Dame blanche », impliquée alors dans une relation extra-conjugale avec le campionissimo qui fit scandale à l’époque dans la catholique Italie.

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00012454/louison-bobet-dans-le-col-de-l-isoard-croise-dans-un-virage-fausto-coppi-qui

Au sommet d’Izoard, Bobet passe en tête. Suivent : Nolten à 3’40’’, Loroño à 4’15’’, Geminiani à 7’35’’, Bartali à 8’22’’, Mahé et Malléjac à 8’40’’, à 9’50’’ Astrua, à 10’ Schaer…
Dans la descente, Bobet, bien que victime d’une crevaison, augmente encore son avance sur ses poursuivants. Après avoir survolé l’étape, il triomphe sur le Champ de Mars à Briançon et s’empare du maillot jaune, probablement définitivement.

1953-07-23-2

Bobet Izoard MS

Nolten IzoardAstrua et Schaet IzoardPellos lessive alpestre

Félix Lévitan exprime son enthousiasme dans sa « correspondance » à Henri Desgrange :
« Cette fois, c’est bien vrai : on a dû pleurer dans les chaumières… Bobet maillot jaune, c’est Leducq vainqueur du Tour en 1930 ! C’est la fin d’une longue domination étrangère. C’est enfin un succès tricolore … Les foules désespéraient. Elles étaient « sport » pourtant, ces foules sans cesse déçues dans leur amour-propre et si elles applaudissaient sincèrement les Coppi, Koblet et autres Kubler, elles n’en gardaient pas moins dans le fond du cœur l’espoir d’une revanche éclatante.
L’heure est venue. Elle a sonné dès les pentes de Vars où Bobet s’est détaché sans coup férir. Une attaque empreinte de force et de majesté. Une lente accélération, une progression irrésistible. Et tous ses rivaux, l’un après l’autre, ont baissé la tête, accepté l’inévitable, admis sa supériorité.
Cheveux au vent, l’œil aux aguets, la mine sereine, Bobet a dégringolé Vars à toute allure, filé le long du Guil secouru par Deledda enfui depuis Gap et retrouvé après le sommet de Vars, puis attaqué l’Izoard sans appréhension, avec la certitude d’y parachever son ouvrage.
Vous vous souvenez de l’Izoard ? Il n’a rien perdu -ou presque- de son aspect d’antan. Il a conservé sa route étroite, son col poussiéreux, ses virages abrupts, ses plaques de verdure et ses déserts de pierres, sa Casse déserte, monumentale, chaotique, effrayante dans ses proportions. C’est un décor à la mesure du Tour ! C’est le décor du Tour. La course trouve là toute son expression, toute sa grandeur. C’est l’arène de la minute de vérité. Les spectateurs y sont toujours nombreux, haletants, impatients. Ils frangent la crête, s’éparpillent sur les flancs, bordent la route et scrutent intensément l’horizon dégagé. Cette ligne blanche, c’est le chemin de gloire du vainqueur. C’est le calvaire du vaincu. Un point minuscule, des chromes qui scintillent au soleil, c’est lui, c’est Bobet… On le sait, on le sent, on le voit. Bobet … c’est Bobet … Le nom vole de lèvres en lèvres, se répercute d’écho en écho, emplit le ciel d’azur et se perd dans l’éternité !
-Vas-y Louison !
On ne sait pas si on l’aime, on ne se le demande pas, on l’acclame :
-Vas-y Louison !
Et avec quelle émouvante ferveur. En 1930, c’était : « Vas-y Dédé ! »
Aujourd’hui, c’est Louison. C’est plus doux, plus tendre, moins jovial ce « Vas-y Louison ! » que ce « Vas-y Dédé ! » mais c’est avec le même amour débordant, la même reconnaissance confuse que la foule la jette aux quatre vents. C’est surtout un Français. Enfin un Français !
La remise du maillot jaune s’est faite sans cérémonie. Dès qu’il l’eût endossé, Louison Louison a simplement demandé une éponge et un peigne. Il a fait sa toilette, et il souriait, mais pas franchement, non ! Il n’y croyait pas encore, tout cela était trop beau, trop facile.
Aujourd’hui, le Tour est acquis. Plus de huit minutes sur son suivant immédiat, le solide, effacé et gentil Malléjac, près de dix sur Astrua le leader des Italiens, désolé ce soir de n’avoir pas eu la force de répondre à l’attaque de Bobet, c’est plus qu’il n’en faut, semble-t-il pour assurer la défense du maillot jaune jusqu’au Parc des Princes. »
C’est peut-être en raison de tels récits que j’eus envie, en mon âge adulte, de visiter l’Izoard*, cette cathédrale du cyclisme qu’est la mythique Casse déserte à la sortie de laquelle une stèle, avec les effigies de Fausto Coppi et Louison Bobet, immortalise les exploits que réalisèrent ici les deux grands champions disparus prématurément.

Bobet Izoard 3Bobet Izoard 4

Charles Pélissier salue aussi « le plus grand exploit de Louison Bobet » :
« Il est bien difficile, ce soir à Briançon, pour un suiveur français de ne pas éprouver une satisfaction qui, pour n’avoir rien de commun avec du chauvinisme, n’en est pas moins intense.
En effet, que de fois, au soir de cette étape Gap-Briançon, n’avons-nous pas vu s’envoler tous nos espoirs de victoire française ? Depuis des années, sans rancœur, avec une sportivité qu’on nous reconnaîtra je pense, nous avons salué les exploits de nos amis italiens, suisses ou belges. On nous permettra donc aujourd’hui de saluer comme il convient celui de notre coureur numéro un : Louison Bobet.
Par un curieux retour des choses, c’est au moment où chacun pensait qu’il ne gagnerait plus jamais le Tour, où ses plus chauds partisans doutaient de lui dans les courses par étapes, qu’il vient, par une conduite de course qui fut à la fois sage et hardie, de prendre une option très sérieuse sur la victoire finale. J’ai trop souvent moi-même, tout en plaçant Louison au premier plan de nos coureurs, été sceptique sur ses possibilités de rester constamment en forme, pour ne pas dire aujourd’hui : « Chapeau bas ! ».
Á Briançon, Louison est solidement installé en tête. Son estocade est sans équivoque. Elle restera dans les grands exploits du Tour de France. Á moins de l’imprévisible accident, et bien que le Tour 1953 soit encore loin d’être terminé, Bobet devrait parvenir en vainqueur au Parc des Princes.
C’est un événement attendu par le public sportif français depuis 1946.
L’offensive de Bobet a d’ailleurs été très bien préparée. Quatre hommes s’étaient échappés avant le col de Vars. Parmi ceux-ci, un équipier tricolore : Adolphe Deledda.
Les échappés eurent jusqu’à 7 minutes d’avance. Bobet, lui, attaqua dès le bas du col, lâcha tout le monde et rejoignit les quatre leaders dans la descente. Seul, Deledda parvint à rester dans la roue du champion français, ce qui lui permit (là se révèle l’intérêt de l’opération) de faire toute la vallée en sa compagnie, de l’aider dans ce passage toujours propice aux regroupements. Dans l’Izoard, Bobet s’envola et consolida son avance jusqu’à l’arrivée.
Évidemment, les autres, tous les autres, ont souffert de la comparaison. Et pourtant, je me garderai d’oublier deux coureurs qui sont sans doute les futurs grands hommes du Tour : François Mahé et Malléjac.
Rester toute la journée en compagnie d’hommes comme Astrua, Bartali, Geminiani, après les efforts qu’ils ont déjà accomplis dans l’épreuve, voilà qui situe mieux que des mots la classe de ces jeunes gens qui réaliseront de très grandes choses dans les prochains Tours, s’ils continuent à pratiquer leur métier avec sérieux.
Le Hollandais Nolten est, lui aussi, étonnant. Ce garçon, qui s’est mal préparé cet hiver et qui a fait depuis Strasbourg, des efforts presque toujours inconsidérés, a, dans cette étape décisive, livré une chasse solitaire à Bobet. Que serait-ce s’il était plus discipliné ? »
Gaston Bénac, s’il loue la performance de Bobet à sa juste valeur, est néanmoins critique sur la qualité de ses adversaires :
« En quelques coups de pédale, qui lui permirent, lui, l’aigle de l’Izoard, de s’élever au-dessus des oisillons des vallées, Louison Bobet a conquis, et cela avec une aisance remarquable, le maillot jaune, en prenant une option sur le titre de vainqueur du Tour de France 1953.
En vérité, il n’y eut pas de lutte. Un train express luttait contre des omnibus qui s’essoufflaient derrière lui. Cette grande étape alpestre, qui donne à un Tour de France animé une conclusion éloquente, se résuma en un seul exploit, un grand exploit. Derrière, il n’y eut rien ou presque rien.
Ce fut une victoire brutale qui ne permet aucune discussion. Oui, on peut discuter le talent d’un écrivain ou d’un acteur, on ne peut discuter la violence des rayons solaires dont nous fûmes gratifiés hier. L’exploit de Bobet est d’une limpidité d’eau de roche. Un seul homme voulut répondre à son effort, le petit Espagnol Loroño, mais en quelques coups de pédale, Bobet le relégua à son rang, très brillant d’ailleurs. Un seul autre étranger tenta l’impossible, c’est-à-dire revenir sur Bobet, c’est le Hollandais Nolten. Sa vaillance, son assiduité lui valurent une brillante seconde place, récompense de son jeune talent.
Quant aux autres grands rivaux de Bobet, ils parurent, dès la descente de Vars, accepter humblement leur défaite. Et bientôt, ils ne formèrent plus, dans les premiers lacets du col d’Izoard, qu’un troupeau de moutons irrésolus que l’on menait à l’abattoir. Où étaient les grimpeurs Bartali, Schaer, Astrua ? Tous battus, archi-battus dans leur élément : la grande montagne.
« Je n’aurais jamais supposé qu’ils soient si petits ! » eût pu penser Bobet s’il avait voulu être sarcastique. Mais les journalistes italiens acceptaient la défaite avec plus de bonhomie et d’impartialité que leurs compatriotes venus par milliers sur le mont Genèvre.
« Dans ce Tour, sans Coppi, Kubler, Koblet et Robic, il n’y avait qu’un seul homme de classe : Bobet » déclarait M. Ambrosini, directeur de la Gazzetta dello Sport. »
Quant à Astrua, il n’est qu’un coureur de second plan. Vous le constatez bien maintenant. C’est comme Bartali, à 39 ans, il réalise toujours de beaux exploits, mais il ne peut plus être un champion n°1. Le danger italien était moins important qu’on pouvait le supposer. Reste le Suisse Schaer qui s’était montré brillant dans les Pyrénées. Or, lui aussi, rampa après deux heures d’effort pour s’envoler. Et dès lors, il s’incorpora dans le troupeau. Seuls, les Espagnols Loroño et Serra, ainsi que le Hollandais Nolten essayèrent de tirer timidement leur épingle du jeu. Mais ils n’étaient bientôt plus en course, tout au moins en course pour les premières places.
Et l’on se demande aujourd’hui, avant de s’élancer dans la vallée, puis dans la plaine, en prenant enfin la direction du nord, si la race des grimpeurs ne s’est pas éteinte. Quand on voit le rouleur Wagtmans, vainqueur de la première étape des Alpes, chatouiller Schaer jusqu’au bout de la grande étape de l’Izoard et devancer Bartali et Astrua, ce classement par catégories bien rangées ne doit pas être complètement révisé. Louison Bobet est loin d’être le type du grimpeur, ce qui ne l’a pas empêché d’être classé comme tel dans deux des cols les plus sévères d’Europe : Vars et Izoard.
L’homme qui monte le mieux est l’homme en forme. Lorsque ce dernier se confond avec l’homme de classe, la victoire n’est pas éloignée. Bobet vient, une fois de plus, d’en administrer la preuve.
Certains me diront : le Tour n’est pas fini. Bobet peut connaître des défaillances. Il y a encore quatre étapes à courir, et encore et surtout une de 70 kilomètres contre la montre qui pourrait lui faire perdre quelques minutes dont seul pourrait bénéficier Astrua, le meilleur dans cette spécialité.
Sans doute, mais Bobet est admirablement encadré par sept hommes qui lui seront complètement dévoués. Et ensuite, dans sa forme actuelle, il semble à l’abri de la moindre défaillance. Enfin, il est loin d’être médiocre contre la montre. Rappelons-nous sa victoire dans les Nations et aussi dans l’étape accidentée de Paris-Côte d’Azur. La victoire de Bobet, qui fut la conclusion d’excellentes tactiques mûries par Marcel Bidot ne peut être entamée d’ici Paris. Et cela surtout parce que tous ses adversaires ont aujourd’hui des âmes de vaincus, le départ de Bobet au bas de Vars leur ayant complètement coupé les jarrets. »
Jeudi 23 juillet, c’est la sortie des Alpes, direction Lyon la capitale des Gaules. Plus que 87 coureurs qui démarrent les jambes lourdes avec la perspective du col du Lautaret comme petit déjeuner.

Lautaret

La première escarmouche, œuvre du Lyonnais Jean Forestier (tiens tiens), est vite réprimée. Puis c’est au tour de Georges Meunier et Jean Le Guilly qui, plus heureux, parviennent à faire le trou. Ils sont suivis des Espagnols Langarica et Loroño, puis un peu plus loin par Forestier qui ne désarme pas.
Au sommet du col du Lautaret (km 25), Le Guilly passe seul en tête avec 50’’ d’avance sur Loroño, 1’20’’ sur Langarica, 1’25’’ sur Meunier et Forestier, 1’ 55’’ sur le Belge Hilaire Couvreur et 2’44 » » sur le peloton des favoris.
Dans la descente du col, Le Guilly, peu à l’aise, se fait rejoindre et même distancer par un quatuor composé des deux « orange et blanc » du Nord-Est-Centre Forestier et Meunier, et des deux coureurs ibériques Loroño et Langarica.

lac de Chambon

Á Bourg-d’Oisans (km 67), au bas de la descente proprement dite, les quatre hommes possèdent 1’20’’ d’avance sur Le Guilly qui a été rejoint par Couvreur, et 4’30’’ sur le peloton. Ils ne font qu’accroître leur avance qui atteint 13 minutes au contrôle de ravitaillement de Grenoble (km 113).
Jean Forestier passe en tête au sommet de la côte de Moirans comptant pour le Grand Prix de la Montagne (3ème catégorie). Il attaque dans la côte de Saint-Symphorien-d’Ozon située à 15 kilomètres de l’arrivée. Loroño est irrémédiablement lâché, par contre, Langarica revient sur Forestier en ramenant également Meunier.
Le public lyonnais est de plus en plus optimiste et enthousiaste quant à une victoire de l’enfant du pays Jean Forestier, d’autant plus qu’il peut compter à ses côtés sur Meunier, un équipier de la formation du Nord-Est-Centre.

Lyon ForestierLyon Meunier Forestier

Sur la piste mouillée du vélodrome municipal (l’ancien stade Gerland), aucun des trois échappés ne voulant emmener le sprint, on assiste à une incroyable séance de quasi-surplace. Forestier surveille Langarica et Meunier en profite pour partir à fond et gagner avec une longueur d’avance sur Forestier devant un public amer par ce qu’il considère comme un camouflet.
Le « facteur de Vierzon » Georges Meunier est sifflé injustement pour n’avoir pas laissé gagner son coéquipier, le « gone » Jean Forestier. Celui-ci qui soufflera ses 93 bougies au moins de septembre prochain pourrait peut-être témoigner de cette mésentente.
Amand Audaire, un autre « gars du Nord-Est-Centre », remporte le sprint du peloton, 9’59’’ plus tard, mais auparavant, Hilaire Couvreur en « chasse patate » s’adjuge une méritoire cinquième place. Aucune modification notoire au classement général.

1953-07-24

Louison Bobet part bien sûr en jaune le lendemain à l’occasion de l’étape contre la montre entre Lyon et Saint-Étienne, 70 kilomètres sur un parcours truffé de montagnes russes dans les monts du Lyonnais, permettez l’expression.
Celle qu’on a coutume d’appeler épreuve de vérité mérite moins ce qualificatif tant la vérité de ce Tour a été livrée lors de la grande étape alpestre de l’Izoard.
Louison Bobet, meilleur grimpeur dans les Alpes, démontre qu’il est aussi le meilleur rouleur en l’emportant largement, malgré une crevaison, dans la capitale du Cycle, sur la cendrée du stade Geoffroy-Guichard.

Bobet clm

1953 - BUT et CLUB - Le TOUR - 61

Bobet clm Monts Lyonnais

Ses deux suivants au classement général ont été dominés : Malléjac termine 10ème à 4’43’’ et Astrua se classe 7ème à 4’13’’. Le Belge Alex Close, parti 4 minutes avant lui, a même été rejoint par le maillot jaune.
Les principales satisfactions proviennent des coureurs des Pays-Bas : Wim Van Est obtient une belle deuxième place à 1’45’’ de Bobet, et Wout Wagtmans, 4ème à 3’25’’ effectue une belle remontée à la sixième place du classement général, dépassant les trois Tricolores Antonin Rolland, Nello Lauredi et Raphaël Geminiani.

1953-07-25

Il faut relever aussi la belle performance (8ème) du Morbihannais de l’équipe de l’Ouest Joseph Morvan. Celui qu’on appelait familièrement Job Morvan était d’ailleurs un spécialiste du contre la montre : il remporta à six reprises (sur six participations) la belle course Manche-Océan (de Binic ou Paimpol à Auray), 137 kilomètres avec le franchissement du terrible Mûr-de-Bretagne, une épreuve au palmarès duquel figurent notamment de beaux rouleurs comme Albert Bouvet, Gérard Saint et aussi Aldo Moser (le frère aîné de Francesco) qui souffla un Grand Prix des Nations à Roger Rivière.
Morvan, souvent prophète en son pays, gagna ultérieurement une étape du Tour à Saint-Malo ainsi que le Tour de l’Ouest, une belle course à étapes malheureusement disparue. Robert Chapatte en brossa un portrait original en le décrivant comme un « coureur paysan » : « Son souci permanent, c’est de savoir si la grêle n’endommagera pas ses semis, si le blé est bien engrangé ou le sillon bien tracé. » Pittoresque analyse sociologique d’une France essentiellement rurale où le Tour de France constituait un ascenseur social pour beaucoup de coureurs d’extraction modeste !
En première page du quotidien L’Équipe, apparaît un curieux entrefilet avec un appel à la sportivité du public parisien. Pourquoi en serait-il autrement pour accueillir Louison en jaune ?
Samedi 25 juillet, avant-dernière étape entre Saint-Étienne et Montluçon, 210 kilomètres. Dès le départ, l’allure est rapide : Darrigade mène la première attaque dans la côte de La Fouillouse, aussitôt pris en chasse par huit coureurs, Rossello, Isotti, Baroni. Adriaensens, Suykerbuyk, et les Tricolores de service Deledda, Rolland et Lauredi.
Tout rentre dans l’ordre avant la traversée de Montbrison, moment de répit qui permet peut-être aux suiveurs de goûter à la délicieuse fourme locale.

Pont Allier

On assiste surtout à une bataille entre les coureurs du Nord-Est-Centre et des Pays-Bas pour la conquête du challenge international par équipes.
L’échappée décisive se dessine dans la Côte de La Faye (km 177) sous l’impulsion du Lorrain Gilbert Bauvin vite rejoint par le Hollandais Wagtmans, Walkowiak et Renaud.
Dans la traversée de Saint-Eloy-les-Mines (km 182), Bauvin et Wagtmans sèment leurs deux compagnons tandis qu’à l’arrière, se détachent à leur tour Nolten et Molinéris qui ne tardent pas à rejoindre Renaud et l’enfant du pays, le Montluçonnais Roger Walkowiak.

Bauvin et Wagtmans

Sur le quai Rouget de Lisle à Montluçon, Wout Wagtmans, déjà vainqueur à Gap, bat facilement Bauvin au sprint, soufflant ainsi la cinquième place du classement général au maillot vert Fritz Schaer et renforçant la position de la Hollande au challenge par équipes. Le peloton réglé par Fiorenzo Magni arrive à 2’38’’.
Dimanche 26 juillet, c’est la quille, pas de grasse matinée pour autant, les 76 rescapés prennent le départ à 7 heures pour effectuer la dernière étape Montluçon-Paris longue de 328 kilomètres.
C’est une procession triomphale pendant 250 kilomètres où il ne se passe pas grand chose, l’occasion pour les photographes d’effectuer leurs traditionnels clichés de fin de Tour de France. Darrigade sprinte à Orléans pour une prime substantielle devant la statue de Jeanne d’Arc.

Jeanne d'Arc Orléans

MS N° 372 du 27 juillet 1953 16 Bobet et ses dauphins

C’est dans la côte de Dourdan qu’on assiste à la première véritable offensive. Elle est l’œuvre de … l’orgueilleux Louison Bobet en personne : « Bobet sensationnel émergeait, faisait littéralement éclater devant lui l’imposant peloton des motos et des voitures qui précédaient le groupe jusque-là compact, se frayait impétueusement un chemin, se muait en un furieux attaquant alors que le leader est généralement un être discret et prudent au possible. La furia française trouvait là une admirable illustration : l’une de ces belles images d’Épinal dont la collection constitue la légende du Tour. Puis Bartali ripostait, puis Forestier se mettait en devoir de terminer en beauté son premier Tour, puis des Schaer, Wagtmans, Malléjac donnaient, eux aussi, le ton le plus élevé à cette fin de course échevelée. Peut-être les vainqueurs ne furent-ils pas, en définitive, les plus méritants de l’affaire. »

Bobet Dourdan

Louison ne peut cependant résister à la chasse organisée derrière lui, essentiellement par les Italiens.
Dans la côte de Saint-Rémy-les-Chevreuse (km 302), le banlieusard parisien Stanislas Bober tente sa chance. Il est rejoint d’abord par Bernard Gauthier et l’Italien Mario Baroni, puis par sept autres coureurs : deux Italiens Magni et Drei, le Belge Couvreur, le Breton Morvan, le Sud-Est Molinéris, le Nord-Est-Centre Forestier et l’inévitable Hollandais de service Gerrit Voorting.

Versailles

Ça sent l’écurie, les derniers kilomètres sont couverts à une allure folle par le groupe de tête. Sur la piste rose du Parc des Princes comble, Baroni emmène le sprint pour Fiorenzo Magni qui se dégage dans la ligne droite et l’emporte nettement.

Parc Princes Magni

31 secondes plus tard, arrive le peloton au sein duquel figure bien sûr le maillot jaune Louison Bobet qui remporte, à 28 ans, le Tour du Cinquantenaire, le Tour le plus rapide de son histoire (moyenne 34 km.605).
Séquence émotion : « Marseillaise au Parc. Debout au premier rang de la tribune officielle, le torse moulé dans son maillot jaune, le dernier, celui qui restera dans l’histoire, ayant à ses côtés sa femme et sa petite fille, Louison Bobet, immobile, regarde droit devant lui, vaguement, quelque part, et ne doit rien voir, car de grosses larmes perlent sous ses paupières. L’émotion est si forte qu’après les dernières notes de l’hymne national qui vient d’être exécuté en premier pour la première fois à la fin d’un Tour depuis 1947. Bobet a du mal à sourire. Il tend son bouquet comme une parade vers les ovations qui montent. Malgré les amis, la famille, la foule des supporters enthousiastes, le vainqueur du Tour est isolé dans sa victoire. Il réalise. Son bonheur est intérieur. Les gestes dont il a rêvé depuis tant d’années… »

Bobet au Parc

Bobet baiser Parc

MS N° 372 du 27 juillet 1953 01 Louison Bobet et sa fille Maryse

Un peu plus tard, Maurice Garin, vainqueur du premier Tour de France en 1903 effectue aussi un tour d’honneur.
Le méritant Jean Malléjac et l’effacé Giancarlo Astrua complètent le podium. Le combatif Suisse Fritz Schaer remporte le premier Maillot Vert du classement par points de l’histoire du Tour. L’Espagnol Jesus Loroño gagne le Trophée de la Montagne. Le Challenge International par équipes revient à l’épatante équipe de Hollande, très offensive.

classements

C’est le temps désormais de dresser des bilans. Le quotidien L’Équipe n’est pas avare de dithyrambes à sa une : « Bobet vainqueur éblouissant ». Le journal organisateur se doit évidemment de susciter la curiosité de ses lecteurs, peut-être aussi de flatter leur fibre patriotique.

1953-07-27 31953 - BUT et CLUB - Le TOUR - 00-1

Dans son éditorial journalier, Jacques Goddet, le directeur du Tour et de L’Équipe, exhorte ses lecteurs : « LE TOUR qu’il faut aimer ! ». Certains douteraient-ils de la qualité de l’épreuve cuvée 1953 ?
Claude Tillet, dans le numéro spécial d’après-Tour du Miroir des Sports, s’en fait le défenseur : « 1948 Bartali… 1949 Coppi… 1950 Kubler…1951 Koblet … 1952 Coppi à nouveau. On avait bien le droit de se demander après avoir alignés, il y a un an, cette impressionnante liste de victoires étrangères dans le Tour de France, ce que l’avenir réservait aux routiers nationaux ! À vrai dire, l’examen de la question se révélait décevant au possible. Très riche en bons coureurs, nous ne possédions qu’un seul homme de classe internationale : Louison Bobet. Or, ce même Louison avait dû renoncer au Tour et on se demandait si son état de santé, si l’extrême sensibilité de son système nerveux, lui permettrait un jour de prendre le départ de la grande épreuve avec quelques chances de succès.
De plus, on ne pouvait se dissimuler que, par rapport aux champions précités, il se révélait légèrement inférieur … Pourquoi ne pas dire les choses telles qu’elles sont ? Bobet grimpait moins bien que le Bartali de 1948, avait été dominé par le Kubler de 1950, roulait et grimpait moins fort que les Coppi et Koblet de 1949, 1951 et 1952. En revanche il possédait indiscutablement ce feu intérieur, ce cran, ce ressort qui caractérisent les purs champions. Sur ce plan, au moins il était l’égal de Gino, Fausto, Ferdi et Hugo. Mais parviendrait-il à se surpasser au point de gagner le Tour ? À franchement parler, nous étions plus sceptiques que jamais au départ de Strasbourg. D’abord parce que la personnalité de Koblet semblait dominer le lot, ensuite parce que notre compatriote était dans une condition physique rien moins que douteuse, les bruits les plus alarmants s’étaient succédé à son sujet, et l’on se demandait même si sa participation n’allait pas constituer une sorte de handicap pour l’équipe de Marcel Bidot !
Et voici que Bobet gagne le Tour de France 1953, le Tour du « Cinquantenaire », interrompant par la même occasion une impressionnante série de succès suisses et italiens ! C’est là une sorte de miracle, mais un miracle dont tout le mérite rejaillit sur le vainqueur. On nous dira évidemment : « Petite victoire …Coppi s’était abstenu, Kubler avait renoncé, Bartali est un vieillard, Koblet et Robic ont dû abandonner sur chutes ! »
Que répondre à cela ? Mais, tout simplement que si l’on étudie les raisons profondes des faits cités, on se rend compte que chacun des intéressés s’est trouvé dans un cas analogue à celui d’un Bobet obligé de s’abstenir en 1952 ou de capituler en 1951… Ses adversaires profitèrent souvent des défaillances de Louison. Cette fois c’est Louison qui a exploité les faiblesses morales ou physiques des autres. Selon l’expression populaire : « Le coup est régulier ».
Pourquoi Ferdi n’est-il pas parti ? Sans doute parce qu’il craignait Koblet. Pourquoi Coppi est-il resté sur la touche ? Parce qu’il redoutait l’intelligence de Bartali, à base de machiavélisme et comédie. Pourquoi Koblet et Robic ont-ils abandonné ? Ici, nous touchons un point extrêmement délicat. Il est toujours trop facile d’accabler les vaincus, et nous ne voudrions pas charger ici ceux qui s’écroulèrent -au propre comme au figuré- dans la période même où ils avaient atteint le sommet de la course.
Il convient de répéter que lorsque Koblet tomba dans la descente faisant suite au col de Soulor, il offrait l’image d’un homme absolument épuisé, n’ayant plus le contrôle de sa direction. On peut donc admettre que le bel Hugo était allé au-delà de ses forces du moment en voulant s’imposer à ses adversaires dans les cols pyrénéens. Il est un vaincu davantage qu’une victime … En ce qui concerne Robic, le cas est moins flagrant, mais il s’apparente de près à celui de Koblet. Sur Albi-Béziers, Robic était distancé, perdait sans cesse du terrain, et réagissait mal, non seulement sur le plat mais encore sur les rampes cévenoles qui auraient dû, logiquement, lui être favorables et lui permettre une contre-attaque victorieuse. Pis, dans une descente qui n’avait rien d’acrobatique, il touchait une roue, tombait, demeurait groggy et ne repartait que longtemps après, arrivant finalement à Béziers avec 38 minutes de retard sur les vainqueurs Lauredi, Geminiani, Bobet et Rolland. Il est hors de doute que, tout comme en ce qui concerne Koblet, la chute n’avait été qu’une manifestation de la dépression physique subie par le Breton de Paris. Là encore, il ne serait pas équitable de faire de Bobet un simple profiteur …
Après avoir disséqué les raisons pour lesquelles Bobet doit être considéré comme un grand vainqueur, attachons-nous à démontrer -et ce ne sera pas difficile- que ce Tour fut un grand Tour de France. Nous l’avions baptisé, avant le départ, le « Tour de l’équilibre ». Effectivement, il fut parfaitement équilibré du début à la fin, et tout concourt à ce résultat.
1° Le parcours était parfaitement choisi : excellent tronçonnement de la chaîne pyrénéenne, très bonne arrivée « en haut » (mais pas trop haut !) à Cauterets, expérience heureuse en ce qui concerne le remplacement du trop monumental Ventoux par les étapes cévenoles Albi-Béziers et Béziers-Nîmes, qui ne comptèrent pas pour peu, il s’en faut ; étape contre la montre unique et bien suffisante, retour à Paris très rapide…
2° l’intérêt de l’épreuve fut soutenu d’un bout à l’autre. On avait commencé par la double attaque fulgurante de Schaer et Wagtmans. Il n’y eut pas une seule journée véritablement morne en dépit d’un temps parfois bien quelconque ; et l’intérêt, fait d’incertitude se maintint pour le moins jusqu’à Saint-Etienne, à quarante-huit heures de Paris.
Comment à ce propos, ne pas citer des chiffres éloquents ? Au soir de la dix-septième étape, l’écart entre le premier et le dixième du classement général était de 26 minutes en 1951, de 52 minutes en 1952 … et de moins de 10 minutes en 1953 ! Seuls, depuis la guerre, les Tours de 1947 et de 1950 nous avaient laissés aussi longtemps et aussi tardivement dans l’ignorance – toujours passionnante- du résultat final.
3° La moyenne horaire est, de très loin, la plus élevée que l’on ait jamais enregistrée. Certes, cela pourrait ne pas signifier obligatoirement que ce Tour fut très bon, mais joints aux autres facteurs de succès sportif que nous venons d’énumérer, cela confirme d’éclatante manière qu’en dépit de l’absence de Coppi, le Tour 1953 fut d’une qualité très supérieure à celle de beaucoup d’autres. Á propos de Coppi, et sans vouloir minimiser en quoi que ce fût une performance qui, en son temps, fut considérée comme peu banale, il n’est pas mauvais d’indiquer que, sur Gap-Briançon, le temps réalisé en 1951 par le campionissimo vainqueur solitaire de l’étape-reine, fut battu d’environ vingt-trois minutes par Bobet, cette année. Bien entendu, les circonstances de la course et l’orientation du vent influent considérablement dans un sens ou dans l’autre, sur le résultat chronométrique, mais il n’est pas mauvais d’inscrire cette précision à l’actif du Tour 1953 et de son beau vainqueur ! »
Poursuivant son bilan, Claude Tillet passe ensuite en revue les grands acteurs du « drame » :
« Le maillot vert fut incontestablement l’une des attractions de l’épreuve… On ne pouvait souhaiter plus belle récompense pour le Suisse Fritz Schaer qui fit merveille avant l’effondrement de Koblet et sauva l’honneur, ensuite, ne disparaissant jamais de la scène, jouant constamment un rôle important, demeurant presque jusqu’au bout un possible vainqueur absolu. Nerveux, adroit, volontaire, rapide, Schaer s’est montré sous son véritable jour. Nous sommes pleins d’estime pour lui.
Nous parlerons de l’Alsacien Roger Hassenforder qui s’empara du maillot jaune à Caen, ne le lâcha qu’aux portes de Pau, après avoir été victime d’une sérieuse indisposition physique. « Hassen » s’est taillé une telle popularité que sa disparition dans la première étape pyrénéenne n’aura pas constitué pour lui, dans l’esprit de la foule, une condamnation. On aime les coureurs à panache et on se montre indulgent lorsqu’une fantaisie naturelle les emmène un peu trop loin.
Nous parlerons sans plus attendre de Malléjac qui ne fut pas un leader de circonstance mais bien un leader susceptible de l’emporter. Son résultat contre la montre confirme pleinement notre point de vue. Malléjac, très bon coureur régional, vécut longtemps dans l’ombre de Bobet. Son enrôlement dans une autre équipe de marque, puis sa sélection dans le Tour au titre de l’équipe de l’Ouest lui donnèrent l’occasion de mettre en valeur sa personnalité. Il devrait à présent courir les « classiques » avec la confiance énorme que peut donner un tel résultat. N’oublions pas, puisque nous avons recherché la justification de son rang inattendu, qu’il se défendit magnifiquement sur Gap-Briançon, se comportant en grand routier et non en homme résigné à l’échec.

Malléjac Hassen Parc

Allons-y maintenant de notre couplet de la déception ! Il aura Astrua pour sujet. Nous n’hésiterons pas un instant à dire que l’Italien fut très inférieur au Suisse Schaer et que celui-ci eût amplement mérité la troisième place du classement général qui échoit à Giancarlo.

Astrua

Nous avons retrouvé, du côté belge, un Close aussi discret, aussi effacé qu’un Ockers … mais, hélas ! un peu moins valeureux. Le problème belge est donc à reconsidérer en son entier.
Que penser -Bobet étant mis à part- des Français « nationaux » ? Nous avons retrouvé un remarquable Antonin Rolland (toujours en vie, il fêtera ses 99 ans en septembre prochain ndlr), un Lauredi plutôt terne dans l’ensemble, un Geminiani toujours égal à lui-même, toujours énergique en diable, mais manquant de facilité qui permet les performances sortant de l’ordinaire.
Il est apparu que Le Guilly était un peu léger pour appartenir à la grande équipe. En tout état de cause, le gosse grimpa moins bien qu’en 1952. Il sera probablement plus à l’aise l’an prochain dans une formation régionale. Enfin, il faut tresser des lauriers à Deledda qui fut l’homme de la situation du bas de la descente de Vars jusqu’au pied de l’Izoard.
Si l’on cherche ensuite à désigner la meilleure équipe étrangère, il n’y a pas à aller bien loin. Dans le domaine de la cohésion et de l’efficience, comme dans celui de la combativité, les Hollandais s’avérèrent du début à la fin les plus solides et les plus ardents.
Du côté des Italiens, et le cas d’Astrua étant traité, peu de choses à dire puisque Magni ne fit pas le meilleur de ses Tours, puisque Bartali est un grand champion maintenant usé qui, raisonnablement, devrait abandonner sa place à l’impressionnable Coppi. Alfredo Binda ne disposait pas, cette fois, des cartes maîtresses et son intelligence de la course ne put suppléer l’insuffisance des hommes.
Les Espagnols souffrirent de l’absence d’un Ruiz : Loroño ne se distingua qu’en montagne et Langarica se montra le seul routier complet de la formation dirigée par Mariano Canardo.
Nicolas Frantz n’eut pas davantage de chance avec ses Luxembourgeois et le bon classement d’un Ernzer ne saurait nous faire oublier la carence à peu près totale des autres coureurs du Grand-Duché. »
Il est vrai que le jeune Charly Gaul a abandonné presque dans l’anonymat lors de la sixième étape. C’est la preuve que tous ces jugements et avis péremptoires ci-dessus seront possiblement remis en question dans les années à venir.
Gaston Bénac tire aussi son propre bilan favorable à Bobet : « Nous avons terminé le Tour satisfaits, et satisfaits doublement. Tout d’abord, l’intérêt, même lorsque les seconds plans tinrent le haut de la scène, ne faiblit pas, et lorsque les as attaquèrent, un peu à retardement, nous vîmes le meilleur s’envoler, laissant ses adversaires étrangers sur place.
Décapité au début par l’absence de Coppi et de Kubler, puis par l’accident de Koblet, le Tour semblait se complaire dans les futilités quotidiennes, avec quelques bons prétendants sans panache, lorsque éclata l’homme de classe, le seul survivant du grand quatuor.
Mais Louison Bobet, parti sans très grande conviction, pas très affûté, trouvait peu à peu, bien préservé par une excellente équipe de France, et la forme et le moral.
Si l’Italie a Coppi, la Suisse Koblet et Kubler, la Hollande Van Est, la France met en ligne un super-champion aussi complet que les premiers avec Louison Bobet, auquel il ne manquait au palmarès que le Tour et le championnat du monde. » Il faudra attendre l’année suivante, sur le circuit de Solingen, pour le maillot arc-en-ciel.

Bobet portrait

Cet été 53, je n’avais que six ans… et demi, et plus peut-être qu’à Bobet, je m’intéressais à un jeune cycliste, proche du domicile familial, qui écumait les courses régionales. Le 23 août, un mois après le sacre en jaune de Bobet, il survolait la finale contre la montre du « Maillot des As » organisé par le quotidien régional Paris-Normandie. Il réalisait à cette occasion un véritable exploit en parcourant les 122 kilomètres à plus de 42 kilomètres/heure de moyenne, et reléguant son second Claude Le Ber à plus de 9 minutes. Le journal L’Équipe nota : « Sur sa performance, Jacques Anquetil, c’est donc son nom, aurait très certainement battu les plus grandes vedettes internationales ».

Maillot des As Anquetil

Anquetil maillot des As 2

Le chatouilleux Louison Bobet a du mal à croire à la moyenne énoncée, avançant l’hypothèse d’une erreur commise dans le kilométrage du parcours.
Un qui ne doute pas, c’est Francis Pélissier, directeur sportif de l’équipe La Perle, qui, illico, fait signer son premier contrat professionnel à Anquetil, déclarant avec aplomb et une certaine forfanterie : « Je vais faire gagner le Grand Prix des Nations à un gamin. Gagner une course avec Louison Bobet ou Emile Idée, c’est enfantin. Mais lancer Tartempion et battre tout le monde, ça c’est du sport. »
En septembre 1953, Tartempion Anquetil survole le Grand Prix des Nations, prestigieuse épreuve contre la montre sur un parcours de 142 kilomètres avec les côtes de la vallée de Chevreuse, et titille à quelques secondes près le record du « pédaleur de charme » Hugo Koblet.
Á l’arrivée au Parc des Princes, Bobet est présent. Vêtu d’un beau maillot jaune en soie, il a participé à une réunion d’attente sur piste. Il s’approche du vainqueur et, beau joueur, prend acte de l’exploit réalisé : « « J’étais sceptique sur ta moyenne du Maillot des As. Maintenant, je suis convaincu ! » Et il pousse la gentillesse jusqu’à ouvrir sa Thermos pour lui servir un gobelet de thé chaud, sous l’œil amusé des photographes qui fixent, à cet instant, le premier cliché réunissant le numéro un du cyclisme français et « ce gosse normand, au visage angélique et à l’allure féline », un gosse dont Bobet pressent qu’il deviendra bientôt son rival. »
La suite, mes plus fidèles lecteurs la connaissent : c’est ainsi que naquit une indéfectible passion pour Jacques Anquetil**, « l’idole de ma jeunesse ». Jolie coïncidence, tandis que j’écris ces lignes, je reçois par courrier, en remerciement de ma collaboration, une carte souvenir éditée par le Club Philatélique de Rouen et sa région à l’occasion d’une Fête du Timbre organisée à Quincampoix, village où repose « mon » champion.

timbre Anquetil

Quant à Louison Bobet, il est bien possible que je vous en reparle … dans un an, lors de mon évocation du Tour de France 1954 !

* http://encreviolette.unblog.fr/2009/07/09/le-col-de-lizoard-col-mythique-des-alpes/
** http://encreviolette.unblog.fr/2009/04/15/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/08/22/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse-suite/
Pour cette évocation du Tour de France 1953, j’ai puisé dans les magazines de ma collection, Miroir-Sprint et Miroir des Sports But&Club. Pour combler certains manques, j’ai fait appel à mon ami Jean-Pierre Le Port que je remercie vivement.

Publié dans:Cyclisme |on 23 juillet, 2023 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1953 (2)

Pour revivre les premières étapes très animées de ce Tour de France 1953 :
http://encreviolette.unblog.fr/2023/06/27/ici-la-route-du-tour-de-france-1953-1/

100 coureurs prennent le départ de la dixième étape Pau-Cauterets (103 kilomètres) qui constitue aussi la première étape de montagne avec l’ascension du col d’Aubisque et son marche-pied, le Soulor, versant Ouest, puis la montée vers la station thermale de Cauterets qui accueille le Tour pour la première fois. La météo s’est améliorée dans la nuit, dissipant les craintes à ce sujet.

avant Aubisque

« La portée de la bataille pyrénéenne se situe à la sortie des Eaux-Bonnes, au pied de l’Aubisque, où Koblet attaquait violemment, se détachant irrésistiblement et provoquant la dislocation du peloton. Pourtant sa tâche n’était pas aisée : derrière lui, le jeune Buchaille ripostait furieusement, emmenant Schaer, Astrua, Impanis, Bobet, Geminiani, Close, Van Genechten, tandis que Bauvin se mettait plus lentement en action. Koblet débordait les trois hommes qui s’étaient sauvés dès les premiers kilomètres, l’Italien Drei, Darrigade et son coéquipier Huber, mais il ne regagnait pas de terrain sur l’Espagnol Loroño dont l’échappée, à l’entrée d’Eaux-Bonnes, n’avait pas suscité de réaction en raison de la très mauvaise position occupée par le fuyard au classement général.

Dans AubisqueFavoris dans AubisqueAubisque à jugéLoronoLorono seul

Loroño poursuivait donc sa course sans être inquiété, tandis que derrière lui, Koblet n’accentuait que difficilement son avantage sur les poursuivants. Au sommet du col, où il passait 5’30’’ après Loroño, il possédait tout juste 15 secondes sur Astrua, Van Genechten et le Belge Desmet admirablement revenu, 20 secondes sur Bobet, Bauvin et Schaer, 45 secondes sur Robic. En un mot, son initiative ne se transformait pas en envolée.
Dans la descente préludant à la petite remontée vers le col de Soulor, il nous rappelait le grand Koblet. Mais dès l’attaque du Soulor, il faiblissait et l’on voyait revenir vers lui Schaer, Bauvin, Huber, Astrua, Bobet et Van Genechten, lesquels le « sautaient » littéralement à 50 mètres du point culminant. Dès lors, la belle mécanique était cassée : Hugo tombait une première fois, sans se faire de mal, puis une seconde fois…
Je lis dans le Miroir des Sports :
« À près de 80 kilomètres à l’heure, Koblet descendait le col comme un fou. Son maillot rouge flamboyait dans le soleil. Le champion helvétique prenait des risques énormes. Il virait court sur la route empierrée où son coéquipier Huber avait renoncé à le suivre. Et, soudain, ce fut la chute : un extraordinaire saut périlleux. Hugo alla s’affaler dans les bruyères tout près d’un petit pont et resta là, sans vie, semblait-il. Le directeur-adjoint du Tour Félix Lévitan, André Leducq et Huber l’équipier de Koblet qui suivait son chef, se précipitèrent et relevèrent le grand favori du Tour. Mais tout de suite, il fut clair que Koblet ne repartirait pas. Il ne geignait même pas. Non, il était complètement hébété et portait des blessures à la tête et au bras. Il respirait faiblement : le choc avait été d’une rare violence. Koblet d’abord allongé sur le bord de la route fut ensuite transporté en civière jusqu’à l’ambulance. Le docteur diagnostiqua, en plus des multiples plaies, plusieurs fractures des côtes.
Peu de temps avant de s’effondrer à bout de forces, zigzaguant sur la route, Hugo Koblet avait pourtant lancé une attaque de grand style. Il avait tenté de forcer la chance et pendant un moment on avait retrouvé le grand champion ailé. L’œil clair, il avait déclenché, dressé sur ses pédales, une offensive foudroyante, lâchant Bauvin, Astrua, Schaer le maillot jaune, Bobet, Van Geneugden. Mais Koblet avait trop présumé de ses moyens et brusquement la mécanique craqua. Il n’était plus le pédaleur de charme, mais rien qu’un athlète épuisé qui force quand même coûte que coûte, et qui ne voit plus les dangers de la route. Alors, ce fut la chute. »

MS N° 370 b du 15 juillet 1953 03 Chute de Kobletchute Koblet 2

Voici un autre témoignage, de première main celui-là, celui de Félix Lévitan qui a été témoin de la chute : « Vous voulez savoir comment ça s’est passé ? Après Soulor, dans la descente sur Arrens. Koblet avait monté l’Aubisque à l’arraché. Il s’était, comme on dit vulgairement, sorti les tripes. Vidé, sans force, passé par des rivaux qu’il avait vainement tenté de distancer, il s’était aventuré comme un fou dans la dégringolade du col. Était-il lucide ? Ses muscles, en tout cas, n’obéissaient plus à son cerveau, même par automatisme. De cela, je suis certain. Je peux dire, en effet : j’y étais. Je m’étais attaché à ses basques. Je ne l’eusse pas quitté pour un empire. Je n’y mets aucune vanité : je constate. Hugo était le centre de la course. C’était l’homme à suivre … et je l’ai relevé dans le fond du fossé profond où il avait filé tout droit à l’angle d’un virage aigu. Quelle scène ! un parapet de pont, étroit comme une margelle de puits, des buissons sur la gauche, une ouverture de cinquante centimètres entre les arbrisseaux et le petit mur de pierre. C’est là où il est passé … Un miracle ! »

Koblet chambre

Dans sa chambre, le soir à l’hôtel, le Suisse, la tête recouverte d’un épais bandage, se confiait en présence d’un journaliste du quotidien Le Monde : « Je ne comprends pas, ce qui m’est arrivé. Au pied du col, j’étais remarquablement bien quand j’ai attaqué. Puis brutalement, à 3 kilomètres du sommet, cela n’a plus été du tout. »
– Qu’ont dit les médecins ?
– Oh ! les docteurs », s’écrie Hugo Koblet en faisant un geste vague.
À Cauterets, on a beaucoup parlé de médecine dans tous les cafés où se tenaient les suiveurs. Un ancien champion, vainqueur du Tour, disait : « Quand un homme atteint une supériorité éclatante et surnaturelle, ce n’est pas, croyez-moi, grâce à de l’eau gazeuse… Moi je préférais les produits de mon époque ; ils étaient moins puissants, peut-être, mais moins dangereux aussi. »
À l’arrivée, Gino Bartali s’était aussi fendu de son commentaire : « À Eaux-Bonnes, il est parti comme une fusée. À cette allure, il ne pouvait pas aller bien loin. Ce garçon est suicidaire. » Le spectre du doping était évoqué à bas mots.

Chute Koblet Pellos

Mais revenons sur la course : dans la même descente du Soulor, peu avant la culbute de Koblet, on apprit que le Nord-Est-Centre Guy Buchaille, qui avait si bien grimpé, avait fait une dramatique chute dans le même précipice où s’était grièvement blessé le Hollandais Wim Van Est deux ans auparavant.
Félix Lévitan encore : « Je vais vous parler de Guy Buchaille, un gamin –vingt ans- et qu’on a fêté, il y a un moment, dans le hall de l’hôtel d’Angleterre où je l’ai fait ramener de Lourdes dans ma voiture, comme un miraculé.
C’en est un… Il était sorti de l’ombre dans les premières pentes de l’Aubisque. À une quarantaine de secondes de Koblet, il s’était rué à l’avant et il animait la poursuite que les Schaer, Bobet, Astrua, Robic, hésitaient à conduire par excès de prudence. Vingt ans, de l’ambition et de la qualité. Alors Guy Buchaille s’est battu. Il a été merveilleux. C’est à bout de forces, pourtant, tout comme Hugo, qu’il a atteint le faite de l’Aubisque. Il a été imprudent. Un précipice s’est ouvert devant lui, il y a chu, tête la première, et son vélo a continué à bondir de roche en roche, jusqu’au fond du trou, à trois cents mètres environ (pour bien connaître l’endroit, une centaine de mètres serait plus raisonnable ! ndlr). Buchaille a atterri sans blessures sur un lit de mousse et de fougères… Là encore, le reste n’est que littérature. »

BuchailleChute Buchaille 2

Il faut en parler quand même : La fin de l’étape, c’est-à-dire l’ascension de Cauterets, était marquée par le retour ardent d’un Robic très sûr de soi qui devait s’adjuger au sprint la deuxième place de l’étape, la première étant prise depuis 5’ 54’’ par Loroño dont les autres événements minimisaient quelque peu la si belle performance. « Biquet » bénéficiait de 30 secondes de bonification et se rapprochait ainsi du leader Schaer.
Ainsi, la plus facile et la plus courte des deux étapes pyrénéennes -100 kilomètres et un seul col- prenait une importance capitale. »

1953-07-14

Jesus Loroño a renoué avec la tradition des grands grimpeurs espagnols, notamment Vicente Trueba, la « puce de Torrelavega » qui avait remporté le premier Grand Prix de la Montagne du Tour en 1933.
Le Suisse Schaer, orphelin désormais de son leader Hugo Koblet, a, mine de rien, consolidé son maillot jaune. Robic le rejoint au classement par points, il portera donc le maillot vert demain.
L’ancien maillot jaune Roger Hassenforder, arrivé hors des délais, est éliminé.
Le Tour devient plus ouvert que jamais.
Le sage journaliste René de Latour nous rappelle le vieux dicton : il ne faut jamais vendre la peau de l’ours (des Pyrénées, il y en avait encore à cette époque, et pas des Slovènes ! ndlr)) avant de l’avoir tuée :
« Il faut posséder une vieille expérience du Tour de France pour conserver lucidité et objectivité, pour ne pas mettre le doigt dans l’engrenage de l’enthousiasme et de la confiance aveugle en un homme, surtout lorsque ce dernier est remarquablement doué comme Hugo Koblet. Il a suffi d’un précédent, un seul, ayant déchaîné l’admiration (probablement sa chevauchée dans l’étape Brive-Agen* lors du Tour 1951 qu’il remporta, ndlr), pour que, sans plus réfléchir, la foule se soit emparée d’une idole et n’ait pu concevoir la possibilité de sa défaite. Nous nous souvenons qu’il y a seulement deux semaines, et même moins, quiconque aurait envisagé que Hugo Koblet puisse connaître la défaillance aurait été immanquablement taxé d’incompétence ou de parti pris.
Aucun doute n’était permis. Fausto Coppi absent, les jeux étaient faits, le Tour 1953 devenait le Tour Koblet.
Les défenseurs du bel Hugo ne manqueront pas de prétendre que, seule, une chute brisa les ailes de celui qui ne pouvait pas, ne devait pas être battu. Même par les forces réunies de tous ceux qui, de bonne guerre, s’acharnaient à sa perte.
Voilà qui ne sera pas l’avis des témoins les plus directs de ce que l’on peut appeler, en toute objectivité, la plus belle défaillance du Tour 1953. Sa chute ne fut qu’une suite presque logique de l’état de faiblesse extrême dans lequel Koblet se trouva subitement plongé une fois le col de Soulor atteint. Tombé ou pas, l’homme était bel et bien battu. Provisoirement, peut-être, mais si nettement… La magnifique machine à pédaler avait connu la panne. Dans la mécanique, jusque-là si bien réglée, un ressort venait de se rompre. Koblet, baigné depuis plusieurs semaines dans la confiance la plus aveugle, renforcée par le concert d’éloges qui l’entourait, tombe de bien plus haut que les quelques mètres au bas desquels on le recueillit inerte ; Il tombe de toute la hauteur du gigantesque piédestal où l’avait installé la ferveur populaire … »
Mardi 14 juillet, c’est la deuxième étape dans les Pyrénées, de Cauterets à Luchon : courte encore (115 kilomètres) mais difficultueuse avec le classique triptyque, cols du Tourmalet, Aspin et Peyresourde. Peut-on espérer la victoire d’un Français en ce jour de fête nationale ?

avant Tourmalet

« L’homme du matin » est le Luxembourgeois Goldschmidt qui démarre comme un fou dès le départ pour attaquer les premiers contreforts du Tourmalet avec une certaine avance. Mais dès que la pente commence à s’élever sérieusement, le poulain de Nicolas Frantz est rejoint par Mirando, le maillot jaune Fritz Schaer et le vainqueur de la veille Jesus Loroño. La riposte vient immédiatement d’un groupe de favoris composé notamment de Robic, Le Guilly, Bauvin, Bobet, de l’Italien Astrua, du Belge Van Genechten.

MS N° 370 b du 15 juillet 1953 16 Robic Le Guily & Bobet dans la TourmaletRobic But ClubRobic et Le Guilly TourmaletRobic Le Guilly Tourmalet

Bientôt, « Biquet » Robic se retrouve seul en tête en compagnie du Breton de l’équipe de France Le Guilly. Les deux hommes passent au sommet du Tourmalet (km40) avec 1’36’’ d’avance sur Gilbert Bauvin (3ème du général), 1’44’’ sur Schaer tandis que le groupe Bobet-Bartali pointe à 3’45’’.
Bien que victime de deux chutes dans la descente, Robic maintient son avance sur le maillot jaune qui a distancé Bauvin, alors que Le Guilly, victime également d’une cabriole, rétrograde.
Robic poursuit son cavalier seul dans le col d’Aspin qu’il franchit (km 62) avec 1’48’’ d’avance sur Schaer, 4’33’’ sur Bauvin, Bobet, Loroño, Lauredi et Huber, Gino Bartali pointant à 7’50’’. La descente sur Arreau modifie peu les positions.

Robic dans AspinRobic Aspin MIroir-SprintRobic Peyresourde

Dans le col de Peyresourde, le maillot jaune de Schaer, victime d’une grosse défaillance, s’effiloche. Robic passe au sommet avec un avantage de 2’20’’ sur Bobet et Bauvin, 5’40’’ sur les deux Suisses Schaer et Huber, 5’55’’ sur Lauredi, 7’ sur Bartali.
Dans la descente vers Luchon, Robic perd un peu de temps sur Bobet et Bauvin, mais en conserve suffisamment sur Schaer et, avec le bénéfice de la minute de bonification, s’empare du maillot jaune qu’il portera ainsi pour la première fois le lendemain, car lors de son succès dans le Tour 1947, il avait construit sa victoire lors de la dernière étape. Il cumule avec le maillot vert et le Grand Prix de la Montagne.

Robic des grands joursRobic boit Perrier à LuchonVersion 2

1953-07-15

Bobet Peyresourde Robic

Le soir, à l’hôtel, Félix Lévitan s’empresse de raconter l’étape dans sa correspondance virtuelle avec Henri Desgrange (en réalité, il s’agit d’un procédé littéraire car l’article appartient au « roman du Tour » publié dans le numéro spécial d’après-Tour du Miroir des Sports) : « La nuit est tombée sur Luchon, emplie d’un monde grouillant et enthousiaste. Il y a un instant encore, j’étais dans la chambre de Jean Robic, un petit bout d’homme qui, dans l’après-midi, a fait hurler de joie les foules du Tourmalet, d’Aspin et de Peyresourde.
Quels cris, quelles clameurs !… J’en ai encore les oreilles bourdonnantes. C’était du délire. Et l’autre était là, minuscule sur sa machine, sa grosse tête à demi-chauve penchée sur le côté, grimpant bien en selle, sans un heurt, sans une faiblesse … Mais quel visage, mon Dieu. Quel visage ! Pas une goutte de sang dans ses joues livides, des yeux fixes, fiévreux, des rides profondes, partout… Et cette image de la douleur, c’était aussi celle de la victoire…
-Fatigué, Jean ?
Il a paru étonné de ma question. Baigné, massé, sa lassitude s’était envolée.
-Non, pas précisément. Pourtant, je le reconnais, ça n’a pas été facile. Il a du sang, ce Schaer ! Mais j’en voulais. C’était lui ou moi. Il fallait que l’un de nous craque. Je savais que ce serait lui…
Eh bien, oui, ça a été Schaer et, contre toute attente, à l’instant où il paraissait de taille à rattraper enfin l’insaisissable Biquet –c’est le surnom de Robic- échappé à sa surveillance depuis le Tourmalet. Une défaillance surprenante, comme j’en ai tant vu dans ma vie. Un long filet de bave lui coulait de la bouche. Il ruisselait de sueur, il étouffait… C’était affreux… Finalement, il a laissé son maillot jaune à Robic pour une poignée de secondes. Une misère, dix-huit secondes seulement !
-C’est inouï ce que vous me racontez là : dix-huit secondes ; à peine un peu plus qu’un k.o.
Oui, Patron. Mais quel k.o ! C’est étrange, d’ailleurs, ce rapprochement avec un combat de boxe, car il m’est venu à l’esprit dans Peyresourde. J’ai imaginé Schaer touché à la pointe du menton, je l’ai vu tituber, se tenir aux cordes, tomber, se relever, se battre encore, être à nouveau saoulé de coups, tanguer d’un coin à l’autre, s’accrocher, esquisser un dernier geste de défense, et puis se laisser aller sur les genoux, avant le coup de grâce.
-Vous en avez eu pitié, naturellement ?
-Naturellement !
-Et la foule, elle, s’en est réjouie ?
-Naturellement !
-L’âme d’une foule, mon petit, m’a toujours effrayé. Durant ma vie entière, j’ai eu peur des foules, de ses élans, de ses réactions, de ses colères. Je devine des milliers de personnes difficilement contenues sur le bord de la route. Je les devine hurlant : « Robic ! Robic ! »
– Oui, Patron, et ce nom résonnait sur les parois de la montagne, trouait la brume qui nous environnait, se répercutait en écho dans la profondeur des vallées…
-Avec le recul de la réflexion, là, soyez franc, n’était-ce pas excessif ?
-Non ! Tout concourait à ce débordement d’enthousiasme. À cette délivrance, oserais-je dire. Il faut se mettre dans la peau du spectateur français. Depuis des années, il espère en vain la victoire d’un compatriote. Depuis 1947 –et c’était précisément Robic- il n’en a pas vu gagner un. Tour à tour, les Italiens et les Suisses se sont partagés les succès. Régulièrement ses espoirs ont été ruinés. Cette fois encore, en raison de la présence de Koblet, il n’a pas caressé l’espoir d’un triomphe français et, coup sur coup, en moins de vingt-quatre heures, voilà Hugo hors de combat et Robic déchaîné… N’est-ce pas une délivrance ?
À Luchon, les vitres des allées d’Étigny ont tremblé quand Robic a surgi de la montagne, terriblement las, mais premier.
Un peu plus d’une minute après survenaient Bobet et Bauvin. Il était temps… Quant à Schaer, il n’apparut que plusieurs minutes plus tard, galérien traînant son boulet dans un dernier sursaut d’énergie. En cent kilomètres, en trois cols, tout était bouleversé, remis en place. C’est l’apanage de la montagne d’étalonner les valeurs. Le Tourmalet n’a pas failli à a tâche, ni Aspin, ni Peyresourde qui pour n’être que des petits cols comparés au précédent, n’en ont pas moins prolongé son action et permis d’étayer sa supériorité.
-Encore, m’a dit Robic, je crois bien que sans ma chute du Tourmalet, tout se fût mieux passé…
Ce n’est pas impossible. Le bonhomme est tombé, en effet, dans le premier lacet tout noyé de brume, et il a perdu dans la dégringolade un bidon de nourriture liquide, écrasé par une voiture suiveuse. Il a laissé également, dans cette cabriole, un peu de son audace. Il en est sorti les genoux couronnés, mais c’était là le moindre de ses soucis, ce qui comptait par-dessus tout, c’était son bidon. Il en pleurait, tandis qu’on le remettait en selle : « Mon bidon … Mon bidon… »
-J’ai eu peur de la fringale, m’a-t-il confié …
Finalement, tout s’est parfaitement passé : c’était son jour, voilà tout. »
Il me faut évidemment vous conter ici l’anecdote, la part de légende même, liée à ce fameux bidon. Elle a été colportée depuis, avec moult variantes, par maints « historiens » du Tour, il semblerait que la version la plus « raisonnable » soit celle de Jean-Paul Ollivier dit « Polo la Science » qui la tiendrait directement des deux protagonistes, deux Bretons comme lui, Robic lui-même et son directeur sportif de l’équipe de l’Ouest Léon Le Calvez.
Au départ de Pau, Le Calvez aurait soufflé à Robic : « Dans les cols, tu seras bien, mais dans les descentes, tu es trop léger… Tu ne feras pas le poids. Il faut un truc pour t’alourdir. »… En effet, magnifique grimpeur, Jean Robic accuse deux handicaps d’importance : sa taille (1,61m) et son poids (60 kg).
« Soudain, l’un d’eux lance quelque chose d’étonnant : pour alourdir le vélo, il faut trouver un bidon rempli de plomb. On ignore encore aujourd’hui qui, de Robic ou de Le Calvez, fut à l’origine de ce bidon-miracle, chacun l’ayant revendiqué pour son propre compte. En tout état de cause, les deux y ont contribué. Il s’agissait donc d’un bidon dans lequel on aurait coulé du plomb… »
On raconte donc que Le Calvez abandonna ses coureurs, lors du repas de l’équipe, le soir à l’hôtel, pour retrouver un forgeron de Cauterets, par ailleurs monteur en chauffage central. « On avise une vieille casserole et, au fur et à mesure, on verse le plomb liquide dans le bidon en duralumin. » Le tour est joué et Robic peut s’endormir d’un sommeil… de plomb !
Sauf que … : « Comment Robic va-t-il entrer en possession de son précieux bidon, puisque tout ravitaillement venant du directeur sportif est interdit en dehors du contrôle prévu à cet effet ? » … « Quelques hectomètres avant le sommet du Tourmalet, tu donneras quelques coups sur ton guidon. Ainsi, je ferai observer au commissaire de course qui sera dans ma voiture, que ton cintre est desserré. Tu t’arrêteras et le mécanicien ira à toi. Tout en faisant semblant de te dépanner, il te glissera le bidon dans le porte-bidon ! »
En tête au sommet du Tourmalet, « Tête de cuir », plutôt tête de linotte, oublia le stratagème mis en place par son directeur sportif. « Le bon Léon n’est pas né de la dernière pluie. Soudain, il lance à l’adresse du commissaire Lavallée : « J’ai l’impression que son guidon est desserré ». Le commissaire n’a rien vu, et pour cause. Le mécanicien bondit hors de sa voiture, le bidon de plomb dans la combinaison et s’approche du coureur, avec pour prétexte de resserrer le guidon de sa machine. Là, dans le brouillard intense, il effectue sa secrète opération, donne une petite poussette à Robic qui va rechercher Le Guilly à l’avant… »

Robic bidon

Ce à quoi n’avait pas pensé Robic, c’est qu’un bidon lesté de 6 kilos de plomb modifie le centre de gravité du vélo et le rend moins contrôlable. Déséquilibré, il chute dans la descente. « On assiste alors à ce spectacle insolite : au lieu de s’occuper de son vélo, Robic court comme un dératé vers son bidon qui s’est détaché du cadre et roule vers le ravin… »
En tout cas, ces deux étapes contredisent cette assertion attribuée, à tort, à Louis XIV : « Il n’y a plus de Pyrénées ! »
À Luchon, Claude Tillet tire un premier bilan :
« Nous attendions naturellement beaucoup des étapes pyrénéennes. Nous devons toutefois confesser que nous n’avions pas envisagé de si profondes modifications en deux étapes, totalisant, rappelons-le, tout juste 215 kilomètres.
L’abandon de Hassenforder leader déchu, l’élimination de Koblet par un accident qui eût pu être mortel, la conquête du maillot jaune par Robic, l’effondrement de Wagtmans, la médiocre performance d’ensemble des Italiens sur ce terrain qui paraissait leur convenir admirablement, sont autant de faits sensationnels qui nous laissent aujourd’hui, à Luchon, en présence d’une situation absolument passionnante : Robic qui a littéralement arraché le maillot jaune à Schaer au prix d’un formidable « triplé dans les cols de la seconde étape, ne précédant le Suisse que de 18 secondes. Nous trouvons à 1’50’’ un Bauvin excellent. Bobet n’est qu’à 9’12’’ après avoir magistralement terminé l’ascension de Peyresourde… De plus, nous avons la joie de constater qu’il y a six Français dans les dix premiers du classement général puisque Lauredi, François Mahé et Antonin Rolland suivent, de relativement près, Robic, Bauvin et Bobet …
… Robic tiendra-t-il ? Il est infiniment trop tôt pour répondre, dans un sens ou dans l’autre, à une semblable question. Tout ce que l’on peut dire est que ce Robic-là est le meilleur de ceux que nous avons connus depuis longtemps. Il a une mine excellente, son humeur est stable et son courage est toujours aussi grand. Lorsqu’une chute l’attarda quelques secondes, après le passage du Tourmalet, il bougonna, mais repartit dans la descente embrumée et glissante avec un sang-froid édifiant. Cet homme-là est en pleine possession de ses moyens. Ses qualités et sa forme du moment ne doivent cependant pas nous incliner à négliger la réelle précarité de la situation. Il n’y a pas à se dissimuler que quatre hommes au moins demeurent susceptibles de le battre avant Paris et que ces quatre beaux coureurs sont groupés à moins de 10 minutes. Or la preuve est faite que 10 minutes ne sont pas grand chose lorsque la rudesse des obstacles se mêle d’amoindrir la valeur du temps. »
Je me souviens (un peu) qu’au mois d’août de cette année-là, avec mes parents, nous avions visité les Pyrénées à bord de la Peugeot 203. Avec mon père et mon frère, nous « refaisions la course » dans les cols. La chaussée était peinte d’encouragements à certains coureurs. L’environnement n’était pas une préoccupation, et au gré du vent, des pages de journaux jonchaient encore les estives.
Pour le moment, au sortir des Pyrénées, en ce mercredi 15 juillet 1953, il s’agit d’une étape entre Luchon et Albi (228 kilomètres) à classer probablement dans les étapes dites de transition, l’occasion pour quelques « sans-grades » de se mettre en évidence.

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Ainsi, profitant d’un passage à niveau fermé près de Valentine (il existe toujours !), le Belge Hilaire Couvreur et le Français de l’équipe régionale de l’Ouest Roger Pontet prennent la poudre d’escampette, bientôt rattrapés par le Luxembourgeois Jim Kirchen.
Les trois courageux sont rejoints, à Saint-Martory (km 61), par un groupe de 14 coureurs : une belle brochette de « régionaux » Jacques Dupont et André Darrigade de l’équipe du Sud-Ouest, Siro Bianchi du Sud-Est, les Parisiens Jacques Renaud et Maurice Quentin, les régionaux de l’Ouest (équipiers de Robic) François Mahé, Jean Malléjac et Bernard Bultel, Jean Forestier, Ugo Anzile et Roger Walkowiak du Nord-Est-Centre, le Luxembourgeois Willy Kemp et deux Belges Jan Adriaenssens et Martin Van Geneugden.
Viennent se joindre, dix kilomètres plus loin à Martres-Tolosane, Claude Colette et Hubert Bastianelli de l’équipe du Sud-Ouest, le Breton Joseph Morvan et le Berrichon de Vierzon Georges Meunier., puis à Poulejon (km 78), le Francilien Alfred Tonello, l’Espagnol Trobat, le Luxembourgeois Marcel Ernzer et le Hollandais Wim Van Est.
Au total, l’on compte, partis dans cette aventure, 25 coureurs (Bultel décrochera), aucun Tricolore de l’équipe de France, le mieux classé de la bande étant François Mahé, l’équipier du maillot jaune Robic, 7ème du classement général à 11’ 54’’.
Justement, la veille au soir, à leur hôtel de Luchon, Robic explique à ses équipiers la tactique qu’il souhaiterait voir adopter : « Tu sais, Jean (Malléjac), je voudrais bien que l’un de vous me débarrasse de mon maillot jaune. Vous en êtes capables, François Mahé et toi. Il suffit de vous mêler aux attaques de demain. Jamais les Tricolores ne pourront imaginer que je vous donne carte blanche. »
Le plan semble fonctionner à merveille. Le ravitaillement de Toulouse (km 131) est atteint avec une heure d’avance sur l’horaire. Le peloton pointe à 12’ 05’’, le maillot jaune est virtuellement dans la musette de François Mahé.

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1953-07-16

Les favoris du Tour se désintéressent de cette « croisade des Albigeois ». Sur le circuit automobile d’Albi, André Darrigade remporte au sprint sa première étape (qui sera suivie de beaucoup d’autres, 22 au total !). Le peloton franchit la ligne 20 minutes et 44 secondes plus tard. François Mahé s’empare du maillot jaune de Robic qui conserve son maillot vert.
Félix Lévitan n’en revient pas : « Tout cela est incroyable, ahurissant, stupéfiant ! C’est la faillite des Pyrénées, la faillite des as et des directeurs techniques des dits as. C’est à croire que la cervelle de certains mollit au contact de la montagne … ou alors, c’est le suiveur qui ne comprend plus rien …
Enfin, je vous fais juge ! On vient d’escalader quatre cols en deux jours dans les Pyrénées. Deux-cents kilomètres au total, pénibles, exténuants et au long desquels on s’est battu pour une seconde jusqu’à l’épuisement. Voilà que s’offre à nous le long ruban de route Luchon-Albi. Pas de difficultés. Rien qu’une route plate, large, ensoleillée, et sur ce terrain, une fugue de vingt-cinq gars décidés, un ralentissement prononcé du peloton anesthésié par la présence du maillot jaune de Robic, quarante de moyenne pour les leaders, vingt minutes de retard pour les lâchés !…
Naturellement, le classement général est bouleversé de fond en comble. François Mahé leader, le Luxembourgeois Ernzer second et l’Italien de France Ugo Anzile troisième, Robic quatrième. Et Robic qui se tord de rire, mais se tord… »
Félix Lévitan : « La manœuvre est claire, limpide, et l’aveuglement des rivaux de Robic sans excuses.
-Je ne tenais pas au maillot jaune, a expliqué Robic aux journalistes. Je sais, en effet, tout ce que ce magnifique habit doré suppose de soucis, de contraintes. J’entendais en être dégagé au plus vite, et je crois y avoir songé dès que je l’ai endossé à Luchon. J’y ai réfléchi dans la nuit et je me suis dit qu’il serait gaulois que je m’en défisse (je doute que Robic ait employé le subjonctif !) sans tarder au profit d’un … équipier. Les hasards de la course ont fait le reste …
Bobet onzième à 18 minutes du nouveau maillot jaune, un équipier de Robic, et à 9 minutes de Robic lui-même ! Il est vraiment passionnant ce Tour de France !

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Les Tricolores de Marcel Bidot ruminent leur vengeance, pourquoi pas à l’occasion de la 13ème étape Albi-Béziers, 189 kilomètres sous un ciel bleu et une lourde chaleur. Une étape pour baroudeurs avec un profil accidenté et les cols de Fauredon et des Treize-Vents dans le massif de l’Espinouse.
Petite correction géographique et linguistique : appelé improprement le col des Treize-Vents, suite à une mauvaise traduction de l’occitan, était nommé à l’origine « Très Vents » car soumis aux trois principaux vents de la région, la tramontane, le cers et le marinet.
Ce qui est certain, c’est que ça souffla dans le peloton, ce jour-là.
« Ce n’est plus un Tour de France, c’est une boîte à explosifs. Pas un pétard n’est mouillé. Ils éclatent à coup sûr l’un après l’autre et il suffit d’une petite flamme pour les allumer… Une allumette, une seule et hop ! c’est l’explosion ».
On vient à peine de quitter la cathédrale en grés rose d’Albi que Lauredi part à l’offensive avec le champion de France Geminiani, mais les deux Tricolores n’insistent pas. Ils remettent ça au kilomètre 12, accompagnés cette fois par Louison Bobet et Antonin Rolland, les Italiens Astrua, Magni et Drei, le Belge Alex Close, les Néerlandais Wagtmans et Suykerbuyk, le Luxembourgeois Dierkens, et quelques coureurs des équipes régionales Bauvin, Darrigade, Forestier, Mirando , Bober et l’équipier de Robic Jean Malléjac.
Dans la côte de Lafontasse (km 49), le groupe de tête possède 4’50’’ sur le peloton dans lequel Robic ne semble pas au mieux.
En cette ascension, je ne résiste pas à me projeter dans l’avenir et à rendre hommage au génial Antoine Blondin que nous retrouverons d’ailleurs l’an prochain si je vous relate le Tour 1954.
En ce lieu donc, alors que le géant Emmanuel Busto s’était échappé lors d’une étape insipide, Blondin émergea de son assoupissement en déclamant Le fabuleux de Lafontasse, il en fera le titre de sa chronique quotidienne :

« Un jour, sur pédalier, allait, je ne sais où
Le Busto au long bec emmanché d’un long col … »

Retour en 1953, dans le col de Fauredon (km 68) : l’écart se creuse encore, le peloton pointant au sommet à 6’20’’. Dans la descente de ce col, Robic chute lourdement : groggy, il met quelques minutes à recouver ses esprits puis, ensanglanté, repart courageusement, attendu par quatre coéquipiers Bultel, Esnault, Chupin et Pontet. À La Salvetat (km 90), son retard atteint désormais les 17 minutes puis 24 minutes au contrôle de ravitaillement de Murat (km 111).

Robic chute

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Derrière les échappés, le peloton est disloqué et de multiples petits groupes sont éparpillés.
Le col des Treize-Vents (3 kilomètres à 9% de moyenne) opère une sélection à l’avant. Au sommet, le Provençal Mirando passe en tête devant Bobet, Astrua, Malléjac, Lauredi, Close, Antonin Rolland, Wagtmans et Geminiani. Magni et Darrigade sont à 50 secondes, Bartali à plus de 10 minutes, Robic en perdition à … 29 minutes et 45 secondes.

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La course est jouée et la hiérarchie ne va plus guère changer. L’intérêt se reporte maintenant sur la victoire d’étape qui devrait se disputer sur la cendrée du mythique stade des Sauclières de Béziers** entre les quatre Tricolores de l’équipe de France.
Pour vous narrer l’épisode, je puise dans les « histoires à Nounouchette » : la petite Nounouchette avait de la chance. L’hiver, à la morte saison cycliste, devant la cheminée de la maison bourguignonne, elle glissait sa tête sur la poitrine de son grand-père qui, attendri, un verre de Meursault à la main, lui contait de belles histoires de la légende des cycles. Ce papy s’appelait Abel Michea, truculent journaliste à L’Humanité et au Miroir du Cyclisme. Rien que pour cela, le Parti Communiste Français méritait d’exister ! Écoutez-le donc raconter la treizième étape du Tour 1953 entre Albi et Béziers :

« L’étape des camisards. Ah, ma Nounouchette, quelle corrida ! J’aime autant te dire, mon petit oiseau, que ça roulait drôlement … Et en vue de Béziers, notre douzaine de lascars comptaient vingt minutes d’avance sur les débris du peloton. Il ne restait plus qu’à se partager le butin. Bobet exigea de ses équipiers qu’on lui laisse gagner l’étape pour qu’il puisse mettre la bonification dans sa musette…
Tu connais la piste de Béziers, mon trésor ? Non ? C’est une piste en cendrée. On appelle comme ça le mâchefer que Jules Cadenat a entassé autour de la pelouse de rugby. Une pelouse qu’il brosse, peigne amoureusement, mais la piste …
Donc, l ‘ami Nello (Lauredi) entra en tête sur cette piste pour … emmener le sprint à Louison (Bobet). Geminiani était en deuxième position, et Bobet en troisième. Comme à la manœuvre. Nello menait dur. Et prenait des risques. Si bien que dans chaque virage, il décollait … Les écarts se creusaient. Dans le dernier virage, on entendit Geminiani hurler.
Là, ma Nounouchette, il faut dire que les intéressés ne sont pas d’accord. « Je lui criais de ralentir » affirme Geminiani. « J’ai entendu qu’il me criait : plus vite, plus vite » affirme Nello ! Toujours est-il que le résultat de ce sprint arrangé à l’avance fut : 1er Lauredi ; 2ème Geminiani ; 3ème Bobet … Aïe, aïe, aïe … Si tu avais entendu Louison, mon trésor. Je te jure que tu ne l’aurais pas reçu dans ton salon ce jour-là …
Il paraît en effet que ça péta le soir à la table de l’équipe de France, une véritable soupe à la grimace. Le début du repas, on aurait dit la sainte Messe, tout le monde le nez baissé dans son assiette. Puis ce fut l’orage : Geminiani se leva, empoigna la table et la culbuta soupière comprise sur Louison Bobet ! »

1953-07-17

Robic, malheureux « Biquet » termine à 38 minutes et 9 secondes. Son coéquipier, le maillot jaune, François Mahé finit à vingt minutes. Le classement général est complètement chamboulé. Consolation, c’est un autre brave de l’équipe de l’Ouest, Jean Malléjac, qui s’empare du maillot jaune.

Malléjac en jaune

Version 2

Quel Tour ! Vendredi 17 juillet, 14ème étape, 214 kilomètres de Béziers à Nîmes, le quotidien L’Équipe plante le décor : « Chaleur, cigales, marquage, d’où « temps mort », malgré un tracé propice à la bataille dans un décor admirable. Pourtant … »
Déjà, Jean Robic meurtri, démoralisé, renonce à prendre le départ.

1953-07-20 - BUT-CLUB 416 - 40th Tour de France - 052MS N° 371 a du 20 juillet 1953 08 & 09

Après quelques escarmouches vite réprimées, la bataille se circonscrit entre cinq coureurs courageux qui couvrent, seuls, 200 des 214 kilomètres que compte l’étape : le Néerlandais Jan Nolten, le tricolore de service Jean Le Guilly, le « Sud-Est » René Rotta, le Parisien Alfred Tonello, et le Picard du Nord-Est-Centre Bernard Quennehen. Au Vigan, à la mi-course, leur avance est de 13 minutes 20 secondes. Au ravitaillement de Saint-Hippolyte-du-Fort, elle dépasse les 18 minutes.
À l’ombre des arènes, le tout nouveau professionnel Quennehen porte l’estocade au sprint. Vous pensez bien que mon Picard de père fut heureux du succès de son « pays », un an après l’épopée de « ch’tiot » Pierre Pardoën, un autre Amiénois.

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Au classement général, Jean Malléjac conserve bien évidemment son paletot jaune. Quant à Fritz Schaer, il récupère le maillot vert du fait de l’abandon de Robic.
Je découvre, dans un entrefilet de Miroir-Sprint que : « L’arrivée à Nîmes fut marquée par de regrettables incidents. Le service d’ordre, composé de C.R.S., se livra à d’inconcevables brutalités sur la personne de journalistes et de photographes. Un de nos confrères italiens a eu son appareil brisé, d’autres journalistes furent frappés. Il fallut une véhémente protestation pour que deux de nos confrères ne fussent pas emmenés menottes aux mains. Notre journal élève une protestation indignée contre de tels faits qui sont passés dans les mœurs courantes de la police et qui portent atteinte à la liberté de la presse. Des sanctions doivent être prises contre les « excités C.R.S. de Nîmes. » Comme quoi « l’ensauvagement » ne date pas d’aujourd’hui !
Samedi 18 juillet, quinzième étape, 83 coureurs au départ de Nîmes pour Marseille (173 km) avec la traversée de que l’on appelait à l’époque le désert de la Crau, une étendue de cailloux chauffés à blanc.
Première échappée sérieuse de huit hommes entre Arles et Miramas : le « régional « de l’étape, le Marseillais de l’équipe de France Raoul Rémy, deux du Sud-Est Vitteta et Molinéris, Forestier du Nord-Est-Centre, Quentin de l’Ile-de-France, le Suisse Schellemberg, l’Italien Baroni et l’Espagnol Serra. Ils sont bientôt rejoints par le Hollandais Adri Voorting et l’Ibérique Iturbat. Les échappés possèdent une avance de 10 minutes au ravitaillement d’Aix-en-Provence.
Du côté de La Pomme et de La Bouilladisse, ça bouge un peu à dans le peloton : Astrua ayant perdu momentanément le contact, les Tricolores Bobet, Geminiani et Bernard Gauthier attaquent sèchement, accompagnés par le maillot vert Schaer et Malléjac qui défend son maillot jaune. Après une dure chasse, Astrua bien aidé par Bartali et Magni parvient à revenir du côté de Roquevaire.
L’avance des échappés a fondu dans la bagarre mais elle est encore de cinq minutes lorsque sont abordées les dernières difficultés du parcours, notamment le col de la Gineste dans l’ascension duquel se dégagent Forestier, Quentin et Voorting.

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Sur la piste du vélodrome de Marseille, Maurice Quentin s’impose à l’issue d’un sprint serré.
Jean Malléjac conserve son maillot jaune à la veille de l’étape qui emmène les coureurs en Principauté de Monaco.
Dimanche 19 juillet, de Marseille à Monaco, c’est l’étape type de transition avec « la mer qu’on voit danser le long des golfes clairs ». Après un petit tour dans l’arrière-pays, on traverse des localités, Sainte-Maxime, Saint-Aygulf, Mandelieu, Juan-les-Pins, qui incitent au farniente. Si Hassenforder était encore dans le peloton, il est possible qu’il aurait proposé un arrêt trempette dans la Grande Bleue comme le firent, sous l’impulsion d’Apo Lazaridés, les concurrents du Tour 1950.

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« Quand Mirando alla poliment demander aux « Tricolores » la permission de démarrer vu qu’on approchait de Biot, pays du petit José, on la lui donna. Il était entendu que par ce dimanche ensoleillé, on ne devait faire de peine à personne, même pas à Rossello qui s’arrêta pour se faire enlever une poussière dans l’œil, et non plus à Bobet qui creva deux fois sans déchaîner le peloton. Le beau Midi avait tout loisir d’admirer le défilé multicolore. Colette profita de cette somnolence pour enlever la prime de 100.000 francs de Beauvallon où vécut le « Père du Tour » (Souvenir Henri Desgrange ndlr). Apo Lazaridès a largement le temps de ravitailler ses « ex-collègues » qui passent devant son domaine des Issambres.

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Enfin l’Estérel et ses pins se présenta, et Mirando démarra. Il ne partit pas seul. Molinéris prit sa roue, Loroño et Van Genechten les rejoignirent, et enfin Van Est les rattrapa après Cannes.

1953-07-20 - BUT-CLUB 416 - 40th Tour de France - 057B1953-07-20 - BUT-CLUB 416 - 40th Tour de France - 057CMS N° 371 a du 20 juillet 1953 16

À Antibes, les cinq ont 1’17’’ d’avance. À l’arrière, les « Azuréens » protègent fraternellement l’échappée du benjamin José Mirando. À Nice (km 212), l’avance des cinq monte à 4 minutes. Ensuite, à l’attaque du col d’Èze (2ème catégorie), Bobet tente de « larguer » le maillot jaune, mais Malléjac s’accroche avec l’énergie du désespoir. Sous l’effet de cet assaut cruel, c’est le peloton qui souffre le plus et se disloque. Schaer le secoue si fort qu’il réussit à se détacher. Quant aux cinq de devant, ils vont aussi se séparer dans la descente sur Monaco, après que Mirando soit passé en tête au sommet. Van Est surprend ses adversaires qui ne s’attendaient pas à ça du « sinistré » de l’Aubisque. Il vole littéralement (et sans tomber) dans le toboggan qui l’amène en vainqueur au stade Louis II. »

MS N° 371 a du 20 juillet 1953 13Van Est Monaco 2

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Malléjac détient toujours le maillot jaune mais les positions se sont resserrées : Giancarlo Astrua est deuxième à 1’13’’ et Louison Bobet troisième à 3’13’’.
En guise de bilan, à la veille de la deuxième journée de repos à Monaco (il y a pire !), Maurice Vidal, dans son bloc-notes, affirme que « c’est un curieux et dur métier que celui de coureur cycliste : « Il faut d’abord savoir souffrir. J’entends par souffrir, sentir tout son corps frémir et devoir le violenter, le secouer, lui faire rendre tout ce qu’il peut. Pas constamment, c’est heureux, mais tout à coup, sans y être préparé ou en être averti.
Voyez Jean Dotto, le grimpeur de talent. Un petit col se présente à quelques kilomètres du départ du Tour. Il se dresse sur ses pédales, contracte ses muscles et se déchire un ligament. Résultat : une année perdue et, dans ce sport, les années comptent triple.
Souffrir ! J’en connais un qui sait souffrir. Il s’appelle Giancarlo Astrua. Ce n’est ni un Apollon ni un intellectuel. Il ne pédale pas dans le charme, n’a pas de pointes à la Gino Bartali ou le style enveloppé de Magni. Lui, il pioche, il laboure, mais il sait se faire souffrir…
Qui peut dire aussi dans ce métier de quoi demain sera fait ? Nous avions vu Teisseire sur les routes du Dauphiné, un Teisseire aérien, formidable, irrésistible. On réclamait pour lui le fauteuil de leader de l’équipe de France. Et puis, sans savoir pourquoi, voilà Lucien qui pédale dans un épais coton, qui sent ses jambes de flanelle (quelle logique !).
Par contre, Bobet était un moribond à une semaine du départ. Partira…partira pas ? On a l’impression qu’il partit uniquement parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Et puis les jours passent, et Bobet va de mieux en mieux sans qu’il ait rien fait pour cela. Il a maintenant sa mine des grands jours et son style de vainqueur de Milan-San Remo. Pourquoi et comment ? C’est le mystère de la forme d’un athlète racé et fragile.
Koblet semblait s’envoler dans ce Tour de France. Il s’envole dans l’Aubisque pendant 500 mètres et il reste là, en équilibre, entre le Koblet qu’il fut et celui qu’il veut redevenir. Quelque chose a craqué. Quoi ? Mystère, mystère encore.
Regardez encore ce jeune Forestier. Au début de l’épreuve, on a plaisanté tant il semble voir le Tour de l’arrière. Mais il insiste, il continue à faire tourner les jambes. Et un jour, le voilà rôdé. Les bielles sont bien en place. L’organisme est chauffé et le voilà dans toutes les offensives. Il est, comme on dit, en état de grâce. Même chose pour Quennehen qui parvient même à gagner son étape. Et cette équipe du Nord-Est-Centre se montre à six têtes. Cette équipe « régionale » qui comprend des coureurs d’Amiens, de Lyon, de Nancy et de Vierzon. Quand on vit sa composition avec ses huit jeunots inédits dans le Tour, comme on a plaint ce pauvre Ducazeaux qui allait les semer dans les huit premiers jours au coin de toutes les routes. Et les voilà partis, ces jeunes francs-tireurs, flamberge au vent, faisant le coup de feu du réveil au coucher, se relayant en tête, participant à toutes les échappées, réussissant des coups de maître, plaçant des candidats à la victoire individuelle, menant de loin au classement par équipes. On attend qu’ils se couchent, comme on dit dans le Tour. On est certain qu’ils vont disparaître, mais ils sont toujours là à Monaco, et il ne reste que six étapes à courir. Ils nous font une révolution ces généraux imberbes.
Et je ne parle pas des Bretons qui perdent leur leader Robic mais conservent le maillot jaune. Le gars Mahé François, qui travaille à la ferme, et le gars Malléjac qui travaille à l’arsenal, se vêtissent de jaune, comme les grands, et trouvent cela tout naturel. Pour eux, le bon travail doit se payer et tous ces jeunes-là sont de fameux bons ouvriers. »

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Le Tour de France n’a pas encore livré son verdict. Louison Bobet rallie majoritairement les suffrages du public et des suiveurs. Il reste une semaine de course avec le franchissement des Alpes.
À suivre dans un prochain billet …

Pour cette évocation du Tour de France 1953, j’ai puisé dans les magazines de ma collection, Miroir-Sprint et Miroir des Sports But&Club. Pour combler certains manques, j’ai fait appel à mon ami Jean-Pierre Le Port que je remercie vivement.

* http://encreviolette.unblog.fr/2021/06/25/ici-la-route-du-tour-de-france-1951-2/
** http://encreviolette.unblog.fr/2011/02/11/la-vieille-dame-de-beziers-ou-le-stade-des-sauclieres/

Publié dans:Cyclisme |on 12 juillet, 2023 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1953 (1)

Jouant les boomers invétérés du « c’était mieux avant » (dans le domaine du cyclisme), comme chaque année, au tournant de l’été, je vous retrouve pour vous conter les Tours de France de mon enfance, ceux dont j’écoutais les reportages sur l’antique TSF familiale, ceux dont je découvrais les péripéties à travers la lecture des précieux magazines en bistre et en vert.

1953 - BUT et CLUB - Miroir des Sports - GUIDE - 091953 - Miroir Sprint - SPECIAL - 291953 - Miroir Sprint - SPECIAL - 151953 - BUT et CLUB - Miroir des Sports - GUIDE - 21Pour moi, ce sera un Tour de France à l’encre violette

Aujourd’hui, malgré les médias omniprésents, on ne reconnaît plus les coureurs casqués, lunettés, leurs maillots, cuissards et chaussures surchargés d’inscriptions publicitaires. Quand on peut les voir passer !… Des arrêtés préfectoraux interdisent souvent aux voitures l’accès aux cols 48 ou 72 heures avant.
Les oreillettes en liaison avec les voitures des directions techniques remplacent le fameux sens tactique des coureurs. Les cardiofréquencemètres, les capteurs de watts et autres gadgets technologiques, contrôlant la gestion de l’effort, ont modifié la physionomie des courses, privilégiant désormais une moins glorieuse certitude du sport cycliste, au nom d’une rentabilisation maximale.
Les passages à niveau n’existent pourtant quasiment plus, cependant, on n’a jamais vu passer autant de « trains », comprenez des convois d’équipiers en file indienne autour de leur leader !
La traversée des villes et même des villages est devenue dangereuse avec la multiplication des ronds-points giratoires, terre-pleins centraux, chicanes, séparateurs de chaussée, dos d’ânes, tous ces artifices imaginés pour freiner la progression des automobilistes.
Curieuse ironie du « progrès », en revanche, les organisateurs dénichent des passages en gravel, des « strade bianche », des chemins de vignes, pour redonner un souffle d’épopée à leur épreuve.
Allez, vous avez compris ma nostalgie, le Tour de France 1953 vient chez vous !

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Éditorial du brillant journaliste Maurice Vidal dans le Miroir-Sprint d’avant-Tour :
« Le Tour de France fête, cette année, son cinquantenaire. Et pourtant, il n’aura connu que quarante étés. Quel est donc cet être étrange, né en 1903, et qui n’a que quarante ans ? Peut-être un jour, nous aussi, grâce à l’hibernation, pourrons-nous semer quelques années par-ci, par-là, afin d’en vivre de plus belles. Mais ces dix étés du Tour de France, où sont-ils passés ? Nombreux, parmi les hommes qui se passionneront du 3 au 26 juillet, sont ceux qui peuvent fournir la réponse. Car ils sont nombreux ceux qui ont perdu ces dix étés en même temps que le Tour de France. La réponse est là, lumineusement tragique : quand il n’y a pas de Tour de France, c’est que les hommes sont occupés ailleurs. Pendant ces dix années, au lieu de venir sur le bord des routes, dans le soleil et la bonne poussière des jours de fête, ils creusaient des trous, ils se terraient, ils se battaient contre d’autres hommes. De spectateurs, ils devenaient acteurs. Tous n’en mourraient point, mais tous étaient frappés. Alors, puisqu’il est clair que le Tour de France ne vit que lorsque les hommes ne meurent pas, de tout cœur, de toutes les forces que nous possédons, souhaitons-lui longue vie. Qu’il ait lieu tous les étés et qu’il dure longtemps ! Et qu’il soit le rendez-vous de tous les hommes de bonne volonté, ceux dont on a dit qu’ils avaient droit à la paix sur la terre ! »
Le truculent romancier René Fallet, né à Villeneuve-Saint-Georges comme le Tour de France, n’écrivait pas autre chose dans sa délicieuse ode au Vélo :
« Quand le Tour de France n’a pas lieu, c’est comme par hasard, le tour des catastrophes. Qu’on en juge : il ne manque au palmarès de cette épreuve que quelques lignes, et elles correspondent fâcheusement aux années noires des deux dernières guerres mondiales … Je ne vois pas en quoi rayer de la planète la course cycliste, ou le serment d’amour, ou la cueillette des champignons, empêchera les bûchers de brûler, les fours à gaz de s’allumer … En fin de compte, dès qu’on ne numérote plus les dossards, on numérote les abattis. »
Il y a 70 ans, la Direction du Tour était déjà confrontée à des impératifs commerciaux évoqués par André Chaillot dans Miroir-Sprint :
« Les organisateurs, soumis à des impératifs financiers rigoureux et surtout obnubilés par le souci d’assurer la pérennité de la grande course sont obligés chaque année de rechercher la formule propre à leur assurer à la fois le triple succès financier, populaire et sportif dont le Tour, ce géant plus vorace d’un an à l’autre, a besoin. Ce faisant, ils doivent parfois « composer » avec le mot sport dans tout ce qu’il a de rigide aux yeux des puristes et « adapter » la formule de la course aux exigences de l’actualité.
Depuis 1903 jusqu’à ce qu’il disparaisse, Henri Desgrange n’a jamais cessé chaque nouvelle année de polir son œuvre. Mais avant tout, il s’est efforcé en fonction des constatations faites en cours de chaque édition de la grande boucle et des réactions de l’opinion publique au terme de celle-ci, de rechercher la formule la meilleure, compte tenu en premier lieu des intérêts du journal organisateur dont il était le directeur. Jacques Goddet, continuateur d’Henri Desgrange, n’a fait que s’inspirer des principes de son prédécesseur. Non pas par esprit routinier mais simplement parce que le Tour de France pour conserver son immense popularité, doit chaque année offrir un visage nouveau à ses innombrables admirateurs.
On verra que le Tour 1953 ne ressemble en rien à celui de 1952. Et pourtant, Jacques Goddet démontrait l’année dernière avec arguments péremptoires à l’appui, que la formule de 1952 offrait un maximum d’avantages pour un minimum d’inconvénients. Cette année, avec des arguments tout aussi péremptoires, le même Jacques Goddet disséquant le profil et les caractéristiques de la course expose un point de vue diamétralement opposé à celui de l’année précédente en se déclarant, en conclusion, parfaitement satisfait de ce que l’on peut considérer comme son œuvre personnelle.
Les mauvais esprits verront là un changement de doctrine condamnable. Telle n’est pas notre opinion. Le fils spirituel du non moins spirituel « Père du Tour » n’a fait en réalité qu’adapter la formule de la course aux exigences de l’heure. Exigences dictées par l’expérience de l’année précédente.
C’est ainsi que le Tour 1952 a souffert de la supériorité trop grande d’un homme : Fausto Coppi pour ne pas le nommer. Il est notoire que dès qu’il eut pris la tête, le champion italien, hors de portée de tous ses rivaux, porta un coup sensible à l’intérêt de l’épreuve, intérêt déjà amoindri par les forfaits à la veille du départ de vedettes internationales confirmées comme le Suisse Koblet et notre national Bobet. Or, qui dit désaffection du public pour une épreuve de l’importance du Tour, dit obligatoirement baisse de tirage du journal organisateur et en conséquence possibilité de déséquilibre du budget particulièrement énorme de la grande course.

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On ne peut donc en vouloir à un organisateur, directeur de journal de surcroît, de rechercher les moyens d’obvier à une baisse de tirage de son journal -avec tout ce que cela implique- en étudiant une formule propre, selon lui, à revaloriser son épreuve. Henri Desgrange lui-même n’a jamais procédé autrement. Et, si au cours de sa longue histoire, le Tour de France a été successivement disputé par points, puis au temps, par équipe de marques puis par équipes nationales et régionales, qu’il fut un temps favorable aux grimpeurs, puis défavorable à ceux-ci, il ne faut pas chercher des raisons autres que celles exposées plus haut. À savoir le succès populaire de la course, succès conditionnant une forte vente du journal organisateur.
Donc opération strictement mercantile ? Pas nécessairement puisque en définitive et quelle que soit la formule adoptée, c’est toujours un très grand champion qui triomphe tant il est vrai et démontré qu’un coureur répondant à l’appellation de « champion » doit se plier à quelque formule de course que ce soit…
… Humaniser le Tour, tel a été, paraît-il, le souci des organisateurs. On nous permettra de douter de la pureté de leurs intentions. L’histoire de la grande boucle étant là pour prouver que le mot humanitaire est une nouveauté dans le langage des habituels thuriféraires « maison » de la grande épreuve.
« L’humanisation » en question porte : A) sur le raccourcissement général des étapes, B) sur l’abandon de certains cols considérés comme obstacles « monstrueux », C) sur la diminution des étapes contre la montre, une au lieu de deux, D) sur un nombre inférieur d’étapes à 1952 (vingt-deux au lieu de vingt-trois). J’ajouterai la suppression des bonifications allouées aux sommets des cols.
Il s’est agi, selon l’aveu même des organisateurs « d’éviter que le vainqueur se dégage trop tôt et creuse de trop gros écarts ».
Autre innovation afin  d’accroître l’intérêt de l’épreuve, apparaît le « maillot vert » pour récompenser le premier du classement par points et sa régularité, en somme les sprinters. Il doit sa couleur (l’écologie n’existait pas !) à son parrain publicitaire La Belle Jardinière, une chaîne de magasins de confection (aucune activité liée au jardinage), florissante au XIXème siècle, qui fournit des uniformes pour certains établissements scolaires et vendit des vêtements militaires aux officiers français et alliés pendant la Première Guerre mondiale. Benjamin Biolay n’a donc pas tort quand il chante « Sur le Pont-Neuf y a que des vieux » !!!

BJ

Digression : fut-ce un dégât collatéral de mai 68, cette année-là, le nouveau sponsor du trophée, un fabricant de limonades, imposa la couleur rouge ! On ne détruit pas les tuniques mythiques comme ça (sinon les mites !), le maillot reverdit dès l’année suivante.
Dans les années 1950, les délais d’impression des journaux étaient longs. Conséquence : Miroir-Sprint, impatient sans doute de devancer son concurrent But et Club Miroir des Sportsaffiche en couverture de son numéro de présentation, Hugo Koblet, Louison Bobet et Fausto Coppi comme grands favoris du Tour.

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Or, le campionissimo Fausto Coppi, brillant vainqueur de l’édition précédente et tout récemment victorieux du Giro 1953, est très réticent pour une nouvelle participation à la grande boucle.

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« Lorsqu’on me parle du Tour de France 1953 et ce depuis plusieurs mois il est bien rare qu’on ne me considère pas comme un garçon qui n’a qu’à prendre le départ pour se retrouver en vainqueur au Parc des Princes. C’est sans doute un grand honneur qu’on me fait là en imaginant qu’il me suffit d’apparaître et de pédaler pour que toutes les chances de me de me concurrents s’évanouissent. Hélas ! ce n’est pas aussi simple que cela… Tout d’abord, on paraît oublier que je n’ai plus vingt ans. Ni vingt-cinq, ni trente… Les années pèsent dans mes jambes aussi bien que dans celles de mes adversaires. La jeunesse s’enfuit et ne se remplace pas. J’aurai bientôt trente-quatre ans. Pour un routier, c’est un âge où l’on commence à songer sérieusement à la retraite. L’enthousiasme et l’ambition des jeunes années sont estompés. Il reste le désir de ne pas décevoir et le plaisir de surmonter les obstacles. Mais ces derniers deviennent de plus en plus difficiles. Les efforts exige de plus en plus de dépense d’énergie et la récupération, ce don de la jeunesse, se fait de moins en moins rapidement. Pédaler devient un travail qui ne s’accomplit pas tout à fait dans la joie, mais bien souvent dans une souffrance qu’il faut cacher… »
… Je ne me sens pas capable de prétendre que j’ai autant de chances de gagner le Tour que j’en avais l’an dernier. D’abord, parce que je suis moins fort qu’il y a un an. Ce n’est pas une simple impression mais une certitude. Je sais bien, moi, le mal que j’ai eu à décramponner Hugo Koblet dans le Tour d’Italie. Il m’a fallu vraiment faire appel à toute mon énergie pour le lâcher dans le Stelvio et, si il n’y avait pas eu sur le parcours une montée aussi pénible j’aurais été vraisemblablement battu. Or, Koblet sera là, dans le Tour. Avec un moral de fer et bien décidé à ne me faire aucune politesse… »

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Comme les journalistes d’aujourd’hui se complaisent à pérorer qu’aucun sportif ne doit être au-dessus de l’institution (!), le Miroir des Sports s’aventure dans des considérations « philosophico-historico-scientifiques » :
« Les champions passent : le sport demeure. C’est peut-être un grand sujet de méditation que cette fugacité des êtres dans la pérennité de l’institution. Que le Tour se dispute avec ou sans Coppi, avec ou sans Koblet, il vit depuis cinquante ans d’une existence autonome, mais aussi complexe que celle d’un organisme dans lequel des milliards de cellules ont leur vie indépendante et pourtant étroitement liée à celle de l’ensemble. La personnalité du Tour est faite en grande partie de la personnalité des champions qui y participent. Il n’y a pas moins d’utilité à étudier le caractère des champions que l’histoire de la course si l’on veut pouvoir porter un jugement objectif sur cette dernière. Que pensait Henri Pélissier de Bottechia à la veille du Tour 1925 qu’il renonça à disputer ? Quels étaient les sentiments de Sylvère Maes, premier engagé du Tour de France 1947 –qu’il ne put courir- à l’égard de Vietto son adversaire de 1939 quelques jours avant le départ de ce Tour de reprise ? Nous ne savons pas ou mal. Tous appartiennent pourtant à ce qu’on a pu nommer la « grande Légende du Tour de France ». Coppi et Bobet sont des maillons de la chaîne qui, depuis 1903, unit tous les cyclistes et les lie à une œuvre qui les dépasse et qui est le Tour de France. »
Coppi ne veut pas courir aux côtés de Bartali, âgé de 39 ans tout de même, qui lui mène, jusqu’au sein de la squadra, une perpétuelle guerre des nerfs. Et les farouches supporters de Gino ne lui pardonneraient jamais de ne pas gagner le Tour après avoir interdit à Bartali de le courir. Donc Fausto renonce.
Le Belge Stan Ockers, second du Tour l’année précédente, a purement et simplement été mis à la retraite par sa fédération qui tient le raisonnement suivant : « Évidemment, Stan est un bon coureur qui peut encore faire deuxième ou troisième du Tour de France. Mais nous connaissons son plafond et, par conséquent, il ne nous est d’aucune utilité pour l’avenir ».
Stan écrira l’avenir à sa façon en devenant champion du monde en Italie, sur le circuit de Frascati, trois ans plus tard.
Le Suisse Ferdi Kubler, vainqueur du Tour 1950, renonce à s’intégrer à l’équipe suisse. S’il estime son compatriote Koblet et le tient en dehors du sport pour un parfait ami, il mène contre lui, depuis des années, une guerre de prestige faite de lutte puis de renoncement. Le plus souvent, il ne participe pas aux grandes épreuves où se trouve déjà Hugo.
En Espagne, Bernardo Ruiz est laissé au pays parce qu’il entendait jeter l’exclusive contre certains des sélectionnés.
La France connaît aussi sa « petite affaire » avec Robic en fréquent conflit avec son rival breton Louison Bobet. Mais Biquet « tête de cuir » sera finalement au départ de Strasbourg … au sein de l’équipe de l’Ouest. Le journaliste Albert Baker d’Isy écrit dans Miroir-Sprint : « Sur sa forme actuelle comme sur son passé, Robic avait sa place théorique dans cette équipe de France. Qu’elle lui soit refusée pour des raisons d’incompatibilité d’humeur, c’est admissible, mais il est déplorable de voir le meilleur Français du Tour 52 devenir l’ennemi public des sélectionnés tricolores… » Par contre, son constructeur Marcel Colomb le libère et, peu avant minuit la veille du départ, Robic signe un accord le liant officiellement à la firme dijonnaise Terrot.

Bobet dit oui

Après une dernière sortie en vallée de Chevreuse, Louison Bobet, qui souffre d’une induration récurrente à la selle, donne enfin son accord pour prendre le départ de Strasbourg. Raphaël Geminiani, Lucien Teisseire, Antonin Rolland, Jean Le Guilly, Raoul Rémy, Nello Lauredi, Bernard Gauthier, Jean Dotto et Adolphe Deledda complètent une sélection hétéroclite au vu du caractère et du manque d’altruisme de chacun. Bobet devra se montrer convaincant pour postuler au statut de leader unique.

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Deux jeunes coureurs prometteurs vont faire leurs grands débuts : le Luxembourgeois Charly Gaul et le Landais André Darrigade qui écriront bientôt quelques belles pages de la légende du Tour.

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J’aime consulter la liste des concurrents, en particulier les équipes françaises dites régionales. Cela n’a plus de sens aujourd’hui à notre époque de la mondialisation, des jets et des TGV, mais en ce temps-là, ces coureurs valeureux étaient les représentants d’une certaine France rurale, ce qui leur valait une belle popularité et parfois un surnom. Certains effectuèrent une brillante carrière, ainsi le Montluçonnais Roger Walkowiak qui remporta le Tour de France 1956, l’Ardéchois René Privat dit Néné la Châtaigne vainqueur d’un Milan-San Remo, le Lyonnais Jean Forestier vainqueur d’un Paris-Roubaix et d’un Tour des Flandres.

Version 3Version 3OUEST 1OUEST 2Version 2Version 2Version 4Version 4ILE-DE-FRANCE

Ils sont certes rares mais certains sont, à ce jour, encore en vie et sont volontiers sollicités par les journalistes pour apporter leurs témoignages. Ainsi, le Lorrain Gilbert Bauvin (second du Tour 1956) soufflera ses 96 bougies le 4 août prochain, Jean Forestier fêtera ses 93 ans en octobre. Le championnat de France sur route 1953, disputé une semaine avant le départ du Tour, vit la victoire de l’Auvergnat Raphaël Geminiani, 98 ans le 12 juin, devant Antonin Rolland, 99 ans en septembre prochain, et leur leader de l’équipe de France Louison Bobet.

Championnat de France 1953Geminiani champion de France 1953

Puisqu’il est question d’anniversaire, les organisateurs ont fêté dignement celui du Tour de France en reconstituant le départ du premier en 1903 à Montgeron. Une plaque commémorative a même été apposée à la façade du café, le « Réveil Matin » en présence du vainqueur Maurice Garin, encore bon pied bon œil. J’ai eu l’occasion d’évoquer son souvenir dans un récent billet*, lors de la traversée de son village natal, dans le Val d’Aoste, au retour d’un séjour en Italie.

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Le Tour 1953 part de Strasbourg le vendredi 3 juillet, on ne s’embarrassait pas à l’époque de contraintes de calendrier imposées par la télévision, et pour cause. Lors de la 1ère étape Strasbourg-Metz, les 120 coureurs traversent l’Alsace et la Lorraine avec une petite incursion en Sarre sous occupation française de 1946 au 1er janvier 1957.

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Il pleuvait sans cesse sur Brest dans la chanson de Prévert, il en fut de même à l’Est si j’en crois Félix Lévitan dans son roman du Tour intitulé L’enfant qui a grandi (il s’agit du Tour bien sûr) qu’il écrit sous forme d’une correspondance avec son créateur Henri Desgrange :
« Le ciel de Strasbourg était noir. Il avait plu une partie de la nuit, plu une partie de l’aube. C’était triste à mourir. L’orage cessa, pourtant, sur le coup de neuf heures. Moins de soixante minutes plus tard, c’était le déluge.
Le protocole en a souffert. Rien qui ne soit conforme à vos vœux secrets : c’est une présentation dans les règles, une mise en place des équipes dans un cortège bien ordonné et qui n’a plus aucune commune mesure –je m’excuse de cette brutalité affectueuse- avec votre « lâcher tout » d’autrefois à l’aimable désordre.
Dans la capitale de l’Europe –c’est de Strasbourg qu’il s’agit, mais ce n’est pas ici le lieu de dresser l’historique des événements politiques qui ont élevé cette grande ville dans la hiérarchie mondiale- dans la capitale de l’Europe, donc, l’homme a le goût du décorum. Nous allions nous distinguer, soulever l’admiration des foules…
En fait, nous n’avons cherché lâchement qu’à nous abriter. Après quoi, l’enthousiasme était plutôt rafraîchi et nos malheureux coureurs trempés jusqu’aux os. C’est pitoyable un coureur cycliste tout mouillé. Pitoyable et stupide, surtout lorsqu’il est à pied. On s’étonne qu’il ait les jambes nues, une petite casquette rikiki dont la visière mollit et se tord, et, sur le dos, des bouts d’imperméables transparents sortis tout droit du rayon garçonnets.
Jacques Goddet –seul- a été héroïque. Il a affronté le cataclysme stoïquement, tête nue, la moustache hérissée, le visage ruisselant…
Quelle étape ! Piero Farné, un confrère italien que vous n’avez pas connu avant-guerre et qui vous eût séduit par ses manières distinguées, a traduit sa pensée dans le Corriere Lombardo : « Epico. » Quelque chose comme épique, grand, surnaturel, étonnant ! Il en avait plein la bouche : « Epico, mon ami, Epico… » Merveilleux enthousiasme des hommes ! C’est vrai, au fond, c’était épique… Le tonnerre roulait ses batteries dans le fond de la campagne ruisselante, le ciel était sombre comme celui d’Elseneur, les éclairs jetaient leurs lueurs mauves sur l’horizon blafard… Épique, certes, la fugue d’une poignée de fous insouciants du sol glissant et des descentes dangereuses… »


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En effet, nos courageux coursiers nous ont offert une étape animée (39,660 km/h de moyenne) malgré les trombes d’eau. Après de nombreuses tentatives dont une du grand favori Hugo Koblet, 8 hommes s’échappent au 62ème km : les Hollandais Wagtmans et Roks, le Suisse Schaer, deux régionaux de l’équipe Nord-Est-Centre Bauvin (l’air de la Lorraine ?) et Anzile, ainsi que trois Tricolores Geminiani, Nello Lauredi et Raoul Rémy. Ils sont rejoints en territoire sarrois par 17 autres coureurs, parmi lesquels Robic et le fantasque Alsacien Hassenforder. Thijs Rocks se détache sous l’orage dan la côte de Feldsberg mais un passage à niveau fermé à Teterchen, à 36 km de l’arrivée, le contraint à accepter le retour de Schaer, Lauredi et Wagtmans.

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Au sprint, sur le boulevard Poincaré à Metz, le Suisse Fritz Schaer se montre le plus rapide et revêt le premier maillot jaune. Le deuxième groupe d’échappés, avec en son sein Jean Robic, termine à 3 minutes et 13 secondes. Le gros du peloton concède 9 minutes et 50 secondes. Les favoris Koblet, Bartali et Bobet n’ont-ils pas commis une erreur en lâchant déjà 6 minutes à l’excellent grimpeur qu’est Robic, vainqueur du Tour 1947 ?

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La deuxième étape qui mène les coureurs de Metz à Liège via le Luxembourg possède un faux-air de la classique ardennaise, Liège-Bastogne-Liège, avec ses bosses en fin de parcours. Le temps est tout de même moins abominable que la veille. Le peloton, déjà amputé d’une unité, suite à l’élimination du Suisse Croci-Torti arrivé à Metz après l’expiration des délais, enregistre l’abandon, dès le 50ème kilomètre, du Provençal Jean Dotto, le « vigneron de Cabasse », sur lequel l’équipe de France fondait de réels espoirs en raison de ses qualités de grimpeur.

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L’échappée décisive se dessine à la frontière luxemburgo-belge avec la constitution d’un quatuor : Hassenforder, Desbats et … deux vieilles connaissances de la veille, le maillot jaune Fritz Schaer et le Hollandais Wout Wagtmans.
Hassenforder, trop prodigue en efforts, est lâché dans la rude côte de Stavelot, bientôt imité par le Bordelais Robert Desbats (au vrai prénom de Jean).

Version 2

MS N° 369 a du 6 juillet 1953 05 Côte de Stavelot

On prend les mêmes et on recommence : sur le quai des Ardennes à Liège, comme la veille, le Suisse Fritz Schaer règle facilement au sprint Wagtmans et consolide son maillot jaune.
Dans la côte de Mont, à 25 km de l’arrivée, un petit groupe de favoris s’est constitué. Gino Bartali termine troisième à 47 secondes devant Koblet, Magni, Robic, Close, Astrua, Bobet, les Hollandais Wim Van Est et Gerrit Voorting, et le Lorrain Gilbert Bauvin.
Derrière, c’est la débandade et le gros du peloton avec Geminiani accuse un retard de 5 minutes et 15 secondes.
Quels sont ces coureurs suisses qui n’arrivent jamais à l’heure ? Après Croci-Torti, ce sont Chevalley et Melli qui finissent hors délais et sont donc éliminés.
Au classement général, Jean Robic est le premier Français ex-aequo avec le « régional » du Nord-Est-Centre, Ugo Anzile, un Italien originaire de la région du Frioul-Vénétie Julienne, émigré en Lorraine, et bientôt naturalisé français en 1954. Il devint à la fin de sa carrière un homme d’affaires avisé en créant, dans la banlieue messine, l’entreprise de carrelages Ugo Anzile Diffusion, toujours florissante aujourd’hui sous l’enseigne familiale Anzile Carrelage.
Ils ne sont plus que 115 au départ de la troisième étape Liège-Lille, 221 kilomètres, avec un final pavé « à la Paris-Roubaix ».

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Est-ce le soleil enfin de mise et le proche retour en France, trois Français, le Tricolore Bernard Gauthier et les régionaux André Darrigade et Roger Hassenforder lancent les hostilités presque immédiatement après le départ de Liège. Ils sont rejoints avant Bruxelles par une douzaine d’hommes, d’abord le Luxembourgeois Kirchen, le Belge Alex Close, le Hollandais Voorting, le Tricolore Antonin Rolland, le Parisien Stanislas Bober et Émile Baffert de l’équipe du Sud-Est, puis l’Espagnol Serra, le Belge Raymond Impanis, le Néerlandais Wim Van Est, le Suisse Huber, le tout jeune Luxembourgeois Charly Gaul, le Lyonnais Jean Forestier et deux autres Franciliens Jacques Renaud et P’tit Louis Caput.
Un groupe très international pour traverser la capitale de l’Europe.
Jacques Brel, qui aimait le vélo, ne faisait pas encore « bruxeller » Bruxelles :

« Place de Brouckère on voyait des vitrines
Avec des hommes, des femmes en crinoline
Place de Brouckère on voyait l’omnibus
Avec des femmes, des messieurs en gibus »

Place de Brouckère, on voyait aussi les coureurs du Tour de France se ravitailler..

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Amené récemment à effectuer plusieurs séjours dans la capitale de l’Europe, je remarque qu’à l’époque se dressait au milieu de la place, l’élégante fontaine Anspach remontée en 1981 au bout des bassins près de l’église Sainte-Catherine. L’allure est rapide (un quart d’heure d’avance sur l’horaire) et les coursiers n’ont pas le loisir de s’attarder devant la sculpture allégorique de la sirène.
À la frontière, les échappés possèdent sept minutes d’avance sur le peloton.

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Bourghelles, Cysoing, Sainghin-en-Mélantois, des localités qui sentent bon « l’enfer du Nord » et qui inspirent Bober le Parisien au maillot rouge et bleu. Il déclenche une attaque tranchante à une trentaine de kilomètres de l’arrivée et, protégé par ses équipiers Caput et Renaud, termine brillamment en solitaire sur le circuit de la Foire à Lille.

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Le peloton est réglé par Koblet à 8 minutes et dix secondes. Il en aurait fallu trois de plus pour que Jacques Renaud voie la vie en … jaune. Il est décédé en 2020, il aurait été centenaire cette année, preuve que le vélo conserve … pas toujours, car un encart dans Miroir-Sprint rend hommage au Belge Gaston Rebry, surnommé le « bouledogue de la route », vainqueur de Paris-Roubaix à trois reprises (en 1934, il avait profité du déclassement de Roger Lapébie qui avait terminé avec un vélo emprunté à un spectateur !), qui vient de mourir à 48 ans.
Parenthèse tennistique**, en feuilletant le magazine, je retrouve avec émotion une photographie de la paire australienne Lewis Hoad et Ken Rosewall victorieuse, à moins de vingt ans, du tournoi de double de Wimbledon.

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Retour sur le vainqueur du jour Stanislas Bober auquel Miroir-Sprint avait consacré un article dans son numéro de présentation du Tour. « Stani » pour ses supporters, de parents Polonais, est un vrai titi parisien : « Il a en effet deux patries, Nanterre où il est né en mars 1930, et le Petit-Colombes où il habite depuis vingt-trois ans. Le môme a cavalé dans tous les coins de sa banlieue du temps où il allait apprendre à nager au pont de Bezons, roulait sur son vieux vélo pour aller travailler à Levallois, fonçait jouer au foot sous les couleurs de l’Association Fraternelle de La Garenne-Colombes ou mettait les gants au gymnase Copin. Sa silhouette de blondinet aux yeux bleus est tellement familière et il est resté si gentil garçon dans sa gloire naissante (il vient de remporter en mai le Circuit de l’Indre et animer les Boucles de la Seine, ndlr) que ses partisans sont légion du pont d’Argenteuil à l’île de la Grande Jatte. » Avec ses gains du Tour, il est prêt à démolir la baraque en planches où il habite pour reconstruire la sienne en dur.

Bober baraque

Lundi 6 juillet, le Tour de France arrive à Dieppe. J’y étais avec mon cher père, je m’en souviens encore bien, des images prises par lui avec sa caméra 9,5 mm en attestent. J’aurais bien cru que les vacances scolaires ne débutaient que le 14 juillet, à moins que, maîtrisant bien la lecture à l’issue de mon année de Cours Préparatoire, mon professeur de père jugea peut-être que, pour une fois, le Tour de France, dans le département de la Seine-(alors)Inférieure, primait ! Étonnant non ?

Robic BaratteVersion 2MS N° 369 b du 9 juillet 1953 02 03

Les coureurs escaladent la côte de Doullens qui constitua pendant longtemps la première difficulté de Paris-Roubaix. Combien de fois, n’ai-je pas entendu mon père, raconter que dans sa jeunesse picarde, ils retournaient leur roue arrière en bas de la côte pour changer de denture, en l’absence de dérailleur.
Si j’en crois la Une du quotidien L’Équipe, toujours prompt au dithyrambe pour aguicher le lecteur, l’étape fut marquée par de « terribles engagements » entre les favoris, notamment une échappée de Louison Bobet et de l’Italien Astrua.

L'Equipe1953 - Miroir des Sports - 413 - 03MS N° 369 b du 9 juillet 1953 03

Il est vrai que depuis le départ de Strasbourg, la course est débridée. En ce temps-là, les coureurs n’attendaient pas l’ouverture de l’antenne à la télévision pour venir montrer en gros plan le sponsor de leur marque.

MS N° 369 b du 9 juillet 1953 021953 - Miroir des Sports - 413 - 04MIROIR DU TOUR 1953 13

L’échappée décisive s’est constituée à 45 kilomètres de Dieppe à l’initiative du Tricolore Nello Lauredi et du régional de l’équipe de l’Ouest Amand Audaire qui, contrairement au héros de la chanson de Pierre Vassiliu « Y n’avait pas de papa », en avait bien un qui oublia un r lors de l’enregistrement à l’état-civil. Ils sont vite rejoints par le méditerranéen Joseph Mirando et l’inévitable hollandais de service Gerrit Voorting.
Au sprint, sur l’esplanade du front de mer, Voorting s’avère le plus rapide offrant à la dynamique équipe de Hollande son premier succès d’étape. Le Suisse Schaer conserve son maillot jaune.

Voorting à Dieppe

Mardi 7 juillet, le Nord-Africain Kebaïli, opéré d’urgence dans la nuit de l’appendicite, ne prend pas le départ de la 5ème étape qui, de Dieppe à Caen, traverse la Normandie qui m’a donné le jour.
Comme chaque jour, la course est débridée et dès le départ, le Breton Malléjac et le Normand Bultel (l’air du pays ?) attaquent. Feu de paille !

départ de Dieppe

Après quelques escarmouches matinales, les choses sérieuses commencent réellement vers Rouen, ainsi l’Alsacien Hassenforder lance une échappée avec le Tricolore Nello Lauredi sur le circuit automobile des Essarts où, la semaine précédente, le pilote italien Guiseppe Farina de la Scuderia Ferrari a remporté le Grand Prix.
De l’arrière, viennent en renfort le Belge De Bruyne et le « Nord-Est-Centre » Roger Walkowiak. Dans la côte d’Amfreville (km 85), sous l’impulsion de Koblet, un groupe se forme avec notamment Robic, Astrua, le maillot jaune Schaer et Bobet. Trop de beau monde, la présence de favoris à l’avant provoque un regroupement général sur le plateau du Neubourg.
Trois kilomètres plus loin, Hassenforder remet ça. Cette fois-ci, il emmène encore son coéquipier Walkowiak et De Bruyne, ainsi que 3 Bretons de l’équipe de l’Ouest, Jean Malléjac, Émile Guérinel, Joseph Morvan, le Parisien Maurice Diot et le « Sud-Est » Molinéris surnommé Maigre Pierre. L’écart se creuse pour atteindre 10 minutes et 13 secondes à Saint-Laurent-du-Mont (km 165). Cette fois, c’est le bon coup.

1953 - BUT et CLUB - Le TOUR - 19Malléjac vainqueur

En vue de Caen, Malléjac se sort les tripes et remporte l’étape sur le circuit de la Prairie avec 13 secondes d’avance sur ses compagnons d’échappée. Le peloton accuse un retard de 9 minutes et 43 secondes.

sprint pelotonL'Equipe

Pointé au départ à 9 minutes et 12 secondes du leader, Hassenforder, qui rafle au passage les trente secondes de bonification attribuées au deuxième de l’étape, dépouille Fritz Schaer de sa tunique jaune.
Maurice Vidal, dans son bloc-notes, brosse son portrait : « Avoir sur les épaules le maillot jaune du Tour de France, alors que quelques suiveurs et des millions de sportifs ont encore du mal à prononcer son nom, voilà ce qu’a réalisé Roger Hassenforder. Alors, comme il a connu la gloire trop vite pour qu’elle puisse le suivre et s’habituer à lui, on l’appelle « Hassen »…
Voilà le bonhomme : un culot du tonnerre fait de confiance en soi et d’une inconscience enfantine. Ne croyez pas que ça l’épate d’avoir ce maillot jaune dont rêvent tous les coureurs. Non, non. Il était parti pour cela. Il avait abandonné pour ça le « Dauphiné ». Il en est heureux, tout simplement, et quand il est heureux, ça fait autant de bruit que lorsqu’il est en colère. À Caen, la malheureuse miss chargée de lui remettre le bouquet était effarée de la fougue de ce joli diable qui la couvrait de baisers, l’obligeant à en donner autant à son coéquipier Walkowiak…

Hassen et WalkoHassen a le maillot

… Depuis Strasbourg, il poursuivait un but unique : mettre tout le monde derrière lui, je dis bien tout le monde, car il ne connaît ni grands ni petits, ni forts ni faibles. Pour lui, tous les coureurs ont une bicyclette et deux jambes pour l’actionner, donc il a actionné les siennes toujours à fond, tous les jours à l’attaque. Depuis longtemps sans doute, le cyclisme français n’a pas connu d’attaquants aussi fougueux, possédant autant de moyens physiques. Souvent rejoint, il repartait toujours. Les photographes l’adorent car il leur fournit une matière incomparable et inépuisable. Voulez-vous une grimace, un sourire, un geste ? Voulez-vous qu’il fasse les pieds au mur ? Voilà, tout de suite

Hassen clown

Et ça barde ! Depuis six jours, les « Six jours » de Roger Hassenforder. Alsacien d’origine, 23 ans, toutes ses dents, une figure à la Robert Lamoureux, une fantaisie à la Brûlé, une classe à la Van Steenbergen. S’il n’existait pas, il faudrait l’inventer.
Il ne sait pas ce qui arrivera demain. On peut tout attendre de lui y compris de le voir un jour abandonner si ça ne l’amuse plus … »
Félix Lévitan ne manque pas non plus d’évoquer l’olibrius dans sa correspondance imaginaire avec Henri Desgrange :
« Ah si vous connaissiez Roger Hassenforder. Il a un corps d’athlète une tête toute ronde, auréolée de cheveux fous, des yeux étonnants, vifs, amusés, un sourire spontané, et un vocabulaire à faire frémir. Il n’empêche qu’il est jovial, souvent bon enfant, et que l’humeur la plus joyeuse règne grâce à lui au sein de l’équipe du Nord –Est-Centre dirigée par Sauveur Ducazeaux, un de votre époque, aussi bedonnant aujourd’hui qu’il avait la taille mince et délié à ses 20 ans.
-Laissez-moi vous parler d’Hassenforder. Il est mulhousien, de son pays natal, il a gardé un fort accent, cela vous rajeunit rien que d’y songer, n’est-ce pas ? Oui, Joseph Muller, le Strasbourgeois, mais ce brave Muller que nous avons retrouvé à Strasbourg, où il était l’invité des organisateurs, n’était qu’un tâcheron comparé à Hassenforder. Celui-là, c’est la classe à l’état pur. C’est Crupelandt, c’est Charpentier. C’est l’homme qui monte. Que dis-je ? qui explose … Il est d’une vigueur à faire frémir. Un signe : Antonin Magne en a peur…
Si je dis qu’Antonin en a peur, c’est parce que, devenu directeur sportif, le « père » Tonin l’a embauché. La rumeur prétend qu’Hassenforder écoute les conseils mais n’en fait qu’à sa tête. Il a déjà, toujours selon la rumeur, brandi une pompe menaçante sous le nez d’Antonin tout pantois. Hassenforder en a ri aux larmes. IL prend plaisir à raconter l’anecdote. Celle-là, c’est une entre mille. Il parle autant qu’il pédale. Un moulin à paroles. Et il souligne ses chutes, narre ses ennuis, exalte ses espérances …
Hassenforder vous eût plu, je vous le répète… Donc Hassenforder Ier est une forte nature. Un monsieur qui avale les kilomètres en tête du peloton, le nez dans le guidon, les bras écartés, sans jamais se retourner. Bien sûr cela frise parfois la catastrophe. La pompe… Pas celle d’Antonin, l’autre, celle qui nait de la fatigue, de la fringale, du froid, de la pluie, que sais-je ? Celle qui s’accompagne généralement de la visite de l’homme au marteau. Il broie les pédales, s’insulte, et pousse, pousse, jusqu’à la ligne, ou jusqu’à l’épuisement.
De Dieppe à Caen, il nous a fait la farce avec une poignée de compagnons résolus, de ravir le maillot jaune au Suisse Schaer. Jean qui rit et Jean qui pleure à l’arrivée … Si vous aviez vu le contraste, Hassenforder déchaîné et l’autre mécontent. Le premier clamant sa joie et le second hurlant sa colère. Il paraît même que cela a bardé chez les Suisses. Schaer a joué les pères outragés : « Me faire ça, à moi… » Hugo Koblet a dû l’apaiser : « Tu n’imagines tout de même pas que nous allions nous vider pour te conserver coûte que coûte ton maillot. Non, mon ami, non ce n’est pas l’immédiat qui compte, c’est l’avenir… »
Hassenforder s’en moque bien de l’avenir. Il vit intensément la minute qui passe. La vie est si belle… Maillot jaune à son premier Tour de France ! Quelle merveilleuse histoire …
Je vous tiendrai au courant, Patron. Dès demain, dès que nous serons arrivés au Mans. N’est-ce pas que l’histoire vaut d’être contée, de ce fils d’Hansi appelé à révolutionner sa patrie. »

Départ de Caen

Étape Caen-Le Mans, 206 kilomètres, après les tripes, les rillettes, tout est bon dans le cochon et le Tour 1953. Jacques Goddet consacre son éditorial : « Aux petits qui n’ont plus peur des grands ».
À Argentan (km 55), le maillot jaune, l’intenable Hassenforder, le Belge Close et le vainqueur de Dieppe Voorting se propulsent à l’avant. Accompagné d’un autre Hollandais Van Breenen, le bel Hugo Koblet, peut-être inspiré par les paysages de la Suisse normande, rejoint les trois fuyards. Un passage à niveau fermé (les trains passaient trop à l’heure en ce temps-là !) scinde le peloton en plusieurs paquets.
L’alerte est sérieuse avec la présence de Koblet à l’avant, tout rentre dans l’ordre à l’approche d’Alençon.
Allez, un petit coup de gnôle locale ! J’exagère à peine, Antonin Magne, dit pourtant Tonin le Sage, vainqueur des Tours de France 1931 et 1934, vantait bien les mérites d’une liqueur, qualifiée de « goudron hygiénique », pour justifier sa réussite sportive.

Antonin Magne Clacquesin

Alençon - 20

À la sortie de la cité réputée pour sa dentelle, Louis Caput et François Mahé tentent la fugue. Ils sont bientôt rejoints par le Tricolore Adolphe Deledda, l’Azuréen d’origine grecque Lucien Lazaridès, le Lorrain Gilbert Bauvin, Amand Audaire, le Batave Van Breenen et le Flahute Martin Van Geneugden. L’avance de ces huit hommes atteint les 3 minutes à Mamers, mais ils n’ont pas le temps de goûter aux délicieuses rillettes locales.

Lazaridès et Van GeneugdenBartaliMS N° 369 b du 9 juillet 1953 111953 - BUT et CLUB - Le TOUR - 21L'EquipeMiroir-Sprint Une Hassenforder

Sur le célèbre circuit automobile qui vient de célébrer, cette année, son centenaire, le jeune Belge Van Geneugden ruine les espoirs d’une nouvelle victoire française, en débordant Caput et Deledda. Le peloton termine à un peu plus de 4 minutes.
Roger Hassenforder conserve le maillot jaune. Mieux encore, son équipe est en tête au classement par équipes et place quatre coureurs dans les dix premiers du classement général : outre Hassen, Gilbert Bauvin 6ème, Georges Meunier 7ème, et Ugo Anzile 10ème. J’aimais le maillot orange et bande blanche de cette équipe du Nord-Est-Centre, je ne saurais vous dire pourquoi, comme dit l’autre, les goûts et les couleurs…
Jeudi 9 juillet, cap vers Nantes via La Flèche et Angers, 181 kilomètres. Peu après le départ, un motocycliste provoque une chute collective qui jette une vingtaine d’hommes à terre. Sabbadini et Guérinel, les plus touchés, abandonneront.


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Dès le km 31, six coureurs s’échappent : le Tricolore Raoul Rémy, le Parisien Maurice Quentin, les inévitables « Nord-Est-Centre » de service, le Picard Bernard Quennehen et Jacques Labertonnière, le « Sud-Est » René Rotta et l’Italien Livio Isotti. Ils ne seront jamais rejoints. On peut espérer une victoire française sur la piste du vélodrome de Nantes, mais Isotti déborde tout le monde dans le dernier virage et offre à l’Italie sa première victoire d’étape. Hassenforder, tranquille pour une fois, conserve son maillot jaune. Dans le peloton, le sprint est ardemment disputé par les prétendants au maillot vert Belle Jardinière dont Fritz Schaer reste le détenteur.

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La 8ème étape, la plus longue du Tour, mène les coureurs de Nantes à Montaigu la digue, la digue … pardon, je m’emporte, de Nantes à Bordeaux, 345 kilomètres, vous lisez bien ! Une étape-souvenir destinée à établir un lien de tradition entre les Tours de grand-papa et celui-ci.
Le départ est donné à 5 heures du matin. La signature et le ravitaillement ont lieu de 4 heures à 4 heures 35 place la République. La caravane publicitaire commence à passer une heure et demie avant les coureurs. Les organisateurs prudents ont prévu un itinéraire avec les horaires probables, calculé sur une moyenne de 30 km/h. Par contre, ils n’avaient pas envisagé un fort vent favorable qui expliquera l’heure et demie en avance au vélodrome Lescure.
Les filles de La Rochelle, qui « ont la cuisse légère et la fesse à l’avenant » (décidément, je suis d’humeur coquine), voient passer un peloton qui a adopté une allure de cyclotouriste.

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Rien de sérieux ne se passe avant le contrôle de ravitaillement de Rochefort (sans les demoiselles !). Pour tromper la monotonie, Robic plaisante en servant d’entraîneur au stayer Hugo Koblet.

Robic-Koblet

La course se durcit juste avant Montendre (km 271) lorsque cinq coureurs prennent le large : le Hollandais Jan Nolten, le Belge Robert Vanderstockt, le Luxembourgeois Marcel Dierkens, et les « régionaux » Roger Walkowiak et Bernard Bultel.

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Peu avant le pont de Saint-André-de-Cubzac (photographie obligatoire), Nolten fausse compagnie aux quatre autres échappés et s’impose avec panache en solitaire à Bordeaux, inaugurant une tradition de victoires néerlandaises sur la piste girondine.

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Le peloton arrive avec près de 6 minutes de retard donnant lieu à un sprint mouvementé entre Magni, Koblet, Robic et Schaer. Hassenforder reste maillot jaune et Schaer garde son maillot vert.

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Samedi 11 juillet, c’est jour de repos à Bordeaux. Le journaliste, et ancien athlète, Marcel Hansenne se lamente, avec humour, de ne plus pouvoir faire la sieste : « La grande leçon des premières étapes est très déprimante, les coureurs ne pensent qu’à une chose : courir. J’avoue envier les anciens lorsqu’ils nous content avec une richesse de détails toujours renouvelée les facéties auxquelles se livraient jadis les géants de la route. C’était l’époque où une grande intimité s’établissait dans la caravane. Les suiveurs étaient cordialement invités à profiter des heures creuses. Quand ils ne plaisantaient pas avec les coureurs, ils fuyaient dare dare vers quelque auberge soigneusement repérée, la veille, dans un guide gastronomique et où ils étaient certains de pouvoir déguster des spécialités régionales.
Jadis, le palais avait sa part dans le Tour de France et les étapes étaient à double signification, dans la mémoire des suiveurs. Bordeaux, c’était la victoire de Leducq et le souvenir d’une platée de cèpes ou d’un coq au vin. Aujourd’hui tout est changé. Dès que le signal du départ a été donné, les concurrents empoignent le guidon par le bas et s’en vont jusqu’à l’arrivée, sans désemparer.
Sans aller jusqu’à regretter trop amèrement ces festivités gastronomiques, victimes innocentes de l’accélération de la course, on peut évoquer avec mélancolie ces accalmies d’antan que nous appellerons les moments de complicité.
Aujourd’hui, il n’en reste plus rien non plus. La caravane ne s’accorde plus de vacances. Le mystérieux signal, qui faisait enfouir les carnets dans les poches, ne résonne plus. Les étapes sont devenues trop courtes pour justifier les récréations (il exagère un peu le Marcel d’écrire cela après une étape de 345 kilomètres, ndlr). Naguère, on cheminait huit à dix heures sur la route, et l’idée venait tout naturellement de signer d’éphémères armistices. Les motards en profitaient pour dormir un quart d’heure sur le bas-côté après avoir choisi un coin d’ombre à leur convenance.
Avec l’accélération des moyennes, tout cela a disparu. Les moments sont devenus rares où il ne se passe strictement rien. Affolé, l’ardoisier effectue d’incessantes échappées à l’avant pour noter les dossards et l’avance des fuyards. Les accalmies sont rares et brèves. Le bruit de la sirène et le vrombissement des moteurs rappellent à l’ordre le suiveur enclin à s’accorder quelques instants de répit. Un coup d’œil au compteur de la voiture le renseigne aussitôt sur l’importance de la nouvelle offensive. Si l’aiguille passe du 35 au 50, c’est que les « gros bras » sont mêlés à l’affaire. Alors, toute la caravane s’émeut, s’agite. Les avertisseurs donnent à plein, tandis qu’au loin on entend les coups de sifflets des policiers de la route qui poussent les voitures postées à l’avant-garde de la course. C’est sans surprise qu’on lit sur l’ardoise que le n°15 (Koblet), le n°61 (Bobet) ; le n° (Robic, le n°3 (Bartali) sont engagés dans l’action. Ç n’ira pas loin. Ils sont trop occupés à se surveiller tous. Rien ne se produira de décisif avant la montagne … » Elle se profile.
En effet, dimanche 12 juillet, c’est l’ultime étape avant l’attaque des Pyrénées. Elle mène les coureurs de Bordeaux à Pau avec la fréquemment ennuyeuse traversée de la forêt landaise. Marcel Hansenne aura peut-être le temps de goûter aux spécialités locales, le peloton passe à proximité de l’accueillante auberge du « Père » Darroze à Villeneuve-de-Marsan.
La météo est exécrable : des averses pour commencer, le déluge pour finir. L’allure est cependant vive avec de multiples escarmouches parmi lesquelles on note la présence d’un gars du coin, le jeune André Darrigade***, le futur « lévrier landais ».
Pas le temps de regarder gambader les poulets dans la campagne de Chalosse, la course se joue dans une bosse à la sortie de Saint-Sever. Une trentaine de coureurs se détachent parmi lesquels on relève les favoris Koblet, Bartali, Bobet, Astrua, Robic, Geminiani, mais aussi le maillot vert Schaer. Un, par contre, qui va y laisser des plumes, c’est le maillot jaune Hassenforder, pris de coliques. Il est attendu par ses coéquipiers Labertonnière et le Picard Bernard Quennehen.

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Mon père, tout Picard qu’il était, outre qu’il fut évidemment un bon apôtre, était fier qu’un gars de sa région natale soit en première page du Miroir des Sports au secours du maillot jaune. Nous le voyions assez souvent participer aux courses régionales dans la Somme bien qu’il courût sous les belles couleurs grise et orange du prestigieux club parisien de l’A.C.B.B (Athletic Club de Boulogne-Billancourt).
Malgré de multiples attaques en vue de Pau, c’est un groupe de 29 coureurs qui se présente dans la cité d’Henri IV. Sprint royal, c’est de circonstance : un vert-blanc-rouge pas très galant, l’Italien Fiorenzo Magni l’emporte devant Koblet, Robic, Schaer et Bartali !

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Le Suisse Fritz Schaer consolide son maillot vert mais surtout retrouve la tunique jaune, Roger Hassenforder terminant à près de 7 minutes. Félix Lévitan se lamente sur le sort de l’Alsacien :  » Hassenforder n’est plus porteur du maillot jaune. Il a perdu pied sur la route de Pau, au sortir des Landes. Cela s’est fait d’une façon pitoyable et qui vous eut fait frémir : Hassenforder a été lâché au train, tout seul, en queue de peloton. Il était malade, il est vrai, troubles intestinaux, et il a été si mal soigné que son état, au lieu de s’améliorer, a empiré. La scène a eu des côtés douloureux. Cette bonne brute pleine de vaillance, deux jours auparavant, n’était qu’une loque. Ses yeux rieurs avaient perd leur éclat; ses joues s’étaient creusées et son nez pincé; il ne supportait pas sa casquette sur son front fiévreux, et le ciel par là-dessus pleurait sa misère... »
Le journaliste René de Latour consacre un long article à l’infortuné Hassen, coureur attachant :
« Moi je crois qu’il est fou…
– Lui fou ? Mais pas du tout. Il est plus malin à lui seul que tous les routiers du Tour réunis.
– Avouez, quand même, que par moments …
– Pensez-vous, c’est un genre qu’il se donne !
Voilà quelle tournure prend généralement la conversation des suiveurs du Tour, dès qu’ils abordent le sujet Hassenforder. Et personne n’est d’accord.
Une certitude pourtant : cet homme qui a connu presque en même temps l’ivresse de la gloire et l’amertume de la défaillance, est attachant par mille et un côtés…
Quel âge a-t-il ? Vingt-trois ans sur son passeport. En fait, il doit se trouver quelque part, dans les rouages de son cerveau un infime petit pignon bloqué et qui fait qu’il accorde autant d’importance aux détails futiles qu’aux choses essentielles. Par moments, c’est un gosse de douze ans qui parle. Pour un peu, on s’attendrait à le voir sortir de sa poche des billes et du roudoudou.
À quoi ressemble-t-il avec son visage en pointe, ses yeux goguenards, sa bouche trop souvent tordue pour mimer un rôle et ses mèches rebelles. Si sa gouaille n’avait pas un indélébile accent des « pords te la Mosselle », il serait le portrait même du fantaisiste Robert Lamoureux (les plus âgés d’entre vous se souviennent sans doute de son sketch du canard toujours vivant ndlr). Comme le fameux amuseur, il a le don des réparties qui font s’esclaffer l’auditoire.
Non, l’homme n’est pas fou. Il s’en faut. Fantasque, sans plus, et forçant un peu la dose parfois, par gentillesse, parce qu’il sait fort bien qu’il amuse son monde… »
Et l’intarissable Hassen de raconter moult anecdotes de l’enfant terrible qu’il avait été :
« Certains de ses tours faillirent causer sa perte.
-En octobre 1944, tandis que les Allemands reculaient en Alsace, la campagne était pleine de cadavres d’hommes et d’animaux, et nous vivions, nous les gosses, des aventures extraordinaires. Il suffisait de se baisser pour trouver des armes et des munitions. Je m’étais approprié un révolver d’ordonnance et je me vois encore enfonçant, à coups de marteau, dans le barillet, une balle un peu rouillée. J’avais beau tirer sur la gâchette, l’arme ne fonctionnait pas, jusqu’au jour où une balle m’a traversé la main gauche et est venue se loger derrière mon poignet…
-Mais ça n’est rien. Vous ne connaissez pas l’histoire de la casemate.
Il en rit encore en évoquant ce qui fut en réalité un drame qui rappelle de manière frappante une puissante nouvelle d’Hervé Bazin : « Jeux de mains ». Du moment qu’il n’en est pas mort, pourquoi ne pas considérer cela comme un souvenir amusant.
-Après le départ des Allemands, il y avait dans la campagne, autour de Mulhouse, des munitions en quantité. Grenades, bombes à ailettes, mines anti-chars, obus de tous calibres. Nous avions déniché une casemate abandonnée et avions décidé, mes camarades et moi, d’y amasser tout ce que nous pouvions trouver comme explosifs et d’y mettre le feu, pour supprimer le danger qu’ils représentaient.
Nous avions amoncelé pendant plusieurs jours, sans prendre de précautions, de quoi faire sauter une ville. Pour allumer le tout, j’avais une idée que j’imaginais géniale. J’avais déniché deux cents litres d’essence et avec un pulvérisateur à sulfater les vignes, nous en avions aspergé les murs de la casemate. Une vraie folie.
Comme je m’étais nommé chef artificier, j’avais disposé un cordon imbibé d’essence qui devait mettre le feu au tout. Je m’étais reculé… à cinq mètres.
Il n’a pas oublié le moindre détail de l’histoire, et pour cause, elle lui valut six mois d’hôpital et de souffrances effroyables… »
Sacré Hassen, peut-on oser dire que tout cela le prédestinait à devenir un franc-tireur à vélo ?
« C’est seulement en 1950, à Reims où il vint faire son service militaire, qu’on commença à le prendre au sérieux. Et pour cause : sur la piste du vélodrome où il s’entraînait assidûment, il commençait à jongler avec les meilleurs régionaux, et parfois avec des visiteurs plus aguerris. Coppi lui-même ne s’y trompa pas et le remarqua : « C’est un garçon doué, mais cela ne suffit pas ».
Malgré les victoires régionales qui fourmillent dans son début de carrière, il trouvait toujours moyen de faire douter de lui par une excentricité quelconque.
Il ne compte plus les fois où, s’échappant grâce à son extraordinaire vitalité (disons sa classe), il s’en fut se cacher dans un champ, laissant le peloton courir vainement après lui, tandis qu’en dernière position, il riait sous cape…
… Il n’a pas d’ennemis dans le peloton. Pourquoi se méfierait-on vraiment d’un homme qui est bien trop drôle pour être dangereux ? Ne doit-il pas s’écrouler dès les premiers cols ? N’a-t-il pas déjà perdu le maillot jaune après avoir été malade à Bordeaux et gravi un calvaire jusqu’à Pau ? N’a-t-il pas provoquer la pitié de ses camarades qui ont vu avec peine ce joyeux drille aux traits émaciés, aux narines pincées, se trainer sur la route sans songer à ses habituelles facéties ? Est-il d’ailleurs si tête folle. Il oublie volontiers ses blagues pour expliquer que s’il a décidé d’aller habiter en plein vignoble champenois, au Mesnil-Oger, c’est parce qu’il a tenu à vivre tout l’hiver en ermite, afin de faire des débuts professionnels remarqués. Ils l’ont été … »
Dans le Miroir des Sports, Claude Tillet fait un bilan des neuf premières étapes :
« Rarement début de Tour de France se révéla si passionnant. Le bilan des neuf étapes ayant précédé la montagne est d’une éloquence rare : pas une journée sans relief, pas une arrivée en peloton compact et des surprises fort heureuses telle que la superbe victoire de Nolten à Bordeaux et l’âpreté de la bataille avant Pau.
De Strasbourg au pied des Pyrénées, en passant par les rues déchaussées du Nord, pas un temps mort, pas une phase décevante, de la bagarre, toujours de la bagarre, encore de la bagarre, et pas même cette sorte d’entracte que les concurrents s’accordèrent si souvent au cours de l’étape précédant l’attaque de la montagne. Celle-ci, vous en doutez bien, n’en sera que plus meurtrière »

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À suivre dans le prochain billet !

Pour relater ces premières étapes du Tour de France 1953, j’ai puisé dans les magazines de ma collection, Miroir-Sprint et Miroir des Sports But&Club. Pour combler certains manques, j’ai fait appel à mon ami Jean-Pierre Le Port que je remercie vivement.
* http://encreviolette.unblog.fr/2022/12/10/balade-post-piemontaise-par-le-col-du-petit-saint-bernard-en-compagnie-notamment-dun-ange-et-dun-petit-ramoneur-3/
** http://encreviolette.unblog.fr/2021/06/22/un-amateur-de-tennis/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2020/12/01/andre-darrigade-un-coureur-de-legende-par-christian-laborde/

Publié dans:Cyclisme |on 27 juin, 2023 |1 Commentaire »

Viva Giro d’Italia

Mes lecteurs les plus assidus se seront peut-être inquiétés de mon hibernation rédactionnelle durant quelques semaines. À tort. Aucune véritable raison pour justifier celle-ci sinon goûter au farniente que le Larousse définit comme une douce oisiveté d’origine italienne tirée de fare, faire, et niente, néant.
Je pourrais faire miennes ces quelques lignes de Madame de Sévigné : « Ne soyez point en peine de mon séjour ici (mon silence ici ndlr) ; je m’y trouve parfaitement bien ; j’y vis à ma mode ; je me promène beaucoup ; je lis, je n’ai rien à faire, et, pour n’être point paresseuse de profession, personne n’est plus touchée que moi du farniente des Italiens. »
En ce mois de mai, chaque après-midi, je m’évade en Italie, à savoir que je ne fais rien que suivre, sur la chaîne Eurosport, le Giro d’Italia, le Tour d’Italie cycliste pour les béotiens de la petite reine. La vie en rose en somme, tant cette couleur colle à l’histoire et l’image de cette course.
Six ans après que le journal L’Auto, sous la houlette de Henri Desgranges, ait créé son homologue le Tour de France, le Giro est né en 1909 d’une initiative de La Gazzetta dello Sport, quotidien sportif milanais (fusion de Il Ciclista et La Tripletta) imprimé sur du papier rose. À l’instar du maillot jaune du Tour, de la couleur du journal organisateur français, le leader du Giro sera distingué, à partir de 1931, par le port d’un maillot rose, la Maglia Rosa.
Bien que, souvent, on affirme que le cyclisme est une religion en Italie, l’Église voyait d’un mauvais œil, à l’époque, l’usage de la bicyclette. Les prêtres ne pouvaient pas se déplacer à vélo. Fin 1907, le pape Pie X affirmait dans un courrier adressé au cardinal de Milan « le mépris que suscite la triste attitude d’un prêtre à bicyclette ». Les évêques débattaient négativement de ce grave cas de conscience (!) dans leurs diocèses. Heureusement, le pape Benoît XV, nouvellement élu en 1914, fit briser ce tabou ridicule. Enfin, en 1946, Pie XII accepta de recevoir le peloton des Girini (les coureurs participant au Giro). Mieux encore, en 1948, ce même pape consacra la Madona del Ghisallo, petite chapelle proche surplombant le lac de Côme, « patronne universelle des cyclistes. En cette circonstance, un flambeau béni par le Souverain Pontife, fut porté de Rome jusqu’à la chapelle par des cyclistes, avec pour derniers relayeurs Gino Bartali et Fausto Coppi.
Je vous avais fait partager ma mémorable visite dans ce sanctuaire du cyclisme à l’occasion d’un de mes voyages en Italie.

Musée Cyclisme Ghisallo

 http://encreviolette.unblog.fr/2018/06/09/une-semaine-a-florence-1/

Il s’agissait là d’une excellente approche pour comprendre ce que représente le cyclisme en Italie, et le Giro particulièrement.
En ce qui me concerne, je suis tombé, dès mon enfance, dans la marmite, non pas de minestrone, mais du Giro d’Italia, sans que je puisse d’ailleurs en analyser précisément les raisons. Je balaie d’entrée l’atavisme et la conquête du royaume de Naples, au XIème siècle par quelques compatriotes, des aventuriers et mercenaires normands initialement au service des Lombards et des Byzantins. Beaucoup plus sérieusement, je dois confusément ma passion pour le cyclisme dans la péninsule, à deux illustres champions, deux campionissimi comme on dit là-bas, dont les exploits infusèrent dans mon inconscient.
L’un naquit à dix lieues de mon bourg natal et apparut au firmament du cyclisme mondial, en septembre 1953, en remportant le Grand Prix des Nations, une prestigieuse épreuve (dite de vérité parce que courue contre la montre) aujourd’hui disparue. Il y participa neuf fois pour autant de victoires. Il s’agit de Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse, ainsi je l’ai qualifié dans plusieurs de mes billets* tant ma passion pour lui fut immodérée. À travers le fameux dithyrambe des journalistes, on le compara hâtivement à l’autre : Fausto Coppi, alors champion du monde, dont mon professeur de père, amoureux de cyclisme et de Victor Hugo, me narrait les faits d’armes quand il me contait la légende des Cycles !
Quelques semaines après son triomphe en vallée de Chevreuse, « mon » (déjà je l’avais adopté) Jacques fut invité au Trophée Baracchi, une course, également disparue, disputée contre la montre par équipe de deux coureurs, dans les alentours de Milan avec arrivée au mythique vélodrome Vigorelli. Associé à Antonin Rolland, il ne termina que second derrière … Fausto Coppi. Mais la presse italienne, conquise, prophétisait déjà : « La France prépare un rival pour Fausto Coppi ».

fausto-coppi-e-jacques-anquetil

Quelques jours plus tard, Anquetil rendit visite à Coppi dans sa propriété piémontaise. Comme pour un adoubement ? Plus probablement, comme pour lui signifier en toute amitié qu’il allait être son adversaire et qu’il allait l’effacer.
Effectivement, Anquetil n’appliqua guère, au cours de sa carrière, les conseils prodigués par son aîné … sinon peut-être sur l’entrée également dans sa vie d’une « dame blanche » !
En mon année scolaire en classe de cours préparatoire, les reportages de l’envoyé spécial du quotidien régional Paris-Normandie constituaient un exercice distrayant et motivant pour mon apprentissage de la lecture.
À l’automne suivant, j’accompagnais mon père autour de l’hippodrome de Longchamp pour complimenter, non pas l’armée française comme disait la chanson, mais les As, Coppi, Bobet nouveau champion du monde, Anquetil, Koblet, Van Steenbergen disputant le célèbre critérium** derrière derny.
Serge Reggiani chantait Venise n’est pas en Italie, mais pour Anquetil, Milan et son vélodrome Vigorelli l’étaient. C’est là qu’en juin 1956, avec la permission de sa hiérarchie de la caserne Richepanse de Rouen, il s’attaqua à un mythe, le record de l’heure établi par Fausto Coppi en 1942. J’ai déjà eu l’occasion de vous relater cette scène surréaliste où mon père et moi, assis devant l’antique TSF familial, « regardaient » un radioreporter racontant avec enthousiasme, soixante minutes durant, la progression du champion normand tournant en solitaire sur l’anneau milanais : 46,159 kilomètres dans l’heure, le mur du son vélocipédique venait d’être défoncé.

L'Equipe Anquetil record de l'heure

La presse italienne fut délirante, traduction :
« Ainsi, le record de Coppi s’est écroulé. Même si, comme Halicus, nous regrettons qu’à notre cyclisme un si grand titre de supériorité ait été arraché, comme sportifs et comme hommes nous devons tous nous réjouir de cette nouvelle conquête humaine due à un athlète de l’immor¬telle souche latine, de cette glorieuse France cycliste. »
Autre gazette : « Jacques le Petit Caporal a gagné la Campagne d’Italie… Anquetil a dépassé ce que l’on croyait être l’impossible… Nous sommes à la mesure de la légende, une légende qui, aujourd’hui, porte le nom d’un jeune coureur venu parmi nous pour tenter le plus grand exploit de sa vie et qui retourne dans sa patrie avec un triomphe dont les échos se répercu-teront dans l’avenir. »
Confusément, je me régalais de cette hospitalité italienne et allais m’intéresser au cyclisme dans la péninsule, à travers les quelques articles que lui consacrait la presse française spécialisée (L’Équipe, Miroir-Sprint, Miroir des Sports), notamment à l’occasion des deux grandes classiques Milan-San Remo et le Tour de Lombardie, ainsi que le Giro. Je ressentais comme un je ne sais quoi d’exotisme à leur évocation.
En France, Anquetil apparaissait à l’évidence comme le successeur tout désigné de Louison Bobet, trois fois consécutivement vainqueur du Tour de France. Pour sa première participation en 1957, Anquetil remporte la grande boucle à laquelle Bobet a renoncé pour des raisons de susceptibilité, n’acceptant pas de partager avec le jeune champion normand sa suprématie au sein de l’équipe de France, mais aussi après son amère déception du Tour d’Italie : « Les événements, c’est du côté de l’Italie qu’il faut regarder. Louison Bobet est en train de perdre le Giro pour un pipi. L’ange de la montagne Charly Gaul, pour soulager sa vessie, pose son vélo contre un arbre dans l’ascension du Monte Bondone, un sommet où il a construit son succès, l’année précédente, lors d’une étape dantesque***. Cette fois, Bobet, porteur du maillot rose, et Geminiani en profitent pour lui mettre dix minutes dans la vue. Gaul, fou de rage, dresse alors un doigt vengeur vers les deux Français : « Avant d’être cycliste, j’étais garçon-boucher, tueur aux abattoirs. Et je n’ai pas perdu la main ! » Le Luxembourgeois va s’acharner désormais à faire perdre Bobet qui, pour 19 secondes, ne devient pas le premier Français à remporter le Tour d’Italie. »

Bobet Gaul Giro 57

J’avais 10 ans et, pas patriote pour un sou, je trouvais ça rigolo le Giro avec ses airs de commedia dell’arte sur deux roues. J’allais moins rire lorsque, deux ans plus tard, l’idée vint à Anquetil, homme de défis, que ce soit lui le premier Français à ramener le maillot rose au Vigorelli de Milan. Je vous ai raconté son échec (et ma profonde tristesse à l’époque !) dans un très récent billet écrit suite à mon franchissement du col du Petit-Saint-Bernard, au retour d’un séjour à Turin****.
Je me consolerai l’année suivante, en 1960, lorsque mon champion réussit cette fois là où Bobet avait échoué : être le premier coureur français à inscrire son nom au palmarès du Giro. Non sans mal cependant. Anquetil semblait avoir accompli l’essentiel en faisant carton plein dans son exercice de prédilection, quatre étapes contre la montre dont l’une, pittoresque, disputée en côte sur les carrières de marbre de Carrare.
Mais Vincenzo Torriani, directeur du Giro, n’était jamais à court d’idées pour valoriser son épreuve et faire la nique à Jacques Goddet, le rigoureux codirecteur du Tour de France. Ainsi le journaliste indépendant Pierre Carrey écrit dans sa Bible sur le Tour d’Italie, GIRO, sous-titrée « la course la plus dure du monde dans le plus beau pays du monde » :
« Torriani baptise un sentier de mule à flanc de falaise, entre la province de Brescia et celle de Sondrio : le Gavia. C’est son année montagnarde puisqu’il ajoute le Poggio au tracé de Milan-San Remo et le Mur de Sormano au Tour de Lombardie. Mais, « selon les informations en provenance de Bolzano, le passage du col du Gavia, perché à 2618 mètres, demeure problématique, en raison de mauvaises conditions atmosphériques », annonce L’Équipe. « Des éboulements sont possibles sur la route. Par ailleurs, les travaux de déneigement ont dû être interrompus ». Plus encore, c’est la largeur minuscule qui fait planer le risque d’un renoncement pour cette première tentative. Les voitures peuvent à peine passer, et si l’une tombait en panne, la course serait irrémédiablement bloquée. L’organisateur ne s’embarrasse pas de ce détail et signe un accord avec sa compagnie d’assurance : si un véhicule cale en pleine montée, il sera jeté dans le ravin.

GAVIA GazzettaLe Giro affronte sa dernière difficulté: Attaque sur Anquetil dans le col décisif  GAVIA !

L’écrivain Paul Fournel, qui était aussi dingue que moi du champion normand, écrit dans son livre hommage Anquetil tout seul : « La deuxième fois que j’ai vu Anquetil, je ne l’ai pas vu, je l’ai pisté. Mon père et moi sommes partis sur sa trace. J’avais 14 ans et il avait donné aux journalistes l’année précédente une description si apocalyptique de sa montée du col du Gavia que mon père avait aussitôt décidé que nous devions l’escalader à notre tour pour voir. Anquetil avait décrit un sentier de mules taillé à flanc de montagne, à même la glaise, pas goudronné, sans parapet, voué aux glissades et aux vertiges. Il l’avait décrit sous la pluie, transformé par la grâce des éléments en ruisseau de boue, dangereux, avec la paroi d’un côté et le vide de l’autre. Il avait décrit ces tifosi de malheur qui poussaient Gastone Nencini du meilleur de leurs forces et qui, les pieds collés dans la boue, l’abreuvaient, lui, de menaces et d’insultes. Les journalistes qui connaissaient cette région d’apocalypse, avaient ajouté que, dans le coin, rôdaient des ours. Il n’en fallait pas davantage pour aiguiser l’appétit cycliste de mon père … » Je ne désespère pas, un jour, d’escalader le Passo di Gavia … en auto !

Giro 60 Anquetil dans Gavia

Mieux qu’un reportage même épique, j’ai déniché, il n’y a pas si longtemps, sur YouTube un extrait saisissant du franchissement du Gavia :

Image de prévisualisation YouTube

Au-delà de l’imaginable : images à vitesse réelle montrant la sévérité de la pente, poussettes des tifosi. Dans ce climat hostile, Anquetil conserva 28 petites secondes d’avance sur Gastone Nencini (vainqueur quelques semaines plus tard du Tour de France). À Cannes, Federico Fellini recevait la Palme d’Or du Festival pour son film La Dolce Vita.

Gazzetta Anquetil

Quelques jours plus tard, dans une brasserie de la place du Vieux-Marché à Rouen, j’admirais la tunique rose de Jacques encore maculée de la boue du Gavia.
Fausto Coppi, décédé à 41 ans le 2 janvier 1960, aurait sans doute apprécié l’exploit de Jacques. Celui-ci s’était rendu à ses obsèques à Castellania, le village natal du campionissimo qui, depuis 2019, sur décision du conseil municipal et approbation du conseil régional du Piémont, se nomme Castellania Coppi.
Des « maglia rosa », j’en ai vu quelques-uns depuis : à Castellania justement, dans le petit local voisin de son mausolée, l’un de ceux que porta Fausto lors de son premier Giro victorieux en 1940, mais aussi au Museo del Ciclismo au sommet du Ghisallo, où est exposée toute une collection de maillots ayant appartenu à de prestigieux vainqueurs du Giro tels Eddy Merckx et Francesco Moser.

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Ce n’est pas sans émotion qu’on contemple ces reliques qui, à leur manière, racontent l’histoire du Tour d’Italie et aussi leur évolution textile depuis l’âge d’or des maillots de laine amples avec les poches sur la poitrine jusqu’à ceux de maintenant, légers et ajustés, en lycra.
On constate plusieurs nuances, du vieux rose d’antan (son premier détenteur Learco Guerra trouvait qu’il ressemblait à des sous-vêtements féminins !) aux teintes flashy d’aujourd’hui.
Le choix de la couleur rose en 1931 pour distinguer le leader de l’épreuve ne fut pas accueilli favorablement par les politiciens fascistes de l’époque, regrettant l’absence de virilité. Les organisateurs calmèrent les protestations mussoliniennes en ajoutant le faisceau fasciste sur le devant du maillot. Ce symbole fut retiré après la guerre.
En 2021, le Giro commémora à sa manière le 700ème anniversaire de la mort de Dante, l’auteur de la Divina Commedia, en inscrivant à l’intérieur du col les derniers mots de son Purgatoire : Disposto a salire a le stelle à savoir « prêt à monter vers les étoiles ».

Maillot rose Dante

On imagine la fierté que ressent le coureur qui endosse, ne serait-ce qu’une journée, la mythique maglia rosa. Alors que je rédige ce billet, le quotidien régional La Dépêche du Midi, édition des Hautes-Pyrénées, fait paraître une première page éclaboussante de rose pour fêter un de ses enfants, Bruno Armirail, premier coureur français enfilant le maillot rose au XXIème siècle.

Armirail en rose

La Maglia Rosa est le propos d’une séquence du film Totò al Giro d’Italia, un nanar italien réalisé en 1948. Le populaire acteur comique Totò interprète, maladroitement doublé (!) quelques couplets à propos de la fameuse tunique, sur un air du Barbier de Séville de Rossini. Autour de lui, le chœur (tout aussi mal doublé) est constitué de quelques vedettes du Giro, Bartali, Coppi mais aussi Louison Bobet et en arrière-plan, Fiorenzo Magni et Ferdi Kubler.

Image de prévisualisation YouTube

Totò- Une voix vient de sonner au téléphone.
Bartali – Mais on ne sait pas qui a gagné.
Coppi – Comment cela se fait-il ?
Totò – Je ne sais pas ! – À qui appartient ce maillot rose ?- À qui appartient-il ? – De qui s’agit-il ?
Bartali- C’est à qui ?
Totò – Le maillot rose, le maillot rose, c’est cette chose qui ne se repose jamais, celui qui le gagne demain peut le perdre Et celui qui le perd peut facilement le retrouver.
Chœur – Mais à qui appartiendra-t-il ? Le maillot rose, le maillot rose est cette chose qui ne se repose jamais qui s’agite un peu dans cette direction, il va un peu dans cette direction, il va un peu dans cette direction.
Totò -Aujourd’hui, c’est celui de Gino, demain Coppi le mettra sur son ventre, après-demain même Cottur pourra le tenir dans ses mains…
Bartali- Ça suffit !…
Coppi -…tu dois le dire !
Totò – Je sais, je sais, mais je ne le dirai pas !
Chœur – Il sait, il sait, mais il ne le dira pas.
Totò – De tous, je veux donner Je veux donner le maillot rose à tout le monde, un à toi, un à toi, un à Magni, ce qui fait trois, en voilà un, en voilà un, il y en a un pour Bobet. Vous êtes les premiers sur la ligne d’arrivée de la Valeur, Je suis le premier sur la ligne d’arrivée d’Amor.
Chœur Un pour toi, un pour toi un pour Magni, ça fait trois, en voilà un, en voilà un, il y en a un pour Bobet. Tu es le premier sur la ligne d’arrivée de la Valeur, je suis le premier sur la ligne d’arrivée de l’Amour.
Le Giro c’est un chant sacré comme le bel canto !
Pour conclure avec cette histoire de maillot, entre 1946 et 1951, les organisateurs du Giro, jamais à court d’idées, décidèrent de récompenser le dernier du classement général avec une maglia nera, un maillot noir. Voyant là une manière de se faire une petite notoriété, notamment en prévision de futurs contrats juteux dans la tournée des critériums, certains coureurs se livrèrent bataille pour porter le tricot noir, ainsi en 1946 et 1947, les sans-grades Malabrocca (littéralement mauvaise cruche) et Carollo. On atteignit le burlesque, les deux coursiers cherchant à perdre le plus de temps possible (il fallait tout de même terminer dans les délais) en se cachant dans des cafés ou des granges, en simulant des crevaisons, l’un d’eux se serait même invité à un repas de famille. Selon la légende, Malabrocca se cacha dans une cuve à ciment pour que ses rivaux directs le croient dans un groupe en avant de la course. Un paysan souleva le couvercle :
– « Que fais tu là ? »
– « Je cours le Giro ! »
Les subterfuges fonctionnaient, la preuve, le dit Malabrocca figurait dans le chœur derrière Totò au milieu des stars du cyclisme.
Lors du Giro 1951, pour sa dernière attribution, le maillot noir revint à un coureur de la Bottecchia, Nani Pinarello, futur fondateur de l’une des marques de cycles les plus emblématiques. Comme dans l’Évangile, les derniers deviennent (parfois) les premiers.

Vélo Pinarello

Raconter le Giro, c’est aussi évoquer quelques pans de l’histoire contemporaine de l’Italie, et notamment ce que fut l’épreuve sous Mussolini. Lors de ma visite au Museo del Ciclismo, mon regard fut interpellé par deux premières pages du quotidien organisateur.
L’une célèbre la victoire de Learco Guerra en 1934, ainsi que le succès de la Squadra Azzura à la Coupe du Monde de football disputée en Italie :

Ghisallo Museo presse blog 23

Les grandes victoires des athlètes fascistes au nom et pour le prix du Duce
Les Azzurri remportent le championnat du monde en présence de Mussolini
Learco Guerra inscrit son nom dans le livre d’or du Giro d’Italia

L’autre loue la première victoire de Fausto Coppi au Giro de 1940.

Gazzetta Coppi

La course du peuple était digne du prix du Duce
Le conscrit Fausto Coppi est le vainqueur du 28e Giro d’Italia
qui, sous le double signe de la jeunesse et de la tradition, a apporté aux foules sportives d’Italie le témoignage de la vigueur et de la sérénité du pays en armes

Le Duce n’aimait pas le cyclisme (trop rose ?), lui préférant les sports où, avec son air bravache, il pouvait poser torse nu (équitation, ski), s’enivrer de vitesse (moto) ou asséner des coups (boxe, escrime).
« Mais Benito Mussolini va tout de suite comprendre l’importance de cette course, car comme son nom l’indique, c’est toute l’Italie que l’on va montrer. Surtout le Sud, comme la Calabre ou la Sicile, qui étaient jusque-là délaissées par les pouvoirs politiques. Il sera clair pour lui que le Giro devra passer par tous les lieux sacrés du régime fasciste… L’épreuve compose avec les exigences de la dictature, les devine, les précède, accompagne la montée en tension du régime, son exaltation de la Rome antique, sa redéfinition de l’Homme italien, ses changements de société, sa fermeture au monde, son racisme, ses violences, sa marche vers la guerre » (Pierre Carrey, GIRO).
Fiume et Trieste sont choisies comme villes-étapes. La « montagne del Duce », le monte Terminillo (2 216 m.) dans les Apennins, devient la destination favorite des Romains pour les sports d’hiver et, de 1936 à 1939, le terme incontournable de la « cronoscalata », une étape contre la montre en côte depuis Rieti. Les « Girini » n’y reviendront qu’en 1960 tant le spectre de Mussolini, torse nu sur ses skis, y rôdait encore.
En mai 1936, la Gazzetta dello Sport se sentit obligée de publier un véritable acte d’allégeance envers Mussolini : « Le Duce a offert son magnifique soutien au Tour d’Italie. Dans sa volonté inébranlable et incontestable de voir la grande tradition sportive de l’Italie perdurer, il a assuré que nous, organisateurs, avions travaillé comme jamais auparavant pour donner à ses sujets une course digne de son patronage et de sa magnificence. En tant que promoteurs de la course, nous avons été galvanisés par ses encouragements et, avec une foi sans cesse renouvelée, nous avons mis au point un parcours pour offrir la plus grande démonstration des valeurs de la Révolution fasciste … Cette année, le Giro ne verra pas la participation de visiteurs étrangers mais consistera plutôt en une synthèse de l’extraordinaire détermination et vitalité de notre nation, une démonstration de notre compréhension supérieure du sport, un signal lumineux pour les patriotes jeunes et vieux. »
L’auteur de ces lignes est un certain Emilio Colombo, directeur de la Gazzetta et de fait patron du Giro, à qui le monde du cyclisme rendra hommage en créant après sa mort le challenge Desgrange-Colombo, sorte de championnat du monde par points regroupant les plus grandes courses, et ancêtre du Super Prestige Pernod. Hips !
Ne soyons pas trop fiers, le journal L’Auto, créateur du Tour de France, fut accusé de collaborationnisme sous l’Occupation et interdit à la Libération. Avec la Gazzetta dello Sport et La Nuova Italia, organe de presse du Fascio de Paris, il organisa à partir de 1933 le Critérium des Italiens de France qui s’avéra être un instrument de propagande et une intrusion de l’Italie fasciste dans la vie sportive française.
Preuve en est, l’extrait d’un compte-rendu de l’épreuve dans la Gazzetta du 13 juin 1933 : « Beaucoup de coureurs avaient des maillots aux couleurs de la Patrie, au-delà de tous les facteurs sportifs se rejoignirent pendant la finale les efforts des initiateurs et des organisateurs d’approcher toujours plus intimement la Patrie à l’atmosphère du Fascisme et à l’admiration pour le Duce de nos frères résidant à l’étranger qui sentent aussi dans le sport un important levier pour le prestige de l’italianité dans le monde ».
Pas à un paradoxe et un artifice près, Mussolini se met en tête de faire gagner le maillot jaune à un Italien et d’interdire la conquête de la maglia rosa aux étrangers.
Tandis que les footballeurs Azzuri, arborant un maillot noir, éliminent l’équipe de France en quart de finale de la Coupe du Monde 1938, à Colombes, Mussolini demande personnellement à Gino Bartali de participer au Tour de France. Gino obtempère mais ne fait pas le salut fasciste après son arrivée victorieuse au Parc des Princes. La Gazzetta dello Sport ose écrire : « Sous les injonctions de l’Italie du Duce, par sa victoire, Bartali, champion de l’équipe Legnano, a obéi. » En réalité, Bartali, qu’on surnommait Gino le Pieux, dédia sa victoire à sainte Thérèse de Lisieux et ne cacha jamais son aversion pour le fascisme même si son succès dans le Tour de France 1938 fut exploité par la dictature mussolinienne.
Après sa mort, fut dévoilée sa vie clandestine : entré dans la résistance en 1943, suite à l’Occupation de l’Italie par l’Allemagne, Gino joua un rôle important dans le sauvetage de Juifs. Grâce à sa couverture idéale de champion cycliste très populaire, intégrant un réseau initié par un rabbin de Florence, il fit passer des documents falsifiés en les dissimulant dans les tubes de selle et de cadre de son vélo et en les transportant sous couvert de longues sorties d’entraînement. En 2011, à titre posthume, Gino reçut le titre de « Juste parmi les nations », la plus haute distinction décernée par Israël à ceux qui ont sauvé au péril de leur vie des Juifs pendant la Shoah.
En 1946, « le Tour d’Italie renaît pour servir un office plus grand que lui, qui le transcende. Ses problèmes sont une part de son succès, Napolitains et Turinois, habitants de Lombardie et du Latium, de Vénétie et d’Émilie. Tous les Italiens font partie d‘une même civilisation et, avec un même cœur, ils regardent tous le Giro comme un miroir dans lequel ils peuvent se reconnaître ».
Bartali vainqueur des Tours d’Italie de 1936 et 1937, le nouveau venu Fausto Coppi victorieux en 1940, la rivalité entre les deux campionissimi allait s’exacerber, dépassant largement le seul cadre sportif, agissant comme une métaphore des fractures politiques et sociales qui traversaient l’Italie de la Reconstruction. On lui donne un nom, le Divismo, la dualité qu’on retrouve même dans les arts, le cinéma et donc le sport. Après l’embrigadement de l’ère fasciste, le peuple italien a besoin de s’extérioriser à travers des formes de passions extrêmes, voire puériles. Lui qui n’aime rien tant que d’opposer ses différences pour mieux se ressembler : le Nord industriel et le Sud agricole, la Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste (P.C.I.), mais aussi Luchino Visconti et Federico Fellini, Sophia Loren et Gina Lollobrigida, la Callas et la Tebaldi, l’ecclésiastique Don Camillo et le maire rouge Peppone, Vespa et Lambretta.
L’écrivain, fasciste puis antifasciste, Curzio Malaparte (un pseudonyme qu’il justifiait ainsi : « Napoléon s’appelait Bonaparte et il a mal fini, je m’appelle Malaparte et je finirai bien » !) commit sur le sujet, un petit livre intéressant : Les Deux Visages de l’Italie : Coppi et Bartali (1947, édité en France en 2007). Il résumait ainsi la différence entre les deux champions : « Il y a du sang dans les veines de Gino, dans celles de Fausto, il y a de l’essence. Je dirai même la quintessence de la vie. » Son affirmation devint prémonition plus tard.

Malaparte

Dominique Jameux, auteur de Fausto Coppi l’échappée belle, Italie 1945-60 (dont fut adapté un excellent documentaire), raconta à travers la carrière de l’immense champion, l’histoire d’une Italie en pleine mutation, depuis les sombres années fascistes au miracle économique des années 1960.
C’est à travers ces lectures que je pris conscience, à l’âge adulte, de ce que représentait vraiment le cyclisme en Italie et le Giro en particulier. On était « bartaliano » ou « coppiano », ces deux champions cristallisant des identifications et des crispations sociales et culturelles.

860_giro_ditalia_1940_-_gino_bartali_fausto_coppiCoppi Bartali Giro

Ne nous moquons pas, nous vécûmes semblable phénomène, durant les années 60, que le journaliste Jacques Augendre décrivit dans un petit livre de la même collection que celui de Malaparte : Anquetil et Poulidor, un divorce français*. Bien au-delà de la France sportive, la rivalité de nos deux compatriotes, savamment entretenue par les médias, entraînait de vives discussions autour de la table voire de graves fâcheries au sein des familles.
Le Giro « est aussi une course qui va être préemptée par les écrivains, beaucoup plus que le Tour de France. Dès l’après-guerre, les écrivains considèrent qu’il faut donner un nouveau récit, donner un nouveau souffle à l’Italie et que cela passe par le Tour d’Italie. »
C’est le cas de l’auteur du Désert des Tartares, Dino Buzzati, qui suivit, pour le quotidien Corriere della Sera, le Giro 1949 devenu mythique essentiellement par ses chroniques, car l’épreuve fut relativement monotone, hors la fameuse étape Cuneo-Pinerolo, à travers les Alpes entre la France et l’Italie réconciliées, et le franchissement des cols de la Maddalena (col de Larche sur le versant français), Vars, Izoard, Montgenèvre et Sestrières.

Buzzati Giro 49

La couverture du livre, dans sa traduction française éditée en 1984, affiche les premières lignes de l’article :
« Lorsque aujourd’hui, dans l’ascension des terribles pentes de l’Izoard, nous avons vu Bartali se lancer seul à la poursuite, à grands coups de pédale, souillé par la boue, les commissures des lèvres abaissées en un rictus exprimant toute la souffrance de son corps et de son âme –Coppi était déjà passé depuis un bon moment, et désormais il était en train de gravir les ultimes pentes du col-, a resurgi en nous, trente ans après, un sentiment que nous n’avons jamais oublié. Il y a trente ans, veux-je dire, nous avons appris qu’Hector avait été tué par Achille. Une telle comparaison est-elle trop solennelle, trop glorieuse ? Non. À quoi servirait ce qu’il est convenu d’appeler les « études classiques » si les fragments qui nous restent à l’esprit ne faisaient pas partie intégrante de notre modeste existence ? Bien sûr, Fausto Coppi n’a pas la cruauté d’Achille : bien au contraire… Des deux champions, il est sans nul doute le plus cordial, le plus aimable. Mais Bartali, même s’il est le plus distant, le plus bourru –tout en n’en étant pas conscient-, vit le même drame qu’Hector : le drame d’un homme vaincu par les dieux. C’est contre Minerve elle-même que le héros troyen eut à combattre : il était fatal qu’il succombât. C’est contre une puissance surhumaine que Bartali a lutté, et il ne pouvait que perdre : il s’agit de la puissance maléfique des ans… »
Homérique ! Ce jour-là, à l’issue d’une fugue solitaire de 192 kilomètres, Achille Coppi gagna l’étape avec 11 minutes et 52 secondes d’avance sur Hector Bartali.

livre Cuneo Pineroloun livre sur l’étape légendaire dans un format … à l’italienne

Au sommet du col de Larche, est érigée une stèle à la gloire de Fausto avec la célèbre phrase prononcée par le radioreporter italien Mario Ferretti: « Un uomo solo è al comando, la sua maglia è bianco-celeste, il suo nome è Fausto Coppi » (« Un homme seul est en tête, son maillot est bleu ciel et blanc, son nom est Fausto Coppi »).
Encore Buzzati : «Des centaines de milliers d’Italiens auraient payé qui sait quel prix pour être là-haut, là où nous étions, pour voir ce que voyions. Pendant des années et des années – nous nous en rendîmes compte – on allait parler à n’en plus finir de ce menu fait qui en lui-même ne semblait avoir aucune particularité spéciale : simplement un homme à bicyclette qui s’éloignait de ses compagnons de voyage.»
Gino Paoli, idole des années 1960 (les lecteurs de mon âge flirtèrent sans doute sur Sapore di sale), composa et chanta à la gloire de Fausto :

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Comprenez qu’en 2016, de retour de Rome, je pris le chemin des collines piémontaises pour me recueillir à Castellania … Coppi. Un aimable monsieur du village immortalisa ma visite devant une grande photographie murale de Fausto déjà échappé dans une étape des Dolomites de ce même Giro 1949. Il venait de franchir le Passo Pordoi : je me souviens y être passé, tout gamin, et mon père m’avait raconté que les tifosi en adoration, embrassaient la chaussée sur laquelle Fausto (mais aussi Gino) avait roulé !

Coppi Castellania 2

http://encreviolette.unblog.fr/2016/08/27/vacances-postromaines-10-les-cerises-de-castellania-village-natal-de-fausto-coppi/

Stèle Coppi Passo Pordoï

Chaque année, au moment du Giro, je ressors « mon Buzzati » de ma bibliothèque et relis quelques-unes de ses chroniques, véritables bijoux de la littérature sportive.
Ainsi, son récit de l’étape Naples-Rome du 27 mai 1949 où le Giro passait auprès de Monte Cassino en ruines suite aux terribles batailles livrées lors de la Seconde Guerre mondiale entre les Alliés et les forces allemandes.
« Pourquoi l’antique et noble Cassino n’était pas là aujourd’hui, attendant les coureurs du Giro d’Italia qui allaient de Naples à Rome ? C’eût été gentil. Au contraire, les belles filles n’étaient pas à leur fenêtre, même les fenêtres manquaient, même les murs manquaient, où auraient pu s’ouvrir ces fenêtres ; il n’y avait pas ces guirlandes de papier de soie polychrome tendue entre les maisonnettes colorées de rose : même les maisons étaient absentes, et les routes aussi ; il n’y avait plus rien hormis des cailloux informes cuits par le soleil, et de couleur blanchâtre, et de la poussière, des herbes folles, des ronces, et aussi quelques arbustes pour dire que désormais en cet endroit la nature commandait, en d’autres termes la pluie, le vent, le soleil, les lézards, les organismes du monde végétal et animal, mais plus du tout l’homme, patiente créature qui durant de nombreux siècles, avait vécu là … »
… « Mais n’y avait-il vraiment plus personne sur cette gigantesque cicatrice blanche qui resplendissait sauvagement sous le soleil au flanc de la vallée ? Si ; il y avait bien quelques humains, réduits à l’état de fragments méconnaissables, éclats d’os, ou poussière, ou bien encore, tout entiers mais ensevelis sous des cailloux informes… »
Mais c’est là qu’opèrent la magie du Giro et le génie de Buzzati, ils font réveiller les morts !
« -The Giro ? What’s that ? demande, réveillé par le vacarme assourdissant des klaxons et par le bruit des bicyclettes, Martins J. Collins, autrefois soldat chargé du ravitaillement en munitions et à présent, pour ce qui le concerne, fantôme exsangue établi ici à demeure …
« -Was ist los ? demande, à un mètre de lui, feu le Feldwebel Friedrich Gestern, lui aussi transformé en pur souvenir par un magistral coup au but. Il dormait, il s’est réveillé en entendant le fracas des voitures …
…« Comme il y en a (des morts), une armée imposante d’uniformes et de races mélangées, des hommes qui s’égorgèrent les uns les autres et qui à présent vivent l’un près de l’autre dans la sérénité, pacifiés par l’armistice suprême. »
Buzzati montre des champions mais aussi le peuple, décrit poétiquement la foule, la traversée des villages et des villes :
« De notre voiture nous vîmes quelque chose, images interrompues et fugitives de cette Italie essentielle, d’une grande beauté plastique, c’est-à-dire l’Italie des ruines majestueuses, lourdes d’histoire, l’Italie des chênes et des cyprès, des immenses villas patriciennes installées sur les pentes comme des impératrices fatiguées, l’Italie des murs bosselés couverts de blasons, des autocars usés qui, brinquebalants, se précipitent à tombeau ouvert vers le fond des vallées, l’Italie des églises très anciennes, des minuscules maisonnettes de gardes-barrières, des jeunes femmes enceintes, des tailleurs de pierres travaillant au bord de la route sous le soleil de midi, des madones enchâssées à l’angle des maisons avec leur lumignon éternellement allumé, l’Italie des meules de paille et des bœufs à longues cornes, majestueux comme des patriarches, des jeunes moinillons barbus qui passent à bicyclette, des rochers trop pittoresques pour être considérés seulement comme de purs produits de la nature, des ponts millénaires dont l’échine est encore capable de supporter de mastodontes camions avec leur remorque, l’Italie des auberges et des accordéons, des grandioses palais aristocratiques transformés en granges et en étables, des collines douces couvertes de cyprès jusqu’à leur cime.
Nous en vîmes quelques fragments, presque en fraude ; Eux, les cyclistes, rien. Ils pédalaient … »
Plutôt que dans mon canapé, j’aimerais partager, au milieu d’elle, la liesse de la foule encore nombreuse aujourd’hui, toujours exubérante quoiqu’un peu assagie. Dans toutes les provinces de l’Italie, la population accueille les Girini de manière festive. Des grappes de ballons de baudruche roses, des rubans roses envahissent les murs, les façades, les balcons. Même les gens se vêtissent en rose. La vie en rose, quoi ! Je suis juste gêné lorsqu’ils expriment leur opinion dans les urnes !
Giro et vélo riment avec passion, le slogan de la course est amore infinito, l’amour à l’infini, l’amour sans limite pour le cyclisme et les coureurs du Giro. On les idolâtre, on sacralise leurs exploits. On tombe sous le charme des villages italiens souvent haut-perchés, les coureurs vont en leur cœur, en franchissent les portes fortifiées, se glissent dans leurs ruelles.
Dino Buzzati faisait même parler l’Etna, le volcan sicilien : « L’Etna : « Toujours la même poisse ! Cela faisait dix-neuf ans que le Giro ne passait pas par la Sicile. Cette année, enfin, voici qu’il y vient. Il me fait même la gentillesse de tourner autour de moi, aujourd’hui, il grimpe même sur mon dos. Inutile de le dire, j’ai attrapé un rhume. Depuis deux jours, j’essaie de rejeter ces nuées fétides qui me recouvrent le chef et m’empêchent de regarder. Je ne vois rien. Je n’ai même pas pu examiner un seul de ces braves garçons. Je les sens passer sur mes membres ; ils me courent dessus : on dirait des fourmis très rapides. Mais impossible de les voir. »
Fi de quelques projections de braises et de cendres la semaine précédent sa venue, le Giro inclut l’ascension du volcan sicilien pour la première fois en 1967. Franco Bitossi, l’ « homme au cœur en éruption » » (Cuore matto, il devait s’arrêter parfois à cause d’une arythmie cardiaque) l’emporta au milieu des champs de lave.

Bitossi  reprend son souffleBitossi Giro 71

Certes, les règlements de l’Union Cycliste Internationale, la mondialisation du cyclisme professionnel, la médiatisation ne permettent plus les frasques des Giri d’antan, les délires, facéties et petits arrangements de son organisateur Vincenzo Torriani, la turbulence outrancière des tifosi qui, il faut bien le reconnaître, participaient à la théâtralité de la course, à la commedia dell’ arte vélocipédique.
En 1978, l’iconoclaste organisateur décida de faire rouler le Giro sur l’eau en organisant une étape contre la montre dans les rues de Venise. Pour rejoindre la place Saint-Marc et franchir le Grand Canal, Vincenzo Torriani fit construire une passerelle de quatre-cents mètres, posée sur cent-cinquante bateaux. Parade ultime contre un éventuel plongeon d’un coureur, il missionna des hommes-grenouilles, au cas où !

Giro à Venise

Le Giro, c’est encore et surtout ses parcours montagneux, des sommets sortis de nulle part, sinon de la folie de Torriani, où se sont construites les légendes : le Stelvio, le Gavia, le Monte Bondone, les Tre Cime di Lavaredo, le Pordoi, le Monte Zoncolan, le Mortirolo, le Colle delle Finestre, le Blockhaus della Majella dans les Abruzzes. Le col le plus haut de chaque édition du Giro est appelé Cima Coppi en hommage au légendaire Fausto.

Grand St BernardMonte BondonePasso PordoiTre Cilme di Lavaredo

Osons le dithyrambe, Dante Aligheri était italien, des exploits dantesques sont attachés à certains de ces cols …quelques camouflets voire scandales aussi, au bon vouloir d’il signore Torriani. Il lui arrivait parfois de supprimer le franchissement d’un col, la veille de l’étape, pour favoriser un coureur italien avéré grimpeur médiocre : ainsi en 1984, il décida unilatéralement du retrait du Stelvio, sous prétexte d’enneigement, pour ne pas mettre en difficulté Francesco Moser face à notre compatriote en rose Laurent Fignon. Les webcams n’existaient pas à l’époque et selon plusieurs témoignages, le Passo Stelvio était praticable.
La météorologie, souvent capricieuse en mai, participe aussi à la légende du Giro. Aucune ascension ne fut aussi cruelle que celle du Monte Bondone en 1956. L’envol de l’Ange de la Montagne Charly Gaul*** sous une tempête de neige a marqué l’histoire du cyclisme et le Monte Bondone est devenu un sommet d’émotions, de poésie et d’épopée.
Lors de leur première ascension en 1967, les Tre Cime di Lavaredo furent surnommées, en une de la Gazzetta, les « montagnes du déshonneur » en raison de faits de course inacceptables.

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Les tifosi se relayaient pour pousser leurs compatriotes, de nombreux coureurs se cramponnaient aux voitures des directeurs sportifs, ainsi Pierre Chany, dans L’Équipe du lendemain, dénonça la nouvelle étoile du cyclisme Eddy Merckx qui tenait encore la portière d’une automobile à vingt mètres de la ligne. Devant ce spectacle scandaleux, les commissaires se résignèrent tout de même à annuler purement et simplement l’étape malgré les protestations de l’équipe Salvarani et de son leader Felice Gimondi, vainqueur au sommet.
Cela, finalement, pouvait faire les affaires de mon champion Anquetil qui s’empara du maillot rose, le lendemain, dans une autre étape montagneuse entre Cortina d’Ampezzo et Trente. Mais … en soirée, un mystérieux émissaire lui rendit visite à son hôtel avec vingt millions de lires dans une mallette et tenta de le soudoyer pour qu’il laisse Gimondi gagner le Giro. Devant son refus, l’intermédiaire véreux menaça : « Cet argent servira à une autre équipe, vous avez perdu le Giro ! ». Lors de l’avant-dernière étape, Felice Gimondi, l’idole de l’Italie cycliste, s’échappa en solitaire, remportant l’étape avec quatre minutes d’avance sur Anquetil, lui raflant ainsi le maillot rose.
Anquetil s’estima volé, protestant que Gimondi n’avait pu creuser un tel écart qu’en s’abritant derrière la voiture du directeur de course adjoint.
Aucune image bien sûr ne corroborait les dires du champion français qui finalement resta très discret, et préféra répondre à cette injustice, quelques semaines plus tard, en rebattant le record de l’heure sur la piste du Vigorelli.
En 2012, soit 45 ans après l’incident, l’ancien directeur adjoint Giovanni Michelotti, sur son lit de mort, invita un journaliste de L’Unità et lui confessa (à condition de ne rien publier avant sa mort) avoir offert à Gimondi le sillage de son véhicule : « À la fin de la descente du Passo Tonale, Felice Gimondi néglige le contrôle de ravitaillement et s’échappe, exploitant le mauvais éclairage d’une galerie. J’ai tout de suite envoyé deux motards bloquer les coureurs à l’arrière, avec l’ordre impératif de ne laisser passer personne, pas même la voiture de la RAI. Je me suis approché de Gimondi et je lui ai dit : « Allez, on y va ! » Felice, qui était très vif, a tout compris au vol. Il s’est mis dans mon sillage et là, j’ai demandé à Isidro, mon chauffeur, d’accélérer. C’est comme ça que j’ai aidé Gimondi à s’échapper, à plus de 80 kilomètres heure dans les descentes, à 55 kilomètres heure sur le plat… »

Jacques_Anquetil_and_Felice_Gimondi,_Giro_d'Italia_1967

Aucun protagoniste n’est encore de ce monde, seule la légende demeure !
La combinazione était un art très organisé dans la péninsule. Les Italiens, coureurs mais aussi dirigeants, public et journalistes, faisaient la sainte alliance lorsqu’il s’agissait de favoriser la victoire d’un de leurs compatriotes. Le Suisse Hugo Koblet fut le premier étranger à gagner le Giro en 1950.
Mon champion remporta deux campagnes d’Italie en 1960 et 1964 (réussissant même à cette occasion le doublé avec le Tour de France). On l’a vu, il fut volé en 1967 et fut aussi lésé lors de l’édition de 1961. Piégé en début d’épreuve par l’Italien Arnaldo Pambianco auteur d’une fuga bidone, il ne parvint jamais à combler son retard. À l’occasion d’il tappone, l’étape reine, dans les Dolomites, aux dires du Normand, des cars avaient déversé des tifosi sur les pentes du Stelvio pour faire une chaîne de poussettes en faveur du maillot rose transalpin.

Giro 50 ans Anquetil 67

Deux autres Français lui succédèrent au palmarès du Giro : Bernard Hinault (Bernarino » !) en 1980-82-85 et Laurent Fignon en 1989 (il rata le doublé Giro-Tour pour 8 petites secondes sur les Champs-Élysées !). Et c’est tout !

Hinault Giro 3Hinault raconte Giro 82Fignon en rose-1984-1Fignon Giro 84 Miroir Cyclismelaurent-fignon-tour-ditalie-1989-victoire

Le « Cannibale » Eddy Merckx dominait tellement outrageusement le cyclisme qu’il parvint à s’offrir cinq victoires sous les couleurs de marques italiennes de machines à café et électro-ménager, la Fabbrica Apparecchiature Elettro Meccaniche (FAEMA), puis de charcuterie industrielle MOLTENI.

giro merckx 1967

Mais on se souvient surtout du Giro 1969 où il fut exclu de la course pour un contrôle positif alors qu’il portait la maglia rosa. Ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire de Savone », qui ressemble à une manipulation d’échantillons voire même à une tentative d’empoisonnement, n’a jamais livré toute sa vérité. Cependant, le champion belge dénoncera plus tard une machination, en confiant que trois jours avant ce contrôle, il avait reçu à son hôtel la visite du coureur allemand Rudi Altig qui, en échange d’une valise de billets, lui aurait proposé de céder son maillot rose à son leader de l’équipe Salvarani … Felice Gimondi !
Décidément, le champion bergamasque n’était peut-être pas tout à fait le gentleman qu’on se plaisait à décrire.

Couverture Giro Carrey

Parmi les excès de nos voisins latins, il est aussi évidemment question du dopage qu’on appelait alors doping. L’Italie fasciste encourageait à « plein tube » la recherche médicale et pharmacologique pour améliorer les performances de ses compatriotes. La « simpanina » est la première grande amphétamine italienne, « stimulant de l’activité physique et mentale » mise au point par le laboratoire Recordati. Les milieux intellectuels, les étudiants en médecine raffolent de cette nouvelle substance, l’armée également qui en fournit ses pilotes pour leurs raids africains pendant la Seconde Guerre mondiale. Le cyclisme et le Giro n’y échappent pas et l’immense Fausto Coppi ne fera jamais mystère d’user de la « bomba » (sic). « L’essence » qui coulait dans ses veines ? Agacé, Gino Bartali chercha à percer les secrets pharmaceutiques de la supériorité de Fausto. Ainsi, lors du Giro 1946, dans l’ascension du Passo del Bracco (col des Apennins), voyant Coppi boire dans une fiole et s’en débarrasser en la lançant dans un pré, Gino « repéra l’endroit, un virage après le village de Bracco, un poteau télégraphique caractéristique, au sommet légèrement incurvé. Le Tour d’Italie terminé (qu’il avait remporté ndlr), Gino revint sur les lieux, quelques jours plus tard. Il parvint à retrouver le flacon… pour constater qu’il s’agissait d’un produit en vente libre, un produit fortifiant d’usage courant ! Sa déception ne l’empêcha pas d’en commander une caisse ! »

Le gros livre rose de Pierre Carrey fourmille d’anecdotes qui rendent l’histoire du Giro passionnante et exaltante, émouvante et hilarante, comme les films italiens que nous avons tant aimés dans les années 1960-70. Pour le critique de cinéma André Bazin, le néo-réalisme était la libération du peuple italien de l’occupation allemande mais aussi une libération  des conventions narratives et filmiques. Le Giro d’Italia est une autre façon de vivre le cyclisme.

Giro 1951 Bobet Coppi

Je signe mon billet avec une magnifique photographie qui est exposée dans l’escalier qui mène à l’étage de la Casa Coppi à Castellania. Son auteur la mit en scène lors du Giro 1953 : il écrivit sur la neige fraîche du Stelvio son encouragement à Coppi (le W n’existe pas dans l’alphabet italien mais est largement utilisé pour signifier Viva ou Evviva) et demanda à Fausto lorsqu’il fut à hauteur de l’inscription à sa gloire de tourner la tête vers elle.

Fausto neige

W Giro !

Giro ragazzaGiro Spaghetti

Giro 67 Vérone

Giro BernalGiro ColiséeGiro 100 ans Colisée

* http://encreviolette.unblog.fr/2009/04/15/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/08/22/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse-suite/
http://encreviolette.unblog.fr/2019/11/19/jadorais-anquetil-et-jaimais-poulidor/
** http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/01/histoires-de-criterium/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
**** http://encreviolette.unblog.fr/2022/12/10/balade-post-piemontaise-par-le-col-du-petit-saint-bernard-en-compagnie-notamment-dun-ange-et-dun-petit-ramoneur-3/

Publié dans:Cyclisme |on 10 juin, 2023 |Pas de commentaires »

Balade post- piémontaise par le col du Petit-Saint-Bernard en compagnie notamment d’un ange et d’un petit ramoneur (3)

Giovedi 6 ottobre 2022 :
Je vais bientôt devoir cesser de faire le malin avec mes quelques rudiments de la langue de Dante. Dans quelques heures, nous retrouverons la France.
Ce matin-là, le soleil est généreux sur Turin. Le bulletin météorologique est optimiste, il annonce beau temps sur les Alpes, cette fois donc, nous allons pouvoir les franchir en empruntant, enfin, le col du Petit Saint-Bernard, Colle del Piccolo San Bernardo sur son versant italien, abondamment enneigé la semaine précédente.
La désignation de Turin comme ville organisatrice des Jeux Olympiques d’hiver de 2006 me semble un abus d’un point de vue strictement géographique, en effet, la station de ski la plus proche se trouve à environ 80 kilomètres. Autant que je m’en souvienne, dans mon enfance, le légendaire champion autrichien Toni Sailer fut le premier skieur à remporter les trois titres de la spécialité lors d’une même édition des Jeux qui se déroulaient à Cortina d’Ampezzo, au cœur même des Dolomites. Jean Cocteau affirmait que les Français sont des Italiens de mauvaise humeur, ne lui donnons pas raison, le choix de Turin fut dicté par des considérations économico-géopolitiques ultra présentes dans le sport d’aujourd’hui.
L’air est léger, quittons le Piémont en suivant la trajectoire des montgolfières gonflées par le regretté chanteur poète Gianmaria Testa : « Elles laissent d’imperceptibles traces subtiles les trajectoires des montgolfières et l’homme qui observe le ciel ne sait plus si elles sont vraiment parties où si elles ont toujours été là. Nous aussi, les yeux au ciel contre le vent, nous avons essayé de les suivre et perdu les traces de leur vol dans les nuages dans l’après-midi des villes. Mais qui sait où tout a commencé… »

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Cap plein nord, chaque kilomètre sur l’autostrada A5 nous rapproche de la barrière alpine dont les cimes se dessinent de plus en plus distinctement. Globalement, nous longeons la Doire Baltée, affluent de la rive gauche du Pô qui prend sa source dans le massif du Mont Blanc.

fontaine Doire Baltée Aoste

Après une centaine de kilomètres de plaine, la vallée se rétrécit sous forme de cluse à hauteur de Montjovet. Un hôtel Napoléon avec l’effigie de l’empereur sur la façade rappelle qu’historiquement, les troupes de celui qui n’était encore alors que Premier consul, en 1800, envahirent la vallée d’Aoste, en arrivant par le col suisse du Grand-Saint-Bernard. Parmi les grognards, un jeune dragon, manteau vert, casque à longue crinière noire, qui ne peut tenir son sabre plus de deux heures « sans avoir la main pleine d’ampoules, qui s’expose par bravade au boulet ennemi alors que l’armée contourne le fort de Bard, au débouché du val d’Aoste », son nom Henri Beyle, vous le connaissez mieux sous son pseudonyme de Stendhal.
Comme il le mentionne dans son ouvrage autobiographique inachevé Vie de Henri Brulard, le jeune homme voulait voir de grandes choses, il est servi et bientôt naîtra son amour pour l’Italie. « J’étais si heureux en contemplant ces beaux paysages et l’arc de triomphe d’Aoste que je n’avais qu’un vœu à former, c’est que cette vie durât toujours… »

Aoste théâtre romain

On commence à retrouver des éléments de signalétique (école primaire) et des noms de villes et villages (Arvier, Morgex, Courmayeur, Pré-Saint-Didier) en langue française. La Vallée d’Aoste bénéficie d’un statut spécial de région autonome qui lui fut conféré en 1948 après la création de la République italienne succédant au régime fasciste qui avait tout tenté pour éradiquer les particularismes valdotains. Cette autonomie, parmi ses principaux attributs, met en évidence le caractère officiel, outre la langue italienne tout de même primordiale, du français et du franco-provençal, un dialecte appelé aussi arpitan qui possède un certain cousinage avec notre occitan. Il ne faut pas oublier que la région appartint longtemps à la maison de Savoie et qu’elle fut administrée en français jusqu’à l’unité italienne.
Le groupe Lou Tapage, originaire du Piémont, est venu, à plusieurs reprises, dans des festivals de musique traditionnelle organisés en Ariège, une région très attachée à la culture occitane. J’avais filmé, lors du festival Celtie d’Oc dans le minuscule village de Cazavet, en Couserans, sa vibrante et gesticulante interprétation de Bella Ciao, une chanson populaire que fredonnaient, au début du XXème siècle, les mondine, ces femmes saisonnières qui travaillaient dans les rizières de la plaine du Pô, avant qu’elle ne devienne un chant de révolte des Partisans contre les troupes de la République de Salo mise en place par le Duce, puis aujourd’hui un hymne à la résistance dans le monde entier.

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Il est bientôt midi mais nous avons décidé, à notre ventre défendant, de faire l’impasse sur les goûteux produits locaux, des impératifs médicaux exigeant notre retour à domicile en soirée. Adieu Fontina, ce fromage AOP au parfum de lait, fabriqué exclusivement en vallée d’Aoste, qui, si j’en crois le slogan, « vous emmène aux sommets ». Adieu le Jambon de Bosses, le vrai jambon cru d’Aoste qui, je découvre, n’a rien à voir avec le « jambon Aoste » pâle copie industrielle française ainsi nommée parce qu’elle est fabriquée à l’origine à Aoste, petite commune du département de l’Isère et appartenant désormais à une holding possédant aussi les marques Justin Bridou et Cochonou (ai-je bien fait l’article ? !). Adieu vin rouge Enfer d’Arvier issu de vignobles situés dans un amphithéâtre naturel très ensoleillé sur la commune d’Arvier.
Arvier, justement nous y sommes, et, je n’ai pourtant pas bu, je pile à un rond-point devant un cycliste pétrifié.

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Je feins l’étonnement mais, nul besoin de me faire la présentation, je le reconnais : il s’agit de Maurice Garin, surnommé « le petit ramoneur » en raison de sa première activité et de sa petite taille (1m 63), le vainqueur du premier Tour de France cycliste en 1903.
Il est né ici, le 3 mars 1871, dans ce village de la Vallée d’Aoste, précisément au hameau dit « Chez les Garin », ainsi dénommé parce qu’à l’époque, cinq des sept familles qui y habitaient, portaient ce patronyme. Son père Maurice-Clément Garin y exerçait la profession d’ouvrier agricole, sa mère Maria Teresa travaillait à l’unique auberge du village. Ils eurent neuf enfants dont cinq garçons.
En 1885, la famille Garin quitta Arvier, aspirant comme de nombreux Valdôtains à une vie meilleure de l’autre côté des Alpes. Son départ s’effectua probablement clandestinement, l’administration de la Vallée ayant enjoint par circulaire aux syndics des communes valdôtaines de n’autoriser l’émigration des habitants de la région qu’avec la délivrance d’un certificat. Une anecdote relate que, la famille ayant voyagé séparément, Maurice, alors âgé de 14 ans, aurait été échangé contre une meule de fromage à un rabatteur venu recruter de jeunes ramoneurs. Toujours est-il qu’après avoir travaillé comme ramoneur en Savoie, il poursuivit son activité à Reims, puis Charleroi avant de s’installer à Maubeuge (plus tard célèbre pour son clair de lune !) en 1889. Cette même année, véritable fou pédalant, il achète son premier vélo pour la somme de 405 francs, soit le double d’un salaire mensuel d’un ouvrier, sans cependant imaginer devenir coureur.
Après quelques succès dans son Nord d’adoption, Maurice décide de passer professionnel en 1894 où il acquiert très vite une réputation de champion en remportant notamment en 1895 l’épreuve d’endurance derrière entraîneur des 24 heures des Arts Libéraux (ancêtre du Vel’ d’Hiv’) organisée par le journal « Le Vélo », en parcourant 701 kilomètres. Parmi les raisons de son succès, les journalistes mettent en avant son alimentation : Maurice refuse de boire du vin rouge (même d’Arvier ?) mais aurait englouti 19 litres de chocolat chaud, 7 litres de thé, 8 œufs au madère, une tasse de café avec du marc de champagne, 45 côtelettes, 5 litres de tapioca, 2 kg de riz au lait et des huîtres !!! Ça me semble plus que gargantuesque, notamment les 45 côtelettes !
Authentique champion, dur au mal, il inscrit à son palmarès deux Paris-Roubaix en 1897 et 1898, et surtout en 1901, la seconde édition du mythique Paris-Brest-Paris, parcourant les 1200 km en 52 heures et 11 minutes, à la moyenne fantastique de 22,995 km/h au vue de la lourdeur des montures et du revêtement des routes.

Ciao Italia blog 16

Bien que courant sur une bicyclette de marque La Française, ses victoires sont enregistrées sous nationalité italienne. Quelques mois plus tard, en 1901, il est naturalisé français.
Tout naturellement, il apparaît comme le grandissime favori de la première édition du Tour de France dont le départ est donné le 1er juillet 1903 devant le café « Le Réveil matin » à Montgeron, dans la banlieue sud-est de Paris chère à un amoureux de la petite reine, le romancier René Fallet
Henri Desgranges, directeur de l’organe de presse organisateur, dont les initiales HD seront brodées sur le maillot jaune du leader apparu en 1919, se fend d’un éditorial lyrique en diable : « Du geste large et puissant que Zola dans La Terre donne à son laboureur, L’Auto, journal d’idées et d’action, va lancer à travers la France, aujourd’hui, ces inconscients et rudes semeurs d’énergie que sont nos grands routiers professionnels [...] Nos hommes vont s’enfuir éperdument, inlassables, rencontrer sur leur route tous ces sommeils qu’ils vont secouer, créer des vigueurs nouvelles, faire naître des ambitions d’être quelque chose, fût-ce par le muscle seulement, ce qui vaut mieux encore que de n’être rien du tout [...] Deux mille cinq cents kilomètres durant, par le soleil qui mord et les nuits qui vont les ensevelir dans leur linceul, ils vont rencontrer des inutiles, des inactifs ou des paresseux, dont la gigantesque bataille qu’ils vont se déclarer va réveiller la torpeur, qui vont avoir honte de laisser leurs muscles s’engourdir et qui rougiront de porter une grosse bedaine, quand le corps de ces hommes est si beau du grand travail de la route … »
L’épreuve est disputée sur six étapes reliant les plus grandes villes de France, Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux et Nantes, pour une distance totale de 2 428 kilomètres. Les coureurs bénéficient d’un ou plusieurs jours de repos entre chaque étape. Les départs s’effectuent de nuit. La durée de la course oblige les journalistes à scinder leurs récits sur deux éditions de leur quotidien.

Départ Tour 1903Maurice Garin 1ere étape

Cinquante-neuf coureurs se sont présentés au départ. Le principal adversaire de Garin est Hippolyte Aucouturier surnommé « le Terrible « ou « l’Hercule de Commentry ».
Après avoir remporté trois des six étapes, le « petit ramoneur « d’Arvier remporte le premier Tour de France de l’histoire en 94 heures et 33 minutes, soit à une moyenne de 25,678 km/h. Hommes « à la grosse bedaine », essayez de rouler aussi vite sur une vingtaine de kilomètres sur vos vélos sophistiqués et nos routes en enrobé !
Lucien Pothier surnommé le « Boucher de Sens » termine à la seconde place avec un retard de pratiquement trois heures. La lanterne rouge, le Beauceron Arsène Millocheau, le dernier des 21 valeureux rescapés, termine à plus de soixante-quatre heures de Garin.


garin avec son fils

En 1904, Maurice Garin remporte une nouvelle fois le Tour de France … mais de multiples scandales et irrégularités ont émaillé l’épreuve. Lors de la première étape, entre Montgeron et Lyon, Garin et Pothier sont agressés par quatre hommes cagoulés à bord d’une Torpédo. Dans la seconde étape, une centaine de supporters du Stéphanois Alfred Faure bloque une partie du peloton dans l’ascension du col de la République, la capitale du Cycle devra attendre jusqu’en 1950 pour revoir le Tour de France. Certains coureurs profitent de l’obscurité pour monter à bord de voitures. Entre Marseille et Toulouse, plusieurs membres irascibles du Vélo-Club d’Alès, en représailles de la disqualification du Gardois Ferdinand Payan coupable lui-même de tricherie, créent une émeute lors du contrôle des coureurs à Nîmes. Certains concurrents se seraient même déguisés en garçons de café en empruntant des tabliers, pour se soustraire au pugilat. Entre Toulouse et Bordeaux, des clous et des tessons de bouteilles sont jetés sur la chaussée, provoquant multiples crevaisons, d’autant plus fâcheuses que le règlement prohibe toute assistance mécanique. N’en jetez plus… au final, quatre mois après l’arrivée, les quatre premiers du classement final (parmi lesquels un certain César Garin frère cadet de Maurice) ainsi que tous les vainqueurs d’étapes sont disqualifiés par l’Union Vélocipédique de France. Maurice Garin était privé de son nouveau succès et sanctionné d’une suspension de deux ans. Et le Tour de France « mort-né » frôla de peu sa disparition définitive.
Cette suspension interrompit la carrière de Maurice Garin, alors âgé de 34 ans. Il se retira (presque) définitivement des pelotons. Il ouvrit à Lens une station essence à l’enseigne « Au champion des routiers du monde ». Dans cette même ville, un vélodrome* fut baptisé à son nom mais détruit récemment pour implanter le musée Louvre-Lens.

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Puiseauxblog3

Conservant un intérêt pour le cyclisme, dans les années 1950, Maurice Garin créa une équipe professionnelle à son nom. Je me souviens, alors haut comme trois pommes de Normandie, de photographies d’un autre dur à cuire, le hollandais Wim Van Est, portant ce maillot lors d’un Bordeaux-Paris, une autre course mythique.

Van Est Bordeaux-Paris 1Van Est Bordeaux-Paris 2

Le petit ramoneur d’Arvier décéda dans la cité lensoise en 1957.
À l’instant où, à un rond-point à l’entrée de Pré-Saint-Didier, je bifurque vers la France via le col du Petit-Saint-Bernard, col du Petchou Sèn Bernard en valdôtain, je me dois de m’excuser encore une fois auprès de mes lecteurs réfractaires à la chose vélocipédique. Qu’ils sachent d’abord que d’autres lecteurs, tout aussi fidèles, sont, eux, passionnés de cyclisme. Et si cela ne suffit pas pour me justifier, j’en appelle à la plume secourable de Curzio Malaparte dont vous avez découvert, dans le précédent billet, la propriété improbable dans le golfe de Capri, décor du film Le Mépris de Jean-Luc Godard. Voici son ode à la bicyclette tirée de son délicieux petit livre « Les deux visages de l’Italie, Coppi et Bartali » : « Mais regardez-la ! Regardez son profil élancé, élégant, essentiel, sa ligne parfaite, rigoureuse comme un théorème d’Euclide, simple et en même temps fantaisiste comme la fissure gravée par la foudre dans le miroir bleu d’un ciel clair. Regardez la forme du guidon, recourbée comme des antennes d’insecte, et ces roues qui rappellent tant le fameux cercle tracé d’un seul coup de fusain, sur une pierre, par un petit coureur nommé Giotto (Il est né à Florence, Giotto, et donc il était un compatriote de Bartali). Que signifierait le vélo s’il s’agissait d’un hiéroglyphe gravé dans un obélisque égyptien ? Exprimerait-il le mouvement ou le repos ? La fuite du temps ou l’éternité ? Je ne serais pas surpris si cela signifiait l’amour. »
Implacable non, après ma visite au musée d’antiquités égyptiennes de Turin ? Et l’anecdote du « O » de Giotto … de Bondone, comme le nom d’un sommet des Dolomites où s’envola un ange de la montagne, un jour à ne pas mettre un coureur dehors : le peintre sculpteur du Trecento fut, dès son vivant, admiré pour la perfection de son trait et la sureté de sa main. S’il savait dessiner à la perfection la nature et les animaux, une légende raconte qu’il aurait étonné Benoît IX, le pape de l’époque, en traçant à main levée un cercle parfait sur une feuille de papier.
Depuis ma plus tendre enfance, j’ai un rapport particulier à la montagne et ses cols, les « juges de paix » du dessinateur Pellos, théâtres de combats épiques. Lors des voyages dans les Alpes et les Pyrénées, avec mes parents, le nez à la vitre de l’automobile, je tentais de reconstituer certains épisodes de la légende des cycles évoqués à la TSF avec lyrisme par les radioreporters ou contés dans les magazines sépias ou verts Miroir-Sprint et But&Club.
La lecture des noms de champions peints sur la chaussée ravive immédiatement des souvenirs. Des stèles et des plaques rappellent certains faits héroïques ou dramatiques du Tour. Je découvris plus tard l’ivresse indicible lorsqu’après bien des souffrances, je parvenais à me hisser à vélo au sommet d’un de ces cols.
Encore aujourd’hui, le franchissement d’un col en auto s’accompagne souvent, au moins dans mon esprit, de considérations sportives, ainsi encore ce matin, au début de l’ascension, devant un enchaînement d’épingles à cheveux très serrées et abruptes ainsi que plusieurs tunnels et paravalanches.
La station de sports d’hiver de La Thuile, justement nommée en la circonstance, en vue, me renvoie au mardi 19 juillet 1949 et la dix-septième étape du Tour de France qui menait les coureurs de Briançon à Aoste via les cols du Montgenèvre, du Mont-Cenis, de l’Iseran et du Petit-Saint-Bernard. Je n’avais certes que deux ans mais j’ai tant feuilleté les journaux de l’époque, dans le grenier familial, que je peux vous la raconter.
Au matin de l’étape, les deux champions italiens Gino Bartali (vainqueur des Tours 1938 et 1948), porteur du maillot jaune, et Fausto Coppi occupaient les deux premières places, suivis par la révélation française Jacques Marinelli dit la Perruche, un autre Italien Fiorenzo Magni, le Belge Stan Ockers et le populaire breton Jean Robic.
Dès l’entame de la dernière difficulté, Coppi et Bartali prirent le commandement de la course et se retrouvèrent très vite seul à seul. C’est à cette occasion qu’un photographe du quotidien L’Équipe prit ce cliché mythique des deux campionissimi :

BRIANCON/AOSTE

Coppi-Bartali Tour 49 (1)Robic Tour 1949 St BernardCoppi Tour 1949 (2)

Pour poursuivre, je cède la plume au regretté romancier Louis Nucera, un autre amoureux de la petite reine qui mourut à vélo fauché par un chauffard ! Ce Niçois, fan de René Vietto, alors jeune homme, se trouvait le jour de la Saint-Joseph 1946, au bout de la via Roma pour voir l’Insuperabile, l’Intramontabile, l’Unico, Fausto Coppi, remporter le premier Milan-San Remo de l’après-guerre. En 1989, il eut envie de rouler sur les routes du Tour de France 1949, randonnée qu’il relata dans un livre au joli titre de Mes rayons de soleil :
« Le col du Petit-Saint-Bernard franchi, sur la route qui mène à Aoste, près du bourg nommé La Thuile, foratura, Bartali creva. Alfredo Binda se pencha à la portière de sa voiture et haussant à peine la voix : Tocca a te Fausto, avanti … À toi Fausto, vas-y. »
Il restait 40 kilomètres à faire. Libéré de toute entrave, de son allure infaillible, sans que l’effort diminue en lui la part d’élégance, Coppi fonça. Le grandiose saisit les témoins sans crier gare, fussent-ils convaincus qu’il n’est pas que l’extraordinaire qui passionne. Transcendance et animalité s’unifiaient. Coopi voguait dans l’inouï. La grâce le nimbait. Chacune de ses accélérations virait à l’apothéose. Il est des champions indispensables. L’enfant de Castellania, l’ancien livreur de l’épicier-charcutier Domenico Merlani de Novi Ligure, appartenait à cette lignée. Déjà, sur leur carnet de notes, les chroniqueurs pindarisaient, usant de superlatifs comme s’il convenait d’enluminer les mots pour les rendre plus forts. Quarante années ou presque se sont écoulées, leurs phrases n’ont pas pris une ride. Le modèle se prêtait à la démesure
La messe était dite. Sauf catastrophe, Fausto gagnerait le premier Tour de France auquel il participait et, exploit sans précédent, l’année où il avait aussi vaincu au Tour d’Italie. »
Le romancier Dino Buzzati, auteur du Désert des Tartares, envoyé spécial d’un quotidien italien, raconta de manière épique ce Giro 1949, faisant de Coppi et Bartali des personnages de tragédie : Gino le Pieux, fervent chevalier sans peur et sans reproche, en Hector qu’Achille alias Fausto allait terrasser ! C’est peut-être le plus bel ouvrage écrit pour ceux qui chérissent la petite reine.
En toile de fond de cette étape du Tour 1949, se produisit ce que les Joinville du cyclisme conviennent d’appeler le « drame d’Aoste ». Voici ce qu’écrivait Pierre Chany à ce sujet : « Le jour où Coppi endossa le maillot jaune dans le Val d’Aoste, une foule surexcitée occupait le terrain, mise en condition par des articles de presse d’une violence extrême : on y affirmait que les coureurs français avaient reçu des poussettes dans la montagne et que les Italiens, traités de « macaronis », avaient subi des sévices dans les Pyrénées. Circonstance aggravante, un journal de Milan avait reproduit une déclaration pour le moins imprudente de l’irascible Robic : « Moi tout seul, je corrigerai Coppi et Bartali ! » L’atmosphère était empoisonnée d’autant qu’une partie des Valdotains réclamaient leur rattachement à la France. Cette disposition d’esprit n’était pas pour plaire à ceux qui hurlaient d’une voix de gorge : « Savoia nostra ! Nizza nostra ! », neuf années auparavant. Ce jour-là, les accompagnateurs français furent l’objet d’une manifestation d’hostilité particulièrement violente. Aux insultes, s’ajoutaient les jets de pierre…
Les Valdotains étaient navrés. Ils accusaient non sans raison les néo-fascistes d’avoir transporté, par train et par cars, une foule d’agitateurs, afin de provoquer des incidents susceptibles d’infléchir la tendance séparatrice alors majoritaire du Val d’Aoste. Ces manifestations avaient choqué Fausto Coppi : « Ces gens sont des insensés, avait-il expliqué aux journalistes français. Il ne faut pas les confondre avec la majorité des Italiens. Soyez gentil de l’expliquer à vos lecteurs… »
On en frémirait, encore qu’à l’époque n’existaient pas les réseaux sociaux, quelques semaines plus tard, allait entrer en vigueur le traité de l’Atlantique nord, symbole de la réconciliation entre les pays européens ! Qui a dit qu’il ne fallait pas politiser le sport ?
Ce matin, l’atmosphère est beaucoup plus sereine, juste troublée par des doublements et des croisements à répétition (agrémentés de quelques dérapages plus ou moins contrôlés) d’un conducteur de Porsche nostalgique de la Targa Florio ou des Mille Miglia !

Version 2Sommet col du Petit Saint BernardVersion 2

Nous nous dégourdissons les jambes devant le paysage majestueux du lac Verney que dominent les cimes enneigées de Lancebranlette et du Collet des Rousses. Nous avons peine à imaginer que, la semaine précédente, le site disparaissait sous un épais manteau blanc.
Encore quelques centaines de mètres avant d’atteindre le sommet du col où depuis les accords de Schengen, les douaniers français et italiens ne sont plus présents que sur une fresque murale à proximité de l’ancien poste frontière.

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Même si la saison touristique tire à sa fin en ce début d’octobre, il semble que ce col ait perdu de son attrait. Le percement des tunnels du Mont Blanc en 1965 et du Mont-Cenis en 1980 ont largement contribué à diminuer sa fréquentation.
Historiquement, ce fut pourtant une voie de passage dès la plus haute-Antiquité. Les Salasses, tribu celtique du Val d’Aoste, empruntaient le col pour communiquer avec les Ceutrons, leurs cousins de Tarentaise.
Localement, comme pour beaucoup de voies alpines du secteur, certains prétendent, probablement à tort, qu’Hannibal et ses éléphants passèrent par ici, en 218 avant J.C. pour rejoindre la plaine du Pô. Les pauvres pachydermes, on leur a fait escalader tous les cols du coin !
Des éléments encore visibles d’un cromlech témoignent d’un lieu que décrit l’auteur latin Pétrone dans le Satyricon : « Dans les Alpes près du ciel, dans le lieu où, déplacées par la puissance de Graius, les rochers se baissent, et laissent qu’on puisse les franchir, il y a un lieu sacré, où se dressent les autels d’Hercule : l’hiver le recouvre d’une neige persistante et il lève sa tête blanche vers les astres. »
Le col s’appela jusqu’au Moyen-Âge, col de la Colonne de Joux, traduction valdotaine de Jovis, autre nom de Jupiter (père d’Hercule). Le voisin italo-suisse du Grand-Saint-Bernard se nomma col de Mont-Joux.
Sur le plateau au sommet du col, subsistent plusieurs vestiges de l’époque romaine, notamment les ruines d’un supposé temple découvert dans les années 1930. C’est peut-être de là que provient la colonne de porphyre qui s’élève en face du magasin de souvenirs. On suppute qu’elle fut une colonne votive dédiée à Jupiter. Mystère ! Ce qui est certain, c’est qu’elle sert aujourd’hui de piédestal à une statue de Saint Bernard qui, selon la légende, aurait démoli lui-même le monument voué à Jupiter pour abattre les symboles du paganisme. Durant le confinement, en 2020, la sculpture en bois de mélèze du saint disparut mystérieusement. Une autre, bien restaurée, a été réinstallée récemment sans tambour ni trompette.

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On s’y perd d’ailleurs un peu, car Saint Bernard semble avoir colonisé toute la région.
Merci (Saint) Bernard de Menthon (1020 ?-1081), d’Aoste, du Mont-Joux, des Alpes, autant de qualificatifs pour l’homme qui, par sa fonction d’archidiacre d’Aoste, a laissé, à jamais, son nom à bon nombre de lieux saints en Tarentaise et en Val d’Aoste, ainsi qu’à deux cols alpins culminant à plus de 2 000 mètres. Auprès de l’évêque, il avait charge entre autre d’organiser la charité qui concernait notamment le secours aux voyageurs et pèlerins éprouvés qui parvenaient à Aoste après avoir franchi les cols du Mont-Joux et de Colonne-Joux, soumis aux aléas climatiques (fort enneigement et avalanches) et aux agressions des nombreux brigands rôdant dans le coin. C’est ainsi qu’il entreprit de bâtir un hospice, vers 1045-1050, au sommet de Mont-Joux puis un autre donc au col de Colonne-Joux. Ces deux cols prirent plus tard le nom de Grand et Petit Saint-Bernard pour signifier la protection du saint et les distinguer par rapport à leur taille (2 469 m. et 2 188 m.).
Il y avait déjà auparavant des « maisons hospitalières » et l’hospice que Saint-Bernard fonda ici fut maintes fois démoli et reconstruit au fil des siècles, des guerres et des incendies. Il fut carrément abandonné suite aux bombardements durant la Seconde Guerre mondiale. Restauré à partir de 1993, il abrite aussi aujourd’hui un office de tourisme ainsi qu’un musée sur l’histoire du col.
En 1932, le pape Pie XI proclama Saint-Bernard patron des habitants des Alpes et de tous les alpinistes. Au début des années 1990, par extension il devint également le saint protecteur des militaires du Bataillon des Chasseurs Alpins basé alors à Bourg-Saint-Maurice, au pied du col versant français.
La vie du populaire saint, souvent réécrite, laisse pas mal de zones d’ombre qu’on masque sous le nom de Mystère. L’une d’entre elles concerne sa jeunesse. Né d’une famille noble, malgré sa foi naissante, il doit se résigner aux injonctions de sa famille d’épouser une riche héritière d’une grande beauté. Mais, la nuit précédant la cérémonie, s’approchant de la fenêtre de sa chambre, « il l’ouvre; un barreau se brise entre ses mains ; il se munit du signe de la croix, se recommande à son Ange gardien et à saint Nicolas, et sans mesurer d’un œil timide la hauteur où il se trouve, s’élance comme s’il eût été poussé par une main invisible et arrive sain et sauf sur le rocher. Il court avec une telle précipitation que la distance fuit devant lui; dans la matinée du lendemain, il se trouve aux portes de la ville d’Aoste… Tomber d’une si grande hauteur, sur un rocher nu et escarpé, sans se faire aucun mal, franchir en quelques heures, pendant une nuit obscure, par des sentiers inconnus, détournés et escarpés, un espace qu’un voyageur ordinaire n’aurait parcouru qu’avec peine en trois jours, ces deux faits ne peuvent s’expliquer que par le secours direct des esprits célestes … ce ne peut être bien sûr qu’une légende, mais pour une fois je crois à la présence réelle d’un ange dans cette montagne, je vous en fournirai la preuve !

Chapelle Col Petit St Bernard

En surplomb de la route, non loin de la colonne, un ecclésiastique brandit une croix. Certains font hâtivement la confusion, ce n’est pas un Saint Bernard de plus, mais l’abbé Pierre Chanoux qui fut nommé recteur de l’hospice du col (alors en territoire italien) en 1859 où il restera jusqu’à sa mort. Homme de culture, il repose dans la chapelle voisine du monument qui lui est dédié.
Passionné de botanique, il aménagea un jardin baptisé Chanousia, conçu comme un « musée vivant des beautés alpines ». Un temps abandonné, il a retrouvé vie au tournant du XXIème siècle grâce à la passion de bénévoles de France et d’Italie et compte plusieurs centaines d’espèces de plantes alpines et même d’autres continents. La floraison est évidemment courte au cœur de l’été.
Après la flore, la faune locale : autour de la boutique de souvenirs appelée avec humour « la niche », sont exposées plusieurs sculptures en bois de marmotte, bouquetin, aigle royal et de la star du lieu, l’emblématique chien de race Saint-Bernard.

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« Amour, tendresse et dévouement jusqu’à l’ultime sacrifice », telle est la devise associée à ce chien au passé glorieux, apprécié pour son affection, sa fidélité, son intelligence et son dévouement pour l’homme.
Ses origines se perdent dans la nuit des temps. Il est sans doute originaire d’Asie, descendant du dogue du Tibet. L’histoire raconte que la race proprement dite est le croisement de chiens offerts aux chanoines par des familles vaudoises et valaisannes. Ces chiens deviennent alors les compagnons des moines du Grand et Petit Saint-Bernard.
Très résistant, affectueux, doté d’un flair remarquable, le chien Saint Bernard sera dressé par les moines vers 1750 pour le sauvetage des voyageurs en péril. À cette époque, le chemin du pèlerin est long et semé d’embûches. La tempête et la neige font souvent rage dans ces lieux complètement isolés. Il y tombe en moyenne 10 mètres de neige par an. Les moines, accompagnés des chiens partent souvent à la recherche des voyageurs. Dotés de larges pattes, les chiens font la trace dans la neige fraîche, s’aidant de leur poitrail. Grâce à leur flair, ils fouillent et retrouvent les personnes ensevelies sous la neige.
En 1820, la race étant menacée d’extinction, il y a alors une tentative de croiser ce chien avec le Terre-Neuve, ainsi apparaît le Saint-Bernard à poils longs. C’est en 1862 que ces chiens, auparavant nommés « Mastifs alpins », chiens Barry ou Chiens du Couvent, prennent officiellement l’appellation de « Saint-Bernard ».
La destruction de l’hospice durant la Seconde Guerre mondiale amena leur disparition au col du Petit-Saint-Bernard. En 1960, des passionnés de cette race de chien s’installent à la Rosière et fondent un élevage de chiens Saint-Bernard.
Certains Saint-Bernard sont restés dans les mémoires. Ainsi, Ruitor (nom d’un glacier et d’un sommet à proximité du col) qui fut le fidèle compagnon du recteur Chanoux à l’hospice du Petit-Saint-Bernard. Et surtout, Barry, dont la légende qui s’y attache affirme qu’il aurait secouru quarante personnes égarées dans la neige. Il serait mort en 1800 au « champ de neige » en voulant sauver la quarante-et-unième, un déserteur des armées napoléoniennes qui, croyant avoir à faire à un loup, s’affola, sortit son sabre et transperça la pauvre bête. Un monument lui est dédié au cimetière animalier d’Asnières-sur-Seine. Où vont se « nicher » les fake news, certains tordent le cou à la légende en prétendant que Barry aurait été un épagneul des Alpes mort de vieillesse à Berne ! Il vaut mieux entendre ça que d’être sourd, aurait pu penser le chien Beethoven baptisé ainsi parce qu’il aboyait à la symphonie n°5 de Ludwig !
En tout cas, aujourd’hui, un détecteur de victimes d’avalanches révolutionnaire, commandé par capteur, est appelé Barryvox.

monument Barry

Dans l’imagerie populaire, le Saint-Bernard est souvent affublé d’un tonnelet en bois attaché autour du cou par des lanières de cuir, qui trouve sa justification dans « l’eau-de-vie » qu’il contiendrait pour revigorer les victimes.
En basculant vers le versant français, quelques centaines de mètres après le sommet, se dresse après l’hospice, la statue « officielle » de Saint Bernard, inaugurée en 1902, sous l’impulsion du bon abbé Chanoux. En bronze, assez impressionnante, d’une hauteur de 4,50 m, elle se dresse sur un piédestal de tuf de plus de 12 mètres.

Sommet petit St Bernard 2Version 2

À quelques pas de là, se trouve un curieux oratoire en pierre, moins insignifiant qu’il ne paraît. Flanqué d’une niche sur chacun de ses quatre côtés, il fut édifié par l’ingénieux abbé Chanoux pour lui permettre de méditer à l’abri du vent, si fréquent et violent ici, quelle que soit sa direction. Par la suite, il servit de guérite aux douaniers pour repérer les contrebandiers.
Et cela aurait pu constituer un excellent poste d’observation lors du passage du Giro (Tour d’Italie) en 1959 !
Car vous n’y échapperez pas, la descente vers Bourg-Saint-Maurice est une aubaine pour moi de replonger avec mes yeux d’enfant dans la légende des Cycles.

Anquetil et Gaul Giro 1959Anquetil et Gaul rires

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écoliers Petit-Saint-Bernard

C’était le 6 juin 1959, un samedi, ce qui signifiait qu’il n’était pas question de sécher les cours au collège, quand bien même un Normand, en la personne de Jacques Anquetil, portât la maglia rosa et fût en passe d’être le premier coureur français à accomplir l’exploit de remporter le Giro d’Italia.
J’avais pu suivre sur le téléviseur familial en noir et blanc, l’avant-veille (le jeudi était alors jour de congé scolaire), sa remarquable performance dans son exercice de prédilection, un contre la montre de 51 kilomètres entre Turin et Susa. Il avait consolidé son maillot rose en reléguant le champion du monde en titre Ercole (Hercule) Baldini à 1 minute 20 secondes et surtout, à deux minutes, son unique rival Charly Gaul, déjà vainqueur du Giro 1956 et du Tour de France 1958.

MdS 745 du 8 06 59 16Une L'Equipe clm Giro

Manquant de lucidité, aveuglé par ma passion immodérée pour mon champion, je ne m’étais pas appesanti sur un détail : le « Luxembourgeois gentilhomme » (pas trop en la circonstance), comme aimait le surnommer le journaliste Pierre Chany, rejoint par Anquetil vers la mi-course, se positionna non loin de lui dans son sillage, commettant parfois l’irrégularité de se mettre dans sa roue sous prétexte de couper un virage, limitant ainsi l’écart à l’arrivée. Qu’à cela ne tienne, Anquetil possédait désormais, au classement général, 3 minutes et 45 secondes d’avance sur Gaul, à deux étapes de l’arrivée au Vigorelli, le mythique vélodrome de Milan. Ça sentait bon la victoire finale !
Oui mais … l’organisateur du Giro Vincenzo Torriani avait le génie pour concocter des étapes spectaculaires, on dit même qu’il choisissait et parfois même modifiait le parcours en fonction du coureur qu’il souhaitait voir gagner. Pour l’édition de 1959, il proposait, à la veille de l’arrivée, de rallier Aoste à Courmayeur, villes distantes d’une trentaine de kilomètres, par un périple alpestre (en majeure partie sur territoire français) de 296 kilomètres empruntant successivement les cols du Grand-Saint-Bernard, de la Forclaz et du Petit-Saint-Bernard. La grosse étape, « il tappone » comme on dit en Italie pour qualifier la plus grande étape de montagne. Le bruit courut qu’en raison de fortes chutes de neige, il signore Torriani envisageait de supprimer un ou deux cols, décision qui aurait été favorable à mon champion, cela dit, comme écrivit un « gars de notre coin » : à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire !
Et puis, il fallait malgré tout se méfier de Charly Gaul dont les extraordinaires chevauchées dans les Tours de France et d’Italie précédents avaient acquis la dimension de légende au point qu’il était déjà auréolé du surnom d’ange de la montagne.
En plus, c’est vrai, même si je n’en ai pas connu personnellement, qu’il avait une gueule d’ange, et l’actrice Claudia Cardinale ne s’y trompait pas en posant, habillée de rose, à ses côtés.

Il Campione Gaul tête d'angeGaul Claudia Cardinale 2

Ce samedi-là, un écolier de la région de Saint-Étienne était dans une disposition d’esprit antagoniste de la mienne. Il adorait cet ange au point qu’à l’âge adulte, devenu écrivain, il en fit ce portrait** : « Cet Hamlet, prince de contrées on ne peut plus boréales, ce Louis II escorté de cygnes diaphanes et de quelques flibustiers, quelques seconds couteaux promus au rang d’aristocrates, cet amateur de brouillard, d’intempéries et de frimas, dont la bicyclette glissait comme traîneau tiré par son attelage de rennes, ce duc d’Oslo, ce seigneur de Hombourg, s’éprit de Venise, du lac de Côme et de la terre de Sienne. Être un Médicis ! Un Léonard, un Casanova peut-être … L’être ou le devenir. La casaque rose vous seyant, elle sera votre derechef en 1959. »
Trop beau comme un Giotto pour ne pas jouer le spoiler !
Toujours est-il que ce samedi matin de juin, avait-il abusé de Fontina, ce fromage local au parfum de lait qui prétend vous emmener aux sommets, Charly, surexcité, était d’un caractère exécrable, se disputant avec ses mécaniciens à propos des braquets de son vélo, refusant de signer des autographes, répondant grossièrement aux journalistes qui lui demandaient ses intentions. « Comme Bartali quand il était fort -commentaient les anciens- celui-là va nous faire un massacre aujourd’hui ».
La veille, à Turin, Janine Anquetil avait quitté son mari qu’elle irait accueillir à Milan, espèrait-t-elle, encore vêtu de rose. Elle savait que dans l’entourage de son champion de mari, on jasait : « Si Jacques était un mineur, « elle » ne descendrait pas au fond pour savoir s’il extrait bien son charbon. Cycliste, c’est un métier comme un autre. Les femmes n’ont rien à y faire ! »
C’était avant le mouvement #MeToo et le réchauffement climatique. La neige abondante offrait un décor grandiose à la course. Le Mont Blanc (une partie du célèbre sommet s’étend sur le territoire de Courmayeur)) allait livrer sa sentence.

Gaul Mont Blanc

« Sur la ligne de départ, Gaul et Anquetil ont échangé des mots aimables sur le ton de la blague :
– Alors, c’est le grand jour, Charly ? Où vas-tu me lâcher ?
– Je n’en sais rien. Peut-être jamais, tu es fort, Jacques …
– Pour rester avec toi en côte, il faudrait avoir un avion à réaction.
Charly a souri sous le compliment. » (récit de René de Latour dans le Miroir des Sports)

Gaul et Massignan 2Charly Gaul Giro 59Gaul ange de la montagne

Gaul planta quelques banderilles dans le col du Grand-Saint-Bernard qu’il franchit en tête. Anquetil pointait déjà à trois minutes mais par un prodige d’énergie et d’adresse dans la descente, il redressa une situation compromise.
L’ange replia ses ailes dans le col de la Forclaz au sein d’un groupe sage de vingt-trois coureurs.
Il ne restait plus à parcourir que cinquante kilomètres avec l’ascension du Piccolo San Bernardo qui ne m’apparaît pas aujourd’hui –il est vrai en auto et dans le sens de la descente- d’une difficulté excessive. C’est tout bon (pour mon champion) comme disent les Savoyards.

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Mais Gaul avait attendu sagement son heure persuadé qu’elle sonnerait dans ce dernier col.
René de Latour, encore : « Le Petit-Saint-Bernard est abordé. Son sol est souvent de terre, parfois détrempé par une pluie récente. Et voilà encore Gaul parti ! La silhouette tressautante du Luxembourgeois disparaît dans un virage. Le numéro de voltige de Charly Gaul est bien au point … Le sort du Giro se joue. Il n’est pas un suiveur qui ne le comprenne, ne se passionne. Les chronos sont consultés sans cesse. Une minute d’avance au 4ème kilomètre. Ça promet ! Le sommet, avec ses 2 188 mètres est encore à 18 kilomètres !

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Le maillot rose d’Anquetil n’est plus au milieu du peloton, mais en tête. Il entraîne la meute dans un infernal hallali. Mais le cerf pourchassé n’est pas traqué. Il détale toujours, désormais invisible. Lorsque Anquetil touche au sommet du Petit-Saint-Bernard, aux parois de neige sale où son nom est tracé en lettres géantes, il n’a plus qu’un regard de noyé. Il sait, il ne peut pas ne pas savoir que tout est perdu … »
De son côté, un autre journaliste, Roger Frankeur, écrivit : « Nous ne l’avions jamais vu aussi fringant, aussi décidé, le Charly. Un démarrage foudroyant le projeta 100 mètres devant le groupe de ses adversaires. Seul le jeune Battistini parvint à l’accompagner durant quelques brèves minutes. Lorsque Battistini se fut relevé, provisoirement, étouffé par l’allure infernale du Luxembourgeois, celui-ci adopta un rythme régulier et rapide, un rythme d’une rapidité positivement ahurissante qu’il n’abandonna plus jusqu’au sommet. Il rejoignit Zamboni, Conterno, Gismondi, Junkermann, échappés depuis la vallée, les dépassa aussitôt et s’en alla, seul, sans connaître le moindre ralentissement, vers une victoire devenue certaine. Nous pesons nos mots : Charly Gaul n’avait jamais escaladé un col aussi rapidement depuis 1953 (il le reconnut lui-même ndlr). Que pouvait espérer Jacques Anquetil contre cet escaladeur hors-série ? Durant un long moment, l’ancien recordman du monde de l’Heure donna l’impression de pouvoir limiter son retard et même sauver son maillot rose. Mais, une fois passée la mi-col, les forces l’abandonnèrent. Progressivement, sa défaillance prit des allures d’effondrement… » Et ma déception fit de même !
Son retard sur Gaul était passé en trois kilomètres de 4 minutes à plus de 6. L’ange survolait la montagne sous le regard protecteur de Saint-Bernard et de son directeur sportif Learco Guerra, ancien campionissimo d’avant-guerre.

Gaul Petit Saint Bernard Giro 1959

Gaul vers le sommet du petit-Saint-Bernard

Massignan Petit- Saint-Bernard

Anquetil pouvait peut-être encore espérer combler une partie de son retard dans la descente mais … la Thuile ( !) …, victime de la fringale et de trois crevaisons, son retard s’aggrava.
À Courmayeur, Charly Gaul l’emportait en solitaire devant un trio d’Italiens, Massignan, Battistini et Nencini. Plus surprenant, le Belge Van Looy surnommé « l’empereur d’Herentals » et l’Espagnol Miguel Poblet, pas trop connus pour leurs facultés de grimpeur, se classaient dans les dix premiers à moins de 7 minutes. Quant à mon champion, en détresse, il pointait à la seizième place à 9 minutes et 48 secondes, abandonnant à l’ange son beau maillot rose.

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J’étais inconsolable mais ce ne fut que partie remise, et, un an plus tard, Anquetil réussit l’exploit d’être le premier Français à inscrire son nom au palmarès du Giro.
Et surtout, six décennies plus tard, je suis heureux pour l’écolier stéphanois avec lequel, depuis, j’ai tissé une sincère amitié et une riche complicité vélocipédique. Je sais combien il avait besoin de s’échapper avec Charly Gaul de la grisaille d’une morne enfance.

Une L'Equipe Giro 59

Les lecteurs les plus attentifs remarqueront qu’à la Une du quotidien L’Équipe, outre la capitulation d’Anquetil, est fait état, parallèlement, du succès du Français Anglade dans le mal nommé Critérium du Dauphiné Libéré, une prestigieuse course à étapes qui empruntait nombre de cols alpestres.
Peu après, Henry Anglade (avec un « y » comme le souhaita son épouse pour l’état-civil à l’occasion de leur mariage !) remporta le championnat de France, et c’est avec son beau maillot tricolore qu’il se présenta au départ du Tour de France 1959 lequel, lors de la 18ème étape, arrivait à Saint-Vincent d’Aoste en passant par … le col du Petit-Saint-Bernard. Anglade était, à cet instant, second du classement général derrière le grimpeur espagnol Federico Bahamontès.

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Je tenterai d’être bref car l’étape fut « un navet » du propre aveu de l’avisé journaliste Pierre Chany. Elle laissa un goût amer au public français. Louison Bobet, vainqueur consécutivement de trois Tours de France, fit son adieu à l’épreuve en mettant pied à terre au sommet du col de l’Iseran, le « toit » du Tour. Quant à nos deux as de l’équipe de France, Anquetil et Rivière, englués dans leur guerre d’égo, ils préférèrent faire le jeu de Bahamontès plutôt que voir Anglade, de l’équipe régionale du Centre-Midi, remporter le Tour et leur voler la suprématie nationale.

Baldini AnquetilTour 1959 PetiSainBernard

Robert Chapatte résuma la situation de manière imagée après que Bahamontès, piètre descendeur, eût été retardé par une crevaison du côté de Pré-Saint-Didier, au bas du Petit-Saint-Bernard : « … Ses bonnes fées françaises allaient encore le dépanner après sa crevaison. Anquetil rappliqua le premier de l’arrière, puis l’autre locomotive-maison Rivière … L’Aigle de Tolède, accroché de toutes ses serres au convoi inattendu des Tricolores lancés sur les trousses de leur ennemi juré, le régional nommé Anglade, était sauvé. Son désastre, un instant envisagé avec effroi, fut évité. »
Autant dire qu’en raison de leur comportement, les deux vedettes de l’équipe de France furent copieusement fustigées à l’arrivée au Parc des Princes. Anquetil, très amer, baptisa Sifflets son hors-bord amarré au ponton de sa propriété rouennaise en bord de Seine.
J’ai souhaité évoquer cette morne étape en hommage à Henry Anglade qui nous a quittés le 10 novembre 2022, à l’âge de 89 ans. Je me souviens qu’à l’occasion d’une réjouissante soirée, la « voix du Tour », le speaker Daniel Mangeas, m’avait confié qu’Anglade avait été l’idole de son enfance. Coureur de caractère, orgueilleux, fin tacticien, Anglade était surnommé « Napoléon » par ses pairs. À l’issue de sa carrière, « son éloquence autant que sa passion pour le cyclisme lui avait ouvert les portes de la télévision en 1968 » (Jacques Augendre). C’est ainsi que, pour remplacer Robert Chapatte qui comptait parmi les grévistes, Anglade fit le « jaune ». Henry possédait aussi un talent de maître-verrier qui lui valut de faire les vitraux de la chapelle Notre-Dame des Cyclistes de Labastide-d’Armagnac***. Il a rejoint l’abbé Massie au paradis des cyclistes.

Anglade Tour 59Anglade et abbé Massie

Revenons dans le Val d’Aoste et ce Tour de France 1959. Pierre Chany, journaliste du Miroir des Sports et de L’Équipe, écrivait également discrètement dans le magazine concurrent Miroir-Sprint, sous le pseudonyme de Jacques Périllat, une chronique intitulée « Dans le secret des dieux de la route ». Les anges y étaient-ils conviés ? Il glissa donc subrepticement dans un de ses articles qu’une réunion tout aussi confidentielle avait été organisée avec les soigneurs de chaque équipe, à l’initiative de Jacques Goddet, directeur du Tour, qui avait eu vent que les douaniers de la frontière franco-suisse (du côté du Grand-Saint-Bernard donc !) avaient intercepté un colis destiné à l’un des deux meilleurs grimpeurs du Tour –pas celui qui porte le maillot jaune- (donc pas l’Aigle de Tolède Federico Bahamontès ndlr) et découvert dans ce colis des produits pharmaceutiques dynamiques au possible, « de quoi faire exploser un village » !

Baldini Anglade vers Aoste

Je ne suis pas hors sujet, que je vous dise encore que c’est l’Italien (Hercule) Ercole Baldini qui gagna l’étape sur la piste en cendrée de Saint-Vincent d’Aoste. Lui aussi nous a quittés ce 1er décembre 2022 à l’âge de 89 ans, ça conserve le vélo ! Federico Bahamontès devrait fêter ses 95 ans en juillet prochain !
Baldini était un authentique champion : champion olympique sur route en 1956, champion du monde professionnel en 1958 après avoir remporté le Giro. Il était encore amateur lorsque, à ma grande déception, il battit en 1956 le mythique record de l’heure que mon champion Anquetil venait juste de ravir à l’immense Fausto Coppi.
On le surnommait le « train de Forli », à la fois pour son lieu de naissance et ses capacités de rouleur sur le plat : « La pièce de 20 centimes d’euro représente la forme unique de la continuité dans l’espace, un chef-d’œuvre du peintre et sculpteur Boccioni, une figure solide, méprisante et émouvante, totalement engagée à fendre l’air et à dépasser les limites du pouvoir humain. De tous les cyclistes, Ercole Baldini, plus que tout autre, a interprété cette sculpture, dépassant avec le même élan que l’œuvre de Umberto Boccioni, dans le triennat 1956/1958, toutes les limites du monde à deux roues, sans sauvegarde, sans calculs, sans égard, comme aucun autre cycliste, avant et après lui, n’a pu le faire. Tout oser sans se fixer de limites : le credo de l’art futuriste traduit dans le langage du sport le plus dur du monde. »

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Ultime flashback vers 1959, Pierre Chany, toujours à l’affût, écrit : « Gros émoi au Val d’Aoste parmi les organisateurs : en effet, le responsable de la caravane publicitaire faisait irruption à l’hôtel Dillia où se tenait l’état-major du Tour : Venez vite ! s’écria-t-il …, Gloria Lasso ne veut pas chanter, elle trouve le cadre trop étroit pour son talent ! »
Tant pis pour Bahamontès, on n’entendit pas, ce soir-là, Amour, castagnettes et tango !

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À hauteur de La Rosière, je suis intrigué par la chaussée peinte en rose, une initiative locale pour fêter, non pas le Giro, mais le terme d’une étape du Tour de France 2018 à la station.
Une pensée au passage pour l’acteur et mannequin Gaspard Ulliel décédé accidentellement en janvier 2022 suite à une collision avec un autre skieur sur une des pistes de l’espace San Bernardo, fusion des domaines de La Rosière et La Thuile, signe de la bonne entente franco-italienne, du moins économiquement.
Ce ne fut pas toujours le cas, ainsi alors que nous atteignons, au pied du col, Bourg-Saint-Maurice, sachez qu’en 1794, afin d’effacer un symbole du christianisme, les révolutionnaires la rebaptisèrent Nargue-Sarde en raison de sa proximité avec les états de Savoie propriété du royaume de Sardaigne. Et tant pis pour la poésie de nos plateaux de fromages, le village de Saint-Marcellin, en Isère, s’appela, à la mode antique, Les Thermopyles.
Justement, mes lecteurs assidus savent qu’un régime spartiate, ce n’est pas mon truc question fromages. Aussi nous effectuons une halte au magasin Intermarché de la cité pour faire emplette de quelques fleurons laitiers régionaux : Beaufort, Abondance (ne nuit pas !), Reblochon, tome des Bauges l’unique tomme qui s’écrit avec un « m » ( !).
En suivant la Tarentaise, nous sommes (trop) vite confrontés à la réalité du quotidien. On nous téléphone d’Ile-de-France, nous recommandant de bien faire le plein de carburant, une pénurie se profile dans les prochaines heures…
Je reprendrais bien à mon compte la pensée de Stendhal : « J’étais si heureux en contemplant ces beaux paysages (du Val d’Aoste) que je n’avais qu’un vœu à former, c’est que cette vie durât toujours » !

* http://encreviolette.unblog.fr/2018/02/01/les-velodromes-de-nos-grands-peres-et-de-maintenant-2/
** http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/05/notre-dame-des-cyclistes/

Un chaleureux merci à mon ami Jean-Pierre Le Port pour sa contribution iconographique sur le Giro 1959

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 10 décembre, 2022 |1 Commentaire »

Ici la route du Tour de France 1952 (3)

Pour revivre les 12 premières étapes du Tour de France 1952 :
http://encreviolette.unblog.fr/2022/06/30/ici-la-route-du-tour-de-france-1952-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/07/06/ici-la-route-du-tour-de-france-1952-2/

Les coureurs du Tour de France 1952 ont bénéficié d’une journée de repos en altitude à l’Alpe d’Huez. Je me suis accordé une semaine virtuelle sur le Rocher monégasque avant de vous relater les dix dernières étapes d’un Tour qui semble, d’ores et déjà, ne pas pouvoir échapper à Fausto Coppi tant la supériorité du campionissimo est insolente.

MAX Console

Je n’ai pas même l’espoir de croiser l’actrice Grace Kelly qui ne deviendra princesse que quatre ans plus tard.
En l’été 1952, tout gamin que j’étais, bien que maîtrisant encore imparfaitement la lecture, je commençais à feuilleter les magazines spécialisés qu’achetait mon père. Je notais les noms des coureurs sur une petite languette de papier que je collais sous le socle de mes petits cyclistes en plomb avec lesquels je « refaisais l’étape ».
C’est la raison pour laquelle tous ces « géants de la route », des plus prestigieux aux régionaux les plus modestes, sont restés gravés dans ma mémoire. Ce n’est pas sans une certaine émotion que je les retrouve aujourd’hui, de plus en plus fréquemment, dans la rubrique nécrologique, c’était, il est vrai, il y a soixante-dix ans de cela.
Cette année-là, Félix Lévitan était le rédacteur du roman du Tour du Miroir des Sports, intitulé Bouton d’or : « Le bouton d’or a pris de la tige dans l’air vif de Sestrières. Il attire tous les regards bien qu’il se tienne modestement au cœur du parterre multicolore du Tour. Certes, les coquelicots suisses sont plus vifs, les violettes du Sud-Est plus tendres, les marguerites des Bretons plus alanguies, mais aucune des fleurs du peloton n’a sa grâce, sa fraîcheur, sa pureté. On le trouve sans le chercher. On aimerait le cueillir mais il a déjà fui, et d’autres yeux l’admirent, et d’autres mains se tendent…
Après avoir traversé le Piémont, le Tour a bouleversé la vie monégasque. Tout un après-midi (deux passages dans la ville), toute une soirée (les voitures publicitaires, Tino Rossi, Charles Trenet), tout un matin (les opérations de départ), la Principauté n’a vécu que pour le Tour ! Les vieilles Anglaises ont dû soupirer d’aise en le regardant partir, coloré, tonitruant, agité …
Nice, Cannes, La Napoule, toute la côte l’a vu défiler, du premier motocycliste de la route casqué de blanc à la voiture-balai : camions énormes aux formes étranges, débordant de prospectus et de menus cadeaux ; véhicules de presse aux lignes basses remplis de journalistes aux tenues vestimentaires fantaisistes ; motocyclistes à demi-nus, bronzés à rendre jaloux les baigneurs massés au long de la Méditerranée, photographes à califourchon derrière les centaures pétaradant ; coureurs, tout de même, si longtemps attendus, à peine entrevus, jeeps hérissées de roues et de vélos, poussière, enfin un nuage léger vite estompé … Le Tour passe ! Le Tour est passé ! ... »

MS N°317B du 10 juillet 1952 11  Monaco - Aix

1952-07-10 - BUT et CLUB - 359 - 10

La treizième étape, longue de 214 kilomètres, mène les 82 rescapés de la Principauté à Aix-en-Provence, le type même d’étape, après le franchissement des Alpes, qu’on qualifie volontiers de transition.
Le peloton, en effet, musarde et les coureurs passent au ravitaillement du Luc (km 133) avec près d’une heure de retard sur l’horaire prévu. C’est à ce moment que Jacques Vivier, le valeureux régional de la formation Ouest-Sud-Ouest, attaque sèchement, bientôt rattrapé par une escouade tricolore composée des Provençaux Raoul Rémy et Jean Dotto, ainsi que Maurice Quentin.

1952-07-10 - BUT et CLUB - 359 - 07

Je reprends le commentaire du maître es cyclisme, au passé méconnu de Résistant, le regretté Pierre Chany qui aurait eu 100 ans en 2022 :
« Le grand mérite de Marcel Bidot, c’est d’avoir admis…la supériorité de Fausto Coppi, d’avoir renoncé à lui disputer la première place, bref d’avoir changé ses batteries.
Aujourd’hui, l’ex-champion troyen qui assume la tâche de diriger une équipe de France assez « dépouillée » dans sa composition, s’est fixé trois buts dont deux au moins se complètent :
a) remporter le plus d’étapes possible
b) assurer la seconde place au classement général si possible
c) obtenir la victoire au challenge international par équipe
Entre Monaco et Aix-en-Provence, Rémy, Dotto et Quentin ont appliqué, avec succès, les nouvelles mesures prises par le capitaine Marcel. Nous les avons vus s’enfuir à 85 km de l’arrivée avec 45 degrés à l’ombre -mais il n’y avait pas d’ombre ! Alors que leurs adversaires songeaient surtout à se rafraîchir, ils ont atteint l’arrivée avec 7’29’’ d’avance sur un peloton somnolent à souhait. Du coup, l’équipe de France a dépossédé la « squadra » de la première place au challenge, en même temps qu’elle ramenait Dotto dans le jeu des leaders.

1952-07-10 - BUT et CLUB - 359 - 111952-07-10 - BUT et CLUB - 359 - 121952-07-10 - BUT et CLUB - 359 - 13Miroir du Tour 1952 39 Etape 13 Monaco - Aix Rémy

L’étape fut remportée par le bouillant Marseillais Raoul Rémy, ce qui provoqua quelques commentaires chez les suiveurs. « Le Marseillais n’avait pas le droit de priver Dotto de la première place, par sa faute, le cabassous a perdu 30 secondes de bonification. Cette demi-minute lui aurait peut-être été utile au Parc des Princes. »
Mais Raoul présentait aussi ses arguments. Grâce à sa présence dans l’échappée, l’écart prit des proportions importantes pour … Bartali et les autres. Ce qui lui donnait le droit de remporter une victoire devant ses compatriotes marseillais venus à Aix pour la circonstance, et puis, Aix est si près de Marseille…

Capture d’écran 2022-07-09 à 11.55.49

Les autres faits marquants de l’étape furent : l’attaque de Vivier au ravitaillement de Luc ce qui provoqua l’échappée des trois tricolores, Vivier assailli par la fringale dut laisser partir les « trois mousquetaires » dans une côte située à la sortie de Saint-Maximin (à 38 km de l’arrivée) ; et l’insolation de Van Breenen qui faillit abandonner au son des cigales dans la campagne chauffée à blanc, du côté de Vidauban. »
Onzième au classement général, le matin, le « vigneron de Cabasse » Jean Dotto pointe maintenant à la septième place.

MS N°317B du 10 juillet 1952 14 Baker d'Isy

1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 39

Mercredi 9 juillet : au menu de la quatorzième étape Aix-en-Provence-Avignon, les organisateurs ont inscrit l’ascension du mont Ventoux pour la seconde fois dans l’histoire du Tour. En 1951, les coureurs avaient abordé le Géant de Provence par Malaucène (versant Nord), cette fois, ils l’attaquent à Bédoin par la face Sud, avec, après le Chalet-Reynard, six kilomètres dans un désert de rocaille où poussent la saxifrage du Spitzberg et le pavot velu du Groenland.

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Dans Bouton d’or, le roman du Tour, Félix Lévitan met en scène Jean Robic encouragé, sur les pentes du Ventoux balayé par un fort mistral, par Marcel Bidot ulcéré par les lettres d’insultes anonymes reçues, la veille à l’hôtel (et encore, il n’y avait pas de réseaux sociaux à l’époque !) :
« Á moins de cinquante mètres de la boule bleue, casquée de cuir, qui dévalait les pentes du Ventoux, Marcel Bidot, arc-bouté au volant de sa jeep, les yeux protégés par d’épaisses lunettes, prenait les mêmes risques que Jean Robic.
Il y a une minute à peine, sur l’autre versant, alors que son poulain échappait, dans l’escalade, à la poursuite de Coppi, Marcel l’avait encouragé paternellement : -Vas-y on petit ! … Allez, tu gagnes du terrain… Vas-y Jeannot, Coppi ne te reprend rien … Vas-y, mon bonhomme, Fausto perd du temps.
Oubliée, la colère du soir précédent … Á la vérité, elle l’était dès le matin, après qu’André Leducq l’eût grondé : -Quoi, un gars comme toi, Marcel tu t’arrêtes encore à des lettres de mauvais goût ? Allons, c’est pas sérieux … Ne lis rien, jamais, sauf les lettres de ta femme … Le reste, hop ! au feu !
-Mais il y a des correspondants gentils ?
-Un au cent ! D’ailleurs, tu ne retiens pas ce qu’il dit d’aimable, tu ne te souviens que des engueulades des autres, alors ?…
Cette crevaison de Coppi, Robic l’avait déjà vécue. Il savait que ça lui flanquerait un grand coup de cœur, qu’il hésiterait un dixième de seconde, et que brusquement il se jetterait en avant, insouciant du terrain, du lieu d’arrivée, de son état physique, des réactions de ses amis et de celles de ses ennemis. Cette fois, il avait ruminé son plan : « J’irai jusqu’au bout, on verra bien … »
Que se fût-il passé dans ce mont Ventoux si Fausto Coppi n’avait soudain senti sou lui un boyau à plat ?
-J’étais décidé à attaquer, confia Robic aux journalistes après l’arrivée. Geminiani avait d’ailleurs démarré pour ça : il préparait le terrain.
-Coppi n’eût pas perdu le contact.
-Pas sûr …
Ainsi sont les hommes : toujours à imaginer, avec des si ou des mais, l’aspect d’une tranche de vie à laquelle on ne peut plus rien changer.
La crevaison de Coppi, c’était son destin.

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C’était celui de Robic d’être présent, et en excellente disposition. Le destin de Robic, encore, d’avaler le Ventoux comme la rue Lepic, sans redouter ni son élévation, ni sa longueur, ni le froid qui s’était brusquement abattu sur le désert de pierres du sommet.
-Vas-y, mon bonhomme …
C’était le destin de Marcel Bidot de n’éprouver aucun ressentiment, d’être le premier transporté par l’effort de Biquet, le premier à s’en réjouir, à s’en enthousiasmer.
-Vas-y mon petit !
Ce bon Marcel … Au volant de sa jeep, il glissait dans les courbes, à l’extérieur, à la corde, imitant Robic, freinant en même temps, accélérant lorsqu’il accélérait, sautant les mêmes bosses, longeant les mêmes précipices, avec la même morgue, la même insouciance.
Il était dans la roue ! Dans la roue de Robic comme autrefois dans celle de Leducq, prêt à stopper dans un grand crissement de freins et à le secourir comme il avait secouru Dédé.
Malaucène : un village aux rues étroites. De là, de ce bourg aux maisons basses, la route pointe vers Carpentras, en pente douce, à travers champs.
2’ 30’’ d’avance !
Nous y avions pris l’écart entre Robic et ses poursuivants : Coppi, Ockers, Gelabert, Bartali, Wagtmans, flanqués de Geminiani et Dotto.
-Merci …
Marcel Bidot avait accueilli le renseignement avec le sourire, le premier qu’il avait arboré depuis l’affaire des lettres.
Déjà sa jeep se frayait un passage à travers les photographes :
-2’ 30’’, Jean, tu ne seras pas revu, fais l’effort ; quand tu seras à Carpentras, tu n’auras plus qu’une heure de course. Je te préviendrai si tu dois être rejoint, fonce …
Cinq minutes plus tard, Bidot s’inquiétait :
-Un temps, s’il vous plaît ?
-2’ 50’’
-Non ! pas possible, il leur a regagné vingt secondes.
-Exactement, Marcel, il a mieux fini la descente.
Encore dix minutes et Marcel Bidot implorait :
-Redonnez-moi un écart, s’il vous plaît ?
Quand nous revînmes à sa hauteur, le renseignement était :
-2’ 20’’, il a un peu perdu …
-Oui, mais c’est assez pour gagner !
Les vingt derniers kilomètres furent un chemin de croix pour notre héros ; il y souffrit des tourments physiques, il y ressentit des tourments moraux : « Si je crève… »
Mais ce n’était pas son jour ; il avait déjà eu sa part de malheur.
Vingt kilomètres … Il les grignota mètre par mètre, péniblement, s’arrachant des petits cris de douleur…
-J’suis mort…
-Roule, allez, tu as encore plus de deux minutes !
-C’est dur ! J’suis mort, j’en peux plus…
-Roule … Tu vas gagner, encore un effort !
-J’suis mort ! J’ai soif, j’veux boire, j’ai soif …
La main anonyme qui lui tendit une canette de bière, c’était celle de la Providence ! »

MS N°317B du 10 juillet 1952 01 Robic - Ventoux1952-07-10 - BUT et CLUB - 359 - 01

Pour Gaston Bénac, dans le Miroir des Sports, Jean Robic dans les bourrasques du Ventoux, c’est mistral gagnant !
« Ce magnifique succès dans le terrifiant Ventoux et cette victoire que le petit Robic s’en fut cueillir en Avignon, torturant son vélo, grimaçant, mais avançant terriblement, cela devant sept champions, fait rebondir l’intérêt du Tour de France. On continue à se battre sur nos belles routes malgré les morsures du soleil implacable. Si Fausto Coppi était en congé comme attaquant, il fut magnifique dans le rôle de défenseur, le seul qu’il veuille bien jouer maintenant. Une crevaison lui fit perdre un terrain précieux. Il revint aisément sur le petit groupe Dotto, Geminiani, Gelabert, Ockers. Mais il jugea inutile d’aller plus loin. Il ne chercha pas à empêcher Robic de prendre deux ou trois minutes, sans compter les bonifications. Il est un champion, il ne veut pas être un ogre … et lorsque Bartali, qui avait fait, dans la montée, un retour sensationnel, le dépassa avant le sommet, il ne fit aucun effort pour s’y opposer.
La descente du Ventoux signifiait regroupement. Il n’y eut qu’une exception à la règle : celle d’un Jean Robic déchaîné. L’avance qu’il avait prise dès le milieu de l’escalade du Ventoux, il la conserva jusqu’à la fin, à quelques secondes près. Et, dans mon admiration pour l’exploit génial de « Biquet », je fais passer en premier sa course de Malaucène, au sortir du col, en Avignon, en passant par Carpentras. Sur le plat, Robic, qui n’est pourtant pas un spécialiste de course contre la montre, roula aussi vite, à 45 à l’heure généralement, que Coppi et Bartali se relayant. Je crois bien que jamais Biquet, même il y a trois ou quatre ans, ne connut une forme semblable et une volonté de vaincre aussi grande. Serrant les dents, le masque crispé, semblant fouetter son vélo, il « chamboulait » sans doute, mais il avançait vite. Oui, nous vîmes hier du meilleur Robic, du plus sensationnel. Et on en arrive à se demander comment un coureur arrive, après plusieurs années de piétinement, à retrouver d’un coup sa meilleure condition.
C’est le cas de Robic, comme celui de Coppi, comme celui de Bartali qui se livra hier, du Gino du meilleur cru de la meilleure année. Comment ne pas souligner que les cinq premiers de l’étape d’hier sont tous des plus de trente ans, alors qu’à Monte-Carlo, c’était le tour de jeunes avec Nolten et Dotto ?
Les deux catégories vont-elles jouer l’alternative jusqu’à Paris ? Certainement pas, car on ne demande pas aux nouveaux de mener une cadence régulière, mais, au contraire, d’attaquer et de tenter des exploits, pour se préparer pour 1953 ou 1954, même au risque de s’effondrer le lendemain.
Des trois premiers de l’échappée victorieuse de la veille, seul Jean Dotto est présent dans le peloton des vedettes… »

Castellania blog26

La présence de Jean Dotto accompagnant Coppi, Geminiani et Ockers sur les pentes du Ventoux chauffé à blanc me renvoie à mon émouvante visite, en 2016, du village piémontais de Castellania* où naquit et repose Fausto. Depuis, sans que j’y sois pour quelque chose, une étape du Giro d’Italia 2017 a démarré de Castellania. Plus encore, en mars 2019, le Conseil régional du Piémont a approuvé la décision du conseil municipal de cette minuscule commune de moins de cent âmes, de la nommer désormais Castellania Coppi en l’honneur du campionissimo.
Imagine-t-on en France les communes de Quincampoix-Anquetil et Masbaraud-Mérignat- Poulidor en mémoire de ces deux champions pour lesquels la France se passionna jusqu’à se diviser dans les années 1960 ?
En cliquant sur le lien à la fin de ce billet, vous découvrirez comment un accueillant autochtone, devant l’une des photographies géantes exposées sur les murs du village, me colla sur la présence de Jean Dotto dans l’échappée royale derrière Robic sur les pentes du Ventoux.
En Avignon, Albert Baker d’Isy fait le point :
« Trois étapes courues depuis le dernier numéro de « Miroir-Sprint » … Trois étapes au cours desquelles Fausto Coppi, soucieux d’économiser ses forces, n’a pas donné un « coup de pédale » … Trois étapes qui furent favorables aux tricolores.
Il y a quelque chose de changé, et en premier lieu, c’est l’entrée dans la danse de Jean Dotto, à qui nous reprochions dimanche, à Sestrières, de se montrer apathique, résigné. Dotto a attaqué pour la première fois dans les cols niçois et s’il a dû se contenter de la seconde place derrière Nolten à l’arrivée à Monaco, il n’en a pas moins amorcé ce jour-là sa remontée.
Car, le lendemain, on passait chez lui à Brignoles et un beau coup concerté avec Rémy et Quentin, lui faisait faire un nouveau bond en avant de plus de sept minutes.
Cette réussite d’un grimpeur sur le plat était certes due aux circonstances régionales. Mais les défaillances de Close et de Ruiz dans l’étape du mont Ventoux ont encore permis à Dotto d’améliorer sa position. Il est maintenant cinquième, très bien placé pour inquiéter Ockers et Bartali qui défendent leurs deuxième et troisième places. Les étapes des cols pyrénéens seront décisives à ce sujet. Dotto ne sera pas d’ailleurs le seul Français à jouer un role dans cette compétition pour la seconde place.
Jean Robic a remporté depuis ses malheurs de Sestrières deux grands succès, l’un sur la route, aujourd’hui, en Avignon, où il arriva seul après s’être échappé dans le mont Ventoux, et l’autre dans son propre cœur. Il a su se dominer, ne pas contrarier l’action de Dotto dans l’étape Monaco-Aix-en-Provence.
C’est un bon point, car la veille encore, « Biquet » avait commis une erreur en démarrant dans la Turbie avec Coppi alors que Dotto était échappé. Pardonnons à Robic, puisqu’il a compris qu’une lutte pour la place de premier Français serait stérile, alors que les actions concertées ont permis à lui et à Dotto d’améliorer leur classement en trois jours.
L’incident de Sestrières est oublié. Ce jour-là, Marcel Bidot fut mal inspiré en suivant Lauredi et, en négligeant Robic… Les minutes perdues font certes défaut au Breton, mais il sait qu’il faut toujours regarder en avant. Or d’autres buts sont désormais proposés aux tricolores.
Le challenge par équipes en est un -et non des moindres- puisque avec sa formule actuelle (addition des temps de trois coureurs à chaque étape) il prend autant d’importance que le classement individuel. Or, l’échappée du trio Rémy-Dotto-Quentin, dans l’étape des « bikinis » et du « ravitaillement au champagne », a permis à l’équipe de France de s’installer en tête.
L’envolée de Robic a valu aujourd’hui aux Français de gagner encore quelques minutes sans entraîner aucune réaction italienne. Il est vrai que le troisième transalpin -en l’espèce Magni- était attardé et que ni Coppi, ni Bartali, ne tenaient à faire d’efforts avant l’étape languedocienne qui fut fatale l’an dernier à Fausto.
La France en tête, Dotto et Robic bien placés … Le moral est tout autre depuis deux jours à la table de Marcel Bidot. Rémy, satisfait de la victoire remportée devant « son » public marseillais, sera un excellent auxiliaire ainsi que Quentin et le malchanceux Bonnaventure.
On est arrivé où l’on aurait dû commencer. Avec deux leaders seulement, bons grimpeurs tous deux, l’équipe de France a une autre allure. Pourquoi n’avoir pas fait le choix plus tôt ?
Á part Geminiani, qui a subi de gros coups de pompe (il accuse son Tour d’Italie) et se trouve moins brillant, aucune déception dans le classement actuel de nos hommes. S’ils ne peuvent viser sérieusement le maillot jaune du « campionissimo », les Français ont d’autres marrons à tirer de ce Tour 1952. Les places d’honneur leur sont ouvertes.
Il n’y a pas eu, depuis le Galibier, de nouveaux Le Guilly -il n’y eut même pas dans le mont Ventoux de véritables Le Guilly tout court. Fatigué, le petit Breton passa seulement neuvième à 3’50’’ avant de faire dans la descente une chute qui lui coûta beaucoup de temps et personne ne le dépanna.

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Mais nous avons vu, au cours de ces étapes azuréennes et provençales, des jeunes régionaux, des jeunes coureurs étrangers qui auront leur mot à dire l’an prochain. C’est le cas de Nolten -Hollandais aux muscles longs- qui a confirmé les qualités de grimpeur qui l’avaient fait le leader de la Route de France dans les Pyrénées. En gagnant l’étape de la Turbie -et surtout en y battant Dotto- ce Nolten, encore amateur le mois dernier, s’est affirmé le meilleur grimpeur de son pays.
Chez nos régionaux, on a revu Jacques Vivier qui attaque brillamment mais termine mal ; Bauvin, enfin sorti de l’ombre ; Rossinelli, Bertaina, Sabbadini bon sprinter, et Fernandez petit gabarit mais coureur complet. Un lot de champions parmi lesquels se trouvent les futurs champions du Tour. »
Toujours dans Miroir-Sprint, Charles Pélissier félicite quatre … Jean sans reproche :
Jan Nolten est dans l’ordre chronologique le premier d’entre eux. Sa victoire à Monaco a été acquise grâce à une course particulièrement brillante. C’est un très bel athlète, plein de race, bien posé sur sa machine, très lucide en course. Sa descente du col du Castillon, où il rejoignit et lâcha Dotto, pourtant enfant de la région, était un modèle du genre. Étant donné son jeune âge et son expérience encore réduite des grandes courses professionnelles, il est hors de doute qu’il constitue pour son pays un véritable espoir du cyclisme international.
Jean Dotto, qui a connu des hauts et des bas dans ce Tour de France, est constamment resté à l’attaque de Sestrières à Avignon. Second à Monaco, second à Aix, appartenant au groupe des six grands à Avignon, c’est une performance qui situe assez bien les possibilités de ce jeune champion. N’oublions pas, par ailleurs, qu’il avait été un des attaquants de ce très animé début de Tour de France, terminant derrière Molinéris à Lille.
Tout ceci indique que pour son deuxième Tour, Dotto se comporte fort bien, justifiant les espérances placées en lui. Il a certes, encore bien des choses à apprendre, notamment l’art de descendre un col aussi bien qu’il le monte, mais enfin on peut lui faire confiance. S’il continue d’aimer son métier et de le pratiquer avec tout le sérieux désirable, il peut faire, dans les prochaines années, un grand Tour de France.
Jean Le Guilly mérite une place particulière dans ce tableau d’honneur. La rapidité de son ascension et la publicité qui avait entouré son départ pouvaient faire craindre une déception. Or ce n’est pas le cas. Le jeune Breton n’est évidemment pas chaque jour égal, mais on le retrouve toujours avec les meilleurs dès que le profil de l’étape est accidenté. Dans le Ventoux encore, il est resté parmi les grands de la course et il faut comprendre ce que cette régularité représente de valeur pour un coureur aussi jeune, qui en est à son premier Tour de France. Je l’ai suivi longuement dans la plongée sur Avignon. Il avait été rejoint par deux des meilleurs chasseurs, Magni et Weilenmann. Il avait beaucoup de mal à les suivre et je m’inquiétais de le voir décoller soudain et de se trouver obligé de faire, chaque fois, de gros efforts pour revenir dans le sillage de ses deux aînés. J’avais bien raison de m’inquiéter puisque au passage d’un petit pont, je le vis toucher le bord du trottoir et faire, à 60 à l’heure, une cabriole qui eût pu avoir de très graves conséquences. Je suis heureux de l’avoir vu se relever car ce jeune garçon est certainement l’un de nos plus sérieux espoirs.
Enfin, Robic, Jean lui aussi, est celui qui mérite les plus vifs éloges. Il faut bien constater qu’il est, cette année, dans une condition qu’il a rarement connue. Depuis plus d’une semaine, il est le plus sérieux adversaire de Fausto Coppi, le seul qui parvienne en partie à lui tenir tête.

Une Equipe Aix-Avignon

Cette étape du Ventoux fut magnifique. Malgré la sécheresse et les efforts accomplis dans l’ascension, il conserva sans cesse l’œil clair et même la bonne humeur de l’homme en pleine possession de ses moyens. En tête au sommet, il parvint à accroître son avance en descente sur un groupe de champions de classe, qui avaient noms : Coppi, Bartali, Wagtmans, Gelabert et deux de ses coéquipiers, Geminiani et Dotto. Dans la plaine seulement, il perdit une minute environ sur le groupe de chasse où Coppi et Bartali accomplissaient un rude travail. C’est un résultat qui situe actuellement Robic immédiatement derrière Coppi. Il est fort improbable que celui-ci puisse maintenant être inquiété. Par contre, la deuxième place doit être farouchement disputée et prend de ce fait une importance particulière. Jean Robic, homme de l’équipe de France, est particulièrement bien placé pour l’occuper un jour. »

1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 41

Les gosses sont cruels : je n’avais pas une sympathie particulière pour ce champion très populaire et j’étais vexé que l’on m’encourage avec des « Vas-y Robic » lorsque je « faisais le coureur » sur mon petit vélo vert.
En Avignon, si l’on excepte Fausto Coppi hors concours, 3 petites minutes seulement séparent Stan Ockers, deuxième du classement général, du huitième Jean Robic.
La quinzième étape, longue de 275 kilomètres, mène les coureurs d’Avignon à Perpignan, l’exemple même d’étape que l’on peut craindre monotone, avec la chaleur et avant les Pyrénées qui se profilent. Coppi est-il superstitieux, c’est sur un parcours semblable (entre Carcassonne et Nîmes) qu’il avait connu une défaillance mémorable concédant 33 minutes à Hugo Koblet.

1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 033A1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 034A

Surprise, dès le premier kilomètre, à la sortie de la cité des Papes, le « régional Parisien » Georges Decaux et Giovanni Corrieri, le gregario de Gino Bartali, se lancent dans une longue chevauchée tandis que le peloton somnole sous le soleil de plomb. Les deux courageux possèdent 32 minutes d’avance à Narbonne (km 193). Aux Cabanes-de-Fitou (km 229), Corrieri, déjà vainqueur de trois étapes lors des Tours précédents, est victime d’une crevaison. Son gonfleur est vide et sa pompe ne fonctionne pas, il doit attendre sa voiture de secours et perd de précieuses minutes. Á 13 kilomètres de l’arrivée, il accuse un retard de 8’30’’ sur Decaux exténué, qui l’emporte en solitaire sur le boulevard Jean Bourrat à Perpignan. Le peloton termine à près de 25 minutes.
Le fait du jour est, mine de rien, la seconde place de Corrieri qui permet à l’Italie de reprendre la tête du challenge Martini par équipes.

MS N°318 du 14 juillet 1952 02 Avignon - Perpignan1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 035A1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 45

Le quotidien L’Équipe affiche à sa Une : Bombe sur le Tour ! Rassurez-vous, il n’est nullement question d’attentat, mais la Source Perrier fait exploser sa dotation en augmentant de 500 000 francs et 250 000 francs le montant des prix affectés aux 2ème et 3ème places du classement général individuel. Perrier, c’est fou !

Une L'Equipe Avignon-Perpignan

Voici ce qu’en pense Maurice Vidal dans son bloc-notes :
« Fausto Coppi domine le Tour de France. Il domine même de telle façon que son cas est unique. On le met hors concours. Le journal organisateur établit des classements officieux en partant du deuxième. Et voici mieux : un communiqué officiel nous apprend qu’en s’octroyant la grosse prime offerte à Toulouse par une eau pétillante (d’esprit), le second du Tour gagnera 250 000 francs de plus que Fausto. C’est évidemment original…
Mais enfin, cette initiative, si elle ne fera croire à personne que le second est aussi glorieux que le premier, aura au moins le mérite de revaloriser les performances autres que celle de Coppi. Car il semble que nos confrères, de la presse écrite ou parlée, soient tellement déçus qu’ils oublient que le Tour de France, c’est un classement général, que celui-ci ne comprend pas seulement la place de premier, mais de nombreuses places qui ont toute leur histoire et leurs mérites. Et aussi que chaque étape est une course différente, avec son histoire, ses déroulements et ses héros.
Certes, Coppi est un superchampion. Mais sa domination ne doit pas nous faire oublier tous ceux qui le suivent et dont certains, avec des moyens plus réduits, méritent qu’on vante leurs exploits. Nous assistons cette année à un retour de boomerang. Depuis la Libération, la presse a entretenu dans tous les domaines le mythe de la super vedette. Elle a recherché à mettre toujours l’accent sur l’événement sensationnel, perdant ainsi l’habitude de rechercher et de mettre en lumière l’événement de chaque jour. »
Le 11 juillet, a priori autre étape de transition, 200 kilomètres de Perpignan à Toulouse. Les bulles et surtout les primes de Perrier n’y font rien, les géants de la route adoptent un train de sénateurs, la moyenne de l’étape atteignant péniblement les 28, 994 km/h.

1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 037AMS N°318 du 14 juillet 1952 05 Perpignan - Toulouse Gorges de l'Aude1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 038A

Á part quelques escarmouches vite réprimées, le peloton arrive compact, à petite allure, au ravitaillement de Mirepoix (km 115), avec 1 heure de retard sur l’horaire officiel. C’est là que le Hollandais Wim Van Est porte une attaque violente et emmène avec lui l’Italien Baroni. Ils possèdent 3’5’’ au km 165 mais les deux fuyards sont repris à six kilomètres de l’arrivée par une dizaine de coureurs : les Français Marinelli, Teisseire, Vivier, Telotte, Paret et Ciro Bianchi, les Hollandais Fanhoff et De Hertog, le Belge Rosseel. Van Est chute dans le couloir d’accès à la piste du vélodrome de Toulouse. Rosseel déborde Vivier dans le dernier virage et remporte sa seconde étape après son succès au Mans.

1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 040AMIROIR DU TOUR 1952 42 Etape 15 Avignon - Perpignan - Decaux1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 041A1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 46Une Lequipe Perpignan-Toulouse

Les organisateurs, furieux de la passivité du peloton, décident de bloquer les prix et les reporter sur le classement général comme un vieux règlement les y autorise. Dans le hall du Grand-Hôtel, à Toulouse, traînent au soir de cette seizième étape des ferments de révolte. Sylvère Maes, directeur technique des Belges, menace que son équipe ne repartira pas. Finalement, après bien des palabres, et l’application de la loi du sursis, Rosseel reçoit l’assurance qu’il touchera ses gains.
Maurice Vidal note sur son bloc :
« Donc, étant donnée la tenue de la course depuis jeudi, nous avons tout loisir pour revenir sur des réflexions faites au fil des jours. Et tout d’abord, l’allure observée d’Avignon à Perpignan et de Perpignan à Toulouse. Dans la première de ces deux étapes, l’équipe de France a commis une erreur difficilement compréhensible. Alors que la victoire semble (c’est un euphémisme) devoir lui échapper, elle conserve une belle chance pour la victoire par équipe à laquelle s’attachent une belle considération de prestige et de substantiels profits matériels.
Pourquoi, alors qu’elle occupait la tête de ce classement, n’avoir pas tenté d’empêcher la fuite de Corrieri et l’avoir laissé ensuite, sans connaître une seconde d’inquiétude, accumuler les minutes d’avance qui, toutes, sont capitalisées au challenge.
Le lendemain, l’allure a été si réduite que les organisateurs ont été amenés à supprimer les prix d’étapes en application d’un règlement datant de l’avant-guerre. Est-ce bien juste ? Certes, les coureurs ont tort d’adopter le train de 25 à l’heure, qui enlève à la course tout aspect de compétition sportive. Car la belle tenue du Tour de France, sa popularité, l’estime du public à son égard, intéressent aussi leur métier. Mais, ceci dit, des sanctions pécuniaires ne sont pas justifiables dans ce cas particulier, les coureurs se sont assez dépensés depuis Brest, assurant le succès de la première partie de l’épreuve, pour avoir droit à de l’indulgence et de la compréhension de la part des officiels de la course d’abord, de la part des critiques ensuite.
Cette fois, le sensationnel a dépassé tous les espoirs et le dénommé Coppi, remplaçant Zaaf à l’autre bout du classement, a « cassé la baraque ». »
Á Toulouse, le jovial abbé Pistre prêche pour la cathédrale du sport cycliste :
« Qu’auront pu penser, le long de la route écrasée de soleil, dans ce Midi bon enfant et plein de cigales, ceux qui auront deviné la présence d’un curé au fond d’une voiture officielle ? Les plus charitables auront pensé que c’était un habitué de l’auto-stop qui, sans vergogne, s’était effondré dans la voiture du directeur-adjoint. D’autres se diront que Fernandel, ayant encore gardé la soutane de Don Camillo, s’était payé la fantaisie de suivre le Tour. Nul n’aura pu penser que le curé était authentique et qu’il suivait sportivement son étape…
Ça me changeait un peu de ma calme paroisse. On se serait cru dans la cathédrale du sport cycliste. Á la place des cloches, hurlait une multitude de haut-parleurs et, ma parole, on avait mobilisé tous les sacristains de France, de Navarre et du monde entier, pour cette prodigieuse et bruyante cérémonie.
Sur les bords des chemins, sur les trottoirs des villes, se pressait une foule bariolée, enthousiaste. Que venaient donc voir les vieilles « Mémés » de nos Corbières sur la porte des vieux mas paisibles et sans histoire ? Quelles curieuses pensées se succédaient sous ces fronts blanchis et rayonnants de sérénité ? Que leur disaient ces mots : « Le Tour de France » ? Est-ce que dans leur esprit, cette course se confondait avec la vie de leur pays ? Était-ce un peu de France qui circulait sous les maillots aux couleurs de la patrie ? Elles se moquaient du classement général, ne savaient pas qui était Robic, Dotto, Lauredi et les autres. Mais elles étaient fières que les routes de France eussent été choisies pour ce circuit merveilleux du peloton multicolore.
Ce passage du Tour faisait partie du paysage familier de leurs jours. J’ai compris en passant rapidement qu’il fallait hausser les épaules aux esprits supérieurs qui ne comprennent pas. La foule, moins difficile, plus simple, se contente de joies peut-être moins raffinées, mais aussi profondes. Pourquoi l’en priver ? Tout le monde ne lit pas Gide, Valéry, Éluard.
La grosse majorité des Français ne peut s’enthousiasmer devant les toiles de Picasso. On peut plaindre ceux qui se privent de joies si hautes, on ne peut les blâmer de chercher des satisfactions à leur portée. Et il est heureux qu’il y ait un Tour de France. Sans cela, il faudrait mettre un musée dans chaque village et Picasso ferait bien, pour satisfaire tout le monde, de peindre au pistolet.
Surtout qu’on ne me fasse pas dire que je compare Coppi, Bartali, Robic et les autres aux artistes ou aux poètes. C’est d’un autre ordre. Chaque estomac cherche sa nourriture. On ne se jette pas tous, et c’est heureux, sur les langoustes et les ortolans.
Il se peut que tout ne soit pas parfait, mais on peut dire sans crainte que l’heure du départ pour la grande boucle est l’heure de vérité. Voyez Koblet, Kubler et Bobet, ils ont senti que, pour des raisons diverses, ils n’étaient pas suffisamment préparés. Ils n’ont pas voulu se rendre ridicules. Ils sont restés chez eux et ils ont bien fait. Le Tour exige, j’en suis bien convaincu, une forme physique presque parfaite. On ne demande pas des fantaisistes, si sympathiques qu’ils soient, on demande de vrais champions. Cela veut dire des coureurs qui savent souffrir, qui veulent souffrir. Car on ne peut refuser son admiration à ces hommes qui terminent un pénible voyage de 5 000 kilomètres. On peut raconter ce que l’on voudra, c’est là une prouesse athlétique qui compte, qui classe son auteur. On dira peut-être avec un sourire entendu que ces efforts sont largement récompensés. Pourquoi donc ceux qui croient tellement aux coureurs intéressés ne montent-ils pas sur un vélo et ne partent-ils pas pour la fructueuse aventure ? »
Samedi 12 juillet, les coureurs, même décriés, observent une seconde journée de repos dans la Cité des Violettes. Raphaël Geminiani décide d’adopter la méthode qui lui avait permis de gagner l’étape de Gap lors du Tour 1950 : passer la journée de repos dans sa chambre d’hôtel avec son épouse.

1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 045A1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 046A

Il est au moins un journaliste de Miroir-Sprint qui se déplace à Carcassonne et fait la première photographie de Jacques Anquetil vainqueur détaché du championnat de France amateur sur route. C’est le seul maillot bleu blanc rouge qu’il enfilera au cours de sa brillante carrière avec celui de champion de France professionnel de poursuite. Quelques jours plus tard, il était sélectionné pour les Jeux Olympiques d’Helsinki où il remporta la médaille de bronze de la course contre la montre par équipes.

MS N°318 du 14 juillet 1952 13 Anquetil champion de FranceAnquetil champion de France amateur

Je me souviens avoir vu, peu après, « mon » futur champion ceint de son maillot tricolore dans quelques courses régionales, notamment à Blangy-sur-Bresle.
Les choses sérieuses devraient reprendre lors de la dix-septième étape Toulouse-Bagnères-de-Bigorre et l’escalade des premiers cols des Pyrénées. Ce sont des routes que je découvrirai moi-même à vélo, trois décennies plus tard.
L’étape commence mollement, ainsi Maurice Vidal débute son article :
« Il est onze heures ce dimanche matin. Rien ne se passe, sinon qu’à la radio, Roland Forez, qui est très précisément et très fidèlement ami de Miroir-Sprint, s’adresse dans son émission « Musique sur la route » à ceux qui roulent et, en particulier, aux suiveurs du Tour. C’est gentil de penser à nous, car il est des jours où Paris nous semble loin …
Nous pensons à Noé, rendu célèbre à son corps défendant par son camp où, pendant quatre ans, les victimes du nazisme hitlérien attendirent le massacre. Quelques-uns d’entre nous qui y avons laissé des compagnons évoquent leur souvenir.

1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 043A1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 042A

Seule une chute massive au km 40 perturbe la course. Une vingtaine de coureurs se retrouvent à terre, parmi les plus touchés Fiorenzo Magni, Wim Van Est, Wagtmans, Roks, Soler et « Maigre Pierre » Molinéris. Les hostilités sont déclarées dans la montée du col de Peyresourde par l’Azuréen de l’équipe de France Jean Dotto, mais Fausto Coppi ne délivre pas de bon de sortie et réagit. Au sommet, Robic et l’Espagnol Gelabert passent en tête, suivis de Coppi à 5 secondes, Ockers à 7 secondes, Dotto à 23 et Geminiani à 54.

1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 044AMAX Console

Dans la descente, Gem revient comme une fusée et déborde tous ses adversaires grâce, affirmera-t-il, à ses freins Mafac issus d’une jeune entreprise de Clermont-Ferrand. Non seulement, il comble son handicap mais passe à Arreau, point d’intersection des deux cols, avec 1’05’’ d’avance sur le maillot jaune.

1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 032AMS N°318 du 14 juillet 1952 01 Géminiani - Col d'Aspin1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 052A

Dans l’ascension du col d’Aspin, le « grand fusil » ne perd pas de temps sur ses poursuivants. Il ne lui reste plus qu’à « fondre » sur Bagnères-de-Bigorre pour remporter sa seconde étape sur ce Tour de France. Il précède de 1’14’’ un groupe de 18 coureurs, réglé au sprint par son coéquipier Antonin Rolland, où figurent tous les favoris à l’exception de Magni qui termine à 4’32’’ et rétrograde de deux places au classement général.

1952-07-14 - BUT-CLUB 360 - 39th Tour de France - 050AUne L'Equipe Toulouse-Bagnères

MIROIR DU TOUR 1952 44 Etape 17 Toulouse - Bagnères de Bigorre - PELLOS Géminiani

« L’art de descendre apparaît désormais en bon rang dans le bagage du coureur complet du Tour : tout cycliste incapable de se jeter dans les pentes les plus abruptes, à plus de soixante kilomètres à l’heure, n’a rien à faire dans le Tour de France. Mieux vaut être grimpeur moyen et bon descendeur, que grimpeur ailé et descendeur médiocre.
Le capitaine Sauvage, l’un des as de l’escadrille Normandie-Niemen, s’émerveillait, dans notre voiture, au spectacle de Geminiani jeté vers le creux de la vallée à la vitesse d’une avalanche
-Mais il est fou … s’il dérape, s’il éclate ?
C’est le métier et Gem, comme tant d’autres, fait bien le sien avec un courage proche de l’intrépidité ;
-Ah ! tout de même, c’est formidable !
Lorsque nous avons, au soir de son succès, présenté Gem au capitaine Sauvage, Raphaël, admirant la brochette de décorations du grand pilote de chasse, lui dit avec admiration :
-Cela doit représenter pas mal d’émotions, n’est-ce pas ?
-Sans doute … Mais j’aime quand même mieux être dans mon « zinc » que sur vos deux roues minuscules à près de 80 kilomètres à l’heure, dans une pente comme celle d’Aspin… »
Lundi 14 juillet, dix-huitième étape, 149 kilomètres de Bagnères-de-Bigorre à Pau, avec les ascensions de deux cols de légende : le Tourmalet et l’Aubisque par le versant du Soulor. Le temps est couvert.

MS N°318B du 18 juillet 1952 05 Bagnères - Pau Au dessus des nuages

MIROIR DU TOUR 1952 47 Etape 18 Bagnères de Bigorre - Pau Coppi1952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 05

« Lila de Nobili (artiste peintre italienne, créatrice de décors d’opéra et visionnaire de la scénographie, ndlr) dépense des trésors d’imagination pour créer sur les scènes parisiennes des décors aussi vaporeux que ceux que présentait le col du Tourmalet après le premier tiers de son ascension. Dans cette mousseline accrochée au flanc de la montagne, les hommes du Tour étaient pareils aux acteurs que Raymond Rouleau promène dans l’irréel des voiles à peine éclairés. C’était étrange, ce peloton émergeant du brouillard et s’y replongeant à peine entrevu. Ce devait être inquiétant dans l’Aubisque. Pourtant, avant d’atteindre cette atmosphère de fin du monde, avant de se sentir perdus, apeurés, frissonnants, au bord du précipice de Soulor, cratère fumant de brouillard, coureurs et suiveurs eurent la vision d’un Tourmalet dégagé dans son sommet, orgueilleusement dressé dans le soleil éclatant. Toute la montagne alentour, avait les reflets mauves d’une queue d’arc-en-ciel. Le Tour, dès lors, planait au-dessus d’une mer de nuages. Nous étions dans l’Olympe et Jupiter, c’était Macron pardon (ndlr), c’était Coppi, le Dieu des Dieux, revêtu de la tunique d’or, attribut de sa puissance.

MIROIR DU TOUR 1952 48 Etape 18 Bagnères de Bigorre - Pau CoppiMIROIR DU TOUR 1952 49 Etape 18 Bagnères de Bigorre - Pau Coppi

Il avait frappé un grand coup et voilà, le ciel s’était déchiré et l’énorme sunlight du Soleil avait happé dans son pinceau et porté une fois de plus sur la colline des honneurs, Fausto-le-Simple, le long et harmonieux Fausto, romantique avec sa mèche noire mollement étendue sur son front serein. Il était seul à l’avant du troupeau. Le berger conduit certainement ainsi d’un pas ferme et sans s’attarder ses moutons nonchalants vers les pacages de haute montagne.
-Fausto … C’est Coppi … Regardez-le … c’est Coppi ….
La foule hurlait son admiration. Et l’autre sans laisser apparaître l’intensité de son effort, sinon dans le retroussis de l’aile gauche de son nez, se hissait sans douleur au long du cordon noir d’un public extraordinairement compact en ce jour de fête du 14 juillet.
-Où est Robic ? dis, tu le vois, toi l’homme aux jumelles, où il est Robic ?
Il était plus bas. Il se dandinait dans le rond de la lunette, debout sur ses pédales, hop, en l’air, hop, en bas, accroché comme une poupée à un élastique invisible.
-Vas-y Biquet … vas-y, il n’est pas loin …

1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 50

La brume enroba à nouveau le Tour dans la descente. Sans réussir à la dissiper, le Soleil la transperçait de ses rayons et la visibilité était bonne sans être parfaite. Coppi s’il l’eût désiré eut pu courir le risque d’une dégringolade rapide. Á quoi bon ? Il prit des précautions de cyclotouriste, fouilla posément dans ses poches, en sortit une cuisse de poulet, un gâteau de riz, une tartelette, etc… sans cesser de glisser vers la vallée, engloutit le tout goulûment : la montagne, ça creuse son homme. Il fut rejoint par Ockers et Robic aux portes de Luz-Saint-Sauveur. Le visage de Robic avait la pâleur des mauvais jours. Brusquement, il se mit à gesticuler, à tendre le poing vers l’arrivée, à appeler Marcel Bidot…
-Qu’est-ce qu’il y a Biquet ?
-F … moi toutes ces voitures en l’air. Allez, faites le barrage …
-Mais les autres sont loin Jean, si le directeur de la course ne fait pas le barrage, c’est que ce n’est pas nécessaire.
-Si ! F… moi toutes ces voitures en l’air ou j’abandonne…
Il vociférait, il écumait. Coppi le fixa longuement de son lourd regard noir. Le soir dans sa chambre, il nous expliquait ce qu’il avait ressenti :
-J’ai eu peur pour lui, c’était un accès de folie !
Robic ne s’appartenait plus, c’est vrai : il y avait en lui un démon menaçant, né de la fatigue ou du dépit, peut-être aussi du survoltage d’un excitant mêlé à ses breuvages. Sa colère était celle d’un gosse gâté… Il entrait dans une nouvelle crise quand Geminiani le rejoignit :
-J’abandonne, toutes ces voitures, c’est une honte…
Surprenante hantise : elles étaient une demi-douzaine au plus ces voitures et leur tenue n’était pas préjudiciable au parfait déroulement de la course.
-J’abandonne, ils me font tous ch…
On nous pardonnera ces grossièretés, mais Robic dans son délire les a proférées et bien d’autres encore.
-Qu’est-ce que tu racontes, t’es pas fou ?
Le flegmatique Raphaël avait mesuré la situation. Elle commandait une paire de gifles. Il l’eût certainement appliquée à Biquet s’ils s’étaient trouvées debout, côte à côte. Gem se contenta de quatre ou cinq bourrades dans le dos qui n’étaient pas des caresses. Robic, passant des paroles aux actes, s’était déjà laissé glisser en queue de peloton, prêt à mettre pied à terre.
-T’es pas fou, non ? allez, bon sang, avance, pédale, qu’est-ce qui m’a fichu un tel idiot…
Sans Geminiani nous n’eussions probablement pas retrouvé Robic aux côtés de Coppi dans l’affreux désert de Soulor.
Nous n’avons jamais traîné nos bottes en hiver -ni même nos espadrilles en été- du côté du Labrador si nous en avons survolé les terres décharnées, mais nous en imaginons volontiers l’aspect. Ce doit être le Soulor du 14 juillet, avec de l’eau partout, dans le ciel, sur la terre, une eau grasse et froide, un isolement tragique, la peur constante du faux pas dans une crevasse invisible, la lourde oppression d’une nuit qui n’en finit pas, à peine blanchie par une aube incertaine. Le coureur qui se fût perdu dans un trou, comme Van Est l’an dernier, n’eût jamais été retrouvé. Nous n’avions qu’une hâte, en sortir, et jusqu’au bout nous avons redouté le pire.
C’est là que Coppi déposa à nouveau Jean Robic : en quelques coups de pédale, son maillot bouton d’or s’enfonça dans le coton noirâtre d’un nuage glacial.

1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 531952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 04

Il fallait monter à l’Aubisque, mais aussi en redescendre. Or, sur le versant palois le col disparaissait également dans la brume. L’arrivée proche rendit Coppi hardi, moins pourtant qu’Ockers retardé par une crevaison, et que Robic, victime d’une chute dans la traversée des Eaux-Bonnes -plus de peur que de mal, Dieu merci ! Le Tour sortait à son honneur de l’enfer pyrénéen et le dernier sursaut de Coppi, dans les faubourgs de Pau, lui permit tout de même, bien que rejoint à quelques kilomètres de la ligne, d’ajouter une nouvelle page de gloire au livre d’or de son épopée… » (Felix Lévitan, Bouton d’Or le roman du Tour)
Moins lyrique, Pierre Chany considère que, dans les cols pyrénéens, Coppi a couru avec … tact : « Dans la grande étape pyrénéenne, avec les cols du Tourmalet et d’Aubisque, Fausto Coppi a confirmé une nouvelle fois sa supériorité. Nous l’avons vu, au cours de cette grise journée, franchir en tête les deux cols et terminer légèrement détaché à Pau. Mais contrairement à ce qu’il avait fait dans les Alpes, le champion italien n’a pas cherché à « éclabousser » ses adversaires. Sa victoire fut acquise avec beaucoup de tact et la plus grande pondération.

1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 471952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 03

Dans le Tourmalet, cinq coureurs dominèrent : Coppi, Ockers, Carrea, Gelabert et Robic. Vers le sommet, Fausto appuya un peu plus fort sur les pédales, histoire de gagner la bonification et les points attribués dans le Grand Prix de la Montagne. Dans l’Aubisque, Fausto se détacha à nouveau avec Robic, Ruiz et Bauvin. Au moment de plonger sur le hameau de Gourette et le gave de Pau, il possédait 29’’ d’avance sur Robic, 57’’ sur Ruiz et Dotto, 1’ 19’’ sur Bauvin, 1’ 47’’ sur Gelabert, Bartali, Carrea, Ockers, ce dernier retardé par une crevaison.
La descente s’effectua dans un brouillard opaque qui rendait dangereuse la moindre imprudence.
Un regroupement s’opéra où seul manquait Dotto retardé par deux crevaisons. Á l’arrivée, l’Azuréen, et Geminiani qui l’avait attendu, concédaient 7’ 29 » ».

MS N°318B du 18 juillet 1952 02 Bagnères - Pau Classement - CoppiMS N°318B du 18 juillet 1952 03 Bagnères - Pau

1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 511952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 06

La lutte pour la première place fut brève : un démarrage de Coppi à l’entrée de Pau et le campionissimo distança ses quatre derniers compagnons. Beaucoup plus acharné fut le sprint que se livrèrent Ockers et Robic pour la seconde place. Le Belge prit l’avantage, s’octroyant trente secondes de bonification. »
Bien évidemment, « avec tact », Fausto Coppi consolidait son maillot jaune.

MIROIR DU TOUR 1952 49 Etape 18 Bagnères de Bigorre - Pau  - PELLOS Coppi Robic OckaersUne L'Equipe Bagneres Pau

MIROIR DU TOUR 1952 50 Etape 18 Bagnères de Bigorre - PauMIROIR DU TOUR 1952 51 50 Etape 18 Bagnères de Bigorre - PauMIROIR DU TOUR 1952 51 Etape 18 Bagnères de Bigorre - Pau

Était-ce cet été-là, ou un de ceux qui suivirent, sous le règne de Louison Bobet, avec mes parents et mon frère, nous visitâmes les Pyrénées dans la Peugeot 203 familiale. On ne parlait pas à l’époque de pollution, d’environnement, et au mois d’août, nous observions encore les stigmates du passage du Tour le mois précédent : les journaux du jour de l’étape, Dépêche du Midi, Nouvelle République des Pyrénées, Sud-Ouest, L’Équipe, éparpillés au vent, les noms de certains coureurs peints sur la chaussée. Les yeux écarquillés, avec ces indices, je « refaisais l’étape », je localisais certaines photographies parues dans les magazines Miroir-Sprint et But&Club. Seuls les ânes, aux abords des tunnels du cirque de Litor, me distrayaient un instant de ma leçon de géographie cycliste.

MAX Console

Mardi 15 juillet, c’est l’étape traditionnelle Pau-Bordeaux avec la traversée monotone et rectiligne de la forêt landaise. Quelques journalistes, notamment Pierre Chany, doivent espérer un début d’étape tranquille pour déjeuner à Villeneuve-de-Marsan, à l’auberge de Jean Darroze, patriarche d’une dynastie de chefs cuisiniers.
« Jusqu’au ravitaillement de Captieux (km 115), il ne se passa rien qui méritât l’inscription au communiqué (et détournât l’ami Pierre de ses ortolans, ndlr). Ensuite, l’échauffourée se développa avec une rapidité étonnante dans le pays du Sauternes : une échauffourée confuse, intense, au cours de laquelle les Hollandais surent porter le coup décisif.

1952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 071952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 10MS N°318B du 18 juillet 1952 06 Pau - Bordeaux Dekkers

Sur un démarrage de Van Est, le champion de Hollande Dekkers prit le large avec son compatriote Voorting et le revenant Pardoën, à 65 kilomètres de Bordeaux. Derrière, les autres hésitèrent, puis comprenant que Coppi ne voyait aucun inconvénient à ce que chacun risque sa chance, certains entamèrent une poursuite à quinze kilomètres de l’arrivée, sur des pavés presque aussi mauvais que ceux d’Hénin-Liétard. La situation se présentait ainsi :
En tête : Dekkers, Voorting et Pardoën ; à 300 mètres : Rosseel, Van Ende, Faanhof, Fernadez, Kebaili, Vivier, Sabbadini, Vitteta, Giguet, Wagtmans ; à 450 mètres : Deledda, Decaux, Van Breenen, Weilenmann ; à 550 mètres : Nolten, Telotte, Marinelli ; à 850 mètres : le peloton où Coppi faisait la police.
Aux portes du vélodrome girondin, le sprint semblait inévitable. Pardoën connut alors la malchance de perdre un écrou papillon de sa roue arrière. Dekkers, qui n’avait pas les yeux dans sa poche, démarra sur le champ. Voorting neutralisa le jeune Amiénois… la course était jouée. »

1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 55MS N°318B du 18 juillet 1952 07 Pau - Bordeaux

Une L'Equipe Pau Bordeaux

La tradition d’une victoire batave sur la piste du Parc Lescure était respectée. Une flopée de coureurs « régionaux » a mis le nez à la fenêtre. Cela n’empêche pas l’ancien champion André Leducq d’avoir la dent dure dans sa chronique : « Premiers dans leur village … mais le Tour c’est autre chose ».
« Je ne suis par nature ni un sceptique grincheux, ni un enthousiaste exagéré. Le sport m’a trop appris à me méfier des apparences et je m’emballe difficilement sans être pour cela incapable d’admirer ce qui mérite de l’être. D’ailleurs, je le fais toujours. C’est pourquoi, je ne peux m’empêcher une fois le Tour terminé, de songer à tous ceux dont les admirateurs sincères, mais trop souvent aveuglés par leur amitié, ont voulu faire de futurs grands « Tour de France », uniquement parce qu’ils avaient pu obtenir dans leur fief quelques résultats satisfaisants. Un peu comme si un bon élève du certificat d’études prétendait aborder Normale et s’y distinguer d’emblée.
C’est parce que les grands spécialistes du Tour sont infiniment rares qu’il importe de ne pas trop se faire des illusions sur des hommes qui n’ont pour ainsi dire jamais dépassé l’échelon régional ou qui ont pu briller exceptionnellement par suite de circonstances favorables au cours de la saison routière. Je m’excuse de citer leur nom et d’être ainsi un peu dur avec eux mais il me restera toujours la ressource de me prouver dans l’avenir que je me suis trompé et qu’ils valaient mieux que ce qu’ils nous ont montré pendant ces trois semaines où les occasions étaient cependant quotidiennes de se mettre en évidence.
Prenons Bianchi, par exemple… Vous avouerai-je que je l’ai si peu vu « sortir » du peloton que sa silhouette ne m’est pas encore familière. Il n’a pas trouvé le moyen, du départ à l’arrivée, de mettre à son actif un seul coup d’éclat. C’est grave cela, pour un homme qui bénéficie d’une popularité acquise en deux temps, trois mouvements. La vraie classe se décèle vite dans le Tour de France où deux ou trois journées quelconques peuvent être suivie d’un réveil, d’un exploit. Mais rouler anonymement, jour après jour, sans jamais « déboucher », voilà qui ne peut susciter le moindre enthousiasme.
J’avais entendu dire grand bien de Jacques Renaud également.
-Il est régulier, m’avait-on dit.
Mais dans le Tour, la régularité dans l’anonymat n’est pas une preuve de valeur et ce n’est pas parce qu’un routier aura une mine resplendissante à l’issue du Tour, alors que ses adversaires seront sur les genoux, qu’il aura droit à mon admiration. Le nordiste Telotte est dans le même cas. Ces efforts ont été si strictement comptés depuis le départ qu’il est bien difficile de l’imaginer lui aussi accomplissant dans l’avenir un Tour de France remarquable. Je sais… il y a la légende de l’apprentissage : venir dans le Tour « pour voir ce que c’est », puis le disputer « pour de bon » l’année suivante. Je ne marche pas. Un routier a de la valeur, du tempérament, de la volonté ou pas. Si oui, il lui est impossible de ne pas extérioriser, au moins une fois de temps à autre, ses qualités. Ou alors, c’est qu’il s’est fait des illusions, lui et ceux qui croient en lui, sur ses vraies possibilités. Un gaillard qui collectionne les circuits régionaux n’est pas nécessairement un coureur à la taille du Tour. Et c’est bien parce que ceux-là sont rares qu’il convient de mettre un frein à un enthousiasme nullement justifié. Je parle en connaissance de cause puisque j’ai moi-même cru dur comme fer, il y a trois ans, à Antonin Rolland, persuadé que j’avais déniché l’oiseau rare. Et je ne démords pas de mon opinion : même pour la première expérience, un homme du Tour, un vrai, ne passe pas inaperçu. Or, je n’ai vu aucune révélation sûre. Et tant pis si je vous fais hurler : pas même Le Guilly. »
Il est un peu excessif, le populaire Dédé ! D’ailleurs, Antonin Rolland lui fera avaler sa casquette dans un tout prochain Tour de France, et peut-être même avant!.
« On savait que Jacques Vivier, le jeune télégraphiste Limousin, sacré espoir du cyclisme, depuis sa victoire dans la « Route de France » l’an passé, projetait de remporter l’étape de Limoges. On le savait …mais on ignorait si Fausto Coppi lui accorderait le bon de sortie indispensable pour aller de l’avant. Coppi, magnanime, l’accorda sans réticence.
C’est pourquoi nous vîmes « l’enfant du pays » démarrer à 35 km du but entraînant avec lui Decaux, Van Est et Renaud. Les quatre hommes ne devaient plus être rejoints. L’explication finale pour la première place eut lieu aux abords du vélodrome (plus exactement la piste en cendrée du stade Beaublanc, ndlr) devant une foule compacte qui avait déjà choisi son vainqueur.
Le nom de Vivier jaillissait de toutes les poitrines et nous avions l’impression d’avoir été transporté à la « Madona del Ghisallo » sur le passage de Gino Bartali. »
Dans une petite rampe, à 1 000 mètres de l’arrivée au stade, Vivier surprit ses compagnons, prit une trentaine de mètres d’avance qu’il conserva jusqu’à la ligne.
L’étape fut aussi marquée par une lutte farouche entre Italiens et Français, en particulier Magni et Robic, dans la perspective du challenge international par équipes.

MS N°318B du 18 juillet 1952 11 Bordeaux - Limoges1952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 121952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 131952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 111952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 56MS N°318B du 18 juillet 1952 11 Bordeaux - Limoges 2

Une L'Equipe Bordeaux-Limoges

La 21ème étape Limoges-Clermont-Ferrand est propice aux grandes manœuvres, du moins pour la seconde place du classement général et le challenge Martini par équipes. Au menu, les coureurs ont l’ascension de quelques monts d’Auvergne, le col de la Roche Vendeix et le col de Dyane qui n’est autre que le col de la Croix Morand que popularisera plus tard le chanteur Jean-Louis Murat. Le Brenoï, né six mois plus tôt, n’exprime évidemment pas encore sa passion pour le vélo.
Après l’Alpe d’Huez, le Tour découvre pour la première fois une autre montée de légende, celle du volcan du Puy-de-Dôme. Quelle vérité sortira du Puy ? Lisons Pierre Chany :
« La plus élémentaire association d’idées faisait de Raphaël Geminiani la vedette très valable de cette dernière (sévère) étape Limoges-Puy-de-Dôme, via Clermont-Ferrand. L’Auvergnat n’en fut que le héros sentimental et l’un des grands animateurs.

1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 58A

La journée débuta fraîchement par une longue et soporifique promenade jusqu’au sommet du col de Dyane où Gino Bartali battit Geminiani au sprint devant Gelabert et tutti quanti …
Le « Vecchio » avait affirmé une agressivité que devait confirmer la fin de course. Car dans la descente de Dyane, la poudre brûla enfin. Le trio Geminiani-Bauvin-Marinelli plongea dans le vide avec intrépidité, grignotant 1’ 30’’ à ses prudents rivaux.
Dans le col de la Ventouse, Bartali se lança à la poursuite de cette « trinité pédalante » avec le jeune et étonnant Nolten. La jonction fut opérée avant Clermont-Ferrand qui fut traversé par ce quintette de fortune 1’ 30’’ (toujours) avant le peloton où Ockers et Robic s, se surveillant mutuellement, commençaient par ailleurs à manifester quelque impatience.

1952-07-18 - Miroir Sprint - 14a

1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 591952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 16MS N°318B du 18 juillet 1952 01 Robic Coppi - Puy de DômeMS N°318B du 18 juillet 1952 16 Nolten Géminiani Bartali - Puy de Dôme1952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 01

Robic attaqua au bas du Puy-de-Dôme que Bartali avait entamé en tête des fuyards une minute et demie plus tôt. Biquet prit cinquante mètres … Fausto Coppi, jusqu’alors observateur dédaigneux, courut après le Breton, entraînant derrière lui le petit Ockers aui profita de l’aubaine, selon son habitude. Le Belge, lâché une première fois, revint à l’assaut, s’accrocha, et finalement, démarra dans le sillage de Fausto.
Au quatrième kilomètre de la montée, le trio nouvellement formé Robic, Coppi, Ockers, n’avait plus que deux cents mètres de retard sur les cinq … qui d’ailleurs n’étaient plus que trois. Marinelli et Bauvin, en effet, ayant été lâchés, naviguaient entre les deux trios.
Après huit kilomètres d’ascension, Gem, Bartali et Noltent avaient toujours leurs deux cents mètres d’avance sur leurs poursuivants qui avaient entre temps récupéré Bauvin et Marinelli.
Á trois kilomètres du sommet, Nolten démarra sec. Bartali, en difficulté avec sa chaîne, resta sur place. Geminiani, lui, ne put répondre et fut distancé à son tour.
Il restait environ sept cents mètres de montée. Nolten allait donc terminer cette escalade de la même façon impératrice qu’il avait dégringolé de la Turbie une semaine plus tôt, par la victoire … Non car Coppi sprinta et tout rentra dans l’ordre. Il fallut moins de trois cents mètres au maillot jaune pour lâcher ses partenaires, passer Bartali, Geminiani et Nolten en flèche, avec une désespérante désinvolture. Á la bataille Gem-Bartali et surtout Ockers-Robic, Fausto, en se jouant, apportait sa propre conclusion. C’est lui, en fait, qui écrivait l’histoire de cette étape comme il écrit celle du Tour de Brest à Paris. »
Fausto, avec 50 mètres d’avance, remportait sa cinquième étape dans ce Tour de France et, par la même occasion, le Grand Prix de la Montagne.
Jean Bidot, frère de Marcel directeur technique de l’équipe de France, s’extasie sur la performance de Fausto :
« Nous sommes obligés de parler encore de Coppi. Cela peut importuner quelques esprits chagrins qui ne manqueront pas de dire : « Ah ! Coppi, toujours Coppi … ».
Eh bien, oui, il y a encore Coppi. C’est-à-dire que ce n’est pas le Coppi qui domine le lot du Tour de France depuis trois semaines qui nous intéresse particulièrement aujourd’hui, mais Coppi l’artiste, qui vient une fois de plus de signer un chef-d’œuvre. Car c’est une preuve de son talent inégalable qu’il a donnée, hier, dans les derniers kilomètres de l’ascension du Puy-de-Dôme. Il n’avait pas besoin de réaliser cet exploit pour consolider son maillot jaune. Il a fait cela naturellement, par instinct, par amour de l’effort. Coppi est un habitué de la victoire, mais il sait nous procurer un émerveillement toujours nouveau et plus grand, qui ajoute encore à son standing personnel.
Reprenons les faits : à 1 500 mètres du sommet du Puy-de-Dôme où se jugeait l’arrivée, le Hollandais Nolten comptait une minute d’avance sur le campionissimo. Partant de la sixième position, Fausto lâcha Robic et Ockers, remonta successivement les adversaires qui le précédaient et vint coiffer Nolten qui entrevoyait déjà le gain de l’étape. En cinq minutes à peine, Coppi avait mis sa griffe.
Je n’attends pas le Parc des Princes pour saluer ainsi qu’il convient cet extraordinaire champion et affirmer toute l’admiration que j’ai pour lui, tant au point de vue moral que physique. »

1952-07-18 - BUT et CLUB - 361 - 14MS N°318B du 18 juillet 1952 15 Coppi Puy de DômeMIROIR DU TOUR 1952 56 Etape 21  Limoges - Clermont Ferrand PELLOS Puy de DômeL'Equipe Limoges Puy de Dôme1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 57Tuttosport Puy de Dôme

La 22ème étape consiste en un contre la montre de 63 kilomètres entre Clermont-Ferrand et Vichy. Ce pourrait être, comme on aime à la surnommer, une épreuve de vérité. Mais comme l’écrit Pierre Chany : « Fausto Coppi s’est ingénié à compliquer la tâche des journalistes. Ainsi dans l’étape contre la montre Clermont-Ferrand-Vichy. Après sa victoire au sommet du Puy-de-Dôme, le maillot jaune partait grand favori. Celui qui aurait pronostiqué sa défaite se serait attiré les lazzis de la caravane. Mais Fausto le magnanime avait décidé de laisser à ses équipiers le soin de cueillir la minute de bonification. Histoire de favoriser leur ascension au classement général et de consolider la position de son équipe au challenge international.
Á ceux qui s’étonnaient de le retrouver en quatorzième position (à 2’59’’du vainqueur ndlr), le Génois répondait : « Je savais que Magni se trouvait en tête dès la mi-parcours, ensuite, j’ai ralenti mon effort ».
Voilà l’explication d’un résultat… qui ne s’explique pas autrement. »

1952-07-21 - BUT-CLUB 362 - 39th Tour de France - 058A-11952-07-21 - BUT-CLUB 362 - 39th Tour de France - 056A1952-07-21 - BUT-CLUB 362 - 39th Tour de France - 057A

Fiorenzo Magni, vainqueur à la moyenne de 40,565 km/h malgré une crevaison, Andrea Carrea, troisième à 1’05’’, et Giovanni Corrieri, quatrième à 1’07’’, marquent la suprématie italienne et assurent définitivement le succès de la Squadra au challenge Martini par équipes..

MS N°319 du 21 juillet 1952 03 Clermont - Vichy CLM

MIROIR DU TOUR 1952 60 Etape 22   Clermont Ferrand - Vichy1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 61Une L'Equipe Vichy clm

En terminant deuxième à deux petites secondes de Magni, le Belge Stan Ockers, « le vil suceur de roue » (sic Chany) assure définitivement sa seconde place au classement général.
Robic, troisième au général avant le départ de cette course contre la montre, qui n’est pas son exercice de prédilection, s’effondre complètement en se classant à la 42ème place, à plus de 5 minutes de Magni et Ockers, perdant tout espoir de terminer sur le podium à Paris.
L’Espagnol Bernardo Ruiz, excellent huitième, dépasse Gino Bartali et se hisse à la troisième marche du podium, une performance qu’aucun Ibérique n’avait réussie jusqu’alors.

MIROIR DU TOUR 1952 60 Etape 22   Clermont Ferrand - Vichy - CLM - PELLOS  Vers le podium

Le Tour de France 1952 s’achevait par une étape Vichy-Paris de 354 kilomètres … soit près de 11 heures 30 de selle, rien à voir avec les quelques tours des Champs-Élysées aujourd’hui. Voici comment la vécut Pierre Chany :
« Jusqu’à Pithiviers, c’est-à-dire durant … 265 kilomètres, la dernière étape fut d’une désespérante monotonie. Á travers les plaines ondulantes et dorées du Bourbonnais et du Gâtinais, en passant par le Nivernais, les coureurs chassèrent les boissons fraîches, faisant quelques entorses au régime du côté de Pouilly. Les suiveurs, eux, désertèrent souvent la route pour partir à l’assaut des restaurants-buvettes !

1952-07-21 - Miroir Sprint - 319 - 06a1952-07-21 - Miroir Sprint - 319 - 041952-07-21 - BUT-CLUB 362 - 39th Tour de France - 061A1952-07-21 - Miroir Sprint - 319 - 05MIROIR DU TOUR 1952 61 Etape 23    Vichy - Paris Rolland1952-07-21 - BUT-CLUB 362 - 39th Tour de France - 066A

Mais sitôt passé le ravitaillement -sans rillettes- de Pithiviers, le Nordiste Pardoën alluma l’incendie. Se forma un groupe de quatorze coureurs qui ne devait plus être rejoint. Il y avait dans ce commando précurseur : Antonin Rolland, Raoul Rémy, Weilenman, Faanhoff, Rosseel, Adolphe Deledda, Goldschmidt, Delahaye, Pezzi, Pezzuli, Crippa, Zelasco, Renaud et Pierre Pardoën.
Au Parc des Princes, après un défilé d’apothéose, mené à 40 km/h de moyenne, devant une foule enthousiaste et compétente, l’avance des fugitifs atteignait 4’04’’.
Le sprint fut passionnant, acharné, rapide. Il fit se lever les 25 000 spectateurs bloqués dans la cuvette de Boulogne. Goldschmidt, après avoir pénétré le premier sur le ciment couleur saumon, emmena la meute durant 300 mètres. Dans son sillage, Weilenman, Faanhoff et Rosseel s’apprêtaient à bondir. Le Belge lança la première attaque à l’entrée du dernier virage, Faanhoff tenta également de se dégager. Deledda, légèrement distancé, livrait une véritable poursuite. Ce fut alors qu’un maillot bleu-blanc-rouge passa à l’extérieur au milieu de l’ultime virage. De toutes les poitrines, un nom jaillit : Antonin Rolland !
Le Caladois grignota centimètre par centimètre pour déborder in-extremis Godfried Weilenman et Faanhoff. Sa victoire, accueillie par une ovation, récompensait un routier courageux, doté d’une belle classe. Elle permettait à ce coureur aimable autant que modeste d’obtenir de nombreux contrats pour les critériums. En un mot, ce fut une victoire sympathique propre à revaloriser le prestige vacillant de l’équipe de France. »

Miroir du Tour 1952 68 Ruiz - Bartali - Ockers - CoppiMIROIR DU TOUR 1952 61 Etape 23    Vichy - Paris - PELLOS Rolland - Tour Eiffel

Le Tour était fini. Vint le temps des bilans et analyses, ainsi celle de l’ancien champion Charles Pélissier :
« J’entends dire autour de moi : « Ce Tour de France n’a pas été intéressant ». Pour juger une telle opinion, il faut savoir de quel côté se placent ceux qui l’expriment. Car s’il est incontestable que la glorieuse incertitude du sport n’a guère régné dans ce Tour en ce qui concerne le vainqueur, il reste que d’un point de vue strictement sportif, il nous a été donné de voir, de Brest à Paris, un spectacle rare, dont le soliste fut l’incomparable Coppi que je n’hésite pas à placer parmi les plus grands noms qu’ait connu le sport cycliste depuis ses débuts.
Il est certain que si l’on recherche l’incertitude et l’intérêt dans l’épreuve, il existe une solution bien simple : interdire le départ à Fausto Coppi, Ferdinand Kubler et Hugo Koblet. Car derrière ces trois superchampions du cyclisme, une dizaine d’hommes peuvent prétendre à la victoire. Mais il va de soi que ceci n’est qu’une boutade et que le sport, épreuve d’honnêteté, ne reconnaît pas les raisons d’intérêt.
Donc, Fausto Coppi a gagné avec une déconcertante facilité, son deuxième Tour de France. Avec une bien plus grande facilité qu’en 1949. Á l’époque, il avait connu la défaillance et les assauts de Kubler. Cette année, aucune trace de relâchement, une domination entière, totale et absolue. Car je ne suivrai pas ceux qui voient dans la quatorzième place de Coppi, vendredi contre la montre, un signe de fatigue… »

1952-07-21 - BUT-CLUB 362 - 39th Tour de France - 053A1952-07-21 - Miroir Sprint - 319 - 011952-07-21 - BUT-CLUB 362 - 39th Tour de France - 065A1952-07-21 - BUT-CLUB 362 - 39th Tour de France - 064A1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 64

Une Gazzetta

Baisser de rideau avec Félix Lévitan :
« La pièce est finie. Il reste à Coppi son maillot jaune brodé aux initiales « H.D », Henri Desgrange, l’auteur.
Fausto ne l’a pas connu, mais il apprécie sa pièce. C’est une comédie, c’est un drame, c’est parfois un vaudeville. C’est un classique. C’est le classique ! Il eût aimé approcher Henri Desgrange, le saluer, lui parler : -C’est merveilleux, monsieur, ce que vous avez fait là !
Il ne sait pas que le petit homme aux cheveux blancs lui aurait répondu en le regardant droit dans les yeux : -Non, monsieur, ce qui est merveilleux, c’est ce que vous avez fait, vous. J’aime mon œuvre, j’en suis fier, c’est vrai ; mais je ne l’aime jamais tant que lorsque le destin lui donne des interprètes de votre trempe. Le Tour de France, monsieur Coppi, c’est une trame. Je l’ai destinée aux mimes. Ils en font un chef-d’œuvre ou, passez-moi l’expression, un navet. Avec vous, monsieur Coppi, je suis tranquille, c’est un chef-d’œuvre ! »

MIROIR DU TOUR 1952 01 Fausto Coppi1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 00

Classement général Tour 1952Classement Equipes Tour 1952

Lors de ce Tour 1952, j’avais cinq ans. Confusément, j’imagine l’avoir vécu en temps réel à travers les radioreportages de Georges Briquet, les articles et les photographies dans Miroir-Sprint et But&Club, les commentaires à table de mon père. Inconsciemment, on m’avait inoculé une admiration pour cette légende du sport que fut Fausto Coppi. J’allais adorer Jacques Anquetil qui venait de pointer son nez mais je garderai un profond respect pour Fausto qui m’amena, bien plus tard, à me rendre dans son village natal Castellania Coppi, ainsi s’appelle-t-il aujourd’hui.
Au moins, une des figures de ce Tour 1952 pourrait encore témoigner aujourd’hui. Il s’agit de Raphaël Geminiani qui a fêté ses 97 printemps à la fin du mois de juin. Il en est d’autres, ainsi Antonin Rolland qui soufflera ses 98 bougies en septembre prochain, ou encore le Lorrain Gilbert Bauvin, 95 ans en août. Quant à l’Espagnol Bernardo Ruiz, excellent troisième, il est entré dans sa quatre-vingt-dix-huitième année.
Et pourtant… en décembre 1959, Gem se rend avec Coppi, son ami, en Haute-Volta pour participer à un critérium à Ouagadougou. Le jour de Noël, il est pris de tremblements de fièvre et est hospitalisé à Clermont-Ferrand où les médecins diagnostiquent une malaria mortelle. Les doses massives de quinine qui lui sont administrées le sauvent. Fausto Coppi est atteint du même mal mais les médecins de l’hôpital de Tortona n’acceptent pas la justesse du diagnostic de leurs homologues français. Le campionissimo meurt le 2 janvier 1960. Geminiani deviendra le directeur sportif de Jacques Anquetil lui inspirant quelques-uns de ses plus grands exploits, notamment un Bordeaux-Paris de légende.
Ainsi, se construisent des destins …

* http://encreviolette.unblog.fr/2016/08/27/vacances-postromaines-10-les-cerises-de-castellania-village-natal-de-fausto-coppi/
Pour évoquer ce Tour de France 1952, j’ai puisé dans les magazines bihebdomadaires Miroir-Sprint et Miroir des Sports But&Club, dans les numéro spéciaux d’après Tour de France du Miroir des Sports et de Miroir-Sprint.
Remerciements à tous ces écrivains journalistes, photographes et … coureurs qui, soixante-dix ans plus tard, me font toujours rêver.
Remerciements également à l’ami Jean-Pierre Le Port qui, comme chaque année, comble les quelques manques de mes collections.

Publié dans:Cyclisme |on 13 juillet, 2022 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1952 (2)

Pour revivre le début du Tour de France 1952, cliquer sur ce lien :

http://encreviolette.unblog.fr/2022/06/30/ici-la-route-du-tour-de-france-1952-1/

Lors de la 4ème étape Rouen-Roubaix, le Tour 1952 passait par ce qui était encore alors le département de la Seine-Inférieure. Ce 28 juin, il devait traverser Neufchâtel-en-Bray, cité renommée pour ses fromages en forme de cœur, aux alentours de 10 heures 50 si j’en crois l’horaire officiel calculé sur une vitesse de 33km/h. Le samedi était à l’époque jour de classe, ce qui excluait que mon professeur de père m’emmenât avec lui assister à son passage.
Auparavant, les coureurs traversaient, au dixième kilomètre, la localité de Quincampoix. Il est fort possible que parmi les spectateurs, se fût trouvé un jeune homme qui commençait à écumer les courses régionales sous les couleurs violettes de son club l’Auto Cycle Sottevillais. Il était sans doute loin d’imaginer qu’un an plus tard, il irait affronter le campionissimo Fausto Coppi, sur ses terres, à l’occasion du Trophée Baracchi, une prestigieuse épreuve contre la montre aujourd’hui disparue. Vous aurez deviné que ce fils de paysans locaux producteurs de fraises n’était autre que Jacques Anquetil qui deviendra bientôt l’idole de mon enfance*. Il repose aujourd’hui dans le cimetière attenant à l’église de ce petit village de la banlieue rouennaise. Au centre du bourg, une stèle rappelle son extraordinaire palmarès, notamment ses 5 victoires dans le Tour de France que je vous ai contées dans d’anciens billets**.

MS N° 316  du 30 juin 1952 05 Etape 4 Rouen - Roubaix - Abbeville1952-06-30 - BUT et CLUB - 356 - 10A

Dans Miroir-Sprint, l’avisé Pierre Chany relate l’étape :
« Entre Rouen et Roubaix, les coureurs ont trouvé des parcours difficiles, dont les néfastes effets se feront bientôt sentir. Ils ont trouvé surtout un « enfer du Nord » plus torride que celui du classique « Paris-Roubaix », un enfer chauffé à blanc, dont les portes s’ouvraient à Lens, soit à 41 kilomètres de l’arrivée.
Au passage sous ces « portes », alors que les premiers pavés sortaient de terre, treize coureurs dirigeaient la manœuvre, Lucien Lazaridès, Dotto, Quentin (tous trois de l’équipe de France), Zélasco, Van Breinen, Berton, Martini, Decaux, Molinéris, Nolten, Bernard, Faanhof et Lafranchi. L’avance de ce groupe échappé en Normandie dès le vingtième kilomètre oscillait aux environs de 3’40’’. Les écarts allaient être beaucoup plus élevés vers la mi-parcours mais une réaction des Italiens les amputerait de quatre minutes et des poussières entre Doullens et Arras.
Ils étaient treize à quarante kilomètres de l’arrivée. Il n’en restait qu’un, Pierre Molinéris, au vélodrome roubaisien !
Sur les pavés plus mal taillés les uns que les autres ou sur les affreux « cyclables » gravillonnés, Zélasco, Bernard, Lafranchi, Nolten, Faanhof, Van Breinen s’étaient inclinés. Lucien Lazaridès, longtemps brillant, avait essuyé une défaillance tout près du but. Puis la malchance avait frappé Decaux, Martini et Berton.

MS N° 316  du 30 juin 1952 07 Etape 4 Rouen - RoubaixMS N° 316  du 30 juin 1952 06 Etape 4 Rouen - Roubaix classement - Molinéris -Fiml de l'étape1952-06-30 - BUT et CLUB - 356 - 13

Alors que Dotto qui surprenait par son avance, lui le grimpeur que nul n’attendait sur un tel parcours, attendait Lucien Lazaridès, Molinéris fuyait avec Quentin. Las, le vainqueur des « Boucles de la Seine » qui n’avait pas dit son dernier mot et s’apprêtait à « estoquer » Molinéris au sprint, dut à son tour s’arrêter pour changer de boyau.
Malgré le retour (sensationnel) du premier groupe de chasse emmené par Antonin Rolland, Van der Stock et Magni, Molinéris et même Dotto qui avait « abandonné » Lazaridès afin d’assurer la seconde place, ne furent pas inquiétés. »
Molinéris dit « Maigre Pierre » arrive seul au vélodrome, devançant Jean Dotto surnommé « le vigneron de Cabasse » de 2’34’’, Antonin Rolland, Van der Stock, Magni, Carrea, Close, Quentin, Lazaridès et Goldschmidt de 3’21’’, le peloton se présentant avec 7’11’’ de retard.
En son sein, Coppi et Bartali n’avaient toujours pas bronché.

1952-07-03 - BUT-CLUB 357 - 39th Tour de France - 014A

Nello Lauredi, le pépiniériste de Vallauris, conservait sa tunique jaune. Autre fait marquant, le Parisien de l’équipe de France P’tit Louis Caput, qui souffrait du bras depuis sa chute de la veille, monta dans la voiture ambulance.
Félix Lévitan commence ainsi son « Roman du Tour » intitulé, cette année, Bouton d’or :
« Au soir du quatrième jour, Fausto Coppi s’est fâché.
Il était seul dans la salle enfumée du petit restaurant attenant à l’hôtel où l’équipe italienne était logée, seul de la squadra. Il était nerveux, mécontent de tout : mécontent de lui, mécontent surtout de Gino Bartali, et il ne l’avait pas envoyé dire à Alfredo Binda :
-Quand est-ce qu’il aura fini de m’épier, hein ? Quand est-ce que je ne sentirai plus dans mon dos ces yeux cruels qui me poignardent ?
Binda n’avait pas répondu. Il s’était contenté d’un timide : -Fausto, tu exagères …
Debout à deux pas de la table de son poulain, Binda rêvait maintenant au quiet foyer milanais où il avait laissé une jeune épouse éplorée, pour se jeter la tête la première dans cette nouvelle aventure…
Il soupira, puis, pour se donner une contenance, esquissa un sourire et interrogea :
-C’est bon, Fausto ?
-Non … et d’abord, j’en ai assez, je m’en vais …
Déjà Coppi était debout. Il avait jeté rageusement sa fourchette dans son assiette de riz, et avant que Binda, interloqué, ne fût revenu de sa surprise, il était sorti…
La nouvelle fit le tour de Roubaix.
-Fausto Coppi est parti en voiture !… Fausto est parti ! … Fausto est …
Parti où ?
-Chut ! Mystère, on ne sait pas ! Fausto Coppi est parti… Fausto Coppi est parti…
Les journalistes bondirent à l’hôtel des Italiens :
-Où est-il ? Que fait-il ? A-t-il abandonné ?
Ça y est ! On avait lâché le grand mot… Maintenant, ils couraient les hôtels, les estaminets, les foyers peut-être -pourquoi pas ?
Á la permanence, le siège était levé.
Au central téléphonique, les confrères italiens se regardèrent consternés :
-Impossible !
Emilio De Martino mordit son crayon. Piero Farné s’agita. Nino Nutrizio, souverain à son habitude, ne consentit pas à se départir de son calme. On courut alerter Giuseppe Ambrosini aux prises avec les robinets de sa baignoire, destinés, l’un et l’autre, à ne laisser couler qu’un maigre filet d’eau froide :
-Incredibile !
Dans le hall du Grand-Hôtel, véritable salle des pas-perdus du Tour de France, Claude Tillet contemplait l’agitation avec une lueur de froide ironie au coin de l’œil.
Le leader de la rubrique cycliste du journal L’Équipe, qui en a vu d’autres depuis un quart de siècle (nous avons débuté si jeunes…) évitait de tomber dans le panneau :
-Ne vous affolez pas, il reviendra…
Et désireux d’échapper au système, il m’offrit aimablement d’imiter Fausto :
-Fuyons ces lieux, Félix ; allons dîner ailleurs…
Tous les ans dans le Tour, c’est une habitude qui nous est chère : nous nous éclipsons, comme ça, de temps en temps, avec Claude, dans le but de dévorer autre chose que le sempiternel colin mayonnaise ou le non moins sempiternel poulet petits pois, et plus encore pour poser nos regards sur autre chose qu’un visage à demi dévoré par le soleil, à moins que ce ne soit pour ne plus entendre parler du Tour…
-Vous connaissez un bistrot ?
C’est rituel. La réponse le fut autant : « Bien sûr ! »
Pardi ! des grands voyageurs qui ne connaîtraient pas un bistrot dans n’importe quel coin de France.
-Vous aimez la matelote d’anguille ? La truite au bleu ? C’est la spécialité …
-Mon Dieu…
-Alors, allons-y !
Deux minutes plus tard, le temps de fréter une voiture, nous roulions en direction de Lille, laissant Roubaix bouillir dans son jus.
-C’est à deux kilomètres mon petit truc, vous verrez, ce n’est pas mal !
Brave Claude, déjà inquiet…
Le patron eut un sourire accueillant. Pastis sur le zinc ? Pourquoi pas … Menu : omelette au fromage, truite au bleu. La servante s’enquit : « Dans la salle du fond, près d’une fenêtre ? »
Va pour la salle du fond !
Mais … mais ce dos rond, derrière le muret, surmonté d’un vivier …. Ce cheveu noir, bas sur la nuque brûlée de soleil, ces pointes d’épaules saillantes sous le lainage … mais c’est…oui, vous avez deviné : Fausto Coppi, moulé de bleu, en short, avec pour compagnon de table, tiens, on vous le donne en mille ? Non, pas Gino Bartali ; non, René de Latour, notre collaborateur…
Le traître ! Compagnon de table de Fausto pendant qu’aux quatre coins de Roubaix, on fouille les restaurants…
-Bonjour, Fausto !
Il s’est levé gentiment, et avec un grand sourire a tendu une bonne main franche :
-Bonjour, monsieur, comment allez-vous ?
Dans l’assiette de Fausto, une anguille au vert ; pas de vin, un grand verre de bière Tuborg, blonde comme une fille du Nord.
-Je vous en prie, Fausto, continuez, ne vous dérangez pas pour nous. Volubile, René de Latour a enchaîné :
-Tu sais, je ne suis pas en service commandé ; j’ai rencontré Fausto dans la rue et il m’a demandé de dîner avec lui.
-Tu connaissais ce bistrot ?
-Non, mais nous avons demandé : il y a de fines gueules dans la région…
Bien sûr, nous avons trinqué. Bien sûr encore, nous avons parlé. De quoi, sinon des préoccupations de Coppi.
Vous savez, quand je le sens dans le peloton, m’épiant, guettant ma défaillance, alors, c’est vrai, j’ai envie de tout jeter par-dessus bord et de me retirer dans ma petite maison de Sestri. Je n’en peux plus, j’en ai par-dessus la tête…
Une heure après, Fausto réintégrait son hôtel.
Binda respirait, Gino se grattait le bout du nez, et nos confrères italiens reprenaient des couleurs.
Le lendemain… »

1952-06-30 - BUT et CLUB - 356 - 01

Pierre Chany présente ainsi l’étape : « Dans l’étape Rouen-Roubaix, « l’enfer du Nord » avait provoqué une bataille échevelée. Entre Roubaix et Namur, nous avons visité « l’envers » du Nord et l’envers vaut l’endroit, croyez-moi ! »
Dès le 4ème kilomètre, le Luxembourgeois Robert Bintz s’est échappé, bientôt rejoint par son compatriote Jean Diederich et Jacques Vivier. Au km 89, le trio de tête possède 5’30’’ d’avance sur Rotta et Van der Stock lancés à ses basques, et près de 19 minutes sur le peloton.

1952-06-30 - BUT et CLUB - 356 - 141952-06-30 - BUT et CLUB - 356 - 15MS N° 316  du 30 juin 1952 08 09 Citadelle de namurMS N° 316  du 30 juin 1952 08 09 Film de l'étape Roubaix namurMS N° 316  du 30 juin 1952 01

Vivier victime d’une crevaison et Bintz d’un bris de roue laissent partir Diederich pour un long raid en solitaire. Á l’arrivée à la citadelle de Namur surplombant la Meuse, « Bim » conserve 5 minutes d’avance et remporte « l’étape belge » comme l’année précédente à Gand.
Le second est … Fausto Coppi qui a lancé sa grande offensive, à 29 kilomètres de l’arrivée, à Arsimont, dans une côte rectiligne au pourcentage moyen. Le campionissimo démarre sèchement et nul ne peut rester dans son sillage, pas même Goldschmidt et Ockers qui l’ont vu s’élancer. Lauredi, aidé par Geminiani et Rémy, fait l’impossible pour limiter les dégâts tandis que Robic et Lucien Lazaridès, à bout de souffle, baissent la tête, ce qui permet à Bartali et Magni de se dégager sur la fin.
Au cours de son action magnifique de pureté athlétique, Coppi a rattrapé puis lâché Bintz, Van der Stock et Rotta. Il prend 2’15’’ à Bartali, 2’21’’à Magni, 4’09’’ à Lauredi, Robic et Antonin Rolland, 11’23’’ à Geminiani, 14’24’’ à Lucien Lazaridès.
Albert Baker d’Isy, dans son analyse, s’intéresse surtout à la lutte pour le maillot jaune :
« Rik Van Steenbergen a été la grande victime de l’effroyable casse-pattes que constituait l’étape franco-belge du Tour : Roubaix-Namur.
Mais, avec lui, les Français déjà handicapés par les crevaisons, souffrirent de cette course harassante qui tient de la musique de jazz, de la peinture réaliste, de tout ce qu’on voudra, mais n’a qu’un rapport lointain avec une course cycliste telle qu’on la comprend de nos jours.
Les Italiens avaient vu juste. En laissant le grand « Rik » s’installer en tête du classement général, dès le premier jour, ils le désignaient comme cible aux Français soucieux de prendre le maillot dans les étapes réputées plates.
Du même coup, le match franco-belge était engagé. Lauredi ayant détrôné « Rik » à Rouen, les Belges lançaient Van der Stock dans la cinquième étape. Ce coureur en bonne posture, puisqu’il n’avait que 3’40’’ de retard au classement général, avait l’avantage de traverser son village. Van der Stock connaissait le parcours et était chaleureusement acclamé durant toute la traversée d’une région où son grand nez est aussi populaire que les plumets blancs du Carnaval de Binche.
Van der Stock ne réussit pas tout à fait son coup. Il ne put rejoindre Diederich qui s’était échappé au début du parcours avec Bintz et Vivier et qui était demeuré seul car il avait accéléré en apprenant le retour du Belge. Si Van der Stock avait rejoint le petit Luxembourgeois, il aurait certainement terminé avec lui et pris le maillot jaune pour rentrer en France.
Mais Diederich a magnifiquement tenu. Comme Molinéris, la veille à Roubaix, il est arrivé seul en haut de la citadelle de Namur. Après avoir eu seize minutes d’avance sur le peloton, il en conservait cinq sur le champion qui s’était détaché : Fausto Coppi.
Les supporters de Van der Stock étaient persuadés qu’il avait le maillot jaune et que celui-ci lui serait remis.
-Alerte ! cria le directeur de la course. En effet, tous comptes faits, le retour de Coppi priva Van der Stock de la seconde place et de la bonification de 30 secondes. Lauredi conservait le maillot jaune pour … une seconde !

1952 - Namur BUT et CLUB - Le TOUR - 19

C’est bien le cas de dire que le maillot symbolique du leader ne tient désormais que … par un fil. Et il est curieux de constater que c’est grâce à Coppi que Lauredi a conservé son bien. Est-il souhaitable qu’il le défende maintenant avec le même acharnement ? En voulant à tout prix conserver la meilleure place du classement individuel, l’équipe de France risque de tout perdre. »
Ce soir, la tension est à son comble au sein de l’équipe de France. Quarante ans plus tard, dans un ouvrage de souvenirs, Geminiani confiait : « Ses tours de cochon, Robiquet, ma claque j’en ai. Mon sang ne fait qu’un tour, j’entre dans sa piaule. Il est dans la salle de bains, j’y fonce en l’enguirlandant des plus jolis noms d’oiseau. Il regimbe, alors je l’argougne par les épaules et te lui fous la tête dans la flotte jusqu’à ce qu’il demande grâce. « Ta sale mentalité, j’m’en souviendrai », je lui balance simplement en claquant la porte. » Bonjour l’ambiance !
Edouard Fachleitner, deuxième du Tour 1947 derrière Robic, terrassé par la chaleur accablante, considère qu’il est temps pour lui, à 31 ans, de mettre un terme à sa carrière de coureur cycliste.

1952  Namur- BUT et CLUB - Le TOUR - 18

Quant à Rik Van Steenbergen, premier maillot jaune du Tour, arrivé hors des délais, il bénéficie de la mansuétude des commissaires qui le repêchent.
Dans le Miroir des Sports, Gaston Bénac livre son point de vue :
« J’en reviens vite à l’effroyable étape d’hier qui a fait tant de dégâts et placé en même temps à leurs véritables places les trois campionissimi italiens qui, semblant sortir d’une boîte, firent une fin de course étourdissante. Je revois encore les trois maillots verts passant la ligne d’arrivée à quelques secondes d’intervalle. Seul, le solide et vaillant Van der Stock s’intercalait entre Fausto et Gino, ce qui permettait aux plus enthousiastes de s’exclamer : -Le vainqueur du Tour, il ne faut pas aller le chercher ailleurs.
Ceux qui virent avec quelle autorité, quelle aisance, après avoir longtemps bataillé, Coppi se détacha du peloton, à 28 kilomètres de l’arrivée, dans la côte d’Arsimont, n’ont pu s’empêcher de crier leur admiration.
Cette dure étape sonna le réveil des vieilles gloires, des grands spécialistes du Tour, de ce vaillant petit Luxembourgeois Diederich qui était parti à la recherche de son camarade Bintz, échappé dès le départ, et qui termina seul après un long et magnifique effort de Goldschmidt, d’Ockers, de Van Est, sans parler des trois campionissimi.
Hélas ! les deux premiers Français sont dans les neuvièmes ex aequo, à près de dix minutes du vainqueur, et ces deux Français sont, avec le petit Dotto, qui a tenu remarquablement aujourd’hui, nos seules cartes maintenant, car ils sont fort bien tous les trois. Il s’agit de Nello Lauredi qui conserve le maillot jaune avec une toute petite seconde d’avance, Jean Robic qui, s’il flancha légèrement, fit une course très courageuse, et du jeune méridional Dotto, qui est peut-être un des plus sûrs espoirs des Tricolores. Par contre, Geminiani a virtuellement perdu le Tour de France dans l’étape d’hier. »

1952 - Coppi Namur BUT et CLUB - Le TOUR - 17

Une Equipe Roubaix-Namur

Dans le même magazine, un confrère de Gaston Bénac s’extasie sur Fausto Coppi :
« … L’aisance de Coppi, cette « touche » aérienne qui caractérise son coup de pédale, n’est qu’un don de la nature et sa morphologie se prête par ailleurs admirablement à cette beauté de l’effort que lui reconnaissent tous les suiveurs et les compétences du cyclisme international.
Il n’en tire aucune gloire, pas la moindre vanité et hausse les épaules gentiment lorsque les compliments l’atteignent : « Que voulez-vous que j’y fasse, semble-t-il dire, je suis né comme ça ? »
Par contre, et c’est bien ce que nous tenons à faire remarquer, les résultats de Fausto Coppi dans une course à étapes proviennent également, et surtout, du degré élevé de la science de la préparation et du comportement en course qu’il possède.
Toujours merveilleusement bien placé pour répondre aux à-coups qui se produisent en tête du peloton, Coppi se laisse rarement surprendre par un démarrage. Dans un lot important de concurrents, il repère constamment ceux qui l’intéressent et s’il n’entend pas être plus fort à lui seul que tout un peloton réuni, il sait magnifiquement doser ses efforts.
Tout, dans sa manière d’opérer, de tenir son guidon, de démarrer, sans jamais trop puiser dans ses réserves d’énergie, d’éviter le petit geste inutile mais qui à la longue fatigue, atteint la perfection.
Il est l’homme qu’on peut montrer du doigt en disant aux néophytes du Tour : « Voilà ce qu’il faut faire. Imitez-le et vous serez certains de ne jamais vous tromper. »
Mais c’est surtout à l’étape que Fausto Coppi prouve à quel point il connaît son métier. Il récupère au maximum des fatigues accumulées en course. Il ignore la station debout et les suiveurs du Tour qui lui rendent quotidiennement visite, officiels, journalistes ou radioreporters, peuvent en témoigner : Coppi est « l’homme allongé » par excellence … Il prend de ses jambes un soin jaloux, ne les confiant qu’en des masseurs en qui il a la plus entière confiance. Il fait taire sa faim, sa soif ou son désir de s’offrir des aliments qui lui plaisent, mais qui peuvent détruire l’harmonie physique d’un athlète… »
Vous allez sourire quand vous saurez que l’auteur de cette chronique élogieuse est René de Latour, celui-là même qui, la veille au soir, partageait avec Fausto une anguille au vert dans un estaminet de Lille !

MIROIR DU TOUR 1952 18 Etape 6 Namur - Metz Magni

Comme à son habitude, Pierre Chany résume avec talent la sixième étape entre Namur et Metz :
« Jusqu’à Longwy, l’étape des Ardennes avait été calme. La chaleur tombait comme une coulée de plomb sur une route en montagnes russes. Et les coureurs tuaient le temps en chassant … la canette.
Ne dit-on pas qu’un certain Bordelais ingurgita dans un après-midi … quarante-deux bouteilles de bière ! Bref, à soixante kilomètres de Metz, le retard du peloton atteignait quarante minutes.
Les seules victimes de cette croisière au soleil avaient été Van Steenbergen (mal remis d’une insolation … et d’une défaillance), Berton, Dolhats, Dupont, arrivés au bout de leur rouleau, et Blomme trop prodigue de ses efforts au cours des premières journées.
Soixante-sept kilomètres restaient à couvrir … ce fut alors que Magni, le torse moulé dans le maillot de champion d’Italie, surgit. Il répondait à une timide attaque du Nord-Africain Ahmed Kebaïli. Derrière Fiorenzo, Coppi freinait les Français et plus particulièrement Nello Lauredi. Car les autres paraissaient assez … assez… effacés.

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Magni resté seul, entama alors une de ces chasses où il excelle. Aucun obstacle ne ralentissait son action, ni les côtes, ni les virages, pas même les ouvriers italiens nombreux dans cette région industrielle qui se jetaient littéralement sous ses roues ! les minutes s’ajoutèrent aux minutes, et à l’arrivée, 7’49’’ le séparaient de Lauredi. Ainsi, le maillot jaune, après quarante-huit heures de villégiature chez les « tricolores », passait à la squadra !
Après cette étape, encore très défavorable à l’équipe de France, Lauredi dissimulait difficilement sa rancœur : -Lorsque Magni s’est enfui, seul Lucien Teisseire m’a soutenu. Les autres équipiers ne sont jamais passés en tête. Courir le Tour dans ces conditions … Nello n’acheva pas sa phrase, mais il nous était facile de deviner la suite. »
Cette fois, Van Steenbergen, exténué, à la dérive dès le début de l’étape, a définitivement renoncé à poursuivre l’aventure.

1952  abandon Van Steenbergen- BUT et CLUB - Le TOUR - 20

Je ne sais si le Bordelais amateur de bière était Albert Dolhats dit Bébert les gros mollets, d’autant qu’il était plutôt originaire de Bayonne, mais je ne résiste pas à vous raconter une autre anecdote le concernant qui se situe la même année lors de la 6ème étape du Tour d’Algérie entre Sidi Bel Abbès et Mostaganem. Se rendant au départ, accompagné de son directeur sportif, Julien Vasquez, bon coursier de l’époque, découvre Albert Dolhats, assis sur les marches d’un escalier, avec gourde de vin, boudin, saucisson et jambon de la ferme familiale. Devant cette scène, le directeur sportif confie à son protégé : « tu vois celui-là, il ne faudra pas le chercher à l’arrivée ! ».
Suite à une journée d’enfer, chaleur torride avec vent debout à décorner les bœufs, Julien Vasquez qui a explosé en cours de route, termine à vingt minutes des premiers. En allant aux camions qui ramènent les coureurs aux hôtels, Julien aperçoit Dolhats avec des fleurs. Surpris, il lui demande : « mais où as-tu eu ces fleurs toi ? » Et Bébert les gros mollets, de sa voix douce et tranquille accompagné de son air débonnaire, lui répond : « ici quand tu gagnes une étape, on te donne des fleurs ! »

Une Equipe Namur-Metz

Une précision à propos de la Une du quotidien L’Équipe : « Magni reprend à Metz le maillot (jaune) abandonné à Saint-Gaudens ». Le journaliste n’a nullement abusé sur la bière Champigneulles ou la liqueur de mirabelle lorraine, mais fait référence aux incidents qui s’étaient produits dans le col d’Aspin lors du Tour 1950***. Quelques énergumènes avaient manifesté leur hostilité à l’égard notamment de Bartali. Celui-ci, ne se sentant pas en sécurité, avait alors exigé que toute l’équipe italienne quittât la course au soir de l’arrivée dans la capitale du Comminges, alors même que Fiorenzo Magni venait d’endosser le maillot jaune.
Sur le Tour 1952, le septième jour, ce doit être l’heure de vérité avec une étape contre la montre de 60 kilomètres 100% lorraine entre Metz et Nancy, pas faite pour les quiches.
Gaston Bénac « estime que cette fameuse étape contre la montre qui était si redoutée de la plupart des coureurs, s’est terminée par un véritable match nul. Et cela du fait des circonstances atmosphériques qui avaient grandement varié de 10 heures du matin à 15 heures de l’après-midi. Les petits en bénéficièrent, les gros en pâtirent, et cela se passa comme l’apprend l’Évangile.
Mais, sur le plan sportif, cette journée fut loin de donner satisfaction à tout le monde. Fausto Coppi, qui voulait accomplir une grande performance, gagnait petitement en raison de deux crevaisons qui lui firent perdre environ une minute. Il montra néanmoins sa supériorité, mais son coup de pédale ne fut pas celui du grand maître que nous admirons.

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Sur cette distance, un peu courte à mon sens, les spécialistes n’ont pu se détacher et la plupart terminèrent dans un mouchoir. Ainsi, pour la première fois, une étape contre la montre ne nous aura rien appris. »

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Pour Pierre Chany, Coppi n’a pas trop forcé sur la trotteuse :
« Les écarts ne sont pas considérables. Decock, deuxième, a fait la performance qu’on pouvait attendre de ce rouleur énergique. Par contre, nul ne comptait sur le Parisien Armand Papazian pour fournir un brillant troisième. Il n’est pas prématuré de saluer ce gars modeste qui, malgré son effacement au classement général, se met en relief avec panache.
Nello Lauredi, à 1’23’’ de Coppi, prouve en reprenant le maillot jaune à Magni qu’il bat de 22 secondes, que sa place de leader tricolore ne devrait plus être discutée au sein de l’équipe où Robic se laisse encore grignoter quatre minutes, tandis que Geminiani, victime d’un coup de pompe passager, concède lui aussi un peu de terrain. Dotto a roulé à sa main, mais le cas de Lucien Lazaridès, le cinquième leader possible de l’équipe de France, est déjà plus inquiétant.

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Une Equipe Metz-Nancy

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Les commentateurs sont unanimes pour déclarer qu’il s’agit d’un des Tours les plus difficiles depuis la guerre, ainsi Pierre Chany : « Á la chaleur qui sévit depuis le départ, il faut ajouter les difficultés offertes par des parcours, différents dans leurs aspects, mais toujours déprimants. Dans l’Ouest, c’étaient de petites côtes du genre « casse-pattes » qui se succédaient à un rythme endiablé ; dans le Nord, les pavés de « l’enfer », et maintenant les cols vosgiens. »
Au cours de la huitième étape Nancy-Mulhouse (252 km), les coureurs ont tout « loisir » de scruter la « ligne bleue des Vosges », pas moins de sept cols : Grosse-Pierre, Oderen, Bussang, Ballon d’Alsace, Hundsrück, Amic, Herrenfluch.
« Par la route des Vosges et la plaine d’Alsace -transformée en poêle à frire par le soleil- nous avons assisté à une offensive solitaire de Geminiani assez décevant les jours précédents.
Dès l’attaque lancée dans le col d’Oderen, à 123 km de l’arrivée, alors que l’Espagnol José Perez caracolait sans conviction seul devant le peloton, celui-ci rattrapé par l’Auvergnat dans la rapide et dangereuse descente du col de Bussang, devait crever et disparaître par la suite.
La grande surprise nous vint des Italiens. En effet, Coppi et ses équipiers se gardèrent bien d’entamer la poursuite derrière le tricolore. Ils parurent ne pas s’intéresser à cette fugue, l’accepter en quelque sorte. Les « gregarii » continuèrent à rouler au petit trot, permettant ainsi à Gem d’accumuler des minutes d’avance. Seul, Bartali ne paraissait pas satisfait par le curieux comportement de ses compatriotes.

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Á cinquante kilomètres du but, au sommet du col Amic, Geminiani précédait le peloton, très amenuisé par les cols précédents, de huit minutes. Il devint alors évident que nous assistions, en définitive, à une nouvelle phase de la guerre des nerfs qui oppose toujours Gino et Fausto, ce dernier persuadé que la victoire ne lui échappera pas, tandis que Gino ne terminera pas deuxième, en revanche il admettrait volontiers que cette place fût occupée par Geminiani, son équipier de marque chez la Bianchi.
Ceci explique cela …

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Á l’arrivée, l’avance de Geminiani n’était plus que de 5’19’’. Magni, très réservé durant la majeure partie du parcours, était responsable de ce retour tardif. Après avoir réussi à isoler une fois encore Lauredi, il manœuvrait habilement pour lui reprendre le maillot jaune. L’Italien, sachant qu’une bonification de trente secondes récompense le second au classement de chaque étape, mit tout en œuvre afin d’atteindre cet objectif en réglant Ockers de deux longueurs. Le maillot baladeur revenait sur ses épaules… »
Parmi les autres faits marquants de l’étape, il faut noter les chutes très nombreuses dues autant à l’état de la route qu’à la fatigue générale des coureurs, qui éliminèrent ou retardèrent Bartali, Dotto, Van Est, Van der Stock.
On recense aussi les abandons de Moineau, Meunier, Sciardis, Dussault (grave chute dans le Ballon d’Alsace), Van der Stock, Van Kerkhove et Dominique Canavèse.

Une Equipe Nancy Mulhouse

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La 9ème étape convie les rescapés à franchir la frontière suisse, patrie des deux précédents vainqueurs du Tour, Ferdi Kubler et Hugo Koblet, absents cette année.
Ce sont 8 coureurs qui se présentent sur la cendrée du stade de la Pontaise à Lausanne : le tricolore Raoul Rémy, le régional Marinelli, le Nord-africain Kebaïli, les Hollandais Nolten et Roks, le Belge De Hertog, l’Italien Carrea et le Suisse Diggelmann.

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« Ils ressemblaient à des plâtriers » C’est en ces termes qu’un suiveur, lui-même recouvert d’une poussière blanche et poudreuse, décrivait les huit fugitifs qui venaient de dévaler l’étroite et dangereuse descente de Mollenbruz qui provoqua de nombreuses crevaisons parmi les poursuivants. Dans le groupe des échappés, se trouvait le Piémontais Carrea, l’un des plus fidèles domestiques de Coppi. Il suivait sans but, ne cherchant pas à favoriser l’échappée dans laquelle il se trouvait uniquement parce que Fausto lui avait demandé de « contrôler » les autres. »
Au sprint, c’est le « local » Walter Diggelmann qui l’emporte à la grande satisfaction du public helvète. Âgé de 37 ans, on relève à son palmarès deux succès dans les 6 Jours de Chicago 1948 et les 6 Jours de New York 1949 (avec Koblet).

MIROIR DU TOUR 1952 25 Etape 9 Mulhouse - LausanneMIROIR DU TOUR 1952 24 Etape 9 Mulhouse - Lausanne Diggelmann Carrea

Une Equipe Mulhouse-Lausanne

Le peloton arrive avec plus de 9 minutes de retard, ainsi Andrea Carrea, le gregario fidèle de Coppi endosse à son corps défendant le maillot jaune de son équipier Magni. Une sorte de crime de lèse-majesté ! « « Sandrino » (c’est son surnom ndlr) était monté sur le podium comme à l’échafaud, et c’est en larmes, qu’il avait passé sa tête dans le col aux revers pointus. C’est Coppi en personne, de qui il se sentait coupable de voler la lumière, qui avait dû le consoler, essuyant d’un revers de gant les perles rapides qui dévalaient cette face burinée. »
Felix Lévitan raconte à ce sujet : « Resté seul dans sa chambre, Carrea a pleuré. Il l’a avoué à Fausto Coppi, le lendemain matin, au moment de quitter Lausanne où, la veille, il avait reçu le maillot jaune.
-Pourquoi as-tu pleuré ?
-Je ne sais pas, Fausto ; tout ça, tu comprends, c’était trop beau pour moi un pauvre garçon comme moi maillot jaune du Tour, tu comprends Fausto ?
Le campionissimo nous a confié la scène à l’Alpe d’Huez, et non sans émotion. La joie enfantine de Carrea s’exprimant jusqu’aux larmes l’avait bouleversé.
-C’est un bien dur métier que le nôtre, avec des exigences terribles, des sacrifices douloureux. Carrea m’a tout donné. Moi, en contrepartie, je ne lui ai offert que de l’argent ! Une misère… Je sais bien que s’il n’était pas mon équipier, Carrea gagnerait beaucoup moins d’argent, et que, tout compte fait, il est heureux d’un sort que nombre de ses camarades lui envient ; mais je juge personnellement, ne pas lui accorder ce à quoi il a droit : un peu de griserie du triomphe ! J’avais un moyen de régler ma dette en partie : c’était de le laisser jouir durant plusieurs étapes du port du maillot… »
Dans son éditorial, Jacques Goddet, lyrique comme à son habitude, nous livre un cours de philosophie en rendant hommage à Carrea et en même temps à tous les pédaleurs de l’ombre : « Équipier, c’est un métier. Pour certains, c’est même un sacerdoce. On se résout peut-être à un statut de domestique par raison, en prenant acte de ses limites. Mais on ne devient pas un serviteur précieux sans se nourrir de la noblesse de la tâche, du sens de la loyauté. Il faut avoir l’âme bien plantée pour accepter comme idéal un boulot qui vous oblige à user dans le labeur anonyme le surplus de forces qui fait les vainqueurs et pour s’abstenir de toute espérance à la porte du paradis des cyclistes. »
« Á Lausanne, Vittorio Varale, le sévère critique aux cheveux blancs de « La Stampa » de Turin suffoquait de colère : -on n’a pas le droit de se moquer du Tour de France comme ça… C’est une mauvaise plaisanterie. Le maillot jaune, c’est une chose sacrée et les coureurs doivent le respecter. Carrea leader ? Ah ! non, non, pas Carrea… Il n’en est pas digne… C’est un bon coureur, ce n’est pas un maillot jaune ! »
Pauvre Carrea ! Tout va « s’arranger » grâce à (ou à cause de) Robic !

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La 10ème étape propose une nouveauté : l’arrivée, pour la première fois, au sommet de l’Alpe d’Huez, jeune station de sports d’hiver en pleine expansion. Les coureurs sont-ils effrayés, les 251 kilomètres parcourus jusqu’à Bourg d’Oisans, au pied de l’ascension, sont insipides. Cette journée se traduit par 15 kilomètres de course en côte et ne milite donc pas en faveur des arrivées au sommet.

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Dès les premiers lacets, Robic attaque sèchement. Il est pris en chasse par Fausto Coppi qui le rejoint au bout de quelques kilomètres. Les deux champions montent un moment ensemble puis, à 6 kilomètres du sommet, Coppi s’envole irrésistiblement, sans porter d’attaque, sans se mettre jamais en danseuse. Jacques Goddet, égal à lui-même, se souvient « avoir vu l’aigle italien darder son regard vers la vallée lointaine ».
Fausto l’emporte avec 1’20’’ sur le Français. Derrière, le Belge Stan Ockers, l’Espagnol Gelabert, le tricolore Jean Dotto et le « gregario d’or » Carrea limitent les dégâts et terminent dans cet ordre à 3’30’’. Pour 5 petites secondes, Andrea Carrea est heureux et soulagé de céder le paletot jaune à son leader Fausto Coppi. Fiorenzo Magni complète le podium et Gino Bartali, en embuscade, est septième. Les Italiens ont pris les commandes du Tour.
Le lendemain, jour de repos dans la station iséroise, les organisateurs du Tour décident de revaloriser le prix attribué au deuxième du classement général, afin de motiver les adversaires de Coppi qui semble déjà imbattable.

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MS N°317 du 7 juillet 1952 07 Repos à l'Alpe d'Huez

Á mi-Tour, au soir de l’arrivée à Sestrières, Albert Baker d’Isy brosse déjà un bilan presque définitif :
« Fausto Coppi a gagné le Tour de France en quatre étapes : à Namur où il termina second, à Nancy où la course contre la montre lui permit de se rapprocher, à l’Alpe d’Huez qui le vit prendre le maillot jaune après onze kilomètres seulement d’ascension, à Sestrières enfin où il a obtenu une victoire précieuse et fantastique. Ne compte-t-il pas maintenant tout près de 20 minutes sur le second qui est un nouveau venu, peut-être futur vainqueur du Tour de France, le Belge Alex Close, grande révélation du Tour 1952, puisqu’il avait brillé dans celui d’Italie où il s’était déjà envolé, et de Suisse où il avait confirmé sa valeur avant que le comité de sélection belge se décide à faire appel à lui.

Miroir du Tour 1952 31 Etape 11 Bourg d'Oisans - Sestrières Coppi

Coppi qui avait ce matin 5 secondes d’avance sur son fidèle Carrea a maintenant 20 minutes d’avance sur le jeune Close.
Toute l’histoire de ce jour tient dans le rapprochement de ces deux écarts. Ils disent la supériorité du campionissimo, le déclin de son prédécesseur Gino Bartali, la poussée des jeunes aussi sensible en Belgique qu’en France. Et ils soulignent aussi les erreurs des organisateurs qui ont fait un Tour trop dur et trop favorable à Coppi, en ce sens que son avance se trouve gonflée au maximum, erreurs aussi des sélectionneurs qui, en Belgique, ont tardé à faire appel à Close, et en France, ne se sont pas décidés à introduire Le Guilly dans l’équipe tricolore.
Car le petit Le Guilly fut le héros de l’ascension du Galibier.

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MS N°317 du 7 juillet 1952 12  Trophée Saint raphaêl Quinquina - Meilleur grimpeur - Coppi Col de la Croix de Fer

Après le col de la Croix de Fer, qui l’avait vu se bien comporter derrière un Coppi décidé à ne laisser passer aucune bonification, le jeune soldat breton lança son attaque dans le bas du Télégraphe à la poursuite d’un Zelasco qui avait attaqué sur le plat.
C’était beaucoup trop tôt et à 4 km 900 du sommet, Le Guilly ne put résister au retour d’un Coppi qui n’avait démarré qu’après Valloires, à 9 km exactement du haut du col. Pourtant Le Guilly aurait franchi bon second le tunnel sous la montagne à l’altitude 2 557m si une malencontreuse crevaison n’était venue le retarder sur la fin de la montée. Il ne fut que troisième derrière Bernardo Ruiz après avoir perdu une minute et demie pour réparer.

Miroir du Tour 1952 33 Coppi Prélude au coup de grâce - Copie

MS N°317 du 7 juillet 1952 08 09 Etape Bourg d'Oisans - Sestrières - le Guilly & Coppi dans galibier

Le fait d’avoir tenu tête à Coppi, de l’avoir obligé à démarrer pour lâcher Geminiani, Ruiz, Bartali, Ockers et Gelabert plus tôt qu’il ne voulait le faire sans doute, suffit à montrer les qualités de coureur du Tour de France que possède Le Guilly.
Pourtant son exploit de grimpeur n’aurait pas eu la même valeur s’il s’était effondré par la suite, s’il n’avait pas tenu dans les dernières côtes. On put croire un moment que c’est ce qui allait se produire, et dans le Mont-Genèvre, Le Guilly fut distancé par Bartali, que les acclamations de la foule rajeunissaient de dix ans.
Ce fut donc une heureuse surprise de voir le petit Lorientais repasser Close et Bartali, gagner encore une place sur Robic et terminer quatrième, à 10 minutes certes de Coppi, mais quatrième et premier Français. Pourtant c’est à une part de chance que Le Guilly doit d’avoir surpassé Robic. Celui-ci fit preuve d’une ténacité extraordinaire qui lui permit de se trouver en deuxième position, à 4’30’’ seulement de Coppi, en bas de la dernière côte de 11 km qui précédait l’arrivée à Sestrières. Il aurait conservé cette place, peut-être même se serait-il rapproché de Coppi, et de toute façon, il aurait amélioré considérablement sa position au classement général. Le sort, et un boyau à plat qu’il dut regonfler six fois, ne l’ont pas voulu.
Robic a montré qu’il était le meilleur grimpeur de l’équipe de France, le seul qui puisse lutter pour la deuxième place, seul but maintenant pour les adversaires de Coppi.

MS N°317 du 7 juillet 1952 16 Robic - Télégraphe

Le tempérament combatif des deux Bretons dont l’un a attaqué le premier, tandis que l’autre revenait très fort, nous fait regretter le calme exagéré qui frise la génération de Jean Dotto et de Lucien Lazaridès. Ce dernier sans doute se dévoua pour Lauredi, mais Dotto ne pouvait-il tenter sa chance avec plus d’ardeur ? On croirait que la forte chaleur du début de ce Tour a complètement endormi les méridionaux à moins qu’ils ne préparent un grand coup pour Monaco et le Ventoux.
La faiblesse du reste de l’équipe de France, et Geminiani très irrégulier excepté, est navrante. Par contre, les « gregarii » italiens que l’on avait plaisantés, ont fait une intelligente course d’équipe derrière les deux campionissimi et le tandem Magni-Carrea moins à son aise dans les grands cols que dans les moyens.
Un temps splendide a favorisé cette grande étape des Alpes. Et les champs enneigés étaient le cadre grandiose qu’il fallait pour un Coppi, aigle déployant ses ailes, demi-dieu que la foule porte de tout son cœur vers une nouvelle victoire dans le Tour de France. »

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C’est ce que traduit la splendide photographie, presque émouvante, parue dans le numéro spécial d’après-Tour du Miroir des Sports. Coppi, aérien, impressionnant d’aisance, n’apparaît pas écrasé par le paysage grandiose du Galibier. Et que dire des encouragements respectueux et admiratifs d’une famille, en particulier le sourire épanoui de la petite fille auquel Fausto, majestueux, répond presque.

MS N°317 du 7 juillet 1952 01 Coppi - Galibier

Pour Gaston Bénac, « On n’arrête pas la marche d’un astre.
Nous venons de vivre une grande étape dans un admirable décor de montagne, tapissé de glaciers, devant des foules fantastiques des deux côtés de la frontière. L’intensité du sport fut proportionnée au paysage : elle fut violente, impitoyable. Je crois qu’il est difficile d’assister à un spectacle à la fois plus beau et plus émouvant.
Naturellement, le Tour de France devient la marche triomphale de Fausto Coppi vers Paris, avec accompagnement de ses fidèles lieutenants et soldats. Plus qu’on ne pouvait le prévoir, la domination de Fausto le Grand est complète et, en même temps, destructive. Car elle diminue les performances des autres Et pourtant, Coppi ne voulait pas en arriver là. Mais comment brider son tempérament, quand on est un super champion en grande forme, amoureux de la gloire ?
Par deux fois, Coppi attaqua. Á fond tout d’abord, à cinq kilomètres du sommet de la Croix de Fer, et il s’en fut tout seul. Son avance n’était pas suffisante, avec trente kilomètres d’une descente dans laquelle Fausto ne voulait prendre aucun risque. Il attendit les lacets du Galibier pour démarrer, rejoignait Le Guilly, le passait, et s’en allait seul vers les sommets, vers la victoire à Sestrières.

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Une L'equipe Alpe d'Huez

Les Français, il faut le reconnaître, ont tout fait pour ne laisser nul répit au campionissimo. Hélas ! tout s’est brisé sur la classe, la solidité, la souplesse de cet être exceptionnel. On a tout dit sur ce coureur qui a atteint sa meilleure forme dans sa maturité. Et je répète que, en quarante ans de carrière, je n’ai pas connu son égal. Il domine l’histoire du cyclisme européen de si loin qu’il est impossible de ne pas s’incliner et se répéter. On chercherait en vain un défaut à Coppi, coureur hors-série, parfaitement organisé, solide, appliqué, faisant son métier avec une conscience professionnelle parfaite.
Il est entendu que Fausto Coppi a gagné un Tour de France dans lequel il n’a rencontré aucun homme de grande classe, il faut l’avouer aujourd’hui. Si l’aigle tourne autour des oisillons, c’est que ces derniers n’ont pas de très grandes ailes. Mais où est l’équipe de France ?
Ne la condamnons pas trop. Elle a fait ce qu’elle a pu, mais il faut le reconnaître, ses possibilités n’étaient pas bien grandes. Les deux hommes qui ont osé attaquer Coppi sont deux grimpeurs : le vétéran Robic et le jeune Le Guilly qui ne fut pas admis dans l’équipe nationale. Or, s’ils sont battus tous deux, ils ont attaqué et ils se sont inclinés. Et de la même façon tous deux, avec beaucoup d’audace, avec beaucoup de crânerie. Samedi, c’est Robic qui déclencha la bataille au bas de l’Alpe d’Huez. Hier, c’est Le Guilly qui, dès les premières rampes du col du Télégraphe, démarra et pris le large. Dans les deux cas, Fausto prit le point de mire et porta l’estocade à ses rivaux groupés autour de lui, en attendant plus longtemps dans le Galibier.
Les deux petits grimpeurs français partirent trop tôt les deux fois, Le Guilly surtout. Il devrait pourtant se souvenir qu’il réussit dans le « Dauphiné » en partant près de l’arrivée. Mais quel magnifique petit coureur, d’une souplesse féline, léger, aérien et tenace. C’est bien la révélation que nous attendions, ayant fortement engagé le petit Breton à courir dans n’importe quelle équipe.
Robic effectua dans le Mont Genèvre et le col de Sestrières, un retour foudroyant qui surprit les suiveurs, l’ayant laissé assez loin en arrière.
L’énorme foule italienne, massée sur plusieurs rangées dans les dix derniers kilomètres, lui fit un accueil enthousiaste au moment où il crevait, ne trouvant pas une voiture de l’équipe de France à ses côtés, il perdait un temps précieux et le bénéfice de la lutte qu’il venait d’engager avec Coppi.

1952-07-07 - BUT-CLUB 358 - 39th Tour de France - 030AUne L'Equipe Alpe d'Huez-Sestrières

Alex Close, le remplaçant, devient second du classement général, alors que les sélectionneurs ne voulaient pas de lui. Quelle belle leçon donne le petit Wallon à ces derniers ! Ockers est toujours solide et bien placé, tandis que Bernardo Ruiz, qui se trouve à son affaire dans la montagne, remonte au classement, et que Magni et Carrea, perdant de précieuses minutes, et cela en revenant à leurs véritables places, car ils n’ont ni l’un ni l’autre la prétention de passer pour des grimpeurs.
Bartali, lui, se ressentit, sur la fin de ses deux chutes de samedi, alors qu’il était bien placé dans le Galibier.
Parmi les jeunes, le petit Azuréen Bertaina, un gosse du club de Saint-Paul-de-Vence, bien sympathique, fait jeu égal avec l’autre Azuréen de l’équipe de France, Dotto. Voici les jeunes éléments à suivre … »
Max Favalelli nous initie à une nouvelle science, la Pédalologie :
« Le style, c’est l’homme. Rien n’est plus vrai en matière de cyclisme et l’on pourrait compléter le premier aphorisme par celui-ci : « Montre comment tu pédales, je te dirai qui tu es. »
Il est incontestable que l’individu, même le plus habile à masquer sa personnalité, se trahit par
son écriture, sa manière de se vêtir, son rire et sa démarche. Il convient d’y ajouter, pour les champions cyclistes, l’allure adoptée sur un vélo et, de même qu’il existe des graphologues, on imagine fort bien un « pédalologue » qui ferait des études de caractères uniquement en suivant le Tour de France.
Je m’amuse très souvent à observer justement les membres d’un peloton lorsque celui-ci ou bien est lancé à vive allure dans une chasse effrénée ou bien musarde le long des routes pendant la trêve méridienne des étapes les plus calmes.
Et voici quelques-unes des notes que j’ai couchées sur mon carnet, en évitant de choisir celles qui pourraient causer quelque déplaisir à leurs victimes. Car, ne nous dissimulons pas, il est des coups de pédale d’une bêtise crasse et des façons de freiner qui ne flattent guère le sens artistique de leurs auteurs. Glissons…
FAUSTO COPPI. Voila un type pas ordinaire. Si vous le rencontrez dans la rue avec ses épaules étroites, son buste d’oiseau, son bréchet proéminent, ses jambes trop longues, vous vous dites : « Pauvre gars, ça tient à peine debout. »
Après quoi, vous posez ce même souffreteux sur la selle d’une bicyclette et vous obtenez le couple homme-machine le plus harmonieux, en même temps que le plus efficace du monde entier.
Le premier mot qui vient à l’esprit de qui assiste à l’action de Coppi est celui d’aisance. Fausto vous donne cette admirable sensation que ne vous communiquent que les seuls artistes, à savoir que tout est possible, que le miracle est quotidien. Il possède le comble de la virtuosité, puisqu’il parvient à rendre celle-ci invisible.
Si vous vous étiez trouvé vendredi sur les pentes abruptes qui conduisent à l’Alpe d’Huez et que vous ayiez vu passer Coppi, bien droit sur son vélo, les mains en haut du guidon, vous auriez pu vous dire : « Tiens, mais on m’a raconté des histoires, la route est parfaitement plate. » Puis vous auriez enfourché votre bicyclette et, au bout de dix mètres, vous auriez été réduit à l’état de soufflet de forge.
Je m’excuse de prononcer un bien gros mot, mais Coppi jouit du privilège des poètes, de ceux qui ont en dépôt au fond d’eux-mêmes des dons innés qui leur rendent facile ce que les autres hommes ne peuvent réaliser qu’à force d’application et de patience.
Lorsque des admirateurs, emportés par un enthousiasme excessif, lui administrent des compliments hors de raison, Fausto, qui est d’une simplicité totale, s’excuse : « Mais ce que je fais, c’est tout naturel. »
Le terme est exact et il permet d’ailleurs à mon ami Jean Eskenazi qui lit ce que j’écris par-dessus mon épaule, de me lancer ce trait : -Ses adversaires sont pleinement de ton avis et ils trouvent Coppi si naturel qu’ils ne manquent jamais de dire à son propos : « Chassez le naturel, il s’enfuit au galop. »
GINO BARTALI. Dès le premier coup de pédale, vous vous apercevez que c’est un tout autre tempérament. La cadence est mesurée au millimètre et il y a dans l’arrondi des jambes quelque chose d’avaricieux qu’on doit lui expliquer, je le juge, une ascendance d’origine terrienne.
Gino incline les observateurs à le soupçonner d’économie. Dans le sens le plus noble. En réalité, tout un édifice commercial et financier a effectivement pour assises ses deux maigres mollets, ses deux jambes légèrement cintrées. Sur cet ensemble couturier-jumeaux-jarrets reposent la firme Bartali, les bureaux Bartali, les dépôts Bartali, les magasins Bartali, les actions Bartali. Que Bartali ait une crampe, que l’un de ses muscles se noue et plusieurs centaines d’employés en ressentent les conséquences. Mais maintenant, le « vecchio » a consolidé suffisamment son entreprise pour ne plus redouter ce mal inguérissable qui se glisse peu à peu dans ses jarrets : la vieillesse.
JEAN ROBIC. Celui-là, avec ses courroies dressées ainsi que des ergots au talon, sa grosse tête hérissée de la crête en cuir de son casque, c’est le coq rageur, le petit qui n’a pas peur des gros. En le regardant pédaler par saccades sèches, secouant son vélo à la façon d’un balancier et passant son derrière pointu sur sa selle, avec un mouvement de gomme à effacer, on perce à jour son vrai caractère.
Robic est un hargneux, peut-être, mais un hargneux qui a une personnalité dominée par l’orgueil et la fierté. C’est le genre de ces petits types auxquels il suffit de dire « chiche » que vous ne montez pas à l’Alpe d’Huez aussi vite que Coppi » pour qu’ils fassent bouffer les plumes de leur jabot et redressent le bec.
Je ne veux pas prolonger cette galerie de portraits, mais vous pouvez, si vous en avez le goût, vous initier à l’art de la « pédalologie ». Avec un peu d’entraînement, un peloton devient aussi lisible qu’une page d’écriture, aussi facile à déchiffrer que le plus simple des rébus. »

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7 juillet, 12ème étape, départ de Sestrières, c’est la descente vers la Méditerranée, si l’on peut dire, car les cols de Tende, de Brouis et la Turbie sont au menu.

Miroir du Tour 1952 36 Etape 12 Sestrières - Monaco Nolten

Son Altesse Sérénissime le prince Rainier III offre une prime de 100 000 francs au vainqueur à Monaco, cela ne motive pas plus que cela les 88 rescapés qui parcourent les 150 premiers kilomètres à allure modérée.
Sous l’action de Robic et Ockers, le peloton se disloque dans l’ascension du col de Tende. Au sommet, Robic devance Coppi d’une demi-roue. Suivent dans le même temps, Ockers, Nolten et Rotta, à 20’’ Mallejac, à 30’’ Dotto, à 40’’ De Hertog, Molinéris et Serra, à 50’’ Lazaridès, Bartali et Carrea…
Une vingtaine de coureurs se regroupent dans la descente. Le tricolore Jean Dotto attaque dans le col de Brouis qu’il franchit en tête avec 50’’ d’avance sur un autre Azuréen Bertaina, 1’50’’ sur le Hollandais Jan Nolten et 2’15’’ sur les favoris.

1952-07-10 - BUT et CLUB - 359 - 04B-11952-07-10 - BUT et CLUB - 359 - 03Miroir du Tour 1952 37 Etape 12 Sestrières - Monaco Nolten1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 38

Une L'Equipe Sestrières-Monaco

Dans le col de Castillon, Nolten rejoint Dotto et le lâche dans la descente sur Menton. Dans la montée de la Turbie, Dotto ne parvient pas à combler l’écart sur Nolten qui plonge vers la principauté et l’emporte en solitaire sur la cendrée du stade Louis II.
Fausto Coppi est victime de deux crevaisons dans les dix derniers kilomètres. Après avoir été dépanné une première fois par Fiorenzo Magni, c’est Gino Bartali en personne qui lui donne ensuite sa roue. Coppi consolide malgré tout son maillot jaune, son second le Belge Alex Close concédant 4 minutes supplémentaires.
Robic est le seul tricolore désormais susceptible d’accéder à une place sur le podium. Nello Lauredi qui le précédait encore au départ de Sestrières, termine l’étape à 37 minutes. Raphaël Geminiani a également souffert et concédé une vingtaine de minutes.
Pour ma part, je m’accorde une escale princière en attendant de vous conter la fin de ce Tour de France dominé -pour l’instant- par Fausto Coppi.

*quelques anciens billets sur ma passion immodérée pour Jacques Anquetil
http://encreviolette.unblog.fr/2009/04/15/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/08/22/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse-suite/
http://encreviolette.unblog.fr/2019/11/19/jadorais-anquetil-et-jaimais-poulidor/
**billets consacrés aux Tours de France remportés par Jacques Anquetil :
http://encreviolette.unblog.fr/2017/07/07/ici-la-route-du-tour-de-france-1957-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/07/11/ici-la-route-du-tour-de-france-1957-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/07/19/ici-la-route-du-tour-d-france-1957-3/
http://encreviolette.unblog.fr/2011/07/04/ici-la-route-du-tour-de-france-1961/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/07/09/ici-la-route-du-tour-de-france-1962-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/07/01/ici-la-route-du-tour-de-france-1963-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/07/02/ici-la-route-du-tour-de-france-1963-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/07/11/ici-la-route-du-tour-de-france-1964-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/07/18/ici-la-route-du-tour-de-france-1964-2/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2020/06/26/ici-la-route-du-tour-de-france-1950-2/

Pour décrire ces étapes du Tour de France 1952, j’ai puisé dans les magazines bihebdomadaires Miroir-Sprint et Miroir des Sports But&Club, dans les numéro spéciaux d’après Tour de France du Miroir des Sports et de Miroir-Sprint.
Remerciements à tous ces écrivains journalistes, photographes et … coureurs qui, soixante-dix ans plus tard, me font toujours rêver.
Remerciements également à l’ami Jean-Pierre Le Port qui, comme chaque année, comble les quelques manques de mes collections.

Publié dans:Cyclisme |on 6 juillet, 2022 |1 Commentaire »

Ici la route du Tour de France 1952 (1)

Á l’approche de juillet, le baby boomer blogueur que je suis goûte au plaisir minuscule mais si intense de vous faire revivre les Tours de France de mon enfance.
C’est sans doute exercice vain et dérisoire pour les jeunes générations qui ne voient au mieux à travers la célèbre course cycliste qu’un grand cirque médiatique avec toutes les dérives polluantes liées à la mondialisation.
Pour plaider ma cause, j’en appelle au sociologue Roland Barthes qui rangea Le Tour de France comme épopée parmi ses Mythologies contemporaines de l’après-guerre :
« Il y a une onomastique du Tour de France qui nous dit à elle seule que le Tour est une grande épopée. Les noms des coureurs semblent pour la plupart venir d’un âge ethnique très ancien, d’un temps où la race sonnait à travers un petit nombre de phonèmes exemplaires (Brankart le Franc, Bobet le Francien, Robic le Celte, Ruiz l’Ibère, Darrigade le Gascon). Et puis, ces noms reviennent sans cesse ; ils forment dans le grand hasard de l’épreuve des points fixes, dont la tâche est de raccrocher une durée épisodique, tumultueuse, aux essences stables des grands caractères, comme si l’homme était avant tout un nom qui se rend maître des événements : Brankart, Geminiani, Lauredi, Antonin Rolland, ces patronymes se lisent comme les signes algébriques de la valeur, de la loyauté, de la traîtrise ou du stoïcisme. C’est dans la mesure où le Nom du coureur est à la fois nourriture et ellipse qu’il forme la figure principale d’un véritable langage poétique, donnant à lire un monde où la description est enfin inutile. Cette lente concrétion des vertus du coureur dans la substance sonore de son nom finit d’ailleurs par absorber tout le langage adjectif : au début de leur gloire, les coureurs sont pourvus de quelque épithète de nature. Plus tard, c’est inutile. On dit : l’élégant Coletto ou Van Dongen le Batave ; pour Louison Bobet, on ne dit plus rien.
En réalité, l’entrée dans l’ordre épique se fait par la diminution du nom : Bobet devient Louison, Lauredi, Nello, et Raphaël Geminiani, héros comblé puisqu’il est à la fois bon et valeureux, est appelé tantôt Raph, tantôt Gem. Ces noms sont légers, un peu tendres et un peu serviles ; ils rendent compte sous une même syllabe d’une valeur surhumaine et d’une intimité tout humaine, dont le journaliste approche familièrement, un peu comme les poètes latins celle de César ou de Mécène. Il y a dans le diminutif du coureur cycliste, ce mélange de servilité, d’admiration et de prérogative qui fonde le peuple en voyeur de ses dieux.
Le coureur trouve dans la Nature un milieu animé avec lequel il entretient des échanges de nutrition et de sujétion. Telle étape maritime (Le Havre-Dieppe) sera « iodée », apportera à la course énergie et couleur; telle autre (le Nord), faite de routes pavées, constituera une nourriture opaque, anguleuse : elle sera littéralement «dure à avaler»; telle autre encore (Briançon-Monaco), schisteuse, préhistorique, engluera le coureur. Toutes posent un problème d’assimilation, toutes sont réduites par un mouvement proprement poétique à leur substance profonde, et devant chacune d’elles, le coureur cherche obscurément à se définir comme un homme total aux prises avec une Nature-substance, et non plus seulement avec une Nature-objet. Ce sont donc les mouvements d’approche de la substance qui importent : le coureur est toujours représenté en état d’immersion et non pas en état de course : il plonge, il traverse, il vole, il adhère, c’est son lien au sol qui le définit, souvent dans l’angoisse et dans l’apocalypse (l’effrayante plongée sur Monte-Carlo, le jeu de l’Esterel).
L’étape qui subit la personnification la plus forte, c’est l’étape du mont Ventoux. Les grands cols, alpins ou pyrénéens, pour durs qu’ils soient, restent malgré tout des passages, ils sont sentis comme des objets à traverser ; le col est trou, il accède difficilement à la personne ; le Ventoux, lui, a la plénitude du mont, c’est un dieu du Mal, auquel il faut sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de souffrances. Physiquement, le Ventoux est affreux: chauve (atteint de séborrhée sèche, dit L’Équipe), il est l’esprit même du Sec; son climat absolu (il est bien plus une essence de climat qu’un espace géographique) en fait un terrain damné, un lieu d’épreuve pour le héros, quelque chose comme un enfer supérieur où le cycliste définira la vérité de son salut : il vaincra le dragon, soit avec l’aide d’un dieu (Gaul, ami de Phoebus), soit par pur prométhéisme, opposant à ce dieu du Mal, un démon encore plus dur (Bobet, Satan de la bicyclette).
Le Tour dispose donc d’une véritable géographie homérique. Comme dans l’Odyssée, la course est ici à la fois périple d’épreuves et exploration totale des limites terrestres. Ulysse avait atteint plusieurs fois les portes de la Terre. Le Tour, lui aussi, frôle en plusieurs points le monde inhumain : sur le Ventoux, nous dit-on, on a déjà quitté la planète Terre, on voisine là avec des astres inconnus. Par sa géographie, le Tour est donc recensement encyclopédique des espaces humains ; et si l’on reprenait quelque schéma vichien de l’Histoire, le Tour y représenterait cet instant ambigu où l’homme personnifie fortement la Nature pour la prendre plus facilement à partie et mieux s’en libérer. »
On vérifiera cela plus tard car les coureurs escaladeront justement le Géant de Provence lors de la 13ème du Tour 1952 dont j’ai prévu, cette année, de vous conter les péripéties.
Sérieusement, me rappelle-je réellement de cette édition ? J’avais 5 ans et étais haut comme trois pommes … de Normandie bien sûr. J’ose affirmer que j’en conserve quelques souvenirs pour une raison précise que je vous confierai dès le départ du Tour.
Dans cet après-guerre de la reconstruction, le Tour était une grande fête populaire qui apportait joie et couleurs, ne serait-ce que celles des maillots pour les spectateurs qui avaient le bonheur de « voir passer » les coureurs : le bleu de France, le bleu nattier et la ceinture noire jaune et rouge des Belges, le vert olive et les parements blanc et rouge des Italiens, le gris perle et la ceinture rouge et jaune des Espagnols, et évidemment le jaune de la toison d’or qu’ils étaient fiers de repérer dans le peloton.

1952_belgique1952_italie1952_espagne

La caravane publicitaire vantait les « arts ménagers » et l’avènement du formica.
Quand le Tour ne traversait pas mon Pays de Bray natal, je devais me satisfaire des photographies bistres ou vertes des magazines Miroir-Sprint et Miroir des Sports dont je conserve jalousement encore aujourd’hui la collection initiée par mon père.
Je « suivais » le Tour à la radio, l’antique poste à galène, avec les commentaires de Georges Briquet. Au cinéma, j’écarquillais les yeux devant la séquence des « Actualités Françaises » avec le résumé filmé en noir et blanc des étapes de la semaine précédente.
Tout cela éveillait ma curiosité, nourrissait mon imagination. Vous surprends-je si je retrouve un peu de mon innocence, une part de rêve, lorsque je me replonge dans mes archives pour vous conter la légende des cycles ?

1952 - Miroir des Sports - Programme - 22MIROIR SPRINT N°315 du 23 juin 1952 03 Tour de France

1952 - Miroir des Sports - Programme - 01

En guise de mise en jambes, voici ce qu’était le Tour pour Max Favalelli qui devint bien plus tard le populaire présentateur de l’émission télévisée Des Chiffres et des Lettres :
« LE TOUR. Ce simple mot, lorsqu’on le prononce, s’accompagne dans le souvenir de ses familiers d’une formidable clameur. C’est bien cela. Il suffirait, je pense, de coller à son oreille, ainsi qu’on le fait d’un coquillage tout bruissant d’une rumeur marine, la carte de France ornée du noir serpentin du parcours pour que retentissent le fracas de la caravane, les flonflons de kermesse des villes-étapes et surtout le chœur tonitruant qui hurle son grand cri tout au long de quatre mille huit cents kilomètres de routes. Pendant vingt-cinq jours, la France est comme une énorme bouche dont la voix ne connaît point de répit.
C’est tout d’abord cela. Ce grondement incessant de marée qui déferle de Brest à Paris et dont les journaux, la radio apportent l’écho jusque dans les retraites les plus silencieuses, les havres les plus paisibles.
Cela, c’est l’impression première. Mais elle ne permet pas de donner une idée complète du Tour. Le Tour est une chose infiniment complexe et c’est vainement que l’on s’évertue à vouloir l’enfermer dans une définition. La reine des épreuves sportives ? La plus grande fête populaire du monde ? Une foire du muscle et de la publicité ? C’est tout cela. Mais c’est aussi un peu plus que cela.
Si l’on me permet de céder la parole au critique dramatique dont j’exerce habituellement la fonction, je dirai que c’est le spectacle annuel où s’opère, avec la plus totale confusion, le mélange de tous les genres. L’on passe sans transition de la farce à la tragédie, de la comédie au vaudeville. Et chacun y trouve sa part.
Passons sur le décor. C’est le plus beau et le plus varié qui soit, faisant alterner les plaines opulentes, les garrigues desséchées et les pentes abruptes au flanc desquelles serpentent les méandres des lacets. Ce décor ne révèle son pittoresque qu’aux suiveurs et n’a pour le journaliste d’autre utilité que de lui fournir les couplets rituels sur les crassiers du Nord, la verte douceur des bocages normands ou les solitudes glacées d’un Galibier promu définitivement à la dignité de « géant ».
Pour le coureur, il en va tout autrement. Celui-ci réduit volontiers les ressources touristiques de son périple à quelques formules basées sur une expérience purement pratique : « Roubaix-Namur, c’est du pavé, avec une poussière couleur d’encre », « Avignon-Perpignan, le goudron qui fond et la soif qui vous limaille la gorge », « Sestrières-Monaco, ça grimpe ! ». Et je me souviens avoir entendu le grand Paul Giguet répondre à un suiveur qui exaltait les beautés farouches de l’Izoard : -L’Izoard ? Du douze pour cent pendant huit kilomètres…
…En 1949, pour tromper l’indolence d’une étape languissante, j’avais écrit négligemment un article aimablement fantaisiste et dont le thème était le suivant : « Pourquoi les seuls hasards de la géographie réservent-ils aux vaillantes populations du littoral et des frontières le privilège du Tour de France ? Dans un régime démocratique, n’est-il point offensant pour la grande loi égalitaire qui nous régit que les indigènes du Bourbonnais ou du Limousin soient privés d’un spectacle que l’on accorde généralement et régulièrement aux habitants des marches de l’Est ou à ceux des confins pyrénéens ? Je réclame au nom de l’équité et pour que tous les citoyens de notre pays bénéficient des mêmes droits, un Tour qui visitera toutes les régions injustement dédaignées. Saint-Etienne, berceau de la dynastie de la « petite reine », Clermont-Ferrand, Moulins ne doivent pas être tenus à l’écart. »
Le lendemain, Jacques Goddet m’adressa un sourire légèrement ironique : – Amusant, votre papier.
Je n’aurai pas l’outrecuidance de m’attribuer une autorité souveraine, mais enfin, je suis bien obligé de constater que, dès l’année suivante, mes théories furent appliquées. L’humoriste est parfois, sous des dehors badins, un véritable précurseur … »
La situation géographique de la boutonnière du Pays de Bray, où je venais de naître, favorisait la visite assez régulière du Tour de France, des étapes à Rouen et Dieppe et même en 1997 dans mon bourg natal de Forges-les-Eaux, la maison familiale se trouvant entre la flamme rouge et l’arrivée.
Comme chaque année, les conversations allaient bon train quelques semaines avant le départ effectif de la grande boucle. Ainsi, dans le numéro spécial d’avant-Tour publié par Miroir-Sprint, Maurice Vidal donnait son sentiment sur la formule des équipes nationales et régionales :
« On a encore beaucoup discuté, cette année comme les autres, de l’opportunité de constituer des équipes nationales ou des équipes de marques. Il est certain que tout n’est pas parfait dans le système actuel des équipes à caractère national, mais la perfection n’est-elle pas une recherche constante, infinie, qui constitue l’un des intérêts de la vie ?
Les équipes de marques présentent bien d’autres inconvénients que les équipes nationales et régionales. Elles risqueraient tout d’abord de créer au départ de graves inégalités, en raison même de la différence de moyens des maisons de cycles. Certaines maisons même qui possèdent pourtant de bonnes individualités seraient dans l’incapacité matérielle de présenter une équipe au départ, sous peine de défavoriser gravement leurs coureurs. Exemple : Jacques Vivier, élément très intéressant de ce Tour de France, pourrait-il prendre le départ, autrement que dans une équipe régionale ou nationale ? Ensuite, il serait toujours à redouter que certains éléments nationaux, répartis dans des équipes de marque différentes, ne finissent par s’entendre devant l’importance de l’enjeu et sous l’influence d’éléments divers ?
Par conséquent, je continue à penser (et ceci est une opinion personnelle qui n’est pas forcément partagée par tous les spécialistes de notre journal) que la formule actuelle est le moindre mal. Elle a le mérite de faire le maximum pour égaliser les chances…
… On peut par contre critiquer la composition de certaines équipes. La base de recrutement semble en être : quelques vedettes au centre et quelques seconds plans autour. Le cas le plus typique est évidemment et traditionnellement l’équipe italienne. Coppi, Bartali et Magni constituent les éléments de premier plan, susceptibles d’envisager une victoire ou une place au classement individuel. Á côté de ces vedettes, on trouve cette année encore les habituels « porteurs d’eau » ou « pousseurs d’homme », Bresci, Milano, Carrea, Pezzi, Crippa, Franchi, Corrieri, etc…
Cette politique de la vedette nous prive régulièrement de quelques-uns des jeunes Italiens de valeur : Minardi, Petrucci, Soldani, Fornara et bien d’autres. Pour être sélectionné dans l’équipe italienne, il faut ou bien être une très grande vedette ou bien au contraire ne jamais se faire remarquer.
Ce qui peut à la rigueur se concevoir dans une équipe italienne où Fausto Coppi constitue un très grand favori, est difficilement explicable par ailleurs. L’équipe de France par exemple, a, dit-on, plusieurs leaders au départ. Tant mieux ou tant pis, mais il n’empêche, et quoiqu’on en dise, qu’une partie de la sélection avait été faite en fonction de la participation éventuelle de Louison Bobet. Comment autrement expliquer la sélection d’éléments comme Lucien Teisseire, Raoul Rémy, très bons coureurs certes, mais qui ont déjà montré la limite de leurs possibilités dans un Tour de France ? Et comment expliquer encore la sélection d’un homme comme Edouard Muller, dont les performances 1952 ne sont pas particulièrement brillantes ?
Et comment peut-on expliquer que Louison Bobet ait été remplacé dans l’équipe de France par … Bonnaventure, s’il ne l’a pas été comme « domestique personnel » (je m’excuse auprès du brave Bonna de ce terme cycliste que je n’ai pas inventé) de Jean Robic dont les actions remontèrent évidemment après le forfait du champion de France ?

Lequipe Bobet malade

Il n’est jusqu’à l’équipe nord-africaine elle-même qui n’ait ses leaders er ses domestiques. René Bernard n’a-t-il pas annoncé en effet que toute son équipe serait au service de Zelasco et Kebaïli. Qu’on veuille bien croire en ma sympathie pour ces deux coureurs, mais ce n’est pas les diminuer que de prétendre qu’ils auront du mal à mettre Fausto Coppi ou Geminiani en échec. Au lieu de cette mode anti sportive, nous aurions préféré voir au départ les meilleurs éléments nord-africains. (N’a-t-on pas négligé un homme comme l’Oranais Marty parce qu’il était un troisième leader possible ?) Et voir cette équipe laisser sa chance au départ à tous les hommes, afin de tenter de nous donner le meilleur visage possible du cyclisme en Afrique du Nord… Tout ceci montre bien que l’excès en la matière conduit au ridicule… « Á chacun son petit leader ». Même si celui-ci sacrifie toute une équipe pour terminer trente-cinquième. »
Maurice Vidal poursuit sa présentation en évoquant quelques mesures concoctées par les organisateurs, susceptibles d’animer la course :
« Chaque année, les organisateurs tentent, avec des fortunes diverses, de rendre la course plus animée, et ceci d’une façon plus constante. Le danger réside en effet dans les neutralisations effectuées par « les Grands » qui veulent voir la course commencer à l’heure et au lieu choisi par eux. Contre ce train bleu de la route, que nous avions déjà dénoncé l’an dernier, plusieurs moyens seront mis en œuvre cette année.
Le brassard-rente au maillot jaune, de 100 000 francs par étape, sera maintenu à ce taux jusqu’à l’arrivée, alors que l’an dernier, celui-ci était progressivement réduit à partir de la mi-course. Cela n’aura sans doute pour conséquence que de renforcer les gains des vedettes qui seront certainement en tête à ce moment-là.
Combien plus intéressantes nous apparaissent les autres primes journalières : celle attribuée au coureur « le plus combatif » du jour, qui sera désigné par le vote de vingt journalistes français et étrangers, et qui se montera à 100 000 francs par jour, ce qui est appréciable pour tous les chercheurs d’aventure, si souvent déçus auparavant.
Enfin, en dehors du classement individuel de chaque étape il sera établi chaque jour un classement par équipe dont la première place sera quotidiennement récompensée par 100 000 francs également. Ces deux primes constituent réellement des innovations intéressantes, et de nature à favoriser les attaquants d’une part, et les équipes homogènes (donc à défavoriser les équipes à fort pourcentage de « domestiques ») d’autre part. »

MIROIR SPRINT N° spécial avant Tour 1952 11 La carte du Tour 52

Nous sommes maintenant habitués à un Tour de France au tracé biscornu, et nous avions déjà dit l’an dernier que cela n’avait aucune espèce d’importance, l’essentiel étant que ce parcours convienne à une épreuve sportive.
Deux grandes caractéristiques dans ce parcours : multiplication des étapes de montagne, réduction du kilométrage des étapes contre la montre. Il semble que ces deux modifications s’annulent, les grands coureurs du Tour étant généralement aussi bons grimpeurs qu’ils sont forts rouleurs. Il n’est pour s’en convaincre que de citer les noms de Coppi et Koblet. Tout au plus peut-on dire que la réduction des étapes contre la montre peut légèrement accroître les chances des Français comme Geminiani et Robic auxquels ce genre d’effort ne sourit pas particulièrement…
Les grimpeurs seront encore favorisés par l’octroi de bonifications trop nombreuses à notre sens et surtout dangereusement cumulables avec les bonifications à l’arrivée lorsque celle-ci sont jugées en haut des cols (Alpe d’Huez, Sestrières, Puy-de-Dôme). Il est certain que le Tour court le risque d’être gagné par le jeu des bonifications.
Profitons de ce paragraphe pour déplorer que le parcours oblige les coureurs à emprunter le dangereux tunnel de Tende long de trois kilomètres et non éclairé. Des dispositions ont été prises. »
Dans le même magazine, l’autre excellent journaliste Albert Baker d’Isy livre son sentiment personnel sur le parcours et la formule par équipes nationales :
« Pour la première fois de son histoire, le Tour de France partira mercredi de Brest. On avait déjà connu, en 1928, un départ d’Évian et l’an dernier la caravane s’était mise en route à Metz au son du canon et des cuivres.
Le nom de Brest est intimement lié au souvenir des Tours passés. C’était, jadis, le point de départ des étapes les plus longues et les plus fastidieuses : Brest-Les Sables et Les Sables-Bayonne.
On y vit un jour Henri et Francis Pélissier accompagnés par Maurice Villé -aujourd’hui entraîneur motocycliste de Lesueur- revêtus de combinaisons brunes qui firent d’autant plus sensation qu’ils avaient abandonné à Avranches (il s’agit en fait de Coutances, ndlr) et que, dans le « bistrot fatal », Albert Londres avait découvert … les « forçats de la route ».
En attendant le départ à la terrasse d’un de ces hôtels tout neufs sortis des ruines du vieux port de guerre, les très anciens suiveurs parleront peut-être aussi d’un certain Abran qui était à la fois le Beaupuis, le Garnault, le Joly -et pas mal d’autres encore – de l’organisation actuelle. Cet Abran est resté légendaire pour un simple mot prononcé devant une verte absinthe, rue de Siam, à la terrasse des « Voyageurs ». Comme on lui proposait d’aller faire un tour en bateau sur la rade, il répliqua simplement : « Très peu de rade ! » Il faut préciser que, depuis Paris, sa voiture ne cessait pas d’être en panne (en rade, comme on disait alors).
Maintenant, les voiture marchent -ou à peu près- et l’on n’a plus le temps des faire des « mots ».
Il y a eu un moment d’émotion cette semaine à Brest -et dans toute la Bretagne- ce fut lorsque les journaux organisateurs du Tour publièrent la liste officielle des sélectionnés. En effet, il n’y avait dans l’équipe de l’Ouest-Sud-Ouest qu’un seul Breton : le petit grimpeur Jean Le Guilly.
Pourquoi, dans ce cas, avoir été chercher un Léon Le Calvez pour diriger des Bordelais (dont Guy Lapébie qui habite Paris depuis 18 ans), des Limougeauds et des Bayonnais ? Il y eut de nombreux coups de fil échangés… et le lendemain, Malléjac (Brestois), Morvan qui depuis s’est récusé, Sciardis vainqueur de deux étapes dont une de cols au Tour du Maroc, faisaient leur apparition dans l’équipe de l’Ouest avec le Normand Delahaye (région totalement oubliée la veille) …
… Parcours et formule du Tour sont faits pour un Bartali … trop vieux pour le gagner !
Quand il avait terminé un Tour de France, Henri Desgrange se penchait sur le suivant. Il ajoutait quelques articles au règlement afin de corriger certaines erreurs. Puis, dans sa villa de Beauvallon où il se retirait longuement, il se disait : « Quel est l’homme qui peut, l’an prochain, porter le tirage de « L’Auto » au maximum ? Celui que les foules attendent et espèrent voir gagner ? » Cet homme devenait dès lors celui pour lequel il établissait le nouveau règlement du Tour de France. En 1930, lassé par les victoires des étrangers Bottecchia (1924-1925), Lucien Buysse (1926), Nicolas Frantz (1927-1928), Dewaele (1929), il décida la création des équipes nationales, il frappa en pleine cible. Cinq ans durant, sous la casaque tricolore, les Français furent invaincus : 1930 Leducq, 1931 Antonin Magne, 1932 Leducq, 1933 Speicher, 1934 Antonin Magne.
Le Tour est maintenant un orphelin. On aurait pu penser que quasi « nationalisé », il serait devenu une épreuve purement sportive, garantie par un ensemble de gens qualifiés qui auraient accepté de le prendre en tutelle.
Avec nos confrères parisiens et provinciaux, sans tenir aucun compte des journaux que nous représentons et par le seul fait que nous sommes dégagés de toute contingence commerciale, nous aurions accepté de nous intéresser au Tour.
Suivant chaque année un certain nombre de courses, nous aurions pu guider le choix du sélectionneur. Mais le Tour de France est devenu une affaire de couloirs dont les frères Bidot et les directeurs régionaux sont les pantins. Alors que le Faubourg Montmartre dort sur ses deux oreilles, le directeur technique déjeune rue Réaumur et subit d’autres influences.
Trop d’intérêts jouent et la Fédération Française de Cyclisme, lamentable dans cette affaire autant qu’elle peut être autoritaire dans d’autres, laisse pisser le mérinos pourvu qu’il fournisse de la laine (pour le maillot jaune, bien entendu !). Le résultat est là. Le gouvernement bipartite du Tour 1952 a fait un règlement trop favorable à certains coureurs.
On aurait rêvé d’une nouvelle victoire de Fausto Coppi qu’on n’aurait pas agi autrement : quatre arrivées en côte ou en col (Namur, Alpe d’Huez, Sestrières, Puy-de-Dôme), bonifications cumulables en haut de ces « bosses », deux étapes contre la montre, une arrivée en Italie avec tout ça, messieurs !
Jamais Henri Desgrange n’aurait commis pareille erreur…
S’il avait eu quelques années de moins, ce n’est pas Coppi, mais Bartali qui aurait été notre favori, car ces arrivées en côte avec bonifications de col et d’étapes cumulables étaient vraiment faites pour lui. Nous l’avons vu au Tour de Suisse se jouer de ses adversaires, car il est indiscutablement le meilleur et peut-être le seul SPRINTER DE LA MONTAGNE.
Avec le système actuel, il lui suffit de démarrer en vue de la banderole pour s’assurer la bonification au sommet… »

MS N°315B  du 27 juin 1952 04 PELLOS - Koblet Absent du Tour 52

Maurice Vidal emboîte le pas de son confrère et, l’absence du « pédaleur de charme » Hugo Koblet vainqueur de l’édition précédente, et du champion de France Louison Bobet, fait de Fausto Coppi, récemment dominateur sur le Giro, l’incontestable favori :
« Il va de soi qu’on ne peut traiter des favoris de ce trente-neuvième Tour de France sans immédiatement citer au premier rang de ceux-ci le prestigieux Fausto Coppi. Le champion italien, après deux années creuses, l’une à la suite d’un accident, l’autre à la suite du tragique décès de son frère Serse, s’est complètement retrouvé cette année, et notamment dans le Tour d’Italie qu’il a dominé autant qu’il est possible de le faire.
Cette écrasante supériorité manifestée sur les routes italiennes, fait de Fausto Coppi le grand favori de tous au départ de ce Tour de France. Elle risquerait aussi de créer auprès de ceux qui la subissent ou croient devoir la subir une atmosphère d’infériorité. Je dis « risquerait » car le Tour de France n’est pas le Tour d’Italie. Ici se rencontrent les meilleurs coureurs (ou presque) de toute l’Europe. Il y a des jeunes aux dents longues, des ambitieux qui ne prennent pas le départ pour admirer le dos des vedettes. A tous ceux-là on rappellera que Fausto Coppi n’est pas un surhomme, qu’il n’est pas à l’abri d’une défaillance physique ou morale.
Koblet était évidemment le rival tout désigné de Fausto, et l’on se réjouissait déjà d’assister à la lutte de ces deux champions en forme, lorsque les mauvaises nouvelles sont arrivées concernant le bel Hugo. Courra-t-il ? Nous n’en savons rien à l’heure actuelle…
Alors, me direz-vous, que reste-t-il comme adversaires pour Coppi ? Eh bien, en dehors de Gino Bartali qui guettera sa proie comme un vieil aigle, il restera … l’équipe de France en entier. Il est bien difficile de dire lequel, de Geminiani, Robic, Lazaridès (hélas pour Apo, il n’y en a plus qu’un !), Lauredi et même Dotto, se révélera le meilleur.
Pour ma part, j’avoue pencher pour le grand Raphaël, mais il a peu couru en France, et il est bien périlleux d’avancer qu’il ait perdu ou gagné des qualités. Il fut éblouissant dans un Milan-San Remo tôt en saison, très bon dans un Giro où la course d’équipe lui interdisait de toutes façons de faire mieux. Alors attendons… »

MIROIR SPRINT N°315 du 23 juin 1952 05 PELLOS - Les enfants de Marcel Bidot1952 - Miroir des Sports - Programme - 101952 - Miroir des Sports - Programme - 11

Émouvant, l’entrefilet que Maurice Vidal glisse dans sa chronique en citant quelques vers de Souviens-toi Barbara :

« Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse … »

« Mercredi, ces vers du plus célèbre poème de Jacques Prévert, qui a fait connaître à toute la France le grand malheur de Brest, « dont il ne restait rien », ces vers nous reviendront aux lèvres. Parce qu’il est pour tous les hommes de cœur particulièrement émouvant de retrouver dans la grande joie populaire d’un départ de Tour de France, cette grande et belle ville martyre, qui marquera ainsi une nouvelle étape de sa lente, mais obstinée renaissance. Et c’est très bien que le sport, frère jumeau de la paix vienne lui apporter ainsi le grand souhait qu’elle ne connaisse plus jamais les horreurs de la guerre. »
Avant que les 122 coureurs s’élancent enfin sur les routes de France, Max Favalelli les délaisse un instant encore pour réparer une injustice.
« J’ai été frappé par le fait que, chaque année, journalistes et chroniqueurs du Tour réservaient tous leurs soins aux coureurs et négligeaient de rendre l’hommage qui lui était dû à une authentique souveraine sans laquelle les choses ne seraient pas ce qu’elles sont : j’ai nommé Sa Majesté « la petite reine ».
Il est tout de même révoltant que tout l’intérêt se fixe sur les champions au détriment de leurs montures et j’ai cru opportun de dédier ma première visite à cette grande méconnue du Tour qu’est la bicyclette.
On aurait gravement tort de croire que celle-ci est un objet anonyme et sans âme. Pour ses familiers, elle est une compagne bien vivante. Lorsque son vélo n’avance pas assez vite à son gré, Chapatte lui décoche quelques ruades du talon et murmure à la poignée du frein, qui a d’ailleurs la forme d’une oreille, un vigoureux « Hue, cocotte ! », cependant que Brambilla, exerçant une juste vengeance, n’hésita pas en 1947, après avoir perdu un Tour qu’il aurait très bien pu gagner, à enterrer nuitamment la bicyclette qui l’avait trahi et à danser sauvagement sur sa tombe.
C’est le soir, à l’issue d’une étape, qu’il faut aller se mêler aux mécanos, à l’heure où ils pansent les vélos malmenés durant la course, avec cet amour et cette minutie des lads bouchonnant le vainqueur du Grand Prix.
La comparaison est moins audacieuse qu’on ne pourrait le croire. En effet, le vélo du Tour est une manière de pur-sang. Le constructeur surveille sa naissance, affine sa silhouette et lui fait subir un entraînement intensif afin de vérifier la résistance de ses organes. En 1910, me confie le chef des mécaniciens, les coureurs chevauchaient de véritables percherons aux formes disgracieuses et qui pesaient la bagatelle de 11 kg. Aujourd’hui, ces messieurs reçoivent de nos mains d’authentiques joyaux… »
Et je comprends fort bien le plaisir secret qu’éprouve Bartali lorsqu’il fait tourner d’un léger coup de pouce la roue de don vélo -cette roue dont dépend sa fortune- et qu’l en fait chanter les rayons ainsi que les cordes d’une harpe.
Lorsque vous pénétrez dans le domaine des mécanos, vous avez la sensation de voir s’agiter les assistants de Vulcain au fond d’un antre volcanique. Barbouillés de graisse, l’œil cerné par le kohl du cambouis, ces gaillards qui pourraient d’une pichenette vous envoyer au sol ont des gestes de joailliers pour serrer un écrou ou tendre une chaîne. C’est qu’ils n’ignorent point que les jockeys du Tour sont des maniaques dont il faut satisfaire tous les caprices. Robic exige une certaine inclinaison de sa selle, car il monte un peu à l’américaine dans le style de Johnstone. René Vietto, qui a pour la bicyclette, une passion presque maladive, tenait les poignées de son guidon à la largeur de ses mains et réduisait à sa dimension minimum le petit garde-boue de sa roue avant.
En outre, toutes ces précautions ne mettent pas à l’abri de l’imprévu, et le mécanicien Dizy conte qu’en 1934 la mode toute nouvelle du duralumin faillit provoquer une véritable catastrophe. Tous les coureurs avaient adopté ce métal pour leurs jantes. Or, de Grenoble à Gap, celui-ci se révéla une source de chutes effroyables et il fallut réquisitionner à la hâte cent jantes en bois et pour cela dévaliser littéralement tous les particuliers de l’endroit.
« La petite reine » mérite bien son titre aujourd’hui et, comparée aux bijoux dont disposent les coureurs de 1952, l’antique vélocipède utilisé par Cornet en 1904, avec son patin de caoutchouc pour tout frein, fait figure d’ancêtre et a depuis longtemps sa place au musée de la locomotion … »
Allez, en route ! Dans L’Équipe, le codirecteur du Tour Jacques Goddet lyrique s’enflamme à l’occasion du départ : « Pour le Tour, ce départ de Brest, face à la rade bleu acier ouverte sur l’aventure, imprégné de l’acte de foi qu’est l’émouvante renaissance, dans la joie et la tradition des 300 joueurs de biniou et de cornemuse, des choristes et des danseurs, était une annonce et un vœu. Le Tour 52 veut être, malgré ses propres mutilations (absence de Bobet et de Koblet) une belle aventure, une œuvre de construction sportive, et dans la joie, l’allégresse, rester fidèle à sa tradition de pureté, d’ordre et aussi d’animations ».

1952-06-30 - BUT et CLUB - 356 - 02A

Les coureurs défilent dans les rues brestoises au son de la fanfare des mousses de Loctudy avant de se diriger, sous une forte chaleur (eh oui !) vers Landerneau, Landivisiau, Saint-Thégonnec et Morlaix en Finistère, Belle-Isle-en-terre, Guingamp, Saint-Brieuc et Lamballe dans le département des Côtes-du-Nord (aujourd’hui Côtes d’Armor), puis mettre le cap vers Rennes en Ille-et-Vilaine, une étape totalement bretonnante de 246 kilomètres.
Jean Robic, débarrassé de son compatriote Louison Bobet qui, d’ailleurs, regarde sur le bord de la route passer le peloton, se sent des fourmis dans les jambes. Il place une attaque du côté de Morlaix et récidive après Saint-Laurent-Plouegat , emmenant cette fois avec lui ses coéquipiers Geminiani et Bernard Gauthier, et quelques autres coureurs dont … Coppi.
La bonne échappée se forme à 100 kilomètres de Rennes, exactement dans la côte d’Yffiniac, commune où naîtra, deux ans plus tard, Bernard Hinault future légende du Tour. Il y a trois Français d’équipes régionales, le Picard Pierre Pardoën de l’équipe du Nord-Est-Centre, le Parisien Armand Papazian et le Périgourdin Jacques Vivier de l’équipe Ouest-Sud-Ouest. Ils sont accompagnés de deux Belges, Maurice Blomme et surtout le redoutable sprinter Rik Van Steenbergen qui ne fait qu’une bouchée de ses adversaires sur la piste en ciment du vélodrome rennais, raflant la minute de bonification et endossant le premier maillot jaune.

1952-06-30 - BUT et CLUB - 356 - 04MIROIR DU TOUR 1952 09 Etape 1 Brest Rennes Van Steenbergen

Á la rubrique des faits d’hiver, il faut noter la chute du populaire coureur nord-africain Abd-el-Kader Zaaf qui a glissé … sur une peau de banane. Substantielle consolation, il empoche la prime du plus malchanceux. Le Tour est déjà terminé pour son compatriote Mostefa Chareuf, arrivé hors des délais. Il trouvera la mort en 1957 lors de la Guerre d’Algérie.

Lequipe Brest-Rennes

Ce soir, à la table familiale, mon père s’épanche sur la troisième place de Pierre Pardoën. C’est sans doute le concurrent que l’on connaît le mieux car nous l’avons vu plusieurs fois à l’œuvre dans les courses de clocher auxquelles mon père (tout Picard qu’il était, c’était un bon apôtre et un passionné de vélo !) ne manquait pas d’assister lorsqu’il rendait visite à sa maman, ma chère Mémé Léontine, une brave paysanne picarde dont j’ai fait le portrait dans d’anciens billets. Voici comment je possède quelque souvenir de ce Tour de France malgré mon très jeune âge. Je me rappelle de Pardoën et son maillot rouge de la marque Arliguie.

Pierre Pardoen Arliguie

Nous aurions pu renseigner, pour son bloc-notes, Maurice Vidal qui, comme tous les journalistes, ignorait tout du jeune et beau coureur amiénois qui courait encore dans les rangs des « indépendants » quelques jours avant le départ du Tour :
« Comment parler des jeunes sans citer le plus étonnant d’entre eux, ce jeune ébéniste d’Amiens qui a nom Pierre Pardoën. Imaginez que ce garçon de 21 ans et demi n’était prévu que comme remplaçant dans l’équipe du Nord-Est-Centre. Une bien curieuse équipe pour lui, représentant unique du Nord. Et cela, on ne peut décemment en vouloir aux sélectionneurs puisque Pardoën était totalement inconnu ou presque il y a seulement quelques semaines. Á tel point que nous nous sommes sérieusement gratté la tête lorsqu’il nous a fallu trouver sa photo pour l’inclure dans notre « guide du spectateur ».
Bref, ce jeune homme qui vient de signer sa licence d’aspirant il y a une petite quinzaine est installé au Mans à la seconde place du classement général et pas par hasard, je vous l’assure. Depuis deux jours, il est à la base des échappées décisives et, dans la deuxième étape, il avait déjà pris suffisamment d’assurance pour s’attaquer au maillot jaune de Van Steenbergen, soi-même, lequel n’en est pas encore revenu. Et le maillot jaune, il le détint pendant quelques kilomètres. Il est difficile de s’avancer sur l’avenir dans le Tour de France de l’Amiénois Pierre Pardoën, mais ses actions d’éclat ont, d’ores et déjà, fait de lui une des révélations essentielles. Et les Nordistes, qui ne comptent qu’un coureur dans la Grande Boucle, doivent avoir un joli sourire en coin. »

MS N°315B  du 27 juin 1952 01 Pardoen & Van Steenbergen

MIROIR DU TOUR 1952 09 Etape 1 PELLOS Van Steenbergen Pardoen

Max Favalelli brosse aussi un portrait flatteur qui ne peut que réjouir nos racines picardes :
« Á Rennes, à l’issue de la première étape, les suiveurs virent paraître derrière Van Steenbergent un coureur vêtu du maillot orange et blanc et qui portait le numéro 90. Ils consultèrent fébrilement leur liste et lurent ce nom : Pierre Pardoën. Inconnu à 16 heures, Pardoën était célèbre à 16h 30. Ce sont les coups de dés du Tour.
Chacun se préoccupe, en effet, de savoir qui était ce grand garçon à l’ossature herculéenne et qui opposait un sourire candide à l’assaut de curiosité dont il était la victime.
Pardoën – prononcez Pardonne, à la mode locale – est né le 8 août 1930 à Amiens. Et il était promis à une jeunesse heureuse lorsque son père, boucher de son état, mourut en 1944. Pierre qui venait de passe son certificat d’études et était un élève travailleur et à l’intelligence éveillée, suivait les cours d’une école professionnelle d’ébénisterie à Péronne. Il lui fallut abandonner ses études pour venir à Amiens parfaire son apprentissage chez un petit patron.
Mais, avant de disparaître, son père qui avait été lui-même un fervent de la bicyclette, lui avait légué son amour pour le vélo. Malheureusement, il n’eut pas le temps de lui offrir la machine qu’il lui avait promise pour ses étrennes et le jeune Pierre dut économiser sou par sou pour pouvoir acheter enfin la belle monture dont il rêvait.
Sur ce vélo tout neuf, il participe à sa première course, sans même s’être entraîné, et il se classe huitième du Critérium des Jeunes, en dépit de deux chutes. Il a alors dix-huit ans.
Encouragé par ses succès, Pardoën décide de persévérer et, pour s’équiper, acquérir des boyaux, des chaussures, des maillots, le petit ébéniste fait des heures supplémentaires et travaille le soir chez lui. Il est devenu un gaillard de 1m 85 avec un torse de lutteur et des épaules de déménageur. Une force de la nature.
Pierre gagne plusieurs courses et acquiert en Picardie, une si flatteuse réputation qu’il est sélectionné pour la Route de France, puis pour le Tour où il s’illustre dès le départ.
Ce succès ne l’a pas grisé et il demeure reconnaissant à son beau-père -sa mère s’est remariée à un plâtrier- et aux innombrables inconnus qui se sont cotisés pour lui permettre de participer à la grande épreuve où il trouva la consécration. »


1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 10

Pardoën ne confirma pas chez les professionnels tous les espoirs qu’il avait fait naître. Il disputa encore le Tour de France 1956 comme équipier dans la formation du Nord-Est-Centre, du futur vainqueur, le talentueux Roger Walkowiak injustement méconnu. Pardoën mit un terme à sa carrière en 1959 pour se consacrer au métier de carrossier. Pendant une douzaine d’années, il exerça la fonction de maire de la petite commune de Belloy-sur-Somme. Il est décédé il y a deux ans, presque jour pour jour, comme quoi « le vélo conserve ».
La deuxième étape conduit les coureurs de Rennes au Mans. On assiste à de nombreuses offensives malgré le soleil de plomb, ainsi dès le 26éme kilomètre, le Belge Alex Close et les deux régionaux du Nord-Est-Centre Noël Lajoie et … Pierre Pardoën (rêve-t-il du maillot jaune ?) prennent le large, bientôt rejoints par treize coureurs parmi lesquels Fausto Coppi, Geminiani et Robic. Ça roule un train d’enfer et les échappés comptent 3 minutes d’avance au kilomètre 64. C’est alors que les Belges prennent les choses en main pour sauver le maillot jaune de Van Steenbergen. Tout rentre dans l’ordre au kilomètre 117.
En fin d’étape, avant de pénétrer sur le circuit des Vingt-Quatre Heures du Mans, cinq coureurs sortent du peloton : les Belges Rosseel et Close, l’Espagnol Bernardo Ruiz et les méridionaux Dominique Canavèse et Pierre Molinéris dit « Maigre Pierre ».
Au sprint, André Rosseel s’impose comme l’année précédente à Limoges et Carcassonne. Rik 1er Van Steenbergen conserve son paletot jaune talonné par Pardoën maintenant second à 1 minute. Parmi les battus du jour, Lucien Lazaridès, troisième du Tour 1951, et Fiorenzo Magni concèdent autour de quatre minutes.

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Lequipe-Rennes-Le Mans

Pierre Chany nous raconte la troisième étape qui mène les coureurs du Mans, capitale de la rillette, à Rouen, la ville aux cent clochers.
« Après les deux étapes de l’Ouest favorables aux routiers belges, Marcel Bidot décidait à Rennes de regrouper ses hommes en tête du classement. Pour atteindre ce but, une seule tactique reste toujours valable : s’immiscer dans une échappée lancée de loin et enrayer l’opposition par … des tirs de barrage. La méthode a fait ses preuves.
Ce que firent Lauredi et Bernard Gauthier, qui formèrent avec Fachleitner, Buchonnet, Caput, Voorting, un groupe homogène où seul Corrieri jouait au franc-tireur, dès les premiers kilomètres, sous une chaleur accablante (il pleut en Normandie ? ndlr).
L’offensive des Tricolores se trouva largement facilitée par une crevaison de Bloome peu après le départ. Le Flamand attendu par Rosseel, Neyt, de Hertog et Germain Derijcke, était encore derrière lorsque Laurédi et Bernard Gauthier passèrent à l’attaque pour rattraper Buchonnet auteur de la première fugue.
Van Steenbergen, pris au piège, observait une politique de non-combativité. Les sept fuyards eurent tôt fait de creuser l’écart : 13 minutes au 125ème kilomètre. Les hommes de Marcel Bidot, après deux journées difficiles, trouvaient enfin des circonstances favorables. Á 20 kilomètres de Rouen, la chance passait franchement dans leur camp. Une crevaison de Corrieri, une chute à trois (Caput, Fachleitner, Voorting) dans la côte de Maison-Brûlée, et Lauredi, soutenu par Bernard Gauthier, mettait le feu et partait à la conquête du maillot jaune.

 

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1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 12

MS N° 316  du 30 juin 1952 04 Etape 3 Le Mans - Rouen Classement Caput chute

Il n’y eut pas de sprint, le Grenoblois, équiper docile, laissait passer Lauredi devant lui, abandonnant ainsi le bénéfice de la minute de bonification.
Lorsque les « grands » du peloton passèrent la ligne d’arrivée, Nello et Bernard avaient pris la direction des douches depuis 11 minutes. Le maillot jaune était français ! », le premier de l’équipe de France depuis Louison Bobet en 1948.

Lauredi Gauthier1952 - BUT et CLUB - Le TOUR - 13Lequipe-Le Mans-Rouen

Parmi les autres faits marquants de la journée, on relève l’abandon du futur téléreporter Robert Chapatte, souffrant d’une angine depuis Brest, ainsi que celui du remarquable spécialiste de cyclo-cross André Dufraisse.
J’ai été si bavard depuis le départ de Brest que je vous laisse souffler dans ma chère Normandie qui m’a donné le jour.

Pour décrire les premières étapes de ce Tour de France 1952, j’ai puisé dans les magazines bihebdomadaires Miroir-Sprint et Miroir des Sports But&Club, dans les numéro spéciaux d’avant et après Tour de France du Miroir des Sports et de Miroir-Sprint.
Remerciements à tous ces écrivains journalistes, photographes et … coureurs qui, soixante-dix ans plus tard, me font toujours rêver.
Remerciements également à l’ami Jean-Pierre Le Port qui, comme chaque année, comble les quelques manques de mes collections.

Publié dans:Cyclisme |on 30 juin, 2022 |1 Commentaire »

Départ de Paris-Nice 2022 à Auffargis

Pour la 13ème année consécutive, le département des Yvelines accueillait, début mars, le départ de la mythique course cycliste professionnelle Paris-Nice.

Affiche Paris-Nice 2022

Á plusieurs reprises, j’ai consacré un billet à cet événement* sportif. Cette épreuve que l’on surnomme, en dépit de la météo parfois capricieuse, la Course au soleil, est née en 1933 de l’esprit d’un certain Albert Lejeune heureux propriétaire de deux quotidiens florissants, Le Petit Journal basé à Paris et Le Petit Niçois.
Avant-guerre, beaucoup de patrons de presse étaient à l’initiative de courses cyclistes, sport éminemment populaire propre à attirer spectateurs et lecteurs, ainsi Le Petit Journal déjà fondateur de Paris-Brest-Paris en 1891. Les années 1930 furent un âge d’or du cyclisme français avec une génération de champions dont mon père me contait les exploits, André Leducq, Georges Speicher, Antonin Magne, tous vainqueurs du Tour de France.
L’idée d’Albert Lejeune est simple : relier le centre géographique de ses deux journaux par une course cycliste novatrice, d’où le choix de Paris-Nice, sur une durée de six jours, pour prolonger la saison hivernale, en rappelant ainsi les Six Jours sur piste, très prisés par le public à l’époque. La course s’appelle à l’origine les Six Jours de la route.

Petit journal Course au soleil

Paris-Nice 1933 affiche

L’affiche que les organisateurs ont imaginée, cette année, pour la 80ème édition de la course, possède un intérêt documentaire que vous apprécierez s’il vous prend de repérer les différences entre les deux coureurs et leur monture.
Sur le plan de la communication, 1933 c’est encore le temps de la photographie noir et blanc ou bistre, de la radio TSF grésillante. Curieux, je me suis plongé dans le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France pour consulter les articles que le Petit Journal consacra à son épreuve.

TSF Paris-Nice

Ainsi, le départ n’ayant pas encore été donné, on s’intéresse aux à-côtés de la course, notamment au ravitaillement des concurrents, en somme au « ventre de Paris-Nice » pour reprendre l’expression de Zola :
« Tout a été prévu pour assurer aux deux cents coureurs une nourriture substantielle et pouvant être absorbée rapidement, car nos as de la pédale n’auront guère le temps de s’attarder le dos au feu, le ventre à table selon le bon conseil de Brillat-Savarin.
Voici leur menu « de course », car bien entendu, arrivés à l’étape, ils auront toute liberté de savourer, si le cœur leur en dit, les spécialités culinaires de nos provinces françaises.
Á chacun des cinq postes de ravitaillement, on leur remettra une musette contenant :
1 bidon de café ou thé,
1 bidon Vittel ou Vichy,
1 morceau de poulet ou une côtelette première,
1 sandwich jambon ou confiture,
2 gâteaux de riz,
2 tartelettes,
20 morceaux de sucre (le diabète est une maladie de sédentaires qui n’a pas cours chez nos sportmen est-il précisé),
3 bananes,
15 figues ou pruneaux.
Changement d’époque et d’habitudes diététiques, les cyclistes de haut niveau d’aujourd’hui présentent une adiposité très faible car ils ont appris à brûler les graisses avec le concours de diététiciens et nutritionnistes. Désormais, le rapport entre la puissance mise en œuvre et le poids joue un rôle capital, l’on parle de ratio watts/kilogrammes, bien loin du slogan du candidat communiste à l’élection présidentielle défendant les vertus franchouillardes d’« un bon vin, une bonne viande, un bon fromage ».
Dans la caravane publicitaire officielle de la première édition, on relève la présence du Café Standard, l’apéritif Saint-Raphaël Quinquina, les Établissements Simplex, le chocolat d’Aiguebelle, les Établissements Cointreau, la renommée maison apéritif Clacquesin, le champagne Mercier, la maison Martini et Rossi, les chaussures André, la biscuiterie rémoise Derungs, les jambons Olida.

Prime CointreauPrime Jacqueson

Dans les années 1950-60, dans le peloton français, on voyait des maillots vantant l’apéritif Saint-Raphaël, la piquette de table Margnat et la bière Pelforth.
La loi Évin relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme ne naîtra qu’en 1991.
Á l’origine, le maillot de leader de la course est de couleur azur avec une bande transversale or évoquant la Méditerranée, le ciel bleu et le soleil niçois. Il est fourni par la maison Unis-Sports 40 rue de Maubeuge à Paris.
Par la suite, après-guerre, il changea de couleur en fonction de l’organisation. Ainsi, en 1955 jusqu’au tout début des années 2 000, le mythique maillot blanc récompensa de prestigieux vainqueurs comme Anquetil, Poulidor et Merckx.

Poulidor maillot blanc Paris-Nice 1966

Depuis 2 002, la société Amaury Sports a fait preuve de bien peu d’originalité en reprenant les maillots distinctifs des différents classements du Tour de France qu’elle organise également.

Auffargis maillots

Le Paris-Nice 2022 démarre alors que l’actualité dramatique est phagocytée par l’invasion russe en Ukraine.
Clin d’œil de l’Histoire, quand, le 3 mars 1933, Le Petit Journal annonçait la naissance de sa course, ses colonnes évoquaient aussi les élections en Allemagne où le parti d’Adolf Hitler semblait bien placé. Ainsi, alors que le quotidien décrit avec ferveur le départ de Paris, on apprend que le docteur Goebbels est nommé ministre de la Propagande.

Paris-Nice propagande

Albert Lejeune mettra trop ses journaux, durant l’Occupation, au service de la collaboration. Condamné à mort à la Libération, il est fusillé en 1945.
149 candidatures sont retenues sur les 200 reçues. 40 coureurs appartiennent à des équipes de marques de cycles Alcyon, Dilecta, Génial-Lucifer, La Française et Oscar Egg. Les 109 autres coursiers sont des individuels, ceux qu’Albert Londres appelait les « ténébreux » dans son reportage sur les forçats de la route. Chaque participant touche une prime journalière de 40 francs.
Le plateau est particulièrement relevé avec la présence des plus grands champions français de l’époque, André Leducq, Georges Speicher, Roger Lapébie, René Vietto, Maurice Archambaud, Fernand Mithouard vainqueur de Bordeaux-Paris quelques semaines plus tard, Armand Blanchonnet double champion olympique lors des Jeux de 1924, les Belges Sylvère Maes, Félicien Vervaecke, Jean Aerts, le grimpeur espagnol Vicente Trueba surnommé « la puce de Torrelavega », premier vainqueur du Grand Prix de la Montagne du Tour de France.
En 9 décennies, le cyclisme a complètement changé de visage et n’a pas échappé à la mondialisation. Les maillots bariolés des coureurs (ainsi que leurs cuissards, casques et chaussures) vantent des groupes multinationaux comme des organismes bancaires (Crédit Mutuel Arkea-Groupama-Cofidis), des compagnies d’assurances (AG2R-La Mondiale), une chaîne néerlandaise de supermarchés (Jumbo), une entreprise de sols stratifiés (Quick Step) et même des États (Bahrein- Astana Qazaqstan-Émirats Arabes Unis-Israël).
C’est bien simple, alors qu’auparavant, la Course au soleil était l’apanage exclusif de coureurs de la vieille Europe, au XXIème siècle, son palmarès s’est enrichi de nombreux champions venus d’autres horizons : le kazakh Vinokourov, les nord-américains Landis et Julich, l’australien Richie Porte, les colombiens Betancur, Henao et Egan Bernal. Il faut remonter à 1997 pour retrouver une victoire française avec Laurent Jalabert.
La course elle-même souffre de la concurrence d’autres épreuves organisées sur d’autres continents et pays plus exotiques, quoiqu’avec la pandémie, beaucoup de coureurs aient choisi, cette année, d’affuter leur forme, comme autrefois, sur les routes du Midi de la France.
Car dans les années 1950, la Côte d’Azur voyait débarquer de nombreux coureurs professionnels heureux de profiter de la douceur du climat hivernal pour effectuer leur entraînement de début de saison. De nombreuses courses fleurissaient sur le littoral méditerranéen : des mini-classiques Gênes-Nice et Nice-Alassio, le Grand Prix de Saint-Raphaël, ceux de Cannes et d’Antibes, la ronde du Carnaval d’Aix-en-Provence, des courses de côte au Mont Faron et Mont Agel, et même dans nos colonies, les Grands Prix de l’Écho d’Alger et de l’Écho d’Oran.

Echo d'Oran

Les frères Louison et Jean Bobet (ils remportèrent tous les deux Paris-Nice) s’enorgueillissaient d’avoir accumulé 700 kilomètres d’entraînement durant l’hiver, ce qui ferait hurler de rire les champions de maintenant qui comptent déjà plusieurs milliers de kilomètres au compteur.

Bobet Anquetil entrainement

Les coureurs prenaient le départ de Paris-Nice, les jambes encore blanches, de bonnes joues, comme en témoigne cette photographie prise lors du Paris-Nice 1954. Tout gamin, j’étais fier de voir mon idole Jacques Anquetil avec son maillot La Perle rouler auprès du campionissimo Fausto Coppi.

blog Anquetil et Coppi Paris-Nice

La veille du départ en 1933, fut effectué le poinçonnage des bicyclettes au siège du Petit Journal, rue Lafayette. Le règlement était très strict et il était interdit de changer de vélo tout au long de l’épreuve. Les réparations éventuelles devaient se faire sur place.
Aujourd’hui, les vélos sont contrôlés à l’arrivée de chaque étape pour détecter notamment quelque assistance électrique.
Le 14 mars 1933, à 5 heures du matin devant le café Rozes de la Place d’Italie, à Paris, on procéda aux ultimes opérations de contrôle, puis après 7 kilomètres de défilé, le départ réel de la première étape menant à Dijon fut donné à Thiais, au Carrefour de la Belle Épine.

Paris-Nice 1933 Moret sur Loing

Cette année, après une première étape en ligne autour de Mantes-la-Ville, les coureurs prennent véritablement leur envol vers le soleil du Midi à Auffargis, dans le sud du département des Yvelines. Il s’agit d’une jolie commune à la population aisée, nichée dans le vallon du ru des Vaux-de-Cernay, en lisière de la forêt de Rambouillet. Elle fait partie du parc naturel régional de la Haute Vallée de Chevreuse, un site évocateur pour les mordus de vélo.

Auffargis EgliseAuffargis 1

Auffargis 3

Parmi les personnalités qui y vécurent, figure, pour paraître érudit, François Roberday, orfèvre du roi Louis XIV, « valet de chambre de la Reyne », et organiste renommé qui aurait été un des maîtres de Jean-Baptiste Lully.
L’acteur Jean Rochefort, marquis de Bellegarde à la Cour de Louis XVI dans le film Ridicule, cavalier émérite, passa les vingt dernières années de sa vie dans son haras de Villequoy. Le journaliste Félix Lévitan, ancien coorganisateur du Tour de France avec Jacques Goddet, fut maire de la commune dans les années 1960.

Au Vélocipédiste 2Au Vélocipédiste 1Auffargis 2

Auffargis connut autrefois des belles heures de cyclisme. Le village se trouvait sur le parcours d’une mythique course contre la montre, et lorsqu’on en diminua le kilométrage, il devint même lieu de départ lors de deux éditions. Sur le podium, le maire en oublie le nom, il est vrai que le Grand Prix des Nations a disparu malheureusement du calendrier depuis longtemps.
Heureux Fargussiens (d’un âge désormais avancé) qui admirèrent ainsi le recordman de l’épreuve Jacques Anquetil, neuf fois victorieux en neuf participations, revêtu de son maillot Ford. En 1965, il laissa Rudi Altig à 3 minutes 9 secondes et Poulidor à près de 5 minutes.

Nations 1965 MdC

En 1966, « l’homme chronomaître » devança largement dans l’ordre Felice Gimondi, Eddy Merckx, Roger Pingeon et Raymond Poulidor, comme en témoigne la Une du journal L’Équipe.

Nations 1966 copie

Phénoménal ! Anquetil, mettant souvent à profit les étapes dites de vérité, inscrivit cinq Paris-Nice à son palmarès. Cependant, il ne détient pas le record de victoires, l’Irlandais Sean Kelly l’emporta sept fois consécutivement.
Ce midi, peu après le départ, les coureurs vont rouler pendant quelques kilomètres sur le parcours de l’ancien Grand Prix des Nations en escaladant la fameuse côte des 17 Tournants que connaissent bien les cyclotouristes franciliens.
Le Belge Alfons Schepers, sur cycles La Française, franchit en vainqueur la ligne d’arrivée de la première étape à Dijon du premier Paris-Nice, après avoir accompli les 312 kilomètres en 8 heures 48 minutes et 50 secondes, soit une moyenne horaire, remarquable pour l’époque, de 35,398 km/h.

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Je me suis délecté de la presse d’alors aux envolées lyriques, empreinte aussi d’une certaine naïveté ou fraîcheur de ton, vous choisissez. Ainsi dans Le Petit Journal du 16 mars 1933, le journaliste Paul Guitard écrit depuis Lyon terme de la seconde étape, un article intitulé Le chant du coq :
« Notre premier Paris-Nice aura rencontré le succès sportif et l’enthousiasme populaire ; c’est d’un excellent augure. Les successeurs éventuels des Thys, des Petit-Breton, des Trousselier et des Pélissier ont voulu prouver qu’ils avaient de qui tenir et que, si l’usage de la bicyclette devait se perdre un jour en France, le souvenir de ces champions, leur exemple, subsisterait longtemps encore.
Vous savez pourtant que l’Yonne et la Bourgogne possèdent des chemins d’école buissonnière, que tout y est plein de couleurs. Dès le matin, la rosée des prairies dorait l’eau des rivières et pénétrait de ses flammes subtiles les arbres qui commencent à verdit ; l’air léger vibrait à l’horizon, mais il est hors de doute que peu de coureurs soient sensibles à toutes ces choses ; on ne leur demande pas d’être des artistes. Ici, le sport a force de loi. Comment se manifeste-t-il pour ce but ? Brillamment, mes amis, comme toutes prévisions.
Ce matin, au contrôle de départ, il y avait foule. Un vieux monsieur m’a demandé : « « Ça sert à quoi ? » – Á bien des choses !
D’abord, et sans employer de grands mots, à avoir une preuve nouvelle de la qualité, de l’énergie, de la résistance humaine.
Á certaines minutes, on se demande si cette énergie et cette résistance ont des termes.
Il s’agit ici d’extraordinaires machines à courir. Le mot est juste quand on l’applique à Schepers, à Joly, à Decroix, à Marcel Bidot, échappés, semble-t-il, d’une humanité préhistorique. Ces garçons sont des organismes humains tout neufs, jetés d’une matière vivante incorruptible, je les connais et les suis depuis longtemps. Quelle pompe d’or ou d’acier ont-ils à la place du cœur ! et quels poumons ! et quelle endurance ! On songe à Achille plongé par sa mère dans l’eau du Styx. Quelles eaux glacées, de nos jours, leur ont assuré l’immunité ? J’ai lu de véritables traités de stratégie sur la manière de gagner les grandes courses.
Mais Schepers et Joly ignorent, en vérité, tout des sciences et des calculs ou tout au moins ils les méprisent. Prenez Vervaecke, qui fit hier une course admirable : cette figure fermée, absente ne révèle rien d’intellectuel, ce qui ne veut pas dire, bien au contraire, que l’homme ne soit pas intelligent.
Le corps seul est en mouvement, ce corps si parfaitement organisé, qu’on ne peut surprendre en lui la moindre trace d’effort. Il y a dans cette aventure la volonté du coureur de n’avoir pas l’air de participer à la lutte. C’est la classe physique qui parle, incomparable et sans rivale. Rien n’est plus beau certes qu’une volonté farouche tendue à se livrer et poussant la guenille humaine vers la victoire, quelque chose est plus beau peut-être, c’est le bel animal triomphant de sa matière physique.
Je comprends ma foi la joie exubérante, sans retenue, du vainqueur parce qu’elle éclate comme le chant du coq, et puis il y a encore que cette sorte de ferveur à l’égard des sportifs, touchante, naïve, un peu bébête, n’allez pas en rire, se pratique à tous les degrés. Tout à l’heure, avant le départ, dans un petit café, j’ai vu la femme d’un modeste coureur régional installée près de son mari équipé dans son maillot. Elle ne mangeait pas, elle lui coupait son pain, sa viande, lui versait à boire et de temps en temps essuyait de son mouchoir le front de son héros. C’est ça, voyez-vous, la course au soleil ! »

Paris-Nice 1933 Aerts enlève dijon-Lyon

Dans la même édition, le prolixe Paul Guitard nous offre un autre article consacré à la seconde étape entre Dijon et Lyon, intitulé Le vin, sang de la France. Il faut dire qu’au cours des cinquante premiers kilomètres, les coureurs sinuaient au milieu des vignobles aux noms enchanteurs : Gevrey-Chambertin, Vougeot, Vosne-Romanée, Aloxe-Corton, Beaune, Meursault.
« Les Méridionaux considèrent que le vin est le sang de la France. On ne saurait les désapprouver de cet amour exclusif pour le liquide vermeil et généreux. Le vin fait du bien dans tout l’être ; il donne en effet force à qui l’emploie avec la modération nécessaire, et sang, et il reste un stimulant précieux pour les énergies. Ce n’est pas un paradoxe d’affirmer qu’il a rendu bien des services à la cause du sport. Je me souviens, par exemple, avoir assisté, en Angleterre, à un grand match international de rugby. Le manager de l’équipe de France, Jules Cadenat, ému de nos défaites successives, avait dit : « Je vais employer, cette fois, le grand remède. » Le grand remède consistait en un petit tonnelet peint en tricolore et que le Biterrois portait fièrement en bandoulière. Le grand remède, c’était le vin. Cadenat avait noté que ses hommes s’accommodaient mal pendant leur séjour en Angleterre, du thé, boisson fluide propre à exciter les discussions, ou qui porte à la rêverie. Inutile de dire que le traitement fit merveille et que les malades réagirent victorieusement.
J’y pensais, ce matin, en traversant, derrière les coureurs, cette belle série de Bourgogne aux sillons éclatants.
Un peu avant d’arriver à Nuits-Saint-Georges, une paysanne tendit à Leducq une bouteille de ce cru magnifique. Leducq remercie, sourit et dit : « Chic, du pinard ! » et il porta la bouteille à sa bouche comme s’il jouait du clairon. Ce fut le coup de fouet, la charge, avant Beaune. Six fuyards, échappés depuis le départ, étaient rattrapés. Quant à Demuysère, il manifesta son mécontentement en s’en prenant à deux des six, ses compatriotes Rebry et Schepers : « Ça n’est pas des coups à faire, savez-vous. » Demuysère, qui aime la bonne bière, à la mousse rafraîchissante, pense également qu’il faut modérer ses efforts. Couper son vin d’eau, telle est sans doute sa maxime. Ainsi faisaient les Athéniens, selon Nietzsche qui estimait cette conduite fort prudente. »

« Nuits (Saint-Georges) d’ivresse, de tendresse
Où l’on croit rêver jusqu’au lever du jour ! »
Paris-Nice 1933 anecdote

Á en juger par l’entrefilet ci-dessus, l’actrice Nadine Picard rêvait peut-être d’une nuit câline en compagnie du vainqueur des Tours de France 1930 et 1932 André Leducq surnommé Dédé gueule d’amour et muscles d’acier et l’ancien champion olympique Armand Blanchonnet dit Le Phénomène.

Leducq et Blanchonnet 17 tournants

Vous pensez bien que je me suis renseigné sur cette coureuse de coureurs ! Pour rester dans l’esprit, j’ai noté qu’elle joua au théâtre dans Le mariage de Figaro de Beaumarchais et Le mariage de Monsieur le Trouhadec de Jules Romains, et fit des apparitions au cinéma dans Un amour de Beethoven d’Abel Gance et Ferdinand le noceur auprès de Fernandel.

Ferdinand le noceur

Lors de l’édition 2017, les coureurs escaladèrent contre la montre le Mont Brouilly point culminant du Beaujolais. De même, l’an dernier, la course au soleil fit étape à Chiroubles. Je n’ose imaginer les articles enivrants que nous auraient offerts ces truculents « braconniers de Dieu » qu’étaient Antoine Blondin, Abel Michea, René Fallet.
Paris-Nice a souvent usurpé son surnom de Course au soleil, à moins que la météo capricieuse ait contribué à sa légende. Elle est superbement illustrée par cette couverture du Miroir du Cyclisme et la photographie de mon champion transi sous la neige dans son effort solitaire.

Anquetil sous la neige 2

En 1933, dans Le Petit Journal, Paul Guitard, encore, évoque un membre de la bande à Éole qui fera, plus tard, envoler le chapeau et soulever la jupe de Mireille dans une chanson de Brassens.
« Sous le plafond d’un ciel de cendres où les gros nuages gris sont fignolés comme pour une fresque de chapelle, la route pénètre sous les platanes ou les ifs, traverse les petits villages du pays de Provence aux maisons ocres et aux tonnelles d’ombre. Pour rendre hommage à cette belle nature, les coureurs avaient l’air ce matin, de faire leur petite promenade quotidienne. Il est vrai qu’un fort mistral les conduit littéralement sur leur selle. Tarascon les salua bruyamment. Mais, à partir d’Arles, tout changea. Les belles Arlésiennes (on les voit donc parfois ! ndlr) acclamèrent les coureurs comme elles acclament à la belle saison, la mort du taureau et les estocades des grands toréadors d’Espagne. De beaux yeux noirs vous ont souri, coureurs mes amis !
« Quel dommage de ne pouvoir rendre la politesse » nous dit Leducq en souriant. Fichu mistral ! Et le coureur pédale de plus belle. On eut dit un signal. Ce fut le moment que choisirent Georges Speicher et Jules Merviel pour tâcher de fausser compagnie à leurs camarades. Le mistral soufflait plus fort que jamais ; dressant devant lui comme une barrière invisible et infranchissable.
-Tiens ! Qu’est-ce que c’est que ce vent-là ? demanda Demuysère à son Barthélemy.
-Tiens, ça c’est le mistral, répondit l’interpellé.
-Tiens, tiens, je croyais que c’était un poète, rétorqua simplement Demuysère, que je ne savais pas érudit.
Cependant, Speicher et Merviel mettaient les pédalées doubles. C’est alors que la course prit un grand intérêt. Speicher n’est pas très loin au classement général. Il a six minutes de retard sur le premier, or à ce village curieusement nommé La Bouillabaisse (en fait, La Bouilladisse ndlr), il avait comblé cet écart de la moitié…

Paris-Nice 1933 Speicher à Marseille

Ce matin, les élèves de l’école communale d’Auffargis prolongent de quelques heures leurs vacances d’hiver. Ils participent à des animations de gymkhana et vont faire la claque au pied du podium. Pendant ce temps, avant de suivre en moto les coureurs pour la télévision, Thomas Voeckler rencontre, en compagnie de Sandy Casar, deux classes de 5ème du Collège Les Molières des Essarts-le-Roi.
Je doute que leurs enseignants leur dispenseront la leçon d’énergie et de courage qu’administrait le journaliste Paul Guitard sur le chemin d’Avignon.

Ecole du courage 1Ecole du courage 2Paris-Nice 1933 Avignon

La première édition de Paris-Nice fut remportée par le Belge Alfons Schepers leader depuis la première étape. Il devançait un autre Belge Louis Hardiquest et le populaire Stéphanois Benoît Faure surnommé la Souris.

Benoit Faure la sourisDictateur Le_Petit_journal_Parti_social_bpt6k633191j_1Schepers 1 Paris-Nice 1933 2

« S’il fallait comparer Schepers à un coureur d’avant-guerre (celle de 14-18 ndlr), on ne pourrait mieux faire que de l’appeler le « Faber belge ». Tout comme le regretté géant Luxembourgeois, c’est un bel et puissant athlète, toujours le sourire aux lèvres. Il est d’autre part l’homme qui ne craint ni le froid, le vent, ni les pavés, ni les côtes et il dispose d’une pointe finale qui, jointe à ses qualités d’endurance, peut lui valoir encore d’autres grands succès. » Bien vu, justement, il remportera quelques semaines plus tard le Tour des Flandres et la troisième étape du Tour de France.
Ce lundi matin, c’est vraiment la Course au Soleil. Le ciel est d’un bleu limpide même si le thermomètre décolle timidement de zéro degré. La pelouse en pente douce vers le podium se remplit peu à peu de retraités. Terrible choc de l’actualité : à l’occasion de ce divertissement sportif mineur de notre société occidentale, dans l’attente de la présentation des coureurs, beaucoup de conversations tournent gravement autour de l’invasion de l’Ukraine.
Les regards s’attardent sur le russe Alexander Vlasov, second de l’épreuve l’an dernier. « Comme beaucoup de Russes, je veux juste la paix. Je ne suis pas une figure politique et on n’a pas demandé aux gens normaux comme moi, s’ils voulaient d’une guerre. En tant qu’athlète, mon objectif devrait être d’unir les gens au-delà des frontières plutôt que les diviser, cela devrait être le rôle du sport. »

Auffargis Vlasov

Appartenant à la formation allemande Bora-hansgrohe, il n’est pas concerné par la décision de l’Union Cycliste Internationale interdisant aux équipes et sélections nationales russes et biélorusses de participer aux épreuves du calendrier international cycliste. Le speaker se garde de citer sa nationalité, peut-être pour éviter quelques réactions négatives du public.
Le français Anthony Turgis de l’équipe TotalÉnergies est entouré par ses supporters admiratifs devant son vélo S-Works Tarmac SL7 engin de tous les fantasmes. C’est vraiment le local de l’étape car il demeure aux Essarts-le-Roi, sur le plateau, à deux kilomètres du départ. Ses objectifs sont surtout les prochaines classiques flandriennes. Pour se familiariser avec les pavés, il inclut souvent dans ses sorties d’entraînement la traversée de Montfort-l’Amaury et un court passage qui longe le château de Dampierre-en-Yvelines, localité voisine que le peloton traversera peu après le départ.

Auffargis Turgis

C’est à Dampierre que, le 1er mai 1935, mourut tragiquement Henri Pélissier, abattu de cinq balles de révolver, par sa compagne, de vingt ans sa cadette. Vainqueur du Tour de France 1923, il fut le héros avec son frère Francis, lors de l’édition suivante, du fameux épisode du Café de la Gare de Coutances où le journaliste grand reporter Albert Londres** recueillit leur ressentiment contre les organisateurs et leur aveu de pratiques dopantes, donnant naissance à la légende des « forçats de la route ».
Son frère Francis bâtit sa légende de « Sorcier » sur les routes de la vallée de Chevreuse. Double vainqueur de Bordeaux-Paris, il fit par la suite, en qualité de directeur sportif, triompher deux parfaits inconnus, Fernand Mithouard en 1933, puis Jean Noret en 1934. Beaucoup plus tard, Francis confessa : « Jean Noret a fait toute la course à l’eau sucrée … avec, pour être franc, deux ou trois lampées de Cognac trois étoiles. ». Noret confia qu’il s’agissait plutôt de quatre ou cinq litres de Porto possiblement allongé !
En 1953, sur le parcours du Grand Prix des Nations, Francis faisait atterrir sur la planète Vélo, un jeune coureur normand indépendant de 19 ans, frêle dans son maillot La Perle : Jacques Anquetil.

Auffargis Lotto SoudalAuffargis Française des JeuxAuffargis Arkea SansicAuffargis Philippe Gilbert

Tour à tour, les équipes défilent sur le podium de présentation. Certains coureurs n’ont pas encore tombé le masque sanitaire, ce qui ne facilite pas leur identification.
Hier, lors de la première étape, la formation néerlandaise Jumbo Wisma a fait une démonstration de force et mis la main, d’ores et déjà, sur la course : ses trois meilleures chances, le sprinter français Laporte, le Slovène Roglic et le champion de Belgique Van Aert ont terminé ensemble seuls échappés. Il ne faut peut-être pas aller chercher ailleurs le futur vainqueur sur les bords de la grande bleue. Rançon du succès, ce matin, les micros et les stylos se tendent vers eux.

triplé Jumbo 2 2Auffargis Jumbo 1Auffargis Jumbo 2Auffargis Van AertAuffargis Roglic

12 heures quinze pétantes, le départ fictif est donné, les coureurs vont escalader « pépère » la côte des Essarts-le-Roi avant de tirer droit vers Orléans. Gare au vent de Beauce propice aux « bordures » !

*Quelques anciens billets au départ de Paris-Nice :
http://encreviolette.unblog.fr/2010/03/11/le-beau-velo-de-ravel-ou-le-depart-de-paris-nice-2010/
http://encreviolette.unblog.fr/2011/03/08/au-depart-de-paris-nice-2011-les-mains-aux-cocottes-ou-ah-si-vous-connaissiez-ma-poule-de-houdan/
http://encreviolette.unblog.fr/2015/03/19/au-depart-de-paris-nice-2015-a-maurepas/
http://encreviolette.unblog.fr/2019/03/15/paris-nice-2019-dans-les-yvelines/
**Les « Forçats de la route » à la Comédie Française
http://encreviolette.unblog.fr/2018/03/16/vas-y-lormeau-les-forcats-de-la-route-a-la-comedie-francaise/

Publié dans:Cyclisme |on 8 mars, 2022 |1 Commentaire »

Ici la route du Tour de France 1971 (3)

Pour revivre les étapes précédentes :
http://encreviolette.unblog.fr/2021/07/09/ici-la-route-du-tour-de-france-1971-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2021/07/13/ici-la-route-du-tour-de-france-1971-2/

Merckx au départ

Jour de repos en montagne, à Orcières-Merlette : « Les coureurs étaient cantonnés dans un bâtiment commun qui s’essayait à recréer le climat d’un village olympique. Généralement, cette conjoncture heureuse se produit dans l’école des filles et fait flotter aux balcons de la cité d’étranges sous-vêtements. Cette fois, ils étaient logés dans le « Club du Soleil », dont le seul nom évoque quelque secte naturiste, et ils se penchaient eux-mêmes aux balcons, par un juste retour, pour voir passer les spectateurs avec intérêt.
C’est de cette sorte de petit Sarcelles de village qu’on vint extraire Zoetemelk, comme Cendrillon, pour lui offrir son poids en miel du pays, décerné au meilleur grimpeur … Zoetemelk considérait avec gentillesse 67 pots de miel qui s’accumulaient sur un horizon dépouillé, dont la seule végétation était celle des pylônes que le printemps dénude, quand les remonte-pente n’emmènent plus dans leurs cabines que des botanistes et des chasseurs de papillons. Il y avait chez le grimpeur comme le sentiment de la vanité de ses propres effets : « Qui voit ces bennes voit ses peines. »
Pour le reste, toutes les pensées allaient vers Ocaña et Merckx, et à un battement de cœur correspondait un serrement du même. »
La onzième étape Orcières-Merlette-Marseille est une longue descente de 251 kilomètres vers la mer qui a tout le profil d’une étape de transition. Sauf que …
Laissons Marc Jeuniau, le journaliste belge de SPORT nous raconter : « En le quittant vendredi soir, après la journée de repos, j’avais le sentiment qu’Eddy préparait quelque chose. Quoi ? Nous n’allions pas tarder à en être averti. L’étape commençait par la descente de la fameuse côte de Merletet. Le meilleur descendeur du troupeau c’est assurément Rinus Wagtmans. Dès que le drapeau fut baissé, le petit coureur hollandais se lança à corps perdu vers la vallée. Le plan était préparé et Merckx le premier se mit dans la roue. Au bas de la descente, c’est-à-dire après cinq kilomètres de course, dix hommes comptaient trente secondes d’avance sur le peloton. Parmi ces hommes, trois équipiers de Merckx : Huysmans, Wagtmans et Stevens, lequel allait cependant très vite lâcher prise. En ce moment, s’est engagé un combat d’une beauté et d’une intensité extraordinaires. Merckx s’est battu avec une force stupéfiante, tentant de faire basculer la course. Mais le combat était inégal. D’une part aux côtés du champion belge se trouvaient, outre ses deux équipiers, Van der Vleuten et Bouloux qui menaient régulièrement, Armani et Paolini ne venaient que rarement au commandement. Quant à Lucien Aimar qui aurait bien voulu participer à l’action, il avait reçu l’ordre de ne pas mener, il eut même avec Édouard Delberghe à ce propos une vive explication.

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D’autre part, aux côtés d’Ocaña, figuraient outre ses équipiers Mortensen, Genty et Labourdette, tous les Ferretti, tous les Mercier et tous les Werner. Les Ferretti disaient qu’ils défendaient la position de Petterson. Mais l’avant-veille, ils ne vinrent jamais relayer Merckx en lutte dans une situation inverse contre Ocaña. Les Mercier défendaient le maillot vert de Guimard. Mais l’avant-veille, on ne les avait jamais vus aux côtés de Merckx. Quant aux Werner qui travaillèrent avec cœur, on se demande ce qu’ils venaient faire là.
Toutes ces alliances naturelles et artificielles firent qu’Ocaña trouva beaucoup de précieux lieutenants.
Voyant que l’écart ne grandissait pas alors qu’il roulait à une allure folle –moyenne de cette fantastique étape : près de 46 km/h- , Merckx voulut se relever, Guillaume Driessens l’incitait à poursuivre. Le Belge comprenait mal comment il était possible que l’écart ne se creuse pas alors qu’il pouvait compter à l’arrière sur ses équipiers pour briser la cadence. Il ne savait pas que derrière le peloton se jouait un drame pour les Molteni. Bruyère ayant crevé, Giorgio Albani prit immédiatement la décision, pour récupérer le coureur wallon, de faire attendre Mintjens, Spruyt, Swerts et Stevens. Ce fut l’erreur fatale car jamais les cinq Molteni ne recollèrent au peloton… »
À l’arrivée à Marseille, avec une heure et demie d’avance sur l’horaire le plus optimiste, ce qui mit en colère le maire Gaston Defferre qui rata l’arrivée, cette folle partie de manivelles de 246 kilomètres ne rapporte que 1 minute et 56 secondes de profit à Merckx sur Ocaña, déception d’autant plus accentuée qu’il est battu au sprint d’un pneu par Armani, le long du vieux port. Luis Ocaña est mécontent : « Eddy n’a pas été régulier. Il a fait démarrer Wagtmans avant même que le directeur de la course eût levé son drapeau ».

SPORT N° 23 du 14 juillet 1971 19 Orcières - Marseille - Armani

Merckx « n’est plus » qu’à 7 minutes et 34 secondes du maillot jaune Ocaña ! Et quand Merckx se fâche … c’est bon signe !
Derrière cette descente héroïque, folle superbe, la montée, qui promettait d’être le grand clou de la journée, s’en trouva éclipsée. « C’était, en vérité, une montée en chandelle, qui allait transformer les coureurs en cent-six personnages en quête de hauteur. En effet, convertissant l’étape à Marseille en escale et s’escamotant dans les nuées sous les yeux de ses admirateurs à la manière des fakirs, le Tour de France jouait la fille de l’air et prenait l’avion comme tout le monde pour se rendre à Albi.
À jouer à pigeon-vole, tous les moulineurs de braquets se retrouvent sur le même plan. Personne ne « coinça » dans l’ascension de la turbine, ce nivellement par le haut offrant l’énorme avantage de permettre à chacun de se mettre dans la peau d’un grimpeur ailé au-dessus des Cévennes. J’en sais d’ailleurs plus d’un qui furent bien étonnés de pouvoir dire : « Aujourd’hui, je voltigeais. »
À l’atterrissage, nous eûmes l’image de ce que pourrait être à nouveau en France un cyclisme sur piste. À telle enseigne que, hier après-midi, le circuit du Séquestre faisait encore tourner les coureurs autour d’un aérodrome, sans doute pour ne pas trop les dépayser d’un seul coup… »
Sur un parcours accidenté de 16,300 km tracé à proximité du circuit automobile d’Albi, Merckx l’emporte, devançant Ocaña de 11 secondes. Mais à peine descendu de vélo, il se précipite vers le codirecteur de la course Félix Lévitan pour protester : « J’ai vu, en regardant dans la ligne opposée du circuit, une voiture de télévision abriter Ocaña. C’est inadmissible. D’autre part, une moto s’est arrêtée devant moi dans un virage et a failli me faire tomber. C’est inadmissible ! »

IMG_0716IMG_0700IMG_0702IMG_0717SPORT N° 23 du 14 juillet 1971 20 Albi Contre la montre - Merckx grignote

Quand Merckx se fâche … c’est bon signe ! Il « n’est plus » qu’à 7 minutes et 23 secondes du maillot jaune Ocaña !
Dans sa Croisière des Albigeois, Antoine Blondin fustige les organisateurs du Tour : « Il paraît que nous n’avons pas tout vu. Tout à l’heure, les indigènes, massés au pied de leur admirable cathédrale fortifiée, jouiront d’un spectacle particulièrement insolite. On leur montrera les coureurs en grande tenue, luisants d’embrocation, se présenter dans le décor majestueux du palais de la Berbie dédié aux œuvres de Toulouse-Lautrec et faire le simulacre d’enfourcher leurs bicyclettes. Puis, comme s’ils se ravisaient devant une ineptie, ils monteront tout bêtement dans l’autocar pour Revel, après avoir fort raisonnablement confié leurs engins aux bagages… »

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Avant le départ de la première étape pyrénéenne Revel-Luchon, Luis Ocaña se rend à l’église de Revel avec son équipier Labourdette pour se recueillir quelques instants, tel le torero priant dans la chapelle avant d’entrer dans l’arène et affronter le toro. Pour le fier Espagnol, croyant et mystique, cette étape vers Luchon est capitale et il s’attend à de furieux assauts d’Eddy Merckx.
Je retrouve Christian Laborde vélociférant* dans la cuisine de la maison familiale : « On n’avait pas dû avoir les images de la télévision à cause de l’orage. L’oreille au transistor, je me souviens de cette formule magique « À vous la route du Tour, à vous Jean-Paul Brouchon ».
« À propos des Pyrénées, une remarque : les manuels d’histoire, les Bordas, les Magnard, les Hatier se trompent. Tous affirment que Dieu aurait créé les Pyrénées pour séparer les Espagnols des Français. C’est faux, archifaux : il s’en tape, Dieu, des États, des frontières, et tout le sanguinolent toutim. Dieu a créé les Pyrénées pour distinguer les grimpeurs des non grimpeurs.
Luis est en jaune au seuil des Pyrénées. Les Pyrénées, les voici. Revel-Luchon : le Portet d’Aspet, le Menté, le Portillon. Et c’est dans le Portillon que Luis a décidé d’en finir avec Merckx. Il l’a dit à ses coéquipiers : « Dans le Portillon, c’est automatique ! »
Dans le Portet d’Aspet, c’est Merckx qui attaque, attaque de nouveau, attaque encore. À chaque fois, Luis revient à sa hauteur, le maillot jaune sur les épaules. Ils sont seuls tous les deux, avec le soleil au-dessus de la tête.
Voici le col du Menté, voici Eddy, voici Luis, voici le soleil et des nuages noirs. Qui se succèdent, se poursuivent, se regroupent au sommet du col.

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Eddy et Luis basculent ensemble dans la descente. Et tout de suite, tout à droite, et tout de suite Eddy à bloc. Et tout de suite les éclairs. Et tout de suite le tonnerre. Et tout de suite l’orage d’une violence inouïe. Mais plus violent que le violent orage, c’est Eddy. Qui descend à fond les ballons. Une descente rock’n roll sur une route mitraillée par la grêle. La grêle pyrénéenne, la grêle qui succède à la canicule. Des bassines de grêlons, des « toupis », des « parèches » de grêlons, gros comme des balles de tennis.
Mais Eddy, il s’en fout : Eddy, il est devenu fou.
La pluie maintenant. La pluie énorme, le chagat, la chagaterie montagnarde, et les essuie-glaces ne parviennent pas à la chasser des pare-brises. On n’y voit rien. Mais Eddy, il s’en fout. Eddy, il est devenu fou.
Sur la route, à la pluie se mêle la boue : ça glisse, ça patine, et les freins ne répondent plus. Ni ceux des vélos, ni ceux des autos. Mais Eddy, il s’en fout. Eddy, il est fou !
Le virage est fermé, ultra fermé, un fer à cheval. Eddy fait un tout droit, chute et repart avec la grêle, la pluie, la boue, les éclairs.
Le virage est fermé, ultra fermé, un fer à cheval : Luis fait un tout droit, et chute pour la première fois.
Luis tente de se relever, mais Joop Zoetemelk, privé de freins, le heurte. Luis tombe pour la seconde fois.
Luis tente de se relever, mais Joaquim Agostinho, privé de freins, le heurte. Luis tombe pour la troisième fois. Ne se relève pas, ne se relève plus.

SPORT N° 24 du 21 juillet 1971 16 21 Le Tour décapitéSPORT N° 24 du 21 juillet 1971 08 Ocana - La chuteIMG_07181971+-+Miroir+du+Cyclisme+-+145+-+48-49

Dans le Portillon, y a toute l’Espagne et toute l’Espagne attend Luis. Sur la route, y a pas Luis. Sur la route, y a qu’Eddy. Alors les poings se ferment, les insultes fusent. Mais Eddy s’en fout. Eddy, il est fou, il monte le Portillon comme un fou.
Pendant que l’Espagne, en pleurs, menace Eddy, Luis passe au-dessus d’elle, dans l’hélico du Samu qui l’évacue vers Saint-Gaudens, vers la clinique du docteur Bergès. »

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Christian Laborde, c’est un clip qui met en évidence la violence du duel entre les deux champions qui se rendent coup pour coup, ainsi que celle des éléments déchaînés.
Antoine Blondin, c’est un film d’art et d’essai qui exprime l’anéantissement de deux coureurs, l’un qui perd le Tour de France qui lui semblait promis, l’autre qui perd le seul concurrent à sa hauteur, l’anéantissement d’une course orpheline de sa substance, l’anéantissement du public aussi :
« Luis Ocaña n’était peut-être pas intrinsèquement le meilleur de la course, mais il en était le soleil, formant d’ailleurs avec l’astre lui-même un couple indissociable, dont la chaleur et le rayonnement complémentaires nous éblouissaient depuis quatre jours. Il aura suffi que le ciel se couvre durant vingt minutes sur les Pyrénées pour qu’un bref cyclone, aux dimensions d’un cataclysme, couche au sol notre bel épi gorgé de lumière, qui s’apprêtait pourtant à retrouver là son terreau et son terroir de prédilection pour notre plus grande joie.
Le déluge fut, dit-on, envoyé sur la terre en punition de la folie des hommes. Depuis la veille, il régnait effectivement une certaine démence sur les premiers rangs du Tour de France, à la suite d’un excès d’énervement de Merckx, prolongé par des déclarations malheureuses de son directeur sportif Driessens et répercuté par quelques reporters trop enclins à se travestir pour la circonstance en correspondants de guerre –des télégrammes venus de Flandre et du Brabant assaillaient les organisateurs, leur reprochant vertement de favoriser la victoire d’Ocaña-, cependant que les partisans de celui-ci menaçaient de faire un malheur si l’on ternissait d’un soupçon, au reste immérité, la loyauté de leur champion.
Comme le parcours devait s’offrir, hier après-midi, un petit tronçon dans la province de Lerida, on appréhendait le pire, un conflit entre la Belgique et l’Espagne, l’une envahissant l’autre pour une sorte de kermesse héroïque à rebours, où des affronts vieux de trois siècles se fussent lavés …
Dès le début de l’étape, il apparut que le climat de la journée serait bien aux hostilités déclarées. On cogitait, on gigotait avec une émulation meurtrière dans les troupes rivales de Merckx et d’Ocaña. Déjà, le fil de la compétition avait décanté le contingent, et, sur les pentes du Portet d’Aspet, les deux chefs avaient jeté les bases d’un duel au soleil qui livrerait un verdict capital à Luchon. C’est alors que les nuages commencèrent à s’accrocher aux branches des sapins, plongeant la vallée dans cette atmosphère électrique et glauque qui prélude au tonnerre de Dieu. Suivirent deux ou trois éclairs mous, puis ce fut, en un instant, le typhon ravageur, la route coupée par des cataractes ou les charriant devant soi, le paysage comme secoué par un immense sanglot. On n’y voyait pas à un mètre, des chocs sourds ébranlaient les véhicules : nous attendions des pavés, c’étaient des grêlons.
La course cycliste, qui ne s’est jamais confondue avec une promenade de santé, renouait avec l’une des faces les plus aventureuses de sa vocation qui l’apparente à une navigation, tributaire des éléments, éventuellement des raz de marée. Les favoris, qui s’apprêtaient à franchir le col de Mente, s’étaient frileusement regroupés pour former un peloton de Noé, comme on dit l’arche, où chaque espèce était représentée : un Bic (Ocaña), un Molteni (Merckx), un Sonolor (Van Impe), un Flandria (Zoetemelk), un Mercier (Guimard)… non pas en vue de la reproduction, mais dans l’attente du rameau d’olivier qu’une colombe ne manquerait pas de leur tendre, quand les eaux se retireraient.
Au moment où l’arc-en-ciel s’annonça, Ocaña gisait dans l’ambulance, et les habitants de Saint-Béat applaudissaient, en pleurant, au passage de son convoi terriblement silencieux. Nous plongions alors vers cette frontière montagnarde, amicale et complice, de part et d’autre de laquelle on parle déjà l’espagnol en France, encore le français en Espagne, à l’image de celui qui s’en allait en emportant le Maillot Jaune avec lui. Quinze kilomètres le séparaient de son pays natal, où l’attendaient des banderoles désormais dérisoires ; trois jours le séparaient de l’apothéose de Mont-de-Marsan om il ne fait aucun doute qu’il fût entré revêtu de la casaque principale. Un deuil immense, aux arrière-goûts de frustration et de trahison, s’abattit sur la troupe rendue à l’unanimité.
Car le rameau d’olivier existait quelque part. Nous l’avons trouvé dans la bouche d’Eddy Merckx, tout de blanc vêtu, qui refusait à l’arrivée d’endosser le Maillot Jaune, estimant qu’il ne le méritait pas, et remâchant, avec une sportivité sublime, cette sorte de défaite que constitue pour un vrai champion une ombre portée sur sa victoire.
Cependant Ocaña était hissé dans l’hélicoptère et déposé sur le terrain de sport de Saint-Gaudens, où nous songions à la belle phrase de Giraudoux dans « Pleins Pouvoirs » : « L’ovale d’un stade est pour le sportif la plus belle illustration de l’intégrité et de la pureté. »
Car, à cet instant, il était encore un athlète. Tout à l’heure, à l’hôpital, il serait un blessé, et demain, peut-être, un malade. Demain où le soleil, lui, se relèvera quand même. »
J’avais évoqué dans un très ancien billet, « mes cols buissonniers »** Portet d’Aspet et Menté en haut desquels je me suis hissé à plusieurs reprises (par beau temps). Lors de mes séjours dans la région, au retour de mes emplettes à la frontière espagnole toute proche, de temps en temps, je prends à droite (en auto) à Saint-Béat la route du Menté et je me recueille quelques minutes dans le fameux virage à quelques centaines de mètres du sommet.

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Le billet rigoureux de Pierre Chany me revient alors en mémoire :
« Ce drame qui a bouleversé le Tour de France et plongé dans la tristesse les sportifs par milliers, s’est produit soudain, deux kilomètres après le sommet du col de Menté, sur une route étroite en forme de vermicelle, alors que l’orage d’une violence inouïe ébranlait la montagne. Les grêlons crépitaient sur le toit de nos voitures, des torrents en fureur inondaient la chaussée d’une eau noirâtre, et la visibilité commençait à faire défaut. » (…)
« Un virage à gauche en forme d’épingle à cheveux, se présenta alors, au plus fort de cet orage, qui venait de nous surprendre après des heures d’une canicule intense. Une coulée d’eau limoneuse transformait la route en ruisseau, dissimulant un sol couvert de gravillons épars. Cette courbe vicieuse, Merckx ne parvint pas à la négocier parfaitement. Il partit en dérapage, tomba, et se releva aussitôt, le genou entaillé, une estafilade au mollet droit. Le porteur du maillot jaune, qui descendait très vite lui aussi, dans le sillage de celui qui n’avait pas réussi à le semer dans la montée du col, ne put éviter la glissade. Il était déjà en train de se redresser, prêt à reprendre le combat, quand Zoetemelk surgit soudain. Le choc fut d’une extrême violence, souligné d’une projection d’eau, et Luis Ocaña percuté de plein fouet, touché violemment à la poitrine, expédié contre la roche grise et visqueuse, demeura inerte sur le sol, inerte et les yeux clos.
Des suiveurs se précipitèrent dans une atmosphère de cataclysme, l’un d’eux hurlant que la montagne allait s’effondrer. Mais avant même que les premiers sauveteurs fussent parvenus auprès du maillot jaune gisant, débouchaient en pleine vitesse et Agostinho, et Thévenet, et Martinez, qui butèrent tous trois contre Ocaña, voltigèrent à leur tour et s’écrasèrent un peu plus bas. Le jeune français se releva avec une épaule meurtrie, et le coude ensanglanté. Plus heureux, Cyrille Guimard avait évité la chute de justesse, tandis que Wagtmans, connu pour son intrépidité, passait par miracle au milieu de tous ces gens, quittait la route et disparaissait, toujours à cheval sur sa bicyclette, dans une prairie en contrebas. »

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Le reste de l’étape se déroula dans l’indifférence générale et la victoire de José Manuel Fuente, l’ouvrier ferronnier d’Oviedo, ne fit pas la une des gazettes le lendemain. Il faut dire que l’Espagnol, vainqueur du Grand Prix de la montagne du Giro, avait traversé les Alpes dans une totale transparence à tel point qu’il aurait dû être éliminé par deux fois sans la mansuétude des commissaires.
Lui aussi vola au-dessus du parapet dans la descente du Menté et il lui fallut le secours d’un boyau tendu à bout de bras pour remonter à hauteur de la route. Il franchit le sommet du col du Portillon avec plus de 6 minutes d’avance avant de rebasculer vers la France et l’emporter sur les allées d’Étigny à Luchon.

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Le Portillon n’est pas automatique pour tout le monde ! En 2016, une sculpture a été inaugurée sur le versant espagnol du col et 7 grands virages ont été baptisés des noms de chaque vainqueur ibérique du Tour de France. Si Fuente n’y figure pas, en revanche Luis Ocaña est mentionné. Excusez si je « spoil » un futur Tour de France !
Ce 12 juillet 1971, Eddy Merckx a demandé aux organisateurs l’autorisation de ne pas porter le lendemain le maillot jaune qu’il a récupéré sans combattre.
Le Suédois Gosta Petterson, épuisé, a abandonné.

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Une L'Equipe

Hors les événements dramatiques de la veille, la quinzième étape est pour le moins insolite. Il s’agit de la plus courte de l’histoire du Tour de France : la montée en ligne de Luchon à la station de Superbagnères, 18,5 km à 6,3%.
Blondin se moque : « En cette ville d’eaux qui n’usurpe pas sa raison sociale, nous avons assisté, sous une pluie battante, à une compétition qui n’était pas sans rappeler l’effort dépouillé des écoliers dans la cour de récréation, lorsqu’ils s’élancent à un même signal pour se disputer la palme, à qui touchera le premier le mur d’en face…
Devant un de ces grands hôtels fermés qui offrent, sous des frondaisons dégoulinantes, la mélancolie des casinos d’automne, les coureurs, engoncés dans de petits imperméables apportés par leurs parents et le front bas sous la casquette,, se donnaient la mine de ceux qui ont pris le parti d’en rire. Il leur fallait seulement rallier Superbagnères à mille deux cents mètres de là, mais verticalement. Autant dire que celui qui baissait la tête pour satisfaire à la loi du genre et avoir l’air de ce qu’il était n’en voyait pas le bout, lequel se dérobait par surcroît derrière un jeu de lacets enveloppés de vapeurs pudiques…

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Seul, dans cette piaillée de poulbots mélangés au départ pour la montée de quelque rue Lepic, Eddy Merckx se distinguait par une gravité sombre qui n’était pas seulement celle du fort en thème mais trahissait l’application d’un être que le destin venait d’investir du soin d’assumer toute la condition cycliste. Chiche ! Il n’ignorait pas que c’était pour lui la gageure de relancer désormais un nouveau Tour de France qui portât son label propre et où il ne fût pas seulement le premier des seconds. Car les 7 minutes et 23 secondes d’avance que Luis Ocaña a emporté avec lui à Mont-de-Marsan, celles-là, Merckx ne les rattrapera jamais. À travers la multiplicité et la diversité des exercices qui vont encore solliciter les coureurs d’ici à la piste municipale du bois de Vincennes, transformant l’épreuve en une sorte de décathlon, il se retrouvait devant cette évidence qu’il lui restait six jours pour remodeler le visage de l’épreuve. Il y a plus qu’une coïncidence dans le fait qu’il s’attaqua à cette tâche à travers le paysage même où le lieutenant Alfred de Vigny occupait ses garnisons pyrénéennes à écrire Servitudes et Grandeurs de la vie militaire … »
Eddy Merckx, qui souffre de sa chute dans le Menté, porte le maillot blanc du combiné GAN.

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Le coureur de l’équipe Bic Genty, qui porte bien son nom, attaque à plusieurs reprises, avec l’idée sans doute d’offrir la victoire d’étape à son leader Ocaña.
« C’est aussi l’appel à l’attention, d’abord timide, péremptoire ensuite, lancé par José Manuel Fuente. Voilà un homme dont le nom seul crèverait n’importe quelle affiche. Il gagne à Luchon dans la plus complète indifférence, éclipsé par le drame du Menté. Il n’y aura, pour ainsi dire, pas eu de vainqueur à Luchon, ce jour-là. Mais on reste à Luchon, qu’à cela ne tienne ! Fuente récidive le lendemain pour associer, coûte que coûte, au blason de cette cité son nom monumental et, cette fois, du plus profond de la vallée, l’écho commence à monter.
Vainqueurs d’étape qui vous plaignez que vos exploits soient trop souvent relégués dans l’anonymat, que cet exemple fasse que l’avenir vous serve de Luchon ! »

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Eddy Merckx, quatrième, concède 34 secondes à Van Impe second et 32 secondes à Thévenet troisième, ce qui révèle ses limites actuelles.
La seizième étape est « saucissonnée » en deux, encore une curieuse idée des organisateurs, sont-ils conditionnés par l’équipe Molteni parrainée par des industriels de la charcuterie italienne.
Blondin la présentait ainsi : « Quatre cols à la une … », tel était le titre alléchant de la dernière journée dédiée aux grimpeurs. Ramassée sur une matinée, concentrée depuis le pied de Peyresourde jusqu’au sommet de l’Aubisque où elle laissait les coureurs dans les promesses d’apothéose que suggèrent les balcons du ciel, elle proposait une véritable étape de Nesmontagne, comme il y a du Nescafé. On verra qu’ici aussi il fut question d’ajouter de l’eau. Mais, jusque-là, le propos et le mode d’emploi paraissaient savoureux. »
Cette « demi » étape-reine des Pyrénées avait de quoi inquiéter Eddy Merckx, cette fois vêtu de jaune, qui se plaint toujours de douleurs à son genou droit et qui ne précède son compatriote grimpeur Lucien Van Impe que de 2 minutes et 17 secondes, autant dire pas grand chose.
« Le poète a eu raison d’avancer que tout le plaisir des jours est dans leur matinée. Car ces instants-là nous parurent effectivement les meilleurs, au regard de ce qu’on était en droit d’attendre du reste.
L’action avait pourtant semblé s’amorcer sous le souffle puissant de la fatalité. Détachés de la société pour satisfaire la triple unité d’intrigue, de temps et de lieu, les trois premiers du classement général (Merckx, Van Impe et Zoetemelk ndlr) s’avançaient en exergue de la course, dans le superbe isolement ménagé par ce qu’on voulait bien leur prêter de génie. On attendait la tragédie, à tout le moins le drame.

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On crut y atteindre quand le « petit Belge » Van Impe partit seul à la conquête du maillot du « grand Belge » Eddy Merckx. En fait, nous avions plus simplement affaire à la situation triangulaire chère au vaudevilliste. On s’en aperçut quand Merckx et Zoetemelk d’abord, Merckx et Van Impe (car l’infidèle avait été retrouvé) ensuite, Van Impe et Zoetemelk enfin, se livrèrent à des scènes de ménage, tantôt bruyantes, tantôt feutrées, où les directeurs sportifs n’hésitaient pas à intervenir, comme des belles-mères ombrageuses…

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… C’était compter sans le 14-Juillet et le balcon du Soulor, pavoisé aux couleurs nationales, du Béarn et de Bic réunis. Un coureur, triplement local, tel que Labourdette ne pouvait choisir un endroit mieux privilégié pour ranimer la flamme. Sous les torrents qui s’épandaient du ciel, celui qui avait gardé son effort pour la bonne douche, le Béarnais, donc, mit toute la sauce : Labourdette, nous voilà ! … »

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La guerre des trois n’avait pas eu lieu : ils terminaient dans la nouvelle station de Gourette juste séparés de 3 secondes, le sprinter Cyrille Guimard les talonnant même à 5 secondes.
L’après-midi, le second tronçon est amputé de 15 kilomètres en raison de l’orage qui rend la descente de l’Aubisque vers Eaux-Bonnes boueuse. Le départ est donné à Laruns à 17 heures.
Van Impe passe en tête de toutes les côtes de 4ème catégorie, s’adjugeant ainsi définitivement le Grand Prix de la Montagne. Après la côte d’Esquillot, Van Springel (Moleteni et Van Neste (Flandria) se détachent. Sur le circuit du Grand Prix automobile de Pau, l’équipier de Merckx l’emporte facilement.

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Le jeudi 15 juillet, la dix-septième étape mène les 95 rescapés de Mont-de-Marsan, la ville où demeure Ocaña, à Bordeaux, sous un soleil de plomb revenu.
Est-ce la visite qu’il rend au domicile de son malheureux rival à Bretagne-de-Marsan, Eddy Merckx semble vouloir valoriser sa future victoire finale qui ne fait plus de doute, et lui donner du panache.

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« Si l’on consulte le diagramme de la condition d’Eddy Merckx, on constate qu’il n’a cessé de s’attacher à nous déconcerter par des performances en dents de scie et qu’il va finir par nous gagner un Tour de France sans avoir jamais cessé d’être battu par l’un ou par l’autre, mais jamais par les deux à la fois.
Prenez Van Impe, qu’il n’était pas téméraire de considérer hier comme un vainqueur éventuel et qu’on pouvait légitimement s’appliquer à gonfler aux proportions de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf. En quelques minutes, par la vertu d’une sorte de pied de nez à son propre destin, on le voit se calfeutrer dans une condition médiocre et résignée. Ainsi de Zoetemelk et du bon colosse Agostinho, dont les griffes font patte de velours à l’instant qu’on croit qu’il va attaquer, puis qui vous mijote on ne sait quel tour de sa façon dès qu’il s’agit d’introduire le charivari dans le cérémonial.
Le sport, qui finit, malgré tout, par imposer ses glorieuses certitudes, ne cesse, depuis deux semaines, de jouer avec le feu. Dans les Landes, il va de soi que cela est imprudent et de nombreuses pancartes au détour des pins étaient là pour nous rappeler à l’ordre. Le conformisme semblait pour une fois devoir s’appesantir sur le peloton.

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C’est alors que notre ami Michel Pebeyre, sur une route désormais historique, souscrivit à une de ces mises en scène géniales dont Jean-Marie Rivière, animateur de l’équipe Hoover-De Gribaldy a le secret toujours rebondissant. Le demi de mêlée de l’équipe de France de rugby se travestit en coureur cycliste avec un talent si contagieux que le public non instruit se prit au jeu et qu’il s’organisa autour de lui un simulacre de caravane. Le célèbre et mythique Chabert, sorti tout armé de l’imagination de Francis Huger, champion fabuleux qui pédalait dans les marges du classement, prenait corps sous nos yeux.
Tout cela pour émerveiller Annabel, la petite fille de J.M. Rivière, et lui donner du Tour l’image plus vraie que nature qu’elle eût risqué de ne pas emporter. Figurants de l’allégresse, nous faisions au vaillant Michel une escorte attentive, avec l’arrière-pensée de nous voir passer nous-même dans les yeux d’une enfant.
Les stratégies avaient alors bonne mine. « Nathanaël, disait André Gide, que l’importance soit dans ton regard et non dans la chose regardée. » Ainsi de la petite Annabel. »

IMG_0733IMG_0749Merckx Une L'Equipe

Echappé avec Vandenberghe, Van der Vleuten, Swerts et le Bourguignon Raymond Riotte, Merckx l’emporte sur le circuit du Pas du Lac avec plus de 3 minutes d’avance sur ses adversaires les plus directs, et reçoit l’accolade de Piero Molteni venu spécialement d’Arcole.
Jacques Goddet, toujours susceptible quand on raille l’institution qu’est le Tour, peut-être en réponse à l’humour de Blondin, écrit : « Personnellement, j’approuve qu’il veuille accéder à tous les honneurs du moment, qu’il n’y parvient qu’en fournissant plus d’effort et en montrant plus d’à propos que les autres, la course c’est ça, la recherche des conquêtes et non pas les petites concessions faites à la masse commune. »
Avant-veille de l’arrivée à Paris, les 95 rescapés ont au menu du jour, sous une chaleur lourde, 244 kilomètres à parcourir entre Bordeaux et Poitiers.
Dans sa chronique, Blondin se désintéresse complètement de l’étape sinon pour placer dans le titre, un calembour dont il est un maître du genre : « Les choses à Poitiers » !
Hors une échappée solitaire de l’Italien Roberto Ballini de l’équipe Ferretti, l’étape s’anime après le 170ème kilomètre sous l’impulsion de Jean-Pierre Danguillaume qui se sent des fourmis dans les jambes à l’approche de sa Touraine natale. Sous sa conduite, un groupe de dix coureurs se forme comprenant trois Français, Vidament, Cattieau et Bernard Guyot, deux Italiens Paolini et Crepaldi, le Belge Spruyt, l’Allemand Wolfshohl, le Hollandais Krekels et le Luxembourgeois Schleck.
Sur la piste en rubkor de Poitiers, Wolfshohl lance le sprint mais dérape dans le dernier virage entraînant dans sa chute Paolini et Schleck.

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Jean-Pierre Danguillaume l’emporte facilement. Quelques années plus tard, il fera quelques confidences sur cette étape qui en disent long sur certaines mœurs de l’époque dans le milieu cycliste : « Merckx te mettait un type à lui sur le porte-bagages. Ou tu arrivais à t’en débarrasser ou tu devais le mettre dans le coup, sinon, il te pourrissait la vie. » (…) « Cette fois là (à Poitiers), j’avais demandé à Spruyt de me faire rentrer en tête dans le vélodrome, il n’a même pas demandé combien. Ces types là, c’étaient des rudes, des travailleurs de l’ombre, de vrais pros. » C’était cher ? « 1 000 balles. Ça faisait de l’argent. A l’époque, je gagnais 2 000 francs par mois. Le plus drôle, c’est qu’au bas du podium, ma femme m’a averti qu’on devait 4 000 francs au maçon, et qu’on n’avait plus que 54 francs sur le compte. J’ai dû taper mon père. »
Lucien Van Impe, vainqueur du Grand Prix de la Montagne, reçoit son poids en chocolat Poulain !

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L’avant-dernière étape, de Blois à Versailles, a un parfum de la classique Paris-Tours à l’envers.
La prime du Souvenir Henri-Desgrange qui se dispute traditionnellement au sommet du col du Galibier ou en haut du col le plus haut franchi en l’absence du Galibier, est, cette année, attribuée en haut de … la côte de Dourdan. C’est l’Italien Wilmo Francioni qui la gagne.

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Ce sont 12 coureurs qui se présentent pour l’emballage final sur l’avenue de Paris à Versailles, parmi lesquels Barry Hoban, Cyrille Guimard, Herman Van Springel, Joaquim Agostinho, Rinus Wagtmans et encore Jean-Pierre Danguillaume.
Le Hollandais Jan Krekels l’emporte devant Cyrille Guimard.
Le Tour de France s’achève le 18 juillet par une course contre la montre de 53,8 kilomètres entre Versailles et la bonne vieille piste de la Cipale à Vincennes*** remise en service depuis la destruction du Parc des Princes.
Il semble que l’on retrouve un Eddy Merckx à la mesure de sa classe et de ses moyens. Comme s’il devait tout prouver en cette ultime étape, en un éclair, est réapparu le prototype de champion à la pédalée efficace et ailée. La machine tournait rond, le soleil brillait haut dans le ciel et la foule énorme formait un véritable cortège royal.

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Merckx rejoint Zoetemelk parti 4 minutes devant lui. Il l’emporte à la moyenne de 45,765 km/h sur un vélo Colnago ultraléger reçu l’avant-veille à Bordeaux, avec un développement de 55×13, soit 9,10 mètres à chaque tour de pédale.
Outre Merckx, quatre équipiers de la Molteni, Wagtmans, Swerts, Van Springel et Van Schil terminent dans les sept premiers.

Une de L'Equipe2021-06-24 à 19.06.38Ainsi Eddy Merckx gagne son troisième Tour de France pour sa troisième participation, rejoignant au palmarès Philippe Thys et Louison Bobet.

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Outre la maillot jaune Miko, il garnit sa garde-robe avec le maillot vert Fumagou du classement par points et le maillot blanc du combiné Gan.
L’équipe Bic, orpheline d’Ocaña, est récompensée d’un bel accessit avec le challenge par équipes.

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Durant les semaines qui suivirent, les journalistes spécialisés s’interrogèrent encore et encore : « Si Ocaña n’était pas tombé dans le col de Menté ? » La question demeure en suspens un demi-siècle plus tard.

1971+-+couvertureMiroir+du+Cyclisme+-+145+-+01L'Equipe CyclismeGrande Histoire du Tour

L’un des articles les plus complets sur le sujet fut celui rédigé par Gilles Delamarre dans le Miroir du Cyclisme :
« Le Tour inachevé « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé … »
Le Tour de France 1971 n’a duré qu’une semaine exactement. Commencé un lundi après-midi sur les pentes brumeuses du Puy-de-Dôme, il s’est terminé un lundi après-midi sur les pentes boueuses du col de Mente.
Il avait fallu, pour atteindre le sommet auvergnat, passer par 8 longs jours de course sur un parcours Ardennes belges, Nord de la France que l’on pensait propice à l’action mais qui fut déprécié par le blocage de la course intervenu dès la fameuse échappée de Strasbourg. Eddy Merckx, plus « facile » que jamais, dominait tout à la fois la course et ses concurrents. Jusqu’au Puy-de-Dôme où un éclair blanc, le maillot à damiers de Bernard Thévenet, puis un éclair orange, celui de Luis Ocaña, ternirent une première fois le jaune de son maillot.
C’était le début de l’escalade, la fin de la terreur. On pouvait attaquer Eddy Merckx qui avait caché son jeu et était peut-être moins fort que les autres années ! Mais le « on est un pronom impersonnel et personne ne se sentait désigné pour cette mission qui gardait un aspect suicidaire. Personne sauf Luis Ocaña qui attaquant, se trouva à deux reprises dans la situation qu’a connue Merckx bien des fois : entouré de quelques ombres qui ne songent qu’à suivre, au point de préférer bientôt la solitude. Ce fut la solitude radieuse de la montée sur Orcières-Merlette. Chevauchée fantastique à plus d’un titre : l’exploit lui-même, grand moment de sport mais valorisé encore par la résistance de Merckx qui, même s’il y pensa un moment, se refusa à abdiquer. L’hommage mutuel que se rendirent les deux hommes résumait tout ce Tour orienté vers un duel singulier que chacun voulait impitoyable. On se doutait que commençait un équilibre subtil de la gloire, chaque attaque s’étalonnant à la défense qui lui était opposée. L’échappée de Marseille en est le symbole. L’exploit était-il de conserver l’avantage faible mais réel malgré la poursuite d’Ocaña ou était-ce au contraire d’avoir sagement limité les dégâts derrière un Merckx déchaîné ? Qui dans la première étape pyrénéenne aurait signé l’exploit ? Si Ocaña bénéficie d’un préjugé favorable, tant il paraissait à l’aise dans ses répliques, la réponse ne peut avoir aucun caractère de certitude. Les deux hommes avaient adopté la même ligne de conduite : gagner ou s’écrouler. Tout porte à croire qu’ils seraient allés jusqu’au bout. Question d’orgueil, une qualité –c’en est une chez le champion- dont ils ne sont dépourvus ni l’un ni l’autre. Il en fallait à Merckx pour supporter ce que d’aucuns appellent des humiliations. Dominer le cyclisme et le Tour de France puis se voir maté par un homme seul et non par une coalition comme on l’avait généralement prévu, c’est une épreuve. Il semblait à vrai dire soulagé de pouvoir dire à tous : « Vous voyez, je ne suis pas un surhomme. » Lui-même, il ramenait le débat à l’affrontement entre deux hommes : « J’ai été battu par plus fort que moi ». Il entendait bien que « ce plus fort » ne soit que provisoire. Au départ vers les Pyrénées, il avait tout à gagner –la popularité, une sorte de gloire sans maillot jaune- même s’il perdait la course. Au milieu de l’après-midi, il avait tout perdu même s’il avait gagné le Tour.
Que Luis Ocaña ait tout perdu lui aussi n’est que trop évident. Une telle malchance –seul blessé sérieux sur plusieurs dizaines de chutes par la faute d’un orage qui dura en tout et pour tout 20 minutes- se conçoit difficilement. Et nul ne peut dire, pas même lui, si Luis Ocaña retrouvera un jour cet état de grâce. Il en gardera cependant le bénéfice psychologique d’avoir sorti Merckx de la caste des intouchables. Mais Merckx était autant la victime de cette chute. Victime de l’amertume de voir ainsi se terminer un Tour passionnant, victime surtout du doute qui restera la marque de l’édition 71. Il aurait été plus grand battu que vainqueur : pour une fois la phrase est vraie parce que le vainqueur l’accepte.
Car privé d’un rival à sa taille, que pouvait-il prouver qui ne fût pas dérisoire ? Gagner, revenir à Paris avec les emblèmes de toutes les couleurs, en montrant encore un certain panache ? Oui, faute de mieux. Il fit bien plus, il réagit en homme et donc en grand champion à la chute de Luis Ocaña. « Méfiez-vous du premier mouvement, c’est le bon » disait Talleyrand : si Eddy Merckx ne s’était aussitôt écrié : « Le Tour, je ne l’ai pas gagné, je l’ai perdu », tous ses hommages –refus de porter le maillot jaune, visite au blessé chez lui- auraient paru moins sincères. Ils prirent ainsi toute leur valeur.
Pour le reste, Eddy Merckx retrouva son peuple d’ombres. La leçon d’Ocaña n’avait pas été entendue, ni par Van Impe qui répétait « C’est peut-être un peu de ma faute », ni par Zoetemelk qui attaquant au sommet des cols de troisième catégorie, restait très calme lorsque les choses devenaient plus sérieuses. Le seul qui démontra un tempérament véritablement offensif fut Bernard Thévenet, meilleur Français. Mais le jour où Merckx semblait le moins à l’aise, dans l’étape des 4 cols pyrénéens, il était lui-même en détresse. Sa quatrième place, signe d’un remarquable progrès, symbolise certain renouveau du cyclisme français. Sans doute, Jean-Pierre Danguillaume et Cyrille Guimard avaient déjà gagné une étape l’an dernier mais ce qu’on retiendra surtout d’eux cette année c’est leur présence constante dans la bataille, même dans la montagne, et leur tempérament qui n’est rien d’autre qu’une prise de conscience de leurs possibilités. De ces trois jeunes loups auxquels on doit ajouter Bernard Labourdette, à qui la fréquentation de Luis Ocaña a fait du bien, Bernard Thévenet semble le mieux placé pour remporter un jour le Tour de France..
À 23 ans, y pense-t-il déjà ? Dans ce numéro, il répond : « quand Merckx et Ocaña seront partis ». On ne saurait mieux résumer ce Tour marqué par un duel au sommet et que le sort a laissé trop tôt inachevé. »

SPORT N° 24 du 21 juillet 1971 03 PELLOS - Ocana le fossoyeur bien aimé1971+-+Miroir+du+Cyclisme+-+145+-+68

En cette année 1971, Merckx l’orgueilleux montra que son trône n’était pas encore à prendre en conquérant pour la seconde fois le maillot de champion du monde sur route.
Le fier Luis Ocaña obtint une brillante victoire au Grand Prix des Nations, véritable championnat du monde contre la montre à l’époque.

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Côté français, le jeune Régis Ovion se révélait en remportant le Tour de l’Avenir et le championnat du monde sur route amateur.
À l’année prochaine …

1971+-verso +Miroir+du+Cyclisme+-+145+-+72

* Christian Laborde : VÉLOCIFÉRATIONS Je me souviens du Tour livre+Cd coédition Cairn le Pas d’oiseau
** http://encreviolette.unblog.fr/2008/04/03/les-cols-buissonniers-en-pyrenees-le-mente-et-le-portet-daspet/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/01/la-cipale-paris-xiieme/
Pour relater ces étapes du Tour de France 1971, j’ai puisé aussi dans le « nouveau (à l’époque) magazine SPORT avec l’aide de Jean-Pierre Le Port pour combler mes manques, dans L’Équipe-Cyclisme-magazine, dans Tours de France, chroniques de « L’Équipe » 1954-1982 d’Antoine Blondin (La Table Ronde), et dans le Miroir du Cyclisme d’après Tour de France.

Publié dans:Cyclisme |on 15 juillet, 2021 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1971 (2)

Pour revivre les premières étapes : http://encreviolette.unblog.fr/2021/07/09/ici-la-route-du-tour-de-france-1971-1/

« Ainsi de nos pérégrinations, qui nous font frôler Paris-Plage, tourner la plage, côtoyer les grands ensembles d’Orly, pour aboutir à Nevers, au cœur des paysages que Jules Renard a qualifiés pour toujours. Le dépaysement serait brutal si, précisément, la course et son architecture n’étaient là pour donner le fil conducteur et l’unité. Mais reprenons les choses par leur début naturel.
Les premiers vacanciers sont sur les talus. Nous les découvrons avec la joie qu’ils reflètent et que le Tour de France, fragment de soleil, leur apporte. La promesse d’un mois de juillet sillonné de caravanes sollicite une mer couleur d’étain. Elle répond par un scintillement mat. Nous écrivons nos petits papiers dans un casino ou un country-club promis à un meilleur sort.
Puis nous nous en allons dans la nuit civile. Une sorte de parenthèse s’ouvre : le Tour de France joue la fille de l’air… »
Comme l’écrit joliment Antoine Blondin, les 126 partants, après une journée de repos au bord de la mer d’Opale, prennent  l’avion jusqu’à Orly pour disputer la plus longue étape du Tour entre Rungis-ville et Nevers avec la traversée du Gâtinais*, terroir du poulet popularisé par le sketch de Jacques Dufilho, et le passage à Puiseaux*, petite commune du Loiret, qui n’organisait pas encore à l’époque sa bourse annuelle aux vélos, rendez-vous des archivistes pour compléter leurs collections.
Certaines photographies laissent à penser que cette étape courue sous la chaleur fut celle du sourire et de la décontraction, en voyant Merckx chasser la canette, Godefroot prendre un bain de pieds, tout chaussé, et surtout l’Italien Ballini prenant le frais à l’ombre d’une borne kilométrique.

SPORT N° 22 du 7 juillet 1971 18 Rungis - NeversBallini borneAgostinho

On assista tout de même à de multiples tentatives d’échappée, cependant timides et vite réprimées. Un sprint massif à Nevers devenait inévitable. Une chute sérieuse, à 400 mètres de la ligne, jetait à terre une dizaine de coureurs dont le plus touché fut le maillot vert Roger De Vlaeminck.
Le Belge Eric Leman empochait sa troisième victoire d’étape.

SPORT N° 22 du 7 juillet 1971 19 PUB Vitagermine - livre Les caïds du véloSPORT N° 22 du 7 juillet 1971 15 Chute & abandon de De Vlaeminck

À l’issue de l’étape, le coorganisateur Félix Lévitan stigmatise les journalistes et les photographes et d’une manière générale tous les professionnels de l’information, les accusant de rendre par leur présence après la ligne les sprints dangereux. Comme si, avec les tirages de maillots, les poussettes en tous genres, les coudes opportunément écartés, un sprint n’était pas déjà un exercice de trompe-la-mort. Dans ces imprécations, comme par hasard, les publicitaires envahissants avaient été oubliés. Ce ne sont pourtant ni les uns ni les autres qui sont responsables de la chute qui a marqué le sprint de Nevers. Des îlots directionnels placés au milieu de la route avaient fâcheusement divisé la meute en deux pelotons. Leurs retrouvailles furent brutales. L’aménagement intensif, abusif et hideux des chaussées dans les agglomérations manifestait ses premiers effets pervers.
Fort heureusement, la radio ne décela rien de grave pour Roger De Vlaeminck qui, cependant, perdait pour deux petits points son maillot vert au profit de Gerben Karstens.
Blondin concluait : « La vive astuce des organisateurs de ce Tour aura été de nous faire accomplir à rebours une longue étape qui avait les couleurs d’une dernière étape sans baigner pour autant dans ce que Flaubert appelait « la mélancolie des sympathies interrompues ». Récapitulant ses énergies, la course prend, au sens propre, un nouveau départ. Avec deux ou trois départs comme cela, on doit pouvoir en venir à bout. »
Il poursuivait dans sa chronique du lendemain :
« L’attente frémissante qui prélude à la finale d’un 800 mètres, nous l’avons vécue dans les teintes en camaïeu où baignait la campagne bourbonnaise. Nous savions que quelque chose allait se passer, et cependant un sentiment contradictoire nous habitait. Nous souhaitions que quelque chose se cassât, dans le même temps qu’un vieux respect des valeurs établies nous incitait à désirer que cela ne bougeât pas trop. La veille, une arrivée tumultueuse nous avait mis dans les conditions du drame. On eût été en droit d’envisager de longs et patients lendemains de pansements. Il n’en fut, naturellement, rien … »
Les choses sérieuses commencent avec l’arrivée au sommet du Puy de Dôme.

SPORT N° 22 du 7 juillet 1971 01 Ocana & Motta 2

Auparavant, la prime du « point chaud » se dispute à Sancoins, bourg du Cher, qui, à cette époque, s’enorgueillit d’être, chaque mercredi, le premier marché aux bestiaux de France. Nous sommes lundi mais, c’est la fête du Tour, et avant que l’Italien Wilmo Francioni n’emporte le sprint, dégustons une part de « pâté tartouffes » (et quelques verres de Saint-Pourçain) et esquissons quelques pas de polka sur « La foire à Sancoins », un succès de l’accordéoniste Serge Berry. Un faux air de Bol d’Or des Monédières au pays de René Fallet !

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« Heureus’ment qu’la vieille jument grise/Al’ connaissait par cœur le chemin… »
Ma petite fantaisie semble avoir grisé 16 coureurs parmi lesquels Merckx et Ocaña, mais malgré le train d’enfer imposé par les Molteni au nombre de cinq, l’écart ne dépasse pas 40 secondes car derrière, Gosta Petterson, Joop Zoetemelk, Gianni Motta et le jeune Bernard Thévenet, né non loin d’ici à Saint-Julien-de-Civry au lieu-dit prédestiné « Le Guidon », organisent la chasse.
Pas de fait piquant au kilomètre 79 dans la traversée de Hérisson mais permettez que je me désintéresse de la course durant quelques lignes : cinq ans plus tard, sera créé dans ce village de 700 âmes Mémoire d’un Bonhomme, « spectacle pour un acteur, une vache, un cheval de trait et une onde Martenot ». Durant plusieurs étés, Hérisson fut le rendez-vous des amoureux d’un « théâtre autrement » né de la folie créatrice de trois « fédérés » Olivier Perrier (c’est fou ! comme chaque vainqueur d’étape déclarait dans les réclames en buvant son quart d’eau gazeuse !), Jean-Paul Wenzel et Jean-Louis Hourdin. « Un théâtre inventé empruntant des chemins vicinaux » qui mit en ébullition le bocage bourbonnais ! Un spectacle sur des paysans, avec des paysans, pour des paysans, l’histoire d’une vieille France en sabots où les hommes et les animaux vivaient encore ensemble. Qui sait s’ils avaient été là en 1971, ils n’auraient pas fait traverser la scène au peloton !
Les coureurs sont « Loin d’Hagondange » mais se rapprochent de Clermont-Ferrand. Ils traversent Commentry, non loin du vélodrome Isidore Thivrier** dont le père Christophe est connu pour avoir été à l’assemblée, le premier député en blouse bleue du Bourbonnais.
« Épouvantail, juge de paix, pain de sucre dont devait sortir la vérité, le Puy de Dôme était à la fois souhaité et redouté. » Dans sa chronique Une course et des hommes, Gilles Delamarre passe en revue les forces en présence : « La majorité prévoyait encore que Merckx sortirait vainqueur du mont d’Auvergne. Par exemple, Raymond Poulidor qui poursuit sa reconnaissance anticipée pour RTL et à qui la presse régionale accorde un grand intérêt. Voici ce qu’il a déclaré à notre confrère « La Montagne » au sujet de cette escalade :
« Ça fera très mal, car la route jusqu’au « cratère » est très vallonnée. Les échappées y seront possibles. À partir du « cratère », véritable point de départ de l’empoignade finale, je crois que le peloton éclatera et que Merckx attaquera. Aucun problème, ce parcours lui convient très bien et vous pouvez vous attendre à un festival de sa part. Il doit gagner l’étape du Puy de Dôme. Et je crois que malgré tout les écarts seront importants derrière le groupe des favoris.
– Peut-on s’attendre à une surprise et voir Merckx accompagné au sommet ?
– Non, je ne pense pas, et si quelqu’un parvient à finir l’étape dans sa roue, ce sera certainement Zoetemelk.
Raymond Poulidor s’est trompé. On ne saurait lui reprocher, il n’est pas le seul.
Quelques-uns et non des moindres, Jacques Anquetil par exemple, misaient sur le petit gabarit de Lucien Van Impe… »

SPORT N° 23 du 14 juillet 1971 32 Thévenet - Puy de Dôme 2

SPORT N° 22 Bis du 10 juillet 1971 03 Bernard ThévenetSPORT N° 23 du 14 juillet 1971 08 Puy de Dôme - La contattaque d'Ocana1971+-+Miroir+du+Cyclisme+-+145+-+12 2

« … S’il n’a pas rendu un verdict sans appel, le Puy de Dôme a prononcé un oracle qui porte le nom claquant d’un hidalgo : Ocaña. Bien peu l’avaient installé dans leurs favoris, au moins pour la première place. »
Voici ce qu’Antoine Blondin en disait dans sa chronique intitulée Un chef-d’œuvre en péril :
« La vulnérabilité d’Eddy Merckx se donnait à constater dès la première marche de l’escalier. Et c’est là qu’il fut grand. Une fois dépouillé des grandes machineries tactiques, livré au corps-à-corps, il me semble que nous avons retrouvé dans la peau d’un quatrième le grand coureur cycliste qu’il est certainement. Sur les pentes, pudiquement dérobées par la brume, nous l’avons vu se mettre au diapason du labeur commun. Son Maillot Jaune, protégé ce soir, et qui doit le brûler comme la tunique de Nessus, le désignant et l’obligeant dans le même temps, fut perpétuellement aux avant-gardes. On songeait à la conjuration d’Amboise et à l’assassinat du duc de Guise. Vous ne voudriez pas qu’on soit du côté des plus forts.
Mais sont-ils les plus forts ? Certes la victoire d’Ocaña nous enchante. Nul n’était mieux appelé à porter le poignard. Ici se trouve remis en question un lourd passif de déboires et de malchance, une de ces revanches sur le sort, dûment concertée, à quoi l’on peut souscrire sans arrière-pensée. Nous aimerons revoir souvent ce maillot orange et blanc en tête de la course. Mais, parce que l’argile dont les idoles sont faites nous est précieuse, c’est à Merckx, ce soir, que vont nos pensées. Il aura été le grand personnage de la journée, en proie aux assauts et aux convoitises, justifiant le propos qui veut qu’on soit parfois plus grand absent que présent.

SPORT N° 22 Bis du 10 juillet 1971 01 L'estocade de Luis OcanaSPORT N° 23 du 14 juillet 1971 09 OcanaMerckx n'est pas un surhomme1971+-+Miroir+du+Cyclisme+-+145+-+14A1971+-+Miroir+du+Cyclisme+-+145+-+13

Ce Puy de Dôme, qui ne l’a d’ailleurs pas fait exprès, était judicieusement placé pour remettre la foudre dans la main des hommes. Nous allons voir maintenant l’usage qu’ils vont en faire. On peut se prendre à rêver que cette étape serait une des ultimes, que déjà les lignes de force de la compétition seraient tracées. Que verrions-nous ? Des gaillards essaimés sur quelques secondes, tant de trajet déjà et d’illusions perdues, le grand bonheur d’un travail accompli et, peut-être, Merckx reprenant le gouvernement des choses. Les multiples chicanes qui nous attendent nous permettent d’autres rebondissements. »
Merckx, Zoetemelk et Ocaña, le trio de tête au classement général, se tiennent en 37 secondes.

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La neuvième étape mène les 126 concurrents encore en course de Clermont-Ferrand à Saint-Étienne (153 km) sur un parcours truffé de bosses avec notamment l’ascension du col de la Croix-de-l’Homme-Mort au nom plus inquiétant que sa pente. Il le tire d’un fait divers qui se déroula durant la période troublée de la Révolution. Une petite croix en fer forgé fut érigée à l’endroit où fut perpétré l’assassinat d’un maître-papetier d’Ambert pour des histoires de cœur.
C’est à Jean-Pierre Danguillaume qu’on doit créditer l’initiative de la bonne échappée. Au km 53, il démarre avec l’Espagnol Lopez-Carril et le Belge Spruyt l’inévitable « Molteni » de service. Danguillaume passe en tête au sommet des cols des Fourches, des Pradeaux et de la Croix-de-l’Homme-Mort.
Pour avoir passé une soirée avec lui, il y a quelques années, je sais que Danguillaume est de bonne compagnie avec sa gouaille :
« L’Espagnol, il roulait plus fort que moi. Il emmenait les sprints et je le sautais à chaque fois ; À un moment, il n’était pas content, il a rouspété. Je lui ai dit : « Tu es en vacances, ici, moi, je suis chez moi. » Ne voyez pas dans cette boutade une quelconque xénophobie mais plutôt une nouvelle affirmation de ce désir effréné de se montrer dans un Tour où il y a beaucoup d’appelés et peu d’élus. Ça fait du bien d’être applaudi, d’entendre des « allez Danguillaume » quand on est dans le peloton, on n’entend que des « allez Merckx » ou des « allez Poupou » quand il est là. »
Par la suite, un autre Molteni Wagtmans et un équipier de Danguillaume Walter Godefroot complètent l’échappée.
« Animateur de l’échappée, Danguillaume redevint l’équipier lorsque Godefroot y fit son apparition. Il ne s’en plaint pas : « Walter est un type formidable. Il a toujours un petit mot gentil. Ce n’est pas du tout le flahute taciturne, à partir du moment où il est arrivé dans l’échappée, il a tout fait pour que je gagne. Il provoquait des cassures pour que je puisse partir. Moi, j’ai roulé les 5 derniers kilomètres sans qu’il me le demande. Je lui ai dit : « Ne t’occupe de rien, j’irai les chercher ». Bien sûr, j’aurais pu me mettre en quatrième position et terminer derrière Walter. Mais je voulais lui éviter des efforts, et je me méfiais des autres. Walter sait renvoyer l’ascenseur. Si on se retrouve un jour dans les mêmes conditions, je suis sûr qu’il me dira : « gardes-en » ».

SPORT N° 23 du 14 juillet 1971 04 Jean-Pierre Danguillaume1971+-+Miroir+du+Cyclisme+-+145+-+20Capture d’écran 2021-06-24 à 18.58.39

À Saint-Étienne, sur le cours Fauriel, Danguillaume lance remarquablement le sprint pour Godefroot et c’est un triomphe des coureurs de Peugeot-B.P. dans la cité des cycles Mercier.
Merckx conserve son maillot jaune, par contre, grâce à son succès, Walter Godefroot s’empare du maillot vert.

Anquetil Bobet Merckx

Enfin, les Alpes se profilent même si, cette année-là, elles semblent moins redoutables : pas de légendaires « juges de paix » comme le Galibier et l’Izoard, juste une première étape vers Grenoble avec la trilogie du massif de la Chartreuse amputée du col du Granier, la seconde se terminant à Orcières-Merlette, nouvelle station des Alpes du Sud dans le massif du Dévoluy.
Dès le départ, à la sortie de Saint-Étienne, les coureurs escaladent le col de la République (appelé aussi Grand Bois). On le surnomme volontiers le « col des cyclotouristes » en raison de la journée Vélocio qui s’y dispute chaque année en hommage à Paul de Vivie figure emblématique du cyclotourisme français et fondateur en 1882 de la manufacture stéphanoise de cycles La Gauloise. C’est l’occasion aussi de saluer et remercier mon ami Jean-Pierre, mon pourvoyeur de magazines d’antan, qui, pendant que j’écris ces lignes, sillonne peut-être à vélo les routes de France.
Le col de la République fut le premier col de plus de 1 000 mètres d’altitude à avoir été franchi par les coureurs lors de la seconde étape du premier Tour de France de l’histoire. L’année suivante, en 1904, l’ascension fut le théâtre de voies de fait de partisans du coureur stéphanois Antoine Fauré à l’encontre de ses adversaires. Débordé, le créateur du Tour Henri Desgranges tira des coups de feu pour disséminer les assaillants avant de déclarer : « Jamais plus, le Tour de France ne passera dans la Loire. »
S’en suivit une longue éclipse et il fallut attendre le Tour 1950 pour que les coureurs empruntent à nouveau le col.
Au sommet, le passage en tête est disputé et c’est Cyrille Guimard qui s’impose devant Merckx, Motta, Van Impe, Zoetemelk et Ocaña.
Pour la suite de l’étape, je vous laisse en compagnie d’Antoine Blondin :
« Ce fut une journée fastueuse, qui vit le Tour de France dédier au ciel torride ses mille facettes, des plus touchantes aux plus pathétiques. On reste le souffle coupé, à l’image des foules innombrables disséminées sur quatre départements et qui n’en pouvaient croire leurs yeux, nous sollicitant du regard pour nous demander si c’était bien vrai et si c’était toujours comme ça.
Je précise que c’est essentiellement Ocaña, prince charmant drainant déjà tous les cœurs après soi, et Thévenet, qui est en train de se faire un nom sur tous les calicots de France, avec une rapidité stupéfiante, qui mobilisaient cette extase bouche bée, où la grand-mère sur le pas de sa porte rejoignait dans un attendrissement commun la majorette de circonstance. Et je ne parle pas des vieux de la vieille, embusqués derrière leurs moustaches, dont le scepticisme bougon fondait comme neige au soleil. Ces bains d’unanimité sont toujours bons à prendre : ils ont un sens qui excède les dimensions de la simple compétition cycliste et instaurent un dialogue du bord des routes des plus féconds. J’en veux pour preuve l’appel surprenant lancé par notre speaker maison au départ de Saint-Étienne. Quelque part en France, une maman est sans nouvelles de son petit garçon, mais elle est psychologue, elle sait que le gosse adore la bicyclette. Alors, d’étape en étape, elle lui parle par notre intermédiaire. Elle ne trahit pas son inquiétude. Elle sait qu’à la rigueur elle pourrait nous confier son fils, puisque nous partageons les mêmes goûts, mais le jeune baladin ne se fait pas connaître, il est là sous l’anonymat d’une casquette en matière plastique, parmi des milliers de frères et sœurs qui gobent au passage la silhouette des champions avec une gloutonnerie respectueuse.
J’aimerais penser que c’est un peu à son intention que Pierre Rivory s’est livré hier à un cavalier seul de soixante-dix-kilomètres, qui nous rendait l’effigie traditionnelle du régional de l’étape dans tout son splendide isolement. Rivory s’est souvenu qu’il était né à Pélusoir, dans la Loire, voilà vingt-six ans, et, sous prétexte d’aller faire la bise à quelques membres de sa famille plantés en lisière d’un champ, il a tout bonnement faussé compagnie au gros de la troupe, caracolant à plus de huit minutes d’avance, la visière sur la nuque, comme un grand, et son regard de faïence absorbé par l’application hautaine qu’il mettait à la tâche.
Rivory appartient aux cadets que Raphaël Geminiani n’a pas craint d’enrouler sous sa bannière par une sorte de défi, qui s’appellent Jean Vidament, Yves Ravaleu, Jean-Claude Daunat, noms encore obscurs qui n’ont pour eux que flairer la souche et le terroir. Cependant, Raphaël n’était pas dans le sillage de Rivory ; le capitaine tempétueux avait délégué, pour faire escorte à la « bleusaille », notre ami Jean-Marie Rivière, celui-là même qui anime avec un génie sans cesse jaillissant les folles nuits de l’Alcazar de Paris. Cette fois, Jean-Marie n’était pas de la revue. Pénétré du sérieux de ses fonctions, il annonçait en préface de la course, couvait son gamin avec sollicitude, et on l’entendit même parler de la jeune équipe à laquelle il a attaché sa vocation avec des accents dignes de Rudyard Kipling : « Quand nous serons rentrés à Paris, lança-t-il sur les ondes, beaucoup d’entre eux seront devenus des hommes. »
Nous sommes loin des travestis de la rue Mazarine (voie de Saint-Germain-des-Prés où habite Antoine Blondin ndlr) telle est la vertu roborative du sport.
Maintenant, le meilleur moyen d’être un cadet de l’Alcazar est encore de l’être à la mode de Tolède. Tel est le cas d’un Luis Ocaña superbe et généreux. Espagnol passé maître depuis quelques jours dans l’art de donner l’estocade et singulièrement castillan dans la manière d’escamoter l’alternative : tout et tout de suite, c’est la devise de la maison et, pour le reste, demain il fera jour.
Après celle du Puy de Dôme, Merckx vient de recevoir là une seconde pique qui l’a châtié plus durement que la première fois. On attend maintenant le réveil du fauve. Mais, à le considérer dans la plongée sur Grenoble, passé le col de Porte, à l’endroit même où l’année dernière, à pareille époque, il pouvait s’offrir le luxe d’augmenter son avance tout en réparant sa selle avec une clé à molette, il me semble qu’un peu d’eau a coulé sous les ponts.
Enfin n’est-il pas réduit au sort morose de Silvano Davo qui, pour sa part, a été dépouillé, non de son Maillot Jaune, mais de son vélo lui-même, au sortir du vélodrome. Il y avait un « voleur de bicyclette » et il a fallu que ce soit sur un Italien que ça tombe. Le coup fut, paraît-il, rondement joué, de jeunes admirateurs, s’appliquant à détourner la victime de sa machine. Une minute éphémère de griserie, un peu de poudre aux yeux et l’on se retrouve à pied.
Malgré la beauté de la chose, il me déplairait que notre petit garçon inconnu soit mêlé à cela, sa passion dût-elle s’y trouver assouvie. »
Dans sa chronique de Sport, Gille Delamarre évoque la passe d’armes dans le massif de la Chartreuse :
« Comme pour toute forte explosion, il fallait un détonateur. Ce ne fut pas un attaquant comme dans le Puy de Dôme mais bien un silex ou une quelconque aspérité –enfin un coup de pouce du destin- qui fit expirer le boyau de la roue de Merckx dans la descente du Cucheron. Être un champion, c’est aussi savoir profiter de l’occasion. Comme dans le Puy de Dôme, Luis Ocaña bondit et seuls purent demeurer dans son sillage les hommes forts du moment : Petterson, le Suédois dont la blondeur n’éclaire rien tant il est effacé –il mériterait à tous points de vue le surnom de la grande ombre-, le Hollandais Zoetemelk dont la silhouette à la Jacques Anquetil promettait les plus grandes choses s’il n’avait pas choisi lui aussi le parti de la discrétion, et enfin, le Français Bernard Thévenet qui a d’ores et déjà plus qu’un avenir national. »

Au sommet du CucheronMerckx crève descente Cucheron1971+-+Miroir+du+Cyclisme+-+145+-+23Descente du Cucheron

« On était encore en pleine période de mysticisme et l’on craignait en quelque sorte la colère divine. Il (Merckx) n’était peut-être plus un surhomme, il n’était pas encore qu’un homme. Sauf pour Luis Ocaña qui n’hésita pas un instant à attaquer lorsque Merckx creva dans la descente du col de Cucheron. Les lois du sport, écrites et non écrites, fourmillent d’exemples semblables. Ce qui gêne le plus, ce n’est pas la façon dont le coup fut porté mais plutôt l’incertitude que l’on gardera sur l’issue de la bataille. Car dans le col de Cucheron, Merckx était là et bien là, semblant contrôler comme à l’habitude le peloton de tête dont personne ne cherchait à s’extraire.
« Sans cette crevaison qui m’a obligé à un énorme effort dans un faux-plat face au vent alors que devant on se déchaînait, j’ai la conviction que je n’aurais pas été lâché dans le col de Porte » disait-il. Mais en confidence et avec une remarquable franchise, il ajoutait ; « L’an dernier, je serais revenu. ». Car, en effet, les 30 ou 40 secondes de la réparation se transformèrent en deux minutes à l’arrivée à Grenoble. Sans doute, Eddy Merckx faisait remarquer qu’il était bien seul face à quatre forts rouleurs Mais à vrai dire, ces quatre n’avaient guère de dispositions pour le travail collectif et c’est Luis Ocaña qui mena la plupart du temps, à sa grande colère… »

Dans le col de PorteMerckx à l'ouvrageMerckx lâché Col de PorteSPORT N° 22 Bis du 10 juillet 1971 20 Merckx  L'aigle devenue proieSPORT N° 23 du 14 juillet 1971 13 Saint Etienne - Grenoble Col du Cucheron

Au vélodrome de Grenoble, Bernard Thévenet gagne facilement devant Petterson, Zoetemelk et Ocaña. Le public est aux anges : Eddy Merckx termine 7ème accusant un retard de 1 minute et 36 secondes.
Bouleversement pour les maillots : Joop Zoetemelk s’empare du maillot jaune précédant Luis Ocaña d’une petite seconde, et Cyrille Guimard, cinquième de l’étape, rafle le maillot vert à Walter Godefroot.

Zoetemelk et Guimard

Une Equipe

Jeudi 8 juillet : sur la route du Tour, certains lieux conservent le souvenir d’un homme, évoquent un exploit qui traverse les années. Il en est allé d’Hugo Koblet entre Brive et Agen lors du Tour 1951, du duel Anquetil-Poulidor sur les pentes du Puy de Dôme en 1964, d’Eddy Merck déjà sur la route de Mourenx en 1969. Il va en être bientôt ainsi d’Orcières-Merlette où le Tour fait escale pour la première fois.

SPORT N° 23 du 14 juillet 1971 01 Luis Ocana

Christian Laborde avait 16 ans, à l’époque. Depuis la maison familiale des Hautes-Pyrénées, il suivait à la télévision cette légendaire étape alpestre. Voici comment, avec son lyrisme habituel, il la restitue sur scène dans ses Vélociférations*** : « En ce temps-là, Merckx règne sur le peloton. Tous les maillots distinctifs, jaune, vert, blanc, rose, tous les bouquets sont pour lui. Et tous les costauds se battent pour la deuxième ou troisième place. Tous sauf Luis. Luis se bat pour la première place. Et en 1971, il a du gaz, Luis, de l’essence, Luis, du jus, Luis ! Il a la troisième jambe, Luis.
Luis est en pointe, et dans les Alpes, dans l’étape Grenoble-Orcières Merlette, il attaque Eddy Merckx et les costauds qui l’accompagnent : Zoetemelk, Agostinho, Van Impe. Il y a des cols partout, et partout, Luis est seul.
Dans une voiture suiveuse, y a un mec, il est espataroufflé. Il dit : « C’est la plus belle étape qui m’a été donné de voir en tant que suiveur. » Le mec en question, c’est Louison Bobet, triple vainqueur du Tour de France.
Luis dans Orcières-Merlette, il envoie du bois.
Luis, dans Orcières-Merlette, il envoie du steak.
Luis, dans Orcières-Merlette, il les disperse tous façon puzzle.
Et le chrono, et les horloges, et les trotteuses, et les tic-tac que disent-ils : ils disent que Luis Ocaña met plus de neuf minutes dans la vue à Eddy Merckx.
Luis est en jaune au sortir des Alpes… »

Ocaña s'en allaOcanna solitudeSPORT N° 22 Bis du 10 juillet 1971 16 Ocana dans ses oeuvres 2Ocaña panache

Antoine Blondin, plus littéraire, en appelle à Marcel Proust pour décrire le combat d’Eddy Merckx à la recherche du temps perdu :
« Cette minute, toute ronde et nette, qui séparait Eddy Merckx d’Ocaña au départ de Grenoble, on ne savait pas encore très bien si elle constituait la fameuse minute de vérité en soi, ou plus simplement, celle d’une vérité épisodique que le lendemain se chargerait de démentir. L’opinion la plus communément répandue était que le champion belge promettait de célébrer le centenaire de Marcel Proust à sa façon en se lançant avec une délectation féroce à la recherche du temps perdu.
Dès la sortie de la ville, on le vit effectivement quêter un équipier du côté de chez Swerts pour l’entraîner dans une aventure certaine et ne pas apercevoir cette vieille tige à l’ombre des jeunes filles en fleur, où gigotaient allègrement les leaders, frais pondus de la veille, du classement général le plus juvénile que nous ayons connu. Swerts, comme l’Albertine du roman, avait disparu.
Il faut croire que la saveur du gâteau de riz ne possède pas l’exquise propriété de reviviscence de la madeleine, car, vingt kilomètres plus loin, au sommet de la côte de Laffrey, où Napoléon, volant de cloche en cloche, commença sérieusement à envisager de remonter sur le trône, au retour de l’île d’Elbe, la cause était entendue. Le temps perdu qu’allait avoir à retrouver Merckx se dilatait démesurément.

Ocana Equipe magazineIMG_0742

Chevauchée de OcañaOcaña vainqueur Orcières

Il avait suffi que quatre coureurs du premier rang, prompts à ne pas remettre au lendemain, ce qu’ils pouvaient faire le jour même, se lancent dans l’aventure pour que le monument capital de la course, cerné la veille, fût dynamité sur le champ. Dans Les Réprouvés, Ernst von Salomon a intitulé un de ses chapitres : « Il faut quatre hommes pour prendre la poste », déterminant ainsi le moment essentiel d’un renversement du pouvoir. Hier, sur la route des Hautes-Alpes, Ocaña, Zoetemelk, Van Impe et Agostinho, soudés comme larrons en foire, nonobstant les frontières de leurs nationalités respectives, de leurs considérations de marques, de leurs intérêts particuliers, avaient furieusement l’air d’insurgés qui s’apprêtent à faire flotter le drapeau noir sur un édifice public.
Par la suite, Ocaña allait convertir, pour son usage personnel, l’entreprise en « fête espagnole » sans préjudice de la fête montoise qui doit se prolonger aujourd’hui encore dans les Landes, entre chez les Boniface et chez Benoît Dauga, en passant par la famille Cescutti, où Luis trouva un second berceau à son arrivée en France.
Ce maillot Jaune, enlevé au sommet des Alpes avec la détermination irrépressible d’une machine haut-le-pied, on y peut voir la revanche, dans le registre le plus noble, d’un homme que le Tour de France n’avait pas ménagé dans sa chair ni dans ses ambitions déçues…
Cette année, c’est un face-à-face total qui l’a opposé victorieusement à ses rivaux et singulièrement à Eddy Merckx. Il n’était que de circuler entre les groupes où Merckx, traînant toute la meute après soi, locomotive surchargée de wagons ingrats et pas du tout haut-le-pied, se démenait dans un climat de solitude peuplé de couteaux presque horribles à voir, pour acquérir l’assurance que seules les valeurs personnelles du moment étaient en jeu.
Car, enfin, nous avons beau feuilleter la mythologie du Tour, il n’est guère possible d’invoquer sur la défaite du Belge ni l’homme au marteau ni la sorcière aux dents vertes. Pas trace d’un incident mécanique ou d’une défaillance physiologique. C’est un homme au maximum de sa férocité, sinon de son efficience, qui s’est fait battre au carrefour d’un paysage, d’un terrain et d’un climat dignes de l’ampleur sublime de la lutte … »
Dans le Miroir du Cyclisme, Gilles Delamarre (dé)taillait le bel habit de lumière enfilé par le toréro Luis Ocaña qui, aux dires d’Eddy Merckx, « les avait tous matés comme El Cordobès matait les taureaux :
« Un éclair de soleil descendu du ciel bleu des Alpes a transformé l’orange du maillot de Luis Ocaña en jaune flamboyant. Ce changement de couleur fut un intense et grand moment de sport mais aussi un événement considérable pour le cyclisme international. Eddy Merckx avait un double visage. Il signait les plus beaux exploits et gardait ainsi au cyclisme ses lettres de noblesse qui l’ont fait si souvent côtoyer l’épopée. Mais il faut reconnaître que d’une certaine façon, il tuait un peu ce sport qu’il dominait trop.
C’est pourquoi en dehors de toutes autres considérations, la chevauchée fantastique de Luis Ocaña et sa concrétisation à Orcières-Merlette ont relancé ce cyclisme professionnel dont la santé donnait légitimement des inquiétudes. Le Tour retrouvait sa légende et un Grand qui était cette fois un Grand d’Espagne.
Son ascension avait commencé bien avant d’arriver dans le massif du Haut-Champsaur, très exactement sur les pentes du Puy de Dôme. Première victoire d’Ocaña, première alerte pour Merckx qui était peut-être le seul à savoir qu’il y en aurait d’autres. Même Ocaña fut surpris de sa victoire ; « Je ne pensais pas avoir les possibilités de grimpeur suffisantes pour être le premier au sommet » disait-il à Clermont-Ferrand. »
Il est vrai que Luis Ocaña n’est pas le type même de grimpeur, celui qu’on qualifiait d’aigle. La forme, l’envie de se battre ont remplacé les dons exceptionnels d’un Bahamontès. Ceux qui triomphent dans la montagne sont aujourd’hui des coureurs complets, grands rouleurs. Thévenet, que l’on peut déjà malgré son jeune âge considérer comme un expert, le dit volontiers. Luis Ocaña en avait à revendre, une volonté nourrie par la plus grande des ambitions, celle de battre Merckx. Fidèle à l’image que l’on se fait volontiers de l’Espagnol considéré comme un homme fier, Luis Ocaña disait avec simplicité qui ne manquait pas de grandeur : « Je n’aime pas la seconde place ». On sait bien sûr que pour un sportif, c’est la pire, mais depuis que Merckx avait monopolisé la première, ils étaient nombreux à lui avoir trouve un certain charme.
En somme, tout en étant discret depuis le départ, Luis Ocaña était venu sur le Tour avec une idée bien arrêtée en tête : passer ou casser. « Je veux, disait-il à Clermont-Ferrand, réussir des exploits marquants et je n’ai que faire de terminer second ou dixième ». C’était un langage ferme et réconfortant. Mais, malgré sa victoire auvergnate, on restait encore un peu sceptique. Pourtant, Luis avait prouvé une chose importante : Merckx pouvait être attaqué et il n’avait plus autant les moyens de châtier l’insolent. L’Espagnol pensait même depuis le Puy de Dôme que son attitude aurait valeur d’exemple : « On peut mettre Merckx en difficulté à condition que ce ne soit pas toujours le même qui attaque. »
Mais demandez donc à un Gosta Petterson, voire même à un Zoetemelk d’attaquer, c’est commander à un paralytique de se lever et de marcher. Ocaña ne pouvait guère trouver de soutien que du côté du Portugais Agostinho qui, en apprenant un peu à courir, n’a quand même pas oublié ses vertus offensives ou du jeune Français Bernard Thévenet qui devait sa gloire naissante au fait d’avoir osé distancer Merckx et qui avait crânement récidivé dans le Puy de Dôme.
En fait, sa santé était tellement florissante, sa condition physique tellement éclatante qu’Ocaña put décider de tout faire lui-même. C’est la première fois que la chose lui arrivait sur le Tour. Il y a deux ans, tandis qu’il courait chez Fagor, une chute lui avait permis, si l’on ose dire, de montrer un magnifique courage mais l’avait ensuite contraint à l’abandon. L’an dernier, malade, il avait perdu toutes ses chances dès le coup de force de Merckx sur la route de Divonne-les-Bains. Aussi l’avait-on classé plus ou moins dans la catégorie des coureurs fragiles et par là même inconstants. Des ennuis du côté du foie avaient encore confirmé l’impression.
Mais pour ce Tour, il s’était préparé très soigneusement, plusieurs semaines de traitement pendant l’hiver, un régime alimentaire très sévère avaient éliminé ces maux. Tout était prêt pour le triomphe du coureur de Priego (Castille) venu en France lorsque son père républicain ne put plus supporter de vivre en Espagne. Luis a débuté à l’âge de 13 ans d’abord au Vélo Club d’Aire-sur-Adour, ensuite au Stade Montois plus connu pour ses Dauga et autres Boniface que pour ses cyclistes. Il a été champion d’Espagne en 1968. Le comportement des Espagnols à son égard est d’ailleurs assez curieux. Dans la défaite, ils ont été d’une grande dureté comme s’ils ne lui pardonnaient pas de considérer la France comme une seconde patrie au point d’y avoir pris femme et d’y vivre. Dans la victoire, ils se sont opportunément rappelés qu’il était d’abord Espagnol …
Disposant d’une condition physique remarquable, Luis Ocaña devait encore oser s’en servir. Sur les pentes du Puy de Dôme, il se débarrassa du complexe Merckx. On était un lundi, la semaine espagnole commençait. Deux jours plus tard, dans le col de Cucheron, il portait la première estocade. Eddy Merckx avait crevé. Chose banale, d’ordinaire rapidement réparée à tous points de vue – la roue et le retour dans le peloton- et qui n’était jamais exploitée de crainte de déclencher la foudre. Cette fois, il en alla tout autrement et c’est Ocanna qui le décida, provoquant une impitoyable sélection de laquelle ne surnagèrent que Zoetemelk, Petterson et Thévenet. Tout se passa comme si par réflexe les adversaires de Merckx avaient décidé de suivre Ocaña de la même façon qu’ils suivaient Merckx. De ce premier duel singulier à distance qui était le prélude du somptueux « mano a mano » du lendemain, l’Espagnol très efficace dans le col de Porte, sortit vainqueur.
Il n’était pourtant pas radieux à Grenoble. Gagneur, il aurait voulu parachever cette journée par un sprint victorieux : »J’aurais aimé remporter cette étape, je me sentais très fort, j’ai foncé pour entrer le premier sur la piste. » Il sera comblé le lendemain au-delà même de ses propres espérances. Mais pour l’heure, avec un rien d’hypocrisie, il se disait satisfait que le Hollandais Zoetemelk ait pris le maillot jaune. Il est vrai qu’une seule petite seconde l’en séparait. Qui se souviendra de cette petite seconde après que Luis Ocaña ait réglé la question à grands coups de minutes sur les pentes d’Orcières-Merlette.
D’ailleurs, 28 km après Grenoble, Ocaña avait le maillot jaune. Il avait glané 5 secondes à la faveur d’un point chaud. C’était bien le signe qu’il était le plus fort et le plus résolu, car il ne passe pas précisément pour un sprinter. À ce moment, Zoetemelk était encore avec lui. Mais Merckx n’y était déjà plus, lâché dans la côte de Laffrey. Et il n’y eut bientôt plus personne dans la roue de l4espagnol. À 60 km de l’arrivée, il était parti tout seul. « Je me sentais de plus en plus fort et les 60 kilomètres ne me faisaient pas peur. J’étais survolté. » Survolté sans aucun doute mais pas inconscient : s’il se donna à fond dans une chevauchée de grande allure, il n’alla jamais au-delà de ses forces, en gardant même quelques-unes. Aussi sa tentative jugée tout d’abord imprudente par des personnalités aussi avisées que Jacques Anquetil et Marcel Bidot devint au fil des kilomètres l’acte décisif du champion qui ose. Il autorisait les suiveurs à puiser dans leurs souvenirs de l’héroïque et l’on évoquait pèle mêle Hugo Koblet, Fausto Coppi et Eddy Merckx.
Spontanément, il avait pris l’allure des grandes chevauchées qu’un jour ou l’autre ces champions ont réussies. Le cheveu noir plaqué par la sueur, son visage reflétant plus sa grande détermination que l’intensité de l’effort, se permettant d’adresser un clin d’œil à tel qui le doublait en voiture ou à moto, il pédalait facile comme on dit. Malgré la sévérité de la montée sur Orcières, il se mit rarement en danseuse mais creusa l’écart au train, un écart qui aurait été énorme si derrière il n’y avait eu Eddy Merckx qui réussit à mener à bon port une dizaine de coureurs abrités derrière lui. C’est ce qui donna toute sa valeur à l’exploit de Luis Ocaña. Et il n’est pas étonnant que ses premières paroles aient été pour rendre hommage au géant qu’il avait abattu : « J’ai profité de l’occasion, mais je ne crois pas être supérieur ». C’était déjà quelque chose de se considérer comme son égal.
« Ce qu’a fait Luis est exceptionnel. Il nous a maté comme un toréro » disait Eddy. Quand il arriva, le brun Castillan endossait son habit de lumière dans l’arène ensoleillée des Alpes. Un Grand était né. »
Pour les archivistes, c’est la grande lessive : théoriquement, tous les coureurs à partir du 39e, auraient dû être éliminés (délai 12%) ! Le nombre d’éliminés étant supérieur au dixième du nombre des partants, le jury a porté les délais d’élimination à 15 %. Walter Godefroot, vainqueur à Saint-Étienne, est hors délais. Roger De Vlaeminck a abandonné, Gianni Motta n’avait pas pris le départ.
Ocaña, le nouveau maillot jaune possède désormais 8 minutes et 43 secondes sur son second Zoetemelk, et surtout 9 minutes et 46 secondes sur « l’imbattable » Merckx qui pointe à la cinquième place. Le maillot vert passe sur les épaules de l’étonnant Cyrille Guimard.

Une Equipe Orcières

1971+-De Vlaeminck+Miroir+du+Cyclisme+-+145+-+02

Depuis Le Touquet-Paris-Plage, cinq étapes ont été courues et déjà, les coureurs vont goûter, sur les hauteurs d’Orcières-Merlette à une seconde journée de repos, cette fois, bien méritée.
Le Tour de France est-il déjà joué ? Merckx peut-il encore prétendre à un troisième succès ?
À suivre …

* http://encreviolette.unblog.fr/2014/12/06/une-balade-retro-puiseaux-velo-clo-clo-dufilho-cocteau/
** http://encreviolette.unblog.fr/2018/02/01/les-velodromes-de-nos-grands-peres-et-de-maintenant-2/
*** Christian Laborde : VÉLOCIFÉRATIONS Je me souviens du Tour livre+Cd coédition Cairn le Pas d’oiseau
Pour relater ces étapes du Tour de France 1971, j’ai puisé aussi dans le « nouveau (à l’époque) magazine SPORT avec l’aide de Jean-Pierre Le Port pour combler mes manques, dans L’Équipe-Cyclisme-magazine, dans Tours de France, chroniques de « L’Équipe » 1954-1982 d’Antoine Blondin (La Table Ronde), et dans le Miroir du Cyclisme d’après Tour de France.

Publié dans:Cyclisme |on 13 juillet, 2021 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1971 (1)

Pour mes flâneries littéraires sur les Tours de France d’antan, après l’édition de 1951* dominée par « le pédaleur de charme » Hugo Koblet, je me plonge, vingt ans après, dans la Grande Boucle 1971 : deux décennies durant lesquelles s’est étalée la longue carrière de l’idole de ma jeunesse Jacques Anquetil, un autre champion qui avait réussi, selon un article de Blondin paru dans la revue Arts, à faire passer le cyclisme de l’âge commercial à l’âge esthétique.
1971 : c’est l’année de la mort du jazzman Louis Armstrong, c’est celle de la naissance de Lance Armstrong !!! No comment !
Il semble me souvenir que mes yeux brillaient moins, que mon cœur battait moins vite, au départ de Mulhouse. Désormais, un « Cannibale » dévorait inexorablement tous les adversaires qui montraient quelques velléités offensives. Depuis trois ans, le « merckxisme » règne sur la planète vélo et le champion belge capitalise les succès.

Premier bouquet à Pluvigner

On a tous quelque chose en nous du roi Eddy !

Du côté de Pluvigner, patrie du « farfadet » Jean-Marie Goasmat, un gamin d’une douzaine d’années s’enthousiasme pour les exploits d’Eddy Merckx. Un demi-siècle plus tard, il est devenu un ami. C’est lui qui, chaque année, pallie aux manques de mes précieuses collections de magazines dédiées au vélo.
Justement, les temps ont changé, la presse aussi : le mythique Miroir des Sports But&Club a cessé de paraître le 14 novembre 1968 et le non moins mythique Miroir-Sprint a publié son dernier numéro le 2 février 1971.
L’époque n’est plus au sépia mais à la quadrichromie. Le 10 février 1971, un nouveau titre prend place au rayon de la presse sportive : Sport succède à Miroir-Sprint
Son directeur Maurice Vidal écrit en page 2 un éditorial ambitieux. Il se place dans la lignée de l’écrivain Jean-Jacques Rousseau qu’il cite : « Plus le corps est faible, plus il commande, Plus le corps est fort, plus il obéit ». Je ne suis pas certain que cette sentence s’applique à Eddy Merckx. En tout cas, vous avez quatre heures pour développer !
Comme souvent, avant chaque nouvelle édition, les journalistes s’épanchent sur le parcours du Tour de France. Ainsi, Abel Michea dans le numéro du Miroir du Cyclisme d’avant Tour :
« Le Tour de France 1971 fera date dans l’histoire de la Grande Boucle. Pour la première fois, en effet, en cours d’épreuve, les concurrents emprunteront l’avion.
Le programme de ce Tour, d’ailleurs, ressemble fort à un dépliant d’agence de voyages. Davantage qu’à un itinéraire de course cycliste…
« Programme extrasportif du 10 juillet à l’issue de l’étape Orcières-Merlette-Marseille (247,500 km) : Marseille-Marignane (25 km en autocar) Marignane-Toulouse (en avion). Toulouse-Albi en autocar (84km) … »

SPORT N° 20 du 23 juin 1971 05 Carte du TourSPORT N° 20 du 23 juin 1971 03 PELLOS

L’excellent Jacques Augendre donne son sentiment dans Sport :
« Le Tour 1971 a la forme d’un « S »… D’un « S » comme surprenant. Son dessin est inhabituel, bizarre à première vue, et il choquera sans doute ceux qui s’en tiennent à la stricte définition de l’épreuve. Jadis, le tracé suivait au plus près les frontières de l’hexagone. Cette notion est périmée pour de multiples raisons qui sont à la fois d’ordre sportif et d’ordre économique. Il importe tout d’abord que le parcours soit de nature à provoquer une course intéressante et qu’il utilise au mieux les ressources du relief. Il faut ensuite déterminer des points de chute logiques et le choix des villes étapes est évidemment conditionné par des impératifs financiers. Les organisateurs doivent enfin tenir compte des possibilités d’hébergement et nous croyons savoir que ce n’est pas leur moindre souci.
Ce Tour de France « S » est singulier, spécial et … séduisant. D’un caractère sportif très accusé, il nous paraît conforme à l’esprit de la compétition moderne qui se déroule sous le signe de la vitesse. Soucieux de nous faire pénétrer rapidement dans le vif du sujet, les responsables de l’itinéraire ont supprimé le long préambule constitué par des étapes sans intérêt stratégique, qui s’était révélé assez fastidieux les années précédentes. Dès le premier jour, les coureurs feront une incursion dans la Forêt Noire et reviendront à leur point de départ, c’est-à-dire à Mulhouse, au terme d’une épreuve de 225 kilomètres divisée en trois secteurs. Le lendemain et le surlendemain, ils franchiront les Vosges. Les deux jours suivants, ils évolueront sur un parcours comparable à celui de Liège-Bastogne-Liège ou de la Flèche Wallonne. Une semaine suffira pour traverser le Nord-Est de la France, la Belgique et atteindre la mer, au Touquet.
De Paris-plage à … Paris-ville, le terrain n’offre guère de difficultés : la distance sera effectuée d’un coup d’aile, et après une journée de transition, nous aborderons la montagne. La neuvième étape s’achèvera au sommet du Puy-de-Dôme et elle s’annonce d’autant plus redoutable que la route de Nevers à Clermont-Ferrand comporte une succession de côtes sévères, identiques à celles qui jalonnaient, autrefois, le célèbre Grand Prix du Pneumatique…
Le Tour de France 1971 nous paraît bien construit. L’intervention immédiate, la mise en valeur des difficultés et le retour rapide vers Paris au sortir de la montagne doivent garantir une course d’une haute intensité. La nouvelle réglementation internationale a contraint les organisateurs de réduire la durée et la distance de l’épreuve –vingt étapes et 3 600 kilomètres, contre vingt-trois étapes et 4 359 kilomètres l’an passé. En l’occurrence, il a fallu avoir recours à l’autocar, au train et surtout à l’avion pour « effacer » certaines portions d’itinéraires. La suppression des temps morts et des étapes de délayage trouvera une juste compensation dans la réduction des heures de travail pour les concurrents. La moyenne des étapes n’excède pas 180 kilomètres. Quatre départs seront donnés au début de l’après-midi et il y aura deux jours de repos… »
Chaque jour, la « première chaîne de télévision » assurera le reportage de l’arrivée et le direct des 15 derniers kilomètres. Cinq étapes (de la 13ème à la 17ème) seront retransmises en couleur !
Côté radios, « Le Tour de France comme si vous y étiez » c’est la gageure que vont s’efforcer de réaliser pour Europe n°1 Fernand Choisel, Robert Chapatte, Pierre Douglas et … Jacques Anquetil

Europe1

Encore en activité (!), Raymond Poulidor, lui, va suivre le Tour pour la première fois de l’extérieur pour le faire vivre de … l’intérieur aux auditeurs de RTL. En effet, le champion limousin va tester sa « poupoularité » en effectuant l’étape du jour avec 24 heures d’avance et révèlera les difficultés du parcours. Bien qu’il connaisse parfaitement tous les coureurs qui seront aux prises, avec lesquels il en a décousu depuis le début de la saison et qu’il retrouvera pour les tournées d’après Tour, ses commentaires seront souvent moins pertinents que ceux du Normand … la malédiction de l’éternel second ? et une dosette de chauvinisme de ma part !

Poulidor Tour sans moiPoulidor RTL

Manque de jugement ? « Ce Tour de France m’aurait plu si j’avais eu cinq ans de moins » devait déclarer Raymond Poulidor en prenant connaissance de l’itinéraire. C’est sans doute celui qui lui aurait le mieux convenu…
« S » comme séduction, « S » comme « Sport ». Pouvons-nous ajouter : « S » comme suspense ? On eût envisagé une course incertaine, sans cesse remise en question et des rebondissements spectaculaires s’il n’y avait … Eddy Merckx et si ce dernier, de surcroît, ne s’était mis en tête de porter le maillot jaune de bout en bout.
De toute évidence, le Belge s’oriente vers une course facile qu’il abordera l’esprit libre. Certes, une défaillance est toujours possible, les plus grands champions en ont subies dans le Tour … »

SPORT N° 20 du 23 juin 1971 01 Merckx le Tour en jaune 1971+-+Miroir+du+Cyclisme+-+143+-+01Merckx-Anquetil1971+-+Miroir+du+Cyclisme+-+143+-+02 Pellos

Curieusement, en couverture des magazines spécialisés, le principal adversaire de Merckx apparaît être le retraité Jacques Anquetil. Le Cannibale a en ligne de mire d’obtenir un troisième succès dans son projet d’égaler voire battre le record du Normand vainqueur à cinq reprises. De plus, faute d’adversaires à sa taille, Merckx a en tête de porter le maillot jaune d’un bout à l’autre du Tour comme le fit Anquetil en 1961.
Pas de Poulidor l’ancien donc, pas non plus de Hezard le jeune, fraîchement sacré champion de France sur route à Gap. Il sera déchu de son titre d’ailleurs, quelques semaines plus tard, pour question de dopage. Quant à Roger Pingeon, vainqueur en 1967, sous le coup d’une suspension de quatre mois pour la même raison, il attendra en vain la mansuétude des instances du cyclisme.

Champion de France Hézard

Depuis 1969, la formule des équipes nationales a été abandonnée, et l’on retrouve au départ 13 équipes de marques de 10 coureurs : 5 françaises BIC (crayons à bille) FAGOR-MERCIER (articles ménagers-cycles) HOOVER-DE GRIBALDY (appareils ménagers) PEUGEOT-BP-MICHELIN (cycles-essence-pneus) SONOLOR-LEJEUNE (radio-tv-cycles), 2 belges MOLTENI (charcuterie italienne !) MARS-FLANDRIA (chocolats-cycles), 3 italiennes FERETTI (meubles de cuisine) SALVARANI (meubles de cuisine) SCIC (meubles de cuisine), 2 espagnoles KAS (jus de fruits) WERNER (appareils de télévision), et 1 hollandaise GOUDSMID HOFF (Peinture, revêtements de sol).

MercierPeugeot BPSonolorFlandriaSalvarani

Gilles Delamarre s’interroge dans sa première chronique « Une course et des hommes » de la nouvelle revue Sport : « …Question essentielle, le public est-il encore intéressé par les tribulations estivales d’une centaine de cyclistes au milieu d’une horde fébrile d’automobiles ? La passion n’a plus en tout cas cette ampleur qui faisait sourire les étrangers et même les Français qui ont parfois qualité de rire d’eux-mêmes. Mais si l’on ne fait plus la queue devant les maisons de la presse pour voir, inscrit sur un tableau, le résultat de l’étape, on le doit plus à la transformation des moyens d’information qu’à une profonde désaffection.
Sans doute l’institution pâtit-elle, comme tant d’autres, des formes de la vie moderne, mais ce sont le transistor et la télévision qui, curieusement, l’ont dépopularisée en la rendant plus accessible. La vie ne s’arrête plus pendant le Tour, mais si le Tour reste plein de vie, il le doit encore à ce public qui, par millions, continue à venir border son chemin. La course multicolore reste un spectacle, qu’il vienne quérir le badaud chez lui (et rien n’est plus sympathique que le paysan, l’artisan ou l‘ouvrier quittant un instant son travail pour encourager le travail des autres, les coureurs) ou qu’il soit un plaisir mérité après un lever matinal et l’escalade de quelque col pour avoir la bonne place. Plaisir fugitif et qui réside plus dans l’attente que dans le spectacle lui-même.
Sans le public, le Tour sonnerait creux (à voir après le Tour 2020 disputé à huis clos pour raisons de pandémie, ndlr). Continuera-t-il à passionner ? Cela dépend peut-être de ses acteurs. Le Tour s’est toujours nourri, tel un minotaure qui se dévorerait lui-même au mépris des enseignements de la mythologie, de sa propre légende. Il se repait de ce bouche à oreille qui ressasse sans se lasser les exploits insensés, les défaillances énormes, les personnages pittoresques d’une course aux mille visages. C’est peut-être là qu’est le danger. Le souvenir conduit parfois à trouver sans saveur les combats des successeurs, sentiment assez répandu chez les suiveurs et dans le public. Les coureurs sont-ils encore ces géants de la route qui appellent l’épopée, le lyrisme et le verbe haut ? Les avis sont partagés et varient, ce qui est sociologiquement logique, selon la profession de l’intéressé

SPORT N° 21 du 30 juin 1971 01 Petterson en tête du peloton

En mise en bouche, le prologue est une épreuve contre la montre par équipes disputée sur un circuit de 2 750 mètres à couvrir quatre fois. Elle ne compte que pour le classement général des équipes mais les membres des trois premières formations bénéficient de 20, 10 et 5 secondes de bonification selon leur rang.
L’équipe Molteni l’emporte et Eddy Merckx, premier de son équipe sur la ligne, revêt le maillot jaune pour la première étape.

Prologue 2

Voilà, le Tour cuvée 71 est vraiment parti avec donc une première étape de Mulhouse à Mulhouse, « saucissonnée » en trois tronçons, avec haltes à Bâle et Fribourg-en-Brisgau. Nous retrouvons Antoine Blondin qui semble déjà en verve :
« Le Tour de France, qui semblerait s’accommoder de ne pas repartir le matin de la ville-étape où il arrive le soir, a mis cependant son point d’honneur à arriver hier soir à l’endroit même d’où il était parti le matin. Ainsi avons-nous eu le sentiment tout à fait relatif de n’avoir point bougé, ou plutôt de nous être offert une excursion circulaire et frontalière entre le Rhin et la Forêt-Noire, qui méritait le détour, même si certains coureurs ont affiché un moment le propos pittoresque de s’en dispenser.
Le départ venait d’être donné dans ce grand frémissement de fanfares et de rubans que nous affectionnons, quand il nous apparut que quelque chose ne tournait pas rond, ne tournait même pas du tout dans la mécanique, introduisant une sorte de panique à rebours dans le cérémonial : le beau peloton se refusait à bouger, comme figé en gelée. Renseignements obtenus, il s’avéra que nos champions, qui ne prennent pas l’Or du Rhin pour une expression toute faite, venaient de s’aviser de ce que le montant des prix était insuffisant et qu’il convenait de ne pas s’engager dans l’aventure sans s’offrir d’abord un quart d’heure de rabais en manière de grève sur l’étape… »

Version 2SPORT N° 21 du 30 juin 1971 06 Jean-Pierre GenêtSPORT N° 21 du 30 juin 1971 07 Wagtmans

« … Le tronçon qui conduisait à Fribourg nous a paru le plus juteux, non seulement en raison de ses deux côtes d’assez belle venue, mais surtout parce qu’il débouchait sur un monument dont on n’ignore un peu trop l’existence.
C’est l’un des mérites de la saga du Tour de France que de glisser sous nos pas des chefs-d’œuvre de ce calibre et de nous les révéler à l’existence. Celui-là constitue la seule statue martiale que l’Allemagne se soit hasardée à ériger après la dernière guerre, et elle représente tout bêtement un canard. Depuis les oies du Capitole, on sait le rôle prépondérant joué par la volaille dans la stratégie militaire. En poussant à perdre haleine un cri d’alarme incohérent, le canard incita les habitants de son quartier, médusés, à se précipiter sans raison apparente dans les abris, échappant ainsi au raid aérien qui allait faire trois mille victimes quelques instants plus tard… »

Canard Fribourg

Leman à BâleVersion 2SPORT N° 21 du 30 juin 1971 09 Van Vleierberghe à MulhouseCapture d’écran 2021-06-24 à 18.41.27SPORT N° 21 du 30 juin 1971 03 PELLOS Les moutons de panurge - Poulidor & Pingeon

Le Hollandais de la Molteni Rini Wagtmans se retrouva à l’arrivée du premier tronçon à Bâle avec le maillot jaune sur le dos. Mais Merckx s’empressa de lui reprendre à la faveur d’une bonification d’étape volante dans le second tronçon.
« … Sans doute les Suédois ne statufieront-ils pas les frères Petterson, mais c’est pourtant également l’appel lancé par le cadet Thomas qui permit de rameuter l’équipe Ferretti aux avant-postes et de colmater les brèches que Merckx et ses copains menaçaient d’y introduire.
J’aime beaucoup les Petterson. Comme les fils Aymon, ils sont quatre, à ceci près que ces derniers ne disposaient que d’un seul cheval pour tout le monde, alors que le vieux papa Petterson, avant de contribuer à propager le vélo en Scandinavie, avait quand même trouvé le moyen d’acheter autant de vélos qu’il avait de rejetons et de leur en inculquer le bon usage. Émigrés en Italie, essaimés sur les routes d’Europe pour chercher fortune, ils ne sont pas sans rappeler la famille Forsyte de célèbre mémoire. Et, comme les héros du roman de Galsworthy, ils portent sur leurs visages rigolards la chaleureuse dignité des gens qui ont le sentiment d’appartenir à une dynastie »… Les Forsyte de la route en somme !!!
« Dès le départ de Mulhouse, le vent, « ce taureau épars », comme dit Jules Renard, avait obligé les coureurs à prendre le vélo par les cornes. Il brassait des rafales sans queue ni tête, le plus souvent favorables, imprimant à une deuxième journée de compétition une allure prématurément exagérée. Naturellement, Eddy Merchx n’en avait cure et on le vit, aux abords de Merxheim (qui signifie littéralement : la maison de Merx), ne pas se gêner et faire comme chez lui pour ajouter à son crédit la malheureuse seconde de bonification du classement volant d’un « Point chaud Miko ». Une seconde ? J’arrive… Il n’y a pas de petits profits et il faut de tout pour faire un monstre.
Cependant, c’est un peu plus loin seulement que la majorité des favoris, allègres comme des débutantes, allaient ouvrir leur bal des ardents. (Parmi eux outre Merckx : Gosta Petterson, Zoetemelk, Roger De Vlaeminck, Van Impe, Thévenet, Van Springel, Ocana, Motta ndlr)

SPORT N° 22 du 7 juillet 1971 32 L'échappée

Le col de Firstplan, contrairement à ce que son nom pourrait laisser croire, n’est qu’un col de deuxième catégorie ; il possède pourtant la structure duraille et sournoise des difficultés de parcours qui marquent ce début d’épreuve et promettent de continuer dans les jours à venir : une montée exempte de grandes tragédies, mais une descente à pans coupés qu’il ne faut pas aborder trop loin derrière sous peine de perdre définitivement son prochain de vue. C’est ce que comprit admirablement Christian Raymond, en s’engouffrant dans la plongée sur Soultzbach-les-Bains. Contre toute attente, et d’abord la sienne propre, Merckx ne put supporter la vision radieuse de ce jeune homme, beau comme un Raymond de soleil, zébrant d’un lacet à l’autre la grisaille d’une double paroi de mélèzes boudeurs, et entraîna dans son sillage à peu près tout ce qui constitue le gratin présumé de ce Tour de France. Au flanc de la montagne à vaches, on eût dit d’une déflagration. Les « percussionnistes », au nombre de quinze, venaient de frapper un grand coup. Un coup qui possèderait, au fil des kilomètres, pour chacun de ceux qui n’en étaient pas, la saveur amère du coup de l’étrier.
Car il ne pouvait faire de doute qu’à l’occasion d’un caprice de bruit et de fureur, les grands de la course n’eussent choisi pour se décanter, d’une manière peut-être inexorable, la fatalité d’un paysage de vignobles et de chais suspendus au-dessus de la plaine d’Alsace, tous ces petits caveaux qui entretiennent l’amitié dans les temps ordinaires, mais où il était interdit de s’attarder hier sous peine de trinquer et de déguster… »
Dans Sport, Gilles Delamarre nous raconte le final : « Dans les derniers kilomètres, les Molteni et les Mars-Flandria s’étaient livrés une intense bataille à la fois pour contenir les attaques d’ailleurs improbables à l’allure où l’on roulait, et pour s’assurer l’avantage de l’initiative. Celui-ci est en effet primordial lorsqu’on aborde une piste en cendrée où l’entrée en tête est presque une assurance de l’emporter. Bien sûr Eddy Merckx ne l’ignore pas et placé sur la bonne orbite par Van Springel, il entra le premier sur le stade. Personne n’en fut outre mesure surpris. C’est ensuite que les surprises commencèrent. Dès la première ligne droite, Roger De Vlaeminck, que d’aucuns ont surnommé « le Gitan » en raison de sa chevelure brune et de son œil noir et peut-être aussi à cause de son animosité exacerbée envers Eddy Merckx, sauta le maillot jaune. On retrouvait le cyclo-crossman habitué à conserver son équilibre sur des terrains beaucoup plus traîtres. Le rival national de Merckx fit donc le premier tour en tête et, à vrai dire, la chose semblait entendue. Sauf pour Merckx qui l’attaqua dans la ligne opposée au prix d’un démarrage qui fit chasser sa roue arrière et d’un rétablissement miraculeux dans le dernier virage dont les deux hommes sortirent au coude à coude… »

Sprint Merckx-devlaeminck

Dans la dernière ligne droite, De Vlaeminck remonte le maillot jaune à soixante mètres de la ligne mais Merckx conservant quelques centimètres d’avance, gagne l’étape et 20 secondes de bonification. Le peloton des battus passe la ligne 9 minutes et 27 secondes plus tard. Roger De Vlaeminck prend le maillot vert à Karstens. Quelques coureurs de renom ont déjà perdu le Tour. Une somptueuse étape! Dans sa présentation quotidienne aux auditeurs de RTL, Poulidor avait prévu une étape de transition.

De Vlaeminck et Merckx

Raymond

Christian Raymond récompensé pour sa combativité

Antoine Blondin concluait : « Les Alsaciens ont le sens de la fête … On peut donc présumer qu’ils auront été comblés par la musique que leur ont exécutée hier les gros bras de la course, reléguant à plus de huit minutes un peloton qui, pour sa part, évoquait plutôt les fameux « Pierrots de Strasbourg » (valeureuse équipe de football amateur à l’époque, ndlr), la mine passablement enfarinée et réduite au silence.
Il ne viendrait à l’idée de personne d’avancer qu’un Agostinho tout de poils vêtu, un Guimard au sourire fendu en tirelire, un Geminiani en fer forgé évoquent au plus près les personnages écorchés de Dostoïevski. Eh bien ! néanmoins, il y avait de cela aux abords du stade Tivoli où les vaincus, dégoulinants de sueur et de pluie, se croisaient, un quart d’heure après la torchée, avec le regard incrédule de gens qui ne comprennent pas ce qui vient de se passer et ont effectivement le sentiment d’appartenir à la grande famille des Possédés. »
La troisième étape mène les coureurs de Strasbourg à Nancy, 165 kilomètres, avec le Donon et la Chapelotte, deux cols vosgiens de troisième catégorie, que Zoetemelk franchit en tête.
La bonne échappée part au km 137 avec David, Genet, Jimenez, Wagtmans et Van Neste, bientôt rejoints par Genty, Hoban, Guerra, Van Schil, Simonetti. Plusieurs coureurs tentent vainement de partir en solitaire (Guerra, Genet, David, Van Schil…) et l’avance n’augmente plus. Le sprint se dispute encore une fois sur une piste en cendrée du stade de Tombelaine.
Dans cet exercice, Rini Wagtmans est performant : « Sa victoire sur la cendrée de Nancy peut se résumer à une petite phrase : un coup de frein. Un coup de frein qu’il n’a pas donné à l’entrée du stade. Barry Hoban, lui, a appuyé sur sa poignée et il a perdu. Cela a déçu tous ceux qui aiment les victoires « morales », celles de ceux qu’on appelle de « fidèles et loyaux serviteurs du cyclisme ». Avec sa silhouette bien plantée, sa chevelure qui sera bientôt poivre et sel, ce sourire quasi permanent qui découvre une large dentition, Barry Hoban est de ceux que l’on pourrait appeler sans aucune nuance péjorative les « meubles ». Ils sont le décor de la course qui, sans eux, ne serait plus la même, comme une pièce que l’on ne reconnaîtrait pas en y entrant. »

Hoban

Gilles Delamarre brosse ensuite un portrait de Uncle Barry : « Six années chez Mercier où il fut l’équipier de Raymond Poulidor, deux chez Sonolor depuis que Jean Stablinski en est devenu le directeur sportif, et une solide réputation de coureur du Tour et notamment de vainqueur d’étapes. À Sallanches, en 1968, il hérita non seulement du bouquet du vainqueur mais aussi d’une vache. L’année suivante, se vengeant d’une défaite que lui avait infligée 6 ans plus tôt André Darrigade qui obtenait ainsi la première victoire sur cette piste, il l’emporta à Bordeaux et récidiva le lendemain à Brive. Mais on se souvient aussi de celle de Sète en 1967. Ses yeux rougis par les larmes cachées derrière des lunettes noires, il franchit la ligne le premier : c’était l’hommage, choisi par le peloton, à son ami Tom Simpson mort la veille sur les pentes arides du Ventoux… Pour les deux petites filles du champion, il était « Uncle Barry ». À Noël 1969, il devint leur père en épousant Helen Simpson … »
On était bien dans une étape de transition, Antoine Blondin choisit dans sa chronique « Un aventurier du monde moderne » de rendre hommage à Maurice De Muer qui « mériterait pour un jour d’être sacré « directeur sportif le plus méritant de France » : « Soudain, mon attention fut sollicitée par la présence sur le podium de deux garçons aux couleurs de l’équipe Bic, flanqués de Maurice De Muer, leur mentor, dont le visage affichait cette béatitude de circonstance qu’offrent les parents à l’instant de la distribution des prix. Le trophée de la Combativité pour Genty, celui de l’Amabilité pour Labourdette, justifiaient cette fête. »
La quatrième étape conduit les 127 rescapés de Nancy à Marche-en-Famenne, ville francophone de Belgique située dans la province de Luxembourg.
« Hier, le cyclisme belge, habitué depuis quelque temps à se tailler la part du lion qui orne ses oriflammes, a fait cruellement maigre. Jeûne et abstinence pour ceux qui avaient déjà tendance à considérer ce Tour comme un mardi gras permanent où l’on se déguisait en jaune, en vert, en blanc, selon ses appétits ou son humour.
Il aura suffi que deux lascars, tombant comme mars en carême, se déguisent, eux, en courants d’air, pour transformer un mercredi promis aux apothéoses en mercredi des cendres et la kermesse prête à flamber en leur messe noire. Jour des rogatons aussi pour le roi Léopold, la princesse de Réthy et la petite princesse Esmeralda (dimanche de Quasimodo, quand reviendras-tu ?) qui nous avaient fait l’honneur de venir chez nous pour nous serrer la pince.
Car c’est là un des paradoxes les plus enrichissants du Tour de France, qu’on y rencontre des altesses royales dans les vestiaires et des coureurs cyclistes dans les palais. À Nancy, sous les lambris des hôtels nobles qui ourlent d’un diadème de pierres incomparables les grilles dorées de la place Stanislas-Leczinski, c’était la réception donnée par l’équipe Sonolor-Lejeune. Sonolor-Lejeune (comme on dit Breughel le Vieux) et les survêtements se reflétaient dans les grumeaux d’époque pour la plus grande gloire du maître des cérémonies Ladislas Stablinski. Voyez comme ça se trouve !
Quelques heures plus tard, sans transition, on rencontrait les mêmes hommes pédalant dans une gadoue innommable au cœur d’un paysage de cauchemar agité par les bras des sapins. La tartelette de riz avait repris le pas sur le toast au caviar.
Cette course qui nous promène d’un château l’autre, d’une usine l’autre, on n’exprimera jamais totalement la profusion de ses contrastes et leur diversité. Après la procession frileuse de la matinée, voilà que le temps se lève sur la côte de Montmédy. Aussitôt, c’est l’attaque. Le peloton aux abois se décime effroyablement sur un chemin désert, étroit, sinueux. On songe à quelque Bérézina ensoleillée, d’autant plus tragique que les coureurs ne savent plus où ils en sont. Certains attendent des coéquipiers, qui sont devant eux, d’autres semblent faire naufrage à l’arrière dans l’indifférence. On s’aperçoit à peine qu’un motard de la police a plongé dans un petit ravin au détour d’un virelet frontalier…
Puis, la frénésie se calme comme par enchantement. Même les coursiers se donnent le temps de coiffer le casque protecteur obligatoire en Belgique. On se reprend à songer à ces princes qui nous attendent à l’arrivée. Et tout est à recommencer.
C’est à Jehonville, où Verlaine se réfugia au sortir de la prison de Mons, que Genet et Gomez-Lucas se conjurèrent pour entamer une de ces grandes vadrouilles des bords de Meuse que le poète avait menées en compagnie de Rimbaud et qui le conduisirent précisément jusqu’au cachot où il venait d’écrire « Sagesse », dont les vers les plus célèbres du recueil nous trottaient à ce moment par la tête :
« Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, de ton Genet ? » (ta jeunesse, ndlr)
Mais c’était plutôt la folie que nous évoquions, devant cette aventure de quarante kilomètres à tenter sur le territoire adverse, avec tous les Molteni et les Flandria de la création aux trousses. La poursuite fut effectivement pathétique sur un espace qui allait se réduisant aux dimensions d’une peau de chagrin dévorée par des enzymes gloutons. Trente Flamands, Wallons, Bruxellois, le casque hérissé en casque à pointe (de vitesse), se ruaient sur les malheureux. Ils vinrent échouer à quelques mètres de Genet et de Gomez-Lucas pour avoir trop tardé à donner la réplique. MM. Merckx, De Vlaeminck, Godefroot, Leman, Reybroeck et compagnie privaient la Belgique de la seule et unique victoire qu’elle ne devait pas perdre… »

Genet couleursUne de L'equipe GenetAnquetil et Genet

Jean-Pierre Genet, dont on se souvient qu’il fut le porte-parole des coureurs au cours de leur mini-grève au départ du Tour, ce qui mesure l’estime dans laquelle ils le tiennent, offrit son bouquet à Claudine Merckx, un geste de troubadour à la dame du seigneur.
La cinquième étape conduit les coureurs de Dinant, dans les Ardennes belges, à Roubaix, avec l’escalade du terrible mur de Grammont.
Roger Bastide, dans le roman du Tour intitulé cette année Les maillons de la chaîne, relate la fin de course d’un coureur en « chasse-patate » :
« Nous ne sommes plus qu’à une dizaine de kilomètres de Roubaix. Dans le vaste espace entre le groupe de sept échappés et le peloton, un coureur roule seul : Walter Godefroot. Il lutte pour combler la cinquantaine de secondes qui le sépare du commando de tête. Il absorbe un passage pavé puis se retrouve sur une longue ligne droite asphaltée. Il aperçoit les hommes de tête, mais lui-même s’offre en point de mire au peloton. Il roule avec acharnement, transformant sa vélocité naturelle en puissance de rouleur. Mais l’on sent, dans le vent, décliner lentement ses forces. Il perd du terrain, inexorablement sur ceux qu’il voulait rejoindre tandis que ceux qui le poursuivent regagnent sur lui. Il ne parviendra plus à ses fins, c’est la cruelle évidence, et pourtant il s’obstine. Il s’obstine parce qu’il n’est plus guidé par la raison. C’est le désespoir qui l’a propulsé dans cette entreprise. Il voulait anticiper sur son vingt-neuvième anniversaire qui tombe demain. Au vélodrome de Roubaix, l’attendent Micheline son épouse et Patrick leur petit garçon. Il souhaitait, de toutes ses forces, leur offrir le bouquet du vainqueur. Mais il a manqué le départ du bon wagon et désormais son effort solitaire est voué à l’échec.
Robert Naye, l’ancien six-dayman, qui conduit la voiture de liaison du groupe Peugeot-B.P. et qui couvrait l’avant de la course aurait-il dû faire décrocher Robert Bouloux devant pour attendre Godefroot ?Nous ne le pensons pas. L’allure était bien trop rapide. Le sacrifice de Bouloux eût été inutile alors qu’il gardait une chance de gagner l’étape. De toute façon, on ne laisse pas partir un Walter Godefroot. La chasse ne se fût pas relâchée tant qu’il n’eût pas été réduit à merci. L’aide de Bouloux lui eût permis de prolonger sa résistance mais c’eût été peut-être provoquer l’échec de l’échappée.

mur de GrammontGuerra gagne

Pietro Guerra a gagné l’étape. Les trois plus rapides du groupe de tête ont été victimes d’incidents divers : Guido Reybroeck a crevé, Albert Van Vlerberghe a senti son boyau arrière se dégonfler lentement dans les cinq derniers kilomètres. Raymond Riotte a fini avec la roue arrière voilée.
Guerra fait son tour d’honneur. Sur la pelouse, Walter Godefroot, encore essoufflé, se désaltère, appuyé sur le cadre de son vélo. Il ne peut encore parler. Près de lui, Micheline son épouse et le petit Patrick attendent patiemment, silencieux aussi. Et soudain, Walter sourit, d’un merveilleux sourire sans amertume. Il a tout juste un geste fataliste : « Que voulez-vous, c’est la course. » Puis tendant une main au petit Patrick, tirant son vélo de l’autre, il se dirige vers la sortie. Micheline à son côté, marchant d’un même pas. Toute déception est oubliée.
Comment Eddy Merckx eût-il pris un tel échec après s’être tant battu pour forcer le sort ? Mais la question se pose-t-elle ? Eddy ne se fût pas lancé dans une telle aventure. Chez lui, le réalisme prend le pas sur les raisons du cœur. Du moins en compétition. »
Gilles Delamarre : « On ne saurait dire par contre de Pietro Guerra, autre artisan du vélo, qu’il est dépourvu de maître. Il remplit consciencieusement, comme l’enfant d’une famille de neuf enfants de Vérone qui a choisi le métier de coureur de préférence à celui de carreleur, le rôle d’équipier de Gianni Motta qui demeure l’inconnue de la course. Mais il a aussi aux approches des arrivées, un second maître en la personne du sprinter Guido Reybroeck à qui il est tenu de servir de locomotive. C’était le cas dans l’échappée de Roubaix puisque Reybroeck était là. Mais il creva. Le brave Pietro ne s’arrêta pas. Il expliqua ensuite que lorsque son patron avait crié « crevé », il avait cru qu’il s’agissait de son propre boyau. « Après, Guido était loin, il ne me restait plus qu’à courir pour moi ».
Lui aussi avait pour un instant découvert la liberté. Il en usa fort bien et l’on se rappela alors que ce garçon de 28 ans avait été deux fois champion du monde amateur des 100 kilomètres contre la montre, une discipline déjà exigeante et déjà collective. »
En ce début de Tour, la sixième étape est encore tronçonnée avec un premier secteur qui mène les coureurs à Amiens, et un second qui s’achève au Touquet, sur la côte d’Opale. On retrouve Raymond Poulidor, dans la capitale picarde, 24 heures auparavant.

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le son commence à 25 secondes

Il semblerait que Raymond soit perspicace en annonçant une étape sans grands rebondissements.
Antoine Blondin se désintéresse de la course, préférant brosser le portrait d’un coureur cosinus :
« Il en arrive, comme ça, un ou deux par génération, la musette pleine d’une science toute fraîche, bacheliers émancipés par le goût du vent comme l’était jadis Gil Blas de Santillane ou l’Escholier limousin. À l’école du peloton, ils ne mettent pas longtemps à calculer l’âge du capitaine. La malice, étrangement tempérée par une passion authentique pour la bicyclette, est leur vocation naturelle. Ils ont le courage de leurs espiègleries en course, souvent chèrement payées. Leur mot de passe est : « Salut les coquins ! »
Celui qui arpente les routes de ce 58ème Tour de France et l’honore de sa présence farfelue se distingue par un mélange de réflexion forcenée et d’ingénuité, qui est la véritable marque du savant de légende. Il s’appelle François Coquery. À 23 ans, il est l’un des benjamins des professionnels français. Les mathématiques l’ont occupé jusqu’à ce jour. Quand la compétition se durcit, il tire la langue comme au tableau noir.
En moins d’une semaine, ses étourderies et la dimension du raisonnement à perte de vue, qu’il apporte à un sport que les autres pratiquent comme ils respirent, attendrissent et excèdent, tout à tour, ses compagnons. C’est François le Bleu et Gribouille sous une même casquette. Désormais, il occupe le plus fréquemment une chambre seul, car ses équipiers, qui, par ailleurs, lui vouent une amitié stupéfaite, commencent à trouver qu’il leur met la tête en capilotade. Coquery ne s’en aperçoit même pas : il pose ses axiomes, déduit, explique.
Pourtant, ce garçon, dépourvu de lunettes, robuste et rougeaud, n’a rien, à première vue, du chercheur pâle ni du rat de laboratoire, et il dégage, lui aussi, une puissante odeur d’embrocation.
Ne nous y trompons pas. Écrivons-le plutôt :
« Étant donné que je suis né près de Vailly-sur-Sauldre, dans le Cher, et que nous étions quatre enfants, d’une part, étant donné que nous n’avions pas assez de terres à cultiver, d’autre part, il ne me restait donc plus qu’à me cultiver moi-même. C.Q.F.D. ! »
Jusque-là, tout va bien. Mais supposons que Coquery crève. Au lieu de lever le bras verticalement, comme le veut l’usage, il commence par l’étendre horizontalement, dans un souci rigoureux de déterminer son abscisse en fonction de son ordonnée. Ce faisant, il applique une gifle formidable à son collègue Ducreux (ce valeureux coureur normand est décédé le 1er mai dernier ndlr), qui pédale à ses côtés, et menace de le faire tomber. Sommé de s’expliquer, il répond que la loi inexorable de la chute des corps repose sur le principe que deux corps s’attirent en raison inverse du carré de leur distance. Or Francis Ducreux est 107e au classement général et lui-même 105e. Qui dit mieux ? La loi est une fois de plus vérifiée.
Les mécaniciens accourent alors pour dépanner ce Newton en perdition. Celui-ci tempère leur précipitation par quelques considérations sur l’adhérence basale, leur explique comment on calcule le rayon d’une roue et, pourquoi pas son diamètre, à partir du rayon (Pi=3,1416), s’attarde, pendant qu’on y est, à réciter la table des développements qu’il appelle la table de démultiplication.
Enfin, le voilà qui rejoint le peloton au paroxysme de son état convulsionnaire. Coquery oublie l’effort pour s’abîmer dans des considérations sur la résistance à l’air et les coefficients de pénétration. Il en fait part à son plus proche voisin, en les agrémentant d’une théorie sur le polygone des forces. L’autre l’accable de propos assassins…
… Son véritable rêve, il ne s’en cache pas, ce serait de participer à une course non euclidienne, où les extrêmes se toucheraient vraiment, comme les parallèles se rejoignent, et qui lui permettrait de figurer dans l’équation du Tour autrement qu’à titre d’inconnu … »
Un demi-siècle plus tard, le peloton du Tour de France compte dans ses rangs un coureur philosophe, Guillaume Martin, auquel j’avais consacré un billet à la sortie de son livre Socrate à vélo**.
En marge de ce portrait, il y eut tout de même des tentatives d’échappée non concluantes et un sprint massif sur l’hippodrome du Petit-Saint-Jean que le Belge Eric Leman remporte devant le Hollandais Karstens.

Leman à Amiens

À Amiens, les coureurs ont été rassemblés une paire d’heures pour prendre un rapide repas avant le second départ en direction du Touquet-Paris-Plage.
Le peloton roule à environ 25 km/h de moyenne pendant les deux premières heures. Au km 82, sept coureurs parviennent à créer la bonne échappée : Genty, Van der Vleuten, Wolfshohl, Simonetti, Francioni, Diaz et Mintjens.
Sur le circuit de la Digue à parcourir deux fois, Van der Vleuten sprinte un tour trop tôt et c’est l’Italien Simonetti qui l’emporte devant un peloton revenu très fort sur les échappés.

Sprint Touquet

Eddy Merckx poursuit tranquillement son objectif de porter le maillot jaune d’un bout à l’autre du Tour. Roger De Vlaeminck détient le maillot vert du classement par points.
Après une semaine qui n’a pas donné ce qu’elle pouvait promettre, les coureurs bénéficient… d’une journée de repos au Touquet-Paris-Plage avant de rejoindre en avion … Paris-Orly-Rungis, lieu de départ de la septième étape. Vous aussi !

ZoetemelkDe Vlaeminck et KarstensVan ImpeMolteni 2Molteni 1

* http://encreviolette.unblog.fr/2021/07/02/ici-la-route-du-tour-de-france-1951-3/
** http://encreviolette.unblog.fr/2020/08/01/en-cyclopedies-avec-guillaume-martin-et-michel-dreano/
Pour relater ce début de Tour de France 1971, j’ai puisé dans le « nouveau (à l’époque) magazine SPORT avec l’aide de Jean-Pierre Le Port pour combler mes manques, dans L’Équipe-Cyclisme-magazine, et dans Tours de France, chroniques de « L’Équipe » 1954-1982 d’Antoine Blondin (La Table Ronde)

Publié dans:Cyclisme |on 9 juillet, 2021 |Pas de commentaires »
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