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Bonne année 2022

Bonne année 2022Petit matin en Ariège, 1er janvier 2022

Il est d’usage qu’à l’occasion du passage à l’an neuf, je décline dans cet espace quelques ressentis concernant l’année achevée.
Á relire des billets du passé, j’ai l’impression que l’exercice évolue peu à peu en une chronique nécrologique. Si l’on y réfléchit bien, hors la pandémie qui joue son rôle funeste, mon constat est tout à fait naturel car l’âge défilant, je laisse de plus en plus souvent sur le bord du chemin des compagnons de cœur, d’esprit ou de vie.
Ainsi, je souhaite rendre hommage à deux sportifs qui tordaient le cou à l’idée hâtivement colportée que les « footeux » n’ont d’intelligents que leurs pieds.

Guignedoux

Le 1er janvier 2021 disparaissait Bernard Guignedoux atteint d’un mal incurable. Á quelques semaines près, il avait mon âge. La presse spécialisée l’a présenté alors, de manière laconique, comme le premier buteur de l’histoire du Paris-Saint-Germain. Il avait en effet inscrit, en août 1970, le premier but parisien contre Poitiers. En guise d’hommage, en décembre 2012, c’est lui qui avait remis à l’ailier argentin Lavezzi le trophée du trois milliéme but marqué par le club de la capitale.
Il avait été un de mes collègues à l’École Normale de Versailles où il préparait le professorat d’Éducation Physique et Sportive. Avenant, souriant, nous avions vite sympathisé, ma passion pour la balle ronde n’y étant sans doute pas étrangère. Il jouait déjà dans l’élite amateur au mythique Racing Club de Paris puis au Stade Sangermanois et était régulièrement sélectionné en équipe de France amateur.
Nos chemins se séparèrent à la sortie de l’École Normale, moi partant vers le Mexique, lui menant de front ses études universitaires et sa carrière de footballeur professionnel au Paris-Saint-Germain puis au Paris Football Club (après la dissidence des deux clubs), enfin à l’A.S Monaco. Éducateur, formateur dans l’âme, il devint entraîneur adjoint des clubs de Strasbourg et Valenciennes avant de prendre la responsabilité de sections de jeunes au centre de formation du PSG. Au total, comme joueur ou formateur, il consacra 22 saisons au club de son cœur.
Toujours en prévision de l’avenir incertain de l’après-football, il avait effectué aussi des études de kinésithérapie.
Il s’écoulait parfois plusieurs années sans que l’on se rencontre mais, étonnamment, le hasard faisant, il venait vers moi dans les gradins du Parc des Princes ou à la descente d’un car lors de matches à l’extérieur. C’était un garçon intelligent, altruiste, fidèle, modeste. Je pense à lui fréquemment.
Le 31 de ce même mois de janvier 2021, décédait Yvon Douis, un autre footballeur à la tête bien faite. Cette fois, c’est une part de mon enfance qui s’envolait. J’avais 6 ans lorsque mon père et mon oncle, enseignants, ne tarissaient pas d’éloge sur ce jeune normand fils d’instituteur lui-même. Le Lille Olympique Sporting Club, le club phare de l’époque, l’avait repéré à Évreux à l’âge de quinze ans mais son père ne lui accorda l’autorisation d’envisager une carrière de footballeur professionnel qu’à la condition qu’il obtienne le baccalauréat. Son diplôme en poche, après un passage de quelques mois comme stagiaire au F.C. Rouen, Yvon mit le cap vers le Nord. Il joua à Lille durant six saisons, remportant le championnat de France en 1954 puis la Coupe de France 1955 inscrivant deux des cinq buts lillois en finale contre Bordeaux. Je me souviens des dimanches après-midi où, assis devant l’antique poste TSF, nous écoutions, à la maison, l’émission Sports et Musique et la voix de Jean Crinon lors des retransmissions des matches du LOSC d’Yvon Douis, l’équipe favorite de mon père.

Capture d’écran 2021-02-14 à 10.58.37Douis à ToulouseDouis LOSC

Durant l’été 1957, en pleine guerre d’Algérie, le bidasse Douis remporta à Buenos Aires le championnat du monde militaire. Á ses côtés, évoluaient Théodore Szkudlapski et Lucien Cossou qu’il retrouvera plus tard sous d’autres couleurs.
Les portes de l’équipe de France finirent par s’ouvrir à lui un triste mercredi de novembre 1957, dans le temple de Wembley. Avec ses coéquipiers tricolores, il prit le bouillon (0-4) malgré la prestation héroïque du gardien Claude Abbes.

Douis Wembley

L’été suivant fut plus radieux. Il fut sélectionné pour la Coupe du Monde en Suède, la première épopée de l’histoire du football français. En concurrence avec les stars rémoises Kopa, Fontaine, Piantoni, Vincent, il ne disputa que la finale pour la troisième place contre l’Allemagne (victoire 6 à 3) marquant même un but.
Le LOSC en difficulté économique dut se résigner à se séparer de quelques-uns de ses meilleurs joueurs, ainsi Douis retrouva sa Normandie natale en signant au HAC (Havre Athletic Club).
Puis en 1961, il quitta l’humidité océane pour rejoindre la grande bleue et le club de la Principauté où il pratiqua durant six saisons le meilleur football de sa carrière avec en point d’orgue le doublé championnat- coupe de France en 1963 et le titre convoité de meilleur joueur français de l’année attribué par l’hebdomadaire France-Football.

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Voyez la couverture de la merveilleuse revue Miroir du Football de mai 1963 : « Réservé à ceux qui aiment le vrai football ». Douis pose avec son coéquipier Théo, un autre technicien hors pair, celui-là même qui partageait sa chambre en équipe de France militaire sous le nom d’origine polonaise Theodore Szkudlapski.
Douis aurait dû s’appeler Yvon Doué tant il était intime avec le talent. D’une grande élégance gestuelle, il occupait le poste d’attaquant « inter droit » dans le schéma tactique du WM, jargon que ne peuvent évidemment pas connaître aujourd’hui les fans des sentinelles, des « box to box », des joueurs de rupture voire, plus risible encore, des joueurs de vestiaire.

Douis Monaco Bordeaux

Douis avait l’habitude de jouer avec les bas baissés, ce qui, je crois, est interdit aujourd’hui. Une clause de son contrat, comme pour tous les joueurs de l’équipe princière, stipulait l’interdiction absolue de fréquenter le casino. Cocasse quand on voit qu’aujourd’hui, les joueurs partent vers des destinations exotiques dès qu’on leur accorde (ou pas) quelques jours de repos !
Difficile de trouver place en équipe de France au milieu des Kopa, Fontaine et Piantoni, Douis ne connut que vingt sélections sous le maillot bleu. J’eus la chance de le voir, au stade de Colombes, comme capitaine du onze tricolore face au légendaire Brésil de Pelé.

Douis et PeléFrance-Bresil Miroir du Foot

Yvon Douis est décédé, à l’âge de 85 ans, des suites du Covid-19, dans un EPHAD niçois. Avec humour, il confiait : « Dans un établissement où 80% des gens sont des femmes, comment voulez-vous dire que vous avec joué contre Pelé ? ».
Depuis très longtemps, il avait renoncé à fréquenter les stades. Il ne se reconnaissait plus dans l’évolution de son sport aussi bien sur la pelouse que dans les tribunes.
Il est vrai qu’en écrivant cet hommage, j’ai revu les photographies de son époque avec une émotion certaine. Qu’ils étaient beaux ces maillots, désormais vintage, vierges de toute publicité, le blanc à chevron rouge des Dogues lillois, le rouge et blanc en diagonale des monégasques ! Aujourd’hui, pour des raisons de merchandising, les joueurs enfilent des tenues à l’esthétisme douteux qui n’ont souvent plus rien de commun avec les couleurs d’origine.
Alors que j’écrivais ce billet, un autre artiste du ballon rond s’est éteint quelques heures avant l’année nouvelle. Son nom n’évoquera sans doute rien à la plupart d’entre vous. Antoine Bonifaci éclaira ma petite enfance.

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J’ai aimé ce qu’a écrit le chroniqueur Bernard Morlino : « Pas de tatouage. Pas de cheveux péroxydés. Pas de piercing. Pas de sextape. Pas de soirée avec un tapin mineur. Pas de dopage. Pas de bling-bling… Un homme exceptionnel, à plus d’un titre … de champion de France ! Aussi intelligent que plein d’humour. La dent dure mais toujours avec le rire au bout. Un géant du football trop méconnu parce qu’il était d’une simplicité fantastique. Il avait le don de l’amitié comme celui de l’amour. Être aimé par lui rendait fort. Il était de la trempe des Anquetil, Cerdan. Fallait pas se manquer auprès de lui car il ne vous ratait pas avec une force verbale aussi forte que sa frappe de balle. Cet homme a joué à l’Inter Milan en 1953. Un exploit parmi tant d’autres. Son moyen d’expression était le football. Un architecte du jeu. »
Comment un gamin normand de cinq ans pouvait-il admirer un joueur de l’OGC Nice alors que l’essentiel de la communication passait par la radio et des photographies sépia ou noir et blanc ?

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D’une rare élégance dans le jeu, il était beau comme un modèle de Botticelli. Á vingt ans, il était déjà titulaire en équipe de France et double champion de France avec les Aiglons niçois. Á vingt-deux, il partit jouer en Italie, le pays du Calcio. Dans un premier temps, Bonifaci fut interdit de jouer, les stranieri (étrangers) étant mal acceptés en série A. Il fallut que son avocat dise : « Si des Mentonnais viennent chaque jour vendre leurs légumes à Vintimillle alors Antoine Bonifaci peut venir de Villefranche à Milan pour jouer au football ! » Il obtint gain de cause et l’Inter Milan fut champion d’Italie 1954 !
Avec mes yeux d’enfant, il me faisait rêver, une sorte d’aventurier à l’époque comme bientôt Kopa le serait en s’exilant au Real Madrid. J’ai vu Bonifaci une fois en chair et en os en 1953, c’était la première fois que j’accompagnais mon père au stade de Colombes pour le match international France-Galles. Ce que personne ne sait, c’est que Bonifaci jouait dans « mon club » tous les dimanches dans la cour du collège dont ma mère était la directrice !
On peut aimer le football et le cinéma ! Bien sûr, comme tous les Français, j’ai été ému par la mort de Jean-Paul Belmondo qui, lui aussi, était un amoureux invétéré du football, il contribua même à la naissance du Paris Saint-Germain. J’ai souvent été surpris dans les hommages qui lui étaient rendus, qu’on privilégiait avec excès le Bébel sympathique et gouailleur, l’acteur cascadeur, ses films commerciaux. J’avoue que j’étais moins fan de ses personnages populaires, professionnel, marginal, escogriffe, guignolo, morfalou et autres.
Avant de voler suspendu à un hélicoptère, Belmondo plongea dans la Nouvelle Vague et son début de carrière regorge de films culte qu’il tourna sous la direction des plus grands réalisateurs de l’époque. Jugez : Á bout de souffle et Pierrot le fou avec Jean-Luc Godard, Le Doulos polar au noir et blanc magnifique et Léon Morin prêtre adaptation du Prix Goncourt 1952, il portait aussi bien la soutane que l’imper d’indic avec Jean-Pierre Melville, et pour les inconditionnels d’un cinéma plus populaire, l’adaptation du roman de Blondin Un singe en hiver avec Jean Gabin sur des dialogues truculents de Michel Audiard, Cartouche agréable film de cape et d’épée genre très prisé à l’époque, et L’homme de Rio film d’aventures qui annonçait le Bébel des courses poursuites et figures de haute voltige, tout cela en moins de cinq ans. Prodigieux !
C’est ainsi que Belmondo accompagna mon adolescence ou plutôt que j’ai été conquis par ce monstre sacré qui déjà par sa brillante filmographie entrait dans le Panthéon du septième art.

Belmondo Libération

J’avais la chance de pouvoir fréquenter la salle de cinéma, à cinquante mètres du domicile familial, puis lors de mes années de lycéen, le jeudi, les cinémas Omnia et Eden à Rouen.
Je me demande tout de même comment je pus voir en salle, à 13 ans, Á bout de souffle, mais comme j’ai la certitude que j’accompagnais mes parents lors de la sortie des subversifs Tricheurs de Marcel Carné (Belmondo encore inconnu y faisait une apparition), je reste avec mes souvenirs du tee-shirt moulant de Jean Seberg, vendeuse mignonne à croquer du New Herald Tribune.

A bout de souffle - copie

J’étais aussi sinon jaloux du moins envieux de ses partenaires féminines, Anna Karina, « la » Dorléac Françoise, Sophia Loren dans la Ciociara, Ursula Andress dans Les Tribulations d‘un Chinois en Chine.
Ce sont ces films de cette première époque que je revois volontiers quand ils passent à la télévision.
Par la suite, ses rôles m’intéressèrent moins mais l’acteur m’avait tant offert à ses débuts que ma sympathie pour lui resta indéfectible. Belmondo était devenu Bébel.
Bertrand Tavernier, une autre grande figure du cinéma, nous a quittés en septembre. Il avait quatre-vingts ans, déjà ! Je tente de lui consacrer quelques lignes alors, qu’hier soir encore, je revoyais à la télévision Dans la brume électrique, son polar dans le bayou dans lequel il exprimait son amour du cinéma américain. Car Tavernier était un conteur du cinéma des autres, de beaucoup d’autres, sans distinction, sans chapelle. Autant que voir ses films, j’aimais écouter ses passionnantes master classes. Comme le disait avec justesse Philippe Torreton, un de ses acteurs fétiches avec Philippe Noiret : « Il vous augmentait ». Il était généreux dans ses propos comme tout amateur de bonne chère qu’il était aussi.

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Avec Tavernier, c’était la certitude de voir un film intelligent, qui laissait place à la réflexion. Dans son premier long métrage L’horloger de Saint-Paul, adapté d’un roman de Simenon, il nous offrait une peinture de sa ville de Lyon. Il dénonçait le colonialisme et le racisme dans Coup de torchon, les mensonges de l’histoire officielle dans La vie et rien d’autre. Presque en documentariste qu’il devenait parfois avec son fils Nils, il témoignait dans L627 (avec le remarquable Didier Bezace) de l’indigence de la police face au fléau de la drogue, sujet toujours d’actualité, de la vie d’un instituteur d’une modeste école du nord de la France dans Ça commence aujourd’hui.
Éclectique, il se confrontait avec bonheur à tous les genres, ainsi au film historique et la période de la Régence dans Que la fête commence avec une jubilante brochette de cabotineurs Noiret, Rochefort et Marielle.
Il nous fit partager son amour du jazz dans Autour de minuit, évocation romancée du saxophoniste Lester Young et du pianiste Bud Powell, oscarisée et césarisée. Il faisait la part belle aux femmes, Romy Schneider dans La mort en direct, Sabine Azéma dans Un dimanche à la campagne et Mélanie Thierry en Princesse de Montpensier.
J’aimais Bertrand Tavernier aussi sentimental qu’il pouvait être indigné.
J’aurai partagé avec vous en 2021 moins de billets qu’à l’accoutumée, j’avais évoqué la raison principale dans mes Contes de Perreau du nom de l’unité d’orthopédie de l’hôpital de Versailles. Hors mes soucis d’arthrose, j’ai appréhendé en vraie grandeur le dévouement du personnel de santé ébranlé par la pandémie. Peut-être, publierai-je bientôt un nouveau chapitre, ayant accepté qu’on s’attelle cette fois à ma hanche droite…Tandis que la vague Omicron progresse, notre moral chuterait. Une sorte de baromètre « émotionnel » révèle que la lassitude est le sentiment le plus ressenti par les Français, précédant la nostalgie, la colère et la tristesse. Va pour la nostalgie, elle transpire dans ce billet. Côté santé, j’ai choisi de ne pas « emmerder » notre président en me mettant à jour de la troisième dose du vaccin anti Covid. Clin d’œil, en guise de « vaccinodrome », je fus convoqué au vélodrome proche de chez moi qui accueillera les épreuves de cyclisme sur piste des futurs Jeux Olympiques. Sorte de métaphore d’une course poursuite contre le virus, comme le dit avec humour un ami, espérons qu’il ne tourne pas plus de « six jours » !

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Voyez, j’ai encore réussi à glisser ma petite note vélocipédique. Relation de cause à effet, dans les commentaires sur mon blog, on me sollicite fréquemment en ce domaine. Gratifiant, un grand historien du sport et archiviste m’a félicité pour « mon travail remarquable » (sic) sur les vélodromes. Certains regrettent que je n’aie pas évoqué l’anneau cycliste de leur commune. D’autres me réclament des renseignements parfois pointus sur certains épisodes de la légende des cycles qui dépassent le champ de mes compétences. Un ami m’a déjà envoyé les archives nécessaires pour l’évocation à l’été 2022 du Tour de France d’il y a soixante-dix ans.
Votre fidélité m’encourage à continuer à faire vivre cet espace qui a dépassé désormais les deux millions de visites. J’espère donc vous retrouver tout au long de l’année 2022.

Publié dans:Almanach |on 9 janvier, 2022 |1 Commentaire »

Ramassez les petits bonheurs de 2021 !

 

Version 5

Ouf, nous y voilà ! En 2021 ! Drôle d’idée d’aspirer à vieillir plus vite !
Sous le gui, on n’a même pas pu s’embrasser, respectueux des gestes barrière, pour nous souhaiter une nouvelle année pleine d’espérance.
J’ai l’habitude de vous dresser, à l’occasion de ce passage calendaire, un bilan de l’année échue, du moins à travers le prisme de mon blog.
Une année de m… à cause (ou pas) d‘un pangolin ou d’une chauve-souris (on ne sait même plus), quand me reviennent en tête les compagnons et compagnes de vie, à un titre ou un autre, parfois juste parce qu’ils étaient dans mon paysage, qui en ont eu marre de cette vie-là.
Je pleure, moi qui aime le music-hall, Juliette Greco, Idir, Guy Bedos, Graeme Allwright, Christophe, Anne Sylvestre, sans oublier Trini Lopez et son marteau, Ivri Gitlis et son violon, Claude Bolling et son piano, Ennio Morricone le siffleur des westerns de Sergio Leone, l’Annie Cordy de l’opérette La route fleurie (oui, je l’avais empruntée avec mes parents) avec Bourvil et Georges Guétary, Kirk Douglas, Sean Connery pour le cinéma hollywoodien, Michel Piccoli, Didier Bezace, Michael Lonsdale, Claude Brasseur, Jean-Loup Dabadie, et en dernière heure Robert Hossein, pour le cinéma et le théâtre français (ainsi que la délicieusement vénéneuse Caroline Cellier de L’année des méduses), Alan Parker pour Birdy et Mississipi Burning, les dessins de Claire Bretecher et Albert Uderzo, Diego Maradona, Robert Herbin, Michel Hidalgo, Gérard Houiller et Christophe Dominici qui enchantèrent mes stades, Jean Daniel fondateur du Nouvel Observateur et Gisèle Halimi, Alain Rey et son amour de la langue française, les chefs Pierre Troisgros et Marc Meneau pour les nourritures terrestres, j’en oublie c’est certain. Vertigineuse liste !
Que vous souhaiter, que se souhaiter ? Alors que déjà on nous serine au quotidien de troisième vague et de vaccin scepticisme …
Un ami m’a écrit : « Ce 25 décembre s’est éveillé sous la neige et, je l’avoue, cela m’enchante, le gosse en moi resterait des heures à contempler la chute virevoltante des flocons. »
Ça m’a ravi. Une émotion simple, le souvenir d’une récitation du temps de ma communale comme la psalmodiait encore, juste avant le déluge, la merveilleuse Lucie* du si émouvant documentaire de Sophie Loridon.

La neige
« Elle tombe sans bruit, tourbillonne, et, discrète,
Flocon après flocon, timidement s’arrête
Sur les monts, sur les toits, sur les arbres transis,
Sur le houx qui résiste et le genêt qui ploie.
Sur l’étang solitaire où son aile se noie,
Sur la route où se hâte un passant indécis.

La neige ! à ce seul mot on se serre dans l’âtre
Où le hêtre encore vert tord sa flamme bleuâtre.
O la longue veillée ! ô les contes charmants !
Les histoires de loups de l’aïeul qui tisonne,
Qui font qu’on se rapproche encore et qu’on frissonne;
Et qu’on regarde vers la porte à tous moments !

Et les châtaignes d’or qui, dans la poêle sombre,
Partent comme des coups de pistolet dans l’ombre,
Pour le plus grand bonheur des marmots ébahis !
Et le vin blanc nouveau souriant dans les verres,
Et qui fait s’envoler des gosiers peu sévères
Les gais propos et les vieux refrains pays !

Le soleil sur la neige ! ô splendeurs aveuglantes!
Dans les prés, dans les champs, sur les rocs, sur les plantes,
Tout brille, tout ruisselle; on dirait que les cieux,
Réduisant en flocons les étoiles qu’ils roulent,
En ont couvert le sol pour que nos pieds les foulent,
Et qu’une heure, de près, les contemplent nos yeux. »

L’institutrice de mon école normande, qui avait choisi ce poème, était née au pied du Causse de Sauveterre. Moins surprenant donc, car son auteur, François Fabié (1846-1928) était d’origine aveyronnaise, enfant d’une mère paysanne et d’un père meunier et bûcheron, reçu premier à l’École Normale d’instituteurs de Rodez. Il mena une double carrière de professeur de littérature et de poète.
On le considère parfois comme un poète de terroir, de clocher, chantre de sa terre du Rouergue chère aussi à Georges Rouquier l’inoubliable documentariste de Farrebique et Biquefarre. Ce qui pourrait sembler modeste, étriqué, voire peut-être dédaigneux – il se définissait lui-même comme « un de ces chanteurs à la Brizeux (poète breton du XIXème siècle ndlr) qui dans tout l’univers ne voient qu’un coin de terre » – véhicule en fait des valeurs d’authenticité, de reviviscence, d’écologie comme on ne disait pas à son époque.
Soyez curieux, en cette époque de confinement, l’esprit peut encore circuler, grattez sur la Toile quelques merveilles de François Fabié. Il y en a pour toutes les saisons, ainsi il vous proposera d’être, en juin, un berger d’abeilles lorsque les prés sont des corbeilles et les champs des mers de froment. Un beau métier n’est-ce pas ? Encore qu’il ne garantisse pas le plein emploi, la population d’insectes de la famille des Apoïdes étant en forte décroissance.
Mon ami, qui regarde tomber la neige, aura peut-être la bonne idée de lui emprunter Les Moineaux** :

« La neige tombe par les rues,
Et les moineaux, au bord du toit,
Pleurent les graines disparues.
« J’ai faim ! » dit l’un ; l’autre : « J’ai froid ! »
« Là-bas, dans la cour du collège,
Frères, allons glaner le pain
Que toujours jette – ô sacrilège ! –
Quelque écolier qui n’a plus faim ».
A cet avis, la bande entière
S’égrène en poussant de grands cris,
Et s’en vient garnir la gouttière
Du vieux collège aux pignons gris.
C’est l’heure vague où, dans l’étude,
Près du poêle au lourd ronflement,
Les écoliers, de lassitude,
S’endorment sur le rudiment.
Un seul auprès de la fenêtre,
– Petit rêveur au fin museau, –
Se plaint que le sort l’ait fait naître
Ecolier, et non pas oiseau. »

En mal d’inspiration, je suis allé relire mon billet à l’aune de l’année 2020. Je le commençais par une évocation nostalgique des cafés de nos villages qui participaient au maintien d’un lien social de plus en plus distendu … Pressentais-je quelque chose, un an plus tard, ces cafés, bistrots, rades, zincs, brasseries ont baissé leur rideau et la date annoncée de leur réouverture est déjà ou encore incertaine.
Heureusement, on a permis aux conviviales librairies indépendantes de rouvrir. Je m’y nourris, je m’y goinfre même, je fais moisson d’ouvrages qui seront peut-être sujets de futurs billets.
Il en est un qui ne m’était pas, a priori, destiné, et dont je me repais : On va déguster l’Italie !
Il pèse 3 kilogrammes, roboratif au vrai sens du terme, un fortifiant culturel. Le plus cocasse, c’est qu’en voulant lui trouver une place dans la bibliothèque, ma compagne a redécouvert, bien planqué, son frère jumeau, tout aussi imposant, tout autant revigorant. Vous imaginez le dialogue : « voilà ce que c’est que de ne pas ranger » dit l’une, « ou de trop bien ranger » dit l’autre » ! Bref, du vécu !

On va déguster la France

Rouvrez les restaurants, les brasseries, les bistrots, les estaminets, les winstub et même les gargotes ! Je salive d’un petit salé lentilles au Martignac, rue de Grenelle, près des ministères et des Invalides. « Ici, pas de wifi, parlez-vous ! » pouvait-on lire au-dessus de la banquette. Mais le sympathique patron n’aura-t-il pas mis définitivement la clé sous la porte ?
Lentille verte du Puy ou lentille blonde de Saint-Flour nommée aussi joliment « lentille de la Planèze » ? « Esaü a bien eu raison d’échanger son droit d’aînesse contre un plat de lentilles ; c’est si bon ! Si la Bible ne dit pas desquelles il s’agissait, c’est qu’il y a l’embarras du choix parmi celles cultivées en France » (Estérelle Payany).
Vous aurez compris que, cette année, je ne me lancerai pas dans de vains souhaits. Pour espérer une réponse festive à la question du gamin de la photographie, cueillez le moindre petit bonheur que 2021 souhaitera nous accorder !
Ramassez le premier que vous chante Félix Leclerc !

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* http://encreviolette.unblog.fr/2019/06/12/lucie-vareilles-est-entree-dans-paris/
** http://encreviolette.unblog.fr/2011/07/12/la-pie-ne-fait-pas-le-moineau/

Publié dans:Almanach |on 2 janvier, 2021 |Pas de commentaires »

Joyeux Noël 2020

Parvenu presqu’au terme d’une année pour le moins morose, j’ai envie d’apporter un sourire en ce qui est censée être la plus belle de ses nuits.
L’est-elle d’ailleurs encore dans l’inconscient des enfants en cette époque où, « grâce » aux médias et réseaux sociaux, nous savons tout dans l’instant, même ce qu’on ne devrait pas savoir, et même ce qui n’existe pas ? Les Noëls d’aujourd’hui possèdent-ils encore la saveur, la fraîcheur et l’innocence de ceux de mon enfance ? Vaste question mais j’en doute !
En tout cas, il en est un qui mettait déjà les pieds dans le plat en ce temps-là, c’était le chansonnier Jacques Grello. Les lecteurs de ma génération se souviennent peut-être de ce petit bonhomme binoclard, à l’œil cependant malicieux et l’esprit mordant.
Au milieu des années 1950, il animait, sur l’unique chaîne de télévision en noir et blanc, en compagnie de ses compères Robert Rocca (son beau-frère !, Pierre-Jean Vaillard et Maurice Horgues la populaire Boîte à sel, une émission d’actualité satirique, épisodiquement censurée en raison de son ton corrosif. Elle disparut d’ailleurs sur fond de guerre d’Algérie.
Un peu acteur et comédien, il écrivait aussi des chansons souvent tendres et poétiques, ainsi j’eus déjà l’occasion de vous offrir son petit bijou Il fait beau interprété notamment par Les Frères Jacques, Guy Béart. Georges Brassens, à qui Jacques Grello offrit sa première guitare, la chantait aussi pour se distraire.

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Accessoirement, outre qu’il fut le beau-père de Jean Carmet, celui-ci ayant épousé sa fille Catherine, Jacques Grello, Gaëtan Greslot de son vrai nom, aimait beaucoup le cyclisme, « c’est peut-être un détail pour vous mais pour moi ça veut dire beaucoup », et durant de nombreuses années, il mêla son grain de sel dans un journal coorganisateur du Tour de France. C’est lui qui donna le surnom de « Pédaleur de charme » au champion suisse Hugo Koblet, j’aurai peut-être l’occasion de vous en parler l’été prochain.
L’impertinent chansonnier nous conta à sa façon la Nativité, « c’est pas qu’c’est une surprise » … lors d’une veillée comme autrefois, entouré de beaucoup plus de six ami(e)s, sans masques ni distanciation sociale.
Les plus anciens reconnaîtront notamment Michel Lancelot (chemise à carreaux juste à côté de lui) l’animateur de Campus la mythique émission d’Europe n°1, Georges Brassens, Guy Béart, les écrivains Jean-Pierre Chabrol et René Fallet.

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« Voici la nuit promise
Depuis quatre mille ans
C’est pas qu’c'est une surprise
Quand même on est content
Accordez vos musettes
Il va naître un enfant
Un doux sauveur bien chouette
On en parl’ra longtemps
Un petit peu anarchiste
Un petit peu MRP*
Bon Dieu gentil et triste
Qui va tout arranger
La terre et les étoiles
Et les anges au milieu
Qui font du vol à voile
Tout le monde est heureux
Le créateur oublie
D’prendre son air officiel
Il sent comme une envie
D’inventer l’père Noël
La vierge se sent lasse
Qu’il vienne l’enfançon
Quatre mille ans ça passe
Mais neuf mois c’est très long
Joseph a l’air andouille
De pères embarrassés
Il est là qui glandouille
Il sait pas où se poser
Il sent bien qu’on le cravate
Dans cette histoire d’enfant
Il a loupé le plus bath
Il est pas très content
Mais il est beau et tendre
On lui a dit Mon gars
Cherche pas à comprendre
Alors il cherche pas
Les harpes du silence
Résonnent doucement
Dans l’univers immense
On écoute on l’attend
De la maison de planches
Un triste envol aux cieux
Alors Joseph se penche
Sur l’enfant merveilleux
Mais ses yeux s’écarquillent
Il crie Ah! Mon Dieu
Le petit c’est une fille
La passion n’aura pas lieu »

*MRP : Mouvement Républicain Populaire, parti politique chrétien-démocrate sous la IVe République

Vous me rétorquerez peut-être que cette démystification est une vue de l’esprit malin du chansonnier.
Alors, je fais appel à un autre « conteur », sérieux celui-là (!) puisqu’il s’agit du regretté Michel Serres, éminent philosophe et historien des sciences, membre de l’Académie française, à l’œil malicieux aussi.
Pour évoquer cette question mystérieuse de la Nativité, il se référa aux Évangiles de l’enfance, plus précisément aux deux premiers chapitres de l’Évangile selon Luc où sont racontées la conception, la naissance et l’enfance de Jésus de Nazareth.
« Depuis le 1er siècle après Jésus-Christ, le modèle familial, c’est celui de l’Eglise, c’est la Sainte Famille. Mais, examinons la Sainte Famille. Dans la Sainte Famille, le père n’est pas le père : Joseph n’est pas le père de Jésus, le fils n’est pas le fils : Jésus est le fils de Dieu, pas de Joseph. Joseph, lui, n’a jamais fait l’amour avec sa femme.
Quant à la mère, forcément, on ne peut pas faire qu’elle ne soit pas la mère naturelle, mais on y ajoute quelque chose qui est décisif, c’est qu’elle est vierge.
La Sainte Famille, c’est ce que Levi-Strauss appellerait la structure élémentaire de la parenté. Une structure qui rompt complètement avec la généalogie antique, basée jusque-là sur la filiation : la filiation naturelle, la reconnaissance de paternité et l’adoption. Dans la Sainte Famille, on fait l’impasse tout à la fois sur la filiation naturelle et sur la reconnaissance pour ne garder que l’adoption.
L’Eglise, donc, depuis l’Evangile selon Saint Luc, pose comme modèle de la famille une structure élémentaire fondée sur l’adoption : il ne s’agit plus d’enfanter mais de se choisir. À tel point que nous ne sommes parents, vous ne serez jamais parents, père et mère, que si vous dites à votre enfant « je t’ai choisi », « je t’adopte car je t’aime », « c’est toi que j’ai voulu ». Et réciproquement : l’enfant choisit aussi ses parents parce qu’il les aime. De sorte que pour moi, la position de l’Eglise sur ce sujet du mariage homosexuel est parfaitement mystérieuse : ce problème est réglé depuis près de 2000 ans. Je conseille à toute la hiérarchie catholique de relire l’Evangile selon Saint-Luc … ou de se convertir. »
Il est un autre iconoclaste, gilet jaune avant l’heure, qui manifesta son blues de Noël, c’est Allain (avec deux l comme les anges qu’il n’a pas souhaité rejoindre) Leprest :

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« Petit papa Noël
Quand tu descendras la poubelle
N’oublie pas de prendre le courrier
P’t'être que l’chômage est arrivé
Petit papa Noël
Ce soir, j’ai les boules de Noël
Couvertes de neige artificielle
J’ai froid tout au fond de la moëlle
Si ça continue, j’vais boire d’ l’anti-gel
Joyeux Noël
Joyeux Noël
Petit papa Noël
Tu sais, l’gamin s’est fait la paire
Je sais pas qui se fait la mère
Mais ramène une jeune fille au père
Petit papa Noël
Sur ma crèche il y a des scellés
Des guirlandes en fil barbelé
Pis des conneries à la télé
J’ai mis mes sabots au congélateur
La voix de Tino sur le répondeur
Joyeux Noël
Joyeux Noël
Petit papa Noël
J’ai pas envie d’aller au lit
Tout seul comme un vieux confetti
J’voudrais m’envoler comme E.T.
Je roule les épines dans l’papier cadeau
Joyeux Noël
Joyeux Noël »
(les paroles sont de Rémy Terrier et la musique de Claude Préchac)

Bon, j’arrête là, sinon mes cadeaux vont me passer sous le nez ! Souriez et joyeux Noël !

Publié dans:Almanach |on 24 décembre, 2020 |Pas de commentaires »

Chandeleur à ta porte, c’est la fin des feuilles mortes … et le début des crêpes !

Chandeleur à ta porte, c’est la fin des feuilles mortes !
Ce vieux dicton m’est revenu en mémoire, cette semaine, avec les bruits lancinants des engins des cantonniers chargés d’aspirer les dites feuilles dans le parc voisin. 8 heures du matin, vous vous rendez compte ? Finalement, j’ai accepté avec bienveillance le zèle de ces employés municipaux qui constituent le fonds de commerce principal des humoristes Les Chevaliers du fiel.
Je venais de trouver mon propos de ce début de mois de février avec la fête de la Chandeleur. En effet, c’est la tradition qui veut cela, elle a lieu chaque année immuablement le 2 février, soit 40 jours après Noël.
Je me doute que les plus gourmands d’entre vous, surtout vos enfants ou petits-enfants voire arrière-petits-enfants, n’ont que faire de ces considérations religieuses. Après la bûche de Noël et la galette des rois de l’Épiphanie, voici venu le premier temps des crêpes, le second étant le Mardi Gras, fête mobile par contre, se déroulant 47 jours avant Pâques.

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Comme beaucoup de fêtes, avant d’être religieuse la Chandeleur fut païenne et latine. En effet, du temps de l’Empire romain, on célébrait les Lupercales, inspirées de Lupercus dieu de la fécondité et des troupeaux, aux environs du 15 février. L’esprit de ces cérémonies, hors qu’elles poussaient les individus à se livrer à une certaine débauche, était de marquer l’entrée dans une nouvelle période de l’année avec les premières semailles dans les champs, le retour à la lumière aussi les jours rallongeant de façon significative.
La chrétienté aurait récupéré et supprimé cette fête païenne au Vème siècle, Gélase 1er, 49ème pape de l’Église catholique, associant la Chandeleur aux chandelles, en 472, et organisant des processions aux flambeaux le 2 février jour de la présentation du fraîchement né Jésus au Temple de Jérusalem, événement relaté dans l’Évangile selon Luc.

Blog Présentation au Temple_Siméon

Tableau inachevé de Rembrandt : Siméon glorifiant l’enfant Jésus au temple

Joseph (mais y était-il vraiment pour quelque chose, la PMA n’existant pas ?!) et Marie présentèrent l’enfant à Syméon, un vieillard qui avait été averti par le Saint-Esprit qu’il ne mourrait pas avant d’avoir vu le Messie (rien à voir avec le footballeur du Barça !)
Pour pardonner mon irrévérence, je vous laisse écouter le Nunc dimittis ou cantique de Syméon où celui-ci reconnaît en l’Enfant Jésus le Messie, interprété ici par les moines de l’abbaye de Clairvaux. Ce n’est pas la moindre de mes contradictions, j’aime le chant grégorien.

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C’est ce fait sacré qui donna aux chrétiens catholiques le sens de la Chandeleur, où l’on célébrerait la lumière apportée sur Terre. Les croyants développèrent alors l’usage d’une bénédiction des cierges puis d’une procession aux chandelles jusqu’à l’église où se tenait une messe solennelle, d’où le nom de Chandeleur dérivant du latin « Festa candelarum », la fête des chandelles.
À l’issue de l’office, chaque fidèle rapportait chez lui un cierge auquel on prêtait des vertus purificatrices,  notamment éloigner le Malin et invoquer les bons augures à veiller sur les semailles de l’hiver qui deviendront les moissons de l’été.
Ne me demandez pas de démêler le chrétien du païen, le vrai du légendaire, on attribue aussi parfois à Justinien le Grand, empereur romain d’Orient d’avoir influencé le calendrier liturgique et ordonné aux habitants de Jérusalem de déplacer la fête de la Présentation de Jésus au Temple du 14 janvier au 2 février.
Il y a une fusion voire une confusion de symboles liturgiques et de croyances et superstitions païennes menant à la tradition des crêpes qui, il faut bien l’avouer, constitue pour beaucoup le quasi unique intérêt de cette fête dans notre France du XXIème siècle.
Certains puisent l’origine des crêpes dans les « oublies », sorte de pain azyme proche en consistance de l’hostie, que le pape Gélase Ier aurait fait distribuer aux pèlerins de Jérusalem arrivant à Rome exténués et affamés.
D’autres font aussi référence au mythe de Proserpine, divinité romaine (la Perséphone de la mythologie grecque), fille de Cérès et Jupiter, déesse de la Lumière. Malgré son enlèvement par Pluton (la sculpture, chef-d’œuvre de François Girardon, est conservée au château de Versailles), et son statut de reine des Enfers, Proserpine était aussi une déesse des saisons et son mythe, recoupant celui de sa mère déesse de l’agriculture, des moissons et de la fertilité, évoque le retour du printemps après l’hiver rigoureux et peu éclairé.
Ainsi lit-on aussi dans Les fêtes de Cérès du poète grec Aristophane, cette tirade de Mnésiloque beau-père d’Euripide :
« Regarde, Thratta, combien toutes ces torches ardentes répandent de fumée ! Thesmophores éclatantes de beauté, veuillez m’accorder ici un accueil favorable, et protéger également mon retour. Ô déesses révérées, Cérès et Proserpine ! Soyez-moi propices, recevez-moi sous votre sauvegarde, renvoyez-moi en vie dans mes foyers. Thratta, mets bas cette corbeille que tu tiens sur la tête, donne-moi la galette qui y est renfermée ; que je la présente en offrande aux deux grandes déesses, Dame Cérès, Divinité très chère et très honorée, et vous sa fille, ô Proserpine, accordez-moi la faveur de vous renouveler souvent cette libation religieuse …
Accordez aussi à ma fille un époux riche, d’ailleurs sot et imbécile, et qu’elle n’ait à songer qu’au plaisir… »
Les paysans, beaucoup plus terre à terre, voyaient dans la forme ronde et la couleur dorée de la crêpe le disque solaire évoquant la sortie de l’hiver et le retour des travaux agricoles. En attestent de nombreux dictons allant dans ce sens :
À la Chandeleur, l’hiver se meurt ou prend vigueur
Rosée à la Chandeleur, l’hiver à sa dernière heure
Si la Chandeleur pleure, l’hiver ne demeure
Soleil de la Chandeleur annonce printemps, fleurs et bonheur mais aussi Soleil de la Chandeleur annonce hiver et malheur
À la Chandeleur il faut manger la soupe dorée pour avoir de l’argent toute l’année
Celui qui rapporte sa chandelle chez lui allumée, pour sûr ne mourra pas dans l’année
S’il pleut à la Chandeleur, il y aura beaucoup de cire et de miel
Si point ne veux de blé charbonneux, mange des crêpes à la Chandeleur
Ou encore l’attendrissant : Chandeleur borgnette, vendange est faite
C’est donc à la Chandeleur que les paysans, pour conjurer le sort, utilisaient leur excédent de farine pour confectionner les crêpes, promesses de fertilité de la terre et prospérité pour l’année à venir.
La coutume voulait que la fermière fasse sauter pour la retourner la première crêpe avec la main droite (malheureux gauchers !) tout en tenant une pièce d’or, du moins un sou, dans la main gauche. La pièce était ensuite placée dans la crêpe roulée, pour une année, au fond ou au-dessus d’une armoire, ce qui présageait des bonnes récoltes à venir. Par contre, laisser tomber la crêpe était signe de malédiction et laissait craindre la disette. De nos jours, avec les crêpières électriques et l’induction, ces considérations existentielles n’ont plus cours.
Dans mon enfance, avec mes parents enseignants on respectait cette tradition de la pièce, uniquement (on ne sait jamais !) par jeu.
Avec eux, le jour des crêpes avait vraiment une saveur particulière qu’il serait impossible aujourd’hui de retrouver, sinon peut-être dans quelques écoles communales de campagne.
Imaginez en effet que ma maman dirigeait un collège de jeunes filles avec un pensionnat dont la gestion était alors entièrement de sa responsabilité (et celle de mon père).
http://encreviolette.unblog.fr/2008/12/17/la-maison-de-mon-enfance/
À la Chandeleur, au menu de la cantine, figuraient invariablement deux crêpes par élève à la préparation desquelles s’étaient affairées avant le dîner les deux employées en cuisine.
L’une d’entre elles s’appelait Madame Arthur. Gamin, j’entrouvrais la petite fenêtre, à mi escalier menant au logement de fonction, pour assister en surplomb au déroulement des opérations, en me pourléchant déjà les babines.
Enivré par les délicieuses odeurs de la cuisson, le petit garnement frondeur que j’étais, coquin et irrévérencieux sans le savoir, chantonnait alors un célèbre refrain d’avant-guerre qu’il entendait fredonné parfois par ma maman et ma tante :

« Madame Arthur est une femme
Qui fit parler, parler, parler, parler d’elle longtemps … »

Je vous en apporte la preuve dans ce billet !!!
Je vous assure sinon que la brave « bonne », c’était le nom usuel à l’époque, n’avait rien des tendances licencieuses de l’héroïne popularisée par Yvette Guilbert. Mais, peut-être aussi, voilà ce que c’était, mes chers parents, de m’avoir emmené avec vous, à sept ans, écouter Juliette Gréco à l’Olympia !

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Les piles de crêpes que cette chère Madame Arthur avait confectionnées étaient si hautes qu’il en restait toujours beaucoup plus pour moi que les deux réglementaires. Je m’en goinfrais le soir au dîner, et surtout au petit déjeuner du lendemain (je les adore froides aussi).
Même si cela ne tombait pas à la date exacte, la visite à ma merveilleuse mémé Léontine, aux alentours de la Chandeleur, fournissait une autre occasion de manger des crêpes.
J’ai, dans plusieurs billets, brossé le portrait de cette chère aïeule, paysanne de Picardie. Dans sa cuisine qui constituait la pièce principale de la maison, la scène était assez voisine de la représentation picturale de certains tableaux anciens.

Blog La Chandeleur par André-Henri Dargelas

La Chandeleur par André-Henri Dargelas (1828-1906)

Blog alfred-desplanques-les-crepes-1928-1

La Chandeleur par Alfred Desplanques (1853-1930)

Blog Crepes-Chandeleur

Il fallait la voir s’activer devant son antique fourneau presque pour mon unique plaisir. J’avais le droit de manier la lourde poêle en fonte mais mémé le faisait avec tellement plus de dextérité…
Devrais-je m’en vanter, j’adorais le goût de la ch’tiote goutte d’eau-de-vie-de la ferme qu’elle versait dans la pâte.
Outre les crêpes, elle faisait aussi quelques gaufres, dessert typique du Nord de la France et de la Belgique. Il existe notamment la gaufre de Dunkerque et de Lille, celle de Bruxelles, Liège, Binche ou campinoise, mais la meilleure à jamais est celle de Villers-Campsart, le cher village de ma grand-mère.
Je m’en régalais, pour mon « quatre heures », en nappant de confiture de fruits rouges maison, à ras bord les alvéoles.

Blog Pieter Aertsen

Les crêpes par Pieter Aertsen (1508-1575) musée Bogmans Van Beuningen à Rotterdam

Il n’est peut-être pas inutile de faire la part (une grosse pour moi) de la confusion souvent constatée entre crêpe et galette. On a tendance à les distinguer en considérant que les crêpes sont sucrées et les galettes salées. C’est plus complexe.
La galette est confectionnée à partir du sarrasin qu’on appelait aussi blé noir. Malgré son appellation courante, le blé noir n’est nullement une espèce du genre Triticum regroupant les variétés de blé donnant la farine de froment.
Le sarrasin est apparu, au XVème siècle, dans l’Ouest de la France, notamment en Bretagne et Normandie. Il servait aussi à faire du pain dont la mie est noire.
La couleur du pain traduisait une certaine condition sociale. Le pain blanc était l’apanage de l’élite, le pain bis celui des bourgeois, et le pain noir était réservé aux classes les plus modestes. Ainsi dans leur cheminement culinaire, on peut attribuer à la crêpe une connotation plus religieuse et à la galette un caractère plus populaire.
Antan, la crêpe de la chandeleur connaissait certaines déclinaisons (qui perdurent encore parfois) selon nos provinces, ainsi le sanciaux berrichon avec des pommes Reine des reinettes de Saint-Martin-d’Auxigny.
À la crêpe, certaines régions préfèrent les beignets de la Chandeleur aux compositions, formes et épaisseurs différentes selon les régions, voire même de noms : bugnes lyonnaises, beugnets, roussettes alsaciennes, merveilles gasconnes, oreillettes languedociennes, tourtisseaux vendéens, roubigneaux, corvechets lorrains, faverolles champenoises, guenilles auvergnates, ganses de Nice (à l’huile d’olive), nouets, foutimassons nantais, croquignolles angevines, crouchepettes landaises … humm, ça sent bon la vieille France ! J’ai pris 1 kilo en 4 lignes !
Chez ma tante, à Marseille puis à Sète, je me délectais des navettes, petits biscuits en forme de barquette, avec ou sans fleur d’oranger.
Lors de mon séjour comme enseignant à Mexico, je découvris la Chandeleur à la mode aztèque. C’est tellement sérieux là-bas que le 2 février, el dìa de la Candelaria, est férié et prétexte, outre la célébration religieuse, à de nombreuses fêtes.
Comme en France, on sacrifie à l’Épiphanie, mais celui ou celle qui trouve le nińo Dios, la fève mexicaine en forme de petit Jésus, doit offrir aux convives, à la Chandeleur, les tamales, petites galettes de maïs salées ou sucrées, farcies de viandes, poissons, légumes et fruits variés, roulées et cuites à la vapeur dans des feuilles de maïs ou de bananier.

Blog Tamales mexicains

Mon appartement se trouvant au-dessus d’une taquerìa (boutique de tacos), j’eus l’occasion de goûter à ces papillotes dont l’origine remonte à l’ère précolombienne. Par Moctezuma, je reconnais que c’est souvent excellent mais attention cependant à l’agressif piment chili.
Retour en France avec la célèbre crêpe Suzette, ce n’est peut-être pas caractéristique de la Chandeleur, encore qu’une petite flambée au Grand Marnier ne devrait pas m’attirer les foudres papales.
D’ailleurs, des querelles (même pas) intestines opposent les tenants du flambage à ceux estimant simplement qu’elle soit revenue au beurre.
De nombreuses légendes circulent sur l’origine de cette crêpe. Le mythe remonterait à 1896 lorsque Henri Charpentier, un apprenti pâtissier de l’illustre Auguste Escoffier, au Grand Café de Monte-Carlo, servant des crêpes au futur roi d’Angleterre Édouard VII, aurait enflammé accidentellement l’alcool. Le prince de Galles trouvant le dessert fort savoureux, Charpentier ne se démonta pas et, s’attribuant le mérite de cette invention, souhaita la lui dédier. Galant homme, le prince Edward suggéra de lui donner le prénom de sa jolie compagne du jour.
Je ne jurerai pas que cette version soit complètement crédible, en effet, le facétieux Charpentier aimait ravir les vedettes du cinéma qui formaient sa clientèle, en leur contant de belles histoires.
Pas grave :

J’ai perdu la tête
Depuis que j’ai vu Suzette …

Au risque que quelques amis bergers ou éleveurs du Couserans me fassent le mauvais œil, je ne peux passer sous silence la fête de la Chandelours.
Une survivance païenne probable, des explications climatiques possibles et une homophonie évidente contribuèrent à la confusion de la Chandeleur et la Chandelours, entre les XIIème et XVIIIème siècles, notamment dans les Pyrénées et les Alpes.
Ainsi, l’écrivaine Isaure Gratacos, parmi ses riches travaux ethnographiques sur le Haut-Comminges (Haute-Garonne) et Haut-Couserans (Ariège), cite un proverbe entendu de la bouche de Philomène Barès (ça sent encore la vieille France, une aïeule de la si bonne saucisse  que je ne manque pas d’acquérir à chaque séjour,peut-être ?!), paysanne native (1885) de Girosp, un hameau d’Aspet. Discrètement, en aparté, je vous précise que c’est tout près de là qu’on a commencé à lâcher des ours slovènes, il y a une vingtaine d’années.

S’il fait soleil le jour de la Chandeleur
L’ourse retourne dans sa tanière en pleurant
Car l’hiver s’allonge de quarante jours.

Ces vieilles coutumes célébraient bruyamment le moment où l’ours sortait de son hibernation. On fêtait ce retour à la vie à grands coups de processions carnavalesques, de bals, de simulation d’enlèvement de jeunes filles, de chasses à l’ours fictives. Autant vous dire que le clergé ne devait pas apprécier et qu’aujourd’hui, en Ariège, on festoierait plutôt pour que l’ours slovène se car(a)pate !

Chandelours blog

Il est difficile de satisfaire tout le monde, ainsi en Amérique du Nord, d’autres croyances présentent le 2 février comme jour de la marmotte !
Avant que je ne tombe en complète décrépitude, j’embaumerai mon propos de quelques considérations florales. Profitant de la douceur de janvier, les perce-neige (le s est toléré pour le pluriel) ont éclos, depuis une quinzaine de jours, sur les pelouses de ma résidence.

 

Spring snowdrop flowers

Première fleur de l’année, on l’associe volontiers à la Chandeleur. Poétiquement surnommée parfois goutte de lait, on l’appelle candlemas bells (cloches de la Chandeleur) en Grande-Bretagne, et parfois chez nous, violette de la Chandeleur comme dans la poésie de Robert Desnos.

« Violette de la Chandeleur
Perce, perce, perce-neige,
Annonces-tu la Chandeleur,
Le soleil et son cortège
De chansons de fruits de fleurs ?
Perce perce, perce-neige
A la Chandeleur. »

Ces petites clochettes portent bien leur nom à braver le froid de l’hiver pour nous annoncer la venue du printemps. Une légende rapporte que le perce-neige a offert sa couleur à la neige, cadeau que ne désirait faire aucune autre fleur. En échange de quoi, la neige lui permet chaque année de traverser son manteau.
Une autre jolie légende raconte qu’en pleine tempête de neige, Ève, frigorifiée, se mit à pleurer. Un ange apparut alors et, pour la réconforter, transforma ses larmes en perce-neige en lui promettant des jours plus heureux. C’est ainsi qu’outre-Manche, le perce-neige est parfois surnommé Eve’s tear, la larme d’Ève.
Il est devenu l’emblème de l’association caritative créée par le regretté acteur Lino Ventura et son épouse pour venir en aide aux personnes handicapées mentales.
Le Perce-neige devient symbole de l’amour … qui meurt dans la sublime chanson éponyme de Jean-Louis Murat.

« Ce jour, mon cœur se mit à saigner
Comme le lapin de garenne,
Qu’il vous fallut un jour égorger
Pour sacrifier à la haine.
Court le renard, court la fiancée,
Non, nous ne vivions pas un rêve.
Même si les frimas épargnent les blés,
Jamais ne cessera ma peine.
Notre troupeau devait donner du lait au goût
De réglisse et d’airelles.
Quand ce souvenir vient m’attrister,
Je pense à vous perce-neige…
… Peine perdue pour aimer mon prochain,
Je ne suis plus que congère.
Mon âme triste s’étire au loin
Comme s’étire au loin la jachère. »

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Ça se déguste avec une crêpe ou une gaufre devant la cheminée du buron, qu’en dîtes-vous ?

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Publié dans:Almanach |on 2 février, 2020 |1 Commentaire »

Il y a 5 ans, Charlie-hebdo …

Il y a 5 ans, jour pour jour, le mercredi matin 7 janvier jour de la parution du numéro 1 177 de l’hebdomadaire satirique Charlie-Hebdo, une attaque terroriste perpétrée dans les locaux du journal, au 10 rue Nicolas Appert (Paris XIème) entraînait l’assassinat de 12 personnes dont 8 membres de la rédaction.

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En cette terrible date anniversaire, en leur mémoire, je vous livre trois de mes anciens billets. L’un raconte mon aventure d’un mois chez Charlie, au printemps 1980. Les deux autres furent rédigés dans l’émotion de l’ignoble attentat.
Vous comprendrez en les lisant que le 7 janvier n’a jamais plus été un jour comme les autres.

http://encreviolette.unblog.fr/2010/12/23/un-mois-chez-charlie-hebdo/

http://encreviolette.unblog.fr/2015/01/07/je-suis-charlie/

http://encreviolette.unblog.fr/2015/01/17/ma-marche-republicaine-du-11-janvier-2015/

Publié dans:Almanach |on 7 janvier, 2020 |Pas de commentaires »

Heureuse année 2020 !

Trinquer à vélo bis

Á défaut de lever une coupe de champagne sous le gui, pourquoi ne pas trinquer à l’année nouvelle, de manière plus « popu », en buvant un gorgeon avec ce coureur cycliste d’une autre époque.
Ne craignez rien, je n’envisage pas de commencer l’année en vous infligeant, après les agapes, un indigeste exposé consacré à la petite reine, certains lecteurs aiment pourtant !
J’ai juste un coup de cœur pour cette photographie prise, peut-être même avant-guerre, au temps des héros cyclistes de mon papa, Antonin Magne, André Leducq, Georges Speicher, les frères Pélissier.
Le coureur anonyme, un boyau enroulé sur les épaules pour prévenir les éventuelles et fréquentes crevaisons, porte un maillot de la marque Dilecta (en latin, « ma bien aimée, mon adorée », « celle que je préfère »), du nom d’une usine de fabrication de cycles que crée Albert Chichery, un jeune industriel berrichon, en 1913 au Blanc, sous-préfecture de l’Indre, .
Sa petite entreprise ne connaît pas la crise et, au contraire, se développe au début de la guerre 14-18 … avec la fabrication de gaines d’obus. Á la fin du conflit, sa fortune déjà faite, Chichery rend à l’usine, sa destination première de fabriquer des vélos, et, en 1935, rachète les cycles de Dion-Bouton et J.B. Louvet. Devenu notable régional, il se pique alors de politique, devient député radical de l’Indre jusqu’en 1940, date à laquelle il intègre le gouvernement de Paul Reynaud comme ministre du Commerce, aux côtés d’un certain Charles de Gaulle secrétaire d’État à la Guerre.
La suite de sa carrière politique est plus floue : il vote d’abord, comme beaucoup de députés, l’attribution des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain et intègre brièvement son premier gouvernement comme ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement. Son amitié pour Pierre Laval, son statut de membre du Congrès National de Vichy lui valent d’être radié du nouveau Parti Radical reformé à Alger. En dépit d’une timide aide à la Résistance, vers la fin de la guerre … en fournissant des vélos aux résistants berrichons, il est enlevé le 15 août 1944 et tué d’une balle dans la nuque. Gino Bartali, « Juste parmi les Justes », favorisa la fuite de Juifs en transportant clandestinement des papiers d’identité dans le tube de son guidon. Voyez où ça peut mener le vélo !
Á la Libération, l’usine Dilecta reprit cependant son activité et je me souviens, dans mon enfance, des beaux maillots mi-jaune mi-bleu et de l’emblème sur le cadre des vélos représentant une étoile avec un visage féminin sur un fond bleu, blanc et rouge. La marque connut ses heures de gloire dans le cyclisme professionnel en remportant plusieurs titres de champion de France et de grandes courses comme Bordeaux-Paris, Paris-Roubaix et le Tour des Flandres.
Je poursuis l’analyse de cette image. Cocasserie de l’actualité, je découvre, en cette veille de fête, dans le quotidien La Dépêche du Midi, l’éditorial en faveur de la réhabilitation des bistrots de campagne : « Lorsqu’on poussait la porte, une tringle tirait sur un fil qui partait secouer une cloche, loin, très loin, dans l’obscurité mystérieuse et odorante de l’arrière-cuisine. Au bout d’un bon moment, la patronne apparaissait sous son tablier sans couleur, la mine renfrognée. Et on n’avait pas intérêt à lui réclamer autre chose qu’un pot de vin rouge, un Pernod ou un Byrrh, de toute façon il n’y avait rien d’autre : les habitués, paysans, retraités, joueurs de belote, métayers ou mécanos s’en contentaient. Il y a un demi-siècle, dans le moindre village, il y avait deux, trois, quatre ou cinq bistrots. Le maire, le métayer, le coiffeur, l’ancien combattant, le facteur partageaient quelques canons de corbières dans des verres culottés. C’était autour du vieux zinc que s’organisait le quotidien d’une communauté. Tout cela appartient au passé. Les petits villages ont les paupières closes et les vitrines aveugles … »
Au tournant du XXIème siècle, le photographe Raymond Depardon avait sillonné la France au volant d’un camping-car afin effectuer un état des lieux du pays pour le journal Le Monde. Au cours de son errance, il avait été marqué par les cafés de village : « Cela dit tellement de choses, un café. C’est un lieu où on discute, où l’on débat, c’est un des rares endroits ouverts, machistes. » Il y avait 600 000 bistrots en France en 1960, il en resterait un peu plus de 30 000 aujourd’hui. Je m’étais amusé dans ma jeunesse, allez savoir pourquoi, à compter ceux de mon bourg normand de trois mille habitants, j’en avais recensé 34 !
Affreux passéiste (pas toujours, quand même), j’aimais les noms des cafés. Ils marquaient un emplacement géographique, café de la Place, de la Mairie, de la Poste, du Centre, un détail du paysage, Aux Marronniers, Les Tilleuls. Ils déclinaient parfois une activité dont ils étaient le siège : café des Sports, café des Boulistes, café du Commerce, le Rallye. Plus simplement, c’était le bar des Amis ou Chez Roger ou chez Raymonde, du prénom des tenanciers.
Dans un ancien billet, j’avais évoqué un film que j’avais réalisé sur un café d’un village ariégeois tenu pendant plus d’un siècle par la même famille (cliquer sur http://encreviolette.unblog.fr/2012/08/28/le-cafe-saune-a-la-bastide-du-salat-ariege/ ).
Tandis que l’actuel ministre de l’Agriculture défend l’idée de zéro gramme d’alcool au volant, certains réclament aujourd’hui l’inscription du café français au patrimoine de l’humanité de l’UNESCO, afin de recréer du lien social. Comme au temps des bougnats et des dépôts de charbon, on y associerait des services de proximité en voie d’extinction, tels dépôt de pain, épicerie, relais de poste, presse, ou en plein essor comme l’accès au numérique (bistrot 2.0).
Sur la photographie, le cycliste se désaltère sur le seuil d’un débit de boissons, nom générique du café, bistrot, estaminet, bar, buvette, troquet, rade et même l’assommoir, avec l’alambic du Père Colombe au milieu de la salle, qui inspira le titre d’un roman d’Émile Zola.
Cela me rappelle aussi une chanson que Charles Trenet débitait sans traîner :

Dans ma rue, y a deux boutiques
Dans l’une on vend de l’eau dans l’autre on vend du lait
La première n’est pas sympathique
Mais la seconde en revanche, où l’on vend du lait, l’est
Et c’est pour ça que tous les passants
La montrent du doigt en disant :Ah qu’il est beau le débit de lait
Ah qu’il est laid le débit de l’eau
Débit de lait si beau débit de l’eau si laid
S’il est un débit beau c’est bien le beau débit de lait
Au débit d’eau y a le beau Boby
Au débit de lait y a la belle Babée
Ils sont vraiment gentils chacun dans leur débit
Mais le Boby et la Babée sont ennemis
Car les badauds sont emballés
Par les bidons de lait de Babée
Mais l’on maudit le lent débit
Le lent débit des longs bidons du débit d’eau de Boby
Aussi Babée ses bidons vidés
Elle les envoie sur le dos de Boby
Et Boby lui répond
En vidant les bidons
Les bidons d’eau de son débit et allez donc …
… Boby a mis du lait dans son eau
Et la Babée de l’eau dans son lait
Ils ont enfin compris que leurs débits unis
Font le plus grand le plus joli des beaux débits
Et les badauds sont emballés
Par les bidons de lait de Babée
Oui mais Boby garde pour lui
Les deux plus beaux bidons de lait de la Babée jolie
Et maintenant si vous y alliez
Vous entendriez de joyeux babils
De deux beaux bébés blonds
Qui font tomber d’un bond
Tous les bidons d’eau et de lait d’la maison
Tous les bidons d’eau et de lait d’la maison.
Ils se battent à coups de beaux bidons
Chez Boby et chez Babée et allez donc.

Dans mon enfance, je m’amusais à exercer mon élocution en fredonnant ce texte plein d’humour écrit par Francis Blanche (également parolier du Complexe de la truite des Frères Jacques). Je finissais toujours bien évidemment par m’emmêler les bidons.
Je vous en offre ici une version rajeunie interprétée par deux chers disparus, Jacques Higelin et Michel Berger.
https://m.ina.fr/video/I00006628/jacques-higelin-et-michel-berger-debit-de-l-eau-debit-de-lait-video.html (cliquer sur le lien et agrandir la fenêtre du clip)
Moi j’aime le music-hall ♫! Au chapitre des souvenirs, il me faut rendre hommage à Fred Mella décédé au mois de novembre dernier. Beaucoup d’entre vous auront peut-être oublié son nom, ce fut pourtant le ténor soliste des très populaires Compagnons de la Chanson (dont il était le dernier survivant). Leurs refrains souvent optimistes égayèrent la France des années 1950-60.
Leur plus grand succès international fut sans doute Les Trois Cloches, chanson qu’ils créèrent, à la sortie de la guerre, en compagnie d’Édith Piaf : « Village au fond de la vallée, égaré, presque ignoré … » Scandée par le tintement des cloches, la complainte décrivait la fuite du temps et les grands événements de la vie, la naissance, le mariage, la mort.
J’eus la chance de voir les Compagnons sur scène dans mon bourg natal. L’une de mes chansons préférées, étonnamment pour un gosse de dix ans, était Mes jeunes années. Prémonition, peut-être, qu’un jour, je trouverai l’âme sœur au pied des Pyrénées…

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Ils avaient inscrit aussi dans leur répertoire Marie-Joconde, un autre succès écrit par Alain Barrière qui nous a quittés à son tour, il y a quelques jours :

« … Depuis c’temps dans le bistrot d’la rue du Havre
Marie sirène Marie jolie
Ils r’viennent tous là et chantent en chœur les soirs d’orage
Pour que tu r’viennes
Marie chérie
Marie jolie
Marie Joconde
Du bout du monde
Reviens vers nous… »

On chantait alors dans les cafés du port comme les Fisherman’s friends de Port Isaac en Cornouaille, le très jubilant souvenir, à l’automne dernier, de l’ultime festival du film britannique de Dinard avant le Brexit. Chansons de soif, chansons faciles.
Chanson politique ! En juillet, disparaissait, à l’âge de 66 ans, Johnny Clegg, chanteur blanc et cœur noir qu’on surnomma le « zoulou blanc ». Il dédia à Nelson Mandela, alors encore emprisonné sur l’île de Robben Island, son hymne anti-apartheid, Asimbonanga, au refrain chanté en langue zoulou.

Asimbonanga
Nous ne l’avons pas vu
Asimbonang’ uMandela thina
Nous n’avons pas vu Mandela
Laph’ekhona
À l’endroit où il est
Laph’ehleli khona
À l’endroit où on le retient prisonnier

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J’eus le bonheur de le voir lors du concert organisé par Renaud au pied du Génie de la Bastille, le 8 juillet 1989, pour « les délaissés du Bicentenaire » en réponse au sommet des sept pays industrialisés réunis à Paris, une semaine plus tard. À ses côtés, il y avait outre Renaud bien sûr, les Négresses vertes et Manu Chao à la tête de la Mano Negra que je découvris en cette occasion. Inoubliable !
L’écrivain Gilles Perrault, dans un discours offensif, brocarda les « monarques du fric », « reine de la livre » et « kaiser du mark » réunis à l’invitation de notre « baron du franc ». S’en prenant à une « Révolution cadavérisée, momifiée, un Bicentenaire du toc et du truc à plume », l’écrivain appelait de ses vœux « une révolution vivante, nécessaire, urgente ».
Renaud, encore en forme, avait intitulé la manifestation « Ça suffat comme ci ! » La preuve que non, trente ans après … les choses n’ont fait qu’empirer!
J’ignorais, à la fin des années 1950, qu’apparaissait une nouvelle machine complexe, j’allais dire jouet (!), qui révolutionnerait nos comportements d’aujourd’hui. Elle s’appelait computer en anglais, le mot compteur étant déjà utilisé dans notre langue, un latiniste passionné de théologie trouva qu’elle faisait penser à la création du monde par le Deus ordinator. Ainsi, naquit le mot ordinateur !
Que le latin du Moyen-Âge serve à adapter en français un terme anglais pour désigner un objet du futur ne pouvait que réjouir le regretté philosophe Michel Serres* qui, bien qu’« immortel » nous a quittés début juin. Il en parla avec tendresse, finesse et originalité, en brossant le portrait de Petite Poucette, archétype d’un nouvel humain né pour sa capacité à envoyer des messages en pianotant avec ses pouces sur un smartphone ou une tablette. Après le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé, venait le temps des nouvelles technologies avec ses conséquences politiques, sociales et cognitives.

Michel Serres

Pour autant, Michel Serres abhorrait les like de Facebook et préférait les pots conviviaux entre amis autour d’une table d’un bistrot aux happy hours d’un café relooké en pub.
Auteur d’un essai Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, il déplorait que le commerce et la finance assassinent allègrement notre langue en collaborant à l’envahissement de notre espace et de nos relations par un sabir anglosaxophone.
Lui l’académicien était choqué par l’omniprésence de l’anglais publicitaire, dans nos journaux, à la télévision et sur les murs de nos villes. Il ne comprenait pas que la SNCF nous fasse des smiles (sont-ils sincères en ces périodes de grève ?) ou que les espaces presse des gares et des aéroports soient des relay. Quitte à manifester, il invitait les Français à ne pas acheter un produit chaque fois que sa publicité serait en anglais, à rentrer dans une boutique plutôt que dans une shop.
Dès les années sixties (je le provoque un peu là !), il avait senti la fin de l’ère industrielle et l’entrée dans celle de la communication.
Ironie du destin, le lendemain du décès de l’ « immortel » académicien dont l’ultime essai s’intitule C’était mieux avant (en réalité, il y démontre plutôt le contraire), je fis connaissance d’une « commune des mortelles » ressuscitée dans un cinéma du Quartier Latin. Commune c’est hâtivement dit, car Lucie, ainsi se prénomme-t-elle, avoue qu’elle est un peu exceptionnelle dans l’émouvant documentaire* que lui consacre la réalisatrice Sophie Loridon.

Lucie 1

C’est l’histoire de Lucie Vareilles, une modeste paysanne nonagénaire partie au ciel en 2010, nouvelle star du plateau ardéchois qui a crevé l’écran de nombreuses salles de l’hexagone par sa simplicité, son humour, son bon sens. C’est aussi l’histoire d’un film majuscule réalisé avec des moyens minuscules grâce à l’incroyable et admirable volonté, ténacité, persévérance de Sophie. C’est un peu l’histoire de beaucoup d’aïeules de ma génération, de ma merveilleuse mémé Léontine de Picardie.
Lucie. Après moi le déluge est le bonheur de Sophie, le nôtre aussi maintenant : empressez-vous de vous procurer le DVD ! Ce n’était sûrement pas mieux avant mais on savait glaner humblement et intensément quelques parcelles de joie au rythme des saisons.
D’ailleurs, la réalisatrice souhaite que des associations et établissements scolaires la relayent pour poursuivre le cycle de ciné-rencontres et travailler sur les liens intergénérationnels.
De l’Ardèche à l’Ariège, outre un cousinage phonétique, il y a parfois une confusion géographique. Ces deux départements semblablement concernés par la ruralité et la solidarité pourfendent avec courage le jacobinisme artistique.
Ainsi, autre bonheur culturel, j’ai pu savourer, en septembre, l’exposition Œil pour œil du photographe Thierry Rajic* proposée par la galerie Giron d’art de Saint-Girons. L’artiste, en contrepoint de ses clichés de célébrités du cinéma et du music-hall, s’est attaché à mettre en lumière ses « javanais » rencontrés au hasard de ses errances, des gens de peu et pourtant tellement riches : un engagement qui, comme pour la touchante Lucie finalement, nous ramène à l’essentiel.
Une autre dame a failli nous quitter, et pourtant, nous la croyions indestructible, forte de ses huit cents ans : Notre-Dame de Paris, orpheline de sa célèbre flèche œuvre de Eugène Viollet-Le-Duc. Je fus effondré devant les images passant en boucle sur les chaînes d’infos, en cette soirée du 15 avril, à quelques jours de Pâques. Comment mieux exprimer son mal être que dans ces quelques lignes de l’écrivain Sylvain Tesson, qui d’ailleurs, intrépide escaladeur, prit la flèche dan ses bras à de nombreuses reprises : « Je trouve que l’on est dans des moments de grande instabilité politique, humaine, psychique aussi sans doute, si tant est qu’il y ait une psyché collective. Et il ne manquait plus que ça quoi… C’est à dire que quand tout s’écroule dans une société politique, il y a une chose qui reste debout : ce sont les symboles. C’est pas rien un symbole, c’est l’incarnation d’une idée, l’incarnation d’une époque, l’incarnation d’un temps, l’incarnation d’un esprit. Et Notre-Dame, c’était tout ça, au-delà du religieux mais aussi dans le religieux. Il y a un moment où il faut arrêter de tourner autour du pot. Notre-Dame c’était une église, une grande église de la chrétienté ! Et voilà que le symbole s’effondre ! Et ce n’’est pas rien ! Je pense que c’est pour ça d’ailleurs qu’il y a quelque chose qui ressemble à un tressaillement planétaire. »
C’est pour ça, oui, j’y suis allé de mon obole. Et à vous, j’offre le poème de Théophile Gautier quand les rayons du Soleil couchant incendient Notre-Dame :

« En passant sur le pont de la Tournelle, un soir,
Je me suis arrêté quelques instants pour voir
Le soleil se coucher derrière Notre-Dame.
Un nuage splendide à l’horizon de flamme,
Tel qu’un oiseau géant qui va prendre l’essor,
D’un bout du ciel à l’autre ouvrait ses ailes d’or,
– Et c’était des clartés à baisser la paupière.
Les tours au front orné de dentelles de pierre,
Le drapeau que le vent fouette, les minarets
Qui s’élèvent pareils aux sapins des forêts,
Les pignons tailladés que surmontent des anges
Aux corps roides et longs, aux figures étranges,
D’un fond clair ressortaient en noir ; l’Archevêché,
Comme au pied de sa mère un jeune enfant couché,
Se dessinait au pied de l’église, dont l’ombre
S’allongeait à l’entour mystérieuse et sombre.
– Plus loin, un rayon rouge allumait les carreaux
D’une maison du quai ; – l’air était doux ; les eaux
Se plaignaient contre l’arche à doux bruit, et la vague
De la vieille cité berçait l’image vague ;
Et moi, je regardais toujours, ne songeant pas
Que la nuit étoilée arrivait à grands pas. »

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À l’automne de notre vie, tombent de plus en plus fréquemment des compagnons de route spirituelle. La Nouvelle Vague est aujourd’hui étale.
Agnès Varda*, considérée comme pionnière de ce mouvement cinématographique né dans ma jeunesse, s’en est allée au mois de mai. Je pensais inévitablement à elle et empruntais immanquablement, avec à mon bras ma chère tante centenaire, la traverse baptisée de son nom, dans le quartier pittoresque de la Pointe Courte de Sète, décor de son premier film au titre éponyme. Quatre ans avant Les 400 Coups de Truffaut et Hiroshima mon amour de Resnais, cinq ans avant À bout de souffle de Godard, puis sortirent Cléo de 5 à 7, Le Bonheur, Jacquot de Nantes et tant de superbes documentaires.
Photographe, à la demande de Jean Vilar, elle immortalisa Gérard Philipe au festival d’Avignon. Féministe bien avant que ce soit à la mode, elle fit partie des femmes qui signèrent le “Manifeste de 343” -aussi dit “Manifeste de 343 salopes”- en 1971, dans lequel elles affirmaient ouvertement avoir eu recours à l’avortement à une époque où la loi l’interdisait pourtant.
J’ai en tête l’émouvante séquence de son avant-dernier documentaire Visages villages réalisé avec le photographe plasticien JR où elle dépose des petits cailloux sur les tombes de Henri Cartier-

Blog Au revoir Agnes Varda

Agnès et JR trouvèrent par contre porte close au domicile de Jean-Luc Godard à Lausanne. Celle qui fut son épouse et son égérie, Anna Karina, est partie, en décembre, comme il a été écrit joliment, sur la rive gauche du paradis.
« Elle avait la fraîcheur des comédiens de la Nouvelle Vague. Avec elle, on avait une autre façon de jouer ». Son premier film avec l’iconoclaste réalisateur fut Le Petit Soldat, tourné en 1960 mais sorti seulement en 1963 pour cause de censure de la part du ministre de l’Information Louis Terrenoire (mérite-t-il qu’on le cite ?) parce on y présentait un déserteur de la Guerre d’Algérie et on y dénonçait l’utilisation de la torture.
Elle tourna ensuite six autres films avec Jean-Luc Godard dont le cultissime Pierrot le Fou. Elle interpréta aussi la scandaleuse Suzanne Simonin de La Religieuse de Diderot réalisée par Jacques Rivette et Justine de George Cukor. Elle joua aussi dans Le Joli Mai de Chris Marker et L’Étranger de Visconti, Rendez-vous à Bray d’André Delvaux, c’est dire qu’elle n’était pas actrice pour passer le temps.
Ce ne fut certainement pas leur meilleur film mais je me souviens du couple séduisant qu’elle formait avec Maurice Ronet dans Le Voleur du Tibidabo.

Anna KarinaLe voleur du Tibidabo

Elle possédait aussi un joli brin de voix qui avait inspiré à Serge Gainsbourg la comédie musicale Anna avec notamment le tube Sous le soleil exactement.
Très nouvelle vague était aussi Les Dragueurs, le premier film de Jean-Pierre Mocky qui est parti également cet été. C’est d’ailleurs ce titre de ce long métrage qui donna au mot la connotation de séduction qu’on lui connaît aujourd’hui, merci donc aux deux héros Jacques Charrier et Charles Aznavour.
Je m’étais régalé avec la lecture de son livre de souvenirs Mocky soit qui mal y pense. Personnage fantasque, de son vrai nom Jean-Paul Adam Mojiejewski, il déclarait 17 enfants connus (!), il avait fait, gamin, une brève apparition dans Les Visiteurs du soir de Marcel Carné, avait été élève de Louis Jouvet au Conservatoire d’art dramatique, stagiaire porteur de sandwich du maestro Federico Fellini sur La Strada, avant de devenir le réalisateur fantasque et inclassable qu’on connaît.

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Ses films, souvent financés avec des bouts de ficelle, étaient donc « mal ficelés », foutraques, mais ils possédaient l’immense qualité de combattre l’hypocrisie et la connerie avec un sens de la provocation anarchisante. Il faut avoir vu au moins Un drôle de paroissien, À mort l’arbitre, Le Miraculé.
Il avait une véritable complicité avec quelques acteurs fétiches comme Bourvil, Francis Blanche, Jean Poiret et surtout Michel Serrault, très reconnaissants de son amour pour le cinéma.
Peu avant sa mort, toujours plein de projets en tête, il avait confié que son prochain film porterait sur les gilets jaunes. : « En fait, ça fait office d’agence matrimoniale leur truc. Ou du club de rencontres si vous préférez. Ce sont des solitaires à la base, des petits retraités, des petits jeunes… et qui, peut-être pour la première fois de leur vie, nouent des liens, parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire une fois sur place… Ce ne sont pas des résistants avec un fusil à la main! Ils mangent des crêpes, ils boivent du cidre, ils font du feu, et ils parlent. Ils savent qu’ils n’auront rien au bout du compte, ils en ont conscience. Leurs revendications n’aboutiront pas. Un ou deux y croient. Mais la plupart, non. La seule joie qu’ils éprouvent, donc, c’est d’être ensemble. » J’avoue que j’aurais bien aimé voir ça !

Poulidor

J’ai ouvert ce billet avec une photographie de cyclisme, je le clos, ironie de la vie, avec la mort de Raymond Poulidor*. Comme je l’ai évoqué très récemment, j’adorais Anquetil, bon sang de normand ne saurait mentir (et aussi un certain esthétisme) et j’aimais Poulidor. Un peu comme Johnny Hallyday, il faisait partie du paysage français et m’avait convaincu à l’usure. Avec sa disparition, s’éloigne un peu plus le souvenir de mon idole sportive de mon enfance.
Pas spécialement gai tout ça ! J’ai terminé cependant l’année 2019 sur une note exquise avec la lecture de l’essai de Sylvain Tesson La Panthère des neiges, tout frais Prix Renaudot.

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« — Il y a une bête au Tibet que je poursuis depuis six ans, dit Munier. Elle vit sur les plateaux. Il faut de longues approches pour l’apercevoir. J’y retourne cet hiver, je t’emmène.
— Qui est-ce ?
— La panthère des neiges, dit-il.
— Je pensais qu’elle avait disparu, dis-je.
— C’est ce qu’elle fait croire. »

En compagnie du photographe Vincent Munier, Marie la fiancée cinéaste de celui-ci et Léo aide de camp philosophe, l’écrivain est allé sur les hauts plateaux du Tibet à la recherche de l’invisible panthère. Au départ de l’expédition, il espérait secrètement retrouver un être aimé tout aussi inaccessible : « J’associais quelqu’un à l’animal : une femme qui ne viendrait plus nulle part avec moi. C’était une fille des bois, reine des sources, amie des bêtes. »
Dans la douce chaleur de la cheminée, j’ai dévoré en un après-midi cette aventure de « Sylvain au Tibet », plusieurs semaines à l’affût bivouaquant par des températures avoisinant les moins 30 degrés, à prendre le temps de regarder l’invisible, en fait, à être observé la majeure partie du temps par les animaux qui, eux, ont repéré les humains.
Et … leur patience finit par être récompensée :
« Elle levait la tête, humait l’air. Elle portait l’héraldique du paysage tibétain. Son pelage, marqueterie d’or et de bronze, appartenait au jour, à la nuit, au ciel et à la terre. Elle avait pris les crêtes, les névés, les ombres de la gorge et le cristal du ciel, l’automne des versants et la neige éternelle, les épines des pentes et les buissons d’armoise, le secret des orages et des nuées d’argent, l’or des steppes et le linceul des glaces, l’agonie des mouflons et le sang des chamois »
Sylvain Tesson confiait dans un entretien :
« L’affût est antimoderne dans la mesure où il nous ramène à tout ce à quoi nos vies modernes, hyperactives, désordonnées, chaotiques, vouées à l’immédiateté, nous arrachent. Il nous oblige à considérer l’hypothèse qu’on peut consacrer beaucoup de temps à attendre quelque chose qui ne viendra peut-être jamais. À l’affût, nous sortons de l’immédiat pour revenir à la possibilité de l’échec même… »
Cela constitue une belle conclusion au passage vers l’an nouveau, vous ne trouvez pas ?
Ce fut tout cela pour moi, l’an 2019. Allez, heureuse année 2020 !

Vous retrouverez celles et ceux qui ont fait l’actualité heureuse et malheureuse dans mes billets :
*Michel Serres : http://encreviolette.unblog.fr/2019/06/04/cetait-mieux-avant-que-michel-serres-nous-quitte/
*Lucie. Après moi le déluge : http://encreviolette.unblog.fr/2019/06/12/lucie-vareilles-est-entree-dans-paris/
Pour commander le film, contacter SEVEN DOC 10 rue Henri Bergson 38100 GRENOBLE (réseau de distribution indépendant travaillant avec les librairies) : http://www.sevendoc.com/boutique-spiritualite.html
* http://encreviolette.unblog.fr/2019/09/20/thierry-rajic-artiste-citoyen-et-engage-expose-au-giron-dart/
* http://encreviolette.unblog.fr/2019/04/16/notre-drame-de-paris/
* http://encreviolette.unblog.fr/2019/04/27/notre-drame-de-paris-suite/
* http://encreviolette.unblog.fr/2019/11/19/jadorais-anquetil-et-jaimais-poulidor/
* http://encreviolette.unblog.fr/2019/04/04/agnes-varda-une-belle-et-vraie-personne/

Publié dans:Almanach |on 1 janvier, 2020 |1 Commentaire »

À notre maman

Même si la mienne est partie à l’aube du troisième millénaire, je n’oublie pas, chaque année, de rendre hommage à nos mamans en ce jour de fête.
Cette fois, je me fais accompagner par Claude Nougaro. Le poète nous surprend en évoquant l’amour maternel à travers l’image d’une belle demoiselle courtisée par son (bientôt) futur papa :

« C’est ainsi que papa
Parlait à maman
Mademoiselle
Mad’moiselle maman, Mad’emoiselle maman
Bien sûr je n’étais pas né
Pourtant je l’assure
C’est tout comme si j’y étais
J’ai tout écouté
Tout écouté
Lorsque maman a souri
Je m’ suis fait tout p’tit
Et quand ils firent l’amour
J’ai fermé les yeux
J’ai fait le sourd. »

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Pour prolonger ces instants de tendresse, je vous invite à lire ou relire mes anciens billets écrits à l’encre violette:
http://encreviolette.unblog.fr/2012/06/03/bonne-fete-aux-mamans-et-aux-papas/
http://encreviolette.unblog.fr/2010/05/28/dans-les-yeux-des-mamans/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/06/06/bonne-fete-mamans/
http://encreviolette.unblog.fr/2011/05/29/bonne-fete-aux-mamans/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/05/25/fete-des-meres-et-collier-de-nouilles/
Et évidemment, les deux billets les plus beaux à mes yeux dans lesquels je brossais le portrait de ma si chère maman :
http://encreviolette.unblog.fr/2014/05/14/gilberte-coffin-ma-chere-et-tendre-maman-epoque-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/05/19/gilberte-coffin-ma-chere-et-tendre-maman-2/

Publié dans:Almanach |on 26 mai, 2019 |Pas de commentaires »

Bonne et heureuse année 2019

J’ai coutume, pour illustrer mon billet du nouvel an, d’emprunter et détourner une œuvre d’un artiste ami dont j’ai visité l’exposition.
Cette fois, je vous offre une photographie prise à l’occasion d’une de mes errances à travers notre douce France souvent maltraitée ces derniers temps.

Bonne et heureuse année 2019

Dans mon enfance (j’étais encore trop jeune pour danser sur ce slow), une chanson italienne envahissait les ondes : Nel blu dipinto di blu, dans le bleu peint en bleu.

« Je me peignais les mains
Et le visage en bleu
Puis soudain j’étais
Enlevé par le vent
Et je commençais à voler
Dans le ciel infini … »

Ce succès des fifties’ est encore très populaire aujourd’hui dans une version (et sous un titre) plus enlevée, Volare.
La France commença, sinon à voir, du moins à chanter La Vie en rose à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. Dans un passé récent, un président de la République, tout fraîchement élu, crut bon, de manière peu prémonitoire, d’esquisser un pas de cette valse lente sur une place publique corrézienne pour conjurer les épines du pouvoir.
Bien que le jaune soit la couleur dans le vent (des ronds-points) ces dernières semaines, j’ai donc choisi d’envisager la vie en bleu, bleu comme les ecchymoses que laissent les difficultés de la vie, bleu comme l’habit de travail que revêtait l’ouvrier.
Certains l’ignorent peut-être, si beaucoup de jurons, aujourd’hui désuets voire précieux, se terminent par bleu, c’était à l’origine une manière d’évoquer Dieu sans le nommer, et surtout le blasphémer.
Georges Brassens en proférait avec délectation quelques-uns dans sa joyeuse ronde :

« Voici la ronde des jurons
Qui chantaient clair, qui dansaient rond,
Quand les Gaulois
De bon aloi
Du franc-parler suivaient la loi, jurant par-là,
jurant par-ci,
jurant à langue raccourci’,
Comme des grains de chapelet
Les joyeux jurons défilaient:
Tous les morbleus, tous les ventrebleus,
Les sacrebleus et les cornegidouilles,
Ainsi, parbleu, que les jarnibleus
Et les palsambleus … »

Au Moyen-Âge, jurer ainsi était considéré comme sacrilège. On jurait alors notamment par-dieu (parbleu), par la mort-dieu (morbleu), par le ventre-dieu (ventrebleu), par le sang de Dieu (palsambleu).
Tous ces jurons contre lesquels s’élevait le pape Innocent III furent sévèrement prohibés au XIIIème siècle par saint Louis qui (sous son chêne ?) infligea, par une de ses ordonnances, aux jureurs et blasphémateurs de fortes amendes et des châtiments corporels comme la prison au pain et à l’eau, le fouet, le supplice de l’échelle…
Louis XII prescrivit, par une ordonnance de mars 1510, que ceux qui blasphémeraient le nom de Dieu ou « qui feroient d’autres vilains serments contre Dieu, la sainte Vierge et les saints », fussent condamnés pour la première fois à une amende arbitraire, en doublant toujours jusqu’à la quatrième fois inclusivement ; qu’à la cinquième, outre l’amende, ils fussent mis au carcan ; qu’à la sixième, ils eussent la lèvre supérieure « coupée d’un fer chaud, et qu’ils fussent menés au pilori » ; qu’à la septième, la lèvre inférieure leur fût coupée, et enfin la langue à la huitième.
C’était finalement moindre mal par rapport aux crimes commis aujourd’hui par certains barbares au nom d’un prophète dont on ignore même le visage.
L’abbé Coton, confesseur du roi Henri IV, suggéra au souverain qui jurait beaucoup de ne plus blasphémer, ainsi il lui proposa de remplacer le nom de Dieu dans son juron favori Jarnidieu (Je renie Dieu !) par son propre nom, d’où l’origine du mignon Jarnicoton. Cela n’empêcha pas le roi Vert galant, grand amateur de femmes, d’être mortellement poignardé, le 14 mai 1610, par Ravaillac, un catholique fanatique … la religion encore !
En tout cas, les jurons s’assagirent au fil du temps, ainsi, pour le religieusement correct, au mot dieu, on substitua les terminaisons di, dié, dienne, bleu.
Ça avait de la gueule, vous ne trouvez pas ? Ainsi, aussi le ventre-saint-gris (déformation de Vendredi-Saint), autre juron savoureux fréquent dans la bouche de l’instigateur de la poule au pot dominicale.
Je ne serai pas hors de mon sujet si je consacre quelques lignes à cette poule au pot, conclusion d’une conversation (controversée par les historiens) entre Henri IV et le duc de Savoie lequel exhortait sa Majesté à se faire aimer de son peuple et à ne pas l’écraser d’impôts : « Oui, ce que je veux, parce qu’ayant le cœur de mon peuple j’en aurai ce que je voudrai, et si Dieu me donne encore de la vie je ferai qu’il n’y aura point de laboureur en mon Royaume qui n’ait moyen d’avoir une poule dans son pot ».
Ceci dit, il y a souvent un fossé entre les promesses et les actes des gouvernants quels qu’ils soient et à l’aube de la Révolution, on chantait encore : « Enfin la poule au pot va être mise. On peut du moins le présumer. Car, depuis deux-cents ans qu’elle nous est promise, on n’a cessé de la plumer » !
Je l’ai connue dans mon enfance, ma chère mémé Léontine la cuisinait avec talent pour les jours de fête, puis ma tendre maman prit la relève. Le « simple » poulet tiré de la basse-cour, élevé au grain, constituait le repas du dimanche. J’aimais assister au cérémonial de la découpe de la volaille rôtie en bout de table.
Grâce à ces aïeules, ces valeurs culinaires sont restées ancrées dans la famille. Malheureusement, pour les jeunes générations, le gallinacé se décline trop souvent en poulet standard élevé en batterie et nuggets.
Et si j’en crois le mouvement des gilets jaunes, nos gouvernants continuent à plumer le peuple en l’écrasant d’impôts et de taxes.
Coïncidence, à travers ma lecture, actuellement, de l’ouvrage très érudit de Mona Ozouf De Révolution en République, les chemins de la France, j’ai découvert qu’au temps de la Constituante, « il n’y a pas pour l’opinion publique de détails futiles et mesquins, que les signes extérieurs -formes, couleurs, sons, emblèmes- ont une puissance incomparable sur la mentalité commune ». Ainsi, Antoine Barnave, homme politique dauphinois qui fit partie du gratin des révolutionnaires et fut chargé d’organiser le retour de Louis XVI et Marie-Antoinette de leur fuite à Varennes les 20 et 21 juin 1791, s’exclama : « Faut-il perdre un royaume pour des couleurs ? » Il entretint ensuite une correspondance assidue avec Marie-Antoinette et tenta de la convaincre que les uniformes de la garde du roi soient nécessairement composés des trois couleurs, qu’il fallait éviter le bleu de ciel, élire le bleu de roi, le « bleu des Français », et surtout proscrire le revers jaune. Le jaune vif de la livrée des postillons de la berline tirée par six chevaux avait été une des bévues de l’équipée de Varennes. C’était, en effet, la couleur de la famille des Condé que les habitants d’Argonne avaient repérée lors de la fuite du prince peu après la Révolution.
Ces considérations de couleurs sont un épiphénomène peut-être, en tout cas, Louis XVI, Marie-Antoinette et Barnave finirent par perdre la tête sur l’échafaud.
Mon « raccourci », si j’ose dire, est peut-être exagéré mais que penser de l’effigie brûlée ou étêtée d’Emmanuel Macron brandie sur certains de nos ronds-points ?
Á l’heure où j’écrivais ces lignes depuis mon Sud-Ouest adoptif, quelques énergumènes n’ont rien trouvé de mieux que de profaner à Saint-Gaudens le monument des trois maréchaux pyrénéens de la Grande Guerre en décapitant les statues de Ferdinand Foch (né à Tarbes), Joseph Gallieni (né à Saint-Béat) et Joseph Joffre (né à Rivesaltes).

Maréchaux décapités 1Maréchaux décapités 2

Ce monument avait été inauguré en 1951 par le président de la République de l’époque Vincent Auriol (originaire de la Haute-Garonne) à l’occasion du centenaire de la naissance de Foch qui avait grandi dans le village voisin de Valentine dans une maison transformée aujourd’hui en médiathèque.
Ces gestes scandaleux témoignent d’une société en perte de repères et amnésique de son histoire et de ses symboles. Je n’ose imaginer ce qu’en penserait mon regretté professeur de père, lui qui, durant plusieurs décennies, veilla à l’entretien du cimetière militaire de sa commune et œuvra pour la mémoire des combattants et des victimes des deux guerres, en tant que président de l’association du Souvenir Français dans son Pays de Bray d’adoption.
Décidément, l’actualité hoquète à grande vitesse. En juillet, une France joyeuse était en bleu, les portraits de nos footballeurs vainqueurs de la Coupe du Monde étaient projetés sur les piliers de l’Arc de Triomphe, la foule en liesse envahissait pacifiquement les Champs-Élysées pour acclamer nos héros de retour de leur campagne de Russie triomphale avant qu’ils ne soient reçus en grandes pompes au palais présidentiel.
Quatre mois plus tard, une horde jaune en colère saccageait le même monument de la place de l’Étoile et déferlait sur la plus belle avenue du monde pour tenter d’accéder au palais de l’Élysée. Les motivations ne sont certes pas les mêmes mais le rapprochement est stupéfiant.
Au cours de cette année, j’ai consacré un billet au spectacle de Bernard Pivot qui appelait Au secours ! Les mots m’ont mangé.
De manière infiniment plus modeste, j’essaie dans mon blog de rendre hommage à la beauté de la langue française en restituant ce que m’inculquèrent mes valeureux enseignants.
Vous comprendrez donc qu’au-delà des blessures parfois légitimes ressenties par les manifestants jaune fluo, je fus ulcéré par les tags orduriers souillant les piliers de l’Arc de Triomphe. Sans vouloir trop conceptualiser, ce serait trop honorer leurs auteurs, je les range, au même titre que les insanités immondes diffusées sur les réseaux sociaux, comme pièces à conviction d’une école de la République qui ne remplit plus toujours ses missions. L’oiseau bleu, logo de Twitter, a souvent un gazouillis limité en vocabulaire.
Plutôt que l’injure amplifiée par un k à destination du président, cela eût été évidemment trop espérer de son auteur qu’il cite Georges Brassens (Le pornographe du phonographe) : « Dans ma psyché j’me montre au doigt/Et m’crie « Va t’faire, homme incorrect/ Voir par les Grecs » ». Ce même Brassens qui « entre mille et une guerres notoires », fredonnait aussi : « Celle que je préfère/C’est la guerre de quatorze dix-huit ».
Il y a tout de même parfois quelque lumière qui ne vacille pas encore. Ainsi, j’ai été touché par l’annonce d’Emmanuel Macron, lors de son « itinérance mémorielle » sur les hauts-lieux de la Grande Guerre, de faire entrer Maurice Genevoix au Panthéon. Il s’agit avant tout de rendre hommage au soldat qui fut blessé lors du combat des Éparges (sa statue est dressée devant la mairie du village meusien) et tous Ceux de 14 dont l’écrivain loua le courage et l’héroïsme dans un ouvrage fleuve, un des plus beaux témoignages du conflit.
L’ancien secrétaire perpétuel de l’Académie Française fut pour moi un des écrivains préférés, avec Louis Pergaud, de mon enfance. Ses textes qui sentaient bon la nature nous étaient souvent proposés en dictées, les écoliers de ma génération se souviennent probablement de Raboliot (prix Goncourt 1925) et de La dernière harde. Sur le chemin du lointain sud-ouest, mes pensées s’envolent souvent vers lui en traversant la  forêt d’Orléans et la Sologne. Sa panthéonisation me fournira sans doute l’occasion de lui rendre hommage dans un futur billet.
J’ai omis à regret, cet été, de saluer dans mon blog la disparition, de Georges-Emmanuel Clancier, dans sa cent-quatrième année. Cela a été l’occasion de me plonger dans la lecture de son ultime ouvrage au joli titre de Le temps d’apprendre à vivre qu’il écrivit à 101 ans. Romancier et poète, il y relate l’histoire culturelle des années 1930-40 et l’histoire de la Résistance littéraire. Au fil des pages, on croise ses amis Raymond Queneau, Michel Leiris, Pierre Seghers, Claude Roy, Georges Blin et Max-Pol Fouchet. Je me souvenais surtout de ce dernier : mon père ne manquait que rarement ses chroniques lumineuses dans les émissions Lectures pour tous et Terre des arts, au temps de l’unique chaîne de télévision en noir et blanc.
Dans ma jeunesse, j’avais beaucoup aimé Le pain noir, sa saga en quatre tomes d’une famille pauvre dans une ferme du Limousin entre 1870 et la fin de la Première Guerre mondiale. Georges-Emmanuel Clancier s’inspirait des récits de sa grand-mère, une bergère illettrée, pour décrire la vie des paysans limousins qui devinrent ouvriers porcelainiers.
L’ayant achevé récemment, je n’ai malheureusement pas pu, non plus, partager avec vous l’immense émotion que m’a procuré la lecture du Lambeau, le chef-d’œuvre de Philipe Lançon journaliste à Libération et Charlie-Hebdo. Nous tremblons avec lui quand les barbares en noir (il n’en aperçut que les chaussures) font irruption dans la salle de rédaction du journal satirique lors de l’attentat du 7 janvier 2015, tragédie au cours de laquelle il perdit nombre de ses amis. Nous l’accompagnons aussi dans la longue et douloureuse reconstruction de son menton à travers ses multiples opérations et sa relation avec ses soignants et ses amis. Je n’ai pas honte d’avouer que quelques larmes perlèrent à mes paupières, j’ai ri aussi.
Moi j’aime le music-hall ! Au cours de cette année, j’ai rendu hommage à Maurane, belle voix prématurément disparue, qui savait notamment faire revivre les beaux textes de Nougaro et Brel.
À défaut de lui avoir consacré un billet, j’aurai probablement l’occasion de-ci de-là au gré de mon blog d’évoquer le magnifique saltimbanque qu’était Jacques Higelin, le second fou chantant après Trenet.
Hier encore, il chantait, désormais il repose à quelques kilomètres de chez moi. Grâce à mon regretté frère aîné, Charles Aznavour fut avec Gilbert Bécaud l’un des premiers chanteurs de variétés qui entra dans mon paysage musical. C’était au milieu des années 1950, j’étais haut comme trois pommes de Normandie, je tendais l’oreille vers la chambre où mon frère passait ceci en boucle sur son électrophone Teppaz :

Sur la face B du microsillon 45 tours (quel charabia pour les jeunes générations !), le titre était Sur ma vie.
Étonnamment, ces deux chansons demeurent encore parmi mes préférées. Sans doute qu’aujourd’hui, le dernier couplet de Sa jeunesse m’interpelle-t-il plus …

« …Car tous les instants
De nos vingt ans
Nous sont comptés
Et jamais plus
Le temps perdu
Ne nous fait face
Il passe
Souvent en vain
On tend les mains
Et l’on regrette
Il est trop tard
Sur son chemin
Rien ne l’arrête
On ne peut garder sans cesse
Sa jeunesse... »

Encore que ! Il a fallu la vivifiante exposition de photographies et d’objets maritimes de Daniel Burgi, pour que je découvre que les p’tits bateaux qui vont sur l’eau ont des jambes (http://encreviolette.unblog.fr/2018/07/08/les-photographies-de-daniel-burgi-et-les-peintures-dannie-barel-au-chateau-de-nogent-le-roi/). Entre jubilation artistique et pessimisme écologique !

Trois bateaux au bord de l'eau

Vous savez, à la déception de certains, ma délectation pour vous conter la légende des Cycles, en particulier les efforts parfois surhumains (au propre comme au figuré !) de ces champions du Tour de France qui, depuis un siècle exactement, aspirent à arborer, eux aussi (!), une tunique jaune dans Paris, au vélodrome du Parc des Princes jusqu’en 1967, à celui de la Cipale à Vincennes de 1968 à 1974, puis sur les Champs-Élysées … comme tout le monde !
L’année écoulée, outre deux billets sur les vélodromes, je vous ai doublement gâtés en évoquant le Tour de France 1958 et les ascensions de Charly Gaul autrement plus enthousiasmantes pour le gamin que j’étais à l’époque que celle du général de Gaulle au pouvoir, ainsi que celui des forçats de la route de 1924, chers au journaliste-reporter Albert Londres, à travers un spectacle, mais oui, à la Comédie Française.
En vous en narrant, chaque été, les péripéties, je redeviens le gamin avide qui écoutait, l’oreille collée à son transistor, les vivants reportages sur Radio-Luxembourg et Europe n°1, ou se plongeait dans la lecture des revues spécialisées aux couleurs verte ou sépia.
Vous me prenez pour un pénible passéiste ? Voyez la photographie qu’un ami, enseignant à la retraite, cyclotouriste en pleine activité et blogueur, a prise lors de son long périple estival, à vélo avec son épouse bien évidemment, sur les petites routes de notre douce France.

VOYAGE 2018 Etape 07 (70)

Photographie aimablement prêtée par Jean-Pierre Le Port ( http://montour1959lasuite.blogspot.com/ )

Vieilles revues sportives qui (des)sèchent à la fenêtre d’un bistrot du beau village de Salers ! L’ami me comble puisque je repère Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse, en plein chevauchée solitaire dans son style incomparable.
C’est avec une certaine nostalgie que je feuillette ces magazines car beaucoup de ces champions ne sont plus de ce monde, ainsi le dernier en date qui nous a quittés il y a quelques semaines, Bernard Gauthier, surnommé Monsieur Bordeaux-Paris parce qu’il remporta plusieurs fois cette course légendaire aujourd’hui disparue.
Enfant, j’ai adoré le cyclisme, synonyme d’épopée, avec les beaux maillots à poches poitrine, les cuissards noirs, les socquettes blanches.
Celui souvent insipide du vingt-et-unième siècle m’interpelle beaucoup moins avec ses pelotons qui s’enroulent ou se scindent autour des ronds-points (décidément), ses tenues bariolées à la gloire d’une société consumériste, ses dopages biologiques et technologiques. Le « progrès » vient même se nicher dans la longueur des socquettes et un tout récent règlement de l’Union Cycliste Internationale stipule qu’elles ne devront pas dépasser le milieu de la hauteur entre la malléole et la tête du péroné !
Considération futile ou dérisoire, dans mon enfance, en cette période de fêtes, je jouais souvent au Monopoly avec mon frère et un de mes oncles. De ces interminables parties, j’ai conservé le souvenir d’une sociologie immobilière des artères de la capitale, le boulevard Malesherbes en rouge, l’avenue de Breteuil en vert, la rue de la Paix en bleu … J’ai découvert ces jours-ci qu’une nouvelle version de ce jeu éminemment capitaliste (inventé en 1935 par un chômeur américain ruiné à la suite de la grande crise de 1929) sur le marché faisait désormais la part belle … aux fraudeurs. Signe des temps !
Plus sérieusement, si je dois garder une image de cette année 2018, il s’agira pour moi d’une séquence forte et émouvante lors de la cérémonie d’entrée de Simone Veil au Panthéon, le 1er juillet dernier. Soit dit en passant, geste encore ignoble, des croix ont tagué, depuis, les portraits de l’ancienne ministre et déportée sur les panneaux d’exposition apposés aux grilles du monument en son hommage.
Au milieu de la rue Soufflot, là-même où, en mai 68 les étudiants en colère lançaient des pavés, où en mai 1981, plein d’espoir, je vis le tout nouveau président François Mitterrand passer une rose à la main, cette fois, les enfants choristes de la Maîtrise populaire de l’Opéra-Comique interprétèrent dans la langue des signes la chanson Nuit et brouillard de Jean Ferrat.

« Ils étaient vingt et cent, ils étaient des milliers
Nus et maigres, tremblants, dans ces wagons plombés
Qui déchiraient la nuit de leurs ongles battants
Ils étaient des milliers, ils étaient vingt et cent … »

Cette chanson symbolique commémore les victimes des camps de concentration nazis de la Seconde Guerre mondiale, ainsi qu’un drame personnel de son auteur, la disparition de son père juif émigré de Russie, séquestré au camp de Drancy puis déporté le 30 septembre 1942 à Auschwitz où il mourut le mois suivant.
Créée en 1963, elle fut jugée inopportune par le directeur de l’ORTF de l’époque alors que le général de Gaulle et Konrad Adenauer tentaient de rebâtir l’amitié franco-allemande.
Qu’à cela ne tienne, la radio périphérique Europe n°1 osa s’affranchir des directives et états d’âme du pouvoir, et diffusa cette chanson qui connut un grand succès populaire en pleine période des yéyés.

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S’agit-il d’un malencontreux effet de montage, mais dans un documentaire d’archives consacré à Jean Ferrat et diffusé cet automne, on voit même dans une séquence des jeunes gens danser tendrement sur cette chanson. Ne soyons pas choqués, Ferrat lui-même chantait :

« Je twisterais les mots s’il fallait les twister
Pour qu’un jour les enfants sachent qui vous étiez »

Dans le même documentaire, au coin d’une cheminée d’Ardèche, le poète nous questionnait aussi : « Je me demande ce qu’il adviendra d’une civilisation qui va dans la Lune mais ne sait plus faire de la soupe ».
Cela aurait pu faire ma conclusion s’il y a quelques heures, une lectrice n’avait pas déposé un touchant commentaire au bas d’un billet consacré à ma chère et tendre maman qui avait eu son aïeule comme élève : « … J’imagine que votre maman était une femme formidable aux yeux de ma grand-mère. Sans doute une figure maternelle importante pour une enfant qui n’a pas de maman… »
Ce sont ces échanges qui m’encouragent à poursuivre mes fantaisies littéraires commencées il y a onze ans.
Heureuse année 2019 à toutes et tous, en bleu, en jaune, en rose, dans toutes les belles couleurs que le temps nous propose !

Publié dans:Almanach |on 1 janvier, 2019 |Pas de commentaires »

Bonne Année 2018 !

DSC_1642 Getaria copie

Bin voilà ! Justement, ce voilà est devenu un véritable tic de langage dans la conversation orale, à mon grand agacement. Ce petit adverbe prolifère au début, au milieu et à la fin de nombreuses phrases, sans raison d’être, sinon marquer la flemme de son auteur de nous en dire plus, l’envie d’en terminer au plus vite, ou révéler implicitement des lacunes dans son argumentation. Voilà c’est dit !
Voilà quoi ? Il y a quelques heures, sous le gui pour les heureux garants de la tradition, et, dramatiquement et scandaleusement, sous les sapins blancs de neige dans la froidure des cols alpestres de l’Échelle et du Montgenèvre pour les malheureux migrants, nous avons franchi l’an nouveau.
Comme à l’accoutumée, chères lectrices et chers lecteurs – ce sera ma seule concession à l’écriture inclusive ! – je vous offre ce bric-à-brac d’humeur en guise de vœux.
Ce blog, créé en décembre 2007, a donc soufflé ses dix bougies, il y a quelques jours. Dans quelques semaines, le cap des 1 5000 000 visites sera atteint. C’est ridiculement peu si je le mets en perspective de certains buzz médiatiques qui pulvérisent ces chiffres en quelques heures. C’est aussi tellement surprenant que mes modestes élucubrations attirent mensuellement en moyenne quinze mille visites. Et c’est gratifiant que l’éclectisme des sujets ne nuise pas à la popularité de certains billets anciens qui continuent à être lus.
Je compte des fans qui déposent régulièrement des commentaires bienveillants. Ces dernières semaines, des lecteurs venaient encore partager leurs souvenirs des bonbecs fabuleux d’antan ou leurs peurs enfantines du marchand de peaux de lapin. Mon billet sur le pâté de poires de Fisée a ravi une maman qui s’est empressée de confectionner pour ses enfants, ce dessert de Toussaint quasi disparu dans notre Pays de Bray natal. Récemment, un de mes lecteurs m’a confié, de la main à la main, sa précieuse collection de magazines Miroir-Sprint du Tour de France 1958. Un site a été désactivé temporairement pour m’avoir « emprunté » la quasi intégralité d’un de mes billets sans en citer la source. Je pourrais, un jour, écrire un billet sur toutes ces petites histoires qui émaillent la vie du blog.
401 billets en dix ans, soit l’équivalent de plus de 3 200 pages au format A4 : au cours de cette année qui vient de s’achever, je vous ai emmenés dans le Finistère nord et au Pays Basque, français et espagnol, mais aussi sur la route du Tour de France 1957 et même celui de 2017, vous avez fait la connaissance de courageux et valeureux Italiens qui ont adopté la France pour y vivre, je vous ai informés de l’actualité du cinéma britannique toujours aussi engagé à l’occasion du festival de Dinard, je vous ai fait partager mon exaspération envers l’écriture inclusive, vous avez visité en ma compagnie le château de Breteuil et l’Hôtel de la Monnaie, j’ai rendu hommage à un sportif Raymond Kopa et des artistes de music-hall Les Frères Jacques, Georges Moustaki et notre Johnny national, je vous ai fait découvrir les mystérieuses photos de vacances de Monsieur Mulot, je vous ai rapporté les facéties de Pampinou un lapin ariégeois qui rêvait de monter sur les planches … et qui a exaucé son vœu, il effectue actuellement une tournée d’hiver entre Lannemezan et Albi.
J’avais envisagé encore de vous entretenir des sublimes tableaux de Vermeer exposés au Louvre, des disparitions de Jeanne Moreau et Jean Rochefort, mais le temps m’a manqué.
Il est évidemment de nombreux sujets cruciaux et dramatiques que je n’ai pas non plus abordés. Si j’ai le droit et même le devoir en tant que citoyen d’avoir une opinion, je ne me sens aucune légitimité pour vous l’imposer ici ou encombrer les réseaux sociaux. Si ces derniers ont montré leur utilité et leur efficacité dans des élans émouvants de solidarité, ils apparaissent aussi trop souvent désastreux et affligeants dans leurs dérives.
Satané hashtag, ce mot dièse à l’homophonie un peu effrayante qui envahit tous nos écrans !
Il sollicite notre avis sur tout (et trop souvent sur rien), on nous le sert à toutes les sauces : #sardines, les préférez-vous à l’huile d’olive ou à la tomate ?, il exhale parfois quelque relent de délation, scorie d’une sombre période pas si lointaine, ainsi le récent #balancetonporc qui exhorte les victimes de harcèlement à jeter en pâture les auteurs à la vindicte publique… aussi pitoyables qu’ils puissent être.
Par crainte d’être accusé de provocation, je ne m’appesantirai pas sur la question, cependant, je me demande jusqu’où nous mèneront cette libération soudaine de la parole et ce raz-de-marée de dénonciations débarquées d’outre-Atlantique. Entraîneront-ils un changement réel et durable des comportements des hommes à l’égard des femmes, ou s’agit-il d’un fugace phénomène collectif d’émotion et de colère comme nous en avons connu dans d’autres circonstances épouvantables ?
Où va se nicher le féminisme, certaines de ses militantes s’en sont prises à un des films cultes du courant de la Nouvelle Vague, Á bout de souffle de Jean-Luc Godard, stigmatisant notamment la longue séquence d’une vingtaine de minutes, dans une chambre d’hôtel, où Jean-Paul Belmondo alias Michel petit truand harcèle Jean Seberg dans le rôle de Patricia la délicieuse vendeuse américaine du New Herald Tribune sur les Champs-Élysées. Il n’a qu’une idée en tête, recoucher avec elle.
Le cinéma participerait à la culture du viol. Ainsi, comme pour l’interdiction envisagée de la cigarette dans les films, faudra-t-il censurer cette séquence et, notamment, ce dialogue savoureux où Jean Seberg, pour résister à son entreprenant soupirant, lui lance :
« Connaissez-vous William Faulkner ? »
« Non. Qui est-ce ? Tu as couché avec lui ? »
« Mais non, mon coco »
« Alors je m’en fous de lui … Enlève ton jersey ! »
Qui sait si ces affaires de harcèlement ne signeront pas la fin du séducteur à la française. La Nouvelle Vague risque d’être étale car il faudra aussi jeter aux oubliettes L’homme qui aimait les femmes de François Truffaut et de corrosives peintures de mœurs provinciales de Claude Chabrol.
J’en suis à me demander si, dès mon adolescence, je ne possédais pas quelques gènes de harceleur un brin sadique lorsque je jubilais de déposer dans la chevelure épaisse des jeunes filles pensionnaires du collège que dirigeait ma maman, les hannetons qui foisonnaient dans les tilleuls de la cour de récréation. Dans l’affectueuse correspondance qu’elles entretinrent plus tard avec ma mère, elles ne firent jamais mention des frasques de son garnement. Ouf ! De toute manière, il n’y a plus de hannetons !
(voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2012/11/02/il-ny-a-presque-plus-de-hannetons/) !
Je ne pourrais même pas implorer les dieux car il semble que sur l’Olympe, les divinités n’étaient pas exemptes de reproches.
Zeus, marié successivement à Métis, Thémis et Héra, est connu pour ses innombrables infidélités avec des déesses, des nymphes et même des mortelles. Ainsi, il parvint à entrer sous la forme d’une pluie d’or dans la tour d’airain où était emprisonnée la princesse Danaé, de leur union naquit Persée. Il séduisit Alcmène, épouse d’Amphitryon, en prenant l’apparence de son mari en son absence, ainsi naquit Héraclès. Zeus retira aussi du ventre de sa maîtresse Sémélé, Dionysos le fils qu’il avait conçu. Léto, mère d’Artémis et Apollon, fricota aussi avec Zeus déguisé en cygne. Le dieu insatiable se métamorphosa en taureau blanc pour emmener Europe la princesse phénicienne sur l’île de Crète, de leur accouplement naquirent Minos, Rhadamanthe et Sarpédon. Pas uniquement hétéro, Zeus eut aussi pour amant le prince troyen Ganymède réputé pour être le plus beau des mortels. La liste est trop longue mais comme affirmait Gainsbourg à propos de ses conquêtes, le dieu se tapa d’autres beaux lots !
Son frère Poséidon, dieu des mers et des océans, ne fut guère moins volage. Marié légitimement à Amphitrite, il semble avoir eu pas mal de conquêtes et bon nombre d’enfants avec d’autres divinités et mortelles. Athéna dut changer Coronis en corneille pour qu’elle échappe aux poursuites incessantes de Poséidon. Persée trancha la tête de Méduse alors enceinte de Poséidon, du sang coulant naquirent deux fils dont le cheval ailé Pégase. Poséidon s’unit aussi à Clito et enfanta la dynastie des Atlantes. Il eut avec Chioné un fils Eumelpos qu’il recueillit au fond de l’océan après qu’elle l’eût jeté pour cacher son existence à son père.
Pas un dieu qui rachetât l’autre : ainsi Pan, dieu protecteur des bergers et des troupeaux, qui portait des cornes et des sabots de bouc. Il est le fils d’Hermès et d’une nymphe qui s’enfuit horrifiée de son apparence. Sa sexualité était exubérante et son passe-temps préféré était de poursuivre les nymphes dans les bois et les prés. L’une d’elles Syrinx se changea en roseaux pour lui échapper. Pan rassembla ces roseaux et s’en fabriqua une flûte dont il tirait des mélodies divines.
Je ne résiste pas à vous livrer la mise en examen de Pan pour complicité avec le proxénète Dionysos la saumure telle que l’imaginent Jul et Charles Pépin dans leur hilarante bande dessinée 50 nuances de grecs. Ils revisitent ainsi les plus grands mythes de l’Antiquité grecque en les mettant en scène dans des situations très actuelles.

50-nuances-de-Grecs

Je reste dans la légèreté avec ces quelques mots de Jean d’Ormesson interrogé lors d’une émission La grande librairie … sur le sexe :
« Si ce n’est pas ça qui est au cœur de la vie, je voudrais bien savoir ce que c’est. Vous n’imaginez pas, quand même, que dans mon cas, c’est l’académie, c’est l’Unesco, c’est le Figaro. C’est très bien, tout ça est excellent. Mais enfin, le sexe c’est quand même plus important non ? »
Je ne suis pas certain que pour la cohérence de mon propos (quoique !), ce soit l’endroit où glisser cette anecdote, mais je sais que certains lecteurs aiment mes petites échappées gustatives.
J’ai donc eu une (ver)veine de coucou, il y a quelques jours : venu chercher ma compagne à la gare Montparnasse, nous convînmes, plutôt qu’affronter les embouteillages de fin de journée, de dîner à proximité au Dax, un restaurant du Sud-Ouest, avec pour seule information à l’extérieur, « Ici tout est fait maison et avec amour ! » Que ceux, éternels insatisfaits, qui regrettent l’absence de menus affichés -j’en ai repéré parmi les avis sur le net- ouvrent un hashtag !!!
Bref, tandis que je chauffais entre mes mains l’excellent verre de calvados offert gracieusement par le patron (« de la pomme, il y en avait » pour reprendre l’hilarant dialogue des Tontons flingueurs, justement il n’y a pas de hasard, un dessin de la scène cultissime trônait à côté du comptoir), le dit patron donc (jugé arrogant par les mêmes pisse-froids précédemment cités, qu’ils ouvrent un autre hashtag !) déposa sur notre table une déclinaison de liqueurs artisanales élaborées à partir de plantes et de fruits dans l’esprit de leurs grands-parents, par quatre jeunes agriculteurs d’Yssingeaux en Haute-Loire présents à un petit salon des terroirs juste en face du restaurant.
Hips, vous me suivez ? Enivrantes (harcelantes ?) saveurs des sucs, c’est l’enseigne de leur entreprise, clin d’œil aux nombreux pains de sucre volcaniques éteints qui se dressent dans ce petit coin d’Auvergne. Notre choix se porta sur la verveine et la menthe, des liqueurs digestives entièrement naturelles obtenues par macération. Répondant au nom délicat de Vertueuse, le visage d’une femme aux épaules dénudées orne les flacons dans l’air du temps, au risque d’indisposer quelques féministes.

Vertueuse verveine

C’est jour de fête, permettez que je trempe mes lèvres pendant que je vous laisse écouter Georges Brassens chantant Les Passantes, un sublime poème qu’Antoine Pol écrivit pendant la Grande Guerre :

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Les années précédentes, j’avais choisi pour carte de vœux une œuvre d’amis artistes. Cette fois, je vous offre une de mes photographies prise, l’été dernier, au musée consacré au grand couturier Cristòbal Balenciaga, dans son village natal de Getaria au Pays Basque espagnol.
L’artiste qui transcendait la beauté féminine avait pour devise : « le bon couturier doit être architecte pour les plans, sculpteur pour la forme, peintre pour la couleur, musicien pour l’harmonie et philosophe pour la mesure ». Un solide CV pour magnifier la femme ! Il y aura inévitablement des gens qui considéreront que c’est la réduire à un unique objet de désir comme pleuvent les critiques quand apparaissent la robe ballon et la robe sac dans les années 1950.
L’année 18 du vingt-et-unième siècle sera prétexte à commémorer certains faits marquants de l’histoire, le centième anniversaire de la fin de la Grande Guerre. Dans mon billet sur les Italiens de France, j’avais évoqué le destin de Lazare Ponticelli, considéré comme étant le dernier poilu, l’ultime ancien combattant parmi les 8,5 millions d’hommes mobilisés sous la tenue bleu horizon : « J’ai voulu défendre la France parce qu’elle m’avait donné à manger ».
Georges Brassens tourna en dérision le culte des héros morts pour la patrie :

« Depuis que l’homme écrit l’Histoire,
Depuis qu’il bataille à cœur joie
Entre mille et une guerr’ notoires,
Si j’étais t’nu de faire un choix,
A l’encontre du vieil Homère,
Je déclarais tout de suit’ :
 » Moi, mon colon, cell’ que j’ préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit ! »

Le brûlot de Tonton Georges lui valut beaucoup de critiques et de manifestations de la part d’associations d’anciens combattants. Imaginez aujourd’hui les beaux hashtags du temps jadis qui auraient fleuri si internet avait existé ! C’était pourtant une belle chanson pacifiste qui intervenait en pleine actualité de la guerre d’Algérie.
1958, j’aurai sans doute l’occasion de parler de cette année charnière. J’étais petit encore, la télévision, une chaîne unique en noir et blanc avait pris place dans le salon familial. Véritable fait de société, il était fréquent d’assister à des attroupements de curieux devant les vitrines de magasins d’électroménager pour suivre la retransmission d’un match de Coupe du Monde ou d’une arrivée d’étape du Tour de France. La couleur n’apparaîtra qu’en 1967 mais j’ai découvert, ces jours-ci, que le rouge à lèvres des speakerines qui s’excusaient notamment de l’interruption momentanée de l’image (!) … était d’un vert profond pour accentuer le contraste.
Le Père Noël, j’avais décelé la supercherie depuis déjà un certain temps, avait amené dans sa hotte un transistor. Une révolution technologique, plus besoin de subir les programmes imposés par les parents, à cette époque les enfants n’avaient pas la parole à table ! Dans ma chambre, j’allais pouvoir écouter tranquillement Salut les copains l’émission de la radio Europe n°1. Albert Simon et sa grenouille viennent de nous informer de la météo ; écoutez la suite :

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Comprenez que la disparition de Johnny n’ait pu nous laisser indifférent.
Évidemment, je suivais aussi les dithyrambes des radioreporters sportifs sur la route du Tour de France : que les quelques réfractaires à la chose cycliste ne s’étonnent donc pas si au début du prochain été, je conte, avec des accents « (Charly) Gauliens », un nouvel épisode de la légende des cycles opposant un ange de la montagne à un viking de Normandie.
Mes parents se sentaient plus concernés, c’est bien compréhensible, par le retour de Charles de Gaulle pour tenter de mettre fin à la guerre d’Algérie. Bien que minot, je les sentais inquiets sur l’avenir de mon frère aîné, étudiant sursitaire, qui appartenait à la classe d’âge directement visée par une incorporation au front d’une trentaine de mois.
De Gaulle instaure la Vème République. A-t-il pris conscience que dix ans plus tard, un tiers des Français aura moins de 20 ans. Nourris aux yéyés, politiquement plus engagés, les baby-boomers revendiquent le droit d’exister. Je me souviens qu’en mai 1968, à défaut de hashtags, la parole s’était aussi bien libérée : devant les usines et aux coins des rues du Quartier Latin, s’improvisaient des mini meetings. J’aurai sans doute l’occasion d’évoquer ce mois de mai mouvementé. Claude Nougaro vit son magnifique pamphlet interdit d’antenne :

«… Le casque des pavés ne bouge plus d’un cil
La Seine de nouveau ruisselle d’eau bénite
Le vent a dispersé les cendres de Bendit
Et chacun est rentré chez son automobile.
J’ai retrouvé mon pas sur le glabre bitume
Mon pas d’oiseau forçat enchaîné à sa plume
Et piochant l’évasion d’un rossignol titan
Capable d’assurer le Sacre du Printemps.
Ces temps ci, je l’avoue, j’ai la gorge un peu âcre
Le Sacre du Printemps sonne comme un massacre
Mais chaque jour qui vient embellira mon cri
Il se peut que je couve un Igor Stravinski … »

Charles de Gaulle, Charly Gaul, vous voulez une guerre des Gaules ? En voici une, c’était en moins 58 avant notre ère, le petit Jésus allait naître un peu plus d’un demi-siècle après. À Rome, les sénateurs éloignaient l’ambitieux Jules César en lui enjoignant de conquérir les territoires celtes compris entre les Pyrénées et le Rhin, ce qu’on appela la « Gaule chevelue » parce que plus boisée que la Gaule méditerranéenne. Avant même d’arriver en Gaule Narbonnaise, une vieille province romaine, Jules César fut sollicité par les Éduens, une tribu de la Gaule chevelue, pour intervenir contre les Helvètes, d’autres Gaulois qui avaient entrepris d’émigrer vers la Saintonge. Nous voyons que les problèmes liés aux migrants ne datent pas de maintenant.
Tandis que vous dansez sous le gui, sachez encore qu’il y a précisément cinq siècles, en 1518, une étrange épidémie de danse de Saint Guy s’abattit sur plusieurs dizaines d’habitants de Strasbourg faisant partie alors du Saint Empire romain germanique. Cette soudaine transe collective qui s’acheva par des morts d’épuisement, aurait été causée, selon certaines études, par des conditions de vie difficiles, hivers polaires, étés caniculaires, tempêtes et famines : danse du désespoir en somme dû à un sentiment de fin du monde. Je croise les doigts pour que notre président Jupiter Macron nous épargne pareille hystérie.
Tentons d’être optimiste, cueillons tous les petits bonheurs qui s’offriront à nous ! Bonne année 2018 !

Publié dans:Almanach |on 1 janvier, 2018 |1 Commentaire »

Heureuse année et bonne route 2017

Les beaux yeux de Michèle Morgan se sont fermés quelques jours avant que ne s’ouvre l’année 2017. Pour l’éternité, ils éclairent l’âge d’or du cinéma français dans la scène mythique avec Jean Gabin du film de Marcel Carné Le quai des brumes (1938) adapté du roman éponyme de Pierre Mac Orlan publié en 1927, il y a quatre-vingt-dix ans.
En forme d’hommage, je vous livre cette anecdote dont je fus témoin dans un cinéma des Champs-Élysées, au milieu des années 1970 : quelques minutes avant le début de la séance, l’actrice s’assit discrètement au milieu de la salle, en compagnie de son mari Gérard Oury. C’est alors qu’une large partie du public qui l’avait reconnue l’applaudit respectueusement. Elle se leva pour l’en remercier d’un pudique signe de la main et de son doux sourire. Placé juste dans la rangée derrière elle, je dus penser tout bas … « vous avez de beaux yeux, vous savez », car on ne tutoyait pas cette grande dame. D’ailleurs, tendez bien l’oreille, dans la fameuse séquence culte dialoguée par Prévert, elle susurrait à Gabin : « Embrassez-moi ! »
Vous êtes-vous déjà posé la question de savoir à quand remonte notre tradition de la carte de vœux ?
L’usage des étrennes nous vient des Romains qui avaient coutume de se rendre dans un bois sacré dédié à Strenia, déesse de la santé, et d’y couper des tiges de verveine qu’ils offraient ensuite à l’empereur pour « le bon augure de la nouvelle année ». On étendit la tradition à des personnalités importantes de la ville quoique moins impériales.
Les cartes de vœux, plus précisément les cartes de visite, agrémentées de quelques mots de politesse à destination de personnes avec lesquelles on avait fait commerce d’amitié ou d’affaires, durant l’année, nous sont arrivées, il y a fort longtemps, d’Extrême-Orient. Les Asiatiques envoyaient, en début d’année, des feuilles de riz, de plus ou moins grande taille selon la notoriété du destinataire, sur lesquelles étaient mentionnés, avec différentes nuances de couleurs, le nom et la qualité de l’expéditeur.
Autrefois, l’expédition des cartes de vœux dans la province allemande du Wurtemberg était le prétexte à une pittoresque coutume : pendant l’après-midi du premier de l’An, se tenait sur une place publique, une sorte de bourse aux cartes de visite. Les domestiques des « bonnes maisons » faisaient la criée des adresses de leurs maîtres et, à chaque nom proclamé, les cartes s’empilaient dans des paniers disposés à cet effet. Nul besoin de facteur !
À l’époque de la Convention (1792-1795), un certain François-Yves Raingeard de la Bletterie (futur député de Loire-Inférieure en 1799) s’indigna de la futilité de la pratique de la carte de vœux : « Citoyens, assez d’hypocrisie ! Tout le monde sait que le Jour de l’An est un jour de fausses démonstrations, de frivoles cliquetis de joues, de fatigantes et avilissantes courbettes… » (pas faux ! n.d.l.r). Le lendemain, la presse fit écho de ses déclarations et le jour de l’an fut officiellement banni. Jusqu’en 1797, on procéda à une véritable chasse aux sorcières en ouvrant systématiquement les courriers envoyés début janvier pour vérifier qu’ils ne contenaient pas de vœux. La Terreur décréta même que toute personne bravant cet interdit risquait la peine de mort !
La carte de vœux telle que nous la connaissons est née au XIXe siècle en Angleterre avec l’apparition du premier timbre-poste en 1840 et l’invention de la lithographie qui permettait de reproduire des motifs de gui, de houx, de scènes de nativité ou de paysages enneigés. Ainsi, en 1843, le fonctionnaire Henry Cole créa la première carte de vœux en chargeant le peintre John Calcott Horsley de la conception artistique du projet.
En France, il était d’usage, dans la quinzaine suivant le nouvel An, de rendre visite à son entourage, famille, amis, collègues, supérieurs hiérarchiques, ou en leur absence, de déposer une carte « de visite » pour preuve de son passage.
Je fus témoin de ces traditions, notamment du temps où mes parents étaient encore de ce monde. Pour ma part, la période des vacances de Noël était mise à profit pour sacrifier à la fastidieuse (je l’avoue aujourd’hui) rédaction des cartes de vœux généralement illustrées. Il s’agissait d’abord d’écrire au brouillon la phrase personnalisée selon son destinataire, empreinte d’affection pour les membres de la famille, de respect pour mes maîtres et professeurs. Il n’était évidemment pas question de rédiger le même texte pour tout le monde, il fallait trouver le détail, la petite anecdote, la formule, le bon angle, qui interpelleraient son lecteur. J’appris que « souhaiter ses vœux » constituait un pléonasme ; on les présentait, les exprimait, les adressait, on en formait, en offrait, on souhaitait le meilleur, beaucoup de bonheur, de réussite.
Une fois validé par mes parents, je recopiais « au propre » mon travail, car c’en était un !
Pour ce qui concerne mon père et ma mère, la rédaction de leurs cartes s’opérait en deux temps selon le profil des destinataires. Ils adressaient leurs vœux en premier aux membres aînés de la famille et aux personnes dans une position hiérarchique supérieure, ils répondaient à ceux des autres, notamment à l’innombrable courrier envoyé par leurs élèves de l’époque et anciens.
Même au temps de leur retraite, plusieurs décennies plus tard, s’entassaient encore, chaque mois de janvier, dans leur boîte à lettres, ces témoignages de reconnaissance de leur admirable enseignement. C’était aussi l’occasion pour mes parents de suivre avec fierté l’évolution de carrière de leurs anciens élèves.
Vers la fin de sa vie, ma maman commandait des cartes illustrées au profit de l’UNICEF pour remplacer les austères cartes de visite à en-tête.
Je me souviens aussi, à une époque où je vivais au-delà des océans, des vœux pleins de tendresse de ma chère grand-mère. Modeste paysanne qui avait arrêté ses études à douze ans pour seconder ses parents aux travaux de la ferme, elle écrivait sur une feuille de papier brouillon avec une orthographe irréprochable. Je me retiens d’inaugurer l’année avec un couplet sur le déclin de l’Éducation nationale…
Aujourd’hui, avec l’avènement des technologies numériques, on présente « virtuellement » ses vœux par sms ou mail. En un clic et quelques émoticônes, on envoie une carte Dromadaire ou un tweet de moins de 140 caractères !
Plaignez-vous, chers lecteurs, je vous réserve un billet de mon blog pour entrer dans la nouvelle année. Et j’essaie de vous offrir une carte presque originale.
Je précise bien « presque » car j’ai souvent plaisir de m’approprier, avec l’aimable autorisation de son auteur, une œuvre picturale qui m’a interpellé au hasard des expositions auxquelles j’ai été invité au cours de l’année précédente.
Pour vous souhaiter cet an nouveau, j’aurais pu vous convier à suivre la « route fleurie qui conduit vers le bonheur » chère à Georges Guétary, Annie Cordy et mon compatriote normand Bourvil (et son inénarrable jeu de jambes). Cela ne m’aurait pas rajeuni, dire que mes parents m’y entraînèrent … en 1952, au théâtre de l’ABC ! Immense succès populaire, l’opérette y fut jouée pendant près de quatre ans.

(C’était) la vie de bohème
La vie sans façon
La vie de garçon
La vie de pata-patachon
C’est la vie que l’on aime
Quand on a vingt ans …

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Tout aussi vintage, on aurait pu partir avec Charles Trenet sur la Nationale 7, la route des vacances, au moins ça rimait avec 2017.
Mais un Anglais peut en cacher un autre : sur les traces de John Calcott Horsley en 1843, j’ai choisi finalement de vous emmener sur une petite route plate et droite de la plaine de Beauce dénichée par l’artiste anglais Philip Brooker dont j’ai évoqué ici récemment la remarquable exposition : http://encreviolette.unblog.fr/2016/10/15/les-gravures-anglaises-de-philip-brooker/

Philip Brooker la route RET2

d’après l’œuvre de Philip Brooker avec l’aimable autorisation de l’artiste

Philip Brooker la route RET

cliquer sur la vignette pour lire la carte en grande taille

Si l’on veut bien laisser aller son imagination, elle nous raconte plein d’histoires du passé et … à venir. D’abord, contrairement à ce que l’on pourrait penser au premier coup d’œil, le paysage est d’aujourd’hui et le cliché réalisé récemment. Une lueur à gauche, de la grisaille à droite, de la brume au centre, le temps est incertain.
Philip a volontairement vieilli, dégradé sa photographie en la jaunissant, l’écaillant, la souillant comme pour assurer la pérennité de ce chemin immuable, trait d’union des générations qui l’ont emprunté. Il l’a même ornée d’élégantes écritures tirées de carnets de ferme datant des années 1930 retrouvés dans une déchetterie.
Appartenaient-ils aux mangeux de terre décrits par l’illustre chansonnier poète beauceron Gaston Couté (1880-1911) ?

« Je r’pass’ tous les ans quasiment
Dans les mê’s parages
Et tous les ans j’trouv’ du chang’ment
De d’ssus mon passage
A tous les coups c’est pas l’mêm’ chien
Qui gueule à mes chausses ;
Et pis voyons, si je m’en souviens,
Voyons dans c’coin d’Beauce.
Y avait dans l’temps un bieau grand ch’min
-Cheminot, cheminot, chemine !-
A c’t’heur’ n’est pas plus grand qu’ma main …
Par où donc que j’chemin’rai d’main ? »

Quels roublards, ces paysans de Beauce qui agrandissaient subrepticement leurs champs : Z’ont semé du blé sur l’terrain / Qu’ils r’tir’nt à ma route…
Inévitablement, cette œuvre de Philip Brooker me renvoie aussi au sublime poème de Charles Péguy Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres. Qui sait si l’écrivain ne passa pas par cette route lors du pèlerinage qu’il accomplit à pied en 1912 à la saison des blés mûrs ; je vous en offre les premiers pas et vers :

« Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape
Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.
Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l’océan de notre immense peine.
Un sanglot rôde et court par-delà l’horizon.
À peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte d’appel.
L’épaisse église semble une basse maison.
Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.
Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce on fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.
Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite.
Nous allons devant nous, les mains le long des poches,
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours,
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.
Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.
Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois.
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,
Et toute leur séquelle et toute leur volaille
Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille
Ont appris ce que c’est que d’être familiers,
Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,
Vers un dernier carré le soir d’une bataille… »

Pour vous, j’irai cheminer un jour dans ces contrées.
Ces derniers temps, plus qu’à l’accoutumée, j’ai le sentiment fort désagréable de voir disparaître trop de figures familières qui peuplaient mon paysage.
En 2016, à titre personnel, deux amis chers d’esprit, deux compagnons de route, se sont arrêtés brutalement au bord du chemin. J’ai la faiblesse d’imaginer que ces hommes de conviction, de combat citoyen, ont fini par baisser la garde devant le spectacle de plus en plus affligeant et pitoyable renvoyé par notre société.
Il avait mon âge, le footballeur Johan Cruyff a emporté avec lui un peu de ma jeunesse sportive et de mes rêves. Surnommé le « hollandais volant », au sein de l’Ajax d’Amsterdam puis le F.C Barcelone, il révolutionna l’histoire de son sport comme avant lui Alfredo Di Stefano et le brésilien Pelé.

johan cruyff

En novembre, s’est envolé pour l’éternité le « Flying Frenchman » (le Français volant), ainsi la presse britannique avait surnommé René Vignal après l’extraordinaire prestation du gardien de l’équipe de France à Glasgow.
C’était une époque où il n’y avait pas encore la télévision à la maison. Je découvris les plongeons de ce fantastique joueur, entre kamikaze et showman, à travers les belles photographies sépia des magazines sportifs Miroir-Sprint et But&Club mais aussi quelques matches du onze national et de son club du Racing de Paris que mon père m’emmena voir à Colombes et dans le vieux Parc des Princes.
J’admirais ses tenues, des vrais « habits du dimanche » (presque logique puisque les matches se déroulaient l’après-midi en ce jour du seigneur !) avec ses casquettes, ses maillots ou plus exactement ses pull-overs à col roulé ou avec des chevrons. Comme c’était un temps où je croyais encore au Père Noël, j’avais commandé au monsieur à barbe blanche, une tenue complète de gardien de but pour être comme Vignal !
L’après-football fut moins glorieux et pour Antoine Blondin, jamais avare d’un bon mot, le Français volant était devenu un voleur français ! L’attachant footballeur connut la rédemption. Je l’ai évoquée dans un billet que j’avais consacré au stade de la ville de Béziers dont il était originaire : http://encreviolette.unblog.fr/2011/02/11/la-vieille-dame-de-beziers-ou-le-stade-des-sauclieres/

Vignal blog

Pour me permettre de glisser mon petit couplet vélocipédique, le grand champion suisse Ferdi Kubler a abandonné en vue de la banderole d’arrivée en 2017.
Celui que l’on surnommait l’’Aigle d’Adliswil, grand rival de l’autre K helvétique Hugo Koblet, était le doyen des vainqueurs du Tour de France encore en vie. Il épingla aussi à son palmarès, le championnat du monde sur route, Bordeaux-Paris et deux Liège-Bastogne-Liège.
Encore tout gamin, je garde surtout le souvenir de sa terrible défaillance, zigzaguant et hennissant (!) dans l’ascension du Mont Ventoux lors du Tour de France 1955. Des soupçons de dopage pesèrent évidemment sur le champion. Mon vénéré Antoine Blondin intitula sa chronique quotidienne du journal L’Équipe, de manière sibylline : « La victoire à Ventoux ».
Ferdi eut l’honneur que Roland Barthes brosse son portrait dans ses Mythologies : « Angulaire, dégingandé, sec et capricieux, Kubler participe au thème du galvanique. Son jump est parfois soupçonné d’artifîcialité (se drogue-t-il ?). Tragediante-comediante (tousse et boite seulement quand on le voit). En sa qualité de Suisse allemand, Kubler a le droit et le devoir de parler petit-nègre comme les Teutons de Balzac et les étrangers de la Comtesse de Ségur (« Ferdi malchanceux. Gem toujours derrière Ferdi. Ferdi peut pas partir »). »
Tout cela n’empêcha pas le sympathique Ferdi de vivre jusqu’à 97 ans ! Ferdi avait aussi sa place dans les souvenirs de Georges Pérec : « Je me souviens que le cycliste Ferdinand (Ferdi) Kübler portait ses lunettes de soleil (en mica avec un serre-tête élastique) au-dessus de la saignée du coude, ainsi que le faisaient généralement les champions de ski, alors que les cyclistes les relevaient sur leur front ou au-dessus de la visière de leur casquette ».

Kubler Tour 1950Tour  50 Kubler

La musique qui adoucit, paraît-il, les mœurs, a payé un lourd tribut en 2016. Le tendre Michel Delpech s’en est allé dès le lendemain de l’an neuf. Je lui avais alors consacré un billet, je ne soupçonnais pas qu’il fût si présent dans mon inconscient.
Le cancer a terrassé également Gianmaria Testa, chanteur poète italien engagé. Il aimait la France qui sut reconnaître son talent. Ancien chef de gare de Cuneo, il racontait sa région du Piémont, pays de montagne, de brouillard et de vin, glissant vers la plaine du Pô. D’étranges objets de rêve comme des paquebots de papier, montgolfières, avions à voiles, parsemaient ses chansons, construisant un univers poétique.
Comme nos voix ba da ba da da ba da ba da / Chantent tout bas ba da ba da da ba da ba da ou encore Quand on partait de bon matin, quand on partait sur les chemins à bicyclette, Pierre Barouh, l’auteur de ces inoubliables couplets célébrant l’amour, l’amitié, le bonheur, la légèreté, la liberté, s’est fait la belle quelques heures avant de basculer dans l’an nouveau.

http://www.dailymotion.com/video/xtz9hs

Avec les disparitions de David Bowie, Prince, Leonard Cohen et, cette semaine, George Michael, la pop rock est orpheline. Je me console avec Bruce Springsteen : il me démontra qu’il restait toujours le Boss à 67 ans lors de ses deux concerts tonitruants (plus de trois heures sans entracte) à Bercy (rebaptisé, business oblige, Accor Hôtel Arena !). Ce 13 juillet, il réussit vite à chasser notre nœud à l’estomac, surmonter notre sourde crainte de … sait-on jamais, une icône du rock, un chanteur américain engagé dans toutes les luttes progressistes, en représentation sur le sol français, la veille de notre fête nationale, ça pouvait donner des idées à certains barbares …
Le terrorisme frappa, le lendemain, touristes et autochtones célébrant le 14 juillet sur la Promenade des Anglais à Nice. Que dire, en plus, de ces élus locaux qui, par médiocre stratégie politicienne, eurent vite fait de rejeter les responsabilités du drame sur les insuffisances et négligences du gouvernement, ce qui semble désormais fortement démenti par l’intraitable Médiapart ?
Faut-il se résigner à ce que chaque année nous apporte son lot d’actes lâches et barbares ? Un prêtre égorgé en banlieue rouennaise, un couple de gendarmes près de Mantes, pour nous cantonner bien sûr qu’à l’actualité hexagonale … Et nos gouvernants, médias et experts d’asséner, dans leurs éléments de langage quotidiens, que ce n’est sûrement pas fini !
Certains sages, je me range humblement derrière eux, affirment que, seul, l’éducation et la culture pourront nous aider à sortir progressivement de ce terrible cauchemar.
Il n’est pas que des mauvaises nouvelles. On assiste à une renaissance, à une quasi résurrection même, avec le retour du chanteur Renaud. Après sa longue descente aux enfers, il retrouve un semblant de voix et, surtout, sa tendre et nostalgique inspiration avec Les Mots :

« Écrire et faire vivre les mots
Sur la feuille et son blanc manteau,
Ça vous rend libre comme l’oiseau,
Ça vous libère de tous les mots,
Ça vous libère de tous les maux.

C’est un don du ciel une grâce
Qui rend la vie moins dégueulasse
Qui vous assigne une place
Plus près des anges que des angoisses.

Poèmes, chansons, brûlots
Vous ouvrent des mondes plus beaux
Des horizons toujours nouveaux
Qui vous éloignent des troupeaux
Et il suffit de quelques mots
Pour toucher le cœur des marmots
Pour apaiser les sanglots
Quand votre vie part à vau-l’eau … »

Je ne peux que souscrire à ses vers. Je ressens parfois la même émotion à travers la rédaction de ce blog entamée il y a neuf ans. Votre fidélité m’encourage à poursuivre.
Dans La note bleue, son album posthume, Claude Nougaro chantait :

« Bonheur, tu nous fais souffrir
C’est contradictoire
Bonheur, tu nous fais souffrir
La peur que tu t’barres
Tu appartiens à ces choses volatiles
Comme les bouquets de roses, tu t’fanes vite
C’est à croire qu’on ne te mérite pas
Que l’homme n’est pas fait pour toi … »

Chers lecteurs, cueillez tous les petits instants et espaces de bonheur que vous croiserez sur la route 2017 !
Á propos, Philip Brooker intègre son œuvre dans une rubrique intitulée You reap just what you sow, traduisez : « Vous récoltez juste ce que vous avez semé ». Une sentence à méditer en cheminant !
C’est quand qu’on va où ? Maintenant sur la route de Philip Brooker avec Renaud bien sûr, mais aussi Péguy, Hugo, Rimbaud, Nougaro et l’académicien Michel Déon qui vient tout juste de rejoindre ses copains les « hussards » Antoine Blondin et Roger Nimier. Une chanson et un magnifique clip en forme d’hommage à l’écriture et à ceux qui lisent!

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Pour la beauté du geste mythique de Johan Cruyff (oui, quand même), une feinte consistant à faire mine de frapper le ballon avant de le pousser dans la direction inverse en le faisant passer derrière la jambe d’appui de l’intérieur du pied, je consens à céder la parole aux footeux dont un futur ex-président de la République fustigea dans un récent livre dévastateur un manque de musculation du cerveau chez certains. Aux micros que leur tendent les journalistes, à la sortie du terrain, ils confient dans leur jargon stéréotypé qu’il faut prendre les matches les uns après les autres. Prenons alors les années les unes après les autres, et pour commencer, la prochaine avec toutes ses incertitudes et échéances !
Bonne et heureuse année 2017 ! Et soyez encore là l’an prochain à la même date pour me lire !

Publié dans:Almanach |on 1 janvier, 2017 |3 Commentaires »

Un joyeux Noël 2016 avec la petite Espérance

Depuis la création de ce blog, je sacrifie à la tradition de Noël en choisissant des angles différents de traitement pour l’évoquer. Ainsi, j’ai raconté les Noëls de mon enfance, sans doute les plus beaux évidemment, les marchés en Alsace (celui de Berlin a été ignoblement endeuillé ces jours-ci), la sublime bûche au café (ou au chocolat) de la table familiale, j’ai puisé dans les chroniques irrévérencieuses et iconoclastes de Cavanna et Pierre Desproges, j’ai brocardé le maire Front National d’une commune de Lorraine qui avait mis en scène dans la crèche municipale un roi mage Balthazar de couleur blanche.
Étais-je rongé par l’aigreur évoquée en sous-titre ou « slogan » d’À l’encre violette, je ne trouvais pas l’énergie et la motivation pour poursuivre en ce sens cette année. Je redoutais peut-être la répétition, la banalité, un certain formalisme, qui sait.
Ou tout simplement, un manque d’inspiration jusqu’à ce que … je me réveille brutalement et m’insurge devant des images défilant en boucle sur la chaîne d’info BFM TV : des enfants hagards, à la main de leur maman, empruntant les « couloirs « et « corridors » spécialement aménagés dans les rues d’Alep-Est, pour fuir les sauvages bombardements des troupes du gouvernement syrien appuyées par la Russie.
Devant ces images poignantes, révoltantes, les larmes perlèrent au coin des paupières du sexagénaire de la vieille Europe que je suis, du fonctionnaire nanti que je fus (selon les dires de Raymond Barre ancien premier ministre du président Giscard d’Estaing et à l’époque éminent spécialiste universitaire de cette satanée Économie Politique qui fait bafouiller et même vaciller notre monde !).
Est-ce possible, est-ce normal, est-ce tout simplement humain que ces enfants, hauts de leurs cinq ou six ans, qui traversaient mon écran, n’aient connu de leur courte vie que les éclairs et le vacarme assourdissant des bombes, la vision de corps de victimes, parfois leurs parents, au milieu des décombres ?
En les observant, je revivais presque coupable mon enfance si heureuse, ces matins de Noël où, poussant la porte du salon, je découvrais au pied du sapin les cadeaux que le mystérieux monsieur à la barbe blanche avait déposés.
Ils ne sont pas à réclamer, comme notre descendance blasée, des IPhone, des casques Beat, des consoles de jeux dont la fiction est souvent inférieure à leur horrible réalité quotidienne.
N’est-il pas envisageable qu’une fois, au moins une fois, déjà une fois, la joie, un petit bonheur, une étincelle éclairent le visage de ces bambins, gamins, minots ? Que, même inconsciemment, ils ressentent un instant que la Vie vaut d’être vécue, qu’il y a un mot dans le dictionnaire qui s’appelle PAIX, qu’il y en a un autre qui s’appelle ESPÉRANCE ?
Voyez, ils sont raisonnables pour leurs cadeaux, ils ne nous demandent pas l’impossible, la mer (Méditerranée) à boire … encore qu’il apparaît souvent que ce le soit, à voir notre indifférence, notre ignorance, notre égoïsme !

Noêl à Alep Siné mensuel

Couverture de Siné mensuel de décembre 2016

Il est des chemins de traverse curieux. Allez savoir pourquoi, peut-être tout simplement parce que, (très) couche-tard du samedi soir, les allusions répétées de Yann Moix, chroniqueur cultivé de l’émission de Laurent Ruquier, ont fini par m’intriguer, je commençais à me plonger sérieusement dans l’œuvre de Charles Péguy.
Mort d’une balle en plein front, le 5 septembre 1914, au cours de la bataille de l’Ourcq, banni, du moins oublié, des programmes scolaires, l’écrivain mystique connaît, un siècle plus tard, un succès évident, parce que je cite, « il aide à penser à rebrousse-poil, à lutter contre les stéréotypes de la pensée toute faite, des idées paresseuses et des slogans creux » …, « parce qu’il devient une référence incontournable pour ceux qui veulent penser le monde moderne, le critiquer, l’améliorer, lui redonner le sens des boussoles ».
Rions un peu, c’est Noël quand même, les routiers Jean Yanne et Paul Mercey l’avaient peut-être déjà compris, à leur manière, à la fin de leur sketch désopilant :

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Je redeviens sérieux et grave. Je cite encore : « Il y a dans Péguy, s’il était pris au sérieux, enseigné, donné à lire à nos enfants, de quoi dynamiter ce que sont devenues les sciences humaines. Pour l’enseignement du français, il ferait exploser l’inflation des jargons et cette primauté de la glose et du détail et du commentaire sur le bel amour de l’Histoire et des œuvres littéraires. » Qu’attend-on alors ?
Dès sa jeunesse, Charles Péguy, pur produit de la IIIe République dont il fut un boursier plein de gratitude (c’est à lui qu’on attribue la paternité de l’expression des « hussards noirs » à l’usage des enseignants), s’aperçut que ce qu’il allait faire toute sa vie, il l’accomplirait avec les mots comme sa mère l’avait fait avec la paille pour rembourrer les chaises.
Comme cadeau de Noël, je vous offre un extrait d’un poème tiré de son recueil Le Porche du mystère de la deuxième vertu (1912) :

« Ce qui m’étonne, dit Dieu, c’est l’espérance
Et je n’en reviens pas.
Cette petite espérance qui n’a l’air de rien du tout.
Cette petite fille espérance.
Immortelle

Car mes trois vertus dit Dieu,
Les trois vertus, mes créatures,
Mes filles, mes enfants,
Sont elles-mêmes comme mes autres créatures,
De la race des hommes.
La Foi est une Épouse fidèle,
La Charité est une Mère,
Une mère ardente, pleine de cœur,
Ou une sœur aînée qui est comme une mère.
L’Espérance est une petite fille de rien du tout,
Qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière,
Qui joue encore avec le bonhomme Janvier
Avec ses petits sapins en bois d’Allemagne. Peints.
Et avec sa crèche pleine de paille que les bêtes ne mangent pas,
Puisqu’elles sont en bois.
C’est cette petite fille pourtant qui traversera les mondes.
C’est cette petite fille de rien du tout.
Elle seule, portant les autres, qui traversera les mondes révolus.
… Mais l’espérance ne va pas de soi
L’espérance ne
Va pas toute seule
Pour espérer, mon enfant
il faut être bien heureux,
il faut avoir obtenu,
reçu une grande grâce…

… La petite espérance s’avance entre ses deux grandes sœurs
et on ne prend seulement pas garde à elle.
L’Espérance voit ce qui n’est pas encore et qui sera.
Elle aime ce qui n’est pas encore et qui sera
Dans le futur du temps et de l’éternité.
Sur le chemin montant, sablonneux, malaisé.
Sur la route montante.
Traînée, pendue aux bras de ses deux grandes sœurs,
Qui la tiennent pas la main,
La petite espérance.
S’avance.
Et au milieu entre ses deux grandes sœurs elle a l’air de se laisser traîner.
Comme une enfant qui n’aurait pas la force de marcher.
Et qu’on traînerait sur cette route malgré elle.
Et en réalité c’est elle qui fait marcher les deux autres.
Et qui les traîne.
Et qui fait marcher tout le monde.
Et qui le traîne.
Car on ne travaille jamais que pour les enfants.
Et les deux grandes ne marchent que pour la petite. »

Péguy oppose en quelque sorte la foi qui s’appuie sur l’expérience du passé et l’espérance qui est une attente du nouveau comme l’enfant qui attend fébrilement ses cadeaux de Noël.
Il choisit pour personnaliser l’Espérance une petite fille, née à Noël, qui joue avec une crèche en bois et le bonhomme Janvier.
« Janvier, 45 rue Poliveau, je veux 3 000 francs », voyez j’arrive à sourire (c’est quand même jour de Noël !) en pastichant le dialogue culte entre Jean Gabin et Louis De Funès dans La traversée de Paris. Un peu de respect, Encre violette !
Pour justifier son choix, l’écrivain mystique dit (de la part de Dieu) que « les enfants sont plus (ses) créatures que les hommes. Ils n’ont pas encore été défaits par la vie de la terre ».
Ne peut-on pas trouver la « petite fille de rien du tout » parmi les enfants d’Alep, eux qui n’ont connu de leur vie sur terre que haine, guerre et barbarie ?
La petite Espérance chère à Péguy encourage les adultes à agir. Comblons-la de toutes nos douces attentions en ce jour de Noël !

Charlie Hebdo AlepCharlie Hebdo 21 decembre 2016

dessins tirés de Charlie-Hebdo du 21 décembre 2016

À propos de crèche, on n’a pas entendu parler, cette année, de « blanchiment » de mage, en l’occurrence Balthazar, comme on en a connu, par ignorance ou par provocation, dans un passé récent.
C’est dans l’Évangile selon Matthieu qu’est raconté l’épisode des visiteurs d’Orient guidés par une étoile pour se prosterner devant Jésus qui venait de naître et lui offrir comme présents, l’or, l’encens et la myrrhe. On n’y parlait pas de mages et encore moins de rois.
C’est vers le VIe siècle qu’apparurent les noms de Gaspard, Melchior et Balthazar. Et c’est beaucoup plus tard qu’on leur attribua une provenance géographique au gré des découvertes, l’Europe pour Melchior, l’Asie pour Gaspard et l’Afrique pour Balthazar.
La légende veut que Saint François d’Assise créa, à Greccio, petit village italien de la province du Latium, la première crèche vivante, la nuit de Noël 1223. En réalité, la Nativité était déjà jouée depuis plusieurs siècles dans les églises ou sur leur parvis.
Balthazar, le roi mage qui offre la myrrhe (utilisée comme baume anti-infectieux et symbolisant l’humanité de Jésus) serait venu des chaînes mongoliques, aux confins de la Perse. Il est traditionnellement représenté depuis le 15e siècle dans l’art comme un Africain.
Auparavant, les rois mages étaient peu différenciés et leur aspect plutôt associé aux âges de la vie.
Il semble donc que la négritude de Balthazar ne fut pas une chose acquise d’emblée et que ce cher roi mage ait bronzé au fil des siècles sans qu’on puisse incriminer pour autant le réchauffement climatique.
Ainsi, au musée des Beaux-Arts de Dijon (j’avais évoqué dans un ancien billet, ses émouvants « pleurants de Jean sans Peur »), lors d’une récente restauration de L’adoration des Mages, l’œuvre de Biagio d’Antonio, un peintre de l’école florentine de la seconde moitié du XVe siècle, les experts ont constaté à l’examen des « repeints » dans des zones usées du tableau que le roi mage noir était sans doute blanc à l’origine et ont choisi d’enlever ce repeint.
Voilà comment dans la ville de François Rebsamen, maire et ancien ministre socialiste, un roi mage blanc transformé en roi mage noir est redevenu blanc. Comme quoi, la couleur politique d’une commune et celle de Balthazar n’ont pas de rapport …!

Balthazar blog 2Balthazar blog 3

Plutôt qu’un selfie (!), je vous offre une photographie des personnages de la Nativité surpris, ce qui n’est pas le moindre paradoxe de notre société de consommation, dans la galerie d’un centre commercial proche de chez moi.
C’était quelques jours avant Noël, il ne manquait que … la petite Espérance !
Joyeux Noël !

Publié dans:Almanach |on 22 décembre, 2016 |Pas de commentaires »

Le 13 novembre 2016 avec Leonard Cohen

Un an après la série effroyable d’attentats qui avait meurtri Paris, le chanteur Sting a inauguré la réouverture de la salle du Bataclan avec un concert dédié aux victimes.
Que pourrais-je ajouter à ce que j’avais écrit ici alors :
http://encreviolette.unblog.fr/2015/12/17/et-vous-comment-ca-va-depuis-le-13-novembre/
Je n’ai rien oublié. Aujourd’hui, j’allumerai une bougie à ma fenêtre à la mémoire des 130 victimes des attaques terroristes au Stade de France, aux terrasses de café et au Bataclan.

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La triste actualité s’invite ici en provenance de l’Amérique du Nord : non pas les affligeantes élections présidentielles des Etats-Unis (les futures nôtres ne valent guère mieux !) mais avec la disparition du chanteur poète canadien à l’émouvante voix grave Leonard Cohen.

LeonardCohen

Il éclaira ma jeunesse avec, notamment, son adaptation de La Complainte du Partisan :

« … Les Allemands étaient chez moi
Ils m’ont dit :’résigne-toi »,
Mais je n’ai pas peur ;
J’ai repris mon âme.
j’ai changé cent fois de nom,
J’ai perdu femmes et enfants
Mais j’ai tant d’amis ;
J’ai la France entière… »

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Ces dernières années, il avait publié deux magnifiques albums aux titres si remplis de sens : Old Ideas et Popular Problems.
Leonard confiait alors qu’en « vieillissant, il semble que la plupart des cellules grises associées à l’angoisse auraient tendance à disparaître. On a toujours à apprendre. On ne vient jamais à bout de sa propre stupidité et incompétence. Les occasions de s’humilier sont infinies. Je me confronte perpétuellement à la plus intense des autocritiques. »
Léonard nous quitte trois semaines après la sortie de ce qui constitue désormais son ultime album : You want it darker.
Dans la lugubre chanson éponyme, il eut l’élégance de prévenir avant de partir :

« Je suis prêt mon Seigneur
Magnifié, sanctifié, soit ton saint nom
Vilipendé, crucifié, dans la constitution humaine
Un million de cierges qui brûlent pour une aide qui n’est jamais venue
Tu le veux plus sombre
Nous éteignons la flamme »

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Publié dans:Almanach |on 13 novembre, 2016 |Pas de commentaires »

« Opération Primevère », vive le Printemps 2016 !

J’ai l’habitude de célébrer ici l’arrivée du printemps. Cette année, au-delà de la tradition, c’est une thérapie : faire le deuil des effroyables attentats, d’une disparition cruelle, enfouir les feuilles noires du livre de la vie et savourer la renaissance de la nature, à travers notamment l’une des premières fleurs écloses.

« Primevère, après le grand sommeil,
Le soleil grand ouvert,
Primevère, la vie sur une tige
Fait la bise à l’hiver,
Dans le repli d’une corolle,
Dans la cambrure d’un pétale … »

Les trémolos de la voix de Serge Reggiani, magnifique interprète, embellissent cette chanson, teintée de nostalgie et d’espérance, écrite par Claude Lemesle, un de ses paroliers préférés.

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Primevère, fleur baptisée d’après la locution latine primo vere, le « début du printemps », du printans comme on l’écrivait au XIIIe siècle, ce qui explique l’adjectif « printanier », pour attiser la polémique autour de la récente réforme de l’orthographe.
Dans la langue de Dante, le printemps al dente devient Primavera. Il a même donné son surnom à la prestigieuse classique cycliste Milan-San Remo, la première grande course de la saison, qui se dispute traditionnellement le troisième samedi de mars (voir billet http://encreviolette.unblog.fr/2014/09/18/la-primavera-en-ete-sur-la-route-de-milan-san remo/).
Je profite de cette digression transalpine pour signaler que, dans les années 1960, la firme automobile italienne Autobianchi sortit un modèle si révolutionnaire qu’elle le baptisa Primula, vous allez très bientôt comprendre pourquoi.
Au risque de casser l’ambiance, un Rital peut en cacher une autre. Non ho l’età n’était plus de mise. Dans notre jeunesse (elle a le même âge que moi, eh oui le temps passe), le temps d’une canzonetta facile, je vous le concède, de Cigliola Cinquetti, on s’imaginait amants de Vérone, sa ville natale.

« À la Primavera
Où tu m’avais dit « je t’aime »
À la Primavera
J’avais quinze ans à peine
La Primavera le printemps de ma vie en Italie »

Image de prévisualisation YouTube

Saut dans le passé, asseyons-nous maintenant avec le naturaliste suédois Carl von Linné (XVIIIe siècle) au bord d’un talus parsemé de primevères. Il les baptisa ainsi car elles étaient parmi les premières à fleurir, annonciatrices des beaux jours renaissants.
La Primevère ou Primula, est un genre de plantes herbacées de la famille des Primulacées. Il en existe plusieurs centaines d’espèces mais, à l’état sauvage, on en trouve trois variétés principales dans nos contrées qui sont les aïeules des primevères cultivées de nos jardins.

planche Primevères

La Primevère acaule, du moins par son appellation, est la Primevère commune ou Primula vulgaris. Fleur des talus et des prés, de couleur jaune pâle, pratiquement sans aucun parfum, elle se caractérise par son absence de tige. C’est celle aussi qui, modeste et toute fraîche de rosée, échappée de divers cultivars, m’accueille dans sa tenue blanche, rose ou violette, au pied de ma résidence

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La Primevère élevée ou Primula eliator, dite aussi Primevère des bois, de couleur jaune soufre, se penche consensuellement avec ses collègues du même côté en une ombelle unique au sommet d’une tige beaucoup plus longue. Son parfum n’est guère perceptible.

primula élevée elatior blog

Elle peut être facilement confondue par les non spécialistes avec la Primevère officinale ou Primevère vraie (Primula veris), la plus populaire de toutes, à laquelle on donne souvent le nom de coucou, peut-être parce que sa floraison salue la venue du printemps, mais aussi comme l’oiseau migrateur du même nom, au chant si particulier, dont le retour fin mars en Europe signe l’arrivée des beaux jours. Elle prospère dans les prairies. La fleur est également jaune mais libère par contre un parfum exquis.

primevère veris Linné

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Selon les régions, cette primevère officinale possède d’autres surnoms poétiques comme l’herbe de saint Pierre, l’herbe de saint Paul, primerole, coqueluchon, brayette, brérelle, clef de saint Pierre, la printanière, sans oublier les apaisantes (?) herbe à la paralysie et herbe à la migraine.
Lui était dévolu aussi au Moyen-Âge le drôle de nom de braies de cocu qui tiendrait son origine de la forme du long calice tubulaire de la fleur semblable au pantalon masculin de l’époque, cocu étant une variante dialectale du coucou mais aussi, peut-être un clin d’œil à l’oiseau éponyme qui dépose ses œufs dans le nid des autres.
De nombreuses légendes et croyances entourent cette fleur et expliquent ses diverses appellations. Ainsi, on raconte que saint Pierre, gardien des portes du paradis qui, presque logiquement, avait la tête dans les nuages, laissa tomber depuis les hauteurs célestes son trousseau de clés en or. Ainsi, poussa, à l’endroit de la chute, une grappe de fleurs de couleur jaune d’or.
Au XIIe siècle, l’abbesse Hildegarde de Bingen inscrivait dans son manuscrit Jardin de santé que le coucou était un remède efficace contre la mélancolie et la paralysie.
Chomel, médecin ordinaire de Louis XV, prétendait que cette primevère guérissait de la paralysie de la langue et du bégaiement.
Dans le Dictionnaire raisonné universel d’Histoire naturelle, publié au XVIIIe siècle, on relève que « cette plante, surtout la racine, avait quelque chose de somnifère, en ce qu’elle calme les vapeurs et qu’elle dissipe la migraine et les vertiges des filles mal réglées ; le suc des fleurs nettoie le visage et emporte les taches de la peau si l’on s’en sert de liniment. On tient dans les boutiques une eau distillée et une conserve de fleurs de primevère qui s’emploie avec succès dans l’apoplexie et la paralysie. »
De nos jours, il semble avéré que les rhizomes de la primevère vraie, ainsi qu’à un degré moindre ses feuilles et ses fleurs, possèdent des vertus expectorantes, justifiant ainsi son nom de primevère officinale.
Il est une variété de primevère, la Primula auricula, appelée communément oreille d’ours, un peu oubliée chez nous, qui fut très populaire chez nos voisins britanniques à partir des XVIIIe et XIXe siècles. Ces fleurs étaient même exposées dans des « théâtres » au fond peint en noir avec parfois des rideaux et miroirs.

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Benjamin Disraeli, Premier ministre britannique conservateur mais aussi romancier et dandy aux multiples conquêtes féminines, appréciait particulièrement les primevères. Lorsqu’il fit de la reine Victoria l’impératrice des Indes (1877), la souveraine le remercia en lui offrant un bouquet de primevères ainsi que, moins platoniquement, le titre de premier comte de Beaconsfield. Un an après sa mort, Victoria déposa sur sa tombe ses fleurs préférées, des « primroses », ainsi les primevères sont appelées dans la langue de Shakespeare. En son souvenir, le 19 avril est devenu le jour de la primevère chez nos « amis » britanniques. « Disraeli a traversé le siècle en Majesté » comme témoigna l’un de ses successeurs au 10 Downing Street.
La fleur fétiche donna, peu après, son nom à la Primrose League, la Ligue de la Primevère, très influente organisation satellite du parti conservateur fondée en 1883 par Randolph Churchill, le père de Winston. On ne vit alors que primevères partout, aux boutonnières des hommes, sur les chapeaux et les robes des femmes. Comme la Ligue avait un but électoral, tout Londres savait à quoi s’en tenir sur les sympathies conservatrices de chacun.

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insignes de la Primrose League

Le poète quasi contemporain William Wordsworth dont vous apprîtes peut-être en cours d’anglais au collège la fameuse ode aux jonquilles, The Daffodils, était également sensible aux petites fleurs printanières. Toujours aussi romantique, dans ses Lignes écrites au début du printemps, il n’oublie pas les primroses qui, selon les traductions, sont primevères, coucous ou encore onagres autrement nommées primevères du soir.

« J’entendais mille voix mêlées,
A demi couché dans un bois
Dans cette humeur où des pensées
De bonheur font naître l’effroi.

La Nature à son bel ouvrage
Liait l’âme qui coule en moi;
Et mon cœur déplorait l’ouvrage
De ce que l’homme à fait de soi,

Les pervenches sous la ramure
Couraient parmi les primevères;
Oh oui, chaque fleur, j’en suis sûr,
Aime l’air qui désaltère.

Les oiseaux jouaient, sautillant,
Leurs pensées je ne saurais dire : -
Mais dans leur moindre mouvement
Passait un frisson de plaisir.

Les branches ouvraient à la brise
Leurs bourgeons pour mieux la saisir,
Et je dois croire, quoi qu’on dise,
Qu’il y avait là du plaisir.

Si le ciel me donne le gage
Que la Nature à fait ce choix,
Ai-je tort de pleurer l’ouvrage
De ce que l’homme a fait de soi ? »

La beauté et la pureté de la nature contrastent avec ce que l’homme fait de sa vie (pas terrible en ce moment !). Le poème, écrit en temps de guerre, retrouve une forte résonance dans notre actualité si pesante.
D’une manière plus légère, au sens littéral du terme, les primevères sont des belles à croquer, en particulier la Primevère officinale. « Des fleurs que je suce, que je croque comme des friandises. Les feuilles frites sont les plus belles et les meilleures chips » affirme le grand chef étoilé, le cuisinier poète Michel Bras dans son magnifique ouvrage (Le Livre de Michel Bras, éditions du Rouergue), bien plus qu’un livre de recettes, une ode à son « pays » le plateau d’Aubrac où la nature vit encore en liberté.
Pour avoir réalisé un film sur une classe de patrimoine culinaire dans son buron futuriste en surplomb du village de Laguiole en Aveyron, j’eus le bonheur de savourer sa « brassée » de primulacées dont voici une recette :
- Prélever 50 g de corolles de primevères
– Réunir dans le bol d’un mixeur les corolles et un jaune d’œuf
– Mixer en ajoutant progressivement l’huile d’arachide et l’huile d’olive
– Assaisonner de sel
– Citronner légèrement. Ajuster éventuellement l’épaisseur.
– Réserver
Michel Bras sert ce coulis avec un blanc de poulet étuvé dans son jus, des jeunes radis et des feuilles et fleurs de primevères en décor. Total régal !

gargouillou-michel-bras blog

William Wordsworth sacrifiait-il au traditionnel five o’clock avec un thé de fleurs de primevère officinale ? 50 grammes de fleurs sèches pour un litre d’eau bouillante puis consommez glacé !
Des fleurs fraîches dans un litre d’eau, du jus de citron et du sucre cristallisé, on secoue doucement, on laisse reposer 24 heures en plein soleil, on filtre, on conserve au frigo et il paraît que l’on obtient une limonade de fleurs de primevères tonique et délicieuse.
Plaisir des papilles, plaisir des yeux, les primevères s’invitent parfois modestement dans des tableaux de maîtres comme cette nature morte de Paul Cézanne :

Primevères Cézanne blog

À l’instar des peintres hollandais qui mélangeaient les saisons dans leurs natures mortes, Cézanne, avec le pot de primevères et les pommes, entremêlent le printemps et l’automne.
Artiste britannique de l’époque victorienne, John Atkinson Grimshaw nous offre une jolie composition de l’éclosion du printemps avec les œufs dans le nid, une touffe de primevères et une fleur de poirier.

John Atkinson Grimshaw blog

Cette année, plus que jamais, je ne veux pas avoir froid, je veux que le printemps soit un printemps qui a raison, pour reprendre le poème de Paul Éluard merveilleusement mis en musique par Barbara.

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« Il y a, sur la plage, quelques flaques d’eau.
Il y a, dans les bois, des arbres fous d’oiseaux.
La neige fond dans la montagne.
Les branches des pommiers brillent de tant de fleurs
Que le pâle soleil recule.

C’est par un soir d’hiver,
Dans un monde très dur,
Que tu vis ce printemps,
Près de moi, l’innocente.

Il n’y a pas de nuit pour nous.
Rien de ce qui périt, n’a de prise sur moi
Mais je ne veux pas avoir froid.

Notre printemps est un printemps qui a raison. »

Ce poème Printemps figurait dans le recueil Le Phénix qu’écrivit le poète surréaliste en 1951. Éluard y célébrait l’amour qui renaît des cendres du désespoir comme l’oiseau fabuleux symbolise la résurrection après la mort. Il le dédia à sa dernière épouse Dominique avant de mourir, en 1952, un an après leur mariage.

eluard_dali blog

Paul Éluard par Dali

Dans ce recueil, il lui écrivait une fervente déclaration d’amour en forme d’action de grâce.

« Je t’aime pour toutes les femmes que je n’ai pas connues
Je t’aime pour tous les temps où je n’ai pas vécu
Pour l’odeur du grand large et l’odeur du pain chaud
Pour la neige qui fond pour les premières fleurs
Pour les animaux purs que l’homme n’effraie pas
Je t’aime pour aimer
Je t’aime pour toutes les femmes que je n’aime pas

Qui me reflète sinon toi-même je me vois si peu
Sans toi je ne vois rien qu’une étendue déserte
Entre autrefois et aujourd’hui
Il y a eu toutes ces morts que j’ai franchies sur de la paille
Je n’ai pas pu percer le mur de mon miroir
Il m’a fallu apprendre mot par mot la vie
Comme on oublie

Je t’aime pour ta sagesse qui n’est pas la mienne
Pour la santé
Je t’aime contre tout ce qui n’est qu’illusion
Pour ce cœur immortel que je ne détiens pas
Tu crois être le doute et tu n’es que raison
Tu es le grand soleil qui me monte à la tête
Quand je suis sûr de moi. »

Poète engagé, résistant, dans son poème Courage extrait du recueil Au rendez-vous allemand, Éluard évoquait la détresse physique et morale de Paris occupé en 1944.

« Paris a froid Paris a faim
Paris ne mange plus de marrons dans la rue
Paris a mis de vieux vêtements de vieille
Paris dort tout debout sans air dans le métro
Plus de malheur encore est imposé aux pauvres
Et la sagesse et la folie
De Paris malheureux
C’est l’air pur c’est le feu
C’est la beauté c’est la bonté
De ses travailleurs affamés
Ne crie pas au secours Paris
Tu es vivant d’une vie sans égale
Et derrière la nudité
De ta pâleur de ta maigreur
Tout ce qui est humain se révèle en tes yeux
Paris ma belle ville
Fine comme une aiguille forte comme une épée
Ingénue et savante
Tu ne supportes pas l’injustice
Pour toi c’est le seul désordre
Tu vas te libérer Paris
Paris tremblant comme une étoile
Notre espoir survivant
Tu vas te libérer de la fatigue et de la boue
Frères ayons du courage
Nous qui ne sommes pas casqués
Ni bottés ni gantés ni bien élevés
Un rayon s’allume en nos veines
Notre lumière nous revient
Les meilleurs d’entre nous sont morts pour nous
Et voici que leur sang retrouve notre cœur
Et c’est de nouveau le matin un matin de Paris
La pointe de la délivrance
L’espace du printemps naissant
La force idiote a le dessous
Ces esclaves nos ennemis
S’ils ont compris
S’ils sont capables de comprendre
Vont se lever. »

Comment ne pas rapprocher ce poème des tragiques événements que Paris a connus au cours de l’année 2015 ? C’est toute la force et la grandeur du génie littéraire de porter un message universel au-delà du contexte particulier dans lequel le poème cruellement actuel fut écrit.
Vive ce printemps 2016 ! Je veux qu’il ait raison !

PS Quelques heures après la parution de ce billet, Arnaud Démare a gagné la Primavera. C’est le premier coureur français depuis 1995 qui remporte ce monument du cyclisme qu’est la classique Milan-San Remo. À observer la photo, il semble en être surpris lui-même. Clin d’œil futile d’un printemps qui veut avoir raison et qui « démare » bien !

Arnaud Demare Milan San Remo blog

Bonne et heureuse année 2016

CharlieHebdo année 2016

Charlie-Hebdo du 30 décembre 2015

Les années se suivent et … !
Il y a trois-cent-soixante-cinq jours, je vous avais souhaité, ici même, une heureuse année « à tout berzingue » !

Année 2015blog

J’avais reçu alors un mail de mon frère qui, outre la virtuosité du photographe, mentionnait à quelle occasion, ce vieux cliché tiré d’archives vélocipédiques avait été réalisé.
Curieusement, six semaines plus tard, il assistait à côté de moi, sur les gradins du vélodrome nouvellement construit à proximité de mon domicile, aux championnats du monde de cyclisme sur piste, sans que nous puissions cependant, heureusement pour les surnommés « aristocrates du sprint », figer pour l’éternité pareille cabriole. Deux semaines passèrent encore avant qu’il prît connaissance du mal qui allait l’emporter à l’automne.
« … Et tant pis si ça casse » ! J’ignorais que mon encouragement à croquer la vie à pleines dents possèderait cette signification aussi affreusement prémonitoire.
Au-delà de cette douloureuse épreuve personnelle à laquelle beaucoup d’entre nous, d’une manière ou d’une autre, sommes confrontés au cours de notre existence, l’année écoulée fut émaillée d’effroyables tragédies qui ont ébranlé notre douce France.
Il n’y avait pas une semaine que l’on s’était embrassé sous le gui, deux barbares assassinèrent, au nom d’un soi-disant prophète blasphémé, la liberté d’expression et la majorité de l’équipe de journalistes et dessinateurs de Charlie-Hebdo. Je perdis en la circonstance quelques compagnons d’esprit (voir billet du 23 décembre 2010) de longue date. Deux jours plus tard, une autre attaque terroriste visant une supérette Hyper Cacher de la porte de Vincennes faisait quatre morts.
Dans un immense élan de compassion, trop unanime pour être complètement sincère et véritablement durable, chacun se découvrit Charlie. Au fil des mois, l’embellie solidaire se dissipa, même au sein du journal satirique démantelé, des fêlures apparurent. Beaucoup des belles promesses et déclarations, pour faire que pareille tragédie ne se renouvelle pas, s’envolèrent avant les vacances estivales. Si nous savons faire naître dans l’instant de poignantes et revigorantes manifestations d’émotion, nous possédons aussi une dérangeante capacité à digérer ces dramatiques événements et à les ranger sinon dans les oubliettes, du moins dans les archives des actualités.
Le 13 novembre, d’autres barbares de la même engeance ont profité de nouveau de nos insouciances et de nos insuffisances (du moins celles de nos gouvernants) pour frapper encore plus ignominieusement en dirigeant, cette fois, leurs balles, vers des cibles anonymes rassemblées pour écouter un concert de rock ou tout simplement boire un verre à la terrasse d’un café. Dans notre désir de vouloir absolument conceptualiser, on affirme qu’ils attaquaient notre art de vivre ; c’est leur accorder un soupçon d’intelligence et d’humanité qu’ils ne possèdent pas.
Après avoir été Charlie, chacun devint Paris … !
Dans l’actualité que relayèrent tristement les médias, il y a eu également l’exode massif des migrants et réfugiés vers l’Europe, le flux migratoire le plus élevé depuis la Seconde guerre mondiale. Des centaines de milliers sont arrivés par la Méditerranée dans des conditions dramatiques. Près de 4 000 ont péri lors des traversées. La photographie d’un bambin syrien mort sur une plage de Turquie a ému et révolté le monde entier. « L’Humanité échouée ! »
Dans le zapping convulsif de l’actualité, se souvient-on encore du terrible crash de l’Airbus de la compagnie Germanwings dans les Alpes de Haute-Provence provoqué par un copilote déséquilibré qui avait choisi pour se suicider un scénario de film d’horreur qui sera, sans doute, adapté au cinéma dans quelques années ?
On se rappelle mieux, phénomène people oblige, l’accident d’hélicoptère, lors d’un tournage d’une émission de téléréalité en Argentine, qui coûta la vie, notamment, à Florence Arthaud, la « petite fiancée de l’Atlantique ».
J’ai envie d’ajouter à ce sombre tableau, bien que cela relève d’une rubrique nécrologique plus classique, les disparitions de deux poètes Guy Béart et Leny Escudero. L’eau vive s’est tarie, l’amourette s’est envolée. Ces deux énormes succès fétiches, ancrés à jamais dans la mémoire collective, font de l’ombre aux nombreuses chansons poétiques ou engagées de leurs auteurs. Permettez que je leur préfère « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté » clamé par Guy, et la chanson de Leny à son père, « Vivre pour des idées » (voir billet du 14 mars 2012) :

« Il m’a serré contre lui
« J’ai honte tu sais mon petit
Je me demandais cette guerre
Pour quelle raison j’irais la faire ?
Mais maintenant je puis le dire
Pour que tu saches lire et écrire »
J’aurais voulu le retenir
Alors mon père m’a dit : « Mourir
Pour des idées, ça n’est qu’un accident. »
Je sais lire et écrire
Et mon père est vivant. »

Je fus aussi peiné par le décès du cinéaste combattant René Vautier dont le film le plus connu Avoir vingt ans dans les Aurès obtint le prix international de la critique du festival de Cannes 1972. On sait moins que ce militant du Parti Communiste Français réalisa en 1950, Afrique 50, un film de commande de la Ligue de l’enseignement destiné à mettre en valeur la mission éducative de la France dans ses colonies. Une fois sur place, il préféra témoigner d’une réalité non commandée ; de ce fait, ce qui devint le premier film anticolonialiste français sera interdit pendant plus de quarante ans.
Je retiendrai encore Á propos de … l’autre détail (1984), son documentaire monté à partir de témoignages de personnes ayant vécu la torture comme l’historien Pierre Vidal-Naquet, la déportée Germaine Tillon et l’Algérien Hadj Boukhalfa torturé par l’officier parachutiste père d’une certaine Marine.
Je vous promettais une année 2015 « du feu de dieu », mes vœux apparaissent aujourd’hui dérisoires et vains, encore que l’expression soit ambivalente et puisse signifier l’agrément de Dieu comme la colère divine.
Dans notre époque de communication formatée, les politiciens bavards et maladroits ne cessent d’être surpris les doigts englués dans la confiture sémantique sur les plateaux de télévision et les réseaux sociaux.
Je chasse mes noires pensées, le temps de partager avec vous un verre de vin rosé gouleyant et trinquer à l’année nouvelle.

Bonne année 2016 blog

L’idée m’est venue comme ça, futilement, dans un rayon d’une supérette, en observant d’un peu plus près l’étiquette d’une bouteille.
Explication de texte : l’esquisse du petit village blotti dans les vignes symbolise notre Douce France, meurtrie cette année, telle que la fredonnait Charles Trenet à l’aube d’autres heures très sombres :

« Douce France
Cher pays de mon enfance
Bercée de tendre insouciance
Je t´ai gardée dans mon cœur!
Mon village au clocher aux maisons sages
Où les enfants de mon âge
Ont partagé mon bonheur
Oui je t´aime … »

Il reprit le même thème dans Que reste-t-il de nos amours ?, une chanson qui ne cesse de m’émouvoir quand je l’entends :

« Un petit village, un vieux clocher
Un paysage si bien caché
Et dans un nuage le cher visage
De mon passé … »

Le vin du pays d’Oc s’accorde aux refrains d’un troubadour de Narbonne. Au fait, vous êtes-vous rendu compte que la toute nouvelle région d’Occitanie de Toulouse à Montpellier rassemble désormais trois hôtes éminents du panthéon de la chanson française : Georges Brassens, Charles Trenet et Claude Nougaro ?
Je tente de me satisfaire comme je peux d’un découpage arbitraire à des fins électoralistes que la journaliste Natacha Polony pourfend joliment dans son récent livre Nous sommes la France :
« Dans le « legs de souvenirs » de tout Français, il y a la beauté des paysages, et l’histoire qui les a façonnés. Voilà bien pourquoi une réforme territoriale intelligente eût pris en compte la mémoire des anciennes provinces pour donner un sens à ce découpage. Parce qu’il y a dans ce pays des frontières invisibles, perceptibles par celui qui comprend ce qui l’entoure : entre la tuile plate et la tuile ronde, entre la langue d’oïl et la langue d’oc, entre le beurre et l’huile d’olive, entre le granit breton, le blanc tuffeau de la Loire, les pierres volcaniques d’Auvergne et la brique rouge du Nord. Et puis, il y a les marques de la rébellion cathare, le souvenir des siècles d’occupation anglaise en Aquitaine, les restes d’Italie dans les rues niçoises. » J’adhère à cette France.
J’ai donc trouvé à ce village quelque vertu emblématique comme la petite commune morvandelle de Sermages qui figurait en toile de fond d’une affiche électorale historique au temps de la force tranquille promise par François Mitterrand. Pour la petite histoire, et pour vous faire sourire un peu, Sermages, peu sensible à la communication de Jacques Séguéla ((à cause duquel j’ai raté ma vie, pour n’avoir pas possédé de montre Rolex à 50 ans, je n’en ai toujours pas d’ailleurs !), vota majoritairement Chirac et Sarkozy face à Jospin et Ségolène Royal aux élections présidentielles ultérieures !
À partir de là, il me suffisait d’apporter deux très légères corrections orthographiques à ce vin de terroir pour lui donner une autre résonance : L’héritage du Carillon, du nom du paisible bistrot, non loin du canal Saint-Martin, effroyablement visé le soir du 13 novembre (voir billet du 17 décembre 2015).
Bien évidemment, au-delà du seul bar du Carillon, c’est ma manière de rendre encore hommage et de penser à toutes les victimes décédées et blessées lors des attentats perpétrés en divers lieux de la capitale.
L’héritage, pour ne pas oublier d’abord, pour ne pas honteusement le dilapider ensuite et donner un sens à une mort qu’elles n’imaginaient pas, c’est, au-delà d’une laïcité à géométrie variable, de déchéances de nationalité, de « rafales » bombardiers, de services de renseignements parfois défaillants, enclencher le processus d’une réhabilitation et même d’une reconstruction d’une vraie école de la République. Condorcet misait sur l’intelligence pour élever les esprits. On en revient toujours au siècle des Lumières. Un exaltant, mais certes long, combat à mener, ne trouvez vous pas ?
Que mon cru occitan soit issu d’une agriculture biologique m’autorise quelques considérations sur la récente Cop21. Notre président tombant dans les bras de Laurent Fabius, ce même ministre ému jusqu’aux larmes, dois-je me réjouir aussi pleinement de l’accord soi-disant historique limitant l’augmentation des températures sous 1,5°C ? En sentirai-je quelque effet avant que je ne quitte notre planète en danger ? Quand je vois le lobby pétrolier parvenir à faire gommer dans le texte toute allusion à l’abandon des énergies fossiles … Au-delà d’un consensus international de façade, j’attendrai une mesure éminemment spectaculaire, même si elle doit restreindre sacrément nos habitudes de consommation, pour taire mes réflexes de rabat-joie.
Par exemple, il n’y a pas que BlaBlaCar pour nous détourner de notre dévotion aveugle à la Sainte Automobile. À l’horizon de l’Exposition universelle de Paris de 1900, le projet de Fulgence Bienvenue et Edmond Huet donna naissance à un réseau de chemin de fer métropolitain qui constitue encore le moyen de transport privilégié des Parisiens (hors les grèves !). Ne peut-on enfin envisager une politique de transport en commun cohérente et efficace, digne des technologies du vingt-unième siècle, qui viderait un peu les axes routiers ?
J’ai le droit de rêver en ce premier jour de 2016, non ?
Avant de me plonger dans l’année naissante, je me remémore un instant les réveillons de la saint Sylvestre de ma prime enfance. Rituellement, nous les fêtions à Rouen chez mon oncle que j’eus l’occasion d’évoquer dans le billet Mon Oncle … et mon oncle ! du 19 mai 2009. Il était l’adorable mari d’une sœur de ma maman, qu’une paralysie précoce clouait dans un fauteuil. Je garde le souvenir qu’aux douze coups de minuit d’un carillon cristallin (que je possède aujourd’hui), nous ouvrions les fenêtres pour entendre les cornes de brume des bateaux amarrés dans le port, avant de nous embrasser et nous souhaiter l’an neuf. Cela avait aussi pour conséquence de mettre un terme aux conversations politiciennes qui animaient souvent le repas. En une circonstance, j’avais réjoui l’assistance en déclamant de manière péremptoire, du haut de mes sept ou huit ans, un slogan que j’avais remarqué sur un panneau électoral : « Voter Lecanuet, c’est voter Bidault »!
Jean Lecanuet était alors député d’une Seine encore Inférieure (!). Il devint par la suite maire de Rouen et Garde des Sceaux sous la présidence de Giscard d’Estaing. Georges Bidault fut un homme politique important. Il succéda à Jean Moulin à la tête du Conseil national de la Résistance, fut président du Gouvernement provisoire de la République, ainsi que ministre et président du Conseil sous la IVe République. Par la suite, de manière moins heureuse, durant la guerre d’Algérie, constatant que le général de Gaulle s’orientait vers le retrait de la France, il s’en éloigna, se rallia aux extrémistes de l’OAS et constitua le comité exécutif, curieusement nommé, Conseil national de la Résistance, visant à défendre l’Algérie française.
Mon Dieu, que se passe-t-il parfois dans la tête des enfants ? Cela dit, les vieux relents de la colonisation sont toujours d’actualité.
Allez, pour vous chers lecteurs, je m’engage à vous distraire encore avec mes modestes billets à l’encre violette. Le compteur a franchi allègrement le cap du million de visites mais, plus que cette statistique, ce sont vos commentaires gratifiants, parfois des correspondances ou rencontres enrichissantes, qui m’encouragent à poursuivre. J’ai plaisir aussi à constater que les billets anciens sont encore régulièrement consultés.
Que joie, bonheur et santé soient, cette fois, au rendez-vous de l’année 2016 !

Publié dans:Almanach |on 1 janvier, 2016 |1 Commentaire »

Joyeux Noël 2015 !

Voilà, c’est Noël ! Je ne sais pas, vous, mais je ne le vis pas trop bien, cette année, avec tous les événements qui l’ont endeuillée. Il est difficile de regarder les yeux brillants des enfants au pied du sapin, sans que les miens se mouillent. Réaction sans doute culpabilisatrice : profitez-en, il y a tant de cadeaux empoisonnés que l’on vous offrira plus tard. Déjà, une nouvelle épidémie de grippe aviaire décime quelques élevages de volailles grasses du Sud-Ouest que je viens de rejoindre.

Charlie Hebdo Noel blog 2

De là à clamer haut et fort que le Père Noël n’existe pas comme l’a fait, il y a quelques jours, l’ancienne ministre Roselyne Bachelot, fière de sa sortie, sur un plateau de télévision à une heure de grande écoute … Il semblerait que quelques bambins plantés devant le petit écran, fondirent en larmes.
Je n’ouvrirai pas ici le débat sur la question de l’existence de l’homme à la barbe blanche dans l’esprit des tout jeunes enfants. De toute manière, ils subodorent de plus en plus vite la supercherie montée par les adultes. Nul besoin d’un camarade de classe qui se croit, comme la Roselyne, plus malin que les autres, mais avec tous les Pères Noël que l’on croise maintenant dans les rues et les centres commerciaux, sans compter Jean-Pierre Pernaud qui, au journal de 13 heures, nous propose le sempiternel reportage du départ de l’homme à la houppelande rouge dans son village de Laponie, les enfants gobent de moins en moins la légende. Et puis, on a installé des inserts dans les cheminées des vieilles maisons et, plutôt que dans la hotte, les colis sont acheminés par Amazon …
Alors, finalement, un peu de merveilleux, ce n’est pas si mal. Et puis, entre adultes, dit-on, la vérité, toute la vérité sur comment va le monde ? J’ai la légitime conviction qu’on nous a menti et laissé volontairement beaucoup de zones d’ombre sur les événements de novembre qu’il s’agisse de la vague d’attentats ou de la Cop21.
Bon, je cesse mon mauvais esprit, je ne voudrais pas que la bûche de Noël vous reste sur l’estomac. À propos, celle préparée dans la famille est toujours succulente (voir billet du 29 décembre 2008).

Charlie Hebdo Noel blog1

dessin de Riss (Charlie-Hebdo du 23 décembre 2015)

Cette année, je n’avais pas trop d’idées pour nourrir ce billet de Noël, alors, je revisite la coutume d’antan des conteurs. J’ai eu déjà l’occasion de l’évoquer dans un article sur l’écrivain cévenol Jean-Pierre Chabrol, j’avais plaisir dans ma jeunesse à regarder sur la seule chaîne de télévision en noir et blanc, à l’époque, l’émission Les Conteurs (vous en trouverez de nombreux extraits sur le site de l’INA).
J’étais toute ouïe devant ces aïeux qui racontaient leurs savoureuses histoires à la veillée. L’air de rien, c’est un peu ce que je mets en scène quand je filme les anciens de mon village ariégeois d’adoption (voir billets des 17 décembre 2012, 25 août 2013 et 3 septembre 2015).
Je vous ai donc choisi un sacré conte de Noël, un peu irrévérencieux comme l’était son auteur François Cavanna, écrivain et fondateur des journaux satiriques Hara-Kiri et Charlie Hebdo, au beau visage de patriarche.

Cavanna Noel 2015 blog

« C’est un conte de Noël, mais il peut aussi servir pour d’autres circonstances.
– Au fait, dit le roi Gaspard, pourquoi marchez-vous toujours en tête ?
– Qu’insinuez-vous ? dit le roi Melchior.
– Je n’insinue pas, je constate, et, ayant constaté, je pose une question afin de connaître le pourquoi des choses.
– C’est vrai ça, dit le roi Balthazar, pourquoi il est toujours devant, celui-là ?
– Je pourrais aussi vous demander pourquoi vous êtes toujours derrière ? dit le roi Melchior, assez satisfait de sa réplique.
– Je suis toujours derrière, moi ? s’exclama le roi Balthazar. Tiens, c’est vrai, je suis derrière, constata-t-il aussitôt. Ça alors, je n’y avais pas pris garde.
– Vous n’avez pas répondu à ma question, dit le roi Gaspard.
– Puisque vous y tenez, dit le roi Melchior, c’est par la force des choses et la hiérarchie des dons. Il est convenu de dire : Melchior, Gaspard et Balthazar. Dire Balthazar, Melchior et Gaspard, par exemple, serait incongru.
– Je ne trouve pas ça incongru, moi, dit le roi Balthazar.
– Je vais vous faire comprendre, dit le roi Melchior. Savez-vous ce que je porte dans ce coffret très précieux que je tiens devant moi, de mes deux mains, à hauteur de poitrine ?
Le roi Gaspard et le roi Balthazar aimaient bien les devinettes. Ils se mirent à chercher très fort.
– Une poupée qui crie maman quand on lui marche sur le ventre, dit le roi Gaspard.
– Un p’tit chat à écorcher vivant, dit le roi Balthazar.
– Perdu ! dit le roi Melchior.
– Mais qu’est-ce que c’est alors ? dirent ensemble les deux rois, assez déçus il faut le dire.
– De l’or, dit le roi Melchior, en ouvrant le coffret.
L’or brillait comme seul l’or sait briller, c’est-à-dire comme une vulgaire lampe jaune.
– Celui qui porte l’or marche le premier, dit le roi Melchior, qui ne savait pas s’arrêter.
– Mon présent à moi est peut-être encore plus beau, dit le roi Gaspard, en ouvrant un modeste coffret de bois de cèdre qu’il tenait à deux mains devant lui. C’est ma femme la reine, qui l’a préparé. Vous ne savez pas ce que ça peut bien être.
Ce n’était pas de l’or, ça n’avait pas l’air très précieux à première vue.
– C’est de l’encens dit le roi Melchior. Ça sent bon, ça sent le bon dieu. C’est toujours utile dans un ménage, ajouta-t-il pour consoler le roi Gaspard, car il avait un bon fond, l’un dans l’autre.
– Et vous ? Vous n’offrez pas votre coffret ? demandèrent les deux rois au roi Balthazar ?
– Si j’ai bien compris, dit le roi Balthazar, ça marche en descendant de gauche à droite, cette affaire. D’abord l’or, puis l’encens, moi je vais découvrir que j’apporte de la merde. J’ai tout mon temps.
Tandis que les trois rois mages tiraient la jambe sur les derniers kilomètres, dans la crèche on attendait que se réalisent les prophéties des prophètes.
Marie ne pouvait pas s’empêcher d’être un peu inquiète. L’ange ne lui avait pas expliqué comment allait sortir ce beau garçon qui se trouvait là sans y être entré. Elle allait certainement avoir un peu mal. Joseph arpentait la crèche de long en large mais on voyait bien qu’il n’arrivait pas à avoir l’air vraiment tourmenté. La voix du sang n’avait pas parlé.
Soudain, dans un silence immense de la grande nuit sacrée, retentirent trois coups solennels, solennels mais donnés sur le bois de la porte. Joseph alla ouvrir en se grattant le ventre. Il y avait là un hère d’entre les hères se grattant, lui, la tête et consultant un petit papyrus.
– Jé-sus de … de… Na-za-resse, c’est bien ici ? demanda ce hère.
Lui ayant été répondu par l’affirmative, il empoigna un objet volumineux qu’il entreprit de faire passer par la porte.
Joseph examina l’objet.
– Il y a erreur, dit-il.
– Erreur ? s’inquiéta le hère.
– Aujourd’hui, c’est Noël, expliqua patiemment Joseph. Noël ! La naissance ! Vous comprenez ? La croix, c’est à Pâques.
– Merde, jura ce hère grossier. Je me serai trompé de fête ?
– Repassez dans quatre mois ! dit Joseph. »

Il est un peu « bête et méchant » ce conte, mais n’était-ce pas le sous-titre de l’hebdomadaire satirique, tellement moins cependant que la révélation de Roselyne.
Pour rétablir quelque peu la vérité de cet épisode de la crèche rapporté dans l’Évangile selon Saint Matthieu, l’urne portée par Balthazar contenait de la myrrhe. Encore que plein de questions soient sujettes à caution : n’y avait-il que trois mages, s’appelaient-ils ainsi, étaient-ils rois, seulement ?
Ce serait un certain Tertullien, théologien de langue latine né à Carthage en l’an 150 après la naissance de Jésus, qui adouba Melchior roi des Perses, Gaspard roi d’Asie et Balthazar roi d’Afrique.
C’est ainsi, aussi, que dans sa Légende dorée, le chroniqueur italien du Moyen-Âge Jacques de Voragine décrivait le mage Balthazar, eu égard à ses origines, avec un visage noir et portant toute sa barbe. C’est comme cela que dans une immense majorité des crèches, l’un des trois mages est de couleur noire.
Sauf à Hayange, commune de Lorraine, région chère à Nadine Morano, et dont le maire est membre du Front National ! En effet, les habitants de la petite ville de Moselle ont eu la surprise de découvrir, cette année, que dans la crèche géante installée sur la place, le mage Balthazar était blanc.
Acte politique ou manipulation médiatique ? Pour être objectif (même si cela me coûte beaucoup en la circonstance), je suis allé contrôler sur le site de la société du Loiret commercialisant la dite crèche et, dans le kit des neuf santons grandeur nature, les trois mages sont effectivement blancs !
Un savoureux mécompte de Noël qui a vite fait le tour des chaînes info et des réseaux sociaux ravis de soulever le lièvre.
Pour en avoir le cœur net, j’ai vérifié, ces jours-ci, dans les scènes de la Nativité représentées dans la modeste chapelle Saint Roch du petit village ariégeois de Lacave ainsi qu’à la cathédrale de Saint-Lizier : le mage Balthazar est bien noir.

 

Crèche Lacave blog1Crèche Lacave blog4Crèche Lacave blog3Crèche Lacave blog2Crèche St-Lizier blog1Crèche St-Lizier blog2

Cependant, la paroisse de Saint-Lizier a eu droit aussi à son propre « mécompte » de Noël : l’ancien curé (qui avait baptisé une petite nièce et à qui on aurait donné le bon dieu sans confession !), parti récemment à la retraite, a avoué avoir détourné 700 000 euros du denier du culte et de la vente des bougies votives.
Ces lièvres levés, je vous offre un autre conte de Noël.
Autrefois, dans ma Normandie natale (mais pas seulement), les curés d’cheu nous étaient souvent de bons vivants et parfois d’excellents conteurs.
Ainsi, dans ma jeunesse, l’un d’eux, l’abbé Alexandre, curé de Vattetot-sous-Beaumont, en Pays de Caux, connut quelques heures de gloire à la télévision avec l’émission Les Conteurs, évoquée plus haut, mais aussi avec son truculent livre Le Horsain paru chez Plon (collection Terre humaine) qui fut un véritable best-seller national en 1980.
Le horsain, en patois normand, c’est celui qui est hors sol, étranger à la Normandie, voire même celui qui n’est pas du même coin de Normandie. On le regardait souvent de travers, du moins avec beaucoup de méfiance, dans les masures cauchoises. Maupassant se serait inspiré du mot pour sa nouvelle fantastique Le Horla.
Á quelque échelle géographique que ce soit, il n’est jamais confortable d’être étranger !
Le sabot est tiré des Contes normands pour les jours de fêtes écrits par un autre homme en soutane, l’abbé Henri Bourgeois, en 1911 :
« L’angélus tintait au loin, mouillé par la bruine.
A l’orée des bois, la silhouette épaisse d’un prêtre disparaissait entre les fûts serrés des bouleaux et des hêtres.
La tribu des sabotiers s’asseyait dans les feuilles, pour diner, autour d’un chaudron fumant. On entendait le piaillement des femmes, qui appelaient les moutards.
« C’est tout de même un malin, çu curé-là », grogna un ancêtre
Personne ne répondit. Les bouches se mirent à moudre, et les langues à laper.
L’appréciation n’était pourtant pas tombée, sur des sourds. La première faim calmée : « T’as raison, grand-père », fit quelqu’un.
– J’sais b’en qu’j’ai raison : c’est un malin … J’crais b’en qu’j’irai dans s’n’église …
– Ah !
– … avec les p’tits ga’s.
– J’avons jamais fait ça.
– Et ! Ben je l’f’rai : c’est un malin.
Le silence était retombé, presque profond. On réfléchissait, on ruminait.
Depuis les quelques semaines, en effet, qu’ils s’étaient installés sur son territoire, l’abbé Champeaux les avait traités en paroissiens. Il venait les voir, distribuait des poignées de main et de bonnes paroles, tâchait de faire pénétrer un peu de religion, dans ce milieu d’une moralité par trop sommaire. Et il agissait ainsi, avec eux, chaque fois que le hasard des coupes de bois les ramenait sous sa juridiction.
Sans se l’avouer, ils étaient sensibles à ces attentions. Très pauvres gens, très mal élevés, très mal vus partout où ils passaient, cette sympathie les dédurcissait, les faisait fondre par un coin du cœur. Ils avaient beau, après chaque entrevue, « blaguer le calotin », faire à son sujet les pires réflexions (les hommes ensemble sont souvent bêtes) ; il n’en était pas moins vrai qu’ils aimaient cet abord simple et franc, cette bonne tête d’ange gardien aux joues rouges et aux cheveux d’or, qui se penchait sur leurs misères, ce zèle inlassable et discret qui s’efforçait à faire pénétrer un peu de lumière, dans la nuit de leurs huttes et de leurs âmes. Que l’un d’entre eux eût la force de briser le mauvais charme, qui les unissait dans leur bouderie anticléricale, et tous ces sauvages désarmaient à la fois, rendraient au curé, dans son église, les nombreuses visites qu’il leur avait faites.
La réflexion du vieux était tombée, dans un milieu bien préparé. Tout se déclencha.
« Eh ! ben, oui, j’irons d’main, dans s’n’église », dit un grand gars à la face de brigand.
C’était l’habituel meneur. « J’irons », dirent les autres.
Le même ajouta : « Faudra pas qu’on nous r’garde sous l’nez ; ou b’en, gare ! »
La menace était à l’adresse des gens du pays. Tous serrèrent les poings, agressifs, presque heureux de corriger un bon sentiment par un mauvais.
– « C’est pas d’main, qu’il a dit, l’curé ; c’est c’te nuit, à cause de Noël.
– Oui. Même qu’il a essayé d’nous entortiller, en nous racontant que Noël c’est la fête des sabotiers, pa’ce que c’est la fête des sabots.
– Oh ! Il est malin …
– Qui qu’on va y faire, dans s’n’église ?
– Oui, qui qu’on va y faire ? … On n’sait r’en, nous autres ; on aura l’air d’imbéciles ; on s’ficgera d’nous.
– Pardi, on portera des sabots : on les vendra ou b’en on fera la quête avec. »
La plaisanterie ne trouva pas d’écho.
« Mé, dit le vieux, j’frais un sabot, un sabot b’en conséquent, b’en tourné. J’mettrais qué’que chose dedans, qué’que chose de bon. Et p’is je l’porterions tertous au curé. ça les f’rait loucher. »
L’idée plut immédiatement. Chacun voulut s’y mettre. Les gosses eux-mêmes s’éparpillèrent, d’un élan, dans toutes les directions, à la chasse des dernières fleurs de la saison : perles blanches du gui, baies incarnat des houx luisants, roses de Noël. Un vent de fête soufflait dans les branches, chassait la brume, envoyait, sur l’activité de ces pauvres gens, la joie rare d’un rayon de soleil.
Au village (un Mesnil quelconque, en Basse-Normandie), à l’église, on faisait aussi des préparatifs. C’était le nettoyage des grands samedis, les soucis du réveillon, l’époussetage trimestriel du confessionnal, les dernières guirlandes, les derniers enfarinements de la crèche.
Le curé allait et venait, très affairé. Très préoccupé aussi, parce que ses gens lui en voulaient de fréquenter « cette racaille de sabotiers », et que, tout à l’heure encore, ils avaient jeté les hauts cris, à la simple annonce qu’il comptait un peu, sur leur venue à la messe de minuit. On avait même employé les grands mots :« J’avons pas besoin d’ces manants-là, dans not’église ; après tout, c’est pas eux qui payent. »
Le curé avait les longues patiences et la force d’inertie, qui conviennent, en Normandie, au dénouement des plus inextricables situations. Mais, ces puissances incoercibles demandent l’appoint du temps. Or, l’événement, s’il se produisait, surviendrait dans quelques heures … il voulait ses gens au complet dans leur église : il serait navré qu’il en manquât un seul au rendez-vous ; il avait invité, sollicité les sabotiers, pour cette nuit de Noël : il lui était impossible de les consigner à la porte, et de les repousser au fond de leurs bois … Après tout, peut-être ceux-ci ne viendraient-ils pas ? Mais alors, quel échec à son zèle ! quelle souffrance à ne pouvoir tenir la promesse, qu’il avait faite au Maître, de lui amener, cette nuit là, les brebis perdues de la maison d’Israël !
A dix heures, l’office commença. L’office ! plutôt un défilé de mots incompréhensibles et incompris, avec tuilage des versets les uns sur les autres, emmêlage et désarticulation des cadences. Bien accoudés sur leurs stalles, têtus malgré les accidents, les chantres ne se laissaient pas désarçonner. Ils allaient inlassablement avec un peu de dédain dans le renforcement de la voix, quand un de leurs camarades se prenait les pieds, dans quelques phrases malencontreuses, et chutait lourdement hors de la mélodie.
Le curé se gardait bien de leur faire la moindre observation. — Un jour qu’il se l’était permis, le premier chantre ne lui avait-il pas répondu naguère : « Je n’dis point qu’vous avez tort ; mais vous n’avez point not’expérience. »
Les sabotiers d’ailleurs accaparaient toute son attention. Sous prétexte de soutenir le chant, dans la nef, il descendait sans cesse jusqu’à la grand ’porte, attentif à chaque entrebâillement, espérant se trouver juste à point, pour ménager les transitions.
Les paroissiens étaient déjà très nombreux. Il en entrait toujours. Avant que le battant ne retombât, l’abbé jetait un regard anxieux : mais rien, que la nuit et les étoiles.
Pourtant, à un moment, la nuit lui parut moins épaisse, et les étoiles plus près de la terre. Même, on eût cru qu’elles marchaient. Elles venaient du bois : une constellation qui se balançait toute à la fois, en deux temps.
Il attendit un nouvel entrebâillement. Plus de doute : un groupe s’avançait, éclairé par des torches. Gare !
Il préféra aller au devant du danger, et sortit de quelques pas. Mais là, il se figea, stupéfait. Il attendait une bande loqueteux ; et voilà que drapé dans l’ombre et la lumière, un véritable cortège s’avançait : enfants avec des bouquets de fleurs sauvages, civière où se devinait une offrande somptueuse, ramures vertes brandies au bout des bras. Les visages riaient, les mains se tendaient, les bouches chantaient, mal assurées, un bout de « Noël » retrouvé dans une vieille mémoire :

L’enfantelet à des sabots
Si beaux, si beaux,
Qu’il s’en ira, pour la Noël
Au ciel, au ciel.

« Ah : C’est vous, c’est vous !
– C’est nous.
— Bons amis, que je suis heureux de vous voir ! … Mais où vais-je vous mettre, où vais-je vous mettre ?— Pas à la porte, hein ?
– Pour sûr, non … Mais qu’est-ce que vous portez là ?
— Que’chose pour vous.
– Mais alors il faut entrer. Restez-là, je vais ouvrir ».
Il se précipita à l’intérieur, en monologuant à mi-voix, pour se donner de l’assurance : « Evidemment, mes gens diront que je ne peux pas mettre les sabotiers à la porte, du moment qu’ils apportent quelque chose. En Normandie, on comprend toujours ces choses là ».
Il ouvrit courageusement les deux battants. Et s’avançant rapidement dans la nef, les yeux mi-clos et les doigts aux lèvres, onctueux et mystérieux, il lança à gauche et à droite : « Une surprise ! Ne bougez pas, une surprise ! Chantez toujours ; une surprise ! Chut ! Chut ! »
Les têtes regardèrent du coin de l’œil, les visages se renfrognèrent, un chuchotement se propagea par les bancs, mais on resta, bien décidés à ne point céder le plus petit bout de place. Seule, la belle madame Beaucantin offusquée, sortit à grand tapage. Les chantres affectèrent de ne rien voir, et redoublèrent de vigueur, pour « épater les philistins ».
Le curé n’hésita plus. D’un mot, il vida les petits bancs du haut de la nef ; les mioches qui les occupaient furent envoyés dans le chœur, entre les strapontins des clergeots. Et son geste élargi appela le pittoresque cortège, qui stationnait sous les cloches.
La demi-obscurité, qui régnait dans l’église, garda presque aux pauvres diables le flou nécessaire dont, jusqu’à la porte, les avait revêtus la flamme des torches.
La civière d’ailleurs accaparait les regards : un chef-d’œuvre de grâce rustique, réalisé par de petits moyens, avec de grandes bonnes volontés. Au milieu de ses verdures discrètement fleuries, un grand sabot bien taillé, bien cambré, somnolait dans une paix glorieuse. Le nez retroussé avait des airs narquois. On le devinait lourdement chargé : les yeux ne pouvaient pénétrer par l’hiatus, cependant largement ouvert : ils s’arrêtaient presque aussitôt sur des reflets fauves et des apparences soyeuses.
Le tout fut posé sur les deux tréteaux, qui servaient aux inhumations. Ainsi, le sabot se trouva trop exhaussé pour l’indiscrétion des regards. Le curé voulut honorer l’offrande, qu’il n’avait d’ailleurs que très imparfaitement considéré. Il alla chercher deux petits candélabres, pour mettre de chaque côté.
Mais il s’était à peine approché de la civière qu’il recula brusquement, en aspergeant de bougies quelques assistants ; une épouvante presque le secoua : là, couché sur le dos, dans le creux du sabot, le menton sur la poitrine blanche, les oreilles droites, un grand lièvre rouge semblait méditer … Un lièvre ! Un lièvre apporté dans son église ! Un lièvre qu’il venait d’accueillir avec solennité, qu’il avait mis à la place d’honneur, qu’il se proposait d’illuminer, qu’il allait bénir ! … Candeur et dérision ! Ces gens-là se moquaient de lui. Ses paroissiens se moqueraient de lui. Et aussi les « Cantonniers », à la prochaine conférence ; et tout le diocèse avec eux. Ses vieux amis, les premiers (le curé des Ventes, le gros abbé Sédille) s’esclaffaient déjà. Il les entendait : « Champeaux, Champeaux, ah ! Champeaux ! … » Fichus sabotiers. Ils allaient lui payer ça !
Il se retourna du coup, vers le groupe qui s’était tranquillement assis. L’onction avait disparu, pour faire place à la plus sainte des colères … Pauvres braves gens qui ne pensaient pas à mal, et qui se sentait si à l’aise dans une maison bien close !…
La vague creva avant d’avoir atteint la jetée ; leur attitude parlait pour eux ; ils ne savaient pas, mais leur intention était droite. Pourquoi faire éclater un scandale, que personne, même du côté des fidèles, n’avait encore soupçonné ?…
L’abbé eut la force de se contenir. Sa bonté remonta à l’épiderme. En même temps, une inspiration lui vint : il alla prendre l’Enfant-Jésus dans la crèche, et le coucha, sans plus de façons, sur le lièvre malencontreux. Quelques brins de paille bien étalés achevèrent de tout recouvrir. Après avoir conjugué le péril, il put achever l’illumination de la civière.
L’office continua, à la grande joie des sabotiers. Après l’évangile, quoique ce ne fût pas l’usage, quelques paroles heureuses pacifièrent les autres : ils comprirent qu’ils devaient être des hommes de bonne volonté.
Seulement, avant qu’on eût quitté l’église, le curé trouva moyen de dire aux sabotiers : « Surtout, pas un mot du lièvre … à cause du garde-champêtre. Merci. » …
Et lui-même tout seul, lumières éteintes et portes fermées, procéda à la levée du corps. »
Souvent amateurs de bonne chère hors de leur chaire, qui sait si ce curé-là ne se réserva pas le lièvre pour cuisiner un bon civet.
Pour conclure, après ces deux contes, je vous suggère comme cadeau de Noël, une autre histoire de lièvre, le savoureux livre de mon ami Per Sorensen, Soungoula le roi des piments (édition Lharmattan). Excusez mon manque d’originalité, je vous l’avais déjà recommandé l’an dernier, mais quand on aime … et puis, Per, qui se définit danois par ses parents, mauricien par sa regrettée femme et français par ses enfants, nous y cuisine un jubilant métissage, à la croisée des contes de son compatriote Andersen et de ceux, ancestraux, narrés lors des veillées dans l’Océan Indien.
Son tour de plume pour épicer les aventures de son héros Soungoula (lièvre en langue swahili) de tant de critique sociale et d’humour donne à son conte une forte modernité salutaire en notre époque trouble.

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Joyeux Noël à vous chers lecteurs !

Publié dans:Almanach |on 24 décembre, 2015 |Pas de commentaires »

C’est l’ Printemps 2015 ! Et alors ?

Chaque année (ou presque), je célèbre avec vous la venue du printemps, la saison dite du renouveau.
Il peut s’agir bien sûr du printemps météorologique avec la nature qui renait.
Mais il fut d’autres printemps politiquement porteurs d’espoirs pour des peuples opprimés. Ainsi, le Printemps des peuples qui naquit (précocement) le 22 février 1848 lorsqu’éclata à Paris la Révolution renversant la monarchie constitutionnelle de Louis-Philippe. Le 24 février, le poète Lamartine proclamait la Seconde République.
Face à la contagion révolutionnaire, les monarques concédèrent des Constitutions à Budapest (face au militant indépendantiste Kossuth), à Vienne (fuite du prince de Metternich), Berlin, Munich (abdication de Louis 1er de Bavière), en Italie aussi, se rappelle-t-on de la République de Saint-Marc à Venise ?
Il y eut le Printemps de Prague en 1968 avec l’arrivée au pouvoir du réformateur Alexander Dubček pour un « socialisme à visage humain ». Jean Ferrat dénonça l’invasion russe qui s’en suivit :

« …C’est un nom terrible Camarade
C’est un nom terrible à dire
Quand, le temps d’une mascarade
Il ne fait plus que frémir
Que venez-vous faire Camarade
Que venez-vous faire ici
Ce fut à cinq heures dans Prague
Que le mois d’août s’obscurcit
Camarade Camarade … »

Un ensemble de mouvements populaires a constitué le Printemps arabe à partir de décembre 2010. Qu’en est-il de ces espoirs aujourd’hui ? On détruit des œuvres d’art au musée de Mossoul et dans la cité historique irakienne de Nimroud, on abat ceux qui les admirent au musée Bardo de Tunis.
« Le printemps ça s’invente et ça se fout en taule » chantait Léo Ferré. Il oublie ce vers dans cette interprétation en public du Printemps des Poètes :

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« J’ai vécu des printemps fabuleux en hiver
Pendant que le vulgaire était tout emmouflé
Je soufflais sur mes mains à son cul à son nez
V’là-t’y pas qu’ses bourgeons sortaient m’en jouer un air
Le printemps ça s’invente et ça se fout en taule
Le printemps c’est ma mine avec ses airs de chien
Qui vient tout ébahie me montrer tout son bien
Le temps de déposer mon arme de l’épaule
Et oui c’est ça monsieur le printemps des poètes
Tout juste un peu d’hiver pour rompre les façons
Un quart d’été un quart d’automne et des chansons
Et s’il fait encor frais on se met la casquette
On va faire des pique-niques du côté des ballots
On va se mettre au vert en croyant aux histoires
Et l’on se sent mourir au bord d’une guitare
Quand la mort espagnole envoie son flamenco
Ce qu’il faut de désirs aux heures de l’ennui
Et ce qu’il faut mentir pour que mentent les choses
Ce qu’il faut inventer pour que meurent les roses
L’espace d’un matin l’espace d’une nuit
Jamais ne vient l’avril dans le fond de mon cœur
Cet éternel hiver qui bat comme une caisse
Qu’on clouerait sans répit depuis que ma jeunesse
A décidé d’aller se faire teindre ailleurs »

L’ami Léo chanta le printemps de manière plus classique quoique très poétique : « Y’a la mer qui s’prend pour Monet ou pour Gauguin ou pour Manet » :

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« … Y a d’la luzerne au fond des lits
Et puis l’faucheur qui lui sourit … »

Avec la même veine anarcho-poétique, les dessinateurs de Charlie-Hebdo tentent, après leur tragique hiver, de trouver une raison de sourire à la venue du printemps.

Printemps Charlie blog3

Allez, pour conclure, ressuscitons un bon vieux printemps des années 1950 avec l’impertinence d’Anne Sylvestre. Je sais que cela rappellera des souvenirs au moins à une de mes lectrices.

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« Heureus’ment y a les enfants
Pour embellir le printemps
S’il y avait pas les enfants
Qu’est-ce que ça s’rait dégoûtant »

Publié dans:Almanach |on 20 mars, 2015 |Pas de commentaires »

Heureuse Année 2015

Année 2015blog

Par facilité, je pourrais reprendre mon billet du jour de l’An 2014. Je m’étais appuyé alors sur une chanson de Mouloudji. Et comme tout continue à foutre le camp … !
Ce n’est pas le jour pour me lamenter de la possible suppression des notes à l’école et plus généralement de la déliquescence de notre Éducation Nationale. Ayant appartenu au sérail, il me faudra bien vous livrer mes réflexions sur la question dans un billet futur. D’ailleurs, mes tendres hommages à mes parents fournissent indirectement quelques éléments de de réponse.
Allez, un dernier (léger) coup de gueule sur l’année passée ! Il y a quelques jours la presse audiovisuelle s’est beaucoup plus longuement épanchée sur la sortie de prison de Nabila que sur la mort de Maurice Duverger. Qui ça ? En la circonstance, j’absous volontiers les jeunes générations.
Les étudiants et même les professeurs de moins de cinquante ans ne peuvent, en effet, imaginer la place qu’occupa Duverger dans le monde intellectuel français. À la fac, je dus bûcher sur son manuel de droit constitutionnel, ouvrage incontournable à l’époque.
Je me souviens aussi de ses débats de haute tenue avec Léo Hamon à la télévision. Je me rappelle encore les références fréquentes de mon père à Duverger après sa lecture quotidienne du journal Le Monde. Ses pourfendeurs lui cherchaient épisodiquement des poux sur ses écrits de jeunesse durant l’Occupation, en particulier son analyse sur « la situation des fonctionnaires depuis la révolution de 1940 », une étude portant sur les lois de Vichy excluant les juifs et les femmes mariées de la fonction publique.
En 1989, à la veille de la chute du mur de Berlin, s’étant fait élire député européen sur une liste du Parti Communiste Italien, il écrivit cette jolie phrase : « Parce que l’orientation de ce parti conduit à son intégration pleine et entière dans la démocratie, les cyprès dont il entoure les tombeaux de la place Rouge pourraient devenir aussi vivaces que ceux de la voie Appienne auprès des mausolées qui la bordent. »
Allo ! Non, mais allo quoi ! Plutôt que parler de parasite née de la télé-réalité, en cet an neuf, je préfère vous entretenir d’un autre vivant au crochet des autres en s’accrochant aux branches de différents arbres. Il s’agit du gui (Viscum album en latin) qu’on nomme aussi poétiquement bois de la sainte Croix, vert de pommier, verquet, blondeau, bouchon, glu ou gu, herbe de chèvre ou pain de bique.

Boules de gui

photo Wikipédia

Du gui dans l’arbre ?
Des maladies ?
Des nids de grands oiseaux ?
(haïku de Per Sørensen)

« Ces épaves restant accrochées aux branches des arbres à l’étiage des brouillards de décembre » comme l’écrivit Francis Ponge, sont apportées par les grives qui mangent ses fruits. En perchant sur d’autres arbres, elles laissent des fientes contenant des graines qui germent à leur tour. Faute de grives, il y a peut-être les merles mais surtout la mésange bleue et la fauvette à béret qui en sont très friandes pour « casser la graine ».

Baies de guiphoto Wikipédia

Les lecteurs d’Astérix savent que du temps des Gaulois, les druides allaient en forêt pour couper le gui, ingrédient essentiel de la potion magique, avec une serpe d’or. Cela constitue d’ailleurs l’intrigue de l’une des aventures : Panoramix ayant brisé sa faucille sacrée, Astérix et Obélix quittent leurs terres armoricaines pour rejoindre Lutèce à la recherche d’Amérix, le marchand de serpes.
Plus sérieusement (quoique !), Pline dit l’Ancien, et pour cause une vingtaine de siècles avant Uderzo et Goscinny, nous éclaire sur cette coutume dans son encyclopédie Histoire naturelle :
« On ne doit pas oublier, dans ces sortes de choses, la vénération des Gaulois; les druides, car c’est ainsi qu’ils appellent leurs mages, n’ont rien de plus sacré que le gui et l’arbre qui le porte, supposant toujours que cet arbre est un chêne. À cause de cet arbre seul, ils choisissent des forêts de chênes et n’accompliront aucun rite sans la présence d’une branche de cet arbre […] Ils pensent en effet que tout ce qui pousse sur cet arbre est envoyé par le ciel, étant un signe du choix de l’arbre par le dieu en personne. Mais il est rare de trouver cela, et quand on le trouve, on le cueille dans une grande cérémonie religieuse, le sixième jour de la lune, car c’est par la lune qu’ils règlent leurs mois et leurs années, et aussi leurs siècles de trente ans; et on choisit ce jour, parce que la lune a déjà une force considérable, sans être encore au milieu de sa course. Ils appellent le gui par un nom qui est: « celui qui guérit tout ». Après avoir préparé le sacrifice sous l’arbre, on amène deux taureaux blancs dont les cornes sont liées pour la première fois. Vêtu d’une robe blanche, le prêtre monte à l’arbre et coupe avec une faucille d’or le gui qui est recueilli par les autres dans un linge blanc. Ils immolent alors les victimes en priant la divinité qu’elle rende cette offrande propice à ceux pour qui elle est offerte. Ils croient que le gui, pris en boisson, donne la fécondité aux animaux stériles et constitue un remède contre tous les poisons. Tel est le comportement d’un grand nombre de peuples à l’égard de choses insignifiantes ».
De quelle lune s’agit-il ? Mystère et boules de gui ! Cela pourrait bien être celle de Samain (31 octobre de notre calendrier), première des quatre fêtes religieuses majeures chez les Celtes, qui célèbre la fin de l’année et le début de la nouvelle, le passage de la saison claire à la saison sombre. Nous les modernes, on plaiderait plutôt pour celle du solstice d’hiver où le gui est beaucoup plus visible dans les arbres effeuillés.

Image d'Epinal druide

Plante sacrée par excellence, celle qui guérit tout, le gui est symbole de l’immortalité car il est toujours vert et reste vivant quand l’arbre qui le porte paraît mort. Bien qu’il fut employé pour ses propriétés antispasmodiques pour combattre l’épilepsie et l’apoplexie, il n’y a aucun rapport avec les maladies nerveuses ou chorées dites danse de saint Guy.
Dans la culture druidique, le gui sacré était cueilli sur un chêne car la rareté du phénomène le rendait d’autant plus symbolique ; il s’invite principalement sur les pommiers et poiriers, les peupliers, trembles, et saules, les cerisiers, les robiniers et aubépines.
Lors de la cueillette, les druides prophétisaient aux cris de la formule Ô Ghel an Heu, traduisez du celte « Que le blé germe ! » L’expression celtique est devenue par homophonie, au Moyen-Âge, le fameux « Au gui l’an neuf ».
L’Église substitua le houx au gui pour services rendus à la Sainte Famille. Pour échapper au roi Hérode cherchant à massacrer tous les nouveaux nés pour éliminer celui que l’on annonçait comme le roi des Juifs, Marie, Joseph et l’enfant divin s’enfuirent en Égypte. À l’approche des soldats d’Hérode, ils se cachèrent dans un buisson de houx qui dans sa bonté miraculeuse étendit ses branches. Ses épines rappelleraient aussi la couronne de Jésus et les boules rouges, son sang.
La tradition du baiser sous le gui, selon une vieille légende galloise, remonterait à un roi au nom imprononçable de Gwydyr dont les trois filles étaient fiancées. Leurs compagnons, en partance pour la guerre, retrouvant leurs promises à l’ombre de vieux chênes chargés de gui sacré, leur demandèrent un gage d’amour. Chaque fille enleva une plume de paon ornant sa chevelure pour l’offrir à son fiancé. « Encore » réclamèrent les trois hommes. Chaque fille enleva cette fois une branche de houx qui avait soutenu la plume de paon. « Encore » insistèrent les fiancés. Les filles de Gwydyr accordèrent alors un baiser à leur chevalier servant. L’histoire s’arrête là, nous n’étions pas dans un trivial strip.
La légende est moins pacifique dans la mythologie nordique. Le dieu Baldr, fils d’Odin, était rendu invincible par sa mère Frigg qui avait fait jurer à toutes choses, plantes, pierres et êtres vivants de ne pas faire du mal à son fils. Sauf que le dieu malin Loki, un diable en somme, obtint de Frigg l’aveu qu’elle avait oublié de demander au gui de prêter serment, tant cette plante semblait frêle et jeune. Alors Loki prit un bâton de gui, le donna à Höd, le dieu aveugle, guida son bras pour le pointer vers Baldr qui fut transpercé et mourut aussitôt.
Nos aïeux confectionnaient la glue en faisant bouillir les baies de gui dans l’eau puis en les pilant, celle-là même employée pour les gluaux que les chasseurs, peu reconnaissants, posaient pour attraper les grives. Avant de vous coller avec mes élucubrations arboricoles, je vous offre la belle Chanson du gui du poète libertaire beauceron Gaston Couté :

« Le soir étend sur les grands bois
Son manteau d’ombre et de mystère ;
Les vieux menhirs, dans la bruyère
Qui s’endort, veillent et des voix
Semblent sortir de chaque pierre.
L’heure est muette comme aux temps
Où, dans les forêts souveraines,
Les vierges blondes et sereines
Et les druides aux cheveux blancs
Allaient cueillir le gui des chênes.

Réveillez-vous, ô fiers Gaulois,
Jetez an loin votre suaire
Gris de la funèbre poussière
De la tombe et, comme autrefois,
Poussez votre long cri de guerre
Qui fit trembler les plus vaillants,
Allons, debout ! brisez vos chaînes
Invisibles qui vous retiennent
Loin des bois depuis deux mille ans.
Allez cueillir le gui des chênes.

Barde, fais vibrer sous tes doigts
Les fils d’or de la lyre altière,
Et gonfle de ta voix de tonnerre
Pour chanter plus haut les exploits
Des héros à fauve crinière
Qui, devant les flots triomphants
Et serrés des légions romaines
Donnèrent le sang de leurs veines
Pour sauver leurs dieux tout puissants
Et le gui sacré des grands chênes.

Envoi

Gaulois, pour vos petits-enfants,
Cueillez aux rameaux verdoyants
Du chêne des bois frissonnants
Le gui aux feuilles souveraines
Et dont les vertus surhumaines
Font des hommes forts et vaillants.
Cueillez pour nous le gui des chênes. »

Qui sait si je ne vous emmènerai pas, quand les blés lèveront, au vent de Beauce, pour mieux vous faire connaître ce merveilleux souffleur de vers qu’était Gaston Couté.
Car la première bonne nouvelle de cette année, s’il y a une chose qui n’fout pas l’camp, c’est ma motivation à poursuivre une huitième année l’aventure de ce blog, grâce à votre fidélité et vos encouragements.
Le compteur défile de plus en plus vite mais plus que les cent-cinquante mille visites enregistrées en 2014, ce sont les correspondances aimables, les rencontres enrichissantes, les retrouvailles émouvantes et même les amitiés chaleureuses, nées au sein de cet espace, qui me poussent, sans lassitude, à plonger ma plume dans l’encre violette.
Heureuse année, chers lecteurs ! Projetons nous-y avec la célérité des cyclistes de ma carte de vœux, clin d’œil à ma passion incontrôlable pour le vélo (de papa). Tant pis si ça casse, à défaut d’avoir chassé les démons, vous cueillerez peut-être les quelques petits bonheurs qui surgissent ça et là.

PS. Pour les lecteurs passionnés de cyclisme, il y en a (!), voici quelques précisions sur la carte de vœux: la photographie a été prise en 1949 lors d’un championnat de Suisse de vitesse sur piste, probablement sur le vélodrome d’Oerlikon. Le coureur au vélo brisé s’appelle Armin Von Büren. L’autre, Siegenthaler, contrairement aux apparences, termine second. Ce pourrait être un démenti helvétique de notre proverbe: « Qui veut voyager loin, ménage sa monture ».

Publié dans:Almanach |on 1 janvier, 2015 |2 Commentaires »

Allez, Joyeux Noël quand même !

Même si n’opère plus la magie des Noëls de mon enfance, je ne peux pas ne pas évoquer la belle nuit d’hiver.
« Le talent provient de l’originalité, qui est une manière spéciale de penser, de voir, de comprendre et de juger ». Quitte à vous décevoir et contredire cette affirmation de Guy de Maupassant dans son roman Pierre et Jean, j’appelle justement à la rescousse ce « pays » à moi puisqu’il naquit au château de Miromesnil, près de Dieppe, à une quarantaine de kilomètres de mon bourg natal.
On l’oublie souvent, quand il n’écrivait pas ses romans et ses nouvelles, il s’adonnait volontiers à la poésie.
Ainsi, je dépose au pied de votre sapin virtuel, son poème Nuit de neige dont les plus anciens d’entre vous récitèrent peut-être un passage au temps de l’école communale.

« La grande plaine est blanche, immobile et sans voix.
Pas un bruit, pas un son ; toute vie est éteinte.
Mais on entend parfois, comme une morne plainte,
Quelque chien sans abri qui hurle au coin d’un bois.
Plus de chansons dans l’air, sous nos pieds plus de chaumes.
L’hiver s’est abattu sur toute floraison ;
Des arbres dépouillés dressent à l’horizon
Leurs squelettes blanchis ainsi que des fantômes.
La lune est large et pâle et semble se hâter.
On dirait qu’elle a froid dans le grand ciel austère.
De son morne regard elle parcourt la terre,
Et, voyant tout désert, s’empresse à nous quitter.
Et froids tombent sur nous les rayons qu’elle darde,
Fantastiques lueurs qu’elle s’en va semant ;
Et la neige s’éclaire au loin, sinistrement,
Aux étranges reflets de la clarté blafarde.
Oh ! la terrible nuit pour les petits oiseaux !
Un vent glacé frissonne et court par les allées,
Eux, n’ayant plus l’asile ombragé des berceaux,
Ne peuvent pas dormir sur leurs pattes gelées.
Dans les grands arbres nus que couvre le verglas
Ils sont là, tout tremblants, sans rien qui les protège.
De leur œil inquiet ils regardent la neige,
Attendant jusqu’au jour la nuit qui ne vient pas. »

Vous l’avez bien compris, l’écrivain évoque une nuit banale parmi d’autres au cours d’un hiver sur le plateau de Caux. Toute vie est éteinte sous le morne regard de la lune, la nuit est terrible pour les petits oiseaux tandis que les enfants dorment et rêvent peut-être aux cadeaux que le monsieur à la barbe blanche leur a portés. Encore qu’au temps de Maupassant, dans les campagnes, ils ne trouvaient souvent dans leurs sabots qu’une orange enveloppée dans un papier de soie.
J’ai connu ces nuits d’hiver dans mon enfance normande. Le logement de fonction dont jouissaient mes parents enseignants était d’un confort rudimentaire. Ainsi, les chambres n’étaient pas chauffées. La bassinoire en cuivre était déjà accrochée comme antiquité aux murs de la salle à manger. Je me glissais sous les draps juste tiédis par une brique chauffée dans le poêle à feu continu du salon puis une bouillotte (le progrès!). La chaleur d’un dernier baiser de ma tendre maman, le temps embellit sans doute les souvenirs. J’aimais étrangement ces nuits, le froid, le silence juste troublé parfois par quelques craquements en provenance du grenier contigu. J’imaginais le lendemain matin la cour de l’école sous son manteau blanc immaculé bientôt souillé par mes gambadements et glissades avides.
Vint le temps de mes vingt ans, « le temps de l’amour, le temps des copains et de l’aventure » comme le chantait Françoise Hardy. Nous ne croyions plus, avec son époux, le fils du Père Fouettard alias Jean Balthazar, qu’en la Fille du Père Noël. C’était le temps des yéyés. Insouciants, nous rêvions encore. On nous le reproche aujourd’hui, vous savez le calamiteux héritage de 68, source de tous vos maux actuels.

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Excusez mon inculture, j’ai découvert ces jours-ci une honteuse usurpation autour des lettres au Père Noël que des millions de bambins s’appliquent à rédiger. Déjà que sa houppelande avait pris les couleurs de Coca-Cola, à moins que ce ne soit l’inverse, un secrétariat du Père Noël, basé à Libourne, fonctionne depuis cinquante-deux ans, sous l’égide de La Poste, afin de répondre à leur courrier.
Il semblerait que les lutins du Père Noël qui participent à cette supercherie soient des employés de la Poste, volontaires ou intérimaires. Saviez-vous que la première réponse du Père Noël, en 1962, fut l’œuvre de la célèbre pédopsychiatre Françoise Dolto, mère du chanteur populaire Carlos (de son vrai prénom Yvan-Chrysostome), et surtout en la circonstance, sœur de Jacques Marette, alors ministre des PTT ?
En voici le texte intégral :
« Mon enfant chéri, ta gentille lettre m’a fait beaucoup de plaisir. Je t’envoie mon portrait. Tu vois que le facteur m’a trouvé, il est très malin. J’ai reçu beaucoup de commandes. Je ne sais pas si je pourrai t’apporter ce que tu m’as demandé. J’essaierai mais je suis très vieux et quelquefois je me trompe. Il faut me pardonner.
Sois sage, travaille bien. Je t’embrasse fort. »
Que celle qui vulgarisa la psychanalyse enfantine à la radio dans les années 1970, ait pu inaugurer cette supercherie organisée me déçoit un peu !
Auparavant, dans les années cinquante, les miennes donc, une postière de Veules-les-Roses, du nom de Magdeleine Homo (il serait prédestiné aux enfants du mariage pour tous !) avait pris l’initiative personnelle d’ouvrir le courrier et de répondre en cachette aux enfants de son village près de Dieppe.
Signe des temps et du progrès technologique, les enfants sont aujourd’hui en contact en quelques nanosecondes avec le Père Noël par un clic, texto ou tweet.
Le maire de ma commune, pour cause de réduction drastique des dépenses, a supprimé, cette année, les illuminations de Noël, une loi interdisant d’utiliser les anciennes guirlandes trop gourmandes en électricité. Les technocrates de Bruxelles imposent sans doute l’usage d’ampoules LED !
Sous le morne regard de la lune, les SDF ont rejoint les piafs parmi les victimes des glaciales nuits d’hiver. Mieux lotis, rennes et oursons font de la stabulation libre dans les allées des centres commerciaux.
Dans certaines écoles maternelles, les festivités de « l’Arbre de Noël » seraient supprimées pour ne pas froisser les familles musulmanes.

couverture Siné-Hebdo

Où est le rêve? Ça sent le sapin, tout ça !
Acceptez donc que, pour fuir la morosité ambiante, je trinquasse aux vers de mon Bel-ami normand Guy de Maupassant.
Je cesse de jouer le rabat-joie. Il y a quelques jours, de retour dans mon Pays de Bray natal, quelle ne fut pas ma surprise de constater que le GPS de mon véhicule m’indiqua d’emprunter le chemin de Bethléem. Les propositions sont nombreuses pour expliquer la toponymie du lieu-dit, un bébé autrefois déposé sur le perron d’une maison, une ferme recueillant des orphelins, des gens très pieux …
Même si le divin enfant que je fus naquit non loin de là, il est cocasse d’imaginer que quelques fermiers brayons crèchent à Bethléem. Et pour que l’histoire soit plus belle encore, ma bonne étoile me conduisit jusqu’à une étable (certes modernisée) remplie de jolis cœurs tendres, ces succulents fromages de Neufchâtel qu’on appelait angelots au Moyen-Âge.

fromag bray blog

Allez, Joyeux Noël quand même ! Vous croiserez sûrement les yeux brillants d’un enfant qui vous feront oublier un instant l’hypocrisie et la médiocrité des adultes.

PS. 25 décembre 11 heures :
J’avais raison d’ajouter « quand même » à mon souhait.
Même si je n’accorde, depuis longtemps, qu’un crédit fort limité en l’homme à la barbe blanche, il y des jours comme ça où il est encore bon de croire en L’Humanité !
Ne voilà-t-il pas qu’à la Une numérique du quotidien fondé par Jean Jaurès, Soungoula le roi des piments joue les flambeurs :
http://www.humanite.fr/soungoula-le-roi-des-piments-et-ses-peres-noel-noirs-une-belle-idee-cadeau-561246
Vous me voyez ravi que soit encensé ce jour l’écrivain poète Per Sorensen pour ses aventures du lièvre Soungoula le roi des piments et ses Pères Noël noirs.
Je lui avais consacré mon billet du 2 juillet 2014. Sans que j’y sois pour quelque chose, j’en retrouve le lien à la fin de l’article ! Rouges sont mes joues, rouges comme le manteau du Père Noël, comme les idées du journal, comme les épices de Soungoula !

Publié dans:Almanach |on 23 décembre, 2014 |Pas de commentaires »

Vl’à le printemps qui s’amène … avec Roger Riffard

Printempsblog

C’est, aujourd’hui, le printemps ! Et pour fêter son arrivée, je vous en offre un made in France, vintage même, vieille France, ça fait plus authentique, sorti de la fin des années 1950, sous forme d’une petite chanson « rustique, tendre et printanière ». Ainsi, son auteur Roger Riffard la présentait parfois au public.
Je vous parlerai de lui très longuement dans mon prochain billet, c’est promis.
Pour l’instant, plantons le décor, principalement pour les lecteurs de province. La Vache Noire est le nom d’un carrefour situé sur l’ancienne route nationale 20, en bordure des communes d’Arcueil, Montrouge et Bagneux, au sud de Paris.

La Vache noire

Diverses interprétations, plus ou moins fantaisistes, sont avancées pour en expliquer l’origine. La plus plausible viendrait d’une auberge dite de la Vache noire, située en bordure de la route royale n°20, mentionnée dans une ordonnance royale de 1837. L’autre, à laquelle Roger Riffard, ancien cheminot, aurait probablement souscrit, fait référence au train qui y faisait halte et dont la locomotive meuglait, fumait et crachotait d’épaisses fumées sombres.
De 1894 à 1936, un tramway circula également entre Arpajon et Paris. On le surnommait « train des haricots » car chaque nuit, à la Vache Noire, étaient chargés deux wagons de légumes frais produits aux environs du carrefour, dont notamment, les haricots d’Arpajon (appelés aussi « chevrier » du nom de l’agriculteur inventeur).
S’il vivait encore, Roger Riffard ne reconnaîtrait pas les lieux. Une urbanisation galopante a irradié le quartier et la pauvre vache noire a pris la couleur orange de l’entreprise de télécommunications qui y a édifié son siège. Le pire, c’est que la fréquentation du centre commercial voisin serait plutôt synonyme de vache maigre.
Ne gâchons pas notre plaisir ! Comme échappatoire à la grisaille, pour fêter le printemps, retrouvons celui d’un poète, Roger Riffard qui, déjà, chantait l’impérieux besoin de quitter les villes et d’aller vivre à la cambrousse.
Dans une tendre métaphore, de sa voix mal assurée, il associe de manière anodine une petite amoureuse, Mam’zell’ Loulou de la Vache Noire, à l’éclosion du printemps. Lisez et écoutez :

« Mam´zelle Loulou de la Vache Noire
Porte des bijoux de bazar
Mais elle en a d´autres sous la robe
Qu´on dirait le musée des beaux-arts

V´là le printemps qui s´amène
Drapé dans l´or de son genêt
Y en a pour deux à trois semaines
D´ici que la fleur soit fanée

Mam´zelle Loulou de la Vache Noire
Ne s´habille pas de satin
Mais le tissu de sa chair tendre
N´a point d´égal, sûr et certain

V´là le printemps qui s´avance
Avec sa botte de muguet
Mais les promeneurs du dimanche
Ont mis les grelots en bouquets

Mam´zelle Loulou de la Vache Noire
Aura seize ans ce mois de mai
Or elle en a vingt d´ savoir-faire
Pour embrasser son bien-aimé

V´là le printemps qui s´apprête
A sentir la violette au bois
Mais il arrive malheur aux fleurettes
Quand le vent donne de la voix

On dit que l´ vent de la Vache Noire
Chargé des senteurs de Meudon
Aurait dans le cours de l´Histoire
Brisé plus d´une rose en bouton

V´là le printemps qui s´empresse
D´ouvrir la fleur du cerisier
Mais comme la fleur de la jeunesse
Tout ça n´ va point s´éterniser »

Publié dans:Almanach |on 20 mars, 2014 |2 Commentaires »

Jour d’ anniversaire

Je voudrais revenir sur une journée bien particulière, celle où, chaque hiver, je prends un printemps de plus. Je vous sens curieux d’en savoir davantage dans la mesure où il n’est pas inélégant de se renseigner sur la date de naissance d’un individu de sexe masculin. Un indice ?

« … Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l’air qui vole,
Naquit d’un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix … »

Si j’avais déclamé « Ce siècle avait deux ans … », c’eut été trop facile. Bref, mon père, qui le louait tant, dut sans doute en faire la remarque quand j’apparus, je vins au monde le même jour que Victor Hugo, c’est la faute à ma mère. Pour l’année, je vais jouer les coquettes.
Ce matin-là d’anniversaire, je découvris donc un cadeau posé devant mon ordinateur. Avant même d’enlever l’emballage, j’eus comme un pressentiment qui s’avéra exact.

Cavannaraconteblog

Une heureuse et émouvante apparition, au sens (presque) surnaturel du mot ! Entre mes mains, le visage de Cavanna, décédé quelques jours plus tôt ! Avec son superbe portrait de patriarche, empreint d’une grande douceur, lui l’iconoclaste rebelle, comme apaisé, revenait me raconter quelques pans de sa vie. Je ne vous cache pas qu’une larme perla au coin de la paupière.
Avait-il anticipé mes pensées, toujours est-il que, secrètement, j’avais envisagé, ce jour-là, d’aller traîner mes guêtres au quartier latin, du côté de Maubert, certain que son ombre y planerait et m’inspirerait.
Allons-y donc !
Pas si vite ! Sur la route de Memphis, pardon des Champs-Élysées, ne voilà-t-il pas qu’un drôle de singe en hiver, barbu et un peu hirsute, s’engage sur un passage clouté à l’instant où le feu se met au vert.
Heureusement, j’ai l’œil et de bons réflexes. Mais que fait donc là cette vieille canaille d’Eddy Mitchell en ce milieu de matinée ? Qu’il ne me dise pas qu’il n’a pas cuvé sa cuite de la veille au Théâtre de Paris où il jouait sa première séance de l’adaptation du truculent livre d’Antoine Blondin qu’on qualifie souvent de roman de l’ivresse ! D’abord parce que le personnage qu’il interprète, Albert Quentin, ancien fusilier-marin en Chine, ne boit plus. Ensuite, parce que je l’ai entendu, la veille à la radio, déclarer qu’il ne faut pas boire pour jouer un ivrogne. À moins, autre hypothèse, qu’il ait voulu se mettre, quelques instants, dans la peau d’un torero au milieu des voitures de l’avenue Foch comme autrefois Belmondo dans le film et … Antoine Blondin, dans la vraie vie, rue Mazarine.

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J’adore Eddy mais, de manière gratuite peut-être, je ne le considère pas crédible, pas plus d’ailleurs que son compère Fred Testot, dans leur composition de « princes de la cuite ». Il est vrai qu’ils se lancent un sacré défi en reprenant, un demi-siècle plus tard, les rôles tenus au cinéma par deux monstres sacrés, Jean Gabin et Jean-Paul Belmondo. Tiens, vous voulez connaître mon casting ? Jean-Pierre Marielle et Romain Duris !
Ce soir, en rentrant, je sortirai mon Blondin de chevet et relirai (au moins) la première page du roman :
« Une nuit sur deux, Quentin Albert descendait le Yang-Tseu-Kiang dans son lit bateau : trois mille kilomètres jusqu’à l’estuaire, vingt-six jours de rivière quand on ne rencontrait pas les pirates, double ration d’alcool de riz si l’équipage indigène négligeait de se mutiner. Autant dire qu’il n’y avait pas de temps à perdre … »
En effet, midi approche, et je n’ai pas réservé dans le restaurant rue de Bièvre sur lequel j’ai jeté mon dévolu en ce jour de commémoration.

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Il y a trente-cinq ans, au temps de ma grande aventure avec l’équipe de Charlie-Hebdo, je venais souvent déjeuner dans ce chaleureux « bougnat », c’était d’ailleurs son nom. C’étaient la poésie des comptoirs, le vin des rues, les plats dits canailles, ces plats de bistrot, simples, populaires, à prix modéré.
Les temps ont (à peine) changé. Ici, n’en déplaise à Brice Hortefeux, auvergnats et arabes font bon ménage de longue date. En investissant l’ancienne enseigne aveyronnaise contiguë, Nacef s’est agrandi et propose depuis fort longtemps ses spécialités de tajines et couscous. Il faut toujours se méfier des affirmations non contrôlées (il y a un autre restaurant de couscous dans la même rue) mais il semblerait qu’un ancien président de la République, très proche voisin, venait y manger de temps en temps. La rumeur dit même qu’il y aurait déjeuné avec sa famille (l’officielle évidemment) le jour où il quitta l’Élysée.

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Comme pièces à conviction cédées par François Mitterrand, sont accrochés aux murs, un « galure de tonton », et un plateau en cuivre que l’ancien roi du Maroc Hassan II aurait offert lors d’une visite au chef d’État français.
Plus par goût pour ce type de viande que par sympathie socialiste, j’opte pour le couscous du Président, méchoui et merguez. Autrefois, il vous en coûtait 81 francs en référence à ce mois de mai de fol espoir.
Cavanna avait aussi ses habitudes ici. Il y a peu, son ami Jean Teulé, qui a préfacé sa biographie, lui faisait remarquer affectueusement que ce n’était pas le top pour un « parkinsonien » de commander un couscous au risque de projeter la semoule sur les voisins.
Je m’esclaffe car on ne va pas se la jouer macabre aujourd’hui. Est-ce d’ailleurs parce qu’un auvergnat (de souche ?) Renaud Lavillenie a battu, quelques jours plus tôt, le vieux record du monde de la spécialité que détenait Sergueï Bubka, j’imagine Cavanna, assis sur la banquette, en face de moi, élucubrant sur le saut à la perche, un sport encombrant :
« Un sport est essentiellement un mouvement banal de la vie quotidienne, isolé de son conteste et réduit à un geste – ou à plusieurs – exalté jusqu’à la perfection, canalisant l’effort vers une efficacité sans cesse perfectionnée en vue de ramener une médaille à la maison, si possible en or.
Tout a commencé avec le soldat de Marathon. Lui, c’était la course à pied. On a donc réduit la course à pied aux gestes strictement nécessaires. Pas question, par exemple, de se tricoter un pull-over tout en courant parce qu’on a remarqué que les mains n’ont rien à faire, tout se passe dans les jambes, c’est de l’énergie perdue. Le geste doit être pur.
À l’origine, on courait pour attraper l’antilope nutritive, ou pour fuir le léopard affamé. Supprimez l’antilope, supprimez le léopard, il reste la course, c’est-à-dire le sport. On peut donc dire que le sport est une activité sublimée et ce n’est pas moi qui vous en empêcherai. De la même façon, peut-on déduire que le lancer du disque est une idéalisation de la querelle de ménage, l’haltérophilie une conséquence de l’invention de la roue – on n’avait pas encore bien compris comment ça marchait -, le tennis une façon primitive de cuire les pommes de terre en tapant dessus à coups de poêle à frire. N’accumulons pas les exemples, vous m’avez compris.
… Qui peut dire à quelle activité primaire succéda le saut à la perche ? Quel individu des siècles obscurs se déplaçant dans la nature épaisse de ces temps brutaux portait sur l’épaule – et ne s’en séparait jamais – une perche de cinq ou six mètres de long ? Qu’espérait-il en faire dans sa promenade ? Cueillir des noix de coco ? Certains historiens du sport, et non des moindres, ont suggéré que le saut à la perche était abondamment pratiqué dans les attaques de châteaux-forts. Ce devait être un spectacle fascinant, tous ces bonshommes sautant en l’air comme des puces sur une plaque chauffante et atterrissant dans les marmites d’eau bouillante, car vous pensez bien que le truc était connu. Aujourd’hui encore, le saut à la perche est la plus comique des exhibitions aux Jeux olympiques. Rien ne me passionne que de voir ce petit bonhomme cramponné à son mât de cocagne s’envoyer en l’air dans l’azur, propulsé par l’effet ressort de l’engin pour en fin de course se laisser tomber sur un tas de matelas.
Il paraît que les Grecs inventèrent cette spécialité. C’est bien d’eux, ça ! La circulation devait être problématique dans les rues d’Athènes, à l’heure où les perchistes vont boire au marigot. Les Grecs établirent le premier record, et puis tous les suivants. Des témoignages incontestables affirment qu’ils atteignaient couramment la hauteur d’un sixième étage. Et puis Einstein inventa l’échelle.
Non, décidément, cette pile de matelas me gêne. Ça manque de dignité, voyez-vous. Et le gros bâton, qu’en faites-vous ? Qu’est-ce qu’il devient le gros bâton, quand son propriétaire, au sommet de sa parabole gracieuse, grisé par l’ivresse des altitudes, l’a lâchement abandonné à son malheureux sort ? Eh bien, voilà : on ne sait pas. Il disparaît. Vers où ? Ça … Tout ce que je puis dire, c’est que personne n’a jamais revu une perche de sauteur après usage. Ceci est triste, infiniment.
Il est à mots couverts parlé d’un mystérieux cimetière des perches à sauter, caché dans les tréfonds de la jungle … Je n’en dirai pas plus, j’en ai même déjà trop dit.
Sachez seulement qu’il est fortement question, dans les milieux sportifs au courant des choses, d’un prochain rapprochement entre deux frères ennemis, et que vous aurez bientôt à applaudir les champions d’une nouvelle spécialité, le triple saut à la perche. »
Sacré Cavanna ! Je prends congé de lui pour faire un tour à pied dans le quartier. Pas une marche sportive où l’on se déhanche en tortillant du popotin, ni un raid, sac sur le dos et bâtons à chaque main, comme on le voit pratiquer par les clubs de marche, de plus en plus fréquemment en ville ! Entre Seine et Montagne Sainte-Geneviève, la déclivité n’est pas insurmontable. Non, j’erre, je déambule, j’arpente, je flâne, je baguenaude, je vadrouille je traînaille, sans but vraiment précis. Qu’elle est belle et riche la langue française ! Cavanna s’en friserait ses bacchantes gauloises : sept verbes pour exprimer quasiment la même chose. Ne faudra-t-il pas que, dans une rue voisine, une enseigne commerciale me désespère.

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Nul n’est censé ignorer la loi orthographique !
Ironie de l’Histoire, au cœur du quartier, au Moyen-Âge, pullulaient des collèges en théologie qui n’avaient en commun que le nom avec les établissements actuels dits de la réussite pour se donner sinon espérance, du moins bonne conscience.
Albert de la place Maubert, derrière ce sobriquet qui sonne titi parisien, se cache la « lumière », saint Albert le Grand dit Maître Albert. Il enseigna vers 1245 à l’Université de Paris, au sein de laquelle Robert de Sorbon, confesseur de saint Louis fondit bientôt la Sorbonne. Déjà, les amphithéâtres étaient trop vétustes et Albert faisait cours dehors aux étudiants, parmi lesquels un certain Thomas d’Aquin, assis sur des bottes de paille.
Trois siècles plus tard, la place connut un funeste destin et devint le lieu où l’on tortura et brûla les athées et les hérétiques.
La veille de Noël 1534, suspecté d’hérésie, Antoine Augereau, hommes de lettres, grand érudit, imprimeur, suspecté d’hérésie, y fut pendu et ses livres mis au feu. Il avait édité les œuvres de Clément Marot, de François Villon, et, en typographie, inventé l’usage des accents et de la cédille.
Près de cinq siècles plus tard, l’ombre de Cavanna, contempteur du point virgule qu’il n’utilisait jamais, rôdant encore, m’agrippe par le paletot et décoche un petit coup de goupillon :
– Quel est le grand principe sur lequel se fonde la laïcité ?
– La liberté de conscience
– Qui consiste en quoi ?
– En ce que chacun peut adopter la religion qui lui convient le mieux tout en laissant ses voisins en faire autant. Ou n’avoir aucune religion.
– Ce principe est-il effectivement en usage et où ?
– Il est en usage dans les pays dotés d’une Constitution démocratique.
– Vous affirmez donc que, dans les pays réputés démocratiques, chacun pratique la religion qu’il s’est librement choisi en toute connaissance de cause ?
– C’est évident.
– C’est faux. La totalité des habitants d’une certaine contrée pratique la même religion, voire la même nuance particulière de la même religion, mis à part quelques groupes minoritaires.
– C’est normal. Ils ont tous la même tradition.
– Vous voulez dire qu’on leur inculque à tous les dogmes d’une religion, et d’une seule.
– C’est la religion de leurs ancêtres.
– Toute religion se proclame seule détentrice de la vérité et affirme que les autres ou bien se trompent, ou bien mentent. Donc pratiquer une religion, c’est réprouver toutes les autres. Une réprobation qui peut aller jusqu’à la haine.
– Toutes les religions proclament leur amour de la paix et de la tolérance.
– « Tolérance » ? vous rendez-vous compte de ce que ce mot contient de condescendance, d’arrogance mal réprimée, de mépris pour celui qui croit à ce que d’autres estiment être des billevesées ineptes et peut-être dangereuses ? Une minorité de croyants non conformes à la foi de la masse de la nation est toujours en danger.
Vous parliez de libre choix. Très bien. Alors, dites-moi à quel moment le citoyen à la recherche d’une croyance dont il estime avoir besoin est-il mis devant ce fameux choix ? La réponse est : jamais. Dans les faits, l’enfant suit les pratiques de ses parents. À aucun moment, on ne lui a demandé son avis, en tout cas jamais il n’a reçu le minimum de renseignements concernant le catalogue des religions qui s’offrent à son besoin de « spiritualité ».
L’enfant hérite tout naturellement des convictions, rituels, usages et explications du monde qui furent ceux de ses parents et de leurs propres parents, et aussi ceux de la masse humaine partageant la même culture.
– S’il fallait, en plus du travail scolaire, imposer aux enfants l’étude, même abrégée, des systèmes religieux, où irions-nous ?
C’est pourtant important, la religion. Tout au moins l’affirme-t-elle. Il y a du salut dans l’éternité, de la conduite morale, des choses qui, si l’on y croit, ont infiniment plus d’importance que toute autre circonstance de la vie d’un être humain. Or, nous venons de le voir, l’appartenance à telle ou telle religion est le fait du pur hasard. Tu nais de l’autre côté de la rue, tu seras musulman ou chrétien. Cela ne devrait-il pas donner à penser ? Minimiser l’importance de la chose ?
– Eh bien, non ! Tout au contraire. Cette répartition de hasard, dont, par cela même, éclate le caractère purement fantasmatique du fait religieux, unit les hommes avec une force terrifiante. Car, outre l’explication du but de la vie, elle est l’affirmation, la preuve tangible du lien qui unit ces hommes. Le patriotisme ou même l’idéal politique commun n’ont jamais réussi à prendre le pas sur le fait religieux ;
Où l’athéisme est-il enseigné ? À quel moment de leurs études les jeunes gens apprennent-ils que tout ce qu’on attribue à l’action d’un créateur s’explique tout aussi bien sans lui ? Aucune structure n’existe qui permettrait de comparer les religions, de juger de leur vraisemblance, de leurs arguments, de leur « logique », aucun cours sommaire de psychologie expliquant pourquoi ce besoin de surnaturel, cette peur de la mort, ce besoin d’un « père » et, surtout, cette recherche d’un mythe commun scellant l’appartenance à du collectif. Le sujet sera superficiellement évoqué en philosophie, sans conclure, évidemment. »
À partir de 1981, durant deux septennats, il fallait montrer patte blanche pour emprunter l’étroite rue de Bièvre alors barrée et boire un canon chez le bougnat. On trinquait fréquemment au comptoir (ainsi que dans les locaux de Charlie Hebdo) avec le chauffeur du président.
Aujourd’hui, nostalgiques ou déçus du socialisme, ralentissent le pas devant son ancienne demeure. La sonnette mentionne toujours les initiales DM de l’ex première dame de France (l’officielle encore) qui vécut ici jusqu’à sa mort. À quelques pas de là, en hommage, un bucolique square en travaux porte désormais son nom.

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Il n’y a pas que les présidents de la République qui découchent. Le ruisseau de Bièvre (ancien nom du castor) se jetait dans la Seine, non loin de là où passe la rue éponyme aujourd’hui. Ce sont les chanoines de l’abbaye voisine de Saint-Victor (aujourd’hui détruite) qui obtinrent sous le règne de Louis XII que le cours d’eau soit détourné de son lit originel pour baigner leur enclos et actionner un moulin.
Outre le souvenir de « Tonton », la rue de Bièvre est également hantée par celui du troquet du Père Hubert et d’un mystérieux gitan. À chacun, son petit Rom dont les conteurs font gorge chaude !
Il y avait de l’eau (de la Bièvre ?) dans le gaz entre le tenancier Valentin et son épouse, la plutôt jolie Paulette. Un jour, alors que le bistrotier était de sortie, un gitan que personne n’avait jamais vu, entra dans le café désert. « Un visage maigre, barbu, deux yeux de braise noire, de longues mains d’une étonnante finesse », de quoi ne pas laisser Paulette indifférente. Sur la toile cirée, il étala un jeu de tarots … En rentrant, Valentin, très jaloux et soupçonneux, intima au gitan de prendre la porte sur le champ, le menaçant même de lâcher son chien, un bas-rouge peu aimable. Le client indésirable obtempéra non sans avoir auparavant tendu deux doigts vers la gueule ouverte du molosse et prononcé quelques mots incompréhensibles. La bête mourut après une lente agonie, quelques jours plus tard.
Valentin jura de se venger et lorsque le gitan réapparut, il empoigna un couteau et se rua sur lui. Comme la première fois, le romanichel tendit deux doigts en baragouinant son invocation. La santé de Valentin se dégrada tant qu’il ne pouvait même plus empêcher le bohémien de faire ses tours de cartes avec Paulette. Un beau matin, il mourut. Bientôt, le rade resta fermé et … des passants auraient vu le gitan tendre une dernière fois ses doigts vers la maison avant de s’éloigner avec Paulette.
La façade se lézarda. L’immeuble qui menaçait ruine fut livré aux démolisseurs. Quelques jours après le début des travaux, les six ouvriers du chantier tombèrent malades, victimes d’une pelade (comme le chien de Valentin). Les autorités allemandes (nous étions en 1943) réquisitionnèrent alors un camion d’ouvriers polonais qui rasèrent tout en deux jours.
Depuis, au 1 bis de la rue, dans l’alignement des maisons, là où le mètre carré est dans les plus chers de Paris, il y a un trou, un minuscule coin de terrain vague envahi par les herbes pas plus folles que les conteurs qui se régalent et arrangent à leur manière cette malédiction.

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La rue a bien changé en un siècle comme en témoignent les photographies. Dans les années 1981-1995, l’automobile du président attendait en quasi lieu et place des charrettes.
Les clichés de Atget, Doisneau ont figé pour l’éternité ce Paris des petits métiers, des gitans et des clodos, des soupentes et des bistrots.

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Je traverse le quai de la Tournelle, histoire de fouiner quelques minutes chez les bouquinistes en bord de Seine, à la recherche d’un ouvrage qui m’aurait échappé. Aucune bonne pioche aujourd’hui ! Par les rues étroites qui, si l’on est un peu curieux, conservent encore quelques vestiges du Moyen-Âge, je retombe à la Maub’. Plus qu’une place, c’est aujourd’hui, un tronçon du boulevard Saint-Germain élargi.
Il est difficile d’imaginer qu’elle fut un lieu important d’exécutions publiques. On y brûla des penseurs, des écrivains, des imprimeurs, des éditeurs et leurs livres. Une photographie d’Eugène Atget montre qu’y fut érigée, en 1889, une statue en bronze d’Étienne Dolet, écrivain, poète, imprimeur, martyr de la libre pensée du seizième siècle. Elle fut enlevée et fondue en 1942 par les autorités françaises sous l’occupation allemande pour récupérer le métal.

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« Je m’ demande à quoi qu’on songe
En prolongeant la ru’ Monge,
A quoi qu’ ça nous sert
Des esquar’s, des estatues,
Quand on démolit nos rues,
A la plac’ Maubert ?… »

J’imagine le petit monde interlope et argotique d’Aristide Bruant chanté par l’ami Brassens, entouré de Maxime Le Forestier, Marcel Amont et quelques amis disparus comme Pierre Louki et Marcel Dadi.

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Il ne manque que la gargote du père Hubert ! « Mes chansons, je les ai prises dans la rue. Je suis venu de la rue, je les rends à la rue » disait Bruand qui eut la coquetterie pour le cabaret de troquer le d final de son nom pour le t de l’oiseau.
Qui sait si nous ne reverrons pas bientôt les purotins rouscailler (rouspéter ceux qui vivent dans la misère) quand ils fileront la cloche (vagabonderont) !

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Je décide de prolonger ma promenade dans le quartier en remontant la rue Monge. J’accélère le pas devant l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet qui, depuis une quarantaine d’années, est devenue le lieu « culte » de culte du mouvement catholique traditionaliste. Ici, ce sont les curetons intégristes qui rouscaillent !
L’ami Cavanna qui a décidé de surveiller ma flânerie du coin de l’œil, m’apostrophe de nouveau. Il me semble, cette fois, bien remonté :
« La liberté de conscience est une énorme connerie, et une connerie criminelle …
… La liberté de conscience, dîtes-vous ? Une des plus belles conquêtes de la démocratie ! D’ailleurs, c’est bien simple, sans liberté de conscience il n’est pas de démocratie.
Je concède que, bien utilisée, une liberté de conscience prise assez tôt et nourrie au biberon peut offrir une certaine utilité. Moi personnellement – comme on se plait à dire quand on aime les proverbes d’une certaine longueur-, moi, donc, personnellement, je possède une liberté de conscience très mignonne, je la porte toujours dans la poche intérieure de mon veston, elle me mordille gentiment le sein quand, dans la rue, un intégriste farouche ou un abstinent du boudin le Vendredi saint me frôle d’un peu trop près. Vous comprenez, ça sent Dieu. Elle ne supporte pas. C’est une liberté de conscience comme ça. La moindre odeur un peu métaphysique, le moindre « floc » de deux genoux s’affalant sur le pavé pourtant lointain de la grotte de Lourdes pour faire repousser une jambe de bois la met en émoi. Elle ne tolère aucune manifestation d’aucune divinité. Je sais qu’il y a des libertés de conscience moins intransigeantes qui vont jusqu’à permettre à des dieux de toute sorte de s’ébattre et de s’entremêler dans le grand vide cosmique, humant le parfum des prières et tendant l’oreille au bruit rafraîchissant des piécettes tombant dans le tronc. C’est d’elles, de ces libertés de conscience-là, que vient tout le malheur. Venez un peu par ici, je vous fais voir.
La liberté de conscience, la seule, la vraie, c’est : « Fous le bon dieu dehors et ferme bien la porte ! » pas de bon dieu, pas de religion non plus, donc, par voie de conséquence. Il faut faire une loi pour, naturellement. Comme ça, c’est parfait. Mais attention ! Sois vigilant ! Tu te laisses attendrir, tu tolères un bon dieu, même un tout petit, même une seule fois par an, c’est foutu. N’insiste pas, c’est foutu. Cherche-toi une autre planète.
Tu ne me crois pas ? Regarde mieux. Que vois-tu ? Tu vois ton petit bon dieu tout mignon empalé par le cul sur un machin pointu qui fait très mal, et tout autour des hommes et des femmes, certains portant des oripeaux extravagants avec beaucoup de doré et des chapeaux pointus, qui tournent en rond tout en chantant des choses un peu bébêtes. Ces gens apportent un nouveau bon dieu, le vieux ne leur plaisait plus. L’empalement, c’est comme tout, on s’en lasse, le Nouveau est pendu par les couilles, la tête, conséquemment, tournée vers le bas et une bougie sacrée plantée dans le fondement. Ces gens aiment les dieux souffrants. Ça fait beaucoup de théologie, je ne sais pas si vous suivez bien.
Redevenons simple. Ouvrons le dictionnaire. Ou bien interrogeons Wikipédia. « La liberté de conscience, apprenons-nous avec un sourire comblé, consiste à laisser tout un chacun adorer le bon dieu qui lui plaît et à laisser les autres en faire autant. » Bien.
Or, chaque bon dieu est en principe seul et unique de son espèce. Ah, ah … Et ceux qui l’adorent détestent ceux qui adorent d’autres dieux, lesquels d’ailleurs n’existent pas. Vous êtes toujours là ? Tous ces gens se détestent entre eux et s’unissent pour haïr ceux qui n’en adorent aucun. Que de haine !
Je lis dans vos yeux que vous avez tout compris : les bons dieux sont des éléments excessivement dangereux. Leur présence dans un groupe humain est un facteur de malheur et de mensonge. En admettant même que l’un d’eux soit vrai, tous les autres sont faux.
– Mais, me direz-vous, il est impossible, par une loi, d’interdire le culte des bons dieux. L’homme a besoin de croire, et que son voisin croie come lui. Les bolcheviks même n’ont pas réussi à extirper le bon dieu des Russes. En soixante-dix ans ! La liberté de conscience, c’est-à-dire la liberté de croire en des conneries malsaines et de les prêcher, est un moindre mal ;
– Vous n’avez pas tort. Mais ce « moindre mal » est quand même un mal, un facteur de mort riche de Saint-Barthélémy en puissance. Oui, c’est un peu symbolique, l’athéisme ne peut pas –et ne veut pas- s’imposer par la force, et plus que du pain, l’homme a besoin de se bourrer la tête de conneries. Eh bien, bon. On continue comme ça. Moi, je m’en lave les mains. Mais je vous aurai prévenus. »
Maintenant qu’il a rejoint l’au-delà, il pourrait nous dire ce qu’il en est exactement.
Tiens, ça fait longtemps que je ne suis pas allé jeter un œil aux arènes de Lutèce, un peu plus loin. Oui, lecteurs de Mont-de-Marsan, Dax, Arles et Nîmes, nous avons aussi nos arènes dans la capitale.

ArènesLutèceblog

Elles sont même bien plus anciennes que les vôtres, nananère, puisqu’il s’agit d’un amphithéâtre gallo-romain construit au premier siècle de notre ère.
Promis, je vous les ferai visiter dans un billet futur. Aujourd’hui, je décampe vite car l’ombre de Cavanna, « anti corrida notoire », se profile déjà. Or, lors de l’hommage qu’il lui rendit sur LCI, Michel Field avoua qu’il passa la plus mauvaise nuit de sa vie à parler de tauromachie avec Cavanna !

800px-Escalier_rue_Rollinauteur : LPLT / Wikimedia Commons

Je m’éloigne par l’élégant escalier fontaine qui permet d’accéder à la rue Rollin. Descartes y passa une ou deux années de sa jeunesse : « Heureux qui a vécu caché ». Blaise Pascal y mourut en 1662. Ses derniers mots auraient été : « Puisse Dieu ne jamais m’abandonner », vous savez ce qu’en pense Cavanna. Il fut inhumé, tout près de là, à l’église Saint-Étienne-du-Mont. Une épitaphe en latin célébrant sa piété y fut gravée, « ce qui donna la jalousie à (ses) ennemis qui furent trouver Monsieur l’Archevêque pour faire lever la tombe » ou du moins effacer le texte. Il y est toujours.
Au bout de la rue, est scellée une plaque commémorative sur la façade de la maison où Ernest Hemingway passa, avec sa première femme, deux des plus belles années de sa vie. On peut y lire : « Tel était le Paris de notre jeunesse / au temps où nous étions très pauvres et très heureux. », une phrase tirée de Paris est une fête, livre de souvenirs inachevé qui ne fut publié qu’après le suicide du romancier. Lui était un aficionado convaincu mais chut !
Un bref crochet par la Contrescarpe où parade toujours l’enseigne colonialiste du Nègre Joyeux (voir billet du 24 mars 2009 Le temps pas béni des colonies … ou quelques élucubrations vers la rue Mouffetard ) puis je me glisse dans la rue Descartes.
Des nourritures terrestres aux nourritures spirituelles, il n’y a que la chaussée à traverser : d’un côté, le restaurant La Maison de Verlaine où vécut et mourut effectivement le poète ; de l’autre, un pub le Bateau ivre. Je doute que les jeunes clients branchés, en sirotant leurs cocktails aux happy hours, pensent à l’Orgie Parisienne d’Arthur Rimbaud :

« … Buvez ! Quand la lumière arrive intense et folle,
Fouillant à vos côtés les luxes ruisselants,
Vous n’allez pas baver, sans geste, sans parole,
Dans vos verres, les yeux perdus aux lointains blancs,
Avalez, pour la Reine aux fesses cascadantes !
Ecoutez l’action des stupides hoquets
Déchirants ! Ecoutez sauter aux nuits ardentes
Les idiots râleux, vieillards, pantins, laquais ! … »

Ne vous méprenez pas ! Ce poème, écrit dans les jours qui suivirent la Semaine sanglante de mai 1871, dresse en réalité un tableau ironique de la restauration de l’ordre bourgeois à Paris et fait mine d’encourager les « lâches, les pantins et leurs laquais » à célébrer dans l’orgie la défaite de la Commune.
Ce n’est pas l’envie qui me gratte de vous offrir le Sonnet du Trou du Cul, poème parodique composé en duo par les deux compères Paul (pour les quatrains) et Arthur (pour les tercets). Vous le trouverez sans difficulté sur la Toile. Comme l’esprit de Hara-Kiri rôde encore, je pasticherais bien (au degré d’humour que vous désirez) la réflexion de mon éminent « collègue » le professeur Choron lorsque je le filmais à propos de la création : « Il ne faut pas croire que Verlaine et Rimbaud ne se sont pas fait chier à écrire ça ! »
Je vous recommande chaleureusement le roman Ô Verlaine de Jean Teulé, celui-là même qui a préfacé Cavanna, pour retrouver les derniers mois de la vie du poète. Et comme vous tomberez sous le charme de son style truculent (« cavannesque » ?), vous dévorerez ensuite ses deux autres biographies, Rainbow pour Rimbaud et Je, François Villon. Au fait, Jean Teulé fête son anniversaire le même jour que moi !

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A quelques pas, au 33 de la rue Descartes, une plaque discrète rappelle que, pendant une quinzaine d’années, la fine fleur du music-hall français se produisit ici dans ce qui était un des grands  cabarets de la rive gauche : Bobby Lapointe, Anne Sylvestre, Raymond Devos, Ricet-Barrier, Pierre Étaix, Pierre Louki, Roger Riffard et même Jean Ferrat.
L’heure avance, je redescends la colline jusqu’à la Maub’. Que la Montagne (Sainte-Geneviève) est belle ! Est-ce par association d’idées que, chez le caviste, j’achète deux bouteilles de Coteaux d’Ardèche. À deux euros pièce, ça vaut bien la piquette des vieux paysans chantée par Jean Ferrat (dont on célèbre ces jours-ci le quatrième anniversaire de sa mort). Quoique elle faisait des centenaires à ne plus que savoir en faire …
J’achève mon pèlerinage avec un petit détour par la rue des Trois Portes. Elle doit son nom au fait qu’au XIIIème siècle, il n’y avait que trois maisons. C’est au numéro 10 de cette voie tranquille du Quartier Latin qu’au cours des années 1960, s’installa la joyeuse bande de trublions de Hara-Kiri puis Charlie-Hebdo. Souvenirs heureux que j’égrène pour vous dans un billet du 23 décembre 2010 !

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C’est là aussi que Cavanna écrivit, jusqu’aux ultimes jours de sa vie, dans la petite pièce qui faisait office autrefois de bureau au professeur Choron.
Aubaine, le porche est ouvert ; (oh ce point-virgule qu’il honnissait) je m’avance dans la cour pour voir une dernière fois cet endroit mythique que j’avais fréquenté. Les ouvriers portugais et maghrébins qui rénovent les façades, savent-ils que vécut là un fils de maçon rital, un amoureux fou de la langue française ?
Peut-être, plus tard, une plaque le rappellera aux passants. Pour l’instant … sa boîte aux lettres en témoigne.

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Un petit coup d’œil à la supérette 8 à Huit de la rue Lagrange : il n’y a pas si longtemps dans une de ses chroniques, un jour peut-être que sa muse littéraire l’avait délaissé (encore que … vous allez voir), Cavanna avait fait l’éloge de ce commerce de quartier à taille humaine où l’accorte caissière saluait les clients et lui permettait notamment de tâter par deux les kiwis pour évaluer leur degré de maturité, d’autant disait-il que ces fruits mûrs avaient la consistance de seins féminins. Bon sang de rital !
Au moment de reprendre mon véhicule, je m’interroge, c’est mercredi, si j’achète ou pas, au kiosque à côté, le nouveau numéro de Charlie-Hebdo orphelin de son génial fondateur. Allez, sait-on jamais, il se sera peut-être encore rappelé à notre bon souvenir !

Publié dans:Almanach |on 13 mars, 2014 |4 Commentaires »
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