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Duo « Elle et Lui » en concert à La Bastide du Salat

J’ai déjà eu ici l’occasion, à plusieurs reprises, de témoigner des vivifiants courants d’airs musicaux qui circulent sur la promenade du Pré commun du modeste village d’Ariège où je séjourne épisodiquement.
Bas les masques (avec discernement), le Petit Salon Théâtre de La Bastide du Salat a rouvert ses portes, comme un signe, quelques jours après la naissance du printemps. La culture revit après le trop long cauchemar de la pandémie quoique les confinements et la fermeture des lieux qui lui sont dévolus aient fait germer moult initiatives aussi singulières que novatrices.
Ce soir-là, pour lancer la saison musicale, Patricia et Philippe, hôtes pugnaces et chaleureux, ont invité le Duo Elle&Lui pour un concert privé.

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Huit siècles après Raymond VI de Toulouse, deux Albigeois, Agnès Jollet et Pascal Jeanson, partent donc en croisade sur les chemins d’Occitanie, non loin des châteaux cathares, défendre la « belle chanson française à texte », dans les brisées de leurs illustres aîné(e)s, Barbara, Anne Sylvestre, Leprest, Ferrat entre autres.
Ferrat, justement, chantait Nul ne guérit de son enfance. Agnès n’échappe pas à cette fatalité et, ce soir, en ouverture du concert, dans un clin d’œil à Saint-Exupéry, elle plante le décor :

« Dessine moi une maison
Le petit prince a perdu ses crayons
Rappelle moi cette maison
Les clés de la mémoire portent son nom

Á cloche-pied pousse la pierre
la craie qui dessine le ciel
Sous le lilas blanc de poussière
Une balançoire qui sommeille

L’enfance qui a pris le large
C’est toujours de là que l’on vient … »

Évocation impressionniste du temps lointain où une petite fille jouait à la marelle : une maison de vacances, la cour d’une école ? Du bonheur enfoui sans doute !
Ça nous remue. C’est peut-être pour cela que j’ai omis de vous présenter les deux artistes sur scène. Oubli qu’ils se chargent immédiatement de réparer à leur manière en empruntant au répertoire d’Allain Leprest sa chanson … Elle et Lui !
Allain, avec deux « l » comme les ailes de l’ange maudit de la chanson qu’il fut, écrivit ce texte pour Francesca Solleville et son mari Louis André Loyzeau de Grandmaison. Elle habitait à Montmartre, lui était peintre issu d’une riche famille qui le déshérita lorsqu’il décida, par provocation, d’épouser cette chanteuse de cabaret. La mort les a séparés, il y a peu, après plus de soixante années de passion commune.

« Quand il s´ennuie, elle se désole
Il est plutôt genre parasol
Elle, elle adore les parapluies
Elle et lui
Eux, ils font rien pour se comprendre
Moins il est dur, plus elle est tendre
Il est fromage, elle aime les fruits
Elle et lui

Mais dès qu´ils sont plus côte à côte
L´un sans l´autre
Il manque un morceau à chacun
L´autre sans l´un… »

Agnès est orthophoniste dans un service de pédopsychiatrie, Pascal professeur de judo, mais lorsqu’ils entrent en scène, l’esperluette traîne superflue, tant leur complicité artistique est évidente.
« Quand une guitare rencontre une voix, quand des mots se posent sur des notes », c’est l’histoire du duo Elle&Lui dont on peut, par coquetterie géographique, situer la naissance, en remontant la vallée du Salat, lorsqu’il se produisit en 2016 en première partie de Frédéric Bobin dans le cadre du festival ariégeois animé par Nicole Rieu.
Quand elle chante, Agnès marque souvent la mesure avec son bras, comme une caresse sur les accords de Pascal lequel, tandis qu’il pince les cordes de sa guitare, jette fréquemment de doux regards vers sa partenaire. Les deux artistes sont tellement en osmose que, ce soir, Agnès oubliera de se tromper sur un vers comme il est prévu dans un petit effet de mise en scène.

« Il y a comme un frisson qui passe
Un je ne sais quoi même tout petit
Un instant pris dans la nasse
Une langueur qui caresse la vie

Il y a comme un rien qui s’efface
Un presque trop qui s’évanouit
Une fissure de carapace
Où se faufilent nos envies

Aux confins du silence
C’est le jour qui s’enfuit
Dans sa besace immense
Prenant nos bouts de vie … »

Un frisson, chanson du prochain second disque en gestation dans le studio de La Bastide au-dessus de nos têtes, est une autre illustration de la créativité fusionnelle des deux artistes.
Pendant le confinement, Agnès souhaitait écrire sur les moments fugaces de plénitude qui parfois nous frôlent sans aucune raison. Dans son coin, Pascal avait composé une musique qui, par enchantement, vint se placer sur le texte. Rien ne s’efface, il y a comme un frisson qui passe sur notre échine à l’écoute de cet instant de poésie qui transcende l’ennui, le désœuvrement, le vide.
On a besoin de sérénité et d’amour dans le monde dans lequel on vit, c’est la supplique d’Agnès avec des intonations de voix qui rappellent étrangement Véronique Sanson.

« Je suis la route au bord de la mer
Je suis la plume légère
Y’a trop de bruit autour de la terre
Y’a trop de sang amer

Dépose les armes, pose-les à terre
Dépose les armes, glisse-les sur l’air
Dépose les armes, tu ne sais qu’en faire … »

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Dépose les armes, concert à La Bastide du Salat (photographies et son)

Comme disait le poète, on ne chante pas pour passer le temps et, encore moins ces jours-ci, Dépose les armes entre en résonance avec l’actualité et l’invasion de l’Ukraine par les troupes russes. Tandis que nous l’écoutons dans la douce quiétude du Petit Salon, à la même heure, civils, femmes et enfants, frigorifiés, sont remplis d’effroi dans les abris de Marioupol.
La chanson suivante est un questionnement, un constat, sans guère d’illusion de réponse, sur la planète qui décidément va mal :

« Mais où va ce monde,
je ne comprends plus rien
Des infos chaque seconde sur tout et sur rien
Les banquises qui se brisent dans les océans
Les forêts qui se déguisent en déserts brûlants
Pour un Dieu et ses églises, on tue nos enfants
Et la haine et la bêtise sont du même sang … »

Je verrais bien ce cri d’alerte repris par les écoliers lors de leurs spectacles de fin d’année, rien que pour houspiller et réveiller leurs parents.
Les enfants, parlons-en, avec l’immense Leprest qu’Agnès et Pascal adorent et convoquent à nouveau pour dénoncer le sacrifice de générations d’écoliers sur l’autel d’une pédagogie laissant une place subalterne aux activités artistiques et manuelles, bridant la créativité.

« C’est peut-être Van Gogh
Le p’tit qui grave des ailes
Sur la porte des gogues
Avec son opinel
Jamais on le saura
Râpé les tubes de bleu
Il fera ses choux gras
Dans l’épicerie d’ses vieux … »

Ce gosse, c’est peut-être Le Cancre de Leny Escudero, l’enseignant que je fus ne peut rester indemne.
Dans un autre texte, « le temps de finir la bouteille » (celle qui le perdit ?), Leprest écrivait :

« Je t’aurai recollé l’oreille
Van Gogh et tué le corbeau
Qui se perche sur ton pinceau … »

Le bonheur est dans Leprest … et le Pré commun, double jeu de mots pour exprimer ma jubilation.
Agnès nous prévient : « Si tu regardes en arrière/Tu n’y verras que la terre, linceul de tous les aïeux … Tu ne verras rien venir/Rien que des statues de pierre, gardiennes des souvenirs ». Seule alternative pour estomper ces brûlures du passé, pour combattre la nostalgie : « Aime, aime, aime… sème, sème… ».
Pour chasser le spleen, rien de tel… qu’un blues ! Jeu de mots presque aussi « époustouflant » que ceux que nous livre Michel Jonasz : Le Blanc qui chante Toulouse, le Noir qui chante I was born to loose ou encore Mecs de La Mecque gars d’la Garonne !
Pascal, avec sa guitare Fender Stratocaster signée Stevie Ray Vaughan, met de côté sa sobriété et se lâche comme au temps où il était Joueur de blues dans des groupes. Il accompagne même de la voix Agnès qui s’avère être une excellente interprète de blues.
L’exiguïté du salon empêche le sage public de se défouler mais du dernier rang où je me trouve, je repère quelques têtes et doigts qui marquent le rythme. Ça groove à La Bastide !
Changement de guitare, la chanson suivante, encore un blues (en apparence !), s’appelle … Les apparences :

« Tout est question de distance …
De près, on ne voit pas les différences
Tout est question de patience…
De loin, on n’entend plus que le silence
Dans les apparences, dans les apparences… »

Honte à moi, il aura fallu que j’assiste à un concert privé dans un modeste village ariégeois pour qu’Elle&Lui me fasse découvrir une « immense artiste atypique », ainsi la décrit Agnès, j’ajouterai écorchée vive, insoumise, et militante.
Melismell tient son nom de scène, entre autres, de la mélisse, une plante qui soulage les maux des femmes, elle en souffre de quelques-uns. Elle se réclame notamment de Noir Désir (avant « l’accident »), Léo Ferré et des années sombres de Mano Solo, il ne m’en fallait pas plus pour que j’aille plonger dans sa discographie, me confronter à sa poésie engagée, sa rage de vivre et ses révoltes. Une artiste qui prend aux tripes qu’une maladie orpheline lui a ôtées !
« Elle est là, cette fêlure dans ma voix, ne l’entendez-vous pas ? » La vôtre aussi, Agnès, qui égrenez Les souvenirs de Melismell dans une émouvante valse.
Agnès appartient à cette famille de chanteuses à la parfaite diction comme Juliette Greco, Anne Sylvestre, Cora Vaucaire (ce sont bien des références de baby boomer !). La voix claire met en valeur subtilement les mots et les vers, enluminant chaque chanson.
Avec J’suis pas com’, chanson figurant sur le premier opus, Agnès et Pascal règlent leurs comptes avec la vacuité des réseaux sociaux (sauf les blogs, j’espère !)

« J’suis pas com’
Je compte pas des milliers d’amis fantômes
J’suis pas com’
Aucun follower ne me trouble en somme
J’suis pas com’
J’ai pas de likes, de photos dans mes albums
J’suis pas com’
C’est bien comme ça

Je suis bien d’accord, « Tous ces gens qui s’aiment sans l’avoir choisi/Ça devient obscène/Si c’est un problème si c’est un souci/Je suis bien quand même comme je suis ». Oui, surtout, restez vous-même avec votre fraîcheur, votre humour et votre poésie, des qualités que l’on retrouve avec La chaise.
Chanson surréaliste, Trenet, cassant une noix, voyait des abbés à bicyclette, pour Agnès, avec des accents d’Anne Sylvestre …

« …La chanson c’est comme une chaise
Il faut être confortable
Comme le dit Allain Leprest (encore ! ndlr)
Faut pas qu’elle soit bancale… »

Belle métaphore, avant d’être artistes, parolier et compositeur effectuent un travail d’artisan forgeant un mot, polissant un vers, ciselant une note pour parvenir un jour à l’harmonie.

« Bien calée sans anicroches
Juste à notre mesure
Elle joue des doubles croches
Et des appogiatures… »

Tiens, voilà un mot dont j’ignorais l’existence : l’appogiature est un ornement en musique, il ne peut donc être que joli. D’origine italienne, c’est l’occasion, en aparté, de vous recommander Les mots immigrés, la jubilante fable concoctée par l’académicien Erik Orsenna et le linguiste Bernard Cerquiglini : « Si les mots immigrés, c’est-à-dire la quasi-totalité des mots de notre langue, décidaient de se mettre un beau jour en grève ? »
Il n’y aurait plus de chanson à texte, en tout cas plus de farniente (autre mot d’origine italienne) sur le Sable de Lloret del Mar :

« Ton corps sur le sable boit tout le soleil
En sirop d’érable et gouttes de miel
La mer sans égale avale le ciel
La mer près du sable garde ton sommeil

Couché sur la plage, tu fermes les yeux
Mais quel est ce voyage qui t’emporte un peu
Les mouettes passent par-dessus la mer
Et le temps s’efface dans le fond de l’air… »

Pascal dormait au soleil dans la tranquillité d’un après-midi de printemps, Agnès troussa ces images empreintes de sensualité.
Avec Elle&Lui, il n’y a pas d’urgence, le duo se nourrit de tous les petits instants même dérisoires de la vie en les restituant par touches impressionnistes.

« J’entends les notes de la pluie… sous tes doigts
J’entends le temps qui se replie … sous ma voix
Il n’y a pas d’urgence …tout est là
Le temps il se balance … çà et là
Le temps prend des vacances »

Reviens-nous est, au contraire, une chanson d’urgence écrite comme une supplique tandis qu’un ami plongé dans le coma se battait contre l’inexorable.


« Entre deux rives, vas- tu passer à gué ?
Sur quelle rive pourras-tu te poser
Les limbes grises, volutes de l’oubli
Comme une prise qui dérobe la vie

Le souffle lourd et le corps endormi
Aux alentours d’une vie en sursis
Vois, on t’espère, on t’appelle, on te crie
Une prière pour arrêter ta nuit

Où, mais où es-tu ? Loin si loin de nous
Nous, nous entends-tu ? Dis reviens nous… »

Cet ami est revenu !
Elle&Lui, c’est 50 nuances de vie : la mort qui rôde qui fait partie de la vie, la nostalgie de l’enfance, la vie autour de nous, la vie devant soi, les peines souvent, les joies parfois, le temps suspendu qu’ils captent délicatement.
Agnès nous délivre quelques notes d’espérance :

« Que rien ne te retienne,
ni le temps, ni la peine
Les creux et les silences
qui s’accrochent à l’enfance
Que rien ne te retienne
ni les liens, ni les chaînes
qui te cousent partout
des invisibles trous… »

Entre un ippon et un o-soto-gari, Pascal saisit lui-même la plume pour confier ses états d’âme, les bleus de l’âme, le vague à l’âme, avant de trouver peut-être l’âme sœur :

« Regarde dans ton miroir
si rien ne voile ton image
Mettant dans un tiroir
tous les ennuis qui font ombrage… »

On retrouve tous les thèmes dans lesquels se complaisaient les Romantiques.
Comme si elles rapportaient une chronique douce-amère, les chansons s’enchaînent et se répondent :

«… Prendre le large
Et le long voyage
Se noyer dans le ciel, dans un bruissement
Et fondre en aquarelle, la lune et le soleil
Et… goûter le vent
Et… glisser dedans … »

Et … dans l’ultime morceau de leur composition :

« C’est bizarre, c’est bizarre
Ce qui se perd au creux des regards
C’est bizarre, c’est bizarre
De l’autre côté de ce miroir

Les amours qui ne vont plus ensemble
Le gouvernail qui jette l’ancre
Pourtant au loin, rien ne tremble
On voit juste un peu de brouillard… »

Vous avez dit bizarre ? Comme c’est bizarre !
Le public est silencieux. Trop sage ? Je ne crois pas. Si je m’en réfère à moi, il savoure, il déguste, il réfléchit aussi car les chansons de Elle&Lui ne nous laissent jamais indifférents. Elles nous bercent ou nous emportent.
Pour clore leur récital, Agnès et Pascal rendent hommage à Henri Salvador, un maître de « la chanson douce ». Ce soir, il ne s’agit pas de voir Syracuse, l’île de Pâques et Kairouan, mais de :

« Je veux déjeuner par terre
Comme au long des golfes clairs
T’embrasser les yeux ouverts
Dans mon jardin d’hiver
Ta robe à fleur
Sous la pluie de novembre
Mes mains qui courent
Je n’en peux plus de t’attendre
Les années passent
Qu’il est loin l’âge tendre
Nul ne peut nous entendre
Dans mon jardin d’hiver… »

Les paroles poétiques et sensuelles de Benjamin Biolay et Keren Ann sont taillées sur mesure pour nos deux artistes.
Elle&Lui improvisent quelques remerciements sur la chanson de Gainsbourg : « On est venu vous dire qu’on s’en allait mais on espère un jour vous retrouver, merci pour ce voyage partagé. »
Dans l’intimité du Petit Salon, les spectateurs conquis et ravis réclament le rappel d’usage.
L’hôtesse du lieu Patricia Damien rejoint sur scène Agnès et Pascal pour chanter Ferrat : « Pourtant que la montagne est belle… ! » Le public reprend le refrain.
Par méconnaissance géographique d’abord comme tout bon Français qui se respecte, par homophonie aussi sans doute, on confond souvent l’Ariège et l’Ardèche, des départements montagneux qui, effectivement, présentent quelques similitudes : une présence de néo-ruraux qui font revivre les vallées les plus reculées, une forte sensibilisation à l’écologie avec un goût affirmé pour le vrai, le bon et le bio, une réjouissante et surprenante activité culturelle.
Qui sait si les vers de Ferrat n’ont pas fini par réveiller les consciences ? Le poète a toujours raison, qui voit plus haut que l’horizon !
La soirée n’est pas terminée, la fameuse convivialité du Sud-Ouest. Au Petit Salon Théâtre de La Bastide du Salat, il n’y a pas de carré d’or VIP, les spectateurs se retrouvent dans la pièce contiguë autour d’un délicieux gâteau de semoule, cannelle et miel préparé, selon une vieille recette de sa mère, par le régisseur son et (poétique) lumière Philippe Morin. C’est l’occasion d’échanges informels et chaleureux avec les deux artistes Agnès et Pascal.
Le Duo Elle&Lui reviendra ici cet été pour enregistrer en studio quelques chansons de son prochain disque dont il nous a réservé la primeur, ce soir. D’ores et déjà, vous pouvez découvrir son univers poétique en écoutant le premier opus au titre surréaliste Une chaise sur la mer et à la pochette superbe (qui sait si parfois, le petit prince ne traverse pas la lune dans l’avion de Saint-Exupéry).

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Et s’il vous prend de vous promener en Occitanie, vous aurez peut-être le bonheur d’assister à l’un de ses concerts…

Contact :
pascal.jeanson1@gmail.com
06 88 87 99 18
jollet.agnes@gmail.com
06 80 66 58 33
Site web: duoelleetlui.fr
Facebook: Duo Elle & Lui
Remerciements aux artistes Agnès et Pascal et à Philippe Morin pour l’illustration sonore de ce billet

Les Ritals de François Cavanna et Bruno Putzulu à Maurepas

Pour la cohérence et simplement l’intérêt de ce billet, il est souhaitable de lire ou relire celui-ci :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/09/15/voyage-en-ritalie-de-paris-a-fabas-ariege-avec-cavanna-bruno-putzulu-et-la-petite-virginie/

C’est peut-être l’épilogue des aventures (et mésaventures) que j’ai connues pour finir par assister, en pleine pandémie, dans un minuscule village d’Ariège, à l’adaptation au théâtre du roman de François Cavanna Les Ritals.
Dix-huit mois plus tard, comme un remerciement à ma persévérance, Bruno Putzulu est venu interpréter, à quelques centaines de mètres de mon domicile francilien, « le récit drôle et émouvant de l’enfance pittoresque du petit italien immigré devenu écrivain célèbre ».

Affiche Ritals Maurepas

Je ne pouvais évidemment pas rater cette aubaine et ce ne sont pas quelques soucis de hanches, en voie de dissipation, qui m’en empêcheraient. D’ailleurs, l’ami Bruno m’avait mis en garde dans un mail : « Ne fais pas de conneries si tu veux être là le 12 février ! »
Dont acte, je m’empressai donc de réserver deux places, en effet, ma compagne se déclare toujours partante quand il s’agit de rencontrer des ritals, en l’occurrence le texte de Cavanna et la prestation de Bruno Putzulu, ancien pensionnaire de la Comédie Française, lui-même enfant d’un père italien et d’une mère française.
Première surprise, à quinze jours de la représentation, le rythme des réservations est poussif et décevant. Je découvre que dans la ville voisine, à trois-cents mètres à vol d’oiseau, à la même date et la même heure, c’est déjà complet pour Amis, une pièce d’Amanda Sthers et David Foenkinos, avec Kad Merad en tête d’affiche. Ce sont les mystères de la communication.
Á tout hasard, j’autorise humblement l’équipe de l’espace culturel qu’elle publie sur son espace facebook le long billet que j’avais consacré à mon « voyage en Ritalie ». Je rameute aussi par téléphone quelques connaissances.
On perçoit de plein fouet les souffrances endurées par le secteur culturel à cause de l’épidémie du coronavirus, les confinements, les fermetures de salles, les reports ou annulations des spectacles, les jauges, le public frileux, l’effondrement des souscriptions à des abonnements, les artistes réduits au chômage, eux-mêmes parfois touchés par le virus. Ainsi, par exemple, l’ami de Bruno Putzulu, Philippe Torreton, sociétaire de la Comédie Française, césarisé pour le film Capitaine Conan du regretté Bertrand Tavernier, s’inscrivit pour la première fois à Pôle emploi.
Bruno a plutôt bien résisté aux vents contraires et connu de beaux succès avec « ses » Ritals sur un certain nombre de scènes de France et même de Suisse. Début novembre, il fêtait la centième dans le beau village alsacien d’Obernai.
Communion d’esprit ? Heureuse surprise, à quelques heures du spectacle, je reçois un coup de fil de la « petite Virginie » qui ignorait que je m’apprête à revoir, le soir même, l’adaptation de Bruno. Pour une énième fois, elle y a assisté, quelques jours auparavant, à Vincennes. J’imagine la charge émotionnelle qui l’étreint à chaque fois. Elle sollicite ma présence pour une prochaine manifestation autour de Charlie-Hebdo période historique et Cavanna.
Bienveillante, la directrice de la salle, au vu de ma canne anglaise,  m’invite à rejoindre le premier rang où deux fauteuils nous ont été réservés.
Autre satisfaction, la salle se remplit peu à peu permettant d’espérer une honnête affluence.
On ne se lasse pas de la langue truculente de Cavanna pour raconter son enfance et je ne sors jamais indemne de lire, relire ou entendre les souvenirs de ce gosse « né rue Sainte-Anne, à Nogent-sur-Marne, banlieue Est, entre le bois de Vincennes et Le Perreux » : « il a entre six et seize ans, ça dépend des fois. Pas moins de six, pas plus de seize. Des fois il parle au présent, et des fois au passé. Des fois, il commence au présent et il finit au passé, des fois c’est l’inverse. »
Tandis que deux silhouettes avancent sur la scène encore dans la pénombre, première surprise, ce soir, c’est Aurélien Noël qui officie au « cordillon ». Après Grégory Daltin, j’aurai donc vu les deux accordéonistes qui se relaient dans la tournée pour accompagner Bruno Putzulu, qui lui servent aussi de témoin, de copain, de faire-valoir, de souffre-douleur.

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Je connais globalement le texte sans le savoir par cœur, et plus impatient que Bruno qui marque silences et respirations, je me surprends à être son souffleur lorsque Cavanna rend hommage à ses instits de la communale et ses profs du cours complémentaire : « Vous m’avez donné la curiosité, le doute et l’insatisfaction … Vous m’avez bien fait chier avec Corneille et Racine », je chuchote, suscitant l’amusement de ma voisine : « et l’autre poseur : Chateaubriand »…

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Ayant déjà intégré la quintessence du spectacle, mon attention se porte sur des éléments de mise en scène qui avaient pu m’échapper, des subtilités dans le jeu admirablement précis du comédien, sur la réceptivité du public qui me semble moins participer que les spectateurs ariégeois. Tout cela est bien sûr affaire de subjectivité, et c’est ce qui fait aussi la fraîcheur et la sincérité du spectacle vivant, aucune représentation n’est identique. Bruno, amoureux fou de football, connaît ça, il faut vingt-deux joueurs au sommet de leur art et un public fervent pour offrir une dramaturgie. De père sarde et de mère normande, il sait qu’un match à Cagliari, au Parc des Princes ou à Robert Diochon aux grandes heures du Football Club de Rouen, jamais ne procurera les mêmes émotions.
Ce soir, à Maurepas, le public exprime son talent dans le final. Droit dans les yeux, avec gravité, le comédien l’interpelle, l’informe, l’instruit peut-être aussi : « Un jour, le gouvernement s’avisa que c’était peut-être pas très malin de garder tous ces travailleurs ritals dans un pays qui n’avait déjà pas assez de travail pour ses propres enfants. Jusque-là, le gouvernement avait supporté, parce que les chômeurs étaient tous français, mais voilà que les chantiers débauchaient à leur tour et que les Ritals touchaient l’allocation, alors ça, c’était plus possible.
Les journaux des patronnes à maman expliquaient comme quoi si la France en était arrivée là, c’était rapport aux métèques, qu’ils pourrissaient tout, qu’ils envahissaient tout. Les journaux des patronnes à maman expliquaient comme quoi les Français étaient en pleine décadence, en pleine dégringolade, que d’ailleurs, la France se dépeuplait, que tout ça c’était de la faute à l’école laïque, aux juifs, aux boches, aux nègres, aux ritals… »
Est-ce dû, en cette période de campagne présidentielle, à la récurrence du thème de l’immigration sur les chaînes d’info, les spectateurs encaissent de plein fouet le texte de Cavanna et en saisissent soudain toute la modernité qui entre en résonance avec l’actualité aux relents fétides. Un silence empreint de gravité, presque un malaise, pèse sur la salle qui se libère bientôt en applaudissant chaleureusement Bruno Putzulu et Aurélien Noël.
Mario Putzulu, frère aîné du comédien, responsable de l’adaptation et de la mise en scène, a été obligé, pour des raisons de concision et de rythme, d’opérer quelques coupes dans le récit autobiographique de l’écrivain qui, quoique gosse, comprenait très bien la situation, la preuve : « Je lisais dans les journaux que maman rapportait de ses patronnes, Candide, Gringoire, L’Ami du Peuple, L’Action française … Il y avait dedans des dessins qui disaient la même chose que les articles écrits, mais en raccourci, très bien dessinés, tu comprenais tout de suite, même si t’étais trop pressé pour lire l’écrit ou que t’avais pas envie, d’un seul coup d’œil tu te faisais ta petite idée de la chose, et en plus, tu te marrais parce que c’étaient des dessins humoristiques, ça veut dire qu’ils sont faits pour faire rigoler les gens, mais pas bêtement, comme au cirque, non : en leur faisant comprendre des choses difficiles. Par exemple, tu voyais une pieuvre sur une carte de l’Europe. C’était une sale bête de pieuvre … Elle avait un gros pif qui pendait comme une banane, des grosses lèvres répugnantes et un sourire de marchand de bretelles pas honnête. Ça voulait dire que cette pieuvre-là, c’était pas une vraie pieuvre, c’était une pieuvre symbolique pour vous faire comprendre, mais en vrai, c’était un juif… »
Dans ce passage qui n’apparaît pas dans la pièce, l’écrivain démontre toute l’efficacité du dessin satirique qui constitua plus tard une large part de son travail de journaliste et fut la cause de la barbarie qui emporta ses collègues et amis de Charlie Hebdo.
Cavanna en quelques pages dans son style inégalable, Putzulu en une scène avec tout son charisme et talent de comédien, font œuvre de salubrité civique et morale en nous donnant à réfléchir devant les ignominies et abjections débitées à longueur de semaine sur certaines chaînes d’info et dans les réseaux sociaux.
Á la sortie, j’ai plaisir à échanger quelques mots avec Bruno. Il a eu aussi connaissance par Virginie du récent décès de Tita, la veuve de Cavanna, quelques jours avant d’atteindre ses cent printemps. Il avait connu la joie de jouer Les Ritals, en sa présence, dans le petit village de Seine-et-Marne où repose l’écrivain journaliste.
En préface de Crève Ducon, ouvrage posthume de Cavanna, Tita lui avait dédié quelques lignes empreintes de pudeur, d’humour et aussi d’amour : « Il y a eu des débordements de confidences -abondamment épicées par la plume- qui m’ont égratignée, chahutée au fil des ans. Mais que faire ? Comme il est dit dans une des chansons russes que tu aimais tant : « Maman, j’aime un mauvais garçon … » … La fantasmagorie des silhouettes qui t’ont fait palpiter jusque dans le grand âge, généreuse manne littéraire, n’abolit pourtant pas ce que nous avons connu. »
Je ne peux malheureusement saluer Mario Putzulu occupé à ranger matériel et accessoires. Les deux frangins mettent ensuite le cap vers la Normandie pour passer le week-end avec maman Putzulu. Il paraît que leur mère est une gentille et souhaite qu’on sache qu’elle n’a rien à voir avec celle de Cavanna qui « a pas la bouche qui se plie dans le sens de la rigolade » (impayable la mimique de Bruno pour nous dire qu’elle était originaire de la Nièvre !).
Maintenant que les salles de théâtre rouvrent, que les jauges disparaissent, que les masques tombent, précipitez-vous dans vos régions et banlieues pour accueillir les Ritals de Bruno Putzulu et François Cavanna, ces résistants aux conformismes et au prêt-à-penser.

La vie est une comédie italienne
Tu ris, tu pleures, tu pleures, tu ris
Tu vis, tu meurs, tu meurs, tu vis
Comediante
Tragediante
C’est ça, c’est ça, la VIE.

Pur hasard, je publie ce billet au lendemain de l’anniversaire de Cavanna. Il aurait eu, hier, 99 ans. Plus troublant encore, ma compagne a cuisiné ce midi, des nouilles italiennes roses à cause de la tomate, pas les tristes nouilles françaises qu’on retrouvait dans le caniveau de la rue Sainte-Anne!

Publié dans:Coups de coeur |on 23 février, 2022 |2 Commentaires »

Georges BRASSENS aurait 100 ans

Les amis connaissant mon goût pour les livres, Noël est l’occasion de voir ma bibliothèque s’enrichir. Ainsi, cette fois, on m’a notamment offert Brassens a 100 ans, un ouvrage épatant imaginé par Sophie Delassein, journaliste au service Culture de L’Obs.

brassens a 100 ans

En couverture, Brassens nous menace de sa guitare, agacé peut-être qu’on dérangeât encore « l’éternel estivant qui fait du pédalo sur la vague en rêvant, qui passe sa mort en vacances ».
Un siècle après sa naissance le 22 octobre 1921 dans un quartier populaire du port de Cette (renommé Sète en 1928), quarante ans après sa mort, coquin de sort, il nous manque encore.
Beaucoup de livres ont été écrits sur Brassens, certains par des vrais amis du premier cercle, d’autres par des connaissances moins affirmées. On ne peut pas dire que celui-ci, Brassens a 100 ans, soit une édition de plus tant son parti pris est original.
Il est d’abord richement et subtilement illustré de photographies, quelques-unes célèbres comme celle réunissant autour d’une table ronde les trois fumeurs Brel, Ferré et Brassens, d’autres moins connues de sa jeunesse sétoise ou des coulisses de cabaret, des documents à la pelle, pochettes des premiers disques vinyle microsillon, des manuscrits telles les paroles de La mauvaise réputation au dos d’une facture de JAC vermouth apéritif au quinquina. Je soupçonne même une légère erreur dans la légende d’une photo de l’impasse Florimont : aux côtés de Jeanne, Georges et René Fallet, je pense qu’il s’agit de Roger Riffard* plutôt que le neveu de l’accueillante dame à la cane.
Il s’en dégage un délicieux parfum vintage comme on dit aujourd’hui lassé du charme suranné d’antan. Comme le fredonnait Trenet dont Brassens connaissait toutes les chansons

Que reste-t-il de nos amours
Que reste-t-il de ces beaux jours
Une photo, vieille photo
De ma jeunesse …
Un souvenir qui me poursuit
Sans cesse

Brassens100-2

Au-delà de nous faire réviser quelques étapes de l’existence et de la carrière de celui qu’elle nomme Georges B., Sophie Delassein bat le rappel d’un certain nombre d’artistes, enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de la chanson française qui apprécient encore tonton Georges pour sa tendresse, son irrévérence, sa gaillardise, sa verve poétique, sa musique aussi. Qui sait si comme un grand cru de Bordeaux 1947, le temps qui passe ne révèle pas d’autres effluves de son immense talent.
Á ces générations d’auteurs, compositeurs et interprètes, l’autrice offre un inestimable cadeau : elles vont avoir rendez-vous individuellement dans une heure avec le centenaire Georges B. Que lui raconteront-elles ? C’est l’astucieux fil rouge de son livre.
Au hasard de dates anniversaires et de mes promenades, j’ai consacré dans ce blog quelques billets** à Brassens. En dehors de ses récitals bien sûr, j’aurais pu le rencontrer de son vivant, je l’ai aperçu au balcon de son appartement sétois qui surplombe le canal, j’ai fréquenté des lieux et même des gens qui lui étaient familiers. N’ayant aucune filiation artistique, je ne possédais aucune légitimité de lui parler dans une heure ! Par contre, c’est l’occasion d’égrener quelques souvenirs.
Je vous mentirais si je vous affirmais que j’ai connu Brassens dès son envol au firmament de la chanson française en 1953. Et pour cause, j’avais six ans. Et pourtant !
Mon regretté frère en avait quinze et allait bientôt obtenir sa première partie de baccalauréat au lycée Corneille de Rouen. En lieu et place de ce qu’évoquait pour lui l’encre violette, dans l’immédiat après-guerre, il avait déposé dans cet espace ce commentaire : « En matière de poésie, j’ai préféré les promenades sous les fourches patibulaires ou les mêlées picrocholines des amis François (Villon et Rabelais ndlr), les Paroles, Histoires et Choses et autres de Jacques (Prévert ndlr) et aussi souvent des chansons venant de l’Impasse Florimont. Tout cela vous garde le cœur vif et léger et vous parle toujours de jolies dames sans tristesse émolliente », très plausiblement celles du temps jadis de la célèbre ballade de Villon que notre professeur de père me demanderait, une décennie plus tard, de réciter en vieil langage françoys dans le texte.

Brassens pochette gorille

Un savoureux document des éditions Ray Ventura montre la première pochette : Georges Brassens (se découpant sur la silhouette d’un inquiétant gorille) chante les chansons poétiques (et souvent gaillardes) de … Georges Brassens sur disque Longue durée microsillon 33 tours un tiers Polydor… 10 chansons à écouter sur votre pick-up, à jouer au piano et à chanter.
Dans le logement de fonction du collège que dirigeait ma maman, ma piaule mansardée était coincée entre un vaste grenier et les chambres de mes parents et de mon frère, sans autre issue que les traverser. C’est dire que tout en respectant son intimité, j’étais aux premières loges pour entendre « à l’insu de mon plein gré », durant les week-ends et les vacances, l’électrophone Teppaz de mon frère tourner en boucle. Le gamin, haut comme trois pommes de Normandie, que j’étais, devait être circonspect, peut-être effrayé, devant les alertes à répétition : Gare au go-ri-illeux !
Car le déroulé de l’après-midi était immuable. Avec son grand copain Michel, mon frère écoutait une chanson, s’en suivaient de longues discussions entre eux, probablement à propos des paroles qui n’accompagnaient pas le disque à l’époque, puis à nouveau se succédaient plusieurs réécoutes.
« Un p’tit coin d’parapluie contre un coin d’paradis », à force, mon esprit parvenait à imprimer quelques bribes de phrases, pas toujours les plus recommandables d’ailleurs, vous connaissez la vive curiosité des gamins : « Ces furies leur auraient même coupé les choses/Par bonheur, ils n’en avaient pas ». Ou encore, cette véritable punchline comme on dit aujourd’hui : « Les braves gens n’aiment pas que/L’on suive une autre route qu’eux ».
Ces deux derniers vers résumaient peut-être le conflit des générations. Á table, j’étais témoin avec ma maman de débats assez vifs entre mon frère et notre père autour du « polisson de la chanson ». Tous les poncifs y passaient : gros, mal fringué, diseur de « gros mots », toujours le même air, je ne vous parle même pas du caractère irrévérencieux de certains couplets :

« Mais, mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit!
Bien sûr, celle de l’an quarante
Ne m’a pas tout à fait déçu,
Elle fut longue et massacrante
Et je ne crache pas dessus,
Mais à mon sens, ell’ ne vaut guère,
Guèr’ plus qu’un premier accessit,
Moi, mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit !... »

Ça restait en travers de la gorge du paternel qui avait vécu des heures dramatiques en mai 1940 dans la poche de Dunkerque. D’ailleurs, un nombre non négligeable de chansons de Georges jugées sulfureuses étaient interdites sur les ondes.
Je relève dans le livre une colère froide de Jean-Jacques Goldman au sujet de la chanson Mourir pour des idées (d’accord mais de mort lente) : « Personne n’est tenu d’être un héros. Mais quand, après la guerre, alors que des résistants se sont battus, se sont fait torturer ou fusiller, pour que M. Brassens puisse reprendre sa guitare, chanter que toutes les idées se valent, alors oui, je trouve ça obscène. »
Dans son exercice de style sur son proche rendez-vous avec Georges B., la jeune compositrice interprète, Clou, nous narre une fâcherie familiale à peine plus excessive :
« Á l’époque, je n’avais pas saisi comment la conversation du réveillon avait pu dégénérer en dispute. Je me souviens de ma tante, qui pleurait à moitié, en criant avec des accents dignes de Finkielkraut : « MAIS, CALMEZ-VOUS ! », je me souviens du chien qui aboyait dans le couloir, je me souviens de mon grand-père brandissant un vinyle de Georges Brassens, comme Marianne notre drapeau tricolore.
La querelle avait démarré au sujet d’Alain Souchon. Une de mes tantes avait osé offrir à mon grand-père l’intégrale de ses chansons pour Noël. Mon aïeul avait eu l’air vexé, il n’avait même pas dit merci. Entre les acras et les huîtres, il y avait eu un silence de mort…
Ils s’étaient tous visiblement jetés à corps perdu dans un débat comparant les styles de musique et les chanteurs. Ils s’étaient tous visiblement jetés à corps perdu sur le rhum arrangé. Bach ou Vivaldi ? Brassens ou Souchon ? Un cadeau peut-il être le symbole d’une profonde fracture familiale ? Qui reprendra du fromage ?
Mon père avait glissé sa tête par la porte et hurlé : « ON S’EN VA ! »… Sur le chemin du retour, mon père refaisait le film du Noël raté : « Tu te rends compte ? Il a dit : « Rien n’est au niveau de Brassens, sauf peut-être Bach ! Non, mais faut sortir le dimanche ! C’est du fascisme musical ! »
Derrière sa fumée de cigarette ma mère avait répondu : « C’est vrai que Brassens en chanson, c’est ce qu’il y a de mieux » … »
Aussi vrai que du vécu !
Mon frère pouvait peut-être s’appuyer dans son argumentation sur le texte au dos de la pochette rédigé par un critique artistique renommé à l’époque.

Brassens verso pochette

Je crève l’abcès de suite, Brassens l’emporta à l’usure sur mon père qui finit par convenir du talent de poète et de l’humour de l’artiste. Ses belles tempes et moustaches argentées, ses mises en musique d’œuvres des plus grands poètes français, ainsi que ses prestations dans des émissions de télévision comme Le Grand Échiquier n’étaient peut-être pas étrangères à ce revirement.
Ma mère, plus perspicace et bienveillante, avait perçu très tôt l’attrait des nouvelles générations d’après-guerre pour le locataire de l’impasse Florimont. Une anecdote, ce devait être dans les années 1955 : mon frère, désormais étudiant à Caen, rentrait le samedi après-midi pour participer aux répétitions d’une pièce de théâtre qu’il devait jouer avec des professeurs et élèves du Cours Complémentaire dans le cadre de la fête scolaire annuelle. Ma mère s’en réjouissait, immanquablement, les comédiens en herbe prolongeaient la séance de travail dans la salle de classe en fredonnant les chansons de Brassens.
Je le taquine, mon cher père n’avait eu envie de retenir que les deux premières lignes de cet extrait de l’article écrit par René Fallet dans le Canard enchaîné du 29avril 1953 intitulé Allez Georges Brassens ! :
« Il ressemble tout à la fois à défunt Staline, à Orson Welles, à un bûcheron calabrais, à un Wisigoth et à une paire de moustaches.
La voix de ce gars est une chose rare et qui perce les coassements de toutes ces grenouilles du disque et d’ailleurs. Une voix en forme de drapeau noir, de robe qui sèche au soleil, de coup de poing sur le képi, une voix qui va aux fraises, à la bagarre et … à la chasse aux papillons. »
Et puis l’information ne circulait pas comme maintenant, les chansons de l’artiste étaient souvent interdites sur la TSF grésillante, la télévision n’était pas encore entrée au foyer familial.

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Quant au môme qui laissait souvent traîner indûment (?) ses oreilles, sans saisir la profondeur des paroles, il était intrigué par les tournures argotiques de la Complainte des filles de joie :
« Bien que ces vaches de bourgeois/Les appellent des filles de joie/C’est pas tous les jours qu’elles rigolent …
… Car même avec des pieds de grue, car même avec des pieds de grue
Faire les cent pas le long des rues, faire les cent pas le long des rues
C’est fatigant pour les guibolles, parole, parole
C’est fatigant pour les guibolles
Non seulement elles ont des cors, non seulement elles ont des cors
Des yeux de perdrix mais encore, des yeux de perdrix mais encore
C’est fou ce qu’elles usent de grolles, parole, parole
C’est fou ce qu’elles usent de grolles … »
Pour être honnête, je me passionnais plus pour les exploits de mon compatriote normand, le déjà champion cycliste Jacques Anquetil. Et pour inaugurer ma discothèque, mes parents m’offrirent Marcel Amont, Les Frères Jacques, Guy Béart, bientôt Ferrat. Je tins grief à mon grand frère, pour son dépassement de fonction, en déconseillant à mes parents de m’acheter un autre disque de Béart en raison de couplets licencieux :

« Elle avait, elle avait deux Yanaon de cocagne
Elle avait, elle avait deux Yanaon ronds et frais
Et moi seul, et moi seul m’aventurais dans sa brousse
Ses vallées, ses vallons, ses collines de Yanaon
Pas question, dans ces conditions
D’abandonner les Comptoirs de l’Inde »

Après on dira que les écoliers français sont nuls en histoire et géographie ! … et qu’ils iront se renseigner un jour auprès des filles de joie !
J’allais me plonger véritablement dans l’univers de Brassens à l’adolescence en constituant ma propre discothèque avec la nouvelle série des albums vinyle 30 cm et leurs belles pochettes de « la fabrication d’une guitare ». Un riche livret d’accompagnement comprenait les paroles et des commentaires des textes par René Fallet, romancier et meilleur copain de Brassens.

Brassens pochette guitare

Je n’avais guère de mérite d’aimer Brassens, en tout cas moins que la génération du frangin qui dut défendre bec et ongles, en son temps, le « pornographe du phonographe » face aux « bien-pensants ».
1964, j’ai 17 ans mon vieux Corneille et je m’emmerde en attendant, à passer le bac dans le même lycée portant ton nom qu’avait fréquenté mon frère. Sort le huitième opus de Brassens, son premier vinyle 30 cm avec un véritable tube :

« Non, ce n’était pas le radeau
De la Méduse, ce bateau
Qu’on se le dise au fond des ports
Dise au fond des ports
Il naviguait en père peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s’appelait les Copains d’abord
Les Copains d’abord… »

Au départ, la chanson avait été écrite pour le film Les Copains de Yves Robert adaptation du roman éponyme de Jules Romains. Elle devient un véritable hymne à l’amitié repris, depuis bientôt soixante ans, dans beaucoup d’écoles de France, dans la lignée de la Chanson pour l’Auvergnat.
Comme Brel avec Le plat pays et Bruxelles, comme les Beatles, Brassens tient bientôt son album blanc ou presque : sur la pochette immaculée, une modeste effigie de l’artiste avec sa pipe et en majuscules les onze titres de chansons de son neuvième album.

Brassens blanc

Il nous y livre avec humour son dernier bulletin de santé apparemment rassurant quoique…

« La Camarde qui ne m’a jamais pardonné
D’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez
Me poursuit d’un zèle imbécile
Alors cerné de près par les enterrements
J’ai cru bon de remettre à jour mon testament
De me payer un codicille … »

C’est la sublime Supplique pour être enterré à la plage de Sète.

« Cette tombe en sandwich entre le ciel et l’eau
Ne donnera pas une ombre triste au tableau
Mais un charme indéfinissable
Les baigneuses s’en serviront de paravent
Pour changer de tenue et les petits enfants
Diront « chouette, un château de sable »
Est-ce trop demander sur mon petit lopin
Plantez, je vous en prie une espèce de pin
Pin parasol de préférence
Qui saura prémunir contre l’insolation
Les bons amis venus faire sur ma concession
D’affectueuses révérence »

En fait, Georges n’en avait réellement rien à faire et sera inhumé, au petit matin du 31 octobre 1981, non loin de là au cimetière du Py dit cimetière des Pauvres.
Je ne peux pas écouter cette magnifique supplique sans que je sois envahi par l’émotion. C’est, en effet, au pied du monument dédié à l’artiste sur la plage de la Corniche que furent dispersées les cendres de ma chère tante sétoise, une belle « passante » de 104 ans, une de ces possibles passantes du poème d’Antoine Pol que Brassens mit en musique.

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Á propos, comment l’artiste serait-il accueilli aujourd’hui par le mouvement MeToo ? Car contrairement aux apparences, il aimait et respectait les femmes, savait en et leur parler, même si, incorrigible, ça le démangeait de décocher quelques coups de patte à leur égard. Scrutez ses sourires, écoutez ses rires et fous rires, y compris ceux du public largement féminin dans son interprétation de Mysoginie à part lors d’un récital à Bobino.

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16 septembre-22 octobre 1966, Brassens chante durant cinq semaines au TNP palais de Chaillot. Sur l’affiche, en lettrage équivalent, Juliette Greco assure la première partie. Les places sont à 6, 8, 10 et 12 francs, les baignoires à 15. Quel regret, je ne débarquerai en région parisienne qu’un an plus tard.
Je m’égare … et ces rendez-vous des jeunes pousses de la chanson française avec l’artiste centenaire ?
Benoît Doremus : « Hé, il n’a quand même pas intérêt à vomir d’emblée notre époque d’aliénés -ce serait un peu facile, et j’en serais déçu. Je peux toutefois y aller mollo et commencer par ce qu’il connaît déjà. La religion ? Toujours là, Georges, en pleine forme. La bourgeoisie ? Fidèle au poste. Les flics ? Toujours bien rangés, très efficaces. Les copains ? T’inquiète ! Oui, il faut qu’il sache à quel point ses chansons nous parlent encore. Ensuite seulement, il devinera tous les nouveaux sujets à dézinguer à la rime riche. Bien amenés : le tout sécuritaire, les chaînes info, la reconnaissance faciale, le populisme, le réchauffement climatique … Il va adorer. »
Et Ours, un fils d’Alain Souchon :
« Je vais lui dire que ça fait plus d’un an que l’on est tous enfermés dans nos impasses Florimont, que le samedi soir à la télé il y a des batailles de chanteurs qu’on appelle battles, que maintenant on dit prime time aussi … et qu’il y a même des émissions de télé qui parlent de la télé ! Que depuis 1981, l’année de sa mort, il y a de très grandes salles de concert que l’on appelle des « zéniths » et que son producteur de spectacle lui aurait demandé de jouer dans ces zéniths et qu’il n’aurait pas voulu, mais qu’il aurait peut-être fini par céder.
Je vais devoir lui raconter le 11 Septembre, Charlie-Hebdo et l’attentat du Bataclan. Lui annoncer que Charles Trenet, Philippe Chatel et Johnny Hallyday sont partis… »
Je relève encore la remarque de Brel lors de la mémorable rencontre : « Si Sidney Bechet joue certaines chansons de Brassens, ce n’est pas pour les textes ». Remarque implacable qui fera taire ceux qui reprochaient à Georges la faiblesse et le manque d’originalité de ses musiques. Il les fustigea lui-même dans sa chanson Le Pluriel : « Je dis, à ces messieurs que mes notes effarent/ « Tout autant musicien que vous, tas de bruiteurs ! » » Il est reconnu par ses pairs comme un excellent mélodiste. Me revient en mémoire que mon frère sifflait Brave Margot, Une jolie fleur ou Les amoureux sur les bancs publics, on ne siffle plus de nos jours.
Je ne chante pas, sinon dans ma salle de bains, aucune raison donc qu’on m’organise un rendez-vous avec Georges B. Ceci dit, cela faillit se produire à l’occasion d’un de mes nombreux séjours auprès de mes aïeux de Sète. Ils avaient rencontré Brassens plusieurs fois à la « baraquette » d’un ami commun sur le Mont Saint-Clair. Cette fois-là, je devais être fébrile, IL devait passer… Je me demande encore parfois sur quoi nous aurions pu nous entretenir sans que je l’ennuie.

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Je me suis contenté de déambuler au milieu des cabanons de la Pointe Courte sur le bord de l’étang de Thau. Je me suis glissé parfois au fond de l’impasse Florimont, aujourd’hui pimpante, de son temps à la limite de l’insalubrité. Comment put-il y passer un tiers de son existence, alors même que se pointait la notoriété ?
« Les textes de Brassens sont (encore) une formidable boîte à outils pour décoder l’époque, la critiquer et en rire, si possible ». Écoutez L’Auvergnat plutôt que les horreurs proférées à longueur de journée par certains de nos politiques et journalistes.
Non, Brassens n’est pas mort, il b… encore avec François Morel pour Fernande et Yolande !

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*http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/01/l-riffard-ca-devrait-etre-obligatoire/
**Quelques billets anciens :
http://encreviolette.unblog.fr/2007/12/26/impasse-florimond-paris-xiveme-a-la-rencontre-de-georges-brassens/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/29/georges-brassens-a-crespieres/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/22/le-22-septembre-aujourdhui-je-ne-men-fous-pas/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/04/29/supplique-pour-etre-enterre-sur-une-plage-de-sete/

Tu te prends pour Fangio ?

Il me faut plonger loin dans mon enfance pour coller à une actualité récente, à savoir, selon les médias sportifs, l’enthousiasmant dénouement du championnat du monde de formule 1 entre le britannique Lewis Hamilton et le néerlandais Max Verstappen à égalité de points. Ne me demandez pas pourquoi, il semblerait que la victoire et donc le titre se soient joués sur un unique tour de circuit après l’intervention d’un véhicule de la sécurité.
Je ne suis absolument pas passionné par le sport automobile et motocycliste, malgré tout c’est l’occasion de faire renaître ici quelques souvenirs de ma prime enfance. C’était au milieu des années 1950, j’étais bien plus attiré par les courses cyclistes et l’éclosion en Normandie du prestigieux champion que fut Jacques Anquetil. Mes plus fidèles lecteurs savent la véritable adoration, le culte plutôt que je lui vouais, et par voie de conséquence, la naissance d’une passion pour le cyclisme jamais démentie que vous retrouvez épisodiquement à travers certains de mes billets.
Nul ne guérit de son enfance chantait Ferrat, et je reconnais qu’à l’origine de beaucoup de mes goûts et passions, il y a mon regretté frère qui, bien que de neuf ans mon aîné, sut m’associer à ses jeux, m’entraîner peu à peu dans ses lectures, ses choix cinématographiques et musicaux aussi.
C’est ainsi que j’ai traversé une courte période chevaux vapeur. L’adolescent qu’il était me laissa seul à pousser « ses » anciens petits coureurs cyclistes en plomb m’invitant plutôt à partager son goût pour les miniatures des bolides de formule 1.
En son absence, j’essaie d’envisager le contexte de l’époque. L’acteur James Dean, beau comme un dieu, animé d’une fureur de vivre, se tuait au volant de sa Porsche 550 Spider. On cassait les fauteuils à l’Olympia lors des concerts de Gilbert Bécaud, Monsieur 100 000 volts, on swinguait sur des morceaux de jazz venus d’outre-Atlantique. Certes, les compétitions automobiles existaient avant-guerre mais la première course comptant pour un championnat du monde de formule 1 se déroula le 13 mai 1950 sur le circuit de Silverstone en Grande-Bretagne et vit le succès du pilote italien Giuseppe Farina au volant d’une Alfa Romeo.
L’impact des médias, infiniment plus confidentiel qu’aujourd’hui, accordait une part de légende aux champions qui bravaient la mort au volant de leurs bolides. Plusieurs demeurent ancrés dans ma mémoire. Ainsi l’Italien Alberto Ascari, double champion du monde, qui plongea avec sa Lancia dans le port de Monaco lors du Grand Prix 1955. Marqué par le destin, il se tua, quatre jours plus tard, lors d’une séance d’essais privés sur le circuit de Monza. Ainsi le Britannique Stirling Moss, vainqueur de seize Grands Prix (il vient juste d’être dépassé par Verstappen) mais jamais couronné d’un titre de champion du monde, ainsi à un degré moindre le premier Français à remporter un Grand Prix de Formule 1, Maurice Trintignant, le populaire « Pétoulet », l’oncle de l’acteur Jean-Louis.
Ce fut aussi l’âge d’or du Tour de France automobile qui rassemblait voitures de sport « haute performance » et voitures de tourisme de série. Hors les épreuves « spéciales » sur circuit et en côte, le parcours n’était pas fermé et monsieur tout le monde au volant de sa Peugeot 203 pouvait avoir la surprise de se faire doubler par Stirling Moss, Phil Hill ou Olivier Gendebien : sur ces tronçons neutralisés, la vitesse était limitée à … 80 km/h ! Reste en mémoire l’épisode de la Ferrari GTO de Lucien Bianchi, largement en tête au classement général, qui perdit toutes ses chances en se faisant percuter par un camion de lait, à la frontière, sur le parcours de liaison entre Spa-Francorchamps et Reims.
J’ai gardé pour la bonne bouche « el maestro », l’incomparable pilote argentin Juan-Manuel Fangio, quintuple champion du monde de formule 1 dans les années 1950, dans quatre écuries différentes : pas mal pour un pilote qui n’obtint son permis de conduire que plusieurs années après sa retraite ! Le peuple argentin lui voue le même culte qu’à Diego Maradona ou Carlos Gardel. Á l’époque, on employait chez nous souvent l’expression « tu te prends pour Fangio » pour qualifier un conducteur lambda qui conduisait trop vite ou de manière trop sportive.

Juan Manuel Fangio

Les conditions de sécurité de l’époque étaient sans commune mesure avec celles en vigueur aujourd’hui, les accidents mortels étaient relativement nombreux, et il est probable que le danger encouru par tous ces champions contribuait à leur gloire.
Mon frère, toujours ingénieux, demandait à notre mère la permission de puiser quelques feuilles de canson noir dans les fournitures scolaires du collège qu’elle dirigeait. Avec beaucoup de minutie, il découpait alors de larges bandes rectilignes mais aussi aux courbes plus ou moins prononcées qu’il agençait sur les longues tables du réfectoire afin de matérialiser le tracé de différents circuits. Pour ma part, j’étais affecté au recyclage de boîtes de balles de tennis usagées, de marque Dunlop de préférence, ce qui allait constituer une publicité pour les pneumatiques. Quelques petites entailles à l’aide d’un cutter, et hop, la rangée de stands était prête. Mon frère apportait une dernière touche en marquant les emplacements de la grille de départ avec une craie jaune.

Bolides miniatures mecaniciens

Le décor en place, manquait le principal … les voitures. Heureux gamins d’aujourd’hui qui peuvent avoir entre les mains de splendides réductions extrêmement fidèles des bolides ! Á l’époque, le choix était maigre : Talbot et Gordini bleues chez Dinky Toys, Ferrari et Maserati rouges chez Solido. Lors d’une visite à Londres, mon père m’avait acheté quelques miniatures britanniques Corgi Toys. C’était sans compter avec l’esprit astucieux de mon frère : il avait fait l’acquisition de quelques exemplaires supplémentaires et identiques de Dinky Toys qu’il repeignait aux couleurs nationales comme il était de règle à l’époque. Ainsi, un peu de peinture verte et la Talbot bleu de France se transformait en une belle BRM, Vauxhall ou Lotus couleur « British Racing Green ». Par cet artifice, c’était un peloton d’une quinzaine de bolides qui se présentait sur la ligne de départ.

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Vroum vroum ! le drapeau à damier baissé, nos imitations de ronflements de moteurs, crissements de freins, bruits d’accélérations et de décélérations, quelques arrêts aux stands, troublaient la quiétude du réfectoire sans ses pensionnaires. Mon frère notait sur un cahier le classement à l’arrivée et l’attribution des points pour le compte de « notre » championnat du monde.
Le même cérémonial se renouvelait cinq ou six fois dans l’année, sur des circuits différents : Zandvoort pour le Grand Prix des Pays-Bas, Spa-Francorchamps en Belgique, le Nürburgring en Allemagne de l’Ouest, Monza en Italie, Silverstone pour la Grande-Bretagne, le Grand Prix de Monaco en principauté et le Grand Prix de France sur le circuit de …
C’est encore une raison supplémentaire de notre intérêt pour les compétitions de formule 1 : la présence depuis 1950, à une cinquantaine de kilomètres du domicile familial, du circuit des Essarts dans la banlieue rouennaise. Cinq éditions du Grand Prix de l’Automobile Club de France y furent organisées, ainsi que de nombreuses courses de Formule 2.
Le circuit emprunté en sens inverse fut également le théâtre de plusieurs courses cyclistes. Sacrilège, sous mes yeux de fan immodéré d’Anquetil, Raymond Poulidor y fut sacré champion de France sur route et remporta le Critérium National (!).
Le Tour de France y disputa aussi deux demi-étapes, une contre la montre par équipes en 1954 (victoire de la Suisse avec à sa tête Hugo Koblet), une épreuve contre la montre individuelle en 1956 (victoire de Charly Gaul).

Grand-Prix-De-France-Rouen-Essarts-1957

Pour ce qui me concerne, le 7 juillet 1957, j’avais dix ans, mon frère m’emmena en scooter aux Essarts à l’occasion du Grand Prix de France, la seule course automobile à laquelle, à ce jour, j’ai assisté. Nous nous assîmes sur les hauts talus en surplomb du mythique virage du Nouveau Monde, une spectaculaire épingle à cheveux pavée située au bas d’une descente, environ un kilomètre et demi après le départ.

Départ Rouen les Essarts

Sept décennies plus tard, mes souvenirs sont essentiellement auditifs, presque effrayants : hors de ma vue, le vrombissement de plus en plus intense des moteurs se chauffant sur la ligne de départ plus haut dans la forêt, puis la libération des bolides lancés dans la descente à tombeau ouvert. L’expression prendra tout son sens en 1968 lorsque, dans la courbe des Six frères, Jo Schlesser périt incarcéré dans son véhicule en flammes sous les yeux du public effaré. Désormais, une chicane sera disposée à cet endroit pour casser la vitesse excessive atteinte par les champions.
Enfin quelques secondes plus tard, c’est un vacarme étourdissant avec l’apparition furieuse du peloton décélérant bientôt pour négocier l’épingle à cheveux.

Fangio au Nouveau Monde

J’eus le privilège d’assister à la démonstration du maestro Juan Manuel Fangio, au volant de sa Maserati 250 F rouge. Il mena la course de bout en bout, laissant loin derrière lui Luigi Musso, Peter Collins et Mike Hawthorn, tous les quatre de la Scuderia Ferrari. Je me souviens aussi des fortes odeurs d’huile et de la gomme des pneus.
Au final, même si je m’inclinais devant la virtuosité et la témérité des pilotes, cette « première » ne développa pas mon intérêt pour les sports mécaniques. Passées les escarmouches des premiers tours, la hiérarchie des concurrents bien établie, la monotonie gagnait la course. J’avoue que je fus, trois ans plus tard, autrement captivé par le duel à vélo dans la côte du Nouveau Monde entre Raymond Poulidor et Jean Stablinski, pour la conquête du maillot de champion de France.
Mon frère en âge de commencer ses longues études universitaires se fit plus rare au domicile familial. Les belles miniatures prirent leur retraite au calme d’une vitrine dans ma chambre.
Elles en sortaient quelques heures parfois pour le plus grand ravissement du jeune fils d’un ami, avant que je ne les offre, à l’occasion d’un déménagement, à mon filleul … le fils de mon frère.
Ces jouets suscitèrent en moi finalement plus d’émotions fraternelles que les extraordinaires prestations des as du volant.
Quant au circuit de Rouen-les-Essarts, il fut définitivement fermé en 1994 pour des raisons économiques et de sécurité. En 1999, la démolition des tribunes et des stands s’acheva.
Les anciens peuvent encore aujourd’hui, en empruntant la route départementale 938, « rouler » sur un tronçon du circuit, notamment la descente vers le virage du Nouveau Monde, sur les traces de Fangio, Stewart, Ickx, Prost.
La construction d’un nouveau circuit fut envisagée au village de Mauquenchy, à cinq kilomètres de mon bourg natal, mais la mise aux normes du circuit de Magny-Cours près de Nevers annula le projet. Destiné à l’origine aux chevaux vapeur, le site est aujourd’hui occupé par un hippodrome.

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Dans ma copropriété, un garage voisin du mien abrite une élégante Morgan, une voiture anglaise de collection. En 2017, son propriétaire m’avait encouragé à venir assister sur l’autodrome de Linas-Montlhéry au Vintage Revival, une manifestation bisannuelle qui rassemble des voitures de sport et de course d’avant 1940 (et des motos) en mettant à l’honneur une marque automobile ou la date anniversaire d’un événement du passé.

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Là encore, c’étaient jusqu’alors des souvenirs et des images de cyclisme qui étaient associés au mythique circuit de l’Essonne, avec mon champion Anquetil débouchant seul au loin du virage relevé précédant l’arrivée pour remporter le Critérium National de la route, une épreuve française de prestige aujourd’hui disparue.
Pendant quelques heures, l’horloge du temps se dérègle. Des messieurs, peut-être un peu fortunés, en tout cas passionnés, viennent de toute l’Europe présenter leur progéniture mécanique : des Morgan en nombre, une armada de Frazer Nash débarquant d’Angleterre, des françaises Bugatti, Salmson société fondée à Boulogne-Billancourt, Amilcar (anagramme approximatif des fondateurs Lamy et Akar) avec la représentation de Pégase sur le bouchon de radiateur, BNC (Bollack Netter et Compagnie) dont le pilote fétiche dans les années 1920 Boris Ivanowski était un officier de la Garde Impériale russe en exil après la révolution de 1917, la Georges Irat qui devait avoir une excellente suspension puisqu’elle remporta à plusieurs reprises le Circuit des Routes Pavées dans les années 1920, les cinéphiles avertis se souviennent peut-être que dans Le Trou normand, Roger Pierre venait chercher Brigitte Bardot en roadster Irat, la Robert Sénéchal sur laquelle son inventeur éponyme gagna sa première course en côte à Gaillon, des Alfa Romeo, une Bentley 3 litres, des MG, des Riley. Que de petites histoires de la grande Histoire de l’automobile sportive ces merveilleux fous roulant sur leurs drôles de machines pourraient nous raconter !

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Toutes ces reines de beauté, ces respectables anciennes semblent fragiles avec leurs roues fines. En leur temps, elles n’étaient composées que d’un moteur, d’un châssis, de « quelques roues et d’une frêle carrosserie. Pimpantes, elles osent se dévoiler en soulevant leur capot. Certaines, au réveil, procèdent à un rituel presque romantique, réglage de l’allumage, amorçage du carburant, réglage des soupapes, un tour de manivelle.

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Car les belles anciennes ne sont pas qu’exposées au paddock, elles sont fières d’aller rouler et « se la » pétarader quelques tours sur l’anneau de vitesse. Leurs pilotes invitent souvent une amie à s’asseoir à leurs côtés pour leur faire partager quelques sensations. Car c’est sans doute impressionnant de dépasser les cent kilomètres à l’heure et de se retrouver bancal dans le virage incliné de l’autodrome. Je ne sais pourquoi, je pense au « fou chantant » Charles Trenet roulant en plein essor au volant de sa Panhard et Levassor sur la route de Narbonne.

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Tout cela crée une atmosphère spéciale, dégage une odeur particulière aussi, un « parfum » d’huile de ricin que les pilotes mettaient dans leur essence pour lubrifier les moteurs, finalement une forme de poésie d’avant-guerre. Il y a comme une sorte de retour en enfance, d’émerveillement. Les pilotes montrent la même jubilation que nous manifestions, mon frère et moi, vrombissant avec nos petits bolides dans le réfectoire.

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Publié dans:Coups de coeur |on 30 décembre, 2021 |Pas de commentaires »

Flâneries à Bruxelles

En préambule, permettez que je m’accorde un brevet de satisfaction : le 12 novembre, ce blog a franchi le seuil des deux millions de visites. C’est à la fois ridiculement peu par rapport à certains « influenceurs » qui rassemblent plusieurs centaines de milliers de « followers » en une journée, mais aussi réjouissant de constater que mes modestes propos à l’encre violette attirent un certain public.

2 millionième visite

Il est possible que pour des raisons familiales, je vous emmène parfois du côté de Bruxelles comme ce fut le cas à l’occasion du long week-end du 11 novembre chômé outre-Quiévrain.
Pour gagner l’ouest de Bruxelles-Centre, le GPS fait traverser le faubourg de Molenbeek-Saint-Jean dramatiquement célèbre depuis les attentats de 2015 et 2016 perpétrés notamment par plusieurs ressortissants de la commune, l’un d’eux étant jugé actuellement à Paris. Un candidat sulfureux à la prochaine élection présidentielle osa la qualifier de « Molenbeekistan », mot-valise pour fustiger cette commune limitrophe de Bruxelles comme un bouillon de culture salafi-djihadiste vers lequel convergèrent la grande majorité des pistes terroristes depuis la tuerie du musée Juif de Bruxelles jusqu’aux attentats du 13 novembre à Paris en passant par l’attaque déjouée dans le Thalys.
Peu à peu, la bourgmestre et ses échevins tentent d’estomper l’image négative trop complaisamment colportée de leur commune qui connut dans les années 1950 une immigration massive d’origine essentiellement marocaine. L’on assiste aujourd’hui à un timide processus de gentrification, en particulier le long des quais longeant le canal, où les friches industrielles sont rénovées pour des fonctions nouvelles comme le loisir, la culture, le logement haut de gamme, tout cela au détriment des classes populaires.
Le faubourg maudit est à dix minutes en métro de la Grand-Place, au centre de la capitale, de l’autre côté de la Senne (Victor Hugo s’amusa de cette homophonie pour qualifier Bruxelles de capitale de la contrefaçon !) cours d’eau principal de Bruxelles et sous-affluent de l’Escaut, qui a fait l’objet dans la seconde moitié du XIXème siècle d’un voûtement presque complet dans son parcours urbain, et du canal de Charleroi de moins en moins « brelien ».
Vous n’échapperez évidemment pas aux références au Grand Jacques, de la part d’un babyboomer qui connut le bonheur de l’admirer trois fois sur scène : « Ils étaient gais comme le canal et on voudrait que j’aie le moral » chantait-il dans Bruxelles.
Les choses commencent à changer : s’y rendre pour une exposition, y implanter son entreprise, venir y habiter, ou simplement flâner le long des quais qui peu à peu prennent des couleurs avec la pose de petits moulins à vent multicolores et la réalisation de fresques telles celle, longue de plusieurs dizaines de mètres, de Corto Maltese le célèbre marin héros des bandes dessinées d’Hugo Pratt.

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En ce mois de novembre, à Paris, dans le cadre du festival d’automne, le metteur en scène flamand Guy Crassiers fait résonner la tragédie grecque avec la réalité de l’actualité et les drames qui ont sali l’image du faubourg bruxellois. Dans sa pièce Antigone à Molenbeek, réécriture du célèbre mythe, la fille d’Œdipe s’appelle Nouria et tente de récupérer le corps de son frère djihadiste mort en commettant un attentat suicide.

Antigone à Molenbeek

La culture n’atteint pas forcément sa cible, ainsi j’avoue un profond malaise en découvrant fugacement, toujours aux abords du canal, une fresque d’un possible égorgement. J’ignorais que, selon son auteur, elle fût une référence directe à la peinture biblique « Le sacrifice d’Isaac » du Caravage où un ange tente d’empêcher Abraham de sacrifier son fils sous l’injonction de Dieu. Apparemment, visible depuis 2017, elle ne semble donc pas déclencher de polémique outre mesure.

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Me voici dans Bruxelles-Centre ! Á quelques pas d’un square Jacques Brel décevant de banalité, eu égard au prestige de l’artiste, je parviens à ma destination devant le petit monument construit en hommage à Léon Lepage ancien échevin de l’Instruction Publique et des Beaux-Arts de la ville de Bruxelles. Le bas-relief représente son effigie en médaille portée par une jeune femme et un enfant.

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L’homme jouissait d’une reconnaissance certaine puisque dans le quartier, outre une rue, un athénée (établissement secondaire) et une école primaire portent son nom. Cette dernière, je cite, « organise un enseignement basé sur la tolérance et le respect, permettant à chacun d’acquérir les connaissances nécessaires à la poursuite de son projet de vie. Fondé sur des principes de démocratie, de neutralité et de pluralisme, il est accessible à tous sans distinction de sexe, d’origine ethnique, de convictions politiques, philosophiques et religieuses ». Beau programme !
Même Ducobu, gamin sympathique et farceur mais cancre notoire de la bande dessinée, est élève ici sur une fresque peinte en façade de l’école.

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C’est une des curiosités de Bruxelles : pour restaurer les murs délabrés de certains immeubles et éviter qu’ils soient recouverts d’intempestives affiches publicitaires, au début des années 1990, la ville eut l’idée originale de valoriser la riche tradition de la bande dessinée franco-belge en proposant à des artistes de réaliser des fresques consacrant les auteurs d’abord bruxellois puis belges puis maintenant étrangers.
C’est à Bruxelles qu’en 1929, Tintin et son chien Milou, bientôt rejoints par le Professeur Tournesol et le Capitaine Haddock, naquirent sous la plume de Hergé. Á l’époque, on était loin d’imaginer que sa fiction de marcher sur la lune deviendrait réalité quatre décennies plus tard.

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Bruxelles est à la bande dessinée ce que Hollywood est au cinéma, un repaire de dessinateurs stars, Franquin, Jijé (Joseph Gillain), Morris (Maurice de Bevere), Will (Willy Maltaite) et de personnages Spirou et le marsupilami, Gaston Lagaffe, les Schtroumpfs, Lucky Luke, Boule et Bill.
Après la Seconde Guerre Mondiale, les deux journaux hebdomadaires Tintin et Spirou connurent un succès considérable, le second égaya mon enfance.
Comme une course au trésor, c’est un jeu pour le piéton de découvrir au fil de ses errances les peintures géantes consacrées aux héros de bande dessinée. J’ai prévu d’y accorder une matinée.

« J’aime les pavés de ma rue…
Quand on allait danser
Dans les bars du quartier
Les pavés
Aux joues humides de rosée
Supportaient nos pas titubants
En chantant
Les chansons que font sur leur dos
Les sabots des chevaux … »

Encore Brel dans une chanson du début de sa carrière ! Je ne me souvenais pas que la chaussée et les trottoirs des rues de la capitale belge étaient encore majoritairement recouverts de gros pavés en porphyre issus des carrières de Lessines et taillés à la main. Je pensais que ces parallélépipèdes restaient juste l’apanage de chemins flandriens faisant la réputation des courses cyclistes.
Des artères entières de Manhattan et Brooklyn sont couvertes de ces mêmes pavés bruxellois. Dans mon enfance, les rues de mon bourg natal étaient également pavées mais j’en avais oublié les mauvaises intentions : l’effet sous la semelle des pavés disjoints, le son particulier des roues de voitures sur le revêtement rugueux, leur aspect luisant quand il pleut, ils n’ont pas facilité ma marche avec ma canne anglaise. C’est l’occasion ici de mettre en valeur le comportement vertueux des automobilistes et motocyclistes qui, toutes générations confondues, manifestent civisme et courtoisie à l’égard des piétons. Il n’est pas bon de regarder la rue depuis le bord du trottoir, involontairement vous provoquez l’arrêt des véhicules anticipant votre traversée.

« Sur les pavés de la place Sainte-Catherine
Dansaient les hommes, les femmes en crinoline
Sur les pavés dansaient les omnibus
Avec des femmes, des messieurs en gibus »

Si les omnibus n’y ont jamais dansé, les péniches y voguèrent. La place Sainte-Catherine fut en effet un bassin creusé en 1564 sous le règne de l’empereur Charles Quint pour permettre en liaison avec le canal le transport des marchandises. Il fut remblayé au milieu du XIXème siècle. Outre le survol des mouettes, les noms de quai des Briques et quai au Bois à brûler attestent du passé maritime du quartier aujourd’hui piétonnier. Autour de l’église Sainte Catherine, actuellement en cours de restauration, la place est bordée de nombreux restaurants notamment spécialisés dans le poisson et les fruits de mer.

Sainte CatherienVersion 2Mer du Nord 1Mer du Nord 2

Le plus typique est sans doute le Noordzee (Mer du Nord). Cette poissonnerie d’une alléchante fraîcheur est aussi un fish bar, endroit incontournable des apéros bruxellois. On y prend un bol d’air de la mer autour des hautes tables disposées sur la place elle-même en dégustant avec un verre de vin blanc les croquettes de crevette maison, quelques huîtres ou une assiette de couteaux ou bulots.
Il n’est que 17 heures et pourtant, la file d’attente s’allonge devant Fritland, une friterie fréquentée à toute heure de la journée en face de l’imposant bâtiment de la Bourse qui devrait abriter après restauration, le Belgian Beer World, un musée consacré à la bière. Il est trop tôt pour nos estomacs gaulois de croquer dans la roborative « mitraillette » : une viande avec une sauce au choix recouverte d’une montagne de frites entourées d’une demi baguette. Les pommes de terre seraient épluchées et découpées en frites le jour même avant d’être cuites dans de la graisse 100% bœuf dans deux bacs à différentes températures.

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Á défaut de frites, les gourmands sont outrageusement sollicités par les nombreux points de vente de gaufres, autre fleuron de la cuisine belge. Pour attirer les clients, beaucoup de commerçants exposent en vitrine une réplique du Manneken Pis, petit personnage facétieux ultra populaire de Bruxelles qui semble se soulager sur les pâtisseries.

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Loin des écœurantes bousées artificielles répandues dessus, la gaufre traditionnelle compte 20 carrés et est saupoudrée de sucre glace et non de chantilly.
Encore quelques pas et je me retrouve sur la Grand-Place, joyau architectural de Bruxelles. Voici ce que Victor Hugo écrivait à sa femme Adèle, dans une lettre du 18 août 1937, alors qu’il découvre Bruxelles en touriste au bras de sa maîtresse Juliette Drouet. Gonflé le Victor !
« Chère amie, je suis tout ébloui de Bruxelles, ou pour mieux dire, de deux choses que j’ai vues à Bruxelles : l’Hôtel de ville avec sa place, et Sainte-Gudule…
L’Hôtel de ville de Bruxelles est un bijou comparable à la flèche de Chartres ; une éblouissante fantaisie de poète tombée de la tête d’un architecte. Et puis, la place qui l’entoure est une merveille. Á part trois ou quatre maisons que de modernes cuistres ont fait dénaturer, il n’y a pas là une façade qui ne soit une date, un costume, une strophe, un chef-d’œuvre. J’aurais voulu les dessiner toutes l’une après l’autre. »
Malgré les promeneurs en ce vendredi soir, se dégage une véritable impression d’espace. Difficile d’imaginer qu’il y avait là autrefois des iris sauvages poussant sur l’eau des marais sinon sur le drapeau de Bruxelles avec ces fleurs figurant en jaune sur fond bleu.

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De nuit, les éclairages magnifient les dorures des pignons tarabiscotés des maisons et la flèche gothique de l’hôtel de ville.
Je repère la maison des Corporations où Hugo logeait et se plaisait : « Je bois de la bière comme un flamand. La bière de Louvain a un arrière-goût douceâtre qui sent la souris crevée. C’est fort bien. Je t’embrasse, mon pauvre ange. »

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Quand le coup d’État de Napoléon III (« Napo le petit ») survint en 1851, Victor Hugo trouva refuge encore sur cette place : « Je me sens ici aimé de tout le monde. Le bourgmestre et les échevins sont aux petits soins. Je crois que je gouverne un peu la ville. Vrai, tous ces Belges sont charmants. Ils disent qu’ils détestent les Français ; au fond, ils les vénèrent. Moi je les aime fort, ces bons Belges… »
Autre son de cloche, lorsqu’il meurt en août 1867, Charles Baudelaire, ravagé par l’absinthe et l’opium, emporte avec lui quelques fragments vengeurs empreints de colère et d’acrimonie, parmi lesquels sa Belgique déshabillée :
« Chaque ville a une odeur. (…) Bruxelles sent le savon noir. Les chambres d’hôtel sentent le savon noir. Les lits sentent le savon noir. On lave les façades et les trottoirs, même quand il pleut à flots. Manie nationale…
Fadeur générale de la vie. Cigares, légumes, fleurs, fruits, cuisine, yeux, cheveux, tout est fade, tout est triste, insipide, endormi. La physionomie humaine vague, sombre, endormie. Le visage belge ou plutôt bruxellois, est obscur, informe, blafard ou vineux, bizarre construction de mâchoires, stupidité menaçante. La démarche du Belge est lourde. Ils marchent en regardant sans cesse derrière eux, et se cognent sans cesse ». Crénom !
Il y a quelques semaines, le groupe Indochine donnait un concert dans ce cadre majestueux. Sans doute, le public lui réclama-t-il de chanter les aventures de Bob Morane nullement incongrues dans la capitale de la bande dessinée.
Bruxelles est joyeuse, festive, colorée. Malgré la fraîcheur de la température, les terrasses sont bondées. Ce soir, nous mangeons à la Chicago Trattoria, au bout de la rue de Flandre. L’atmosphère et le cadre sont populaires, dignes d’un estaminet, avec la réjouissante mixité intergénérationnelle et ethnique, le décor de tables et chaises dépareillées, l’accueil chaleureux. J’opte pour des lasagnes riches en saveurs.

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Le lendemain, en matinée, je réemprunte une partie de la promenade de la veille pour mieux appréhender l’architecture très variée des immeubles. Bruxelles est remarquable par l’extrême confusion des styles et des époques, pas une maison ne ressemble à sa voisine.
La rue de Flandre, dans le quartier Sainte-Catherine, en est l’illustration. Vlaamsesteenweg, chaussée de Flandre en néerlandais, fut autrefois une voie de circulation importante commercialement qui ouvrait vers les villes de Bruges, Gand, Ypres. De très étroites ruelles traversières la font communiquer avec les quais des anciens bassins de Sainte-Catherine.

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Aujourd’hui, elle se caractérise par la mixité de boutiques, restaurants et maisons résidentielles qui lui donne un air branché et populaire.
Pizza, pasta, prosecco, repeat, l’exercice mémoriel semble compliqué pour un senior dans une galerie en trompe-l’œil, contiguë à une laverie automatique.

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Du fond de la rue, dans la perspective, une fresque géante de ptérodactyle surgit au-dessus des toits. Même pas peur, le dinosaure ne sèmera pas la terreur comme celui de l’aventure d’Adèle Blanc-Sec échappé du Museum d’Histoire Naturelle de Paris.
D’ailleurs, je me pose à la terrasse du café Au Laboureur, un troquet dans le jus (ouvert en 1927) que la mixité de la clientèle branchée et populaire rend bien sympathique. Accoudé au zinc, on doit profiter de « brèves de comptoir » dignes de dialogues d’Audiard avec l’accent du brusseleir, le vieux parler bruxellois.

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On peut y manger simplement : au menu du jour une soupe de poisson, les croquettes de crevettes sont à un prix bien moindre que dans les enseignes de la place Sainte-Catherine. Tout est fait maison … sauf les sardines : servies serrées dans leur boîte avec du pain grillé, elles sont millésimées « Le trésor des dieux » de Saint-Gilles Croix de Vie. Je retournerai possiblement au Laboureur lors de ma prochaine escapade outre-Quiévrain.

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De l’autre côté du carrefour, gardant l’entrée du quartier du Marché aux Poissons, Cubitus le chien héros du dessinateur Dupa (de son vrai nom Luc Dupanloup) joue une scène de l’arroseur arrosé : juché au sommet de la fontaine, il urine au grand dam du Manneken Pis dont il a pris la place. Les Belges raffolent de cet humour qui les fait se moquer d’eux-mêmes.
Le Street Art rejoint la Bande Dessinée sur les murs de Bruxelles. Voisine de Cubitus, sous le nom de la Belle Hip Hop, une grenouille qui s’est faite vraiment grosse est apparue, cette année, à l’occasion de la journée des Droits de la Femme. Coâ coâ !

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Les fresques de BD sont réalisées sur commande de la ville de Bruxelles par des collectifs de graffeurs, après concertation avec les auteurs ou leurs descendants. Certaines sont des copies de vignettes, d’autres des dessins originaux. Pour ce qui concerne le Street Art, pas mal d’œuvres illégales souvent subversives apparaissent.
Malgré le temps bruineux, je consacre la matinée de samedi à la découverte de quelques fresques du quartier des Chartreux où se côtoient bistrots et boutiques de design. Elles ne sont pas toujours évidentes à dénicher à cause de certaines imprécisions des plans.

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Première surprise, à l’angle de la rue du Vieux-Marché-aux-Grains, je manque de heurter le Zinneke Pis, sculpture en bronze d’un chien bâtard satisfaisant un besoin naturel contre un potelet sur le trottoir, décidément. Il s’agit d’un clin d’œil facétieux au petit bonhomme de la fontaine. Pas sûr que ce soit du goût de ses congénères !

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Dans la rue de la Buanderie, l’école étant fermée le samedi, ce n’est qu’à travers les grilles que l’on peut apercevoir nos irréductibles héros gaulois Obélix et Astérix.
Encore quelques pas, et nous nous retrouvons face aux terribles frères Dalton qui s’enfuient avec leur butin de l’attaque d’une banque. Heureusement, Lucky Luke, dont on peut vérifier qu’il tire plus vite que son ombre, est là pour contrarier leur hold-up. Humour des auteurs qui, de manière anachronique, ont peint un atomium dans ce décor de western.

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Plus loin, rue des Capucins, je découvre deux scènes des aventures de Blondin et Cirage personnages surgis de l’imagination de Joseph Gillain dit Jijé en 1939 pour l’hebdomadaire religieux « Petits Belges ».
Blondin, garçon blanc aux cheveux blonds, était le héros sérieux qui résolvait les problèmes par son intelligence tandis que Cirage, enfant noir vous l’avez deviné, à l’esprit farfelu, créait de l’animation avec ses facéties. Bons camarades, ils vivaient des aventures policières et fantastiques, l’une d’entre elles s’intitulait Le nègre blanc ! Leur lecture dans mon enfance ne m’a pas empêché de développer un certain esprit de tolérance malgré l’identité des personnages. Il est probable que ces peintures murales seraient vite souillées de tags dans notre hexagone.

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En soirée, je suis une nouvelle fois surpris par l’affluence dans les restaurants et leurs terrasses malgré la météo peu clémente. Le bouche à oreille fonctionnant, nous portons notre dévolu sur le Rugbyman n°2, quai aux Briques, au pied de l’église Sainte-Catherine. Contigu à cette enseigne, se trouve le Rugbyman n°1 dont la direction et la qualité de la cuisine n’auraient rien à voir avec l’adresse voisine (une histoire belge ?).
Le nom étrange de l’établissement viendrait du père de la génération des tenanciers actuels, qui était rugbyman-maître queux !

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Bien que le homard soit la spécialité depuis plusieurs décennies, j’opte pour le menu poissons : soupe de poissons et sa rouille maison, bar grillé sauce dijonnaise (« Gegrilde Zeebaars met dijonaisesaus » pour les flamands) et duo de mousses au chocolat. Encore une fois, je me réjouis de la clientèle intergénérationnelle.
Dimanche matin, je convoque à l’hôtel un taxi vert : « Place de la Vieille Halle aux Blés, s’il vous plait ! ». Ce n’est pas si loin que cela, d’ailleurs, en fait, rien n’est loin dans Bruxelles-Centre. Moins de dix minutes plus tard, je suis sur une charmante place triangulaire bordée d’immeubles anciens à l’architecture baroque.
Je sors à peine du taxi que déjà mon regard a croisé celui pour qui je suis venu : à l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort, a été implantée (enfin) une statue de Jacques Brel, juste en face de la fondation éponyme tenue par sa fille France. Il paraîtrait que l’œuvre en bronze sculptée par Tom Frantzen (celui qui réalisa le Zinneke pis) ne rallie pas tous les suffrages des riverains qui la trouveraient grotesque. Au contraire, personnellement, je la trouve très réaliste et évocatrice de la gestuelle exceptionnelle de l’artiste sur scène.

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Même si bonbons et fleurs jonchent le sol à ses pieds, c’est vers d’autres chansons que mon esprit s’envole ce matin : Amsterdam bien sûr mais aussi Les Vieux, Mathilde et Non Jef t’es pas tout seul, sans oublier son extraordinaire interprétation de Don Quichotte dans L’Homme de la Mancha que j’avais vu au théâtre des Champs-Élysées. Je reste avec mes souvenirs très vivaces, guère besoin d’aller les rafraîchir au musée, juste en face, qui est dédié au Grand Jacques. Je passerais bien la matinée assis sur un banc près de lui.
Je ne sais pas pourquoi, on se croirait dans certains coins romantiques de Montmartre. Je descends la rue du Chêne bordée de vieilles maisons remarquables, l’une d’elles abrite l’un des trois sites du Conservatoire Royal de Bruxelles.
Une fresque « rêve rose » de la série de bandes dessinées Olivier Rameau parue pour la première fois dans le journal Tintin en 1968 occupe la hauteur d’un immeuble.

Version 2Version 2Bruxelles disquaire Arlequin

Tout à côté, les pochoirs de Bruce Springsteen, Jim Morrison, Bob Dylan, John Lennon et Jimi Hendrix réalisés par le street artist français Jef Aérosol nous accueillent sur la façade du disquaire d’antiquités vinyles Arlequin.
Encore quelques pas et l’on se retrouve devant un estaminet au nom imprononçable, le Poechenellekelder, la cave du polichinelle. La nuit a dû être animée, en terrasse, on rentre les fûts. Au choix, 80 bières spéciales qu’on accompagne d’une assiette de grignotage « kip-kap » : cervelas, fromage, tête pressée. J’en salive déjà.

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Á l’intérieur, la décoration est délicieusement kitsch avec ses marionnettes suspendues ou assises à même la table. Á l’extérieur, la façade en brique est peuplée de vélos depuis 2019 à l’occasion du départ du Tour de France donné à Bruxelles pour honorer le cinquantième anniversaire de la première victoire dans la grande boucle de l’extraordinaire champion belge Eddy Merckx.
En d’autres circonstances, j’ai évoqué ce Tour de France 1969 que remporta le « Cannibale » à l’heure où Armstrong (Neil, pas Lance !) réalisait le rêve de Tintin en posant le pied sur la Lune.
Bruxelles a rendu hommage aussi à Merckx en baptisant de son nom la station de métro en tête de ligne 5. Sur le quai central, est exposé dans une vitrine le vélo avec lequel le champion battit le record du monde de l’heure sur la piste de Mexico.
Autre hommage encore, rendu lors du grand départ du Tour 2019, une fresque recouvre un pignon de l’Institut des Arts et Métiers en l’honneur des deux sportifs bruxellois, Eddy Merckx et la cycliste belge Yvonne Reinders quadruple championne du monde dans les années 1960.

Fresque Merckx ReyndersManneken maillot jaune

Juste en face du « Poeche », presque confidentiel dans un coin de rue si ce n’était l’attroupement quasi permanent, le petit bonhomme le plus célèbre du monde fait aux yeux de tous, avec un sourire espiègle, ce que l’on fait habituellement en cachette face au mur : le Manneken Pis. 55,5 centimètres, c’est la taille du monument le plus populaire de Bruxelles.

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Cette statuette posée au sommet de la fontaine en 1619 a connu une vie mouvementée. Ainsi notamment, les armées de Louis XV l’amputèrent d’un bras (on ne sait pas lequel). Pour s’excuser, le souverain lui offrit un habit de gentilhomme et le décora de la Croix de saint Louis. Depuis 1965, pour éviter les nombreux aléas dont elle a été victime (elle se retrouva même au fond du canal) la statuette est une copie, l’originale étant précieusement conservée au Musée de la ville de Bruxelles.
Le Manneken Pis est habillé par un employé de la ville. 23 habillages sont prévus à dates fixes mais il revêt de nombreux autres costumes offerts souvent par les hôtes de la ville, ou selon les événements. Dans certaines circonstances festives, le « ketje » (petit bonhomme) urine de la bière.

Garde-robe Manneken Pis

Une partie de la garde-robe ainsi que le cérémonial d’habillage est visible dans une petite maison de la rue du Chêne, à quelques pas de la fontaine.
Le Street Art n’est pas indifférent au personnage et une immense fresque du Manneken … Peace a été inaugurée le 21 septembre 2020, journée mondiale de la Paix.

Manneken peace

Le Manneken Pis est finalement encore l’expression d’un certain esprit frondeur belge. Il peut décevoir nombre de touristes qui s’attarderont plutôt, à juste raison, à quelques pas de là, sur la Grand-Place autorisée aux seuls véhicules hippomobiles.
Humour belge encore : « Finalement, si Louis XIV n’avait pas bombardé la ville (1695), nous n’aurions pas aujourd’hui une place aussi belle, une fois ! ».
Dit de manière plus littéraire : « Ainsi, la Grand-Place de Bruxelles allait donner au XVIIIème siècle, ce siècle de l’investigation méthodique, de l’encyclopédie, de l’amour de la nature et des révolutions libérales, ce chef-d’œuvre d’illogique et surprenante beauté : un hôtel de ville gothique s’encadra de maisons baroques où l’art antique et l’exubérance flamande s’harmonisaient miraculeusement. »

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En raison de l’office qui s’y déroule, je ne peux pénétrer dans l’église Saint Nicolas, toute de guingois. Construite en 1125, elle est l’une des quatre premières églises de Bruxelles. Je ne peux malheureusement pas le vérifier, le chœur prolonge en oblique la nef centrale. Á l’extérieur, le bas-relief du portail représente une Vierge à l’enfant entourée de deux anges, l’un jouant de la harpe, l’autre maniant un encensoir. Curieusement, les façades latérales sont masquées par de petites maisons et commerces adossés aux murs de l’église, la plus remarquable étant celle de Goude Huyve. Á l’origine, cette maison fut construite rue de l’Étuve après le bombardement de Bruxelles, puis déplacée en 1929 à son emplacement actuel à l’angle de la rue au Beurre.

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La fin du séjour approche. Je ne saurais quitter la capitale sans m’excentrer et faire un tour au nord vers le plateau du Heysel. Le nom rappelle aux sportifs de dramatiques événements. C’est dans le stade éponyme que le 29 mai 1985, lors d’une finale de Coupe d’Europe des clubs champions entre la Juventus de Michel Platini et Liverpool, des bagarres et un vent de panique entraînèrent la mort de 39 spectateurs dont 32 italiens. Il est incompréhensible que la rencontre ait pu se dérouler malgré tout ce soir-là. Depuis, l’enceinte a été rebaptisée stade Roi Baudouin.
Tout à côté, se dresse l’Atomium, représentation d’une maille élémentaire de cristal de fer grossie 165 milliards de fois. Il fut érigé pour l’Exposition universelle de 1958. J’étais encore gamin, je me souviens d’avoir circulé avec mes parents dans quelques-unes des neuf sphères composant la structure.
Le monument, entre sculpture et architecture, n’était pas destiné à survivre à l’exposition mais le peuple bruxellois s’y attacha et souhaita rapidement qu’il demeure. Ayant subi les outrages du temps, il a été complètement rénové au début de ce siècle, l’aluminium de la couverture d’origine ayant été remplacé par de l’acier inoxydable, d’où son aspect un peu plus terne.

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Á l’origine, l’Atomium incarnait symboliquement l’audace d’une époque qui voulait confronter le destin de l’Humanité avec les découvertes scientifiques. Cependant, les populations étaient encore sous le choc d’Hiroshima et l’envoi des bombes atomiques sur le Japon. Dans le but de les rassurer sur les applications pacifiques de l’atome, l’ingénieur en charge du projet décida d’afficher dans les sphères des présentations didactiques sur les bienfaits de cet atome « domestiqué ». Soixante ans plus tard, le nucléaire divise toujours.
Retour dans le quartier Dansaert, point d’ancrage lors de notre séjour. On est dans la ville du surréaliste Magritte, une passante au foulard me tend la main pour sortir plus facilement du taxi. Cela ne me surprend nullement, un autre monument belge le chanteur Arno a élu domicile tout près de là : »J’habite à 400 mètres de Molenbeek, ce n’est pas seulement ce qu’on voit aux infos. Je me balade souvent là-bas. Il faut le dire aux Français, à Molenbeek, on a l’eau chaude et la télé en couleur ». Arno a enregistré un de ses derniers clips dans un salon de coiffure du côté de la rue de Flandre. « On chante pas tous les jours une chanson d’amour ». Dans mes déambulations, j’ai souvent pensé à ce Springsteen du plat pays qui mène un dur combat contre un sale cancer.

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• Ma rencontre à Bruxelles avec la Madeleine de Jacques Brel :
http://encreviolette.unblog.fr/2010/10/09/la-madeleine-de-brel/
• Quelques billets que j’avais écrits sur Jacques Brel :
http://encreviolette.unblog.fr/2007/12/16/pagny-dechante-brel/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/09/jacques-brel-30-ans-deja/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/09/jacques-brel-disait/
• Le Tour de France 1969 remporté par Eddy Merckx
http://encreviolette.unblog.fr/2019/08/08/ici-la-route-du-tour-de-france-1969-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2019/08/29/ici-la-route-du-tour-de-france-1969-2/
• Une promenade au marché aux puces des Marolles qui s’acheva à la station de métro Eddy Merckx
http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/01/une-photo-vieille-photo-de-ma-jeunesse/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/15/encore-des-photos-vieilles-photos-de-ma-jeunesse/

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Publié dans:Coups de coeur |on 8 décembre, 2021 |Pas de commentaires »

Un écrivain, un stade : Olympique de Marseille par Christophe Fourvel

Cocasserie du calendrier, alors que les deux équipes viennent de se rencontrer en ce début de saison de ligue 1, j’entreprends la lecture, après le « Geoffroy-Guichard » de Lionel Bourg, de On dira qu’on a gagné, l’opus de Christophe Fourvel sur l’Olympique de Marseille dans le cadre de la collection « Un écrivain un stade » initiée par les éditions MÉDIAPOP.

couverture OM

L’auteur nous met rapidement en garde : « Je ne vais pas refaire cette histoire tombée dans le domaine public de l’écriture, de la nostalgie vraie ou fausse peu importe. Il doit y avoir plus vieux que moi et encore plus nostalgique de gazons mal entretenus, de ballons plus lourds, de victoires et de shorts plus larges. Je n’ai pas connu André Tassone, Emmanuel Aznar ou Jean-Jacques Marcel. Ni Gunnar Andersson, joueur au destin romanesque passé sur la Canebière. Le meilleur buteur à ce jour sous le maillot phocéen … »
En effet, et pourtant, n’en déplaise à Christophe Fourvel, la passion pour le foot du « minot » normand que j’étais dans les années 1950 germa, à l’écoute des inoubliables radiodiffusions du dimanche après-midi, sur la station Paris Inter, grâce notamment à l’exceptionnelle voix ensoleillée de Bruno Delaye qui assurait la majorité des commentaires des matches au bord de la grande bleue. J’ai déjà eu l’occasion d’évoquer le talent de ce reporter qui possédait l’originalité de considérer notre radio transistor comme le centre de la tribune d’honneur : « à gauche de votre poste, dos au mistral qui souffle violemment, les joueurs de l’Olympique de Marseille, maillot blanc, culotte blanche, bas bleus à revers blanc ». C’était un temps où les couleurs des clubs étaient immuables, les retransmissions sur l’écran gris des téléviseurs étant quasi inexistantes, il n’était donc pas nécessaire, ô sacrilège, de modifier la teinte d’un attribut de la tenue pour satisfaire la vision du téléspectateur. J’étais présent à Colombes, en 1956, lorsque pour la réception du onze de l’URSS, nos joueurs tricolores avaient enfilé d’étonnants bas blancs cerclés de rouge. Aujourd’hui, pour des raisons de merchandising, les clubs prennent beaucoup de largesses avec les couleurs originelles, mettant ainsi en vente des « seconds » maillots ou des tenues spécifiques pour les rencontres à l’extérieur. L’O.M a cédé également à ces mœurs commerciales en imaginant des maillots orange comme le sponsor du stade voire même dorés.
Bref, le vieux passéiste que je suis se rappelle avoir vu jouer l’excellent Jean-Jacques Marcel lors de matches internationaux à Colombes ou sous le maillot cerclé bleu et blanc du Racing Club de Paris. Roger Scotti est un autre phocéen fidèle de cette époque, il me semble d’ailleurs qu’il effectua toute sa carrière sous les mêmes couleurs immaculées, que je vis évoluer également à Colombes lors du match France-Hongrie, oui l’extraordinaire Onze d’or magyar avec les légendaires Grosics, Bozsik, Kocsis, Puskas, Czibor, Hidegkuti. J’avais 9 ans, peu avant l’insurrection de Budapest.
Grâce à Bruno Delaye, je me souviens évidemment de l’avant-centre suédois Gunnar Andersson qui demeure encore à ce jour le meilleur buteur de l’histoire de l’OM riche pourtant de sacrés attaquants : Buttt ! la voix du reporter azuréen claquait comme le cuir au fond des filets.
Incomparable joueur, on le surnommait « 10 heures 10 » à cause de sa démarche particulière. Il prit trop goût à l’apéritif local à la couleur de son équipe nationale. Il mourut quasi misérablement à la quarantaine à peine atteinte.
Bien que scandinave, il avait acquis l’accent local, ce qui faisait dire au capitaine Scotti : « Ton arrière-grand-père a dû fauter avec une petite de la Belle de Mai, et il en est resté quelque chose dans la famille ! »
Bien qu’il se défende de tomber dans la nostalgie, à son corps défendant, l’auteur a exhumé des souvenirs de mon enfance, je lui en sais gré. Comme il l’écrit : « En comparaison à ce siècle où tout se sait et se voit en un clic, nous tâtonnions dans le réel avec une boussole en noir et blanc et un poste de radio hertzien … »

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Ont resurgi ainsi les noms de Angel, gardien de but au patronyme pagnolesque, de Johansson, un autre « gunnar » des surfaces, de Mésas, Mercurio, et surtout la « Perle noire » l’élégant ; Larbi Ben Barek, d’origine marocaine, auteur de la plus longue carrière en équipe de France entre 1938 et 1954. L’Institut du Monde Arabe, à Paris, a consacré récemment une exposition à cet artiste du ballon rond au sujet duquel Pelé déclara : « Si je suis le roi du football, Ben Barek en est le dieu ! »
Je m’efface et laisse l’auteur raconter sa première fois au stade vélodrome : « Cette première fois, c’était le 16 septembre 1972, l’OM a battu Rennes 3 à 0. Je crois me souvenir que Josip Skoblar, en marquant un but, s’était assommé contre le montant des cages. Et puisque ce fait n’est mentionné nulle part sur la toile, je peux cultiver à ma guise la légende… »
Il en court beaucoup des légendes, hors celle fameuse de la sardine qui boucha le Vieux Port, ainsi ce 23 avril 1965 où « 434 inconditionnels se sont « massés » dans l’immense Vélodrome pour un OM-Forbach devenu un symbole de fond abyssal en matière de marketing sportif ».
« L’affluence » est parfaitement exacte, mais longtemps, vous pûtes rencontrer plusieurs dizaines de milliers de Marseillais qui, la main sur le cœur, prétendaient avec moult détails être présent au stade lors de ce match.
« Ce premier soir de ce premier match, je fus saisi par une beauté que je n’avais jamais anticipée. Ce n’était pas la grandeur de l’enceinte, l’importance de la foule qui me subjugua mais … le vert de la pelouse. Car je n’avais alors vu des matchs ou des extraits de matchs que devant une télévision en noir et blanc et une pelouse grise. Ce jour-là, le vert était vraiment … vert, d’un vert de livre, de paradis, d’exotisme inaccessible ! Un vert qui disait que l’on sortait de la vie pour entrer dans un conte ; une histoire d’oasis, de princes à cheval et de nomades à la peau cuivrée… »
Cela me renvoie à une chronique d’Antoine Blondin au lendemain de la première finale de Coupe d’Europe des champions entre Reims et Real Madrid : « Il y avait l’autre soir, de la crèche et du berceau dans ce Parc des Princes ouvert à la belle étoile, sous laquelle la première Coupe d’Europe de football affrontait les regards de quarante mille rois mages venus lui apporter la myrrhe et l’encens d’un enthousiasme neuf. » Au bras de mon papa, j’étais un divin enfant pour célébrer la naissance du football européen.
Ici, l’écrivain décrit la liturgie païenne qui accompagnait ce lieu de culte qu’il commença à fréquenter à l’âge de sept ans. Curieux de tout, fin observateur, le gamin s’intéressait, un peu à la manière de Philippe Delerm, à des instants minuscules, marginaux qui s’inscrivaient dans l’histoire d’un match.
« « L’expérience » commençait par les pissotières ; il fallait impérativement en passer par là avant le début de la rencontre … après, il serait trop tard, au moins jusqu’à la mi-temps car nous n’avions pas de places numérotées et l’on craignait toujours, si nous devions aller aux toilettes une fois installés, que celles-ci nous soient prises par des retardataires jaloux et sans scrupule. Il était inimaginable aussi de déranger la longue ribambelle des corps assis et absorbés par l’insoutenable suspense d’une action pour atteindre les escaliers de sortie. »
Il y avait le cérémonial du tableau d’affichage : « j’aimais ce moment où la magie d’un but devenait laborieusement la réalité d’un chiffre. Ce passage du fantasme au tangible, de la jouissance à l’algèbre, de la seconde enfuie à la durabilité attestée par un tableau d’affichage. Bien sûr, il fallait aussi subir le score de l’adversaire. Des types en équilibre sur leur colère tentaient, sous le panneau, de renvoyer à coups de parapluie ou de journal roulé le carré honni aux oubliettes. »
L’auteur nous restitue la magie de l’arrivée de la fée électricité dans le stade : « L’ambiance des rencontres nocturnes était toute différente. Nous plongions lentement et délicieusement dans la pénombre annonciatrice de l’arrivée des héros tandis que les imposants pylônes disposés aux quatre coins du rectangle dispensaient leurs faisceaux de plus en plus puissants. C’était sublime et progressif. Les joueurs finissaient par entrer s’échauffer puis retournaient au vestiaire pour une ultime frustration appétitive. Le speaker dévoilait la composition des équipes. Tout le monde s’époumonait à siffler le nom des arbitres, les stars et les éventuels transfuges du camp d’en face. Cela au moins ne change pas. Les gardiens de buts adverses sont toujours autant enculés et cocus qu’avant. Le premier que j’ai connu à avoir ainsi subi l’irréfutable infidélité de sa femme s’appelait Marcel Aubour…. » Connaissant la truculence du personnage, il devait en sourire, lui qui joua à la pétanque avec des artichauts lancés par des supporters bretons lors d’une finale de Coupe de France opposant Rennes et Lyon.
Suite aux événements d’Algérie, mon oncle et ma tante s’installèrent à Marseille durant quelques années. Amoureux de foot, et en particulier de son invincible Football Club de Sète, tonton Eugène me fit alors connaître l’ambiance du Vélodrome. Elle n’engendrait pas la mélancolie et certaines invectives proférées par les spectateurs n’auraient pas déparé quelque conversation entre Panisse et Escartefigue. « Les gradins se marrent et c’est vrai que c’est drôle. 50 000 stand-up pour faire baisser la pression. »
Christophe Fourvel consacre quelques (trop ?) belles pages aux supporters. Comme Lionel Bourg avec le peuple vert, il en pointe les excès relatant le souvenir désastreux d’un déplacement en Avignon avec le car des ultras, mais ne peut cacher non plus sa « tendresse pour certaines de ces vies égratignées, accrochées aux exploits possibles d’un club de football » : « La mauvaise foi est un attribut essentiel du supporter. C’est d’ailleurs grâce à elle, paraît-il, que l’on distingue le vrai supporter de l’amateur de football. La mauvaise foi est un ciré indispensable pour traverser les tempêtes inévitables, une potion qui facilite la digestion des couleuvres, la flamme minimale qui maintient en veille la passion quand celle-ci sort en lambeaux d’un match minable, d’une série interminable de défaites, d’une saison ratée. La mauvaise foi du supporter est l’ancêtre débonnaire et circonscrite de la fake news virale. Elle est la juste revanche de l’individu après sa dissolution dans le groupe. Seul Dieu, a priori, peut s’autoriser à affirmer le contraire de l’évidence. Dieu et le supporter marseillais bien souvent. D’ailleurs, il est dit quelque part que l’OM, « plus qu’une passion, est une religion ». »
L’écrivain s’autoflagelle même : « On a beau être snob, on appartient à la masse des aficionados, des ultras, des fans, des fidèles parmi les fidèles du club de ma ville de naissance que l’on aurait mille raisons de détester pour ses excès, ses tricheries passées, pour sa manière animale de se pelotonner dans le strass et le fric comme dans de la boue et pour tirer sans arrêt sur la corde qui l’éloigne de l’éthique que l’on valorise. Ne cherchons pas une cohérence à tout cela. Les gens de gauche comme moi devraient applaudir Guingamp, Reims ou Lorient… Ne jamais oublier qu’il y a tromperie sur le message. Mais je suis resté tout petit. Je n’ai pas quitté la main de mon grand-père… » Comme Lionel Bourg avec ses « Verts », comme moi !
J’adhère même si, incompréhensiblement, mon cœur bat depuis près de cinquante ans pour le « PéSGé » !
C’est la magie de la balle ronde que l’auteur cristallise autour d’un dribble sorcier de Roger Magnusson : « Tous les centres d’entraînement et leurs machines musculaires, toutes les hordes de kinésithérapeutes et de coachs mentaux ne feront jamais de l’instant à venir un temps plus béni des dieux que celui pendant lequel, ce jour de juin 1972, en plein Moyen Âge de la préparation physique, un million d’années avant le début de l’ère du travail vidéo, Magnusson tricote sur son aile ce qui deviendra un centre puis un but puis une victoire, puis un doublé coupe-championnat. »
Il y a aussi le récit inouï d’un boulet de canon de Franck Sauzée « qui traversa [sa] radio FM dans un appartement de Serre-Chevalier, à quelques secondes de la fin d’un match contre l’ennemi juré, Paris, en 1989. » De mon côté, dès que le ballon partit de la chaussure du joueur marseillais, je compris que le portier parisien Joël Bats ne pourrait s’interposer et que s’évanouissaient les derniers espoirs du P.S.G d’être champion. Cruellement somptueux !
« J’ai souvent pensé que si je passais une soirée entière avec un joueur, je serais à jamais guéri de mon assuétude, percevant en sa compagnie tout le vernis craquelant du décor et l’incommensurable distance qui demeure entre un buteur et un véritable héros. » L’occasion se présenta mais « manque de chance » l’auteur tomba sur Jean-Pierre Dogliani , l’une des plus subtiles intelligences de jeu du football français, l’un des caractères les plus trempés. Je me souviens des élogieux articles que mon beau Miroir du Football lui consacrait avec ses compères du SCO d’Angers, Jean-Marc Guillou, Deloffre et Poli. Accoudé à la main courante du terrain du Camp des Loges, je connus le bonheur de le voir participer activement au début de la grande aventure du PéSGé avec la montée en première division.
Et voilà que l’auteur évoque brièvement le mythique stade de l’Huveaune, aujourd’hui démoli, que l’Olympique de Marseille occupa de 1904 à 1937, année de la construction du vélodrome.
Adolescent, avec l’oncle Eugène, j’eus l’occasion d’assister à un entraînement dans cette enceinte : c’était tout au début des sixties et, il me semble, l’OM évoluait en seconde division. Je me demande même si ce n’est pas à cette époque que, pour de basses raisons de subvention municipale, le président du club choisit d’y jouer toute la saison de championnat. L’Autrichien Fritz Kominek, Fanfan Milazzo et Jean-Pierre Knayer apposèrent leur paraphe sur mon carnet d’autographes entre ceux de Sacha Distel et Silvia Monfort, cela mériterait une analyse de la notion de notoriété.
L’Huveaune fut le théâtre en 1921d’un match international France-Italie et servit aussi de cadre à une séquence du nanar Les Rois du Sport avec Fernandel et Raimu et quelques joueurs de l’OM. Il fallut le Coup de tête de Jean-Jacques Annaud pour que le cinéma français produise enfin un film légitime autour du football. Allez Trincamp !

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L’écrivain a connu les installations pittoresques mais vétustes de l’Huveaune, probablement lorsque le Vélodrome fut délaissé pour des travaux de rénovation avant le championnat d’Europe 1984 : « J’ai assisté à un jubilé de je ne sais plus qui sous la pluie avec quatre mille autres fadas, vu jouer Saint-Dié, Cuiseaux-Louhans, Gueugnon, Montluçon, Villefranche-sur-Saône mais je n’ai jamais payé ma place pour un match de coupe d’Europe. »
« Il y a du beau et du grand à ramasser à la pelle dans n’importe quel stade alors arrêtons de nous concasser hardiment les gonades, nous les snobs, en dénonçant les vociférations arythmiques, les gueulantes glaireuses, les rodomontades alimentées par des chauvinismes hissés au rang de prétendus faits de guerre. Les « vrais » supporters sont bien ces individus debout, torses nus, époumonés. Peut-être pouvons-nous simplement exiger d’eux qu’ils reconnaissent le talent des autres, qu’ils accueillent leurs semblables du camp d’en face comme des hôtes d’honneur, qu’ils n’oublient pas que l’on peut jouer sans ballon, que celui qui rate est l’audacieux … Chérissons le beau désespoir d’une passion qui ne cesse de nous mettre hors- jeu…Oui, nous aussi, les supporters, nous aimerions exister pour une habileté et plus tard nous essaierions, mais en attendant, nous ne sommes là que pour applaudir, alors applaudissons intelligemment. »
Après la scène, le stade, et le public, les supporters, l’auteur s’intéresse aux acteurs : les joueurs. Il encense Roger Magnusson et Chris Waddle pour « la magie de leurs dribbles, les courbes enchanteresses qu’ils dessinaient tous deux en l’air avant de s’effacer sous leur générosité de passeur » ainsi que les buteurs Papin et Skoblar « qui étaient là pour la jouissance finale… Il met en perspective ces « quatre migrants venus illuminer le ciel d’une ville » et « les poignées d’extranjeros débarqués « de Palos ou de Moguer », de pistoleros aux souliers d’or et au déhanché de légende qui n’ont fait que claudiquer sur la pelouse du stade vélodrome, incapables d’atteindre la cheville de leur statue usée. Des bonimenteurs brésiliens et argentins à la pelle, des Yougoslaves aux tibias usés par des années de dribble et d’exil. » Il y avait parfois contrefaçon sur la marchandise !
Christophe Fourvel a souvent l’œil plus perspicace que beaucoup de journalistes et dans la litanie de joueurs qu’il décline, on relève une analyse concise et juste, en réhabilitant certains, ainsi Jocelyn Gourvennec, actuel coach du champion de France en titre, dont il affirme que le QI était au moins deux fois plus élevé que celui de son entraîneur de l’époque, pourtant popularisé pour sa truculence et sa roublardise.
L’écrivain consacre quelques pages à ces joueurs singuliers que sont les gardiens de but : « Un drôle de personnage. Ni figurant, ni vedette la plupart du temps. Un type qui est là pour réparer vos bourdes. Pour assumer la défaite au nom du groupe. Pour recevoir des bananes sans pouvoir quitter la zone de tir. » Son chouchou Joseph-Antoine Bell fut cible de cet agissement abject quand il revint au vélodrome sous les couleurs des Girondins de Bordeaux.
C’est en tressant des louanges au joueur uruguayen Enzo Francescoli que Christophe Fourvel achève son autoportrait au club de foot de son coeur: « Je pense souvent à ce merveilleux technicien et à son regard sombre, si sombre dans son maillot bleu azur de la Céleste. Je n’ai pas souvenir d’un joueur plus beau que Francescoli sur un terrain, même si à Marseille, il lui est souvent arrivé de rater. » Pour l’avoir vu évoluer sous les couleurs du Racing, je ne suis pas loin de partager son admiration et de le ranger parmi les plus grands artistes de la balle ronde avec son compatriote Juan Alberto Schiaffino et l’Argentin aux bas baissés Omar Sivori*. On dit que Zidane prénomma un de ses fls, Enzo, en référence à celui que le Monumental du River Plate appelait il Principe, le prince.

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Invité à Montevideo à faire une conférence sur Henri Calet, « écrivain français venu se perdre en 1930 dans cette élégante et douce ville dispensatrice d’artistes-footballeurs », Christophe Fourvel fit référence en préambule au ténébreux Enzo.
Il reste sur les rives du Rio de la Plata berceau du tango et du foot des « potreros ». Dans le film El secreto de sus ojos, le magnifique homme de comptoir, Pablo Sandoval, nous l’explique du tréfonds de son alcoolémie. « Tu peux changer de vie, de femme, de ville, de nom … tu ne changeras pas de passion. » C’est ce qui perd le suspect du film, fugitif retrouvé dans les gradins d’un stade. Son stade : su pasiòn. »
… « La victoire ne change pas le papier peint de la chambre, ne rallonge pas la nuit de repos, n’efface pas les créances. La victoire a parfois le goût des bouteilles d’eau frelatée. Mais tant pis, on dira qu’on a gagné. »
Mon meilleur compliment à l’auteur ? J’aimerais assister à un classico à ses côtés, chacun vibrant pour ses couleurs.

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Publié dans:Coups de coeur |on 5 septembre, 2021 |Pas de commentaires »

Un écrivain, un stade : Geoffroy-Guichard par Lionel Bourg

Alors que s’ouvre la saison de football de Ligue 1, on assiste à la naissance d’une nouvelle équipe : le « Club des Écrivains ». La L.F.P., organisme de tutelle, devrait se montrer plus conciliante qu’avec le modeste club ariégeois de Luzenac, cher à Fabien Barthez, auquel elle refusa l’accession gagnée sur le terrain, pour le motif d’installations trop vétustes.
Cocasserie, ce club des Écrivains rassemble quelques gens de plume invités à nous faire partager dans une collection leur amour indéfectible pour une équipe à travers justement l’évocation du stade où elle évolue.

Couverture Geoffroy-Guichard

Le deuxième opus, consacré à l’A.S. Saint-Étienne, s’intitule Geoffroy-Guichard le vert paradis des dieux trop humains. Mes lecteurs fidèles connaissent son auteur, Lionel Bourg, je les entretins de deux de ses ouvrages à caractère autobiographique : L’Échappée* avec l’apparition à vélo d’un ange (de la montagne) qui éclaira une jeunesse compliquée, et C’est là que j’ai vécu*, la déambulation poétique dans une ville qu’il connait bien, Saint-Étienne justement.
L’épigraphe du philosophe Jean-Claude Michea me met déjà dans de bonnes dispositions. J’adorais les truculentes chroniques de son père Abel, résistant et journaliste sportif à L’Humanité et Miroir-Sprint, notamment ses anecdotes sur le Tour de France contées à Nounouchette.
La citation du fils, tirée d’un de ses recueils de billets sur le football merveilleusement intitulé Le plus beau but était une passe (boutade géniale prêtée à Cantona dans le film de Ken Loach Looking for Eric), semble écrite sur mesure pour résumer le livre de Lionel Bourg : « C’est tout au contraire un livre où l’arme tranchante de la littérature est utilisée avec une efficacité rare pour traduire le point de vue de ces classes ordinaires dont une partie de la vie ne peut être détachée d’un rectangle d’herbe magique foulé par des dieux trop humains. »
Et Michea poursuivait : « C’est donc aussi un livre, on l’aura compris, écrit pour tous ceux qui ont suffisamment d’intelligence pour se laisser émouvoir par la passion des autres. » Á bon entendeur salut !
J’ai l’impression de replonger à l’époque de la cultissime revue Miroir du Football, mon beau Miroir militant pour « une certaine idée du football » ! Dès le premier numéro de janvier 1960, le rédacteur en chef François Thébaud mettait les choses au clair : « Si vous recherchez dans nos pages matière à satisfaire l’orgueil nationaliste, l’esprit de clocher ou le culte commercial de la vedette … ne poursuivez pas votre lecture ! » Prônant le beau jeu à travers le Onze d’or hongrois des années 50, l’équipe de France de l’épopée suédoise de 1958, la Seleçaò de Pelé du Mondial 1970, ou encore le « jeu à la nantaise », le Miroir se brisa au tournant des années 70, notamment à cause, selon certains membres de la rédaction et le nouveau PDG, de son traitement trop critique à l’égard de l’A.S Saint-Étienne : « il faut transformer la revue et cesser de faire des réserves sur le style de jeu des Verts, sur la régularité de certaines décisions d’arbitrage, sur le chauvinisme du public de Geoffroy-Guichard. »
« Putain, c’est pas vrai ! Tu vas finir par la brouter, hé, la pelouse ! ». Il ne reste que quelques secondes à jouer lorsque nous découvrons Lionel Bourg éructant devant son récepteur de télévision qui va redevenir bientôt « le paisible aquarium où nagent avec béatitude les désillusions prévisibles (« à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent… » axiome moins vrai aujourd’hui ndlr) » Nous sommes le 12 mai 1976 et l’A.S. Saint-Étienne va s’incliner 1 but à 0 devant le Bayern Munich, en finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, dans le stade d’Hampden Park de Glasgow.
« Je compris sans avoir recours à d’amples explications que tout honnête homme – j’entends tout supporter des « Verts », idiot, absurde, querelleur, méprisable, fabuleux, mirifique…- se devrait désormais d’entretenir la tombe que, déjà, des fossoyeurs hébétés creusaient afin d’y ensevelir les rêves de sa jeunesse. »
Ce match mémorable va constituer le fil conducteur du récit.
Au brouillon de jeu proposé par Patrick Revelli, succède un bouillon de culture dont l’écrivain est coutumier. En vrac, il cite Dante en langue originale : « Abandonnez toute espérance en entrant dans l’Enfer » de Geoffroy-Guichard. Jouant avec une figure de style des Chants de Maldoror, il pastiche le comte de Lautréamont, ma préférée ? : « … beau comme une panenka par-dessus les feux de la Saint-Jean au cours du temps additionnel d’une finale de Coupe du Monde… »
Allusion picturale ? Il fait référence à Nicolas de Staël qui, pourtant pas sportif pour deux sous, décide, le 26 mars 1952, d’assister dans le vieux Parc des Princes à France-Suède, premier match disputé en nocturne dans l’enceinte parisienne. Bigbang esthétique ! De retour à son atelier, il entame une série de tableaux petit format appelée Les footballeurs : « Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi, avec toute la présence que cela requiert, en toute invraisemblance. Quelle joie, René ! » écrit-il au poète René Char. Il poursuit avec « Parc des Princes », une huile sur toile de 7 mètres carrés qui a été vendue en 2019 par Christie’s pour la somme de 20 millions d’euros, montant aujourd’hui d’un transfert de footballeur très moyen !
Quels peintres, ces Français, ils perdirent ce match resté célèbre dans l’histoire de l’art ! Le onze tricolore comptait dans ses rangs de sacrés artistes, Jean Baratte, Pierre Flamion, Antoine Bonifaci, Robert Jonquet, et mon chouchou René Vignal** dans les buts. Reste gravée dans ma mémoire vive son extraordinaire parade sur un pénalty lors d’un derby parisien Racing-Red Star. J’adorais sa casquette et ses tenues : j’espérais presque que mes pulls soient boulochés, reprisés ou mités pour les recycler et prendre place entre les deux tilleuls de la cour de ma maison école, sous le feu nourri des shoots de mon frère.
Je m’égare mais n’est-ce pas aussi l’objet de ce livre de mémoire et d’émotions ? D’ailleurs, Lionel n’est pas en reste et il met en scène la chute suicidaire de Nicolas de Staël en imaginant sur de grands linges pendus aux balcons du vieil Antibes cher à Audiberti, sa chorégraphie de prestigieux footballeurs niçois de l’époque, un « Herbin en herbe », futur « vert » de légende, Pancho Gonzalez, et Ujlaki, lui aussi je l’ai vu, « Monsieur Joseph », quand il jouait au Racing, et surtout, beaucoup plus tard, presque quotidiennement lors de mes séjours chez ma tante de Sète, dans des parties de tennis ballon devant le Corsaire sur la plage de la Corniche.
On respire un instant avec le groupe Mickey 3D, originaire de la région, qui a composé une chanson à la gloire de Johnny Rep. Elle évoque le hat trick (coup du chapeau) réalisé vingt ans auparavant par le batave sexy à l’occasion d’un match retour de coupe de l’UEFA contre une équipe polonaise.

« …Ce soir on joue à la maison
Et Johnny Rep demande le ballon
Ce soir la pluie trempe les blousons
Mais Johnny Rep a marqué c’est bon.”

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Dans le clip, on entrevoit Georges Marchais, ce n’est évidemment pas ce soir-là qu’il demanda à sa femme : « Liliane, fais les valises, on rentre à Paris ! »
La présence du premier secrétaire du Parti Communiste Français n’avait rien de surprenante car, outre sa passion pour la balle ronde, l’équipe stéphanoise dégageait des valeurs teintées d’ouvriérisme qui collait même à la clientèle de Manufrance, fierté de l’industrie locale s’affichant sur les maillots.
Lionel Bourg met avec subtilité en perspective l’épopée inachevée des Verts et le déclin industriel de la région : « 1976 : le puits Charles, de Roche-la-Molière, où les recruteurs écumant les banlieues aimaient à enrôler de solides défenseurs polonais, ferme ses grilles, son trépas programmé annonçant la fin de l’extraction du charbon dans le bassin de la Loire. Couriot, aujourd’hui site du musée de la Mine, avait été désaffecté dès 1973, le puits Pigeot quant à lui, fief incontestable du stakhanovisme vanté par les émules de Joseph Staline, tenant bon à La Ricamarie jusqu’à ses ultimes émanations de grisou social en 1983 … »
Et plus loin … : « L’argent n’a pas d’odeur, prétendent banquiers et recéleurs. Celui qui circula sous les lustres de la gastronomie du coin ne put s’interdire d’exhaler un aigre parfum de combines. Caisse noire, double billetterie, liasses froissées au creux des poches, enchères, surenchères, la chute de la Maison verte alimenterait des mois et des mois la rubrique des faits divers … Il ne faut pas voir les lendemains de la gloire » avait noté Chateaubriand. »
J’avais oublié ce point de détail mais Lionel fait resurgir dans ma mémoire « l’affaire des poteaux carrés » de l’Hampden Park dont les arêtes anguleuses auraient empêché les tirs de Bathenay et de Santini de finir leur trajectoire au fond des filets allemands.
Le hasard voulut que je me promène en Écosse quelques semaines après cette finale. Je trouvai l’Hampden Park fermé, mais me hissant dans un virage, je pus découvrir l’intérieur de ce temple du football, non pas tant j’avoue pour examiner ces poteaux maudits, mais plus pour me remémorer une autre finale de Coupe d’Europe et l’éblouissante démonstration de jeu offensif offerte par le Real Madrid : victoire 7 à 3 contre d’autres Allemands de l’Eintracht de Francfort, 4 buts de Puskas et 3 de Di Stefano.
« Acquis à prix d’or, les fameux poteaux, plus sacrés aux yeux des fidèles que la croix où fut cloué leur Seigneur, sont maintenant exposés au musée des « Verts » » sous les tribunes de Geoffroy-Guichard.
En quelques pages, Lionel rappelle le parcours des Verts sur le chemin de Glasgow avec d’exaltants renversements de situation dans le « chaudron » en ébullition, et le déferlement médiatique qui l’accompagna : « Sur les planches comme à l’entrée de la surface de réparation, près du rond central ou du « cercle de craie caucasien », c’est effet de distanciation, Hamlet avait la gueule de Christian Lopez, Ophélie celle d’une égérie de Bernard Lacombe : on adore le théâtre dans la cité de Jean Dasté. »
Ô surprise, aux pages 32 et 33, on parle de moi ! -je simule l’étonnement en roulant exagérément sur le pré vert sous le regard imperturbable de l’arbitre- Pour m’avoir demandé s’il pouvait puiser dans mon blog quelques souvenirs de ma propre enfance**, je n’ignorais évidemment pas que Lionel y avait trouvé matière.
Sauf qu’il parle aujourd’hui des siens avec infiniment plus de lyrisme que moi.
C’est troublant d’ailleurs comme nos souvenirs entrent en résonance : il avait 8 ans quand il découvrit en chair et en os les « verts » des années 1950 à l’occasion d’un match amical contre Alès dans sa ville natale de Saint-Chamond. Je devais avoir 10 ans et, depuis ma lointaine Normandie, j’étais intrigué par une superbe photo en noir et blanc de l’ASSE avec en arrière-plan les tribunes vétustes de Geoffroy-Guichard et des hautes cheminées d’usines.

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C’était l’époque des frères Tylinski d’origine polonaise comme le premier des Oleksiak d’ailleurs, d’un fameux tandem de buteurs avec le futur diplomate Eugène N’Jo Léa et l’Algérien Rachid Mekhloufi qui allait intégrer bientôt l’équipe clandestine du F.L.N., d’Yvon Goujon un technicien hors-pair : ils allaient ou venaient d’être champions de France en préservant pendant plusieurs mois un record d’invincibilité sur toutes les pelouses de France.
Quelques années plus tard, Goujon rejoignit mon équipe favorite du Football Club de Rouen. Il « flambait » jusqu’à 4 heures du mat sur le tapis vert du casino de mon bourg natal, puis, le lendemain à partir de 15 heures sur le pré vert des Bruyères. Ironie, il faisait partie de l’équipe normande qui, pour le compte de la coupe Rappan 1963 (précurseur de la coupe Intertoto), infligea deux défaites au Bayern de Munich, le légendaire gardien Sepp Maïer concédant sept buts. Ce Goujon frétillant, merlu par son origine lorientaise, fut soupçonné plus tard d’être devenu maquereau !
Décidément, encore un souvenir normando-forézien : René Vernier, autre joueur vert des fifties émigra dans la ville aux cent clochers pour entraîner l’équipe rouennaise à la fin des années 1960. La saison 1967-68 tournait au cauchemar : sportivement le club sombrait dans les profondeurs du classement, financièrement, la situation était dramatique avec un déficit abyssal : le 3 mars, à 7 points du premier relégable et promis à une probable descente, le F.C. Rouen recevait Saint-Étienne, qui caracolait en tête, et lui infligea un cinglant 3 à 0. Ce fut le début d’une extraordinaire remontée, un mai 68 radieux en somme, qui valut au club normand l’honneur de la couverture du Miroir encensant son beau jeu. J’écrivis même un courrier à René Vernier qui eut la courtoisie de me répondre longuement depuis sa nouvelle résidence d’Aix-en-Provence. Les babyboomers avaient du savoir-vivre n’en déplaise aux pratiquants du like ou de la gourme injurieuse sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui.
Bon, je ne suis pas là pour raconter les grandes heures de Robert-Diochon !
L’ASSE n’existait pour le gamin Lionel Bourg « que par l’entremise du volumineux récepteur dont le haut-parleur grésillait » :
« Ferrier temporise, donne à Rachid Mekloufi, qui s’engouffre, dribble, revient sur ses pas…
Casado, Mitoraj, Casado, Casado toujours, Mitoraj, Domingo … Mekloufi encore…Qui s’arrête, repart, prend son vis-à-vis à contrepied et, quelle passe ! un bijou ! renverse le jeu d’une transversale ébouriffante …
Rijvers à l’affût, avait flairé le coup. Il contrôle avec habileté. Dévie. Galope comme un lutin porté par les encouragements des spectateurs … Attendez je tends mon micro … »
Ma radio transistor Pizon Bros, que j’avais reçue à Noël, possédait meilleure acoustique :
« But à Bollaert … Égalisation à la Meinau … Bonal nous appelle… Penalty à Geoffroy-Guichard… » Un radioreporter azuréen imageait son commentaire : « à gauche de votre poste, soleil dans les yeux, l’Olympique Gymnaste Club de Nice, maillot rayé verticalement rouge et noir, short noir … » Mon cher F.C. Rouen revenait souvent bredouille de ses expéditions au bord de la grande bleue malgré le nom hospitalier des stades, Sauclières** à Béziers, les Métairies à Sète, Bon Rencontre à Toulon, les Hespérides à Cannes.
Il y a une vraie magie des noms, si bien que ceux des joueurs et des lieux où ils apparaissaient, ont en commun avec les noms de pays et les personnages évoqués par Marcel Proust, l’indéfectible aura dite Du côté de chez Swann. Rien de tel pour susciter le désir que ces noms qui me firent rêver, enfant.
Le même multiplex aujourd’hui entre le Groupama Stadium, le Matmut Atlantique et l’Allianz Riviera possèderait le goût insipide des cours de la Bourse.
Dans ses souvenirs de Geoffroy-Guichard, l’auteur fait une place particulière au 22 octobre 1965 : « la République des Soviets fait halte à Saint-Étienne, corrigeant les « révisionnistes » indigènes d’un cuisant 5-0 : j’y étais ! » Comme il décrit avec humour, le jeu en valait la chandelle, ce soir-là, édiles et direction inauguraient le système d’éclairage de la pelouse désormais imposé aux clubs professionnels français.
« Une foule relativement bigarrée se pressait, la « fraternelle » diplomatie russe ayant incité les adeptes du « bilan globalement positif » à réserver leurs places (mon père lui-même, plus franchouillard que partisan du folklore militaro-musical des Chœurs de l’Armée rouge, s’était laissé convaincre après délibération avec les « tontons flingueurs » du Parti), les plus initiés, les plus fervents n’ayant mis le museau dehors que pour voir enfin de leurs yeux Lev Yachine. On l’a compris, je n’étais pas le moins dévot des adorateurs ».
Malheureusement, une brume londonienne s’invita en dernière minute qui empêchait de distinguer dans l’autre surface de réparation l’araignée noire en « maillot de laine tricotée de ténèbres ». Et comme Yachine ne revint pas pour la seconde mi-temps … je peux taquiner Lionel d’avoir eu le bonheur d’admirer (autant que les gradins debout de Colombes le permettaient au gamin que j’étais) ce gardien d’exception (on disait aussi portier autrefois), neuf ans auparavant, lors d’un France-URSS remporté par les tricolores, dans les rangs desquels « verdissait » Rachid Mekhloufi.
Comme Lionel m’écrit parfois, nous sommes de vieux gosses. J’aime sa manière de « refaire le match » avec ses amis de la librairie stéphanoise du Quartier latin quand ils sélectionnaient une prometteuse équipe d’écrivains, Camus dans les buts, Valery, Fargue et Breton en demi, Julien Gracq et Barbey d’Aurevilly en attaque. « La critique littéraire sied aux nostalgiques du WM » ! J’enrage aujourd’hui d’entendre parler de sentinelle, de joueur de rupture, de pivot et plus stupide encore de joueur de vestiaire.
J’aime le lyrisme cultivé avec lequel Lionel Bourg raconte le foot et l’histoire de petits hommes verts, comme Abel Michea contait la légende des cycles à sa chère Nounouchette :
« Que n’imaginais-je, ces après-midi d’après repas que ma tante mijotait à l’italienne, les plats de ses Pouilles natales … fenêtre ouverte, nous écoutions les clameurs déferler puis se perdre aux alentours, une houle de voix éraillées et de vociférations débordant du navire qui rompait ses amarres dès que son équipage prenait l’avantage … loups de mer, armée de pirates prêts à hisser le pavillon crépusculaire au sommet des échafaudages ou des mâts de ferraille, insurgés et voyous en mal de trafics, corsaires, écumeurs, le vaisseau tanguait sous l’agitation générale, les plus hardis s’élançant dans les haubans jusqu’à hurler : « but ! », comme leurs prédécesseurs embarqués sur des goélettes criaient « terre ! » ou « à l’abordage ! »… »
Lionel Bourg, étonnant voyageur volontiers rêveur, devient un observateur réaliste et lucide si nécessaire. Il brosse un portrait de Geoffroy Guichard, fondateur des magasins Casino et acheteur du terrain où fut construit le stade à son nom en 1930 : « Paternaliste, initiateur d’une caisse de prévoyance et d’assurance-décès des gérants et employés de son entreprise, compétent, habile et, dans sa gestion, aussi roué qu’un maquignon de la plaine du Forez, son sens aigu des transactions opportunes comme des faiblesses humaines développèrent en lui l’idée directrice qu’il ne répudierait plus… Il conçut le canevas d’une méritocratie bien encadrée par des petits chefs sortis du rang, d’autant plus dévoués que la hiérarchie savait fermer les yeux quand ils utilisaient leur pouvoir à des fins peu reluisantes. Charitable, philanthrope mais, son libéralisme ne s’encombrait pas de futiles négociations, réticent à l’essor du syndicalisme, il avait rapidement compris que pour contrôler la fougue revendicatrice de ses employés, il lui fallait la canaliser, le sport s’avérant en ce sens un parfait exutoire : bon pour la santé d’ouailles imbibées d’alcool, conseillé par la Faculté de Médecine en cas de déséquilibre nerveux, véhiculant des principes fondamentaux, respect, abnégation, solidarité, sens du devoir, patriotisme de clocher … »
Adaptation moderne de l’expression de la Rome antique Panem et circenses, du pain et des jeux. En y réfléchissant, ce sont des valeurs qui seyaient particulièrement aux « Verts » de 1976. « … Les manœuvres qui transpirent le prix de leur place, les vertèbres broyées par un marteau-piqueur, ne s’enflamment pas inéluctablement pour les matamores un tantinet caractériels … Á Saint-Étienne, le sérieux s’impose. Il faut, dans les parages des principaux « crassiers » comme par le sillon carbonifère des bassins du Gier et de l’Ondaine, de la tragédie, du drame, du mélo, du Shakespeare et du Racine, du Corneille ou du Victor Hugo, de l’Edmond Rostand par-dessus le marché, l’essentiel sur le terrain, au café ou dans l’attente d’un trolleybus, consistant en un panache que chacun s’approprie. Le lundi, les Don Diègue chenus, les Richard III accoudés au zinc : -Mon royaume pour un avant-centre ! ou les Cyrano de comptoir : Á la fin de l’envoi je marque ! décortiquent la partie du week-end, s’invectivent et, au sixième apéritif, débitent des tirades qui mériteraient d’être apprises par cœur par les élèves des écoles primaires. Encanaillées ou non, les classes moyennes n’y peuvent rien : aux mains calleuses correspondent les hommes de « devoir »… » Il me semble me souvenir que c’est à l’époque de l’épopée verte que se développa, dans les médias, la notion de « douzième homme » pour nommer le public dans son entité, chargé par ses encouragements, chants et aussi manifestations hostiles envers l’adversaire, de donner une force supplémentaire aux joueurs locaux.
Lionel aime ces supporters dont, « qu’il neige ou qu’il pleuve, que le soleil brille ou non, les banderoles claquent au vent qu’un garçon de dix-sept ans (Rimbaud ndlr) avait déclaré « salubre » » Il châtie aussi « vertement » leurs exactions et violence « raison de plus pour les comprendre. Endémique, gravée dans le marbre des Tables de la Loi sociale, tantôt sourde, fulgurante tantôt, la violence n’obéit qu’aux sautes d’humeur des classes laborieuses : les belles âmes qui se drapent dans leur dignité quand des « casseurs » brisent la « paix civile », rejoignent invariablement à l’instant du tocsin les escadrons des Versaillais. » Les gros pardessus de la commission de discipline de la Ligue peuvent-ils comprendre ces lignes avant de sanctionner aveuglément ?
Dans la morosité ambiante actuelle, je pourrais, pour conclure, emprunter au philosophe Jean-Claude Michea : « L’histoire du football est un voyage triste, du plaisir au devoir. Á mesure que le sport s’est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer. En ce monde de fin de siècle, le football professionnel condamne ce qui est inutile, et est inutile ce qui n‘est pas rentable. Il ne permet à personne cette folie qui pousse l’homme à redevenir enfant un instant, en jouant comme un enfant joue avec un ballon de baudruche et comme un chat avec une pelote de laine. »
Assis sur un gradin de Geoffroy-Guichard, je m’attarde un instant encore auprès de Lionel Bourg :
« Tout s’achève pourtant. Le stade est vide. Les projecteurs sont éteints.
Interdits de séjour, les anges colorés d’absinthe veillent sur la ville comme ceux de Wim Wenders dans le Berlin de son plus beau film. Ils savent que les cages du paradis lui-même ont des poteaux carrés et que les séraphins qui s’entraînent là-haut, qui dansent ou caracolent, ne flanquent pas plus de buts aux démons pardonnés du Bayern que n’en totalisèrent les ambassadeurs stéphanois. »
Lionel Bourg écrit et décrit un football d’art et d’essai.

Geoffroy-Guichard Le vert paradis des dieux trop humains de Lionel Bourg, collection « le Club des Écrivains » MEDIAPOP Éditions
* http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
* http://encreviolette.unblog.fr/2020/10/01/ballades-stephanoises-avec-lionel-bourg/
** http://encreviolette.unblog.fr/2008/12/17/la-maison-de-mon-enfance/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/03/01/bonjour-chers-auditeurs-ou-le-commentaire-sportif/
http://encreviolette.unblog.fr/2011/02/11/la-vieille-dame-de-beziers-ou-le-stade-des-sauclieres/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/05/06/le-stade-de-colombes/

Publié dans:Coups de coeur |on 1 août, 2021 |Pas de commentaires »

Un amateur de tennis

Cela fait bien longtemps qu’un match de tennis n’avait suscité en moi autant d’émotions, à l’occasion de l’enthousiasmante demi-finale de Roland-Garros opposant le Serbe Djokovic, numéro 1 au classement mondial et l’Espagnol Nadal vainqueur du tournoi à 13 reprises en 15 ans. Certes, les médias sont vite prolixes en dithyrambes mais ils estiment déjà que l’on a assisté à l’une des plus grandes rencontres de l’histoire du tennis moderne.

Nadal Djokovic

Je ne vous ai quasiment jamais entretenu de tennis dans mon blog et, pourtant, depuis mon enfance, j’ai un profond attachement à ce sport, autant comme pratiquant qu’en simple spectateur. Cette passion –car cela en fut une un peu émoussée aujourd’hui- me fut transmise, tout gamin, par mon père et mon frère, de neuf ans mon aîné.
La cour de ma « maison école » dirigée par ma maman était un merveilleux terrain d’aventures sportives que j’eus l’occasion d’évoquer dans cet espace. Notamment, il y avait un très haut mur de brique propice à l’apprentissage du maniement de la raquette. Mon père y avait scellé, à hauteur réglementaire, une barre métallique matérialisant le filet. Inlassablement, des heures durant, je répétais mes gammes en lui envoyant des balles usagées qui me revenaient comme un boomerang. Les faux-rebonds provenant des joints inégaux entre les briques et du sol caillouteux de la cour éprouvaient mes réflexes et donc ma technique.
De temps en temps, j’avais le privilège d’échanger quelques balles dans le « court des grands », un « vrai » terrain en terre battue, c’était la seule surface en usage à cette époque dans nos contrées.
J’ignore comment le goût pour le tennis et le bridge vint à mon père, fils de modestes paysans, plus rompu avec son frère aux parties de ballon au poing et balle au tamis sur les mails des villages picards. Possiblement est-il né au contact des autres élèves officiers de l’école de Poitiers, mais aussi de la rencontre avec Édouard Borotra, le frère d’un des légendaires Mousquetaires. Ils sympathisèrent dans des circonstances périlleuses, lors de la bataille de Dunkerque en mai 1940, embarquant ensemble avec cinquante hommes, pour échapper aux vedettes allemandes, sur un rafiot de fortune le Gâtinais.
Au tournant des années quarante-cinquante, à une lieue de mon bourg natal brayon de Forges-les-Eaux, la famille Dubuc produisait (depuis 1890) un fromage crémeux rond à pâte molle et croûte fleurie, l’Excelsior, qui faisait, comme indiqué sur l’étiquette, le délice des gourmets et des gourmands en culotte courte au goûter. Pour des raisons que j’ignore, ce fromage s’expatria en Bourgogne où il est commercialisé aujourd’hui sous le nom de Brillat-Savarin.
Roger, l’un des membres de la famille Dubuc, était un excellent tennisman qui atteignit notamment en 1946 les huitièmes de finale à Roland-Garros et les seizièmes à Wimbledon. Propriétaire d’un lopin de terre à Forges-les-Eaux, il y fit construire un court en terre battue ainsi qu’un coquet bungalow en bois familièrement appelé « la cabane », et créa un club privé réunissant une quinzaine de familles, essentiellement des notables, toujours est-il que mon professeur de père eut la chance d’entrer dans ce cercle fermé, et que, grandissant, j’allais m’adonner aux joies de la petite balle ronde, invité en double à la cour des adultes.
Je vous parle d’un temps qu’évidemment, les moins de soixante ans ne peuvent pas connaître. Mon propre exemple est anachronique (c’est dire finalement ma chance !), mais le tennis était un sport aristocratique réservé à une certaine élite sociale, pratiqué dans une tenue vestimentaire immaculée, le blanc étant la couleur désignée comme symbole des loisirs d’été de la bourgeoisie britannique. J’avais le choix entre la chemisette Fred Perry, ancien tennisman britannique, brodée de sa couronne de laurier, et la marque Lacoste avec son légendaire crocodile : « Boston, 1923, le jeune prodige du tennis René Lacoste a 19 ans et il aime les challenges. Son capitaine d’équipe le sait et lui promet la belle valise en cuir de crocodile qu’il admire en vitrine s’il remporte le match difficile à venir. René Lacoste n’a pas gagné le match mais il avait la ténacité du crocodile sur le court, c’est pourquoi il fut surnommé ainsi par un journaliste américain ».
Comme beaucoup d’autres sports, le tennis naquit en Grande-Bretagne et jusqu’en 1976, la fédération française de tutelle née en 1920 s’appelait Fédération Française de Lawn Tennis (FFLT) en référence au gazon surface de prédilection britannique.
Dans les années fifties et sixties, casser un boyau de la raquette était une grande frustration pour un gamin comme moi : il me fallait patienter jusqu’à un prochain jeudi que mes parents se rendent à Rouen pour faire réparer le cordage dans le magasin Witty sis rue du Gros Horloge.
La couverture médiatique était très confidentielle. Seules, les rencontres de l’équipe de France en Coupe Davis faisaient l’objet de quelques retransmissions à la télévision nouvellement entrée dans le domicile familial. Comme pour l’émission « La vie des animaux » dont il assura longtemps les commentaires, le journaliste Claude Darget brillait (ou agaçait) par son style feutré, acide et plein d’humour. C’est lui qui popularisa, à l’époque, le fameux postulat du 7ème jeu où il y aurait danger pour le serveur quand les deux joueurs sont à égalité à 3 partout dans un set.
« La Coupe Davis continue d’éveiller l’intérêt des chauffeurs de maîtres, gens impossibles par excellence et qui ont l’habitude d’en voir d’autres. Dimanche dernier, à la corne extérieure nord du stade Roland-Garros, ils s’agglutinaient en petits groupes juchés sur des tas de graviers et un fin crachin étoilait leurs casquettes plates tandis qu’ils entrechoquaient leurs visières pour tenter d’interpréter les clins d’yeux lumineux du tableau d’affichage tendu dans le lointain. Le match Pietrangeli-Rémy touchait à sa fin, mais on ne le savait pas. Tant qu’il y avait de l’éclairage, il y avait de l’espoir. La seule certitude était qu’il ne fallait pas perdre cette partie-là, car des rumeurs avaient franchi la double enceinte de béton et de feuillage portant l’annonce de la défaite de Darmon. Les coups du sort sont sensibles aux gens de maison qui ont le feuilleton proche du cœur et l’imagination prompte. On disait que c’était trop bête d’avoir tenu la victoire en main pour la laisser filer ensuite entre les doigts, mails il n’est pas assuré que tout un pan de ces bonnes âmes n’espérât pas secrètement l’accomplissement de ce monstrueux gag de la fortune, en tout bien tout honneur, pour la beauté de la chose. Pourtant, le climat officiel était à l’inquiétude et à la compétence. Les chiffres, là-bas, ne faisaient plus leurs petits bonds de puces qu’avec parcimonie et l’on s’apercevait, ici, que les échanges s’éternisaient. « Quand ça dure trop longtemps, déclara quelqu’un, c’est pas bon pour Rémy. À la fin, ça lui arrive forcément sur le coup droit … et alors, salut l’aventure ! »
Ainsi suivions-nous le déroulement de cette rencontre capitale, l’œil collé au trou de la serrure, en quelque sorte, et quoiqu’il en allât de l’inconfort de cette situation, il était difficile de s’en détacher…
… Le plus fâcheux était que nous ne pouvions pas juger exactement des péripéties de ce combat invisible, ni communiquer à Rémy les instructions que nous concertions à son intention : « Monte au filet Popaul … N’appuie pas tes coups, le terrain est lourd, ça n’avance pas … » Nous nous trouvions proprement dans la posture d’impuissance d’un état-major privé de ses transmissions.
Et puis, brutalement, la lumière disparut pour ne plus se rallumer dans la colonne de droite et nous comprîmes, sans qu’il fût besoin de chausser les lorgnettes, qu’il n’y aurait plus de balles de jeu parce que les jeux étaient faits. Déjà les chauffeurs les plus diligents renfilaient leurs gants blancs pour se précipiter vers leurs lourdes Packard, et je les imaginais, sur le chemin du retour, le dos rond, l’oreille traînante, guettant à travers la vitre de séparation les commentaires des patrons. Ceux-ci commençaient de quitter le stade en lentes coulées chuchotantes. Le goût me vint je ne sais d’où de prendre à contre-courant, de retourner vers ces gradins que j’avais quittés quelque temps auparavant dans le recueillement, sans pouvoir m’en arracher tout à fait.
Aux abords des tribunes, le soir dénouait des groupes attardés de spectateurs. Au bar, deux dames âgées achevaient avec des regards complices les tasses de thé qu’elles avaient commandées moins d’une heure plus tôt, quand les chances étaient encore égales, ignorantes peut-être de ce qu’une flambée, moins durable qu’une veilleuse, venait de s’éteindre dans leurs dos. Au pied des escaliers de pierre, les contrôleurs vigilants qui en défendent l’accès étaient rentrés dans leur niche, semblables à ces gardiens de cimetière que les approches de la nuit effarouchent. Roland-Garros était rendu, pour combien de saisons encore, à ses fantômes vieux de vingt ans, dont les chaînes reviennent volontiers tinter contre le saladier de M. Davis. Dans le silence retombé, une rengaine qui nous est familière, s’élevait du côté de Boulogne : pourquoi pas « Le Challenge qui passe » ? »
Il faut bien du talent au journaliste pour rédiger un billet à propos d’un match de tennis, en l’occurrence ici mon vénéré Antoine Blondin adoptant un point de vue « à distance » pour exprimer sa déception de l’élimination de l’équipe de France par l’Italie en 1956.
L’Antoine repose au Père-Lachaise où il aimait se promener : « Le Père Lachaise est un lieu très poétique. C’est un cimetière où l’on sait vivre. » Il y situa le chapitre 4 de son roman L’Humeur vagabonde : « J’ai vu tout de suite que ce cimetière n’était pas comme les autres, pas comme celui de notre village par exemple, qui est situé derrière le tennis, et d’où une main invisible vous renvoie la balle chaque fois qu’elle passe par-dessus le mur« … Les morts ont plus de courtoisie que certains, ainsi « à la Cabane », il était compliqué de récupérer la balle que notre maladresse envoyait parfois dans le parc de la maison bourgeoise contiguë !
Le magazine hebdomadaire Miroir-Sprint, d’inspiration communiste, publiait de rares photographies à l’occasion des tournois de Roland-Garros et Wimbledon. Toujours avide et curieux, mon père achetait épisodiquement la « belle » revue mensuelle Tennis de France sur papier glacé noir et blanc qui convenait tout à fait à ce sport manquant singulièrement de couleurs.

Tennis de France-HoadTennis de France Rosewall

À sa lecture, mon esprit s’évadait aux antipodes, en Australie, terre des kangourous et des champions de tennis. Face à mon mur, j’organisais bientôt un tableau de tournoi avec les meilleurs tennismen de la planète, des noms qui me faisaient rêver : Ken Rosewall, Lewis Hoad, Neal Fraser, Ashley Cooper, Roy Emerson. Infatigable, je « jouais » tous les matches.
Antoine Blondin, encore lui, errant dans les allées de Roland-Garros, commettait un billet en date du 30 mai 1956 qui pourrait, près de sept décennies plus tard, faire mal aux oreilles de nos joueurs et joueuses tricolores aux performances assez pitoyables :
« Il paraît que le joueur de tennis australien Lewis Hoad n’aime pas la France. Comme on le comprend, s’il la juge à travers le public ingrat de Roland-Garros. Sacrifiant tout à l’extérieur anglo-saxon, celui-ci n’a pas pu se déprendre l’âme des plus fâcheux ressorts latins. Il affectionne la faiblesse et le drame. Ce garçon blond, dont la santé et le mécanisme prodigieux apparaissent à l’abri des aventures, l’offusque profondément. Il prend son sang-froid pour de l’ennui et son mutisme pour de l’orgueil. Il prête, en revanche, toutes les séductions au héros cascadeur qui entamera cette citadelle.
L’autre soir, après que ces gentlemen se furent montrés particulièrement odieux envers le jeune Australien, je déambulais à travers les courts annexes, savourant la savante conquête de l’ombre sur ce labyrinthe de feuillages et de terres rouges, quand un petit rassemblement attira mon attention. Derrière un grillage, une poignée de connaisseurs au parler circonstancié appréciait un assez prodigieux dressage. Harry Hopman, comme il doit le faire sans doute sur tous les terrains du monde, donnait la leçon publique à deux de ses protégées, deux jeunes filles d’un gabarit de walkyrie, qui menaient de part et d’autre du filet un carrousel farouche autour de leur vieux maître. Celui-ci, casqué d’argent, la lèvre mince, la voix brève, ordonnait le spectacle, comme s’il eût détenu le nombre d’or, et sa raquette zébrait le crépuscule ainsi qu’une chambrière.
Je ne pense pas avoir jamais vu spectacle plus pénible que celui de ces joueuses, la poitrine brimbalante, frappant la balle jusqu’à épuisement, avec des ahans de bûcherons, dans la direction de ce redoutable quinquagénaire. Cela dura des heures et l’on vit des visages, promis à une plus gracieuse fatalité, se crisper d’angoisse, des muscles se nouer, des jambes s’appesantir.
Ce régime, qui fut pendant des années celui de Lewis Hoad, explique abondamment son comportement, qui tient de la bête à concours et de l’enfant délinquant en rupture de maison de redressement. Il plaide l’indulgence et je ne pourrai plus jamais apercevoir ses traits fermés sans qu’ils évoquent pour moi ceux de ces deux petites martyres crépusculaires, ses sœurs, les filles soumises.
Pour Hopman, grand-père abusif dont on ne contestera pas sinon la science du moins le caractère, il est justiciable de la moralité qu’une jeune personne tirait de cette séance : « C’est décidé. À partir de demain, je vais me mettre à faire des progrès au bridge. » »
Un gamin normand, à 120 kilomètres de là, rêvant de Lewis Hoad et du saladier d’argent de la Coupe Davis, servait de toutes ses forces contre son mur !
En pure perte ? À l’adolescence, mon père m’engagea dans des épreuves de jeunes, avant que je participe bientôt à de nombreux tournois adultes qui me permirent d’atteindre … un honnête classement de troisième série jusqu’à ce que des pépins physiques (relatés dans de précédents billets) me contraignent prématurément à l’inactivité !
Arriva mai 68 ! Je me trouvais pour mes études depuis un an à Versailles, à quelques minutes (à cette époque) des courts de Roland-Garros. Quelle aubaine, mais aussi quelle démission civique (dont je n’ai finalement pas à rougir vu l’abstention record à nos récentes élections régionales), j’allais préférer pendant quelques jours le ciment des gradins de Roland-Garros aux pavés du Quartier Latin ! Une chronique de Blondin, encore, peut convenir pour illustrer cette période : « Le souvenir est une résidence secondaire. Ses servitudes exquises sont celles du jardin secret. Le mien emprunte parfois ses allées au chemin qui, longeant, les serres d’Auteuil, aboutit aux frondaisons où s’abrite le stade Roland-Garros. Les jours qui s’annoncent vont y faire resurgir le charivari distingué des Championnats internationaux de France où le tennis proliférant, protégé des rumeurs intruses par ses rites et ses codes, de plus ou moins bonne compagnie, n’est cependant là pour personne. Vous sonnerez en vain à la porte, dans l’espoir d’accéder à ses gradins râpeux et tumultueux, au revers desquels les initiés se croisent le long d’une falaise de béton dans des suavités de garden-party. J’ai connu ces lieux par des printemps d’amandes vertes et par des cinq à sept en cinq sets où l’ondée vous confinait sous le parapluie prestigieux des marronniers les plus snobs du monde. Voici venue l’époque où l’étudiant sèche les cours, l’artisan son atelier, l’employé son bureau, le fiancé son rendez-vous pour un autre, bref, le vrai triomphe du congé de maladie. Celle-ci n’était pas honteuse et portait les germes d’un bonheur que Chatrier (futur président de la Fédération Internationale de Tennis ndlr) a su remarquablement cultiver, aiguiller, exalter … »
Je n’en ai toujours pas honte ! Je goûtais enfin avidement au charme bucolique de ce stade- un court annexe était même joliment surnommé « la campagne »- et aux ambiances feutrées d’alors qui laissaient percer le bruit suave des balles.
Le tennis venait justement d’opérer sa propre révolution. Avant le printemps 1968, le monde du tennis était scindé en deux camps. D’un côté les joueurs dits « amateurs », de l’autre les professionnels, sous contrat avec des promoteurs. Les premiers ne recevaient (en théorie) aucun cachet pour leur participation aux tournois, et disputaient la Coupe Davis et les matchs du Grand Chelem. En revanche, les joueurs professionnels, les meilleurs, n’avaient pas accès à ces compétitions. En échange d’un salaire, ils jouaient les uns contre les autres dans un circuit fermé.
Ce n’est qu’au mois d’avril 1968 que les deux familles trouvent enfin un accord, ainsi le premier tournoi de l’ère open se dispute au British Hard Court de Bournemouth, sur la côte anglaise. C’est ainsi qu’un mois plus tard, j’avais l’immense plaisir de voir évoluer Ken Rosewall, une des légendes du tennis, en quart de finale, tard en soirée, en compagnie de deux cents autres mordus comme moi. Il me semble que j’ai encore en tête le son incomparable de ses coups feutrés.
Quelques jours plus tard, j’assistai, en compagnie de « mon maître du certif » qui entre temps était devenu mon partenaire de double, à la finale opposant les deux Australiens Ken Rosewall et Rod Laver (le seul joueur à ce jour à avoir remporté les quatre tournois du Grand Chelem dans la même année !).

Finale Roland-Garros Rosewall-Laver

Durant une décennie, je n’allais jamais faire l’économie de quelques journées à Roland-Garros qui demeurait un tournoi à taille humaine… pour peu de temps encore. Car la planète tennis allait être agitée des mêmes soubresauts que la société civile. Il est interdit d’interdire … les vociférations du public devint une règle à la mode autour des courts.
Le ciné-fils Serge Daney, longtemps rédacteur des critiques de cinéma dans Libération, fan absolu de tennis, rédigea de 1980 à 1990 dans le même quotidien, de subtiles chroniques sur ce sport qui ont été regroupées dans L’Amateur de tennis. « Ce sont des portraits, des récits, des commentaires, des questions et des réflexions, une manière de parler de tennis comme on devrait parler de littérature ou de cinéma. En moraliste passionné, en critique conscient de tous les devoirs et de tous les enjeux. » Réunies en couverture de ce recueil, ses deux passions sont illustrées par un plan des hilarantes Vacances de Monsieur Hulot, le film de Jacques Tati.

L'amateur de tennis 2

Dans les lignes qui suivent, Serge Daney pointait quelques dérives avec « la naissance des aficionados du tennis :
« .. . Le premier tour du premier Roland-Garros des années quatre-vingt aura fait trente-deux victimes logiques. Mais il risque d’y en avoir d’autres : les arbitres et les juges de ligne qui, dès le premier jour et sur tous les courts, ont été irrémédiablement sifflés, souvent conspués, rarement pris au sérieux et toujours insultés. Ils sont pourtant très nombreux (200) et ils ont un chef, M. Dorfman, qui tel le docteur Mabuse, voit tous les matches à la fois et juge tous les arbitres à la fois. Mardi après-midi, au douzième jeu du quatrième set, et devant une faute incontestable contestée par Panatta (contre Connors), on a vu le central (bourré comme pour une finale) se diviser en deux camps, réclamer deux balles et jeter deux boîtes de coke sur le court (j’allais dire : sur l’arène).
Toute manifestation d’autorité de l’arbitre est mal reçue. Quelques (vieux) juges de ligne, toujours soupçonnés de somnoler, doivent parfois se lever, faire un geste ou hurler pour prouver qu’ils ne sont pas morts et transforment les quolibets en rires.
Évidemment, rien de neuf par rapport à l’année dernière, déjà riche en incidents. Simplement, il semble que rien ne pourra empêcher le tennis de s’éloigner de son passé bon chic bon genre et d’aborder franchement aux rivages du spectacle. Or le spectacle a ses lois et sa morale. En ressuscitant le tennis, en lui rendant sa popularité, la télévision l’a aussi spectacularisé, elle l’a modifié. Cadeau empoisonné ? On a d’abord vu des joueurs se tenir mal parce qu’ils étaient filmés (Nastase). Aujourd’hui, c’est le public qui, à son tour, veut jouer. Avec les joueurs, avec les arbitres, avec lui-même, avec l’image de tout cela. Et comme ce public est de plus en plus nombreux et de moins en moins connaisseur, il joue avec ce qui ne nécessite aucune compétence spéciale : l’art de savoir si une balle est « in » ou « out », bonne ou faute. Sur les gradins, cette année, on voit des spectateurs venus pour discuter les points litigieux ou pour rendre litigieux par leurs cris des points qui ne l’étaient pas. La rencontre entre ce « nouveau spectateur » et l’ancien risque d’être explosive et haineuse. Elle risque aussi d’ajouter au spectacle puisque la loi du spectacle, c’est de tout récupérer…
L’un d’eux suggère que vu le prix des places, le spectateur se sent peut-être en droit d’acheter le droit de conspuer joueurs et arbitres. Il s’attire une réponse cinglante : « Mon cher, pour ça, il y a le foot et la corrida. ». Jusqu’où peut aller cette haine rituelle inséparable des sports de masse ? »
Serge Daney évoquait les mêmes travers dans une autre chronique qu’il intitula avec humour « la sonorité particulière de la raquette de Borg », à l’occasion d’un match entre Vilas et Orantes qui ne débutait jamais : « Quel que soit le mot de la fin de cette ténébreuse affaire, il y a un acteur dont on n’a guère tenu compte dans cette histoire, c’est le public. Ce public (celui dont on vante le nouvel engouement pour le tennis) qui, sous le soleil enfin revenu, emplissait les 4 100 places du court n°1, ce court tout neuf orgueil de Roland-Garros 1980, ce public attendra deux heures qu’on veuille bien … lui parler.
Peu à peu, le rectangle se couvrit d’avions de papier et de bouteilles vides. Il y eut même une peau d’orange… Le public s’attendit en vain à voir surgir les joueurs. En fait, le public voulait le match et il le dit –à sa manière. Sur le court n°1 qui n’est pas si grand, les gradins ne sont pas loin du gratin, les conceptions du monde et du sport s’affrontent vite, la lutte des classes est toujours prête à être mimée. On entend des mots qui ne trompent pas : « populace » « canaille » « la connerie et la stupidité des gens n’ont pas de limites », croit bon de dire un petit homme bien mis. Pourtant le chahut est bon enfant. Si le public met longtemps à comprendre que ce qui ne va pas, c’est qu’on ne lui dit rien. 16h 24, quelqu’un réclame enfin : une annonce. En vain. Tiriac s’en va, l’œil noir, suivi de Chaban-Delmas salué par de simples mots : « À poil Chaban ». Il est enfin annoncé que la partie est remise au lendemain et que les places sont remboursées. »
Avec l’intérêt de plus en plus croissant des chaînes de télévision, il fallut céder progressivement à leur souhait de mieux maîtriser la programmation, time is money ! Ainsi, pour éviter les matches qui s’éternisaient, dès 1970, l’U.S Open fut le premier tournoi du grand chelem à adopter la formule du tie-break (« cassage d’égalité ») –le « p’tit brecque » comme disaient certains novices avec l’accent parigot- mettant fin au set prématurément. Rendons grâce aux organisateurs de Roland-Garros, c’est aujourd’hui le seul tournoi où une rencontre peut encore perdre la raison et dépasser toutes les limites dans la cinquième manche décisive.
Comme les fleurs égayaient les chemises, les tenues prirent des couleurs mettant fin au règne du blanc, à l’exception de Wimbledon où le blanc reste toujours obligatoire.
Moi-même, je délaissais la chemisette au crocodile pour de chatoyants tissus italiens aux couleurs acidulées sans que mon toucher de balle ne s’améliorât pour autant : Fila comme Borg et Vilas ou Tacchini comme McEnroe et Connors.
« Juin 1981, un dimanche de communion. Björn Borg dispute sa sixième finale à Roland-Garros, le public le dévore des yeux, le porte. Cette année-là, l’affiche peinte par l’Espagnol Eduardo Arroyo fige une silhouette de dos, des cheveux blonds domptés par un bandeau. Jamais le tournoi n’avait autant fait corps avec un joueur. Roland-Garros, c’est Borg. Un look christique, une chemise Fila à fines rayures, un poignet éponge jaune et bleu pour accompagner les effets démoniaques de la raquette Donnay en bois cordée à plus de 30 kg qui imprimait à ses frappes une sonorité métallique unique. »

roland-garros-1981

Borg, aussi froid que l’acier suédois, était devenu la première rock-star du tennis et, à Wimbledon, les minettes londoniennes poussaient les mêmes cris hystériques que leurs mères pour les Beatles, deux décennies plus tôt.
La fédération française de tennis opérait une certaine démocratisation de son sport, accélérée par l’avènement de Yannick Noah : le nombre de licenciés augmenta de manière exponentielle. Autour des courts en revêtement tennisquick qui proliférèrent dans de nombreuses communes, les jeunes joueurs commençaient à porter les tenues de leurs champions, à adopter leurs tics et mimiques, souffler sur leurs doigts entre deux échanges, s’essuyer tant et plus, j’en vis même frapper avec leur raquette sur leurs semelles pour détacher la terre inexistante d’un terrain en quick ! Les parents, derrière le grillage, devinrent parfois plus détestables que leur progéniture. Jacques Tati aurait pu faire un petit chef-d’œuvre sur la quinzaine de Roland-Garros, l’essor du tennis et ses effets pervers ou ridicules.

gasquat

Ce Richard G. devint Richard Gasquet

La presse spécialisée prit aussi des couleurs avec la naissance d’une nouvelle revue Tennis Magazine fondée par l’excellent journaliste Jean Couvercelle.
Le jeu lui-même évolua avec l’apparition de raquettes composites. Plus légères, elles le révolutionnèrent en permettant d’avoir plus de force de frappe, d’introduire de nouveaux effets comme l’incontournable lift. Le jeu gagna en puissance, facilitant les passing-shots et mettant donc les adeptes du service-volée en difficulté. Le temps n’était plus, du moins sur la terre battue, aux stylistes, aux « toucheurs de balles » et aux romantiques, apparut une génération de cogneurs de fond de court dont la trajectoire arrondie de la balle, bien au-dessus du filet, donnait plus de sécurité.
Ma trentaine accomplie, je fus heureux comme un gosse quand on m’offrit la fameuse raquette compétition 2 fabriquée par la marque Head sous le nom du légendaire Arthur Ashe, premier joueur noir à avoir remporté un tournoi du grand chelem en 1968 (U.S Open) en battant un autre admirable styliste, le « hollandais volant » Tom Okker. Quel confort après les traditionnelles raquettes en bois !

Version 2

Eh oui! C’est moi!!!

À l’époque, durant l’été, je m’inscrivais aux tournois réservés aux licenciés de la fédération, dans les régions où je me trouvais en vacances. Au pied du Mont-Saint-Clair à Sète, j’eus le plaisir de grappiller … 2 jeux au tout jeune Guy Forget en stage au Cap d’Agde !
Après une observation précise de la programmation, j’organisais ma journée à Roland-Garros autour du match vedette fixé sur le court central. Mais je me laissais du temps pour fureter vers les courts annexes qui offraient souvent quelques pépites et fulgurances, à nous de les subodorer. Je me souviens du jeu de volée de Vitas Gerulaitis « à la campagne », d’un entraînement d’Adriano Panatta, beau comme un dieu romain, que je vis battre deux fois l’imbattable Borg, d’un double dames plein de charme avec Steffi Graf et Gabriela Sabbatini.

Adriano Panatta aux Internationaux de France 78

Avec ses chroniques, Serge Daney avait l’art de nous intéresser à des matches insipides, ainsi « la finale tsé-tsé » de Roland-Garros 1982 : « Chaleur et épuisement hier en finale de Roland-Garros. Le public, venu pour bronzer, a cuit. Les amateurs de service-volée ont pleuré de déception. Les crocodiles ont plissé l’œil de joie. Il y avait de quoi : ce que le bon peuple a redécouvert hier après-midi, c’est le vieil art de la terre battue, rebattue et surbattue, avant l’invention du tie-break, avant la télé, avant le tennis moderne.
Car enfin, un mur ne rencontre pas un autre mur, mais deux murs peuvent se lézarder l’un devant l’autre, sous l’action du soleil et des cris de la foule. Au bout du compte, le mur resté debout a gagné. Le mur Wilander, par exemple. Car ce n’était pas un mystère : Vilas et Wilander n’ont rien à se dire. Tennistiquement parlant, bien sûr. Mais on ne pensait pas quand même que certains points dureraient près de trois minutes et 90 échanges (quatre-vingt-dix !). C’est une façon un peu lente de faire savoir à l’autre qu’on n’a rien à lui dire. Depuis longtemps, on n’avait pas vu de matches où la balle produise à ce point l’effet bébête d’un jokari de plage. Ces balles hautes et lentes, chargées de tout le lift et de toute la haine rentrée du monde (vive la haine sortie, vive le jeu plat, vive Connors !) ont littéralement épuisé les deux joueurs. Et comme ils ne s’écartèrent jamais de ce scénario où on se renvoie la balle comme une mouche tsé-tsé, les rebondissements du match figurent bien dans le score mais n’eurent pas vraiment lieu sur le terrain, tant l’hypnotisme avait gagné tout le monde … »

Guillermo Vilas 2

Guillermo Vilas

Et rebelote, l’année suivante en quart de finale, le central « s’encrocodilisa » : « Vilas-Higueras, ils ont même déprimé le temps. On avait prévu un match fleuve et, pour apporter de l’eau au moulin de cette prévision, la pluie s’en mêla qui interrompit le match et fit de la terre battue une surface plus alourdie sur laquelle les deux laboureurs hispanophobes engluèrent leur jeu et causèrent l’ennui de tous.
Sur Higueras, peu de choses à dire. C’est un joueur bien classé mais sinistre. Lorsqu’il gagne (comme contre Connors l’année dernière), c’est qu’il a réussi à donner une leçon de tennis à quelqu’un qui méritait de la subir. C’est un esthète de la terre battue, aux gestes impeccables, au service de Christ mourant régulièrement sur la croix de la ligne de fond. Sa barbe ne fait pas oublier la couronne d’épines imaginaire qu’il porte sobrement, et on ne l’imagine que donnant des leçons de tennis dans un club pour milliardaires, quelque part au soleil, au sud.
Vilas, c’est autre chose, l’ombre du grand joueur qu’il a oublié d’être, la victime du maternage excessif de Tiriac, et d’une solitude fabriquée de star mélancolique. À le voir attendre patiemment que l’autre fasse l’erreur (et vice-versa), on se dit qu’il doit s’ennuyer. À le voir précipiter son grand corps sur chaque balle, on se dit qu’il ne chôme pas. Au bout du compte, on ne sait plus quoi se dire. À quoi pense Vilas ? … »
Pour goûter au tennis qui me faisait rêver, il me fallut souvent plutôt suivre à la télévision les retransmissions des tournois de Wimbledon et Flushing Meadow : ainsi la légendaire finale de Wimbledon 1980 dont a été récemment adapté un film et que Serge Daney, le ciné-fils, évoqua dans ses chroniques pour « Libé » sous le titre : Borg-McEnroe ou les beautés de la raison pure.

Borg McEnroe

« Le champion suédois a remporté samedi après-midi son cinquième titre consécutif à Wimbledon en triomphant du n°1 américain John McEnroe. Finale idéale qui s’est construite sous les yeux de spectateurs et des téléspectateurs, les joueurs s’obligeant au fur et à mesure du match à toujours plus d’intelligence dans les coups et dans les placements.
Finale épique, inoubliable. Match important. Pendant trois heures et cinquante-trois minutes, très bien filmés par la BBC, Borg et Mc Enroe, dont c’était la première rencontre dans une finale de grand chelem, ont procuré à peu près toutes les émotions du tennis. De l’ennui à l’enthousiasme, de l’angoisse à l’admiration. On n’est pas près d’oublier le plan de McEnroe plié en deux, pleurant silencieusement après sa défaite, ni le regard égaré de Borg après sa victoire. Pendant près de quatre heures, le téléspectateur, lui aussi, a été promené d’un bout à l’autre du court mental de ses certitudes, sans cesse lobé, pris à contre-pied, surpris. Il lui est arrivé, chose rare, surtout en finale, d’assister à un match où les moments de plus grande tension ont été aussi ceux du plus beau tennis. Coïncidence miraculeuse. Les deux hommes n’ont jamais aussi bien joué que lorsqu’ils se sont retrouvés dos au mur, comme si leur vie en dépendait, marque on le sait, des grands champions.
Contrairement au football et au rugby, le tennis est fondé sur un compte à rebours relatif. La durée d’un match dépend de la capacité des joueurs à créer ce temps en plus dont ils ont besoin pour gagner, à le faire surgir au détour d’une phase de jeu…
…On arrive ainsi au tie-break que Mc Enroe va gagner par le score ahurissant de 18 à 16, après avoir sauvé cinq balles de match !
Ce tie-break est, je crois, l’un des grands moments du tennis depuis très longtemps. Les deux hommes s’y engagèrent résolument, sans frime aucune, sans un regard pour le public. Surpris peut-être par la réussite de leurs coups, ils donnent le sentiment, dans ce duel au sommet, de succomber eux aussi aux vertiges de la symétrie, de vouloir et de ne pas vouloir se départager.
Étymologiquement, « tie-break » signifie « couper les liens, dénouer ». Le tie-break permet d’en finir avec un set qui menace de s’éterniser, empêche la crocodilisation du jeu et facilite la retransmission des matches devenus plus courts. Pour toutes ces raisons, le tie-break joue sur la solidité des nerfs, donne parfois lieu à du cirque, mais rarement à du très bon tennis. C’est du moins ce que je pensais avant ce tie-break-là. Car ce qui fut admirable tout au long des trente-quatre points qui y furent disputés, c’est qu’on était arrivé à un moment de la rencontre où tout calcul, toute tactique étaient oubliés, passaient derrière l’émotion des joueurs et qui eux-mêmes pratiquent sans arrière-pensée et malgré la gravité du moment le plus beau tennis qui soit…
Le cinquième set les verra jouer, si j’ose dire « sans filet », sur leur seul talent, alignant à tour de rôle les aces et les jeux blancs. Chaque échange se gravant aussitôt dans la mémoire du spectateur comme un hiéroglyphe ou une figure parfaite qu’on a aussitôt envie de mimer, de dessiner, de raconter.
Si Borg gagna, ce fut de justesse, grâce à quelques retours de services fulgurants. Mais rarement on a eu autant envie d’applaudir les deux joueurs à la fois. Cruel, le tennis ignore le match nul…
Borg envoie la balle là où l’autre n’est plus, McEnroe, lui, aurait plutôt tendance à l’envoyer là où il ne sera jamais. Ses coups les plus beaux consistent à trouver le long des lignes des angles ahurissants, improbables. Au jeu lifté de Borg qui dessine au-dessus du court un volume idéal où les balles ont des trajectoires de satellites, répond un jeu plus plat entièrement fondé sur cette notion d’angle. Différence de technique, différence d’éducation (Borg avantagé par les surfaces lentes, McEnroe par les plus rapides), mais aussi différence de vision du jeu, je dirai même de philosophie. Le tennis de McEnroe, plus généreux, plus kamikaze, plus artiste, nous revient de loin. Grâce à lui, il va y avoir de nouveau un peu de dialogue au sommet. »
Peu à peu, je me rendais annuellement à Roland-Garros, mu par une certaine nostalgie, là où, dans une forme de snobisme populaire, un nouveau public envahissait les gradins parce qu’il « fallait » rendre jaloux, le lendemain, son voisin de bureau en lui disant : « j’étais hier à Roland ! ».
Obtenir des places pour le tournoi auprès des clubs devint de plus en plus compliqué. Avec l’extension du stade, la fédération, business oblige, diversifia le type de billets selon les nouveaux courts principaux que vous choisissiez, Central, court n°1, court A.
Je rendis les armes, de même le modeste joueur classé que j’étais se lassa de participer à des tournois où l’ambiance n’était plus ce qu’elle avait été : on n’y parlait que de son « classement » source parfois de comportements surprenants sur le court de la part d’adultes voire notables.
Sans motivation, j’ai rangé définitivement ma raquette, un peu avant le tournant des années 2 000, est-ce une simple coïncidence, à la mort de mon cher père, lui qui m’avait inoculé le virus de ce sport.
Avec moins de passion et de régularité, j’ai continué, par-ci par-là, à regarder à la télévision quelques finales, l’écrasante suprématie de Rafael Nadal depuis une quinzaine d’années n’aidant pas à m’enthousiasmer. J’allais plutôt glaner quelques fulgurances de Roger Federer sur l’herbe de Wimbledon.

roger-federer--ma-plus-belle-victoire-contre-sampras-a-wimbledon-

Et puis … il y a donc eu en ce mois de juin, ce Roland-Garros particulier de fin de confinement et de couvre-feu. Comme en 68 avec Rosewall, j’aurais aimé être de ces heureux privilégiés qui ont eu le bonheur suprême de vivre en soirée, dans ce stade au tiers rempli, cette demi-finale d’anthologie entre Nadal et Djokovic.
Antoine Blondin se noya dans l’alcool, il y a trente ans. Serge Daney fut terrassé dans les années sida. Denis Lalanne qui écrivit une biographie sur ses trois passions au joli titre de Trois balles dans la peau, l’ovale du rugby et les deux petites rondes de tennis et de golf, nous a quittés l’année dernière. Nul doute qu’avec tout leur talent, ils auraient mis en évidence la beauté et la dramaturgie de cette rencontre.
J’associe dans mon admiration pour les deux indéboulonnables champions, le finaliste Tsitsipas, nouvel héros d’aujourd’hui, avec sa belle gueule de jeune pâtre grec. « Beau comme un Panatta », il fait la couverture du premier numéro de 40-A, une nouvelle revue consacrée au tennis, avec le ton décalé du groupe de presse éditeur de Society, le premier quinzomadaire de société.

So 40A

Au sommaire, les marques de sportwear italiennes comme Segio Tacchini, Fila et Ellesse font leur grand retour s’invitant même désormais à la Fashion week. Puissent-elles nous épargner les horribles tenues portées par trop de joueurs dont on dirait qu’ils ont enfilé à la hâte les premiers vêtements trouvés à portée de main dans le désordre de leur chambre !
Pourtant la mode commença dans un carré de service, avant-guerre, avec le couturier Jean Patou qui avait fait de Suzanne Lenglen, la « divine », son égérie.

Suzanne Lenglen

Autre article, au parfum de romantisme, le portrait de Torben Ulrich, un excellent joueur des années 1950, adepte du service volée, plus connu désormais pour être le daron de Lars Ulrich fondateur du groupe Metallica. Caricaturé comme le plus hippie des tennismen avec sa barbe et ses longs cheveux, il a aujourd’hui 92 ans. Quand il participait à Roland-Garros, il descendait à l’hôtel Lutetia pour pouvoir flâner à Saint-Germain-des-Prés, « ce bout de Paris des années 50 où tout le monde était intéressé par Freud, le marxisme et le cinéma ». Il n’était pas question qu’on le fasse jouer le matin, courant la nuit dans les boîtes de jazz, excellent musicien accompagnant même Boris Vian et Sidney Bechet. Peintre expérimental, il réalisa un premier film où on le voit taper des balles enduites de peinture contre une toile noire : « Envoyer la balle contre un mur est une vieille pratique du tennis, je me suis toujours demandé ce que cela donnerait si on laissait une trace dessus. » En 1988, sur une commande de la fédération française, il produisit un second film La balle au mur : il y mêlait des entretiens avec Borg, Rod Laver, Martina Navratilova avec des scènes de déambulation dans un Paris revisité en un immense court.
Sept décennies plus tard, la balle qu’un petit gamin, haut comme trois pommes de Normandie, claquait inlassablement contre un mur, lui est revenue lumineuse par une soirée de juin.

Gerulaitis-Connors

Vitas Gerulaitis et Jimmy Connors se moqueraient-ils de moi?

* Torben Ulrich tennisman et artiste: Image de prévisualisation YouTube

Publié dans:Coups de coeur |on 22 juin, 2021 |Pas de commentaires »

Mes cours de récréation

Ce matin-là de janvier, j’entendais les cris et les rires des enfants provenant de la cour de l’école voisine. Expressions sonores de la joie des écoliers de retour après la descente récente du vieux monsieur à la barbe blanche au pied du sapin ?
D’ailleurs, croient-ils encore au Père Noël dans ce monde pollué par l’information et la consommation ? Pire encore, celui engagé par la ville de Blois a démissionné suite aux insultes et menaces proférées par des parents, parce qu’il demandait de respecter le port du masque et la distance de sécurité sanitaire pour les photographies avec leur progéniture. On le traita même d’ordure, ce qui serait encore éventuellement tolérable de la part d’un admirateur de la troupe du Splendid !
Le maire d’un modeste village de Haute-Loire, ne manquant pas d’humour en cette période de couvre-feu, prit un arrêté municipal autorisant le survol de la commune par le Père Noël dans la nuit du 24 au 25 décembre, la présence de lutins étant limitée à six pour tenir compte des mesures sanitaires.
Ces deux anecdotes dérisoires illustrent les bons et mauvais côtés du caractère frondeur de nos compatriotes.
En ce qui me concerne, je trouvai avec cette liesse enfantine le sujet de mon premier billet de l’année 2021 : la cour de récréation, par définition le lieu d’un moment de délassement, de divertissement, de liberté peut-être, accordé aux écoliers. Encore qu’en la première période de confinement, je me souviens de la photographie d’une cour d’école maternelle de Tourcoing où les enfants jouaient « ensemble » … cantonnés individuellement dans des carrés marqués au sol. Étranges marelles !

école maternelle Tourcoing

Lorsque je traverse un village, mon regard est souvent attiré par son école communale, aujourd’hui requalifiée en école primaire ou élémentaire selon la présence ou pas d’une section maternelle, son architecture parfois surannée, sa cour de récréation, le nom aussi dont on l’a baptisée, je fus ainsi ému par exemple, qu’en Mayenne, l’une porte le nom du chanteur engagé Leny Escudero*.

fresque Escudero - copie

Fresque réalisée par les enfants de l’école Leny Escudero à La Baconnière (Mayenne)

Ce n’est évidemment pas fortuit si mon blog s’appelle À l’encre violette. En effet, je suis né littéralement dans une école**, précisément dans la chambre de mes parents, au premier étage de l’appartement de fonction qu’ils occupaient : ma mère était la directrice d’un groupe scolaire constitué d’une école maternelle mixte, d’une école primaire de filles, d’un Cours Complémentaire (puis collège) de filles, de la sixième à la troisième avec une classe de préparation spéciale (après la troisième) à l’entrée aux Ecoles Normales d’instituteurs et d’institutrices, ainsi que, comme il était écrit sur la façade, d’un pensionnat de jeunes filles, mon père, outre d’enseigner au collège des garçons, l’accompagnait dans la gestion administrative de l’établissement.
Les deux fenêtres de ma chambre mansardée donnaient sur la cour de récréation principale réservée aux écolières des classes primaires et aux collégiennes, les enfants de maternelle disposant pour leurs jeux d’une autre cour plus petite, située de l’autre côté d’un unique préau.
Quand, un demi-siècle plus tard, j’eus la curiosité de revenir sur ces lieux de mon enfance (j’y vécus jusqu’à l’âge de 14 ans) un bel enrobé lisse et rougeâtre remplaçait le goudron gravillonneux d’antan fissuré par le lent travail des racines rampantes d’imposants tilleuls eux-mêmes abattus pour de probables raisons de sécurité.
La plantation de ces arbres, cinq au total répartis entre les deux cours, à en juger la robustesse de leur tronc, remontait à plusieurs décennies : possiblement comme « arbre de la Liberté » pour commémorer en 1889 le centenaire de la Révolution, ou comme « arbre de Verdun »***. à la fin de la Grande Guerre en 1918, éventuellement encore comme arbre de la laïcité lors de la promulgation de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Dans d’autres écoles, on avait choisi des marronniers.
L’épais feuillage de ces tilleuls empreints de symboles servait d’ombrelles aux élèves aux heures chaudes du début d’été (ça arrive en Normandie !). C’était aussi, en soirée, le refuge de colonies d’hannetons**** qui devenaient les jouets de mon imagination débordante et un tantinet sadique, certaines chevelures opulentes des jeunes collégiennes en furent victimes.
Dans mon enfance, dans un coin des deux cours, il y avait aussi un alignement de portes correspondant à l’espace dédié à Stercutius, le dieu des « lieux d’aisances, fumier et excréments », dans la Rome antique.
Contigus à ces cours, se trouvaient également deux jardins potagers comme il était fréquent dans les écoles d’antan pour la consommation propre de l’instituteur et pour les activités autour de la vie de la terre qui figuraient au programme. Il faut avoir en tête qu’au milieu du siècle dernier, la France était encore largement rurale. Mon père, en digne fils de paysanne, y exerçait son savoir-faire agricole. Sur l’un des lopins de terre poussaient des plants de fraisiers dont les fruits sucrés ravissaient le palais des pensionnaires et le mien. Sur l’autre, il réquisitionnait, en saison, un bataillon de ces mêmes jeunes filles pour ramasser les haricots, pommes de terre, carottes, choux et poireaux qui constituaient la nourriture saine et naturelle servie au réfectoire et à la table familiale. Enfant, j’ai le plus souvent mangé comme à la cantine !
Écoliers des villes et des champs, vous ne pouvez pas imaginer combien ces deux cours de récréation m’offrirent de merveilleux terrains d’aventures, sans la blouse grise réglementaire. En dehors des horaires scolaires bien entendu où elles étaient dévolues aux jeunes filles, elles devenaient « mes cours » pour moi seul, mon théâtre à ciel ouvert, je ne peux que reprendre un extrait d’un ancien billet :
« Un véritable complexe omnisports exclusivement pour moi, sans gardien, ouvert jour et nuit ! Selon mon humeur, il devenait terrain de football, court de tennis, vélodrome, parcours de Tour de France et même arène pour la « temporada » qui suivit un séjour touristique en Espagne.
En effet, cet été-là, loin pourtant de tout penchant sanguinaire, je m’inventais des corridas où je combattais de furieux taureaux virtuels que je faisais sortir du toril, en déverrouillant la porte en bois des W.C comme on en trouvait alors dans toutes les cours d’école. Avec l’épée en bois argentée que m’avait fabriquée mon père et un morceau d’étoffe écarlate en guise de muleta, je virevoltais autour du fauve, auteur des plus talentueux derechazos et véroniques que la Normandie taurine ait connus !… Le jury enthousiaste constitué uniquement d’une adorable tante paralysée, immobile dans son fauteuil, me décernait immanquablement les deux oreilles, en fait deux larges feuilles cueillies sur l’un des tilleuls.
Plus sérieusement et régulièrement, je m’initiais au tennis contre le mur de brique sur lequel mon père avait scellé une barre de fer à la hauteur réglementaire du filet. Bien avant de fouler la terre battue du court de la ville, j’y effectuai mes gammes de tous les coups du tennis. Ayant inventé le mur interactif, je livrais même quelques sets contre un adversaire invisible. Nul doute que durant ces milliers d’heures d’entraînement, j’acquis les bases qui firent de moi, à l’âge adulte, un joueur honorablement classé.
À d’autres moments, je pédalais inlassablement sur ma petite bicyclette. Je pratiquais toutes les disciplines cyclistes, sur « route » en tournant virant dans les deux cours, la petite en légère déclivité étant plus « montagneuse » (!), je disposais même de « ma tranchée de Wallers-Arenberg » avec une rigole pavée le long d’une classe ; sur « piste » délimitée par des quilles dans la grande cour avec des poursuites et des manches de vitesse contre des adversaires fictifs avec, bien évidemment des séances de sur place, j’accomplis même une tentative contre le record de l’heure dont mon idole Jacques Anquetil fut le détenteur ; le cyclo-cross enfin, en utilisant les allées non goudronnées, labours des potagers et quelques escaliers. Si j’avais possédé un compteur kilométrique sur mon guidon, vous seriez surpris par les distances parcourues.
Le dimanche, selon un rite quasi immuable, c’était jour de foot ! Foin des canons de la diététique sportive et des siestes digestives, je rejoignais le stade immédiatement après déjeuner, la grande cour pour les rencontres à domicile, la petite pour celles à l’extérieur. Je disputais un championnat de France fictif. D’abord, dans mon plus jeune âge, avec mon frère alors adolescent, j’étais gardien de but, ensuite avec un cousin de mon âge venu en pension chez mes parents, je devins joueur de champ. Les tilleuls, encore eux, faisaient office de poteaux de but. Dans la grande cour, selon les situations de jeu, le troisième arbre était un partenaire constituant un mur solide lors des tirs de coups francs, ou au contraire, un adversaire sur lequel mon frère s’appuyait en une deux ! »
La presse radiodiffusée s’invitait à nos joutes fraternelles et fratricides ! Mes fidèles lecteurs se souviennent peut-être d’un billet que j’avais consacré au commentaire sportif en général, et aux miens enflammés en particulier qui me valurent, longtemps après, l’honneur d’être le héros d’un chapitre d’un livre écrit par une ancienne pensionnaire du collège.
Tout en dribblant, jonglant ou tirant, je commentais en direct mon match comme sur les ondes. Il semblerait que je me débrouillais fort bien à en croire certains voisins qui se régalaient de ma verve oratoire ainsi que cette collégienne devenue professeure par la suite : « Je me souviens bien qu’à l’écouter aussi souvent pendant nos heures perdues, à voir comment et avec quelle passion il peuplait sa solitude – le grand frère de notre âge étant souvent absent, je crois – j’ai su tout de suite qu’il avait une enfance heureuse et qu’il la devait en partie à lui-même et à sa créativité. Que cela nous serve de réflexion à une époque où les enfants croulent sous des montagnes de jouets et de jeux souvent sophistiqués avec lesquels ils s’ennuient vite ou s’abrutissent ! Vive l’imagination ! Quelle belle leçon tu nous as donnée sans le savoir, Jean-Michel ! » En somme, j’étais une bande de jeunes à moi tout seul comme dit la chanson de Renaud.
Mais ces cours de récréation avaient été aussi, quelques années avant ma naissance, le théâtre de jeux moins pacifiques durant l’Occupation. Mon frère aîné, comme en rêvait le petit garçon de La vie est belle, le film magnifique de Roberto Benigni, y vit de vrais chars allemands effectuant leurs manœuvres d’entrainement.
Je ne peux évidemment pas, en cet instant, oublier ma visite du village martyr d’Oradour-sur-Glane***** : « L’émotion m’étreint particulièrement à la grille de la petite école des filles avec ses deux platanes, puis derrière la cour, le préau et même les W.C. Je m’avance à l’intérieur, intrigué par une plaque usée sur le mur de la classe : « Ici habitaient Jean Binet 34 ans, Andrée Binet 29 ans, Jean-Pierre Binet 7 ans » ! Andrée était la directrice de l’école. Ce 10 juin, souffrante, elle ne travaillait pas. Elle fut traînée jusqu’à l’église, à coups de crosse, en pyjama, un manteau sur les épaules. J’ai lu quelque part que l’institutrice stagiaire qui assurait son remplacement, connut le même sort. »
Les hivers étaient plus rigoureux dans mon enfance. Je me souviens de mon père qui, tôt le matin, pelle à la main, déblayait l’épais manteau neigeux pour tracer une allée permettant aux maîtresses et élèves de circuler plus aisément pour accéder à leur classe. Lors de la première récréation qui suivait, quelques élèves procédaient à la fabrication d’un bonhomme de neige en formant une boule bien collante puis en la roulant par terre pour qu’elle amasse de plus en plus de neige jusqu’à atteindre la taille souhaitée pour le corps. L’opération était répétée pour faire la tête. Deux boulets de charbon eu guise d’yeux, une carotte pour le nez, une écharpe autour du cou, un bonnet ou une casquette, et la ronde se formait autour.
Je me désespérais d’une neige trop persistante car elle s’agglomérait à mon ballon empêchant la pratique de mon sport préféré et imposant parfois le report de « mon » match du dimanche après-midi.
Mais que faisaient donc les employés municipaux, mon père était encore de corvée à l’automne pour balayer les feuilles mortes tombant des tilleuls qui rendaient le sol glissant par temps de pluie.
Même si on l’intègre inconsciemment, connaît-on vraiment la fonction et l’origine de la récréation et de l’espace qui lui sont dévolus ? D’après le dictionnaire Robert, il s’agit d’un moment de détente qui vient après une occupation plus sérieuse. D’origine latine recreatio, dans son sens le plus archaïque, elle s’apparente au réconfort. Dès le XVème siècle, en France, le mot est employé dans un cadre scolaire pour désigner le moment de repos accordé aux élèves après le temps de la discipline. Il dérive de recréer qui dans sa forme ancienne possède le sens de ranimer. « L’utilité de la récréation est reconnue dans l’ensemble des textes des premiers fondateurs jésuites, s’il s’agit d’une « honnête récréation corporelle », d’une saine pause entre deux temps d’étude »******. Dans les collèges jésuites, il existait un « préfet de récréation » pour surveiller les élèves.
Il faut attendre le XIXème siècle pour que la récréation soit vraiment institutionnalisée. C’est Victor Duruy qui prescrit, en 1866, de couper chaque demi-journée de classe par un repos de dix ou quinze minutes afin de lutter contre l’immobilité du corps et la fatigue d’esprit imposées durant trois heures consécutives. Jules Ferry l’inscrit dans la législation scolaire sous le vocable « récréation ». Je blague (à moitié), peut-être faudrait-il aujourd’hui imposer un break de dix minutes par heure durant lequel le maniement du portable serait interdit !
Bref, la récréation permet à l’enfant, outre accessoirement de satisfaire quelque besoin dit naturel, de se dépenser physiquement afin de se régénérer mentalement avant les activités scolaires suivantes. Cette parenthèse s’insère complètement dans la vie scolaire.
Une circulaire de 1890 indique que « les jeux et exercices de force ou d’adresse sont pour le jeune âge des conditions absolues de santé morale et de vigueur physique ».
Il est savoureux de lire les lignes lyriques et érudites que le docteur Élie Pécaut dédie à la récréation dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1882-1887) dirigé par Ferdinand Buisson :
« Admirez ce mot profond, un de ceux qui font bien voir qu’une langue est une philosophie, du moins quand cette langue n’est pas quelque informe jargon né du hasard, quand elle est de noble race, qu’elle sort des profondeurs de l’histoire. Sous ce terme devenu banal se cache une pénétrante analyse de physiologie et de psychologie. Avec toute notre science, notre chimie, nos cornues et nos scalpels, ce n’est pas nous qui avons découvert que la pensée se traduit par une dépense matérielle, qu’elle ne peut durer indéfiniment, qu’il faut donner à la machine vivante le loisir de régénérer ces matériaux indispensables, sans lesquels le travail du cerveau s’arrête comme une horloge arrivée au bout de sa course. On savait cela de tout temps, l’expérience et l’instinct y suffisaient, et le fait s’est exprimé de lui-même dans la belle métaphore dont il s’agit. Mais voyez comme le sens en est plus large, va plus loin et plus haut que cette dissection chimique. Ce n’est pas seulement l’étoffe matérielle de la pensée qui s’use, c’est la pensée même, c’est notre être en ses parties les plus intérieures, j’ose dire les plus spirituelles. Oui, il est parfaitement vrai que, fût-on nourri d’ambroisie, comme disaient les anciens, d’urée et de créatine, comme diraient nos savants, on ne peut pas penser longtemps de suite, on ne peut pas avoir de l’imagination, ni de la réflexion, ni même du génie au-delà d’un nombre d’heures assez restreint. Il faut s’arrêter, quoi qu’on en ait, et changer brusquement le genre de son activité, la faire purement physique, ou bien même l’interrompre tout-à-fait, pour laisser aux autres ressorts trop tendus le temps de retrouver leur élasticité première…
… Nous perfectionnons les méthodes de travail, nous arrivons à faire rendre au cerveau son maximum d’effort, surtout nous élargissons tous les jours le champ de son activité : mais de le récréer, de balancer cet accroissement de labeur par une rénovation plus parfaite, il semble que nous n’ayons cure. Nous tendons tous les ressorts de la machine, nous la lançons à un train d’enfer, sans trop nous soucier qu’elle s’use ou se brise.
Mais c’est dans le travail du jeune âge que le mal est le pire. Ah ! que la récréation est une chose plus précieuse, à cet âge, plus féconde, plus indispensable ! Le jeu, c’est la moitié au moins de la vie de l’enfant. C’est là seulement qu’il trouve l’emploi de quelques-unes de ses facultés les plus charmantes et les plus naturelles, la satisfaction de certains de ses besoins les plus impérieux. Le jeu n’est pas seulement pour le petit enfant l’exercice de ses muscles, la régénération de son sang, le plaisir de dépenser son énergie vitale et de la sentir redoubler en lui. Ah ! que le jeu est bien autre chose que ce qu’y voit notre pédantisme ! C’est toute la petite âme enfantine qui s’y ébat et s’y déploie dans son charme incomparable. Laissez-la faire, regardez-la seulement agir, et vous verrez le jeu devenir une improvisation d’une richesse et d’une justesse qui vous frappera de surprise, où la faculté maîtresse de cet âge, l’imagination, se donne libre carrière, se crée un monde à elle, mille mondes successifs, au gré de sa changeante fantaisie, et déroule ces drames copiés sur la réalité la mieux observée ou inventés de toutes pièces selon un art infini. La spontanéité, c’est-à-dire l’invention, la création, voilà le trait caractéristique, et voilà aussi la secrète et féconde vertu du jeu du petit enfant, voilà la source des plaisirs qu’il y trouve. Plaisir très particulier, très intense, d’un ordre très élevé, qui plus tard, transporté dans le plein de la vie, n’est pas autre que la joie du génie en ses heures de création. Cette joie d’espèce si rare et si haute, bien peu d’hommes sont destinés à la connaître ; elle est le partage de la petite élite des artistes créateurs. Mais du moins la nature a permis que le plus humble d’entre nous la savourât au matin de sa vie, et c’est elle qui fait la poésie radieuse, l’enchantement de cet âge.
Nous savons cela, sans doute, mais comme nous l’oublions ! Voyez où en est sur ce point, pourtant capital, de pédagogie, l’enseignement primaire, voyez surtout où il est en train d’arriver, si l’on ne s’arrête. On a chargé les programmes jusqu’à leur extrême limite, rempli, bourré « l’emploi du temps » en telle manière que pas une minute n’en soit perdue. C’est à merveille. Mais cela ne suffisait pas encore. Telle est l’ampleur du savoir moderne, même resserré au minimum primaire, qu’on a franchi le pas fatal, on s’est laissé aller à empiéter sur le terrain sacré, sur la récréation. On y a mis ce qui ne tenait pas ailleurs, et ce qui pouvait faire figure d’exercice « récréatif », la gymnastique, les travaux manuels, l’instruction militaire, les excursions scientifiques. On veut y mettre l’enseignement professionnel. Où mène cette voie dangereuse ? À rien de moins qu’à pervertir absolument l’action de l’éducation sur l’enfant.
Il faut toujours que les adultes mettent leur grain de sel dans les activités spontanées ! Et voilà le résultat selon le bon docteur Pécaut … :
« Avez-vous donc envie que nos établissements primaires soient frappés du mal qui sévit si cruellement dans les grands internats secondaires où ne se voient plus d’enfants, mais de tristes petits hommes, chétifs, vieux, blasés, usés, aussi loin de s’abaisser à jouer qu’ils le seront à quarante ans, politiquant déjà ou faisant pis ? J’accorde que la sève plébéienne est vigoureuse, qu’elle fera longtemps encore éclater vos cadres. Mais il n’y a pas de force qui tienne, si vous allez la comprimant, la tarissant, sous votre appareil inflexible de pédagogie. Le beau profit, si après avoir réalisé cette merveille d’utiliser, de tourner savamment en étude chaque heure, chaque seconde de la vie enfantine, de l’avoir bourrée de leçons ouvertes ou déguisées, d’avoir ainsi créé à la patrie des jeunes hommes très bien dressés, munis du plus authentique savoir, remplis des notions les plus pratiques, vous leur avez enlevé la chose précieuse entre toutes, celle qui vaut toutes les autres mille fois, la jeunesse du cœur et de l’esprit ?
Voyez bien ceci : ce qui fait que le peuple, en notre temps de démocratie et de liberté, est ou doit être notre espoir, notre salut, que toute notre attente est en lui, que nos soins, notre amour sont pour lui, c’est justement la puissance, la fraîcheur de son énergie vitale, que rien n’a encore affaiblie ni usée. C’est qu’il est le fonds intarissable d’où jaillissent les âmes éprises d’action, les âmes ouvertes à la joie de vivre, avides de s’élancer dans ce monde qui leur est nouveau et merveilleux ; c’est qu’il est la source où se retrempe et se régénère la vie sociale. Il y a là comme un mystère naturel qu’il faut se garder de troubler, parce que ce trouble retentirait avec des conséquences incalculables dans les destinées mêmes du pays. Le savoir marche à la conquête du peuple, et c’est là le plus beau fait de ce siècle. Nous entreprenons de verser la lumière dans ces obscures et fécondes profondeurs : nous prétendons appeler tous ces ignorants d’hier à la vie supérieure de leur temps. C’est une œuvre nécessaire, une œuvre sacrée, mais délicate aussi, ne l’oublions pas. Dans notre ardeur d’instruire, gardons-nous de fausser la nature, de l’appauvrir sous prétexte de richesse. Veillons à lui laisser ce qu’elle a de meilleur et ce qui est le plus à elle : la force d’expansion, la spontanéité, l’enthousiasme, autant dire la vie. »
Soupçonniez-vous toutes ces vertus que l’on attribue à la récréation ? Comme elle semble vitale analysée ainsi ! À la réflexion, les cours de ma maison d’école remplirent bien leur fonction en me permettant de développer ma spontanéité, mon enthousiasme et ma joie de vivre … merci aussi à mon ballon et mon vélo.
Jusqu’ici, j’ai évoqué le cas particulier d’un enfant veinard de bénéficier pour lui seul d’un tel espace de divertissement. Bien évidemment, comme tout écolier, collégien et même lycéen, j’ai connu aussi les cours de récréation des établissements que j’ai fréquentés.
Achevée la classe mixte de maternelle où j’étais en terrain de connaissance puisque chez moi, j’ai pratiqué deux cours successivement, en effet, mon école primaire (uniquement de garçons) était implantée en deux lieux : au cours préparatoire et au cours élémentaire 1ère année, nous partagions la cour avec les « grands » du Cours Complémentaire ; pour les classes supérieures, sans doute en raison de l’exiguïté des locaux, nous émigrions … dans un ancien hôtel de standing fréquenté auparavant par la clientèle du casino et des thermes. Mes fidèles lecteurs le connaissent puisqu’il apparaît dans l’avant-propos de mon blog*******.
C’est de cette cour devant cet immeuble majestueux (quoique pas mal décati à l’époque) avec son perron, que je garde les souvenirs les plus vivaces. C’est dans un coin de celle-ci qu’avant la rentrée de l’après-midi, nous partagions discrètement avec mes camarades, les « bonbecs fabuleux »******** dont nous venions de faire provision en chemin à l’épicerie.
Dans cette même boutique, nous achetions un lot de billes. Il y en avait de différentes matières : les plus courantes étaient en terre cuite et de couleurs variées, les plus enviées étaient en verre opalescent, parfois un peu plus grosses (les calots). Nous tentions de faire prospérer notre capital en grugeant quelque adversaire pas trop habile.
Il y avait plusieurs façons de jouer, la plus populaire et la plus simple chez nous, en Normandie, était la « tiquette » : celui qui, par une pichenette (avec le pouce et l’index) avec sa bille, touchait la bille de l’autre, la raflait. Il y avait aussi le « pot » ou le « trou » : il s’agissait d’envoyer, toujours avec le doigt, le maximum de billes dans un petit trou de fortune creusé dans le sol caillouteux de la cour.
On jouait aussi parfois, à deux, à la « poursuite », le but étant comme à la tiquette de dégommer la bille de l’adversaire.
Plus rarement, nous jouions au « parcours » aussi appelé « Tour de France », au mois de juin, lorsque démarrait la vraie grande boucle cycliste. On confectionnait un trajet sur un sol sablonneux constitué de virages, montées et descentes. Pour ma part, je préférais jouer chez moi avec mon peloton de coureurs en plomb.
L’heure de classe qui suivait ces moments de jeu était souvent, pour certains d’entre nous, le théâtre de transactions, notamment d’échanges d’une dizaine de billes en terre contre un calot en verre. Fréquemment, se produisait la (presque) inévitable catastrophe que les billes amassées dans une poche de la blouse se déversassent bruyamment sur le carrelage de la classe.
Comme aiment à dire certains reporters sportifs, l’enjeu primait sur le jeu. D’ailleurs, il est cocasse que certaines expressions utilisent l’équivalence entre les jeux de billes et l’investissement : ainsi, « ne pas toucher une (ou sa) bille » pour ne pas faire d’affaires, « placer ses billes » pour s’assurer une position favorable, « retirer ses billes » pour arrêter sa participation à une action.
Tout aussi populaire, réclamant adresse et rapidité, était le jeu d’osselets, un jeu remontant à l’Antiquité. À l’origine, il se pratiquait avec cinq petits os composant le tarse (en principe, l’astragale) d’un jeune mouton. Certains d’entre nous étions fiers quand nous en avions récupéré quelques spécimens chez le boucher, mais généralement, nous jouions avec des osselets artificiels en métal gris plus petits et plus facilement manipulables. Du fait de mes longues mains, pour ma classe d’âge, je possédais un léger avantage physique pas inutile.

osselets

Quatre de ces osselets étaient d’une couleur identique, le cinquième de couleur rouge étant appelé le « père » ou le « daron ».
Le jeu consistait en une série de figures à réaliser en lançant en l’air le père et en ramassant un ou plusieurs osselets posés au sol avant que le père ne retombe. Selon les règles préétablies, on avait le droit ou pas de rapprocher les osselets les uns vers les autres.
Pour la « retournette », il s’agissait de lancer tous les osselets en l’air et d’en rattraper le plus possible sur le dos de la main.
Je me souviens aussi du « creux et bosse » où l’on différenciait les faces concave et convexe de l’osselet : on annonçait l’une ou l’autre puis, en gardant le père dans la main, on lançait les osselets en l’air en tentant qu’ils retombent sur la face choisie. En cas d’échec, on les retournait tout en lançant le père en l’air.
Selon la dextérité des joueurs, il y avait des figures beaucoup plus élaborées à réaliser, la « balayette », la « patte de chat ». Je serais bien incapable de vous dire en quoi elle consistait mais nous nommions l’une d’entre elles « à la russe non placés sans remuer », expression émanant peut-être d’un « camarade éclairé » (oxymore ?) manifestant quelque précocité en géopolitique !
Ce que j’appris bien plus tard, c’est que Rabelais employait notamment les mots « pingres » et « martres » pour désigner le jeu d’osselets de Gargantua.
De temps en temps, nous ressentions le besoin de nous dépenser physiquement, alors nous investissions l’ensemble de la cour avec une douzaine de camarades.
Hugues Aufray ne chantait pas encore un de ses grands succès avec « les crayons de couleur », nous jouions à « l’épervier », un grand classique des jeux de plein air. Peu importe qu’il ne soit pas un bon chrétien et connaisse tous les couplets des filles de Camaret, l’un des joueurs, désigné comme épervier, se plaçait au milieu de la cour et devait attraper au moins l’un des joueurs de la vague qui, à un signal donné, déferlait dans la cour. Le dernier touché était déclaré vainqueur et devenait l’épervier pour la partie suivante. Il existait une variante où chaque joueur touché devenait également épervier, ce qui compliquait la tâche des derniers rescapés. L’épervier était également pratiqué de manière plus institutionnalisée avec l’instituteur lors de séances d’éducation physique.
La balle au prisonnier était un autre jeu collectif tout aussi populaire. On l’appelait également « ballon chasseur ». Il se pratiquait entre deux équipes (3 ou 4 joueurs minimum) dans un espace divisé en quatre zones : les deux camps libres de chaque équipe et les prisons situées à l’arrière de chaque camp. Le but était d’éliminer tous les joueurs de l’équipe adverse en les atteignant avec le ballon et que ce « référentiel bondissant », comme jargonnent certains hauts esprits de l’Éducation, retombe ensuite au sol. Un prisonnier pouvait retrouver sa liberté si, après avoir récupéré le ballon, il touchait un joueur adverse.
Une variante de ce jeu, nécessitant pas un ballon, était « les gendarmes et les voleurs ». Pour que ce soit plus drôle, il fallait « idéalement » une société imparfaite où il y avait autant de voleurs que de gendarmes, le but étant pour les représentants de la maréchaussée (la taca-taca-taca-tac-tactique du gendarme comme chantait Bourvil), d’emprisonner les voleurs en les touchant, tout de même la morale était sauve.
Dans les années 1950 quand une certaine culture américaine débarqua en France, avec mes camarades, nous préférions une adaptation westernienne de ce jeu de rôles avec les cowboys et les indiens. Sans cheval, nous mimions des chevauchées et poursuites galopantes et hennissantes à travers la cour. Dans une sorte de conquête d’un Far West normand, avec mes copains Georges, Gérard et Philippe, nous nous mettions dans la peau des héros des bandes dessinées de l’époque, Billy the Kid, Kit Carson, Hopalong Cassidy, Buck John, le Lucky Luke de Spirou (contre Phil Defer !). C’était une époque obscurantiste où, dans les westerns donc dans notre imaginaire, les bons héros étaient les cowboys, encore que bientôt le chef cheyenne Aigle Noir apparut sur l’unique chaîne de télévision, chaque soir, juste avant le journal télévisé de 20h 15.
Lors des chutes de neige qui caractérisaient des hivers plus rigoureux qu’aujourd’hui, nous damions joyeusement, à la queue-leu-leu, un coin de cour en légère déclivité pour effectuer des glissades sous l’œil bienveillant des enseignants. Certaines scènes rappelaient certains tableaux hivernaux de Peter Bruegel l’Ancien.
À l’arrière de l’ancien hôtel transformé en école primaire, se trouvait un terrain envahi par la végétation qui, s’il n’était pas une cour de récréation au sens strict du terme, s’avéra un espace de joies intenses. L’autoritarisme académique interdisant d’entrer en sixième avant l’âge de 10 ans, mes parents eurent l’idée géniale, plutôt que de redoubler mon cours moyen 2ème année, de me faire patienter avec les grands de première année du certificat d’études. À l’initiative de mon maître (devenu un ami qui vient de souffler ses 90 bougies) et d’un autre instituteur, nous entreprîmes, lors de nos heures de plein air, de défricher cette jungle et d’y aménager sommairement une piste d’athlétisme et des sautoirs. : un vrai petit stade construit par nous, rien que pour nous. Comme nous étions heureux !
À partir de l’année suivante, enfin au collège (!), ou plus exactement, au cours complémentaire de garçons, contigu à ma maison d’école, mes moments de récréation étaient presque exclusivement consacrés à des parties de football dans un coin réservé de la cour. De temps en temps, se joignaient à nous quelques enseignants et surveillants, et surtout un assistant en langue anglaise Peter Langtree, originaire de Burnley, qui me faisait rêver quand il me parlait du footballeur légendaire Stanley Matthews. J’eus la joie, il y a quelques années, de partager ces souvenirs… en Ariège où il avait élu domicile.
Vint le temps, études obligent, d’entrer comme pensionnaire au lycée Corneille de Rouen. J’eus, durant un certain temps, du vague à l’âme, lors des études austères, orphelin des cours de récréation de mon enfance. Je n’avais plus la liberté d’aller y jouer après que mes devoirs fussent achevés et mes leçons apprises. Polyeucte et Bel-Ami « surclassaient » Kopa et Di Stefano ! Je ne crois pas si bien dire car, pour un chahut auquel j’étais étranger, le surveillant général m’avait sanctionné de plusieurs week-ends de colle, me privant d’un match France-Espagne à Colombes (cela s’arrangea finalement).
Et puis, j’avais malgré tout une vaste cour de récréation. Était venu le temps pour certains de fumer en cachette du côté des W.C, pour d’autres de jouer aux cartes ou aux échecs au foyer qui nous était réservé, d’autres encore préféraient les discussions sur les premières interrogations existentielles. Moi j’étais fier qu’on m’accepta parmi une vingtaine de privilégiés pour… jouer au foot dans la cour durant la pause de midi. Certains de mes partenaires évoluaient, le dimanche, à un niveau élevé, dans les équipes des jeunes « diables rouges » du Football Club de Rouen et de l’historique club amateur de Quevilly. C’est un peu grâce à mes prestations dans la cour que je fus intégré dans l’équipe des Francs Joueurs du lycée. Certains de mes illustres prédécesseurs (Jean Nicolas, Roger Rio, Antoinette), anciens élèves du lycée, firent partie de la légendaire attaque mitrailleuse du F.C.R et devinrent internationaux dans les années 1930. J’eus la chance et l’honneur de jouer contre certains d’entre eux lors d’un match jubilé.
J’ai déjà relaté l’anecdote, mon valeureux professeur de mathématiques en classe terminale de Maths Élem, champion du monde de pelote basque à main nue, s’entraînait parfois sous l’inséparable préau bordant la cour.
J’ai connu donc une époque où les établissements scolaires que j’ai fréquentés étaient « genrés » comme on dit aujourd’hui, comprenez non mixtes. C’est pour cela que j’ai évoqué des jeux typiquement pratiqués par les garçons. Être le fils d’une directrice d’école primaire et de collège me permit tout de même de me familiariser avec les jeux des filles, celles de mon âge, notamment les pensionnaires, m’invitant parfois à me joindre à elles.
Je ne voyais pas spécialement d’un bon œil les tracés des marelles grossièrement dessinées à la craie qui spoliaient le marquage de « mon terrain de foot ». La marelle, dont le nom est tiré du vieux français mérel ou méreau désignant un palet de pierre, avait plusieurs formes : droite, ronde ou escargot, « avion » avec sa forme en croix d’inspiration primitivement religieuse. Quel que fut son tracé, elle comportait une terre et un ciel marquant le début et l’issue de ce parcours un peu initiatique.

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Les filles pratiquaient beaucoup la corde à sauter, le plus souvent collectivement, deux d’entre elles faisant tourner la corde, et les autres entrant progressivement dans le jeu pour sauter.
Au primaire, les fillettes chantaient souvent une comptine en rythme avec les sauts : « À la soupe, soupe, soupe, au bouillon, yon, yon, la soupe à l’oseille, c’est pour les d’moiselles, la soupe à l’oignon, c’est pour les garçons ».
Il y avait le jeu d’un, deux, trois, soleil : une fille face à mur énonçait cette formule tandis que ses camarades se rapprochaient d’elle en prenant soin d’être immobile quand elle se retournait après avoir prononcé le mot « soleil ». Le but des joueuses était d’arriver au mur sans avoir été vues en mouvement.
Les trois tilleuls de la grande cour permettaient une version adaptée des quatre coins : trois filles étaient adossées aux trois arbres, une quatrième, libre, tentait de toucher un des troncs lorsque les trois joueuses échangeaient leurs places.
Les plus jeunettes aimaient faire des rondes en chantant une comptine. Je me souviens de celle de « La fille du coupeur de paille » :

« Sur mon chemin j’ai rencontré
La fille du coupeur de paille
Sur mon chemin j’ai rencontré
La fille du coupeur de blé… »

Bien des années plus tard, le chanteur Hubert-Félix Thiéfaine, faisant référence à cette comptine, en composa une version cannabis La fille du coupeur de joint ! Entre grands, souffrez que je vous offre cette autre forme de récréation :

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La chandelle était une ronde spéciale avec les filles assises en cercle sauf une qui, un mouchoir ou un foulard à la main, tournait autour jusqu’à ce qu’elle le laisse tomber discrètement derrière l’une de ses camarades. Si celle-ci découvrait l’objet, elle se levait et essayait d’attraper la lanceuse avant qu’elle ne se rassoie. Si elle y parvenait, elle se rasseyait et la première recommençait. Si elle ne se rendait pas compte à temps que le mouchoir était derrière elle, elle devenait la chandelle et devait se poster au centre du cercle.
Chez les filles, les jeux étaient plus calmes.
Autre temps, autres mœurs, j’ai le souvenir qu’il n’existait pas à l’époque, du moins dans l’école de ma maman, de salle des maîtres, les enseignantes du primaire arpentaient ensemble la cour de long en large, la première d’entre elles, témoin d’une dispute ou d’un délit, intervenant pour les régler.
Il me semble aussi, les écoles étant généralement anciennes, que les cours de récréation étaient, architecturalement et géographiquement, parfois moins structurées que celles de maintenant. On débusquait souvent des recoins, en principe non autorisés, qui nous permettaient d’échapper au regard des enseignants et aussi d’autres camarades, pas forcément d’ailleurs pour faire des choses coupables.
Je me suis plongé dans mes souvenirs de cours de récréation sans l’intention de faire une description exhaustive des jeux dont elles étaient le théâtre, des tensions qui pouvaient y naître. Ils sont possiblement enjolivés dans ma mémoire quoiqu’il me semble qu’ils traduisent une époque d’après-guerre insouciante, mon enfance heureuse dans ma si chère école, annonçant les Trente Glorieuses dont on cherche aujourd’hui, parfois, à nous culpabiliser.
Je me doute que d’autres enfants de mon âge connurent souffrances, vexations, humiliations. Un ami écrivain, récemment, réagissant au billet que j’avais écrit sur les « bonbecs fabuleux de mon enfance », me confiait qu’il n’avait pas connu ce petit bonheur gustatif à cause d’une jeunesse précaire et compliquée. Un « ange de la montagne » sut la darder de quelques rayons (de bicyclette)
Même si, dès l’école de Jules Ferry, des règlements en régissaient l’organisation, la cour de récréation d’aujourd’hui fait l’objet de nombreuses études pédagogiques intéressantes, mais suscite aussi parfois des convoitises politiques, concernant son organisation spatiale et sociale.
Ce lieu, en opposition avec la salle de classe, où les enfants sont plus libres de faire ce dont ils ont envie, est entré de plus en plus dans la réflexion de décisionnaires qui s’entêtent à reproduire les mêmes schémas de la société adulte menant parfois aux mêmes erreurs.
Le paysage des cours d’école a beaucoup évolué depuis mon enfance. Il céda parfois, comme hors de l’école, au phénomène de bétonisation afin de ne pas présenter de risques pour la sécurité et la santé des enfants. Finis les genoux ensanglantés !
Des haies furent détruites à cause de la nocivité de certaines baies et fruits, des arbres souvent abattus, du moins certaines espèces néfastes pour les enfants sujets aux pollens. Les bacs à sable, bouillons de culture microbienne, disparurent progressivement du coin des petits.
Plus aucun enfant ne fit rouler de pneu. Faute d’arbres donc de branches, il n’y eut plus de balançoires et de cordes à grimper. On installa des accessoires d’activités sportives tels poteaux de but de hand, paniers de basket qu’on interdira plus tard en raison d’accidents engageant abusivement la responsabilité du directeur de l’école ou du maire. On zébra le macadam de marelles, jeux de l’oie et de lignes délimitant les aires sportives.
Aujourd’hui, la contagion des thèmes sociétaux à la mode gagne les cours de récréation. Dans certaines villes, des « bien pensants » se penchent sur la question de l’égalité entre les garçons et les filles dès le plus jeune âge, mettant en avant le concept (et le jargon) d’école « non genrée ». Des élus se servent de l’urbanisme pour lutter contre le sexisme dans l’espace public.
En 2014, un rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective (!) a observé « une appropriation inégalitaire » de l’espace en milieu scolaire, « une géographie de la cour de récréation très sexuée » avec des garçons qui « investissent l’essentiel de la cour avec des jeux mobiles et bruyants ». Ainsi, l’on a déconseillé les jeux collectifs avec ballon qui survalorisaient la présence des garçons au centre de la cour, reléguant les filles à la périphérie.
« On dégenre, on débitumise, on végétalise, on potagise », la biodiversité est passée par là. Sous le couvert de « gros mots et grandes idées », la cour de récréation est un lieu d’acculturation scientifique, artistique et de développement affectif.
Quitte à passer pour un indécrottable passéiste, j’ai bien envie, à cet instant, de vous donner à lire quelques lignes d’Eugène Rendu, historien et homme politique, inspecteur de l’enseignement primaire, inspecteur général de l’instruction publique, décédé… en 1902 :
« Quoi ! Supprimer le jeu, cet exercice si profitable au développement des organes, absolument nécessaire à la prodigieuse activité de la vie de l’enfant ; supprimer le jeu libre dans la cour libre, le grand jeu où tout le monde joue, tout le monde, élèves et maîtres ! mais c’est enlever à l’école un de ses attraits, nous dirions presque sa poésie, c’est en faire quelque chose qui ressemble à l’atelier, ou à la caserne. Il faut à l’enfant des jeux libres, variés, capricieux... » Un réquisitoire qu’on retrouve dans les malicieuses photographies de Robert Doisneau.

Doisneau cour récréation rue Buffon - copie

Ecole de la rue Buffon Paris 1956 (Robert Doisneau)

« La vie la vie, comme elle nous fait envie
La vie la vie, quand elle est poésie
Dans les photos de Robert Doisneau »

… Et les poèmes de Prévert ou de René Guy Cadou ! 

La blanche école où je vivrai
N’aura pas de roses rouges
Mais seulement devant le seuil
Un bouquet d’enfants qui bougent
On entendra sous les fenêtres
Le chant du coq et du roulier;
Un oiseau naîtra de la plume
Tremblante au bord de l’encrier
Tout sera joie ! Les têtes blondes
S’allumeront dans le soleil,
Et les enfants feront des rondes
Pour tenter les gamins du ciel.

Laissez jouer les gosses ! Dans ma Normandie natale, un peu plus pluvieuse que d’autres contrées, ça a toujours été rigolo de sauter à pieds joints dans les flaques d’eau !

La cour de mon école
Vaut bien, je crois,
La cour de Picrochole,
Le fameux roi :
Elle est pleine de charme
Haute en couleur ;
On y joue aux gendarmes
Et aux voleurs ;
Loin des Gaulois, des Cimbres
Et des Teutons,
On échange des timbres,
Á croupetons ;
Des timbres des Antilles,
De Bornéo…
Et puis on joue aux billes
Sous le préau.
Qu’on ait pris la Bastille,
C’est merveilleux,
Mais que le soleil brille,
C’est encore mieux !
Orthographe et problèmes
Sont conjurés.
École, ah ! que je t’aime
Á la récré !
(Jean-Luc Moreau)

 *   http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/14/ay-leny-escudero-rum-balarum-balarum-bam-bam/
** http://encreviolette.unblog.fr/2008/12/17/la-maison-de-mon-enfance/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2014/05/14/gilberte-coffin-ma-chere-et-tendre-maman-epoque-1/
**** http://encreviolette.unblog.fr/2012/11/02/il-ny-a-presque-plus-de-hannetons/
***** http://encreviolette.unblog.fr/2016/09/06/oradour-sur-glane-un-matin-dete-2016/
****** dans Histoire des élèves en France : Ordres, désordres et engagements (XVIe-XXe siècles) de Véronique Castagnet-Lara (Septentrion, 2020).
******* http://encreviolette.unblog.fr/
******** http://encreviolette.unblog.fr/2012/05/02/les-bonbecs-fabuleux-de-mon-enfance/

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 4 février, 2021 |2 Commentaires »

Moi je suis du temps du tango … avec Omar Sivori et Diego Maradona

Bien que je sois un passionné de football, en douze années de rédaction de ce blog, je n’ai consacré intégralement que deux billets à ce sport, à l’occasion de la disparition de deux grandes figures qui enchantèrent mon enfance : le français Raymond Kopa* et l’espagnol d’origine argentine Alfredo Di Stefano**. Ils évoluèrent ensemble, un temps, sous la couleur immaculée du Real Madrid.

Di Stefano et Kopa

à gauche Alfredo Di Stefano, à droite Raymond Kopa

Pour illustrer mon enthousiasme enfantin, j’ai déjà relaté l’anecdote, je vous cite un chapitre du livre de souvenirs qu’une une ancienne élève et pensionnaire du collège de Normandie dirigé par ma maman écrivit. Cocasserie, elle effectua par la suite l’essentiel de sa carrière de professeure agrégée au lycée français de Madrid.
« La pièce que nous appelions « l’étude » était longue et bien chauffée, car nous y passions le plus clair de notre temps en dehors des heures de classe. Il y avait comme une chaleur animale dans la proximité de ces corps à moitié vautrés sur les livres, dans un temps qui s’éternisait alors que les esprits tentaient de comprendre ou de mémoriser les leçons de la journée. La torpeur gagnait parfois la bataille, mais il arrivait qu’un spectacle singulier nous en tire : le fils de la directrice faisait une irruption bruyante dans la cour jusque-là silencieuse, un ballon de foot aux pieds, et commençait tout seul une incroyable partie de football où il était tour à tour chacun des protagonistes. Ballon au pied, il faisait l’équipe entière et le commentateur. On eût même dit qu’une foule invisible l’applaudissait, car il en imitait les remous et les exaltations par des sons plus assourdis. Malgré nous, nous suivions les aléas du match, ses fougueuses galopades l’entraînant aux quatre coins du stade imaginaire :
Navarro passe à Rial, qui reçoit net, passe à Gento, qui dribble avec habileté », et il avançait en zigzag, se déhanchant parfois comme s’il évitait deux joueurs de l’équipe adverse …on entendait son souffle qui s’accélérait, il bavait dans l’excitation du jeu et la précipitation des commentaires. « … Sur un corner de Gento, Di Stefano s’élève plus haut que tout le monde, en plein cœur de la défense, et propulse le ballon … goal … GOALLL … » En haletant, il traversait à nouveau toute la cour qui résonnait du bruit de ses chaussures et des frôlements du ballon. Il était difficile de reprendre le fil de nos lectures, car même lorsque la tête replongeait dans les livres, nous ne pouvions nous retenir de suivre d’une oreille les nouveaux rebondissements du match. »
Ce gamin, journaliste reporter en herbe, vous avez deviné, c’était moi !
Nul ne guérit de son enfance, un jour, sans doute, je serai amené à vous parler du roi Pelé.
Aujourd’hui, maintenant que la conmociòn mundial, liée à la mort de Dieu Maradona, s’est dissipée, j’ai envie de partager mes sentiments et mon émotion sur celui qui, sans contestation, fut sinon LE, du moins l’un des plus grands joueurs de l’histoire du football.

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J’ai vu jouer « en vrai », en chair et en os, Pelé, Di Stefano, Kopa, j’y ajoute le « major galopant » Puskas, la tête d’or Kocsis et l’araignée noire Lev Yachine, mais jamais Diego Maradona. Les seules images que j’en garde sont donc quelques retransmissions de matches en direct et les innombrables archives, telles celles qui suivent.
Nous sommes le 19 avril 1989, dans quelques minutes, le club du Napoli va affronter le Bayern Munich en demi-finale retour de la Coupe de l’UEFA. Les haut-parleurs du stade bavarois diffusent le grand tube Live is life et voici comment au milieu de ses équipiers, Maradona assure le show dès l’échauffement, les lacets de ses chaussures non noués :

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C’était cela Diego Armando Maradona, du moins le Maradona que j’ai aimé : l’amour pour une balle ronde avec laquelle il s’amuse ici comme avec un jouet.
À ma façon, tout gamin, je ressentais, trois décennies plus tôt, la même jubilation dans la cour de l’école devant un parterre de jeunes filles « studieuses » (pas tant que cela, la preuve !).
C’était un temps où les « vrais » matches se disputaient quasi immuablement le dimanche à quinze heures, la fée électricité commençait tout juste à éclairer les terrains.
On n’assistait d’ailleurs jamais à l’échauffement des joueurs. L’on était moins attentif à l’état des pelouses, et pour faire patienter le public, se disputait en « lever de rideau » une rencontre entre jeunes ou équipes amateurs de la région. C’est comme cela qu’en prélude d’une rencontre de Coupe de l’Amitié entre les légendaires Diables Rouges du Football Club de Rouen et l’équipe italienne de SPAL Ferrare, je vécus le sommet de ma carrière au sein de l’équipe cadets des Francs-Joueurs du lycée Corneille.
La prétentieuse Encre violette ne devint ni Di Stefano, ni même Thierry Roland !
Avant d’appréhender le phénomène Maradona, il me faut évoquer la figure d’un autre immense footballeur argentin qui hanta mes rêves d’enfant, je suis d’ailleurs surpris qu’il ne soit pas apparu (ou alors cela m’a échappé) dans le concert de louanges tressées à Diego : « Enrique Omar Sívori padre de Maradona y abuelo de Messi ».
Sívori, Maradona, ils possédaient des noms d’artistes dès leur naissance. Leur enfance, leur carrière et leur style de jeu présentent de troublantes similitudes, et même parfois certains de leurs excès. Giovanni Agnelli, l’emblématique copropriétaire de la société Fiat et patron du club de la Juventus de Turin, confiait : « Sívori est plus qu’un champion. Pour ceux qui aiment le football, c’est un vice ».
Siiiiiiiiiiivori! Vous entendez le gamin normand explosant de joie après avoir dribblé un tilleul et marqué tout seul dans la cour d’école familiale ?
On adore bien Botticelli sans ne l’avoir jamais vu peindre, j’adorais Sívori sans jamais ne l’avoir vu jouer. Le peu que je savais de lui provenait de la lecture de l’hebdomadaire France-Football puis du mensuel Miroir du Football (qui défendait « une certaine idée du football ») que mon père ou mon frère achetaient.
Mon père m’avait même offert, dans une maison de la presse de Rouen, un numéro du mythique mensuel sportif argentin El Gràfico avec en couverture le portrait de Sívori. C’est peut-être, en cette circonstance, que j’acquis mes premiers mots de la langue de Cervantès.

Sivori El Gràafico1956-Sivori-Walter-Labruna

Omar Sivori, Walter Gòmez et Angel Labruna  sous le maillot de River Plate

Oui, « Omar m’a tuer » de plaisir !!! Un visage d’ange (comme Botticelli), la légendaire camiseta du club de River Plate avec les boutons, le short avec les lacets et … les bas descendus aux chevilles ! J’en ai rêvé, c’était tellement mieux que les maillots d’aujourd’hui floqués du nom de son joueur favori, à la gloire de quelques émirats arabes. Monumental comme le nom du stade de Buenos Aires !
À cette époque, le magazine sud-américain interprétait le football comme une opposition de styles : « Le style (dit ndlr) créole repose sur l’élégance et l’improvisation tandis que le britannique exprime la force et la discipline ». « Notre manière de penser, sentir et agir se trouve à l’intérieur de nous et il est impossible de le changer, c’est notre sang, churrasco (viande typique argentine), mate, lait, œufs, etc…»
En 1953, suite au succès de l’équipe nationale argentine face à l’Angleterre, nation inventrice du football association, un journaliste osa écrire : « On a réussi à nationaliser le fer et après cette victoire on a réussi à nationaliser le football ».
Lorsqu’il me fallut choisir une destination au titre de la coopération, ce n’est peut-être pas un hasard si j’avais posé ma candidature pour les lycées français de Buenos Aires, Rio de Janeiro et Mexico. J’eus le bonheur de découvrir l’Estadio Azteca quelques mois (malheureusement) après que le Brésil de Pelé y ait remporté la Coupe du Monde.
J’y reviendrai sans doute, les Argentins trouvèrent avec les terrains de football, un espace dans lequel il était possible de vaincre leurs « envahisseurs » britanniques.
Buenos Aires compte, dans un rayon de dix kilomètres, une quinzaine de stades, véritables lieux de culte des équipes de première division souvent représentatives d’un quartier, d’une classe sociale, donc dotés d’une grande valeur spirituelle et sentimentale.
Avant d’évoluer dans ces arènes, Omar Sívori découvrit le football à San Nicolàs de los Arroyos, à la limite nord de la province de Buenos Aires, comme beaucoup de gosses argentins, sur un de ces potreros, ces terrains non conventionnels sans herbe, sans équipement, sans marquage pour délimiter longueur et largeur, aux cages parfois matérialisées par deux vêtements, bâtons ou cailloux. En somme, comme ma cour d’école avec son sol gravillonneux et deux robustes tilleuls en guise de poteaux de but, ainsi que le pré et les pommiers de ma chère mémé Léontine !
Les potreros, ces terrains « vagues » avec leurs dimensions irrégulières et leur sol accidenté, ont influé sur la manière de jouer : pratique d’un jeu plus individuel avec utilisation accentuée du dribble, abus de jonglages, et au final, une plus grande maîtrise pour dompter la pelota, le « référent bondissant » comme jargonnent parfois nos pédagogues.
Omar débuta dans le modeste club de La Francia, du nom de la rue où il passa son enfance. En 1950, il est recruté par le Club Atlético Teatro Municipal. Il a alors 15 ans et dès la fin de la saison, le « gamin du théâtre » est repéré, à l’occasion d’un asado (barbecue argentin) improvisé au bord du terrain, par Renato Cesarini, un ancien joueur professionnel italo-argentin de River Plate et de la Juventus de Turin. En quelques minutes, le gosse aux chaussettes sur les chevilles et baskets usagées a conquis Cesarini qui entreprend son embauche immédiate pour le club prestigieux de River Plate.
Pas si simple, le Teatro municipal tient à sa pépite et réclame beaucoup d’argent. Après moult discussions et disputes, le transfert est réalisé en échange de la recette d’un match amical entre le modeste Teatro et l’immense River Plate, la célèbre équipe de « la Máquina » et ses attaquants de légende Adolfo Pedernera, Angel Labruna et Felix Loustau (et Alfredo Di Stefano comme remplaçant).
River Plate, rivière d’argent, un nom qui fait rêver, un nom de conte : il naquit en 1901 à une époque où il était à la mode de choisir un nom à consonance anglo-saxonne. L’un des dirigeants suggéra Club Atlético Forward (en-avant), un autre proposa Club Atlético River Plate, anglicisation approximative de Rio de la Plata, la rivière à l’embouchure de laquelle Buenos Aires est construit. Il avait vu cette appellation sur des caisses transportées par des marins du port qui occupaient leurs pauses à jouer au football.
Omar gravit tous les échelons des équipes réserves de River Plate, démontrant son exceptionnelle qualité de jeu et … son fort tempérament qui lui valut le surnom d’El Cabezón, le « Têtu ».
Il effectua ses débuts en équipe première, le 30 janvier 1954, à l’occasion d’une rencontre amicale contre le club du Partizan de l’ex Yougoslavie. Quelques semaines plus tard, il était titulaire pour la première fois en championnat contre le club de Lanùs, inscrivant même son premier but.

River+1956Boca-River 9 sept 1956 chilena

Una chilena d’Omar Sivori

Entre 1954 et 1957, Omar joua 63 matches sous la magnifique camiseta née, elle aussi, d’une belle histoire : une nuit de carnaval, cinq adolescents récupérèrent un ruban de soie rouge qui trainait derrière un char et décidèrent d’en orner le maillot, jusqu’alors blanc immaculé, de leur club de cœur Le nouveau maillot fut étrenné lors du match contre Maldonado, un club du quartier de Palermo. Les couleurs blanche et rouge étaient très populaires dans le quartier de La Boca, car c’étaient celles du drapeau de Gênes, ville d’où était originaire une partie de la population.
Revêtu de l’élégante tunique, Omar inscrivit 29 buts et fut l’artisan principal des trois titres de champion obtenus consécutivement (1955-56-57). L’équipe fut alors surnommée la maquinita en référence à son illustre devancière.
Dès 1956, à l’âge de 21 ans précoce dans le football d’alors, Omar fut sélectionné dans l’équipe nationale d’Argentine. En compagnie de Maschio, Angelillo et Corbatta, il forma une ligne d’attaque redoutable qu’on surnomma les Carasucias, clin d’œil au film de gangsters de Michael Curtiz Les Anges aux figures sales, avec James Cagney et Humphrey Bogart.

Carasucias

L’Albiceleste (surnom de l’équipe d’Argentine pour ses couleurs bleu et blanc) remporta la Copa America, l’équivalent de notre championnat d’Europe) en 1957, en infligeant notamment un cuisant 3 à 0 aux rivaux brésiliens.
Je me répète, vous imaginez combien les articles parcimonieux de France-Football alimentaient mes rêves de gosse et nourrissaient mes reportages dans la cour du collège.
Rosa, rosa, rosam, Brel collectionnait les zéros en latin en faisant des tunnels pour Charlot, Rosa Rosario, Sívori raffolait à l’excès de « tunnel », appellation vintage du « petit pont » d’aujourd’hui. Il prenait jubilation à attirer son adversaire à lui, à le déstabiliser l’obligeant à commettre la faute qui lui permettait de faire passer le ballon entre les jambes, et comme si cela ne suffisait pas, le gamin au visage sale l’attendait pour lui faire subir une nouvelle humiliation. La légende dit que, lors d’un match contre le Chili, il crocheta consécutivement 16 joueurs qui se présentèrent devant lui, avant de marquer le but !
Je pouvais espérer le voir enfin jouer à l’occasion de la première Coupe du Monde à laquelle j’assistai à la télévision en 1958. Je dus me contenter de l’épopée des Kopa, Fontaine, Piantoni, Vincent, et de l’éclosion du roi Pelé.
En effet, à l’été 1957, Sívori eut la « mauvaise » idée de partir en Europe, au club de la Juventus de Turin, pour une somme mirifique (10 millions de pesos, vive Tonton Cristobal !) à l’époque qui permit à River Plate d’agrandir son stade El Monumental, un virage porte aujourd’hui le nom de Curva Sívori.

Fer à cheval River Plate

Dès son arrivée à Turin, Omar redonna à la « Vieille Dame » (surnom familier de la Juventus) ses lettres de noblesse. Il constitua le « Trio magico » avec l’une des légendes du club Giampiero Boniperti et le gallois John Charles.

Sivori Charles Boniperti

de gauche à droite: Omar Sivori, John Charles et Giampero Boniperti

En septembre 1958, lors du match aller des 16e de finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, il marque le premier de ses trois buts de la soirée face aux Autrichiens du Wiener SK, devenant ainsi le premier joueur bianconero (blanc et noir comme les couleurs de la Juventus) à marquer dans l’histoire de la Coupe d’Europe.
Lors de la saison 1958-1959, il fut sacré capocannoniere, meilleur buteur du Calcio, avec 28 buts.

But de Sivori

Sous sa houlette, entre 1958 et 1961, la Juve remporta consécutivement trois scudetti (écusson cousu sur le maillot de l’équipe championne d’Italie).
Par contre, le gouvernement de la Révolution Libératrice (du Péronisme) souhaita ne convoquer, pour la Coupe du Monde en Suède, que des joueurs évoluant sur le sol argentin.
Omar bénéficiait du statut d’oriundo désignant dans son sens le plus général, un immigré d’origine italienne vivant, ainsi que ses descendants, hors d’Italie, et au sens sportif, un footballeur possédant des origines italiennes de retour dans la péninsule pour y faire carrière.
À l’époque, le même phénomène d’oriundi exista en France avec quelques joueurs à la double origine, les plus anciens se souviendront du franco-argentin Nestor Combin et de l’italo-argentin Delio Onnis meilleur buteur de l’histoire du championnat de France.
Ainsi, Sivori, un grand-père originaire de Ligurie, une grand-mères des Abruzzes, se fit naturaliser italien en 1961 et fut aussitôt sélectionné dans la Squadra azzurra, en juin 1961, qui affronta … l’Argentine à Florence : victoire 4 à 1 avec 2 buts de Sívori .
Grâce à ses exploits dans la péninsule, Omar Sívori fut, en 1961, le premier joueur argentin de l’histoire du football à inscrire son nom au palmarès du tant convoité Ballon d’Or créé par le journal France-Football dans lequel ne figure pas Diego Maradona … à cause d’un point de règlement. En effet, ce n’est qu’à partir de 1995 que le trophée récompensa le meilleur joueur au monde, sans distinction de championnat ni de nationalité.
Toujours est-il donc que, suite à ses prouesses dans le Calcio, Omar Sívori succéda au prestigieux palmarès du Ballon d’Or à Stanley Matthews (1956), Alfredo Di Stefano (1957-1959), Raymond Kopa (1958) et Luis Suarez (1960).

Juventus_FC_-_Omar_Sívori_-_Ballon_d'Or_1961

Pour illustrer mes propos élogieux, j’ai trouvé sur la Toile quelques vidéos tremblantes, de bien piètre qualité, qui n’ont certes qu’un lointain rapport avec le football d’aujourd’hui. Les pelouses sont souvent pelées, parfois enneigées, ce qui rend peut-être encore plus fascinant le génial dribbleur. On revoit sans doute plusieurs fois les mêmes feintes, les mêmes buts, mais on finit par être enivré par le néo-réalisme d’un surdoué du football avec sa façon de dorloter la balle.

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Ombres portées sur le lumineux portrait, « le Cabezòn était un adepte du dribble diabolique, un ami proche du but adverse, mais aussi un joueur colérique qui détestait être battu et, du haut de son mètre soixante-trois, ne tenait pas compte de la taille de l’adversaire qui le maltraitait, quand c’était son tour de lui rendre ses bienfaits ! »
Cela faisait partie du personnage et le rendait peut-être encore plus attachant, Omar était un caractériel râleur, chambreur, avec le désir permanent de faire quelque chose de spécial, de faire des dribbles et des « tunnels » à ses adversaires pour mieux les humilier.
Outre les joueurs, il n’hésitait pas à provoquer les arbitres et parfois même les tifosi du camp adverse. Son goût pour la rixe, ses frasques répétées lui valurent d’être suspendu pas moins de dix mois en sept ans sous les couleurs turinoises. Un Cabezòn un peu fanfaròn quoi !
Au cours de l’année 1965, Omar entra même en conflit ouvert avec son entraîneur, le Paraguayen Heriberto Herrera, considérant que sa tactique rigide bridait sa liberté créatrice. La famille Agnelli qui l’avait toujours soutenu malgré ses diverses incartades, craignant qu’Omar passe à l’ennemi, l’Internazionale Milano coaché par le « vrai » Herrera, Helenio, ou le Torino rival historique de la ville, expédia Sívori vers le fond de la botte, à Naples, là-même où débarquera Maradona deux décennies plus tard.
Sans déclencher les mêmes éruptions de liesse que son incomparable successeur, Omar devint cependant le roi de Naples, durant ses quatre saisons, au pied du Vésuve, sous le maillot bleu ciel du Napoli.
Je me souviens d’avoir visité, à cette époque, avec mes parents, le stade San Paolo. En contemplant la pelouse, j’imaginais les fresques qu’il y dessinait.
Ironie du destin, en 1969, Omar y joua l’ultime match de sa carrière face à la Juventus. Il fut expulsé pour une brutalité qui lui aurait valu six matches de suspension.
Omar retourna alors vers sa terre natale d’Argentine, occupant bientôt le poste d’entraineur des clubs de Rosario Central, River Plate, Estudiante, Racing Club et Vélez Sarsfield, avec des fortunes diverses
En 1972 et 1973, il fut même sélectionneur de l’équipe nationale argentine qu’il qualifia pour la Coupe du Monde 1974.
Omar Sívori décéda en février 2005 dans sa ville natale de San Nicolas de los Arroyos, des suites d’un cancer du pancréas. Une stèle grandeur nature lui rend hommage.

monumento-enrique-omar-1

Avant d’envisager maintenant mon hommage à Diego Maradona, pourquoi ne pas se dégourdir les jambes en esquissant quelques arabesques de tango, l’autre passion du peuple argentin, en compagnie de Carlos Gardel ?
Peu d’entre vous savent que cette figure emblématique du tango naquit à Toulouse, en 1890, avant d’émigrer à Buenos Aires avec sa mère, à l’âge de deux ans. Il mourut prématurément en 1935 dans un accident d’avion … quelques semaines avant qu’Omar Sivori pousse son premier cri.
À la veille de la Coupe du Monde 1930 en Uruguay, Carlos Gardel rendit visite aux joueurs de l’équipe d’Argentine au vert dans la banlieue de Montevideo. Pour leur insuffler le moral, il leur chanta quelques-uns de ses succès, parmi lesquels Patadura.

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« Piantáte de la cancha, dejále el puesto a otro
de puro patadura estás siempre en orsay;
jamás cachás pelota, la vas de figurita
y no servís siquiera para patear un hands.
Querés jugar de forward y ser como Seoane
y hacer como Tarasca de media cancha gol.
Burlar a la defensa con pases y gambetas
y ser como Ochoíta el crack de la afición.

Chingás a la pelota,
chingás en el cariño,
el corazón de Monti
te falta, che, chambón.
Pateando a la ventura
no se consiguen goles.
Con juego y picardías
se altera el marcador… »

Dans les paroles originales, sont glissés des anglicismes (le football a été inventé par les Britanniques, n’oubliez pas) tels que « orsay », argentinisation du off-side (hors-jeu), ou « hands » (mains), un membre qui marquera la carrière de Diego.
Dans cette chanson, le football est utilisé métaphoriquement pour se moquer des hommes maladroits et incapables de conquêtes féminines. Avec leurs rabonas (croiser une jambe derrière l’autre et frapper avec la jambe croisée), gambetas (forme de dribble en laissant tomber l’épaule pour inciter l’adversaire à partir dans la mauvaise direction) et chilenas (coup de la bicyclette en retourné), Omar et Diego ne connurent pas pareil désaveu.
Comme chante le populaire groupe pop argentin Versuit Vergarabat : « Si sabemos gambetear, para ahuyentar la muerte », « Si nous savions faire une gambeta, nous chasserions la mort ». Il est accompagné ici du meilleur professeur qui soit :

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Travaux pratiques maintenant sur un terrain, el baile de la gambeta, ça donnait ça :

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Diego Maradona, né en octobre 1960, passa son enfance dans le bidonville insalubre de Villa Fiorito dans la banlieue sud de Buenos Aires. Un décor misérabiliste : rues défoncées, parpaings et tôles de récupération pour consolider les logements, commerce des dealers.
Pour évoquer son enfance, il utilisera plus tard des punchlines : « J’ai grandi dans une résidence privée… privée d’eau, d’électricité et de téléphone » ou encore « ma vie a été bien remplie, je suis sorti de Fiorito pour atteindre le toit du monde ».
Comme Sívori, ses premiers terrains de jeu furent la rue et les potreros. Exceptionnellement précoce dans l’art de manier la pelota, à dix ans, il est déjà remarqué par les recruteurs du club Argentinos Juniors. Roi du malabar (jonglage), il ravit le public à la mi-temps des matches de Première Division.
Vous ne pourrez pas y échapper, car ces images ont fait le tour du monde, vous le verrez, au moins dans un des clips, gueule d’ange, cheveux bouclés, bas aux chevilles (comme Omar), jonglant sur un terrain bosselé et pelé. Il a douze ans, haut comme trois pommes (il mesurera 1 mètre 65 avec les crampons à l’âge adulte), et n’a déjà pas froid aux yeux, confiant ses rêves devant la caméra : jouer en Première Division, être retenu en sélection nationale et remporter une Coupe du Monde.
La légende du Pibe de Oro, le gamin en or, est née. Il ne cessera jamais plus d’alimenter les pages sportives et… des faits divers des médias.
Diego débute en professionnel dans le club d’Argentinos Juniors, dix jours avant ses seize ans. Quatre mois plus tard, le sélectionneur de l’équipe nationale Cesar Luis Menotti fait appel à lui. Le jugeant trop tendre, il ne le retient pour la Coupe du Monde 1978 victorieuse qui se déroule dans l’Argentine de Videla et des colonels. Diego lui en voudra toute sa vie.
En 1981, Maradona signe pour l’autre club mythique de Buenos Aires, Boca Juniors, l’ennemi historisque de River Plate le club d’Omar Sívori***.
Caricaturalement, Boca Juniors c’est l’équipe du peuple quand River Plate apparaît comme le club porteño de la bourgeoisie. Ses couleurs sont celles du premier bateau qui passa sous le pont du quartier de La Boca, un certain jour de 1907, celles du pavillon d’un navire suédois, le bleu et l’or. Son stade est la fameuse Bombonera, « la boîte à bonbons ». Des matches, des enceintes avec les pluies de papelitos, des maillots qui font rêver et appartiennent à l’imaginaire du football, du moins pour ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de vivre de tels moments. Plutôt que voir Naples (quoique !), assister aux deux matches aller et retour du Superclàsico River-Boca, et mourir !

Bombonera Buenos AiresMaradona BocaMaradona boca 2

Diego ne jouera que deux saisons avec Boca, remportant le championnat et, plus important peut-être, humiliant lors du derby du quartier des docks, ceux de River en marquant deux des trois buts.
Je ne vous imposerai pas ici la description exhaustive de son immense carrière, ceux qui s’y intéressent l’auront découverte en long, en large et en travers, dans les médias qui lui ont consacré des pages et des heures d’antenne, au moment de sa disparition.
À la différence de Sívori, trop dans l’anonymat médiatique à son époque, pour moi Maradona, ce furent des images et des émotions que les chaînes de télévision, de plus en plus nombreuses, nous offrirent dès qu’il débarqua en Espagne à l’été 1982, pour la Coupe du Monde.
Tellement obsédés par l’épopée de nos joueurs tricolores interrompue brutalement par le sinistre Schumacher, nous avons oublié le tacle que Diego décocha à hauteur du bas ventre d’un adversaire brésilien, ce qui entraîna son expulsion immédiate et l’élimination de l’Argentine.
Quelques semaines plus tard, il rejoignait les rangs du Barça. Ses deux saisons sous les couleurs blaugrana laissèrent un souvenir mitigé et, plus que les fantaisies techniques qui enchantèrent le Nou Camp (stade de Barcelone), on ne retient souvent aujourd’hui que son incroyable pétage de plomb vis-à-vis du « boucher de Bilbao » Goikoetxea, sous les yeux del Rey Don Carlos. Pièces à conviction :

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En raison de la violence de la bagarre, la lecture de la vidéo est soumise à une limite d’âge !!!

Le surnom donné au joueur basque par un journaliste britannique justifiait « presque » la bagarre générale déclenchée par Diego … En tout cas, c’est à la suite de ce « fait divers de jeu » que Maradona émigra sous d’autres cieux … encore plus volcaniques.
Voir Naples, Diego et mourir ! Il est facile de réécrire l’histoire après coup, mais il semble aujourd’hui presque évident que la bouillante ville du Sud de l’Italie offrait le cadre idéal pour les exploits et les excès de Maradona, « la parfaite concentration de toutes les qualités et tous les défauts des Napolitains ».
Ils étaient 70 000 qui s’étaient rendus au stade San Paolo pour accueillir Maradona, un jour de juillet 1984. On dit que dans les mois qui suivirent, des dizaines de nouveau-nés napolitains, portés sur les fonts baptismaux, reçurent le prénom de Diego.
Parmi les anecdotes qui foisonnent, il y a celle de ce chômeur napolitain qui, apprenant que le club de Barcelone ne voulait pas vendre Maradona, tenta avec d’autres tifosi de prendre d’assaut le consulat espagnol à Naples, avant de s’enchaîner, une petite photo de Diego à la main, jusqu’à ce que le transfert soit effectif.
Dans l’imaginaire des Napolitains, il y a du sacré, dans l’assonance entre le héros sportif Maradona et la Maronna qui est la dénomination de la Vierge Marie dans le dialecte local.
Diego devint une sorte d’icône, les yeux rivés sur lui alors qu’il surgissait sur le terrain en embrassant sa croix. Il était celui qui transformait la vie napolitaine touchée par une épidémie de choléra en 1973, un tremblement de terre (2 483 morts) en 1980, un taux de chômage inégalé, gangrénée par la Camorra la mafia locale.
Les buts de Diego semblaient prolonger les miracles de San Gennaro, saint protecteur de la ville. Sur les drapeaux brandis par les tifosi, l’effigie de saint Maradona cohabitait avec la Madone et San Gennaro. Chaque match au San Paolo était une liturgie, une sorte de rite collectif. Totalement irrationnel … et malsain !

Fresque Maradona à Naples

C’était quasi inévitable, il y eut rapidement le revers de la médaille pieuse dès qu’il tomba, recrue involontaire, entre les tentacules de la Camorra experte en cocaïne, prostitution, corruption et paris sportifs truqués. Sous l’azur de la baie, cousu d’or cette fois, Diego retrouvait à la puissance mille les dérives de Villa Fiorito, le quartier de son enfance.
« Produit de la misère et don du ciel, Maradona apparaît comme un surhomme démocratique, qui a incarné de manière exemplaire, jusque dans son envers négatif et stigmatisé, la totalité de la cité ».
Si on parlait un peu de football ? C’est cela qui me fascinait chez Diego : le joueur, celui qui me faisait me redresser de mon fauteuil, puis me soulever, puis me lever dans l’exaltation d’une de ses actions.
Le monde du football fut surpris lorsque Maradona souhaita quitter le Barça, l’un des plus prestigieux clubs européens, pour le Napoli qui, à l’époque, n’était qu’une modeste équipe d’une région pauvre venant d’échapper de justesse à la relégation, bien en retrait des clubs de l’Italie du Nord, Juventus de Turin, A.C Milan et Inter de Milan.
Durant ses sept ans au pied du Vésuve, par son incomparable génie du jeu, Diego offre à l’équipe moyenne du Napoli les plus grands titres de son histoire, et la fait entrer dans le cercle restreint des grands clubs d’Europe : deux scudetti (championnat d’Italie) en 1986-87 et 1989-90, une Coupe de l’U.E.F.A (la « Ligue Europa » d’aujourd’hui), une coupe d’Italie, 259 buts en 115 matches.
C’est à cette époque qu’outre être roi de Naples, Diego devint Dieu ou comme pour jouer avec le numéro de son maillot : D10s. Capitaine d’une équipe d’Argentine constituée de joueurs moyens, il l’emmena par son seul « génie » à la victoire finale dans la Coupe du monde 1986.
Les journalistes aiment les belles histoires, ils ont raconté celle-ci en en faisant même une épure ou un raccourci de ce que fut la légende de Maradona : soixante ans résumés en quatre minutes. On l’a presque romancée, du moins scénarisée.
Dans cet intervalle de deux-cent-quarante secondes, Diego marqua deux des buts les plus connus de l’histoire du football.
Cela se passa le 22 juin 1986, dans le mythique stade Aztèque, là où, seize ans plus tôt, Pelé et le Brésil avaient remporté ce qui reste encore comme la plus belle Coupe du Monde.
Cette fois, il ne s’agissait pas de la finale, mais seulement d’un quart de finale entre l’Argentine et l’Angleterre. Je me souviens avoir regardé ce match à la télévision, je me trompe peut-être, il me semble que dans l’esprit des Français, on se rappela plus de Guadalajara que de Maradona : dans cette ville, la veille, la France avec Platini avait battu l’immense Brésil de Socrates et Zico après une séance de tirs aux buts.
Diego eut « beau jeu », par la suite, de raconter qu’il était en mission et voulait rendre honneur à la mémoire des soldats argentins tombés au combat contre l’armée du Royaume-Uni, quatre ans plus tôt, sur le petit archipel des Malouines, dans l’Atlantique Sud.
Toujours est-il qu’entre les 51ème et 55éme minutes, au nom ou pas de son patriotisme anti-impérialiste, il inscrivit la controversée « main de Dieu » et « le plus beau but du XXème siècle ».
Imaginez que si la VAR (Video Assistance Referee) avait existé à l’époque, le premier but n’aurait jamais été validé : sur une balle en l’air, Maradona, 1,65m, devance le gardien anglais Shilton, 1,86m, et expédie avec le poing le ballon au fond des filets.
L’arbitre, Monsieur Ali Bennaceur, et ses assistants n’ont rien vu. Notre populaire commentateur Thierry Roland, lui, a vu : « Il a mis la mimine ! » Et bientôt, il sort « sa phrase de jeu » tirée de ses contestables « Fragments d’un discours sur le football » : « Honnêtement, Jean-Michel Larqué, ne croyez-vous pas qu’il y a autre chose qu’un arbitre tunisien pour arbitrer un match de cette importance? (…) Je ne suis pas raciste, je n’ai rien contre les tunisiens. D’ailleurs, ma femme de ménage est tunisienne…» !!! Aujourd’hui, on met un genou sur la pelouse pour moins que cela !
L’histoire a été écrite et réécrite tant de fois depuis, qu’on ne sait plus … le degré d’intervention de Dieu. Il semblerait que devant l’insistance de Diego à nier sa rouerie, un journaliste argentin, dans les vestiaires du stade Azteca, lança ironiquement : « Alors, ça aurait été la main de Dieu ? » … « Ça aurait ! » répondit Diego, dieu de tous les diables.

tableau Maradona Main de DieuDessin Dans la main de Dieu

Diego avouait, en jubilant, qu’après ce but, il courut heureux comme un voyou qui vient de piquer le portefeuille d’un anglais. C’était le but d’un gamin des potreros qui voulait absolument marquer contre ses copains.
Entre dieux on se comprend, et Maradona fut déjà à moitié pardonné pour sa tricherie en marquant, quatre minutes plus tard, le « but du siècle », « mas que un gol, es una obra maestra » affichait en titre la revue argentine El Gràfico.

Maradona chef d'œuvre

Nul besoin d’intervention divine, cette fois, Diego partit de son propre camp et, multipliant les déhanchés, feintes et accélérations, effaçant les défenseurs anglais transformés en vulgaires piquets, alla inscrire le second but qui scellait la victoire de l’Argentine.
Tout autant que les images de son extraordinaire cavalcade, les commentaires enflammés du journaliste uruguayen Victor Hugo Morales en direct, sur une radio argentine, ont fait le tour du monde :
« La va a tocar para Diego, ahí la tiene Maradona, lo marcan dos, pisa la pelota Maradona, arranca por la derecha el genio del fútbol mundial, deja el tendal y va a tocar para Burruchaga… ¡Siempre Maradona! ¡Genio! ¡Genio! ¡Genio! Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta… Gooooool… Gooooool… ¡Quiero llorar! ¡Dios Santo, viva el fútbol! ¡Golaaazooo! ¡Diegoooool! ¡Maradona! Es para llorar, perdónenme… Maradona, en una corrida memorable, en la jugada de todos los tiempos… Barrilete cósmico… ¿De qué planeta viniste para dejar en el camino a tanto inglés, para que el país sea un puño apretado gritando por Argentina? Argentina 2 – Inglaterra 0. Diegol, Diegol, Diego Armando Maradona… Gracias Dios, por el fútbol, por Maradona, por estas lágrimas, por este Argentina 2 – Inglaterra 0 ».

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Traduit dans la langue de Molière, ça donne cela :
« Il va la jouer pour Diego, voilà Maradona, il est marqué par deux joueurs, il met le pied sur le ballon, Maradona, le génie du football mondial commence par la droite, il quitte le centre du terrain et va jouer pour Burruchaga… Toujours Maradona ! Génie ! Génie ! Génie ! Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta… Gooooool… Gooooool… Je vais pleurer ! Bon Dieu, vive le football ! Golaaazooo ! Diegoooooool ! Maradona ! C’est à en pleurer, pardonnez-moi… Maradona, dans une course mémorable, dans la meilleure action de tous les temps… Cerf-volant cosmique … De quelle planète es-tu venu pour laisser autant d’Anglais derrière toi, pour que le pays soit un poing serré qui crie pour l’Argentine ? Argentine 2 – Angleterre 0. Diegol, Diegol, Diego Armando Maradona… Dieu merci, pour le football, pour Maradona, pour ces larmes, pour ce Argentine 2 – Angleterre 0. »
La légende dit que, par la suite, le capitaine anglais Gary Lineker déclara : « Quand Diego nous a mis le deuxième but, j’ai eu envie d’applaudir ».
Le chanteur Benjamin Biolay, qui a des attaches avec Buenos Aires, plaqua quelques bribes du commentaire original du « but du siècle » sur la bande de sa composition Borges Futbol Club.Titre oxymore quand on sait que l’illustre écrivain argentin, décédé une semaine avant ce fameux match, détestait le football qu’il considérait comme un moyen d’inféoder les masses … pas faux, n’est-ce pas ?

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Ce match résuma le mythe de Diego : un zeste de tricherie et beaucoup de génie qui font que certains l’adorent et d’autres le détestent.
Maradona éclaboussa de toute sa classe cette Coupe du Monde au pays de Moctezuma. Tel Charlie Chaplin dans Le Dictateur, il jonglait littéralement avec un globe terrestre.

Diego roi du monde 2

Il pensait bien rééditer le même exploit lors de celle de 1990 qui se disputait … en Italie.
« Venise n’est pas en Italie, Venise c’est chez n’importe qui » chantait Serge Reggiani,
Avant la demi-finale opposant l’Argentine à l’Italie au stade San Paolo de Naples, Diego alla jusqu’à dire que « Naples n’est pas l’Italie », pensant bien naïvement que les Napolitains soutiendraient celui qui avait fait la fierté et le bonheur de leur ville, depuis six ans. Il aurait dû savoir que le peuple italien, qu’il soit du nord ou du sud de la péninsule, la mamma et Giorgio le fils maudit compris, comme Vittorio Gassman dans un film de Dino Risi, manifeste une ferveur sans égale pour leur Squadra Azzura : « Naples t’aime, Diego. Mais l’Italie est notre patrie » pouvait-on lire sur une banderole.
Comme contre les Anglais en souvenir du conflit des Malouines, Diego, mortifié, réalisa son meilleur match du tournoi, qualifiant son équipe au bout du bout des tirs au but, et célébrant un peu trop furieusement et démonstrativement sa joie.
Ce fut le début de la disgrâce. En finale, l’hymne argentin fut copieusement sifflé par le public du Stade Olympique de Rome, et de nombreuses images montrent Maradona éructant, au passage de la caméra, à plusieurs reprises des « hijos de putas » à même de scandaliser la « lupa », la mère adoptive de Remus et Romulus. Et un malheur ne venant jamais seul, l’Argentine, affaiblie par deux expulsions, s’inclina sur un pénalty sifflé à cinq minutes de la fin en faveur des Allemands.
Mais pire, la relation de Maradona avec la Camorra se délite rapidement, avec en point d’orgue, en mars 1991, un match banal contre Bari à l’issue duquel Diego est contrôlé positif à la cocaïne et écope d’une suspension de 15 mois.
Dans le documentaire du cinéaste, oscarisé et césarisé, Emir Kusturica, Diego confiait : « Sais-tu quel joueur j’aurais pu être si je n’avais pas connu la cocaïne ? » La poudre blanche l’accompagna tout au long de sa vie : elle circulait dans le bidonville de Villa Fiorito de son enfance, il la découvrit véritablement lors de son passage à Barcelone suite au tacle crapuleux du sinistre « boucher basque ». Éloigné des terrains pendant plusieurs mois, soulagé à la morphine, il se réfugia dans les plaisirs dangereux de la nuit catalane. Devenu dépendant, il continua à consommer, la mafia napolitaine l’approvisionnant à satiété. Durant des années, les contrôles antidopage furent curieusement cléments, certains médecins étant soudoyés par la Camorra pour fermer les yeux ou inverser les flacons d’urine.

Maradona Pelé Platini

Platini fait son jubilé en 1988, à Nancy, avec Maradona et Pelé. Cocasserie, l’inscription « No drug » sur le maillot de Diego!

N’étant pas attiré par les faits divers, je tire un trait sur la lente mais inéluctable descente aux enfers de Diego qui s’est achevée il y a quelques semaines. Si j’en crois le livre de Jean Teulé, Charles Baudelaire, hors son génie littéraire, possédait également une personnalité trouble d’ailleurs attirée par les paradis artificiels.
Diego n’était pas libre dans sa tête, tout cela a fait les choux gras des médias et nul doute qu’un biopic racontera, dans quelques décennies, aux jeunes générations quel personnage shakespearien fut Diego Maradona.

Maradona Pibe de Oro

Je préfère garder l’image du Pibe de Oro, moitié gamin des rues de Buenos Aires, moitié gamin en or, ambassadeur (comme Omar Sivori) du jeu criollo.
L’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, qu’on ne pourra pas soupçonner d’opportunisme médiatique, publia un texte consacré à Maradona, dès le premier tour de la Coupe du Monde 1982, suite à un mach contre la Hongrie :
« Il n’est pas facile de définir le jeu de Maradona. Il est si complexe que, dans son cas, chaque adjectif a besoin d’une apostille, d’une qualification. Il n’est pas brillant et historique, à la manière du superbe Pelé, mais son efficacité est si retentissante quand il tire, sous des angles improbables, ces tirs extrêmement puissants vers le but, ou lorsque, au moyen d’une passe concise et précise comme un théorème, il met en mouvement un irrésistible opération offensive, ce qui serait injuste de ne pas la qualifier de spectaculaire, un joueur qui transforme un match en une démonstration de génie individuel (ou un « récital », comme l’a dit un critique, avec une excellente vision, de sa performance contre la Hongrie).
Le style de Maradona traumatise cette division que l’on croyait valable entre un football scientifique, typique de l’Europe, et un football artistique, d’origine hispanique américaine. L’attaquant argentin pratique les deux choses en même temps et aucune d’elles en particulier, c’est une curieuse synthèse dans laquelle l’intelligence et l’intuition, l’inventivité sont continuellement soutenues, le calcul et, comme dans sa littérature, l’Argentine a produit un style du football qui est la manifestation la plus européenne de l’Amérique hispanique.
Si dans les prochains matches, Maradona joue comme il a joué contre les Hongrois, organisant avec la même efficacité les actions offensives de son équipe, luttant avec la même avidité pour le ballon, donnant des coups de pied et se dirigeant vers le but avec la même fureur et la même précision et même la gestion, pour venir prêter main-forte à sa propre défense, nul doute que, quelle que soit la place de l’Argentine dans le tirage au sort final, il sera le héros de ce championnat (et des années qui suivront).
Les peuples ont besoin de héros contemporains, d’êtres à déifier. Aucun pays n’échappe à cette règle. Cultivée ou non éduquée, riche ou pauvre, capitaliste ou socialiste, chaque société ressent ce besoin irrationnel de capturer des idoles de chair et de sang devant lesquelles brûler de l’encens. Politiciens, soldats, rock stars, athlètes, cuisiniers, « play-boys », grands saints ou bandits féroces, ont été élevés sur les autels de la popularité et convertis par le culte collectif en ce que les Français appellent les monstres sacrés avec une bonne image . Eh bien, les footballeurs sont les personnes les plus inoffensives à qui ce rôle idolâtre peut être conféré.
Ils sont, bien sûr, infiniment plus inoffensifs que les politiciens ou les guerriers, entre les mains desquels l’idolâtrie des masses peut devenir un instrument redoutable, et le culte du footballeur n’a pas les miasmes frivoles qui amincissent toujours la déification de l’artiste de cinéma ou société musaraigne. Le culte de l’as du football dure aussi longtemps que son talent de footballeur s’estompe avec lui. C’est éphémère, car les stars du football sont bientôt brûlées dans le feu vert des stades et les adeptes de cette religion sont implacables: dans les gradins, rien n’est plus proche de l’ovation que les sifflets.
C’est aussi le moins aliénant des cultes, car admirer un footballeur, c’est admirer quelque chose de très proche de la pure poésie ou d’une peinture abstraite. C’est admirer la forme pour la forme, sans aucun contenu rationnellement identifiable. Les vertus du football – dextérité, agilité, vitesse, virtuosité, puissance – peuvent difficilement être associées à des postures socialement pernicieuses, à des comportements inhumains. Par conséquent, s’il doit y avoir des héros, vive Maradona ! »

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Dans la trattoria Vesuvio à Florence, le souvenir de Maradona reste très présent

Je n’aurai pas l’outrecuidance d’ajouter quelque chose au propos d’un prix Nobel de littérature, si ce n’est qu’il valide ma passion enfantine pour le football.
« Sivori était Maradona avant Maradona ! » Quels veinards, ceux de ma génération qui ont eu le bonheur de se régaler de tranches napolitaines avec Omar Sivori et Diego Maradona, deux des plus grands artistes du ballon rond !

« Moi je suis du temps du tango
Où mêm’ les durs étaient dingos
De cett’ fleur du guinch’ exotique
Ils y paumaient leur énergie
Car abuser d’ la nostalgie
C’est comme l’opium… ça intoxique… »

Je suis aussi du temps du rock alternatif et je garde un souvenir ébloui d’un concert incandescent de la Mano Negra à la Cigale. C’était à la grande époque de Diego. Avec ses potes musiciens, Manu Chao échangeait depuis la scène des passes avec le public. Têtes, talonnades, reprises de volée, c’était un récital.
Quelques années plus tard, Manu, qui avait connu les ambiances enflammées d’Amérique du Sud, chanta son admiration pour Maradona. La vida es una tòmbola, tout un programme !
Je vous en offre deux versions : le clip officiel où vous pourrez goûter une fois encore aux arabesques de Diego et l’idolâtrie qu’il déclenchait, ainsi que l’extrait mis en scène par Emir Kusturica. On devine beaucoup de jubilation enfantine dans les yeux et la voix de Manu Chao, et … un brin de mélancolie sur le visage de Diego : « Sais-tu quel joueur j’aurais pu être si je n’avais pas connu la cocaïne ? … »

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* http://encreviolette.unblog.fr/2017/03/15/raymond-kopa-un-des-plus-grands-footballeurs-de-mon-enfance/
** http://encreviolette.unblog.fr/2014/11/09/di-stefano-seleve-plus-haut-que-tout-le-monde/
*** Un très intéressant documentaire sur la rivalité River Plate/Boca Juniors
Looking for Buenos Aires https://www.youtube.com/watch?v=YVg_0HyyPdI

Publié dans:Coups de coeur |on 27 décembre, 2020 |2 Commentaires »

Anne Sylvestre, une grande dame de la chanson française, s’en est allée …

Anne Sylvestre  couverture Télérama

Elle avait chanté :

« J’ai de bonnes nouvelles
Vole, l’hirondelle
J’ai de bonnes nouvelles
À vous donner de moi
Le temps s’est arrêté de moudre
Des chardons bleus, des grains de peur
On a pu se remettre à coudre
Tout l’éparpillement du cœur… »

Mauvaise nouvelle, Anne Sylvestre s’est tue le 30 novembre 2020 à l’âge de 86 ans.
Le comédien et humoriste Vincent Dedienne lui a rendu un hommage très personnel, délicat et tendre dans l’émission Quotidien :
« Anne. Nous sommes le premier matin de décembre. Le jour du premier chocolat. Avant que j’ai eu le temps d’ouvrir la petite fenêtre du calendrier, j’avais reçu deux textos : le premier de Philippe Delerm qui me disait : ‘Anne Sylvestre est morte’ ; le deuxième de la fromagerie Laurent Bouvet, qui dans un style moins lapidaire m’informait que la crème double de gruyère était arrivée ce matin avec les yaourts suisses, et qu’il fallait se dépêcher parce qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde. Je ne sais pas vraiment quel effet ça m’a fait d’apprendre qu’il existait des yaourts suisses. J’imagine que c’est une bonne nouvelle… Pour les Suisses.
Je ne sais pas non plus quel effet ça m’a fait d’apprendre que tu étais morte. J’étais triste sur mon lit, les yeux ronds, la bouche ouverte, mais il me suffisait de penser à toi pour sourire.
Nous avons tellement de chance de t’avoir eu comme chanteuse, comme amie, comme idole et comme rempart à la bêtise et à la vulgarité. Nous avons tellement de chance de te connaître par cœur. Tellement de chance d’avoir toutes tes chansons pour nous consoler de tout. Nous avons eu tellement de chance en septembre 2019 de t’applaudir encore. Il y a des chagrins doubles, comme il y a de la crème double de gruyère. Il y a le chagrin du petit garçon qui pleure la voix de son enfance, la voix de la dame qui chante et qui en chantant fait le jour dans toute la maison. Et il y a le chagrin de l’adulte, du chagrin du garçon de 30 ans qui perd sa chanteuse préférée, sa copine ronchonne qui était comme un bouquet de roses et de chardons. Mais il ne faut pas trop pleurer, il faut regarder la Terre et y voir tout le bien que tu y as fait. Ta vie est un triomphe, et ce matin, je t’embrasse, et je t’applaudis encore. »
Anne était la sœur aînée de la romancière Marie Chaix, auteure de Les Lauriers du lac de Constance, une biographie romancée de leur père collaborationniste notoire durant l’Occupation.
Elles avaient honte du passé de leur père qu’elles aimaient pourtant, et qui les aimait. Anne avait exprimé sa souffrance dans Roméo et Judith :

« … Oh Tu ne comprends pas, Roméo
J’ai la tristesse sous la peau
Le sang de mon peuple s’indigne
Et je ne peux pas oublier
Que tu descends en droite ligne
De ceux qui l’ont persécuté
Mon amour me semble parjure
Et je sens bien que la blessure
Ne guérira pas de sitôt
Pardon si je te semble dure
Je ne pourrai pas, Roméo

Cette peine que tu abrites
Je la partage tant, Judith
J’ai souffert du mauvais côté
Dans mon enfance dévastée
Mais dois-je me sentir coupable
Et ce qui fut impardonnable
Et que je ne pardonne pas »

Anne-Marie Beugras, ce n’était pas tellement un nom d’artiste …

« Si vous le savez comment je m’appelle
Vous me le direz, vous me le direz
Si vous le savez comment je m’appelle
Vous me le direz, je l’ai oublié
Vous me le direz, je l’ai oublié

Quand j’étais petite et que j’étais belle
On m’enrubannait de ces noms jolis
On m’appelait fleur sucre ou bien dentelle
J’étais le soleil et j’étais la pluie
Quand je fus plus grande hélas à l’école
J’étais la couleur de mon tablier
On m’appelait garce on m’appelait folle
J’étais quelques notes dans un cahier … »

Elle aurait pu nous dire qu’elle avait feuilleté le calendrier et, en désespoir de cause, s’être résignée au dernier saint de l’année.
En fait, en classe de cinquième chez les Dominicaines, elle eut une professeure de français qui faisait chanter à ses élèves Silvestrig (« Le petit Sylvestre »), une chanson bretonne très populaire depuis sa parution dans le Barzaz Breiz de Théodore Hersart de La Villemarqué.
C’est ainsi que bien plus tard, dès ses débuts sur une scène, elle se présenta : « Je suis Anne Sylvestre, chanteuse de variété, fière de l’être ».
Une de ses toutes premières chansons Porteuse d’eau traduit son goût pour la terre et la nature.

« … Je suis taillée dedans ce bois
Qui emmanche les bêches
Celui duquel on fait les croix
Parfois aussi les flèches
J’ai les semailles au fond de moi
Et les vendanges au bout des doigts
Et dans ma voix
Le chant des herbes sèches

Ma seule chaîne est celle d’un puits
J’ai l’âge des fontaines
L’humeur du temps qui change et fuit
La patience des graines
Quatre saisons filant sans bruit
Le jour et puis un jour la nuit
La mort et puis
Que la terre me prenne… »

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Pour évoquer le temps de ses débuts, j’ai sollicité mon amie Renée Bonneau, ancienne professeure agrégée de Lettres classiques et auteure de passionnants « pol’arts » mêlant intrigue policière et histoire de l’art* :
« J’ai fait sa connaissance quand elle est venue retrouver à l’Ecole Normale Supérieure boulevard Jourdan (à l’époque, seuls les garçons avaient droit à la rue d’ULM), une amie commune de la khâgne du lycée Fénelon. C’était en 1955-1956. Elles avaient suivi ensemble, après l’hypokhâgne, un stage de voile aux Glénans.
Elle avait renoncé à continuer après cette année d’hypokhâgne dont le régime assez strict devait lui déplaire, et choisi la voie de la chanson. Elle évoque un épisode de cette année dans une page de son livre Coquelicots et autres mots que j’aime, et ses rapports difficiles avec notre professeur de philosophie, Dinah Dreyfus, divorcée de Levy-Strauss, et qui nous fascinait.
Anne nous a fait; dans ma « thurne » bénéficier de ses premières créations en s’accompagnant sur ma guitare. Je me souviens d’une épatante chanson de marin qu’elle n’a, à ma connaissance, jamais sortie.
Je ne l’ai revue que trois ans plus tard, l’ayant invitée à déjeuner avec notre amie commune. Elle nous racontait la galère des premiers temps, deux ou trois cabarets dans la soirée, devant un public bruyant, mangeant ou buvant, à peine attentif. Et ses retours nocturnes à Saint Michel-sur-Orge (je crois) retrouver sa famille car elle était mariée et avait un enfant.
Puis je l’ai revue, bien plus tard lorsqu’elle se produisait dans les salles de la région, où nous allions mon amie et moi la saluer à la fin du spectacle, sans songer à reprendre avec elle des liens qui ne lui auraient rien apporté »
Anne ne m’en voudra plus que je dise qu’elle échoua à son certificat de licence littéraire : le sujet était un texte d’Apollinaire qu’elle appréciait particulièrement, le professeur correcteur beaucoup moins.
Renée me grondera que je vous dise, qu’à la même époque, elle aussi écrivait des chansons qui lui valurent de chanter à l’émission de Michèle Arnaud et au cabaret Milord l’Arsouille.
Destins croisés, la vie est bien faite parfois, chacune s’épanouit dans sa passion première, Anne dans la chanson, Renée dans l’enseignement.

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Anne rêva souvent sur les quais de Seine au lieu de fréquenter la Sorbonne et se produisit pour la première fois, en novembre 1957, non loin de là, sur la scène du cabaret La Colombe. Son père l’avait accompagnée pour voir un peu « qu’est-ce que c’était que cette boîte » ! Guy Béart, qui se trouvait dans la salle, lui prêta sa guitare. Elle chanta trois chansons dont Porteuse d’eau. Son premier cachet était de …7 francs !

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Dans les années 1950, après la guerre, la rive gauche de la Seine (qui donna son nom à un mouvement de music-hall) regorgeait de cabarets, véritable vivier de talents. On y vit éclore la fine fleur de la chanson française : une époque bienveillante où les artistes se croisaient, se conseillaient, revenaient écouter les autres, « un moment magique avec une liberté extraordinaire » confia Juliette Greco.
Anne se produisit aussi, notamment, à la Contrescarpe, le Port du Salut.
Séquence surréaliste aujourd’hui, j’avais juste une grosse dizaine d’années, mes souvenirs sont un peu confus, depuis ma chambrette, j’entendais les disques microsillons vinyles que mon frère aîné, neuf ans d’écart, écoutait dans la pièce voisine.
Involontairement, il participa largement, par infusion et … diffusion, à mon éducation musicale, « music-hall » devrais-je dire, Brassens, Brel, Béart, Marcel Amont, les Frères Jacques, le Bécaud 100 000 volts …
Parmi ces artistes, s’était glissée une jolie voix de femme, celle d’Anne Sylvestre, qui se lamentait en boucle, sur l’électrophone (et aussi beaucoup sur mon transistor) que son mari était parti.
Écoutez-la, superbement illustrée dans un clip récent de premier confinement.

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« Mon mari est parti un beau matin d’automne, parti je ne sais où
Je me rappelle bien la vendange était bonne et le vin était doux
La veille nous avions ramassé des girolles au bois de Viremont
Les enfants venaient juste d’entrer à l’école et le temps était bon
Mon mari est parti un beau matin d’automne, le printemps est ici
Mais que voulez-vous bien que le printemps me donne, je suis seule au logis
Mon mari est parti avec lui tous les autres maris des environs
Le tien Éléonore et vous Marie le vôtre et le tien Marion
Je ne sais pas pourquoi et vous non plus sans doute tout ce que nous savons
C’est qu’un matin d’octobre ils ont suivi la route et qu’il faisait très bon
Des tambours sont venus nous jouer une aubade, j’aime bien les tambours
Il m’a dit : « je m’en vais faire une promenade », moi je compte les jours … »

À la réécouter souvent par la suite, je compris mieux, à l’adolescence, sa résonance pour mes parents et mon frère menacé de partir aussi malgré son sursis universitaire.
Mon mari est parti fut le premier grand succès d’Anne. Sur fond de guerre d’Algérie, avec poésie et des mots ciselés, elle s’opposait à la guerre, toutes les guerres, et à l’oppression : une chanson intemporelle. Quand je l’écoute encore, je pense aussi à mon père et à ma chère mémé Léontine qui, au son du tocsin au clocher de leur village, virent mon grand-père les abandonner dans les champs, le 2 août 1914.
En 1954, Le déserteur de Boris Vian fut censuré, Anne, avec humour, regretta par la suite qu’elle ne le fût pas : « Ça m’aurait fait de la publicité ! J’étais juste déconseillée …»
Anecdote, sa photographie, par contre, fut « censurée » sur la pochette du disque parce qu’elle était alors enceinte donc « pas montrable » ! On lui préféra de romantiques nénuphars.

Anne Sylvestre Nénuphars

Anne fut vite reconnue dans la profession et rencontra son public, un certain public féru de beaux textes et de chansons « rive gauche ».
On aime coller des étiquettes, on eut tôt fait de l’appeler la « Brassens en jupons », ce qu’elle n’aimait pas du tout. Elle aspirait juste à être Anne Sylvestre contemporaine de Brassens et de Brel.
L’ami Georges, clairvoyant et bienveillant, écrivit au dos de la pochette de son second 33 tours 25 cm (quel jargon pour mes jeunes lecteurs .. ; s’il y en a !) : « Ce public de France et de Navarre, que l’on a coutume de considérer comme le plus fin du monde, semble avoir une tendance fâcheuse à bouder un peu les débuts de ceux qui le respectent assez pour se refuser à lui faire la moindre concession.
Cependant, un jour ou l’autre, il finit par vouer une profonde gratitude aux artistes qui ont réussi à se faire aimer de lui malgré lui – si j’ose dire – en dérangeant ses habitudes.
Ce jour est venu pour Anne Sylvestre. Petit à petit, en prenant tout son temps, sans contorsion, grâce à la qualité de son œuvre et à la dignité de son interprétation, elle a conquis ses adeptes, ses amis un par un et définitivement.
On commence à s’apercevoir qu’avant sa venue dans la chanson il nous manquait quelque chose, et quelque chose d’important. »

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Clémence, Éléonore et Philomène allaient fréquenter Marinette et Margot.
Anne passa notamment dans la mythique émission télévisée Discorama, un panorama intelligent de l’actualité de la chanson animé par Denise Glaser (elle fut débarquée sous le mandat de V.G.E avec l’explosion de l’ORTF, au nom de la modernité). Ah les magnifiques silences de Denise pour faire parler ses invités, lesquels, cette fois là, étaient, outre Anne, Brassens, Monique Morelli et … les Chats Sauvages. Éclectique !
Anne fut tôt récompensée, à plusieurs reprises, par l’Académie Charles Cros, une prestigieuse institution créée, en 1947, au lendemain de la guerre.
J’ai gardé une délectation pour ces chanteuses de cette époque à l’impeccable diction, outre leur répertoire de qualité : Cora Vaucaire, Juliette Greco et Anne bien sûr.
Elle ne m’en voudrait pas, je luis fis sinon des infidélités, du moins je fus coupable de quelques éloignements durant sa carrière. Que voulez-vous, j’étais ado, c’était aussi le temps de Salut les Copains, des Beatles … Anne connut une longue traversée du désert, pour certain journaliste, toujours en quête d’étiquette, Françoise Hardy (qui lui ressemblait physiquement) était « une Anne Sylvestre qui swinguait » et Anne … la Jeanne d’Arc des anti-yéyés.
Cependant, je la « suivais » tout de même à travers des émissions de France-Inter animées par Pierre Bouteiller, José Artur et Jacques Chancel qui continuaient à défendre une certaine chanson française. Ils programmaient souvent Anne Sylvestre, Sophie Makhno, David McNeil, Graham Allwright.
Ainsi, de loin en loin, je n’ignorais pas les bijoux musicaux ciselés par Anne.
« Jusque-là toutes les chansons sur les femmes étaient écrites par des hommes et celles chantées par des interprètes femmes étaient écrites par des hommes, c’est-à-dire qu’elles disaient ce qu’ils avaient envie d’entendre. »
Au fil de ses chansons, Anne écrivait une sorte de grand roman des femmes. Féministe, elle l’était complètement, mais pas à l’image de celles (trop) excitées qui défendent, aujourd’hui la juste cause féminine. Anne n’était pas « frontale » : elle incarnait par des personnages et des récits d’une excellence littéraire, leurs souffrances et leurs combats, leurs victoires parfois.
Elle partit de très loin, de l’origine même, ainsi sa relecture ironique, sur un air de java, de la Genèse dans La faute à Ève. Avec humour, elle confiait qu’il fallait avoir été élevée chez les religieuses pour faire une chanson aussi anticléricale.

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D’abord elle a goûté la pomme
Même que ce n’était pas très bon
Y avait rien d’autre, alors en somme
Elle a eu raison, eh bien, non ?
Ça l’a pourtant arrangé, l’homme
C’était pas lui qui l’avait fait
N’empêche, il l’a bouffée, la pomme
Jusqu’au trognon et vite fait

Oui, mais c’est la faute à Ève
Il n’a rien fait, lui, Adam
Il a pas dit : « Femme, je crève
Rien à se mettre sous la dent. »
D’ailleurs, c’était pas terrible
Même pas assaisonné
C’est bien écrit dans la Bible
Adam, il est mal tombé

Après ça, quand Dieu en colère
Leur dit avec des hurlements :
« Manque une pomme à l’inventaire !
Qui l’a volée ? C’est toi, Adam ? »
Ève s’avança, fanfaronne, et dit :
« Mais non, papa, c’est moi
Mais, d’ailleurs, elle était pas bonne
Faudra laisser mûrir, je crois. »

Alors c’est la faute à Ève
S’il les a chassés d’en haut
Et puis Adam a pris la crève
Il avait rien sur le dos
Ève a dit : « Attends, je cueille
Des fleurs. » C’était trop petit
Fallait une grande feuille
Pour lui cacher le zizi

Après ça, quelle triste affaire
Dieu leur a dit : « Faut travailler. »
Mais qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ?
Ève alors a dit : « J’ai trouvé. »
Elle s’arrangea, la salope
Pour faire et porter les enfants
Lui poursuivait les antilopes
Et les lapins pendant ce temps

C’est vraiment la faute à Ève
Si Adam rentrait crevé
Elle avait une vie de rêve
Elle s’occupait des bébés
Défrichait un peu la terre
Semait quelques grains de blé
Pétrissait bols et soupières
Faisait rien de la journée

Pour les enfants, ça se complique
Au premier fils il est content
Mais quand le deuxième rapplique
Il devient un peu impatient
Le temps passe, Adam fait la gueule
Il s’aperçoit que sa nana
Va se retrouver toute seule
Avec trois bonhommes à la fois

Là, c’est bien la faute à Ève
Elle n’a fait que des garçons
Et le pauvre Adam qui rêve
De changer un peu d’horizon
Lui faudra encore attendre
De devenir grand-papa
Pour tâter de la chair tendre
Si même il va jusque-là

En plus, pour faire bonne mesure
Elle nous a collé un péché
Qu’on se repasse et puis qui dure
Elle a vraiment tout fait rater
Nous, les filles, on est dégueulasses
Paraît qu’ça nous est naturel
Et les garçons, comme ça passe
Par chez nous, ça devient pareil

Mais si c’est la faute à Ève
Comme le bon Dieu l’a dit
Moi, je vais me mettre en grève
J’irai pas au paradis
Non, mais qu’est-ce qu’Il s’imagine ?
J’irai en enfer tout droit
Le bon Dieu est misogyne
Mais le diable, il ne l’est pas
Ah !

Comme on dirait aujourd’hui, elle envoyait !
L’une de ses très grandes chansons Non tu n’as pas de nom fut écrite longtemps avant que, sous le septennat du même V.G.E ci-dessus, Simone Veil ne porte la loi sur l’I.V.G. Elle fut parfois diffusée sur les ondes, et reprise par des militantes comme un réquisitoire pour l’avortement, alors qu’il s’agit plutôt d’une sublime berceuse pleine d’humanité sur le choix des femmes de donner le jour ou pas, « l’enfant ou le non-enfant » comme elle disait.

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« Non non tu n’as pas de nom
Non tu n’as pas d’existence
Tu n’es que ce qu’on en pense
Non non tu n’as pas de nom
Oh non tu n’es pas un être
Tu le deviendras peut-être
Si je te donnais asile
Si c’était moins difficile
S’il me suffisait d’attendre
De voir mon ventre se tendre
Si ce n’était pas un piège
Ou quel douteux sortilège

Non non tu n’as pas de nom…

Savent-ils que ça transforme
L’esprit autant que la forme
Qu’on te porte dans la tête
Que jamais ça ne s’arrête
Tu ne seras pas mon centre
Que savent-ils de mon ventre
Pensent-ils qu’on en dispose
Quand je suis tant d’autres choses

Non non tu n’as pas de nom…

Déjà tu me mobilises
Je sens que je m’amenuise
Et d’instinct je te résiste
Depuis si longtemps j’existe
Depuis si longtemps je t’aime
Mais je te veux sans problème
Aujourd’hui je te refuse
Qui sont-ils ceux qui m’accusent

Non non tu n’as pas de nom…

A supposer que tu vives
Tu n’es rien sans ta captive
Mais as-tu plus d’importance
Plus de poids qu’une semence
Oh ce n’est pas une fête
C’est plutôt une défaite
Mais c’est la mienne et j’estime
Qu’il y a bien deux victimes

Non non tu n’as pas de nom…

Ils en ont bien de la chance
Ceux qui croient que ça se pense
Ça se hurle ça se souffre
C’est la mort et c’est le gouffre
C’est la solitude blanche
C’est la chute l’avalanche
C’est le désert qui s’égrène
Larme à larme peine à peine

Non non tu n’as pas de nom…

Quiconque se mettra entre
Mon existence et mon ventre
N’aura que mépris ou haine
Me mettra au rang des chiennes
C’est une bataille lasse
Qui me laissera des traces
Mais de traces je suis faite
Et de coups et de défaites

Non non tu n’as pas de nom
Non tu n’as pas d’existence »
Tu n’es que ce qu’on en pense
Non non tu n’as pas de nom »

Anne s’offrit (et nous offrit) un autre grand succès avec Les gens qui doutent. Elle déclarait que cette chanson « était née parce qu’elle était, à l’époque, confrontée à des gens remplis de certitudes qui lui cassaient les pieds », elle ajouta plus tard, devant la popularité de sa chanson, n’avoir jamais imaginé qu’il y avait autant de personnes qui doutaient !
Cette chanson n’a pas pris une ride, au contraire même, elle devrait interpeller tous ces intervenants aux avis péremptoires qui défilent aujourd’hui sur les plateaux de télévision.

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« J’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer
J’aime les gens qui disent et qui se contredisent et sans se dénoncer
J’aime les gens qui tremblent, que parfois ils ne semblent capables de juger
J’aime les gens qui passent moitié dans leurs godasses et moitié à côté
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime ceux qui paniquent, ceux qui sont pas logiques, enfin, pas « comme il faut »
Ceux qui, avec leurs chaînes pour pas que ça nous gêne font un bruit de grelot
Ceux qui n’auront pas honte de n’être au bout du compte que des ratés du cœur
Pour n’avoir pas su dire « délivrez-nous du pire et gardez le meilleur »
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime les gens qui n’osent s’approprier les choses, encore moins les gens
Ceux qui veulent bien n’être, qu’une simple fenêtre pour les yeux des enfants
Ceux qui sans oriflamme et daltoniens de l’âme ignorent les couleurs
Ceux qui sont assez poires pour que jamais l’histoire leur rende les honneurs
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime les gens qui doutent mais voudraient qu’on leur foute la paix de temps en temps
Et qu’on ne les malmène jamais quand ils promènent leurs automnes au printemps
Qu’on leur dise que l’âme fait de plus belles flammes que tous ces tristes culs
Et qu’on les remercie qu’on leur dise, on leur crie « merci d’avoir vécu! »
Merci pour la tendresse
Et tant pis pour vos fesses
Qui ont fait ce qu’elles ont pu »

J’aime tellement sa « petite chanson » ! Il me semble qu’on lui chercha noise à sa sortie pour les quelques « gros mots » qu’elle contenait. Elle fut défendue par Brassens qui en connaissait un rayon sur les cons !
Avec légèreté, finesse, et tellement d’humour, Anne savait remettre les hommes à leur place. Ainsi, dans La vaisselle, sur un rythme de comptine, elle réclame des droits égaux pour tout un chacun dans le couple, homme ou femme, même pour les besognes ménagères.

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« Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais tout change 2x
et voici Jules qui lange
les fesses de l’héritier.
Il balaie 2x
et bientôt, quelle merveille,
il astique le plancher.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais tout bouge 2x,
et voici que les yeux rouges
il fait cuire le rôti.
Il cuisine 2x
quelle splendeur assassine ! -
fait la plonge et il essuie.
Ça fait rien, on change rien
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais tout marche, mais ça marche,
et voici qu’il ne se cache
quand il reste à la maison.
C’est Germaine qui ramène
tout l’argent de la semaine,
ce n’est pas contre saison.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais il l’aime, mais ils s’aiment,
et ce n’est pas un problème
de savoir qui va porter
la culotte ou bien les bottes,
et le seul drapeau qui flotte,
c’est une taie d’oreiller.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais voici que sonne l’heure
de traîner l’enfant qui pleure
vers l’école aux bancs de bois.
L’enfant de Germaine et Jules,
sans y penser, articule
dans les livres d’autrefois.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Tout recule 2x
et plus tard le petit Jules
aura des enfants aussi
qui derrière leur cartable,
dans l’école imperturbable
épèleront ces niaiseries.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde.
Oh, mais non !
Merde ! »

Dans la même veine, j’adore La reine du créneau : quel homme, et je m’inclus dedans, ne riait pas jaune quand Anne louait sa bonne conduite… au volant ? Un hymne à la beaufitude !

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« Quand j’ai eu mon permis tout neuf
Du premier coup, c’est pas du bluff,
J’ai compris qu’ j’avais intérêt
A rester aux aguets
Que simplement, on m’imagine
Dans ma deux-chevaux d’origine
Affrontant mon premier trottoir
Le cœur rempli d’espoir
Je voulais que ma manœuvre
Fût un vrai petit chef d’œuvre
Mais je n’entendais que trop
Tous les clients d’un bistrot
Me beugler leurs commentaires
« Mais passe-la, ta marche arrière !
Ah, j’vous jure, ah les nanas
Heureus’ment qu’on est là ! »
Ces abrutis pleins de Pernod
Ils m’ont fait rater mon créneau
Toutes les automobilistes
Pourraient faire avec moi la liste
Des âneries que l’on entend
Quand on est au volant
J’ai donc appris à leur répondre
Et de manière à les confondre
Oui, ça consomme mais moins qu’un mari
Et c’est bien plus gentil
La conduite, je l’ai apprise
Pas dans une pochette-surprise
La voiture, elle est à moi
Ni à Jules, ni à papa
Et quand le long d’un trottoir
Je les voyais goguenards
Je demandais sans un frisson
« Vous voulez une leçon ? »
Pour conjurer la parano
J’suis d’venue la reine du créneau
On s’habitue, on en rigole
Puis on a une grosse bagnole
Alors on se fait insulter
« Elle t’a pas trop coûté, hein ? »
Ils sont là qui vous collent aux fesses
Parce que c’est pas une gonzesse
Qui va leur barrer le chemin
La veille, c’est pas demain
Mais tous ces doubleurs à droite
Ces pousse-toi d’là que j’déboite
Maniaques de l’appel de phares
Abuseurs d’anti-brouillard
Ceux chez qui rien ne distingue
Le volant d’avec un flingue
Avant que de les laisser
Nous jeter dans l’fossé
Résistons à ces tyranneaux
Nous sommes les reines du créneau
S’ils nous renvoient à nos fourneaux
Ne lâchons pas notre créneau »

Anne, désormais octogénaire, s’inspira de l’affaire DSK pour écrire, indignée, Juste une femme, une chanson #metoo avant l’heure :

« Petit monsieur, petit costard
Petite bedaine
Petite sal’té dans le regard
Petite fredaine
Petite poussée dans les coins
Sourire salace
Petites ventouses au bout des mains
Comme des limaces
Petite crasse »
Il y peut rien si elles ont des seins
Quoi, il est pas un assassin
Il veut simplement apprécier
C’que la nature met sous son nez
Mais c’est pas grave, c’est juste une femme … »

Chanteuse engagée, Anne préférait qu’on la reconnaisse comme « chanteuse dégagée », elle en fit d’ailleurs une chanson.

Son œuvre est d’une telle richesse, quantitative et qualitative que c’est une gageure intenable de l’explorer en un billet, je la traverse ici en rassemblant les souvenirs qui me viennent d’emblée à l’esprit.
Justement, j’ai envie de partager avec vous deux de ses collaborations avec deux compagnons de cabaret de ses débuts.
J’avais eu l’occasion de vous faire entendre La margelle qu’elle emprunta à Roger Riffard**, un artiste à la langue châtiée, mais bien trop dilettante. Un bijou d’humour noir dont elle disait que c’était encore plus drôle quand Riffard le chantait :

Autre friandise musicale, ce duo avec Boby Lapointe déguisé en prisonnier derrière les barreaux. Depuis l’temps qu’elle l’attendait son prince charmant … Jubilant !

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{Elle:}
Je dois dire que je penche
Pour un certain décorum
Un mariage en robe blanche
Avec beaucoup d’harmonium
Monsieur l’abbé Labouture
Celui qui doit nous marier
Pense que telle aventure
Se doit d’être enjolivée

{Lui:}
Tranquillise-toi mon aimée
S’il n’est pas trop mariole
Amène ton curé
Longtemps déjà je t’ai cherchée
Et pour la gaudriole
Plus besoin du clergé

{Elle:}
Je ne savais pas qu’un homme
C’était aussi déroutant
Ce doit être ce qu’on nomme
Un Don Juan et pourtant
Je pense à ce que ma mère
A failli me dire un soir
Des choses bien singulières
Que je ne veux pas savoir

Depuis l’temps que j’l’attends
Que j’l’attends
Depuis l’temps que j’l’attends
J’ai des doutes maintenant

Anne écrivait et composait parfois pour d’autres : ainsi, sa bouleversante Maumariée, cette femme mariée contre son gré et qui se suicida par noyade. Serge Reggiani est peut-être cet homme « qui aurait su l’aimer ».

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Je ne peux évidemment pas passer sous silence l’autre facette du répertoire d’Anne Sylvestre, ses délicieuses Fabulettes.
Bien qu’elle en eût écrites pratiquement depuis ses débuts, on pense souvent, à tort, qu’elle se recycla vers ce genre lorsqu’elle fut submergée par la vague yéyé. Par contre, le succès qu’elle connut auprès des enfants fut tel que cela lui permit de ne jamais connaître les vaches maigres.
Son goût pour ce genre naquit peut-être de l’achat dans une librairie d’un recueil de chansons écrites par Francine Cockenpot, auteure (qui le sait ?) de Colchiques dans les prés, que les écoliers de ma génération apprenaient à la communale, et qui n’est donc en aucune façon un air du folklore français.
C’est une institutrice qui suggéra à Anne de publier des CD par thèmes. Plusieurs écoles en France portent le nom d’Anne Sylvestre.
Toujours est-il qu’Anne a fait œuvre utile en luttant contre la crétinisation et en détournant beaucoup d’enfants des niaiseries goyesques. Si j’en crois son hommage, Vincent Dedienne fait partie de ces chanceux « Rescapés des fabulettes » :

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« Ils ont au fond de leur mémoire
Une tortue, un hérisson,
Et une balan-balançoire,
Une grenouille, un p’tit maçon
Ils se souviennent aussi peut-être
D’un veau avec de drôles d’idées,
Une maison pleine de fenêtres
Et d’un renard très enrhumé…

Les rescapés des fabulettes,
Les amoureux de la p’tite Josette,
Ceux qui montaient dans mon bateau,
Même qu’il était pas beau…
Les rescapés des fabulettes,
De toboggan en bicyclette,
Adoraient le petit sapin,
Même s’il piquait les mains…
Moi, j’étais la dame qui chante,
A l’école et à la maison,
Quand je faisais, et ça m’enchante,
Partie des meubles du salon... »

Précocement « adulte » avec Anne Sylvestre, à cause de mon frère, j’ai manqué notamment le stade des nouilles. Quoique ! Réminiscence de mon enfance, il m’arrive encore, lorsque je mange mon vermicelle, d’aligner quelques lettres de l’alphabet sur le rebord de mon assiette.

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Merci monsieur Pavlov, je crains de ne plus pouvoir, désormais, manger mon bouillon sans penser à Anne qui est partie.
Pour donner le sourire à Renée Bonneau qui m’a fait l’amitié d’évoquer les jeunes années d’Anne, je lui envoie l’hilarante Lettre ouverte à Élise :

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Pour vous tous, il reste Un mur pour pleurer une très grande dame de la chanson française. En octobre dernier, elle chantait encore à Vannes dans le cadre du festival des Émancipées. Elle nous laisse un héritage considérable : environ 300 chansons, sans compter ses Fabulettes.

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Lors d’un concert, en 2018, Michèle Bernard, artiste trop méconnue de la même génération, interprétait en sa compagnie Madame Anne dédiée à cette grande âme de la chanson.

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* http://encreviolette.unblog.fr/2013/04/02/sanguine-sur-la-butte-et-nature-morte-a-giverny-deux-polarts-de-renee-bonneau/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/01/silence-on-tourne-et-on-lit/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/11/15/requiem-pour-un-jeune-soldat-un-roman-de-renee-bonneau/
** http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/01/l-riffard-ca-devrait-etre-obligatoire/

« André Darrigade, un coureur de légende » par Christian Laborde

Au printemps, lors de notre premier confinement, j’avais tenu tant bien que mal un modeste journal de bord. En la seconde « réclusion », je n’ai pas engagé tel projet, peut-être parce qu’il devient stérile voire nuisible d’élever une voix supplémentaire dans le concert ambiant devenu totalement inaudible, des opinions, de l’expert « le plus fiable » (existe-t-il ?) au moindre quidam.
Pour tout vous avouer, un souci personnel qui, d’ailleurs, trouve résonance dans le contexte sanitaire actuel, s’invitait avec trop d’insistance dans mon esprit.
Pour pasticher le comique-troupier Ouvrard qui fit se tordre de rire nos grands-parents, non je n’ai pas le thorax qui se désaxe, ni le sternum qui se dégomme, mais juste une hanche qui se démanche, la gauche qui, comme celle sur l’échiquier politique, est bien mal en point.
Bref, au lieu de me confiner à l’hôpital durant quelques jours, je fus informé, peu avant le vendredi 13 (novembre), que mon opération, déjà envisagée en mai, était ajournée sine die. Vous devinez les raisons, comme quoi « ça n’arrive pas qu’aux autres » !
Une activité essentielle de retraité, en situation de confiné, provient de produits jugés non essentiels : les livres. Aussi, sans changer mes habitudes, j’ai passé commande auprès de mon libraire indépendant préféré, selon le procédé « clique et collecte ».
Collant à l’actualité avec l’entrée au Panthéon de Maurice Genevoix, j’ai fait l’acquisition d’une biographie de cet écrivain qui accompagna souvent ma jeunesse, ainsi que de son chef-d’œuvre, Ceux de 14, un recueil de ses récits de la Grande Guerre. Vous patienterez pour lire le billet que j’envisage de lui consacrer, depuis longtemps, hors l’hommage qui vient de lui être rendu.
Aujourd’hui, je choisis de partager avec vous la lecture de mon troisième achat, le dernier opus de Christian Laborde intitulé tout simplement Darrigade.

couverture Darrigade

Je sens qu’un froid de déception parcourt l’échine d’un certain nombre de mes lecteurs qui se réjouissaient déjà que je ravive leurs souvenirs, notamment, de dictées de leur enfance tirées souvent des romans naturalistes de l’ancien secrétaire perpétuel de l’Académie française. Au lieu de quoi, je les emmène dans mes fastidieuses échappées à vélo. Ça prouve au moins que vous saviez qui se cachait derrière le titre du bouquin.
Non, le vélo que je vous raconte n’est pas ennuyeux, celui de mon enfance est épique, d’autant plus quand il est conté par de grandes plumes de la littérature et du journalisme.
Il est même émouvant et salutaire quand Lionel Bourg nous raconte comment un ange de la montagne débarqué du Luxembourg l’aida à s’échapper de la noirceur de son enfance*.
Dino Buzzati, l’auteur du Désert des Tartares, donna ses lettres de noblesse au Giro 1949 en convoquant Hector et Achille pour conter le duel entre Fausto Coppi et Gino Bartali.
Coïncidence, la première chronique d’Antoine Blondin, sur le Tour de France, qu’il intitula magnifiquement Du pin et des jeux, concernait une étape landaise :
« Prendre le Tour de France en marche, c’est pénétrer dans une famille avec des gaucheries de fils adoptif, des réticences d’enfant de l’amour tard reconnu… De Bordeaux à Bayonne, je me suis étonné d’être dans cette caravane qui décoiffe les filles, soulève les soutanes, pétrifie les gendarmes, transforme les palaces en salles de rédaction, plutôt que parmi ces gamins confondus par l’admiration et chapeautés par Nescafé. Je peux bien le dire, mon seul regret est de ne pas m’être vu passer.»
Voyez maintenant Christian Laborde jubilant :
– Federico Bahamontes ?
– L’Aigle de Tolède !
– Ferdi Kubler ?
– L’Aigle d’Adliswil !
– Fiorenzo Magni ?
– Le Lion des Flandres !
– Gastone Nencini ?
– Le Lion de Mugello !
– Vito Taccone ?
– Le Chamois des Abruzzes !
– Raymond Mastrotto ?
– Le Taureau de Nay !
– Julien Moineau ?
– Le Piaf !
– Jacques Marinelli ?
– La Perruche !
– Benoît Faure ?
– La Souris !
– Lily Bergaud ?
– La Puce du Cantal !
– Vicente Trueba ?
– La Puce de Torrelavega !
Sa « ménagerie du Tour de France, bestioles de toutes tailles et de toutes couleurs », à laquelle j’ajouterai Darrigade le « lévrier landais », eut autant sa place dans mon cœur d’enfant que Raboliot et le bestiaire solognot de Maurice Genevoix.
Alors, souffrez que, moi qui avais osé associer dans un même billet les « Conquérants de l’or » Jean Robic et José-Maria de Heredia, plutôt que les poilus de Ceux de 14 je vous entretienne de « ceux de 54 », et en particulier de Dédé-de-Dax, ainsi l’auteur le nomme familièrement tout au long du portrait du coureur cycliste landais qu’il brosse.
Darrigade a toujours été Dédé, en français pour les copains dans la cour d’école, en gascon « lo nosta Dédé » pour la grand-mère. Dédé-de-Dax, ça pétarade comme Darrigade, les mollets pleins de sanquette et de gnac, ça saccade sur les pédales lors d’un sprint.
Du point de vue de l’état-civil, c’est impropre puisqu’il est né à cinq kilomètres de Dax, à Narrosse.
Comme le Luxembourgeois Charly Gaul, le fameux ange, venait du pays où les villages se terminent en ange, Darrigade est originaire d’une région où les villages finissent en osse :
« À Narrosse, on est dans les Landes, en Chalosse très exactement. La Chalosse : derniers champs, derniers bosquets avant la mer de pins, les échasses et le sable … Les Landes sont un tas d’osse : Arengosse, Garrosse, Lahosse, Souprosse, Yzosse. Y en a partout, jusqu’à la mer : Biscarosse, Seignosse. »
Le mardi 18 juillet 1939, Dédé a 10 ans et attend sur le bord de la route le passage des champions du Tour de France :
« Ils arrivent, ils arrivent. Ils partent de Bordeaux, passent à Narrosse, roulent jusqu’à Salies-de-Béarn où se juge l’arrivée, au sprint sans doute, prédit La Petite Gironde. Le journal indique que l’étape est longue de 250 bornes, départ tôt de Bordeaux. C’est pour cette raison que André, après avoir avalé son petit déjeuner et conduit les bêtes au pacage, a galopé jusqu’à la route, en espadrilles, son béret noir vissé sur la tête. Ne pas les rater, voir Vietto. Vietto, il n’était question que de lui, au Prat, autour de la table, hier soir, il n’était question que de Vietto maillot jaune, et de ses équipiers de l’équipe régionale du Sud-Est … Vietto, le héros de René (un oncle de Dédé ndlr), le héros du Prat, du village, de la France, depuis juillet 1934 … » lorsqu’assis, en pleurs, sur un muret dans la descente du col de Puymorens, il attendait qu’on le dépanne après que, bien qu’en tête de l’étape, il eût donné son vélo à son leader le maillot jaune Antonin Magne.

Vietto Tour 19391939 Vietto populaire

« Ils arrivent, ils arrivent, ils sont là. André se tient près de son père qui lui crie le nom des coureurs au moment où ils passent devant eux –Maurice Archambaud, Sylvain Marcaillou, Louis Thiétard-, son père qui répète plusieurs fois celui de l’enfant du pays, le Bayonnais Paul Maye qui se met en danseuse juste devant eux, son père qui maintenant pointe son doigt en direction d’une silhouette jaune, silhouette qui se rapproche, silhouette dont Joseph Darrigade, André Darrigade et Narrosse tout à coup se mettent à hurler le nom, l’encourager à s’en faire péter la luette : « Allez Vietto, allez Vietto ! » »

Tour de France 1939

C’était ça les Tours d’antan, quelques instants de fête dans cette France profondément rurale : « Le peloton passe, est passé, Narrosse se disperse, retourne à son labeur. On marche vers les champs, le puits, les bêtes. On ne parle plus. Si l’on parle, c’est pas du Tour, mais des tomates qui manquent d’eau, du maïs qui est en retard … »
La famille Darrigade a rejoint la ferme du Prat qu’elle travaille comme métayers. Dédé, lui, ivre de joie -il a vu Vietto- court à en perdre haleine à travers champs et bois, saute les haies. Sans vélo …
« Voici le Prat, André ralentit, cesse de courir, marche, s’arrête. René se tient debout devant la porte d’entrée de la maison. Le vélo, appuyé contre la façade, près de lui, est rouge. Il a un guidon de course. René dit : « Il est à toi, André, c’est ton vélo ». André est bouche bée, son cœur cogne, et s’il cogne ce n’est pas d’avoir couru … »
Ainsi commence un beau roman sans oreillettes ni cardio-fréquencemètre, la belle histoire d’André Darrigade champion cycliste, le futur grand sprinter des Trente Glorieuses, magnifiée par la langue lyrique de Christian Laborde. À (presque) lire à haute voix comme Flaubert et son « gueuloir », comme les radioreporters de l’époque. Jugez :
« Le rouge du vélo d’André n’est pas descendu par la cheminée : il surgit de la terre. C’est le rouge de ce pays –le Sud-Ouest-, le rouge du maillot du XV de Dax, le rouge des piments séchant sur les murs blancs des maisons d’Espelette, le rouge des espadrilles et des prie-Dieu, le rouge des volets, le rouge des tuiles sur la pente des toits, le rouge des ceintures des joueurs de pelote et des écarteurs, le rouge des bérets des bandas, le rouge du foulard noué à tous les cous durant les fêtes de Pampelune, le rouge de la bûche qui se casse dans l’âtre, le rouge du filet de vin qui sort de la gourde et disparaît dans la gorge, le rouge du fer à cheval que le forgeron martèle sur l’enclume, le rouge des cerises que l’on mange assis sur une branche du cerisier, le rouge des drapeaux espagnols entre les cours de l’Argonne et de l’Yser en 1936 à Bordeaux, le rouge des incendies géants qui naissent dans les Landes, le rouge de la fasce du blason du département des Landes, le rouge de la robe de sainte Quitterie dans le vitrail de l’église Notre-Dame-de-l’Assomption à Mimizan, le rouge du string des sorcières de Préchacq, le rouge des arbouses dites « fraises d’Arcachon », le rouge du soleil plongeant dans les eaux boudeuses de l’Adour » … et j’ai envie d’ajouter, le rouge du maillot et des cycles La Perle, vous comprendrez pourquoi bientôt.
Pour l’instant, c’est la guerre, le département des Landes est coupé en deux, le nord avec Narrosse est en zone occupée, le sud avec Aire-sur-Adour, en zone libre.
Christian Laborde a la riche idée de décliner une brève histoire de France pour les nuls et l’actualité, année après année. Ainsi l’été 42, son vélo rouge étant trop petit, Dédé roule désormais sur un demi-course bleu ou blanc (l’auteur s’embrouille dans la couleur !) acheté par sa grand-mère Maria contre quelques oies.
« C’est l’été 42, André roule sur son vélo blanc et, le 17 juillet, à 3 heures du matin, 900 policiers français, aidés par la gendarmerie, procèdent à l’arrestation de 8 160 Juifs, parmi lesquels des femmes, en couches, des malades et 4 000 enfants. Tous seront parqués dans l’enceinte du Vel’ d’Hiv’, avant d’être envoyés dans les camps de la mort. »
Cela reste un mystère pour moi, je n’ai jamais compris pourquoi mon professeur de père qui emmena son baby boomer de fils, une fois dans l’enceinte de Grenelle, ne lui parla jamais des horreurs qui y avaient été commises.
« À Narrosse, à la fin de l’été 1942, quand quelqu’un lance son béret et se met à crier « Vas-y Pélissier ! », c’est toujours pour encourager André … » Ça lui plaît à Dédé qui roule toujours sur son vélo (bleu ou blanc ?). Car Pélissier, c’est trois géants d’un coup, trois frères légendaires : « … Son sang sprinte dans ses veines, son cœur fait son boulot d’Hercule. Et le vent, les feuilles, les oiseaux, les haies, les mûres dans les haies, les piquets, les clôtures, les toits, les bêtes, les charrues à l’arrêt sous le soleil qui cogne, la margelle des puits, les insectes planqués sous les pierres brûlantes, le lingue sur les codes, le clocher de l’église, les croix du cimetière, l’ombre ronde des bois, l’écorce des grands chênes l’encouragent … » Vas-y Pélissier ! Dire qu’une décennie plus tard, enfourchant mon petit vélo vert, je n’eus droit qu’à des « Vas-y Robic ! », certes le premier vainqueur du Tour d’après-guerre, mais on repassera point de vue esthétisme, alors qu’un angelot blond apparaissait sur la planète vélo, à six lieues de ma demeure normande!
1943, 1944, 1945, enfin, y’a d’la joie, bonjour, bonjour les hirondelles, y’a d’la joie, y’a d’la joie partout.
« De la joie et du boulot, du boulot et du vélo. Et du vélo.
André aide le maréchal-ferrant à ferrer la jument, monte sur son vélo, cercle une barrique, monte sur son vélo, cure le fossé, monte sur son vélo, refait une clôture, monte sur son vélo, arrache une souche, monte sur son vélo puis s’installe dans la cuisine pour écouter la TSF qui lui donne des nouvelles de Monaco-Paris, que le speaker baptise le « Petit Tour de France. »
Vietto, Lucien Teisseire, Apo Lazaridès dit l’enfant grec, Jean-Marie Goasmat le farfadet de Pluvigné … Le reportage terminé, Dédé enfourche son vélo, « fait la chasse aux doryphores, monte sur son vélo, bouchonne un veau qui vient de naître, monte sur son vélo, manie la bêche, la fourche à fumier, la fourche à paille, monte sur son vélo, détruit un nid de courtilières, monte sur son vélo, plume des oies, monte sur son vélo, ramasse les pommes de terre, monte sur son vélo, et, le 1er septembre 1946, file à Dax assister à l’arrivée du circuit de Chalosse sur la piste en goudron du vélodrome … » C’est le régional Albert Dolhats dit « Bébert les gros mollets » qui l’emporte.
Laborde avec sa logorrhée, Darrigade avec ses folles parties de campagne nous mettent hors d’haleine. Bientôt, avec son demi course équipé de garde-boue et d’un éclairage dynamo, Dédé-de-Dax va participer et souvent gagner des courses de villages, Hagetmau, Caresse, Mouguère, Saint-Jean-Pied-de-Port, le circuit des Mareyeurs et Pêcheurs de Saint-Jean-de-Luz, le Grand Prix de clôture des jeunes organisé à Pau par L’Étincelle à l’occasion de la fête de la section paloise du Parti Communiste Français. Il commence aussi, le Dédé, à tourner sur la piste du vélodrome de Bordeaux où il peut travailler sa vélocité.
C’est ainsi qu’il se retrouve, le 3 mars 1949, à disputer la grande finale de la « Médaille » au Vel’ d’Hiv’ (de sinistre mémoire) en prologue des Six Jours de Paris.
La course à « la Médaille » était une grande épreuve de vitesse et de prospection dont les éliminatoires se déroulaient, en hiver, en régions, dans certaines grandes villes dotées d’un vélodrome.
« André Darrigade débarque à la gare d’Austerlitz avec un sac tyrolien et deux vélos, son vélo de route pour rejoindre la rue Nélaton, son vélo de piste aux boyaux fatigués pour disputer la finale. Dans le sac tyrolien, des victuailles préparées par Maria, le xahakoa, la gourde basque en peau de bouc remplie de vin rouge, et du sparadrap pour rafistoler les boyaux.
Il lui faut un hôtel, il choisit le moins cher, il est de passe, tu viens, chéri, je ne viens pas, chérie … »
En finale, Dédé-de-Dax sprinte « de toute sa viande landaise poursuivie par des millions de vaches ». Il rafle la « médaille » malgré la tentative de tricherie de son adversaire qui s’est agrippé à son cuissard pour le freiner. Dédé-de-Dax vient de battre une future légende de la piste, l’Italien Antonio Maspes, sept fois champion du monde de vitesse. Après sa mort en l’an 2 000, le Vigorelli, mythique vélodrome de Milan, a été renommé vélodrome Maspès-Vigorelli.
Dédé-de-Dax reviendra souvent au Vel’ d’Hiv’ jusqu’à sa destruction en 1959. Il participa activement aux dernières « grandes heures de Grenelle ».
En hiver, chaque dimanche, la foule se pressait au « Nélaton Palace » pour assister, notamment, aux fameux omniums inter-nations. Ainsi Dédé-de-Dax, aux côtés de Louison Bobet, Anquetil et Rivière, se « frotta » aux plus grands champions de la route et de la piste de l’époque, les Ritals Coppi et Baldini, les deux K helvètes Kubler et Koblet, les Flahutes Rik Van Steenbergen et Gerrit Schulte.

Darrigade au Vel" d'hiv' en 1955darrigade et Anquetil Vel' d'Hiv' 19551954 Vel' d'Hiv'

Darrigade-Anquetil-Teruzzi

De gauche à droite : André Darrigade, Ferdinando Teruzzi, Michèle Mercier, Jacques Anquetil

6 Jours de Gand Darrigade et Schulte

Événement incontournable qui ramenait le Tout Paris, il y avait aussi les Six Jours de Paris dont Darrigade remporta les deux dernières éditions, associé à Jacques Anquetil et l’Italien Ferdinando Teruzzi. À cette occasion, il empocha la tant attendue « prime du million » de francs (une grosse somme à l’époque).
Ce n’est pas sans émotion que j’écris ces lignes : c’était au temps de ma prime jeunesse, là naquit sans doute ma fascination pour les vélodromes que je vous fis partager dans d’anciens billets***.
Toute cette magie enfantine allait cesser : « Je sais qu’c’est pas vrai mais j’ai dix ans/Laissez-moi rêver que j’ai dix ans/ Ça fait bientôt 60 ans que j’ai 10 ans … ».
Au mois d’août 1958, le Vel’ d’Hiv’ accueillit un centre de rétention de Français musulmans d’Algérie sur ordre du préfet de police Maurice Papon. Un site du ministère de l’Intérieur fut par la suite construit sur l’ancien emplacement de l’anneau de Grenelle.
C’est aussi l’intérêt de son livre, Christian Laborde scande ses chapitres en déclinant brièvement l’actualité par année (peut-être parfois par facilité ou paresse d’écriture ?). Ainsi … :
« … Il se passe quoi en 1957 ?
Le 7 janvier, Robert Lacoste donne l’ordre au général Massu, commandant de la 10ème division parachutiste, d’éradiquer le terrorisme à Alger. Huit mille paras ont carte blanche pour arrêter les deux chefs du FLN cachés dans la Casbah et démanteler leurs réseaux. Pendant les opérations, des bombes continuent à exploser à la terrasse des cafés, et des « ultras » tentent d’assassiner au bazooka le général Salan soupçonné de vouloir « brader » l’Algérie.
Le 14 janvier, Humphrey Bogart meurt d’un cancer à Beverly Hills …
Le 3 février, El Biar, petite équipe de division d’honneur algérienne, élimine le (grand ndlr) Stade de Reims en seizième de finale de la Coupe de France …
Le 25 mars, la France, la Belgique, le Luxembourg, la République fédérale d’Allemagne et l’Italie ratifient, à Rome, le traité constituant la Communauté Économique Européenne pendant que Charles Trenet chante « Le jardin extraordinaire » et Francis Lemarque, « Marjolaine ».
Le 28 mars, le général Pâris de Bollardière demande à être relevé de son commandement en Algérie afin de protester contre le recours à la torture …
… Il y a aussi la mort de Christian Dior en Toscane, et celle de la chienne Laïka à bord de Spoutnik II…
Surtout, cette année-là, Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature, Jacques Perret publie « Salades de saison », Roger Vaillant, « La Loi » –prix Goncourt-, et les Français vont voir dans les salles obscures « Ascenseur pour l’échafaud » de Louis Malle. La musique est de Miles Davis et les dialogues de Roger Nimier. »
Roger Darrigade, le frère cadet d’André, un bon coureur qui fut champion de France amateur sur route, est envoyé en Algérie. J’ai encore en mémoire les conversations de mes parents qui craignaient le même sort pour mon frère aîné sursitaire pour cause d’études universitaires supérieures. Le soldat André Darrigade, de la base aérienne 117, échappe à la guerre d’Indochine. Il est affecté aux services des sports, boulevard Victor à Paris et en profite pour se rendre à la Cipale, dans le bois de Vincennes, pour disputer et remporter le championnat militaire de vitesse de Paris.
Dédé-de-Dax se rendra en Afrique du Nord autrement. Une permission lui est accordée pour aller disputer au Maroc, le critérium de Casablanca organisé par La Vigie marocaine. C’est la première fois qu’il prend l’avion, il ne connaissait Ca-sa-blan-ca, « ville étrange et troublante », qu’à travers la chanson de Georges Ulmer.

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C’est l’époque d’une Algérie, encore territoire français, et André ouvre régulièrement sa saison en participant au Grand Prix de L’Écho d’Alger (« journal républicain du matin ») et au critérium de L’Écho d’Oran.
Darrigade débuta sa carrière professionnelle sur … un vélo rouge : novembre 1950…
« « Je te veux, môme, dans mon équipe. Soit tu restes amateur au VCCA (Vélo Club Courbevoie Asnières, un des grands clubs de l’époque avec l’ACBB de Boulogne-Billancourt ndlr) soit tu passes professionnel dans mon équipe. »
« L’équipe, c’est La Perle et le grand type, Francis Pélissier, les frères Pélissier, Henri, Francis, Charles : la légende du Tour de France. Le cœur d’André cogne. Il a si souvent entendu parler des Pélissier, on lui a si souvent crié « Vas-y Pélissier » quand il traversait Narrosse au sprint sur son vélo rouge qu’il est troublé. Dédé, du boxon dans le thorax de Dédé-de-Dax… »
C’est un bon choix : en 1951, le « pédaleur de charme » Hugo Koblet gagnera le Tour de France sur cycles La Perle ! C’est un super-choix même : en 1953, un jeune coureur de 19 ans remporte le Grand Prix des Nations, mythique épreuve contre la montre, sur un vélo La Perle. Son nom, Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse****. Nul doute que ce détail a largement contribué à l’estime que j’ai toujours manifestée à l’égard du sympathique Dédé.
J’ai un souvenir vivace de deux photographies couleur sépia de Darrigade avec le beau maillot rouge à bande blanche. Elles datent toutes les deux de 1955.
L’une est cruelle. Alors qu’André est à la lutte avec Ferdi Kubler pour gagner Paris-Bruxelles, la course des deux capitales, un dénommé Noyelle, forçant le passage lors du sprint, noie ses espoirs de succès. Victime d’une chute, l’infortuné Dédé passe la ligne d’arrivée, son vélo brisé à la main, sur une bécane d’un spectateur qui n’a rien d’un La Perle.

Darrigade chute Paris-Bruxelles

L’autre fut prise, quelques semaines plus tard, à l’arrivée du championnat de France disputé à Châteaulin sur les terres de Louison Bobet, alors champion du monde et archi-favori.
Un sprint dantesque oppose le lévrier des Landes et le boulanger de Saint-Méen-le-Grand, immortalisé par la couverture de Miroir-Sprint n°472 du 27 juin 1955 :
« … Les deux sont côte à côte, les deux ne font plus qu’un. Un ultime coup de reins et Darrigade saute Bobet : Dédé-de-Dax est champion de France. Non, crie Bobet qui proteste, trépigne, fulmine et somme le juge d’arrivée de ne pas remettre le maillot tricolore à André Darrigade. Il est Louison Bobet, il a gagné, va déposer une réclamation. Pendant que Francis Pélissier pousse André vers la tribune officielle, Louison Bobet cherche des yeux Antonin Magne. Antonin Magne est son directeur sportif, le directeur sportif de Louison Bobet, champion du monde. Magne n’est pas là. Bobet râle de plus belle, fulmine, pâlit, bleuit, rosit, rougit, verdit … »
Jean Bobet, son frère, se plante devant lui et lui dit : « Louison, c’est le moment de te comporter en champion du monde. »
C’est peut-être ce jour-là que naquit la photo finish !

Championnat de France 1955 (2)championnat de France 1955

Souvent, les écrivains du cyclisme réservent leur dithyrambe aux chevauchées épiques des coureurs grimpeurs. Les sprinters sont beaucoup plus rarement à l’honneur, peut-être parce que leurs exploits se circonscrivent aux cinq cents derniers mètres de la course.
Mais André Darrigade était beaucoup mieux qu’un sprinter. À l’opposé des « suceurs de roue » qui attendaient, tapis dans le peloton, la dernière ligne droite, c’était un baroudeur, un animateur qui n’hésitait pas à se glisser dans l’échappée matinale et à payer de sa personne tout au long de la journée.
La popularité d’André Darrigade dépassait le simple cadre des amoureux de la petite reine. Deux autres Landais déchaînèrent peut-être égales passions : les frères Boniface***** rugbymen de légende.
C’était l’âge d’or du cyclisme, une autre époque, cette charnière des années 1950 à 1960, le début de l’exode rural, la fin d’une certaine France.
Darrigade construisit largement sa popularité sur ses performances dans le Tour de France.
Une décennie avant Poupou-lidor, Dédé-de-Dax fut l’enfant de la France des cuisines et de la toile cirée : 14 participations à la grande boucle, 22 victoires d’étapes titillant ainsi le record à l’époque d’André Leducq un autre Dédé adoré avant-guerre, 19 jours en maillot jaune, deux maillots verts (il fut rouge en 1968, année de « contestations sociales » !) du classement par points.
Lors de son premier Tour, en 1953, André découvre les Pyrénées, lui le Landais n’avait jamais eu jusqu’alors l’occasion d’escalader le moindre col. Il remporte l’étape Luchon-Albi sous les couleurs de l’équipe régionale du Sud-Ouest.

Victoire à Albi Tour 19531955 tour victoire à Zurich 2Tour 1955 Darriagde équipe de France

En 1955, Darrigade empoche une seconde victoire d’étape à Zurich au nez et à la barbe du suisse hennissant Ferdi Kubler.
En 1956, il dispute le Tour au sein d’une équipe de France sans véritable leader, Louison Bobet, triple vainqueur consécutivement, boudant cette édition, et le jeune Jacques Anquetil, qui vient de battre le record de l’heure au Vigorelli de Milan, se trouvant encore trop tendre, préfère rester à la maison.
Aubaine pour Dédé-de-Dax qui inaugure ce qui deviendra bientôt une habitude en remportant la première étape de Reims à Liège et endossant ainsi son premier maillot jaune :
« … Le vent de Liège, le vent de Liège-Bastogne-Liège ne cesse de balancer des baffes et, prenant exemple sur lui, André Darrigade relance, relance encore. Seul Brian Robinson et Fritz Schaër ont la force de le relayer. Dans les longues lignes droites qui mènent à Liège, le Dacquois est époustouflant, un bloc d’énergie, une locomotive de chair et de sang, puissante et fine, filant, victorieuse, vers la banderole : Dédé-de-Dax, Dédé-de-Dax ! La victoire est pour André et le maillot jaune pour Darrigade … Du grand, du très grand Dédé ! Qui aide Darrigade à enfiler son maillot jaune ? Yvette Horner, « Mademoiselle Suze », la reine de l’accordéon. André est landais, Yvette, bigourdane : le Sud-Ouest en force sur les routes du Tour en Belgique ! »

Tour 1956 (2)Tour 1956 (3)

Le maillot jaune, Darrigade le porte à Liège puis à Lille. S’il le perd à Rouen, il le retrouve à Caen, le défend à Saint-Malo, le conforte à Lorient grâce notamment à un cocasse incident de course, la fermeture du passage à niveau du petit bourg de Pleudihen non loin de Saint-Malo.

Tour 1956 (4 passage à niveau)

André reperd le paletot bouton d’or à Angers, qu’à cela ne tienne, il a déjà en tête de gagner sur ses terres à Bayonne.
Blondin déborde Laborde, voici ce qu’Antoine écrivait dans sa chronique de L’Équipe intitulée Dédé d’enfer :
« Au-dessus de 40 de moyenne, ce n’est plus de la température, c’est de la fièvre. Le tour des lèvres clouté de pustules valeureuses, la joue écarlate, le torse jeté à angle droit avec les reins, André Darrigade darde une poitrine de nourrice vers la ligne d’arrivée. En même temps, il a un regard outré pour le Belge De Bruyne qui est en train de la franchir avant lui, sur sa lancée, et dont le visage rigolard se tend d’un mince sourire. Le public du vélodrome de Bayonne clame tout ensemble sa déception et sa joie. Il vient de voir son champion, échappé depuis le matin, reprendre sur un tour de piste, une cinquantaine de mètres au vainqueur de l’étape. D’un cœur unanime, il se déclare prêt à passer par profits et pertes les quelques centimètres supplémentaires qui lui ont manqué. Il accorde à la personnalité la palme justifiée que les circonstances ont refusé au coureur. Pour une fois, les suiveurs les plus endurcis ou les plus désinvoltes souscrivent au verdict populaire. Ce soir, les frontières de leur patrie sont sur l’Adour et sur la Nive. Il a suffi d’un coup de pédale d’un Darrigade déchaîné pour les naturaliser. »
Bien qu’il n’ait pas gagné, il lui est remis un bouquet qu’il offre lors de son tour d’honneur à … Ça c’est une autre histoire, patience …

Tour 1956 Darrigade à Bayonne 2

Ce Tour de France 1956, Darrigade aurait pu tout à fait l’emporter si, dans son entourage, on avait un peu plus cru en ses chances :
« À Toulouse, assis devant sa machine à écrire, Maurice Vidal, écrit son papier pour Miroir-Sprint : « Je pense que cette équipe de France, tirée à hue et à dia par les ambitions, n’a pas trouvé son unité, malgré les efforts de Bidot. Elle était prête à admettre comme leader –et encore- un spécialiste traditionnel du Tour de France Elle n’a pas eu l’intelligence de reconnaître en André Darrigade, la grande révélation du Tour 1956, le champion en plein épanouissement, capable de gagner aussi bien un championnat du monde qu’un Tour de France. Comme Georges Speicher en 1933. Et l’équipe de France s’en mordra les doigts, cela ne fait aucun doute … »
En effet, neuf ans après Jean Robic, c’est un autre valeureux coureur d’une équipe régionale, Roger Walkowiak, qui arriva en jaune au Parc des Princes.
À défaut de ramener la toison d’or à Paris, Dédé-de-Dax s’inventa une autre idée en instaurant l’habitude de gagner la première étape du Tour, à quatre reprises en cinq ans (entre 1956 et 1961).

Tour 1959 maillot jaune 4eme fois

Tour 1958 maillot jaune radieux

J’ai encore précisément en mémoire les images en noir et blanc de l’unique chaîne de télévision, lors de l’arrivée au sprint de l’ultime étape du Tour 1958 au Parc des Princes. Darrigade dominait tous ses adversaires lorsqu’à la sortie du dernier virage, il percuta avec une violence inouïe le jardinier du vélodrome qui s’était avancé imprudemment.
Celui-ci allait décéder, quelques jours plus tard, des suites de cette terrible collision. Quant à André, ses esprits retrouvés, la tête pansée comme une momie, il accompagna le vainqueur du Tour Charly Gaul, l’ange de la montagne, dans son tour d’honneur.

Tour 58 chute au Parc

1958 Darrigade momie

En cet âge de la toison d’or, André courait sous les couleurs de l’équipe de France comme lieutenant de mon idole normande Anquetil, futur quintuple vainqueur du Tour.
Une profonde amitié s’était nouée entre eux. Comme André, Jacques débuta sa carrière professionnelle sous le maillot de la marque La Perle. Celle-ci ayant mis la clé sous la porte, ils la poursuivirent en 1956 sous le maillot vert des cycles Helyett. Après La Perle, quel joli nom encore que cet Helyett !
Dans un autre ouvrage, Christian Laborde en fit l’éloge, certes au travers de la chorégraphie pédalante de mon champion, mais j’ai envie d’y associer ici son ami André : « Qu’il est beau le Helyett de Jacques Anquetil ! Helyett : quel nom étrange, merveilleux ! Helyett est un mélange, une touillerie dans le shaker du patois français, d’alouette et de goélette. Helyett, c’est pour glisser, voguer, et Jacques Anquetil voguait, glissait, sur les routes sèches ou détrempées, et, sur son passage, le chronomètre, épouvanté, claquait des dents. » Anquetil contre la montre, Darrigade dans les sprints, sur leur vélo Helyett, faisaient « valser les socquettes ».
André fut l’ami sincère de Jacques, et son équipier d’une grande loyauté et probité. On ne compte pas les fois où il « remonta » aux avant-postes Anquetil qui musardait à l’arrière du peloton, où il « bouchait les trous » pour rattraper une échappée dangereuse. Christian Laborde chuchote que « mon » champion ne fut pas toujours aussi prévenant, du moins manqua d’entrain, dans quelques circonstances qui pouvaient être favorables à Darrigade.

Miroir du Cyclisme Tour 1961

Darrigade Miroir du CyclismeAndré_Darrigade,_Margnat PalomaDarrigade Kamomé Dilecta

Après les cycles La Perle et Helyett, André Darrigade s’engagea, en 1961, avec l’équipe Alcyon au joli nom d’un oiseau fabuleux, volait-on pour autant …
La « réclame » envahissant de plus un plus le cyclisme, il courut ensuite pour la firme de vins marseillaise Margnat qui disparut rapidement suite à la loi interdisant toute publicité pour les boissons alcoolisées.
André acheva sa carrière, en 1966, dans l’équipe Kamomé-Dilecta, une marque de boule à laver le linge à manivelle associée aux cycles mythiques Dilecta (« ma préférée » en latin).
Histoires de maillot : les plus observateurs d’entre vous auront remarqué, sur une des photos de la couverture du livre, André sprintant sous les couleurs de la mythique marque italienne Bianchi. Durant l’automne 1955, le constructeur de cycles La Perle ne versant plus les salaires, Darrigade et Anquetil avaient été autorisés à participer aux courses italiennes de fin de saison sous le légendaire maillot Bianchi, la marque du campionissimo Fausto Coppi. Évoluant désormais dans l’équipe Helyett-Potin, ils conservèrent, en 1956, le droit de disputer sous les couleurs bleu céleste de la Bianchi, Milan-San Remo, le Tour de Lombardie et le trophée Baracchi.
C’est en cette fin de saison 1956, lors du « Giro di Lombardia », que Dédé-de-Dax écrit l’une des plus belles pages de sa carrière, à l’issue d’un sprint fantastique sur la piste du Vigorelli dont je vous offre la photographie colorisée :

 

Lombardie 1956 couleur

« Le public est debout : Coppi, le campionissimo Coppi, va emporter, à 37 ans, un ultime Tour de Lombardie. Mais aux 20 mètres, dans un terrible rush, André Darrigade s’arrache, les double tous et saute Fausto : Dédé-de-Dax ! Darrigade remporte le Tour de Lombardie devant Fausto Coppi, deuxième, Fiorenzo Magni, troisième, Rik Van Looy, quatrième … Bobet se classe 6ème. »
L’énoncé des champions qu’il vient de devancer suffit à qualifier la dimension de son exploit.
Autant que la photographie du sprint qui figure en couverture du livre, il en est une autre, tout aussi célèbre, où l’on voit l’immense chagrin de Fausto Coppi qui espérait bien gagner une sixième fois la « course aux feuilles mortes » pour achever son immense carrière en beauté.

Coppi Tour Lombardie 1956

« Les jambes de Dédé sont pleines de feu, de jus, demandent un rab de compétition, un truc d’enfer, de la haute lutte, une mégabagarre, avant de rejoindre Narrosse. »
Quelques jours plus tard, il est invité à participer avec d’autres « fuoriclasse » au Trofeo Baracchi, du nom de l’homme d’affaires organisateur, une prestigieuse course contre la montre par équipe de deux. L’année précédente, Darrigade et Anquetil avaient dû se contenter de la seconde place derrière le tandem Coppi-Filippi.

Baracchi 57 avec Anquetil

Son ami, sous les drapeaux, Jacques ayant été envoyé en Algérie (après avoir dépossédé Coppi du record de l’heure), André est associé au Suisse Rolf Graf, un brillant spécialiste du chronomètre comme tout bon helvète qui se respecte.
Quelques images valant mieux qu’un long discours, je vous offre ce court résumé digne de l’âge d’or du cinéma néo-réaliste italien :

https://footage.framepool.com/fr/shot/860126830-donato-piazza-rolf-graf-andre-darrigade-trofeo-baracchi

Le grand quotidien sportif italien, La Gazzetta dello sport, titra : « Il destino di Coppi chiama Darrigade », le destin de Coppi se nomme Darrigade.
Le vélodrome Vigorelli de Milan portait chance à Dédé-de-Dax. Il était à côté de son ami lorsqu’Anquetil effectua son tour d’honneur, en rose, à l’issue de son Giro victorieux en 1960.

Giro 1960 anquetil et Darrigade

Transition facile, certains passages du livre de Christian Laborde ont un parfum de roman à l’eau de rose qui prend sa source à « Frascati, dans le Latium, une ville chantée par Goethe et Byron et dont Baudelaire goûtait le vin ».
C’est là que va se dérouler le championnat du monde sur route 1955. La veille de la course, Dédé fait connaissance devant l’hôtel de l’équipe de France, des Dulon, de Herm dans les Landes, négociants en porcs, qui ont d’ailleurs déjà acheté des bêtes à papa Darrigade. La portière de leur automobile Opel Kapitän s’ouvre, une jeune fille de 16 ans en descend :
« André la voit, et son cœur s’emballe. Ce n’est pas un emballement : André le sait. Son cœur, André, il le connaît par cœur, depuis le temps qu’ils font équipe … Non, ici, à Frascati, devant l’hôtel où André est descendu avec l’équipe de France, il ne s’agit pas d’un simple emballement, d’un désordre dans les ventricules, d’un chahut dans les oreillettes … »
Lors du Tour 1956, c’est elle, la fille de Frascati, qu’André cherchait du regard dans le public du vélodrome de Bayonne pour lui offrir son bouquet de glaïeuls.
Planifiant leurs vacances en fonction des championnats du monde, cette fois, en 1956, les Dulon de Herm dans les Landes sont présents à Copenhague, la fille de Frascati aussi dont on découvre qu’elle est leur nièce et vient de réussir son entrée à la faculté de pharmacie de Bordeaux.
En 1957, le championnat du monde se déroule à Waregem, en Belgique. Près de l’hôtel où l’équipe de France est au vert, une Opel Kapitän est garée. Comme chaque année, les Dulon sont là, la fille de Frascati aussi, elle se prénomme Françoise.
« Au dernier tour de circuit, dans la ligne droite qui mène à l’arrivée, ils ne sont plus que six, trois Belges, trois Français, le gratin du braquet : Rik Van Looy, Rik Van Steenbergen, Alfred De Bruyne, Jacques Anquetil, André Darrigade, Louison Bobet. La Belgique, la France : six monstres. Le top, la classe, une escouade royale. Qui devrait gagner ? Rik Van Steenbergen. Qui peut le battre ? André Darrigade. » Ce sera le Belge.
Le soir à l’hôtel, à la question « pourquoi n’as-tu pas amené le sprint pour André », Anquetil, embarrassé, répond qu’il ne savait pas s’il devait emmener le sprint pour Darrigade ou Bobet. André n’a pas envie de parler, sauf à la jeune fille de Frascati qui vient d’entrer et lui sourit.
Sur les ondes, les sœurs Étienne chantent : « Plus je t’embrasse, plus j’aime t’embrasser, plus je t’enlace, plus j’aime t’enlacer ».

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Elles fredonnent également :

Faire le tour de France
C’est le vœu, de tous ceux, qui ont un vélo
La seule espérance
Du titi, de l’arpète et du mécano
Faire le tour de France
Arriver à Paris en vainqueur
Être sacré : « Roi des pédaleurs »
Faire le tour de France

Faire le Tour de France en 1958 : « c’est en jaune qu’André roule vers Dax, vers l’Adour, le 7 juillet jour de l’anniversaire de la demoiselle de Frascati.. »
Dédé-de-Dax ne gagne pas l’étape mais peu importe, « on l’applaudit à donf, son nom est scandé, il salue la foule de sa main gantée. Il descend de son vélo, se dirige vers la tribune pour y recevoir un nouveau maillot jaune. Il l’enfile, boit un Perrier et, le bouquet du leader sur l’épaule, entame un tour d’honneur. Il tourne lentement, et s’il semble indifférent aux applaudissements, c’est qu’il cherche dans le public le visage de la demoiselle de Frascati. Son visage, le voici. Aussitôt André s’arrête, descend de son Helyett. Puis, armant son bras, lance son bouquet vers la demoiselle de Frascati. »
Après l’étape, André la retrouve dans sa chambre d’hôtel avec sa maman, son frère Roger, les Dulon de Herm dans les Landes, et l’ami Jacques Anquetil. André et Françoise se tiennent la main. Il n’est évidemment pas question d’imiter une admiratrice d’Hugo Koblet qui avait souhaité passer quelques moments intimes avec son « pédaleur de charme » … revêtu du maillot rose de leader du Giro !
Cela dit, il me semble que les deux tourtereaux filent le parfait amour. D’ailleurs, ils se marient religieusement, quelques mois plus tard, le 18 décembre 1958, dans la chapelle de l’institution Sévigné où Françoise avait accompli d’excellentes études. La bénédiction donnée, les invités à la noce se dirigèrent vers Villeneuve-de-Marsan, chez Darroze, une autre institution !
Parmi les convives, on relève la présence de l’abbé Massie en charge de la chapelle de Géou à Labastide-d’Armagnac. Grâce à Dieu, grâce à Darrigade, grâce à la générosité des amoureux de la petite reine, elle deviendra Notre-Dame-des-Cyclistes, à l’image de la Madonna del Ghisallo en Italie. J’avais consacré deux billets lors de mes pèlerinages dans ces lieux de culte dévoués à la religion du cyclisme******.
« Capri, Rome, voyage de noces en Italie, l’Italie où tout a commencé à Frascati, un été. À Rome, ils ont un guide, frère d’un écarteur du Maransin, le père Mathieu Taris. Il leur fait visiter le Colisée, les catacombes et obtiendra une audience auprès du pape Jean XXIII. »
André le rencontrera de nouveau lors de l’arrivée de Paris-Nice 1959 qui, exceptionnellement, s’achève … à Rome. C’est original mais on sait bien que tous les chemins mènent à Rome.
Lors de cette saison 1959, que va bien pouvoir imaginer l’attentionné André pour sa chère épouse ?
« Les Pyrénées se radinent : à quoi pense Darrigade ? À l’anniversaire de Françoise qui fêtera ses 20 ans le 7 juillet. Où sprinter pour elle ? »
Vous n’y avez probablement pas pensé : à l’arrivée de l’étape de montagne Bagnères-de-Bigorre-Saint-Gaudens qui emprunte les cols d’Aspin et de Peyresourde ! Dédé-de-Dax règle au sprint Gérard Saint, Louison Bobet et Jacques Anquetil, devant les gradins bondés du circuit automobile du Comminges (désaffectés, ils existent encore).

Tour 1959 Saint-Gaudens

Au mois d’août, ils sont quatre André, Françoise, Robert Pons le masseur de Dédé, et un indésirable ver solitaire qui s’est invité dans le corps de Dédé, à partir à bord de l’ID 19, pour Zandvoort où se déroule le championnat du monde.
Zandvoort, les Pays-Bas, le circuit automobile absolument plat synonyme d’une course sans relief (!), les dunes, le vent du Nord qui fait craquer les digues ! Dédé-de-Dax se glisse dès le matin dans une échappée au long cours qui ira jusqu’à son terme. Je ne peux pas contrôler l’explosion de joie de Christian Laborde :
« André Darrigade est champion du monde. Joie énorme à Narrosse. Joie énorme à Dax où l’artificier Marmajou, qui lançait une fusée à chaque victoire d’André, en fait partir trois. Joie partout en France …
Le fils de Joseph et de Jeanne, l’enfant de Prat et de Narrosse est champion du monde.
L’enfant qui remportait les sprints du catéchisme est champion du monde.
Le gamin qui gardait les vaches est champion du monde.
Le gamin qui, coiffé d’un béret, travaillait la terre sur laquelle ses parents, courbés, s’échinent jusqu’au soir, est champion du monde.
Le jeune coureur dont Maria, sa grand-mère, lavait le maillot, en cachette, dans l’évier en pierre de la cuisine est champion du monde. Les mains de Maria, l’évier en pierre de la cuisine, le maillot séchant sur la corde à linge, la corde à linge sont champions du monde.
Narrosse est champion du monde. La Chalosse est championne du monde. Et tous les villages dont les noms finissent en osse –Arengosse, Garrosse, Yzosse- sont champions du monde.
L’Adour et ses galupes, l’Adour et ses affluents, l’Adour et les chants qu’elle inspire et qui embrasent les gosiers est championne du monde.
Les dernières collines avant le sable, avant l’océan sont championnes du monde. Le sable, les dunes, les vagues sont champions du monde… les échassiers de Luë, les tondeurs de moutons de Lugos les pêcheurs d’anguille de Gastes sont champions du monde …», même les palombes auxquelles songe le musicien Bernard Lubat quand il joue, sont championnes du monde !

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Zandvoort podium

Darrigade

Je peux aussi faire la fête ? N’en déplaise à André, j’ai envie de vous confier une anecdote qui ne figure pas dans le livre. Elle avait pour cadre l’émission La tête et les jambes, un jeu hebdomadaire qui passionnait les téléspectateurs. Le jeu associait deux candidats, l’un, « la tête » répondant à des questions complexes sur un thème précis, l’autre, « les jambes », un sportif de haut niveau, devant le rattraper en effectuant une performance minimum.
André Darrigade, extrêmement populaire depuis la conquête du maillot arc-en-ciel, devait remporter une majorité de sprints dans une série de cinq disputée contre le grand coureur belge Rik Van Steenbergen (triple champion du monde, 40 victoires de Six Jours, et des classiques à la pelle)). Il me semble que l’épreuve constituait un intermède des Six Jours de Bruxelles.
Toujours est-il, Rik 1er (Van Looy fut le second !), intraitable, ne concéda aucun sprint à Dédé-de-Dax qui, un peu « soupe au lait », essayait « mollement » de justifier ses échecs.
Ce n’était pas du cinéma mais de la télévision !
À vos cassettes, une rareté ! aurait dit l’iconoclaste Jean-Christophe Averty. Voici une parodie de ce jeu télévisé interprétée, je vous le donne en mille, par … Darrigade et Fouziquet, un de ces duos d’humoristes (Poiret et Serrault, Darras et Noiret, Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Avron et Evrard) très à la mode, à l’époque.
Je vous en prie, ne me soupçonnez pas de « glottophobie », cette discrimination linguistique fondée sur les accents, d’actualité ces temps-ci, raillée ici par les deux pseudo compères ruraux. Aujourd’hui les Chevaliers du fiel et le Duo des Non jouent sur le même registre.

On aimait bien les intonations ensoleillées d’André : « Ici, dans les Landes, surtout à table où le poulet succède à la charcuterie et précède le rôti de bœuf, les voix sont fortes, puissantes, rocailleuses. Celle du jeune homme blond est douce, et les « r » arrondis que parfois elle roule, n’altèrent en rien sa douceur, la rehaussent d’une certaine fermeté. »
À l’issue de sa carrière, Dédé-de-Dax se reconvertit en ouvrant une librairie-maison de la presse, à quelques pas du casino et de la plage de Biarritz. En vacances, comme beaucoup de nostalgiques des Tours de France d’antan, j’y étais allé acheter L’Équipe pour avoir le plaisir de l’y croiser. L’enseigne, une véritable institution biarrote, existe toujours à son nom. « Le vrai chic parisien » aurait été que je me procure ce livre par un clique et collecte avec cette librairie indépendante.
Le Darrigade de Christian Laborde s’achève au sprint par le rythme débordant de lyrisme qu’il imprime à une truculente échappée de deux Pères blancs.
N’existe-t-elle que dans l’esprit de l’auteur qui nous conta dans un autre ouvrage la rencontre « improbable » de Charly Gaul, L’ange qui aimait la pluie, et du poète et humaniste François Pétrarque sur les pentes du Ventoux ?
Bref, le père blanc Taris, que vous connaissez déjà, et le père Wattiez décident d’effectuer une randonnée à vélo, de Rome à Biarritz, 1 644 kilomètres, pour retrouver leur ami André Darrigade.
Les compères ecclésiastiques remercient d’abord le bienfaiteur qui leur a fait don de leurs montures :
« Sans doute auraient-ils préféré un Legnano, marque à laquelle Gino-le-Pieux sera resté fidèle durant sa longue et héroïque carrière. Mais Bianchi, c’est bien aussi ! Bianchi c’est Coppi, le grand et libre Fausto qui repose au cimetière de Castellania, et pour lequel ils prient si souvent. Et André Darrigade, leur cher André, ne revêtait-il pas le maillot Bianchi lorsqu’il venait disputer, Milan-San Remo, le Giro ou le Tour de Lombardie ? »
Petite confusion, cher Christian Laborde, pas le Giro mais le Trophée Baracchi ! Pour le Giro, il se contentait de la marque d’apéritif Fynsec inscrite sur le maillot vert Helyett.
« Deux Bianchi donc, dérailleur Simplex, jantes chromées, selle Bianchi, phare, feu rouge et dynamo Dansi, freins Balilla, porte-bagages, sonnette et béquille. »
Deux vélos de femme because il est impossible en soutane d’enfourcher un vélo d’homme. Deux pères blancs, donc, en soutane sur des vélos bleu céleste, qui pour s’abriter de la pluie diluvienne, se réfugient dans l’église Santa Maria della Spina à Pise. Le visage de leur hôte, le Père Mori, s’éclaire bientôt :
« – Mon Dieu, Darrigade. Mais votre ami, je l’ai poussé …
– Comment ça poussé ? demande le père Taris.
– Je l’ai poussé dans le Gavia, en 1960, il avait le maillot de champion du monde… Je me souviens très bien, c’était le Giro, l’étape qui partait de Trente et arrivait à Bormio … Il n’y avait que des cols, des pentes, Molina di Ledro, Campo Carlo Magno, Tonale, et surtout le Gavia où j’étais, où nous étions nombreux … Charly Gaul donnait du fil à retordre à tous, d’abord à Imerio Massignan, à Gastone Nencini, à Guido Carlesi que nous encouragions (et Anquetil alors ? ndlr)… Nous les poussions de notre mieux. Et puis, j’ai vu arriver André Darrigade, avec son maillot de champion du monde. Il souffrait, le pauvre, il souffrait. Mon cœur m’a dit de le pousser, alors je l’ai poussé. Mes voisins ont aussitôt protesté : « Vous poussez un Français, mon père, vous poussez un Français. » Alors je leur ai répondu : « Je pousse un brave garçon, un homme pieux ! »
– Vous avez bien fait, et vous avez raison, père Mori. Darrigade est un brave garçon et un homme pieux. Pieux, nous le savons, nous qui correspondons avec lui. Brave, oui, chacun a pu voir durant les courses son courage et sa droiture … Jacques Anquetil qui était son leader, pourrait en parler de la droiture de notre cher André … »
Et le père Wattiez d’ajouter :
« Il a certes poussé un Français dans le Gavia, mais un Français de chez Bianchi, un Français qui a rencontré son épouse à Frascati, un Français qui est venu en Italie pour accompagner Fausto Coppi dans sa dernière demeure … »
Pour vous encore, une rareté : quelques images de l’ascension du terrible Gavia, on n’y voit ni André Darrigade, ni des pères blancs, par contre des poussettes, en veux-tu en voilà … nul n’était infaillible dans la religion cycliste.

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Sous la plume de Christian Laborde, la virée des deux pères blancs vers Biarritz est émaillée de moult péripéties. Ainsi, lors de leur arrivée à Nice. Nice very Nice souffle Nougaro, frère de race mentale de l’écrivain, sauf qu’un silex a déchiré le pneu de la roue avant du Bianchi du père Wattiez. En allant réparer « chez Urago », la chapelle niçoise des cycles, ils croiseront le regretté écrivain Louis Nucera, venu récupérer deux roues voilées, lui qui en connaissait des « rayons de soleil ».
Je ne vous raconte pas l’arrivée à Biarritz, toutes les Landes sont là qui ont rejoint les pères blancs, les bandas du coin, les rugbymen du Biarritz Olympique, de l’Aviron Bayonnais, de l’Union Sportive Dacquoise, les bonnes sœurs, moines et curés, les échassiers de Luë, les tondeurs de moutons de Lugos les pêcheurs d’anguille de Gastes, Marcel Lubat, tous les amis et supporters d’André qui arrivent devant la librairie en caddies … eh oui, les fameux caddies de Gascogne !
En ces temps de confinement, comme ça fait du bien de prendre l’air (promis on se la jouera critérium en n’allant pas au-delà des 20 kilomètres réglementaires) avec André Darrigade ! Car il a toujours bon pied bon œil, et fêtera avec Françoise, le 24 avril prochain, ses 92 printemps.
Et si vous vous promenez du côté de Narrosse, vous l’apercevrez, statufié sur un rond-point, le bras levé, comme lorsqu’il fut champion du monde.

statue Darrigade à Narrosse

Darrigade 2

* http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
** http://encreviolette.unblog.fr/2017/04/01/des-conquerants-de-lor-jean-robic-et-jose-maria-de-heredia/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2018/01/23/les-velodromes-de-nos-grands-peres-et-de-maintenant-1/
**** http://encreviolette.unblog.fr/2009/04/15/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/08/22/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse-suite/
***** http://encreviolette.unblog.fr/2020/01/16/les-boniface-papes-du-rugby-dattaque/
****** http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/05/notre-dame-des-cyclistes/
http://encreviolette.unblog.fr/2018/06/09/une-semaine-a-florence-1/

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 1 décembre, 2020 |Pas de commentaires »

Bal(l)ades stéphanoises avec Lionel Bourg

Je rassure certains de mes lecteurs, il n’y eut pas que le vélo dans ma vie estivale. D’ailleurs, pour être exact, j’avais rédigé mes billets consacrés aux Tours de France de ma jeunesse, bien avant l’été, ignorant alors qu’ils feraient patienter les mordus de la petite reine privés de leur fête de juillet pour cause de coronavirus.
Moqueur, je vous ai cependant encore taquinés avec mes « en-cyclopédies »* en vous faisant partager ma lecture de Socrate à vélo, le jubilant Tour de France des philosophes imaginé par le coureur professionnel Guillaume Martin, ainsi que quelques chansons que le poète slameur Michel Dréano dédie au vélo.
Aujourd’hui, je vous promets de faire pédale douce …encore qu’il soit malaisé de remiser complètement le vélo au clou avec l’auteur d’une de mes récentes lectures.
Vous le connaissez peut-être puisque je vous avais fait part du plaisir que m’avait procuré son livre L’échappée**, un émouvant témoignage de son enfance compliquée heureusement illuminée par les envols d’un « ange de la montagne », le légendaire coureur cycliste Charly Gaul, … eh oui, on ne s’échappe pas comme ça de la passion du vélo de l’écrivain Lionel Bourg.
De mon billet qu’il découvrit incidemment, naquit une correspondance épisodique et amicale qui, je dois bien l’avouer, tournait principalement autour de considérations vélocipédiques, mais avait probablement ses racines dans une connivence d’enfants de la même génération ayant trempé une plume sergent-major dans l’encre violette.
Intrigué par cet écrivain distingué notamment par un prix « Loin du marketing », il était temps que je m’échappe à mon tour pour randonner dans ses paysages littéraires. Sur ses conseils, j’ai donc choisi de commencer par C’est là que j’ai vécu, un de ses plus récents ouvrages, publié par une maison d’édition au nom insolite de Quidam qui me rappelle une chanson de Guy Béart :

« Il était simple quidam
Son père était quidam
Son frère était quidam
Et lui était quidam aussi… »

Je ne serais pas étonné que Lionel Bourg l’eût fredonnée dans sa jeunesse morose, tant, à travers la radio, l’univers du music-hall participa à son éveil. C’est l’instant de rendre hommage à Juliette Gréco à qui Béart fit le magnifique cadeau de sa chanson Il n’y a plus d’après. « (Si) tu t’imagines xa va xa va xa » vait été le premier concert de ma vie auquel j’ai assisté, à dix ans, à l’Olympia … Ma première fois avec la « jolie môme » !
J’y reviens, ça me plait bien cette idée de quidam, de piéton anonyme, nous promenant au rythme de ses errances, ses humeurs, ses souvenirs, son imagination aussi.

C'est là que j'ai vécu couverture

Le titre du livre est emprunté à La vie antérieure, un sonnet de Charles Baudelaire :

« J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.

Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.

C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,

Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir. »

Le poète puisait son inspiration dans les paysages exotiques des Indes pour exposer sa vision de l’Idéal et justifier son spleen.
Lionel Bourg nous invite avec érudition et humour à un voyage dans sa ville, certes moins exotique (encore que !) : Saint-Étienne.
Saint-Etienne est une des rares grandes villes que je n’ai jamais traversées, à l’occasion de mes multiples pérégrinations hexagonales. J’ai retenu de mon enfance qu’elle s’arrogeait le titre d’être la plus haute ville française en altitude, un peu abusivement peut-être, le tout étant de savoir où l’on place le curseur du nombre d’habitants.
Ma précoce passion pour le sport se nourrissait, dans les années 1950, de photographies en noir et blanc ou sépia, lumineuses au soleil du dimanche après-midi, de l’ancien stade Geoffroy Guichard avec, en arrière-plan, les hautes cheminées d’une aciérie. C’était l’époque, avant la légende « des Verts », des frères Tylinski fils d’immigrés polonais, du Camerounais Eugène N’Jo Léa, futur diplomate à l’origine du premier syndicat des footballeurs professionnels, de l’Algérien Rachid Mekhloufi qui rejoignit en 1958 l’équipe du F.L.N., de Claude Abbes gardien de but de l’équipe de France lors de la Coupe du Monde en Suède, emmenés par Jean Snella un remarquable entraîneur humaniste et pédagogue.
Et puis, au milieu des seventies, Saint-Étienne, ce fut aussi la chanson réaliste et poétique de Bernard Lavilliers extraite de l’album Le Stéphanois.

« On n’est pas d’un pays mais on est d’une ville
Où la rue artérielle limite le décor
Les cheminées d’usine hululent à la mort
La lampe du gardien rigole de mon style

La misère écrasant son mégot sur mon cœur
A laissé dans mon sang la trace indélébile
Qui a le même son et la même couleur
Que la suie des crassiers du charbon inutile

Les forges de mes tempes ont pilonné les mots
J’ai limé de mes mains le creux des évidences
Les mots calaminés crachent des hauts-fourneaux
Mes yeux d’acier trempé inventent le silence … »

Lionel Bourg n’est pas natif de Saint-Étienne, il a vu le jour, non loin de là, à Saint-Chamond, comme l’homme d’État Antoine Pinay inspirateur du nouveau franc, et l’ouvrier François Claudius Koënigstein dit Ravachol le « Rocambole de l’anarchisme ». Le second l’a sans doute plus imprégné.
« Votre serviteur [qui] se colletait à Saint-Chamond avec les tandems diaboliques de l’Éducation Nationale, André Lagarde et son acolyte, Laurent Michard, Albert Malet et Jules Isaac, Carpentier et sa londonienne moitié, méticuleuse, maniaque, l’irremplaçable miss Fialip » ne connut les pupitres du lycée Claude Fauriel, « parangon de toute dignité scolaire à la ronde », qu’à l’occasion des épreuves du baccalauréat. Je me permets d’y ajouter Castex (non pas notre premier ministre) et Surer pour leur « manuel des études littéraires françaises », un par siècle.
Dans un coin de ma bibliothèque, dorment encore quelques-uns de ces manuels mythiques. Lionel piquant ma curiosité, je les ai réveillés. Ils m’ont semblé tellement moins fastidieux qu’à mon époque lycéenne.
« Ecrire sur une ville, sa ville, n’a de sens à cette aune que si l’on s’extirpe de ramifications fallacieuses, l’imbroglio des lignages, la mangrove asphyxiante où l’on barbote avec les siens sans réussir à sectionner le nœud de vipères généalogiques auquel on doit un nom, une carte d’identité, cette nasse, ou ce terreau, cette patrie résolument perverse de qui parcourt toujours la même circonférence, n’établissant au mieux qu’une appartenance illusoire. Autre chose se joue. Rapport au monde, esquisse ou geste du voyageur surmontant d’un caillou le cairn de ses prédécesseurs, il se pourrait que les lignes tracées quotidiennement par le calligraphe, qu’il rature, biffe, amende, oblitère d’annotations rayées d’un trait rageur dès le lendemain, n’aient pour but que de capter les ocelles d’or incluses dans le chatoiement de l’éclairage municipal. Boulot de peintre, en somme… »
Lionel Bourg peint sacrément bien « sa » ville où, dans l’inconscient de beaucoup, du moins le mien, le noir et le gris prédominaient.
Allez savoir pourquoi, dès les premières pages, mon esprit digresse vers la séquence d’anthologie du film Fellini Roma où les ouvriers du métro romain mettent à jour des fresques antiques qui disparaissent à l’air libre.
« Bourg Saint-Étienne » déjoue la narration classique : « Il en va des villes comme du temps. Les strates que l’on y sonde ou, frappées d’amnésie, les zones proscrites comme les friches reconverties en îlots d’habitats conviviaux, cadastrent des espaces farcis de siècles, la fuite éperdue des années et des générations, violentes tantôt, tantôt lymphatiques, s’étoilant per un urbanisme dont la mélancolie suinte à tous les carrefours de l’Histoire … »
Ne vous attendez pas à une randonnée, guide du routard à la main, avec ses bonnes adresses, l’écrivain transcende l’espace-temps géographique et historique avec sa langue si personnelle :
« La géographie ne ment pas.
Elle énumère, élague, codifie, répertorie mais son vocabulaire, la dépression stéphanoise ne déroge pas à la règle, définit avec rigueur les paramètres psychosomatiques des paysages auxquels il adjoint la poésie la plus expressive ».
Lionel Bourg compte (et conte) parmi ces gens passionnants, mais « énervants » aussi (!), pour lesquels même l’insignifiant, le subalterne, l’accessoire constituent sources de bouillonnants propos. Le rien devient tellement … Enrichissant !
« Rien
Emprunte une voie pas tout à fait innocente –rue des Adieux, allée des roches Noires, impasses de la Paix, du Progrès, rue de la Franche Amitié … pénètre à l’intérieur d’un bistrot, commande une bière … rien , donc. Rien, hormis le sentiment diffus d’être fatigué. Vide, plutôt … »
Il connaît sa ville jusqu’au bout de ses souliers : « Flâne. Improvise une romance ou rêvasse au pied des immeubles qu’éventrent les démolisseurs »…
Il nous emmène « … Rue des Martyrs de Vingré, longtemps unique en France, et que j’aborde… la dégaine apparemment débonnaire, j’ôte mon chapeau à la pensée des conscrits fusillés « pour l’exemple » le 4 décembre 1914… Leurs noms : le caporal Paul Henry Floch et cinq malchanceux biffins, Jean Blanchard, Francique Durantet, Pierre Gay, Claude Pettelet, Jean Quinault… La liste serait longue. Des péquenots, des instits ou des charpentiers, des bidasses gueule béante dans leurs excrétions, les bandes molletières plâtrées de glaise et de merde crayeuse, blessés, cinglés, charcutés, éclopés, crucifiés aux chevaux de frise ou, parmi les rats, la vermine… ».
Il nous donne à lire la lettre écrite par l’un d’eux, Jean Quinault, à sa femme, la veille de son exécution : « C’est fini pour moi. Je n’ai pas le cran. Il nous est arrivé une histoire dans la compagnie. Nous sommes passés 24 au conseil de guerre. Nous sommes 6 condamnés à mort. Moi, je suis dans les 6 et je ne suis pas plus coupable que les camarades, mais notre vie est sacrifiée pour les autres. Dernier adieu, chère petite femme. C’est fini pour moi. Dernière lettre de moi, décédé pour un motif dont je ne sais pas bien la raison. Les officiers ont tous les torts et c’est nous qui sommes condamnés à payer pour eux. Jamais j’aurais cru finir mes jours à Vingré et surtout d’être fusillé pour si peu de chose et n’être pas coupable … »
Et dire qu’au coin de la rue, à la page précédente, l’écrivain, se souvenant de la boutique du disquaire d’autrefois, « susurre, mezzo voce, « Love me Tender ». » !
Je suis emporté et même englouti dans ses flots d’informations, ses ribambelles de digressions historiques, géographiques et poétiques, je lui colle aux basques, je demande grâce … « tu n’as pas soif Lionel ? », que n’ai-je pas dit là, il nous emmène sur les traces de Jean-François Gonon et Rémy Doutre, dans des défuntes goguettes populaires, la Gaieté Gauloise, le Caveau stéphanois, lieux de poésie, de chansons et de libre expression « où les poivrots trinquaient avec les internationalistes ». Pour un peu, je demanderais bien à l’écrivain rebelle d’entonner un couplet de la « chanson plébéienne » La Ricamarie :

« Ils réclamaient leurs droits par une grève immense,
Nos courageux mineurs aux traits noirs mais riants ;
Plus de bras au travail, donc un morne silence
Règne autour de leurs puits, naguère si bruyants.
Mais hélas ! tout à coup la fusillade tonne,
Puis on entend des cris de douleur et d’effroi !
La poudre est en fumée et le clairon résonne,
Onze frères sont morts en réclamant un droit.
Soldats, vous avez tué nos frères sans défense,
Vous êtes des bourreaux… »

Saint-Étienne posséda « son » Hôtel du Nord. Atmosphère : « … Le Maréchal Grouchy but le bouillon le 29 mai 1847, la belle Rachel pour sa part, actrice de son état, et l’inénarrable Jules Barbey d’Aurevilly, insatiable pourfendeur des « Bas-Bleus » (femmes de lettres ndlr), ayant dormi, séparément je présume, en ce même asile, au débotté de leurs occupations réciproques. L’affaire ne cesse de me ravir … » Moi aussi !
« Je marauderai. Filerai place Boivin. Piétinerai des viscères blanchâtres, la Jeanne d’Arc sur son palefroi de bronze, frigorifiée, l’étendard royal déployé devant Dieu, rameutant soudards et catholiques importunés par les senteurs d’Orient du quartier maghrébin. J’aime ce coin. De cachet quasi médiéval, il régit l’une des très parcimonieuses enclaves historiques antérieures à l’essor industriel, si bien que l’église même, la « Grand » de style gothique forézien, ne me répugne pas … j’avoue avoir plus qu’il ne convient effleuré ses blocs de grès arrondis par l’érosion, lesquels transforment l’édifice en viennoiserie d’assez onctueuse texture, voire, délice des délices, en antre douillet dont les coussins, les oreillers ou les poufs minéraux prédisposeraient à des liturgies que la morale réprouve –la maison François Ier, de 1547, complétant harmonieusement le tableau d’un refuge où de prudes immeubles lorgnent avec bienveillance l’allègre brassage de populations à l’œuvre sous leurs fenêtres… Des boucheries halal et des étals de primeurs s’y côtoient tout autour de la pucelle d’Orléans, quelques vieillards en djellaba, qui bradent le persil ou la coriandre, des filles absurdement voilées, d’autres promptes à fusiller les garçons de leurs prunelles enluminées de khôl… »
Bientôt l’écrivain ne s’exprime plus à travers le Je, mais nous implique derrière le On, nous dispensant souvent des pronoms : « On a froid, soudain. N’éprouve que délabrement sans remède. S’inquiète un peu, se demandant si l’on ne singe pas avant échéance les pensionnaires de la maison de retraite voisine, qui se promènent dans le parc de l’établissement, rentrent à la moindre alerte ou, quand le temps le permet, traînent leur hébétude par les carrés de verdure du square limitrophe. Ils progressent à pas lents. Marmonnent. S’essuient le front avec le mouchoir qu’ils ont extrait de leur poche. S’installent sur un banc puis, de l’extrémité de leur canne, dessinent des hiéroglyphes à même le gravier qui recouvre le sol. Certains fredonnent une chanson dont nul ne se souvient. D’autres, que tenaillent des poèmes étudiés à l’école, baragouinent un quatrain pour eux sans grande signification, de Ronsard, de Lamartine, de Marcelline Desbordes-Valmore, les yeux embués de larmes qu’aucun chagrin n’explique :

« Qui me rendra ces jours où la vie a des ailes
Et vole, vole ainsi que l’alouette aux cieux,
Lorsque tant de clarté passe devant ses yeux »

« J’ai vécu d’aimer, j’ai donc vécu de larmes » écrivait la poétesse qu’on surnomma Notre-Dame-des-Pleurs en référence aux nombreux drames qui émaillèrent sa vie.
Il y a un parfum des Vieux de Brel dans cet extrait. Au moins, certains de ces anciens ont gardé quelques bons souvenirs de Lagarde et Michard ! En passant, Lionel le baby boomer, sans être nostalgique acharné du « temps d’avant », égratigne aussi avec bienveillance et humour les d’jeuns avec leurs smartphones, clés USB et cigarettes électroniques.
Devant la moindre placette ou venelle, la moindre sculpture ou enseigne, il exhume des souvenirs, s’engage dans des phrases interminables et riches, déclenche des litanies de noms propres, essentiellement des écrivains, mais pas que, certains anarchistes mais pas que, des peintres …
Moi j’ai aimé le même music-hall que lui : « Marcel Mouloudji, un p’tit coquelicot à la boutonnière, les Frères Jacques, Francesca Solleville, Giani Esposito (ah Le Clown ! ndlr), Graeme Allwright … un récital de Léo Ferré bouta le feu à mon adolescence : j’en ai chialé, et alors ? « Thank you Satan ! », Brassens, Bobby Lapointe (il ouvrait le spectacle de « tonton Georges », submergeant les auditeurs de calembours à tiroirs chantés sur un rythme ébouriffant) … »
« Saint-Étienne n’étant peu ou prou qu’une cité balnéaire incomprise », il arrive à l’auteur de fuir sa ville. Enfourchant alors l’un des chevaux bleus (voir couverture) sculptés par Assan Smati devant la gare, il s’exile vers le XIXème siècle d’après la Commune de Paris, et plus loin encore, à la recherche de la paix avec Jean-Jacques Rousseau : « Dans un âge heureux où rien ne marquait les heures, rien n’obligeait à les compter ; le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement et l’ennui. Sous de vieux chênes vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par degrés sa férocité ; on s’apprivoisait peu à peu les uns avec les autres ; en s’efforçant de se faire entendre, on apprit à s’expliquer … »
Ne vous inquiétez pas, Lionel Bourg aime trop sa ville, il y revient toujours, il y vit même.
Sa passion sportive le démangeait trop, Lionel évoque la Fête du Livre locale à la manière d’une course cycliste : « À Saint-Étienne, les différends entre plumitifs, duels, ordalies, polémiques, jugements de Salomon sous chapiteau lorsque tressaille le mois d’octobre, ne se traitent pas sur le pré mais, Jean-Noël Blanc, Paul Fournel et les émules de Paul de Vivie (alias Vélocio, Stéphanois fondateur des cycles La Gauloise et à l’origine du cyclotourisme en France ndlr) le confirmeraient, à bicyclette.
C’est ainsi que, forçat discrètement caractériel, rouleur sans endurance, grimpeur poussif, pédaleur de charme et de trop grosse complexion pour, les envieux insinuent que ces virtuoses recourent à de déplorables produits prohibés, prétendus rivaliser avec les vainqueurs sur les cimes du Nobel, un Jean-Marie Gustave Le Clézio, un Modiano, j’ai, fourbu, haletant, essayé de tutoyer la roue de Jacques Plaine dès les premières étapes de notre Fête du livre. C’était autant une bonne qu’une mauvaise idée. » Une bonne, Lionel, toi qui écris à l’encre claire !
Pour conclure, on retrouve le « Stéphanois » Bernard Lavilliers, on the road again : « Nous étions jeunes et larges d’épaules/ Bandits joyeux, insolents et drôles/ On attendait que la mort nous frôle ».
La balade (avec deux « l », ce n’est pas un contresens non plus tant la poésie transpire) s’achève avec une épitaphe en forme de publicité macabre : « « BIENTÔT UN NOUVEAU CRÉMATORIUM » promet une feuille municipale. L’article vaut son pesant d’escarbilles : « Pour répondre à la demande croissante de crémation et satisfaire aux exigences environnementales actuelles, le nouveau bâtiment, qui fait l’objet d’attentions particulières en termes de design, confort d’usage et haute qualité environnementale, comportera trois unités de crémation, deux salles de cérémonie, deux espaces de convivialité, et s’adossera à un site cinéraire comprenant un columbarium et une stèle. L’ensemble sera complété par un parking de 95 places et pourra accueillir jusqu’à 3 000 crémations par année. »
C’est le Progrès … édition de la Loire !!!
On a commencé avec Baudelaire dans le titre, j’ai envie de le citer encore à la fin de ma déambulation :

« Étonnants voyageurs ! Quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
Dites, qu’avez-vous vu ? »

Lire l’étonnant voyageur Lionel Bourg, tant les références culturelles pullulent, c’est une ouverture, a minima, vers des recherches sur Wikipédia (!), mais mieux encore, une invitation à d’autres lectures, d’autres auteurs.
Ainsi, son livre refermé, j’ai souhaité découvrir Jean Duperray, fils d’un instituteur et d’une couturière de la région minière. Instituteur lui-même, militant révolutionnaire, jeune compagnon de route de Simone Weil, poète, romancier, il appartient, selon les mots de Lionel Bourg, au « cercle étroit des enchanteurs de la ville ».
Je me suis donc régalé avec ses Harengs frits au sang, Grand Prix de l’Humour noir 1955.

Harengs frits au sang couverture

« Roman à intrigue policière pour les uns, chant populaire à la verve fabuleuse pour les autres, qui n’a le goût d’aucun autre (!), du « brutal » comme aurait dit un des tontons flingueurs d’Audiard ! » lis-je en quatrième de couverture.
« … Elle retira la poêle où les harengs fumaient, y versa une goutte d’eau prise dans le seau, bassin de cuivre en main. Ça fusa la vapeur à fumet de hareng, et Suzanne, yeux rouges et tirant sa pochette, se tamponnant le nez dit : « Bon sang que ça sent » -ça sentait en effet. Tout sentait le hareng : les murs, la cheminée, les flaques de lait froid croupissant sur la table, le relent de foin chaud à bouse de l’étable, le vin laissé au fond du litre débouché, les vêtements des gosses furetant dans la cuisine, le rayon de soleil traversant le brouillard de la fumée grisâtre jaillissant de la poêle, les pots de champignons au sel sur le pétrin, le chat noir alléché, queue levée près du poêle allongeant vers le poêle son museau de sagouin, le lit défait trop long, inquiétant dans le coin, ce relent de fermé qui par la porte ouverte descendait de la chambre, sournois dans l’escalier, le long papier à mouches déroulé du plancher avec sa grésillante cargaison engluée. Dans le vieux dressoir bas en vieux bois de noyer vrillait un ver de bois. Un autre bruit aussi vrillait sur ce bruit-là et sur les grésillantes mouch’aux ailes collées. Les enfants tout à coup se turent, le nez levé. Quelque chose gouttait tombant lent du plancher… Un lent cheminement de quelques centimètres suivait la poutr’au centre, au plancher, la plus grosse, zigzaguait lentement à l’envers du plancher, gonflait près des oignons en chapelets pendus en une goutte enflée lentement grossissante toujours alimentée et clo, clo, clo, clapotant sur la table, tombait cloquante en s’écrasant. C’était pur sur fond sombre, comme un gros rubis mou, de ce rouge hypnotique du sang de poulet frais qu’on rôtit à la poêle avec des fines herbes. Suzanne le pensa, en éclair, dans sa tête. Il y en avait partout sur la table étalé en un gros plâtras brun où le plus frais coulait, et les cris des enfants soudain tout déchirèrent … »
Je ne vous en dis pas plus sur cette farce ou plutôt cette « sanquette*** » macabre mais goûteuse.

* http://encreviolette.unblog.fr/2020/08/01/en-cyclopedies-avec-guillaume-martin-et-michel-dreano/
** http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
*** la sanquette (sanqueta en occitan) est une préparation culinaire d’un gros quart Sud-Ouest de la France, à base de sang. Elle est préparée au moment même de l’abattage de la volaille par une saignée.

Publié dans:Coups de coeur |on 1 octobre, 2020 |Pas de commentaires »

Voyage en « Ritalie »: de Paris à Fabas (Ariège) avec Cavanna, Bruno Putzulu et la petite Virginie

« Ma qué histouère », comme aurait peut-être maugréé Luigi, le père de Cavanna, dans son inimitable dialetto rocailleux de là-bas, dans la province de Piacenza !
Cette histoire, mon feuilleton cavannesque devrais-je dire car c’en sera presqu’un, commence le lundi 2 février 2020 en soirée dans le IXème arrondissement de Paris : à la Libreria, une chaleureuse librairie italienne blottie modestement dans un recoin, en haut de la rue du Faubourg Poissonnière. On y trouve Dante Alighieri, Giacomo Leopardi, Luigi Pirandello, Italo Calvino, Antonio Tabucchi en version originale … mais aussi Cavanna.
C’est lui le trublion rital aux moustaches gauloises qui nous réunit ce soir-là pour un double hommage : la sympathique équipe de libraires a invité le comédien acteur Bruno Putzulu, alors sur la Scène Parisienne, non loin de là, pour son adaptation théâtrale des Ritals, ainsi que Virginie Vernay, la « petite Virginie », pour la parution de Crève, Ducon !, l’ouvrage posthume de celui, qui selon le bon mot du dessinateur Philippe Geluck lors d’une souvenance à la Sorbonne, reste notre Dieu à beaucoup, en plus, lui, il a existé.

Crève Ducon couverture

Me revient en mémoire la citation, attribuée à Rama Krishna, en ouverture d’un film de Jean-Pierre Melville : « Quand des hommes, même s’ils l’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents. Au jour dit, inéluctablement, ils seront réunis dans le cercle rouge ».
On peut tracer une telle figure géométrique dans un rayon proche de la Libreria : outre que Bruno Putzulu y a élu domicile et se produit sur les planches du théâtre de la rue Richer, c’est tout près de là, au numéro 4 de la rue Choron, que se trouvait, de 1960 à 1968, le premier siège du journal Hara-Kiri fondé par Cavanna et Georges Bernier lequel s’empara du nom du musicologue et compositeur pour en faire son célèbre pseudonyme de Professeur Choron.
À quelques pas de là, se trouve aussi le square Montholon qui inspira aux deux iconoclastes les Éditions du Square. Cette maison d’édition publia notamment de nombreux albums de Cabu, Reiser, Gébé et Wolinski qui figurent toujours en bonne place dans ma bibliothèque. Il arrive à Bruno de s’asseoir sous les frondaisons de ce jardin public pour travailler ses textes. C’est aussi dans le même quartier que pour lui, tout commença en suivant les cours du Conservatoire national d’art dramatique. Allez savoir pourquoi encore, lors du joli printemps passé dans les locaux de Charlie-Hebdo, quartier Maubert, je revenais en bout de soirée avec les copains refaire le monde de Charlie au « Général La Fayette », une brasserie que Bruno fréquente parfois après les représentations.
Il est encore tôt à la Libreria, et mon exemplaire des Ritals en poche –non je ne l’ai pas volé comme nous y « invitait » autrefois l’impertinente bande du journal, d’ailleurs il m’est dédicacé par Cavanna lui-même- je me procure son ultime livre Crève, Ducon !. Durant l’heure qu’il me reste à patienter, j’en entreprends la lecture en solitaire, au sous-sol, un espace, rien d’étonnant, encombré de livres, mais aussi de sièges dépareillés, chaises pliantes, fauteuil en cuir avachi, tabourets de bar, bref un coin chaleureux qui sera bientôt occupé par une trentaine de personnes, très majoritairement des lectrices, que voulez-vous le Rital fait toujours tourner les têtes de la gente féminine … houlà, on va me taper sur les doigts pour sexisme déplacé, et cette fois, Cavanna ne pourra me défendre !

Bruno et Virginie-Libreria

Bon, le fauteuil, c’est pour Bruno ! Mais pour l’instant, la parole est à Virginie Vernay, amie complice et assistante des quinze dernières années de la vie de Cavanna. Comme elle le mentionne à mots couverts dans la postface, elle est largement à l’origine de la parution du dernier livre de l’écrivain.
« « Jusqu’à l’ultime seconde, j’écrirai » ; lisait-on dans Lune de miel. Jusqu’à l’ultime seconde, Cavanna a écrit », n’en déplaise à cette salope de Miss Parkinson.
Je la connaissais bien sûr à travers les chroniques de Cavanna, mais j’ai sympathisé avec Virginie, il y a quelques années, grâce à ce blog. Attentive, à juste raison, à tout ce qui peut être dit ou écrit sur Cavanna, elle fut intéressée par mon évocation des quelques semaines passées dans les locaux de la rue des Trois Portes*. Cavanna venait de publier Les Ritals, prix Interallié, un ou deux ans auparavant. C’était en 1980, une époque que, plus petite encore que « la petite », elle n’avait évidemment pas connue. Dès lors, on n’a cessé de correspondre et elle m’informe régulièrement des manifestations organisées pour honorer la mémoire de l’écrivain.
C’est donc elle qui déchiffrait les pattes de mouche que la poufiasse britannique tolérait que Cavanna écrivît encore. « Ni fonds de tiroir (on a ici des textes formidables), ni recueil de notes éparses, nous avons essayé de rassembler au plus près de sa volonté ses derniers écrits, qui l’ont porté lors de ces trois années où la maladie ne l’a pas épargné. »
Cavanna consacre un chapitre entier à la petite Virginie, « sa petite ». Je souris : « Elle n’ignore pas les beaux hommes, les repousse lorsqu’elle s’aperçoit qu’ils ne sont que beaux. » Ouf, je respire un bon coup !
Tendresse, pudeur, malice : « Elle riait de cette « amitié adultérine » qui me faisait me conduire comme un mari en faute sans en avoir le bénéfice ». Avant de conclure : « L’aimerais-je autant, la petite Virginie, si sous la rugueuse étoffe de son jean, il se trouvait, au lieu du petit pain au lait que j’imagine, une panoplie complète de jeune mâle en état de servir ? Bonne question. » Sacré Cavanna, il ne changerait donc jamais.
Ses joues dussent-elles rougir, comme Les Ritals était une ode à son père, le grand sujet de Crève, Ducon !, c’est la petite Virginie qui traverse en filigrane de nombreuses pages du livre.
Outre d’en être le titre, Crève, Ducon ! est aussi l’excipit (ou l’explicit) comme se chamaillent les puristes pour nommer la fin d’un livre. Cavanna, l’amoureux de la langue française, les aurait vite départagés.
Ducon, c’est Cavanna. L’admirable nonagénaire écrit là, dans une prose toujours pétillante, tendre, grivoise parfois, souvent encore rebelle, un livre d’urgence avant le grand départ, ce qu’il avait oublié de nous raconter, du moins insuffisamment. Ainsi, l’ouvrage est constitué de nombreux chapitres brefs aux thèmes très variés, inattendus même, un peu dans l’esprit de ses chroniques dans l’hebdomadaire, avec toujours le même style inimitable. Cavanna, même pas mort, la preuve :
« J’ai vu un homme voler. Moi qui vous cause. Le premier homme volant. Attention, je dis sans avion, sans moteur, rien qu’en fendant l’air avec ses bras prolongés par deux grandes ailes plutôt de chauve-souris que d’hirondelle. » …
Il vit peu après mourir l’oiseau : « Le projectile vivant avait creusé un trou. Au fond de ce trou, il y avait un paquet de chiffons sanglants d’où pointaient des os comme pointent les baleines d’un parapluie fracassé ».
Cavanna, grande gueule, nous éructe les « dernières nouvelles du pays », son quartier autour de la rue des Trois Portes : « Maubert était familier, bon enfant, lève-tard, croissants en pyjama, bretelles élastiques, savates à pompons. Clochards par-ci par-là, restes de la grande tradition de la Cour des Miracles … Des gueules, il y en a toujours mais ce ne sont plus les mêmes. Celles-là aussi sont connues, mais pas en tant que Bébert qui vend des planches ou que Christian qui se chauffe sur un banc square Saint-Julien-le-Pauvre avec le labrador ronflant dessous. Ces gueules-là sont sorties des pages des pipeulz. Surtout cinéma. Trois pièces dans la sordide rue Maître-Albert, bien retapées rustico-nickelé, ça te pose un homme. Alors, voilà. Le petit peuple va planquer son cul sale dans les banlieues à adolescents où l’on égorge les grands-mères, et les espoirs du cinéma français, catégorie navet, viennent nous imposer leurs gueules en plein chez nous. Jusqu’à ce que Maubert soit réputé ultratendance, devienne pissotière pour pédés à pognon, aussi « authentique » que Saint-Germain-des-Prés ou le Marais. Merde. » Du grand Cavanna qui, autrefois, avait, sur le même sujet, jeté sa gourme dans Paris rombière, une grande chanson réaliste restée trop confidentielle qu’il avait écrite pour Marcel Amont**.
Ce soir, Virginie n’est pas là pour faire un commentaire des textes de Cavanna (oui j’en témoigne, beaucoup sont magnifiques). L’auditoire ému la questionne sur les dernières années de la vie de l’écrivain, comment il parvenait à concilier son amour immodéré pour l’écriture et les affres de la maladie. Parfois, il m’arrive de ressentir un effroi rétrospectif, et au final un soulagement que la maudite miss lui ait peut-être épargné l’horrible tuerie survenue dans les locaux de Charlie, un an après sa disparition.
Je ne la ramène pas même si, dans le public, je dois être le seul ou presque à avoir eu le privilège de connaître Cavanna, au quotidien durant quelques semaines, de l’avoir observé lors des mémorables comités de rédaction avec Choron, Reiser, Cabu, Gébé, Wolinski, de l’avoir filmé et interviewé, d’avoir bavardé avec lui, d’avoir bu aussi quelques canons avec lui (du moins, moi !).
Virginie en parle si bien, avec tant de justesse et tendresse. Nous l’écoutons avec une pointe d’émotion. Vertige et jubilation, je mesure le chemin parcouru entre l’époque où Cavanna était le cofondateur et le chroniqueur éditorialiste d’un journal satirique souvent confronté à la censure, et le temps de la reconnaissance d’un immense écrivain populaire. Vous trouverez que j’exagère mais l’entrée de Cavanna dans la collection de la Pléiade serait aussi légitime que celle de Jean d’Ormesson. Je ne doute pas que Virginie, avec ses compétences d’éditrice, saura plaider sa cause.

Bruno Putzulu Libreria

C’est maintenant à Bruno Putzulu d’expliquer les raisons qui l’ont amené à adapter sur scène Les Ritals, le premier récit autobiographique de Cavanna.
L’écrivain y raconte l’enfance d’un gamin entre 6 et 16 ans, son enfance, rue Sainte-Anne à Nogent-sur-Marne, banlieue, avant-guerre, peuplée d’immigrés italiens (sa « Ritalie nogentaise ») comme l’était son père Luigi modeste maçon venu d’Émilie-Romagne qui se maria à une morvandelle Marguerite Charvin.
Le propos a une résonance évidente chez Bruno qui garde un souvenir émerveillé de sa propre enfance normande auprès d’un père ouvrier originaire de Sardaigne, et d’une maman qui faisait des ménages. Et lorsqu’à la mort de son cher papa, il tente de coucher sur le papier ses souvenirs de jeunesse, la lecture de quelques passages des Ritals lui révèle que Cavanna écrit « en mieux » exactement ce qu’il voulait transmettre, aussi l’adaptation du livre constituera le meilleur hommage.
Les questions fusent, Bruno répond : en substance, « non, mon père ne m’a jamais appris l’italien, au contraire il faisait l’effort de parler français, il cherchait l’intégration à tout prix et, prénommé Giovanni, il se faisait appeler Jean » … comme Luigi Cavanna devint Louis.
« Oui, mon père a souffert du racisme, il n’en parlait pas, j’ai su qu’il avait eu quelques soucis à l’usine mails il nous l’a caché », et sur un plan personnel, « le nom de Putzulu sonnait différemment dans la cour de la communale ».
Au fil de la conversation, je découvre que, dans l’assistance, quelques personnes ont une ascendance italienne, parfois lointaine. Chacune confie sa manière de vivre sa « ritalitude ». Bruno, le gars de Toutainville, avoue ressentir un indéfinissable sentiment quand il aborde en avion les rivages de Sardaigne ou lorsqu’il entend l’hymne italien.
Allez savoir pourquoi, à demi normand comme lui mais sans aucune origine transalpine -sinon peut-être à travers quelques aventuriers normands, guère recommandables, qui s’emparèrent au XIème siècle du duché de Naples et du royaume de Sicile !- j’éprouve une profonde émotion lorsque retentit Fratelli d’Italia. Je ne vous raconte pas, lorsqu’au moment du confinement, aux balcons, le peuple italien entonnait avec ferveur son hymne. Je me retrouve peut-être dans la phrase de Jean Cocteau : « Les Italiens sont des Français de bonne humeur » !
En guise de conclusion, Bruno, qu’on sent habité par Les Ritals, « un des plus beaux livres sur l’enfance », confie que s’il était possible, il poursuivrait volontiers sa carrière théâtrale en jouant uniquement l’adaptation du livre. Quel beau métier d’être Le comédien de Cavanna, inaccessible rêve de celui qu’on jeta de la Comédie-Française pour de pitoyables raisons.
À la manière de Guy Bedos :

« Buena sera , signore , signori
La vie est une comédie italienne
Tu ris, tu pleures, tu pleures, tu ris
Tu vis, tu meurs, tu meurs,, tu vis
Comediante
Tragediante
C’est ça, c’est ça, la VIE.
Il bidone
Federico Fellini
Il pigeonne
Mario Monicelli
Il fanfaronne
Dino Risi
Ettore Scola
Ils ritalent
François Cavanna
Bruno Putzulu, Vous voilà
Nous nous sommes tant aimés »

La soirée s’achève de manière conviviale autour d’un verre de cidre. C’est l’occasion de faire plus ample connaissance avec Bruno : notre amour de Cavanna, notre enfance normande, notre passion commune du football et des Diables Rouges du F.C.R. (Football Club de Rouen), ne vous moquez pas, Cavanna commit bien un petit livre sur le Tour de France où il évoquait le divismo Bartali-Coppi… Des liens d’amitié se tissent, rendez-vous à la Scène Parisienne, le 26 mars.
J’ai réservé, ma compagne m’accompagnera bien sûr car elle aime tant l’Italie et les Italiens, la classe, jusqu’aux curés qui posent en soutane pour des calendriers autour de la place Saint-Pierre, ma qué pas possible, et aussi Cavanna qu’elle connut rue des Trois Portes !
Mais voilà qu’un pangolin de malheur nous envoie en confinement : « sine die, les représentations sont reportées à une date ultérieure ». La direction du théâtre me propose de me rembourser ou de laisser le montant de nos billets en solidarité, dois-je préciser mon choix ?
Ce n’est pas grave en ce qui me concerne, mes fidèles lecteurs savent comment je vécus mon confinement. Il en est autrement pour Bruno : huis clos d’un comédien confiné chez lui, du jour au lendemain, il voit le rideau se baisser sur les deux spectacles qu’ils jouent en parallèle, Les Ritals sur la Scène Parisienne et, à quelques coups de pédale de là, au théâtre Hébertot, Douze hommes en colère, la pièce de Reginald Rose adaptée au cinéma par Sidney Lumet. Je mesure d’ailleurs la performance d’entrer en quelques heures dans la peau de Cavanna puis celle d’un juré d’assises qui émet des doutes auprès de ses onze collègues sur la culpabilité d’un jeune homme accusé de parricide.
Comme l’ont fait un certain nombre de Parisiens, Bruno pourrait rejoindre la famille à Toutainville. De peur de contaminer ses proches, il reste chez lui et, tous les jours sans exception, selon son expression, « il se refait ses textes » pour garder les mots, renouer avec les auteurs, entretenir la mémoire, il répète en visio avec son musicien à l’aide de son smartphone, tout cela avec l’angoisse d’ignorer quand tout reprendra comme avant, reviendra même tout simplement.
On saisit là tout le désarroi du monde de la Culture qui a dû cesser brutalement toute activité.
Une lueur d’espoir ? Un cycle de représentations est reprogrammé fin avril, je réserve de nouveau ! Vous devinez ce qu’il advint. Adieu veau, vache, cochon, couvée, Cavanna, Putzulu, Ritals … !
Et puis … une éclaircie, le déconfinement se profile,
Ô divine surprise, je découvre que Bruno devrait jouer Les Ritals, le 28 août, à Tourtouse, un minuscule village d’Ariège situé à quelques kilomètres de la ferme de la belle-famille. D’ici là, je peux espérer que sera levée la mesure de limiter les déplacements à 100 kilomètres à vol d’oiseau.
Vous imaginez bien que, ni une ni deux, je m’empare de mon portable et réserve six places auprès de la future mairesse, je compte bien convertir famille et amis à Cavanna, même s’il le faut, avec masque et distanciation physique.

affiche Tourtouse

Ce n’est pas trouver les raisins trop verts de penser que, finalement, Les Ritals en Ariège, ce sera peut-être encore mieux que dans la capitale. Je me réjouis d’avance.
Ô Tourtouse (avec la voix de Nougaro bien sûr) ! Cette modeste commune d’environ 150 habitants qu’on appelle Tourtousains, située dans les collines du Volvestre, à quatre lieues au nord de Saint-Girons, s’enorgueillit d’un patrimoine de valeur, un rempart médiéval, une église et un château du 17ème siècle. Lors de sa revalorisation, l’idée de créer un théâtre de plein air dans ce site germa dans l’esprit de quelques personnes dynamiques qui se regroupèrent bientôt au sein d’une association au joli nom de « Remp’Arts ».
J’ai déjà eu l’occasion d’y assister à un spectacle : le coquet théâtre de verdure transformé pour un soir en Opéra Pastille pour une version déjantée de Carmen proposée par la troupe Acide lyrique. J’aime Bizet le soir au fond des bois de Tourtouse !

Tourtouse1Tourtouse2

Dès lors, j’ai surfé régulièrement sur le site de Remp’Arts pour m’assurer que rien n’empêcherait désormais le maintien de cette représentation des Ritals, rien sinon …
La météo ! Car, nouvelle poussée de stress, il fallut, qu’après des semaines de forte chaleur, des prévisions pessimistes annonçassent des pluies continuelles pour le vendredi 28 août. Et qu’elles s’avèrent exactes.
« Ariège terre courage » peut-on lire sur certains panneaux à l’entrée du département. La dynamique équipe des Remp’Arts a vite fait de trouver la parade : via sms et newsletters, elle m’informe que le spectacle est déplacé, à deux kilomètres de là, sous la halle du marché de Fabas, commune tout aussi modeste aves ses 351 âmes recensées en 2017.
Avant de goûter aux nourritures spirituelles, que je vous dise que je possède des souvenirs culinaires émus du temps où Élise tenait le restaurant du village. Pantagruélique ! Ça tombe bien, Cavanna adorait Rabelais. On dit même, mais la petite Virginie corrigera si besoin, qu’il réclama du saucisson pour son dernier repas.
Cavanna, féru d’Histoire, aurait peut-être aimé celle de ces deux villages, celle d’un autre Bruno, de Ruade, évêque esthète et révolutionnaire envoyé de Paris par Louis XIII, et ses conflits légendaires avec le chapitre de Saint-Lizier puis son exil au château épiscopal de Tourtouse, celle de la famille des Foix-Fabas qui fit l’acquisition de la seigneurie de Fabas et fut à l’origine des fortifications et de la halle pour attirer les marchés.
Pour ma part, je savoure ce retour aux sources du théâtre comme lorsqu’entre 1643 et 1658, Molière et sa troupe itinérante de comédiens parcouraient une bonne partie du royaume, avant de devenir à Paris la troupe de Monsieur, puis celle du Roy, précurseur de la Comédie-Française.
Ces contrées sont familières à Bruno : il évoqua, non loin de là, il y a quelques années, ses entretiens avec Philippe Noiret, à partir desquels il édita un ouvrage. Il adore venir à la rencontre du public dans les petites salles même de fortune, ainsi, il interpréta Les Ritals en présence de la famille de Cavanna, dans le village de Brie où il passa quarante années de sa vie et où il repose.
Les comédiens ont installé leurs tréteaux, dressé leur estrade et tendu des calicots (Aznavour dans le texte), ils vont (enfin) donner la parade cavannesque devant l’église avec les chaises d’un théâtre (heureusement pas tout à fait) à ciel ouvert, environ 150 afin de respecter les règles de distanciation.

Fabas  halle 1

Je ne veux rien manquer : j’ai tant espéré (et souvent désespéré) ce moment que je suis sur place une heure avant le début de la représentation. Les membres bénévoles et chaleureux du comité d’organisation cassent encore la croûte sur un coin de table, c’est l’occasion de faire leur connaissance et de les remercier pour leur gentillesse et leur ténacité. Je suis gâté, six places m’ont été réservées au premier rang.
Je reçois un sms de Virginie Vernay qui me souhaite une belle soirée. Nul doute qu’elle le sera.
Le décor minimaliste et subtil restitue la cuisine de Nogent-sur-Marne : au fond de la scène, une table recouverte d’une toile cirée défraîchie et trois chaises faiblement éclairées par une ampoule suspendue au bout d’un fil au-dessus, c’est le coin de la maman ; (c’est vrai, je ne devrais pas utiliser le point virgule que Cavanna abhorrait !) juste devant moi, surélevé sur un cintre, un bourgeron bleu d’ouvrier sublimant métaphoriquement la figure du père de Cavanna. Et, exceptionnellement, ce soir, en fond sonore, le bruit d’une descente de gouttière dans un coin de la halle … mais bon, c’était aussi sommaire et rustique, avant-guerre, la rue Sainte-Anne à Nogent avec ses caniveaux « où il y a toujours des nouilles dedans. Des nouilles blanches, molles, tristes. Des nouilles françaises. Les nouilles italiennes, c’est rose, c’est joli, à cause de la tomate ».
Cette fois, c’est tout bon, le spectacle commence. Tandis que Bruno Putzulu arpente la scène, sa voix off résume le propos : « C’est un gosse qui parle. Il a entre six et seize ans, ça dépend des fois. Pas moins de six, pas plus de seize. Des fois, il parle au présent, et des fois au passé. Des fois il commence au présent et il finit au passé, et des fois l’inverse … c’est rien que du vrai. Ce gosse, c’est moi quand j’étais gosse … Enfin, je crois. Disons que c’est le gosse de ce temps-là revécu par ce qu’il est aujourd’hui … »
Ainsi, Bruno ouvre son « seul en scène », enfin pas tout à fait : il est accompagné en permanence par l’accordéon nostalgique de (ce soir) Grégory Daltin, également de père italien et de mère française, qui, outre son rôle de musicien, devient, selon les tableaux, son copain, son interlocuteur, son faire-valoir, parfois même son souffre-douleur.
Pour avoir relu le livre, la semaine précédente, je saisis pleinement le travail d’adaptation de Bruno et de mise en scène de Mario, son grand frère aîné. Ils ont prélevé quelques moments de l’autobiographie, en respectant les mots de Cavanna mais pas la chronologie, pour donner rythme et cohérence au récit.
Quelle jubilation ! Avec virtuosité et une énergie folle, Bruno campe tous les personnages : le gamin Cavanna bien sûr mais aussi le père, la mère, les copains, les Français, toute une galerie de « gens de peu » selon l’expression du regretté sociologue Pierre Sansot que j’ai souvent citée dans mes billets et qu’il me plait de vous redonner : « Les gens de peu : l’expression me plaît. Elle implique de la noblesse. Gens de peu comme il y a des gens de la mer, de la montagne, des plateaux, des gentilshommes. Ils forment une race. Ils possèdent un don, celui du peu, comme d’autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes. Ils ne concevaient pas leur différence comme une prétendue infériorité. Ils se levaient tôt, ils travaillaient plus tard et plus souvent. Une pareille condition ne signifiait pas qu’ils possédaient moins de valeur. Le peu ne présuppose pas la petitesse mais plutôt un certain champ dans lequel il est possible d’exceller. La petitesse suscite aussi bien une attention affectueuse, une volonté de bienveillance … » C’est notamment pour tout ça que Les Ritals émeuvent.
Comme dans La vie est belle, le film oscarisé de Roberto Benigni, on bascule, on virevolte en un instant du rire aux larmes, du poignant au truculent.
Privilège d’être au premier rang, foin de la distanciation sociale –je ne vais tout de même pas, pour vérifier si elle est réglementaire, emprunter les « mètres » de maçon que papa Cavanna répare le dimanche sur le rebord de la fenêtre- je me régale de la performance de Bruno, vas-y, postillonne, mouche ton nez, éructe, ça c’est plutôt maman qui « a pas la bouche qui se plie dans le sens de la rigolade », tant mieux si je contracte le virus du théâtre vivant.
Scotchés me diront mes voisins, devant sa bouille épanouie et fière lorsqu’il prend la main, pleine de crevasses et de chatterton, de son père, pour une promenade au fort ou, adolescent, au banquet des Garibaldiens, ébahis et émus devant ses yeux humides quand il raconte le papa confronté au chômage. Oui, je confirme, Bruno pleure et … moi aussi, mais j’ai un masque pour le dissimuler.
C’est bizarre, je me retrouve dans la vraie rue Sainte-Anne que j’ai connue, certes vidée de son identité –« Nogent est laid, Nogent est con, Nogent est mort »- lors d’une exposition à la bibliothèque Cavanna en sa présence***.
On file chez Pianetti, « c‘est tout petit dans un recoin d’une rue toute triste … les musicos, sur leur estrade, envoient des tangos, des valses, des pasos, des rumbas, un petit slow pour les amoureux ». Bruno esquisse avec souplesse et élégance quelques pas à rendre jaloux mes voisins animateurs assidus du club de danse de Saint-Girons. Je lui donne un « formidable 7 » comme dirait un juré sévère d’une populaire émission de télévision !
Sans oublier la java vache « bien langoureuse bien préparante à la suite » : « La grosse pathétique Fréhel nous fait chialer, au cinoche, dans je ne sais plus quel film avec sa « Java bleue », la java la plus belle, celle qui ensorcelle ».
Bruno nous la fredonne, je l’accompagnerais volontiers, gamin, je la chantais à mes chers aïeux pour me moquer.
Il chante bien le bougre : il imite la môme Piaf et son légionnaire qui sentait bon le sable chaud, et Tino Rossi que toutes les femmes adorent :

« Vieni, vieni, vieni,
Vieni, vieni, vieni,
Accanto a me !
Paola ! Mia rondinella
Sei la più bella
En il moi cuore ! »

« Pourtant, c’est rien que des choses osées, pleines d’amour fatal , de désirs fous, de baisers enivrants, de caresses ardentes, de trahisons, d’étranges femmes, de Catarina bella qui n’a que seize ans tchi-tchi ».
Vous voulez du croustillant ? Bruno Cavanna nous raconte en détails son dépucelage dans un claque parisien. Ils étaient trois copains. Je n’ose pas rectifier à haute voix qu’ils étaient quatre comme l’avait fait l’un des garnements Jeanjean Burgani, encore en vie, lors d’une représentation.
La fibre corporatiste vibre chez le fils de professeurs et enseignant lui-même que je fus lorsque Cavanna rend hommage à ses instits de la communale, ses profs de « l’école supé » (le cours complémentaire) : « Vous m’avez donné la curiosité, le doute et l’insatisfaction … Vous m’avez bien fait chier avec Corneille et Racine, et l’autre poseur, là : Chateaubriand, mais vous m’avez fait pleurer de bonheur à Molière, à La Fontaine, à Rabelais… »
Le jeune Cavanna obtint le « certif » puis le brevet, des examens de valeur, à l’époque, marqueurs d’une ascension sociale. À 53 ans, il réussit par jeu, en auditeur libre, le baccalauréat avec la note maximale de 20 dans l’épreuve de philosophie.
Mais la grande histoire de la pièce, c’est la déclaration d’amour pour son père … et parfois pour sa mère. Dans Crève, Ducon !, son livre posthume, le nonagénaire Cavanna nous offre un émouvant chapitre intitulé Papa dieu : « Je l’admirais plus que je ne l’aimais. Et c’était vraiment un dieu, s’il existe des êtres dignes de l’être. Sagesse, gentillesse, bonté … Qualités peu viriles qui font sourire. Certains le jugeaient simplet. D’autres ne s’y trompaient pas, qui voyaient luire la malice au fond de l’œil… Quand, cédant de guerre lasse aux injonctions de maman, il me prenait par la main et m’emmener « respirer le bon air » dans les solitudes herbues du fort de Nogent ou autour des jeux de boule du bois de Vincennes, rien ne pouvait m’arrêter. Dieu était là. »
Il faut observer Bruno, habité par le souvenir du père de Cavanna, le sien aussi sans doute, car il avait confié à la Libreria qu’il s’était inspiré de gens qu’il avait connus dans son enfance normande, pour interpréter ses personnages. Il sublime l’écriture de Cavanna faite avec l’âme et le cœur comme un travail sorti des mains d’ouvrier.
L’histoire des Ritals se déroule dans les années 1930 mais le final bouleversant de la pièce montre qu’elle résonne encore avec acuité dans notre société. Les humiliations des immigrés de l’époque sont malheureusement toujours d’actualité aujourd’hui : la précarité, le chômage, le racisme à l’égard des « étrangers qui viennent manger le pain des Français ».

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Je n’ai pas vu passer la petite heure et demie que dure le spectacle. Bruno Putzulu et Grégory Daltin –semble-t-il, heureux- cèdent aux nombreux rappels réclamés par le public debout et conquis Ce soir, sous la halle du marché de Fabas, ils sont des marchands de bonheur.

Ritals Tourtouse fin spectacle.2jpg

Je me souviens, lors de ma promenade rue Sainte-Anne à Nogent, d’un gosse -redescendait-il du fort- qui m’avait abordé les yeux comme des billes : « Monsieur, j’ai passé une journée formidable ». Je ne lui en avais pas demandé les raisons, mais, c’est à mon tour de dire que, moi aussi, j’ai passé une soirée formidable, je n’ai pas entendu la cloche de la fin de la récré !

cavanna

Merci à Cavanna, heureusement qu’il ne céda pas à au rêve de sa maman de le voir entrer comme fonctionnaire dans les PTT ( !). Merci  à Bruno Putzulu et Grégory Daltin au « cordillon » pour cette plongée dans l’enfance pleine de tendresse, de poésie et d’humour.
Merci à Jacqueline Mauran et l’équipe des Remp’Arts qui, dans des conditions compliquées, parviennent à faire survivre le théâtre.
Merci à la petite Virginie, je rêve qu’elle persuade, un jour, Bruno Putzulu d’adapter d’autres œuvres de Cavanna : L’œil du lapin, par exemple, qui est le livre de sa mère, ou Mignonne, allons voir si la rose…, un manifeste en forme de déclaration d’amour à la langue et l’orthographe françaises. Chiche !
Je me rends dans la petite tente, une loge de fortune au faux air de vestiaires de stade de foot, qui ne dépayse évidemment pas Bruno. Avec son équipe, il récupère de sa brillante performance scénique et physique, car j’en atteste, « il a mouillé la chemise ».
On le dit peu physionomiste, et pourtant, la private joke qu’il m’adresse à mon entrée, prouve qu’il m’a reconnu … sept mois plus tard !

hdfBruno et moi 1 2

Vous savez quoi, c’était bien la peine de vous raconter tout ça : Bruno devrait jouer Les Ritals, en octobre, tout près de chez moi en région parisienne, dans un espace au joli nom de ferme du Bel-Ébat !

* http://encreviolette.unblog.fr/2010/12/23/un-mois-chez-charlie-hebdo/
** Si vous souhaitez écouter la chanson Paris rombière, cliquer ici : http://encreviolette.unblog.fr/2016/04/01/amont-et-merveilles/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2009/05/26/week-end-rital-avec-cavanna/
– Cavanna écrivit : « Même les plus cons on leur jour de gloire : leur anniversaire ». Je vous raconte donc un des miens où Cavanna est largement présent :
http://encreviolette.unblog.fr/2014/03/13/jour-d-anniversaire/
– Lors du confinement, j’eus recours à Cavanna :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/25/mon-confinement-j10-avec-lassistance-de-cavanna/
http://encreviolette.unblog.fr/2019/02/06/cavanna-a-occupe-la-sorbonne/

Publié dans:Coups de coeur |on 15 septembre, 2020 |3 Commentaires »

en-Cyclopédies … avec Guillaume Martin et Michel Dréano

Savez-vous que, chaque été, je redeviens un vrai gamin en vous racontant les Tours de France d’antan ? Grâce à vous, ou malgré vous car vous ne me « filez pas toutes et tous le train », je me replonge avidement dans la lecture des vieilles revues spécialisées, bistre ou verte, que mon père achetait et que je conserve jalousement. Et lorsque, quelques numéros manquent à ma collection, un ami archiviste, cyclotouriste et blogueur lui-même, m’est d’un précieux secours : en bon équipier, en somme, il me « donne sa roue » !
Mon exercice paraîtra puéril à certains mais je ne fais aucun complexe tant d’autres plumes, bien plus incontestables et incomparables, ont contribué à entretenir la légende des Cycles. J’ai même osé suggérer que si l’immense Victor Hugo avait connu le vélocipède, à quelques années près, il aurait été un possible chantre des premiers Tours de France. Maurice Vidal, compagnon du Tour » et éditorialiste du regretté Miroir du Cyclisme, reprit intégralement un de ses poèmes pour illustrer la malsaine rivalité opposant Anquetil et Poulidor lors d’un Paris-Nice.
Dès ma prime enfance, « je refaisais l’étape », par temps pluvieux (ça arrivait en Normandie), avec mes petits coureurs cyclistes en plomb, sinon sur mon petit vélo vert, une chambre à air autour des épaules comme les champions, dans les cours de récréation de la maison-école familiale ou dans le village. J’avais droit sur mon passage à de décevants « Vas-y Robic » d’encouragement, moi qui n’envisageais la course cycliste qu’à travers mon idole Anquetil, un chef-d’œuvre d’esthétisme pédalant.
Avez-vous remarqué qu’apprendre à lire et à monter à vélo sont deux formes de liberté et d’indépendance quasi concomitantes ?
Au temps de ma communale buissonnière dans le grenier familial, nourri des chroniques des valeureux journalistes de l’époque et des illustrations sépia, j’ai largement enrichi mon socle de connaissances comme on ne jargonnait pas alors dans l’Éducation Nationale. C’était un peu mon « Tour de France par deux enfants », le mythique manuel qui avait accompagné la scolarité des écoliers avant-guerre.
Le Tour de France, c’était ma Nationale 7, une route de vacances « apprenantes », la géographie des provinces, des reliefs, des climats, des gens, leur histoire aussi ; le calcul des écarts, des bonifications et des moyennes horaires rendait les nombres moins complexes, Sans oublier la littérature évidemment : que cherche un écrivain sinon des personnages dont le Tour regorge.
La liste est longue des gens de lettres qui ont écrit de magnifiques pages à la gloire du cyclisme : Dino Buzzatti, auteur du Désert des Tartares, suivit, pour un quotidien italien, le Giro 1949 et le duel épique opposant Achille et Hector, pardon Coppi et Bartali. Le grand reporter Albert Londres évoqua Les Forçats de la route du Tour 1924, repris récemment à la Comédie Française*. Le romancier Luis Nucera m’illumina avec ses Rayons de soleil. L’ancien journaliste Philippe Bordas écrivit des pages sublimes sur les Forcenés avant de se détacher complètement du cyclisme d’aujourd’hui. Roland Barthes consacra quelques unes de ses Mythologies aux champions cyclistes. Christian Laborde, avec la même excellence du verbe que Claude Nougaro, son frère de race mentale, éructa de jubilantes « Vélociférations ». Á travers les exploits de Charly Gaul, Lionel Bourg nous confia son émouvante échappée** d’une jeunesse difficile. On ne guérit pas de son enfance, ni du Tour de France.
Vous pensez bien que ma curiosité fut piquée lorsque j’ai découvert qu’un coureur cycliste professionnel, actuellement en activité, publiait un livre au titre surprenant : Socrate à vélo, le Tour de France des philosophes.

Socrate à vélo

guillaume-martin-socrate-a-velo

Son auteur, Guillaume Martin, normand d’origine comme moi, outre de courir sous les couleurs de l’équipe Cofidis, est diplômé d’un master en philosophie. Il a déjà participé à trois Tours de France, obtenant même une honorable douzième place en 2019.
Plutôt qu’une compilation de récits et anecdotes désormais éculés de la belle époque de la grande boucle (hors les billets de mon blog bien évidemment !) que nous resservent certains journalistes, Guillaume a pris le parti de mêler ses deux passions et de réfléchir sur sa pratique de sportif de haut niveau en ayant recours à quelques concepts philosophiques … Stupéfiant ! Son doping est l’intelligence.
Ça commence à Olympie, un jour de décembre, lors d’un rassemblement d’avant- saison de l’équipe nationale grecque de cyclisme. Pour la première fois de leur histoire, l’été prochain, les Hellènes prendront le départ du Tour de France qui retrouve sa formule par équipes nationales.
Quelle surprise ! Je me souvenais bien d’un coureur à pied sur la route de Marathon, mais d’aucun cycliste professionnel originaire du Péloponnèse sinon, dans mon enfance, de deux azuréens, les frères Lazaridès : l’un Lucien, vainqueur du Circuit du Théâtre Romain 1942 (!) mais aussi troisième du Tour de France 1951, l’autre, le cadet, Apostolos dit Apo, surnommé « l’enfant grec », un excellent grimpeur très populaire à la suite de son succès dans le « Petit Tour de France » organisé à la hâte, entre Monaco et Paris, en 1946, en prélude au retour de la vraie grande boucle, un an plus tard.

Lazarides

Lors de la sélection des équipes, outre que la Grèce demeure le berceau du sport moderne, les organisateurs, ont été particulièrement impressionnés par la qualité du dossier de candidature rédigé par les coureurs eux-mêmes, mettant en avant des arguments s’enchaînant selon une logique implacable. Entre ébahissement et jubilation, nous faisons connaissance des coureurs choisis pour assurer la communication auprès des médias : l’expérimenté Socrate, plusieurs fois vainqueur de la Ronde des Carpates et du Tour du Péloponnèse, son fidèle lieutenant, le musculeux Platon, enfin Aristote, un jeune aux dents longues mais au sens tactique déjà affirmé, qui s’est révélé dans le Tour de Macédoine.

SocratePlatonaristote01

Justement, ce dernier déclare : « Il faut jouer pour devenir sérieux ». Et Martin de prendre le relais : « Quand on dit de telle personne : « elle est ceci ou cela », cet « être » n’est qu’une facilité de langage. Car contrairement aux choses, l’humain n’est pas, il a à être. On ne peut parler d’être authentiquement qu’une fois la mort advenue. Si je comprends bien, désormais, Poulidor est enfin et définitivement « l’éternel second » d’Anquetil, alors qu’auparavant, il se résignait trop facilement à cette condition et ce cliché de journaliste adopté également par le public.
« On ne naît pas cycliste ou philosophe, ou cycliste-philosophe, on le devient. Ce préalable étant admis, il devient possible de s’amuser avec les identités. Il devient possible de jouer au cycliste-philosophe. Il devient possible de jongler avec les généralisations, les réifications, les clichés. Quelque chose en ressortira nécessairement : une vérité, une question, un éclaircissement, un moment de drôlerie … La philosophie, en dépit de ses airs austères qu’elle se donne souvent, est elle aussi une forme de jeu. »
Guillaume Martin se livre à une réjouissante farce, néanmoins subtile, où des philosophes enfilent maillots et cuissards et enfourchent un vélo pour préparer le Tour de France, la plus prestigieuse des compétitions sportives.
Ainsi, l’on partage l’entraînement de la formation allemande sur les routes venteuses et pluvieuses des Flandres, sous la direction d’un étonnant manager, l’inventif Albert Einstein en personne, nommé pour « ses connaissances en physique du sport, son esprit d’analyse et sa bonne humeur fédératrice ».

Einstein à vélo

Les premiers résultats ne sont guère probants au sein de la Mannschaft qui compte pourtant dans ses rangs d’excellents coureurs de métier tels Jan Ullrig, les sprinters Rudi Altich et Erik Zadel, le baroudeur Jens Vogt (les férus de cyclisme auront reconnu d’authentiques champions dont l’écrivain a légèrement modifié l’identité). Certains d’entre eux accusent une certaine surcharge pondérale qu’ils mettent sur le compte de la fumeuse théorie du directeur technique selon laquelle « la masse c’est de l’énergie, E=CM2 ou je ne sais plus quoi » !
Pour Einstein, les coureurs grecs seront durs à battre en juillet, parce qu’ils pensent. Et afin que l’équipe germanique se comporte honorablement sur le Tour, dont le départ sera donné qui plus est à Düsseldorf, il décide d’injecter de l’intelligence et, en conséquence, d’organiser une sortie de détection pour repérer les meilleurs philosophes adeptes de la petite reine.
Un plateau de vedettes dont rêverait tout organisateur de débat philosophique sinon de course cycliste … jugez vous-même : Friedrich Nietzsche, Hegel, Martin Heidegger, Emmanuel Kant, Schopenhauer, Husserl, Leibniz, Marx.
L’expérience révèle ses limites : ainsi Kant, bien qu’en passe de consacrer un ouvrage à la Critique de la raison vélocipédique, déteste s’éloigner de sa ville natale de Königsberg et prend prétexte de la pluie, pour « mettre la flèche à droite ».
Puis on a senti le nihilisme s’emparer de Schopenhauer, l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation.
Heidegger, de son côté, se plaint que la sélection ne soit pas composée uniquement d’Allemands de souche, visant là essentiellement la présence de Freud, Autrichien mais pas que … Il est surtout juif (comme Einstein soit dit en passant) !
Einstein, qui accompagne le groupe à vélo électrique, note les visages marqués : « Hegel, quoique content de savoir que son rival Schopenhauer avait renoncé avant lui, regrettait sa tranquille chaire de professeur à l’université de Berlin, Husserl, le dos de plus en plus voûté, se repliait littéralement sur lui-même, en bon phénoménologue. Quant à Leibniz, l’expression déformée par l’effort, il en venait à douter de vivre dans « le meilleur des mondes possibles » … Qui diable pouvait bien mener pareil tempo ? Á coup sûr c’étaient Vogt et Altich qui voulaient marquer leur suprématie. »

Altich et Anquepil 2Nietzsche

Un par contre qui faisait mieux que tenir la dragée haute au « colosse de Mannheim » (surnom du vrai Rudi Altig), c’était Nietzsche. Conquis, Einstein l’informa que, d’ores et déjà, il le sélectionnait pour le prochain Tour de France, invitation que le philosophe déclina immédiatement, expliquant qu’il ne désirait pas être intégré à un collectif, avant de remettre du braquet puis lâcher Altich et compagnie.

Karl Marx

Karl Marx se manifesta alors, redonnant un peu de baume au cœur à Einstein contrarié par la décision de Nietzsche, : « Moi je crois énormément en la force du collectif ! Sans union, point de lutte possible ! »
Que Guillaume Martin choisisse, dans son récit, d’installer Friedrich Nietzsche comme le meilleur des vélosophes n’est pas une surprise puisque l’intitulé exact de son mémoire de master était : « Le sport moderne : une mise en application de la philosophie nietzschéenne ? », une réflexion sur les connexions possibles entre l’intelligence théorique (celle de l’esprit) et l’intelligence pratique (celle du corps).
« L’homme éveillé, l’homme qui sait, dit : « Je suis corps absolument et rien d’autre ; et âme n’est qu’un mot pour désigner une qualité du corps. » Le corps est une grande raison. »
Aussi, par l’entraînement, le sportif travaille littéralement à s’incorporer certains mouvements afin de les rendre automatiques, instinctifs. Les fastidieuses heures de selle servent à améliorer la fluidité et l’efficacité du coup de pédale, à développer l’activité réflexe de son corps notamment lors d’une chute. Et Martin de prendre pour exemple Anquetil qui, au-delà d’un talent naturel, parcourait des kilomètres derrière derny pour obtenir une pédalée incomparablement ronde et fluide, j’en fus le témoin quand il s’entraînait derrière l’engin piloté par André Boucher, son mentor de l’A.C. Sotteville.

Grand prix des Nations 1953(velo La Perle)

Parallèlement aux entraînements, le cycliste moderne doit respecter un mode de vie sain, Nietzsche peut être de bon conseil, lui qui sur les questions de diététique en connait un rayon !
Guillaume Martin évoque aussi les relations aux médias et au public qui appartiennent à la panoplie du coureur d’aujourd’hui. Platon ne se dérobe pas, ainsi on le voit échanger avec Plotin, son cadet de sept siècles, sur le réseau social Morphaïbiblion, littéralement « livre du visage », Facebook pour les anglophones ! Je like !
Et nos petits Français, où sont-ils ? Il en est un qui fait du vélo, « seul, divinement seul », dans les Pyrénées, précisément au-dessus de Luchon, dans le Port de Balès que, coïncidence, je visitais en auto au moment où je lisais ce livre.

Blaise Pascal

C’est une vieille connaissance que j’eus l’occasion de côtoyer autrefois du côté de Port-Royal lorsque je randonnais à vélo en vallée de Chevreuse.
Il s’appelle Pascal, à l’aise Blaise : « Il n’avait pas peur de la souffrance. Selon lui, souffrir était le lot de tous. L’homme est un être naturellement malade. Plutôt que d’occulter cette nature, il fallait l’assumer, pour ce faire, quoi de mieux que de parcourir les routes de France et de Navarre à la seule force des mollets ? »…
« Si Pascal pédalait, c’était pour perdre pied, rêver, méditer, communier avec ces paysages grandioses l’encerclant – et avec Celui qui en est la cause. Voilà pourquoi Pascal est heureux pendant qu’il escalade le Port de Balès. Il sait qu’un ordre préside à cette douleur qui lui brûle les cuisses … grimpant, souffrant, Pascal avance solitaire et joyeux vers ce Dieu qui l’attend. »
Sauf, et cela est arrivé à tous ceux qui, ahanant, luttent contre la pente, il est rejoint et laissé sur place par un cycliste surgi de nulle part : certains le surnomment l’aigle de Sils-Maria, vous aurez reconnu Nietzsche en stage d’altitude dans le col pyrénéen emprunté par le prochain Tour de France.
« Ne sais-tu pas que Dieu est mort ? Ne sais-tu pas que depuis que nous l’avons tué, il n’y a plus d’ordre, plus rien de sacré ? Nous avons destitué Dieu. Nous devons inventer de nouveaux jeux sacrés. C’est pour cela que je participe au Tour … », ainsi parla Zarathoustra qui se mit en danseuse et déposa Pascal !
L’idée germa bientôt dans l’esprit de Blaise : « La vie sans Dieu est une vie de misère. Mais Dieu ne peut plus être la solution. Quoi de mieux que la grande messe de juillet pour remplacer la religion ? » Une bonne nouvelle pour Jean-Paul Sartre désigné pour être le directeur sportif de l’équipe de France.
Nietzsche aurait pu s’entraîner près de Sorrente sur les pentes du Vésuve. Les Grecs, eux, ont établi leur camp de base en Sicile, sur les flancs de l’Etna. Duel au-dessous du volcan, Socrate à Platon : « Ne crois-tu pas que philosopher c’est apprendre à mourir ? », démarrage d’Aristote : « Philosopher, c’est apprendre à gagner ! » Ironie de l’histoire du cyclisme, la vraie : Guillaume Martin remporta une étape du Tour de Sicile … au sommet de l’Etna (un « cratérium » me souffle Blondin).
Ça promet sur les routes du Tour qui approche. En attendant, Altich remporte le Tour des Flandres « au terme d’une course d’école ».
La seconde moitié de « Socrate à vélo » raconte les péripéties de ce Tour si particulier qui suit exactement l’itinéraire de la grande boucle de 2017, on n’a même droit aux commentaires en direct des reporters de la télévision.

Altich et Anquepil 1

J’accuserais presque Guillaume Martin de crime de lèse-majesté en privant pour une seconde « Anquepil » du maillot jaune, à l’issue de la première étape contre la montre remportée, à la surprise générale, par Bradley Russell … fusion de deux philosophes britanniques qui se querellaient pour une question d’idéalisme.
Pour le reste, je vous abandonne à la lecture de son Socrate à vélo pour savoir si un des prestigieux vélosophes sera vêtu de jaune sur les Champs-Élysées.
Á quand un championnat de France des vélosophes avec Bernard-Henri Lévy, les deux Raphaël Glucksmann et Enthoven, Michel Onfray et … Jean-Claude Michéa, jubilant clin d’œil à son père Abel, truculent journaliste sportif qui me régalait avec ses « histoires du Tour contées à Nounouchette » dans le Miroir du Cyclisme.
Nul doute que si Guillaume Martin avait été mon prof en terminale, les cours de philosophie m’auraient semblé moins austères. « On ne peut penser qu’assis » (sur la selle ?) prétendait Flaubert. « Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose » contestait Nietzsche. « L’enfer c’est les autres » affirmait Sartre le surprenant directeur sportif des vélosophes tricolores.
Au bon temps des Tours de France de mon enfance disputés selon la formule des équipes nationales, j’avais une affection particulière pour les « coureurs régionaux », les gilets (sans maillots) jaunes de l’époque, encore que l’un d’eux, un montluçonnais fils d’immigré polonais, du nom de Roger Walkowiak, réussit l’exploit de ramener la toison d’or au Parc des Princes en 1956.

Walkowiak

La presse qui méprisait un peu les « premiers de corvée », ces « sans grade » et « porteurs d’eau » pas assez bling-bling, répandit péjorativement la notion de « Tour à la Walkowiak » pour désigner une victoire inattendue voire chanceuse échappant aux favoris. Le grand historien du cyclisme Pierre Chany remit en place ses confrères : « Il s’agit là d’une interprétation très fantaisiste des faits, d’un détournement de vérité et disons-le d’un abus de confiance … Il nous restera le souvenir d’une course riche en rebondissements pour les Gaul, Bahamontès, Nencini, Debruyne, Bauvin, Ockers, Forestier et Poblet qui durent se contenter de satisfactions secondaires. Leur seule présence accréditait la qualité de ce que l’ignorance s’obstine à minimiser. » Antoine Blondin, qui le qualifia, avec son sens de la formule, de « poujadiste égaré dans le Bottin mondain », abondait : « Sa victoire régularise une situation de fait. Walko était le plus courageux, le plus constant, le mieux portant. » Cela dit, le valeureux Roger souffrit jusqu’à sa mort récente de cette défiance et ce manque de considération à son égard.
Pour poursuivre ce billet, j’ai envie de prendre le sillage de Michel Dréano, le valeureux « régional de (mon) étape » littéraire. Pour être plus exact, je devrais plutôt lui ouvrir la route puisqu’il a souhaité que je préface son florilège de poèmes*** dont la parution est reportée à l’automne (chaque lecteur devrait tenir son pangolin en laisse au passage des champions !).
Question bagage technique (pour reprendre l’expression d’Audiard dans la savoureuse leçon de sprint sur piste enseignée par Gabin dans « Rue des Prairies ») universitaire, Michel soutient la comparaison (haut les mains aux cocottes) avec Guillaume Martin puisqu’outre quelques certificats de licence littéraire, il est titulaire d’un master 2 en sociologie et anthropologie des migrations.

Michel Dreano

Question « vélo pur », sa notoriété beaucoup plus modeste n’a pas dépassé les vallonnements du plateau de Rohan dans le Morbihan que, dans son enfance avide, il parcourait sur une vieille bécane de femme datant de la dernière guerre, à défaut du vélo promis par sa mère qu’elle ne lui offrit jamais.
Mais le môme Michel avait du tempérament et pour épater les copains qui le badaient avec leur belle monture, il les flinguait dans les raidards, un peu comme les « vedettes du cru » qui faisaient rendre grâce aux cadors nationaux dans les courses de pardons, du côté de Camors et Ploerdut.
Une autre fois, sur les routes du Bourbonnais chères à René Fallet, était-ce la proximité de Vichy, il « éparpilla façon Nietzsche dans le Port de Balès » un cycliste allemand arrogant avec sa clinquante machine équipée « tout Campa » (gnolo).
Qui sait s’il ne nous surprendrait pas dans un championnat de France cycliste des poètes et slameurs (il en existe bien un pour les prêtres et les livreurs de journaux !). Le romancier René Fallet détient bien « le record du monde de l’heure des écrivains de plus de 40 ans dont le prénom commence par un R », établi au vélodrome de Vichy !****
Á défaut de la rondeur de son coup de pédale, je fus conquis, il y a quelques années, par la verve poétique de Michel Dréano. Il est vrai que sa chanson Vieil encrier à l’encre violette possédait les atours pour me séduire ! Le souffleur de vers venait de m’inoculer son virus.

1- couverture dessins sierra tecnic

Son prochain recueil s’intitule Et lâchez les hirondelles… Comme un cri de libération des poètes, quoique ma déformation d’esprit vélocipédique m’oblige à vous signaler que l’Hirondelle fut le nom de marque attribué à la première bicyclette fabriquée par l’ancienne manufacture des Armes et Cycles de Saint-Étienne. C’est parce qu’ils faisaient leurs rondes sur ce modèle de cycle, que jusqu’à une époque pas si lointaine, on surnommait hirondelles les représentants de la maréchaussée.
Mon régional de l’étape littéraire aurait pu briguer tout aussi bien une sélection dans l’équipe de l’Ouest, par sa filiation à des Bretons du nord du Morbihan, ou dans la formation des titis de Paris-Ile-de-France, lui qui avoue : « Peut-être n’est-on jamais que d’un seul pays, celui de son enfance… Mon pays c’est « la zone ». Un entre-deux géographique entre Paris et sa banlieue, un espace libre, aujourd’hui avalé par le périph’… ».
Les organisateurs n’étaient pas toujours pointilleux, ainsi une année, le fantasque Alsacien Roger Hassenforder se retrouva au milieu des « p’tits gars de l’Ouest » !
Michel est un artiste complet : poète, écrivain, chanteur slameur, cinéaste, il est compétitif sur tous les terrains. « Mon régional » est un porteur d’haut le verbe !
Profondément humaniste, il aime les gens. Comme je narre l’exploit de Néné la Châtaigne dans Milan-San Remo, il nous raconte les tribulations de Momo de Gennevilliers qui ne « marchait » pas qu’à l’eau claire.
« Étameur de rimes », il s’invente des fidélités de ra-comptoir avec un soudeur à l’amitié, un pêcheur de compliment, un cracheur de feu follet.
Peut-être, aurait-il pu croiser, dans sa jeunesse, au pays de la ronde des Korrigans, « le farfadet de Pluvigner » alias Jean-Marie Goasmat.
Qui sait si dans mon délire, il n’aurait pas trinqué avec le « vigneron de Cabasse », le « berger de Manosque », le « facteur de Vierzon », surnoms de valeureux coureurs***** qui animèrent les Tours de France d’antan, ainsi qu’avec Antoine Blondin qui consacra une chronique épique L’Iliade et Le Dissez à propos d’une échappée fleuve de l’ancien facteur parisien.
Sa muse surréaliste l’amène, quand il se dore à la Goutte d’Or, à nous parler de Poulidor, Suzy Solidor, Albator et Dark Vador, château de Chambord et théâtre Mogador ! Ça vaut bien un maillot bouton d’or, non ?
J’aurai l’occasion de vous vanter toutes les facettes de l’artiste lors de la sortie de son livre. Aujourd’hui, dans ce billet-étape de transition entre mes évocations des Tours de France 1950 et 1960, j’avais envie de vous offrir son regard anecdotique mais lucide sur la chose cycliste.
Artiste engagé, curieux des questions sociétales, il ne pouvait pas être indifférent au tremblement de terre qui secoua la planète vélo lors du Tour 1998 : comme à tous les séismes, on lui donna un nom, (l’affaire) Festina !
Michel a coécrit Á mon insu, une chanson réquisitoire contre une forme institutionnalisée de dopage, quoi qu’empreinte d’une certaine tendresse. La voici interprétée par Marc Havet, une sorte de « fou chantant du XXIème siècle » :

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« Á mon insu de mon plein gré
J’ai commencé à pédaler
Sur la p’tit’ rein’ de mon enfance
Avec grand-père on s’en allait
Dans la campagne on pédalait
Et on rêvait du Tour de France

Á mon insu de mon plein gré
Avec grand-pèr’ j’ai continué
Les randonnées dans la montagne
Il me parlait de Bartali
Des exploits de Fausto Coppi
Et des critériums de Bretagne

Á mon insu de mon plein gré
J’ai commencé à m’entraîner
Après l’école et le dimanche
Et quand j’ai pu participer
J’ai gagné mon premier trophée
Vainqueur de la boucle d’Avranches

Á mon insu de mon plein gré
On m’a choisi comme équipier
Pour courir dans le Paris-Nice
J’ai fait mes class’ dans le p’loton
Et pour mériter mes galons
C’ que j’en ai fait des sacrifices

Á mon insu de mon plein gré
Course après course et sans moufter
J’en ai bouffé des kilomètres
Et des dopants par tous les bouts
Cachets piquouz’ vraiment c’est fou
C’ que le docteur a pu me mettre
e
Á mon insu de mon plein gré
Pour courir j’ai tout accepté
Et je suis bon pour le cim’tière
Pourtant je m’ souviens c’était beau
Quand on allait fair’ du vélo
Dans la montagne avec grand-père »

Grinçante satire où le piano devient vélo et le chanteur un grimpeur dopé presque à bout de souffle !
Ce n’est pas ici la tribune pour faire le procès du dopage, nous savons qu’aucun coureur ne gagna un Tour de France à l’eau plate.
D’ailleurs, comme l’iconoclaste Christian Laborde le clame haut et fort, le premier mort du dopage fut le lutteur Milon de Crotone, au VIème siècle avant Jésus-Christ. Les questions d’argent existaient déjà, les athlètes étant payés par la cité dont ils défendaient les couleurs.
Au fait, cher Guillaume Martin, Nietzsche aurait-il accepté le dopage ? « Sa pensée est dangereuse, parce que complexe. La doctrine du surhumain pourrait inclure le dopage : pourquoi l’homme qui voudrait s’augmenter ne pourrait-il le faire avec des éléments extérieurs ? J’ai cherché à discréditer cette idée en réinterprétant Nietzsche, en disant que le surhumain était plutôt quel¬qu’un de « renaturalisé », un humain doté d’une éthique de la noblesse… L’inverse du dopage. » Une réponse de Normand !
Tout en traitant la même problématique, Michel Dréano, décline d’autres vers de contact à la mémoire du Cycliste inconnu****** qui ne franchit jamais l’arc de triomphe, les voici interprétés par le compositeur Jacques Déljéhier  (maquette d’enregistrement) :


« Dans le p’loton j’étais r’péré
Comm’ gars correc’ et régulier
Le vrai mulet, bon équipier
Toujours fidèle, sympa-tonique
Se sacrifiant dans les classiques
Pour les ténors et les patrons
Les embusqués du peloton
Les accros de l’endomorphine
Chargés d’érythropoïétine…

Au cycliste inconnu, je dédie cette chanson là
Lui qu’on n’a jamais vu jamais gagner quoi que ce soit

Moi le pot belge, la cortisone
L’insuline, la testostérone
J’y touchais pas car j’avais peur
De m’exploser bien avant l’heure
Et puis un jour ben j’ai craqué
C’était couru j’m’y attendais
Alors là j’ai tout balancé
Á Miroir Sprint, à la télé
Pour me r’fair’ un’ virginité…

Au cycliste inconnu, je dédie cette chanson là
Lui qu’on n’a jamais vu grimper le col d’Envalira

J’ai jamais pu recommencer
Á m’sentir bien dans mes cale-pieds
Et la P’tit’ Reine de mon enfance
Moi le forçat du Tour de France
Au septième ciel m’a expédié…
Et tout là-haut, j’vois les nouveaux
Les flambeurs et les arrivistes
Qui font leur petit tour de piste
Qui font leur petit tour de piste… »

Je dédie ces lignes aux « coureurs régionaux » qui, dans ma jeunesse, me faisaient vibrer par leur courage et leur panache. Je me souviens d’Armand Audaire, Ugo Anzile, Jean Dacquay , Désiré Letort de Plancoët, Francis Siguenza dit Zig-zag, d’Albert Dolhats dit « Bébert aux gros mollets », Joseph Thomin, Bernard Quennehen, Raymond Elena, Jean Bourles, Roger Chaussabel, Eugène Letendre …

Audaire

DolhatsUgo Anzile

Humbles fils de paysans, d’ouvriers ou d’immigrés espagnols et italiens. Quizz : certains gagnèrent une étape du Tour et enfilèrent même le maillot jaune, l’un d’entre eux accrocha la lanterne rouge à sa selle, synonyme de dernière place et d’impact médiatique pour les contrats de critériums. Beaucoup ont été ou sont encore d’alertes octogénaires (voire plus), preuve que le cyclisme peut conserver.
L’histoire du Tour de France est peuplée d’un véritable bestiaire propre à inspirer quelque poète ou fabuliste : la Perruche Jacques Marinelli, le Taureau de Nay Raymond Mastrotto, un Coq de Fougères Georges Groussard une Souris Benoît Faure, une Puce du Cantal Lily Bergaud, un Biquet Jean Robic, des Aigles de Tolède, d’Adliswill … et de Sils-Maria !
Magie du Tour : pour immortaliser sa maman, Michel Dréano la mit en scène pour la photographier une dernière fois, sur son pliant, regardant passer les coureurs à Gueltas, modeste village du Morbihan, berceau de sa famille paternelle.

Tour 1948 à Josselin

tour1927 passage en bretagne

Dans les ronces et épines que son nom désigne étymologiquement en breton vannetais, Dréano cultive des roses (ou des œillets de poète ?). Parisien d’adoption, usager des pistes cyclables de la capitale, il a collaboré également à l’écriture d’un bel hommage à la « petite reine »******* :

« Ah ! le vélo des beaux jours
Qui va finir son grand tour
Il est bientôt arrivé sur les Champs-Elysées
Des cols des Alpes jusqu’aux Landes
Il a écrit sa légende
Roul’, roul’ roul’ la petite reine a bien grandi
Rein’ de Paris

Le p’tit facteur part pédaler tout’ la journée
Alors que l’hirondell’ va bientôt le doubler
Il a d’la glu U dans les mollets…

Ah ! le vélo des beaux jours
Qui va finir son grand tour
Il est bientôt arrivé sur les Champs-Elysées
Des cols des Alpes jusqu’aux Landes
Il a écrit sa légende
Roul’, roul’ roul’ la petite reine a bien grandi
Rein’ de Paris

Le livreur noir a failli s’faire écrabouiller
Après l’ feu roug’ pour un refus d’priorité
Faut livrer chaud oh dans ce boulot !

Ah ! le vélo des beaux jours
Qui va finir son grand tour
Il est bientôt arrivé sur les Champs-Elysées
Des cols des Alpes jusqu’aux Landes
Il a écrit sa légende
Roul’, roul’ roul’ la petite reine a bien grandi
Rein’ de Paris

Le bobo qu’a mal au dos sur son vélo
Ne sortira que s’il est sûr d’la météo
Jouer l’hidalgo et manger bio

Ah ! le vélo des beaux jours
Qui va finir son grand tour
Il est bientôt arrivé sur les Champs-Elysées
Des cols des Alpes jusqu’aux Landes
Il a écrit sa légende
Roul’, roul’ roul’ la petite reine a bien grandi
Rein’ de Paris »

Vélo, boulot, prolo, écolo, bobo, bio, et hidalgo … avec les voix de Roger Pierre et Jean-Marc Thibault et les réclames de Georges Berretrot, cela a un p’tit air d’hymne des 6 Jours de Paris dans l’ancien Vel’ d’Hiv’.
« Il faut jouer pour devenir sérieux », c’est Aristote qui le dit.
Allez Martin ! Vas-y Dréano !

*http://encreviolette.unblog.fr/2018/03/16/vas-y-lormeau-les-forcats-de-la-route-a-la-comedie-francaise/
** L’Échappée de Lionel Bourg (éditions de l’Escampette)
http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
*** Et lâchez les hirondelles … de Michel Dréano (éditions Toubab Kalo)
**** anecdote réelle tirée du livre Vélo de René Fallet (collection Idée fixe)
***** surnoms attribués respectivement aux anciens champions du Tour Jean Dotto, Édouard Fachleitner et Jean-Claude Meunier
****** Au Cycliste inconnu, paroles de Michel Dréano musique de Jacques Déljéhier
******* Vive la petite reine (Michel Dréano-Guenael Louer-Julia Paris) dans le cadre des ateliers d’écriture de Claude Lemesle)

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 1 août, 2020 |Pas de commentaires »

Fête des Mères 2020

C’est aujourd’hui la fête de toutes les mamans.
Débarrassons-nous d’abord de cette assertion selon laquelle le maréchal Pétain en serait à l’origine. La mythologie grecque célébrait déjà Rhéa, la mère de Zeus, au printemps.
En France, le village d’Artas, en Isère, revendique être le berceau de la fête des Mères. En effet, le 10 juin 1906, à l’initiative de Prosper Roche, fondateur de l’Union fraternelle des pères de famille méritants d’Artas, une cérémonie fut organisée en l’honneur de mères de familles nombreuses. En cette occasion, il décerna un diplôme de « Haut mérite maternel » à deux mères de neuf enfants. Ce jour-là, on pouvait fredonner de manière certes irrévérencieuse (compte tenu des « activités » du héros de la chanson) : Prosper Yop la boum, c’est le chéri de ces dames !!!
En 1918, la ville de Lyon célébra une « Journée des mères » en hommage aux mamans et aux épouses qui ont perdu leurs fils ou leur mari pendant la Première Guerre mondiale.
On assista, en 1920, à une timide tentative d’organisation par les municipalités d’une fête des mères de familles nombreuses. Finalement, c’est le 20 avril 1926 que la fête des Mères obtient une véritable reconnaissance officielle. Le gouvernement d’Aristide Briand la qualifie de « Journée des Mères de Familles nombreuses. » Des médailles de la Famille Française leur sont remises solennellement pour témoigner la reconnaissance de la Nation.
En 1942, le maréchal Pétain (le voilà !) reprend cette célébration en lui donnant une signification quasi liturgique à travers un message à la TSF (la radio d’avant le transistor !) : « Vous seules, savez donner à tous ce goût du travail, ce sens de la discipline, de la modestie, du respect qui font les hommes sains et les peuples forts. Vous êtes les inspiratrices de notre civilisation chrétienne ».
Après guerre, la loi du 24 mai 1950 indiquera que « la République française rend officiellement hommage chaque année aux mères françaises au cours d’une journée consacrée à la célébration de la « fête des Mères » », organisée par le ministre chargé de la Santé avec le concours de l’Union nationale des associations familiales (UNAF). Elle en fixe la date au dernier dimanche de mai (sauf si cette date coïncide avec celle de la Pentecôte auquel cas elle est repoussée au premier dimanche de juin), et prévoit l’inscription des crédits nécessaires sur le budget du ministère.
Je sacrifie, chaque année, à cette tradition, en la célébrant dans cet espace, d’une manière ou d’une autre, avec tendresse toujours et parfois humour, ainsi lorsque j’avais évoqué les colliers de nouilles* amoureusement tressés par les chers enfants lors d’ « activités d’éveil ».
Cette année, ne voyez-là aucune conséquence du confinement, j’ai choisi d’effectuer quelques révisions, notamment à l’intention des nouveaux ou récents lecteurs, en republiant les deux billets que j’avais consacrés, en 2014, à une maman que j’ai bien connue : la mienne !
Elle est partie il y a vingt ans au tournant du nouveau siècle. J’ai beaucoup pensé à elle ces temps-ci et vous en ai même parlé de-ci de-là en écho à certains moments de la crise sanitaire que nous traversons.
Bonne fête là-haut ma tendre maman ! Voici qui elle était :
http://encreviolette.unblog.fr/2014/05/14/gilberte-coffin-ma-chere-et-tendre-maman-epoque-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/05/19/gilberte-coffin-ma-chere-et-tendre-maman-2/

Maman JP et JM blog

* http://encreviolette.unblog.fr/2008/05/25/fete-des-meres-et-collier-de-nouilles/

Publié dans:Coups de coeur |on 7 juin, 2020 |Pas de commentaires »

Mon confinement J+10 … avec l’assistance de Cavanna

Chers lecteurs, dans mon précédent billet, je vous ai fait partager mes états d’âme, avec mes mots maladroits mais sincères, en cette période de confinement.
http://encreviolette.unblog.fr/2020/03/23/mon-confinement-j8/
Comme le virus, la désinformation, la bassesse, l’ignorance, la bêtise humaine en somme, se propagent à une vitesse vertigineuse sur les ondes. Quelque part, j’y participe peut-être. J’essaie, seulement, en rassemblant mes souvenirs, de les mettre en perspective. Parmi eux, j’ai exhumé L’An 01, le brûlot de Gébé, une de ces grandes figures de Hara-Kiri et du « vrai » Charlie-Hebdo, celui des années 70.
Aujourd’hui, la « petite Virginie », oui celle qui assista Cavanna dans les quinze dernières années de sa vie, m’a envoyé un précieux cadeau : une chronique de Cavanna parue dans le Charlie Hebdo n°455 en date du 7 mars 2001.
Je m’empresse de vous la faire partager avec son accord, et comme elle me dit avec humour : « Cavanna ne nous en voudra pas « !
Vous savez toute l’admiration que je voue à ce Rital, amoureux de la langue française et magnifique penseur sur toutes les questions sociétales qui agitent la planète. Voici donc un éditorial d’aujourd’hui écrit … hier (il y a 19 ans presque jour pour jour) :

Les bûchers de l’Inquisition
Quand des maladies jusqu’à ce jour inconnues, telle la « vache folle, le sida, l’Ebola, la « maladie du légionnaire » ou les hépatites virales nous tombent soudain sur le poil, nous frémissons d’horreur et de trouille, mais, en même temps nous nous disons que ce sont des conséquences de la vie moderne, en quelque sorte des rançons du progrès, liées, on ne sait trop comment mais on trouvera, suffit de chercher, aux formidables changements survenus dans la vie collective du fait des bouleversements dus à la technique, à l’abondance, au confort. Ce sont, en quelque sorte, les marques négatives de la grande marche en avant, les preuves que le progrès avance à pas de géant. Simplement, on avance tellement vite qu’on ne pouvait pas prévoir les scories inévitables. D’abord aller de l’avant, on fera le ménage après.

Mais quand revient nous défier une des grandes terreurs des siècles passés, un de ces cataclysmes moyenâgeux depuis longtemps oubliés ou passés à l’état de curiosité horrifiante dans les manuels d’histoire, on s’insurge . « Là, c’est pas juste !» La fièvre aphteuse, tu te rends compte ? Pourquoi pas la peste, la lèpre, la goutte, le cholera, la vérole, la tuberculeuse ?
Au fait, elle revient, la tuberculeuse. La vérole aussi.

Quand j’étais gosse, juste avant 1940, nos manuels scolaires, un peu vieillots il est vrai, comportaient des chapitres mettant en garde contre la tuberculeuse (dormez la fenêtre ouverte, ne crachez pas par terre etc.) et contre la fièvre aphteuse. La France y était encore traitée comme un pays essentiellement voué à l’agriculture, les dictées parlaient du gai laboureur, du forgeron du village, des animaux utiles qu’il faut protéger, tout ça, tout ça… je revois encore le paragraphe en caractères gras énonçant impérativement que tout cas de fièvre aphteuse, et même tout simple soupçon, devait être immédiatement déclaré à la mairie, le village isolé, le troupeau abattu et des tas d’autres précautions prises dont je n’ai pas gardé le souvenir.

Vint la vaccination. On avait identifié le virus, on savait comment l’empêcher de nuire, on s’y mit on vaccina. Les résultats furent immédiats. La terreur du terrible mal qui vous tombait dessus sans prévenir et ruinait des régions entières disparut. L’éleveur ne vécut plus avec cette angoisse permanente au cœur. Si bien que, passé quelques années, on décida que la maladie n’existait plus, que le vilain virus était à tout jamais « éradiqué » et que, cela étant, on serait bien bête de continuer à vacciner, chose qui coûte des sous. Et voilà !

« Eradiquer » est un mot menteur. Il suggère un anéantissement, la disparition absolue d’une certaine catégorie d’êtres. C’est peut-être le terme adéquat dans le cas des dinosaures. (Et encore ! Si un brin d’ADN de dinosaure peut être retrouvé et artificiellement réactivé par un biologiste farfelu, pourra t’on encore parler d’éradication ?) Un vaccin même massivement employé, même si aucun sujet n’y échappe, ne peut que protéger préventivement lesdits sujets contre l’invasion du virus (ou de la bactérie). Le virus trouve porte close et, donc, n’insiste pas. Le sujet est protégé. Le virus, en tant qu’espèce, n’a pas disparu pour autant. Il reste dehors mais il continue à exister en tant que spore, provirus, ou sous quelque forme de latence que ce soit. Peut-être même continue-t-il à sévir en toute virulence dans quelque lointaine vallée perdue dont le progrès, sous la forme du tourisme ou du commerce, le fera sortir un jour ou l’autre… Encore une fois, le vaccin ne « tue » pas comme, par exemple, un insecticide. Il protège individuellement, faisant de chaque vacciné une forteresse. Il ne détruit pas l’ennemi qui continue à rôder à l’extérieur.

Bien sûr, si tous les sujets susceptibles d’être contaminés sont vaccinés, le virus ne trouvant plus de support où se reproduire, va, théoriquement, dépérir en masse. Ce qui ne signifie pas forcement mourir, disparaitre en tant qu’espèce. Encore une fois, il peut « hiberner » en une quelconque forme de latence, d’où il pourra ressurgir en pleine virulence à la moindre occasion favorable.

Pourquoi a-t-on supprimé la vaccination obligatoire ? Par économie. La sale bête n’était-elle pas « éradiquée » ? En fait, on acceptait de prendre un risque. On estimait seulement, on voulait croire, que ce risque était voisin de zéro. C’était économiser dix sous pour prendre le risque de perdre des millions, mais ce risque était si mince, n’et-ce pas… Et voilà, le risque si mince s’est révélé numéro gagnant ! Gagnant à l’envers.

La vaccination est une assurance contre la maladie. Ce que l’assurance automobile est contre le risque d’accident. Qui contesterait l’utilité de l’assurance automobile, laquelle, d’ailleurs, est obligatoire ? Pourtant, là, le coût grève sérieusement le budget. L’assurance du camion pèse sur le prix de revient des moutons à transporter. Ô sainte rapacité, qui, pour rabioter dix ronds, conduit à risquer de tout perdre !

Et donc les bûchers à la noire et puante fumée flambent, sinistres, dans la nuit anglaise. Vision terrible, qui fait penser à l’inquisition. Tous ces êtres vivants massacrés pour rien… Là comme en d’autres catastrophes, on n’en parle qu’en termes de perte financière. Pas un mot de pitié pour l’abominable sort de ces vies qui ne sont que kilos de viande, que marchandise à suer du profit.

Savez-vous que je ne puis plus, de la fenêtre du train, voir un mouton au pré, un troupeau de vaches, sans que mon élan vers le bonheur bucolique soit immédiatement scié par le rappel : « condamnés à mort ». Car, c’est ce qu’ils sont, des condamnés à mort, de la viande sur pied, tous, tous, la gentille meuh-meuh qu’on montre au petit enfant, le mouton mignon, le porcelet si drôle… Des condamnés à mort, des condamnés à grossir vite, vite pour mourir cite, vite, et remplir nos panses. Oh, merde, pourquoi ai-je cette peste en moi ? Pourquoi ne puis-je, comme un Chirac, arpenter, tout sourire faux-cul aux dents, les allées du Salon de l’agriculture et flatter les croupes bien peignées sans que me hantent ces mots : « condamnés à mort » ? leur seule raison d’être tolérés, c’est leur mort future …

Quand encore, par la connerie et la rapacité des hommes, cette vie, cette mort, ne sont pas gaspillées en vain ! La télé nous déverse à l’heure du repas à même le tapis de la salle à manger, les bennes d’où croulent les cadavres entassés qui vont partir en fumée pour rien…

Blair gueule, ai-je lu, contre la course à la « productivité » des grandes surfaces. Qu’en termes galants… La « productivité », la concurrence furieuse, bref, la course au profit, à la puissance et au monopole, là comme ailleurs, sont le moteur. Derrière l’idyllique vision du monde que nous projette à jet continu la pub obsessionnelle, il y a la crasse, le sang, la merde, le mépris de la vie, la réduction de la planète à n’être qu’une usine à production forcenée en même temps qu’un Luna-park, éclaboussant de clinquant et tonitruant de gaieté préenregistrée.

L’Europe, affolée, « prend des précautions », l’Aïd el Kébir ne se fera pas à la maison. On sait très bien que toute interdiction suscite le désir de la tourner. Frauder devient un sport excitant. Préparons-nous à voir, de la fenêtre du TGV, au lieu des gentils moutons, les mêmes mais flambant dans la fumée des bûchers.

Avec mes remerciements et mon amitié à Virginie Vernay

Cavannablog25copie

Photographie de Encre violette (mai 2009)

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 25 mars, 2020 |2 Commentaires »

Forza Italia contre le coronavirus !

Mes plus fidèles lecteurs savent mon amour pour l’Italie que je leur ai fait largement partager avec l’évocation de mes lumineux séjours à Rome et en Toscane, mais aussi ma rencontre avec Don Camillo, le curé de Brescello, mes visites, passion du vélo oblige, à Castellania le village du Piémont où repose Fausto Coppi, en Lombardie, sur les hauteurs du lac de Côme, à la petite chapelle Madonna del Ghisallo dédiée aux coureurs cyclistes.
Effets collatéraux (et je le reconnais bien subalternes) de l’épidémie du coronavirus, la saison de cyclisme est d’ores et déjà amputée de ses plus beaux fleurons : la Primavera Milan-San Remo, les Strade Bianche autour de Sienne, et probablement le Giro (Tour d’Italie) sont annulés ou reportés.
Le romancier René Fallet dans une délicieuse déclaration d’amour au Vélo, écrivait : « Quand le Tour (de France) ne part pas, les catastrophes sont à la porte ! Il ne se disputa pas, en effet, lors des deux guerres mondiales, et c’est près d’un millier de coureurs, parmi lesquels trois anciens vainqueurs du Tour Lucien Petit-Breton, Octave Lapize et François Faber, qui firent le sacrifice de leur vie lors de la boucherie de la guerre 1914-1918.
À l’occasion de l’épisode de guerre sanitaire contre le coronavirus, je profite de mon confinement en mon domicile pour témoigner mon profond attachement et mon empathie au peuple italien déjà frappé dramatiquement dans un passé récent avec des tremblements de terre.
475 d’entre eux nous ont quitté dans la seule journée du mercredi 18 mars. Mais, exemplaires, imaginatifs et solidaires devant la terrible épidémie qui dévaste la péninsule, plutôt que la mort sociale, nos voisins ont choisi d’ouvrir leurs fenêtres et balcons et de chanter à tue-tête en résistance à la mise en sommeil de leur pays.
Admirable et émouvant ! Bien que n’ayant aucune racine transalpine, encore que les Normands détinrent le duché de Naples aux XIème et XIIème siècles, l’émotion m’étreint toujours à l’écoute de l’hymne Fratelli d’Italia entonné avec ferveur par joueurs et public, notamment lors des rencontres sportives.
Cette fois, c’est un immense concert qui a retenti à travers la péninsule pour conjurer le sort accablant.

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Même les chiens font preuve de patriotisme. Revêtus des couleurs du drapeau national, certains acceptent volontiers, attestation au museau, d’être l’alibi pour les promenades de leurs maîtres.

https://twitter.com/Namhao/status/1240172650254778368

Face à cette réjouissante communion d’esprit et de cœur, je me demandais ce que nous les Français (« des Italiens avec un mauvais caractère » disait Malaparte) pourrions chanter s’il nous prenait d’imiter nos amis transalpins.
Plutôt que La Marseillaise, j’opterais pour Ma France de Jean Ferrat, ce qui constituerait au passage un bel hommage au chanteur poète qui nous a quitté, il y dix ans pratiquement jour pour jour.

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Comme certains esprits grincheux (pas vous bien sûr) trouveraient possiblement mon choix trop subversif, je me rabattrais sur Amour, une tendre chanson consensuelle (ici remixée) de Mouloudji dont on entend, étonnamment quelques extraits dans certaine publicité, actuellement, sur les antennes.

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Le hasard veut que pour écrire ce message de sympathie, j’ai interrompu ma lecture de poèmes d’un ami artiste en vue de rédiger la préface de son futur recueil.
Incidemment, je suis tombé sur un texte* qui trouve ici quelque résonance.

« À Rome le soir les hirondelles
Picorent des petits biscuits

Puis chacune d’elles déploient ses ailes
Alors on entend leurs cuis-cuis

Quand la nuit les surprend elles piquent
Sans crainte les fils électriques
Elles en voltigent de bonheur

Elles en voltigent de bonheur
Comediante, tragediante !

Oyez !

Elles survolent les banlieues
Les forêts et les prés
Là où fleurit l’œillet

Qu’on nomme de poète
Et voilà qu’il est tout chose

Ce rimeur quand l’oiseau

Chante sous sa fenêtre, chante sous sa fenêtre
Comediante, tragediante !

Oyez !
Faut croire que ça lui inspire

Sous le pont des Soupirs

Une mélodie qui l’amadoue

When in Rome do as romans do
Mais l’hirondelle n’est pas colombe
Et Colombine est une bombe
Comme Gina Lollobrigida
Et Ekberg Anita
Comediante, tragediante !
Oyez !

Si l’éclipse assombrit le ciel
L’hirondelle fait bien le printemps
Et se transforme en ménestrel

De bel canto nous enchantant

De ses mélopées contractuelles
Alors on rêve aux demoiselles
Qui nous sifflent sous les platanes
Qui nous sifflent sous les platanes
Comediante, tragediante !

Oyez !
Oyez la canzone

Sur les bleues giboulées

Et quand fleurit l’œillet

Au doux printemps précoce
Toujours monte la sève
Entre Naples et Vérone
Même si l’on est cocu
Même si l’on est cocu
Comediante, tragediante !
Oyez !
Nous nous sommes tant aimés

Et nous voilà damnés

Paraît que Rome n’est plus dans Rome

Et que les villes d’Italie

N’ont plus de charme, c’est fini.

C’est fini la Dolce Vita des pantins bien déjantés
Comediante, Tragediante !

Oyez !
 »

Prenez soin de vous, chers lecteurs !

* « Là où fleurit l’œillet », poème de Michel Dreano , avec son aimable autorisation

Publié dans:Coups de coeur |on 19 mars, 2020 |1 Commentaire »

Clôde Seychal et Solveig Gernert « sur la pointe des pieds » à La Bastide du Salat

Dans un récent billet, je vous avais fait part de mon heureux étonnement devant le foisonnement de manifestations culturelles, d’ampleur très variée, dans les vallées du Couserans, région méconnue mais attachante du département de l’Ariège.
Foin des principes de précaution attachés à l’épidémie du Covid-19, il y a quelques jours, une trentaine d’amoureux de la chanson se sont confinés de leur plein gré, le temps d’une soirée, dans une maison du modeste village de La Bastide du Salat, pour assister au concert privé de Clôde Seychal et Solveig Gernert réunies sous le nom de ROUGE Duo, organisé à l’initiative de Patricia Damien et Philippe Morin, deux autochtones dont j’ai vanté, en d’autres circonstances, l’excellence de leur propre activité artistique*.

Flyer-A5-FB-Clôde-SEYCHAL

On se sent bien dans le chaleureux « Petit Salon Théâtre » : ici pas de discrimination sociale, tarif unique, juste quatre fauteuils moelleux en guise de places d’orchestre, sinon quelques rangées de chaises dépareillées. Quant au « poulailler », il a été relégué au-delà du mur de la propriété, ce qui eut pour conséquence, l’été dernier, de nourrir les gazettes locales avec des histoires clochemerlesques nées de tonitruants chants de coqs …
Dans le public, je relève la présence du maçon du village. C’est peut-être un détail pour vous mais pour moi ça veut dire beaucoup (!), c’est l’occasion d’un clin d’œil au chantre occitan Claude Nougaro, décédé il y a seize ans presque jour pour jour : hors sa fable sur un coq (décidément) et une pendule, sa Chanson pour le maçon constituait un magnifique et émouvant hommage à son ami et poète Jacques Audiberti.
Ce soir, je découvre Clôde au féminin : au pays où l’on se gausse des touristes d’en haut qui parlent pointu, l’accent circonflexe peut surprendre. Pure fantaisie de l’artiste, pour nous faire réagir (la preuve !), qui le mue souvent poétiquement en poisson volant ou sirène sur les affiches, flyers et pochette de CD.

sur son dos(1)

Honte à moi, je ne connaissais à ce jour que les flatulences du Glaude et du Bombé, les deux personnages de la farce rurale La Soupe aux choux imaginée par le truculent romancier René Fallet et adaptée au cinéma avec Louis De Funès et Jacques Villeret dans le rôle des deux compères de la campagne bourbonnaise.
Changement complet de registre : au coin de la cheminée, à la place de la roborative soupe paysanne, s’exhale un fumet infiniment plus délicat :
« Clôde et Solveig sont de fines maîtresses-queux mitonnant subtilement mots et notes telles deux cordons-bleus composant mets et entremets aux infinies saveurs de l’amour.
Tantôt graves et profondes, tantôt légères et piquantes, les chansons d’amour de leur duo sont toujours inattendues… mesurées et sans mesure… à peine murmurées et aussitôt ardemment soutenues.
Au menu de leur duo, aucune sauce synthétique, simplement des ingrédients à la fraîcheur parfaite et au bouquet sans-façon. »**
Plutôt que de duo, ne serait-il pas d’ailleurs plus juste de parler de quatuor tant les instruments dont s’accompagnent les deux artistes tiennent un rôle majeur dans leur prestation. Pour prolonger la métaphore gastronomique, leurs mots et notes ne mijotent pas sur un piano … de cuisson.
Avec humour, Clôde soupçonne que c’est parce qu’elle entendit maintes fois dans son enfance son père dire « je vais lui remonter les bretelles », qu’elle eut envie, à l’approche de la trentaine, de s’en coller deux sur les épaules. Ainsi, tout en chantant, elle joue de l’accordéon bisonore, pas n’importe lequel : elle a choisi la « Rolls du diato », un Bertrand Gaillard 3 rangées et 16 basses, ces détails pour faire le malin devant vous car je ne suis absolument pas connaisseur !
Clôde rêvait d’un violoncelle pour habiller ses textes. Ironie du destin, il fallut qu’elle habite un village de la Drôme provençale au nom prédestiné de Dieulefit, pour qu’elle exauce son vœu en y faisant la rencontre de Solveig Gernert musicienne allemande qui étudia le violoncelle (et le piano) au conservatoire de Cologne.
« Violoncelle, accordéon et voix en épousailles », les ingrédients de la recette étaient réunis pour que naissent des chansons d’amour.
Dans mon enfance, oui j’avoue qu’elle est lointaine (!), au Capitole de Toulouse (à quatre-vingts kilomètres de là), retentissait la voix de ténor de Luis Mariano : « la belle de Cadix a les yeux de velours » … « l’amour est un bouquet de violettes » …
Aujourd’hui, l’amour est … dans le Pré Commun, la pittoresque promenade bordée de platanes qui fait l’orgueil des Bastidiens.
Clôde et Solveig accèdent à la scène sur la pointe des pieds (c’est le titre de leur spectacle) pour nous livrer une douzaine de chansons d’amour : du beau, du bon, du bio comme on aime en Ariège, du circuit-court même puisque, pour les besoins de l’album, elles ont été enregistrées, l’été précédent, à l’étage dans le studio au-dessus de nos têtes.
Ont-ils reconnu les lieux, les mots et les notes semblent posséder un supplément d’âme et s’envolent, légers, poétiques, odorants, ainsi dans Carnet de bal :

« … Au petit matin dans la chambre les yeux collés au plafond
dans sa robe un parfum d’ambre, et l’amour à l’horizon …
Hum hum hum !
Lui dort dans sa chemise blanche le sourire de l’homme heureux
quel joli prénom Pervenche pour se sentir amoureux
Amoureux ! »

Et en moi-même, je susurre … hum hum hum !
Outre le chocolat (le bon le noir), les écureuils dans les cèdres (à La Bastide, ils grimpent aux platanes) et le café noir du matin, Clôde aime les mots et écrit tous ses textes, des gourmandises qu’elle met ensuite en bouche.
Dégustez donc Dans ma caboche, un petit bijou ciselé que l’hôte de la maison, Patricia, a désormais inscrit à son répertoire.

T’as semé dans mon ciboulot un’colonie de p’tits galets
Petit Poucet rondeur des mots sur une page de cahier
t’as semé dans mon ciboulot un’ ribambelle de p’tits chemins
et quand tout ça va prendre l’eau …
Vrai, un buvard n’y pourra rien

Depuis, sous le charme, je surprends ces petits cailloux littéraires « se chamaillant sous ma guinguette » ! C’est comme ça, peut-être, que nait un tube ?
On est en famille, c’est l’avantage de la musique au salon, Clôde n’est pas avare de confidences et nous fait partager un coin de jardin secret :

Sur la pointe des pieds
je me hisse
je fonds
tes habits
se défont
supplice
délicat
dans tes bras
mon cœur bat
ta badine de réglisse
dégrafe délicieuse
la fleur de mon calice
C’est … bien! “

Et c’est chaud, ce soir, à La Bastide!

« Sont beaux tu sais ces deux là
appuyés sur le mur de l’église
n’entendent pas
le temps dans le clocher … »

Bien leur fasse car le tintement des cloches à l’heure matinale de l’Angélus est devenu, aussi parfois, un sujet sensible à la campagne …
Le leitmotiv qui ouvre chaque couplet me ramène au T’as d’beaux yeux, tu sais, la réplique cultissime qu’adresse Jean Gabin à Michèle Morgan dans le film Le Quai des brumes. Avec mes références lointaines, je sens que je vais avoir droit bientôt à un cinglant … OK Boomer !
Cerise sur la croustade musicale, le duo devient trio avec la venue sur scène de Jean-Louis Gonfalone. Ce n’est pas un inconnu pour moi (ni d’ailleurs pour vous mes plus fidèles lecteurs), j’ai déjà eu l’occasion de vous parler de ce comédien, metteur en scène, « bâtisseur culturel » lors de ma visite au musée de l’Immigration pour la belle exposition Ciao Italia.
Coïncidence, c’est dans le même petit salon théâtre de La Bastide, transformé en salle de cinéma, qu’il y a quelques années, j’eus le privilège d’une projection totalement privée de son film Traces sur les spectacles historiques, fantastiques et oniriques qu’il imagina dans le décor magique des carrières de Crazannes en Saintonge romane. Il y racontait notamment l’émigration, un siècle auparavant, des jeunes carriers qui venaient de leurs villages du nord de la Vénétie.
Car je vous confie tandis qu’il accorde son ukulélé, Jean-Louis est aussi Rital d’origine. D’ailleurs, ça m’inquiète, il va nous refiler le virus … je mouche déjà !

Je fonds je fonds comm’ comm’ un sucre doux
sucre doux douceur
quand mes yeux trouvent au fond des tiens
des mots des mots des mots pétillants qui me touchent
escarmouche, escarmouche … escarmouche !

Je fonds je fonds comm’ comm’ un esquimau
esquimau soleil
quand tes yeux dans mes yeux devinent
mes maux mes maux mes maux bleus les plus farouches
escarmouche, escarmouche …

Superbe ! J’ai oublié : Jean-Louis, touche à tout (à 1 mètre quand même, principe de précaution !) généreux, passionné et passionnant, a composé la musique.
Souvenirs, souvenirs ♫ d’un temps dont on n’en possède aucun ou guère :

« Commence le voyage
ô vieillesse naissante
Je plonge dans mon corps
je cherche mon enfance
les mains qui ont couru
sur moi tout juste née
ont sur ma peau laissé
le sel de l’univers … »

Clôde, comme la regrettée Maurane, dit quelques mots sur un Prélude de (Jean-Sébastien) Bach qu’elle intitule Préliminaires pour qu’on ne la soupçonne pas de plagiat (humour). Solveig, tout naturellement, en assure la traduction dans sa langue natale.
Ne possédant aucun rudiment de la langue de Goethe, je ne saurais vous décrire ces préliminaires envisagés par Solveig mais elle apparaît tellement volubile et diserte que je regrette de n’avoir pas choisi, dans ma scolarité, l’allemand en seconde langue.
Kolossal intermède !!! Ce soir, à La Bastide du Salat, c’est open Bach (version gutturale) et happy hour, heure exquise.

« … J’ai l’envie de tes mains
de ton sabre galet
de ta langue mutine
de tes doigts qui me font
compagne désirante
quand je suis ton amante
ta chérie ta câline … »

La musique adoucit les mœurs. Me reviennent les témoignages des aïeux enregistrés dans le cadre de mes films sur la mémoire audiovisuelle du village : il y a huit décennies, à un vol de bécasse d’ici, dans les collines derrière la maison, de dramatiques combats opposèrent maquisards et troupes de la Wehrmacht. Nos peuples se sont heureusement réconciliés depuis. Je jette un regard tendre vers Solveig qui promène l’archet de son violoncelle. Plaintif ou guilleret, il souligne les états d’âme de Clôde, lyrique il s’envole parfois.
Vivement que tous les foyers de La Bastide bénéficient du wifi ! Avec ses P’tits textos, Clôde écrit une chanson d’amour 2.0.

« … Je mod’ intuitif tu short message
je fonds d’écran tu m’touches volume
je te tactile tu m’caractères
j’te coque en cuir tu m’silicones
je te bit’octet t’émoticones
je t’mms tu m’modes avion
j’te sms illimités tu m’modes avion
je te SOS tu me modes avion ?
Je t’Azerty
J’te kit mains libres ! »


J’ai comme l’impression que les amours modernes (également) finissent mal en général !
Comme Ferré et Caussimon, moi je suis du temps du tango et, ce soir, des Petits tangos d’amours mobiles Danse à l’extrême de leurs émois/ils tanguent au ciel sueur de soie/comme c’est … fragile. Et subtil : je pense à un duo surréaliste Astor Piazzolla et Jean-Sébastien Bach !
Le concert s’achève sur une autre histoire d’amour 2.0 :

« Un e-mail émaillé
aux roseurs du printemps
brusque le pas glisse le temps
peux-tu entendre l’impatience
qui me pousse à cette licence
te dire de mon cœur les tourments ? »

Orange , Bouygues et SFR n’auraient donc pas la fibre poétique ? Quelques mails plus tard …

« … Un e-mail un’chanson
mon cœur en partition
bal de juillet sous les lampions
rosée de l’aube les pieds nus
tu fredonnais je me suis tue
tu me plaisais
tu ne l’as pas su

Ah c’que tu m’plaisais ! »

Bijou d’amour, diamant littéraire, saphir sur la cire aurait-on écrit au temps du microsillon, la seule lecture à haute voix des paroles du livret d’accompagnement de l’album magnifie chaque texte ciselé par Clôde. Et lorsque les notes viennent se poser sur ses mots, elle s’accorde quelques somptueux silences pour mieux les faire respirer.
Comme dans tout bon concert qui se respecte, le public sous le charme rappelle les deux artistes qui bissent Dans ma caboche :

« Et ça m’démange et ça m’embête et ça ricoche
lalalala …
Et ça t’entête et ça t’entête dans ma caboche
lalalala … »

La soirée se prolonge en compagnie des artistes dans la cuisine autour d’un buffet de gourmandises apportées par les spectateurs.
Je tends l’oreille tout en me goinfrant des délicieux cannelés préparés par … Brigitte, l’épouse du maçon (mention légale pour les droits d’auteure !!!). À ma gauche, on papote autour des prochaines élections municipales, il est des rassemblements dangereux pour notre santé mentale … À ma droite, Clôde tente d’extorquer la recette du succès à Nicole Rieu venue en voisine. « Je suis » sans doute un des rares dans l’assistance à avoir connu son apogée artistique au milieu des seventies. Comme c’est bon de l’entendre évoquer l’époque où la petite ariégeoise passait en vedette américaine des récitals d’Adamo et Marcel Amont (le boomer rigole, mais non, Clôde, il n’est pas mort, il chante encore à 91 ans le 1er avril prochain !).
Moi j’aime le music-hall ♫, ses chanteuses poètes, ses jongleuses de mots et de notes.
Trenet toujours, je traîne encore sur le Pré Commun malgré l’heure tardive : Longtemps, longtemps, longtemps après que les poètes ont disparu, leurs chansons courent dans les rues, parfois on change un mot une phrase et quand on est à court d’idées on fait la la la la la lé … ça s’effiloche dans ma caboche.
C’est vraiment chouette le concept de concert chez l’habitant … pour vous inoculer le virus de la musique ! Merci Clôde et Solveig !

Clôde et Solveig

PHOTO COUV ALBUM jpeg

Album sorti en septembre 2019, en vente en contactant Clôde Seychal, c.seychal@free.fr
3 titres en écoute sur le site de l’artiste www.clode-seychal.fr

*billets de mon blog consacrés aux spectacles créés par Patricia Damien et Philippe Morin :
http://encreviolette.unblog.fr/2018/04/24/chapeau-bas-barbara-et-merci-patricia-damien-et-jean-louis-beydon/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/01/21/pampinou-fait-le-guignol-une-vraie-bete-de-scene/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/07/les-vaches-rient-de-lamour/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/09/03/un-soir-au-cafe-du-ptit-bonheur/

** éléments de biographie écrits par Jean-Louis Gonfalone

Publié dans:Coups de coeur |on 16 mars, 2020 |1 Commentaire »

Écoutez-la souffler, la tempête Ciara !

La tempête Ciara a touché l’Île-de-France au cours de ce week-end. Dans la foulée du mouvement #Me Too et la libéralisation de la parole des femmes, certains pourraient s’étonner (à moins que ce ne soit le contraire) qu’on associe un prénom féminin à ce type de perturbations météorologiques.
J’ai déjà eu l’occasion, dans un billet écrit il y a quasiment deux ans jour pour jour, d’expliquer cette identification. Depuis 1953, c’est le National Hurricane Center, un centre de prévisions météorologiques, basé sur le site de l’université internationale de Floride à Miami, qui choisit le nom des tempêtes tropicales afin d’éviter les confusions et faciliter les messages d’alerte.
En Europe, il existe un accord entre les différents services météorologiques nationaux pour nommer les tempêtes. Ils sont répartis par zones géographiques. C’est le pays au-dessus duquel la tempête atteint le code orange (ici la Grande-Bretagne) qui impose le nom en piochant dans une liste de prénoms établie en début d’année en respectant l’alternance des prénoms masculins lors des années impaires, et féminins, les années paires, ainsi donc en 2020, Ciara qui rappelle aux « un peu moins jeunes » quelques fantasmes du minitel rose.
N’imaginez pas qu’avec le Brexit, les Britanniques ont perdu la tête en optant pour un prénom à consonance italienne. La prononciation exacte Kira tire son origine de la langue gaélique, signifiant « sombre « ou « brune » et fait référence à Sainte Claire d’Assise, de son vrai patronyme Chiara Offreducio di Favarone, fondatrice de l’ordre des Pauvres Dames (clarisses) et morte en 1253.
Ciara a souhaité prendre sa revanche sur les mâles supporters de football en obligeant l’annulation de plusieurs rencontres des grands championnats européens. Pour ce qui me concerne, la violence de son souffle sous mes fenêtres m’a empêché de fermer l’œil une majeure partie de la nuit.

Tempête Ciara Côte d'Opale 2Tempête Ciara Côte d'Opale 1

Ciara souffle sur la Côte d’Opale

Allez savoir pourquoi, sont-ce les vents du plat pays qui était le sien ou une banale homophonie, mon esprit réveillé a été traversé par Clara, une « petite » chanson du grand Jacques Brel qui passa un peu inaperçue à sa sortie, en 1961, sur un disque 45 tours vinyle (quel jargon incompréhensible pour nos jeunes générations !).

« Carnaval à Rio
Tu peux me bousculer
Carnaval à Rio
Tu n’y peux rien changer
Je suis mort à Paris
Fusillé par une fleur
Au poteau de son lit
De douze rires dans le cœur … »

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« Bien sûr, nous eûmes des orages … », Brel a chanté l’amour mieux que quiconque, mais il y avait de quoi être décontenancé par cette souffrance amoureuse évoquée ici sur un air de samba et des sonorités de saxophone qui, malicieusement, agissent pour dissimuler son désespoir et peut-être dédramatiser cet épisode. Paris est une fête écrivit Hemingway. Je t’aimais tant Clara, voyez c’est déjà oublié !

Brel Jaquette Clara

Sans évidemment souhaiter qu’Éole, dieu des vents et des tempêtes dans la mythologie grecque, Poséidon son père, ou Borée littéralement « le vent du Nord », manifestent leur courroux, je suggère aux Flamands, si une prochaine tempête devait se former, une année paire, au-dessus de leur tête, de la nommer Marieke.

« Ay Marieke Marieke le ciel flamand
Couleur des tours de Bruges et Gand
Ay Marieke Marieke le ciel flamand
Pleure avec moi de Bruges à Gand

Zonder liefde warme liefde
Waait de wind de stomme wind
Zonder liefde warme liefde
Weent de zee de grijze zee …

(Sans l’amour, le chaleureux amour,
Souffle le vent, le stupide vent.
Sans l’amour, le chaleureux amour,
Pleure la mer, la grise mer).

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Encore Brel qui, sur le rythme d’une valse, chante alternativement en français et en néerlandais, un amour perdu, une jeune fille des Flandres. Des paroles simples pour une grande chanson qui a été reprise par une pléiade d’interprètes à travers le monde.
Ne peut-on voir aussi dans la rupture amoureuse avec Marieke, un regret d’amour déçu entre deux langues, deux cultures ? « La Belgique mérite mieux qu’une querelle linguistique » affirmait Brel qui détestait moins les Flamands qu’il ne les fustigeait.
Non loin de là, sur les bords de la Mer du Nord, on a dû voir, ce week-end, furieux …

… les chevaux d’ la mer
Qui fonçaient la tête la première
Et qui fracassaient leur crinière
Devant le casino désert …

d’Ostende ! Sublime chanson avec des paroles de Jean-Roger Caussimon sur une musique de Léo Ferré.
Permettez que je vous offre la version poignante (et alcoolisée) d’Arno. C’est là que dans les années 80, il fumait des joints avec Marvin Gaye dont il fut le cuisinier pendant un an.

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Arno s’est souvenu sans doute de cette époque dans une récente chanson, le crépusculaire Oostende Bonsoir :

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« A Ostende, quand le soleil tombe dans la mer, en une heure, tu peux voir quatre peintures de Léon Spilliaert (peintre ostendais) ».

Le nuage Spillaert

Le nuage de Léon Spilliaert

Cela peut aussi donner des idées au centre national des prévisions météorologiques de Belgique, notre chanteur Cali a personnifié Ostende :

« Ostende
Comme une amante clandestine,
Tu n’as pas reconnu mes yeux mais tu as reconnu mon spleen
Et tes moutons glacés qui venaient se moucher dans nos pieds
Et ton vieux casino qui faisait le guet
Et même cachés tout au bout encore il nous épiait
J’ai croisé tous mes fantômes qui me manquent partout toujours
S’il fallait mourir un soir, un jour
Ce serait sous ta robe grise et verte autour … »

Finalement, vous voyez que je ne peux guère en vouloir à Chiara pour ma nuit mouvementée.
Et si vous désirez m’accompagner dans mes insomnies culturelles, je vous invite à lire ou à relire mes tempêtes dans un encrier :
http://encreviolette.unblog.fr/2017/02/21/tempetes-dans-un-encrier/

Publié dans:Coups de coeur |on 12 février, 2020 |Pas de commentaires »
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