Archive pour la catégorie 'Coups de coeur'

Les Cabanes de JeanDenis Robert : « Rhapsodie pour des ruines »

Encore une séance de rattrapage après que quelques ennuis de santé m’aient éloigné de la rédaction de mon blog. L’artiste et ami dont je souhaite vous entretenir me pardonnera volontiers.
Mes lecteurs les plus assidus le connaissent : au gré de son actualité, j’ai consacré plusieurs billets* à l’univers du photographe JeanDenis Robert.
Cette fois-ci, la belle aubaine, il avait choisi de présenter ses derniers travaux, non loin de mon domicile, à la librairie le Pavé du Canal de Montigny-le-Bretonneux. Situé au cœur de la ville nouvelle de Saint-Quentin-en-Yvelines, le Pavé est un remarquable espace culturel indépendant animé par des libraires de formation qui font partager aux clients leurs coups de cœur et émotions littéraires, à travers des newsletters mensuelles, des séances de dédicaces d’auteurs, des mini-festivals sur des thèmes variés, des interventions dans l’émission Yvelivres de la télévision locale.
Ici, on ne vient pas qu’acheter un livre, on flâne volontiers au milieu des rayons richement achalandés à la quête d’éventuelles futures lectures. Laurent Garin, le directeur, ne conçoit pas que la librairie soit uniquement un lieu dédié aux livres et y convie aussi d’autres arts, c’est donc ainsi que l’on a pu découvrir, accrochées de-ci de-là, quelques photographies tirées de Rhapsodie pour des ruines, le  (double) beau-livre de JeanDenis Robert,

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Profondément inspiré par le mouvement surréaliste, dans ses travaux antérieurs, JeanDenis, fouineur de greniers et de bric-à-brac, réhabilitait artistiquement, en les mettant en scène avec jubilation, des objets promis à l’inéluctable rejet. À travers le prisme de son objectif 6×6, ces victimes de la société de consommation troquaient leur condition dérisoire pour le statut enviable d’objet d’art, des natures mortes … tellement vivantes.
Cette fois-ci, la démarche n’est pas tellement différente : en battant la campagne « au milieu de la France, entre la Vienne, l’Indre, la Touraine et le Cher, mais aussi au hasard de quelques voyages plus au sud, plus à l’ouest », JeanDenis a pointé l’objectif de son Hasselblad 500 CM, le « stradivarius de la photographie » comme il aime dire, sur des vestiges de petits édifices liés originellement à la conquête paysanne du sol : cabanes abandonnées, abris, remises, granges, appentis, resserres, huttes, bories, loges et cayennes. Souvent, ils ont aujourd’hui disparu au moins partiellement, ou se sont effondrés après avoir subi les outrages du temps.
Selon l’analyse du premier théoricien de l’architecture, le romain Marcus Vitruve (1er siècle avant J.C.), « l’histoire de l’architecture débute au moment où les hommes préhistoriques eurent pour la première fois l’idée de construire des cabanes » pour s’abriter des intempéries. Mais c’est au 18ème siècle, suivant les préceptes du philosophe Jean-Jacques Rousseau sur l’état de nature et du bon sauvage, que le mythe de la cabane se développa.
Sans remonter aussi loin, la cabane est une fascination d’enfant : se transformer en Robinson, s’inventer à défaut d’une île au moins un espace en retrait, afin d’échapper à l’autorité adulte. J’ai le souvenir, dans mon enfance normande, de jeudis avides (il n’y avait pas classe à l’époque) où, avec mes copains Georges, Gérard et Philippe, nous filions dans les bois pour rassembler quelques branchages et construire un éphémère havre de paix et d’aventure.
Jean-Denis fut un des gosses du film La Guerre des Boutons, réalisé par son père Yves, qui édifiaient une cabane pour y amasser leur « trésor de guerre », les boutons de culottes et de chemises des peigne-culs de Velrans ! Marie-Tintin, la gardienne du butin, confiait cinquante ans plus tard : « J’avais onze ans, cet été-là est resté gravé à jamais dans ma mémoire, on jouait aux amoureux, entre deux scènes, les autres mômes me couvraient de bisous ! » … Tant qu’ils ne lui demandaient pas de montrer ses « o-edèmes » (du sein) !
Au bon temps des dictées scolaires à l’encre violette, je fus confronté, avec une jubilation inhabituelle, à un passage du livre éponyme de Louis Pergaud : « Ils (« les libres enfants de Longeverne » ndlr) réaliseraient leur volonté ; leur personnalité naissait de cet acte fait par eux et pour eux. Ils auraient une maison, un palais, un panthéon, où ils seraient chez eux, où les parents les maîtres d’école et le curé, grands contrecarreurs de projets, ne mettraient pas le nez, où ils pourraient faire en toute tranquillité tout ce qu’on leur défendait à l’église, en classe et dans la famille. »
La part d’enfance demeure chez JeanDenis adulte. Il nous livre, en préambule, comment il a apprivoisé ces ruines avant de composer sa rhapsodie : « Elles doivent me séduire, partager avec moi une part d’utopisme et de fantasme … les découvrir sont des instants qu’il ne faut pas gâcher… en faire longuement le tour avant de les capturer, il faut parfois y revenir, à l’aube, risquer une autre lumière. »
Nous les dédaignons, l’artiste nous les rend telles qu’il les ressent, émouvantes, inquiétantes ou avenantes, désuètes, mais belles et inspirées aussi. Elles ont toutes une âme. Comme les People* de son précédent ouvrage, elles ont une « gueule d’atmosphère ».

cabane brume1Cabane2 orageCabane ronces 2borie

eoliennes

La brume les rend mystérieuses ou désolantes, un rai de soleil après l’orage les ravive. Certaines sont agressées par une végétation vorace. L’une, orpheline, semble incongrue dans un champ d’éoliennes, une autre est château … d’eau. Souvent, leur dernier hôte a décampé depuis longtemps. Une table et deux bancs face à quelques plants de vigne témoignent peut-être encore d’une présence au temps des vendanges. « La rouille aurait un charme fou/Si elle ne s’attaquait qu’aux grilles » chanta Maxime Le Forestier.

ByrrhDubonnet

Byrrh, Dubonnet (Dubo ! Dubon ! Dubonnet !), ces vieilles réclames défraîchies sur les murs murmurent la « douce France » de mon enfance, au bord des anciennes routes nationales qu’avec les congés payés et l’essor de l’automobile, les Français empruntaient. La route des vacances faisait recette (pas seulement la Nationale 7 chantée par Trenet) du moins pour les annonceurs et les peintres pignonistes. Joseph Dubonnet avait élaboré, en 1846, son vermouth aromatisé au quinquina pour lutter contre le paludisme et soulager notamment les légionnaires victimes des moustiques dans les colonies. Ces apéritifs d’antan trônent encore parfois derrière le comptoir de certains bistrots à l’ancienne. Ma chère mémé les sortait de son placard, les jours de fête.
Ces images du patrimoine appartiennent à notre mémoire. Toutes ces ruines racontent une histoire et quelques pans d’Histoire d’une France rurale. Le photographe les a peuplées de ses propres récits.

Pavé photos 2cliché Pavé du Canal

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C’est là, dans le second volet de son diptyque, qu’entre en scène JeanDenis Robert dans un exercice nouveau pour lui. Il s’est approprié les cabanes, à moins que ce soient elles qui l’aient convaincu d’écrire à leur sujet. « Le plaisir stimule l’imagination. Toutes les nuits, je fus visité par les fantômes de mes ruines. Sans cesse des souvenirs, des moments de vie. »
Il avait mis ses portraits de People en résonance avec des poèmes de son ami danois Per Sørensen. Cette fois, l’envie d’écrire, avoue-t-il, lui est tombée dessus un mardi !!! Son esprit s’est emballé, son imagination s’est envolée, ses timidités littéraires se sont évanouies, et voici que vingt-huit histoires courtes ont jailli des cabanes aux fenêtres souvent éventrées.
« J’ai eu le sentiment d’effectuer les repérages de films inconcevables, abusivement insolites, indûment réalistes … mais ici, les repérages sont clos, les décors sont déterminés avant l’histoire … les situations et les personnages apparaissent sans crier gare. »
L’exercice est savoureusement réussi. L’écrivain photographe joue avec jubilation et nous invite à jouer avec lui : « lire, voir, se figurer, combiner et voir autrement ». Il titille la curiosité et la perspicacité du lecteur, c’est à lui de mettre en correspondance nouvelles et photographies. C’est à lui aussi de distinguer les parts de vérité et de fiction.
Pour avoir le privilège de connaître un peu JeanDenis, quelques indices m’ont parfois orienté, ainsi cette virée en auto-stop dans les 70’S qui faillit ne pas être un beau roman, une belle histoire à cause d’un automobiliste louche qui connaissait Brassens, ou encore la présence de gosses de la mythique guerre des boutons dans la nouvelle Flambeau Le Chien. Jean-Denis est aussi le « couillon » goûteur de la purée de lecanium du cornouiller au jus de punaises, une des recettes concoctées par trois jeunes sorcières.
Ça suffit, ne comptez pas sur moi pour jouer les spoilers en vous dévoilant le vrai et le faux, cela serait d’ailleurs moins drôle pour vous : à vous de retrouver la vigne de Suzanne, le champ de Marcel le rebouteux, les deux cabanons sur le Cher que séparait la ligne de démarcation à partir de juin 1940, bref à rassembler les pièces de ce baroque puzzle artistique.
L’artiste balance entre poésie et réalisme, brosse des portraits, crée des ambiances entre amours et drames, s’essaie au polar, au conte, à la comptine même. Il saupoudre certains de ses récits de références cinématographiques et photographiques (on ne se refait pas !). Toutes ses cabanes sont des réserves de rêves et de réflexions

Amorette

Cabane 6 tôles

L'inusable

L’art est prémonitoire. Ironie grinçante du quotidien, j’eus, le lendemain de ma visite, la révoltante surprise de découvrir, à quelques centaines de mètres de la librairie, mal dissimulées dans des buissons touffus, des baraques de tôles récupérées abritant des familles de Roms.
La cabane, illustration bricolée de la précarité, devient alors objet politique. Elle tient un discours quand, symbole de résistance ou de lutte, elle s’installe dans une ZAD (Zone à Défendre) ou sur un rond-point (Gilets Jaunes). Plus pacifiquement, elle délivre un message écologique dans une nouvelle forme d’hôtellerie de plein air qui attire des amoureux de la nature, avec des cabanes dans les arbres ou sur l’eau.
Pour pasticher le poète, JeanDenis Robert ne photographie pas (et n’écrit pas) pour passer le temps. Comme les Fenêtres de Jacques Brel, ses cabanes nous disent beaucoup. Après avoir voyagé dans son double livre au design très original, vous aussi, désormais, envisagerez, avec un œil et un esprit différents, les cabanes qui surgiront secrètement au hasard de vos promenades.

couverture

RHAPS Carton

ils vous attendent

Rhapsodie pour des ruines de JeanDenis Robert, éditions 6X6, deux livres réunis en un même coffret, 45€
*http://encreviolette.unblog.fr/2016/04/21/rondeau-et-passacaille-dobjets-kc-avec-jeandenis-robert/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/04/08/jeandenis-robert-clemence-veilhan-et-david-meignan-ramenent-des-objets-reclus-au-chateau-de-nogent-le-roi/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/03/09/les-people-de-jeandenis-robert-et-per-sorensen-sont-entres-dans-paris/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/15/quand-le-photographe-jeandenis-robert-nous-alphabetise/
http://encreviolette.unblog.fr/2011/09/27/martin-lartigue-et-jean-denis-robert-exposent-au-chateau-ou-les-beaux-dommages-collateraux-de-la-guerre-des-boutons-dyves-robert/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/10/21/les-mysterieuses-vacances-de-monsieur-mulot/

Mes remerciements à JeanDenis Robert pour le prêt et l’autorisation d’utilisation de ses photographies

Cabanes invit 2

cabanes invitation 1

Jeux Paralympiques Paris 2024, c’est si bon !

C’était trop kiffant ! Pour ouvrir ce billet consacré aux Jeux Paralympiques de Paris 2024, je ne résiste pas à vous en relater le presque ultime épisode : l’enthousiasmante victoire de l’équipe de France de cécifoot face à l’Argentine, sur le pré synthétique dans l’incomparable décor du Champ-de-Mars, au pied de la Tour Eiffel.

Une Lequipe Cécifoot

Une sorte de remake involontaire de la finale de la Coupe du Monde 2022 de football, mais cette fois, à l’inverse de l’infortuné « valide » Aurélien Tchouameni, Frédéric Villeroux, celui qu’on surnomme désormais le « Zidane du cécifoot », déjà auteur du but tricolore dans le temps réglementaire, a réussi le tir au but décisif offrant à la délégation paralympique française sa seule médaille dans les sports collectifs, en or qui plus est. Un moment gravé à jamais dans l’Histoire du Sport, puisque depuis l’entrée du cécifoot aux Jeux Paralympiques, en 2004 à Athènes, tous les titres avaient été exclusivement remportés par le Brésil.
Au-delà de la performance sportive, cette discipline, dont j’ignorais l’existence, nous a offert une merveilleuse image du Handicap dans le Sport.
Comme son nom l’indique, le cécifoot (blind football en anglais), c’est le football sans la vue, pratiqué par des sportifs ayant une acuité visuelle nulle ou très faible, sans perception de la lumière. Afin d’égaliser ces situations de handicap, les joueurs de champ portent un pansement oculaire et un masque occultant. Seul le gardien de but est voyant, participant à l’orientation de ses coéquipiers en zone défensive. En phase offensive, c’est l’entraîneur en bord de terrain qui renseigne les joueurs. Avant les coups francs et les pénaltys, un guide frappe une tige métallique sur les barres du but adverse pour orienter spatialement le tireur.
Les joueurs se fient uniquement au son émis par le ballon en roulant, ce qui induit une stricte discipline des spectateurs qui doivent respecter le silence durant les phases de jeu. Á ce titre, les 11000 spectateurs du Champ-de-Mars ont donné une belle leçon de sportivité, laissant exploser leur jubilation uniquement après la fin des actions, inventant même le concept de la ola silencieuse. Á donner à méditer aux hordes turbulentes de supporters du football valide qui ont tant de mal à respecter minutes de silence, hymnes et adversaires !
Sur votre carré de pelouse, fermez les yeux, déplacez-vous et shootez avec le ballon de votre bambin, le nez bientôt dans les hortensias, vous appréhenderez immédiatement toute la virtuosité de ces joueurs non voyants dans leurs repères spatiaux et le maniement de la balle. Sachant que les cages de cécifoot sont deux fois plus petites que celles du football classique, et sont gardées par un joueur bien voyant, vous ne pouvez qu’être bluffé et admiratif devant la précision de leurs tirs.
Le reporter habitué sans doute à commenter les rencontres de football classique, mais peut-être aussi avec une pointe d’humour, se surprit à parler de « passe aveugle » pour magnifier une belle action collective. Il conseilla même d’avoir à l’œil le meilleur joueur argentin ! Villeroux avait quelque chose en lui de Diego Maradona lorsqu’il slalomait dans la défense « albiceleste » (maillot ciel et blanc). Au bout d’une haletante séance de tirs aux buts, il rendit ivre de bonheur le public du Champ-de-Mars ainsi que les millions de téléspectateurs à leur domicile ou dans les fan zones et cafés de l’hexagone. Clin d’œil sublime aux collègues valides, Mbappé et Griezmann en tête, bien peu clairvoyants, la veille, face à la Squadra Azzura, à quelques centaines de mètres de là, au Parc des Princes !

Cécifoot 2Cecifoot Villeroux shoot

Retour au 28 août en soirée, pour la cérémonie d’ouverture de cette « paralympiade », sur la bien nommée place de la Concorde… enfin, pas encore vraiment, car le premier tableau, imaginé par le directeur artistique Thomas Jolly et le chorégraphe Alexander Ekman, s’intitule Discorde. De la rue de Rivoli, surgit un taxi écarlate : entièrement recouvert de « phryges », ces mascottes tant raillées voire ridiculisées avant le début des Jeux et vendues comme des petits pains depuis, il ressemble à une bactérie, un méchant virus. Au volant, Théo Curin, le sympathique ex-nageur handisport double médaillé d’argent aux championnats du monde 2017 à Mexico : à l’âge de six ans, il contracta « une méningite à méningocoque de type C compliquée d’un purpura fulminans » qui entraîna l’amputation de ses quatre membres. Il croise bientôt sur scène le pianiste valide Chilly Gonzales, chacun représentant deux clans en présence : d’un côté, la strict society, 140 danseurs valides, dégaine Blue Brothers, en costume noir, cravate et lunettes noires, qui vaquent dans tous les sens à leurs occupations du quotidien abrutissantes, de l’autre, le creative gang composé de 16 performeurs en vraie situation de handicap, habillés joyeusement, qui virevoltent, tournoient, cabriolent avec béquilles et fauteuils. Rien n’y fait, pas même la version techno du Non, je ne regrette rien d’Édith Piaf, interprétée par ex Christine and the Queens (Rahim Redcar depuis son coming-out trans), les deux bandes ne se réconcilient pas tandis que les délégations de para-athlètes débouchent bientôt de l’avenue des Champs-Élysées.
C’est peut-être la promesse d’un rapprochement, des sportifs se confient sur leur handicap dans un petit film diffusé sur un écran géant : « J’ai un corps qui a survécu ! », « On est illimité dans ce qu’on peut faire », « Tu peux pas danser, t’as pas de pieds ? Danse à genoux ! ». Une vidéo sur l’histoire des Jeux Paralympiques m’apprend qu’en 1948, le neurochirurgien allemand, Ludwig Guttmann, après avoir fui les persécutions nazies, avait organisé dans l’hôpital britannique de Stoke Mandeville des épreuves sportives entre blessés de guerre. Douze ans plus tard, les premiers Jeux Paralympiques étaient organisés.
La place où nous nous trouvons changea souvent de nom en fonction des événements politiques majeurs traversés par la France, avant que le Directoire eût souhaité abandonner celui de Révolution et appelé à la Concorde pour marquer la réconciliation du peuple français après la Terreur.
Cérémonie truffée de symboles, patience, la révolution de l’inclusion est en marche : au pied de l’obélisque de Louxor (j’adore !), le chanteur Lucky Love (Luc Bruyère pour l’état-civil), un faux air de Freddie Mercury, tisse un lien entre les valides et les personnes touchées par un handicap. Il capte soudain tous les regards en tombant la veste avec élégance pour exhiber son torse nu et atrophié : il est né sans bras gauche. L’artiste lillois, revisitant les paroles anglaises de sa ballade pop My Ability (Ma capacité), aborde des thèmes liés au handicap, à l’acceptation de soi et à la remise en question des normes sociétales : « Qu’est-ce qui ne va pas avec mon corps ? Ne suis-je pas suffisant ? Qui vous donne le droit de fixer les règles ? Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ? ». Puissamment émouvant ! Renversant comme Marie-Antoinette gardant sa tête !!!
Le si épatant président du Comité Olympique Paris 2024 Tony Estanguet insiste en s’adressant aux athlètes : « Ce qui a fait de vous des révolutionnaires, c’est que quand on vous a dit non, vous avez continué, quand on vous a dit handicap, vous avez dit performance, quand on vous a dit que c’était impossible vous l’avez fait. »
Dans un tableau final poétiquement foutraque, valides et non valides se trouvèrent enfin pour symboliser magistralement la concorde : les béquilles dansaient, devinrent rames d’aviron ou bâtons de twirling, les fauteuils volaient.
Après un Boléro de Ravel (raccourci à huit minutes) enflammé par 150 danseurs portant haut leur torche, vint la sublime séquence, dans la solitude du jardin des Tuileries éclairé d’une belle lumière dorée, des cinq derniers relayeurs embrasant conjointement la vasque olympique. Représentant cinq handicaps différents, déficiences physique (amputation et paralysie), moteur, visuelle et intellectuelle, ils illustraient l’inclusion jusqu’au bout.
Au son du succès planétaire de Patrick Hernandez, Born to be alive, interprété par Christine and the Queens, pardon Rahim Redcar, la place de la Concorde se transforma en un immense dance-floor !
Tous les regards allaient se braquer désormais sur cette « Paralympiade » qui s’annonçait sous de réjouissants auspices.
Au hasard de mes activités, j’avais été confronté à la question du handicap depuis longtemps déjà. Dans le cadre de l’Éducation Nationale, au tournant de l’an 2 000, j’avais réalisé un film sur l’école primaire Henri Dunant de Conflans-Sainte-Honorine qui avait la particularité d’accueillir dans ses classes généralistes de cycles 2 et 3 une vingtaine d’enfants en situation de handicap moteur dans le cadre du dispositif d’inclusion scolaire (ULIS). Demeurent en ma mémoire des moments prégnants et enrichissants partagés avec ces écoliers au handicap sévère. Je me souviens de l’élégante écriture d’une élève de cours moyen qui tenait son stylo avec la bouche. Par leur volonté, leur gentillesse, leur sourire aussi souvent, ces enfants m’offrirent une puissante et confondante leçon de vie.
Quelques années plus tard, élu président du conseil syndical de ma copropriété, je fus amené à veiller sur les conditions nécessaires au bien vivre d’une résidente. C’est peut-être (malheureusement) un détail pour vous mais pour elle ça veut dire beaucoup, vous n’imaginez pas combien le ravinement du sol par la pluie peut rendre le franchissement d’un portillon malaisé voire périlleux pour une personne en fauteuil.
Dans le même ordre d’idée, comment personne n’y avait jamais songé, nous avons entendu régulièrement au moment des célébrations de remise des médailles : « Mesdames et messieurs, levez-vous si vous le pouvez … ». Il aura fallu attendre 2024 pour que Ludivine Munos, triple championne paralympique aux Jeux d’Atlanta, Sidney et Athènes et responsable de l’intégration paralympique au sein du comité d’organisation Paris 2024, propose ces quelques mots, en apparence banals, qui déculpabilisent et enlèvent une gêne pour les personnes en situation de handicap parfois invisible. En France, sur 12 millions de personnes en situation de handicap, plus de 9 millions souffrent d’un handicap invisible.
L’attention portée à la personne de ma résidence constitua une nouvelle leçon de vie d’où germa une vive amitié. Elle militait au sein d’une association communale, participant assidûment à des activités théâtrales et sportives. C’est l’occasion de la saluer amicalement ainsi que son admirable professeur metteur en scène d’alors, Étienne Guichard, ancien comédien de la Compagnie du Campagnol (les plus anciens se rappelleront du spectacle Le Bal et du film éponyme d’Ettore Scola) et papa de l’actrice Clémence Poésy.
Le souvenir de Catherine, ainsi se prénomme-t-elle, dans son fauteuil m’est revenu avec Aurélie Aubert, médaille d’or de la compétition de boccia, une discipline qui, comme le cécifoot, m’était totalement étrangère.
La boccia, d’origine gréco-romaine, pratiquée en fauteuil roulant, sport roi du handicap lourd inscrit aux Jeux Paralympiques depuis 1984, s’apparente à notre populaire jeu de pétanque. Chaque joueur lance six boules en cuir rouges ou bleues avec pour objectif de les placer au plus près du jack blanc, l’équivalent du cochonnet. Le joueur qui n’a pas la capacité motrice de lancer la boule, peut utiliser une rampe.

BocciaBOCCIA-OLY-PARIS-2024-PARALYMPICS

Notre épatante Aurélie a fait preuve d’une précision diabolique dans sa catégorie BC1 (limitation modérée du mouvement des bras et des épaules puis considérable du tronc et des jambes). Sa fraîcheur communicative et son authenticité contagieuse ont ému la France entière et ont sans doute participé à sa désignation comme porte-drapeau de la délégation française lors de la cérémonie de clôture. Elle confie qu’elle est venue à la boccia parce que les éducateurs du centre de réadaptation où elle était pensionnaire lui avaient promis en échange plein de carrés de chocolat ! Petit chauvinisme régionaliste, c’est une normande !
Transition facile, il est un autre normand, natif d’Yvetot bourg du Pays de Caux, qui a enthousiasmé le public parisien.

« Il était un roi d’Yvetot
Peu connu dans l’histoire
Se levant tard, se couchant tôt,
Dormant fort bien sans gloire
Et couronné par Jeanneton… »

Ce n’est pas le héros de cette vieille chanson que fredonnait ma maman, mais Alexis Hanquinquant roi du triathlon, double champion paralympique, et invaincu dans sa catégorie depuis 2017. Survolant l’épreuve de course à pied, il prit le temps de toucher les mains tendues des spectateurs sur les quais de Seine avant de franchir la ligne d’arrivée sur le pont Alexandre III.

Alexis Hanquinquand

La vie d’Alexis bascula le 5 août 201O : alors âgé de 24 ans, exerçant le métier de maçon, sa jambe droite fut écrasée par un engin sur un chantier. Il subit une quarantaine d’opérations avant de se résigner, trois ans plus tard, à l’amputation de sa jambe droite sous le genou : « J’ai voulu me prouver, à moi mais aussi aux autres, que finalement, un bout de jambe partie, ça n’était pas l’essentiel, et que j’étais encore capable de réaliser de grandes choses. » Débordant d’optimisme et de volonté, il a été un charismatique porte-drapeau de la délégation tricolore.
J’ai eu le béguin pour l’émouvante histoire s’achevant (presque) en conte de fée, écrite par le duo improbable « Flo-Flo » médaillé de bronze dans l’épreuve de double mixte de tennis de table. Flora Vautier, lumineuse blonde de 19 ans, fut victime d’un accident de la route à 10 ans la rendant paraplégique. Elle espéra se relever en centre de rééducation pendant deux ans avant de devoir accepter la dure réalité de rester clouée dans un fauteuil : « Je ne marche pas mais je roule ! » Florian Merrien, 39 ans, encore un normand né à Mont-Saint-Aignan près de Rouen (comme chantait Allain Leprest), se déplace en fauteuil roulant depuis l’âge de 18 mois à la suite d’un virus dans la moelle épinière. Rigolard, il confie qu’il s’est laissé pousser la moustache pour donner un air de la Belle et le Clochard.

Flora Vautier 3 - copieFlora Vautier

Grâce et poésie du geste, j’adorais quand le caméraman s’attardait sur la main manucurée de Flora faisant rebondir sur la table avec délicatesse, la petite balle en celluloïd, avant de servir.
Il y eut des histoires de fratrie, ainsi celle des nageurs Alex et Kylian Portal, respectivement médaillés d’argent et de bronze dans la même course du 400 mètres nage libre, la seule qu’ils pouvaient disputer ensemble. Ils sont nés avec un albinisme oculaire, une maladie génétique qui les empêche de voir au-delà d’un mètre et de percevoir les trois dimensions de l’espace.
Déjà triplement médaillé au cours de ces Jeux, Alex s’est avéré déçu de ne pas obtenir l’or, alors que Kylian était hilare de décrocher le bronze juste derrière son frère.

Portal frères 1Portal frères 2

L’aîné Alex, 22 ans, poursuit ses études dans une grande école d’ingénieurs, parcours physique et chimie. Kylian le cadet, 17 ans, après avoir obtenu, avec un an d’avance, un bac scientifique, est entré à l’école de management Léonard de Vinci à Paris.
Pour eux, et pour bien d’autres, on pourrait adapter la devise du poète romain Juvénal « Mens sana in corpore sano » en « un esprit sain dans un corps assaini ». Le Comité International Paralympique a opté pour « l’esprit, le corps et l’âme » et désormais « Spirit in motion » qu’illustraient les agitos, ces virgules accrochées à l’Arc de Triomphe rendant hommage à la force intérieure et la résilience des para-athlètes, défiant les préjugés et suscitant le respect.
Autre histoire de famille de ces Jeux Paralympiques, celle des frères Didier : souffrant d’un handicap similaire, une atrophie des membres supérieurs et des pieds bots, leurs parents souhaitèrent qu’ils s’accomplissent dans des sports différents. L’aîné Ugo a décroché une médaille d’or et une autre d’argent en para-natation, Lucas, le « petit frère », a obtenu une médaille d’argent en tennis de table.

freres DidierTara et Hunter

Preuve que Paris reste la ville de l’amour, les athlètes américains Tara Davis-Woodhall et Hunter Woodhall, mariés depuis 2022, nous ont ému avec leur love story.
Tara, parfaitement valide, dès qu’elle eût décroché la médaille d’or du concours olympique de saut en longueur, se précipita dans les bras de son mari Hunter au premier rang des gradins du stade de France.
Hunter est né, lui, avec une hémimélie fibulaire, une maladie rare caractérisée par l’absence partielle ou complète de péroné. Amputé des deux jambes dès l’âge de onze mois, il court avec des prothèses lames en fibre de carbone. Seulement cinquième dans la course du 100 mètres paralympique, il se réfugia dans les bras de Tara, se sentant presque honteux de n’avoir pas fait aussi bien que sa chère et tendre. La happy end allait se produire quelques jours plus tard lorsque, à son tour, Hunter empocha la médaille d’or sur le 400 mètres, couvrant la distance en 46 secondes.

Hunter WoodhallHunter Woodhall 2

Pour saisir toute la valeur de sa performance, je me souviens que le sprinter valide Abdou Seye, médaille de bronze aux Jeux Olympiques de Rome de 1960, fut le premier athlète français à descendre sous la barrière des 46 secondes.

Patouillet

La cycliste versaillaise Marie Patouillet nous a offert un autre moment magique de ces Jeux Paralympiques à l’occasion des ultimes tours de piste de sa carrière au vélodrome de Saint-Quentin-en-Yvelines. Née avec une malformation orthopédique du pied et de la cheville gauche, elle a remporté, à 36 ans, la médaille d’or de la poursuite individuelle en battant en finale sa compatriote la jeune Heidi Gaugain, 20 ans. Mais Marie ne se contente pas d’exceller à vélo, elle est engagée activement dans plusieurs causes sociétales, notamment la lutte contre le sexisme et la LGBT phobie dans le sport. En forme de message politique, icône inclusive, elle a confié avoir embrassé ensuite, sciemment sous le regard des caméras, la jeune femme qui partage sa vie depuis plusieurs années.

PARA CYCLISME SUR PISTE JEUX PARALYMPIQUES PARIS 2024 POURSUITE 3 000 M FEMMES C5

Envahie sans doute par un excès d’émotion, Marie nous a fait peur lors de la remise des médailles : victime d’un malaise vagal, chancelante, elle a dû s’agripper aux épaules de sa coéquipière Heidi Gaugain et de la néo-zélandaise Nicole Murray, médaillée de bronze, pendant l’exécution de l’hymne français. Ironie du sport avant de basculer désormais dans sa nouvelle vie de médecin généraliste !
Dans un tout autre contexte, notre représentant Charles Noakes, 1,45 mètre, et son adversaire britannique Krysten Coombs, 1,36 mètre, m’ont régalé dans la finale de badminton réservée aux joueurs de petite taille. Ils avaient « un p’tit truc en plus » pour reprendre le titre d’un récent film à succès justement autour du handicap, une dimension burlesque dans leur jubilation de jouer, sauter, plonger et communier avec le public aux anges.

Krysten Coombs.jpgCharles Noakes

Charles respire la sympathie : « J’ai commencé à ralentir de grandir à l’école primaire, pourtant j’ai mangé de la soupe ! » … « Je veux montrer aux personnes de petite taille qu’on peut rêver grand ! » Très engagé, il fait régulièrement des interventions dans des écoles, collèges et lycées pour sensibiliser les jeunes générations au handicap et leur expliquer les valeurs et les bienfaits d’une pratique sportive. Parmi celles-ci, les élèves de l’école Robert Doisneau de La Chapelle-sur-Erdre, dont il est le parrain, ont réalisé un livre intitulé « Charles Noakes, notre parrainlympique ».
Je me suis surpris à suivre le combat de taekwondo, non pour la discipline elle-même, mais pour tous les messages que véhiculait la championne d’origine afghane Zakia Khudadadi. En remportant une médaille de bronze, elle fut le premier membre de la délégation paralympique des réfugiés à être récompensé. Femme et née avec un bras atrophié, Zakia a fui son pays en 2021 quand les talibans sont entrés dans Kaboul : « C’était ça ou une mort très probable ! » Elle profite de chaque opportunité pour raconter son histoire et dispenser des messages de liberté et d’émancipation. Accueillie en France, elle s’est entraînée quotidiennement à l’INSEP comme une sportive de haut niveau. Elle peut se maquiller, parler en public, étudier, tout ce que les Afghanes, invisibilisées derrière leur burqa, n’ont plus le droit de faire. Elle n’a pas réussi à obtenir sa naturalisation avant ces Jeux de Paris mais espère vivement faire partie de la délégation française dans quatre ans à Los Angeles. Sa joie débordante partagée avec son entraîneuse française, roulant sur le tatami du Grand Palais, devrait faire réfléchir certains politiciens, avant d’envisager des mesures expéditives sur la question de l’immigration.

Zaika Coco

Durant ces Jeux Paralympiques, souhaités sous le signe de l’inclusion, nous n’avons pas cessé de découvrir le handicap dans toutes ses composantes, ainsi la nécessité de guides qui assistent les athlètes déficients visuels dans les disciplines de para-athlétisme, para-triathlon et para-cyclisme.
Quels beaux symboles que ce fil et ces anneaux de silicone qui lient, en course à pied, l’athlète et son ange gardien de guide : « on court pour quelqu’un, plus pour soi, il faut mettre son égo de côté » ! Cela nécessite un incroyable travail de synchronisation : « Dès les starting-blocks, on doit être à l’opposé : si l’athlète met la jambe gauche devant, le guide met la droite ». J’étais en admiration devant ces coureurs non voyants qui, par la grâce d’un fil et de quelques mots de leur assistant, négocient les virages sans mordre hors de leur couloir, mais aussi devant ces guides valides, de véritables champions qui doivent posséder des qualités athlétiques, à tout le moins égales. Á juste raison, les magnifiques compagnons sont désormais récompensés par une médaille du même métal que l’athlète qu’ils assistent, ainsi que le même niveau de reconnaissance financière (en France). Le lien crée du lien ou inversement : les deux triathlètes français Thibaut Rigaudeau et Héloïse Courvoisier sont amoureux et leurs guides respectifs Cyril et Anne s’aiment aussi. Romance de Paris comme chantait Charles Trenet : « Depuis qu’ils étaient amoureux/Leur destin n’était plus malheureux... »
J’ai eu mal au cœur pour la malheureuse Elena, la marathonienne espagnole, qui a été privée de sa médaille de bronze pour avoir rompu le lien en tractant son guide masculin victime de crampes, l’espace de quelques secondes, à dix mètres de la ligne d’arrivée, alors qu’elle comptait plus de trois minutes d’avance sur sa poursuivante. Cruelle rigidité du règlement !

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En passant ces jours-ci par Châteauroux, théâtre des épreuves de tir à la carabine, j’ai repensé à l’intense émotion de Tanguy de La Forest (le speaker prononça son nom avec un délicieux accent british !), en larmes, après avoir décroché enfin sa première médaille d’or paralympique, lui qui avait échoué hors du podium dans les cinq Jeux précédents. Atteint d’une amyotrophie spinale infantile, il découvrit le tir, à sept ans, lors d’une kermesse. Sa performance (agrémentée d’une autre médaille en argent) lui a valu d’être porte-drapeau avec Aurélie Aubert lors de la cérémonie de clôture.

Tanguy de la Forest

Transition possiblement navrante, après l’appel de La Forest, j’avoue avoir été agréablement surpris par le site de Clichy-sous-Bois choisi pour les épreuves de para-cyclisme sur route. Certain fait-divers dramatique contribuait à l’image sensible renvoyée par cette cité banlieusarde de Seine-Saint-Denis dont les habitants (50% ont moins de 30 ans et 100 nationalités y sont représentées) respirent le bon air de 110 hectares de zones boisées, notamment la forêt de Bondy. La chlorophylle a particulièrement stimulé les cyclistes français qui ont fait une riche moisson de médailles.

JO cyclisme relais

Bien sûr, comme tout le public parisien dont il devint la coqueluche, j’ai eu un regard attendrissant et admiratif pour le nageur brésilien Gabriel dos Santos Araùjo, champion exceptionnel qui a conquis trois médailles d’or, comme le métal proliférant dans l’état du Minas Gerais où il est né.

JOP Paris 2024. Para natation Gabriel Dos Santos Ara˙jo JEUX PARALYMPIQUES PARIS 2024

Il est atteint de phocomélie, une pathologie très rare survenant durant le développement de la grossesse. Maladie quasiment inconnue en France, elle toucha, dans certains pays, des milliers d’enfants dans les années 1950-60 à cause d’un médicament aux effets toxiques, la thalidomide en particulier, pris par des femmes enceintes.
Né avec des moignons au niveau des épaules et avec de très courtes jambes atrophiées, on le surnomme Gabrielzinho (le « petit Gabriel ») en raison de sa petite taille, 121 centimètres, et pourtant c’est un géant de la natation. « C’est un don de Dieu » s’émerveille sa maman, Gabriel, tel un triton ou une grenouille, entre dans son élément dès qu’il trempe dans l’eau. Il ondule comme un dauphin avec des mouvements de son bassin.
On n’a plus peur. La compassion s’atténue, laissant place à l’admiration. On ne regarde plus du handisport mais du sport dans un cadre différent. La grande parade devant l’Arc de Triomphe, mêlant indistinctement médaillés olympiques et paralympiques dans un superbe élan de fraternité, en a constitué la plus belle illustration.
« Théo le taxi », après être entré au musée Grévin, anime à la télévision, depuis la rentrée, l’émission de jeu de l’après-midi, le Grand Slam.
Les publicitaires décomplexés n’hésitent plus à faire appel pour leurs spots à des personnes en situation de handicap.

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Je n’ai pas trouvé mieux que le « portrait » brossé par Luc Le Vaillant journaliste à Libération : « J’aime les corps en mouvement, leur évidence, leur violence, leur détestation des limites, des frontières et de la gravité. J’aime les corps séduisants, exagérés ou difformes, quand je me méfie des beaux esprits et des bons sentiments. J’aime les corps nus ou habillés, glorieux ou abîmés, parfaits ou recomposés. Je ne crois qu’aux corps exposés et émancipés, ces corps qui foutent la rage aux différents puritanismes qui veulent les voiler, les séparer, les isoler. J’aime les corps sportifs, leur splendeur vacharde et leur terreur salvatrice. Cet été, j’ai été gâté. Les Jeux olympiques de Paris 2024 et leurs jumeaux paralympiques m’ont gavé à satiété du spectacle de ces muscles féroces et de ces prothèses flambantes, de ces thorax crucifiés pour une seconde perdue et de ces fauteuils roulants se percutant comme pour une course de chars romains menés par des gladiateurs sous cocaïne.
Je ne vais pas vous raconter que je regarde de la même façon les corps forcés de ces forcenés que sont les athlètes classiques et les corps reconstruits par le handisport. Mais j’ai la même trouble fascination pour la façon dont les uns et les autres se sculptent un destin entre excès de volonté, masochisme avéré et mise en scène de leurs avantages charnels et de leurs ambitions carnassières. »
Bien d’autres images, histoires, leçons de vie sont ancrées dans ma mémoire tant ces Jeux Paralympiques m’ont passionné au-delà de ce que je pouvais imaginer.
Merci à Tony Estanguet (et toute l’équipe autour de lui) qui a prononcé, lors de la cérémonie de clôture, un discours simple, sincère, authentique comme il apparaît lui-même : « Chers athlètes, nous avons vécu un été incroyable, inoubliable, irremplaçable. Et ça, c’était grâce à vous. À chacune de vos performances, on était plus nombreux à vous suivre. À chacun de vos succès, on était plus nombreux à vibrer. […] Grâce à vous, nous avons pu voir ce à quoi ressemble une société inclusive. Grâce à vous, la révolution paralympique est lancée, et il n’y aura pas de retour en arrière possible …
Cet été, la France avait rendez-vous avec l’Histoire, et elle a répondu présent. Elle a eu l’audace d’imaginer des choses qui n’avaient jamais été faites. (…) On a redécouvert notre joie de vivre, notre impertinence parfois, et surtout toute cette énergie positive qui a explosé dans les tribunes ! Ces Jeux auront été une rencontre de notre pays avec lui-même. La France qui sourit, la France qui s’aime, la France dont on est fiers, la France de tous les records ! »
Espérons juste que tous les politiciens qui commencent à papillonner autour de lui ne viendront pas spolier sa réjouissante fraîcheur d’esprit.
Un grand merci aussi aux reporters et consultants de France Télévisions qui ont fait preuve de compétence, de chaleur et de bienveillance. Qu’il m’excuse d’ignorer qu’il fut lauréat avec Fauve Hautot de l’émission Danse avec les stars, j’ai particulièrement savouré les interventions toujours pertinentes et empreintes de pédagogie, de Sami El Gueddari, ancien para-nageur, la jambe gauche amputée au niveau du tibia suite à une anégésie congénitale, et actuel dirigeant du pôle performance de la Fédération Française Handisport. La France, nation littéraire et intellectuelle par excellence, aura peut-être compris qu’est venu le temps de (se) bouger.
Après avoir vécu toutes ces émotions estivales, pour revenir sur terre, le duo malien Amadou et Mariam, eux-mêmes non voyants, conclurent joliment ces Jeux inclusifs en reprenant, au stade de France, la chanson de Serge Gainsbourg, inspirée du poète Verlaine, « Je suis venu te dire que je m’en vais », tandis qu’aux Tuileries, la flamme olympique s’éteignait !
Des larmes n’y pourront rien changer, oui je vous aimais formidables Jeux de Paris 2024.

Publié dans:Coups de coeur |on 19 septembre, 2024 |1 Commentaire »

Flâneries à Bruxelles (7)

Partant en voyage une dizaine de jours en ce début du mois de mai, notre chère petite fille nous a proposé de profiter de son appartement pour poursuivre nos flâneries bruxelloises.
En échange, elle nous demandait juste de prendre soin de son adorable petite chatte. Connaissait-elle la coutume du Kattenstoet, une parade très populaire qui se déroule à Ypres, tous les trois ans, le deuxième dimanche de mai ? Commémorant un rite carrément cruel qui remonte au Xème siècle, la cité flamande célèbre le lancer de chats depuis le beffroi.
La légende raconte qu’on accueillit des chats pour protéger de la voracité des souris les fameuses draperies qui faisaient la prospérité de la ville. Sauf que les charmants félins se reproduisirent à une vitesse exponentielle. C’est ainsi que le comte de Flandre Baudouin instaura une journée au cours de laquelle les Yprois étaient invités à précipiter dans le vide depuis la tour leurs chats vivants devenus indésirables. J’imagine votre effroi et votre envie soudaine d’aller gonfler les rangs du Parti animaliste (2,2% des voix aux récentes élections européennes).
Je vous rassure, cette révoltante coutume cessa en 1823. Mais les Belges aiment la fête et, de nos jours, pour perpétuer la tradition, est organisé un défilé de chats géants et de chars dédiés au félin. Pour clore cette manifestation qui attire des milliers de touristes, le « fou de la ville » jette des chats … en peluche du haut de la tour du beffroi. En recevoir un sur la tête porterait bonheur.

Parti animalisteChats YpresChanel

La jeune fille pouvait partir sereine et Chanel* ronronner paisiblement.
Vendredi 3 mai 2024
En guise de première promenade, enfin nous choisissons de visiter la basilique nationale du Sacré-Cœur de Koekelberg, située dans la périphérie immédiate de la capitale. Enfin, car à l’occasion de nos précédents séjours dans la capitale belge, nous étions régulièrement intrigués par ce monument dont le dôme de couleur verte attire particulièrement l’œil, depuis différents points de vue dans Bruxelles centre. Tellement imposant, il semble proche, pourtant, le compteur de notre taxi affiche, après le franchissement du canal, une distance de quatre kilomètres à vol d’oiseau.

Koekelberg 1National Basilica of the Sacred Heart in Koekelberg

Longtemps, les Bruxellois ont trouvé cet immense édifice disgracieux, raillant même son architecture en forme de pâtisserie … étouffe-chrétien ?
À l’origine du projet, le roi Léopold II, dans le cadre de sa politique d’embellissement de Bruxelles, souhaita la création d’un nouveau quartier relié au centre-ville par un grand boulevard prolongé par un parc (aujourd’hui Parc Elisabeth). Cette vaste artère porta son nom après sa mort mais le passé de ce roi, certes bâtisseur pour certains mais surtout pour beaucoup colonisateur -ses actes de violence et de cruauté au Congo ont entaché l’histoire du Plat Pays- a entraîné en 2020, en plein mouvement « Black Lives Matter », des polémiques mémorielles. Plusieurs de ses statues ont été vandalisées ou déboulonnées et le boulevard, aujourd’hui enfoui, à son nom, a été rebaptisé récemment tunnel Annie Cordy. Une métaphore peut-être de la musique qui adoucirait les mœurs !
En 1880, cinquante ans après l’indépendance du pays, le souverain voulut faire construire, dans la perspective du Parc Elisabeth, un immense Panthéon national qui rappellerait aux générations futures les héros de la Nation Belge. L’argent faisant cruellement défaut à l’époque, Léopold II dut renoncer à son projet. Mais à partir de 1896, la situation des caisses royales s’étant améliorée avec les revenus du domaine congolais, la volonté architecturale du roi le poussa cette fois à faire édifier, au sommet du plateau de Koekelberg, une basilique en lieu et place du Panthéon prévu initialement : « Revenant de Luchon en Belgique, je voulus pour cause de repos scinder mon voyage en deux et m’arrêter à Paris pour quelques jours… J’allai passer une journée à Montmartre dans la Basilique dont j’avais tant entendu parler. Dans l’admiration de l’idée grandiose et patriotique qui avait inspiré ce monument, profondément saisi, je conçus la volonté très arrêtée de promouvoir dans la capitale de la Belgique la construction d’un temple rappelant Montmartre, dans son ensemble en style romain-byzantin, dans un emplacement magnifique dominant Bruxelles, dans le but de consacrer le commencement du XXème siècle et la Belgique catholique au Sacré-Cœur de Jésus. Ma décision était prise en descendant Montmartre, je voulais une basilique du Sacré-Cœur à Bruxelles. »
L’histoire de la basilique est un peu l’inverse de notre Panthéon parisien, place des Grands Hommes, qui était avant la Révolution une église dédiée à Sainte-Geneviève.
La construction de la Basilique de Koekelberg s’étale sur presque un demi-siècle : la première pierre fut posée en octobre 1905, les fondations furent entreprises en 1926, l’édification de l’abside commença en 1930, les travaux du dôme furent interrompus avec la Seconde Guerre mondiale, la grande nef fut achevée en 1951 juste avant la consécration de l’église, la coupole fut terminée en 1969, et le 11 novembre 1970, la cérémonie du 25ème anniversaire d’épiscopat de l’archevêque de Malines-Bruxelles marqua l’achèvement de la construction de la Basilique.
À Bruxelles, on détruit vite, on construit lentement, parfois jamais complètement, il en est ainsi du Palais de Justice, toujours en travaux, juché sur un mont de l’autre côté de la ville.
Chef-d’œuvre de la période « Art Déco », la Basilique serait au niveau de la superficie, la cinquième plus grande église du monde : longue intérieurement de 141 mètres, large de 107 mètres au transept, sa coupole est haute de 93 mètres.
Outre sa fonction religieuse, elle comprend des lieux de réunion, une crypte, un théâtre, une chapelle de semaine, un restaurant, une boutique, un logement de concierge, et aussi deux musées.
C’est tellement vaste qu’on s’y sent un peu perdu en entrant, d’autant plus que le lieu est quasi désert en cette heure médiane. Le chœur est centré et toutes les parties de ce grand vaisseau sont dirigées vers un maître-autel à baldaquin à la croisée du transept, sous la coupole. Des chapelles, au nombre de dix pour les neuf provinces administratives de la Belgique et l’ancien Congo belge, rayonnent aux extrémités des bras du transept. Il s’agit presque d’une église modulable, ainsi l’abside peut être utilisée comme église paroissiale avec son propre autel du Saint-Sacrement et sa sculpture du Sacré-Cœur. Celle-ci est l’œuvre de George Minne dont je découvre l’amitié avec Maurice Maeterlinck, prix Nobel de littérature en 1911 et figure de proue du symbolisme belge. Je me souviens d’avoir étudié quelques-uns de ses textes au temps de mon école primaire, peut-être tirés de (sa) Vie des abeilles.

Koekelberg interieurKoekelberg statue

Les bas-côtés de la nef servent de déambulatoire, facilitant la circulation, notamment lors de grandes processions.
La décoration est minimaliste, aussi le regard se porte rapidement vers les nombreux vitraux au style résolument hétéroclite. Les premiers furent installés en 1937, et depuis, une vingtaine d’artistes verriers ont contribué à enrichir la collection qui fait de la basilique un haut-lieu de l’art du vitrail.
Les grandes verrières de la nef et de l’abside traitent de l’Eucharistie et de l’Adoration, ainsi que diverses scènes de la vie de Jésus.

Koekelberg vitrailKoekelberg vitrail poissonKoekelberg vitrail pains

On retrouve les deux « miracles » réalisés par Jésus de Nazareth selon les textes de l’Évangile : la multiplication des pains et la pêche miraculeuse.
À propos de miracles, la Basilique a accueilli, l’an dernier, une relique de Sainte-Thérèse de Lisieux à l’occasion de la célébration des 100 ans de son second miracle concernant la guérison, à la suite d’un pèlerinage dans la ville normande, d’une paroissienne, justement de Koekelberg, atteinte de la tuberculose.
Une vertèbre soi-disant de la jeune sainte normande y fut exposée durant deux semaines.
L’autre miracle ayant contribué à sa canonisation concerne la chanteuse Édith Piaf dont je découvre un pan de son enfance. Fille d’une mère chanteuse de rue et d’un père contorsionniste, la petite Édith se trouva rapidement confiée à sa grand-mère maternelle employée d’une maison close dans le bourg de Bernay, à une trentaine kilomètres de Lisieux. À l’âge de six ans, elle développe une inflammation de la cornée qui la rend aveugle. Les traitements restent vains jusqu’au jour où la grand-mère, en compagnie des « filles de joie » se rendent avec l’enfant à un pèlerinage à Lisieux. Devant la tombe de sainte Thérèse, elles frottent le front de la petite Édith avec de la terre puis implorent celle qui n’est encore que carmélite, dans leurs prières. Quelques jours plus tard, Édith commença à recouvrer la vue. Que l’on reconnaisse le miracle ou pas, cet événement eut des conséquences décisives dans la vie de Piaf. « La Môme » vint régulièrement prier au Carmel de Lisieux et plusieurs de ses immenses succès, comme Mon Dieu, L’hymne à l’amour ou Les trois cloches, témoignent de sa foi profonde.

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Koekelberg vitrail soeurs

La basilique est si haute qu’il faut emprunter un ascenseur pour accéder au triforium afin d’admirer le travail de l’artiste d’origine sud-coréenne Kim En Joong. Abstraction et couleurs vives caractérisent ses œuvres.

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Les vitraux sont à hauteur du regard, ce qui donne le sentiment de visiter une galerie d’art.
Le clou de l’exposition (si j’ose dire car l’emploi de ce mot est sans doute maladroit quand il s’agit d’une crucifixion) est une photographie, récemment acquise, de l’artiste-plasticien San Damon. Il revendique être le créateur de l’Oniroscopisme, un style issu d’un procédé photographique argentique.

Vitrail Kim en Joong1

« Quand Jésus devint le Christ », l’allégorie est puissante. C’est l’une des rares représentations de la Crucifixion à l’horizontale. La dominante rose est surprenante.
Nous reprenons l’ascenseur pour accéder, au quatrième niveau, au Musée d’Art Religieux Moderne (MARM) qui a trouvé refuge dans la coupole de la Basilique. Son concept est original : il se concentre sur l’art moderne des XXème et XXIème siècles avec une inspiration particulière de la spiritualité.
À la lecture du petit dépliant qui nous est remis à l’entrée, nous apprenons que parmi les points forts des collections figurent des lithographies originales d’Alfred Manessier et des gravures du Catalan Joan Mirò, deux artistes dont j’ai toujours apprécié les travaux.
L’exposition actuelle Cross-ing Way-s s’attache à la représentation du dernier jour de Jésus en tant qu’homme sur terre en convoquant sur son chemin de croix différentes formes d’art comme la peinture, la sculpture, la photographie et même l’art vivant (si l’on peut dire).
La vision d’un Fouet et d’une Couronne d’épines en métal, pour évoquer la punition, n’est pas la moindre de nos surprises.

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Pour clore notre visite, nous réempruntons l’ascenseur pour jouir du Panorama à 360 degrés, depuis un promenoir juste sous le dôme, à 53 mètres de hauteur.
Même si le temps est plutôt couvert, la vue est superbe sur Bruxelles et les Brabants flamand et wallon. Par temps clair, il paraît que l’on voit la cathédrale de Malines : « Ay Marieke, Marieke, il y a longtemps entre les tours de Bruges et Gand… ».

Koekelberg panorama 1Koekelberg panorama2Koekelberg Dôme

Les sphères de l’Atomium surgissent au-dessus du parc de Laeken. Le fan de foot distingue juste à proximité les projecteurs et le toit des tribunes du stade national du Heysel (aujourd’hui stade Roi Baudouin) tristement connu depuis la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, le 29 mai 1985, entre Liverpool et la Juventus de Turin (avec Platini), et les actes de hooliganisme qui causèrent la mort de 39 personnes (32 Italiens, 4 Belges, 2 Français et 1 Nord-Irlandais). Onze ans plus tard, le Paris-Saint-Germain y remporta la Coupe d’Europe des vainqueurs de coupes, dans une ambiance heureusement beaucoup plus paisible.
Vers le Sud, le Palais raide comme la Justice culmine sur la Place Poelaert.
Entre les tours de la Basilique, s’étale la longue perspective du Parc Elisabeth que nous arpentons à pied à la sortie. Le soleil pointe son nez, il fait presque chaud, prétexte à la consommation d’une bière pression Jupiler, en terrasse, place Eugène Simonis, du nom d’un sculpteur belge décédé à Koekelberg.

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Je suis dubitatif devant l’imposante sculpture fontaine qui occupe la place, même la serveuse du café ne peut me renseigner sur sa signification : un dirigeable, un sous-marin, un suppositoire ? Non, une cabosse en référence à la fève du cacaoyer, clin d’œil à un musée du chocolat et une boutique outlet Godiva qui se trouvent non loin de là.

canards ste catherine

Au retour à l’appartement, nous avons la surprise de croiser cinq canards géants en fibre minérale pataugeant dans le plus grand des deux bassins du Wismet, en face de l’église Sainte-Catherine.
En soirée, nous portons notre choix sur un restaurant italien dont le bouche à oreille dit grand bien, d’ailleurs il est fort conseillé de réserver. A Casa Mia ne paie pas de mine avec sa devanture discrète dans la rue de Flandre, mais l’on s’y sent bien dès que l’on entre : Filippo le patron, authentique Romain, nous accueille chaleureusement faisant la bise à (presque) toutes les clientes. La salle est joyeusement kitsch, un vrai « brol » avec ses tables dépareillées -l’une d’entre elles sert même de présentoir des légumes- et ses murs couverts d’affiches et de photos. Je reconnais Anna Magnani avec son Oscar de la meilleure actrice reçu en 1956 pour son interprétation auprès de Burt Lancaster dans La Rose tatouée.

Casa Mia legumesCasa Mia PhotosA Casa Mia plaque

Cucina della Mamma, la plaque n’est pas mensongère : ici la cuisine est familiale, l’épouse est aux fourneaux, le fils s’occupe des desserts, pendant que la faconde de Filippo, tout droit sorti de Cinecitta, fait merveille en salle. La jeune serveuse, italienne également, est craquante d’amabilité. Ce n’est plus de mon âge de doubler Marcello Mastroianni dans un remake de la scène culte de La Dolce Vita dans la fontaine de Trevi … en la circonstance, le bassin voisin de Sainte-Catherine au milieu des canards !
Je me calme, nous commandons un Aperol Spritz en souvenir de mémorables débuts de soirée sur la Piazza del Campo de Sienne et dans le quartier du Trastevere de Rome.

Aperol

Inutile de chercher des pizzas sur la grande ardoise (modifiée chaque jour) que nous photographions avec notre smartphone, il n’y en a pas. Je me laisse tenter par les linguine Giulia : poulpe, vongole (palourdes), scampi (langoustines), pesto alla genovese. Ma compagne porte son choix sur les linguine carciofi : artichauts frais, huile d’olive, ricotta salée. Plein de saveurs, un régal !

ardoise Casa Mia

Casa Mia linguine

C’est un vrai péché de gourmandise, nous nous rangeons à l’injonction du patron qui nous conseille de prendre en dessert, un tiramisu pour deux confectionné par son fils.

Casa Mia tiramisu

Et si besoin était de digérer cette merveille de légèreté, Filippo arrive avec une bouteille de limoncello de sa propre fabrication.
Nous reviendrons, c’est certain, à l’occasion d’un prochain séjour.
Samedi 4 mai 2024 :
Ce matin, Bruxelles est encore un peu en Italie. Nous choisissons de faire quelques emplettes alimentaires en prévision de notre retour à l’enseigne Oil&Vinegar, non loin de la Grand-Place.

Oil Vinegard

Sous l’œil inquisiteur d’un personnage magrittien, je m’attarde devant la multitude de vinaigres « à la tireuse » : vinaigre à la fleur de sureau et citron vert, vinaigre balsamique d’oignon rouge, vinaigre de lard aux dattes, vinaigre de vin aux herbes de la Méditerranée, de marc de champagne, de pastèque, de pamplemousse et agrumes, et bien d’autres encore.
Nous faisons provision d’huiles, tapenades et bruschettas, promesses de savoureux assaisonnements et salades.
Sur le chemin du retour, incorrigibles hédonistes, nous nous laissons tenter par la vitrine alléchante d’une excellente charcuterie.
Mais, ce midi, cela devient un rituel à chacun de nos séjours, nous avons choisi de nous rendre à la Mer du Nord, comprenez de nous installer, en face de l’église Sainte-Catherine à l’une des tables debout de la poissonnerie Noordzee, un spot de plus en plus prisé par les Bruxellois et les touristes.

Noorzee ardoise

Mode d’emploi : on choisit à l’intérieur, en la circonstance une soupe de poisson et une friture d’éperlans, et quelques minutes plus tard, on entend son nom crié à la cantonade, l’on fait signe et un serveur vous apporte votre commande.
Ce dimanche 23 juin, le parvis de l’église sera encombré de longues tablées avec nappe blanche pour célébrer l’été et l’arrivée des maatjes, les « copains » en néerlandais, à savoir les premiers harengs de la saison. J’en salive rien que de l’imaginer, avec un filet de vinaigre de chez Oil&Vinegar et quelques pommes de terre grenaille.
Dimanche 5 mai 2024 :
Un franc soleil nous incite à une promenade au Parc du Cinquantenaire, ainsi baptisé parce qu’il fut ouvert en 1880 pour célébrer le jubilé des 50 ans de la révolution de 1830 et de l’indépendance belge. C’est le roi Léopold II –vous le connaissez mieux depuis notre visite à la basilique de Koekelberg- qui en fut l’inspirateur dans son ambition de doter Bruxelles de parcs et de monuments prestigieux dignes d’une capitale.
Le site est constitué d’un ensemble de jardins à la française desquels se détachent dans une perspective rectiligne les Arcades du Cinquantenaire, malheureusement un peu polluées, ce matin, par le démontage d’un événementiel.

Cinquantenaire arcades

Bâtir à Bruxelles prend souvent du temps. Ainsi, à l’origine, les arcades étaient essentiellement en bois, la pierre étant d’un coût dissuasif. Pour parvenir à financer son projet, Léopold II utilisa des prête-noms comme donateurs fictifs ainsi que l’argent qu’il tirait du caoutchouc du Congo belge. Un représentant socialiste, en pleine Chambre parlementaire, qualifia le monument d’ « arcades des mains coupées ».
Au sommet de l’arc de triomphe, dans un esprit d’exaltation, se dresse une allégorie du Brabant, la province à laquelle appartient Bruxelles, brandissant le drapeau national, sur un char tiré par quatre chevaux. Les autres provinces de la Belgique sont représentées par des statues au pied des colonnes.

Cinquantenaire quadrigeCinquantenaire Flandre occidentaleVersion 2Version 2

De chaque côté, dans le prolongement des arcades, se trouvent plusieurs musées : musée de l’Armée, musée de l’Aviation, musées royaux d’Art et d’Histoire et musée de l’Automobile. Nous visitons ce dernier, le seul à être ouvert en ce début de matinée dominicale.

Autoworld entrée

Construite pour l’exposition universelle de 1897, faite de verre et de fer forgé, la halle lumineuse, baptisée désormais Autoworld, abrite depuis 1986 l’extraordinaire collection de Ghislain Mahy, un Gantois qui consacra toute sa vie à sauver de la démolition et donc de leur disparition des centaines de voitures qu’il dénichait, restaurait, rachetait et conservait.
Parallèlement à la collection permanente, sont organisées régulièrement des expositions temporaires, ainsi depuis la veille, Autoworld célèbre le 60ème anniversaire de l’iconique Ford Mustang, avec son cheval au galop comme logo.

Autoworld Mustang

Un cabriolet rutilant de 2017 accueille le visiteur devant la billetterie.
Ma culture cinéphilique est prise en défaut, je découvre que la Mustang fit sa première apparition mondiale au cinéma dans … Le Gendarme de Saint-Tropez. Son volant entre les mains inexpertes de Louis De Funès, je n’en reviens pas, quand on sait ce qu’il advint de la 2 CV de Bourvil dans Le Corniaud : « Bah maintenant, elle va marcher beaucoup moins bien … ! »
Je me souviens par contre de l’extraordinaire course-poursuite dans les rues de San Francisco engagée par l’inspecteur de police Frank Bullitt incarné par Steve McQueen.
« Un homme, une femme » et une Mustang, à l’heure où Anouk Aimée tire sa révérence, comment ne pas évoquer Jean-Louis Trintignant dessinant des arabesques sur le sable de Deauville au volant de sa Ford Mustang carrosserie couleur Wimbledon White et son fameux « 184 » peint sur la portière.
En 1968, Serge Gainsbourg, toujours opportuniste, confirmait le mythe de cette voiture devenue légende :

« On s’fait des langues
En Ford Mustang
Et bang !
On embrasse
Les platanes
« Mus » à gauche
« Tang » à droite
Et à gauche, à droite … »

Légende aussi, dans la version d’origine, la voix féminine serait celle d’une choriste mais certains pensent qu’il s’agirait de Brigitte Bardot. Plus tard, Jane Birkin l’enregistra.

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On débute la visite par le coin des « tacots » des « environs des belles années mille-neuf-cent-dix lorsque le monde découvrait l’automobile » comme le chantait Charles Trenet.
Qualificatif péjoratif tant ces modèles présentés ont un charme fou, vénérons-les, d’ailleurs, bien avant qu’Autoworld soit créé, le bâtiment accueillit de 1902 à 1934, les premiers Salons Automobiles et du Cycle.

Tacots 1Version 2Tacots 3Tacots 4Tacots 5Rolls Silver Ghost

La Renault AX de 1909 préfigure le modèle AG avec un châssis plus long qui devint célèbre comme « Taxi de la Marne », réquisitionné par le Général Gallieni pour un transfert rapide des troupes françaises vers le front durant la Première Guerre mondiale.
La Rolls-Royce Silver Ghost de 1911, une des plus belles voitures de luxe de son époque, est prête à recevoir une carrosserie « sur mesure » selon les goûts de son propriétaire.
Je découvre que si la Belgique ne peut plus aujourd’hui s’enorgueillir de marques nationales, elle fut à la pointe de l’industrie automobile lorsque le monde se prit de passion pour cette nouvelle invention. Forte de son industrie sidérurgique dominante, elle compta jusqu’à 158 marques de voitures : Nagant, Germain, FN, Excelsior, Imperia, Minerva n’évoquent rien au baby boomer que je suis. La toute dernière 100% belge, une Imperia, fut assemblée en 1958.
La Minerva exposée a la particularité d’être une voiture à double carrosserie : « coupé de ville » pour l’hiver, et « torpédo » pour l’été. Vu le prix du châssis, c’était pour le client une façon d’optimaliser l’investissement.
Je me souviens par contre, outre que la Belgique organise toujours un Grand Prix de Formule 1 sur le circuit de Spa-Francorchamps, elle posséda deux pilotes de légende avec Olivier Gendebien et Jacky Ickx. Humour belge, Jacky Ickx remporta la première de ses six victoires aux 24 Heures du Mans, en 1969, année érotique (selon Gainsbourg), tandis qu’un américain réalisait la prophétie de Tintin, autre personnage belge de légende, en marchant sur la Lune.

Bugatti

Je fais vibrer la fibre patriotique devant deux modèles Bugatti de 1928. Cette année-là, les pilotes, au volant des bolides de l’usine alsacienne de Molsheim, remportèrent 23 courses (sur 28 disputées) dont 11 Grands Prix et la Targa Florio, la mythique épreuve italienne.
J’eus l’occasion de voir tourner ces voitures, il y a quelques années, sur l’autodrome de Montlhéry, lors d’un Vintage Revival**, une manifestation bisannuelle rassemblant voitures de sport et de course d’avant 1940.

Mercedes 1Mercedes 2

En 1926, deux géants allemands de l’automobile Daimler et Benz décidèrent d’unir leurs forces. Ainsi, naquit la Mercedes-Benz avec comme logo, la cultissime étoile à 3 branches inscrites dans une sphère, censée représenter la puissance de la marque dans les domaines terrestre, maritime et aérien.
Me lancine dans la tête la chanson de Janis Joplin avec en préambule, de sa voix éraillée : « J’aimerais faire une chanson d’une grande importance sociale et politique »

« Oh Lord, won’t you buy me a Mercedes Benz ?
Oh Seigneur, tu n’voudrais pas m’acheter une Mercedes-Benz ?
My friends all drive Porsches, I must make amends,
Mes amis roulent tous en Porsche, Je dois réparer cette erreur.
Worked hard all my lifetime, no help from my friends,
J’ai travaillé dur toute ma vie, sans aide de mes amis,
So oh Lord, won’t you buy me a Mercedes Benz ?
Alors Seigneur, tu n’voudrais pas m’acheter une Mercedes-Benz ? »

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Plusieurs décennies plus tard, un célèbre publiciste clamait que « si à 50 ans on n’a pas une (montre) Rolex, on a raté sa vie » !
Mais ce qui marqua mon enfance, ce sont les images impressionnantes de l’accident de la Mercedes 300SL pilotée par Pierre Levegh, lors des 24 Heures du Mans 1955. Le bolide, après avoir heurté la voiture d’un autre concurrent, décolla, rebondit sur un muret avant de finir sa course folle dans les tribunes. 78 personnes, dont Pierre Levegh, périrent dans cette tragédie. L’écurie Mercedes-Benz ne reviendra au Mans que peu avant l’an 2 000.

Peugeot 403

Souvenirs d’enfance : mon père était un « Peugeotiste » inconditionnel. Je me rappelle nos départs en vacances, une joie indicible :

« Nationale Sept
Il faut la prendre qu’on aille à Rome à Sète
Que l’on soit deux trois quatre cinq six ou sept
C’est une route qui fait recette
Route des vacances
Qui traverse la Bourgogne et la Provence
Qui fait d’Paris un p’tit faubourg d’Valence
Et la banlieue d’Saint-Paul de Vence
Le ciel d’été
Remplit nos cœur de sa lucidité
Chasse les aigreurs et les acidités
Qui font l’malheur des grandes cités … »

C’est troublant comme ces automobiles me renvoient à des chansons.
C’est encore le cas pour la Cadillac rose. One two three four !

Cadillac 1Cadillac 2Cadillac tee shirt

Pink Cadillac est une chanson écrite et interprétée par Bruce Springsteen, publiée en 1984 en face B de Dancing in the Dark, le plus grand succès du Boss.

« …Tu te demandes peut-être pourquoi je t’aime
You may wonder how come I love you
Quand tu m’énerves comme tu le fais
When you get on my nerves like you do
Eh bien, viens par ici et embrasse-moi
Well come on over here and hug me
Bébé, je vais révéler les faits
Baby I’ll spill the facts
Eh bien, chérie, ce n’est pas ton argent
Well honey it ain’t your money
Parce que bébé, j’en ai plein
‘Cause baby I got plenty of that
Je t’aime pour ta Cadillac rose
I love you for your pink Cadillac
Sièges en velours écrasé
Crushed velvet seats
Rouler à l’arrière
Riding in the back
Croisière dans la rue
Cruising down the street
Saluant les filles
Waving to the girls
Se sentir hors de vue
Feeling out of sight
Dépenser tout mon argent
Spending all my money
Un samedi soir
On a Saturday night
Chérie, je me demande juste ce que tu fais là derrière
Honey I just wonder what you do there in back
De ta Cadillac rose
Of your pink Cadillac
Cadillac rose
Pink Cadillac
Eh bien, maintenant, retournons dans la Bible
Well now way back in the Bible
Les tentations arrivent toujours
Temptations always come along … »
« On dit qu’Ève a tenté Adam avec une pomme, je sais que c’était sa Cadillac rose ! »

Vous aurez probablement compris la métaphore sexuelle, la Pink Cadillac signifiant en argot américain la partie la plus intime de l’anatomie féminine.
Ce matin, je me souviens aussi de la Cadillac rose de Coluche qu’il laissait en double file dans la rue des Trois Portes quand il rendait visite à ses amis iconoclastes de Charlie-Hebdo, à l’occasion de sa campagne présidentielle en 1980.

Traction avant 1

Encore quelques pas et je tombe sur une autre automobile mythique, une Citroën Traction Avant de 1934.
Chaque été, dans mon petit village d’adoption, en Ariège, à l’occasion d’une concentration, une cinquantaine de modèles investissent le Pré Commun.

Traction La Bastide

L’histoire de cette auto est liée dans la mémoire collective des plus anciens à l’Occupation, tour à tour voiture de la Gestapo et icône de la Résistance. Ce fut également le véhicule préféré des gangsters, une célèbre bande de malfaiteurs dans les années d’après-guerre, parmi lesquels Pierrot le Fou, fut surnommée le « gang des Traction Avant »..
La conception du modèle exposé était vraiment révolutionnaire réunissant une considérable somme d’innovations : voiture monocoque, moteur 4 cylindres à soupapes en tête, freins hydrauliques, suspension par barres de torsion et amortisseurs, et bien sûr la « traction avant » dont il prit le nom.
Il n’y avait pas de marche pied à franchir, pour la première fois on ne « montait » pas dans sa voiture !
La construction de ce modèle se prolongea jusqu’en 1957.

Aztec

En Italie, même dans le domaine automobile, on est biberonné à l’art, à l’esthétique et à la sculpture dès le berceau. L’Aztec, concept de spider 2 places, illustre « l’Italdesign » dont les plus beaux fleurons furent la Lamborghini Miura, la De Tomaso Mangusta, la Lancia Medusa, la Maserati Medici et, dans un esprit de voitures de masse, les Fiat Uno et Punto.
L’Aztec étonne avec son double volant !

Porsche 550 Spyder

Instant d’émotion devant une Porsche 550 Spyder : née en 1953, c’est la première Porsche spécifiquement créée pour la compétition. Mais ce modèle est surtout connu pour être la voiture dans laquelle la star hollywoodienne James Dean trouva la mort en 1955.
Une zone est consacrée aux voitures de sport F1, GT et rallye. On entre ici dans l’univers des circuits.

Pneu DunlopRenault F1Bolides 1Bolide Omega

Plus original encore, fiction et réalité se mêlent dans le coin réservé à Michel Vaillant, la série de bande dessinée créée par Jean Graton, en 1957, dans le journal de Tintin, sur le thème du sport automobile. Ainsi, de véritables « Vaillante » ont vu le jour.

Vaillant 1

Vaillante

Il y aurait encore tant à voir tellement est riche l’histoire de l’automobile. Je regrette par exemple de ne pouvoir visiter l’exposition célébrant 125 ans de Fiat et 75 ans d’Abarth, qui se tiendra de juillet à septembre. La Dolce Vita en voiture !
Il est 13 heures. Nous nous dirigeons vers la Bagnole Brasserie attenante au musée. Je choisis dans le « menu qui en a sous le capot » (!) un honnête fish and frites avec sa sauce tartare.

Autoworld plat

Nous envisageons, cet après-midi, de visiter la cathédrale de Bruxelles Saints-Michel-et-Gudule. Pour cela, nous empruntons le métro à la sortie du Parc du Cinquantenaire. C’est l’occasion de saluer l’amabilité du Bruxellois. En effet, les marches pour rejoindre le quai sont barrées, et je répugne à utiliser l’escalier roulant qui défile à trop grande vitesse. Un autochtone, avec son fils, voyant mon désarroi, m’invite à le suivre pour descendre par un ascenseur. Il nous indiquera même bientôt la station la plus proche de la cathédrale. Je n’ose pas imaginer pareille sollicitude dans notre capitale.

Gudule exterieur

Dédiée aux saints patrons de la ville de Bruxelles, saint Michel et sainte Gudule, la construction de cet édifice religieux, alors collégiale, fut entreprise au début du XIIIème siècle sous l’impulsion de Henri Ier, duc de Brabant. Presque 300 ans furent nécessaires pour la mener à son terme sous le règne de l’empereur Charles-Quint. Son architecture présente les caractéristiques du style gothique brabançon. C’est récemment, en 1962, que la collégiale prit enfin le titre de cathédrale.
À l’intérieur, une douce lumière de printemps vient tamiser les piliers encadrant la nef. Chacun d’eux est surmonté d’un chapiteau à feuille de choux supportant la statue d’un des douze apôtres.

Gudule nefGudule apotre 1Gudule apotre 2Gudule nef 2Gudule chaire

Une magnifique chaire baroque datant de 1699 représente Adam et Ève chassés du jardin d’Eden après avoir cueilli le fruit défendu. En son sommet, la Vierge et l’Enfant transperçant le serpent symbolisent la Rédemption.
Dans le transept nord, un splendide vitrail, œuvre du maître-verrier anversois Jean Haeck, en 1537, représente Charles-Quint et son épouse Isabelle de Portugal en adoration devient le Saint-Sacrement. La délicatesse des bleus n’est pas sans rappeler certains vitraux de la cathédrale de Chartres.

Gudule vitrail 1Gudule vitrail 2Gudule vitrail 3

Plusieurs vitraux relatent l’épisode du « massacre de Bruxelles », une persécution antisémite qui se serait produite en mai 1370 suite à une prétendue profanation d’hosties à la synagogue lors du Vendredi saint. La légende dit que du sang miraculeusement gicla des hosties immédiatement après que des Juifs les eurent transpercées à coups de couteau.
La dévotion locale pour le Sacrement du Miracle perdura jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’après le drame de l’Holocauste et sous l’influence de la modernité qu’une attitude plus critique apparut par rapport au miracle médiéval.
Une plaque a été pieusement et discrètement inaugurée, en 1977, dans une chapelle de la cathédrale : « En 1968, dans l’esprit du deuxième concile du Vatican, les autorités diocésaines de l’archevêché de Malines-Bruxelles, après avoir pris connaissance des recherches historiques sur le sujet, ont attiré l’attention sur le caractère tendancieux des accusations et sur la présentation légendaire du miracle ».

Gudule gisantGudule tableau 1Gudule tableau 2Gudule confessionnalGudule Ste Gudule

Dans ma déambulation, je tombe sur Sainte Gudule co-patronne de la ville de Bruxelles.
Cette cathédrale joue un rôle de premier plan dans le pays pour les grandes cérémonies religieuses et les sacrements de la famille royale. Baudouin et Fabiola s’y marièrent en 1959 ainsi que le prince Albert et la dolce Paola.
Nous nous recueillons encore quelques instants en profitant d’un mini concert donné par une chorale de jeunes filles.
Nous redescendons à pied vers le quartier bas de Sainte-Catherine. Heure heureuse, ultime arrêt avant le retour à l’appartement, à la Camionnette Rouge : après le grégorien, ambiance latino !

Caipirinha

Lundi 6 mai 2024 :
Lors d’un précédent séjour, nous avions visité le Belgian Beer World, le musée moderne de la bière belge, tout nouvellement installé dans l’ancienne Bourse de Bruxelles.
Ce matin, nous choisissons de nous intéresser, cette fois, à la bière artisanale en nous rendant à Anderlecht, banlieue toute proche de Bruxelles, à la brasserie Cantillon, une entreprise familiale, fondée en 1900, qui est restée totalement indépendante. En utilisant toujours du matériel datant du XIXème siècle, son enseigne, avec le logo du joyeux buveur partant à la renverse sur sa chaise, est indissociable d’un style de bière, presque mystérieux : le LAMBIC.

Cantillon exterieurCantillon cartons

Un livret complet d’explication nous est offert au départ de la visite libre. Nous pouvons donc déambuler à notre rythme dans les différentes salles, sans déranger puisque les opérations de brassage proprement dites s’effectuent de la fin octobre à début avril, pour des raisons météorologiques.

Cantillon fromentCantillon orgemalteCantillon houblon

La philosophie du brassage, le temps de production, le goût, tout ici diffère des productions de bières modernes et industrielles.
Derrière le nom de lambic, se cache une bière de tradition issue d’un savoir-faire ancestral dont on retrouve les premières traces de production dans les années 1550, dans la vallée de la Senne, précisément dans la localité de Lembeek (étymologie possible du nom lambic).

Cantillon machine 1Cantillon machine 2Cantillon machine 3Cantillon grenier

Les matières premières sont broyées dans un concasseur visible au premier étage : 30 à 40% de froment, 65% d’orge malté, avec un peu (ou pas) de houblon dit suranné (vieilli environ 3 ans) pour son amertume. La mouture obtenue est recueillie dans une trémie au-dessus de la cuve-matière. C’est là que les 1300 kg de mouture sont mélangés avec de l’eau chaude et brassés au moyen d’un mélangeur central. En deux heures, le mélange d’eau et de grains va passer de 45°C à 72°C et parvenir à la saccharification, c’est-à-dire la transformation des amidons des grains en sucres fermentescibles.
Instant d’émotion, au grenier, par une petite fenêtre, nous jetons un œil à ce qui est présenté comme un véritable sanctuaire par le brasseur : une cuve en cuivre rouge de très faible profondeur mais de très grande surface, sans une seule soudure, un vrai travail d’orfèvre.

Cantillon refroidissementCantillon casiers

C’est la forme de ce bac qui favorise le refroidissement et le contact avec l’air : idéalement, le moût doit atteindre une température de 18 à 20°C, cette opération naturelle se déroule la nuit et en saison froide. Des volets de part et d’autre de la cuve peuvent être actionnés afin d’augmenter ou diminuer la ventilation.
C’est là que s’opère un véritable miracle, la fermentation spontanée. Le moût est fécondé par une multitude de levures sauvages, que l’on ne trouve que dans l’air bruxellois et plus précisément dans la vallée de la Senne (!!!), et spécifiques à la pièce où se déroule le phénomène.
Une fois le moût ensemencé, il sera placé dans de grandes barriques en bois de chêne ou de châtaignier pendant une, voire plusieurs années. Après quelques jours, débute la fermentation dite spontanée, fruit de la réaction des levures sauvages et des sucres du moût.

Cantillon tonneaux

J’ai relevé au-dessus du bar une citation de Paul Morand, extraite de son livre L’Homme pressé, résumant la philosophie de la maison : « Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui ».
Les liens unissant la brasserie et la nature sont très étroits. Ainsi, je découvre dans le livret que les araignées, très présentes dans les bâtiments, veillent à l’équilibre biologique de la brasserie en se chargeant de l’élimination des insectes néfastes. Sale temps pour les arachnophobes !
À partir des lambics, sont déclinées différentes variétés de bière. Les gueuzes naissent du mélange de lambics de un, deux et trois ans d’âge. Les faros sont des lambics auxquels on ajoute du sucre candi, et parfois du caramel. Il est de tradition aussi de mélanger des fruits régionaux au lambic. En été, 150 kilos de fruits, cerises acides (« krieken »), framboises et raisins sont mélangés à 500 litres de lambic de deux ans d’âge. Le plus populaire des lambics fruités est la Kriek pour laquelle on laisse maturer le lambic sur un lit de cerises de Schaerbeek.

Cantillon bouteillesCantillon GueuzeCantillon bouteille 2

La visite s’achève évidemment par une dégustation au caveau. C’est toute une éducation du palais à faire, nous sommes décontenancés par la complexité des saveurs, notamment l’acidité et l’amertume, ce qui n’altère en rien le plaisir de la visite.
Pour ma défense, je pense ne convaincre personne en citant Victor Hugo, de retour de Belgique : « Si l’on me demande : Avez-vous bu de bonne bière dans votre voyage de Belgique ? je répondrai : Oui, en France. J’ai bu d’excellente bière en effet à l’hôtel Dessin, à Calais. En Belgique, toute leur bière, bière blanche de Louvain, bière brune de Bruxelles, a un arrière-goût odieux. Les anglais la trouvent trop houblonnée. Va pour houblonnée, mais c’est mauvais. Quant à leur vin (aux belges), il sent la violette. Il y entre plus d’iris que de raisin. C’étaient, en vérité, de détestables boissons. Je me réfugiais de l’une dans l’autre, mais, à tout prendre, j’aimais encore mieux de la bière blanche que du vin bleu. ». C’est complètement hors-sujet mais le coquin de Victor écrivait aussi : « Par contre en Belgique, il y a un lupanar fameux » !
Quelques visiteurs, hommes et femmes, semblent apprécier la subtilité des variétés proposées à la carte en prolongeant la dégustation sans trop de modération.

Cantillon degustation

Le Rosé de Gambrinus est une kriek où les cerises sont remplacées par des framboises, la Vigneronne est un assemblage de lambic et raisins blancs muscat, la Fou’foune associe lambic et abricots « Bergeron », l’Iris est composé uniquement de malt, la Mamouche consiste en une macération de fleurs de sureau fraîches dans un lambic, il est même une cuvée Saint-Gilloise spécialement élaborée pour le club de football historique de Bruxelles.

Cantillon St Gilloise

À la sortie, je fournis à ma compagne quelque explication « alambiquée » pour lui faire avaler le programme de l’après-midi !
Mais de cela, je vous ai déjà entretenu dans un billet spécial :
http://encreviolette.unblog.fr/2024/06/09/entrez-dans-le-ronde-van-vlaanderen-tour-des-flandres/

Mardi 7 mai 2024 :
Afin de digérer les pavés de la veille (!), nous choisissons de passer une journée tranquille, essentiellement, à l’appartement. C’est la petite Chanel qui est contente.
Pour déjeuner, nous essayons une nouvelle adresse, quai aux Briques, en bordure du bassin de Sainte-Catherine où barbotent encore des canards géants.

Bassin fontaineBassin canardsBij den boer 1Bij den boer 2Bij den boer 3

Le Bij den Boer, « Chez le paysan en flamand », est le type même du bistrot bruxellois, avec son zinc, ses vieilles boiseries, ses miroirs biseautés marqués par le temps, ses tableaux, ses maquettes de bateaux, et apparemment ses habitués. Situé en plein cœur du Wismet (ancien marché aux poissons), il met en avant ses spécialités maritimes.
Dans le menu du jour, j’opte pour la soupe de poisson, honnête, un dos de cabillaud excellemment saisi, et un riz au lait qui n’égale pas celui que faisait ma chère grand-mère.

Bij den boer 4

Nous ressortons avec un sentiment mitigé, un peu contrariés d’avoir dû débusquer sur la note, la facturation de deux menus à 36 euros au lieu de 24. Que penser …
Pour apaiser notre mauvaise humeur, rien de tel que déguster un bon chocolat belge. Nous prenons notre automobile, attention aux rames de tram (!), direction Vlezenbeek où est implantée la boutique d’usine (outlet store pour faire branché) Neuhaus, à proximité de la fabrique.
Je vous ai déjà raconté l’histoire de Jean Neuhaus, un pharmacien suisse qui s’installa en Belgique en 1857. À l’origine, il vendait des « confiseries pharmaceutiques », des bonbons contre la toux, des réglisses contre les maux d’estomac, des guimauves, qu’il eut l’idée d’enrober d’une couche d’un délicieux chocolat belge pour combler ses clients. En 1912, son petit-fils développa le concept en remplaçant carrément les médicaments par des douceurs. Le premier chocolat fourré était né qu’il baptisa praline. La boutique chic continue de prospérer dans la prestigieuse Galerie de la Reine, non loin de la Grand-Place.
L’ambiance est totalement différente à Vlezenbeek : on se croirait un jour de soldes dans un centre commercial, les visiteurs tournent autour des présentoirs et plongent leur main dans les boîtes ouvertes pour assouvir à volonté leur penchant pour les fameuses pralines. La goinfrerie n’est pas loin chez certains clients, je n’ose imaginer les futures crises de foie !

Neuhaus 1Neuhaus 2Neuhaus 3

Le prix est incomparable, et plutôt que mégoter sur un ballotin classique, on peut acheter un carton entier d’un kilo de pralines, et si vous en prenez deux, un troisième est offert.
Certes, le conditionnement est moins luxueux, chaque boîte ne compte souvent qu’un type de chocolat, mais vous avez de quoi faire plaisir à vos amis à votre retour au pays.
Mercredi 8 mai 2024:
Ce matin, je me rends au marché place Sainte-Catherine, je me souviens de m’être procuré de savoureux fromages belges à l’étal d’Ignace (c’est un joli nom !) Sepulchre.
C’est presque une mise en bouche que de balayer du regard la vitrine du camion. Tout est bio ou presque ! L’humour belge est présent, je découvre le Carrémember et le Picoleur !

Bij den boer 5fromages 1

Je me laisse tenter par un Herve piquant (que je connaissais déjà), une tommette de Mamé vï bleu et un Pleine Lune qui serait baptisé ainsi parce que son producteur l’aurait goûté pour la première fois une nuit de … pleine lune.

Mamé vî bleufromage Picoleur

Ce midi, nous mangeons sur le pouce, non loin de là, au Fritkot Chouke, l’excellente friterie de la rue du Vieux Marché aux Grains. Les délicieuses frites fraîches sont cuites dans la graisse de bœuf.

Fritkot

Vous allez finir par conclure que nous ne pensons qu’à manger. Vous avez presque raison, cet après-midi, nous décidons de nous nourrir … culturellement au Bozar (Palais des Beaux-Arts) avec une exposition consacrée à James Ensor.

Ensor affiche

En 2024, James Ensor Maestro est l’une des expositions commémorant le 75ème anniversaire de la mort du célèbre artiste ostendais, qui n’était pas qu’un peintre mais aussi un écrivain, un amateur de musique et un compositeur.
Grâce à la collaboration de collectionneurs privés, plus de 150 œuvres ont été rassemblées. Première émotion, l’exposition s’ouvre sur une tapisserie monumentale, réplique exacte du chef-d’œuvre de l’artiste : « L’entrée du Christ à Bruxelles en 1889 ».

Ensor tapisserie

Détail Ensor

Jubilatoire : le Christ assis sur un âne est perdu au milieu d’une foule bigarrée composée de masques grotesques et de squelettes rigolards. La kermesse bat son plein. En haut du tableau, tel un bandeau, une banderole déployée Vive la sociale donne à la scène de liesse un air de marche de protestation. Discrètement, dans un coin de cette composition iconoclaste, est brandie une pancarte « Vive Jésus ».

Ensor Pierrot squelettesEnsor masques tortues

Les masques et les squelettes sont des sujets éminemment « ensoriens ». Marionnettes de chiffon, elles évoquent les divertissements populaires, le carnaval d’Ostende, l’univers fantastique du magasin de souvenirs, de masques et de coquillages que tenait sa mère près de la grande plage de la Mer du Nord.
Ensor se remémorait sa naissance à l’occasion d’un discours : « Je suis né à Ostende, le 13 avril 1860, un vendredi, jour de Vénus. Eh bien ! chers amis, Vénus, dès l’aube de ma naissance, vint à moi souriante et nous nous regardâmes longuement dans les yeux. Ah! les beaux yeux pers et verts, les longs cheveux couleur de sable. Vénus était blonde et belle, toute barbouillée d’écume, elle fleurait bon la mer salée. Bien vite je la peignis, car elle mordait mes pinceaux, bouffait mes couleurs, convoitait mes coquilles peintes, elle courait sur mes nacres, s’oubliait dans mes conques, salivait sur mes brosses… »

Ensor appel sirene

Dans « L’appel de la sirène », c’est peut-être cette Vénus qui tend les bras à Ensor lui-même, petit homme chétif et timide dans son maillot de bain rayé. Sirène, c’est ainsi aussi qu’Ensor appela sa maîtresse Augusta Boogaerts.

Ensor mangeuse d'huitres

Aux yeux d’Ensor, « La mangeuse d’huîtres », peinte en 1882, était une de ses meilleures œuvres. Il l’envoya au Salon d’Anvers mais le jury refusa de l’exposer. Le poète Émile Verhaeren en personne prit la défense des « vigoureuses et audacieuses toiles de ce jeune artiste dont tous ceux qui n’ont pas l’œil bouché par les préjugés et de parti pris apprécient l’étoffe et le talent ». Tardive réhabilitation, de nos jours, en temps normal, le tableau rayonne sur les cimaises du Musée des Beaux-Arts d’Anvers. Mieux ou plus qu’un portrait de celle qui est sans doute Mitche la sœur cadette de l’artiste, il s’agit d’une nature-morte.
L’artiste au fort caractère déclarait déjà à sa sortie de l’Académie de Bruxelles : « Je sors en 1880 de cette boîte à myopes, déjà saturé d’antiques, abreuvé et repu, sabré de compliments décochés par mes professeurs mal embouchés. » Au cours de ses années d’académie, il témoigna cependant un grand intérêt pour les maîtres anciens, Bruegel, Rubens, Rembrandt, Turner, Watteau.
En chemin dans l’exposition, on a la possibilité de se munir d’un casque pour écouter son Discours aux Masques loyaux et autres, tenu au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1929, à l’occasion du vernissage d’une rétrospective de son œuvre. Son langage joue sur les sons de la même manière qu’il joue avec les matières dans ses tableaux.

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L’artiste est bourru mais aussi délicat. Preuve en est ses ballerines dont les tutus se muent en marguerites.

Ensor ballerines

Ensor l’Ostendais : il était difficile d’échapper au moins à une de ses marines de la Mer du Nord. Une séquence tremblante dans un lumineux noir et blanc, projetée sur un écran géant, nous le montre rentrant à son domicile.
L’exposition touche à sa fin, je ne me résigne pas à Ensor-tir ! Je me réjouis encore de quelques toiles.

Ensor voilierEnsor M. Mme RousseauEnsor dans son bureau

Il ne me semblait pas pourtant que l’on fêtât le 8 mai en Belgique, mais en redescendant du Mont des Arts, les rues sont envahies par les piétons.
Sur la place éponyme, la statue de Charles Buls, bourgmestre de Bruxelles de 1881 à 1889 et grand défenseur des arts bruxellois, est l’objet de multiples selfies. Même les chiens posent pour la photo avec leur congénère !
À quelques pas de là, deux artistes de rue se transforment en statues vivantes.

Artistes rueGrand Place

Jeudi 9 mai 2024 :
En ce jeudi d’Ascension, jour de la fameuse procession du Saint-Sang à Bruges, ce sera un « jour sans » pour nous.
Nous avions l’intention, peut-être inconsciemment inspirés par Ensor, son plus illustre artiste, de passer la journée à Ostende.
Les Bruxellois ont-ils eu la même idée, à une cinquantaine kilomètres du littoral, nous sommes complètement bloqués sur l’autoroute. Itinéraire bis voire ter conseillés, rien n’y fait, nous sommes définitivement englués et décidons donc de rejoindre la capitale et reporter notre projet au lendemain. Le pire, nous le retrouverons dans notre boîte à lettres, une quinzaine de jours plus tard, sous la forme d’une contravention de la police belge pour dépassement de vitesse, 56 km/h au lieu des 50 autorisés !
Nous profitons finalement, pour bronzer, de la terrasse ensoleillée du Chicago, sympathique restaurant italien tout proche de notre appartement. Pour m’en être précédemment régalées, je commande d’excellentes lasagnes.
Vendredi 10 mai 2024 :
Cette fois, espérons que ce sera la bonne, nous persistons à vouloir « pousser à la Côte », comme disent les Bruxellois.
Ouf, bonjour Ostende ! Une heure plus tard, nous voici devant le Casino Kursaal. C’est presque un anniversaire, il y a soixante ans, le 16 mai 1964, Jacques Brel s’y produisait en concert, suivi le lendemain par … Françoise Hardy. Moi, j’aimais le music-hall.

Ostende 6Ostende 2

« Dikke Mathilde » est revenue, maudite Mathilde ! C’est ainsi que les Ostendais surnomment cette célèbre sculpture féminine aux formes plantureuses qui a repris place, après restauration, dans la perspective du Casino. Baptisée « De Zee » (la Mer), son géniteur voulait représenter une mer opulente, généreuse et sensuelle. À sa création, elle se trouvait dans une niche sur le front de mer à côté du casino, mais avait été déplacée au début des années 1960 à cause des protestations de certains autochtones puritains.

Ostende 1

Non loin de là, une autre sirène, plus gironde que celle d’Ensor, se prélasse au soleil légèrement frisquet du matin.
Ostende fut, au tournant du 20ème siècle, la reine des plages belges. La famille royale s’en était entichée, imitée bientôt par la bourgeoisie aisée. Tous ceux qui avaient un nom ou une renommée venaient y montrer leur statut social. Ostende devint une sorte de Monte-Carlo à la flamande dont témoignent encore quelques hôtels particuliers et la longue colonnade des Galeries royales.

Spilliaert colonnades

« Colonnade au crépuscule » gouache de Léon Spilliaert 1920

Aujourd’hui, Ostende a perdu son charme « Belle Époque » : les riches demeures aristocratiques ont laissé la place à d’imposants immeubles modernes et la clientèle de la station balnéaire est devenue beaucoup plus populaire.

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Cependant, l’immense front de mer et sa plage de sable, encore déserte en cette matinée, demeure une curiosité. Comme tout le monde, et comme James Ensor autrefois, nous arpentons la promenade.

Ostende front de meraal,_Ostend,_Belgium,_ca._1895_(3063887311)Ensor sur front de merEnsor Ostende 1Version 2

D’ailleurs, l’artiste ostendais est présent ce matin à travers une affiche qui annonce une exposition locale à l’occasion du 75ème anniversaire de sa mort. On n’Ensor pas de ces commémorations à travers la Flandre !
Il est vrai que, comme sur beaucoup de littoraux septentrionaux, la lumière et les ciels changeants ont inspiré les artistes.
Un autre enfant du pays, contemporain d’Ensor, Léon Spilliaert (1881-1946), illustrateur de Maeterlinck et Verhaeren, peignit sur Ostende des toiles oniriques et mélancoliques. « A Ostende, quand le soleil tombe sur la mer, en une heure, tu peux voir quatre peintures de Spilliaert » affirmait poétiquement le chanteur Arno. 

De windstoot,  Léon Spilliaert, collection: Mu.ZEE Oostende, SM000003Léon_Spilliaert_(1923)_Marinela_digue202756Brise_d'Ostende._Parfum_exquis,_Léon_Spilliaert,_Mu.ZEE_Oostende,_SM002159

Ostende Arno

En scrutant l’horizon, d’un bleu intense aujourd’hui, je pense aussi à ce cher Arno, originaire également d’Ostende, dont les cendres furent éparpillées au large. Les filles du bord de mer étaient plus chouettes encore quand il les chantait avec sa voix brassée par le houblon. Quel bazar !

« Je me souviens du bord de mer
Avec ces filles au teint si clair
Elles avaient l’âme hospitalière
C’était pas fait pour me déplaire
Naïves autant qu’elles étaient belles
On pouvait lire dans leurs prunelles
Qu’elles voulaient pratiquer le sport
Pour garder une belle ligne de corps … »

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Ostende 8

Le monument aux Marins rend hommage aux nombreux pêcheurs ostendais qui, au fil des siècles, ont péri en mer. Brel vient me chuchoter :

« Une Ostendaise
Pleure sur sa chaise
Le chat soupèse
Son poids d’amour
Dans le silence
Son chagrin danse
Et les vieux pensent
Chacun son tour
A la cuisine
Quelques voisines
Parlent de Chine
Et d’un retour
A Singapour
Une Javanaise
Devient belle-sœur
De l’Ostendaise
Il y a deux sortes de temps
Y a le temps qui attend
Et le temps qui espère
Il y a deux sortes de gens
Il y a les vivants
Et ceux qui sont en mer … »

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Après une déambulation à travers les ruelles à l’arrière du front de mer, nous nous dirigeons vers le port avant que la foule ne commence à envahir brasseries et restaurants. Je pense aux deux squelettes d’Ensor se disputant un hareng-saur (Art-Ensor?). Il peignit cette toile en guise de réponse à certains critiques d’art négatifs.

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Chez Amandine, nous portons notre choix sur de goûteuses moules à l’ostendaise (comme de bien entendu) accompagnées évidemment d’excellentes frites.

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En guise de promenade digestive, nous retrouvons le front de mer. Les baigneurs sont rares, les goélands s’approchent des premiers candidats à la bronzette pour trouver quelque pitance.

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Je repense à cette histoire de hareng. C’est aussi à cause d’une querelle ridicule à propos d’un hareng que la relation amoureuse entre Verlaine et Rimbaud, à Londres, se brisa. Ulcéré, Verlaine embarqua à Douvres pour Ostende. C’est au cours de cette traversée que Verlaine écrivit sa dernière Romance sans paroles :

« Elle voulut aller sur les flots de la mer,
Et comme un vent bénin soufflait une embellie,
Nous nous prêtâmes tous à sa belle folie,
Et nous voilà marchant par le chemin amer.

Le soleil luisait haut dans le ciel calme et lisse,
Et dans ses cheveux blonds c’étaient des rayons d’or,
Si bien que nous suivions son pas plus calme encor
Que le déroulement des vagues, ô délice !

Des oiseaux blancs volaient alentour mollement
Et des voiles au loin s’inclinaient toutes blanches.
Parfois de grands varechs filaient en longues branches
Nos pieds glissaient d’un pur et large mouvement.

Elle se retourna, doucement inquiète
De ne nous croire pas pleinement rassurés,
Mais nous voyant joyeux d’être ses préférés,
Elle reprit sa route et portait haut sa tête. »
Douvres-Ostende, à bord de la «Comtesse-de-Flandre», 4 avril 1873

Sur le chemin du retour, je ne résiste pas à vous faire partager quelques lignes de En voyage de Victor Hugo. Il est souvent ronchon le « Totor » quand il parle à Adèle de la cuisine belge. Heureusement, il y a les filles du bord de mer !
« J’arrive d’Ostende. Il n’y a rien à Ostende, pas même des huîtres. C’est-à-dire, il y a la mer, et je suis un ingrat de parler d’Ostende comme je fais. Je suis d’autant plus ingrat que j’ai été à Ostende l’objet de toutes sortes de faveurs spéciales de la part de la mer et de la part du ciel. D’abord, comme j’entrais à Ostende, il avait plu toute la matinée, la pluie a brusquement cessé, les nuages se sont envolés, le soleil s’est mis à sécher la grève en diligence, et j’ai pu me promener deux bonnes heures au bord de la mer à la marée descendante. — Hélas ! pas un pauvre coquillage, mon Toto ! Rien que le sable le plus doux et le plus fin du monde.
Je suis charmé d’avoir vu les dunes. C’est moins beau que les granits de Bretagne et que les falaises de Normandie, mais c’est fort beau encore. La mer ici n’est plus furieuse, elle est triste. C’est une autre espèce de grandeur. Le soir, les dunes font à l’horizon une silhouette tourmentée et pourtant sévère. C’est, à côté des vagues éternellement remuées, une barrière éternelle de vagues immobiles.
C’est en se promenant sur les dunes qu’on sent bien l’harmonie profonde qui lie jusque dans la forme la terre à l’océan ; l’océan est une plaine, en effet, et la terre est une mer. Les collines et les vallons ondulent comme des vagues, et les chaînes de montagnes sont des tempêtes pétrifiées …
… Je t’ai dit qu’on dînait mal au Lion d’Or. Si vous voulez manger du veau, allez dans les ports de mer. Pas de poisson à Ostende, pas de crevettes, surtout pas d’huîtres, bien entendu. Au demeurant les huîtres d’Ostende ne sont que des huîtres anglaises qu’on apporte à Ostende pour les y engraisser, comme on porte à Marennes les huîtres de Cancale. À Ostende il n’y a pas de bancs d’huîtres, il n’y a que des parcs.
Vers midi, comme il faisait beau, on se baignait quand j’étais sur la levée. Les hommes et les femmes se baignaient pêle-mêle, les hommes en caleçon, les femmes en peignoir. Ce peignoir est une simple chemise d’étoffe de laine fort légère qui descend jusqu’à la cheville, mais qui, mouillée, est fort collante, et que la vague relève souvent. Il y avait une jeune femme qui était fort belle ainsi, trop belle peut-être. Par moments c’était comme une de ces statues antiques de bronze avec une tunique à petits plis. Ainsi entourée d’écume, cette belle créature était tout à fait mythologique. »
En soirée, pour marquer la fin de notre séjour à Bruxelles, nous n’hésitons pas. Nous retournons, dans la rue de Flandre bien moins fréquentée que sur le tableau d’Ensor, A Casa Mia.

Ensor Rue de Flandre

Au menu, comme d’habitude (!), la bise du patron pour ma compagne, l’Aperol Spritz, le tiramisu pour deux du fils du patron, le limoncello du patron omniprésent. En plat du jour, des linguine alle vonghole (palourdes) … à l’huile d’olive sur les conseils de la serveuse toujours aussi charmante. Ne vous y précipitez pas en août, la famiglia retourne au pays !

* http://encreviolette.unblog.fr/2019/05/06/chanel-une-adorable-petite-chatte/
** http://encreviolette.unblog.fr/2021/12/30/tu-te-prends-pour-fangio/

Publié dans:Coups de coeur |on 25 août, 2024 |Pas de commentaires »

Paris, t’as de beaux Jeux tu sais!

Les Jeux Olympiques de Paris 2024 sont clos. Je n’avais pas envisagé de les suivre en pleine période de rééducation après une opération surprise d’une hanche avec changement de prothèse. Á cet imprévu malheur est bon, comme dit le proverbe, je les ai vécus, depuis mon fauteuil de convalescent, avec une assiduité accrue.
Vous ne comprendriez sans doute pas, chers lecteurs, que je ne consacre pas un billet à cet événement qui a émerveillé la planète entière. Encore fallait-il que je trouve un angle de traitement personnel. Je me suis souvenu d’un regretté oncle*, mon cher « tonton Michel », qui rappelait souvent que, juché sur le toit de l’École Primaire Supérieure de Gisors, il avait vu passer le cycliste Armand Blanchonnet à l’occasion de l’épreuve sur route des Jeux Olympiques de 1924. Même en son absence, mon cher frère et moi évoquions quasi immuablement cette anecdote lorsque nous traversions la commune du département de l’Eure. Je me suis donc plongé avidement dans la plate-forme Gallica de la Bibliothèque Nationale de France, à la recherche d’archives concernant ces Jeux d’il y a cent ans, les seconds de l’ère moderne organisés en France, les premiers s’étaient tenus en 1900 mais avaient subi la concurrence de l’Exposition Universelle, au grand regret du baron Pierre de Coubertin.
Les Jeux Olympiques de Paris 1924 auraient presque mérité d’être baptisés Jeux Olympiques de Colombes tant ils se déroulèrent principalement, cérémonies d’ouverture et de clôture comprises, dans cette cité ouvrière du nord-ouest de la capitale. Plusieurs emplacements (site de Vaugirard, stade Pershing à Vincennes, Bagatelle, Champ-de-Mars, La Courneuve…) avaient été envisagés mais Colombes se lança dans la bataille grâce à un maire dynamique, bientôt relayé par le Racing Club de France qui proposa de construire seul un stade olympique de 60 000 places. En quelques jours, le Comité Olympique Français valida l’offre du prestigieux club Ciel et Blanc. Ce fut une véritable humiliation pour certains élus parisiens, Colombes devint ainsi le centre de la France sportive pendant près d’un demi-siècle.
J’eus l’occasion de consacrer, il y a quelques années, un billet** au Stade Yves du Manoir qui constitua le « grand stade » de mon enfance. Grâce à mon regretté père, parfois juché sur ses épaules, avec mes yeux émerveillés, j’y vis évoluer des footballeurs de légende, les magiciens hongrois Kocsis et Puskas, le gardien russe Yachine, Kopa bien sûr, Di Stefano, puis plus tard Pelé. Je me souviens en 1956, du sanglier Dudule promenant sa hure sur la cendrée du stade lors du tour d’honneur des footballeurs de Sedan après leur victoire en Coupe de France.
Je fus témoin aussi, certains me jalousent, d’un inoubliable France-Galles du Tournoi des Cinq Nations avec les frères Boniface. J’avoue avoir été ému que ce stade mythique connaisse en 2024 un nouveau statut olympique. Relooké avec son éclatant terrain bleu, il a accueilli la compétition de hockey sur gazon.
Soyez rassuré, rien de bien différent sous le soleil de l’époque, les Jeux de 1924 connurent, à leur approche, leur lot de polémiques. Le colonel Picot, fondateur de l’association des Gueules Cassées, député de la Gironde, interpella le gouvernement sur la question des étudiants expulsés de leur logement : « Les étudiants pauvres sont chassés des hôtels meublés parce qu’à l’approche des Jeux olympiques, les tenanciers de ces hôtels espèrent louer très cher leurs chambres. Le muscle est une belle chose, mais il ne faut pas qu’il opprime l’intelligence… Qu’on défende les étudiants sans quoi nous aurons de beaux biceps mais aussi des abrutis. »
Pour la première fois dans l’histoire des Jeux, un village olympique est construit pour accueillir les sportifs de toutes les nationalités, sur un terrain proche du stade de Colombes.

JO1824 village olympique.jpg - copie

Il est composé d’une soixantaine de baraques en bois dont le manque de confort est épinglé par le journal Le Siècle le 1er juin 1924 : « Des «cagnas » dignes de la Première Guerre mondiale, posées à même le sol sans qu’aucun travail de viabilité n’ait été fait ! »
Le journal Paris-Soir, beaucoup plus indulgent, les compare à de coquets «cottages anglais» !
Dans L’Intransigeant, Gaston Bénac est encore plus élogieux : « Derrière des palissades et des fenêtres bien closes…le village olympique se dresse. C’est un vrai village, et un beau village même, installé avec tout le confort moderne, où les maisonnettes de bois contiennent lits spacieux et confortables. » Á vous de juger cher lecteur !
Ce n’était pas le temps du pass Navigo mais les transports et la circulation constituaient déjà la préoccupation majeure des organisateurs et des Parisiens. En contrepartie des efforts financiers considérables consentis pour renforcer les liaisons entre Paris et Colombes, et le réaménagement de la gare de Colombes, les chemins de fer de l’État et la société des Transports en commun de la région parisienne décident d’augmenter leurs tarifs pour les Jeux olympiques. Le billet aller-retour entre la gare Saint-Lazare et Colombes est fixé à 5 francs alors qu’il en coûtait 1,70 franc avant la première épreuve olympique, lit-on dans Le Figaro du 7 mai 1924. « Ces prix exagérés risquent de compromettre le succès des Jeux. Et puis, vraiment, cela manque d’élégance », remarque Le Gaulois.
Côté automobilistes, on redoute les embouteillages. Le préfet de police s’attelle à un vrai casse-tête pour réglementer la circulation et le stationnement. L’administration de l’octroi exigé à l’époque sur les marchandises à l’entrée de Paris promet de simplifier les formalités, rapporte Le Figaro du 25 avril 1924. Une bonne nouvelle pour les Parisiens qui, somme toute, vont faire un bon accueil aux VIIIème Olympiades.
Colombes la grise devient bientôt une grande kermesse populaire. Le long des rues qui mènent au stade, fleurissent des brasseries de fortune aux noms évocateurs : Bar des Olympiades, Select Olympic, Tabac du Sport, Jardin du Stade, Sportman Bar, L’Athlète Bar. Sandwichs et boissons y sont vendus à un prix exorbitant.
Le matin du 5 juillet, jour de la cérémonie d’ouverture, une messe est célébrée en la cathédrale Notre-Dame de Paris. Avant de bénir les Jeux de 1924, l’archevêque de Paris rappelle que Saint-Paul recommandait aux Corinthiens de participer aux jeux du stade « car la force physique, quand elle accompagne l’élévation morale, est agréable à Dieu » !
L’après-midi, Le Figaro relate que ce sont 25 000 spectateurs qui se pressent au stade de Colombes pour assister à une cérémonie « merveilleuse de pittoresque ».
Le gratin aristocratique s’affiche dans les tribunes : le prince régent de Roumanie et son épouse, le prince royal de Suède, le maharajah de Kapurthala, le prince de Galles. À son entrée dans la tribune d’honneur le Président de la République Gaston Doumergue est acclamé pendant que retentit la Marseillaise. Il est accompagné du baron Pierre de Coubertin, président du Comité Olympique International, et du comte de Clary, président du Comité Olympique Français.
Le clou de la cérémonie est le défilé de plus de 3 000 athlètes représentant 45 nations (l’Allemagne est absente), venus des quatre coins du monde, s’extasie le journaliste du Figaro, « pour lutter sur la piste en cendrée qui ceinture d’un anneau rouge la vaste pelouse où se disputeront, les concours athlétiques de sauts et de lancers. »

Affiche JO 1924ceremonie ouverture 1ceremonie ouverture 2

À l’issue du défilé, Gaston Doumergue proclama l’ouverture de la VIIIème Olympiade de l’ère moderne. Le journaliste du Figaro devint lyrique : « Alors sonnent les trompettes de la garde, détonnent des bombes et s’envolent des milliers de pigeons, pendant que le drapeau olympique aux cinq anneaux enlacés monte lentement au sommet du mât olympique où flotteront, par la suite, les couleurs des athlètes vainqueurs. On exécute ensuite la Marche Héroïque de Saint-Saëns. »
Devant la tribune d’honneur, l’athlète français Géo André proclama alors le serment olympique : « Nous jurons que nous nous présentons aux Jeux Olympiques en concurrents loyaux, respectueux des règlements qui les régissent et désireux d’y participer dans un esprit chevaleresque, pour l’honneur de nos pays et pour la gloire du sport ».
Les Jeux 1924 pouvaient commencer !
Précurseur des fan zones d’aujourd’hui, un Bal Olympique fut organisé le 11 juillet 1924 à la taverne de l’Olympia, à l’initiative de l’Union des artistes russes de Paris. Il était recommandé d’y venir en tenue de sport, le « caleçon de bain étant même autorisé ». « Tous les assistants pouvaient s’imaginer être des dieux ou pour le moins des demi-dieux. Beaucoup avaient d’ailleurs revêtu (c’est plutôt dévêtu qu’il faudrait dire) des costumes qui devaient leur donner l’allure de ces personnages allégoriques si utiles à la décoration des timbres-poste, médailles, billets de banque, diplômes et autres œuvres d’art officielles et gouvernementales. Seulement, comme c’étaient les habitants du mont Parnasse qui s’étaient ainsi travestis, il y avait beaucoup plus de fantaisie, d’originalité, d’imprévu qu’on n’est accoutumé d’en trouver chez les doctes pontifes du mont Olympe. Jupiter ne daigna point paraître, il lui eût fallu descendre chez Vulcain, puisque la fête avait lieu au sous-sol, et il n’y voulut consentir. Par contre, les muses, bacchantes et autres féminines beautés vinrent nombreuses et assez peu habillées. » (Comœdia 13 juillet 1924).
La vedette incontestée de ces Jeux fut l’athlète finlandais Paavo Nurmi, le « Finnois volant », qui remporta 5 médailles d’or qu’il faut ajouter aux 3 glanées, quatre ans plus tôt aux Jeux d’Anvers. Dans la même journée du 10 juillet, il survola l’épreuve du 1 500 mètres avant de revenir sur la cendrée 55 minutes plus tard pour s’adjuger le 5 000 mètres.
Le nageur américain Johnny Weissmuller s’inscrivit aussi dans la légende de ces Jeux, moins en remportant trois médailles d’or que par son futur rôle de Tarzan dans douze films.
Autre belle histoire, celle du tennisman américain Richard Norris Williams, médaille d’or du tournoi de double mixte avec sa compatriote Hazel Hochkiss Wightman : il avait failli être amputé des deux jambes après avoir nagé dans l’eau gelée lors du naufrage du paquebot Titanic en 1912.
Á Argenteuil, en bord de Seine, « les 1 162 spectateurs (dont 727 payants) assis dans la tribune couverte construite le long de la ligne de chemin de fer pour les plus riches, ou sur de simples pierres pour les autres, assistent au triomphe du rameur américain John Brendan Kelly dans la compétition du deux de couple ». Il s’agissait là du père de l’actrice Grace Kelly, future princesse de Monaco et maman du prince Albert II.

Statue_of_John_B._Kelly,_PhiladelphiaStatue  de John B. Kelly à Philadelphie

De leur côté, les sportifs français présentaient un bilan honorable de 38 médailles dont 13 en or, permettant à la France de se placer au troisième rang du classement par nations.
Parmi les heureux vainqueurs, on retrouve le cycliste Armand Blanchonnet qui impressionna tant mon cher oncle, à l’occasion de l’épreuve sur route. La course se déroula quelques jours à peine après la victoire dans la liesse populaire de l’Italien Ottavio Bottecchia dans le Tour de France, réalisant l’exploit rarissime de porter le maillot jaune de leader de la première à la dernière étape. C’était l’époque des « forçats de la route »*** chers au journaliste Albert Londres qui avait couvert l’épreuve pour le Petit Parisien.
Á l’observation des photographies de presse, il faut reconnaître que l’engouement pour la course olympique apparaît bien moindre, du moins dans l’enceinte du stade de Colombes où étaient jugés départ et arrivée.
Elle ne fait d’ailleurs l’objet que de quelques lignes dans Le Petit Parisien :
« Certes, nos représentants ont peu brillé en athlétisme. En tennis, en natation et en bien d’autres sports qui ont fait grand fracas, nous avons été totalement éclipsés par les Américains, les Finlandais, les Britanniques, les Uruguayens même.
Par contre, nos succès sont, sinon éclatants, tout au moins remarquables, dans les sports de « deuxième zone » tels que l’escrime, la lutte, ou dans les « grands sports » tels que le cyclisme, mais dont l’olympisme n’est pas garanti bon teint.
Ce sont des victoires, cependant, et de fort belles victoires. La seule journée d’hier nous en a rapporté deux.
Au matin se disputa l’épreuve cycliste sur route : cette compétition se disputait sur un parcours de 188 kilomètres : Colombes-Argenteuil-Pontoise-Gisors-Gournay-en-Bray-La Feuillie et retour, avec départ et arrivée au stade olympique.
Le règlement imposait la course « contre la montre » au lieu de partir en groupe. Les conditions de l’épreuve étaient terribles : les coureurs partaient isolément de deux en deux minutes. Cette formule de course exige un maximum d’efforts. Seul sur la route, sans renseignement exact sur sa position, le coureur doit pousser sans cesse et faire preuve d’une grande énergie et d’un moral excellent. »

Traversant les départements de la Seine-et-Oise, l’Eure et la Seine-Inférieure, suivant l’ancienne Nationale 15 jusqu’à quelques kilomètres du domicile familial, l’itinéraire m’était évidemment familier. C’est celui exactement que, dans mon enfance, mon père empruntait au volant de sa Peugeot pour nous rendre au stade Yves du Manoir, à l’occasion des matches internationaux de l’équipe de France de football. Á l’époque, le franchissement du pont de Bezons posait déjà des soucis de circulation !
Gisors, la cité du Vexin Normand, s’est souvenue de ce jour mémorable en accueillant, au début de l’été, la flamme olympique et en organisant une rétrospective photographique sur l’épopée héroïque des valeureux coureurs, il y a juste un siècle.
Á défaut de retrouver mon oncle adolescent, j’ai apprécié l’émouvante valeur documentaire de l’exposition : état de la chaussée, coureurs bardés de chambres à air et de pneus, maillots tricotés en laine et à grosses mailles, tenue vestimentaire d’un public plein de compassion pour les champions.

Passage à Gisors 1Passage ç Gisors 4Passage à Gisors 6Passage à Gisors 3Passage à Gisors 2Passage à Gisors 7Gisors ravitaillementGisors Blanchonnet

« Évidemment, seul un homme endurant et d’une énergie rare pouvait espérer triompher. Or, ce fut un des nôtres, Blanchonnet, qui remporta la victoire, et ce fut notre équipe qui se classa en tête des équipes des vingt nations représentées dans la course. »
Armand Blanchonnet survola la course, accomplissant les 188 kilomètres en 6 heures 20 minutes et 48 secondes et laissant à près de dix minutes, le second, le Belge Rik Hoevenaers, futur champion du monde sur route amateurs en 1925, dont le fils Jos fut un excellent professionnel dans les années 1950-60 (il y a un petit air de famille sur la photo).

Hoevenaers

Charles Ravaud, l’envoyé spécial du quotidien L’Auto, écrivait au lendemain de son exploit : « Blanchonnet a été remarquable de bout en bout. Il faut avoir vu le jeune coureur sur la route, luttant contre un vent terrible à l’aller et prenant jusqu’à dix minutes aux meilleurs représentants de dix-huit nations qui voulaient la victoire à tout prix, pour se rendre exactement compte du magnifique effort qu’il a produit. Blanchonnet a été renversant, effarant ! Et il m’apparaît, aujourd’hui, que je l’ai vu sortir si aisément d’une lutte terrible, monotone, insipide, effroyablement dure, comme un futur grand as de demain. »

équipe de France Colombes

Sa médaille d’or s’accompagna d’une autre, celle du classement par nations. Outre Blanchonnet, l’équipe de France était formée de René Hamel, Georges Wambst et André Leducq (ce dernier détint plus tard et longtemps le record de victoires d’étapes sur le Tour de France avant qu’un certain Eddy Merckx ne l’en dépossède). Les quatre champions appartenaient au prestigieux Vélo Club de Levallois animé par Paul Ruinart.

couverture Miroir Sports

Blanchonnet Levallois

Blanchonnet, surnommé le « Phénomène » pour sa classe insolente, n’effectua pas la carrière qui lui était promise. Dans un article de But&Club d’avril 1950, Georges Berretrot, le populaire speaker du Vel ‘ d’Hiv’, confiait : « Le “bel Armand” comme tout le monde l’appelait, adorait courir… surtout après les femmes. Il avait infiniment de tendresse pour le beau sexe. Ce n’est pas défendu mais, quand on doit pédaler, ce n’est pas très indiqué. Il avait une nature indolente, une démarche nonchalante, il ne s’énervait jamais. C’était un grand gabarit, fin, mais musclé. »
Les cyclistes tricolores furent également brillants sur la piste de la Cipale****, à l’orée du bois de Vincennes. Le « Gosse de Saint-Denis » Lucien Michard s’adjugea la médaille d’or de la vitesse individuelle, tandis que Jean Cugnot et Lucien Choury remportèrent l’épreuve en tandem.

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Ma passion pour le cyclisme naquit de l’éclosion de Jacques Anquetil, à une vingtaine de kilomètres du domicile familial. J’avais cinq ans lorsqu’après être devenu champion de France amateurs, il remporta la médaille de bronze par équipes sur route, à l’occasion des Jeux Olympiques d’Helsinki en 1952. Il devint bientôt l’idole de ma jeunesse, en raison notamment de son hégémonie incontestée dans les courses contre la montre.
Cette passion ne s’est jamais démentie et j’ai encore pu la vivre pleinement lors des récents Jeux de Paris 2024, avec d’autant plus d’acuité que la majorité des épreuves cyclistes se sont déroulées dans le département des Yvelines, à quelques coups de pédale de chez moi.
Un œil rivé sur l’écran, je voyais et entendais l’hélicoptère de la télévision qui tournoyait au-dessus de la colline de la Revanche choisie pour les épreuves de VTT.
Ma terre d’adoption s’est avérée riche en or puisque Pauline Ferrand-Prévôt en VTT et Benjamin Thomas en omnium sur la piste du vélodrome de Saint-Quentin-en-Yvelines, ont conquis la plus prestigieuse des médailles, tandis que les trois coureurs français de la discipline du BMX ont colonisé les trois marches du podium.
« Performance » de téléspectateur, j’ai regardé la course en ligne sur route dans son intégralité, 273 kilomètres tout de même (!) dans les paysage bucoliques de la Vallée de Chevreuse et le décor majestueux des monuments parisiens avec en point d’orgue, l’escalade à trois reprises de la butte Montmartre.
Je me retrouvais en pays de connaissance, tant j’ai pédalé, il y a quelques décennies, sur ces routes mythiques de l’Ouest Parisien chères aux amoureux de la petite reine et théâtre de courses légendaires aujourd’hui disparues comme Bordeaux-Paris et le Grand Prix des Nations.
Cernay-la-Ville s’est souvenue … d’Armand Blanchonnet qui vint y couler sa retraite et repose dans le cimetière communal. La municipalité a prévu de lui rendre hommage au mois de septembre.
Le peloton a peut-être jeté un œil, au sommet de la côte de Châteaufort, vers la stèle érigée en hommage à … Jacques Anquetil, l’ « homme chronomètre », roi pour l’éternité du Grand Prix des Nations ?
La foule immense était joyeuse, colorée, et aussi, olympisme oblige peut-être, plus intelligente et disciplinée que celle sur les routes du Tour de France.
Le plus beau était à venir … rue Lepic :

« Dans le marché qui s’éveille dès le premier soleil
Sur les fruits et les fleurs, viennent danser les couleurs
Rue Lepic, voitures de quatre saisons offrent tout à foison
Tomates rouges, raisins verts, melons d’or z’et primevères
Au public, et les cris des marchands s’entremêlent en un chant
Et le murmure des commères fait comme le bruit de la mer
Rue Lepic, et ça grouille et ça vit dans cette vieille rue de Paris
Rue Lepic, il y a des cabots et des gosses à Poulbot
Aux frimousses vermeils qui se prélassent au soleil
Mais surtout, il y a une belle fille aussi belle que l’été
Elle marche en espadrilles et rit en liberté
Rue Lepic, et la rue est toute fière de son beau regard clair
Et de sa belle santé, et qui l’a enfantée
Et toujours la fille avec amour, à sa rue dit bonjour
Et la rue extasiée la regarde passer
Et la rue monte, monte toujours
Vers Montmartre, là-haut, vers ses moulins si beaux
Ses moulins tout là-haut, rue Lepic. »

« La belle fille aussi belle que l’été », c’est aujourd’hui la petite reine. Les danseuses du Moulin Rouge lèvent leurs gambettes et « French cancanent » pour lui donner du courage. Au Café des Deux Moulins, Amélie Poulain a délaissé sa crème brûlée pour la voir passer. Les marches du Sacré-Cœur servent de gradins naturels pour la voir dévaler la butte.

JO 2024 Moulin RougeJO 2024 En haut de la butte MontmartreJO Sacré-Cœur

J’avoue qu’étreint par l’émotion, mes yeux se sont mouillés.
Sur les réseaux sociaux, certains ont mis en perspective l’extraordinaire liesse populaire de la rue Lepic avec le tableau La Rue Montorgueil que Claude Monet peignit à l’occasion de la fête du 30 juin 1878 célébrant la paix et le travail.

rue Lepicrue Montorgueil Monet

Quand cyclisme rime avec impressionnisme ! Un cyclisme épique (ça rime avec Lepic) à l’ancienne où les coureurs, dans leurs beaux maillots d’équipes nationales, sont débarrassés des oreillettes qui annihilent tout esprit de stratégie de leur part ! Scène cocasse, les spectateurs et clients du café cher à Amélie Poulain eurent la surprise de voir s’y engouffrer le coureur allemand Nils Politt pour satisfaire un besoin naturel.
Le champion belge Remco Evenepoel célébra son fabuleux destin, médailles d’or de la course en ligne et de l’épreuve contre la montre, en brandissant à bout de bras son vélo au pied de la Tour Eiffel.
Cependant, n’en déplaise au truculent romancier René Fallet qui affirmait que le vélo était la plus noble conquête de l’homme, ce sont des chevaux qui m’ont procuré possiblement les émotions les plus vives : le cheval argenté galopant sur la Seine lors de la grandiose cérémonie d’ouverture, et Sertorius lors de l’épreuve de dressage, aux ordres de sa cavalière Pauline Basquin, qui invita le public à l’accompagner sur une musique de Stromae. Alors on danse, avec le château de Versailles en toile de fond ? Magique !

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Je parlais de Fallet, il me faudrait relire son roman Paris au mois d’août qui se situait dans le Paris populaire des sixties, celui des zincs, du tiercé, de la belote, des courses de vélo et de l’accordéon, un Paris qui n’existe plus depuis que les classes les plus modestes sont parties garnir les barres d’immeubles en banlieue, un Paris où l’on gouaillait du Audiard sans le savoir :
« Quittez pas mon raisonnement. Au point de vue politique, si l’homme peut plus en causer avec des copains, qu’est-ce qui lui reste ?
-La télé ? insinua Bitouillou ?
– Tu m’as compris ! L’opinion à domicile comme l’eau courante. Plus besoin de bouger un arpion. L’homme faut l’isoler, le mettre sous un béret. Sans quoi il attrape la réflexion. »
Le quotidien Libération s’est éclaté dans son exercice favori, les calembours de ses Unes.

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Allusion au caractère impérial de la domination insolente de notre nageur, mais surtout clin d’œil à une chanson réaliste de Rezvani pour Jeanne Moreau : « T’as p’t-être pas des bras d’athlète/ T’as p’t-être pas l’torse velu … »

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Il faut s’attendre à tout, qui sait si sur les réseaux sociaux, un mauvais esprit fan de Bobby Lapointe (il n’est donc pas si mauvais que ça !) n’aura pas soupçonné qu’ « il est camé Léon » !
Flash back ! Retour sur les Jeux Olympiques de 1924 qui s’achevèrent le lendemain du triomphe de Blanchonnet. Le journaliste Gustave Milet en établissait le bilan dans le journal Paris-Soir du 24 juillet : « Les Jeux Olympiques ont fait un tonnerre de tous les diables. 70 000 personnes ont fait le voyage de Colombes le jour de la finale (de football ndlr) Uruguay-Suisse. On peut estimer que la semaine athlétique a déplacé 150 000 à 200 000 spectateurs. Tout est à l’olympisme, depuis les mouchoirs de poche jusqu’aux parapluies ! J’ai même vu à un étalage un amour de petite chemise de linon rose dont le devant s’ornait des cinq anneaux olympiques !
Excellente propagande pour la cause sportive que tout ce bruit, tout cet « excitement », que ce bluff même. Il faut frapper fort, très fort, trop fort sur les clous pour les enfoncer !
Les boniments et les coups de grosse caisse de l’arracheur de dents sur la voie publique ont toujours produit leur effet sur la foule, moutonnière par tradition. Il s’agit maintenant de ne pas laisser s’éteindre cet engouement qui ne doit pas être passager. Les lampions sont décrochés, soit, il importe que vivent le souvenir et surtout l’idée. Sans cela, à quoi auraient servi les Jeux de Paris ? Que nous laisseraient-ils ?
Au passif : la preuve de notre infériorité athlétique dans les compétitions mondiales. Á l’actif : un stade somptueux, une piscine magnifique. C’est quelque chose, mais c’est insuffisant. Ce n’est pas avec un unique stade et une seule piscine que nous formerons des générations solides.
Car tout le problème est là ! Nous autres, les apôtres de l’éducation physique, nous avons accepté les Jeux Olympiques, parce que c’est un excellent instrument de propagande. C’est tout. La masse a été remuée par une vague de fond. Elle a entendu parler de sports, de champions et de records. Elle paraît bien disposée en notre faveur. Le moment est venu de lui faire comprendre que rien n’est fait, que tout est à faire, et que l’olympisme n’est peut-être pas le fin du fin en matière d’éducation physique rationnelle. Les grands problèmes restent posés. L’heure paraît favorable à leur solution. Insistons. Battons le fer quand il est chaud. Au travail !
Nous avons d’abord à lutter pour assainir la race, pour la débarrasser du vieux trio des calamités nationales : tuberculose, syphilis, alcoolisme. Il faut, hélas, ajouter aujourd’hui la coco et la morphine qui exercent leurs terribles et grandissants ravages dans quelques classes sociales ou plutôt chez quelques… déclassés.
L’hygiène publique, si on la compare à ce qui existe dans les nations voisines, n’est pas, chez nous, sortie de la période des tâtonnements et des hésitations. Les importants problèmes de l’urbanisme moderne sont soulevés seulement au moment où ils devraient être en voie de résolution. Á quand les grandes artères bien aérées dans nos grandes villes ? Á quand des jardins publics, des espaces libres, des terrains de jeux pour la marmaille ? Á quand les logements salubres pour les classes moyennes et pauvres ? Á quand la petite maisonnette avec jardinet pour tous les travailleurs de l’usine ou du bureau ? Á quand la ceinture de stadelets sur l’emplacement des anciennes fortifications de nos cités ? Á quand, en nombre suffisant, des établissements de bains et de douches, et des piscines propres et bien agencées ? … Plan vaste mais de réalisation indispensable dans une nation moderne, dans la France du vingtième siècle.
Nos jeunes générations pourront alors, et alors seulement, naître et croître dans des conditions physiques favorables.
Il faut songer aussi à leur développement. Attaquons de front le double problème de l’allègement des programmes et des horaires scolaires et de l’éducation physique de l’enfance et de l’adolescence. Songeons aussi à l’éducation sportive, utile complément de l’éducation physique et salutaire dérivatif du besoin d’activité de la jeunesse.
Dans une nation qui se targue d’être sportive, qui s’enorgueillit d’avoir organisé mieux qu’on ne l’avait jamais fait, la foire olympique, il est de toute nécessité de créer un Office National des Sports qui sera non pas comme un rouage supplémentaire, mais un organe de concentration et de simplification.
Voilà, au lendemain des Jeux Olympiques qui ont attiré vers la France les yeux de l’humanité entière, les problèmes qui se posent dans toute leur singulière étendue. »
Qu’en a t-il été un siècle plus tard ? Je partage volontiers le plaisir d’Alexandra Schwartzbrod, la journaliste de Libération, lorsqu’elle décrit la parenthèse enchantée qu’a vécu la capitale :
« Après des mois à anticiper le pire, les Parisiens et les Parisiennes se sont laissés gagner par l’ambiance des JO et ont redécouvert avec étonnement et bonheur une ville qu’ils pensaient connaître.
Pendant quinze jours on n’aura vu qu’elle, sous des trombes d’eau ou écrasée de chaleur, entre avenues périphériques désertes et centre-ville grouillant de touristes et amateurs de sport heureux. La ville de Paris a ébloui le monde entier et l’on a même croisé des Parisiens et des Parisiennes étonnés de (re)découvrir une ville qu’ils croyaient connaître mais ne voyaient plus. Ceux qui, depuis plusieurs années, n’en finissaient pas de ronchonner ou ricaner devant les travaux qui ne seraient jamais terminés à temps, les métros qui s’avéreraient impraticables, les espaces que certains privilégiés s’apprêtaient à privatiser, les embouteillages qui allaient paralyser la ville, et les grilles qui allaient transformer les habitants en animaux en cage, se sont enfuis dès la mi-juillet ou sont restés cois devant tant de fluidité, de bienveillance, de joie collective et de beauté. Oui, assumons notre béatitude, Paris n’a jamais été si beau et agréable que durant ces Jeux olympiques, accueillis en son cœur, immense première dans l’histoire des JO, terriblement risquée mais finalement réussie. Il fallait oser sortir le sport des stades pour l’implanter au cœur de la place de la Concorde (skateboard, BMX, breaking), sur l’esplanade des Invalides (tir à l’arc, arrivée du marathon), dans la Seine (triathlon), au pied de la tour Eiffel (beach-volley), sous la verrière du Grand Palais (escrime et taekwondo), sur la butte Montmartre (cyclisme). Cela a payé, participant de la magie. Il suffisait de se mêler à cette foule joyeuse, vibrante et complice, de demander son chemin à un policier ou un gendarme que cette liesse rendait bienveillant, pour comprendre à quel point le collectif, quand il n’est pas nourri de fake news et de haine, peut avoir du bon.
Á Paris, ces jours-ci, s’entremêlent sans animosité ni rancœur les milieux sociaux, les générations, les genres, les identités, les origines et cela fait un bien fou après les tensions politiques de ces derniers mois. Ce rêve absolu restera à jamais symbolisé par cette vasque lumineuse qui, chaque soir s’élève lentement au-dessus du jardin des Tuileries, provoquant une émotion difficile à décrire, comme si toute la lourdeur du monde s’évaporait d’un coup. Paris n’a jamais mieux mérité son surnom de « ville lumière », au sens propre comme au sens figuré. Et l’on a même vu des athlètes oser des demandes en mariage, illustrant cette autre image d’une capitale « ville de l’amour ». Bien sûr tout n’est pas rose, bien sûr le retour au réel risque d’être difficile. Mais peut-être avons-nous justement aimé cette ville et ces Jeux parce qu’ils incarnaient une parenthèse de légèreté et d’enthousiasme dans un monde devenu fou et cruel. Au moins savons-nous désormais qu’il ne tient qu’à nous de rouvrir cette parenthèse à tout moment. »

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Une réaliste, poétique, romantique comme la cultissime déclaration d’amour de Jean Gabin à Michèle Morgan dans le film Quai des Brumes.
Cela nous a fait tellement de bien, à moi en tout cas, d’être délivré, durant cette quinzaine, du spectacle consternant que nous infligent nos gouvernants et ceux qui veulent le devenir.
Ne nous emballons cependant pas, il va sans doute bientôt falloir redescendre du mont Olympe sur la terre ferme. Ce ne furent que quelques images aériennes proposées par l’hélicoptère lors de la course cycliste sur route, mais je fus interpellé par un ballet de moissonneuses-batteuses en action dans la plaine des Yvelines, alors que les coureurs passaient en bordure de champ. Il ne s’agit pas de sur-interpréter, à tout le moins, cette indifférence pouvait être une scénarisation pour montrer qu’il existe une France qui continuait à travailler pendant que certains « jouaient ».
En bordure des Champs-Élysées, une sculpture officielle des Jeux Olympiques et Paralympiques a été inaugurée au début de l’été. Baptisée Salon, elle consiste en six chaises en bronze, représentant les six continents, disposées en cercle autour d’une femme noire tenant entre ses mains un rameau d’olivier et une flamme dorée, deux symboles de paix et de victoire.
Selon Thomas Bach, président du Comité Olympique International, cette œuvre « est une invitation au dialogue, à l’échange, à la rencontre, au partage, célébrant l’unité de l’humanité dans sa diversité. »
Je crains les prochaines diatribes « zemmouriennes » visant nos représentants aux Jeux. Nos champions ont délivré le plus beau et efficace message d’intégration, d’inclusion et d’insertion qui soit.
Le Sport a cette faculté, mettons le paquet pour qu’il prenne toute sa place dans la société. Car, à la lecture du bilan des Jeux de 1924, il semble que les choses n’ont pas si sensiblement évolué que ça dans le domaine des installations sportives et la place du sport et de l’éducation physique à l’école.
Pour l’avisé Claude Onesta, ancien entraîneur de l’équipe de France de handball, aujourd’hui manager de la Performance à l’Agence Nationale du Sport, « les Jeux ne sont pas des dépenses mais un investissement, la vitrine qui donne aux plus jeunes l’envie de s’inscrire dans un club pour pratiquer leur sport préféré ».
On est certes à l’ère de la mondialisation, mais j’ai été surpris qu’un certain nombre de nos champions, notamment des volleyeurs, soient obligés de s’expatrier dans des clubs étrangers pour vivre décemment de leur passion.
Plus que des « mesurettes » populistes comme l’interdiction du smartphone ou du port de l’abaya, il faut donner au Sport toute la place dans le parcours scolaire qu’il mérite, déjà en respectant les horaires de pratique inscrits dans les programmes depuis longtemps.
Je me souviens, je n’avais malheureusement que 10 ans, une administration tatillonne m’interdisant d’entrer en sixième au collège, mes parents eurent la judicieuse idée, plutôt que me faire redoubler le CM2, de m’inscrire en première année de Certificat d’Études. Mon vénéré maître, 95 ans aujourd’hui, eut le merveilleux projet en activité d’éveil de nous faire construire, sur le terrain vague derrière l’école, un véritable petit stade d’athlétisme avec piste et sautoirs. Point de départ d’une respectueuse amitié, nous devînmes plus tard coéquipiers dans le club de handball local et partenaires de double dans les tournois de tennis.
Règlements académiques, arrêtés municipaux, voire même tracasseries écologiques, interdiraient sûrement aujourd’hui ce type d’initiative.
En conclusion, je suis reconnaissant envers tous les sportifs et sportives, toutes disciplines confondues, de m’avoir fait vibrer devant mon écran. En provenance de tous les coins du monde, ils et elles venaient défendre avec ferveur les couleurs de leur pays. Nous aurons été nombreux à découvrir que Sainte-Lucie, une des îles du Vent, entre Grenadines et Barbade, est une nation à part entière faisant partie du royaume du Commonwealth, et sa jeune athlète, la rayonnante Julien David, a transcendé la devise du baron de Coubertin en remportant, aux dépens des sprinteuses américaines, la médaille d’or du 100 mètres la distance reine de l’athlétisme, ainsi que la médaille d’argent du 200 mètres.
La préparation empirique des concurrents des Jeux Olympiques de 1924 est révolue. Nous sommes entrés dans l’ère des datas et des staffs de préparateurs physiques et mentaux et de nutritionnistes qui accompagnent chaque sportif. Chaque geste ou séquence de jeu est analysée, les compétitions sont de plus en plus serrées. Pour un centième de seconde, la délicieuse Cyrena Samba-Mayela rate la médaille d’or dans le 100 mètres haies, décrochant cependant la seule médaille de l’athlétisme français. Larmes de joie ou pleurs de déception, une médaille se gagne ou se perd pour une touche en escrime, une barre d’obstacle tombée en équitation, un dixième de point mégoté par un juge privant de podium le touchant gymnaste Samir Aïd Saïd dans l’épreuve des anneaux.
J’ai été ébloui par la vertigineuse virtuosité des compétitions de badminton et de tennis de table, nos frères Lebrun en tête. J’ai tremblé que notre surfeur Kauli Vaast, médaillé d’or, ne sorte jamais de la vague. J’ai rêvé de rencontrer la fille d’Ipanema en regardant les sculpturales beach-volleyeuses sur le sable au pied de la Tour Eiffel.

frères Lebrun

Paris 2024 - Women's Round 2 Heat Of SurfingJO beach volley

Avant l’ouverture des Jeux de 1924, Gustave Milet, le journaliste de Paris-Soir, écrivait dans une envolée lyrique : « Oui, l’art sportif sera ! Pour l’artiste d’aujourd’hui, le sujet sportif est un sujet nouveau. Il faut quitter les sentiers battus, travailler seul, faire un rude effort de compréhension.
J’irai même plus loin : il faut pratiquer pour pénétrer le secret des attitudes et des gestes, pour mettre la technique sportive au service de la technique artistique. Rude préparation. Mais tout chef-d’œuvre, quel qu’il soit, n’exige-t-il pas une fantastique somme de travail ?…
Je crois bien que notre génération n’est pas mûre pour le chef-d’œuvre sportif. Celui-ci ne sera que lorsque notre race aura en quelque sorte dans le sang une hérédité sportive, comme elle a un atavisme militaire qui nous a valu les Delacroix, les Detaille, les Scott, etc…
Et cette époque d’épanouissement de l’art sportif viendra fatalement. Les artistes finiront bien par se rendre compte de l’immensité des horizons nouveaux que leur ouvre le sport.
Au fond, athlètes et artistes ne sont-ils pas les grands-prêtres d’une même déesse : la beauté ?… Aux travailleurs du pinceau et du ciseau de se mettre à l’œuvre pour saisir et comprendre la somme de beauté incluse dans le geste sportif ! »
Le journaliste oubliait que déjà en 1906, le baron Pierre de Coubertin souhaitait voir « les lettres et les arts harmonieusement combinés avec le sport. » Cinq concours d’architecture, sculpture, peinture, littérature et musique furent institués sur des sujets en lien avec le sport. Le sculpteur Paul Landowski gagna une médaille d’or pour son Pugiliste en bronze, lors des Jeux d’Amsterdam.

LandowskiBoxeur tombé

Un siècle plus tard, le Sport est devenu une féconde source d’inspiration pour l’Art et la Culture en général. La grandiose cérémonie d’ouverture des Jeux 2024 a brillé par ses nombreuses références, audacieuses parfois, à l’histoire de l’art. Dans une séquence clin d’œil à son vol au Louvre en 1911, La Joconde s’est faite à nouveau la malle pour voir tous les champions et championnes descendant la Seine.
Le plasticien Laurent Perbos a installé devant l’Assemblée Nationale, durant la période des Jeux, six Vénus de Milo en forme olympique, ce n’est malheureusement pas le cas de nos parlementaires !

Sculptures assemblée

J’ai trop aimé Paris en ce mois d’août !

 

*http://encreviolette.unblog.fr/2009/05/19/mon-oncle-et-mon-oncle/
**http://encreviolette.unblog.fr/2008/05/06/le-stade-de-colombes/comment-page-1/
***http://encreviolette.unblog.fr/2018/03/16/vas-y-lormeau-les-forcats-de-la-route-a-la-comedie-francaise/
****http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/01/la-cipale-paris-xiieme/

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 20 août, 2024 |1 Commentaire »

Flâneries à Bruxelles (6)

Entre les blocages autoroutiers et l’inauguration mouvementée du Salon de l’Agriculture, expressions de la colère du monde agricole, nous sommes parvenus, ma compagne et moi, à maintenir notre nouvelle visite à notre chère petite-fille, bruxelloise d’adoption. Coïncidence, même Bruxelles, siège de plusieurs institutions européennes, « brusselle » également des ronflements de dizaines de tracteurs, venus principalement d’Italie et d’Espagne, pour stigmatiser la politique agricole commune (PAC).
Tout au long de la traversée des vastes plaines des Hauts-de-France dédiées aux cultures végétales (céréales, betteraves sucrières, pommes de terre, choux, endives), mes pensées convergent vers cette grave crise qui secoue l’hexagone et accapare l’actualité.
Privilège de l’âge (en est-ce vraiment un ?), j’appartiens à cette génération d’après-guerre née dans une France encore largement rurale dont les parents et grands-parents étaient majoritairement des paysans. Ils vivaient souvent chichement mais semèrent pour les enfants d’alors des souvenirs intenses qui, à n’en pas douter, me vaudront les moqueries d’un certain courant « jeuniste ».
À la vue de la campagne picarde défigurée par des troupeaux d’éoliennes, je pense à Mohican, le puissant livre d’Éric Fottorino qui relate la radicalisation d’un fermier jurassien face à cette nouvelle industrie du vent.
Ressurgissent des histoires de goût, d’enfance et de transmission dans cette France rurale d’antan. Je pense à ma chère mémé Léontine*, veuve de la guerre 14-18 et modeste paysanne dans un village de la Somme, dont j’avais brossé le portrait dans cet espace-ci. Sa ferme était un terrain d’aventures. Le temps des moissons au cœur de l’été constituait de merveilleuses vacances lorsque, juché sur les bottes d’avoine entassées dans le chariot, nous rentrions des champs au rythme lent de deux majestueux chevaux boulonnais. Je me souviens des goûters avec les grands bols de lait fraîchement trait du pis de sa vache. Jeunes citadins, vous ne connaissez probablement pas l’instant d’émotion de la peau de lait qui se forme à la surface de la casserole de lait cru sur le feu.
J’en souris, je pense à un de ses deux fils, mon professeur de père en l’occurrence, qui me contait que, durant la période d’Occupation, il ressuscita à la ferme la culture de la lentille pour pouvoir nourrir les jeunes filles pensionnaires du Cours Complémentaire dont la gestion était entièrement de la responsabilité de la directrice, ma maman. Autre anecdote, mon père fut contrôlé à vélo sur le chemin du retour au collège (une quarantaine de kilomètres) par une patrouille allemande intriguée par l’importante cargaison d’œufs sur le porte-bagages. Illustration cocasse, certes dans une période sombre, d’une forme d’agri-localisme, comme on dit aujourd’hui, qu’on soupçonne être une des solutions possibles à la crise.
J’ai déjà eu l’occasion de vous dire que dans la maison école de mes parents, on retrouvait globalement à la table familiale et au réfectoire des jeunes filles pensionnaires ou demi-pensionnaires, les mêmes plats cuisinés sur place par des employées originaires souvent de fermes alentour. Et autant que je me souvienne, je n’ai jamais entendu parler d’intoxications alimentaires. On parle beaucoup actuellement d’imposer une alimentation locale dans les établissements scolaires et les collectivités, comme quoi on ne fait souvent que recycler d’anciennes méthodes,
En 2009, j’avais consacré un billet à ma visite au salon de l’Agriculture**. On invectivait déjà le président de la République de l’époque qui s’était fendu d ‘un « Casse-toi pauv’ con ! » à l’intention d’un paysan refusant sa poignée de main !
D’autres images traversent mon esprit, cette fois des vraies. Celles d’une ferme du Rouergue filmée à quarante ans d’intervalle par Georges Rouquier dans son inoubliable diptyque Farrebique (primé au Festival de Cannes 1946 et sélectionné pour la Mostra de Venise) et Biquefarre, celles des Profils Paysans de Raymond Depardon, celles militantes du documentaire césarisé Tous au Larzac de mon ancien collègue et ami Christian Rouaud évoquant la lutte admirable, dix années durant, des bergers du Causse contre l’expropriation de leurs terres au profit de l’agrandissement d’un camp militaire, celles de Sophie Loridon sur Lucie Vareilles***, une brave paysanne ardéchoise qui prophétisait naïvement qu’après elle ce serait le déluge, celles encore, pour être dans l’actualité, des formidables Femmes de la terre du documentaire d’Édouard Bergeon, fraîchement diffusé sur le service public.
Certains suggèrent une éducation scolaire à l’alimentation : louable proposition qui me fait un peu sourire alors qu’en 1993, vainquant le scepticisme de l’inspecteur d’académie, j’avais initié, avec une valeureuse institutrice, une classe du patrimoine sur l’art culinaire, emmenant pendant une semaine des élèves de cours moyen deuxième année, sur le plateau d’Aubrac, à la rencontre de Michel Bras, chef triplement étoilé de Laguiole.
Vous devez vous demander à me voir pérorer ainsi si je vous emmène bien flâner à Bruxelles. Je confirme, on approche même de la frontière belge, mais pour rester encore quelques kilomètres sur la question agricole, sachez que dans le coffre de la voiture, se trouve un précieux laisser-passer dissuasif de tout éventuel blocage routier : une grande terrine dans laquelle, à la requête de nos hôtes bruxellois, ma compagne a fait mijoter depuis trois jours … un cassoulet dans les règles de l’art culinaire avec des produits locaux de son Ariège natale, y compris les fameux haricots élevés dans le maïs**** ! Quasiment, « de la fourche à la fourchette » ou « du champ à l’assiette » comme ambitionnent certains slogans : produire ici pour nourrir ici !

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Voilà, nous y sommes. Encore deux heures pour faire mijoter une dernière fois les « mounjets » et cuire les saucisses de Toulouse. Bientôt, les deux jeunes, dont l’un est originaire de la région de Castelnaudary, féliciteront chaleureusement la cuisinière.
Le lendemain matin, les laissant à leur grasse matinée, ma compagne et moi nous rendons dans le quartier des Marolles, place du jeu de Balle plus précisément où se tient tous les jours son marché aux puces, une véritable institution.
Je n’y avais pas prêté attention dans ma jeunesse, il servit de décor à l’une des premières scènes du Secret de la Licorne, une des aventures de Tintin. C’est là que le célèbre reporter, héros de Hergé, découvrait la maquette du navire que commandait le chevalier François de Hadoque, ancêtre du bouillant capitaine.

Licorne Marolles 1Licorne Marolles 2

Moins fictivement, incidemment, j’ai déjà eu l’occasion de vous entretenir du quartier et du marché, dans un billet en date de 2009, à l’initiative d’une lectrice bruxelloise qui m’avait envoyé une photographie prise en cet endroit*****.

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Elle en parlait en connaissance de cause, l’ayant fréquenté, gamine, lorsque son grand-père paternel, brocanteur, y vendait des lunettes, des chapeaux, des cannes et tout un bric-à-brac hétéroclite d’objets usagés : « Le quartier a toujours eu mauvaise réputation car c’était de tout temps le quartier chaud de Bruxelles, où l’on n’osait pas s’aventurer. Pourtant, les Marolles sont fameuses, non seulement pour leur incomparable « Vieux Marché », mais surtout pour leur truculence, leur jovialité, leur désinvolture, leur animation, leur chaleur humaine. C’est là que s’est réfugiée l’âme de Bruxelles, son âme originale et populaire, cordiale, débonnaire, vibrante, frondeuse, bilingue, rude, indépendante, fraternelle, en un mot breughélienne ».
Comme écrivait Baudelaire dans son poème Le Cygne : « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel ». Quinze années se sont écoulées, et il faut bien reconnaître que le quartier, victime d’une inexorable gentrification, a perdu un peu de son âme … seul le « brol » demeure encore. Le brol, c’est un belgicisme polysémique auquel chacun donne un sens différent : désordre, entassement de rebuts, bric-à-brac, objets auxquels on tient même s’ils ne valent rien. Il sert à désigner aussi bien l’hétérogénéité des objets qui se vendent sur le marché que le fouillis de leur installation. Il a fait son entrée dans notre Petit Robert en 2008 en tant que désordre, fouillis et « bazar », le regretté chanteur Arno employait souvent ce dernier mot lors de ses interviews. Le dictionnaire lui associe comme synonymes : fatras, pêle-mêle, binz, boxon, bordel, foutoir, merdier ! Et l’on peut même ajouter « souk » à en juger par la maghrébisation des voddemannen, chiffonniers en dialecte bruxellois, videurs de maison déballant leur brol à même les cartons sur le pavé de la place.

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L’écrivaine belge à succès Amélie Nothomb tente cette définition : « Si je devais écrire un roman qui s’appellerait « Brol », ce serait sans doute une histoire à la Ionesco d’un héros malheureux luttant contre l’invasion du brol dans sa vie ».
La jeune chanteuse bruxelloise Angèle reçut en 2019 une Victoire de la révélation de l’année pour son premier album intitulé … Brol.
Adossée à un réverbère, la silhouette d’une vamp platinée fait la retape à un coin de la place. L’image n’est pas si incongrue que cela, les Marolles tenant possiblement leur nom de la congrégation des sœurs Apostolines qui avaient pour vocation de secourir les prostituées, nombreuses dans le quartier au XVIIème siècle.

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Vieilles photos, correspondance, livres, disques, vaisselle, linge, bibelots divers, battent le pavé dans l’attente d’un éventuel acheteur. Restes matériels d’une pluralité de vies humaines, on peut essayer d’imaginer les configurations familiales, les professions, les goûts littéraires, musicaux ou culinaires de leurs anciens propriétaires,
Une certaine nostalgie vous envahit. Ce matin, j’en suis même à me questionner fugacement sur le devenir de tous les objets qui constituent mon quotidien, mon univers. Mon brol devient un sujet philosophique.

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Nous faisons le tour de la place pour choisir un bistrot-brasserie typique où boire un café et nous imprégner d’un peu de la mémoire et l’esprit « brusseleir ». Ils se nomment Le Pavé, Le Chineur, Le Brocanteur, nous optons pour le bien nommé Volle Brol. Les murs de la salle exiguë ainsi que le comptoir sont encombrés d’objets hétéroclites, plaques émaillées publicitaires, chapeaux, maillots du prestigieux club de football d’Anderlecht, photos, un vrai brol quoi ! Je repère même un portrait de Charles Trenet, me revient le refrain de sa chanson L’héritage infernal :

« La table de son père
La montre de son frère
Le fauteuil de sa mère
La pendule à coucou
Une paire de bretelles
Une bouteille d’Eau de Vittel
Et une coiffe en dentelle
Qu’il se mettait au cou… »

Version 2

Sur le pignon d’un immeuble, s’étale une vieille réclame pour l’apéritif Martini Rossi, précurseuse (je fais attention au féminin avec le mouvement #MeToo !) du Street Art d’aujourd’hui.
De l’autre côté de la rue, on dirait le Sud, au Marseillais du Jeu de Balle, un bar effectivement à l’ambiance anisée (sa carte décline paraît-il 80 variétés de pastis) évidemment tout acquise à l’Olympique de Marseille. Je me souviens avoir lu un reportage décalé, à l’occasion de la retransmission dans cet établissement d’un match de Ligue des Champions entre Anderlecht, le club phare bruxellois, et le « PéEsseGé », avec une bonne blague belge ou provençale à la clé : « Neymar, rentre chez toi, ta mère a fait des gaufres ! », la star brésilienne faisant des misères aux joueurs locaux.

MarseillaisBlier apéro

J’imagine l’ambiance qui doit régner sur la place, chaque année en juillet, lors du Bal National et du Resto National. Des milliers de personnes s’y rassemblent à ciel ouvert pour « zwanzer » dans la bonne humeur et déguster « des moules et puis des frites, des frites et puis des moules … et du vin de Moselle » ! Petit hommage à Brel et son ami Jef, mais c’est bien sûr la bière qui coule à flot.
À deux pas de là, en contrebas du Palais de Justice, se trouve un monument symbolisant bien l’esprit frondeur du petit peuple Marollien. Au lieu de célébrer les morts, il honore les vivants et l’épicurisme.

Bruxelles_Monument_des_vivantsDanse Paysans Brueghel

Le bas-relief, inauguré en 1933, est inspiré de La Danse des Paysans, un tableau de Brueghel l’Ancien, le plus illustre habitant du quartier. On y découvre les silhouettes de quelques personnages du folklore bruxellois, y figure même le Zinneke, belgicisme de « chien bâtard » qui « flaire » (!) bon le Bruxelles populaire et gouailleur. Vous aviez peut-être eu l’occasion de le croiser satisfaisant un besoin naturel sur un potelet du quartier Sainte-Catherine, lors d’une précédente flânerie.

Version 2

Pour s’imprégner de ce que fut et demeure l’esprit du quartier, il faut feuilleter le « Pavé dans les Marolles », un petit journal local gratuit à périodicité aléatoire écrit par et pour des habitants et usagers qui y vivent ou y travaillent, des militants pour la sauvegarde de la mémoire et la préservation du lieu face à la bétonisation galopante.
Dans l’éditorial du premier numéro, est cité ce proverbe (turc) : « Quand la hache pénétra dans la forêt, les arbres dirent : « Ça va, son manche est des nôtres ! ».

dessin grues

Dans une rue voisine de la place, on tombe sur une curieuse plaque commémorative : « Bataille de la Marolle 13-9-1969, ci-gît le promoteur et sa fidèle épouse la bureaucratie » ! Face à un plan d’extension du Palais de Justice (encore couvert d’échafaudages aujourd’hui), les Marolliens s’étaient alors rebellés obligeant les autorités à renoncer à leur projet dévastateur.

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Dans ma déambulation, mon regard est attiré par des pavés dorés sur le trottoir. Le quartier des Marolles accueillit, dans les années 1930, de nombreux réfugiés fuyant la Pologne, l’antisémitisme et le nazisme. Durant la Seconde Guerre mondiale, plus de 25 000 personnes d’origine juive furent déportées du camp de rassemblement de Malines vers les chambres à gaz d’Auschwitz.
Ces pavés dits de mémoire, recouverts d’une feuille de laiton, sont scellés devant les immeubles où vécurent ces personnes déportées, persécutées pour leur origine ou parfois pour avoir été résistantes. Chacun mentionne le nom de la victime, la date de son arrestation, le lieu de sa déportation et son destin funeste. Ces pierres se muent souvent en lieux de recueillement pour les descendants de ceux qui, réduits en cendres dans les fours crématoires des camps, n’ont pas reçu de sépultures.
L’émotion est encore rendue plus vive par l’actualité dramatique de ces derniers mois.
Sur le chemin du retour, entre Marolles et Sablons, je tombe incidemment sur quelques fresques murales dédiées à la prolifique bande dessinée belge, faisant partie intégrante du paysage urbain bruxellois. J’en avais longuement entretenu mes lecteurs lors de ma première flânerie avec en prime une visite au Centre de la Bande dessinée.
Depuis, il me semble qu’une vague déferlante féministe, à travers notamment un collectif Noms Peut-être, s’est intéressée plus activement aux représentations du neuvième art dans l’espace public. Au nom de la fameuse parité hommes-femmes, ce mouvement dénonce l’invisibilité d’œuvres d’autrices et d’illustratrices, ainsi que le pourcentage minime de personnages féminins mis en avant. Certaines fresques sembleraient même glorifier le harcèlement sexiste de rue qui est le quotidien des femmes.

Tag Odilon Verjus

La fresque tirée d’Odilon Verjus de Yann & Verron (deux artistes français) a été taguée en rouge d’un « Decolonize ». Il est vrai que son sujet renferme tous les ingrédients pour faire démarrer au quart de tour les pourfendeurs de l’ancien temps : les héros sont deux ecclésiastiques, le ventripotent Odilon Verjus, ancien souteneur, et le jeune Laurent de Boismenu aux principes moraux un peu plus rigides, qui, dans chacun des épisodes, sont missionnés par le Vatican dans différentes régions du monde afin de convertir les âmes de leurs habitants, tribus papoues anthropophages entre autres. Ici, ils tendent la main à Joséphine Baker, célèbre danseuse qui défraya la chronique en apparaissant seins nus et juste une ceinture de bananes dans un spectacle « La Revue Nègre ».
L’artiste qui s’engagea dans la Résistance en France et combattit la ségrégation raciale aux Etats-Unis doit sourire, dans la crypte du Panthéon, de tout ce tintamarre à propos d’une fresque.
Il semblerait que pour calmer les esprits, la ville accepte désormais d’accompagner les fresques d’un texte dit de recontextualisation directement visible sur le mur ou sous forme d’un code QR.

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Un peu plus bas, dans la même rue des Capucins, les deux demi-frères Blondin et Cirage, héros créés par Joseph Gillain dit Jijé en 1939 pour l’hebdomadaire religieux « Petits Belges », semblent, pour l’instant, échapper sinon à la polémique, du moins aux tags dénonçant le racisme et le colonialisme. Houba houba ouf pour reprendre les onomatopées du marsupilami !
Je vous renvoie à un ancien billet****** que j’avais commis en me promenant dans une rue de Paris et qui soulevait les mêmes questionnements.
À quelques mètres de là, dans le cadre du 450ème anniversaire de la mort de Pieter Brueghel, une fresque a été réalisée récemment, librement inspirée de « Fuite en Égypte », un tableau du peintre. « Le passeur » représente un couple tentant de franchir la frontière d’une Europe imaginaire luxuriante et accueillante.

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Il y aura encore bien sûr des détracteurs sur cette représentation, placée dans un des quartiers les plus cosmopolites de Bruxelles, célébrant les mouvements de populations tels qu’ils existent depuis la nuit des temps.
Je découvre en effectuant quelques recherches que les activistes du collectif Noms Peut-être s’intéressent également à l’odonymie, mot savant pour désigner l’étude des noms propres attachés à une voie de communication. Ainsi, elles s’en allèrent une nuit coller des plaques de rue du quartier des Marolles sous leur nom masculin officiel en y adjoignant des noms de femmes.
Sont-elles contentes que récemment ait été inauguré un sinistre tunnel Annie Cordy, anciennement Léopold II, long de plus de deux kilomètres ? Ce Léopold dont l’une des petites-filles milite pour que les statues de son aïeul soient retirées de l’espace public : « Elles glorifient les hommes –eh oui, c’était tous des hommes- qui étaient les suprémacistes blancs et ont apporté la mort et la souffrance aux personnes originaires de si nombreux pays en Afrique, Asie et dans les Amériques ». Elle tempère tout de même : « Ces statues peuvent être dans des musées avec des explications ».
Nous hâtons un peu le pas, nous avons rendez-vous à midi, avec nos jeunes bruxellois, face à la Mer du Nord, entendez par là, devant le Noordzee, le populaire bar à poissons frais et à ciel ouvert de la Place Sainte-Catherine, une halte quasi incontournable à chacune de nos visites dans la capitale belge.
Maintenant que nous avons passé commande, dans l’attente, je ne résiste pas à vous livrer une histoire (vraie) belge pour rester dans le ton subversif de la matinée, manière aussi de glisser une allusion vélocipédique dont, mes fidèles lecteurs le savent, je suis friand.
En 2019, a été inaugurée par la Ville de Bruxelles une rue Willy De Bruyn, une figure du cyclisme belge des années 1930. Il fut sacré « championne du monde » sur route en 1934 et 1936. En effet, il était né au début de la Première Guerre mondiale sous une identité féminine, ses parents l’ayant déclaré à l’état civil comme Elvira De Bruyn. En 1937, Elvira se fit juridiquement reconnaître en tant qu’homme. À la fin de sa carrière, le désormais Willy ouvrit un café avec son épouse dans le quartier bruxellois où une rue porte désormais son nom. Plus que sa notoriété de champion(ne) cycliste, c’est son combat pour faire reconnaître les personnes transgenres qui lui a valu cette distinction posthume.
Bon appétit ! En ce qui me concerne, j’ai opté pour une soupe de poissons et une friture d’éperlans, avec un verre d’un gouleyant vin blanc argentin.

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Durant l’après-midi, nous faisons profiter les jeunes de notre voiture pour faire le plein de courses alimentaires dans une grande surface de la banlieue. La vie est chère à Bruxelles.
Pour la soirée, les mêmes jeunes ont réservé, depuis plusieurs jours, une table au Strofilia, un restaurant grec à l’excellente réputation, situé tout près de leur appartement dans le quartier de Sainte-Catherine.
Le décor est superbe : la première salle à l’entrée est de style résolument contemporain, mais, chouette idée, le patron nous propose de nous installer au sous-sol dans des caves voûtées aux murs de briques. Le lieu est effectivement un ancien caveau et son nom « Strofilia » signifie pressoir en grec.

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Les serveuses accueillantes sont de bon conseil pour orienter notre choix dans la carte alléchante. En entrée, nous partageons des mezzés froids, une assiette dite « Ouzo » de poissons fumés et marinés, une assiette de fromages et charcuteries de Grèce, ainsi qu’un bol d’un sublime tarama blanc naturel (pas de rose fluo !).

Strofilia 2Version 2

En plat principal, j’opte pour un jarret d’agneau, cuit à basse température pendant 24 heures, et accompagné de « trahanas » : il s’agit de minuscules pâtes artisanales, typiquement grecques (et turques), en forme de grains de riz, à base de blé complet, lait de brebis ou yaourt, une des plus anciennes recettes de pâtes, le célèbre cuisinier romain Apicius, semble-t-il, l’évoquait dans un traité gastronomique.

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Pour accompagner dignement, il nous est conseillé un Agiorgitiko, un vin rouge du Péloponnèse, un « vin d’amour et d’amitié » ainsi classifié sur la carte. Le restaurant organise régulièrement des soirées Wine & Dine pour mettre en valeur la variété et la qualité de la viticulture grecque, en présence parfois d’un producteur.
Dehors, à quelques pas de là, la terrasse du Laboureur, pittoresque bistrot que je vous ai présenté dans une précédente flânerie, regorge de clients et … clientes, la parité est respectée !
Bruxelles est une fête, pour pasticher le livre d’Hemingway sur ses années parisiennes. Nous ne saurions achever la soirée sans remonter la rue de Flandre jusqu’à la « Camionnette rouge » devant la Place Sainte-Catherine. Là aussi, il y a affluence, mais un aimable client sur le départ nous invite à le remplacer à sa table. Le patron vient longuement bavarder avec nos deux jeunes gens, preuve qu’ils sont des fidèles du lieu ? Ce sera un Caïpirinha Passion ! … et même deux !!
Au temps de Brel, « sur les pavés de la place Sainte-Catherine, dansaient les hommes les femmes en crinoline ». Ce soir, on ne va pas se quitter comme ça, voici une salsa bruxello-colombienne, un surprenant et délicieux cocktail :

Image de prévisualisation YouTube

C’est dimanche, déjà, il faut penser au retour dans l’après-midi. La matinée est consacrée à quelques emplettes. En attendant l’ouverture des magasins, nous jetons un œil sur la Grand-Place toujours en majesté malgré la « drache ».

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Le rideau se lève dévoilant les trésors d’une des boutiques du maître chocolatier Neuhaus.
L’histoire commence en 1857 lorsqu’un pharmacien suisse d’origine italienne (la famille se nommait Casanova), Jean Neuhaus, émigre à Bruxelles et ouvre une officine dans la prestigieuse Galerie de la Reine. Il propose à ses clients évidemment des médicaments mais bientôt il imagine comment adoucir la posologie en les enrobant d’une fine couche de chocolat.

Neuhaus 1

Inspiré par l’héritage de son grand-père, Jean Neuhaus Junior crée en 1912 la première praline belge en remplaçant l’amertume du médicament par un fourrage savoureux de ganache de chocolat noir. Ses chocolats étaient vendus à l’époque dans un cône de papier, comme pour les frites. Bientôt son épouse Louise Agostini conçoit un emballage élégant, un coffret portant le nom de « ballotin ».
L’un des produits phares est le coffret collection « Histoire de Neuhaus », un assortiment de pralines (ce qu’on appelle des chocolats en France) marquant chacune un moment de la saga familiale cacaotée. Ainsi Suzanne est une praline dite musicale avec un cœur à la framboise, en hommage à l’illustre carrière de la fille de Jean et Louise, brillante mezzo-soprano du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles.
La praline prince Albert (futur roi) cache en son cœur une noisette du Piémont caramélisée clin d’œil à son épouse italienne Donna Paola Ruffo di Calabria, je n’ose pas dire la solaire princesse de crainte de la faire fondre ! Salvatore Adamo dédia une chanson à celle qui, à l’époque, faisait régulièrement la une de Point de vue Images du Monde, le magazine des familles royales : « Dolce Paola, si tu as vu ses yeux tu ne peux pas renoncer à en faire une légende » ! Initialement créées à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1958, Caprice & Tentation sont des nougatines fourrées avec une crème à la vanille de Madagascar pour la première, et d’une ganache au café Arabica pour la seconde. J’arrête, j’ai pitié de votre foie.

Version 2Neuhaus 4 ganacheNeuhaus 5Neuhaus 3

Un olivier sur le sol flamand, jamais on ne le verra, quoiqu’avec le réchauffement climatique … Par contre, les huiles et vinaigres italiens et grecs en flacons ou « à la tireuse » de l’enseigne Oil & Vinegar ensoleilleront bientôt nos salades.

Huiles Oil Vinegard

Souvenirs, souvenirs, en face de l’église Saint Nicolas, on se dirige maintenant vers l’estaminet À la Bécasse, une vénérable institution bruxelloise avec à sa tête la même famille depuis 1877, date de son ouverture. Je ne saurais l’affirmer, j’y étais peut-être venu, gamin, avec mes parents à l’époque de l’Exposition Universelle de 1958. Ce dont je me souviens, par contre, c’est d’y avoir passé quelques soirées à l’occasion de mémorables virées avec des copains parisiens, au temps de mes vingt ans.

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J’avais oublié, l’estaminet, aussi discret que le volatile dont il porte le nom, est planqué au bout d’un étroit corridor biscornu et peu avenant.
La salle a conservé son caractère rustique et chaleureux avec ses murs lambrissés, sa cheminée, son comptoir, ses cuivres rutilants. Elle est presque déserte et silencieuse en cette matinée dominicale. On n’y fume évidemment plus du tout, on y boit probablement beaucoup moins. Le temps semble s’être figé.

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Pour arroser ce pèlerinage, nous commandons une bière à la pression (en Belgique, on dit au fût) Lambic framboise de la brasserie Timmermans ainsi qu’une planche de fromage de Gouda découpé en dés.
Avant de retrouver la France, un petit crochet par le fritkot de Sainte-Catherine avant d’honorer, à l’appartement, un fleuron de la cuisine belge, des croustillantes frites dans les règles de l’art : découpées dans des pommes de terre Bintje et double cuisson dans la graisse de bœuf.
Demain, c’est régime ! Je vous promets déjà de prochaines flâneries bruxelloises. Il est prévu que nous y passions une semaine complète au mois de mai. Les jeunes partant en voyage, nous sommes réquisitionnés pour garder leur adorable petite chatte !

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* http://encreviolette.unblog.fr/2008/01/20/ma-grand-mere-meme-leontine-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/02/14/ma-grand-mere-meme-leontine-2/
** http://encreviolette.unblog.fr/2009/03/06/la-plus-grande-ferme-du-monde-un-soir-au-salon-de-lagriculture-2009/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2019/06/12/lucie-vareilles-est-entree-dans-paris/
**** http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/08/cest-pas-la-fin-des-haricots-tarbais/
***** http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/01/une-photo-vieille-photo-de-ma-jeunesse/
****** http://encreviolette.unblog.fr/2009/03/24/le-temps-pas-beni-des-colonies-ou-quelques-elucubrations-vers-la-rue-mouffetard/
Anciennes flâneries bruxelloises :
http://encreviolette.unblog.fr/2021/12/08/flaneries-a-bruxelles/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/04/29/flaneries-a-bruxelles-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/05/21/flaneries-a-bruxelles-3/
http://encreviolette.unblog.fr/2023/01/08/flaneries-a-bruxelles-4/
http://encreviolette.unblog.fr/2023/12/06/flaneries-a-bruxelles-5/

Publié dans:Coups de coeur |on 21 mars, 2024 |Pas de commentaires »

Pour l’amour du maillot de football …

En ces temps de morosité, il y a mille et une raisons de se révolter ou de s’indigner.
Dérisoirement, je choisis dans ce billet de pousser un coup de gueule à propos des maillots des équipes de football, clubs et formations nationales, quitte à être catalogué de baby-boomer indécrottable, j’en suis vraiment un qui plus est.
Ma montée d’adrénaline est survenue récemment lors de la retransmission d’un match de l’équipe de Saint-Étienne au cours duquel le reporter ne cessa de parler de « Verts » qui, pourtant, de manière cocasse voire ridicule, avaient enfilé un maillot sans aucun attribut de la couleur de l’espérance.
Illustration d’une société outrancière de consommation, dérive d’un merchandising effréné, pour des raisons bassement économiques, les équipements de maintenant n’ont souvent plus grand chose de commun avec les beaux maillots de mon enfance.
Ceux-ci m’apparaissaient essentiellement, dans les revues spécialisées, en nuances de gris et de bistre que mon inconscient traduisait dans leurs vraies couleurs.

reims racing

Lyon-St Etienne 1956Rennes Bordeaux décembre 51

Je les « visualisais » aussi dans les radioreportages « colorés » de certains journalistes qui nous parlaient de « sang et or », de « ciel et blanc », de « verts » déjà. Je me souviens de la voix ensoleillée de Bruno Delaye, un journaliste provençal, qui commençait ainsi ses reportages : « à gauche, en regardant votre transistor, le soleil dans les yeux, l’O.G.C. Nice, maillot rayé rouge et noir, culotte noire, bas noir, à droite … »
J’ai lu qu’Antoine Bonifaci, un merveilleux joueur des années 1950, trop méconnu, confiait : « Je suis un Poilu du football, un Charlot puisqu’on est en noir et blanc sur les photos ! »
Je découvrais ces maillots enfin en vrai lorsque ces équipes venaient défier les Diables Rouges du Football Club de Rouen, aux Bruyères, aujourd’hui stade Robert Diochon.
C’était un moment d’éblouissement quand, dans les belles lumières de l’après-midi, les joueurs sortaient littéralement de terre, les vestiaires se trouvant en sous-sol des tribunes. Je ne possède pas une once de son talent créatif mais je devais connaître les mêmes émotions esthétiques que Nicolas de Staël qui, après avoir assisté à la rencontre France-Suède, en 1952, au Parc des Princes, peignit le plus célèbre match de football de l’histoire de la peinture.
C’était un temps où l’on venait au stade, endimanché. C’était un temps où les maillots de nos clubs de cœur n’étaient pas proposés à la vente. Ils dégageaient quelque chose de sacré qui n’appartenait qu’à ceux qui avaient été retenus pour le défendre.

nicolas de stael

Sans doute parce que je gardais un but (matérialisé par deux énormes tilleuls dans la cour du collège dirigé par ma maman) lors des parties dominicales acharnées avec mon frère, encore en âge peut-être de croire au Père Noël, je lui avais commandé la panoplie de gardien.
Cette prédilection pour ce poste venait entre autre de mon admiration pour René Vignal, « the Flying Frenchman » * (le Français volant), gardien de but à l’époque du Racing Club de Paris et de l’équipe de France. Outre son style spectaculaire et intrépide, j’aimais ses pull-overs et ses casquettes. J’ai compris, il y a longtemps maintenant, pourquoi l’homme à la barbe blanche ne m’apportât pas un beau pull Rodier ou Guy de Berac pour me vautrer sur le goudron de la cour !

Vignal finale Coupe 49René_Vignal portrait_(1949)

Je connus semblable déception lorsque j’avais souhaité une tenue complète comme celle immaculée du Real Madrid, sans doute après avoir accompagné mon papa, au Parc des Princes, pour la première finale de la Coupe d’Europe des Clubs champions. Possiblement pour des raisons d’intendance et de lavage, seul, les chaussettes furent blanches.

Couverture Miroir du Foot - DI STEFANO

Pourquoi avais-je flashé sur la tenue merengue, plutôt que sur le maillot splendide et soyeux, ce soir-là, des adversaires Rémois?

Kopa et Di Stefanoreims-realReims Coupe mai50Reims-Lille janvier 53

Six passants d’un côté, six de l’autre, et un lacet blanc qui zigzaguait et se nouait au niveau de la glotte, (ce serait interdit aujourd’hui pour risques de strangulation !). Pendant près d’une décennie, le Stade de Reims arbora ce mythique maillot rouge à manches blanches. C’était l’équipe des Kopa, Jonquet, Penverne, Fontaine, Piantoni, Vincent, et de l’entraîneur Monsieur Batteux, qui domina le football français, avec laquelle j’ai grandi en même temps que l’écrivaine Gisèle Bienne qui raconte sa passion d’enfance pour ce club dans un émouvant petit livre**. Il y avait du « level » comme diraient peut-être les arrière-petits-enfants de ces footballeurs légendaires qui furent aussi les héros de la brillante campagne suédoise lors de la Coupe du Monde 1958.
En rassemblant mes souvenirs, le premier maillot officiel que, finalement je dus enfiler, est celui noir à chevron bleu de l’équipe des Francs Joueurs du lycée Corneille de Rouen au sein de laquelle j’eus le privilège de fouler la pelouse du stade Robert Diochon lors de notre finale victorieuse dans la Coupe cadets des collèges et lycées rouennais. Quelque temps plus tard, je fus fier de participer à un match jubilé contre les glorieux anciens du lycée, Roger Rio, Bernard Antoinette, manquait Jean Nicolas, qui avaient écrit, 30 ans auparavant, les grandes heures du Football Club de Rouen et son « attaque mitrailleuse ».
Une émotion certaine nous étreignait lorsque notre professeur d’éducation physique procédait à la distribution des maillots, une grande taille pour moi.
Dégât collatéral de la télévision de l’époque, une chaîne unique en noir et blanc : à l’occasion du match France-U.R.S.S. au stade de Colombes en octobre 1956, les nuances de gris du maillot bleu des Français et du rouge des Soviétiques se confondant sur le petit écran, les joueurs tricolores enfilèrent des chaussettes cerclées rouge et blanc, ce qui ne manqua pas de décontenancer le public français encore très cocardier. Vous doutez ? Pourtant j’en fus témoin et je vous en administre la preuve avec Roger Piantoni, « Bout d’chou » chouchou de Gisèle Bienne (!) en couverture du magazine Miroir-Sprint.

France URSS 1956

L’équipe de France disputa son premier match, sous l’égide de la Fédération Internationale de Football Association (FIFA), en 1904, contre la Belgique, à Uccle, banlieue de Bruxelles, devant 1 500 spectateurs. En la circonstance, elle portait un maillot blanc avec, en écusson, les deux anneaux rouge et bleu entrelacés de l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques.
L’équipe de France inaugura sa tenue traditionnelle, maillot bleu, short blanc et bas rouges, lors de la rencontre Angleterre-France de mars 1908, avec à la clé une mémorable dégelée 12 buts à 0. C’est ainsi que les journalistes commencèrent à parler des « Tricolores ».

Pays-Bas France 1949

Au milieu des années 1970, la « fièvre verte », avec les épopées européennes du club de Saint-Étienne, contamina la France du foot qui chanta « Allez les Verts ! ». Il fallut que nos Tricolores reçoivent, en novembre 1976, en match de qualification pour le Mundial argentin, l’équipe de la République d’Irlande (la Verte Érin !) pour que les encouragements « Allez les Bleus » succèdent aux « Allez France » de ma jeunesse !

Une Lequipe Irlande

Une anecdote cocasse, illustrant un certain amateurisme, survint lors de cette Coupe du Monde 1978 en Argentine. Les Français, déjà éliminés, jouaient pour l’honneur leur troisième match de poule contre la Hongrie, à Mar del Plata.
Une demi-heure avant le coup d’envoi, lors de l’échauffement, le staff de l’équipe de France s’aperçut que les Magyars avaient prévu de jouer en blanc … comme les Français, alors qu’une note de la FIFA précisait clairement que la France devait jouer en bleu.
En principe, l’erreur était facilement réparable sauf que l’intendance française, déjà sur le départ, n’avait pas amené d’équipement de rechange, ayant déjà rangé les maillots bleus dans les valises à l’hôtel de Buenos-Aires, à 400 kilomètres de là.
En hâte, on dépêcha une délégation en ville pour récupérer un jeu de maillots en toute urgence. Le coup d’envoi du match fut retardé de 40 minutes et nos joueurs évoluèrent dans une tenue rayée blanche et verte portée habituellement par le Club Atletico Kimberley, une modeste équipe d’un quartier de pêcheurs.

hongrie maillot vert

Avec leur accoutrement de fortune, les joueurs français rallièrent les faveurs du public argentin ravi de les voir évoluer sous les couleurs d’une équipe locale.
Ironie de l’histoire, le 12 février 1969, un France-Hongrie, cette fois amical, au stade Gerland de Lyon, avait déjà été l’objet d’une embrouille sur les maillots. L’anecdote n’est guère connue car cette rencontre ne figure pas dans les annales de la fédération française, allez savoir pourquoi. Toujours est-il que les deux équipes se retrouvèrent à vouloir jouer en blanc. En urgence, une tenue de l’Olympique Lyonnais fut mise à disposition des Tricolores, un lion à la place du coq sur la poitrine. Un vilain tour joué aux sélectionnés stéphanois Bereta, Bosquier, Larqué et Revelli qui durent revêtir le maillot du club ennemi !
En 2011, l’équipe de France porta, cette fois volontairement, un autre maillot qui suscita pas mal de controverses. Nouvel équipementier de l’équipe de France qui succédait à Adidas la « marque aux trois bandes », Nike conçut un maillot, à tout le moins original et audacieux, destiné aux matches à l’extérieur : avec ses rayures horizontales bleues et blanches, il s’inspirait de la fameuse marinière des matelots de la marine française revenue à la mode avec le couturier Jean-Paul Gaultier.

mariniere

Les designers de la firme américaine, business oblige, avaient principalement en tête de créer un vêtement de mode à porter autant dans la rue que sur un terrain de foot. Et pour justifier leur choix, ils ne lésinèrent pas sur la promotion, ainsi le slogan : « Le talent, c’est l’audace que les autres n’ont pas ». Les détracteurs s’en donnèrent à cœur-joie, les plus anciens faisant allusion aux Pieds Nickelés, un comble pour des footeux, d’autres l’assimilant à un maillot de survie avant de couler, une métaphore peut-être de l’ambiance régnant dans le onze tricolore de l’époque (après l’affaire du bus en Afrique du Sud). Pour la petite histoire, les « Bleus » l’abandonnèrent au bout de trois rencontres soldées par une victoire et deux nuls.
Lors de la dernière décennie, le maillot de l’équipe de France a repris raisonnablement sa couleur dominante bleue, avec des variantes sur les tons et quelques fantaisies sur les cols, les liserés, des motifs en filigrane, la présence désormais de deux étoiles rappelant les victoires lors des Coupes du Monde 1998 et 2018, mais aussi … le logo de l’équipementier. Le changement chromatique est survenu principalement sur le short qui est de moins en moins souvent blanc. La technologie du textile évolue aussi, de nouveaux tissus, plus légers, favorisant le séchage après une averse, et l’absorption de la transpiration.
Évidemment, commerce oblige, l’équipementier apporte, chaque saison ou à l’occasion d’une compétition officielle comme la Coupe du Monde et l’Euro, quelques modifications dans le design qui se traduit par la vente au public d’un nouveau maillot dit collector avec le flocage au dos du nom de son joueur favori.
Même si on prend de plus en plus de liberté, les maillots des équipes nationales rappellent en principe les couleurs du drapeau de la nation en question. Il existe cependant quelques exceptions, ainsi la tenue orange des joueurs des Pays-Bas trouve son origine tout de même historiquement en rappelant leur indépendance avec Guillaume d’Orange de Nassau à la suite d’une révolte contre les Espagnols de Charles-Quint.

Hollande CruyffSquadra azzurra 1

En Italie, le maillot de la célèbre Squadra Azzurra (les Italiens préfèrent le terme de Nazionale) fait référence à la couleur bleue du blason de la Maison de Savoie et de Victor Emmanuel II qui devint en 1861 le premier roi de l’Italie unifiée.
Lors de la Coupe du Monde 1938, organisée en France, à l’occasion du quart de finale contre nos Bleus, à Colombes, du fait du maillot bleu de nos joueurs, officiellement suite à un tirage au sort, les Transalpins se présentèrent dans une tenue complètement noire qui rappelait la camicia nera des milices mussoliniennes.

france Italie 1938

Vous voyez que les couleurs d’un maillot signifient bien autre chose qu’un moyen commode de se repérer entre coéquipiers. On fait de l’Histoire et même de la politique lorsqu’on s’intéresse à leur origine.
À propos du Calcio, ainsi appelle-t-on le football en Italie, quand j’étais gamin, lors d’un voyage dans la botte, mes parents, à défaut de maillot, m’offrirent les trois fanions des clubs les plus prestigieux qu’on surnomme souvent d’après leurs couleurs : les bianconeri pour la Juventus de Turin, les rossoneri pour le Milan A.C., les nerazzurri pour les rivaux de l’Inter (nazionale) Milan.
J’ai été choqué récemment par la tenue rose portée parfois par les joueurs de la Juventus. Je bats ma coulpe, après recherche, on trouve à l’origine du club turinois créé en 1897 (d’où son surnom de Vecchia Signora, la vieille dame !), 13 étudiants du lycée D’Azeglio qui, pour se démarquer des autres équipes locales, décident d’arborer un maillot rose avec une cravate noire, les deux couleurs de l’établissement.
À l’époque, on lavait les maillots (!) et le rose perdait progressivement de son éclat. D’autre part, cette tenue avait un côté chat noir, les résultats étant décevants. Superstition !
En 1903, par l’intermédiaire de John Savage, un joueur anglais du club originaire de Nottingham, commande est passée à un fabricant de cette ville de l’Est des Midlands prospère alors pour son industrie textile.
Est-ce une erreur, ou à tout le moins une incompréhension, le club piémontais reçoit un jeu de maillots avec des rayures verticales blanches et noires semblables à celles de l’équipe locale anglaise Notts County. Il est trop tard pour renvoyer le colis et les dirigeants de la Juventus se résignent à débuter la compétition avec ce maillot qui deviendra mythique, d’autant que le club remporte son premier scudetto (champion d’Italie) en 1905.
Il faut aller encore en Angleterre pour chercher l’origine du Milan A.C. (Associazone Calcio), à sa création en décembre 1899 le Milan Cricket and Football Club, avec comme premier président Alfred Edwards, ancien vice-consul britannique.
Un autre Anglais, Herbert Kilpin, en est nommé capitaine et entraîneur. Ayant appris les métiers du textile avant d’émigrer en Italie, on le charge de modéliser le maillot du club. Il choisit de s’inspirer de la mode britannique de l’époque en concevant les rayures rouges et noires (rossoneri) avec la croix de Saint-Georges (blason de la ville de Milan) sur la poitrine. La légende colporte qu’il aurait justifié les couleurs, le rouge pour rappeler le feu des démons, le noir pour inspirer la peur, ajoutant même poétiquement : « le Milan sera comme un incendie sous un ciel orageux ».
Le club prend son nom définitif de Milan A.C. en 1936. D’immenses joueurs ont défendu les couleurs rossoneri. Dans mon enfance, je me souviens de l’Uruguayen Juan Schiaffino qui avait contribué largement à la victoire de la « Céleste » sur le Brésil lors de la Coupe du Monde 1950.

JUAN ALBERTO SCHIAFFINOinter grenoli

Dans ces fifties, je souriais du trio magique Gre-No-Li » du nom de trois Suédois Gunnar Gren, Gunnar Nordahl et Niels Liedholm.
Au tournant des années 1980-90, c’est un trio de Hollandais tout en cheveux qui enchanta l’Europe : Frank Rijkaard, Marco Van Basten et Ruud Gullit (de gauche à droite).

Milan Les Hollandais

Ma compagne ne fut pas insensible, outre leur valeur sportive, au charme de Gianni Rivera, Paolo Maldini et Marco Simone qui effectua deux saisons au P.S.G, beaux comme des modèles de Botticelli.

Gianni RiveraMaldiniSimone

milan ac sabrina

Comment ne pas être outré devant le maillot porté par les Milanais lors de leur dernière sortie en Ligue des Champions contre Newcastle ? Une insulte à l’histoire d’un club et d’un maillot mythique !

Milan Leao

Le rival de la capitale lombarde, l’Inter Milan est né, en mars 1908, à l’occasion d’un repas au restaurant L’Orologio (l’horloge), d’une scission avec l’ancêtre du Milan A.C, le Milan Cricket and Football Club. À l’époque, ce dernier restreint l’accès du club aux seuls joueurs italiens. À l’inverse, des dissidents prônent l’ouverture et décident de créer leur propre club où pourront évoluer des joueurs étrangers sans limites. Le concept se retrouve dans le nom du Club : Internazionale Milano.
Un des dissidents, Giorgio Muggiani, un peintre futuriste renommé, qui assiste à ce repas, est chargé de concevoir les couleurs du nouveau club. Pour se démarquer du rival, l’artiste adopte les rayures noires et bleues. La poésie rejoint la légende : « Cette merveilleuse nuit donnera les couleurs de notre blason : noir et bleu sur le fond doré des étoiles. Il s’appellera International, parce que nous sommes frères du monde. »
Avec l’arrivée de Mussolini au pouvoir, le club est visé par plusieurs restrictions. La mention Internazionale déplaisant au Duce, l’Inter est obligé en 1929 de fusionner avec le Milanese Unione Sportiva pour former l’Ambrosiana Inter, référence à Saint Ambroise, le patron de la ville. Le bleu et le noir sont abandonnés et remplacés par une tunique blanche et une large croix rouge symboles du duché de Milan.
Le club retrouvera bientôt son nom d’origine et ses couleurs nerazzurri.

Inter Milan

Nourri dans mon adolescence par les thèses du merveilleux Miroir du Football (une autre idée du football !), je n’avais guère de considération pour l’Inter qui, bien que vainqueur au début des années 1960 de plusieurs Coupes d’Europe des Clubs et Coupes intercontinentales, pratiquait, sous la houlette de l’entraîneur franco-argentin Helenio Herrera, un jeu ultra défensif, un catenaccio des plus sordides. Voici en exemple, un extrait de l’éditorial de François Thébaud suite à la finale de la Coupe d’Europe Inter-Real Madrid, en mai 1964, au Prater de Vienne : « Voyage au bord de l’écœurement ! Le comportement de l’Inter fut de nature à exaspérer les plus indulgents. Il ne s’agit pas de s’en prendre aux joueurs pris individuellement. Ceux de l’Inter sont des éléments de premier ordre sur le plan technique et athlétique… Malheureusement ces qualités sont mises au service d’un système de jeu négatif, destructif, qui implique des séquelles inadmissibles, si l’esprit qui l’inspire est décidé à pousser le « réalisme » jusqu’aux limites extrêmes de l’efficacité. C’est le cas de l’Inter inspiré par Herrera. Le football est régi par des règles. La violation de ces règles appelle les sanctions prévues par les lois du jeu. Pour les « réalistes » de l’Inter, la violation des règles ne soulève ni scrupule, ni hésitation lorsque leur intérêt est en cause … Voilà où mène la logique inflexible de ce faux réalisme qui n’est en réalité qu’un opportunisme systématique. À tourner en dérision non seulement l’esprit du jeu mais aussi la morale sportive… Le « béton » de l’Inter est si efficace qu’il a heureusement réussi à écœurer des millions de sportifs. Car ils sont des millions ceux qui ne confondent pas les satisfactions provisoires du chauvinisme avec l’impression de dégoût que laisse une aussi malsaine caricature du sport. »
Habillés pour l’hiver, les Nerazzurri ! Ces joutes idéologiques appartiennent à un autre temps médiatique.

Derby Madonnina

Vœu possiblement jamais exaucé, j’aimerais volontiers assister à un derby della Madonnina entre Rossoneri du Milano et Nerazzurri de l’Inter. Les deux équipes évoluent dans le même stade mythique du quartier San Siro. Lorsque le Milan A.C joue à domicile, l’enceinte se nomme San Siro, quand c’est l’Inter qui reçoit, le stade s’appelle Giuseppe Meazza, du nom d’un immense attaquant de l’entre-deux guerres qui remporta les Coupes du Monde 1934 et 1938. Il joua dans les deux clubs mais il appartient plus à la légende de l’Inter qu’au Milan où il ne laissa pas une grande trace.

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Les jours de ce que de nombreux tifosi surnomment la Scala del Calcio, semblent comptés, la construction d’un nouveau stade étant prévue à l’horizon 2027.
Le Miroir du Football, avec ses chroniques sur le football sud-américain, suscita aussi ma curiosité et mon envie en particulier pour deux clubs de légende de Buenos Aires, Boca Juniors et River Plate***, et leurs merveilleux maillots.

Grafico Boca River

C’est en 1905 que naquit dans le quartier populaire de la Boca de la capitale argentine, le Club Atlético Boca Juniors, grâce à des immigrés génois, ce qui explique le surnom donné aux joueurs, de Xeneize (« Génois » dans le dialecte du port Ligurien).
Le tout premier maillot fut … rose comme celui de la Juventus. Après bien des discussions et des moqueries, le club va trouver en 1907 ses couleurs mythiques, de manière cocasse.
Un certain Juan Brichetto, membre du club et travailleur au port de la Boca, voit arriver le Drottnig Sophia, un vaisseau battant pavillon suédois. Il est fasciné par les couleurs bleu foncé et or qu’il propose aussitôt aux partenaires du club.
Adopté, dans un premier temps, le maillot de Boca sera bleu traversé par une bande diagonale jaune. C’est en 1913 que la bande dorée devient horizontale. 110 ans et 35 titres de champion plus tard, le maillot me ravit toujours, même si, inévitablement, le nom du sponsor publicitaire apparaît désormais sur la bande jaune.
À tout jamais, le club est lié à l’un des plus illustres footballeurs de l’histoire, Diego Maradona, le Pibe de Oro (le gamin en or), qui porta ses couleurs avant de débarquer en Europe.

Maradona Boca

Indissociable ou presque de Boca Juniors, est l’histoire du grand rival, Club Atlético River Plate, né aussi dans le même quartier de la Boca de la fusion en 1901 de deux modestes équipes, La Rosales et Santa Rosa.
On voulut alors trouver un nom à consonance anglaise. Le président de La Rosales, un certain Pedro Martinez, se promenant sur la digue numéro trois du port, à l’embouchure du Rio de la Plata (la « rivière d’argent »), vit inscrit sur des caisses que transportent des ouvriers, le nom de River Plate. Adopté !
Au départ, le maillot de River Plate est blanc uni. Ce n’est qu’en 1908 que la diagonale rouge apparaît, suite, selon la légende, à une nuit de carnaval au cours de laquelle cinq jeunes gens récupèrent sur un char un large ruban de soie rouge dont ils ceignent leur tunique blanche. Le maillot mythique est validé.
Comment voulez-vous que le gamin que j’étais encore ne tombât pas en pâmoison devant la beauté footballistique et vestimentaire du tout jeune Omar Sivori*** ?

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Assister au Superclàsico Boca-River, dans leur antre de la Bombonera ou du Monumental, est un autre rêve que je ne concrétiserai probablement jamais.
À la fin des années 1940, on trouvait également des fans de River Plate et de son maillot chez les dirigeants du club de Liga Rayo Vallecano. C’est comme ça que les joueurs de cette équipe d’un quartier de Madrid portent également le beau maillot blanc avec son écharpe rouge.
Il n’y a pas que la citadelle inca du Machu Picchu, il y a aussi, outre le style débridé et offensif de l’équipe du Pérou, la « blanquirroja », référence au fameux maillot blanc avec une diagonale rouge en écharpe, la vénérable star octogénaire de la sélection.

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C’est en s’inspirant aussi de la tenue du club de River Plate, tout frais champion d’Argentine, que l’équipe nationale péruvienne se présente aux Jeux Olympiques de Berlin en 1936, excellent moyen de propagande pour Adolf Hitler.
Au grand dam du Führer, l’Allemagne est éliminée par la Norvège. Il reporte ses espoirs, pour sauver l’honneur des nazis, sur la sélection autrichienne qui affronte le Pérou en quart de finale. Dans les prolongations, malgré trois buts refusés par l’arbitre italien, le Pérou allait l’emporter quatre buts à deux, lorsqu’à une minute de la fin, des supporters soi-disant péruviens pénétrèrent sur le terrain. L’arbitre arrêta définitivement le match. Le comité olympique, contraint probablement, décida d’annuler le résultat et de faire rejouer le match, ce que la délégation inca, se sentant lésée, refusa. Ainsi, l’Autriche fut déclarée vainqueur. La légende retient que les dits « supporters péruviens » trop enthousiastes étaient des spectateurs mandatés par les plus hautes autorités nazies.

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Trois ans plus tard, los Incas remportèrent la Copa America avec cette « camiseta ». La sélection était composée de joueurs d’origines diverses (indiens, européens, africains, asiatiques et métisses). Le symbole identitaire d’un pays mixte était tout trouvé.
Mon goût pour ces maillots blancs à écharpe rouge explique peut-être en partie ma sympathie pour l’A.S. Monaco. Jusqu’en 1960, année où le club princier remporta sa première Coupe de France, le maillot était rayé rouge et blanc, couleurs du drapeau national et des armes de la famille Grimaldi. Une vision poétique fait aussi allusion au sang de Sainte Dévote, jeune chrétienne martyre au IVème siècle et patronne de la principauté.

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Suite à cette première victoire « nationale », la Princesse Grace Kelly, actrice fétiche d’Alfred Hitchcock et épouse du souverain Rainier III, conçut le nouveau design du maillot avec la diagonale triangulaire rouge partant de l’épaule droite jusqu’à la hanche gauche.

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Un maillot véritablement porte-bonheur, car dans la foulée, l’équipe du Rocher remporta son premier titre de champion de France en 1961 et réussit le doublé coupe-championnat en 1963.
Dans son numéro de mai 1963, le Miroir du Football (« réservé à ceux qui aiment le vrai football ») rendait hommage en couverture à la grâce (de Monaco ?) et à la classe à travers deux de ses plus talentueux joueurs, Théo et Douis. Une époque splendide !
Quelque part, je suis heureux que le club du Havre Athletic Club (H.A.C) ait retrouvé l’élite au début de cette saison. Mes origines normandes ne sont sans doute pas étrangères à cette satisfaction, même si dans mon enfance, j’étais avant tout supporter du Football Club de Rouen (F.C.R) avec son maillot rouge et chevron blanc.

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Le petit gosse que j’étais devait être aussi heureux que les joueurs du F.C. Rouen devant la Une de Miroir-Sprint

Bon sang ne saurait mentir, au mois de mai 1959, hors les exploits de Jacques Anquetil sur les routes du Giro, le cœur de la Normandie sportive battait pour le HAC qui allait devenir le premier club de deuxième division à gagner la Coupe de France, exploit seulement réédité en 2009 par l’En-Avant de Guingamp. Pour y parvenir, il lui fallut jouer deux finales, la première s’étant achevée sur un score de parité. Conséquence collatérale, ce n’est pas le général De Gaulle, présent lors du premier match, qui remit la Coupe, mais le ministre des sports, l’ancien alpiniste Maurice Herzog.

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Depuis une dizaine d’années, les jeunes supporters du Stade Océane chantent, avant chaque match, sur l’air du « God save the … King », un hymne rappelant l’histoire de leur club : « À jamais le premier de tous les clubs français, Ô H.A.C, fier de tes origines, fils d’Oxford et de Cambridge. Deux couleurs font notre prestige : Ciel et Marine ».
L’histoire de la naissance du club et de ses couleurs, à la fin du XIXème siècle, se perd un peu aujourd’hui dans la brume océane, cependant acceptons une part de légende, elle est trop belle. Ce serait un hommage aux inspirateurs du club (lequel ? rugby ou football ?), des anciens étudiants britanniques qui souhaitaient retrouver dans le maillot le bleu ciel de l’université de Cambridge et le bleu marine d’Oxford.

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Ce qui est réconfortant, c’est que, récemment, le club doyen n’a pas renouvelé le contrat d’équipementier avec Nike pour produire lui-même son maillot sous la marque 1872 avec une répartition équitable des deux nuances de bleu.
Autres gardiens du temple chromatique, ce sont les Sang et Or du Racing Club de Lens quoiqu’ils troquent, cette saison, parfois à l’extérieur, leurs couleurs traditionnelles pour un maillot vert et noir, pas incongru cependant car il renvoie à l’ancienne place Verte, aujourd’hui place de la République, de la cité nordiste où commencèrent à jouer des lycéens au début du XXème siècle, et au noir du charbon des mines.
Après la Première Guerre mondiale, le club disparut et rejoignit le giron de l’Union Sportive du Foyer Franco-Américain aux couleurs des Etats-Unis, bleu ciel pour le maillot, blanc pour le short et rouge pour les bas.
Les couleurs actuelles rouge et jaune sont apparues fortuitement, en 1924, avec l’arrivée d’un nouveau président René Moglia qui, lors d’une promenade en ville, passa devant l’église Saint-Léger ravagée par les bombardements. On lui fit remarquer que cet édifice religieux était un vestige de l’occupation espagnole, lorsqu’aux XVIème et XVIIème siècles, la région était rattachée aux Pays-Bas de l’empereur Charles-Quint. L’Espagne, c’est le rouge et jaune, c’est aussi l’arène et le combat, l’or de la tenue du torero, le sang du taureau.

Lens maillotRC Lens

Les supporters préfèrent y voir, depuis les années 1950, une référence au sang des mineurs et au charbon, matière précieuse de l’industrie régionale. Leurs chants déferlent sur les gradins du stade Bollaert.

« Au nord, c’étaient les corons,
La terre c’était le charbon
Le ciel c’était l’horizon
Les hommes des mineurs de fond … »

Le club des « Gueules noires » était dans mon enfance le symbole des valeurs et de l’identité des mineurs, un miroir aussi de cette riche immigration, source aujourd’hui de pitoyables mascarades parlementaires. Beaucoup de joueurs étaient issus de familles polonaises, le gardien Arnold Sowinski, les défenseurs Polak, Kowal, Ziemczak, Plackzek, les frères Georges et Bernard Lech, un des héros de la campagne de Suède 1958 Maryan Wisniewski, Théodore Szkludlapski qui se mua en Théo quand il rejoignit l’A.S. Monaco. L’avant-centre Oudjani revendiqua son origine algérienne en intégrant en 1959 l’équipe du F.L.N.
Les Canaris du F.C. Nantes font partie des surnoms animaliers au même titre que les Aiglons de Nice, les Dogues lillois, les Lionceaux sochaliens ou les Merlus de Lorient. Le surnom des joueurs nantais provient des couleurs jaunes et vertes de leur maillot, et aussi d’une trouvaille des journalistes pour éviter les répétitions dans leurs articles.
Il faut aller chercher l’origine de ces couleurs volatiles … sur un hippodrome. Membre fondateur du club en 1943, avec Marcel Saupin (le stade portait ce nom avant la construction de la Beaujoire), Jean Le Guillou possédait une écurie de chevaux. L’un d’eux, un crack baptisé Ali Pacha, était monté par un jockey à la casaque jaune et verte. Ces couleurs porte-bonheur furent donc adoptées pour les footeux.

315 - Gauche

Le club est resté fidèle à ces couleurs, seule leur disposition a varié à travers les modes et les époques. Ma sympathie date de mon adolescence et du style de jeu chatoyant prôné par de brillants formateurs humanistes, José Arribas, Coco Suaudeau, Raynald Denoueix. On célébrait alors le « jeu à la nantaise », une véritable appellation contrôlée.

Nantes FC 1

Je ne peux évidemment pas passer sous silence les couleurs de mon club de cœur (d’Yvelinois d’adoption), le Paris-Saint-Germain, même si elles ont excessivement évolué avec un merchandising outrancier dont l’une des toutes récentes excentricités fut le flocage sur le dos des noms des joueurs en mandarin, en vue de développer un marché asiatique.
Ma forte sympathie pour ce club prit racine à sa naissance en 1973, d’abord pour son jeu offensif inspiré par Just Fontaine**** (toujours recordman de buts en Coupe du Monde, 65 ans après), mais aussi pour l’élégance du maillot qui s’imposa au fil des années comme un symbole : principalement bleu avec une large bande rouge verticale au milieu du torse encadrée par deux liserés blancs. Naturellement stylé puisqu’il fut dessiné par le couturier Daniel Hechter, jeune président du club : « L’inspiration c’est comme la mode, ça vient tout d’un coup. On ne sait pas pourquoi. Dans la rue, j’ai vu une Ford Mustang avec sa bande centrale sur le capot qui se prolongeait sur le toit et j’ai transposé ça. J’ai commencé à dessiner et j’ai trouvé cette bande centrale sur le maillot quand, à l’époque, les bandes étaient horizontales. Seul l’Ajax Amsterdam avait une bande centrale ; certains ont d’ailleurs cru que je m’en étais inspiré, ce qui n’était pas le cas ».
J’eus la chance, à l’issue d’une séance d’entraînement au Camp des Loges, de pouvoir photographier individuellement tous les joueurs avec leur maillot, ici le capitaine Mustapha Dahleb, un artiste du ballon rond.

PSG Dahleb

Les sponsors s’affichèrent bientôt en grosses lettres sur la poitrine, puis au début des années 1980, le blanc remplaça le bleu, une manière peut-être de retrouver une certaine virginité après un scandale de double billetterie qui avait entraîné la démission de Daniel Hechter.
Il me reste de cette époque, telle une relique, une écharpe en laine, dessinée elle aussi par le couturier, qui me protégeait des frimas de l’hiver dans les travées du Parc des Princes. Aucune inscription, les seules couleurs et leur agencement constituaient l’image de marque.

PSG maillots

Fi de rivalités ridicules de « classico », pour ne pas offenser la bonne mère et ceux de la Cane-cane-Canebière chère à Henri Alibert et Vincent Scotto, je me dois d’évoquer les couleurs de l’Olympique de Marseille.
C’est sous le nom de Massalia que fut fondée Marseille, six siècles avant notre ère, par des marins grecs venus de Phocée, un port d’Asie mineure (aujourd’hui Foça, ville turque près d’Izmir). Est-ce aussi limpide que cela, la cité phocéenne adopta les couleurs de la Grèce, bleu ciel et blanc, attestées par ses armoiries : « blason d’argent à la croix d’azur ».
L’Olympique de Marseille naquit en 1899 suite à la fusion du Football Club de Marseille (dont la devise était « Droit au but ») et le club d’escrime L’Épée.
Le fondateur de l’O.M, un aristocrate du nom de René Dufaure de Montmirail, adhérant aux valeurs prônées par le baron Pierre de Coubertin qui venait de relancer les premiers Jeux Olympiques de l’ère moderne, décida d’imposer le blanc, symbole de l’olympisme, pour le maillot des Olympiens.

OM Miroir SportsO.M Coupe 1954OM Finale 1993OM croix

Dans ma jeunesse, les joueurs de l’O.M apparaissaient avec des bas foncés sur les photographies des beaux magazines sépia.
Dans un passé récent, le club s’est souvenu de son histoire ou de celle de la ville. Ainsi, clin d’œil au drapeau de la ville, il porta un maillot blanc orné d’une croix bleue.
Une autre tunique devenue culte est celle portée lors de la finale victorieuse en Ligue des Champions en 1993, blanche avec trois bandes bleues sur l’épaule rappelant l’équipementier dont le principal actionnaire était alors le patron du club.
Cédant à des exigences commerciales de plus en plus pressantes, le club a aussi adopté parfois de surprenantes couleurs, ainsi un maillot doré pour célébrer en 1999 son centenaire, et plus contestable encore, la couleur orange qu’on retrouve dans le naming du stade (Orange Vélodrome). Pognon oblige !
La couleur du maillot de l’A.S. Saint-Étienne a inspiré son surnom à l’équipe, « les Verts », même si on assiste désormais à quelques incartades chromatiques comme dans beaucoup d’autres clubs.
La couleur verte, comme le nom du stade, est liée à son fondateur Geoffroy Guichard, à la tête de Casino, la société de distribution stéphanoise (en profonde détresse économique aujourd’hui !). Dès 1912, il créa l’Amicale des Employés Casino pour leur offrir la possibilité de pratiquer le sport, et notamment le football, dans les meilleures conditions. Dès l’origine, la couleur verte des locaux de l’entreprise est adoptée.
Afin de respecter le règlement de la Fédération qui interdit l’utilisation de noms de marques dans l’appellation des clubs, l’Amicale des Employés Casino devient en 1920 l’Amical Sporting Club qui fusionnera en 1927 avec le Stade Forézien Universitaire pour donner naissance à l’Association Sportive Stéphanoise, puis l’ASSE en 1933, tout en restant fidèle à la couleur verte.
La France sportive a encouragé et chanté les Verts dans la première moitié des années 1970, à l’époque des grandes joutes européennes qui les conduisirent jusqu’à une finale à Glasgow perdue… à cause peut-être de poteaux carrés. Manufrance, autre symbole de la ville, s’affichait en grosses lettres sur le maillot (hors les rencontres de Coupe d’Europe).

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J’ai une préférence pour le maillot des années 1950 vierge de toute inscription. Qu’elle est émouvante cette photographie de l’équipe, championne de France en 1957, avec en arrière-plan les tribunes de Geoffroy Guichard et les hautes cheminées d’usines !

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L’immigration, comme à Lens, était une richesse. Les frères Tylinsi, enfants d’immigrés polonais, le capitaine René Domingo d’origine espagnole, un Camerounais Eugène N’Jo-Léa (futur président de l’Union des Footballeurs Professionnels), l’Algérien Rachid Mekloufi, et aussi le Hollandais Kees Rijvers constituaient une équipe solidaire, volontaire et inspirée pour le bonheur du « peuple vert ».

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Very Nice, les couleurs de l’Olympique Gymnaste Club de Nice cher à Bernard Morlino, auteur d’un livre chaleureux sur son équipe de cœur : « Parmi les couleurs (du stade du Ray ndlr), il y avait bien sûr celles du maillot niçois. Si je ne sais plus celles que portaient les adversaires, en revanche le maillot rayé rouge et noir s’imprimait définitivement dans mes yeux, mon cerveau et mon cœur. Elles sont les plus belles couleurs du monde. Un beau rouge vif et un noir profond. De plus, le short était noir et les bas aussi. Cette tunique devenait la seule possible. Le maillot n’avait même pas l’écusson du club. Il était sans publicité, rien que rouge et noir… Les joueurs de l’A.C. Milan portent exactement le même maillot rayé rouge et noir que celui du Gym. Il m’a fallu admettre que les premiers dirigeants niçois de 1903 avaient copié les transalpins, à la création du club … Malgré ce désagrément, Nice reste l’unique pour moi à être rouge et noir. Je ne veux même pas entendre parler du roman de Stendhal. Ni d’En rouge et noir de la chanteuse Jeanne Mas, à un moment l’hymne du Gym.

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J’aime le club de Nice aussi pour son beau nom : Olympique Gymnaste Club de Nice. En France, il y a des Olympiques, des Stades de …, des Associations, des Football Club, mais il n’y a qu’un seul Olympique Gymnaste Club, et c’est Nice. Ses initiales sont uniques : OGC Nice, OGCN. Je prononce souvent à tue-tête l’Olympique Gymnaste Club de Nice. »
Le jeune Morlino était-il présent lorsque son équipe favorite et le déjà légendaire Real Madrid s’alignèrent devant les tribunes combles du stade du Ray à l’occasion d’un quart de finale aller de la Coupe d’Europe des clubs champions 1960 ? Je me souviens d’avoir suivi à la télévision l’exploit des Aiglons avec un triplé du Luxembourgeois Vic Nuremberg.

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Nul ne guérit de son enfance. Curieusement, le maillot qui me procura peut-être le plus d’émotions fut celui du Racing Club de Paris, aujourd’hui disparu du football professionnel : cerclé bleu ciel et blanc, short noir, bas noirs.
Comme dit l’autre, les goûts et les couleurs, ça ne s’explique pas ! Je ne pouvais même pas, à l’époque, moi le gamin normand, faire valoir quelconque attachement géographique ou familial à la capitale. J’étais peut-être victime du syndrome de la ville lumière, du moins sportivement : les trajets en voiture vers la banlieue de Colombes pour les matches internationaux et les finales de Coupe de France, plus rarement vers le Parc des Princes à l’occasion des « Racing-Reims » ambassadeurs du football panache.
Le Racing développait un jeu résolument offensif, dépassant souvent la barre des 100 buts par saison. Une inconstance chronique et désarmante l’empêchait cependant de remporter un titre. Lors du championnat de France 1961-1962, le Racing terminant à égalité avec le Stade de Reims, on calcula leur moyenne de buts (quotient des buts marqués et encaissés) jusqu’à trois décimales pour départager les deux clubs : pour trois petits millièmes, les Rémois de Kopa, Piantoni, Vincent purent sabler le breuvage à bulles local. Avec le mode de calcul à la différence de buts, comme aujourd’hui, les Racingmen auraient été champions de France.
Jean Ferrat, dans une de ses premières chansons, évoquait :

« Les petits bistrots
Où l’on vient goûter
Devant le perco
Le premier café
Le patron derrière son comptoir
On parle du Tour et du Racing
Devant un rouge ou un p’tit noir… »

Dans la première décennie de mon existence, le Racing compta dans ses rangs des artistes de la balle ronde : René Vignal dans les buts, au milieu de terrain (on disait demis et inters) un franco-marocain Abderrahman Mahjoub et un prodigieux brésilien un peu dilettante Yeso Amalfi, à la pointe de l’attaque Thadée Cisowski, d’origine polonaise, que, juché sur les épaules de mon père, je vis planter cinq buts contre la Belgique à Colombes.
Grâce à mon oncle, qui avait été collègue du père de François Heutte à l’École Normale d’Instituteurs d’Évreux, j’avais pu, à l’occasion de la venue du Racing à Rouen, approcher et même faire signer mon carnet d’autographes au jeune ailier international ainsi qu’à Jean-Jacques Marcel, au grand technicien yougoslave Milos Milutinovic, et à « Monsieur Joseph » Ujlaki. Récompense incomparable qui expliquait que j’avais les yeux de la passion pour ces champions et leur maillot. Le vrai chic parisien !

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Mon goût prononcé pour un maillot vient souvent du jeu à panache pratiqué par ceux qui le portent. Il en est ainsi des blaugranas, les couleurs bleu et grenat en catalan du F.C. Barcelone qui furent décidées par le fondateur du club, Hans Gamper (un tournoi est organisé à son nom en début de saison). Cet expert-comptable suisse, émigré en Catalogne à la fin du XIXème siècle, reprit tout simplement les couleurs du F.C. Bâle, club dont il avait été capitaine avant son exil.
J’avais 11 ans lorsque le Barça apparut dans mon horizon sportif avec l’arrivée du Hongrois Sàndor Kocsis surnommé Tête d’or. Il avait appartenu au Onze d’Or, la légendaire équipe de Hongrie du début des années 1950. Je l’avais vu jouer l’un de ses derniers matches sous le maillot magyar (grenat aussi) à Colombes, peu avant que l’insurrection de Budapest et l’invasion russe l’obligent à s’exiler.

Barça Kocsis

Barça Kocsis

Quelques-uns des plus grands joueurs de l’histoire du football portèrent haut le maillot blaugrana : le Hollandais Johan Cruyff, les Brésiliens Ronaldo, Ronaldinho et Neymar, les Argentins Maradona et Messi. Heureux spectateurs du Nou Camp !

Johan Cruyff Barça

Maradona Barça

Un autre de mes coups de cœur va aux Red Devils, les « diables rouges » du Manchester United Football Club, les premiers à avoir apporté à l’Angleterre, pays inventeur du football, sa première victoire en Coupe d’Europe des clubs champions en 1968.
Á l’origine, le club s’appelait le Newton Heath LYR parce que créé par des ouvriers de la Lancashire and Yorkshire Railway. Ses couleurs, vert et or, étaient celles de la compagnie ferroviaire. Il fallut attendre l’année 1902 pour que le club prenne le nom de Manchester United et opte pour son célèbre maillot rouge.
C’est au 7 février 1958 que remonte ma sympathie pour l’équipe mancunienne : la veille, la moitié de l’équipe avait péri dans un crash d’avion survenu à l’aéroport de Munich, au retour d’un match de Coupe d’Europe disputé à Belgrade. L’émotion fut immense dans l’Europe du football. Parmi les survivants, figuraient le mythique manager Matt Busby et le tout aussi légendaire joueur Bobby Charlton qui nous a quittés il y a quelques semaines.
Le poids de l’histoire : devant le stade d’Old Trafford, le « théâtre des rêves », est érigé un groupe monumental représentant the holy trinity, le trio des fabuleux attaquants Bobby Charlton, l’écossais Denis Law et le fantastique et fantasque nord-irlandais George Best qu’un journaliste surnomma le « cinquième Beatles » (« une gueule d’ange qui débarqua en même temps que la minijupe et la pilule »). Ensemble, ils menèrent le club à sa première conquête européenne. Tous les trois obtinrent le Ballon d’Or.

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Vingt-cinq ans plus tard, c’est un Français, « Eric the King », qui devint l’idole d’Old Trafford. Le col blanc de son maillot rouge toujours relevé, Cantona offrit quatre titres de champion d’Angleterre et deux Cups aux Red Devils.
Il revêtait un maillot noir lorsque, le funeste 25 janvier 1995, après avoir rabaissé son col, « il mit son pied dans la gueule d’un supporter de Crystal Palace qui lui hurlait « enc… de bâtard de Français ! » ». C’est suite au grondement médiatique engendré par ce geste digne de Bruce Lee que « Picasso Cantona » (comme on le nommait dans les Guignols de Canal Plus) sortit cette métaphore que les journalistes firent semblant de ne pas comprendre : « Quand les mouettes suivent un chalutier, c’est parce qu’elles pensent que des sardines seront jetées à la mer. »
Le club occupe la première place du palmarès des maillots les plus vendus dans le monde (plus de trois millions en 2022).
En même temps que le football devenait un sport-spectacle aux enjeux financiers énormes, attirant des fonds d’investissements américains et asiatiques, on a assisté à une commercialisation effrénée des maillots, objets désormais industriels destinés à générer de l’argent. Chaque saison, les clubs les plus huppés renouvellent les modèles, voire même les couleurs à travers la vente de « second » et même « third » maillot.
Je ne suis pas persuadé que le gosse que je fus, aujourd’hui boomer, aurait jeté un regard d’envie vers les étals de maillots (des contrefaçons parfois ?) que l’on croise dans certains centres villes touristiques.

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Je doute de la sincérité des joueurs de maintenant baisant trop ostensiblement leur maillot pour manifester auprès des supporters leur attachement aux couleurs du club.
Ne dupons-nous pas le petit garçon jouant sur la pelouse de ma résidence avec le maillot du Barça floqué du nom de Messi qui est parti depuis sous le soleil de Floride (après un crochet par le Paris S.G) pour amasser toujours plus d’argent ?
En guise de conclusion, j’ai envie de vous raconter encore une dernière histoire de maillot, celui très original de l’équipe nationale de Croatie.
Prologue : c’était un autre temps, j’étais avec mon papa, à Colombes, le 11 novembre 1955, pour assister à la rencontre amicale entre l’équipe de France et celle de Yougoslavie constituée de formidables manieurs de ballon et d’un gardien de but Vladimir Beara presque aussi légendaire que son confrère soviétique Lev Yachine. Portant la même tenue noire, surnommé le « danseur aux mains d’acier », sans doute à cause de sa passion pour la danse classique, Beara était admiré pour son style à la fois explosif et gracieux. Vous connaissez mon goût depuis l’enfance pour les gardiens de but.

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Ce jour-là, les Yougoslaves évoluant dans une tenue identique, maillot bleu, culotte blanche et bas rouges, nos Tricolores, emmenés par Kopa et Piantoni, avaient opté pour un maillot rouge, une culotte blanche et des bas bleus.
Le 16 octobre 1990, quelques mois avant de déclarer officiellement son indépendance, la Croatie, encore province yougoslave, organisa à Zagreb un match international contre les États-Unis. Á cette occasion, les joueurs croates enfilèrent leur fameux maillot à damier rouge et blanc, référence au blason qui figure sur les trois bandes rouge blanc bleue du drapeau national : 13 carreaux rouges, appelés gueules dans la science des blasons, et 12 carreaux blancs baptisés argent, référence à l’échiquier symbole du peuple croate depuis 1527. Le royaume d’alors était placé sous l’aile de la Maison d’Autriche et l’échiquier rouge et blanc figurait sur les armoiries des Habsbourg. L’échiquier en lui-même s’inspirerait d’une légende datant du Xème siècle : le roi d’alors, un certain Étienne Drjislav, prisonnier du doge de Venise Pietro II Orseolo, aurait retrouvé sa liberté après avoir remporté trois parties d’échecs consécutives contre son geôlier.
Malgré son histoire mouvementée, le football croate s’est maintenu dans l’élite mondiale grâce à d’exceptionnels joueurs comme Boban et Suker, et aujourd’hui Luka Modric, Ballon d’Or 2018.

Modric Croatie

Son curieux maillot me ramène étonnamment encore à l’enfance, la toile cirée de la cuisine, les boîtes Lustucru en métal où ma chère grand-mère rangeait ses biscuits et ses épices.

Lustucru

* Un long paragraphe est consacré à René Vignal dans ce billet : http://encreviolette.unblog.fr/2011/02/11/la-vieille-dame-de-beziers-ou-le-stade-des-sauclieres/
** http://encreviolette.unblog.fr/2022/08/23/comme-gisele-bienne-jai-grandi-avec-le-stade-de-de-reims/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2020/12/27/moi-je-suis-du-temps-du-tango-avec-omar-sivori-et-diego-maradona/
**** http://encreviolette.unblog.fr/2023/03/30/adieu-justo/

Publié dans:Coups de coeur |on 30 décembre, 2023 |1 Commentaire »

Flâneries à Bruxelles (5)

La période n’est vraiment pas propice à la sérénité.
Nous avons repoussé d’une semaine notre visite à notre chère petite-fille bruxelloise suite à l’odieuse attaque terroriste dans la capitale belge visant deux malheureux supporters suédois qui se rendaient au stade du Heysel, vêtus du maillot de leur équipe favorite, pour assister à la rencontre entre la Suède et la Belgique, dans le cadre des qualifications pour l’Euro de football de l’été prochain. Il ne fait même plus bon vivre sa passion a priori pacifique pour son sport favori, même la folie et la connerie s’invitent de plus en plus fréquemment dans les stades et leurs abords.
L’ignominieuse fusillade trouverait racine dans des autodafés du Coran devant la mosquée de Stockholm et le Parlement suédois.
Pure coïncidence, comme pour conjurer involontairement le sort, notre après-midi est consacré à une sortie au magasin IKEA, la populaire chaîne de mobilier et objets de décoration d’intérieur, à l’origine suédoise et dont le siège est aujourd’hui aux Pays-Bas. Son nom est un acronyme tiré des initiales de son créateur Igvar Kamprad, de la ferme familiale Elmtaryd et de son village natal Agunnaryd. Décédé en 2018, Igvar, multi milliardaire en dollars, retiré en Suisse, avait envoyé un courrier à ses salariés leur demandant pardon pour « une erreur de jeunesse », ses sympathies pronazies.
Les vêtements des employés empruntent au drapeau national suédois les couleurs jaune et bleue, celles qui ont permis au terroriste de repérer ses futures cibles et victimes.
En ce vendredi après-midi, la clientèle du magasin d’Anderlecht est constituée majoritairement de familles d’origine maghrébine. Molenbeek, la commune limitrophe, traîne, de manière excessive, une réputation de foyer d’islamisme radical  depuis les attentats de Paris du 13 novembre 2015 et ceux du 22 mars 2016 à Bruxelles. À l’époque, le regretté chanteur Arno monta au créneau contre Donald Trump qui s’était entiché de traiter Bruxelles de « trou à rat » : « Tout le rapportage sur Bruxelles et Molenbeek dans les médias étrangers est sérieusement sous influence. Un journaliste néerlandais est venu faire un reportage dans ma rue (du quartier Sainte-Catherine ndlr). Du bullshit pure souche ! Tout le monde me demande quelle est la situation à Molenbeek. La commune est devenue plus célèbre que la Belgique. Et quand je réponds que là aussi, il y a de l’eau qui sort des robinets, oui, on me regarde bizarrement. S’il y a des crapules qui se baladent à Molenbeek, il ne faut pas avoir pitié d’eux, non. Mais 95% de la population est constitué de gens accueillants et propres sur eux-mêmes. On y trouve plein de chouettes coins. »
Arno avait achevé sa lettre ouverte au bouffon américain par une jolie pirouette : « J’espère que tu sais que Jésus est Bruxellois ? James Ensor (né à Ostende comme Arno) en a fait un beau petit tableau : la Joyeuse Entrée du Christ à Bruxelles. On peut l’admirer dans un musée à Los Angeles. Il faudrait que t’ailles voir ça ! »

tableau Ensor

Détail Ensor

Ayez la curiosité de découvrir cette toile iconoclaste de 1888 sur internet ! Que diable le prophète vient-il faire à Bruxelles dans cette véritable mascarade ? Le fils de Dieu, à peine discernable, est un simple quidam, chevauchant un âne, perdu dans une foule de masques grotesques au-dessous d’une banderole « Vive la Sociale ». Truculent comme une kermesse peinte par Brueghel !
Bon, dans le climat d’horreur et de chaos largement relayé depuis quelques jours par les médias, on ne peut chasser cependant de son esprit quelque scénario mortifère. Heureusement, une paix intérieure vous ramène vite à la (bonne) raison du vivre ensemble. Bruxelles est la ville la plus cosmopolite (on y croise plus de 180 nationalités et on y parle plus de 100 langues) d’Europe et près de 40% des personnes qui y résident ne possèdent pas la nationalité belge. L’ouverture et le respect de chacun dans sa diversité sont des valeurs inscrites dans l’ADN bruxellois que l’on retrouve dans de nombreux lieux culturels.
Ceci dit, ne cherchez pas d’explication à ce repli sur soi, nous avons prévu de passer la soirée en famille autour d’une … fondue savoyarde ! Dans les règles de l’art, nous avons amené outre-Quiévrain poêlon, réchaud, fourchettes et les fromages ad-hoc : reblochon, beaufort, abondance et tomme de Savoie. Sans oublier le vin blanc Apremont Sublime et, légère entorse à la recette, quelques gouttes de Kirsch d’Alsace. Les jeunes ont adoré, les seniors aussi, et pas un morceau de pain n’est tombé par maladresse !

Fondue 1Fondue 2

Est-ce la fatigue due à l’interminable déambulation dans le mythique labyrinthe fléché des rayons IKEA, la matinée du samedi a été plus grasse qu’à l’accoutumée.
Après le crachin incessant de la veille, le soleil est le bienvenu sur les quais de Sainte-Catherine. Les bassins ont été vidés en perspective de la prochaine mise en place du marché de Noël. Sur les pavés, à proximité de l’église Sainte-Catherine qui a retrouvé sa blancheur, est proposée gratuitement aux passants, durant tout le mois d’octobre, une exposition en plein air : « 50 photographies avec une histoire ».
Initiée par l’Acciòn Cultural Española dans le cadre temporaire de la présidence espagnole au Conseil de l’Union Européenne, elle offre un regard sur l’histoire de la photographie au-delà des Pyrénées des années 1930 à nos jours, de la guerre civile jusqu’à l’Espagne des années 2020 en passant par la Movida, foisonnant mouvement culturel qui apparut après la mort du caudillo Franco.

Expo Ste Catherine 1Expo Ste Catherine 3

Chacune des 50 images sélectionnées reflète une époque, une manière d’appréhender la photographie et, évidemment et surtout, la charge sociale et humaine qui s’y attache.
En scannant les codes QR figurant sur l’affiche, on accède sur son smartphone à une véritable visite guidée avec différents niveaux de lecture permettant de découvrir l’histoire cachée derrière chacune des œuvres.
Sans trop me soucier de la chronologie, j’arpente le pavé laissant mon regard se poser où bon lui semble, et d’abord sur l’affiche de l’exposition.

Expo Ste Catherine 4

L’artiste Chema Madoz, influencé peut-être par le mouvement surréaliste, extrait l’objet de sa fonction utilitaire, imaginant de nouvelles significations. Jouant sur la perspective, il assimile le verre de vin au pubis de la femme qui se tient derrière. Helmut Newton, en contemplant l’œuvre, se serait exclamé : « le meilleur nu que j’ai jamais vu ».

Expo Ste Catherine 5

Adiós Amigo ! Photographie, incongrue dans le contexte de l’exposition au premier regard, d’un cavalier qui semble se recueillir devant une ruine à l’allure de mausolée. En réalité, son auteur Sergio Belinchón s’est beaucoup intéressé aux westerns dits spaghetti qui firent fureur en Europe dans les années 1960-70 et dont certains d’entre eux furent tournés dans la province d’Almeria. Il s’était rendu sur les lieux réalisant même un long métrage vidéo, remake du film de Sergio Leone Le Bon, la Brute et le Truand, en positionnant son trépied très exactement à l’endroit où était placée la caméra dans le film original et en utilisant les mêmes optiques, cadrages et mouvements de caméra. Pas de Clint Eastwood, ni Lee Van Cleef, aucune présence humaine et animale, juste des étendues de plantes épineuses et la musique originale du film.
La photographie exposée ici est extraite d’une série de scènes réalisées dans les paysages désolés du Haut-Aragon, autour de Huesca, d’un cavalier errant à la recherche d’un endroit pour abreuver son cheval en traversant les autoroutes et regardant les traînées d’avion dans le ciel azur.

Ste Catherine torero

La provocation se ressent dans Torero cordero (1972), une photographie iconoclaste de Pablo Pérez-Minguez, artiste actif et même activiste au sein du mouvement Movida Madrileña qui agita la société espagnole dans le dernier quart du vingtième siècle, symbole d’une Espagne jeune et ouverte tournant le dos à un archétype de l’époque franquiste.
Ici, le photographe demande à son ami écrivain et poète Ignacio Gómez de Liaño de devenir torero, vêtu d’une perruque et d’un masque, tenant un mouton dans ses bras. « Ballerine ridicule » comme chante Cabrel. À la même époque, une autre figure de la Movida, le cinéaste Pedro Almodovar, mettait en scène des faenas sexuelles et mortelles dans son film Matador.
Plus dérisoire, réminiscence de mon enfance, Marcel Amont*, une légende du music-hall décédée cette année à l’âge de 93 ans, me faisait rire avec le combat du torero Escamillo avec un moustique.

« C’était un grand torero d’Espagne
Qui n’avait jamais vu qu’un taureau
Un charmant taureau venu de Cerdagne
Un gentil taureau, doux comme un agneau… »

Ste Catherine foot curés

Ma passion pour le football est satisfaite avec cette photographie étonnante de séminaristes jouant sur un terrain de fortune digne des « potreros » argentins.
Son auteur Ramòn Masats, catalan de naissance et madrilène d’adoption, décida que son terrain de jeu en photographie serait la rue. Lino Hernando est le nom du gardien qui défend son but avec tant de zèle. Le tireur est Mariano Enamorado qui raccrocha sa soutane après dix ans de sacerdoce. Cinq décennies plus tard, le photographe et le curé se retrouvèrent pour se souvenir de cette photo prise en 1959.
Le thème me semble moins décalé qu’il n’y paraît pour avoir lu récemment un article sur des chanoines membres d’une congrégation religieuse traditionnaliste qui organisent chaque dimanche dans leur petite commune de Lagrasse dans l’Aude, des matches de foot avec les habitants du village et notamment les réfugiés du centre d’accueil de demandeurs d’asile.
Encore un souvenir d’enfance : le plongeon spectaculaire du « portero » ecclésiastique me renvoie à Lev Yachine, le mythique gardien de but soviétique qu’on surnommait « l’araignée noire ».

Ste Catherine Ibiza

« Le premier bikini à Ibiza » semblera à première vue un cliché très banal de paparazzo, qui plus est à Ibiza, île des Baléares célèbre pour sa vie nocturne animée et ses boîtes de nuit.
Il faut se replacer en 1953, en pleine dictature franquiste, pour appréhender toute sa charge sociale, morale et politique. Son auteur Oriol Maspons photographie sur la plage la mannequin Monique Koller juste vêtue d’un bikini ramené de France, lorsque des gardes civils passent en arrière-plan. Ils l’ont regardée et en ont ri : une fille en bikini, c’était impensable, elle aurait été expulsée de n’importe quelle plage du littoral espagnol, cela allait complètement à l’encontre de la morale chrétienne.
Pour Maspons, la photographie était un langage pour témoigner de son époque, elle devait donc être « utile ». Alors que l’Espagne est sous le joug du franquisme, il vint trouver à Paris une bouffée de liberté dans les années 1955. Il fréquenta le « club des 30×40 », Robert Doisneau, Brassaï. De retour à Barcelone, il intégra la « Gauche divine », un groupe de jeunes intellectuels et artistes qui, à la fin des années 1960, se rebellèrent contre la culture officielle franquiste.

Ste Catherine Cuba

« Chevrolet bleu et couple de danseurs » est une photographie de José Maria Mellado qui a acquis une renommée internationale pour ses paysages retouchés numériquement parfois pas encore impactés par l’homme ou au contraire très dégradés par l’intervention humaine.
C’est le premier cliché qu’il prit en 2006 à son arrivée à La Havane. Alors qu’il flâne sur le Malecon, l’emblématique promenade du front de mer, une Chevrolet bleue s’arrête devant lui. Les portières s’ouvrent, la musique à fond, un couple en sort et commence à danser.
Mellado, fasciné, n’ayant pas son appareil Hasselblad avec lui, demande au couple s’il serait d’accord de revenir le lendemain pour qu’il puisse prendre quelques clichés : « D’accord, on se voit avant le coucher du soleil, à demain ! »
Sa photographie, probablement scénarisée, possède aussi une grande rigueur esthétique. Les lignes au sol et la plaque minéralogique répondent à la couleur jaune de la chemisette du danseur, le bleu de la Chevrolet et les marques blanches font écho aux vêtements de sa partenaire.
Je me laisse embarquer dans cette scène empreinte de sensualité, j’entendrais presque la musique de l’autoradio. Je pense bien évidemment aux merveilleux papys du groupe Buenavista Social Club et au film éponyme de Wim Wenders dont je vous offre le teaser.

Image de prévisualisation YouTube

Dans le clip, on aperçoit fugacement une fresque de Che Guevara.
En juin 1959, le journaliste du Diario Pueblo, Antonio Olano, est informé discrètement de la venue du Che à Madrid. Le gouvernement voulait que la visite du chef de la guérilla cubaine soit invisible et l’empêcher de rencontrer des opposants au régime.
Pour témoigner de l’événement, Olano fait appel à César Lucas, un jeune photographe de 18 ans travaillant pour l’agence Europa Press. Seulement, eux deux accompagnent Che Guevara pendant quelques heures visitant dans la capitale, la Ciudad Universitaria, la Faculté de Médecine, la Plaza de Toros de Vistalegre et aussi faisant du shopping aux Galerias Preciados, les grands magasins madrilènes d’alors.

Ste Catherine Guevara

À l’époque, le reportage connut peu d’écho dans les médias, ce n’est que bien des années plus tard, qu’il fut récupéré comme un précieux document sur le passage du Che à Madrid.
L’heure avance, je reviendrai peut-être seul dans l’après-midi pour poursuivre ma visite de cette intéressante exposition en plein air.
Pour l’instant, nous avons prévu de retrouver les jeunes au Laboureur, un bistrot plus que centenaire de la rue de Flandre dont je vous ai déjà parlé lors d’une précédente flânerie. Ici, les gens ont l’air de se connaître, on est certain d’y croiser encore quelques tronches d’atmosphère qu’on croirait sorties d’une exposition des regrettés photographes Robert Doisneau et Willy Ronis, et d’y entendre encore quelques bribes de Brusseleir, le fameux parler bruxellois. Le soir, j’ai encore eu l’occasion de le constater, quel que soit le temps, la terrasse est bondée. Devant ma Jupiler pression, je savoure cette chouette tranche de vie.

Laboureur 2Laboureur 1

On commence à avoir nos habitudes dans le quartier Sainte-Catherine. Un des serveurs du restaurant La Villette a même demandé à notre chère petite-fille quand elle envisageait de venir avec ses grands-parents … Aujourd’hui midi, justement !
En chemin, nous nous attardons devant quelques boutiques de la rue de Flandre, ainsi celle d’un bouquiniste brocanteur où est exposé un tableau d’un fier pigeon voyageur, champion d’un concours colombophile.

Pigeon

Je ne parle pas bien sûr des oiseaux qui défèquent sur les voitures et les bâtiments des villes, et accessoirement sur le costume d’un ancien président de la République. C’est en Belgique, et plus spécifiquement en Flandre, que l’on trouve les meilleurs pigeons de compétition dont la valeur marchande de certains atteint plusieurs centaines de milliers d’euros, en particulier depuis l’arrivée sur le marché d’acheteurs chinois et taïwanais. Espérons que ceux-ci n’exporteront pas quelque nouvelle saloperie de virus. En tout cas, cette arrivée massive d’argent entraîne certaines dérives : vols dans les élevages, rackets par des intermédiaires véreux et même dopage. L’ancien champion du monde cycliste et triple vainqueur de Paris-Roubaix, le Flamand Johan Museeuw, avait été convaincu d’usage de produits interdits à l’issue d’une enquête partie de soupçons de trafics d’hormones dans le milieu agricole, le peloton cycliste, les courses de chevaux et … de pigeons. L’excellent journaliste, le regretté Pierre Chany, écrivit qu’avant-guerre, certains coureurs du Tour de France, pour pédaler à tire-d’aile, consommaient beaucoup de pigeons parce que ces oiseaux possèderaient un certain taux de strychnine. Autre histoire alimentant la légende des cycles : le coureur néerlandais Adrie Van der Poel, voulant expliquer un contrôle positif lors d’un Grand Prix de Francfort, raconta qu’il s’était fait « pigeonner » par son beau-père Raymond Poulidor qui lui avait servi à table une tourte à la viande cuisinée à partir d’un pigeon ! Voilà, c’était mon petit couplet vélocipédique !
Le pigeon fut le héros « positif » d’autres histoires d’hommes. Ainsi, à quelques pas de la boutique, à proximité de la fontaine du bassin de Sainte Catherine, est érigé un monument rendant hommage au Pigeon-soldat pour son rôle de liaison joué durant la Première Guerre mondiale. J’eus l’occasion de vous en parler lors d’une précédente flânerie.
J’aime l’ambiance chaleureuse de l’estaminet La Villette, sa salle du rez-de-chaussée avec son comptoir, ses boiseries, ses nappes à carreaux. D’une enceinte, sort en sourdine une entraînante musique de jazz d’avant-guerre.
Sans originalité, je commande, comme lors de ma précédente venue, la salade de crevettes grises d’Ostende aux chicons, parfumée au curry.

Villette 1

La vie est belge ! Je me régale ensuite, non pas d’un vol au vent au pigeon (!) mais d’un steak de bœuf aux fromages belges et à la Gueuze Cantillon. Je trouverais bien un moine brasseur pour absoudre mon péché de gourmandise.

Villette 2

Pendant que ma compagne véhicule les jeunes en banlieue pour faire leurs courses dans une grande surface, je choisis de retourner à l’exposition de quelques uns des plus grands photographes d’Espagne … et plus grandes.
Cristina García Rodero remporta le Prix national espagnol de photographie en 1996 et le prix du meilleur livre aux Rencontres d’Arles de 1989. Elle est membre de l’agence Magnum depuis 2009. L’image retenue ici est tirée d’un reportage pour Médecins Sans Frontières qu’elle effectua en Géorgie, à la fin de la guerre civile. La photojournaliste a capturé le regard douloureux d’une mère qui dit un ultime adieu à son fils âgé de 18 mois.

Ste Catherine enfant cercueil

Autre reporter, autre lauréat du Prix national espagnol de photographie, Gervasio Sánchez s’est lancé dans un projet qui déboucha sur un livre Vidas minadas traitant des conséquences de ce type d’armes silencieuses sur les populations civiles, souvent même des années après la fin de la guerre. Dans le cadre de ce projet, il se rendit au Mozambique en 2007 pour rencontrer Sofia, héroïne d’une histoire qu’elle n’aurait jamais voulu vivre : victime à 11 ans d’une mine terrestre qui lui sectionna les deux jambes.

Ste Catherine Sofia

L’attendrissante photographie de Sofia, désormais maman, et d’Alia, une de ses deux enfants, d’une grande beauté graphique, devient d’une injustice révoltante lorsque le regard découvre les membres inférieurs de la mère.
Son travail de dénonciation des horreurs de guerre valut à Gervasio le titre d’ambassadeur de la Paix de l’UNESCO. Il qualifia son premier voyage de « pio vivo », un voyage de « déserteur » en hommage à Boris Vian. Par la suite, il se spécialisa dans la couverture des conflits armés, notamment en Amérique Latine (La caravana de la muerte, las victimas de Pinochet), en Afghanistan, dans l’ex-Yougoslavie, au Rwanda et Somalie.
Comment ne pas penser à Robert Capa, immense photographe et correspondant de guerre, qui mourut justement, lors un de ses reportages sur la guerre du Vietnam, en posant le pied sur une mine antipersonnel.
Capa bâtit sa renommée en couvrant la guerre civile espagnole : « une cause sans images est non seulement une cause ignorée mais une cause perdue ». Il fut accusé de faussaire à propos de la possible mise en scène de son célèbre cliché « Mort d’un soldat républicain ».
Les photographes qui couvrirent la guerre d’Espagne sont souvent considérés comme les pionniers du photojournalisme. Plusieurs clichés de l’exposition traitent de ce conflit. Je suis particulièrement intéressé par celui du photographe madrilène Martin Santos Yubero montrant un groupe de jeunes soldats républicains posant dans des décombres pour un photographe de rue en pleine guerre civile, le 17 août 1937 précisément.

Ste Catherine Lorca

Photo dans la photo, présent sur l’image, le photographe de rue ou minutero devint une figure populaire au début du XXème siècle comme alternative à la photographie en studio, accessible uniquement aux classes aisées. Il était connu comme le photographe des pauvres, seul moyen dont disposait la majorité de la population pour garder un souvenir de ses proches, un souvenir en noir et blanc qui devait son nom au temps d’attente : dix minutes après sa capture, la personne représentée pouvait repartir avec sa photographie. Les clients étaient notamment des militaires à l’arrière qui souhaitaient se faire photographier, avant d’envoyer le cliché aux membres de leur famille. Quelque part, le minutero portraitiste était précurseur du selfie d’aujourd’hui.
Au-delà de la mise en évidence de ce petit métier ambulant, l’intérêt de la photographie exposée provient aussi du décor (volontaire ou fortuit ?) qui a une connotation théâtrale puisque le mur est tapissé d’affiches d’événements artistiques. Et, comme une banderole ou une légende, le nom de Federico Garcia Lorca accroche le regard. Hasard (?), c’était presque une date anniversaire, le poète et dramaturge espagnol avait été fusillé par des rebelles franquistes, le 19 août 1936, à Viznar près de Grenade. Son corps jeté à proximité dans une fosse commune n’a toujours pas été retrouvé à ce jour. Le régime de Franco décida l’interdiction totale de ses œuvres jusqu’en 1953 lorsque Obras completas (très censuré) fut publié. Ce n’est qu’avec la mort du caudillo, en 1975, que la vie et le décès de Lorca purent enfin être évoqués librement en Espagne.

« Les guitares jouent des sérénades
Que j’entends sonner comme un tocsin
Mais jamais je n’atteindrai Grenade « Bien que j’en sache le chemin »
Dans ta voix, galopaient des cavaliers
Et les gitans étonnés levaient leurs yeux de bronze et d’or
Si ta voix se brisa, voilà plus de vingt ans qu’elle résonne encore
Federico García
Voilà plus de vingt ans, Camarades que la nuit règne sur Grenade … »

J’étais jeune adolescent lorsque je découvris ces vers de Jean Ferrat qui ne chantait pas pour passer le temps. Mon père me parla alors de Federico Garcia. Au début des années 1950, avec mes parents et mon frère, dans la Peugeot 203 familiale, nous avions atteint Grenade !
Au lycée, en cours d’espagnol, j’eus l’occasion d’étudier, d’apprendre et réciter A las cinco de la tarde, le magnifique poème que Lorca dédia à la compagne du populaire torero Ignacio Sànchez Meijas encorné dans les arènes de Manzanares et mort de la gangrène deux jours plus tard : « La mort déposa ses œufs dans la blessure/À cinq heures de l’après-midi/ Juste à cinq heures de l’après-midi ».
Le Grand Jacques … Brel « bruxellait » les femmes en chrinoline sur le pavé de la place Sainte-Catherine, mais il chanta aussi :

« Les toros s’ennuient le dimanche
Quand il s’agit de souffrir pour nous, mais
Voici les picadors et la foule se venge
Voici les toreros et la foule est à genoux
Et c’est l’heure où les épiciers se prennent pour Garcia Lorca
C’est l’heure où les Anglaises se prennent pour la Carmencita »

Voyez jusqu’où une photographie peut nous emmener !

Ste Catherine Votez PSOE

Avec « Le vote de Fraga », le journaliste d’El País Pablo Juliá démontre qu’une bonne photographie est une combinaison de chance, d’intuition et d’expérience.
L’homme politique Manuel Fraga, « fils prodigue du franquisme » comme on l’appelait dans les années 1960, survécut avec beaucoup d’opportunisme et sans état d’âme à la disparition du dictateur. Deux jours après sa mort, il était déjà dans le bureau du roi Juan Carlos Ier pour travailler à la transition démocratique !
Ici, il donne une conférence de presse à Séville au lendemain d’élections régionales pour lesquelles il supportait les couleurs du Parti Populaire (PP).
Le photographe connaissait les habitudes de Fraga qui, chaque fois qu’il se levait de table, réorganisait les papiers et journaux devant lui. Cela ne manqua pas et Pablo Juliá captura l’instant où Fraga tenait en main une affichette encourageant à « Votez PSOE », le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol !
Le rédacteur en chef d’El País arrêta l’impression de la première édition du journal et plaça en Une la photographie de Pablo que Fraga commenta ainsi : « Juliá, tu es une bonne journaliste et un grand fils de pute » !
Autre temps, autres mœurs, beaucoup d’entre vous ont sans doute vu la photographie, générée par MidJourney, du pape François paradant en doudoune immaculée Balenciaga. Il s’agit bien sûr d’humour mais avec la montée en puissance de l’Intelligence Artificielle, la désinformation par la photographie de propagande et les manipulations de fausses vraies images deviennent aujourd’hui une menace majeure pour la liberté de la presse.

Ste Catherine fille

Carlos Pérez Siquier photographia pendant une décennie le quartier pauvre de La Chanca à Almeria. Avec ses splendides noir et blanc, il documenta la beauté dans les endroits les plus délaissés. L’esthétisme de « La Niña Blanca » (1958) en est un superbe exemple. Dans une lumière rasante, les plissements de la robe de la fillette font écho aux rugosités du mur chaulé.
On en serait presque à partager le sentiment de Charles Aznavour quand il chante : « Il me semble que la misère/Serait moins pénible au soleil ».
Cette photo me replonge dans mes souvenirs d’enfance. J’étais encore tout minot, au début des années 1950, lors d’un voyage en famille en Andalousie, des enfants guère plus âgés que moi venaient quémander un biscuit à la portière de la voiture. Ces scènes sont d’ailleurs immortalisées sur des films 9,5 mm que mon père réalisait.
Cinquante ans plus tard, Siquier reçut la visite de la « niña blanca » Ils se rendirent sur le lieu où elle avait été immortalisée mais ne retrouvèrent aucune trace de la maison.

Ste Catherine enfant valise

Raíz de sueños (Racine des rêves), son premier projet sur le sol latino-américain, emmena Juan Manuel Diaz Burgos en République Dominicaine. Il concentra son travail sur un batey, une sorte de bidonville où sont logées les familles d’ouvriers de la canne à sucre. C’est là qu’il rencontra Enó, « l’enfant à la valise » (1993).
La combinaison du chemin, de la valise et de l’enfant a donné à l’image un sens qui va au-delà de sa lecture littérale.
Au cours des années suivantes, le photographe revint au même endroit avec des jouets qu’il distribua à tous les enfants. Tous sauf Enó, qui avait émigré dans son pays d’origine, Haïti, avant d’être emprisonné quelques années plus tard à Saint-Domingue.
Au-delà de sa charge émotionnelle, cette scène marque la fin de ma déambulation sur le pavé de Sainte-Catherine. Avec les inoubliables Frères Jacques, je pourrais chanter : « Que c’est beau la photographie ! »
Bientôt, je retrouve le reste de la famille de retour de ses emplettes. Ce soir encore, nous préférons la douceur de l’appartement. Nous commandons à la Chicago Trattoria, une excellente enseigne italienne voisine que nous avons déjà testée en de précédentes circonstances. Après la péninsule ibérique, je choisis de voyager dans la botte avec des savoureux spaghetti alle vongole (palourdes).

Spaghetti vongole

Déjà, se profile le retour en Ile-de-France. Cette fois, pas de « grasse mat », nous programmons en ce dimanche matin, une visite à l’ancienne Bourse de Bruxelles qui, fraîchement débarrassée de ses palissades et échafaudages, a fini de se refaire une beauté, 150 ans exactement après son inauguration lors d’un bal royal donné le 27 décembre 1873.

Bruxelles Bourse 1Bruxelles Bourse 2Bruxelles Bourse 3

Bourse dehors

Bourse lion

D’architecture dite éclectique empruntant aux styles néo-Renaissance et Second Empire, elle fut l’œuvre de Léon Suys s’inscrivant dans un programme d’assainissement et d’embellissement de Bruxelles, du voûtement de la Senne et de la création des boulevards du centre.
Au fil des décennies, la Bourse perdit son aura de temple belge de la finance, les derniers agents d’Euronext quittant les locaux en 2014.
Chéri par les Bruxellois, son parvis sert fréquemment de lieu de rassemblement : de liesse lors des victoires des Diables Rouges de l’équipe nationale de football, de recueillement, ainsi à la suite des attentats de 2016, on y chanta Quand on n’a que l’amour de Jacques Brel et le Bruxelles de Dick Annegarn.

« Je serai abattu, courbatu, combattu
Mais je serai venu
Bruxelles, attends-moi j’arrive
Bientôt je prends la dérive. »

Auguste Rodin, qui vécut quelques années à Bruxelles dans sa jeunesse, collabora à certaines sculptures extérieures mais son nom n’apparut pas.
Surprise, à l’intérieur, le vaste hall apparaît comme une grande galerie, assez déserte en ce milieu de matinée dominicale, faisant office de traversée vers la Grand-Place. La sortie (ou l’entrée selon le sens de notre promenade) percée à hauteur de l’église Saint-Nicolas, n’est pas très heureuse architecturalement, laissant penser à une vaste bouche de métro.
Les Bruxellois qui aiment les passages couverts sont gâtés encore qu’à la différence des Galeries Royales Saint-Hubert, celui-ci n’est doté comme commerce que d’une cafeteria. L’intérêt réside essentiellement dans la beauté de la restauration. Certes, tout est en faux marbre mais les colonnes, les moulures des plafonds, les fresques aux murs, la coupole créent une majesté certaine. Des bancs en chêne massif sont à la disposition des passants pour humer quelques instants l’atmosphère de cette nef monumentale. On peut imaginer qu’elle s’animera peu à peu, la tenue d’événements culturels étant envisagée. Pour l’instant, on « essuie les plâtres » magnifiques au demeurant.

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Dans une alvéole de ce vaste espace, un peu trop confidentiellement à mon goût, nous est proposée une exposition photographique encore gratuite : « Sans Papiers, Sans Droits, Sans Abri ». Tout un programme, bien sûr je m’y attarde.

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Un texte en préambule présente les intentions des concepteurs de l’exposition :
« Nous partageons la ville avec de nombreuses personnes venues d’ailleurs, qui parfois sont “sans papiers” ou sans titre de séjour valable.
Beaucoup ont fui des situations difficiles, parfois dramatiques, en quête de sécurité et d’horizon, dans l’espoir d’un autre possible.
Certain-es viennent d’arriver. D’autres sont là depuis des années. Certain-es ont des enfants, d’autres sont des enfants. Certain-es naissent ici, « sans papiers » dès leurs premières heures. D’autres encore sont des adultes isolés, jeunes ou moins jeunes.
Parmi elles et eux, des malades, parfois à un stade avancé.
Ces réalités sont souvent cachées, occultées.
Les politiques migratoires et leurs modalités d’application bloquent un nombre croissant de personnes dans l’impasse du sans-abrisme et de l’errance.
Le retour aux terres d’origine n’est souvent pas une option pour ces corps et ces âmes trop usés par des années de déracinement, sans autre perspective que l’invisibilité.
Pourtant, nous nous croisons tous les jours. Nous respirons le même air et composons l’histoire de notre ville, de notre société, de notre humanité. Nous sommes ensemble, ici et maintenant.
Pour témoigner de la réalité de personnes en situation de séjour précaire, accompagnées par le Samusocial, le photographe Cédric Gerbehaye et l’autrice Caroline Lamarche nous invitent à les rencontrer …
Ces personnes doivent pouvoir être considérées, aidées et protégées. C’est une question de bon sens, de droits et de dignité, la leur autant que la nôtre. »
Parallèlement à l’exposition, une campagne d’affichage des portraits de ces « héros de corvée » est menée sur les murs de la ville. Je ne suis pas certain que la même volonté de sensibilisation existe chez nous. On préfère se complaire dans des joutes politiciennes aussi médiocres que stériles, faisant rimer migrants et délinquants.
Quatre portraits, quatre parcours nous sont présentés. Je vous en propose deux ici, d’abord celui d’Hassan, 17 ans :

Hassan 1

« On vivait près d’Alep, en Syrie. J’étais à l’école primaire. Puis les écoles ont fermé à cause des bombardements. Alors mon père a décidé de partir. La Turquie c’était le plus près. On est partis s’installer pas très loin de la frontière. J’avais neuf ans.
On a rencontré un fermier qui a proposé qu’on travaille pour lui, il nous logerait, nous nourrirait et nous paierait à la fin de l’année. Mais à la fin, il a refusé de nous payer. On a pris un crédit pour louer un appartement. Mon père est devenu livreur. Ma sœur et moi, on a travaillé dans une usine de vêtements. Comme le patron ne nous payait pas, le propriétaire de notre appartement nous a mis dehors. On avait des dettes et, à force de travail, la santé de mes parents était délabrée.

Hassan 2

Pour sortir de cette galère, mon père a décidé de m’envoyer en Europe. Il avait un cousin au Liban, qui voulait aussi venir en Europe. On allait voyager ensemble. Le moment du départ a été le pire moment de ma vie. Je devais partir à cinq heures, quand tout le monde dormait. J’ai juste vu mes parents, ils pleuraient. Je me suis demandé si je devais vraiment partir mais je ne pouvais pas faire marche arrière.
Le cousin et moi on est partis d’Edirne, une ville proche de la frontière grecque. On dépendait des passeurs pour tout. C’était l’hiver, il faisait froid, il pleuvait, on marchait de nuit sans lumière, on se perdait tout le temps, on a été poursuivis par la police et j’ai perdu toutes mes affaires. Après, j’étais vraiment malade. J’ai appelé ma famille, j’ai dit que je n’en pouvais plus et que j’allais me rendre à la police. Ma famille m’a encouragé à tenir parce qu’après la Grèce, le Kosovo et l’Albanie, il ne restait plus que deux jours de marche pour arriver en Serbie.
On est restés deux mois en Serbie dans un camp de réfugiés. Puis un oncle de ma mère a payé le reste de mon passage, 3.300 euros rien que pour aller de la Serbie à l’Autriche. Le cousin de mon père est resté en Autriche pour faire sa demande d’asile. La plupart d’entre nous allaient aux Pays-Bas ou en France, personne pour la Belgique, où j’ai un oncle et des cousins. Une voiture est venue me chercher, payée à l’avance par un oncle en Allemagne, mais le chauffeur n’a fait que cinq kilomètres en Belgique et m’a lâché dans un petit village. J’ai tourné une heure et demie sans voir personne, puis une camionnette de police est passée et les policiers ont parlé avec moi. Ils m’ont demandé si j’avais faim et soif. Ils m’ont fait monter et ils m’ont déposé dans une gare en me disant d’aller à Bruxelles pour demander l’asile. Ils étaient très sympas.

Hassan 3

Le voyage vers ici a été la pire chose de ma vie. Je ne savais pas qu’il pouvait y avoir tant d’humains mauvais. Mais il y a eu parfois des gens bien. Avec le cousin de mon père, j’ai beaucoup parlé. Et puis, il y a eu un garçon qui m’a prêté son sac de couchage quand je n’avais plus le mien et qui a dormi sans rien. À Bruxelles, je me sens chez moi. Le plus important pour moi, c’est de retourner à l’école et payer mes dettes envers les gens qui m’ont aidé à venir. L’endroit que je préfère ? L’Atomium. Mon rêve ? Joueur de foot. Et avoir une vie normale. J’appelle ma mère trois fois par jour. C’est indispensable pour le moral. J’essaie toujours de la rassurer, de lui dire que je vais bien, même quand je vais moins bien. »
Mariana, 65 ans, nous raconte ses tribulations :

Sans papiers 2

« Je suis roumaine. Ma mère est morte quand j’avais 13 ans. Mon père s’est remarié et il n’a plus fait attention à mon frère et moi. Je voulais entrer à l’armée, mais il n’a pas voulu. J’ai étudié pour devenir comptable. Là, j’ai connu mon premier mari, il était Zaïrois et étudiait l’agriculture.
On est partis au Zaïre en 1982. J’ai trouvé du travail dans une usine textile belge où j’étais cheffe de service. Mais je ne m’attendais pas à devoir prendre en charge les vingt-sept personnes de la famille qui vivaient sur notre parcelle, et pendant ce temps-là mon mari avait d’autres femmes. Je lui ai dit : « Ou je porte plainte contre toi ou bien je te laisse tout et je pars avec les enfants. » Mes enfants avaient huit, cinq et quatre ans. Mon fils, je l’ai envoyé en Roumanie chez mon frère, qui vivait dans un appartement à moi. Avec mes deux filles, j’ai trouvé une chambre dans une maison de l’État. Quand j’ai demandé le divorce, mon mari a vidé les comptes de toutes mes économies. Cela m’a rendue malade, j’ai dû aller aux urgences.
J’ai ensuite rencontré un homme qui voulait m’épouser mais je me méfiais maintenant. Il m’a attendue six ans, puis on s’est mariés. Il était Directeur Général des Impôts mais quand Mobutu a dû partir en 1997, lui et trois autres conseillers ont été empoisonnés et sont morts.
Avec lui, j’avais un fils. La succession a été compliquée par la corruption de la Justice, je devais me battre en permanence. Si j’avais pu récupérer nos biens, j’aurais pu lancer ma propre affaire.
À Kinshasa, j’avais fondé une association pour les veuves. Un jour, en 2017, je sors d’une réunion, une voiture s’arrête, deux hommes en descendent et m’enlèvent. J’ai pensé que c’en était fini de moi.
Mais quand l’un des deux a ouvert mon sac, il a trouvé les lettres que j’écrivais à l’administration pour aider les veuves et il s’est excusé. Mon fils m’a alors dit que c’était dangereux de rester. De toute façon, nos passeports allaient être périmés. Après beaucoup de démarches, on a pu enfin aller en Roumanie refaire nos passeports. Mais là, un employé de l’aéroport a dit en regardant mon fils : « Qu’est-ce que c’est que ce singe ? ». J’ai calmé mon fils.
Mon fils aîné, venu nous accueillir, m’a appris que mon frère l’avait mis dehors et avait vendu mon appartement. Je n’avais plus d’endroit où aller. Ma première fille vivait au Canada et ma deuxième fille à Bruxelles. Je me suis installée à Bruxelles chez ma seconde fille mais j’ai dû partir parce que ce n‘était plus possible. Or, pour avoir une carte de séjour, il faut une adresse. J’ai enfin pu enregistrer mon domicile au Samusocial et, à partir de là, j’ai cherché du travail tous les jours, toute la journée.

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Depuis peu, j’ai un contrat pour nettoyer dans un restaurant et j’ai enfin la carte de séjour. Maintenant, je cherche une chambre. C’est difficile parce que je ne gagne pas beaucoup. Alors j’aimerais trouver un deuxième travail. J’aime me battre et je crois en Dieu. Je m’en fiche de la retraite. Quel âge vous me donnez ? 60 ? J’en ai 65. Je ne suis pas fatiguée, je suis forte comme un homme. »
La musique adoucit les mœurs, dit-on. Après ces émouvantes confessions, écoutons l’artiste malien « Vieux » Farka Touré chanter avec ses musiciens dans le hall du Palais de la Bourse avant sa restauration :

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En route maintenant pour la visite du Belgian Beer World, le musée de la bière belge qui occupe trois étages au-dessus du grand hall. La bière est un sujet sérieux en Belgique à tel point qu’elle est officiellement inscrite au patrimoine culturel immatériel mondial, comme le carnaval de Binche et la pêche des crevettes à cheval d’Oostduinkerke.

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L’entrée avec l’achat des tickets s’effectue au niveau du hall : 17 euros par personne, 14 pour notre condition de sénior avec dégustation gratuite d’une bière de notre choix en fin de parcours. En guise de comparaison, la visite du musée Magritte ne coûte que 8 euros.
C’est déjà le premier sujet de controverse qui alimente les polémiques autour de la création de ce qui entend devenir une attraction majeure de Bruxelles. Le coût de l’opération, avoisinant les 90 millions d’euros à la charge principalement du contribuable bruxellois, a déclenché l’ire des opposants au projet qui trouvent « la ville de Bruxelles bien ingrate de balayer 150 ans de progrès pour vendre des pintes ». Un comble, la municipalité aurait employé 13 millions d’euros du fond Résilience post-covid destiné aux entreprises et commerçants. Le bourgmestre, en guise de justification, cita avec humour le musicien guitariste Frank Zappa : « Un pays n’existe pas s’il ne possède pas sa bière et une compagnie aérienne. Éventuellement, il est bien qu’il possède également une équipe de football et l’arme nucléaire, mais ce qui compte surtout c’est la bière »
Autre point de discorde, le mécontentement de beaucoup de brasseries artisanales qui trouvent qu’on y fait trop mousser les brasseries industrielles.
Bref, une véritable mise en bière !
La visite débute dans une vaste salle consacrée à la « Belgitude » : « Notre bière est un brassin d’humour, de créativité, de tradition, de modestie et d’inventivité. Entrez dans la parade des histoires sur les grains et les levures, sur le houblon et les moines, sur les grandes découvertes et les petites trouvailles. »
Attention à l’eau ! En guise d’avertissement : « Il est conseillé aux visiteurs de ne pas boire l’eau de l’époque médiévale ! Sinon, les maladies et les épidémies vous engloutiront. Prenez exemple sur nos pères, nos béguines, nos nonnes et nos moines : buvez de la bière ! On la bout et on y ajoute du houblon. Et maintenant, vous ne risquez plus rien. Au lieu d’être malade, cela vous rend gai, et, ce qui ne gâche rien, c’est délicieux. Depuis mille ans, chez nous, vous pouvez goûter le savoir-faire de nos moines brasseurs qui vivaient à une époque où les selfies s’affichaient encore dans les vitraux. »

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« Les Flamandes dansent sans sourire,
Sans sourire aux dimanches sonnants
Les Flamandes dansent sans sourire
Les Flamandes, ça n’est pas souriant.
Si elles dansent, c’est qu’elles ont septante ans
Qu’à septante ans il est bon de montrer
Que tout va bien, que poussent les p’tits-enfants
Et le houblon et le blé dans le pré:
Toutes vêtues de noir comme leurs parents
Comme le bedeau et comme son Eminence
L’Archiprêtre qui radote au couvent.
Elles héritent et c’est pour ça qu’elles dansent
Les Flamandes, les Flamandes … »

… Et les Wallonnes et les Bruxelloises ! De petites figurines dansent sur les écrans au rythme des flonflons de fanfares. À défaut du Grand Jacques, on perçoit un instant la voix d’Arno, il est vrai que la bière contribua sans doute à son timbre unique. J’apprendrai plus tard qu’une bière vient d’être créée en son hommage. Elle porte le nom d’une de ses toutes dernières chansons : Oostende Bonsoir !

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Un adieu mais aussi peut-être un clin d’œil à Jean-Roger Caussimon et Léo Ferré que la ville du littoral inspira :

« J’suis parti vers ma destinée
Mais voilà qu’une odeur de bière
De frites et de moules marinières
M’attire dans un estaminet
Là y’avait des types qui buvaient
Des rigolos des tout rougeauds
Qui s’esclaffaient qui parlaient haut
Et la bière on vous la servait
Bien avant qu’on en redemande … »

Le bourgmestre « empêché » (belgicisme qualifiant un maire qui, pendant l’exercice de sa fonction, exerce une fonction de membre du gouvernement) Rudi Vervoort, ministre-président de la Région Bruxelles-Capitale, a déclaré lors de l’inauguration : « Même pour un politicien, la bière peut aider, parfois en tout cas ! »
Pensait-il à l’affaire du « pipigate », comme l’ont baptisée les médias, qui a secoué la Belgique, ou du moins l’a fait tordre de rire. Alors que le ministre de la Justice belge fêtait ses cinquante ans, à la mi-août, à son domicile, des caméras de surveillance ont surpris trois de ses invités en train d’uriner sur un fourgon de police garé à proximité. Le ministre a été contraint de présenter ses excuses au Parlement, lors d’une audition extraordinaire. Un comble dans la ville dont le monument le plus visité est la petite fontaine en bronze du Manneken Pis !
On pense bien sûr aux Bourgeois de Brel :

« Le cœur bien au chaud
Les yeux dans la bière
Chez la grosse Adrienne de Montalant
Avec l’ami Jojo
Et avec l’ami Pierre
On allait boire nos vingt ans
Jojo se prenait pour Voltaire
Et Pierre pour Casanova
Et moi, moi qui étais le plus fier
Moi, moi je me prenais pour moi
Et quand vers minuit passaient les notaires
Qui sortaient de l’hôtel des « Trois Faisans »
On leur montrait notre cul et nos bonnes manières … »

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Une statue géante de Gambrinus jovialement assis sur un tonneau vous toise. Des légendes houblonnières courent sur ce personnage mythique. Il est souvent identifié comme Jean 1er duc de Brabant qui, à l’issue de la bataille de Woeringen (1288) dans le cadre de la guerre du Limbourg, aurait fêté sa victoire juché, une chope à la main, sur une montagne de tonneaux, pour prononcer un discours. Parfois, le mythe est inspiré par Jean sans Peur, duc de Bourgogne (mais aussi comte de Flandre et d’Artois), fondateur en 1409 de l’ordre du Houblon d’or.
En tout cas, aucun personnage de la tradition belge ne jouit à l’étranger d’une plus grande renommée que le roi Gambrinus. L’Allemagne, la Suisse, les pays scandinaves, l’Irlande et bien sûr le Flandre française (il aurait vécu à Fresnes-sur-Escaut) se plaisent à rendre hommage à cet illustre bienfaiteur de l’humanité buvante.
Alors, allons-y gaiement pour les légendes et inexactitudes. Gambrinus aurait créé les célèbres bières bruxelloises faro et lambic. Il aurait également posé les bases de l’industrie brassicole du Brabant en octroyant des licences de brassage et de vente. Président de la guilde des brasseurs bruxellois, il appréciait particulièrement ce breuvage dont il était capable d’engloutir des quantités impressionnantes. Ce chevalier intrépide (sans peur ?) était donc tout désigné pour devenir une figure emblématique de la bière, un ambassadeur de la joie de vivre et de la bonne humeur.
Ce qui est peut-être vrai, c’est que dans le sous-sol de la Bourse, sur le site archéologique Bruxella 1238 (pas encore ouvert au public), on pourra voir la sépulture de Jean 1er duc de Brabant. Gambrinus enterré sous le Belgian Beer World, c’est une belle histoire belge !
Il n’est pas certain que les zytophiles – j’ai découvert que c’est le nom donné aux amateurs de bière – seront satisfaits. Plus qu’un musée, les objets anciens sont rares et les concepteurs ont choisi une scénographie basée sur l’interactivité et la technologie high tech. Si l’on n’a pas la volonté ou la curiosité de toucher les écrans pour accéder aux nombreuses informations, la déception peut vous guetter. Exemple : dans une petite salle baptisée « Yeast Theater » (théâtre de la levure), on accède à une présentation amusante sur les levures, leurs spécificités et leur rôle. Chacun des murs, mais aussi le sol, se recouvrent de visuels bariolés pour nous plonger au cœur d’un fermenteur, et de l’air chaud ou froid vient mimer les conditions favorites de ces différentes souches. Nous apprenons que les notes fruitées ou épicées des bières belges ne proviennent pas de l’ajout de fruits ou d’épices, mais de la levure utilisée par les brasseurs pour fermenter leur bière. Les souches de levure belges sont connues pour produire des composés fruités appelés esters et des composés épicés appelés phénols.

musée bière 4

musée bière plaquesmusée bière fermentation

Bières à gogo : bières fortement houblonnées, bières de fermentation basse, bières d’orge (la ruée vers l’orge ?), bières de fermentation haute, bières faiblement houblonnées, bières de fermentation mixte, bières de fermentation spontanée, bières fromentacées, bières brunes, bières blondes, bières fortes, bières de sport, bières avec fermentation en bouteille, bières douces, bières légères, bières corsées, bières aux fruits, bières acides …
La salle la plus impressionnante est le « hall of fame » avec ses vitrines exposant plus d’un millier de bouteilles de bière accompagnées de leur verre, car en Belgique, boire une bière dans un verre inadapté est sacrilège.
Chaque bouteille raconte une histoire.

musée bière vitrine bouteilles

Bière Bourgogne de Flandres

Curieuse appellation, la Bourgogne des Flandres provient d’une brasserie-distillerie installée au centre de Bruges non loin du célèbre beffroi qui figure sur l’étiquette de la bouteille. C’est un exemple typique de la tradition flamande des bières de coupage consistant ici à mélanger les meilleurs lambics (fermentation spontanée) avec une bière brune de haute fermentation, puis subissant des mois de maturation dans des fûts de chêne.

Bière  Waterloo

« Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons… »

Ici, Waterloo n’est ni un poème de Victor Hugo, ni la reddition des belles suédoises du groupe Abba à leur soupirant, mais the Beer of Bravery, la bière du courage, brassée à la ferme de Mont-Saint-Jean située sur le champ de la déroute napoléonienne. À la santé des grognards français !

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Bière Pécheresse

La bière Pecheresse est née d’un flirt d’une bière lambic avec du jus de pêche. Comme l’affirme son brasseur, cette bière fruitée n’est pas un péché, au contraire même elle se boit agréablement avant ou après la messe. Très appréciée de la gente féminine, elle se déguste dans une élégante flûte.

Bière KwaremontKwaremont

L’incorrigible passionné de cyclisme que je suis ne manque pas d’associer immédiatement la bière Kwaremont au fameux berg escaladé par les coureurs du Tour des Flandres (en flamand, Ronde van Vlaanderen). Je suis conforté par la publicité : « la Kwaremont est la bière de tous les amateurs de cyclisme, blonde elle affiche le tempérament corsé de la célèbre ascension dans les Ardennes Flamandes. Cette bière aux malts puissants apporte une bonne dose de sucres liquides après l’effort. Elle titre 6,6% comme les meilleures côtes ! »

Bière mort subiteBière Chouffe houblonBière Chimay trappistesBière Trpel KarmelietBière DivineBière Delirium

En vertu de l’incontournable recommandation, il s’agit de boire avec modération sinon on risque de voir des éléphants roses comme ceux des bouteilles de la bière Délirium Red aromatisée à la cerise. La Brasserie Huyghe ne manque pas d’humour puisqu’elle compte aussi dans sa gamme la bière Délirium Tremens ! Une manière savoureuse de boire la vie en rose !
Bientôt, midi va sonner au Carillon du Mont des Arts. Un jour sur deux, il diffuse « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? », un hymne non officiel du Royaume de France durant les Première et Seconde Restaurations.
Ponctuellement, on peut être bien sur la terrasse de la Bourse, le rooftop pour faire branché, pour déguster la bière de notre choix incluse dans le prix du billet. Si l’on n’a pas le vertige, on jouit d’une vue à 360 degrés, imprenable sur Bruxelles.

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Je ne résiste pas à vous raconter la dernière histoire belge dont j’ai été témoin à la télévision. Lors de la toute récente rencontre Belgique-Azerbaïdjan, au stade du Heysel, je fus interpellé par la curieuse attitude des footballeurs azéris au moment de leur hymne national. Et pour cause, les haut-parleurs du stade diffusèrent intégralement l’hymne … suédois ! Peut-être, le préposé à la sonorisation avait-il laissé le CD sur la platine depuis le funeste Belgique-Suède ? En bon diplomate, le capitaine de la formation belge intervint rapidement auprès des officiels et le bon hymne put être joué après La Brabançonne.
On ne peut pas être mieux qu’au sein de sa famille, on appelle un taxi pour retrouver nos jeunes gens aux Petits Oignons, un restaurant, à proximité du Palais de Justice, qui justifie son appellation déjà par la gentillesse de son accueil. Conduite oblige, j’accompagne les rognons d’une eau pétillante.

Petits Oignons

On apprend que la France accueillera les Jeux Olympiques d’hiver en 2030. La Belgique a déjà décrété qu’à cette date, elle fêterait l’année de la Bière ! Que Dieu me prête vie encore sept ans … !

http://encreviolette.unblog.fr/2021/12/08/flaneries-a-bruxelles/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/04/29/flaneries-a-bruxelles-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/05/21/flaneries-a-bruxelles-3/
http://encreviolette.unblog.fr/2023/01/08/flaneries-a-bruxelles-4/

Publié dans:Coups de coeur |on 6 décembre, 2023 |1 Commentaire »

Jean-Louis Murat est mort

Quelle sale époque ! Les médias annoncent aujourd’hui la mort du chanteur Jean-Louis Murat. Encore un compagnon de ma route spirituelle qui se fait la malle ! Comme un ami m’écrivait récemment : « on se sent de plus en plus seuls, avec toutes ces disparitions qui se succèdent et fauchent dans les jardins de nos imaginaires ».

Louis Murat

Je lui avais consacré un billet à l’automne 2009 :
http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/22/mots-a-maux-de-jean-louis-murat-a-mano-solo-1/
À sa relecture, ce jour, que pourrais-je corriger ou ajouter ? Rien, enfin si !
À sa demande, suite à sa lecture du billet ci-dessus, Didier Le Bras avait souhaité que je lui dise pourquoi j’aimais Jean-Louis Murat. Didier, retraité de la gendarmerie, était un humaniste, un éducateur, un pédagogue. Il partagea sa passion pour le football auprès des jeunes du Stade Rennais et de clubs alentours : « le foot m’a donné la plus belle chose qui soit, le sourire de centaines d’enfants ». Il vouait une autre passion pour Jean-Louis Murat auquel il consacra un blog exclusif d’une grande richesse qui constitue peut-être le plus beau document pour appréhender et comprendre l’artiste. Il nous a quittés prématurément en 2019.
http://didierlebras.unblog.fr/jean-louis-murat-et-lhistoire-des-chansons/
Voici donc ce qu’il fit paraître en 2014 :

Le blog de Jean-Michel Coffin a toujours constitué pour moi un exemple. Le cap du million de visites uniques est passé. Ce n’est que justice. Son titre : « À l’encre violette » … on pourrait ajouter : « À l’encre de mémoire » … Je savais qu’il aimait MURAT, je l’avais donc invité à donner son avis sur le « Brenoï ». Voilà qui est chose faite pour mon plus grand bonheur et pour le vôtre …
Je reprends donc in extenso, chaque mot est pesé, pensé, la plume est légère et ferme à la fois. C’est un délice …
« Pour témoigner de mon attachement à Jean-Louis MURAT, je pourrais ne pas me compliquer la tâche en vous joignant le lien suivant tiré de mon blog : http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/22/mots-a-maux-de-jean-louis-murat-a-mano-solo-1/
J’y ai dit beaucoup. Ce serait finalement une posture très « muratienne » de vous envoyer paître dans ses prés arvernes. L’homme est souvent ronchon avec les médias et son public, ce n’est pas pour me déplaire, bien au contraire. Je ne suis pas un exégète de MURAT comme vous, Didier. Je ne saurais dégager le fil conducteur qui me guide dans sa discographie foisonnante. Le poète aime nous surprendre, nous déranger même en mettant sa musique sur les vers de BAUDELAIRE et Pierre-Jean DE BERANGER, ou parfois en parlant avec justesse de foot ou de vélo. Si je me souviens bien, j’ai croisé MURAT, pour la première fois, il y a un quart de siècle, dans le col de la Croix Morand. Mon oreille fut alertée par quelques aboiements inhabituels dans un disque dit de variétés. Je m’approchai alors avec la prudence qui sied pour les chiens de troupeau. En guise de balade (ou ballade, le mot fonctionne aussi) sur le vieux massif hercynien, je me rendis alors à ma médiathèque francilienne voisine. Je tombai sur un CD un peu hybride, un Live in Dolorès et un tout aussi vivant Murat en plein air. Un vivifiant bol d’air dans lequel je trempais à satiété mes lèvres au « lait des narcisses », et goûtais en boucle à cet instrumental truffé de bruits de buron. « Notre troupeau devait donner du lait au goût de réglisse et d’airelles » … c’est ainsi que je fis connaissance de Perce-neige et, depuis, aime définitivement Murat. Même s’il serait réducteur de classer Jean-Louis dans cet unique talent de portraitiste, je fus conquis par sa manière de croquer les « gens de peu » de son pays (pour reprendre le titre d’un beau livre du regretté sociologue Pierre SANSOT : « Gens de peu comme il y a des gens de la mer, de la montagne, des plateaux, des gentilshommes. Ils forment une race. Ils possèdent un don, celui du peu, comme d’autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes. Ils ne concevaient pas leur différence comme une prétendue infériorité. Ils se levaient tôt, ils travaillaient plus tard et plus souvent. Une pareille condition ne signifiait pas qu’ils possédaient moins de valeur. Le peu ne présuppose pas la petitesse mais plutôt un certain champ dans lequel il est possible d’exceller. ») Ainsi sont et vont le berger de Chamablanc, un voleur de rhubarbe, Jeanne la rousse ou la fille du fossoyeur, une sorte d’inventaire aux prés verts. Un sentiment étrange me parcourt quand je goûte chaque nouvelle cuvée muratienne. À la différence de Philippe DELERM avec sa bière, la première gorgée ne me transporte pas forcément, et puis, et puis … je me rends à l’évidence, au fil des écoutes, la magie opère, c’est capiteux, c’est voluptueux, c’est sensuel, je m’enivre. C’est la preuve que Murat comme pour tous les poètes, ce n’est pas facile, ça s’apprend, ça se découvre doucement, et puis, un jour, on se libère pour arpenter seul les chemins musicaux d’une transhumance imaginaire. Ainsi, « fréquente-t-on la beauté » ! ».

En réponse, Didier concluait :
Ce jour, le soleil brille sur la Bretagne. Je suis un petit garçon heureux. Vous m’avez réconforté avec l’école de la République. C’est en effet là qu’on peut qu’on doit toujours apprendre à écrire de la sorte. Voilà qui peut sembler dérisoire de nos jours mais qui ne l’est point, oh que non !

Je suis un vieux monsieur triste aujourd’hui !
J’ai choisi dans l’œuvre prolifique de cet artiste romantique et insoumis, ce tendre portrait d’un voleur de rhubarbe, qui sait peut-être un ami de la fille du coupeur de joints de Thiéfaine.

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Adieu Justo !

Une Lequipe

Just Fontaine est mort. Quelques semaines après la disparition de Pelé, c’est un autre héros de la joyeuse Coupe du Monde 1958 qui s’est éteint.
Pour tous les amoureux du football et même aussi pour ceux que la balle ronde ne passionne pas, Fontaine est avant tout celui qui détient le record de buts marqués au cours d’une même Coupe du Monde avec 13 réalisations. Une performance toujours inégalée 65 ans plus tard, et qui, possiblement, n’est pas près d’être battue, encore que par démagogie et appât du gain, la Fédération Internationale vient de décider que 48 équipes disputeraient la prochaine phase finale en 2026, ce qui induit un nombre accru de matches.
Une histoire drôle circule d’ailleurs sur sa longévité, c’est son ami Mario Zatelli qui la suggéra à Just : « Ils vont t’emmerder tout le temps avec ce record. Raconte-leur l’histoire de la momie, ils ne t’emmerderont plus. Dans 1000 ans, des égyptologues, cherchant encore des rois et pharaons au pied des pyramides, mettent au jour un sarcophage. Déroulant la bandelette du cadavre, ils s’aperçoivent qu’il bouge. Vite, on retire les linges et la momie se met à parler. Ses premiers mots : « Est-ce que le record de Just Fontaine a été battu ? » !

Une de L'Union

Just une légende ! Subtil jeu de mots à la Une du journal L’Équipe. Just avait déjà traversé plusieurs de mes billets, notamment ceux écrits à la mort de Raymond Kopa* et à propos de l’attachant petit livre de Gisèle Bienne, Grandir avec le Stade de Reims**.
Kopa-Fontaine duo mythique, Reims équipe mythique, qui irradièrent mon enfance. Tandis que je tape leurs noms sur le clavier, ressuscitent des souvenirs joyeux et émouvants. C’était une autre époque que seul un baby boomer comme moi peut encore savourer aujourd’hui, un temps où ma toute jeune passion sportive se nourrissait de la lecture des magazines spécialisés couleur sépia, de l’écoute des reportages enflammés, l’oreille collée au transistor, des rarissimes retransmissions télévisées en noir et blanc, des matches au soleil de Colombes à la main de mon cher papa que je « refaisais » *** dans la cour de récréation du cours complémentaire dirigé par ma maman.
L’adulte que je suis aujourd’hui, pour tempérer ce tableau idyllique, doit tout de même préciser qu’en toile de fond, il y avait la guerre d’Algérie qui inquiétait mes parents et mon regretté frère ainé universitaire sursitaire dans la crainte d’une éventuelle mobilisation, un contexte dont mon insouciance enfantine ne mesurait pas la gravité. C’était encore la douce France fredonnée par Charles Trenet.
Quelque part, Justo, ainsi le surnommait-on affectueusement, avait connu, quinze ans plus tôt, aussi une enfance heureuse. Quatrième d’une famille de sept enfants, il était né en 1933 à Marrakech d’une mère espagnole et d’un père d’origine normande, installé au Maroc, alors sous protectorat français, et fonctionnaire à la Régie des Tabacs. Comme tous les autres enfants d’Européens, il fréquenta le lycée Mangin de Marrakech, et comme tous les autres gosses, qu’ils soient musulmans ou de souche européenne, il tapait dans un ballon souvent dans la cour d’une église (« on cassait les vitraux, ce n’était pas très catholique » !), des eucalyptus faisant office de poteaux de buts, consacrant bientôt tous ses loisirs au football au détriment parfois de ses études, au grand désappointement de son père qui craignait qu’il se casse une jambe… comme si cela pouvait être possible ! . Renvoyé du lycée pour un chahut dont il n’était pas, pour une fois, responsable, le paternel, qui veut en faire un fonctionnaire, prof d’éducation physique par exemple, exige qu’il poursuive ses études à Casablanca, au lycée Lyautey, et obtienne le baccalauréat (un diplôme de valeur à l’époque !) : ce que le jeune Fontaine réussit, preuve que certains footballeurs n’avaient pas que leurs pieds pour s’exprimer.
Cadet doublement surclassé dans l’équipe junior de l’A.S. Marrakech, il se fait remarquer pour son talent d’avant-centre à tirer des deux pieds. Il est recruté par l’Union Sportive Marocaine, le club de Casablanca où avait débuté son idole, la « perle noire » Larbi Ben Barek. Il remporte, en 1951, la Coupe d’Afrique du Nord. Sélectionné dans l’équipe junior du Maroc, il marque deux buts contre l’Oranie et tape dans l’œil d’un certain Mario Zatelli, ancien joueur de l’U.S.M. venu de Nice en observateur pour Abdesselem, le futur avant-centre de Bordeaux.
Justo a 20 ans et débarque à l’O.G.C. Nice en septembre 1953. Il va vite séduire l’entraîneur des Aiglons qui le titularise, le 11 octobre, pour son premier match chez les professionnels, au poste d’« inter » (comme on disait simplement, en ce temps-là n’existaient pas les sentinelles, les pistons, les « box to box », les joueurs de rupture et même de vestiaires, sortis du jargon journalistique d’aujourd’hui !) face aux Girondins de Bordeaux et son avant-centre, un certain … Abdesselem.
Je laisse la parole à ma bible, François Thébaud futur rédacteur en chef d’un certain Miroir du Football. « On l’a essayé, on le garde. Il joue tous les matches suivants et devient le meilleur « scorer » de son équipe. Un match perdu pour Nice, mais gagné pour lui, va le consacrer totalement. Le 6 décembre 1953, Nice se déplace à Reims. Et Justo, pour la circonstance, a été promu avant-centre. Lui, si peu émotif », a le cœur qui bat à 100 à l’heure, tandis que le rapide l’emporte vers le nord de la France. Il est inquiet. Robert Jonquet, son rival direct, est au sommet de sa carrière. Reims 1953, c’est la poussée invincible vers la gloire. C’est Raymond Kopa, c’est Glowacki, c’est Penverne, c’est Marche, c’est le champion de France, c’est aussi presque l’équipe de France. Tout se calme dès qu’il entre sur le terrain. Le démon du jeu le reprend. Il réussit. Il est maître de lui. Nice est battu, certes de peu (4-3) mais Fontaine a marqué un but splendide. Il a fait mieux, pour prouver qu’il n’était pas qu’un bombardier, il a préparé de main de maître le troisième but niçois pour Vic Nuremberg.
Le lendemain, toute la presse chante le nouvel enfant prodige. Heureux temps du football français qui venait de découvrir Kopa, qui possédait un Ujlaki, un Bonifaci dans la fleur de l’âge. Et voilà Fontaine, inconnu trois mois plus tôt, inscrit dans ce « Gotha » sportif. »
Mieux encore, tout s’accélère. Noël avant l’heure, il est sélectionné dans l’équipe de France Espoirs qui, le 17 décembre au Parc des Princes, est alignée pour rencontrer le faible Luxembourg en match qualificatif pour la Coupe du Monde 1954.

France-Luxembourg 1953

C’est une dérouillée de la formation grand-ducale (8-0), le public emballé par nos jeunots leur réclame un tour d’honneur. Fontaine est le héros du jour, il a marqué trois fois. Il n’en faut pas plus pour envisager une place en équipe de France A en vue de la prochaine et très proche phase finale de la Coupe du Monde en Suisse, mais le sélectionneur a déjà sous la main un avant-centre aguerri en la personne de l’attaquant du Racing Club de Paris Thadée Cisowski.
De plus, au sein de son club azuréen, Fontaine semble marquer le pas, ne s’entendant pas au mieux avec son partenaire d’attaque, l’Argentin Luis Carniglia, la vedette de l’équipe. Cependant, c’est tombé dans les oubliettes, il réussit, en janvier 1954, un quintuplé (un vrai, 5 buts à la suite) face à Lens, un record qui ne sera égalé dans l’histoire du club, que soixante ans plus tard, par le Brésilien Eduardo. Il inaugure son palmarès en remportant la finale de la Coupe de France 1954 contre Marseille (2 à 1).

Finale Coupe de France 1954Coupe de France 1954

Justo a 21 ans, c’est le temps du service militaire sur fond de guerre d’Algérie. Il est incorporé au Bataillon de Joinville, en novembre 1954, pour trente mois. Il n’est pas envoyé au combat, de l’autre côté de la Méditerranée car ses frères y sont déjà mobilisés. Il continue à jouer avec les Aiglons niçois mais les incessants allers et retours dans les trains de nuit nuisent à sa forme. Et puis, probablement, le pioupiou goûte aussi à la vie parisienne, effectuant quelques virées à Pigalle, avec ses potes de chambrée, le Sochalien Christian Labalette et le Nîmois Ginès Liron, lors de leurs « perms ». Cela aurait pu être « chaud » pour Justo, son copain Labalette fut abattu, à la terrasse d’un café, lors d’un règlement de compte qui ne le concernait nullement.
Peu se souviennent qu’il existait une équipe de France militaire talentueuse qui disputait annuellement le challenge Kentish avec ses homologues belge et anglaise. Kopa, Ujlaki et Fontaine constituèrent même un trio d’attaque prestigieux en quelques occasions. La sélection française remporta le championnat du monde 1957 disputé en Argentine. Elle comptait dans ses rangs Yvon Douis, Théo, Lucien Cossou, Rachid Mekhloufi, Jean Wendling, qui écrivirent par la suite les plus belles pages de leurs clubs respectifs de Monaco, Saint-Étienne et Reims. Quant à Justo, il avait été démobilisé quelques mois avant la phase finale de la compétition.
Saisons 1954-1955 et 1955-1956, il marque le pas d’autant que Luis Carniglia est désormais entraîneur de l’O.G.C. Nice. Au moindre faux-pas … il rétrograde en réserve ! Ceci dit, intermittent du spectacle, il fait tout de même partie de l’équipe azuréenne championne de France 1956.
Bouffée d’oxygène, à l’inter-saison, la nouvelle arrive : le Stade de Reims engage Fontaine pour remplacer Kopa parti au Real Madrid.

Reims-Nice 1956

Ironie du calendrier, pour le premier match de la saison au stade Auguste Delaune, Reims accueille … Nice le champion en titre : « L’attaque niçoise lourde, avec un Bravo vieillissant, avait paru sans ressort, sans inspiration. Les Champenois l’emportèrent aisément, caracolant allègrement. On vit soudain du grand Justo : une fuite en avant derrière une balle, l’attaque du gardien niçois Colonna et notre Fontaine effectuant un crochet, portant la balle d’un pied sur l’autre et la logeant au fond des filets niçois. Une fantastique maîtrise de soi pour exécuter un pareil travail et surtout tromper un homme comme Colonna, le meilleur et le plus intelligent gardien du moment. Quel bon départ pour Justo ! »
Cela dit, c’est la grande année stéphanoise et Reims doit se contenter d’une troisième place. En Coupe de France, les Rémois subissent une véritable humiliation, éliminés en seizièmes de finale par la modeste équipe nord-africaine d’El Biar. Excuse pour Fontaine : alors blessé, il ne participe pas à ce naufrage. Satisfaction personnelle, il a marqué 30 buts en championnat, terminant second du classement des buteurs derrière le Racingman Thadée Cisowski.
Coïncidence heureuse, le coach rémois Albert Batteux est devenu aussi entraîneur de l’équipe de France et s’entend parfaitement avec le sélectionneur Paul Nicolas qui rappelle Justo, trois ans après sa première cape contre le Luxembourg, pour affronter, le 1er octobre 1956 à Colombes, la prestigieuse équipe de Hongrie, le mythique « Onze d’or ».
Le cinéaste iconoclaste Jean-Luc Godard, qui s’il ne filma jamais le football à proprement parler, aimait glisser des petites références à ce sport au milieu de ses œuvres. Il se passionna pour cette équipe magyare qui, à ses yeux, incarnait le mieux, au XXème siècle, la beauté du ballon rond et … le tragique de l’Histoire : « Est-ce que le communisme a existé ? Oui, pendant deux fois quarante-cinq minutes, à Wembley, lorsque la Hongrie a battu l’Angleterre ! » (Angleterre — Hongrie du 25 novembre 1953).

Fontaine France-Hongrie 1956

Haut comme trois pommes de Normandie, juché sur les épaules de mon père, dans les gradins vétustes du stade de Colombes, je n’étais pas apte à appréhender la dimension géopolitique, j’écarquillais juste les yeux devant ces joueurs de légende : Ferenc Puskas le « major galopant », Sandor Kocsis « Tête d’or », Grosics, Bozski, Czibor, Hidegkuti. C’était aussi la première fois que je voyais jouer Just Fontaine en chair et en os. Les Tricolores s’inclinèrent avec les honneurs (1 à 2), manquant même d’un rien un résultat de parité, l’arbitre sifflant la fin du match alors que le ballon déjà parti du pied de Cisowki allait mourir au fond des filets hongrois. Inimaginable aujourd’hui avec ces temps additionnels à rallonge !
Quinze jours plus tard, j’étais encore sur les épaules de mon père pour encourager l’équipe de France, sans Fontaine remplacé par Mekhloufi, victorieuse de l’U.R.S.S. et son gardien de légende Lev Yachine, « l’araignée noire ».
En novembre, les chars russes entraient dans Budapest pour réprimer de manière sanglante l’insurrection populaire contre le régime communiste hongrois et les politiques imposées par l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques.
Nombre de ces merveilleux joueurs hongrois profitèrent d’une tournée européenne de leur club de Honved (littéralement « défenseur de la patrie »), notamment de passage à Paris, pour fuir leur pays et s’exiler à l’Ouest, ainsi Puskas au Real Madrid, Sándor Kocsis et Zoltán Czibor au F.C. Barcelone.
Le sélectionneur oublie Fontaine jusqu’à la fin de la saison, d’autant que son principal rival pour occuper le poste d’avant-centre, le Parisien Cisowski, marque à lui seul, le 11 novembre 1956, cinq buts lors d’une rencontre France-Belgique qualificative pour la future Coupe du Monde 1958.
Justo retrouve l’équipe de France à l’automne 1957 pour une rencontre amicale à Budapest, une nouvelle fois contre la Hongrie orpheline de ses immenses joueurs émigrés à l’Ouest. Défaite 0-2 et prestation moyenne de Fontaine.
Un genou douloureux prompt à enfler l’oblige à se faire opérer du ménisque, début décembre 1957. Un mal pour un bien, il échappe involontairement à un désastre : le onze tricolore rajeuni (débuts du Lillois Yvon Douis en attaque, du Parisien Bollini et du Stéphanois Richard Tylinski) est ridiculisé par l’Angleterre, à Wembley (0-4).
Se pointe à l’horizon, 1958 année prolifique ! Justo, une articulation toute neuve, retrouve les terrains en février et est appelé, le 13 mars en équipe de France (ce n’est finalement que sa troisième sélection) pour un match amical contre l’Espagne de Di Stefano sur la pelouse du Parc des Princes transformée en bourbier.

France-Espagne mars 1958

Avec son club, le Stade de Reims, il étoffe son palmarès avec un joli doublé : victoire en Coupe de France (3 à 1 contre Nîmes avec deux buts de Bliard et un de Fontaine), titre de champion de France (7 points d’avance sur les mêmes « Crocodiles » nîmois) et meilleur buteur de la compétition avec 34 buts.

Racing-Reims au ParcMiroir Sprint 17 février 58 Fontaine irrésistibleReims-Lens demi finale Coupe 58Finale Coupe de France 1958 ReimsCoupe de France 19 mai 1958

Si sur le plan hexagonal, Fontaine avait démontré avec éclat ses qualités de buteur, par contre ses prestations moyennes lors de ses rares apparitions en équipe de France entretenaient un scepticisme certain quant à ses facultés de s’épanouir au niveau international.
Le lundi 19 mai 1958, De Gaulle se dit « prêt à assumer les pouvoirs de la République » pour mettre un terme à la crise algérienne. Autant dire que le public français n’a pas trop les yeux rivés vers Stockholm où les footballeurs tricolores atterrissent le lendemain, trois semaines avant le début de la Coupe du Monde 1958. Il ne croit guère en leurs chances de se comporter honorablement dans la compétition. La délégation française y croit-elle seulement, il n’a été emporté que trois jeux de maillots pour éventuellement six matches. Fontaine devra même emprunter les chaussures de son coéquipier Stéphane Bruey qui fait la même pointure. D’ailleurs, il doit sa probable titularisation aux blessures du Racingman Thadée Cisowski et de René Bliard, son partenaire du Stade de Reims.
Pour prendre conscience de la confidentialité de l’événement, il faut le replacer dans le contexte de l’époque où la couverture médiatique se résumait à la radiodiffusion des matches et aux comptes-rendus de la presse écrite. Rien à voir avec l’ultra-médiatisation d’aujourd’hui où chaque action, chaque interview sont passées au crible des réseaux sociaux.
Nos « petits Français » débutent en fanfare en étrillant les Paraguayens 7 buts à 3 : « Une telle victoire aux dépens de l’équipe qui élimina l’Uruguay ne manquera pas de susciter dans le public français une joie d’autant plus justifiée que la Yougoslavie et l’Écosse n’ont pu se départager à Vasteras, laissant notre sélection seule en tête de son groupe avec un point d’avance. Les Tricolores ont réussi un incontestable exploit en imposant leur volonté à un adversaire dont la valeur athlétique et la vitalité physique s’appuient sur une solide technique individuelle. Dire que les vainqueurs ont fait un très grand match sur le plan du football académique serait excessif. Mais dans les conditions particulières d’une bataille qu’il était difficile d’éluder, ils ont réussi non seulement à ne pas se laisser submerger, mais encore à réaliser par éclairs des mouvements offensifs très purs dont l’exécution des trois derniers buts furent de remarquables modèles. »
Avec ses crampons de fortune, Fontaine a inscrit trois des sept buts et offert deux passes décisives à Kopa.

France-Paraguay

Miroir-Sprint 9 juin 58

Pour autant, il ne fallait pas trop s’enflammer, le second match du groupe opposait l’équipe de France à sa bête noire, la Yougoslavie qui, à cette époque, comptait dans ses rangs de grands artistes tels Milos Milutinovic et Sekularac. Une fois encore, malgré deux buts de Just Fontaine, les Français s’inclinaient 2-3 dans les toutes dernières minutes.

Miroir-Sprint 16 juin 58

Pas de panique inutile, un succès contre l’Écosse permettra aux Tricolores de se qualifier pour les quarts de finale : « Le charmant petit stade provincial d’Orebro, avec ses tribunes de bois coquettes mais désuètes, ses 13 000 spectateurs pleins d’une admiration naïve et silencieuse pour les vedettes du football international qu’ils voyaient pour la première fois à l’œuvre, semblait constituer le cadre idéal pour une tranquille exhibition amicale de fin de saison. C’est pourtant dans cette ambiance apparemment peu propice aux émotions fortes que les joueurs de l’équipe de France et leurs dirigeants ont connu ce dimanche 15 juin 1958 la plus grande joie de leur carrière… La présence de Raymond Kopa a constitué comme on pouvait le pressentir le facteur décisif. Tout en rendant hommage à l’extraordinaire « sens du but » de Just Fontaine, les faits obligent à constater que le Rémois, très faible jusqu’ici en match international s’est imposé lorsqu’il a eu à ses côtés le constructeur de jeu qui pouvait exploiter ses qualités de réalisateur. »

ButClub avant France-Brésil 58

Françoise Sagan n’a pas encore écrit sa première pièce de théâtre Château en Suède, l’équipe de France écrit la première belle page de son histoire en étrillant l’Irlande 4 à 0 (deux buts de Justo). Même François Thébaud, dans les colonnes de Miroir-Sprint, se frotte les yeux : « La France en demi-finale de la Coupe du Monde … Je rêve … C’est incroyable ! C’est impossible !
Et notre voisin de banquette dans la tribune de l’Iddrotsparken de Norrköping ne pouvait réussir à maîtriser un rire nerveux. Il suffisait en effet de revenir quelques semaines en arrière pour comprendre ce que cette victoire de l’équipe de France –en apparence si naturelle, si normale, si facile qu’elle s’exprimait au tableau d’affichage par le score de 4-0 – pouvait avoir de prodigieux et d’invraisemblable.
Souvenez-vous des sarcasmes, voire des injures par lesquelles une partie du public du Parc des Princes accueillait le dernier match de préparation des tricolores contre le Racing, les réserves qu’elle exprimait en termes ironiques sur la contribution de Kopa au rendement de la ligne d’avants française. Non, le public le « plus objectif du monde » (une appréciation qu’il faut décidément réviser) n’accordait pas le moindre crédit à cette équipe de France qui achevait sur une exhibition, à vrai dire assez terne, l’une des plus désastreuses saisons de son histoire, puisque hormis un succès insignifiant sur l’Islande, elle n’avait pas réussi à remporter une seule victoire.
Et voilà qu’en infligeant à l’Irlande le plus gros score des quarts de finale, elle posait avec autorité sa candidature au titre mondial ! Mais comment ces joueurs ont-ils réalisé en cette soirée inoubliable du jeudi 19 juin 1958 l’exploit de se classer parmi les quatre meilleures formations mondiales ? »…
Leur troisième but fut un véritable chef-d’œuvre. Kopa se débarrassa de deux adversaires avec une prodigieuse aisance, feinta la passe à Wisniewski et donna à Fontaine démarqué au centre une balle qui prit à contre-pied ses ultimes opposants. Calme comme dans une séance d’entraînement, Fontaine laissa Gregg tenter une sortie désespérée, exécuta un court crochet et expédia la balle dans les filets. »

Fontaine et Lerond après France-Irlande

Rappelez-vous maintenant cette séquence émouvante du film culte Le fabuleux destin d’Amélie Poulain : la nuit de la mort accidentelle de la princesse Diana, Amélie découvre derrière une plinthe descellée de sa salle de bains une vieille boîte métallique de bergamotes de Nancy remplie de souvenirs cachés par un garçon qui vivait dans son appartement quarante ans auparavant. Menant une minutieuse enquête, elle met la main sur l’identité de l’ancien occupant des lieux, place la boîte dans une cabine téléphonique et fait sonner le téléphone pour attirer cet homme alors qu’il passe à proximité. Lorsqu’il ouvre la boîte … « L’enfance, tout ce qu’il en reste, ça tient dans une petite boîte rouillée… » qui sent la bergamote, le houblon et le sapin vosgien… » : un petit coureur cycliste en plomb, un bolide miniature, quelques billes et … une vieille photo de Just Fontaine à l’issue d’un match de cette Coupe du Monde 1958.

Amélie Poulain  FontaineAmélie Poulain Fontaine 2

Ma gorge se serre à chaque fois que je revois cet extrait empreint d’une profonde nostalgie de l’enfance. Cet adulte, ce pourrait être moi. J’associe cette photographie de Justo à la belle soirée trois jours après le solstice de l’été 1958. Toute la France était dehors aux terrasses des cafés et devant les vitrines des marchands de matériel audiovisuel. La demi-finale contre le Brésil était retransmise en direct sur l’unique chaîne de télévision en noir et blanc avec un commentaire de Jacques Sallebert. Le journal télévisé de 20 heures avait même changé d’horaire exceptionnellement. Avec mon père, mon frère et aussi ma maman, nous étions calés dans nos fauteuils au salon, remplis d’un fol espoir de voir nos petits Français faire la nique aux virtuoses brésiliens, Garrincha, Didi, aux côtés desquels brillait un gamin de 17 ans, un certain … Pelé.
Notre optimisme fut vite douché, on jouait depuis 73 secondes et déjà le Brésil ouvrait le score. Mais huit minutes plus tard, Kopa chipa le ballon dans le rond central et distilla un amour de passe, comme lui seul savait faire, à Fontaine qui évita la sortie du gardien Gilmar et marqua dans le but vide. La France égalisait et, logique implacable, comme si cela lui revenait de droit, il fallait être Justo pour marquer à Gilmar son premier but encaissé depuis le début du tournoi. On y croyait de nouveau, naïvement, peut-être aussi dans une probable pointe de chauvinisme mal maîtrisée.

France-Bresil 1958

À l’image de la vaillante chèvre de Monsieur Séguin, nos courageux Tricolores tinrent le choc durant une demi-heure jusqu’à survienne la blessure de leur capitaine Robert Jonquet victime d’une fracture du péroné. Les remplacements n’existaient pas à l’époque et Jonquet resta héroïquement sur la pelouse, évidemment sans aucune utilité pour ses coéquipiers. À dix contre onze, le combat était devenu trop inégal, le gamin prodige Pelé marqua trois buts et la France s’inclina finalement (2 à 5). La symphonie fantastique avait un petit goût d’inachevé.
Dans le quotidien L’Equipe du lendemain, le journaliste Jacques de Ryswick s’extasiait devant les Brésiliens : « Ces joueurs-phénomènes le méritent, qui nous faisaient évoquer, en fin de leur match devant les nôtres, les fameux Harlem Globe Trotters du basket, étonnants escamoteurs du ballon qui jouent un football deux fois plus facile, plus coloré, plus serein que tous les autres. »
Quant à nous, vous savez bien que nous n’aimons jamais mieux nos sportifs que lorsqu’ils perdent avec les honneurs, accablés par la malchance ou l’injustice. Si Jonquet … !
1958, « La voix d’Elvis chantait « Good rockin’ tonight/Charles de Gaulle prenait le pouvoir/Promettant les mille et une nuits aux Pieds-Noirs », Justo en était un !

Blog France Brésil 2

À Saint-Chamond, cité de forges et aciéries, un petit Lionel, neuf ans, s’échappait avec Charly Gaul bientôt vainqueur du Tour de France. Dans un petit village de l’Aube, une petite Gisèle sautait de joie en écoutant à la radio les exploits des joueurs rémois qui constituaient l’ossature de l’équipe de France. Elle s’en souvint beaucoup plus tard : [Kopa et Fontaine] partagent la même chambre d’hôtel et discutent tard dans la nuit. L’osmose dans le jeu a été immédiate. Kopa reconnaît qu’ils sont tous les deux « des joueurs d’instinct », ils se trouvent « les yeux fermés ». Justo a le sens du but, Kopa celui de la passe. Tout se déroule « au millimètre, au dixième de seconde ». Justo sent dans quelle direction Kopa s’oriente, il devine ses intentions. « Il se place toujours là où il faut au moment voulu. Ils se vouent une admiration mutuelle et seront amis pour la vie. L’épopée suédoise les a rapprochés, ils ne se sont plus quittés. »

Kopa Fontaine duo mythique

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Allemagne-FranceAllemagne-France 2

Pour que la légende soit complète, il fallait encore en écrire l’épilogue : la troisième place dans la hiérarchie mondiale. Pour ce faire, la France corrigea l’Allemagne, championne du monde sortante, 6 buts à 3. Just Fontaine donna ses derniers coups de patte à son chef-d’œuvre en réalisant un quadruplé. Une photo mythique le montre, porté en triomphe par ses coéquipiers à l’issue de la rencontre, image symbole du « blue suede show » comme écrivirent certains journalistes en clin d’œil à un grand swing d’Elvis Presley.

Portée en triomphe

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À la suite de la Coupe du monde 1958, les gosses d’une dizaine d’années, quand ils faisaient leurs petites parties de foot dans la cour d’école, c’était mon cas, dans la rue ou une prairie, se donnaient des noms de leurs modèles : « Moi je suis… » Pelé, Kopa, Fontaine !
Le nouveau prestige de Justo a franchi les Pyrénées : durant l’été 58, l’Español de Barcelone offre une somme rondelette aux dirigeants rémois pour l’engager. Très tenté mais possédant le sens de la fidélité, Fontaine reste en Champagne.
Probable décompression après l’embellie suédoise, le Stade de Reims, qui fournit ses meilleurs joueurs à l’équipe de France, ne termine que quatrième du championnat de France derrière l’O.G.C. Nice, le Nîmes Olympique et le Racing Club de Paris.
À titre personnel, Fontaine, orphelin de Kopa reparti au Real, inscrit 24 buts pointant à la seconde place des buteurs derrière le Parisien Cisowski. Conséquence de sa notoriété, il est objet de nombreuses sollicitations et son personnage déborde largement des chroniques sportives. Ainsi on lui trouve un agréable filet de voix, un faux air de Dean Martin et il se disperse à enregistrer un disque et à chanter à la télévision. Vas-y Fontaine le porte-drapeau des canonniers !

Fontaine 1958 Une Paris-MatchFontaine chante

Retour au terrain, fait marquant de sa saison, il dispute avec son club la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions contre l’invincible Real Madrid de … Raymond Kopa.
Ce dernier revient au Stade de Reims pour la saison 1959-1960 reconstituant ainsi avec Fontaine le tandem mythique de l’épopée suédoise. On parle même de carré magique en y adjoignant Piantoni et Vincent, autres héros de 58. Ce n’est évidemment pas un hasard, si on retrouve par enchantement le jeu chatoyant du club champenois et de la sélection nationale.

Reims équipe de l'année 1959-60

Le 11 novembre, à Colombes, la France bat le Portugal 5 à 3 dont 3 buts de Fontaine. J’y étais et ce fut la seconde et dernière fois que je voyais Just (jouer) en chair et en os. Car il avait la malencontreuse habitude d’être absent à chaque fois que j’eus l’occasion de voir jouer Reims au tournoi de Paris ou contre le F.C. Rouen de retour en 1ère division.

Autriche-France oct 1958

Le 13 décembre, toujours à Colombes, en éliminatoires de la Coupe d’Europe des Nations, la France écrasa l’Autriche 5 à 2 avec encore un triplé de Fontaine. Quatre jours plus tard, lors d’un match amical organisé, cette fois au Parc des Princes, au bénéfice des victimes de la catastrophe du barrage de Fréjus, les Bleus s’imposaient contre l’Espagne de Di Stefano, Kubala et Gento, 4 à 3 dont un de Fontaine.
Le Stade de Reims survola le championnat de France avec 7 points d’avance sur son suivant, le Nîmes Olympique, et 109 buts dont 28 inscrits par Justo (malgré une saison largement écourtée du fait d’une grave blessure).
Pour raconter ce beau football, et le promouvoir, il fallait un journal de référence. Dans l’euphorie de l’après 58, les éditions J Miroir-Sprint réputées proches du Parti Communiste Français, publièrent quelques numéros spéciaux consacrés notamment à l’épopée suédoise et au grand club de Reims.

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Reims Miroir du FootMiroir du Football Fontaine

Fontaine MF

Puis, naquit en janvier 1960, le Miroir du Football, sous sa forme mensuelle.
Dans l’éditorial du premier numéro avec Just Fontaine en couverture comme symbole de l’offensive, son inspirateur et rédacteur en chef (non encarté) François Thébaud en présentait la philosophie : « Ce sera le but du Miroir du Football que de vous aider, footballeurs anonymes ou célèbres, entraîneurs, spectateurs des petites et des grandes rencontres, dirigeants de clubs obscurs, à mieux connaître cette force, à l’exalter, à la développer, à en découvrir les raisons profondes. À lutter contre le chauvinisme qui repose sur l’ignorance des réalités du jeu, contre l’exploitation mercantile de votre passion. Bref, de contribuer à la grandeur du Football.
Si vous recherchez dans nos pages matière à satisfaire l’orgueil nationaliste, l’esprit de clocher, ou le culte commercial de la vedette… Ne poursuivez pas votre lecture !
Mais si vous aimez le Football pour lui-même, si vous cherchez à étendre le champ de vos connaissances dans tous les domaines du sport qui a conquis le Monde… Alors, le Miroir du Football est déjà votre revue. »
Pour pasticher Jean-Luc Godard, à 13 ans, je devenais communiste le temps de quelques articles du Miroir ! On put y lire par exemple une analyse quasi marxiste du jeu considérant que la défense en ligne constituait un acte progressiste alors que le catenaccio (de l’italien « verrou » signifiant une tactique ultra défensive)) symbolisait le fric pour ne pas perdre, soit le capitalisme le plus sordide. Que le football était beau en son Miroir ! J’en souris aujourd’hui avec une pointe de nostalgie.

Toulouse sous la neige

Janvier 1960, le Stade de Reims se déplaçait à Toulouse. Je me souvenais de cette étonnante photographie de Fontaine sur la pelouse enneigée du Stadium. J’ai découvert récemment l’anecdote qui lui est liée. Alors qu’il s’échauffait sur un terrain annexe, deux jolies femmes s’approchèrent de ses partenaires Muller et Wendling, anciens joueurs de Toulouse, et leur firent la bise. Le « chanteur de charme » leur demanda : « Et moi, je n’ai le droit à rien ? ». L’une d’elles devint l’épouse de Justo qui s’installera définitivement dans la ville rose à l’issue de sa carrière.
Carnet noir après carnet rose : le 20 mars 1960, lors d’un match de championnat à Sochaux, suite à un tacle ultra violent de l’ailier ivoirien Sekou Touré, Just est victime d’une double fracture tibia péroné de la jambe gauche. On s’interroge en visionnant sur le net les images effrayantes du choc sur la mansuétude de l’arbitre qui ne sanctionna même pas le geste a minima maladroit du joueur sochalien.
Après une longue rééducation, Just retrouve les terrains à l’automne et même l’équipe de France, une ultime fois car … : « Les yeux de Fontaine sont pleins de larmes contenues. Des larmes de souffrance, des larmes de déception, des larmes de rage contre l’adversité qui s’acharne. Une terrible lucidité aussi. En ce premier jour de l’année 1961, il croyait avoir gagné la dure partie qu’il livrait depuis des mois pour recouvrer l’usage de sa jambe gauche affectée d’une double fracture. Deux semaines plus tôt, il avait même fait contre la Bulgarie une victorieuse rentrée internationale, et ce match contre Limoges dans le cadre familier du stade Auguste Delaune semblait devoir être sans histoire.
Soudain, sans raison apparente, sans subir le moindre choc, il s’est effondré de manière si dramatique que Roger Piantoni, le joueur le plus proche, a hurlé pour réclamer l’intervention des brancardiers.

Reims-Limoges fracture

Fontaine seconde fracture

Aux vestiaires où l’on emporte Fontaine, le visage tordu par la douleur, le diagnostic est catégorique : les os mal ressoudés du tibia et du péroné viennent de céder.
Tout est à refaire : intervention chirurgicale, rééducation douloureuse et longue. Quelques mois plus tard pourtant, Fontaine rechausse les crampons, enfile le maillot rouge à manches blanches de Reims, rejoue en championnat Cette fois les cals sont solides, mais la cheville ankylosée par une trop longue inaction ne lui permet plus les gestes qu’il effectuait jadis avec aisance. Fontaine s’obstine avec une farouche volonté. Chirurgiens et masseurs interviennent à nouveau. »
Après quelques apparitions épisodiques en fin de saison 1961-1962, la mort dans l’âme, il doit hélas renoncer à poursuivre sa carrière qui s’achève officiellement le 5 juillet 1962, lors d’une tournée en Amérique du Sud et en Guadeloupe avec le Stade de Reims. Justo n’a même pas 27 ans et ironie du sort, Sekou Touré est sacré meilleur buteur, cette saison-là.

Miroir Foot 34 Special Fontaine 1

L’opération de Fontaine ne fut pas sans conséquence sur ma propre santé. En effet, une dizaine d’années plus tard, souffrant d’une chondromatose de hanche qui laissait perplexes plusieurs spécialistes des hôpitaux parisiens, en désespoir de cause, je m’en remis au professeur Jean Judet, éminent précurseur avec son frère de la chirurgie orthopédique, en sa clinique Jouvenet, me souvenant qu’il avait eu entre ses mains plusieurs champions sportifs dont Justo.
Pour autant, la passion pour le football était loin de s’éteindre chez Fontaine et sa vie d’après allait s’écrire dans ce sport.
En 1961, fonceur comme il l’était sur le terrain, avec le footballeur stéphanois Eugène N’Jo Léa et l’avocat Jacques Bertrand, il fonda le syndicat de l’UNFP (Union Nationale des Footballeurs Professionnels) et en fut le premier président. Son principal cheval de bataille fut le combat contre le contrat léonin qui liait le footballeur à son club jusqu’à l’âge de 35 ans, sans la moindre possibilité d’en négocier le contenu, sans la moindre possibilité de s’opposer à un transfert, à une baisse de salaire.

unfp

Le tandem mythique se reconstitua, Raymond Kopa condamnant à son tour, dans un article du journal non sportif Paris-Match, le système esclavagiste des transferts de joueurs, prononçant un violent réquisitoire contre les dirigeants de clubs, véritables maquignons traitant les joueurs professionnels comme du bétail.

Miroir Foot Fontaine contre l'esclavage

Naturellement, le Miroir du Football fit ses choux gras de cette fronde : « Voici de nouveau Kopa et Fontaine engagés dans un match impitoyable. Au coude-à-coude dans la même ligne d’attaque. Celle de la plus grande équipe professionnelle de tous les temps : l’équipe de l’Union des Footballeurs. En face d’eux, les dirigeants de la Ligue, des techniciens du coup irrégulier, des tacticiens de la manœuvre de coulisse, des athlètes de mauvaise foi.
Une dure partie commence sous l’arbitrage de l’opinion publique. Mais qui peut douter de son issue ? Alors que 500 000 footballeurs encouragent de la voix, du geste, du cœur et de la raison les deux plus grandes figures de leur sport, lancées à la pointe de l’offensive pour une cause qui est celle de tous les sportifs : le respect de leur dignité d’homme…
Ce milieu de footballeurs, où aurait dû régner la saine franchise du sport, qui est joie du muscle et de l’esprit, vivait dans l’atmosphère oppressante de la dictature des incapables.
L’immense mérite de Fontaine fut de rompre ce silence humiliant en groupant les joueurs professionnels au sein de l’Union. Son tempérament généreux n’était pas de ceux qui s’accommodent des compromis dans lesquels certains auraient voulu l’enfermer. La mauvaise foi de la Ligue, incarnation footballistique du patronat de droit divin, l’incita peu à peu à remonter jusqu’à la source d’un conflit qui se durcissait : le droit de propriété des dirigeants de clubs sur les joueurs.
C’est pour l’abolition de cette survivance des siècles révolus que l’Union commençait à fourbir ses armes juridiques, lorsque Kopa lança la bombe qui secoua l’opinion publique en dénonçant l’esclavage du joueur professionnel.
L’inconscience de la Ligue, traduisant le plus célèbre des joueurs français devant un tribunal d’opérette, acheva d’édifier le public sur les exorbitantes prétentions de cet État dans l’État, qui osait sanctionner un délit d’opinion. Et d’ouvrir les yeux de tous les footballeurs sur les réalités de leur condition. »
Jusque dans les années 1970, en guise de récréation, les Kopa, Piantoni mais aussi Fontaine boitant bas participèrent à des matches caritatifs sous les couleurs des « Anciens de Suède », un véritable label, une appellation contrôlée ou protégée du jeu plein de panache.

Anciens de Suède 22 sept 1970

Bien des années plus tard, d’autres glorieux perdants, les « Anciens de Séville », Platini, Giresse et autres Tigana prirent le relais.
En 1962, Just décide de passer ses diplômes d’entraîneur et sort brillamment major de sa promotion. Mais un règlement absurde interdit d’entraîner un club professionnel avant l’âge de 35 ans.
Patience, le meilleur est à venir. L’équipe de France, qui n’a déjà pas été qualifiée pour la Coupe du Monde 1962 au Chili, est éliminée sans gloire dès le premier tour de la World Cup 1966 en Angleterre. Non qu’il n’y ait plus de joueurs talentueux, mais elle est aux mains de dirigeants conservateurs souvent incapables.
Alors une idée surgit, relayée bien sûr par l’incontournable Miroir : « Fontaine, directeur technique de l’équipe de France. C’est l’évènement qui devrait se réaliser officiellement ce vendredi 20 janvier. Pour l’instant, il ne s’agit que d’une éventualité. Mais d’une éventualité à laquelle la position catégorique de Jean-Baptiste Doumeng (président du club de Toulouse et maire de Noé, surnommé le « milliardaire rouge » pour ses convictions communistes, ndlr), la personnalité la plus décidée du Comité de l’Équipe de France, confère la valeur d’une probabilité.
L’opinion publique pardonnerait-elle d’ailleurs aux dirigeants de la Fédération et du Groupement de se raviser et de faire un autre choix ? Alors qu’elle a accueilli avec enthousiasme ce qui est actuellement la seule solution au problème qui passionne tous les amoureux du football, la reconstruction de la sélection tricolore.
Il suffit de constater la popularité extraordinaire de Kopa -qui continue à rejaillir sur le nom magique de Reims, on l’a encore vu à l’occasion du dernier tour de la Coupe de France- pour comprendre combien le grand public est avide de renouer avec les inoubliables héros de l’épopée suédoise. Les pouvoirs dirigeants sont parfaitement conscients de cette évidence. Et ils le montrent en ne manquant jamais une occasion de présenter Reims au public de la capitale, parce que la présence de Kopa apporte l’assurance du succès populaire et financier.
Or, aux yeux du grand public, le nom de Fontaine ne saurait se dissocier de celui de Kopa. En France, mais aussi dans le monde entier, où Fontaine, toujours détenteur du record des buts marqués par un joueur dans la Coupe du monde, jouit d’un formidable prestige.
Fontaine est un nom glorieux du football international. Ce n’est pas pour autant l’incarnation d’un passé révolu. C’est un homme qui se situe dans le domaine de la tactique à l’avant-garde des idées d’aujourd’hui. Il aurait pu, comme tant d’autres, vivre dans la nostalgie des conceptions qui firent de lui un réalisateur inégalé. Mais s’il a naturellement conservé l’esprit offensif d’un attaquant de race, il a compris que le succès de la construction offensive dépendait aujourd’hui de la permanence de la liaison attaque-défense. Et il est devenu le partisan le plus convaincu de la défense en ligne avec utilisation du hors-jeu, qui dans l’état actuel des connaissances tactiques, est la seule garantie du jeu réellement offensif.
Invoquer son inexpérience du métier d’entraîneur relève de la mauvaise foi. D’abord parce que Fontaine, sorti « major » du stage national des entraîneurs, a pu mettre à l’épreuve avec succès dans les équipes amateurs du Toulouse FC, les conceptions que ses études théoriques, ses réflexions personnelles et son expérience de footballeur international lui ont permis d’acquérir et d’enrichir. Ensuite, parce que Fontaine directeur technique de l’équipe de France ne manquera pas de s’entourer d’entraîneurs. Mais d’entraîneurs professant les mêmes conceptions du football. Auprès des joueurs, Fontaine bénéficiera sur le plan humain, d’une audience incomparable. Pour tous les footballeurs, « Justo » c’est d’abord un footballeur comme eux. Et pas seulement le joueur professionnel conscient qui, en toutes occasions, a défendu leurs intérêts à la tête de l’UNFP avec un dynamisme, une lucidité et un courage exemplaires. Mais aussi le footballeur qu’un terrible accident -qui peut arriver à chacun d’entre eux- a privé, en pleine gloire, du sport qu’il aimait et qui l’aimait. L’homme qui a accepté cette redoutable épreuve -l’amputation de ce qui était la plus grande partie de sa vie- sans manifester jamais un ressentiment que tout le monde eût compris, sans jamais renier le sens de la fraternité qui le liait à tous les footballeurs. »

Fontaine symbole rénovation 2

Dans son numéro du mois suivant, suite à l’officialisation de la nomination de Just Fontaine comme sélectionneur, François Thébaud, ravi, en remet une couche : « Cette promotion s’imposait, parce que tout ce dont l’équipe représentative du football français a besoin dans sa situation actuelle, se trouve réuni dans la personne de Fontaine :
– La popularité, conquise au cours de l’inoubliable épopée suédoise et conservée intacte, comme son record des buts marqués dans une Coupe du monde
– l’appui fraternel des joueurs dont il demeure le porte-parole comme créateur et président de leur Union nationale
– La jeunesse, le dynamisme et le franc-parler capables de remuer dans le cœur des moins de vingt ans les trésors d’enthousiasme qui sommeillent ou s’égarent.
– L’expérience -la véritable expérience- de ce football dont il a vécu dans sa chair toutes les joies et toutes les peines.
– L’intelligence qui a fait de cet homme de trente-trois ans un adepte résolu des conceptions tactiques d’avant-garde, alors que tant d’autres à sa place auraient cultivé la nostalgie « de mon temps »
Il n’y aurait pas de peaux de bananes -et on n’aurait pas à les balayer- si Fontaine se contentait d’être un sélectionneur docile aux injonctions des conformistes. Mais sa promotion représente tout autre chose : un pas décisif vers la rénovation du football français tout entier. Et de cette rénovation, les prétendus champions de la réforme ne veulent pas. Ils la craignent même comme la peste.
Le représentant des joueurs à la tête de l’équipe de France, c’est en effet beaucoup plus qu’une réforme, et il faut être aveugle pour ne pas en prendre conscience.
Quand M. Doumeng rappelle à la radio les origines populaires du football et son caractère d’universalité, c’est le retour aux sources authentiques de notre sport, la restitution de leur propriété à ceux qui l’ont créé, et qui en ont été frustrés. Quand il se prononce catégoriquement pour le contrat à temps réclamé depuis si longtemps par l’Union des Joueurs, c’est la garantie de la dignité de la profession de footballeur. Quand il fait de Raymond Kopa l’invité d’honneur de France-Roumanie, c’est la réhabilitation de l’homme qui fut insulté pour avoir défendu cette dignité.
Quand Fontaine choisit comme adjoint Biancheri, qui avait sauvé le Racing de Paris avant l’arrivée d’un entraîneur éminent de l’Amicale Boulogne, c’est la proclamation de l’alliance du joueur et de l’entraîneur.
Quand il proclame la volonté de jouer l’offensive, c’est le rétablissement du véritable esprit du jeu. Quand il appuie cette volonté offensive sur l’application de la défense en ligne, c’est la garantie solide que sa promesse sera tenue. Quand il exprime son intention de choisir les meilleurs joueurs en fonction de cette conception du jeu, c’est l’assurance qu’une véritable équipe sera enfin constituée… »
Cet élogieux plaidoyer était à la hauteur de l’immense espoir qui germait chez tous les nostalgiques de l’épopée suédoise et les amoureux du beau football. Il illustrait aussi la popularité intacte de Justo et le respect que l’homme, au-delà du footballeur, inspirait.
Mais les instances dirigeantes, qu’il avait fustigées lors de ses prises de position au sein de l’UNFP, n’avaient pas désarmé. Avant même que l’équipe de France ait disputé son premier match, elles manifestaient une hostilité qui frisait la haine. Le président du Groupement (ligue nationale du football), Jean Sadoul déposa un plan d’action dans lequel « les méthodes de Fontaine » (sic) étaient vertement critiquées.
Justo établit un nouveau record (qui tient aussi toujours !), celui de la brièveté au poste de sélectionneur de l’équipe de France. Il fut en effet débarqué au bout de deux matches officiels, deux défaites contre la Roumanie (1-2) et l’U.R.S.S (2-4), auxquelles on peut ajouter deux rencontres d’entraînement contre une sélection de Corse et le club allemand de Hanovre. Pour lui succéder, on fit appel à Louis Dugauguez, un « réaliste de l’école d’en face » (!). Le football français allait traverser une des périodes les plus sombres de son histoire avec une équipe de France incapable de se qualifier pour les Coupes du Monde 1970 et 1974.
Just n’avait pas mis tous ses œufs dans le même panier du football. À l’issue de sa carrière, il fut conseiller de la filiale française de la firme allemande Adidas, installée en Alsace, à Landersheim. À ce titre, à défaut désormais d’envoyer le « cuir » au fond des filets, il participa à l’élaboration du ballon révolutionnaire baptisé Telstar, comme le petit satellite de communication sphérique lancé depuis la Floride, en 1962 : 20 hexagones blancs et 12 pentagones noirs pour qu’il soit plus visible sur les téléviseurs en noir et blanc.
Just ouvrit aussi dans le centre de Toulouse deux enseignes d’articles de sport sous le nom de « Justo Sport ».

Justo Sport

En mai 68, le siège de la Fédération Française de Football, installé à l’époque dans un hôtel particulier haussmannien de l’avenue d’Iéna, subit le même sort que celui des universités, des usines et de bien d’autres bâtiments publics et privés. Sur le modèle des occupations des usines Renault par les ouvriers, de la Sorbonne par les étudiants et du théâtre de l’Odéon par les gens de la culture, un petit groupe de footballeurs de clubs amateurs parisiens, que la classe dirigeante bien pensante nomma « les salopards à crampons », prit donc d’assaut les locaux de la 3F séquestrant même durant une demi-journée le secrétaire général Pierre Delaunay et l’instructeur national des entraîneurs et futur sélectionneur Georges Boulogne. Ce dernier voulait « calquer sur le football les concepts qui avaient cours dans la pensée économique du temps et qui s’appelaient croissance, industrialisation, performance … cette orientation conduisant à renoncer au jeu improvisé, brillant, fondé sur les initiatives individuelles et qui fut celui préconisé par Albert Batteux, et le mythique Stade de Reims. »
Le mouvement, on le devine, avait été instrumentalisé par … François Thébaud et les camarades de plume du Miroir. Le drapeau rouge fut hissé au balcon ainsi que des banderoles proclamant « Le football aux footballeurs ! ».
Le petit monde professionnel se tint à distance de cette rébellion qui reçut toutefois un soutien appuyé de deux joueurs du Red Star (Mérelle et Oriot) ainsi que celui à distance de Justo.
Je crains que la « Commune du Football » ne refleurisse plus ! Quoique, un demi-siècle plus tard, on déboulonne le président de la fédération pour de prétendus agissements à caractère sexuel !!!

Miroir Football juillet 1968

Fontaine déposa bientôt ses valises, loin de cette agitation, au pied des Pyrénées, en entraînant, durant la saison 1968-69, l’équipe amateur de Bagnères-de-Luchon.
Et puis … une nouvelle fois, il allait réchauffer le cœur du passionné de beau football que je n’avais cessé d’être. Mon orientation professionnelle m’avait mené à Versailles. Pour satisfaire ma passion de la balle ronde, je me rendais au Parc des Princes où le Paris F.C. s’enlisait dans les profondeurs du classement, et à Saint-Ouen, près du marché aux Puces, pour voir le vénérable club banlieusard du Red Star.
C’est alors qu’en 1973, suite au désistement du club amateur normand de Quevilly renonçant à sa licence professionnelle, et au rachat du club de Saint-Germain-en-Laye, le P.S.G. fit ses débuts en 2ème division. Pour prendre la direction du club, le couturier Daniel Hechter entra en scène, accompagné de Jean-Paul Belmondo, Francis Borelli, Charles Talar et quelques autres, ceux que l’on appela ironiquement le « gang des chemises roses ».
Hechter imagina le design du nouveau maillot qui deviendrait mythique avec ses trois larges bandes verticales bleue, blanche et rouge. Et surtout, il fit appel comme directeur technique à … Just Fontaine, promesse d’un jeu plein de panache.

Miroir Foot Fontaine Dogliani Cruyff

Lors d’un Tournoi de Paris, Johan Cruyff porta le maillot du PSG

Alors, durant une saison, le dimanche après-midi, je pris le chemin de la forêt de Saint-Germain et du bucolique petit stade du Camp des Loges. Appuyé à la main courante, tout au bord de la pelouse, j’épiais les réactions de Justo, assis sur le banc de touche, en costume ou en manteau, souvent cigare aux lèvres. Il avait constitué un mix de jeunes et de quelques joueurs chevronnés que Justo avait d’ailleurs sélectionnés durant son éphémère passage à la tête de l’équipe de France.

Fontaine-Hechter

Le P.S.G. termina deuxième, et dut donc disputer un barrage contre Valenciennes pour briguer une accession en 1ère division. Défait 1 à 2 au match aller, le match retour se disputa, le 4 juin 1974, au Parc des Princes devant une vingtaine de milliers de spectateurs enthousiastes acquis à la cause des protégés de Fontaine. Pour motiver ses joueurs, Justo présenta l’enjeu ainsi : « Si on monte, c’est le Parc des Princes avec 45 000 personnes, et si on ne monte pas, c’est Saint-Germain avec 1 500 personnes. Alors, c’est à vous de voir le problème : si vous voulez jouer en deuxième division, vous me le dites de suite, je ne vous mets pas dans l’équipe » !
Le suspense fut insoutenable, la soirée étouffante..
Le cinéaste Adolphe Drhey raconta « La montée » dans un chaleureux documentaire En une quarantaine de minutes, presque le temps d’une mi-temps, il narre la belle aventure et l’immense joie que nous procura la bande à Justo.

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Les passionnés ou les curieux entendront au début le radioreportage « à l’ancienne » d’un Racing-Reims avec un but de Fontaine sur passe de Kopa. Il est quelques séquences d’anthologie, tel (à 20 min 35 sec) le sermon du prêtre lors des mariages de deux joueurs du nouveau club parisien, François M’ Pelé et Éric Renaut : « N’oublions pas qu’aux yeux de Dieu, ce jeu des hommes est le plus religieux des offices … Je rentre maintenant me reposer aux vestiaires, Seigneur. Demain, si tu donnes le coup d’envoi, je jouerai une nouvelle mi-temps et ainsi, chaque jour. Fais que cette partie célébrée avec tous mes frères soit l’imposante liturgie que tu attends de nous, afin qu’à ton dernier coup de sifflet interrompant nos vies, nous soyons sélectionnés pour la Coupe du Ciel. » Le football est donc bien une religion et Fontaine, un de ses meilleurs apôtres !
Vous apercevrez aussi fugacement quelques figures du théâtral arbitre Robert Wurtz, le « Nijinski du sifflet ». Quelques années plus tôt, je l’avais rencontré incidemment … à la Librairie française de Mexico City et nous avions passé une mémorable soirée ensemble au « Campos Eliseos », un restaurant français de la capitale aztèque. Par la suite, il m’offrit des billets en plusieurs occasions lorsqu’il venait officier à Paris.
Dans un Parc des Princes en fusion, le P.S.G finit par l’emporter 4 à 2. Bouleversé par l’émotion, Fontaine fit un malaise sur la pelouse.
Le lendemain, le journal L’Équipe titrait : « Paris en terre promise » !

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Equipe Terre promise

Je me demande aujourd’hui si cette saison-là ne fut pas la plus épanouissante que je vécus par le seul rayonnement de Fontaine et tout ce qu’il symbolisait pour les amoureux du beau jeu. En tout cas, elle fut fondatrice de mon indéfectible affection pour le club parisien, ce qui pouvait valoir parfois quelque désagrément. Ainsi, l’ai-je déjà évoqué dans un ancien billet : « L’année suivante, le PSG prit possession du Parc des Princes. Le jeu prévalait sur l’enjeu. Malgré cela (ou à cause de !), la récompense fut une demi-finale de Coupe de France à Reims contre Lens. À cette occasion, avec deux amis, nous décidâmes d’aller « supporter notre équipe » à bord d’une automobile dépourvue de tout signe distinctif de notre sympathie pour elle (pas même un fanion au rétroviseur !). Vers Château-Thierry, un véhicule bruyant parvint à notre hauteur avec à son bord, quelques passagers aux couleurs « sang et or » se rendant manifestement au même endroit que nous, pour un motif évidemment opposé. Malencontreusement, mon ami, assis sur la banquette arrière, intrépide ou inconscient, en tout cas imprudent, saisit mon écharpe bleue et rouge et l’agita à la vitre transformant, sous la vindicte nordiste, une manifestation pacifique en un gymkhana dangereux et ordurier. Je compris, ce jour-là, le danger que pouvait revêtir d’avoir un penchant pour une équipe. » Peut-être aussi que le football changeait d’ère … La fièvre verte commençait à déferler dans l’hexagone.
Incorrigible Justo, infatigable attaquant : « On va essayer de garder notre image de marque, celle d’une équipe qui veut marquer le plus de buts possible et qui a le respect du public, c’est-à-dire que, à domicile comme à l’extérieur, on gardera notre manière de jouer. On a fait une équipe pour deux ou trois saisons et dès l’année prochaine, on pourra avoir l’ambition de terminer dans les quatre premiers ».
Il fut congédié à l’issue de la troisième saison. RTL, la station de radio périphérique, devenue sponsor principal du club, réclamait retour sur investissement et donc ne pouvait se satisfaire de ce panache incertain. Malgré tout, le nom de Fontaine reste gravé dans l’histoire du P.S.G. dont il avait écrit l’exaltant premier chapitre. Avec humour, il faisait remarquer encore sur ses vieux jours qu’il était le seul entraîneur à avoir fait monter le PSG en 1ère division, et pour cause, le club n’est jamais redescendu ! Encore un record !
Just sera encore entraîneur de l’U.S. Toulouse (ancêtre du Téfécé !) durant la saison 1978-1979 avant de devenir, jusqu’en 1981, sélectionneur de l’équipe nationale du Maroc. Un accident de la route près de Meknès, l’empêcha de diriger les Lions de l’Atlas durant la Coupe d’Afrique 1980.
On ne tue pas une idée. À jamais, ses 13 buts en Suède avaient marqué des générations de baby boomers et étaient entrés dans le patrimoine du football. Jusqu’à son dernier souffle, Fontaine resta dans le cœur des Français.
Ce n’était sans doute pas le plus doué, le plus élégant des footballeurs mais son entraîneur, Monsieur Albert Batteux, disait de lui : « Quand sa course le conduit vers le but adverse, il semble qu’il acquiert surnaturellement ce que la nature ne lui a donné que parcimonieusement ». Il était rapide, mais pas le plus rapide. Il était bon de la tête, mais pas le meilleur. Il frappait des deux pieds, mais d’autres aussi. Par contre, comme nul autre, il possédait l’art du démarquage, en particulier avec Raymond Kopa, le flair pour s’engager à la fraction de seconde opportune, et une adresse clinique dans ses face à face avec le goal adverse.
Fontaine fut beaucoup plus qu’un joueur. Sa conception du football, sa manière de l’exprimer, de le penser, à travers ses fonctions successives de président-fondateur du syndicat des joueurs professionnels, de sélectionneur de l’équipe de France, de directeur technique du Paris-Saint-Germain, en faisait une personnalité avant-gardiste, réformiste, dont les convictions ne pouvaient que déranger les instances dirigeantes conservatrices.
Enfin, tout bonnement, Just respirait la sympathie. Jovial, généreux, humble, il avait toujours le sourire aux lèvres, pratiquant volontiers l’autodérision, bon blagueur, jamais avare d’anecdotes. Tiens une dernière : « Elle remonte au temps de son arrivée au Stade de Reims, en 1956. C’est le neveu de l’entraîneur Albert Batteux, en rentrant chez lui, qui raconte à ses parents :  » Vous savez, il y a un nouveau joueur au club, un attaquant, qui n’a pas de prénom. Il s’appelle… juste Fontaine, c’est tout ! ». Par la suite, Just raconta cette anecdote à Pierre Mondy qui s’en servit pour sa pièce de théâtre culte Le Dîner de cons. »
Après Jean Vincent en 2013, Raymond Kopa en 2017, Roger Piantoni en 2018, Just Fontaine est parti reformer le carré magique pour la « Coupe du Ciel ». Rêvons !

Fontaine Kopa Vincent Piantoni

* http://encreviolette.unblog.fr/2017/03/15/raymond-kopa-un-des-plus-grands-footballeurs-de-mon-enfance/
** http://encreviolette.unblog.fr/2022/08/23/comme-gisele-bienne-jai-grandi-avec-le-stade-de-de-reims/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2014/03/01/bonjour-chers-auditeurs-ou-le-commentaire-sportif/

Publié dans:Coups de coeur |on 30 mars, 2023 |Pas de commentaires »

J’ai vu jouer Pelé !

Version 2

« Pelé est mort, s’il peut seulement mourir » a titré le quotidien O Estado de São Paulo.
C’est l’une des innombrables unes de la presse du monde entier qui rend hommage à celui que beaucoup considèrent comme le plus grand footballeur de l’histoire.

Une Equipe (la meilleure)Pelé Une LibérationUne Diario PernambucoUne O JogoUne PublicojpegUne ExtraUne As pieds de PeléUne de Correio Braziliense

Son confrère Correio Braziliense a déposé comme épitaphe sous sa silhouette et sa signature : 1940-Éternité. Suivent quelques lignes :
« Il n’y en aura jamais un autre comme lui. Nous n’oublierons jamais cet homme noir qui a placé le Brésil au panthéon du football. Tant que le football existera dans ce pays, chaque joueur qui portera le numéro 10 rendra hommage au génie qui a immortalisé ce numéro. Edson Arantes do Nascimento a fait ses adieux hier. Mais Pelé a assuré, définitivement, sa place dans la mémoire affective de la planète. En quelques secondes, le monde s’inclina, pour la dernière fois, devant Sa Majesté. Des humbles supporters aux autorités du monde entier, tous ont vénéré l’homme qui a fait du football un art sublime. Pendant des décennies, cet athlète extraordinaire a incarné le Brésil qui vainc la douleur, le Brésil qui est brillant, le Brésil qui est beau à voir et dont on peut être fier. C’est peut-être là l’héritage éternel du roi. Tant qu’il y aura le Brésil, il y aura Pelé ».
Des mots qui frappent encore plus alors que, dans le quasi même temps, le Brésil tente de panser les maux que lui a infligés son récent président.
La disparition de Pelé rejoint celles d’Alfredo Di Stefano en 2014, de Raymond Kopa en 2017 et de Diego Maradona en 2020, ces joueurs qui ont marqué l’histoire vivante du football et du sport en général et pour lesquels j’avais rédigé un hommage personnel dans ce blog*.
Avec toute la considération et l’admiration que je vouais à François Thébaud, brillant journaliste, éminence grise du merveilleux Miroir du Football (et auteur d’un ouvrage** sur Pelé lui-même constituant une véritable hagiographie) qui eut la chance de suivre Pelé dans tous les stades du globe et lors des quatre Coupes du Monde auxquelles il participa, éveillant sportivement ma jeunesse, je peux humblement reprendre à mon compte ses quelques lignes : « « Ceux qui comme moi ont eu la chance de le voir jouer ont reçu des offrandes d’une rare beauté : des instants si dignes d’immortalité qu’ils nous permettent de croire à l’immortalité. Cet hommage du talentueux sociologue uruguayen Eduardo Galeano (auteur de « Le Football ombre et lumière », un ouvrage qui fait autorité, ndlr) incitera un footballeur de la base mais qui a eu la même chance que lui, d’écrire : Pelé a fait rêver le siècle parce que Pelé c’est le football ».
Mes chevilles enflent un peu : pour être honnête, privilège de l’âge, dois-je m’en réjouir, j’ai juste vu jouer Pelé deux fois en chair et en os et à quelques reprises lors de matches en direct à la télévision. En ce temps-là de mon enfance, l’on découvrait les exploits des champions à travers les magazines de la presse sportive, la radiodiffusion des matches et de rares retransmissions télévisées. Incomparable donc avec l’époque actuelle où chaque geste de Mbappé et de Messi est rapporté et décortiqué sous tous les angles.
Je l’ai déjà évoqué en d’autres circonstances, j’ai le souvenir de mon père, devant la TSF dans le bureau de ma mère directrice du collège, écoutant à la BBC le reportage du « match du siècle », en novembre 1953, à Wembley, temple du football, entre l’Angleterre, invaincue sur ses terres de toute son histoire, et la Hongrie et son légendaire « Onze d’or ». Il avait auprès de lui la professeure d’Anglais comme traductrice. « Ici Londres, les carottes sont cuites pour les rosbifs battus 6 buts à 3 ! »
Trois ans plus tard, en juin 1956, je faisais partie, comme écrivait poétiquement Antoine Blondin, « des quarante mille rois mages venus apporter, dans un Parc des Princes ouvert à la belle étoile, la myrrhe et l’encens d’un enthousiasme neuf » à l’occasion de la finale de la première Coupe d’Europe entre le Reims de Kopa et le Real Madrid de Di Stefano.
En octobre de cette même année, juché sur les épaules de mon père, dans un virage archi bondé du stade de Colombes, j’eus encore le bonheur de voir évoluer la prestigieuse équipe de Hongrie avec sa triplette centrale d’attaque « Tête d’or » Kocsis, Hidegkuti, Puskas « le major galopant », l’ailier Csibor, son meneur de jeu Bozsik, son gardien Grosics, puis quinze jours plus tard, la sélection de l’U.R.S.S (CCCP inscrit sur le maillot) avec dans ses buts, « l’araignée noire » Lev Yachine.

Lev Yachine 2

J’avais alors neuf ans, tout ça pour vous dire que j’avais été élevé à la bonne école du ballon rond : un infini merci à mon papa qui fit naître en moi une passion qui ne s’est jamais démentie … malgré ses dérives et outrances d’aujourd’hui.
« Tous les passionnés de football se souviennent de leur première Coupe du monde, ces quelques semaines où ils découvrent la lune, un repère indélébile, une césure dans la vie d’un (petit) homme ». J’ai bien de très vagues souvenirs de celle de 1954 disputée en Suisse, mais ma première « vraie » Coupe du Monde fut celle de 1958 en Suède, sur les images grisâtres du téléviseur familial, en raison bien sûr du remarquable parcours effectué par l’équipe de France qui, pour la première fois, s’invitait dans le gotha mondial, mais aussi avec l’éclosion en Europe d’une nouvelle étoile au firmament du football, un gamin de dix-sept ans au nom de Pelé (« Pélai » comme on prononce au Brésil). Les Brésiliens portaient des noms rigolos, Didi, Vavà, Pelé, des surnoms en réalité, ainsi Pelé perdait pour le reste de sa vie sa véritable identité Edson Arantès de Nascimento. Il avait été affublé de ce sobriquet, à l’âge de dix ans, par les gosses qu’il dribblait sur les terrains vagues de Bauru avant de passer à la gare pour cirer les chaussures des voyageurs.
Je ne lui en voulus pas qu’il marquât, en demi-finale, trois buts à Claude Abbes, le gardien de l’équipe de France. C’était si prodigieux de voir ce gamin, finalement guère plus âgé que moi, qui jouait, au sens littéral du mot, en toute liberté et insouciance, un peu comme je le faisais dans la cour de récréation de ma maison école, mais moi en solitaire, je ne dribblais que les tilleuls. J’étais déjà son supporter lors de la finale contre les Suédois où il inscrivit encore deux buts.
Il montra, en cette occasion, au monde un geste nouveau, aujourd’hui connu de tous même s’il est parfois identifié à mauvais escient, ainsi Pelé le raconta : « Le ballon m’est revenu, j’ai contrôlé de la poitrine et mon défenseur a cru que j’allais tirer. J’ai avancé mon pied et je lui ai fait le coup du sombrero. C’est une chose à laquelle les Européens n’étaient pas habitués. En général, ils se jetaient sur leur adversaire parce que tout le monde frappait en première intention. Sans attendre que le ballon rebondisse par terre, j’ai frappé et marqué. »
Nous découvrions le futebol arte, un jeu joyeux, un jeu d’instinct : « Contrôle, feinte(s), provocation, jaillissements, percussion, au suivant, nouvelles ruses, simulation, le défenseur est dans le vent ». Des figures nées dans la rue, souvent pieds nus, sur les terrains vagues des favelas ou le sable de plages qui deviendront paradisiaques à nos yeux.

Eloge esquive couverture

Le romancier et essayiste Olivier Guez en établit un glossaire dans son Éloge de l’esquive*** : la pedalada, succession de passements de jambes autour et au-dessus du ballon, à l’arrêt, l’embaixadinha ou jonglages qui font de leurs auteurs des précurseurs du break dance, le dribble de vaca ou grand pont où joueur et ballon se séparent un instant pour se retrouver derrière l’adversaire, l’elastico.
Il est juste d’associer au futur Pelé, un autre joueur de la Seleção : « l’ange aux jambes tordues », Manoel Francisco dos Santos dit Garrincha, du nom d’un petit oiseau troglodyte local.

Garrincha petit oiseau

Garrincha, c’était un poème, déjà au sens littéral du mot, Vinicius de Moraes, légende de la musique brésilienne, lui en consacra un (c’est beaucoup plus mélodieux dans la langue portugaise originale) :

« À une passe de Didi, Garrincha fonce
Le cuir collé au pied, le regard vif
Dribble l’un, dribble deux et se repose
Comme pour évaluer en cet instant le coup.

La précision l’investit, il s’élance,
Plus rapide que sa propre pensée,
Dribble l’un et puis deux – Le ballon file
Heureux entre ses pieds ailés !

D’un seul élan saisie la foule repentante
Dans un acte de mort se dresse et crie
Son unanime chant d’espérance.

Garrincha, l’ange, écoute et répond. Goooool !
C’est une pure image : un G shootant un O
Et tout seul dans son but le L. C’est une pure danse. »

Un autre poète brésilien, Carlos Drummond de Andrade, résuma ainsi son talent, le lendemain de sa mort dans le dénuement total (en 1983, il avait 50 ans) : « S’il y a un Dieu qui régule le football, ce Dieu est surtout ironique et farceur, et Garrincha a été l’un de ses délégués qui devait se moquer de tout et de tous, dans les stades. Mais, comme il est aussi un Dieu cruel, il a ôté à l’étourdissant Garrincha la capacité de se rendre compte de son statut d’agent divin. C’était un pauvre et petit mortel qui a aidé un pays entier à sublimer sa tristesse. Le pire est que la tristesse revient et qu’il n’y a pas d’autre Garrincha disponible, pour nourrir notre rêve. »
Garrincha, c’était aussi un poème au sens imagé du terme : « Avec sa gueule de bagnard, ses épaules de lutteur et ses cuissots de feu, ce métis, de sang noir et indien, ressemble à ses admirateurs. Il est l’un des leurs, un misérable, entré adolescent s’échiner à l’usine de textile de Pau Grande ; il a connu la faim et la polio, le destin lui a infligé une colonne vertébrale en S et des jambes biscornues, deux virgules aussi tordues que les mosaïques qui tapissent les trottoirs du front de mer d’Ipanema, la gauche vers l’extérieur, la droite vers l’intérieur (6 centimètres d’écart entre les deux, ndlr)…
Mais ses dribbles font sensation. Ou plutôt son dribble, car Garrincha n’a jamais perforé les défenses adverses que d’une seule façon. Il part à droite. Tout le monde le sait mais aucun arrière, du temps de sa splendeur, n’a jamais réussi à bloquer le petit troglodyte, à parer son coup de reins, phénoménal, et ses jambes de guingois surpuissantes, des turboréacteurs. Rejouons la scène : la balle arrive dans les pieds de Garrincha, excentré sur son aile. Il fait face à un ou deux « João », ainsi désignait-il les défenseurs adverses, les grands costauds comme les petits teigneux, réduits aux yeux de Sa Majesté à des pantins, des piquets de slalom. Garrincha est à l’arrêt, « João » sur ses gardes et la foule retient son souffle : que va faire le magicien ? Un, deux, trois passements de jambes ? Combien de feintes, de faux départs avant de se faufiler en trombe, plié en deux, comme s’il avait perdu quelque chose, vers la ligne de but ? L’art de l’esquive, imparable, génial, inutile aussi, quand Garrincha, par gourmandise, s’arrête, repique au centre ou revient en arrière pour reprendre son exhibition diabolique. Les défenseurs tombent à la renverse ou se télescopent, ridicules, humiliés… »

Garrincha 1962

Pour l’avoir vu faire, je confirme cette belle description littéraire d’Oliver Guez. Garrincha était « la joie du peuple » et le public venait au stade comme au cirque.
Le Miroir du Football, déclinaison de l’hebdomadaire Miroir-Sprint des éditions J proches du Parti Communiste Français, naquit avec d’abord, avant qu’il ne devienne mensuel, la parution de hors-séries dans la foulée de cette Coupe du Monde 1958 marquée par la remarquable campagne de nos joueurs tricolores et le sacre du Brésil et son joga bonito, son beau jeu.

Miroir du Foot n°3 survetements

Ô Miroir, mon beau Miroir, ce fut au commencement celui de mon professeur de père qui en épousait les thèses en écrivant à Jacques Ferran, rédacteur en chef du quotidien L’Équipe et de l’hebdomadaire France-Football aux idées conservatrices, opportunistes et la culture du résultat avant tout. On pouvait lire dans l’éditorial du premier numéro du Miroir rédigé par François Thébaud : « Si vous recherchez dans nos pages matière à satisfaire l’orgueil nationaliste, l’esprit de clocher ou le culte commercial de la vedette … ne poursuivez pas votre lecture ! ».
J’allais m’y plonger avidement.
On conceptualisa toutes les sorcelleries des magiciens brésiliens envoûtant (maraboutant ?) leurs adversaires : « La feinte brésilienne sur le terrain de jeu n’est pas le fruit d’un simple exercice rodé, c’est une technique de survie qui remonte loin dans l’histoire sociale avec cette affirmation : le dribbleur flamboyant est le descendant d’esclaves dans le plus grand pays esclavagiste depuis l’antiquité. »
Mes yeux de gamin qui se goinfrait de bonbecs à la réglisse appelés Tête nègre ( !) s’écarquillaient d’horreur. Le Brésil, en plus d’être le pays ayant reçu le plus d’esclaves, était le dernier d’Amérique latine à abolir l’esclavage en 1888. Et ce n’est qu’à partir des années 1920-1930 que les métis, les noirs, les gens du peuple les plus pauvres ne furent plus persona non grata dans les clubs de Rio et de São Paulo jusqu’alors accaparés par les élites blanches et lettrées.
Je découvrais des histoires incroyables : pour la Copa America de 1921 qui allait se dérouler à Buenos Aires, le président du Brésil Epitàcio Pessoa formula un « décret de blancheur » interdisant de sélectionner des joueurs à la peau brune pour des raisons de prestige patriotique. Carlos Alberto, premier joueur métis à intégrer un grand club carioca (Fluminense) se blanchissait la peau avant chaque match et à la mi-temps avec de la poudre de riz. Arthur Friedenreich, première légende du foot brésilien à avoir écrit plus de 1 000 buts, fils d’une lavandière brésilienne noire et d’un riche allemand blanc, s’enduisait les cheveux de brillantine avant le coup d’envoi pour cacher ses cheveux crépus.
Heureusement, cela évolua peu à peu … cependant : « Regarde ! Cet homme a fait pleurer le monde entier », ainsi une femme parlait à sa petite fille en pointant du doigt dans la rue, Barbosa, gardien de but noir accusé (avec d’autres coéquipiers noirs) d’être responsable de la défaite du Brésil contre l’Uruguay en finale de la Coupe du Monde 1950 disputée au Maracana, gigantesque stade de Rio (200 000 places à l’époque). En 1993, alors qu’il souhaitait assister à un entraînement de la Seleção qui préparait la coupe du monde, le malheureux Barbosa fut refusé à l’entrée parce qu’il portait malheur. Il prononcera cette phrase restée tristement célèbre : « Au Brésil, la peine maximale est de 30 ans. Je paye depuis 43 ans pour un crime que je n’ai pas commis » !
Sordide et abject, tout cela ! En 1958, aux yeux du monde entier, le football brésilien offrait l’un des rares espaces plus ou moins démocratiques où les gens à peau sombre pouvaient rivaliser sur un pied d’égalité, et pour notre plus grand bonheur, ne s’en privaient pas. Olivier Guez soutient une thèse subtile : « Le dribble est né au Brésil, quand les joueurs noirs devaient sauver leurs peaux ».

Finale 58 Brésil

Pelé 1958 SuèdePelé 58 contre SuèdePelé 58 pleure sur Gilmar (2)

Submergé par l’émotion, Pelé, 17 ans, fondit en larmes dans les bras de son coéquipier Gilmar à l’issue de la finale de Stockholm. Il avait 9 ans en 1950 quand il avait vu son père pleurer après le drame du Maracana : « J’ai vu mon père pleurer à nouveau… de bonheur, cette fois ! »
Nelson Rodrigues, un grand chroniqueur de la presse sportive brésilienne écrivit : « Regardez Pelé, examinez ses photographies et tombez des nuages. C’est bien un garçon, un garçon. S’il voulait être dans un film de Brigitte Bardot, il serait interdit, il serait chassé. Mais regardez : — c’est un génie indéniable. Je dis et je répète : — génie. Pelé pouvait se tourner vers Michel-Ange, Homère ou Dante et les saluer d’une effusion intime : — « Comment allez-vous, collègue ?
En fait, tout comme Michel-Ange est le Pelé de la peinture et de la sculpture, Pelé est le Michel-Ange du football. Les deux peuvent trouver drôle que nous, les médiocres, ne soyons des génies en rien, pas même en crachant à distance. Et quel réconfort pour nous, Brésiliens, de savoir que nous avons un compatriote si brillant et un garçon si brillant ! … A l’âge où le pauvre être humain casse des vitres, ou joue aux billes, ou gratte la patte d’un oiseau avec un canif, Pelé devient champion du monde. Il y avait là un roi, Gustave VI de Suède. »

Pelé Santos  filet

Pelé jeune

À cette époque, très rares étaient les footballeurs brésiliens à quitter leur pays. Didi, l’idole de Pelé, génial inventeur des coups-francs folha seca (frappe brossée qui redescend brusquement comme une feuille morte en fin de trajectoire) tenta sa chance à l’été 1959 en débarquant sur notre vieux continent au, déjà, meilleur club d’Europe, le Real Madrid. Décevant (la saudade ?), il en repartit une saison plus tard.
Aujourd’hui, le fou de foot peut vivre sa passion, tous les jours, sur les canaux spécialisés. À la fin des années 1950, sur l’unique chaîne de télévision en noir et blanc, l’occasion d’admirer ces artistes du ballon rond était rarissime, hors un grand événement comme la Coupe du Monde.

Miroir Foot Santos Football Clube

Heureusement, comme les fameux basketteurs des Harlem Globe Trotters, le Santos Futebol Clube, avec à sa tête Pelé, effectua une tournée européenne en mai et juin 1960 avec en point d’orgue, une invitation au Tournoi de Paris. En ce temps-là, plutôt que de matches amicaux qui servent aujourd’hui à exhibitions, entraînements et contrats juteux, il s’agissait de rencontres de prestige et on allait au Parc des Princes comme on se rendait à un récital de chanteur, « viens voir les comédiens, les musiciens, les magiciens qui arrivent … »
De manière sans doute exagérée, les 40 000 spectateurs (parmi lesquels mon papa et moi) espéraient que notre club phare, le Stade de Reims, emmené par Kopa, Piantoni et Vincent, trois héros de la campagne de Suède, ferait la nique à ce diable de Pelé. J’étais sur mon petit nuage, mon idole Anquetil était en passe d’être le premier coureur français à remporter le Giro ! Malgré le football champagne de Reims et trois buts de Piantoni, le jeu enthousiasmant de Santos et Pelé (un but) fit chavirer le public parisien tenté de changer de camp devant la virtuosité des Brésiliens. Brasil, Brasil !

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Pelé et Kopa

Encore Olivier Guez : « Le beau jeu brésilien est un football multicolore et flamboyant, où les attaquants jouent de la hanche comme des danseurs de samba et des lutteurs de capoeira. C’est un jeu fait de fulgurances et d’improvisations individuelles, un jeu irrévérencieux. Par opposition au jeu européen, physique et géométrique, le jeu brésilien est intimement lié à la notion de jouissance. »
On ne peut pas mieux décrire. C’est vrai qu’on s’extasiait presque à chaque instant, on imaginait quelle allait être la phase de jeu et on était désorienté par un geste, une inspiration, ébloui par la chorégraphie. Comme l’écrivit encore Eduardo Galeano, au Brésil, le ballon est une femme qu’on câline de petits mots doux, on l’appelle gorduchinha (la petite potelée) ou menima (mademoiselle). J’étais encore trop jeune pour appréhender cette sensualité sous cet angle !
Non seulement, ces footballeurs brésiliens étaient beaux à voir jouer, mais aussi à regarder s’entraîner collectivement dans des figures dignes de ballet.
Passements de jambes, feintes de corps, accélérations … Le sociologue Gilberto Freyre théorise : « Dans le football comme dans la politique, le métissage brésilien se démarque pour son goût pour la flexion, la surprise, l’ornement… Les Brésiliens transforment un sport britannique « apollinien » en une « danse dionysiaque ». Ils arrondissent et adoucissent un jeu qui, en Europe, est tout en angles et lignes droites. Leurs mouvements sont directement inspirés des pas « agiles et délicats de la danse et la capoeira ».
On fait évidemment le rapprochement avec la samba, et extraordinaire coïncidence, 12 jours après le sacre de la Seleção à Stockholm, le 28 juin 1958, sortent sur les ondes les deux premiers hits de la bossa nova interprétés par João Gilberto. Le musicien calque à la guitare le rythme chaloupé des lavandières avec leur ballot de linge sur la tête, qui colle aussi à merveille au style de jeu sensuel des footballeurs brésiliens : Bim Bom comme le balancement d’une jambe sur l’autre de Garrincha, Bim Bom comme les inter-exter de Pelé, Bim Bom comme les une-deux entre Didi et Vava, Vava-Pelé, Pelé-Vava, Didi-Garrincha, Bim Bom avait la fulgurance d’une attaque en 70 secondes partie des pieds du gardien Gilmar jusqu’au but de Vava … »

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Trouvez quelques images de ces artistes du ballon rond, collez-leur quelques notes de La fille d’Ipanema, Desafinado, ou Màs que nada de Sergio Mendès, et la magie opère. En 1972, Jorge Ben connut un succès planétaire avec Fio Maravilha, une chanson entièrement à la gloire de Filho, l’avant-centre du club carioca de Flamengo. Nicoletta l’adapta en français gommant toute allusion au football.
Allez j’ose, telle une jonglerie mystificatrice de Pelé ou Garrincha, voici une « vieillerie » comme aurait zozoté l’iconoclaste Jean-Christophe Averty aux « Cinglés du music-hall » et du football : Ting Toung, un scopitone de Sacha Distel tourné en 16 mm Kodak par Claude Lelouch sur les bords de Seine, près des piles du Pont-Neuf, sous l’œil d’Henri IV. Irrésistiblement kitsch ! Attention aux entorses avec les hauts talons sur le quai pavé !

https://www.dailymotion.com/video/x3thtc

Brazilian Footballer Pele With Sacha Distel

Sacha adorait le football et j’eus même le plaisir de suivre à côté de lui, sur les gradins du vieux stade des Métairies, un match du F.C. Sète qui n’était plus l’extraordinaire équipe éblouissant mon oncle dans les années 1930.
Sacha, neveu de Ray Ventura, était également un excellent guitariste de jazz qui accompagne ici Vinicius de Moraes chantant La fille d’Ipanema.

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Brasil novo : futebol et bossa, cinéma avec en 1959 la Palme d’Or du festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger pour Orfeu Negro (réalisateur français) une adaptation d’une pièce de Vinicius de Moraes réinterprétant le mythe d’Orphée et d’Eurydice au pied du Corcovado, architecture futuriste d’Oscar Niemeyer, la capitale Brasilia sort bientôt de terre. Je me souviens de mon professeur de père qui nous avait soumis, en classe de quatrième, comme sujet de composition française : « Si l’on devait bâtir en France une capitale nouvelle, comment l’imagineriez-vous et l’appelleriez-vous ? »
Au début de l’année 1958, le Brésil était un exportateur de matières premières, à la fin, il était devenu un exportateur d’art à travers le futebol et la bossa nova.
De 1958 à la fin de 1962, Pelé joua 386 matches et marqua 475 buts, soit une moyenne de plus d’un but par match. De ce total vertigineux, il est un but mythique : le « gol de placa » qu’on peut traduire approximativement par « but tellement beau qu’il mérite une plaque commémorative ». Pelé l’inscrivit le 5 mars 1961 lors d’un match Fluminense-Santos au stade tout aussi mythique du Maracana. : « il conquit le ballon dans sa propre surface de réparation et l’amena dans les filets du gardien international Castilho après avoir éliminé un par un ses adversaires. » Les 60 000 spectateurs applaudirent debout durant plusieurs minutes devant cet exploit. Une plaque, financée par un journaliste médusé par ce qu’il avait vu, fut installée devant l’enceinte du stade : « Sur ce terrain, le 5 mars 1961, Pelé a marqué le plus beau but de l’histoire du Maracana ».
Mais de l’aveu de Pelé lui-même, le plus beau but de tous, il l’avait marqué deux ans auparavant lors d’un match de Santos contre le Clube Atlético Juventus basé à São Paulo. Il n’existe pas d’images pour en attester mais sur des témoignages dont le sien, l’action fut reconstituée avec des techniques de synthèse. Fabuleux, on y voit Pelé effaçant un défenseur d’un grand pont puis enchaînant trois coups du sombrero avant de pousser le ballon de la tête au fond des filets. Chapeau l’artiste !

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MF Coupe du Monde 62 2

En 1962, le Brésil, avec Pelé à sa tête, remet en jeu son titre de champion du monde. La Coupe du Monde, septième du nom, est organisée au bout du monde, au Chili, un pays d’Amérique du Sud, alors méconnu, longiligne et étiré du nord au sud, touché, deux ans plus tôt, par deux séismes de grande ampleur causant la mort de plusieurs milliers de personnes et la destruction de nombreux bâtiments.
Pour être honnête, hors bien sûr les analyses de François Thébaud dans le précieux Miroir, je n’ai aucun souvenir télévisuel de cette compétition. Il est vrai que l’ère des diffusions par satellite n’était pas encore arrivée. Thierry Roland, qui effectuait ses débuts comme seul envoyé spécial de l’ORTF, raconte : « Nous allions voir les matchs, ensuite nous nous rendions dans une grande salle où les places réservées aux commentateurs étaient séparées par des toiles de jute. Nous étions tous devant un grand écran et on nous repassait le match pour que nous le commentions. Les grosses galettes de magnétoscopes partaient ensuite vers l´Europe, soit à Londres soit à Francfort. Et chaque rencontre était diffusée le lendemain. » Incroyable, n’est-ce pas ?

pele-bresil-mexique-coupe-du-monde-1962

Pelé débuta fort en étant le principal artisan de la victoire 2 à 0 lors de l’entrée en lice du Brésil contre le Mexique (1 but et une « passe dé » comme on dit aujourd’hui à mon grand énervement !!!). Blessé à l’aine au cours du deuxième match, il quitta définitivement ses équipiers pour le reste de la compétition. Grâce essentiellement à Garrincha, le Brésil conserva son titre, et pour les statisticiens, Pelé remportait sa deuxième Coupe du Monde.

Coupe Monde 62 Garrincha MFCoupe Monde 62 Amarildo MSCoupe du Monde 62 Bicampeao

Remis de sa blessure, à l’automne, Pelé revient sur le devant de la scène et permet à son équipe de Santos d’être le premier club brésilien à remporter la Copa Libertadores, l’équivalent en Amérique du Sud de la Coupe d’Europe des clubs champions, en vainquant le prestigieux club uruguayen du Peñarol, dans un match d’appui disputé au Monumental de Buenos-Aires.
Quelques semaines plus tard, Pelé offre à son club la Coupe Intercontinentale opposant les vainqueurs de la Copa Libertadores et de la Coupe d’Europe. Face au Benfica d’Eusebio, un autre joueur génial, Pelé « éteint la Luz » (nom du stade de Lisbonne) d’un formidable triplé.

Pelé-Eusebio IntercontinentaleEl Grafico  la menace pour Boca

Santos 1963 Copa Libertadores

L’année suivante, le Santos de Pelé conserve ses deux titres en remportant la Libertadores face à Boca Juniors, et l’Intercontinentale face au Milan A.C de son compatriote Amarildo.
Des pays, des villes, des clubs, des stades, des champions, qui nourrissent, à l’époque, l’imaginaire d’un adolescent.
En 1963, j’avais 16 ans, presque l’âge de Pelé lors de son premier sacre en Suède, et j’allais connaître le bonheur de le voir jouer « en vrai » pour la seconde et dernière fois.

France-Brésil 63 France-Fooball

Au printemps de cette année-là, le Brésil effectua une tournée en Europe et, pour la première fois de son histoire, l’équipe de France accueillit les bi-campeao au vieux stade de Colombes. Nous craignîmes de ne pouvoir saluer l’artiste, légèrement blessé, mais, trois jours auparavant, la Seleção, orphelin de Pelé, encaissa une cinglante défaite (5 à 1) face à la Belgique, et les dirigeants brésiliens le rappelèrent dare-dare. La Une de L’Équipe du lendemain résumait le match :

Pelé 3-France 2

Sans doute diminué physiquement, Pelé assura le service minimum, ce qui signifiait déjà beaucoup pour le commun des mortels footballeurs !
L’éditorialiste du quotidien sportif, toujours prêt à verser dans le dithyrambe, écrivit : « On s’apercevait, en le (Pelé) regardant bien, que les rares coups de patte qu’il donnait suffisaient à redresser le jeu, à l’orienter, à lui donner une ampleur inédite. Le dernier quart d’heure où la seule présence de Pelé – et non pas ses dribbles, ses tirs, ses ouvertures, mais sa seule présence – équilibra la ruée adverse et fit basculer le match est, pour nous, un des spectacles les plus extraordinaires auxquels nous ayons assisté. Il entrait de la magie et de l’hypnose dans la manière dont ce match, devenu pourtant âpre et furieux, allait doucement se nicher entre les pattes du tigre Pelé. »

FILES-FBL-FRANCE-PELE-OBITFOOT MATCH AMICAL 1963 FRANCE-BRESIL (2-3)France-Brésil 1963 penalty

Je m’amuse encore aujourd’hui des querelles éditoriales qu’engendrait le football, notamment à travers la réaction, à peine voilée, à ces propos, de la part de François Thébaud dans le Miroir : « Les footballeurs brésiliens ne sont pas invincibles. La supériorité dont témoignent leurs victoires dans les Coupes du Monde 1958 et 1962 n’est pas due à des qualités supra-naturelles mais à des qualités très naturelles que d’autres joueurs d’autres équipes possèdent à un degré sensiblement égal.
Tel fut le thème commun à tous nos articles sur le football brésilien avant et après le Mundial. Le thème aussi du numéro spécial publié par notre revue un mois avant le début de la tournée européenne de l’équipe championne du monde..
Il nous a valu quelques lettres dénuées d’aménité. Elles nous reprochaient de ne pas rendre justice à des êtres d’exception devant lesquels les têtes pensantes de tous les pays se prosternaient, et de manquer de respect à la légende bâtie autour du « Divin Football Brésilien », des « Dix millions de Pelé », des plages où poussent les super-vedettes, de nous moquer de cette littérature « technique » confectionnée autour de la « souplesse d’articulation de la cheville » grand secret technique d’une suprématie éternelle. Pour un peu, on aurait attribué notre tiédeur à quelque préjugé inavouable.
La plus élémentaire prudence aurait pourtant commandé aux admirateurs inconditionnels des dieux du football de manifester quelque circonspection … Telle est la paresse d’esprit de ceux qui prétendent diriger l’opinion publique, et le conformisme des techniciens, que même deux défaites qui inaugurèrent la tournée européenne des Brésiliens ne leur parurent des arguments suffisants pour amener une révision de leurs conceptions ». Tacle glissé journalistique viril mais correct !
Posté en première ligne, le jeune gardien de but tricolore Georges Carnus, qui honorait sa première sélection, confia : « J’ai vu Gilmar engueuler Pelé parce qu’il avait perdu le ballon au milieu du terrain. Pelé lui répondit quelque chose du style “Ne te fais pas de soucis, je vais régler ça”. Et il vint inscrire son troisième but. »

Miroir Foot Douis-PeléPelé Di NalloDouis et Pelé

Je me frottais les mains à l’idée de revoir les artistes brésiliens en Europe pour la World Cup 1966 qui se disputait en Angleterre, d’autant plus que, cette fois, la plupart des matches étaient télévisés en direct, certes encore en noir et blanc.
L’Anglais Sir Stanley Rous, président de la Fédération internationale avait prévenu, au mépris de tout devoir de réserve : « L’Angleterre doit être finaliste ou perdre la face ». Le Miroir du Football crut bon de citer un article d’un journaliste carioca : « Contre notre équipe, il y aura un complot international principalement européen. Pour arriver au titre, le Brésil devra vaincre non seulement les adversaires, mais aussi la violence, la provocation, les arbitres. »
Les faits devaient en partie prouver cette prédiction. Les trois matches de poule joués par le Brésil furent dirigés principalement par des arbitres britanniques. Lors du premier, le Bulgare Jetchev « matraqua » impunément Pelé, l’empêchant ainsi de participer au second, perdu devant la Hongrie. Dans le troisième, l’arrière portugais Morais acheva le travail en blessant Pelé dans une sauvage agression manifestement préméditée, sans subir la moindre remontrance arbitrale. Avec dix joueurs valides, le Brésil disparaissait de la compétition.
La vengeance fut un plat qui se mangea froid, huit ans après : le congrès de la FIFA installa dans le fauteuil présidentiel Joao Havelange … un Brésilien !
Pelé poursuivit sa carrière dans son club de Santos et les nouvelles le concernant étaient rares sinon en lisant, chaque mois, la rubrique sud-américaine du Miroir.
Malgré tout, en 69 année prolifique, on commença régulièrement à évoquer l’événement de plus en plus proche, le « Gol Mil », le millième but marqué par Pelé, toutes compétitions officielles et matches amicaux confondus. Le décompte établi par des médias brésiliens et donc le record, sont sérieusement sujets à caution.
Souvenez-vous aussi d’Arthur Friedenreich, l’homme qui enduisait de gomina ses cheveux crépus, il avait franchi largement la barre des 1 000 buts. Mais le « Gol Mil » de Pelé est devenu une image pieuse dans le culte qui lui est voué, ne blasphémons pas donc.
François Thébaud était présent le 19 novembre 1969 dans l’enceinte de Maracana et nous rapporta cette soirée de folie dans les colonnes de Miroir-Sprint et du Miroir du Football :

Brésil 1000 buts MF1000 ème but (1)1000ème but (2)Miroir+du+Football+Brésil aux 1 000 buts

« Qui gagnera la Taça del Prata (la Coupe d’Argent), officieux championnat du Brésil ? Corinthians ? Palmeiras. Cruzeiro ? Botafogo ? Tout ce qui touche au « futebol », surtout lorsque des noms aussi populaires sont en cause, passionne ce pays 15 fois plus vaste que la France, et où notre sport est « l’idée dominante ». En réalité, la saison 1969 s’est terminée au cours de la chaude et pluvieuse soirée du 19 novembre lorsque Pelé a marqué son 1 000ème but, sur la pelouse du Maracana, un cadre à la mesure du plus formidable exploit qu’ait jamais accompli un footballeur.
« Ses premiers mots furent, paraît-il : – Je dédie ce but à tous les enfants et surtout aux pauvres. Pour l’amour de Dieu, ne les oublions pas. Quant à mon maillot que j’avais promis à ma fille Kelly, je l’offre à Andrada qui est un grand gardien de but-.
En embrassant le ballon, en étreignant ses coéquipiers et ses innombrables admirateurs, Pelé pleurait. De la tribune on put le voir à plusieurs reprises s’essuyer les yeux. Ses nerfs l’avaient lâché et il y avait de quoi !
Depuis des semaines, en effet, au thermomètre de la presse de toute l’Amérique Latine, on pouvait vérifier la montée de la température. Encore 6 buts, cinq, quatre, trois, deux, un…
À Bahia, le dimanche 16 novembre, tout était prêt pour fêter le « Gol Mil », y compris un pèlerinage à la basilique de Bonfim et des festivités plus profanes mais non moins impressionnantes. Il s’en fallut de quelques centimètres –de l’épaisseur de la transversale- que la balle catapultée par Pelé hors de portée du gardien de Bahia, ne donnât le signal de la fête, l’ironie du sort voulut que cette balle renvoyée sur le terrain fût reprise par l’ailier de Santos, Jaïr Bala qui se chargea de signer l’unique but de Santos.
Mais c’est à Rio, au stade de Maracana, que Pelé avait promis de réaliser son exploit. N’est-ce pas dans cette arène qu’en 1961, devant Fluminense, il avait marqué un but unique dans l’histoire du football en partant de la surface de réparation de Santos pour éliminer un à un ses adversaires, y compris le gardien de but qu’il dribbla avant de pousser la balle dans les filets.
Le millième but ne fut apparemment qu’un pâle reflet de cet exploit fabuleux dont le dernier numéro de « Miroir du Football » a publié la photo. Mais il convient pour en apprécier justement la valeur de donner quelques précisions.
Et d’abord le marquage spécial auquel il fut soumis. René ne le quitta pas d’une semelle dès le coup d’envoi. Ce garde du corps qui le dépassait d’une bonne tête remplit ce rôle sans brutalité mais avec une habileté remarquable, se gardant soigneusement de courir le risque d’être éliminé par des interventions à corps perdu, sauf sur les balles aériennes où il avait l’avantage…
Dans des circonstances normales, Santos aurait sans doute aisément mis à mal ce dispositif défensif. Mais toutes les données étaient faussées, car il ne s’agissait pas pour Santos de gagner une partie dont le résultat avait peu d’importance compte tenu de son mauvais classement actuel. Il s’agissait pour les joueurs aux maillots blancs de donner à Pelé (et pas à un autre) l’occasion de marquer le but fatidique. Pour les défenseurs de Vasco de Gama, le travail se trouvait ainsi simplifié, il leur suffisait donc de renforcer la surveillance sur un seul homme. C’est ainsi que Pelé trouva toujours devant lui au moment de l’action terminale un mur de trois ou quatre adversaires.
Dans ces conditions exceptionnellement difficiles, il parvint pourtant deux fois à trouver la faille. La première se situa à la 21ème minute lorsque après une longue pression de Santos, la balle lui parvint dans la surface de réparation adverse. Arrêté, il créa le trou par une feinte et décocha de l’extérieur du pied droit un tir lifté qui prit la direction de la lucarne opposée (je me trouvais dans la trajectoire du ballon). Andrada avancé parvint à dévier en corner cette extraordinaire « folha seca » digne du Didi de la grande époque. Les 80 000 spectateurs debout acclamaient déjà le « mil ».
Leur déception fut aussi grande lorsque, à la 37ème minute, après une belle préparation sur la gauche de Edu, René et Pelé se lancèrent ensemble pour la reprise du centre aérien en retrait. La balle termina sa course dans les filets, frappée par la tête de René qui, serré de près, ne put la détourner en corner comme il le voulait. Cette erreur de René contribua sans nul doute à énerver les défenseurs de Vasco qui menait jusque là à la marque (1-0), et à inciter Fernando à commettre la faute qui justifia le pénalty fatidique, follement applaudi par un public qui commençait à désespérer.

1000ème but (3)


Ce pénalty, Pelé ne pouvait le manquer, bien que son état d’énervement semblât autoriser toutes les craintes. Mais il avait derrière lui la volonté de 80 000 personnes, et aussi celle de 70 millions de Brésiliens. Et cette volonté fut souveraine ! »
La course de Pelé dans les filets, son baiser à la « bola », ses larmes de joie, la ruée des photographes et des radioreporters l’emprisonnant dans la cage, sa « sortie de mêlée » sur les épaules de l’un d’entre eux, ses retrouvailles au milieu du terrain avec les coéquipiers qui l’attendaient, son tour d’honneur vêtu d’un maillot de Vasco de Gama portant le numéro 1000, d’innombrables documents photographiques publiés par la presse de tous les pays ont donné une idée de ce qui se passa sous les projecteurs de Maracana. Mais ce que l’image ne parviendra jamais à restituer c’est la communion totale, vivante, extraordinairement chaleureuse du héros de cette fête sans précédent avec la foule, mais aussi avec tout le Brésil, et avec les millions de footballeurs du monde entier qui attendaient le fabuleux exploit du meilleur d’entre eux. »
Ce qui est capital dans l’exploit du 19 novembre, c’est la signification qu’il revêt pour la vie du football mondial. Le formidable retentissement qu’a eu dans tous les pays la réalisation du « gol mil », c’est la réhabilitation du BUT, de l’esprit véritable de notre sport, dénaturé depuis des années par les faux réalistes mais dont tous les publics ont conservé la soif. Dans cette sombre période du football où les scores étriqués sont de rigueur, où le 0-0 est « positif » aux dires des tenants de l’étrange mathématique popularisée par le « totocalcio », le millième but du meilleur attaquant de tous les temps a jailli comme un rayon de lumière pour rappeler à des millions d’amoureux déçus que le football possédait en lui les moyens non seulement de se régénérer, mais de surpasser tout ce qui avait été fait de mieux dans ses périodes les plus fastes. »

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1 ooo buts plaque

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« Telle fut l’histoire du « millième ». Ce ne fut pas un but génial. Ce fut un but arraché à force de volonté. Mais il suffit d’imaginer –comme les sportifs du monde entier l’ont fait- ce que représente non pas le millième, mais les 1 000 buts que Pelé a inscrits à son actif en 12 ans, pour être confondu d’admiration. »
Dans le même Miroir du Football, Pierre Lameignère, journaliste mais aussi footballeur pratiquant (il jouait notamment dans l’équipe du C.A. Paris en deuxième division), publiait sur le même événement, une chronique intitulée « Le football et l’astronaute ». Je ne résiste pas à vous la donner à lire pour vous montrer que le foot était un sujet de société traité avec sérieux et intelligence, (et excès peut-être ?). À replacer bien sûr dans le contexte géopolitique de l’époque :
« Le 19 novembre 1969, pour la seconde fois en quatre mois, l’homme, par le biais des Américains, posait le pied sur la lune. Et ce même jour, pour la première fois dans l’histoire du football, un joueur, par l’intermédiaire d’un Noir brésilien, atteignait le cap des 1 000 buts. Un exploit fantastique !
Au Brésil, ce jour-là, durant une heure et demie, le temps d’un match, le footballeur a éclipsé l’astronaute. Savoir si Pelé allait marquer son 1 000ème but, voilà ce qui importait aux Brésiliens. Avant tout.
« Hérésie, marque d’inculture, conséquence de l’analphabétisme, etc. ! » On devine les réactions que cette priorité « scandaleuse » risque d’avoir soulevé dans certains milieux intellectuels où « taper dans le ballon » relève de l’enfantillage, sinon de l’infantilisme.
Et pourtant ! À moins de condamner en bloc tout un peuple, sinon tout un continent, car c’est toute l’Amérique du Sud qui se sentait directement concernée par l’exploit, condamnation qui équivaudrait à un véritable suicide intellectuel (en effet, quel peut être le rôle de l’intellectuel sinon de mettre au clair, et au grand jour, le sens caché d’activités qui attirent irrésistiblement un large courant d’êtres humains), il faut bien chercher à comprendre. Derrière le 1 000ème but de Pelé, que se cache-t-il ? Pour les Brésiliens, les Sud-Américains, le Tiers Monde et le monde entier ?
Géant de l’Amérique du Sud, le Brésil porte en lui les plus insupportables plaies de cette Amérique latine : richesse d’une poignée de privilégiés, misère de la grande masse. À cette injustice sociale, le Brésil apporte, outre ses dimensions, une originalité : dans ce pays existe la plus forte majorité de noirs originaires d’Afrique.
Or, Pelé est un noir. De son vrai nom Edson Arantes Do Nascimento. Né le 21 octobre 1940 à Tres Coracoes (« Trois Cœurs » quel joli nom, ndlr), État de Minas Gerais. Dont le père connut les affres de la misère. Quelle valeur prend le football dans de pareilles conditions ? Le mérite essentiel du football est d’être, par son origine et ses lois, à l’exacte mesure de l’homme, du plus humble des hommes. Dans sa pratique, l’homme peut donc s’épanouir, s’affirmer. Voilà pourquoi tous ceux que frappe l’injustice sociale trouvent joie et refuge dans un domaine où la dignité leur est redonnée. Voilà pourquoi si souvent l’atrophie sociale conduit à l’épanouissement sportif … Voilà pourquoi aussi, depuis que la possibilité leur est donnée, les victimes de la discrimination, non plus seulement sociale mais raciale, veulent devenir et deviennent les meilleurs.
Aussi, n’est-ce pas un hasard si le meilleur footballeur du monde est né au Brésil, véritable terre de football ! Et ce n’est pas un hasard non plus si le sport de l’homme, le football, a choisi pour s’incarner un homme aux origines modestes, et un homme de couleur.
Aux Blancs américains reviendra l’honneur d’avoir franchi les limites de la Terre. À un Noir brésilien reviendra celui d’être considéré comme le meilleur footballeur à ce jour et d’avoir atteint le cap des 1 000 buts.
Entre-temps, peut-on l’oublier, le Brésil de la révolte avait jeté un défi à l’Amérique de l’oppression en enlevant son ambassadeur !
C’est pourquoi, d’un certain point de vue, on peut et on doit l’écrire : l’Humanité avait deux capitales ce 19 novembre 1969. L’Amérique, d’où elle mesurait ses immenses possibilités techniques… et le fossé séparant ces possibilités des réalités humaines. Et le Brésil, d’où elle jugeait de la force d’une passion mêlant dans une même communion des millions d’hommes à la dignité retrouvée… et, par ailleurs, tant dépourvus d’avantages matériels !
Voilà, selon nous, ce qui se cache derrière le 1 000ème but tant attendu de Pelé. Mais si les Brésiliens d’abord, l’Amérique du Sud et tout le Tiers-Monde après doivent ressentir une fierté sans égale à voir un des leurs, homme de couleur, être le meilleur dans la première passion sportive de l’ homme, l’Européen saisit aussi la grandeur de cet événement sans précédent. »

Logo CM 1970

Pour prolonger cette embellie, se profilait à l’horizon la Coupe du Monde 1970, le Mundial, ainsi nommé parce que le Mexique en était le pays organisateur. Les technologies avaient évolué, l’événement serait retransmis par satellite en « mondiovision » en direct, et la couleur était apparue sur le téléviseur familial.
Sur un plan personnel, mon enthousiasme était légèrement tempéré par la déception de ne pas pouvoir être présent sur les gradins de l’Azteca, le nouveau stade déjà mythique de Mexico, pour la construction duquel 180 000 tonnes de lave provenant des éruptions du proche volcan Xitle furent dynamitées.
En effet, il s’en fallut de quelques semaines, j’allais enseigner, à la rentée de septembre, au lycée français de … Mexico. Pour tout vous avouer, j’avais postulé également pour les lycées français de Buenos Aires et Rio de Janeiro, nul doute que ma passion pour le football sud-américain sous-tendait, au moins inconsciemment, mon désir de diffuser la culture française à l’étranger.
Vous imaginez bien que je me nourrissais, plus encore, des articles de François Thébaud et de ses collaborateurs du Miroir toujours soucieux de replacer le jeu et la compétition dans un cadre géopolitique. Et comme le football français traversait une sombre période et n’était pas qualifiée, je reportais, en amoureux du joga bonito, tous mes encouragements vers Pelé et la Seleção.
Pour effacer l’arbitrage scandaleux de 1966, la FIFA autorise désormais que les joueurs blessés pourront être remplacés et que des cartons jaunes et rouges sanctionneront les « casseurs » en protégeant mieux l’intégrité physique des artistes. Ces mesures constituent indirectement une contribution de Pelé à la préservation du beau jeu.

« On a chanté les Parisiennes,
Leurs petits nez et leurs chapeaux …
Mexico, Mexico…
Sous ton soleil qui chante,
Le temps paraît trop court
Pour goûter au bonheur de chaque jour
Mexico, Mexicooooo ... »

Waouh, mes références de babyboomer (j’ai vu jouer Pelé et chanter Luis Mariano) !
Il serait plus juste, au moins géographiquement, de chanter Guadalajara (avec un sombrero sur le nez en guise, en guise … non, ça c’est Marcel Amont !), car le Brésil disputa toutes ses rencontres avant la finale dans la capitale de l’État de Jalisco.

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Ay Ay Ay ! Premier match de poule contre l’ex-Tchécoslovaquie et … « premier festival de grand football depuis la Coupe du Monde… 1958. Il mit en lumière un nouveau Pelé, plus collectif, plus constructif, plus animateur, plus équipier, mais individuellement aussi génial que par le passé, aussi maître de son incomparable technique, comme le montrèrent son travail lucide et efficace en retrait, ses passes admirables, ce chef-d’œuvre de technique et de sang-froid que fut le 2e but, et cet autre chef d’œuvre de clairvoyance que fut le tir de 60 mètres » (Miroir du Football), … « sans prévenir, du rond central, Pelé a vu le gardien Viktor trop avancé. Shoot sans élan ! La courbe elliptique du ballon surprend Viktor qui revient sur sa ligne à reculons, désespéré. Le ballon le lobe mais passe à moins d’un mètre de son poteau. Génial quand même ! » (So Foot).
Pour François Thébaud, il s’agit d’un des moments les plus représentatifs du génie footballistique de Pelé, une des manifestations les plus claires du futebol-art. Confrontant le génie au talent, il écrit : « le premier est inné, intuitif, instinctif, créateur, le second est issu de l’intelligence raisonnée, du travail de perfectionnement ; il répète impeccablement ce qui a déjà été fait, il ne crée pas. »
Ay Ay Ay ! Tout au long de la compétition, Pelé nous offrit des instants d’anthologie que les exégètes du foot (même ceux qui n’étaient pas encore nés ou presque) nous rapportent encore aujourd’hui, YouTube est passé par là. Plus extraordinaire encore, sont passés à la postérité des buts qu’il ne marqua pourtant pas.
Il y eut celui marqué d’un coup de tête surpuissant … arrêté magistralement par le goal Anglais Gordon Banks. Pelé leva les bras, certain d’avoir ouvert le score. Il dira : « J’ai marqué un but à l’Angleterre mais Banks l’a arrêté ».
Il y eut encore son inspiration époustouflante en toute fin de la demi-finale contre l’Uruguay, dont on voit la photographie en bandeau du livre d’Olivier Guez.
Lancé en profondeur, Pelé se retrouva seul devant le gardien Mazurkiewicz. C’est alors qu’il prit le public et le goal uruguayen à contre-pied, en effectuant un « grand pont ». Pelé passa d’un côté du gardien en laissant filer le ballon de l’autre côté, puis redressa la trajectoire de la balle qui … rasa le poteau opposé. Mazurka à la mode brésilienne ou l’art de l’esquive !
Et ce fut, au solstice d’été du 21 juin 1970, la finale, apothéose du « Mundial de la résurrection » comme l’évoqua François Thébaud, ma « bible » :
« On ne peut imaginer triomphe plus total, revanche plus complète des déboires subis et de l’incompréhension rencontrée en 1966, que la victoire du Brésil dans la 9ème Coupe du Monde.
Pas une défaite, pas un match nul, pas un recours à la prolongation dans sa marche irrésistible vers la conquête définitive de la victoire aux ailes d’or dédiée à Jules Rimet. Mais six victoires consécutives, nettes, indiscutées, qui s’ajoutent aux six victoires consécutives des éliminatoires, 19 buts qui s’ajoutent aux 23 marqués dans la phase préliminaire. Et pour terminer un score de 4-1 aux dépens de l’Italie, candidate au triplé depuis 1938 et dont le catenaccio passait pour le plus hermétique du monde.
C’est un formidable bilan, plus encore que l’explosif paraphe de Carlos Alberto signant l’admirable et dernier but de la victoire au stade Aztèque, qui déchaîna l’enthousiasme des 110. 000 spectateurs scandant à perdre haleine « Bra-sil ! Bra-sil ! » pour remercier ceux qui apportaient à l’Amérique Latine l’éclatante revanche sur l’Europe qu’elle espérait depuis les scandales de la World Cup. »

Miroir Foot 70 (3)Miroir Foot 1970 (4)Miroir Foot 1970 (5)Miroir Foot mai juin 1970Grafico 1970 Mexico

Miroir du Foot  triomphe de l'offensive

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Pour les passionnés, les plus belles actions du Brésil lors du Mondial 1970 (durée: 19 minutes)

Quelques semaines plus tard, le pied posé sur le sol mexicain, j’accordais l’une de mes premières visites au stade Azteca, à l’occasion du derby entre les clubs de l’America et Universidad. Je grimpai tout en haut des gradins, au dernier rang d’un des deux virages, une sorte de belvédère pour embrasser la totalité du terrain et laisser filer mon imagination.

Stade Azteca

Étrangement, la vue vertigineuse me sembla familière, aux limites du paranormal. D’un côté, au coin des six mètres, je revis s’élever Pelé très haut et longtemps, suspendu, comme un basketteur sous le panier, au-dessus du défenseur italien, et d’un puissant coup de tête catapulter le ballon au fond des filets. Premier but du Brésil ! Burgnich, le pauvre arrière italien, déclara : « Je me répétais avant le match que Pelé était fait de chair et d’os, comme tout le monde. Mais j’avais tort. »
Je visualisai aussi le dernier but, l’offrande de Pelé, une passe aveugle en profondeur vers Carlos Alberto, lancé comme une fusée, qui fusilla le gardien de la squadra azzura. L’un des plus beaux buts de Pelé était une passe, pour pasticher Cantona dans le film de Ken Loach.
Des étoiles dans les yeux, je pouvais désormais grimper au sommet des pyramides aztèques et mayas pendant qu’au printemps suivant, le roi Pelé visitait le palais du Roi Soleil à Versailles. C’était à l’occasion d’une des innombrables sollicitations auxquelles il répondit avec son club.
Le 31 mars 1971, Pelé revenait à Colombes, avec Santos, pour un match de gala contre une entente des deux meilleures équipes françaises, Marseille et Saint-Étienne. Soirée totalement bling-bling avec Alain Delon, Serge Gainsbourg, Louison Bobet, l’athlète Michel Jazy, le jockey Yves Saint-Martin dans les tribunes, et notre Brigitte Bardot nationale, dans une tenue sexy tricolore, pour remettre le trophée.

bb89BB et Pelé

Je pourrais conclure ici mon hommage à celui qui demeure, à ce jour, le seul triple champion du monde. Pelé avait atteint son apogée et la suite de sa carrière ne sera qu’un lent déclin, du moins sur le plan strictement sportif.
Un an après son sacre mexicain, en juillet 1971, Pelé prit sa retraite internationale contre l’équipe de l’ex-Yougoslavie, encore au stade Maracaña de Rio. Il ne joua que 45 minutes avant de s’offrir à la mi-temps un tour d’honneur devant 140 000 hurlant « fica ! » (« reste ! »).

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Pelé n’a que 31 ans mais pense surtout désormais à prêter son image pour de juteux contrats publicitaires. L’un des plus mémorables est celui qu’il signa avec l’équipementier allemand Puma. Il apparut clandestinement, sans que plusieurs centaines de millions de téléspectateurs en aient conscience, lors de la Coupe du Monde 1970, notamment au coup d’envoi du quart de finale contre le Pérou. Au moment où l’arbitre s’apprêtait à siffler l’engagement, Pelé lui demanda d’attendre qu’il relace (tranquillement) ses deux chaussures. Le cadrage en gros plan des caméras assura gratos une gigantesque publicité planétaire de la future Puma King.

Pub-Puma-x-Pelé-1971

En 2002, le géant pharmaceutique américain Pfizer (oui, celui des vaccins contre le Covid) fit appel à Pelé pour promouvoir son dernier médicament, la petite pilule bleue contre les troubles érectiles, le Viagra. Pelé ne devait pas y avoir recours, lui qui se maria trois fois, eut sept enfants et connut une vie affective de telenovela.
L’un de ses derniers contrats avec la société horlogère suisse Hublot, le conduisit à rencontrer à Paris, une autre star sponsorisée par la prestigieuse marque, notre Kylian Mbappé national que, peut-être hâtivement, les médias ont tendance à comparer au maître.
Fin 1974, à 34 ans, Pelé décida de prendre sa retraite définitive après dix-huit années passées sous les couleurs du Santos Football Clube. Peu avant, il avait participé, au Maracana évidemment, au jubilé de Garrincha « petit oiseau » ; coéquipier de la première heure sous le maillot jaune national. « Deux génies dans un style différent, entre un Pelé qui a très vite compris les rouages du business et Garrincha qui a décidé de brûler la chandelle par les deux bouts. En plus de faire le bonheur du peuple brésilien, ces deux-là n’ont jamais perdu un match lorsqu’ils évoluaient ensemble sous le maillot du Brésil. »

Pelé et Garrincha Santos Botafogo

Il est des gens qui n’aspirent pas à la retraite comme ça (!). Constatant que ses affaires extra-football se portent mal, Pelé rechausse les crampons en signant en juin1975, avec le Cosmos de New York, le « contrat du siècle », trois ans pour plus de 4,7 millions de dollars, plus que pendant toute sa carrière à Santos. Un roi à New York pour lequel le club américain adopte un maillot vert avec une bande verticale jaune, clin d’œil au drapeau brésilien, qui évoluera rapidement en un maillot blanc à liserés verts, copie du maillot de Santos.

Pelé Cosmos

Pelé permettra de faire découvrir le Soccer aux Américains friands d’un autre football. Il ouvrira la porte à la venue d’autres étoiles vieillissantes du ballon rond, Beckenbauer, George Best, Cruyff, Eusebio, Gerd Muller, Carlos Alberto le destinataire de la passe magique à l’Azteca.
Le 1er octobre 1977, Pelé tira le rideau définitivement à l’occasion d’un match, au bien nommé Giants Stadium de New York, entre le Cosmos et Santos, en présence de son idole Mohamed Ali. Celui-là lui souffla : « Désormais, nous sommes deux à être les plus grands. »

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Pelé ne cessa jamais d’occuper la scène médiatique. Il « joua » à l’acteur de cinéma comme vedette de quelques films dont le plus connu est « A nous la victoire » réalisé en 1981 par John Huston. Le scénario s’inspirait d’une histoire vraie survenue à Kiev, pendant l’occupation allemande de la ville, lors de la Seconde Guerre mondiale, racontant la manière dont des prisonniers profitent d’un match de football « amical » contre des soldats nazis pour organiser une tentative d’évasion. Aux côtés de Pelé, qui porte le nom de Luis Fernandez (mais totale coïncidence avec l’ancien footballeur français), on reconnaissait dans l’équipe entraîné par Michael Caine, d’anciennes gloires du football comme Bobby Moore (capitaine de l’équipe d’Angleterre lors de la World Cup 1966), Osvaldo Ardiles et Paul Van Himst et …Rocky Sylvester Stallone comme gardien de but !

A nous la victoire

Steven Spielberg envisagea, un temps, de tourner un film où Pelé ferait admirer sa technique, balle au pied, sur la Lune ! (rappelez-vous, l’article « Le football et l’astronaute » !)
Pelé, en plus de ses mille buts, eut mille vies. Il chanta, pas si mal que ça, avec Elis Regina et Carlos Jobim, il serra la pince de nombreux grands de ce monde parmi lesquels quelques présidents des Etats-Unis, plusieurs papes, Nelson Mandela. Même si son peuple lui reprocha son opportunisme et son manque d’engagement et de discernement vis-à-vis des dictatures de son pays, il occupa, de 1995 à 1998, le poste de ministre des Sports du Brésil, devenant dans son pays le premier Noir à accéder à ne telle responsabilité. Il toucha aussi à l’humanitaire : désigné citoyen du monde en 1977 par l’ONU, il en devint ambassadeur, ainsi que de l’UNICEF et de l’UNESCO.
Pelé restera comme celui qui a ouvert le football vers l’ère moderne de la mondialisation, de la sur-médiatisation, de la marchandisation. Je cite, une fois encore, Eduardo Galeano : « À la fin du Mondial 94, tous les garçons qui naquirent au Brésil s’appelèrent Romario, et la pelouse du stade de Los Angeles fut vendue par petits morceaux, comme une pizza, à vingt dollars la portion. Folie digne d’une meilleure cause ? Négoce vulgaire et inculte? Usine à trucs manipulée par ses propriétaires ? »
Apparu aux yeux du monde, en 1958, sur les téléviseurs en noir et blanc, Pelé attirait la lumière tous les quatre ans jusqu’au Mundial mexicain en technicolor de 1970, hormis les fous de football comme moi qui nourrissaient leur imaginaire des écrits de « certain magazine ».
Pelé était unique. À tous ceux qui osaient parfois comparer d’autres joueurs brésiliens de talent à lui, un peu prétentieusement il leur répondait : « Impossible, mes parents ont fermé la fabrique. »
Pelé symbolisait un futebol bossa, offensif, joyeux, insouciant, génial, disparu des terrains depuis longtemps. Il faut avoir en tête qu’à son époque, les meilleurs joueurs brésiliens jouaient tous dans des clubs brésiliens.
Pelé était, malgré sa petite taille, un athlète du football qui aurait trouvé parfaitement sa place dans le jeu d’aujourd’hui : prototype du joueur moderne, des qualités physiques remarquables, vitesse, détente, souplesse, souffle, puissance, des qualités techniques exceptionnelles, pied droit, pied gauche, jeu de tête, une formidable intelligence de jeu et, par-dessus tout, son inventivité dans ses gestes. Il possédait TOUT ÇA qui en fait pour moi le GOAT (« Greatest of All Time »).
Extrait de l’ouvrage Football, ombre et lumière :
Un journaliste demanda à la théologienne allemande Dorothee Solle :
-Comment expliqueriez-vous à un enfant ce qu’est le bonheur ?
– Je ne le lui expliquerais pas, répondit-elle. Je lui lancerais un ballon pour qu’il joue avec.

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Pelé enfant

C’est un peu cet enfant de dix ans qui vous a confié ici ce qu’il pensait de Pelé, ce footballeur qui irradia sa jeunesse.
Sept décennies plus tard, l’adulte qu’il est devenu a envie de rendre hommage à un ami boomer (ne tremblez pas, il a bon pied bon œil et plume ciselée !). Me prenant à contre-pied sur un air de bossa nova, Michel Dréano chante ici qu’il n’ira pas au Brésil, taclant les clichés footballistiques et bossanoviés qui collent aux crampons de ce pays.
J’ai bien des raisons aujourd’hui à être réticent aussi à aller à Rio, contrairement aux vaines injonctions des Compagnons de la chanson (!). D’autant que les artistes du futebol n’y sont plus. Ils ont rejoint l’Europe où leur talent n’apparaît plus qu’à travers quelques fulgurances.

« …Je veux pas voir les ados
Se faire tirer dans le dos
Et les gamins des gueux
Dont on vole les yeux
Je resterai dans mon pays qu’est si beau sous la pluie
À rêver dans mon lit sur les coups de minuit
Quand Jobim chante pour moi la Fille d’Ipanema. »

Et quand François Thébaud me conte la légende du roi Pelé !

Pelé bicycletteJPG

* http://encreviolette.unblog.fr/2014/11/09/di-stefano-seleve-plus-haut-que-tout-le-monde/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/03/15/raymond-kopa-un-des-plus-grands-footballeurs-de-mon-enfance/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/12/27/moi-je-suis-du-temps-du-tango-avec-omar-sivori-et-diego-maradona/
** Pelé, une vie, le football, le monde, François Thébaud, éditions Hatier 1974 (version augmentée rééditée en 1977)
*** Éloge de l’esquive, Olivier Guez, Grasset 2014

Publié dans:Coups de coeur |on 25 janvier, 2023 |2 Commentaires »

Flâneries à Bruxelles (4)

Nous avons mis à profit le « pont » du 11 novembre pour retrouver notre chère Bruxelloise : quatrième séjour en un an dans la capitale européenne, une aubaine pour vous faire partager de nouvelles flâneries.
En cette fin de matinée, nous voici « Outre-Quiévrain », une locution adverbiale qui signifie (pour les Français encore attachés à leur géographie !) que nous entrons en Belgique, au-delà de Quiévrain, une commune de la province du Hainaut, ancien symbole de la frontière franco-belge avant que ne fussent signés les accords de Schengen. L’originalité de l’expression provient aussi qu’elle fonctionne en sens contraire, nos amis belges l’employant lorsqu’eux pénètrent en territoire français.
Beauté et finesse de la langue ! Coïncidence, nous parvenons bientôt à hauteur de la sortie vers Ecaussinnes, lieu de naissance d’un amoureux de la francophonie, le regretté chanteur poète (mais aussi conteur, écrivain, comédien et sculpteur) Julos Beaucarne qui nous a quittés en 2021. C’est notamment Pierre Bouteiller, homme de radio, revigorant par son ton de liberté, son humour et son exigence, qui me l’avait fait découvrir au début des années « septante », peut-être dans son magazine quotidien Embouteillage sur France-Inter.
Julos était déjà un apôtre de l’écologie avant qu’elle ne devienne douteusement politisée. Facétie sérieuse, il avait inventé virtuellement un mouvement, en titre d’un album empli d’utopies écologistes, humanistes et poétiques : « Les primevères ont fait leur apparition dans le bois de la Houssière. Le Front de Libération des Arbres Fruitiers revendique la responsabilité de cette manifestation de la vie. »
Voici aussi ce qu’il récitait alors en préambule d’une autre chanson :

« Sans bruit sur le miroir des routes longues et calmes
La voiture électrique chasse l’air avec sa large palme
Tandis que dans le ciel s’élève une lente montgolfière
Et que des cyclotouristes batifolent par monts et par vaux
Une éolienne fait du courant tranquillettement avec du vent
Des réflecteurs paraboliques captent l’énergie solaire
L’eau chaude coule doucettement dans des tuyaux calorifugés
Vers des pièces d’eau où de lentes beautés glissent leur blancheur… »

Humaniste, il était fier de ses racines et de sa langue wallonne, nous étions alors 180 millions de francophones dans le monde :
« On parle le Français au Québec, à Rebecq, à Flobecq, à Tahiti, à Haïti, au Burundi, au Togo, au Congo, à Bamako, à Madagascar, à Dakar, en Côte-d’Ivoire, en Haute-Volta, à Brazza, au Rwanda, en Guyane, à la Guadeloupe, au Sénégal, à la Martinique, à Saint-Pierre-et-Miquelon, au Gabon, en Nouvelle-Calédonie, en Tunisie, au Liban, dans les Nouvelles-Hébrides, dans l’île de la Désirade, au Zaïre, dans l’île de la Marie Galante, dans l’île Maurice, au Cameroun, en France, à Gérompont-Petit-Rosière, à Sorinne-la-Longue, à Tourinnes-la-Grosse, à Jandrain-Jandrenouille ; on parle français à Pondichéry dans les Indes, en Louisiane, à Matagne dans les Fagnes, les Indiens algonquins de l’état de New York parlent français et les Gros-ventres du Montana également.
Nous sommes en tout 180 millions de francophones dans le monde … Voilà pouqwé « No ston firs dyesse wallons » (Voilà pourquoi « Nous sommes fiers d’être Wallons ». »

Il éveillait nos consciences politiques, ainsi dans sa Lettre à Kissinger :

« J’veux te raconter, Kissinger, l’histoire d’un de mes amis
Son nom ne te dira rien, il était chanteur au Chili
Ça se passait dans un grand stade, on avait amené une table
Mon ami qui s’appelait Jara, fut amené tout près de là… »
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Nous arrivons à destination. 13 heures sonnent au clocher de Sainte-Catherine éclatante au soleil après les travaux de rénovation ! Nous avons prévu de manger sur le pouce. Il n’y a plus de crinolines, d’omnibus, de tram 33, les frites d’Eugène n’existent plus, tant pis pour le Grand Jacques, nous nous rabattons sur celles, excellentes, de chez Chouke rue du Vieux Marché aux Grains.

Chez Chouke

En attendant de pouvoir disposer de notre chambre d’hôtel, nous dépêchons un taxi pour qu’il nous conduise au musée Magritte, visite prioritaire de notre programme, d’autant qu’il est fermé pour le 11 novembre.
Le musée Magritte est une section des six musées royaux des Beaux-Arts de Belgique Il loge dans le très néo-classique Hôtel du Lotto sur la place Royale, en surplomb du Mont des Arts.

Magritte portrait

Est-ce en raison des récentes projections de soupes et de peintures sur des œuvres (heureusement protégées par des vitres) en d’autres lieux d’exposition par des membres d’un collectif d’activistes écologistes, le service de sécurité est intraitable à l’entrée du musée. Ainsi ma compagne est invitée à déposer son sac dans un casier dont elle conserve la clé.
L’exposition, répartie sur trois niveaux, est conçue selon un parcours chronologique et thématique qui commence au dernier étage auquel un agent de surveillance nous fait accéder par un ascenseur. Nous y sommes accueillis par deux grandes photographies de l’artiste en noir et blanc, un portrait et une mise en abime malicieuse où le peintre, palette et pinceau à la main, pose devant son tableau Tentative de l’impossible : l’artiste peignant directement son modèle (sa femme) sur son corps nu.

Magritte 2Magritte 3

Les salles sont plongées dans une atmosphère très tamisée qui permet une meilleure concentration devant les œuvres, sans doute aussi par souci de leur préservation.
À première vue, sans en faire un strict recensement, les tableaux les plus célèbres sont pour la plupart absents, rançon probable de leur renommée universelle, certains sont souvent prêtés pour d’autres expositions à travers le monde ou appartiennent à des collectionneurs privés. Malgré tout, l’on se sent vite en pays de connaissance tant des éléments familiers de l’univers de Magritte, silhouettes au chapeau melon, oiseaux au plumage recouvert de ciel et de nuages, pommes, pipes et parapluies, peuplent régulièrement ses peintures et croquis.

Magritte MVDH 2

Je comprends vite pourquoi les enfants adhèrent à l’art de Magritte. Beaucoup moins décontenancés que nous adultes, ils se réjouissent des associations surprenantes d’objets qui a priori n’ont aucun lien entre eux, et des changements d’échelle. Ils acceptent plus facilement que l’artiste bouscule notre perception de la réalité.
À l’entrée de chaque étage, des repères biographiques nous guident sur les différentes « périodes » de l’artiste. L’œil est aussi attiré par certaines de ses citations gravées sur les murs, uniquement en français, « par respect des textes littéraires de Magritte ».
Les premières toiles datent du début des années 1920 : des Baigneuses, une Écuyère noire sur un cheval blanc sont nettement d’inspiration cubiste.

Magritte baigneusesMagritte ecuyereMagritte homme du large

Avec L’homme du large, représentatif de sa période « noire ou caverneuse » on entre véritablement dans l’univers de Magritte et ses associations d’éléments inattendus, ici la juxtaposition de deux mondes. Sur une plage, un homme en combinaison de plongée sur des lattes de parquet, devant un élément de cheminée, ouvre une fenêtre sur … : « Être surréaliste, c’est bannir de l’esprit le « déjà vu » et rechercher le pas encore vu. »
Comme souvent, l’artiste cache le visage du personnage, ici avec une planchette de parquet. Certains analystes d’art rattachent ce détail récurrent au traumatisme qu’aurait subi Magritte adolescent lorsqu’il aurait entrevu sous le tissu l’œil gauche de sa mère après son suicide en se jetant dans la Sambre.
« Chaque chose que nous voyons en cache une autre, nous désirons toujours voir ce qui est caché par ce que nous voyons. Il y a un intérêt pour ce qui est caché et que le visible ne nous montre pas. » Exercice d’observation compliqué que je tente bientôt de transcender… avec peu de succès, foutu esprit cartésien.

Magritte joueur secret

Avec Le joueur secret, on peut parler de scène sportive car la présence d’un pan de rideau rouge lui donne un caractère théâtral. Deux joueurs de cricket (ou de base-ball), identifiables grâce à la batte de l’un et le gant de l’autre, évoluent dans une allée de quilles géantes. Combattent-ils ce menaçant ectoplasme au faux air de dirigeable ou (plus étonnant encore) de tortue luth volante ? Avec Magritte, on peut s’inventer des histoires, se les réapproprier éventuellement dans notre époque, ainsi cette jeune fille masquée se protège-t-elle peut-être du vilain corona virus ? C’est en fait le sens de Magritte, de vouloir absolument chercher un sens à son tableau et s’en éloigner avec un sentiment de frustration ou d’inquiétude.
Il fallait bien vivre, à ses débuts, Magritte s’adonna au dessin publicitaire qu’il qualifiait lui-même de « travaux imbéciles ».

Magritte MVDH 1

Mon esprit cartésien renonce rapidement à vouloir comprendre les légendes énigmatiques que le peintre attribue à ses œuvres.
L’exposition accorde un coin de salle pour traiter le thème des « mots et des images », une série de dessins où les objets se passent de nom, où les noms tiennent lieu d’images.

Magritte ciel canonMagritte pipe 1

Magritte pipe2Magritte pipe 3

À défaut de pouvoir admirer le célébrissime tableau de La trahison des images, le maître montre son humour dans plusieurs esquisses. « La fameuse pipe, me l’a-t-on assez reprochée ! Et pourtant, pouvez-vous la bourrer ma pipe ? Non, elle n’est qu’une représentation. Donc si j’avais écrit sous mon tableau « Ceci est une pipe », j’aurais menti ! »
Les Bruxellois ne manquent pas d’humour. Consultés, dans le cadre de la réhabilitation de l’ancien site industriel autour de la Gare Maritime, pour baptiser les artères nouvelles, ils ont opté pour une rue Ceci n’est pas une rue !

Magritte 4

Au second étage, la visite commence par une série de portraits de famille et d’amis. Les visages très réalistes sont replacés dans un décor surréaliste.
Magritte a souvent pris sa femme Georgette comme modèle. Elle apparaît dans un cadre ovale très classique en suspension dans un ciel complètement « magrittien ». Une tourterelle, une feuille de laurier, une bougie allumée, un gant, un mot griffonné sur un bout de papier, une clé viennent en ornement du décor.

Magritte Georgette 1

Je suis interpellé par deux portraits de Suzanne Spaak et de ses deux enfants. Son nom ne m’est pas inconnu, elle était la belle-sœur de Paul-Henri Spaak qui je me souviens fut, dans ma jeunesse, une grande figure politique belge, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, et considéré comme l’un des Pères fondateurs de l’Europe.
J’avoue que dans mon adolescence, j’étais plus émoustillé par la plastique de la nièce Catherine, jeune actrice, qui minaudait notamment entre Vittorio Gassman et Jean-Louis Trintignant dans Le Fanfaron, la comédie (évidemment) à l’italienne de Dino Risi. Elle nous a quittés l’an dernier.
Magritte représente Suzanne Spaak face à ses ciel et nuages en double page d’un livre ouvert sur une table. Émouvant souvenir d’une femme qui s’engagea, durant la Seconde Guerre mondiale, dans le service de renseignements L’Orchestre rouge et participa à plusieurs actions pour sauver des enfants juifs de la déportation. Arrêtée en octobre 1943, incarcérée et torturée à la prison de Fresnes, elle fut assassinée dans sa cellule par un officier de la Gestapo en août 1944, peu avant la Libération de Paris.

Magritte SuzanneMagritte enfants Spaak

Magritte sirene

Quand j’étais gamin, on me réprimandait si je montrais du doigt. L’artiste a tous les droits, avec lui c’est beau ! Ainsi dans La lecture défendue, dans une pièce vide avec un escalier ne menant nulle part, il semble écrire à la craie, sur le parquet, le mot « sirène » dont il cache la lettre i avec un doigt levé.
Les exégètes voient là un hommage à une amie Irène, le i masqué renvoyant à la mise à l’index du livre érotique Le con d’Irène de Louis Aragon publié clandestinement en 1928 sans nom d’auteur ni d’éditeur.
Et s’il est besoin de mettre les points sur les i, Magritte ajoute un grelot, un de ses motifs récurrents.

Magritte réponse imprévue

Magritte ne livre pas la clé de son inconscient, la possède-t-il seulement ? « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » : de ce proverbe, Alfred de Musset en fit un caprice, une comédie en un acte. Beau sujet que la fonction sociale d’une porte : le dedans, le dehors, l’ouvert, le fermé, le bien-être, le danger, elle protège le dedans de la menace matérielle, humaine, animalière du dehors.
Dans La réponse imprévue, Magritte traite le problème avec humour : il représente une porte à la fois ouverte et fermée avec la découpe informelle d’un corps !
Magritte fait partie de ces peintres qui avaient l’habitude de recycler le support pour en faire une nouvelle toile.
Ainsi, Dieu n’est pas un saint, peinture surréaliste à l’huile d’un oiseau, aux ailes déployées, perché sur une chaussure de femme, cachait un secret débusqué récemment suite à des examens radiographiques du service d’archéométrie de Liège, l’élément manquant de la série de quatre tableaux La Pose enchantée.

Magritte MVDH 3Magritte colombe

Quelques jours après l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes, les menaces que faisait peser son activisme au sein d’un groupe d’intellectuels opposés au fascisme conduisirent Magritte à prendre la route de l’exil et séjourner à Carcassonne chez un ami poète. C’est dans ce contexte, en décembre 1940, qu’il peignit l’oiseau du Retour, retrouvant son nid douillet, métaphore de Bruxelles et Georgette.

Magritte Le Retour

L’oiseau au plumage ciel et nuages du Retour fut le symbole de la Sabena, compagnie aérienne belge aujourd’hui disparue. Il apparaissait sur les carlingues des avions et les foulards des hôtesses.

Magritte Fantomas

J’ai l’impression d’un air de déjà vu avec la représentation de Fantomas dans Retour de flamme (pour Georgette ?). Je me rappelle de la couverture de la bande dessinée Les hors-la-loi de Palente qui traitait de la grève, dans les années 1970, des ouvriers de Lip, la célèbre usine horlogère de Besançon. En lieu et place d’un bouquet de fleurs, Fantomas tenait une montre en main.
Que Magritte ait repris dans plusieurs de ses toiles la figure de Fantomas, tirée de l’affiche du film de Louis Feuillade (1911), n’est pas tellement surprenant tant celui-ci, comme le peintre, est un maître de l’illusion et de la transformation.
Plusieurs toiles illustrant la période des années 1943-1947, dite période Renoir ou plein soleil, marquent un changement complet dans la peinture de Magritte, pour oublier les années sombres de la guerre et mettre en avant sa passion retrouvée pour Georgette : « Il fallait des tableaux où le beau côté de la vie serait le domaine que j’exploiterais, j’entends par là tout l’attirail traditionnel des choses charmantes, les femmes, les fleurs, les oiseaux, l’atmosphère de bonheur ».
L’artiste s’inspire alors des impressionnistes et reprend leur palette vive et colorée.

Magritte femme nueMagritte Moisson

Dans La Moisson, il peint une femme nue, la sienne, en s’inspirant directement du sensuel modèle de Renoir, mais en attribuant une couleur différente aux cinq parties du corps.
Devant La bonne fortune, je suis intrigué par un homme à la vraie tête de cochon avec en arrière-plan un cimetière et un monument aux morts. Elle traduit possiblement un profiteur de guerre, un collaborateur qui s’est engraissé.

Magritte bonne fortuneMagritte L'incendie

Dans L’incendie (1943), les arbres ressemblent à de grandes feuilles plantées au sol aux teintes flamboyantes donnant un petit air d’été indien.
Dans La cinquième saison (1943), deux hommes au chapeau melon se croisent portant chacun un tableau figurant un bois et un ciel nuageux. Avec Magritte, on peut imaginer qu’ils vont se rentrer dedans pour créer une nouvelle toile, la cinquième saison ?

Magritte cinquième saisonMagritte Toro

« Est-ce l’Espagne en toi qui pousse un peu sa corne ? ». Les polémiques récentes autour de la corrida font sens devant la représentation réaliste d’un toro de lidia pissant le sang, le front transpercé par l’épée. Sa mort est proche, la muleta du torero lui sert de linceul. Il y a quelques années, le comité des fêtes de Mont-de-Marsan pasticha Magritte pour l’affiche de la feria.

Affiche Madeleine

Transition de facilité, pour évoquer la courte période « vache » de Magritte, parodie du mouvement pictural « fauve » né à Paris. En 1948, pour sa première exposition dans la capitale, l’artiste belge décide de se venger des Parisiens qui « ignorent dignement ceux qui vivent hors de leurs murailles » et s’inspirant des caricatures et des bandes dessinées, leur donne à voir des toiles souvent grotesques et aux couleurs criardes.

Magritte vache generalMagritte vache 3

Magritte periode vacheMagritte vache 2

Mauvaise blague belge, autant dire que le public fut scandalisé et la critique virulente. Magritte répondit par un pamphlet très rabelaisien, antimilitariste et anticlérical destiné « à des personnages tels que notaires, militaires, curés et juges » et composé de trois textes : « L’imbécile, l’emmerdeur et l’enculeur » ! Cela aurait pu être aussi les Bourgeois dd Brel. Magritte revint à de meilleurs sentiments et à son inspiration d’antan.
L’heure avance, je suis contraint à presser un peu plus le pas.

Magritte  fin d'apres midi

Par une belle fin d’après-midi, deux cercueils, assis sur un parapet, devisent au soleil. Parlent-ils de l’au-delà ? De l’humour noir qui me réjouit.
Chez Magritte, le mot ne se concentre pas uniquement dans la légende et se dissout parfois dans la toile, ainsi dans L’art de la conversation, deux personnages minuscules semblent écrasés devant un amas géant de pierres. Distinguent-ils le mot RÊVE ?

Magritte rêve

Magritte pomme

Des pommes et des Magritte ! Pom pom pom poooommm ! Dans La chambre d’écoute, une pomme verte gigantesque semble bien à l’étroit dans une pièce vide. L’artiste nous interdit toute contrainte logique de l’esprit en créant une perturbation du réel, exemple même du surréalisme. Il nous invite à une autre lecture en détournant la réalité perçue par notre sens visuel. « Il ne s’agit pas d’étonner par quelque chose mais que l’on soit étonné d’être étonné ».

Magritte fenêtresMagritte main

Magritte masques

Á l’issue de deux heures de visite, on pourrait craindre pour notre logique cartésienne bien bousculée. Je sors guilleret du musée, j’ai enfin découvert René Magritte autrement que par les posters.

Magritte sortie

Nous rejoignons à pied notre hôtel devant les bassins de Sainte-Catherine que les services techniques municipaux commencent à recouvrir d’un plancher en prévision du marché de Noël.
En chemin, à l’angle du Marché aux herbes, je m’attarde devant une fontaine devant laquelle est érigée une statue en bronze de Charles Buls, bourgmestre de la ville de Bruxelles de 1881 à 1899. Assis sur la margelle de pierre, il tient un livre à la main (L’Éloge de la Folie d’Érasme) tandis qu’un chien mordille une manche de son manteau, possible clin d’œil aux mesures que l’édile de la ville prit contre les chiens errants qui infestaient la capitale sous son mandat en mettant en place une charrette spéciale de ramassage. Louis Pasteur mettait juste au point son vaccin contre la rage en 1885.

Statue Buls

Le repas en soirée se passera en famille autour d’une selle d’agneau et de petites pommes de terre grenaille. Sans oublier bien sûr quelques fromages de caractère !
Á propos, Magritte réalisa une sculpture représentant un plateau à fromage sous une cloche recouvrant un tableau d’une tranche de fromage. Il l’intitula : « Ceci est un morceau de fromage » comme une réponse pleine d’humour à sa célèbre Trahison des images. J’ajouterai qu’il est possible que cela soit une part de Saint-Nectaire fermier !
Vendredi 11 novembre, ce matin, nous prenons le soleil dans le quartier Dansaert. Est-ce une réminiscence de notre visite de la veille, j’associe les poissons d’une fresque murale à la jeune femme personnifiant, sur la fontaine des quais de Sainte-Catherine, l’envoûtement de la Senne.

Bruxelles Senne et poissons

Halte quasi obligatoire au Laboureur, un amour de bistrot de quartier d’autrefois ! Avec la gentrification, des bobos (comme moi ?) du coin, quelques touristes viennent humer le parfum brusseleir. Mais on côtoie encore des gueules d’atmosphère que n’aurait pas désavouées l’objectif d’un Robert Doisneau bruxellois.
Je n’ai pas l’occasion, comme lors de ma visite précédente, de sympathiser avec un groupe de supporters du club de football d’Anderlecht. Tant pis pour eux, ils ne pourront pas écouter les souvenirs de papy Encre violette comme le maillot de leur équipe de cœur.
Justement, je leur aurais parlé du 11 novembre … 1956 : c’était l’une des premières fois que j’accompagnais mon père au stade de Colombes* pour assister à une rencontre entre les équipes de France et de Belgique en qualification pour la Coupe du Monde 1958 en Suède.
Juché sur les épaules de mon père, je vis Thadée Cisowski inscrire cinq des six buts du onze français qui étrilla les Diables Rouges de Joseph Jurion, une légende du club d’Anderlecht.

Cisowski 1956Laboureur 1Laboureur 2Cagnotte

Á l’intérieur, je suis intrigué par une sorte de boîte encastrée dans le mur avec des fentes numérotées. Une dame sympathique me raconte la tradition de la cagnotte, une pratique très répandue dans la seconde moitié du XIXème siècle. Á l’époque, les institutions bancaires suscitaient une certaine méfiance auprès des ouvriers. Ceux-ci, donc, pratiquaient l’épargne au café suivant des règles strictes : ils étaient obligés de glisser par la fente, chaque semaine, à jour et heure fixe, une certaine somme qu’ils récupéraient à échéance pour des prêts, ou plus souvent, les gains étaient mutualisés pour un repas annuel ou des fêtes diverses.
Aujourd’hui, cette tontine à la sauce belge est encore en usage dans certains bistrots de quartier ou de villages.
En attendant l’arrivée de notre chère hôtesse, nous patientons devant un verre de Sauvignon.

Laboureur blanc

Pour déjeuner, il nous suffit de traverser le carrefour pour rejoindre la trattoria Chicago. J’avais le souvenir d’excellentes lasagnes, malheureusement elles ne sont pas dans la carte du jour. Qu’à cela ne tienne, j’ai un plan B avec les spaghetti alle vongole (palourdes) tout aussi délicieux.

Spaghette alle vongoleBruxelles grenouilleBruxelles rue de Flandre

Sous l’œil de la Belle Hip Hop, la fresque murale d’une grenouille autrement plus grosse qu’un bœuf (mais depuis le musée Magritte, les changements d’échelle me perturbent moins), nous nous engageons dans la rue de Flandre pour rejoindre le canal de Bruxelles qui est l’union du canal de Charleroi et du canal de Willebroeck nommé encore canal maritime de Bruxelles à l’Escaut. Souvenons-nous que, jusque dans la première moitié du XXème siècle, des navires de mer accédaient aux bassins de Sainte-Catherine.
Cette voie d’eau constitue la frontière entre le centre ancien de Bruxelles et la commune de Molenbeek à la (trop ?) triste renommée. Depuis une dizaine d’années, la région de Bruxelles-Capitale a lancé un plan de réaménagement pour redynamiser cette zone dont nous arpentons les rives en ce début d’après-midi.

Bruxelles Phare KanaalBruxelles Chien du chien

Vestige du passé et bel exemple de réhabilitation sociale, le Petit château, ancienne caserne en brique de style néo-Tudor, est désormais un grand centre d’accueil qui offre un hébergement à plus de 800 demandeurs d’asile et une quarantaine de mineurs non accompagnés. Les temps changent, après la Seconde Guerre mondiale, cela avait servi de prison temporaire pour les immigrants italiens refusant de descendre dans les mines de charbon, en attendant leur renvoi en Italie. Ce n’est pas encore la vie de petit château pour tous à voir les matelas et couvertures qui s’entassent sous certains ponts

Bruxelles Petit châteauBruxelles WilliansBruxelles tram

Nous franchissons le canal par un pont provisoire et le boulevard Léopold II dans la perspective duquel se dresse la majestueuse basilique de Koekelberg que je compte bien visiter lors d’un prochain séjour.
Les monuments dédiés au deuxième roi des Belges ont été victimes de fréquents actes de vandalisme en raison du passé colonialiste du souverain. Ainsi, suite à un vote populaire, le long tunnel routier portant son nom a été rebaptisé du nom de la chanteuse et comédienne Annie Cordy née à deux pas du palais de Laeken, un choix qui suscite malgré tout des polémiques, certains trouvant dans son tube Cho Ka Ka O quelque relent raciste. Incroyable, à vous de juger !

« Cho Ka Ka O
Cho chocolat
Si tu me donnes tes noix de coco
Moi je te donne mes ananas
Cho Ka Ka O
Cho cho cho chocolat
Rikiki tes petits kiwis
Les babas de mes baobabs
Cho Ka Ka O »

Je tends presque le bras pour secourir un agent de police en mauvaise posture.

Bruxelles Vartkaoepen 1Vartkaoepen 2

Il s’agit d’une œuvre très réaliste de Tom Franzen, l’artiste qui réalisa les sculptures de Jacques Brel et du zinneke pis. Elle représente donc un policier bruxellois (clin d’œil à Quick et Flupke, héros de Hergé) que fait trébucher un vaartkapoen, un fripon du canal, un mauvais garçon de Molenbeek, sortant d’une plaque d’égout.
On aperçoit sur l’autre rive, quai des péniches, entre palissades et engins de chantier, une fresque de plusieurs dizaines de mètres de Corto Maltese, la bande dessinée d’Hugo Pratt.

Corto Maltese 1Corto Maltese 2

Encore quelques pas, bientôt nous parvenons à ce qu’on appelle la Gare Maritime, sans doute pour sa proximité avec le canal, mais qui était en fait une gare ferroviaire inaugurée en 1910 par le roi Léopold II, constituant un vaste ensemble à côté de l’Entrepôt Royal, du bureau des douanes, l’Hôtel de la Poste et même un bâtiment de stockage des produits toxiques et dangereux.

Gare_Maritime_depuis_la_rue_PicardGareBruxellesTouretTaxis1910

Gare maritime 2

Á l’époque, une activité intense y régnait : 3000 personnes y travaillaient, 1400 wagons roulaient par jour et des marchandises étaient entreposées sur près de 240 000 m2.
Mais à la fin du siècle dernier, avec l’avènement du transport par camion, du conteneur et l’abolition des barrières douanières entre les pays de la Communauté Européenne, on assista à la désaffection du site.
Dans les années 2000, un vaste projet de sauvegarde et de rénovation de ce joyau du patrimoine industriel fut lancé dont on peut saluer aujourd’hui la réussite et l’esthétisme.

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Les architectes néerlandais ont appelé leur chantier « une ville où il ne pleut jamais », l’intégralité des espaces étant protégée des intempéries.
Ils ont ressuscité les bâtiments en laissant place à un ensemble multifonctionnel mêlant locaux d’activités tertiaires, commerces, restaurants et organisation d’événementiels. Une école du cirque y a même élu domicile : les trapézistes s’envolent, les funambules en herbe découvrent la marche avec balancier dans cet espace magique. Une roulotte d’un autre temps les attend pour qu’ils aillent en représentation dans les villages.

Bruxelles cirque 2Bruxelles cirqueGare maritime BruxellesBruxelles Maritime 1

L’ancienne structure en acier Art nouveau a été conservée et rénovée avec laquelle s’accordent harmonieusement les grands pans vitrés et les parements de bois lamellé-croisé.
L’ambitieuse réalisation est très vertueuse en matière d’écologie. L’énergie renouvelable est produite sur place : la chaleur et le froid sont produits par la géothermie et l’électricité est générée par des panneaux solaires. Aucun combustible fossile n’est utilisé pour le chauffage ou la climatisation.
En ce jour férié, la grande halle accueille un marché aux puces vintage et une brocante. Dans ce bric-à-brac géant, personne ne remarque une reproduction, négligemment posée au sol, du Repas de noce de Pieter Brueghel l’Ancien, une des plus grandes figures de l’École Flamande. Est-ce ma gourmandise qui se nourrit de ce célèbre tableau ?

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La bonne chère est à l’honneur, un food market regroupe une dizaine de restaurants et comptoirs avec différents concepts culinaires à l’initiative de plusieurs chefs belges.
L’ancien Entrepôt Royal est également rénové avec beaucoup de goût : dans une enfilade de colonnes, nous marchons sur des dalles de verre qui laissent apparaître les anciens rails.

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Je suis vraiment bluffé et séduit par le mariage heureux des matériaux modernes et des structures anciennes. Bruxelles démontre encore une fois son dynamisme et son originalité dans ses reconversions architecturales.
La brique des bâtiments rougeoie plus encore sous les rayons du soleil couchant.

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Un taxi nous ramène au centre-ville. Ce soir, nous avons prévu de manger Chez Jacques, une institution quasi centenaire en bordure du quai aux Briques.
Malgré notre réservation, l’attente est plus longue que prévue. Nous l’observons en choisissant de prendre l’apéritif au Maquis, le bar voisin. Comme il aime se présenter, « « le maquis » peut signifier une plante, une odeur, une cachette, un groupe de résistance, la Corse ». Ici, c’est un café tenu par un père et son fils, tous les deux Corses, qui avec le sens de la convivialité, reproduisent l’authenticité de l’île de Beauté : agréable parenthèse d’une demi-heure qui nous fait voyager à 1 400 kilomètres de là devant … un Cap Corse rouge, le fameux apéritif local au quinquina concocté en 1872 par Louis-Napoléon (« of corse » !) Mattei.

Bruxelles Cap Corse

Retour chez Jacques : nous entrons par un étroit couloir où sont encore exposées quelques toiles de Paul Vankueken, « artiste peintre autodidacte, sculpteur, créateur de géants, bijoutier de métier, bon vivant et blagueur », ami des patrons, figure emblématique du folklore bruxellois récemment décédée. Son côté « brusseleir » transpire dans ses tableaux, ainsi en grand supporter du club banlieusard d’Anderlecht, il avait figé sur la toile une équipe constituée des héros légendaires de la bande dessinée bruxelloise, renforcée tout de même par nos deux compatriotes bretons Obélix et Astérix. Il faut avouer que son onze avait de la gueule avec les fines gâchettes Lucky Luke et Averell Dalton à la pointe de l’attaque, inspirées par le jeu scientifique du Professeur Tournesol !

Chez Jacques couloirVan Kueken Chez Jacques

Chez Jacques Van Kueken

Chez Jacques dégage un air suranné de bistrot du temps où « Bruxelles brussellait ». Ses banquettes en bois qui courent le long des murs, ses nappes en toile cirée, ses lampes en forme de chapeau melon créent une atmosphère chaleureuse.
Pour ma part, la mer du Nord n’est pas si loin, je commande une soupe de poissons avec sa rouille et ses croûtons puis un trio de solettes meunière avec les inévitables frites et mayonnaise.

Solettes chez Jacques

Camion rouge

On va finir par passer pour des ivrognes, à la sortie, nous faisons une halte au « Camion rouge », un spot en plein air, quasi incontournable, face à la place Sainte-Catherine. Qu’il pleuve ou qu’il vente, que la température frise le zéro, rien ne rebute les jeunes et les moins jeunes (les lecteurs de Tintin ont de 7 à 77 ans) qui s’attroupent autour de la camionnette écarlate et se réchauffent avec quelques cocktails exotiques. L’ambiance est festive et vous vous surprenez vite à marquer le rythme au son de musiques tropicales, salsas cubaines, merengues et bachatas de la République dominicaine. Notre chère petite fille nous conseille la caïpirinha passion. En effet … !
Nous nous retrouvons le lendemain midi, à une dizaine de mètres de là, devant la poissonnerie Nordzee Mer du Nord, un autre endroit populaire de la streetfood dont je vous ai déjà entretenu lors d’une flânerie bruxelloise précédente. Là aussi, quel que soit le temps, il faut arriver assez tôt pour être certain de s’asseoir autour d’une des tables hautes disposées sur la place Sainte-Catherine. Vous commandez à la caisse en donnant un nom, un prénom ou un pseudo et, quelques minutes plus tard, un serveur vous hèle dans la rue et vous apporte le plat choisi. C’est à cet instant qu’on constate que notre bruxelloise d’adoption commence à être connue dans le quartier. Pour ma part, je me régale de couteaux et d’un bar à la plancha accompagnés d’un gouleyant vin blanc argentin.
Un taxi nous avance vers les hauts de Bruxelles (un comble au « plat pays ») devant le parvis de l’église Notre-Dame du Sablon, un joyau de l’architecture du XVème siècle.
Cet édifice de style flamboyant brabançon était à l’origine une modeste chapelle de la guilde des arbalétriers. La légende raconte qu’en 1348, une dévote Beatrijs Soetkens vit apparaître à trois reprises la Sainte Vierge qui lui aurait intimé de remettre en état une statuette à son effigie d’une église d’Anvers puis de la transférer dans une autre à Bruxelles. Beatrijs fit le voyage d’Anvers à Bruxelles dans une barque remontant l’Escaut jusqu’à la Senne, afin de la remettre au duc Jean de Brabant qui chargea les arbalétriers de l’entreposer dans leur chapelle. Cet épisode est évoqué à plusieurs endroits à l’intérieur de l’église actuelle.

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Avec cette statuette miraculeuse, l’oratoire connut un succès inattendu, les offrandes affluèrent. Devenu lieu de pèlerinage, vers 1400, les arbalétriers se résolurent à reconstruire ce nouveau sanctuaire à plus grande échelle. Les travaux s’achevèrent vers 1550 par le portail principal au tympan duquel on peut admirer une Vierge à l’enfant entourée de quelques saints, entre autres saint Michel que je n’ai pas l’heur de connaître.

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En entrant, on est tout de suite interpellé par la belle lumière naturelle qui inonde la nef centrale et l’autel à travers d’immenses vitraux. Pour l’écrivain et dramaturge Paul Claudel qui fut ambassadeur à Bruxelles durant trois ans et fréquentait assidûment l’endroit (une plaque atteste qu’il venait prier chaque matin), « L’architecte construit l’appareil de pierre comme un filtre dans les eaux de la lumière de Dieu et donne à tout l’édifice son orient comme une perle ».
Douze statues d’apôtres, œuvres de certains des plus grands sculpteurs baroques du XVIIème siècle, nous toisent depuis le haut des colonnes.

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Mon œil est vite attiré par la majestueuse chaire dite de Vérité, réalisée en 1697, à l’origine, pour l’église des Augustins aujourd’hui disparue. Tout en bois, richement décorée de médaillons à l’effigie de la Vierge, de Saint Thomas d’Aquin et Saint Thomas de Villeneuve, elle prend appui sur des sculptures symbolisant les quatre Évangélistes : l’ange, l’aigle, le bœuf et le lion.

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De chaque côté du chœur, remarquables aussi sont les deux chapelles baroques en marbre commandées par la riche famille Tour et Taxis, au XVIIème siècle, et dédiées à Sainte Ursule et Saint Marcouf.

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Contrairement à beaucoup d’autres monuments, l’église fut épargnée, sous l’occupation française post révolution, du zèle antireligieux de l’époque grâce au prêtre qui avait fait allégeance à la République.
Je jette un œil trop furtif à bien d’autres curiosités artistiques.

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On rapporte qu’en ces lieux, notre cher homme des Lumières, Voltaire, se querella avec le poète Jean-Baptiste Rousseau qui, banni du royaume de France suite à une sombre affaire de couplets satiriques, s’était établi à Bruxelles.
Voltaire séjourna dans la capitale alors des Pays-Bas autrichiens, en 1722, à l’occasion d’un voyage en Hollande en compagnie de sa maîtresse, Madame de Rupelmonde, veuve d’un grand seigneur flamand. Il ne manifestait pas beaucoup d’aménité pour cette ville si l’on se fie à ses vers :

« Pour la triste ville où je suis,
C’est le séjour de l’ignorance,
De la pesanteur, des ennuis,
De la stupide indifférence ;
Un vrai pays d’obédience,
Privé d’esprit, rempli de foi... »

Que venait-il faire en cette église, lui qui dira plus tard : « Dieu ? Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas ! » ?
C’était il y a juste trois cents ans, un dimanche de 1722 : « Un jeune homme, que j’ai vu à l’église des Sablons, qui avait tellement scandalisé le monde par ses indécences durant le service que le peuple a été sur le point de le mettre dehors. ». Il s’agit bien de Voltaire qui reconnut lui-même : « …il se pourrait, en effet, que j’aie été un peu indévôt à la messe. »
La querelle serait née de la lecture de L’Épître à Uranie, un poème où Voltaire faisait connaître ouvertement son opinion sur la religion et la morale :

« … Dieux ! que ton cœur est adorable et tendre !
Et quels plaisirs je goûte dans tes bras !
Trop fortuné, j’aime ce que j’admire.
Du haut du ciel, du haut de ton empire,
Vers ton amant tu descends chaque jour,
Pour l’enivrer de bonheur et d’amour.
Belle Uranie, autrefois la Sagesse
En son chemin rencontra le Plaisir ;
Elle lui plut ; il en osa jouir ;
De leurs amours naquit une déesse,
Qui de sa mère a le discernement,
Et de son père a le tendre enjouement.
Cette déesse, ô ciel ! qui peut-elle être
Vous, Uranie, idole de mon cœur,
Vous que les dieux pour la gloire ont fait naître,
Vous qui vivez pour faire mon bonheur… »

Voltaire dédia son poème successivement à plusieurs personnes mais on peut imaginer qu’à ce moment, Madame de Rupelmonde en fût la destinataire.
Rousseau se serait écrié avant d’en entendre la fin :
Épargnez-vous, Monsieur, la peine de lire davantage. C’est une impiété horrible !
L’auteur de Candide lui aurait répondu du tac au tac :
— Je suis fâché que l’auteur de La Moîsade n’ait pas encore prévenu le public qu’il s’était fait dévot.
La Moîsade était une pièce de vers licencieuse, écrite par Rousseau dans sa jeunesse et dont il se défendait âprement d’être l’auteur.
Un peu plus tard, Voltaire, vexé, aurait dit encore, à propos de L’Ode à la Postérité que Rousseau venait de lui lire :
Savez-vous, notre maître, que je ne crois pas que cette ode n’arrive jamais à son adresse…
Laissons les deux hommes de lettres à leurs chamailleries.
En sortant par le portail sud de l’église, j’admire la finesse de son architecture.

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Jardin Sablon 2Jardin Sablon 1

En face, de l’autre côté de la rue de la Régence, se trouve un charmant petit square arboré avec une fontaine et de nombreuses statues. Outre celle des comtes d’Egmont et de Hornes, aristocrates protestants et héros nationaux, décapités sur la Grand-Place en 1568 pour avoir trahi le roi Philippe II d’Espagne, une cinquantaine rend hommage aux guildes du XVIème siècle. L’énoncé des corps de métiers, marchands de poisson salé, graissiers, brodeurs et pelletiers, légumiers et scieurs, chaussetiers, ceinturonniers et épingliers, tondeurs de drap, plafonneurs-couvreurs, étainiers-plombiers, armuriers, heaumiers et fourbisseurs, marchands de poisson d’eau douce, constitue une litanie poétique. Je découvre que le brandevinier était celui aussi qui vendait à la troupe le brandevin, l’eau-de-vie fabriquée à partir du vin, et allait, dans les campagnes, distiller avec son alambic ambulant.
La rue de la Régence nous mène droit vers la vaste place Poelaert juchée en haut d’une colline nommée autrefois Mont aux Potences parce qu’on y pendait les criminels condamnés. Elle surplombe de soixante-trois mètres la ville basse de Bruxelles qu’un ascenseur permet de rejoindre sans effort, en quelques secondes.
Un monument en pierre bleutée commémorant les fantassins belges tombés au combat lors des deux guerres mondiales se dresse à côté d’une Grande Roue qui sublime le panorama sur la ville.

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Dans le lointain, en cet après-midi lumineux, brillent les boules argentées de l’Atomium.
Bien plus proche de nous, trois paires de jambes en bronze transportent un nuage en aluminium de plus de sept mètres sur le toit d’une ancienne usine à café. Il s’agit d’une œuvre monumentale du sculpteur belge Luk Van Soom : « Pour moi, les nuages sont des éléments propices aux rêves romantiques … J’aime imaginer que les nuages sont porteurs de savoir et de sagesse, comme les cerveaux flottants de grands penseurs défunts. On pourrait comparer cela à la façon dont nous chargeons des données dans le cloud. » Il rejoint René Magritte, un autre fan des nuages, qui associait des éléments aériens à la gravité pour montrer que nous devons aborder la dure réalité avec légèreté.

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Bruxelles In the cloud

In the cloud

La place Poelaert sert de parvis à l’impressionnant Palais de Justice de Bruxelles. Pour donner une échelle, il est plus vaste que la basilique Saint-Pierre de Rome. Il est de style dit éclectique, une tendance architecturale consistant à mêler les meilleurs éléments empruntés à différentes époques de l’histoire de l’art. Paul Verlaine écrivit que « c’est biblique et michelangelesque, avec du Piranèse et un peu, peut-être, de folie, de la bonne, ma foi. Extérieurement c’est un colosse, intérieurement c’est un monstre. Ça veut être immense, et ce l’est.Ç veut être terrible comme la Loi, sévère et nu, et ce l’est ou tout proche de l’être. » Sigmund Freud rapportait dans une correspondance: « Au sommet d’une colline escarpée, se trouve un édifice si massif et dont les colonnes sont si magnifiques, que l’ensemble fait immédiatement penser à quelque Palais assyrien oux aux illustrations de Gustave Doré. Je crus que c’était le Palais Royal, d’autant qu’il était surmonté d’une coupole en forme de couronne, mais il n’y avait ni sentinelle, ni animation. »

Bruxelles Palais Justice 1Bruxelles Palais Justice 2Bruxelles SchuitenPlanche de « Bruxelles un réve capital » de Schuiten et Peeters

Le gigantisme de l’édifice a inspiré l’artiste François Schuiten qui a situé l’intrigue de plusieurs de ses bandes dessinées en ce lieu.
Inauguré en 1863, le monument est malheureusement masqué en partie par des échafaudages depuis plusieurs dizaines d’années et l’herbe folle pousse entre les fissures. Véritable serpent de mer, l’achèvement de sa restauration est prévu pour … 2040.
Nous redescendons dans le quartier historique des Marolles. Il fait chaud et bientôt, nous étanchons notre soif à la terrasse d’un café devant l’église Notre-Dame de la Chapelle.

« Ça sent la bière de Londres à Berlin
Ça sent la bière, Dieu qu’on est bien
Ça sent la bière de Londres à Berlin
Ça sent la bière, donne-moi la main
C’est plein d’Uilenspiegel
Et de ses cousins et d’arrière-cousins de Brueghel l’Ancien… »
… Ça sent la bière de Londres à Berlin
Ça sent la bière, donne-moi la main
C’est plein d’horizons à vous rendre fous
Mais l’alcool est blond et le diable est à nous
Les gens sans Espagne ont besoin des deux
On fait des montagnes avec ce qu’on peut… »

Pour un peu, on trinquerait nos chopes avec Brueghel lui-même qui, grâce au burin du sculpteur Tom Frantzen, peint assis derrière son chevalet en face, au pied de l’église, au milieu des piétons.

Brueghel 1Brueghel 2

Le peintre excellait à traduire par son pinceau truculent, tantôt à l’huile, tantôt à la détrempe, les mœurs rustiques, les kermesses, les danses et les ripailles champêtres.
Il s’installa en 1562, rue Haute, dans le quartier des Marolles, dans une maison qui existe toujours, s’y maria, y peignit plusieurs de ses chefs-d’œuvre et y mourut en 1569. On peut voir sa sépulture dans l’église Notre-Dame de la Chapelle malheureusement fermée au public aujourd’hui.

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Á deux rues de là, comme on se retrouve, Jacques Brel, coulé dans le bronze par le même Tom Frantzen, chante à gorge déployée devant la fondation qui rend hommage à son extraordinaire carrière. Je m’arrête quelques secondes à côté de lui. Je ne l’avais jamais vu d’aussi près en concert.

Brel Bruxelles

Bruxelles sait glorifier ses grands hommes avec réalisme.
En ce samedi ensoleillé, les rues et les terrasses sont bondées. Toujours aussi impudique et facétieux, le Manneken Pis se soulage devant un attroupement de touristes.
Nous commençons à avoir nos habitudes, ce soir, nous retournons à La Villette, un vieil estaminet « brusseleir », rue du Vieux Marché aux grains. La carte fait nous met l’eau à la bouche avec ses spécialités belges. Cette fois, je choisis la salade de crevettes grises d’Ostende aux chicons parfumée au curry en entrée, puis le Waterzooi de la mer avec son trio de poissons du jour, légumes, pommes nature et une crème onctueuse.

Villette 1Villette 2Villette 3Villette 4

Ce n’est pas raisonnable mais je cède aux arguments du garçon pour le dessert. Je ne regrette pas la tarte Tatin et comme disait un des Tontons flingueurs dans la scène culte de la cuisine : « J’y trouve un goût de pomme, y en a !!! ».
Compagne et petite fille poussent au crime. Nous terminons la soirée à une dizaine de pas de l’auberge … au camion rouge ! Caïpirinha passion pour tout le monde !
Ma plume ne titube pas, en ce dimanche, avant de reprendre la route vers l’Ile-de-France, nous brunchons à la bruxelloise au Laboureur, vous connaissez désormais. Je commence à prendre mes habitudes, je commande une « Jup », traduisez une pression de la brasserie Jupiter.

Bruxelles Laboureur 1Version 2

La carte est simple : soupe de poisson (meilleure que Chez Jacques) et croquettes de crevettes grises (des clients un peu chauvins affirment que ce sont les meilleures de Bruxelles).

Bruxelles Laboureur croquettes

En sortant, je m’isole quelques minutes pour fureter dans l’étroit passage voisin de la Cigogne. C’est une venelle pavée longue de 70 mètres, très discrète, qu’on ne remarque pas forcément sinon par le porche, à l’une des entrées, surmonté d’une statuette dédiée à Saint Roch comme pour conjurer la peste qui sévissait à Bruxelles. On est immédiatement conquis par le charme suranné de ce havre de paix de plus en plus colonisé par des artistes et bobos. Curieux, je jette un œil sur les intérieurs cossus et douillets. Une famille est réunie joyeusement autour d’une marmite au fumet odorant.

Bruxelles Cigogne 4Version 2Bruxelles Cigogne 3Bruxelles Cigogne 2

Le souvenir d’Arno subsiste avec quelques mots encore écrits sur la porte de son domicile du quartier Dansaert. Il s’est éteint en avril dernier, non sans avoir encore une fois surpris son public en jetant ses dernières forces pour enregistrer à distance un duo improbable avec Mireille Mathieu. La Paloma Adieu ! Prémonitoire :

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Ainsi s’achève cette nouvelle flânerie bruxelloise. Il y en aura probablement d’autres en 2023.

Mes remerciements affectueux à la chère petite fille pour sa contribution photographique

* http://encreviolette.unblog.fr/2008/05/06/le-stade-de-colombes/

** Précédentes Flâneries à Bruxelles :
http://encreviolette.unblog.fr/2021/12/08/flaneries-a-bruxelles/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/04/29/flaneries-a-bruxelles-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/05/21/flaneries-a-bruxelles-3/

Publié dans:Coups de coeur |on 8 janvier, 2023 |Pas de commentaires »

Balade post- piémontaise par le col du Petit-Saint-Bernard en compagnie notamment d’un ange et d’un petit ramoneur (3)

Giovedi 6 ottobre 2022 :
Je vais bientôt devoir cesser de faire le malin avec mes quelques rudiments de la langue de Dante. Dans quelques heures, nous retrouverons la France.
Ce matin-là, le soleil est généreux sur Turin. Le bulletin météorologique est optimiste, il annonce beau temps sur les Alpes, cette fois donc, nous allons pouvoir les franchir en empruntant, enfin, le col du Petit Saint-Bernard, Colle del Piccolo San Bernardo sur son versant italien, abondamment enneigé la semaine précédente.
La désignation de Turin comme ville organisatrice des Jeux Olympiques d’hiver de 2006 me semble un abus d’un point de vue strictement géographique, en effet, la station de ski la plus proche se trouve à environ 80 kilomètres. Autant que je m’en souvienne, dans mon enfance, le légendaire champion autrichien Toni Sailer fut le premier skieur à remporter les trois titres de la spécialité lors d’une même édition des Jeux qui se déroulaient à Cortina d’Ampezzo, au cœur même des Dolomites. Jean Cocteau affirmait que les Français sont des Italiens de mauvaise humeur, ne lui donnons pas raison, le choix de Turin fut dicté par des considérations économico-géopolitiques ultra présentes dans le sport d’aujourd’hui.
L’air est léger, quittons le Piémont en suivant la trajectoire des montgolfières gonflées par le regretté chanteur poète Gianmaria Testa : « Elles laissent d’imperceptibles traces subtiles les trajectoires des montgolfières et l’homme qui observe le ciel ne sait plus si elles sont vraiment parties où si elles ont toujours été là. Nous aussi, les yeux au ciel contre le vent, nous avons essayé de les suivre et perdu les traces de leur vol dans les nuages dans l’après-midi des villes. Mais qui sait où tout a commencé… »

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Cap plein nord, chaque kilomètre sur l’autostrada A5 nous rapproche de la barrière alpine dont les cimes se dessinent de plus en plus distinctement. Globalement, nous longeons la Doire Baltée, affluent de la rive gauche du Pô qui prend sa source dans le massif du Mont Blanc.

fontaine Doire Baltée Aoste

Après une centaine de kilomètres de plaine, la vallée se rétrécit sous forme de cluse à hauteur de Montjovet. Un hôtel Napoléon avec l’effigie de l’empereur sur la façade rappelle qu’historiquement, les troupes de celui qui n’était encore alors que Premier consul, en 1800, envahirent la vallée d’Aoste, en arrivant par le col suisse du Grand-Saint-Bernard. Parmi les grognards, un jeune dragon, manteau vert, casque à longue crinière noire, qui ne peut tenir son sabre plus de deux heures « sans avoir la main pleine d’ampoules, qui s’expose par bravade au boulet ennemi alors que l’armée contourne le fort de Bard, au débouché du val d’Aoste », son nom Henri Beyle, vous le connaissez mieux sous son pseudonyme de Stendhal.
Comme il le mentionne dans son ouvrage autobiographique inachevé Vie de Henri Brulard, le jeune homme voulait voir de grandes choses, il est servi et bientôt naîtra son amour pour l’Italie. « J’étais si heureux en contemplant ces beaux paysages et l’arc de triomphe d’Aoste que je n’avais qu’un vœu à former, c’est que cette vie durât toujours… »

Aoste théâtre romain

On commence à retrouver des éléments de signalétique (école primaire) et des noms de villes et villages (Arvier, Morgex, Courmayeur, Pré-Saint-Didier) en langue française. La Vallée d’Aoste bénéficie d’un statut spécial de région autonome qui lui fut conféré en 1948 après la création de la République italienne succédant au régime fasciste qui avait tout tenté pour éradiquer les particularismes valdotains. Cette autonomie, parmi ses principaux attributs, met en évidence le caractère officiel, outre la langue italienne tout de même primordiale, du français et du franco-provençal, un dialecte appelé aussi arpitan qui possède un certain cousinage avec notre occitan. Il ne faut pas oublier que la région appartint longtemps à la maison de Savoie et qu’elle fut administrée en français jusqu’à l’unité italienne.
Le groupe Lou Tapage, originaire du Piémont, est venu, à plusieurs reprises, dans des festivals de musique traditionnelle organisés en Ariège, une région très attachée à la culture occitane. J’avais filmé, lors du festival Celtie d’Oc dans le minuscule village de Cazavet, en Couserans, sa vibrante et gesticulante interprétation de Bella Ciao, une chanson populaire que fredonnaient, au début du XXème siècle, les mondine, ces femmes saisonnières qui travaillaient dans les rizières de la plaine du Pô, avant qu’elle ne devienne un chant de révolte des Partisans contre les troupes de la République de Salo mise en place par le Duce, puis aujourd’hui un hymne à la résistance dans le monde entier.

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Il est bientôt midi mais nous avons décidé, à notre ventre défendant, de faire l’impasse sur les goûteux produits locaux, des impératifs médicaux exigeant notre retour à domicile en soirée. Adieu Fontina, ce fromage AOP au parfum de lait, fabriqué exclusivement en vallée d’Aoste, qui, si j’en crois le slogan, « vous emmène aux sommets ». Adieu le Jambon de Bosses, le vrai jambon cru d’Aoste qui, je découvre, n’a rien à voir avec le « jambon Aoste » pâle copie industrielle française ainsi nommée parce qu’elle est fabriquée à l’origine à Aoste, petite commune du département de l’Isère et appartenant désormais à une holding possédant aussi les marques Justin Bridou et Cochonou (ai-je bien fait l’article ? !). Adieu vin rouge Enfer d’Arvier issu de vignobles situés dans un amphithéâtre naturel très ensoleillé sur la commune d’Arvier.
Arvier, justement nous y sommes, et, je n’ai pourtant pas bu, je pile à un rond-point devant un cycliste pétrifié.

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Je feins l’étonnement mais, nul besoin de me faire la présentation, je le reconnais : il s’agit de Maurice Garin, surnommé « le petit ramoneur » en raison de sa première activité et de sa petite taille (1m 63), le vainqueur du premier Tour de France cycliste en 1903.
Il est né ici, le 3 mars 1871, dans ce village de la Vallée d’Aoste, précisément au hameau dit « Chez les Garin », ainsi dénommé parce qu’à l’époque, cinq des sept familles qui y habitaient, portaient ce patronyme. Son père Maurice-Clément Garin y exerçait la profession d’ouvrier agricole, sa mère Maria Teresa travaillait à l’unique auberge du village. Ils eurent neuf enfants dont cinq garçons.
En 1885, la famille Garin quitta Arvier, aspirant comme de nombreux Valdôtains à une vie meilleure de l’autre côté des Alpes. Son départ s’effectua probablement clandestinement, l’administration de la Vallée ayant enjoint par circulaire aux syndics des communes valdôtaines de n’autoriser l’émigration des habitants de la région qu’avec la délivrance d’un certificat. Une anecdote relate que, la famille ayant voyagé séparément, Maurice, alors âgé de 14 ans, aurait été échangé contre une meule de fromage à un rabatteur venu recruter de jeunes ramoneurs. Toujours est-il qu’après avoir travaillé comme ramoneur en Savoie, il poursuivit son activité à Reims, puis Charleroi avant de s’installer à Maubeuge (plus tard célèbre pour son clair de lune !) en 1889. Cette même année, véritable fou pédalant, il achète son premier vélo pour la somme de 405 francs, soit le double d’un salaire mensuel d’un ouvrier, sans cependant imaginer devenir coureur.
Après quelques succès dans son Nord d’adoption, Maurice décide de passer professionnel en 1894 où il acquiert très vite une réputation de champion en remportant notamment en 1895 l’épreuve d’endurance derrière entraîneur des 24 heures des Arts Libéraux (ancêtre du Vel’ d’Hiv’) organisée par le journal « Le Vélo », en parcourant 701 kilomètres. Parmi les raisons de son succès, les journalistes mettent en avant son alimentation : Maurice refuse de boire du vin rouge (même d’Arvier ?) mais aurait englouti 19 litres de chocolat chaud, 7 litres de thé, 8 œufs au madère, une tasse de café avec du marc de champagne, 45 côtelettes, 5 litres de tapioca, 2 kg de riz au lait et des huîtres !!! Ça me semble plus que gargantuesque, notamment les 45 côtelettes !
Authentique champion, dur au mal, il inscrit à son palmarès deux Paris-Roubaix en 1897 et 1898, et surtout en 1901, la seconde édition du mythique Paris-Brest-Paris, parcourant les 1200 km en 52 heures et 11 minutes, à la moyenne fantastique de 22,995 km/h au vue de la lourdeur des montures et du revêtement des routes.

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Bien que courant sur une bicyclette de marque La Française, ses victoires sont enregistrées sous nationalité italienne. Quelques mois plus tard, en 1901, il est naturalisé français.
Tout naturellement, il apparaît comme le grandissime favori de la première édition du Tour de France dont le départ est donné le 1er juillet 1903 devant le café « Le Réveil matin » à Montgeron, dans la banlieue sud-est de Paris chère à un amoureux de la petite reine, le romancier René Fallet
Henri Desgranges, directeur de l’organe de presse organisateur, dont les initiales HD seront brodées sur le maillot jaune du leader apparu en 1919, se fend d’un éditorial lyrique en diable : « Du geste large et puissant que Zola dans La Terre donne à son laboureur, L’Auto, journal d’idées et d’action, va lancer à travers la France, aujourd’hui, ces inconscients et rudes semeurs d’énergie que sont nos grands routiers professionnels [...] Nos hommes vont s’enfuir éperdument, inlassables, rencontrer sur leur route tous ces sommeils qu’ils vont secouer, créer des vigueurs nouvelles, faire naître des ambitions d’être quelque chose, fût-ce par le muscle seulement, ce qui vaut mieux encore que de n’être rien du tout [...] Deux mille cinq cents kilomètres durant, par le soleil qui mord et les nuits qui vont les ensevelir dans leur linceul, ils vont rencontrer des inutiles, des inactifs ou des paresseux, dont la gigantesque bataille qu’ils vont se déclarer va réveiller la torpeur, qui vont avoir honte de laisser leurs muscles s’engourdir et qui rougiront de porter une grosse bedaine, quand le corps de ces hommes est si beau du grand travail de la route … »
L’épreuve est disputée sur six étapes reliant les plus grandes villes de France, Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux et Nantes, pour une distance totale de 2 428 kilomètres. Les coureurs bénéficient d’un ou plusieurs jours de repos entre chaque étape. Les départs s’effectuent de nuit. La durée de la course oblige les journalistes à scinder leurs récits sur deux éditions de leur quotidien.

Départ Tour 1903Maurice Garin 1ere étape

Cinquante-neuf coureurs se sont présentés au départ. Le principal adversaire de Garin est Hippolyte Aucouturier surnommé « le Terrible « ou « l’Hercule de Commentry ».
Après avoir remporté trois des six étapes, le « petit ramoneur « d’Arvier remporte le premier Tour de France de l’histoire en 94 heures et 33 minutes, soit à une moyenne de 25,678 km/h. Hommes « à la grosse bedaine », essayez de rouler aussi vite sur une vingtaine de kilomètres sur vos vélos sophistiqués et nos routes en enrobé !
Lucien Pothier surnommé le « Boucher de Sens » termine à la seconde place avec un retard de pratiquement trois heures. La lanterne rouge, le Beauceron Arsène Millocheau, le dernier des 21 valeureux rescapés, termine à plus de soixante-quatre heures de Garin.


garin avec son fils

En 1904, Maurice Garin remporte une nouvelle fois le Tour de France … mais de multiples scandales et irrégularités ont émaillé l’épreuve. Lors de la première étape, entre Montgeron et Lyon, Garin et Pothier sont agressés par quatre hommes cagoulés à bord d’une Torpédo. Dans la seconde étape, une centaine de supporters du Stéphanois Alfred Faure bloque une partie du peloton dans l’ascension du col de la République, la capitale du Cycle devra attendre jusqu’en 1950 pour revoir le Tour de France. Certains coureurs profitent de l’obscurité pour monter à bord de voitures. Entre Marseille et Toulouse, plusieurs membres irascibles du Vélo-Club d’Alès, en représailles de la disqualification du Gardois Ferdinand Payan coupable lui-même de tricherie, créent une émeute lors du contrôle des coureurs à Nîmes. Certains concurrents se seraient même déguisés en garçons de café en empruntant des tabliers, pour se soustraire au pugilat. Entre Toulouse et Bordeaux, des clous et des tessons de bouteilles sont jetés sur la chaussée, provoquant multiples crevaisons, d’autant plus fâcheuses que le règlement prohibe toute assistance mécanique. N’en jetez plus… au final, quatre mois après l’arrivée, les quatre premiers du classement final (parmi lesquels un certain César Garin frère cadet de Maurice) ainsi que tous les vainqueurs d’étapes sont disqualifiés par l’Union Vélocipédique de France. Maurice Garin était privé de son nouveau succès et sanctionné d’une suspension de deux ans. Et le Tour de France « mort-né » frôla de peu sa disparition définitive.
Cette suspension interrompit la carrière de Maurice Garin, alors âgé de 34 ans. Il se retira (presque) définitivement des pelotons. Il ouvrit à Lens une station essence à l’enseigne « Au champion des routiers du monde ». Dans cette même ville, un vélodrome* fut baptisé à son nom mais détruit récemment pour implanter le musée Louvre-Lens.

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Puiseauxblog3

Conservant un intérêt pour le cyclisme, dans les années 1950, Maurice Garin créa une équipe professionnelle à son nom. Je me souviens, alors haut comme trois pommes de Normandie, de photographies d’un autre dur à cuire, le hollandais Wim Van Est, portant ce maillot lors d’un Bordeaux-Paris, une autre course mythique.

Van Est Bordeaux-Paris 1Van Est Bordeaux-Paris 2

Le petit ramoneur d’Arvier décéda dans la cité lensoise en 1957.
À l’instant où, à un rond-point à l’entrée de Pré-Saint-Didier, je bifurque vers la France via le col du Petit-Saint-Bernard, col du Petchou Sèn Bernard en valdôtain, je me dois de m’excuser encore une fois auprès de mes lecteurs réfractaires à la chose vélocipédique. Qu’ils sachent d’abord que d’autres lecteurs, tout aussi fidèles, sont, eux, passionnés de cyclisme. Et si cela ne suffit pas pour me justifier, j’en appelle à la plume secourable de Curzio Malaparte dont vous avez découvert, dans le précédent billet, la propriété improbable dans le golfe de Capri, décor du film Le Mépris de Jean-Luc Godard. Voici son ode à la bicyclette tirée de son délicieux petit livre « Les deux visages de l’Italie, Coppi et Bartali » : « Mais regardez-la ! Regardez son profil élancé, élégant, essentiel, sa ligne parfaite, rigoureuse comme un théorème d’Euclide, simple et en même temps fantaisiste comme la fissure gravée par la foudre dans le miroir bleu d’un ciel clair. Regardez la forme du guidon, recourbée comme des antennes d’insecte, et ces roues qui rappellent tant le fameux cercle tracé d’un seul coup de fusain, sur une pierre, par un petit coureur nommé Giotto (Il est né à Florence, Giotto, et donc il était un compatriote de Bartali). Que signifierait le vélo s’il s’agissait d’un hiéroglyphe gravé dans un obélisque égyptien ? Exprimerait-il le mouvement ou le repos ? La fuite du temps ou l’éternité ? Je ne serais pas surpris si cela signifiait l’amour. »
Implacable non, après ma visite au musée d’antiquités égyptiennes de Turin ? Et l’anecdote du « O » de Giotto … de Bondone, comme le nom d’un sommet des Dolomites où s’envola un ange de la montagne, un jour à ne pas mettre un coureur dehors : le peintre sculpteur du Trecento fut, dès son vivant, admiré pour la perfection de son trait et la sureté de sa main. S’il savait dessiner à la perfection la nature et les animaux, une légende raconte qu’il aurait étonné Benoît IX, le pape de l’époque, en traçant à main levée un cercle parfait sur une feuille de papier.
Depuis ma plus tendre enfance, j’ai un rapport particulier à la montagne et ses cols, les « juges de paix » du dessinateur Pellos, théâtres de combats épiques. Lors des voyages dans les Alpes et les Pyrénées, avec mes parents, le nez à la vitre de l’automobile, je tentais de reconstituer certains épisodes de la légende des cycles évoqués à la TSF avec lyrisme par les radioreporters ou contés dans les magazines sépias ou verts Miroir-Sprint et But&Club.
La lecture des noms de champions peints sur la chaussée ravive immédiatement des souvenirs. Des stèles et des plaques rappellent certains faits héroïques ou dramatiques du Tour. Je découvris plus tard l’ivresse indicible lorsqu’après bien des souffrances, je parvenais à me hisser à vélo au sommet d’un de ces cols.
Encore aujourd’hui, le franchissement d’un col en auto s’accompagne souvent, au moins dans mon esprit, de considérations sportives, ainsi encore ce matin, au début de l’ascension, devant un enchaînement d’épingles à cheveux très serrées et abruptes ainsi que plusieurs tunnels et paravalanches.
La station de sports d’hiver de La Thuile, justement nommée en la circonstance, en vue, me renvoie au mardi 19 juillet 1949 et la dix-septième étape du Tour de France qui menait les coureurs de Briançon à Aoste via les cols du Montgenèvre, du Mont-Cenis, de l’Iseran et du Petit-Saint-Bernard. Je n’avais certes que deux ans mais j’ai tant feuilleté les journaux de l’époque, dans le grenier familial, que je peux vous la raconter.
Au matin de l’étape, les deux champions italiens Gino Bartali (vainqueur des Tours 1938 et 1948), porteur du maillot jaune, et Fausto Coppi occupaient les deux premières places, suivis par la révélation française Jacques Marinelli dit la Perruche, un autre Italien Fiorenzo Magni, le Belge Stan Ockers et le populaire breton Jean Robic.
Dès l’entame de la dernière difficulté, Coppi et Bartali prirent le commandement de la course et se retrouvèrent très vite seul à seul. C’est à cette occasion qu’un photographe du quotidien L’Équipe prit ce cliché mythique des deux campionissimi :

BRIANCON/AOSTE

Coppi-Bartali Tour 49 (1)Robic Tour 1949 St BernardCoppi Tour 1949 (2)

Pour poursuivre, je cède la plume au regretté romancier Louis Nucera, un autre amoureux de la petite reine qui mourut à vélo fauché par un chauffard ! Ce Niçois, fan de René Vietto, alors jeune homme, se trouvait le jour de la Saint-Joseph 1946, au bout de la via Roma pour voir l’Insuperabile, l’Intramontabile, l’Unico, Fausto Coppi, remporter le premier Milan-San Remo de l’après-guerre. En 1989, il eut envie de rouler sur les routes du Tour de France 1949, randonnée qu’il relata dans un livre au joli titre de Mes rayons de soleil :
« Le col du Petit-Saint-Bernard franchi, sur la route qui mène à Aoste, près du bourg nommé La Thuile, foratura, Bartali creva. Alfredo Binda se pencha à la portière de sa voiture et haussant à peine la voix : Tocca a te Fausto, avanti … À toi Fausto, vas-y. »
Il restait 40 kilomètres à faire. Libéré de toute entrave, de son allure infaillible, sans que l’effort diminue en lui la part d’élégance, Coppi fonça. Le grandiose saisit les témoins sans crier gare, fussent-ils convaincus qu’il n’est pas que l’extraordinaire qui passionne. Transcendance et animalité s’unifiaient. Coopi voguait dans l’inouï. La grâce le nimbait. Chacune de ses accélérations virait à l’apothéose. Il est des champions indispensables. L’enfant de Castellania, l’ancien livreur de l’épicier-charcutier Domenico Merlani de Novi Ligure, appartenait à cette lignée. Déjà, sur leur carnet de notes, les chroniqueurs pindarisaient, usant de superlatifs comme s’il convenait d’enluminer les mots pour les rendre plus forts. Quarante ou presque se sont écoulées, leurs phrases n’ont pas pris une ride. Le modèle se prêtait à la démesure
La messe était dite. Sauf catastrophe, Fausto gagnerait le premier Tour de France auquel il participait et, exploit sans précédent, l’année où il avait aussi vaincu au Tour d’Italie. »
Le romancier Dino Buzzati, auteur du Désert des Tartares, envoyé spécial d’un quotidien italien, raconta de manière épique ce Giro 1949, faisant de Coppi et Bartali des personnages de tragédie : Gino le Pieux, fervent chevalier sans peur et sans reproche, en Hector qu’Achille alias Fausto allait terrasser ! C’est peut-être le plus bel ouvrage écrit pour ceux qui chérissent la petite reine.
En toile de fond de cette étape du Tour 1949, se produisit ce que les Joinville du cyclisme conviennent d’appeler le « drame d’Aoste ». Voici ce qu’écrivait Pierre Chany à ce sujet : « Le jour où Coppi endossa le maillot jaune dans le Val d’Aoste, une foule surexcitée occupait le terrain, mise en condition par des articles de presse d’une violence extrême : on y affirmait que les coureurs français avaient reçu des poussettes dans la montagne et que les Italiens, traités de « macaronis », avaient subi des sévices dans les Pyrénées. Circonstance aggravante, un journal de Milan avait reproduit une déclaration pour le moins imprudente de l’irascible Robic : « Moi tout seul, je corrigerai Coppi et Bartali ! » L’atmosphère était empoisonnée d’autant qu’une partie des Valdotains réclamaient leur rattachement à la France. Cette disposition d’esprit n’était pas pour plaire à ceux qui hurlaient d’une voix de gorge : « Savoia nostra ! Nizza nostra ! », neuf années auparavant. Ce jour-là, les accompagnateurs français furent l’objet d’une manifestation d’hostilité particulièrement violente. Aux insultes, s’ajoutaient les jets de pierre…
Les Valdotains étaient navrés. Ils accusaient non sans raison les néo-fascistes d’avoir transporté, par train et par cars, une foule d’agitateurs, afin de provoquer des incidents susceptibles d’infléchir la tendance séparatrice alors majoritaire du Val d’Aoste. Ces manifestations avaient choqué Fausto Coppi : « Ces gens sont des insensés, avait-il expliqué aux journalistes français. Il ne faut pas les confondre avec la majorité des Italiens. Soyez gentil de l’expliquer à vos lecteurs… »
On en frémirait, encore qu’à l’époque n’existaient pas les réseaux sociaux, quelques semaines plus tard, allait entrer en vigueur le traité de l’Atlantique nord, symbole de la réconciliation entre les pays européens ! Qui a dit qu’il ne fallait pas politiser le sport ?
Ce matin, l’atmosphère est beaucoup plus sereine, juste troublée par des doublements et des croisements à répétition (agrémentés de quelques dérapages plus ou moins contrôlés) d’un conducteur de Porsche nostalgique de la Targa Florio ou des Mille Miglia !

Version 2Sommet col du Petit Saint BernardVersion 2

Nous nous dégourdissons les jambes devant le paysage majestueux du lac Verney que dominent les cimes enneigées de Lancebranlette et du Collet des Rousses. Nous avons peine à imaginer que, la semaine précédente, le site disparaissait sous un épais manteau blanc.
Encore quelques centaines de mètres avant d’atteindre le sommet du col où depuis les accords de Schengen, les douaniers français et italiens ne sont plus présents que sur une fresque murale à proximité de l’ancien poste frontière.

Version 2

Même si la saison touristique tire à sa fin en ce début d’octobre, il semble que ce col ait perdu de son attrait. Le percement des tunnels du Mont Blanc en 1965 et du Mont-Cenis en 1980 ont largement contribué à diminuer sa fréquentation.
Historiquement, ce fut pourtant une voie de passage dès la plus haute-Antiquité. Les Salasses, tribu celtique du Val d’Aoste, empruntaient le col pour communiquer avec les Ceutrons, leurs cousins de Tarentaise.
Localement, comme pour beaucoup de voies alpines du secteur, certains prétendent, probablement à tort, qu’Hannibal et ses éléphants passèrent par ici, en 218 avant J.C. pour rejoindre la plaine du Pô. Les pauvres pachydermes, on leur a fait escalader tous les cols du coin !
Des éléments encore visibles d’un cromlech témoignent d’un lieu que décrit l’auteur latin Pétrone dans le Satyricon : « Dans les Alpes près du ciel, dans le lieu où, déplacées par la puissance de Graius, les rochers se baissent, et laissent qu’on puisse les franchir, il y a un lieu sacré, où se dressent les autels d’Hercule : l’hiver le recouvre d’une neige persistante et il lève sa tête blanche vers les astres. »
Le col s’appela jusqu’au Moyen-Âge, col de la Colonne de Joux, traduction valdotaine de Jovis, autre nom de Jupiter (père d’Hercule). Le voisin italo-suisse du Grand-Saint-Bernard se nomma col de Mont-Joux.
Sur le plateau au sommet du col, subsistent plusieurs vestiges de l’époque romaine, notamment les ruines d’un supposé temple découvert dans les années 1930. C’est peut-être de là que provient la colonne de porphyre qui s’élève en face du magasin de souvenirs. On suppute qu’elle fut une colonne votive dédiée à Jupiter. Mystère ! Ce qui est certain, c’est qu’elle sert aujourd’hui de piédestal à une statue de Saint Bernard qui, selon la légende, aurait démoli lui-même le monument voué à Jupiter pour abattre les symboles du paganisme. Durant le confinement, en 2020, la sculpture en bois de mélèze du saint disparut mystérieusement. Une autre, bien restaurée, a été réinstallée récemment sans tambour ni trompette.

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On s’y perd d’ailleurs un peu, car Saint Bernard semble avoir colonisé toute la région.
Merci (Saint) Bernard de Menthon (1020 ?-1081), d’Aoste, du Mont-Joux, des Alpes, autant de qualificatifs pour l’homme qui, par sa fonction d’archidiacre d’Aoste, a laissé, à jamais, son nom à bon nombre de lieux saints en Tarentaise et en Val d’Aoste, ainsi qu’à deux cols alpins culminant à plus de 2 000 mètres. Auprès de l’évêque, il avait charge entre autre d’organiser la charité qui concernait notamment le secours aux voyageurs et pèlerins éprouvés qui parvenaient à Aoste après avoir franchi les cols du Mont-Joux et de Colonne-Joux, soumis aux aléas climatiques (fort enneigement et avalanches) et aux agressions des nombreux brigands rôdant dans le coin. C’est ainsi qu’il entreprit de bâtir un hospice, vers 1045-1050, au sommet de Mont-Joux puis un autre donc au col de Colonne-Joux. Ces deux cols prirent plus tard le nom de Grand et Petit Saint-Bernard pour signifier la protection du saint et les distinguer par rapport à leur taille (2 469 m. et 2 188 m.).
Il y avait déjà auparavant des « maisons hospitalières » et l’hospice que Saint-Bernard fonda ici fut maintes fois démoli et reconstruit au fil des siècles, des guerres et des incendies. Il fut carrément abandonné suite aux bombardements durant la Seconde Guerre mondiale. Restauré à partir de 1993, il abrite aussi aujourd’hui un office de tourisme ainsi qu’un musée sur l’histoire du col.
En 1932, le pape Pie XI proclama Saint-Bernard patron des habitants des Alpes et de tous les alpinistes. Au début des années 1990, par extension il devint également le saint protecteur des militaires du Bataillon des Chasseurs Alpins basé alors à Bourg-Saint-Maurice, au pied du col versant français.
La vie du populaire saint, souvent réécrite, laisse pas mal de zones d’ombre qu’on masque sous le nom de Mystère. L’une d’entre elles concerne sa jeunesse. Né d’une famille noble, malgré sa foi naissante, il doit se résigner aux injonctions de sa famille d’épouser une riche héritière d’une grande beauté. Mais, la nuit précédant la cérémonie, s’approchant de la fenêtre de sa chambre, « il l’ouvre; un barreau se brise entre ses mains ; il se munit du signe de la croix, se recommande à son Ange gardien et à saint Nicolas, et sans mesurer d’un œil timide la hauteur où il se trouve, s’élance comme s’il eût été poussé par une main invisible et arrive sain et sauf sur le rocher. Il court avec une telle précipitation que la distance fuit devant lui; dans la matinée du lendemain, il se trouve aux portes de la ville d’Aoste… Tomber d’une si grande hauteur, sur un rocher nu et escarpé, sans se faire aucun mal, franchir en quelques heures, pendant une nuit obscure, par des sentiers inconnus, détournés et escarpés, un espace qu’un voyageur ordinaire n’aurait parcouru qu’avec peine en trois jours, ces deux faits ne peuvent s’expliquer que par le secours direct des esprits célestes … ce ne peut être bien sûr qu’une légende, mais pour une fois je crois à la présence réelle d’un ange dans cette montagne, je vous en fournirai la preuve !

Chapelle Col Petit St Bernard

En surplomb de la route, non loin de la colonne, un ecclésiastique brandit une croix. Certains font hâtivement la confusion, ce n’est pas un Saint Bernard de plus, mais l’abbé Pierre Chanoux qui fut nommé recteur de l’hospice du col (alors en territoire italien) en 1859 où il restera jusqu’à sa mort. Homme de culture, il repose dans la chapelle voisine du monument qui lui est dédié.
Passionné de botanique, il aménagea un jardin baptisé Chanousia, conçu comme un « musée vivant des beautés alpines ». Un temps abandonné, il a retrouvé vie au tournant du XXIème siècle grâce à la passion de bénévoles de France et d’Italie et compte plusieurs centaines d’espèces de plantes alpines et même d’autres continents. La floraison est évidemment courte au cœur de l’été.
Après la flore, la faune locale : autour de la boutique de souvenirs appelée avec humour « la niche », sont exposées plusieurs sculptures en bois de marmotte, bouquetin, aigle royal et de la star du lieu, l’emblématique chien de race Saint-Bernard.

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« Amour, tendresse et dévouement jusqu’à l’ultime sacrifice », telle est la devise associée à ce
chien au passé glorieux, apprécié pour son affection, sa fidélité, son intelligence et son dévouement pour l’homme.
Ses origines se perdent dans la nuit des temps. Il est sans doute originaire d’Asie, descendant du dogue du Tibet. L’histoire raconte que la race proprement dite est le croisement de chiens offerts aux chanoines par des familles vaudoises et valaisannes. Ces chiens deviennent alors les compagnons des moines du Grand et Petit Saint-Bernard.
Très résistant, affectueux, doté d’un flair remarquable, le chien Saint Bernard sera dressé par les moines vers 1750 pour le sauvetage des voyageurs en péril. À cette époque, le chemin du pèlerin est long et semé d’embûches. La tempête et la neige font souvent rage dans ces lieux complètement isolés. Il y tombe en moyenne 10 mètres de neige par an. Les moines, accompagnés des chiens partent souvent à la recherche des voyageurs. Dotés de larges pattes, les chiens font la trace dans la neige fraîche, s’aidant de leur poitrail. Grâce à leur flair, ils fouillent et retrouvent les personnes ensevelies sous la neige.
En 1820, la race étant menacée d’extinction, il y a alors une tentative de croiser ce chien avec le Terre-Neuve, ainsi apparaît le Saint-Bernard à poils longs. C’est en 1862 que ces chiens, auparavant nommés « Mastifs alpins », chiens Barry ou Chiens du Couvent, prennent officiellement l’appellation de « Saint-Bernard ».
La destruction de l’hospice durant la Seconde Guerre mondiale amena leur disparition au col du Petit-Saint-Bernard. En 1960, des passionnés de cette race de chien s’installent à la Rosière et fondent un élevage de chiens Saint-Bernard.
Certains Saint-Bernard sont restés dans les mémoires. Ainsi, Ruitor (nom d’un glacier et d’un sommet à proximité du col) qui fut le fidèle compagnon du recteur Chanoux à l’hospice du Petit-Saint-Bernard. Et surtout, Barry, dont la légende qui s’y attache affirme qu’il aurait secouru quarante personnes égarées dans la neige. Il serait mort en 1800 au « champ de neige » en voulant sauver la quarante-et-unième, un déserteur des armées napoléoniennes qui, croyant avoir à faire à un loup, s’affola, sortit son sabre et transperça la pauvre bête. Un monument lui est dédié au cimetière animalier d’Asnières-sur-Seine. Où vont se « nicher » les fake news, certains tordent le cou à la légende en prétendant que Barry aurait été un épagneul des Alpes mort de vieillesse à Berne ! Il vaut mieux entendre ça que d’être sourd, aurait pu penser le chien Beethoven baptisé ainsi parce qu’il aboyait à la symphonie n°5 de Ludwig !
En tout cas, aujourd’hui, un détecteur de victimes d’avalanches révolutionnaire, commandé par capteur, est appelé Barryvox.

monument Barry

Dans l’imagerie populaire, le Saint-Bernard est souvent affublé d’un tonnelet en bois attaché autour du cou par des lanières de cuir, qui trouve sa justification dans « l’eau-de-vie » qu’il contiendrait pour revigorer les victimes.
En basculant vers le versant français, quelques centaines de mètres après le sommet, se dresse après l’hospice, la statue « officielle » de Saint Bernard, inaugurée en 1902, sous l’impulsion du bon abbé Chanoux. En bronze, assez impressionnante, d’une hauteur de 4,50 m, elle se dresse sur un piédestal de tuf de plus de 12 mètres.

Sommet petit St Bernard 2Version 2

À quelques pas de là, se trouve un curieux oratoire en pierre, moins insignifiant qu’il ne paraît. Flanqué d’une niche sur chacun de ses quatre côtés, il fut édifié par l’ingénieux abbé Chanoux pour lui permettre de méditer à l’abri du vent, si fréquent et violent ici, quelle que soit sa direction. Par la suite, il servit de guérite aux douaniers pour repérer les contrebandiers.
Et cela aurait pu constituer un excellent poste d’observation lors du passage du Giro (Tour d’Italie) en 1959 !
Car vous n’y échapperez pas, la descente vers Bourg-Saint-Maurice est une aubaine pour moi de replonger avec mes yeux d’enfant dans la légende des Cycles.

Anquetil et Gaul Giro 1959Anquetil et Gaul rires

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écoliers Petit-Saint-Bernard

C’était le 6 juin 1959, un samedi, ce qui signifiait qu’il n’était pas question de sécher les cours au collège, quand bien même un Normand, en la personne de Jacques Anquetil, portât la maglia rosa et fût en passe d’être le premier coureur français à accomplir l’exploit de remporter le Giro d’Italia.
J’avais pu suivre sur le téléviseur familial en noir et blanc, l’avant-veille (le jeudi était alors jour de congé scolaire), sa remarquable performance dans son exercice de prédilection, un contre la montre de 51 kilomètres entre Turin et Susa. Il avait consolidé son maillot rose en reléguant le champion du monde en titre Ercole (Hercule) Baldini à 1 minute 20 secondes et surtout, à deux minutes, son unique rival Charly Gaul, déjà vainqueur du Giro 1956 et du Tour de France 1958.

MdS 745 du 8 06 59 16Une L'Equipe clm Giro

Manquant de lucidité, aveuglé par ma passion immodérée pour mon champion, je ne m’étais pas appesanti sur un détail : le « Luxembourgeois gentilhomme » (pas trop en la circonstance), comme aimait le surnommer le journaliste Pierre Chany, rejoint par Anquetil vers la mi-course, se positionna non loin de lui dans son sillage, commettant parfois l’irrégularité de se mettre dans sa roue sous prétexte de couper un virage, limitant ainsi l’écart à l’arrivée. Qu’à cela ne tienne, Anquetil possédait désormais, au classement général, 3 minutes et 45 secondes d’avance sur Gaul, à deux étapes de l’arrivée au Vigorelli, le mythique vélodrome de Milan. Ça sentait bon la victoire finale !
Oui mais … l’organisateur du Giro Vincenzo Torriani avait le génie pour concocter des étapes spectaculaires, on dit même qu’il choisissait et parfois même modifiait le parcours en fonction du coureur qu’il souhaitait voir gagner. Pour l’édition de 1959, il proposait, à la veille de l’arrivée, de rallier Aoste à Courmayeur, villes distantes d’une trentaine de kilomètres, par un périple alpestre (en majeure partie sur territoire français) de 296 kilomètres empruntant successivement les cols du Grand-Saint-Bernard, de la Forclaz et du Petit-Saint-Bernard. La grosse étape, « il tappone » comme on dit en Italie pour qualifier la plus grande étape de montagne. Le bruit courut qu’en raison de fortes chutes de neige, il signore Torriani envisageait de supprimer un ou deux cols, décision qui aurait été favorable à mon champion, cela dit, comme écrivit un « gars de notre coin » : à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire !
Et puis, il fallait malgré tout se méfier de Charly Gaul dont les extraordinaires chevauchées dans les Tours de France et d’Italie précédents avaient acquis la dimension de légende au point qu’il était déjà auréolé du surnom d’ange de la montagne.
En plus, c’est vrai, même si je n’en ai pas connu personnellement, qu’il avait une gueule d’ange, et l’actrice Claudia Cardinale ne s’y trompait pas en posant, habillée de rose, à ses côtés.

Il Campione Gaul tête d'angeGaul Claudia Cardinale 2

Ce samedi-là, un écolier de la région de Saint-Étienne était dans une disposition d’esprit antagoniste de la mienne. Il adorait cet ange au point qu’à l’âge adulte, devenu écrivain, il en fit ce portrait** : « Cet Hamlet, prince de contrées on ne peut plus boréales, ce Louis II escorté de cygnes diaphanes et de quelques flibustiers, quelques seconds couteaux promus au rang d’aristocrates, cet amateur de brouillard, d’intempéries et de frimas, dont la bicyclette glissait comme traîneau tiré par son attelage de rennes, ce duc d’Oslo, ce seigneur de Hombourg, s’éprit de Venise, du lac de Côme et de la terre de Sienne. Être un Médicis ! Un Léonard, un Casanova peut-être … L’être ou le devenir. La casaque rose vous seyant, elle sera votre derechef en 1959. »
Trop beau comme un Giotto pour ne pas jouer le spoiler !
Toujours est-il que ce samedi matin de juin, avait-il abusé de Fontina, ce fromage local au parfum de lait qui prétend vous emmener aux sommets, Charly, surexcité, était d’un caractère exécrable, se disputant avec ses mécaniciens à propos des braquets de son vélo, refusant de signer des autographes, répondant grossièrement aux journalistes qui lui demandaient ses intentions. « Comme Bartali quand il était fort -commentaient les anciens- celui-là va nous faire un massacre aujourd’hui ».
La veille, à Turin, Janine Anquetil avait quitté son mari qu’elle irait accueillir à Milan, espèrait-t-elle, encore vêtu de rose. Elle savait que dans l’entourage de son champion de mari, on jasait : « Si Jacques était un mineur, « elle » ne descendrait pas au fond pour savoir s’il extrait bien son charbon. Cycliste, c’est un métier comme un autre. Les femmes n’ont rien à y faire ! »
C’était avant le mouvement #MeToo et le réchauffement climatique. La neige abondante offrait un décor grandiose à la course. Le Mont Blanc (une partie du célèbre sommet s’étend sur le territoire de Courmayeur)) allait livrer sa sentence.

Gaul Mont Blanc

« Sur la ligne de départ, Gaul et Anquetil ont échangé des mots aimables sur le ton de la blague :
– Alors, c’est le grand jour, Charly ? Où vas-tu me lâcher ?
– Je n’en sais rien. Peut-être jamais, tu es fort, Jacques …
– Pour rester avec toi en côte, il faudrait avoir un avion à réaction.
Charly a souri sous le compliment. » (récit de René de Latour dans le Miroir des Sports)

Gaul et Massignan 2Charly Gaul Giro 59Gaul ange de la montagne

Gaul planta quelques banderilles dans le col du Grand-Saint-Bernard qu’il franchit en tête. Anquetil pointait déjà à trois minutes mais par un prodige d’énergie et d’adresse dans la descente, il redressa une situation compromise.
L’ange replia ses ailes dans le col de la Forclaz au sein d’un groupe sage de vingt-trois coureurs.
Il ne restait plus à parcourir que cinquante kilomètres avec l’ascension du Piccolo San Bernardo qui ne m’apparaît pas aujourd’hui –il est vrai en auto et dans le sens de la descente- d’une difficulté excessive. C’est tout bon (pour mon champion) comme disent les Savoyards.

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Mais Gaul avait attendu sagement son heure persuadé qu’elle sonnerait dans ce dernier col.
René de Latour, encore : « Le Petit-Saint-Bernard est abordé. Son sol est souvent de terre, parfois détrempé par une pluie récente. Et voilà encore Gaul parti ! La silhouette tressautante du Luxembourgeois disparaît dans un virage. Le numéro de voltige de Charly Gaul est bien au point … Le sort du Giro se joue. Il n’est pas un suiveur qui ne le comprenne, ne se passionne. Les chronos sont consultés sans cesse. Une minute d’avance au 4ème kilomètre. Ça promet ! Le sommet, avec ses 2 188 mètres est encore à 18 kilomètres !

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Le maillot rose d’Anquetil n’est plus au milieu du peloton, mais en tête. Il entraîne la meute dans un infernal hallali. Mais le cerf pourchassé n’est pas traqué. Il détale toujours, désormais invisible. Lorsque Anquetil touche au sommet du Petit-Saint-Bernard, aux parois de neige sale où son nom est tracé en lettres géantes, il n’a plus qu’un regard de noyé. Il sait, il ne peut pas ne pas savoir que tout est perdu … »
De son côté, un autre journaliste, Roger Frankeur, écrivit : « Nous ne l’avions jamais vu aussi fringant, aussi décidé, le Charly. Un démarrage foudroyant le projeta 100 mètres devant le groupe de ses adversaires. Seul le jeune Battistini parvint à l’accompagner durant quelques brèves minutes. Lorsque Battistini se fut relevé, provisoirement, étouffé par l’allure infernale du Luxembourgeois, celui-ci adopta un rythme régulier et rapide, un rythme d’une rapidité positivement ahurissante qu’il n’abandonna plus jusqu’au sommet. Il rejoignit Zamboni, Conterno, Gismondi, Junkermann, échappés depuis la vallée, les dépassa aussitôt et s’en alla, seul, sans connaître le moindre ralentissement, vers une victoire devenue certaine. Nous pesons nos mots : Charly Gaul n’avait jamais escaladé un col aussi rapidement depuis 1953 (il le reconnut lui-même ndlr). Que pouvait espérer Jacques Anquetil contre cet escaladeur hors-série ? Durant un long moment, l’ancien recordman du monde de l’Heure donna l’impression de pouvoir limiter son retard et même sauver son maillot rose. Mais, une fois passée la mi-col, les forces l’abandonnèrent. Progressivement, sa défaillance prit des allures d’effondrement… » Et ma déception fit de même !
Son retard sur Gaul était passé en trois kilomètres de 4 minutes à plus de 6. L’ange survolait la montagne sous le regard protecteur de Saint-Bernard et de son directeur sportif Learco Guerra, ancien campionissimo d’avant-guerre.

Gaul Petit Saint Bernard Giro 1959

Gaul vers le sommet du petit-Saint-Bernard

Massignan Petit- Saint-Bernard

Anquetil pouvait peut-être encore espérer combler une partie de son retard dans la descente mais … la Thuile ( !) …, victime de la fringale et de trois crevaisons, son retard s’aggrava.
À Courmayeur, Charly Gaul l’emportait en solitaire devant un trio d’Italiens, Massignan, Battistini et Nencini. Plus surprenant, le Belge Van Looy surnommé « l’empereur d’Herentals » et l’Espagnol Miguel Poblet, pas trop connus pour leurs facultés de grimpeur, se classaient dans les dix premiers à moins de 7 minutes. Quant à mon champion, en détresse, il pointait à la seizième place à 9 minutes et 48 secondes, abandonnant à l’ange son beau maillot rose.

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J’étais inconsolable mais ce ne fut que partie remise, et, un an plus tard, Anquetil réussit l’exploit d’être le premier Français à inscrire son nom au palmarès du Giro.
Et surtout, six décennies plus tard, je suis heureux pour l’écolier stéphanois avec lequel, depuis, j’ai tissé une sincère amitié et une riche complicité vélocipédique. Je sais combien il avait besoin de s’échapper avec Charly Gaul de la grisaille d’une morne enfance.

Une L'Equipe Giro 59

Les lecteurs les plus attentifs remarqueront qu’à la Une du quotidien L’Équipe, outre la capitulation d’Anquetil, est fait état, parallèlement, du succès du Français Anglade dans le mal nommé Critérium du Dauphiné Libéré, une prestigieuse course à étapes qui empruntait nombre de cols alpestres.
Peu après, Henry Anglade (avec un « y » comme le souhaita son épouse pour l’état-civil à l’occasion de leur mariage !) remporta le championnat de France, et c’est avec son beau maillot tricolore qu’il se présenta au départ du Tour de France 1959 lequel, lors de la 18ème étape, arrivait à Saint-Vincent d’Aoste en passant par … le col du Petit-Saint-Bernard. Anglade était, à cet instant, second du classement général derrière le grimpeur espagnol Federico Bahamontès.

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Je tenterai d’être bref car l’étape fut « un navet » du propre aveu de l’avisé journaliste Pierre Chany. Elle laissa un goût amer au public français. Louison Bobet, vainqueur consécutivement de trois Tours de France, fit son adieu à l’épreuve en mettant pied à terre au sommet du col de l’Iseran, le « toit » du Tour. Quant à nos deux as de l’équipe de France, Anquetil et Rivière, englués dans leur guerre d’égo, ils préférèrent faire le jeu de Bahamontès plutôt que voir Anglade, de l’équipe régionale du Centre-Midi, remporter le Tour et leur voler la suprématie nationale.

Baldini AnquetilTour 1959 PetiSainBernard

Robert Chapatte résuma la situation de manière imagée après que Bahamontès, piètre descendeur, eût été retardé par une crevaison du côté de Pré-Saint-Didier, au bas du Petit-Saint-Bernard : « … Ses bonnes fées françaises allaient encore le dépanner après sa crevaison. Anquetil rappliqua le premier de l’arrière, puis l’autre locomotive-maison Rivière … L’Aigle de Tolède, accroché de toutes ses serres au convoi inattendu des Tricolores lancés sur les trousses de leur ennemi juré, le régional nommé Anglade, était sauvé. Son désastre, un instant envisagé avec effroi, fut évité. »
Autant dire qu’en raison de leur comportement, les deux vedettes de l’équipe de France furent copieusement fustigées à l’arrivée au Parc des Princes. Anquetil, très amer, baptisa Sifflets son hors-bord amarré au ponton de sa propriété rouennaise en bord de Seine.
J’ai souhaité évoquer cette morne étape en hommage à Henry Anglade qui nous a quittés le 10 novembre 2022, à l’âge de 89 ans. Je me souviens qu’à l’occasion d’une réjouissante soirée, la « voix du Tour », le speaker Daniel Mangeas, m’avait confié qu’Anglade avait été l’idole de son enfance. Coureur de caractère, orgueilleux, fin tacticien, Anglade était surnommé « Napoléon » par ses pairs. À l’issue de sa carrière, « son éloquence autant que sa passion pour le cyclisme lui avait ouvert les portes de la télévision en 1968 » (Jacques Augendre). C’est ainsi que, pour remplacer Robert Chapatte qui comptait parmi les grévistes, Anglade fit le « jaune ». Henry possédait aussi un talent de maître-verrier qui lui valut de faire les vitraux de la chapelle Notre-Dame des Cyclistes de Labastide-d’Armagnac***. Il a rejoint l’abbé Massie au paradis des cyclistes.

Anglade Tour 59Anglade et abbé Massie

Revenons dans le Val d’Aoste et ce Tour de France 1959. Pierre Chany, journaliste du Miroir des Sports et de L’Équipe, écrivait également discrètement dans le magazine concurrent Miroir-Sprint, sous le pseudonyme de Jacques Périllat, une chronique intitulée « Dans le secret des dieux de la route ». Les anges y étaient-ils conviés ? Il glissa donc subrepticement dans un de ses articles qu’une réunion tout aussi confidentielle avait été organisée avec les soigneurs de chaque équipe, à l’initiative de Jacques Goddet, directeur du Tour, qui avait eu vent que les douaniers de la frontière franco-suisse (du côté du Grand-Saint-Bernard donc !) avaient intercepté un colis destiné à l’un des deux meilleurs grimpeurs du Tour –pas celui qui porte le maillot jaune- (donc pas l’Aigle de Tolède Federico Bahamontès ndlr) et découvert dans ce colis des produits pharmaceutiques dynamiques au possible, « de quoi faire exploser un village » !

Baldini Anglade vers Aoste

Je ne suis pas hors sujet, que je vous dise encore que c’est l’Italien (Hercule) Ercole Baldini qui gagna l’étape sur la piste en cendrée de Saint-Vincent d’Aoste. Lui aussi nous a quittés ce 1er décembre 2022 à l’âge de 89 ans, ça conserve le vélo ! Federico Bahamontès devrait fêter ses 95 ans en juillet prochain !
Baldini était un authentique champion : champion olympique sur route en 1956, champion du monde professionnel en 1958 après avoir remporté le Giro. Il était encore amateur lorsque, à ma grande déception, il battit en 1956 le mythique record de l’heure que mon champion Anquetil venait juste de ravir à l’immense Fausto Coppi.
On le surnommait le « train de Forli », à la fois pour son lieu de naissance et ses capacités de rouleur sur le plat : « La pièce de 20 centimes d’euro représente la forme unique de la continuité dans l’espace, un chef-d’œuvre du peintre et sculpteur Boccioni, une figure solide, méprisante et émouvante, totalement engagée à fendre l’air et à dépasser les limites du pouvoir humain. De tous les cyclistes, Ercole Baldini, plus que tout autre, a interprété cette sculpture, dépassant avec le même élan que l’œuvre de Umberto Boccioni, dans le triennat 1956/1958, toutes les limites du monde à deux roues, sans sauvegarde, sans calculs, sans égard, comme aucun autre cycliste, avant et après lui, n’a pu le faire. Tout oser sans se fixer de limites : le credo de l’art futuriste traduit dans le langage du sport le plus dur du monde. »

Baldini clm VesuveDaul Anquetil Baldini

Ultime flashback vers 1959, Pierre Chany, toujours à l’affût, écrit : « Gros émoi au Val d’Aoste parmi les organisateurs : en effet, le responsable de la caravane publicitaire faisait irruption à l’hôtel Dillia où se tenait l’état-major du Tour : Venez vite ! s’écria-t-il …, Gloria Lasso ne veut pas chanter, elle trouve le cadre trop étroit pour son talent ! »
Tant pis pour Bahamontès, on n’entendit pas, ce soir-là, Amour, castagnettes et tango !

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Route rose Petit St Bernardla-rosiere-TDF-2018-9877

À hauteur de La Rosière, je suis intrigué par la chaussée peinte en rose, une initiative locale pour fêter, non pas le Giro, mais le terme d’une étape du Tour de France 2018 à la station.
Une pensée au passage pour l’acteur et mannequin Gaspard Ulliel décédé accidentellement en janvier 2022 suite à une collision avec un autre skieur sur une des pistes de l’espace San Bernardo, fusion des domaines de La Rosière et La Thuile, signe de la bonne entente franco-italienne, du moins économiquement.
Ce ne fut pas toujours le cas, ainsi alors que nous atteignons, au pied du col, Bourg-Saint-Maurice, sachez qu’en 1794, afin d’effacer un symbole du christianisme, les révolutionnaires la rebaptisèrent Nargue-Sarde en raison de sa proximité avec les états de Savoie propriété du royaume de Sardaigne. Et tant pis pour la poésie de nos plateaux de fromages, le village de Saint-Marcellin, en Isère, s’appela, à la mode antique, Les Thermopyles.
Justement, mes lecteurs assidus savent qu’un régime spartiate, ce n’est pas mon truc question fromages. Aussi nous effectuons une halte au magasin Intermarché de la cité pour faire emplette de quelques fleurons laitiers régionaux : Beaufort, Abondance (ne nuit pas !), Reblochon, tome des Bauges l’unique tomme qui s’écrit avec un « m » ( !).
En suivant la Tarentaise, nous sommes (trop) vite confrontés à la réalité du quotidien. On nous téléphone d’Ile-de-France, nous recommandant de bien faire le plein de carburant, une pénurie se profile dans les prochaines heures…
Je reprendrais bien à mon compte la pensée de Stendhal : « J’étais si heureux en contemplant ces beaux paysages (du Val d’Aoste) que je n’avais qu’un vœu à former, c’est que cette vie durât toujours » !

* http://encreviolette.unblog.fr/2018/02/01/les-velodromes-de-nos-grands-peres-et-de-maintenant-2/
** http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/05/notre-dame-des-cyclistes/

Un chaleureux merci à mon ami Jean-Pierre Le Port pour sa contribution iconographique sur le Giro 1959

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 10 décembre, 2022 |1 Commentaire »

Balades piémontaises : 3 jours à Turin (2)

Pour lire le compte-rendu des journées précédentes :
http://encreviolette.unblog.fr/2022/11/04/ballades-piemontaises-3-jours-a-turin-1/

Martedi 4 ottobre :
Comme la veille, nous choisissons la solution du taxi pour nous rendre le plus rapidement possible dans le quadrilatero romano, quartier historique ainsi appelé parce qu’il correspond au premier périmètre de l’occupation romaine de la ville nommée alors Julia Augusta Taurinorum en l’honneur de l’empereur Auguste.
Le chauffeur nous dépose devant la Porta Palatina, principal témoin archéologique de ce passé.

Turin Porta Palatina

Ne subsiste qu’une éclatante façade en brique (et quelques modestes vestiges) percée de deux arches pour le passage des chars et deux portes latérales destinées aux piétons. Si vous la franchissez, vous vous retrouvez face à un jardin, on dirait un décor de Cinecitta pour un tournage de péplum. Casting impérial, deux statues de bronze de Jules César et César Auguste vous accueillent devant.
La quiétude du lieu tranche avec l’effervescence qui règne à quelques mètres de là au Mercato di Porta Palazzo (du nom d’une antique porte de la cité) qui se tient quotidiennement sur la vaste Piazza della Repubblica.

Turin Porta Palazzo

Une vue aérienne montre la forme octogonale de la place telle que l’avait souhaitée l’architecte royal Juvarra, et achevée, quelques décennies plus tard, par son confrère Gaetano Lombardi. Entre temps, suite à son édit de 1800, Napoléon avait fait démolir les fortifications de la ville parmi lesquelles la Porta Palazzo. Je m’aperçois que les campagnes italiennes de l’empereur causèrent pas mal de dégâts artistiques. Appelée Piazza Vittoria à l’époque, la place devint Piazza Repubblica en 1946 pour honorer le retour de la démocratie après vingt ans de régime fasciste.
Le marché s’est établi ici en 1835, je devrais dire plus exactement les marchés, car un angle de la place est désormais occupé par il Mercato Centrale, un immeuble en verre de trois étages où des artisans du goût proposent une street food de qualité.
Mais ce matin, je m’intéresse exclusivement au grouillant marché en plein air. Comme le chauffeur de taxi nous a prévenu, on trouve de tout ici, depuis les produits italiens jusqu’à ceux provenant d’Asie ou d’Afrique : vêtements, chaussures, sacs, bijoux, articles ménagers, cosmétiques, lunettes, à des prix « attractifs », mais attention à la contrefaçon !
Gourmand, toujours attiré par le « ventre des villes », je déambule plutôt à travers les étals des marchands de bouche. Les toiles colorées qui les abritent me rappellent les célèbres parasols de Trouville du photographe John Batho*. Plaisir des yeux devant de vivantes « natures mortes », je ne peux malheureusement pas vous restituer les odeurs ni les accents des vendeurs et des clients.

turin marché 1Turin marché 2Turin marché 3Turin marché 4Turin marché 5Turin marché  6Turin marché 7

Histoire de la narguer affectueusement, je m’empresse d’envoyer par mms à la famille ariégeoise une photographie d’une presque miraculeuse cueillette de cèpes.
Quitte à être exceptionnellement infidèle aux fromages de ma Normandie natale, je craquerais volontiers (comme sans doute un de mes amis lecteurs !) devant les fabuleux pecorino (littéralement « petit de brebis » en italien) et ricotta au caractère différent selon les régions.
La population du marché est multiethnique, aubaine pour rendre hommage à Gianmaria Testa, musicien et chanteur poète piémontais, chef de gare aussi dans la région de Cuneo, qui nous a quitté prématurément, en 2016. Je me souviens d’un chaleureux concert à côté de mon domicile. Profondément humaniste, il s’intéressait aux gens. Le quotidien La Repubblica titra lors de sa disparition : « Le cantatore des paysans et des migrants est mort ». Il publia notamment, en 2006, Da questa parte del mare, un album (label Chant du Monde) traitant de la question des migrations. Y figurait justement une chanson intitulée Al mercato di Porta Palazzo.
Ça commence étrangement comme une chanson de Brassens, il en possédait d’ailleurs un faux air avec sa guitare et sa moustache épaisse. Tonton Georges nous parlait de « quelques douzaines de gaillardes qui se crêpaient le chignon à propos de bottes d’oignons » sur le marché de Brive-la-Gaillarde.
De manière aussi enlevée, sur un rythme de saltarello, Gianmaria nous relate un fait divers, un fait d’hiver même puisqu’il se déroule par un matin glacial sur le marché turinois. Les femmes se sont attroupées en cercle autour d’une mère qui accouche à même le sol enneigé. Une gardienne de l’ordre approche : « Je vais avoir besoin d’une pièce d’identité ». Ce cas de « livraison » tombe dans une zone juridiquement publique. Mais personne pour dire quoi que ce soit, personne ne peut trouver de papiers, et pour cause il n’en existe pas. Le nouveau-né, déposé alors sur l’étal d’un fleuriste est métaphoriquement assimilé aux œillets et gardénias que chacun va emporter avec soi. Avant que « la mère et l’enfant d’autres latitudes reprennent la mer de leur vie » ! Émouvante chanson de Noël qui posait la question toujours actuelle des sans-papiers !

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Dans un café, sous les arcades, nous buvons un espresso ristretto, savoureux comme souvent en Italie. Le dessus des tables fait revivre en sépia des scènes des marchés d’antan.

Turin table marché

Nous sommes prêts pour une déambulation dans le « quadrilatère romain », le plus ancien quartier de Turin. Ici pas d’arcades, les rues sont plus étroites tout en respectant leur tracé orthogonal, ce qui facilite un peu leur repérage sur notre modeste plan. Les travaux sont nombreux confirmant un phénomène de gentrification de ce quartier plus populaire, surtout à proximité du marché.
C’est là que se cachent les plus anciennes églises de Turin, les plus belles peut-être aussi.

Turin San Domenico 1

Originale, avec sa sobre façade en brique rouge, la Chiesa di San Domenico est l’un des rares témoignages médiévaux de Turin. Elle fut construite dans la première moitié du XIIIème siècle par les frères dominicains, dans un style gothique. Elle devint peu après le siège du tribunal d’inquisition de Turin, condamnant plusieurs dizaines d’hérétiques à la peine capitale. Durant l’épidémie de peste noire de 1630, une grille avait été placée à l’entrée de l’édifice afin de permettre aux fidèles d’assister aux offices sans devoir y pénétrer. Je doute qu’on ait eu recours à pareil artifice durant la récente pandémie.
Pendant la période napoléonienne, la plupart des reliques et objets précieux disparurent (vous voyez encore !) et l’église devint une loge maçonnique.
On peut encore admirer de splendides fragments de fresques du XIVème siècle, dans la Capella delle Grazie, à gauche du maître-autel. Plongées dans une quasi pénombre, on peut les éclairer en glissant une pièce dans une sorte de tronc … si le mécanisme fonctionne ! Je repense à Bourvil, le drôle de paroissien d’un film de Jean-Pierre Mocky.

Turin San Domenico 3Turin San Domenico 4Turin San Domenico 5

Je m’attarde devant l’aumône de Sant’ Antonino Pierozzi, un magnifique tableau du grand peintre de la haute Renaissance (fin XVème-début XVIème siècle) Giovanni Martino Spanzotti. Il représente l’évêque dominicain de Florence faisant don de menue monnaie à deux enfants, celle que l’on m’a subtilisée précédemment ? !!!

Turin San Domenico 2

Je suis toujours étonné par la présence dans les églises italiennes, même les plus modestes, de véritables trésors artistiques, pas toujours mis en valeur et souvent nullement protégés. Attention quand même au minestrone de certains activistes !
Nous n’avons encore rien vu. À un pâté de maisons de là, nous débouchons sur le parvis de la basilique Santuario della Consolata, également appelée Santa Maria della Consolazione, et plus simplement encore nommée « Consla » par les Turinois. De l’extérieur, elle ne paye pas trop de mine.

Turin extérieur Consolata

J’ai l’âme légère ce matin, son histoire fait penser un peu au sketch du regretté humoriste et acteur Jacques Dufilho avec sa visite de la chapelle par Victorine : « Rasée par le Prince Noir, incendiée par les Huguenots, pillée par les sans-culottes aux révolutions de 89, 30 et 48, la chapelle est entièrement d’époque… »
Certains documents affirment qu’initialement les religieux de la Consolata étaient des moines bénédictins de l’abbaye de la Novalaise (Val de Susa) réfugiés à Turin en 906 à cause de l’avancée des troupes sarrasines.
Les moines cisterciens remplacèrent les bénédictins en 1589. En 1678, ils décidèrent de construire une nouvelle église et firent appel à l’architecte Guarino Guarini. Filippo Juvarra, vous connaissez, acheva les travaux avec la construction du presbytère en 1729.
Napoléon, encore lui, ayant envahi le Piémont et supprimé les ordres religieux, le monastère fut alors transformé en caserne jusqu’à la Restauration.
D’autres religieux y revinrent ensuite jusqu’à ce que les bombardements de 1943 causent de nouveaux dégâts.
Du Moyen-Âge, il ne subsiste que le campanile et peut-être la chapelle souterraine de la Vierge des Grâces.

Turin Consolata 2

À l’intérieur, je m’assieds sur un banc, quelques minutes, presque oppressé devant un tel foisonnement de marbres colorés et de dorures. C’est d’un baroque ébouriffant, rococo, polychrome, éclectique, un clocher roman, des coupoles presque byzantines, une icône gothique. J’apprends un terme architectural, salomonique comme les colonnes torsadées derrière lesquelles apparaissent des chapelles semi-circulaires richement décorées. Attention aux marches qui créent plusieurs niveaux, ajoutant encore à l’originalité du lieu !

Turin Consolata 9Turin Consolata 6

Turin Consolata 10

L’une des œuvres majeures est le somptueux maître-autel réalisé par Juvarra. Deux anges en marbre blanc sculptés par Tantardini surplombent un tableau de la Vierge Marie.
Sur le côté, c’est une statue de la Vierge en argent qui nous accueille devant une imposante crucifixion de Saint André, auquel l’église primitive était dédiée.

Turin Consolata 4Turin Consolata 5Turin Consolata 3Turin Consolata 11

Le « monument aux deux reines » (1861), œuvre de l’artiste suisse Vincenzo Vela, est dédié aux souveraines Maria Teresa de Habsbourg-Toscane, veuve de Carlo Alberto, et Maria Adelaide de Habsbourg-Lorraine, épouse de Vittorio-Emanuele II.

Turin Consolata 2 reines 1Turin Consolata 2 reines 2

Une chapelle est dédiée à Joseph Cafasso (décès en 1860), prêtre piémontais, théologien, père des pauvres, consolateur des malades et aumônier des condamnés à mort. Le pape Pie XI le béatifia en 1925, Pie XII le canonisa en 1947.

Turin Consolata 15

Mais le clou de la visite, c’est la crypte de la Madonna delle Grazie. On a l’impression de se trouver dans une loge de théâtre … à l’italienne bien évidemment. Depuis une loggia en marbre, on possède une vision vertigineuse en plongée jusqu’à, non pas la Cène, mais un tableau de la Vierge Consolatrice.

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Une légende prétend que cette icône aurait été retrouvée en 1104 sous des décombres de l’église Saint-André (nom originel de l’édifice) par un jeune aveugle venu de Briançon qui, à cette occasion, aurait recouvré la vue. L’image aurait alors été déposée dans une chapelle de l’église et est devenue l’objet d’une grande vénération. Les nombreux bienfaits obtenus grâce à cette Madone confirment sa fonction miraculeuse, du moins si j’en crois la galerie des ex-voto que j’arpente maintenant. C’est une véritable exposition de petits tableaux, peints souvent par des amateurs (« peintres du dimanche » !), et offerts au sanctuaire pour remercier la Madone après une grâce reçue. Ils mettent en scène le protagoniste de la grâce reçue et l’épisode pour lequel il souhaite la remercier : un accident de bicyclette sur la piazza del Estato, tout près des rails de tramway, un accident de scooter heurté par une automobile, la maladie grave d’un jeune enfant, et même la « terreur » du dentiste. L’image de la madone est toujours présente.

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Ce sont de véritables pages d’histoires simples voire même de l’histoire de Turin. Touchantes, naïves, drôles parfois, elles racontent de nombreuses vicissitudes (incendies, guerres, malheurs, maladies, accidents) où les croyants ont reconnu l’efficacité de l’intervention de la Mère Consolatrice dans de nombreuses situations de désespoir et de danger.

Turin Consolata 16

À la sortie de la Consolata, il est une autre dévotion qui attire les Turinois et beaucoup de touristes de l’autre côté de la place : le Caffé Al Bicerin.

Turin Bicerin 1Turin Bicerin 2Bicerin

C’est ici dans cette petite boutique ouverte en 1763 que l’acquacedratario (fabricant de boissons au citron) Guiseppe Dentis inventa le bicerin (mot piémontais signifiant « petit verre »), une boisson chaude composée de trois couches, en partant du bas du verre, de café amer, chocolat et crème fleurette.
La serveuse nous recommande surtout de ne pas mélanger. À boire délicatement à la petite cuillère. Bougies sur les guéridons en marbre blanc, boiseries aux murs et miroirs nous renvoient dans une autre époque.
Alexandre Dumas fréquentait cette enseigne lors de ses séjours dans la capitale piémontaise. Puccini mentionna dans ses mémoires qu’il visitait également cette institution.
Le bicerin inspira-t-il l’Unité Italienne, on dit que le comte Cavour, notoirement anticlérical, s’installait à la table sous l’horloge pour attendre la sortie de la famille royale qui se « consolait « en face.
Sur les serviettes de table que l’on met à notre disposition, est imprimé un extrait du roman d’Umberto Ecco, Le cimetière de Prague :
« … Je me suis frayé un chemin jusqu’à l’un des lieux mythiques de Turin à cette époque. Habillé en jésuite, et appréciant malicieusement la curiosité que j’éveille. Je suis arrivé au Caffè Al Bicerin, près du Sanctuaire de la Consolata, pour goûter leur lait, parfumé au cacao, au café et à leurs saveurs, servi dans un verre avec support et anse en métal. Je ne devais pas savoir qu’un de mes héros, Alexandre Dumas, écrirait sur le bicerin quelques années plus tard, mais au cours de seulement deux ou trois visites dans ce lieu magique, j’ai tout appris sur ce nectar…
C’était un lieu magnifique, avec sa façade en fer forgé bordée de panneaux publicitaires, ses colonnes et chapiteaux en fonte et, à l’intérieur, des boiseries en bois ornées de miroirs, des tables recouvertes de marbre et, derrière le comptoir, des bocaux parfumés aux amandes avec quarante différents types de confiseries. J’aimais rester là à regarder, en particulier le dimanche, lorsque cette boisson était un nectar pour ceux qui avaient jeûné en préparation de la communion et avaient besoin de nourriture à la sortie de la Consolata – et un bicerin était également très prisé pendant le jeûne du Carême car le chocolat chaud n’était pas considéré comme nourriture. Quels hypocrites !
Mais, plaisir du café et du chocolat mis à part, ce que j’aimais le plus, c’était apparaître comme quelqu’un d’autre : la pensée que les gens n’avaient aucune idée de qui j’étais vraiment me donnait un sentiment de supériorité. J’avais un secret. »
Pour être honnête, j’ai juste l’impression d’être moi-même, un touriste qui vient de sacrifier au rite turinois du bicerin !
Nous reprenons notre déambulation à travers les ruelles du « quadrilatère ». Les terrasses de la Piazza Emanuele Filiberto qui passe pour être la « locomotive » du quartier pour les noctambules sont désertes en cette heure de midi. On a du mal à réaliser que ce square ombragé, sous lequel un parking public a été creusé, soit un lieu de ralliement important de la jeunesse turinoise. Nous préférons nous avancer dans la via piétonne Sant’ Agostino à peine plus animée mais aux terrasses plus accueillantes. Pour couper notre faim, nous optons, malgré son nom, pour l’Arsenico Bistrot. L’agréable serveuse nous suggère des agnolotti, une spécialité locale, des gros raviolis farcis non pas de viande mais juste de légumes, en la circonstance des aubergines. Goûteux !

Turin agnolottiTurin Arsenico 1Turin Arsenico 2

Les deux enseignes qui se font face jouent les restaurants d’entreprise et, peu à peu, les Turinois arrivent de leurs bureaux ou de leurs commerces par petits groupes.
Parlent-ils du Calcio et des résultats mitigés des deux équipes locales ? À une fenêtre, un tifoso affiche sa préférence pour le Milan A.C, un des deux clubs voisins lombards avec l’Internazionale.

Turin Milan ACTurin Galleria Umberto 2 Turin Galleria Umberto 1Turin Galleria Umberto 2

Aller retour dans la Galleria Umberto peu animée. C’est un des passages couverts de la ville dont une entrée donne sur le marché de la Piazza Republica qui commence à se vider.
On se perd littéralement dans le dédale de ruelles en oubliant de consulter le plan. Par un petit passage sous les arcades, on débouche soudain sur une charmante petite place, la Piazza Palazzo di Città, construite au cœur de l’ancien plan romain et médiéval de la ville. À l’époque, elle était bondée d’étals de légumes et s’appelait Piazza delle Erbe contiguë à la Piazza del Grano.
En son centre, se dresse le monument au Conte Verde, œuvre de l’architecte Pelagio Palagi, et cadeau de Carlo Alberto de Savoie à la ville pour son mariage en 1853. Il est constitué d’un groupe sculptural en bronze représentant Amedeo VI de Savoie, le dit « comte vert », pour la couleur de ses uniformes, brandissant une épée et soumettant deux soldats maures lors des guerres d’Orient en 1366 et la libération de l’empereur byzantin Jean V Paléologue (fils de Jeanne de Savoie).

Piazza Citta 3Turin Piazza Città 1

En arrière-plan de la statue, se trouve l’élégant hôtel de ville de Turin dont l’entrée est gardée par les statues de deux rejetons de la famille de Savoie, le « prince Eugène » Eugenio di Savoia, et Ferdinand de Savoie, fils de Carlo Alberto et premier duc de Gênes. Je vous l’ai déjà dit, ce n’est pas du gâteau avec les Savoie ! Non loin de là, sous les arcades, veille Victor-Emmanuel II roi d’Italie.

Piazza Citta 2

Le bâtiment des XVIIe et XVIIIe siècles était doté d’une tour qui fut rasée, devinez quand … : en 1801, lors de l’occupation napoléonienne sous prétexte qu’elle n’était plus alignée avec les arcades environnantes.
Nous rejoignons la Via Garibaldi pour visiter, à l’angle de la Via XX settembre, la chiesa della Santissima Trinità. Comme souvent, à Turin, sa façade se fait plutôt discrète, se fondant dans l’alignement des immeubles voisins. De plus, nous trouvons porche clos.

Turin Santissima Trinita

Je sacrifie à une autre religion qui attire de nombreux fidèles en Italie, celle du Calcio, ainsi y nomme-t-on le football. L’enseigne voisine est la boutique de la Juventus, familièrement appelée Juve et aussi Vecchia Signora (« la Vieille Dame », c’est dire le respect que l’on manifeste envers ce club fondé en 1897, une véritable institution. L’aubaine aurait été belle, deux semaines plus tard, le PSG venait affronter les Bianconeri (les Blanc et noir) dans le cadre de la Ligue des Champions.

Turin Juventus 1Turin Juventus 2

Pour être objectif, la population locale soutient peut-être plus le Torino, l’autre club de la ville participant au championnat de Série A. Cela fait un peu cliché, surtout en notre époque de mondialisation, cette dualité turinoise, ce divismo qui divisait autrefois la botte (Coppi/Bartali, Loren/Lollobrigida), fut décrite par l’écrivain Mario Soldati dans Le Due Città, à l’occasion d’un dialogue entre deux tifosi des clubs rivaux : « Les deux hommes traversèrent Piazza Vittorio et parlaient déjà de football. Emilio, naturellement, était pour la Juve, l’équipe des gentlemen, des pionniers de l’industrie (Agnelli patron de Fiat ndlr), de ceux qui avaient fait des études, bref, des bourgeois riches. Giraudo, tout aussi naturellement, était pour le Toro, l’équipe des ouvriers, de ceux qui avaient fait le lycée technique, bref, des petits bourgeois et des pauvres. »
La tragédie de Superga entretient aussi la flamme dans le cœur des anciens : le 4 mai 1949, un avion spécial avec à son bord, l’équipe complète du Torino et ses dirigeants, de retour d’un match amical contre le Benfica de Lisbonne, s’écrasait sur la basilique de Superga juchée sur une colline surplombant la ville.
Dans un article pour le Corriere della Sera, le célèbre écrivain Dino Buzzati (Le désert des Tartares) écrivit : « Les enfants, les honnêtes gens du peuple d’Italie auraient-ils éprouvé semblable chagrin si l’avion qui s’est écrasé à Superga avait été rempli d’illustres hommes de science ? Bien sûr que non, soyons sincères. Et s’il avait été rempli d’écrivains, de peintres, de musiciens et de philosophes, les gens auraient-ils été pareillement affectés ? Certainement pas. »
Ces hommes qui ne faisaient que taper dans un ballon, « dans la vie médiocre des grandes villes, apportent chaque dimanche un souffle de fantaisie et de vie nouvelle ; sans sang, ni colère, ils réveillent quelque chose d’héroïque chez les hommes fatigués … les grands joueurs de football sont plus beaux, plus simples, plus évidents, plus jeunes et, aux heures de bonheur, au milieu des arènes, ils sont l’incarnation d’un conte de fées. »
Le Torino venait de rafler les quatre derniers scudetti (le titre de champion d’Italie). On relevait parmi les victimes l’international français Emile Bongiorni et le légendaire meneur de jeu Valentino Mazzola dont le fils Sandro fit plus tard les grandes heures de la Squadra Azzura. Les supporters du Toro 

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Vous comprenez maintenant pourquoi, chaque saison, les deux derbies de la Mole (explication bientôt) suscitent encore aujourd’hui autant de ferveur.
Je laisse de côté mes passions païennes pour visiter, à une rue de là, la Chiesa Cattolica non Parrochiale Confraternita di San Rocco, ouverte par contre. Son nom complet témoigne des divergences qui opposèrent la paroisse et la confrérie. La Confraternité avait pour priorité, à sa création, d’enterrer les cadavres abandonnés lors des épidémies de peste.

Turin chiesa San Roc 1Turin chiesa San Rocco 2Turin chiesa San Rocco 3Turin chiesa San Rocco 4

Cette petite église est en cours de restauration, d’ailleurs deux artisans ou plutôt deux artistes procédaient cet après-midi à refaire une beauté à une crucifixion.
Nous baignons encore en plein baroque avec le maître-autel chargé de marbres et de dorures, et la coupole et sa fresque de l’Apothéose de San Rocco.
Vous voulez du baroque, en voici encore, toujours sur la Via Garibaldi, dans la chiesa dei Santi Martiri (église des saints martyrs) dite aussi église des Jésuites qui la construisirent en 1577 sur demande de la famille de Savoie. Comme son nom l’indique, elle est consacrée aux premiers martyrs Avventore, Ottavio et Solutore, saints patrons de la ville avec Saint-Jean-Baptiste.

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Le maître-autel fut réalisé par Juvarra à partir de 1730. Jusqu’au milieu du XIXème siècle, la voûte de la nef présentait une fresque du Triomphe de Saint Ignace, Ignace c’est un petit nom charmant ! Les peintures actuelles sont très colorées.
Comme à l’habitude dans le baroque turinois, c’est une profusion de dorures, de bronzes et de marbres. Y repose le penseur Giovanni Botero dont vous pouvez voir la sculpture dans le billet précédent.
Près de l’entrée, ce n’est pourtant pas Noël, je m’attendris devant une scène de la Nativité au milieu de ravissants instants de la vie quotidienne d’un petit village.

Turin chiesa Martyrs 4Turin chiesa Martyrs 5Turin chiesa Martyrs 6

Place à des emplettes plus terre à terre : ma compagne, qui craignait à juste titre les contrefaçons du marché de Porta Palazzo, fait l’acquisition d’un sac en cuir dans une maroquinerie de la via Garibaldi.

Turin St Martin PubTurin St Martin Pub 2

Nous choisissons de diner, en face de notre hôtel, à la pizzeria St Martin Pub qui, comme son nom l’indique, revendique un mix de cuisine traditionnelle et de modernité : pizza, pâtes, burger, bière et cocktail cohabitent donc. J’ai du mal à terminer ma pizza Napoli, copieuse et goûteuse, la bière alla spina est excellente.

Mercoledi 5 ottobre :
Je ne pouvais pas envisager de quitter Turin sans visiter le musée national du cinéma localisé dans le décor de la Mole Antonelliana, monument en forme de dôme de 167 mètres de haut, érigé par l’architecte Antonelli en 1863. À l’origine, la Mole était destinée à devenir le lieu de culte de la communauté juive de Turin, alors capitale du nouvel État italien. À défaut d’être synagogue, elle abrita, à partir de 1908, le musée du Risorgimento, jusqu’en 1938 date à laquelle celui-ci émigra au Palazzo Carignano.
La Mole est le symbole, la fierté et même le guide de la ville de Turin comme peut l’être notre tour Eiffel pour Paris. On l’aperçoit de partout. Vous savez maintenant pourquoi elle a donné son nom aux derbies entre les deux grands clubs de football locaux.
Un ascenseur panoramique mène jusqu’au sommet du dôme d’où l’on jouit d’une vue superbe sur la ville et l’arc alpin qui l’entoure.

Turin MoleBillet 2 Musée du CinémaTurin Cinéma

Je pensais que les mythiques studios de Cinecittà à Rome constituaient le point de départ de l’industrie cinématographique italienne, je découvre qu’en fait, bien avant, Turin joua un rôle important dans le développement du cinéma de nos voisins transalpins. Ainsi, Cabiria, le célèbre péplum muet de Giovanni Pastrone fut tourné dans les studios Fert à Turin en 1914. Maciste, personnage de fiction secondaire dans ce film, devint par la suite le héros d’une vingtaine de films jusque dans les années 1970.
La visite commence avec l’étage dédié à l’archéologie du cinéma, des théâtres d’ombre aux effets optiques comme les anamorphoses, en passant par les différents dispositifs inventés, la stéréoscopie, les lanternes magiques, kinétoscopes, zootropes, les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey, jusqu’aux premiers films des frères Lumière.

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On comprend comment naquit l’animation en reproduisant des images en séquences sur un papier que l’on faisait tourner très vite. On découvre l’un des premiers projecteurs des frères Lumière qui permit qu’un film devînt visible par toute une assemblée. Leur première projection publique s’effectua le 28 décembre 1895 au Grand Café de Paris boulevard des Capucines.
C’est instructif, parfois interactif et toujours pédagogique. J’ai l’impression parfois de retrouver les cours d’optique du lycée avec les images inversées et le calcul des angles d’incidence et de réfraction.
Pour nous promener maintenant dans le 7éme Art, on nous met (presque) à disposition la Vespa 125 bleue que chevauchait Nanni Moretti dans son Journal intime.

Turin Cinéma Vespa

Mythique, excusez si je suremploie cet adjectif ! Dans le film, le scooter est le co-protagoniste du personnage principal, Nanni Moretti lui-même, son compagnon complice dans ses déambulations dans Rome et ses réflexions dans multiples domaines, le cinéma et la banalisation de la politique, mais aussi l’urbanisme et la gentrification de certains quartiers, son amour pour la danse grâce à Flashdance et Jennifer Beals, pour finir par arriver, à l’improviste, sur la plage d’Ostie, à l’endroit où Pier Paolo Pasolini fut assassiné.
La Vespa était également présente dans Vacances romaines, rappelez-vous l’affiche avec Gregory Peck et Audrey Hepburn devant le Colisée.

Turin Cinéma pellicules 1Turin cinéma pellicules 2Turin Cinéma films italiens

Une photographie magnifique d’Alain Delon et Claudia Cardinale, Alberto Sordi crevant l’écran, une affiche de Rocco et ses frères, Yves Simon chantait :

« Nous nous somm