Ici la route du Tour de France 1975 (2)
Pour « mieux comprendre » l’évolution de l’épreuve, lire le billet consacré à la première partie de ce Tour de France :
http://encreviolette.unblog.fr/2025/06/25/ici-la-route-du-tour-de-france-1975-1/
Je vous retrouve, chers lecteurs, à l’ombre de la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi, au départ de la treizième étape du Tour de France 1975 qui mène les 116 coureurs à la station du Lioran baptisée à l’époque Super Lioran pour valoriser son essor porté par l’ancien premier ministre et président de la République Georges Pompidou, natif de Montboudif modeste village du Cantal.
Mais tandis que j’écris ces lignes, me voici magiquement à feuilleter le tout nouveau numéro, en date de juin 2025, du Miroir du Cyclisme qui reprend le cours de son existence 31 ans après sa disparition. Un peu ébréché peut-être mais pas déformant, ce Miroir aspire à rester fidèle à ses valeurs : « faire aimer, faire découvrir, faire comprendre le vélo, tout en questionnant les grands enjeux de son époque ». Et en couverture, cinquante ans après, il s’interroge encore : « Le Tour de France va-t-il disparaître ?… La Grande Boucle, du moins telle que nous la connaissons aujourd’hui, pourrait bien ne plus exister dans un futur proche. Du réchauffement climatique à l’appétit de fonds souverains ou de multinationales, les menaces sont concrètes et doivent pousser les organisateurs à vite réfléchir à l’avenir. »
Dans la ville de Toulouse-Lautrec, Blondin se lamente déjà : « Au départ d’Albi, nous hésitions encore à dénombrer les ravages qui dépeupleraient le précieux cheptel …Nous avons perdu Luis Ocaña (non partant ndlr) et nous en avons grand-peine. Maudit, une fois encore, ainsi qu’avant et après sa victoire transcendante de 1973, nous avons laissé l’Espagnol de Mont-de-Marsan sur le rivage solitaire et morose d’une ville de province où le destin venait de le clouer, inerte et comme rivé par le sort fâcheux de ceux qu’on se sent impuissant à rapatrier, car ils sont ligotés. L’Ocaña enchaîné, dont nous sommes des admirateurs assidus, compose une image assez intolérable. »
Du côté des Italiens de l’équipe Jollyceramica, on enregistre le forfait de Giovanni Battaglin, 7ème au classement général, victime d’une fêlure de la rotule.
Ce jeudi 10 juillet 1975, il s’agit de l’étape la plus longue du Tour : 260 kilomètres à couvrir, par une chaleur caniculaire, sur des routes sinueuses et accidentées, favorables aux baroudeurs…s’il en reste encore dans le peloton.
Les suiveurs les plus anciens se frottent les mains par avance, en se remémorant l’étape Albi-Aurillac du Tour 1959 disputée sur un parcours similaire, sous un même soleil de plomb, où l’on avait assisté à une échappée royale d’Anglade, Anquetil, Bahamontès et Baldini, ainsi qu’à la défaillance terrible de Charly Gaul.
« Les vainqueurs des étapes dans le Cantal ne souffrent pas la médiocrité » annonçait-on dans la presse. Pourtant la course va laisser les suiveurs sur leur faim. Le peloton a compté jusqu’à deux heures de retard sur l’horaire le plus pessimiste avec « une allure de cyclotouriste jusqu’aux confins de la Lozère ». Le passage dans le Massif Central a commencé par une étape où « les grands du Tour n’ont pas engagé le combat » regrette Jacques Augendre qui résume les faits du jour par : « Michel Pollentier vainqueur d’une bataille, de faibles écarts enregistrés au Super-Lioran ». Finalement, tout s’est joué dans l’ultime ascension vers la station lorsque le Belge, « un des premiers battus lors des étapes pyrénéennes », a démarré. Pas de quoi en faire tout un fromage, un paradoxe au pays du saint-nectaire, salers, cantal, laguiole et autre gaperon !
Comme à son habitude, peut-être inspiré par l’air vivifiant des burons, Antoine Blondin parvient à captiver ses lecteurs : « Rouleur, on le savait, depuis sa victoire sur Eddy Merckx dans l’étape contre le temps dans les faubourgs d’Orléans, l’année dernière. Grimpeur, on le présumait depuis quelques exploits en montagne dans le Tour de Romandie, qui avaient pour la première fois attiré l’attention sur lui. Michel Pollentier était donc en passe d’être dûment côté dans l’interpoule des journalistes, ce jeu où nous nous efforçons, sur huit noms, de déterminer les cinq meilleurs du lot. Son cas fut épluché, si l’on peut dire, et l’on apprit en premier lieu par son directeur sportif Brik Schotte, qu’il ne se nourrissait que de légumes, de lait et de chocolat, ce qui jette toujours un froid parmi une engeance dont la diététique n’est pas le fort. Effectivement, le végétarien végétait, et dès les premiers pâturages, il cessa de nous faire un effet bœuf, se trouvant prématurément relégué dans les oubliettes du classement. »
En effet, le petit flamand de Dixmude a sombré dans l’étape du Tourmalet, perdant 27 minutes. Mais…
Ah, la vache !… À la première occasion, Pollentier n’allait pas tarder à nous administrer la preuve qu’il portait en lui les virtualités d’un régional de l’étable sur l’air de « J’irai revoir ma Romandie ». Fussent les troupeaux d’Aubrac ou de Salers, dont la coloration blondasse, à son image, l’inspirèrent ? Est-ce le désir de prendre enfin le guidon par les cornes ? Toujours est-il que Pollentier, rejoignant le rang qu’on lui avait prématurément conféré dans la hiérarchie, n’y alla pas avec le dos de la Truyère, cette rivière captivée et captivante que la chaîne des dômes commence à ourler, à la faveur d’un paysage admirable, évita toutes les voies de barrages et franchit en vainqueur la ligne d’arrivée, alors qu’I.T.T (International Telephone and Telegraphe Oceanic, marque de téléviseurs sponsor de la course ndlr) … encore son Merckx.
Debout les morts, sur les pédales, en danseuses, s’il le fallait (et des danseuses de ce genre, j’avoue que nous en entretiendrons bien volontiers) ce Michel terrassant le dragon de la méforme et du doute, contrevenait à la loi d’épuisement et de renoncement, qui s’est abattue soudain sur le peloton, dictant à nos bons médecins des verdicts d’abandons ou de ménagements, au terme d’une douzaine de jours d’une intensité implacable. »
La lecture de cette chronique mérite une autre analyse a posteriori. Pollentier reste dans la « frauduleuse histoire du Tour de France » comme le premier maillot jaune pris en flagrant délit de tricherie lors d’un contrôle antidopage effectué à l’issue de son arrivée victorieuse au sommet de L’Alpe-d’Huez, en 1978. Le « végétarien », qui devait consommer quelques plantes vénéneuses, avait (mal) mis au point un dispositif à l’intérieur de son maillot : une poire remplie d’urine propre placée sous son aisselle et reliée à un tuyau dans le cuissard. Démasqué, honteux et ridicule, le coureur belge fut exclu, le soir-même, du Tour. L’Union Cycliste Internationale ajouta une phrase dans son règlement concernant le contrôle antidopage : « l’athlète se présentera nu du dos jusqu’aux genoux » !
Retour à Super-Lioran auprès de Blondin : « Soulignons qu’une fois de plus, Poulidor, promis à « passer par la fenêtre », est rentré par la porte, pas tout à fait la grande, mais presque. Au pays des Cathares, ou des catares, serait-ce dans les gorges du Tarn, l’exploit pousse son prix : « Ne toussez pas, les coureurs, s’il vous plaît, merci ! » Raymond, à cet égard, aura fait hier de la « rétro-toussette » ».
Comme il était courant dans mon enfance, les maisons de la presse et les débits de tabac affichaient encore sur leur vitrine les classements de l’étape du jour.
Vendredi 11 juillet, le Tour reste dans la région des volcans avec un départ d’Aurillac et une arrivée en haut du Puy-de-Dôme, ascension légendaire depuis le duel opposant Anquetil et Poulidor lors de l’édition 1964. Une pluie fine succède à la canicule de la veille. Est-ce pour cela que les premiers kilomètres sont couverts à vive allure ? Cependant, c’est un peloton groupé qui escalade le Puy-Mary au sommet duquel Van Impe passe en tête devant Moser, consolidant son maillot à pois rouges.
Hors une échappée de l’Espagnol de l’équipe Kas, Antonio Menendez, l’étape se résume principalement à une course de côte entre les leaders du classement général.
« Et la montagne accoucha d’un sourire … celui du petit grimpeur belge Lucien Van Impe, rayonnant au sommet du Puy-de-Dôme dans son maillot clownesque à petits pois rouges qui désigne à l’attention des foules le meilleur de nos cascadeurs en altitude. Quand le peloton s’élève dangereusement, lui ne se fait pas doubler, il double les autres. Ceux-ci ahanant dans son sillage donnaient hier l’impression de pédaler sur de la glu, particulièrement dans ces passages de la bosse où l’on dirait que le dôme adhère. Ils montaient à tombeau ouvert avec, pour l’observatoire qui se profile au couronnement du puy, les yeux de Chimène pour Roméo.
Alors, une fois de plus on se prend à regretter davantage encore que la nature profonde de Lucien Van Impe ne l’incite pas à frapper du poing sur la fable, celle qui veut que sa vocation d’affranchissement soit des plus limitatives, donnant au trophée qu’il convoite, fût-ce celui de la montagne, la modestie apparente d’un grand prix de Formule 2. À cet égard, il est significatif que tout au long de ce vendredi de l’ascension où l’escalade dans la férocité atteignait un de ses points culminants, l’intérêt se soit quelque peu détourné de son cavalier seul en tête pour se reporter sur la marge séparant le deuxième du troisième, en l’occurrence un Thévenet à haute tension et un Merckx admirable même lorsqu’il ne prend du service que dans la défense active. Certaines mauvaises langues vont jusqu’à prétendre que Lucien Van Impe, totalement subjugué par Merckx qui n’est pas son coéquipier s’il est son compatriote, aurait tendance à infléchir sa course et la trajectoire de ses aspirations en fonction de cette ombre prestigieuse. Un semblable refus d’indépendance n’est pas sans nous en évoquer un autre. On sait que l’archipel des Comores, qui ressortit à nos départements d’outre-mer, vient de décréter unilatéralement son affranchissement, à l’exception toutefois de l’île de Mayotte qui refuse avec une courtoisie obstinée de se soustraire à la tutelle française. Eh bien, dans la perspective du classement général, nous avancerons que Lucien Van Impe, c’est un peu la Mayotte jaune. »
Cinquante ans plus tard, ce territoire d’outre-mer vient encore de faire douloureusement l’actualité.
« Pour ce qui est de Merckx en particulier, il aura désormais toujours raison à nos yeux pour avoir été sur notre sol agressé par un homme jailli des spectateurs alors qu’il n’avait pas franchi la ligne d’arrivée. « Á moi, Auvergne, voilà l’ennemi », il y a quand même d’autres façons d’entendre cette locution historique. »
C’est sans doute là le fait frappant de cette étape. Dupont-la-joie, héros pitoyable du film éponyme d’Yves Boisset sorti en cette même année 1975, était au Puy-de-Dôme.
Soyez curieux et visionnez dans le beau documentaire Autour du Tour de Jacques Ertaud (à partir de 3 minutes et 52 secondes), la séquence culte de connerie humaine.
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpa76053210/autour-du-tour-le-tour-de-france-d-un-coursier
Comme Anquetil, dix ans auparavant, Eddy Merckx avait déjà tout gagné, il avait peut-être trop gagné. Ainsi, entend-on dans le public chauvin qui ne voit que par Poulidor et Thévenet : « Ras le bol, Merckx, Merckx, Merckx, Merckx, … et merde ! », « Salaud de Merckx, il l’a passé ce salopard » ! Et un Ducon la joie, qui n’a pas une once du talent de Jean Carmet, décoche un uppercut au foie d’Eddy Merckx, à 150 mètres de la ligne.
On ne saura jamais à quel « poing » (!), ce geste pesa sur le résultat final du Tour. Eddy Merckx, le souffle coupé, termine grimaçant à la troisième place de l’étape, à 49 secondes de Van Impe et 34 secondes de Thévenet. Il conserve le maillot jaune mais ne possède plus que 58 secondes d’avance sur l’ambitieux Français, à la veille des étapes alpestres.
Son souffle retrouvé, le quintuple vainqueur du Tour reprend la route à contre-sens, accompagné de gendarmes, et retrouve son agresseur. « Je l’ai même pas touché, vous rigolez », lance celui-ci, penaud. Les deux hommes se retrouveront chez le juge, puis au procès. Nello Breton, c’est son nom, écopera d’une peine de prison avec sursis et d’un franc symbolique de dommages et intérêts. Saveur ultime de l’affaire, son avocat, commis d’office, s’appelait… maître Thévenet !
Dimanche 13 juillet, après un transfert en avion et une journée de farniente au bord de la « grande bleue », on retrouve 103 coureurs au départ de la première grande étape alpestre qui s’achève en altitude dans la station de Pra-Loup. Les quatre rescapés italiens de l’équipe Jollyceramica ont profité de la proximité de la frontière pour mettre la tangente vers la péninsule.
Un demi-siècle plus tard, j’ai encore assez précisément en mémoire l’enthousiasmant final de cette étape que j’avais suivie à la télévision avec mon père dans le salon familial. Je me souviens même que, dès la fin de la retransmission, j’avais pris la plume pour, tel un journaliste envoyé spécial, conter le déroulé exaltant de la course à mon regretté frère, alors chercheur à la prestigieuse université de Yale.
C’est peut-être aussi pour cela que l’émotion m’envahit à chaque fois que j’ai franchi (en auto) le col d’Allos.
Une fois n’est pas coutume, j’emprunte à « Paulo la Science » alias Jean-Paul Ollivier le compte-rendu factuel qu’il fit de cette étape dans son livre Le Tour de France, Lieux et étapes de légende : « … Eddy Merckx reste le super favori pour la victoire finale. Au demeurant, il porte le maillot de leader. Parmi les outsiders, le Bourguignon Bernard Thévenet, qui sait que, s’il veut espérer l’emporter, c’est l’étape où il faudra impérativement entrer en scène … Une tactique se dessine : Bernard devra prendre l’initiative de l’attaque, ou de plusieurs attaques, dans l’escalade du col des Champs, classé en première catégorie et franchi pour la première fois dans le Tour de France.
Plan appliqué : Thévenet attaque une fois, deux fois, six fois. Merckx, impassible, répond à chaque fois. Au sommet du col d’Allos, le maillot jaune le devance pour marquer son ascendant psychologique. Thévenet, victime d’une crevaison, pense que tout est perdu tandis que Merckx plonge à près de cent à l’heure, dans l’étroite et sinueuse descente, sur une route bosselée, au goudron par endroits liquide, où la course tourne même au tragique quand la voiture de la « Bianchi » ayant déchiqueté la barrière métallique de sécurité, va s’écraser 80 mètres plus bas. Par bonheur, ses deux occupants sont éjectés (juste quelques bobos ndlr).
La peur dévale le col et Robert Lelangue, directeur sportif de Merckx, qui réclame le passage pour se placer derrière son coureur, entend Jacques Goddet lui répondre sur « Radio-Tour » : « Non ! vous ne passez pas. C’est une course cycliste, pas une course à la mort. »
Merckx descend comme un acrobate. Les suiveurs pensent qu’il s’envole vers la victoire. Thévenet sent que tout s’effondre et pourtant il n’est qu’à quelques secondes derrière. Et Merckx affiche une telle lucidité, coupant parfaitement les virages. Au bas de la descente du col d’Allos, le champion belge précède Thévenet de 1’10’’. Il reste 6,5 km à accomplir -la montée de Pra-Loup- et la cause sera entendue.
Mais soudain, le maillot jaune sent les forces lui manquer. Il souffre, reste littéralement planté. Peu habitué à un tel spectacle, Gimondi le passe, médusé. Merckx, non plus, ne comprend pas et demeure collé à la route. Derrière, Thévenet continue sa progression, revient sur Van Impe et Zoetemelk. Puis il aperçoit Merckx dans une petite ligne droite. Le cours des choses s’inverse.
Le coureur de « Peugeot » a retrouvé toutes ses facultés. C’est lui la locomotive. Il se dresse sur les pédales. Á l’énergie, il oublie ses compagnons, fond sur le Belge, hésite un instant sur la conduite à adopter, rassemble ses dernières forces et porte le coup de grâce… Le chronométrage indique sous la banderole d’arrivée : Thévenet premier avec vingt-trois secondes sur Gimondi et une minute cinquante-six secondes sur Merckx, cinquième, dépassé par Zoetemelk et Van Impe. Ainsi Thévenet enfile le premier maillot jaune de sa carrière. Ironie du chronomètre, le champion du monde perd son bien pour cinquante-huit secondes, juste l’écart qui séparait les deux adversaires, le matin au départ de Nice, mais dans le sens inverse. »
J’étais sans doute intérieurement heureux que Merckx, possiblement, ne battrait pas le record de cinq victoires dans le Tour de « mon champion » Anquetil.
Inversement, je connais un ami -il avait alors 16 ans- qui pleura à chaudes larmes : « Eddy Merckx battu par un vulgaire Thévenet ! Mon père exultait, je ne lui ai pas adressé la parole pendant plusieurs jours. Et puis, je suis parti sur mon vélo demi-course refaire l’étape et Thévenet ne m’a jamais rattrapé. J’avais vengé EDDY ! »
Et je ne vous dis pas la détresse du radioreporter belge Luc Varenne – encore plus chauvin que notre Thierry Roland, ce n’est pas peu dire- qui après les dithyrambes pour son cher Eddy, plongea dans un désespoir abyssal. Pauvre Eddy !
Antoine Blondin éleva le débat, littérairement parlant, en rédigeant sa chronique à la manière de Rudyard Kipling et son célèbre poème If dont deux des vers sont reproduits à l’entrée du court central de Wimbledon : « If you can meet with triumph and disaster / And treat those two impostors just the same » (Si tu peux rencontrer triomphe et défaite/Et traiter ces deux imposteurs de la même manière). En voici un passage qu’il signa Rudyard qui cligne :
« …Si tu tiens à ton propos, cochon qui s’en dédit
De ne pas trop quitter le sillage d’Eddy,
Si dans les escalades, au plan des tout derniers
Tu ne cultives pas les cols buissonniers,
Si tu t’appliques, même, à l’instant que ça grimpe,
Á rester un moment dans la roue de Van Impe,
Présumant de ta force si tu en as ras je le col,
Et franchis, malgré tout, celui de la Couillole
Si tu veux, en descente, et d’une âme impavide
Forcer une nature qui a horreur du vide,
Si tu te sens rompu et trempé jusqu’à l’os
Ayant donné ta sueur dans la montée d’Allos,
Et qu’à ton diapason on te dise : » Tiens tiens
En somme tu venais par tes propres moyens »,
Si l’on te voit avant que l’on tourne l’alpage,
Payer de ta personne à la route à péage
Si tu peux déranger les batailles rangées
Et chiper au leader sa fleur d’oranger…
Tu seras un homme … »
Merckx, beau joueur, tint à féliciter son vainqueur : « J’ai tout tenté et j’ai perdu. Je crois que je ne gagnerai pas le Tour. C’est fini. » Il confia aussi en privé qu’il avait souffert en cours d’étape des séquelles du coup de poing au foie reçu dans le Puy-de-Dôme et des effets anesthésiants du Glifanan, un antalgique prescrit pour calmer la douleur par le médecin-chef du Tour Jean-Pierre de Mondenard (aujourd’hui rédacteur d’un blog où il dénonce dopage et corruption).
On apprendra, quelques jours plus tard, que Felice Gimondi sera pénalisé de 10 minutes au classement général pour avoir été contrôlé positif après l’arrivée à Pra-Loup. Pour sa défense, il déclarera que faute d’avoir pu être ravitaillé par son directeur sportif (au fond du précipice), il dut recevoir d’un spectateur un bidon contaminé !
Au soir de sa victoire, Thévenet étala son beau maillot jaune sur un fauteuil de sa chambre d’hôtel de Pra-Loup. Au cours de la nuit, il se réveilla et, durant une fraction de seconde, se demanda pourquoi et comment Merckx était venu mettre son maillot jaune dans sa chambre !
Il faut toujours se méfier avec Merckx : « Merckx, c’était un drôle d’animal. Il fallait constamment le surveiller, il attaquait partout, tout le temps ». Le Brabançon ne laissera sûrement pas tranquille le Bourguignon. Il n’a finalement qu’un peu moins d’une minute de retard qu’il pourrait éventuellement combler dans trois jours lors de l’étape contre la montre.
Et déjà se profile l’étape reine des Alpes, de Barcelonnette à Serre-Chevalier, avec l’ascension de deux cols mythiques du Tour : Vars et Izoard.
Dans son numéro avant le départ du Tour, le Miroir du Cyclisme avait consacré un reportage intéressant à Brunissard, un hameau modeste situé sur le versant sud du col d’Izoard : « C’est le dernier point d’eau, Brunissard, hameau de la commune d’Arvieux qui en comporte sept. Onze familles, une soixantaine d’habitants, ultime oasis avant l’Izoard où se forge l’histoire du Tour de France. Au printemps, c’est un hameau de montagne, paisible, comme retiré du monde. Un peu de ski l’hiver, l’animation du chalet de l’UCPA qui rebondit sur l’immobilité paysanne. L’été, les touristes qui passent et ceux qui parcourent le massif alpin à pied ou à vélo et s’arrêtent de fatigue, et qui regardent le calme. Un café tenu par Marius Faure, « mauvais grimpeur mais bon buveur », ainsi se définit-il. Une échoppe de souvenirs dont s’occupe sa mère Louise « mais quand on est aux champs, on ne peut pas être au magasin ». Deux lieux de culte, une chapelle catholique et un temple protestant. De la route, on aperçoit le campanile, derrick de bois surmonté d’une cloche. Le campanile, c’est la vie du village : « Il y a quelques années, raconte Jean Simond, la retraite souriante, les gens du village cuisaient leur pain dans les deux fours du campanile. Lorsque la cloche sonne, c’est là qu’on se réunit pour les corvées ou les enterrements. Tout le monde vient : Brunissard est encore un village vivant ».
Pour combien de temps ? M. Simond a connu le village fort de cinq cents habitants. Les jeunes partent car le travail est très dur, pour peu de rapport. »
« Ici, on devrait nous donner la retraite à soixante ans ». Louise Faure constate, c’est tout. Elle continue de planter des choux sous la pluie, sans s’émouvoir. Plus de blé, ni d’orge. On cultive les pommes de terre pour la consommation personnell. Et le foin, pour les bêtes. Un hameau de montagne, tout simple et adapté à l’air qu’on y respire : pur. Et brusquement les cris, le bruit que répercutent les parois rocheuses, murs familiers de leur enfance, de leur travail, de leur vie. Des gens par vagues, des flots d’automobiles, certaines viennent d’Espagne. Des milliers d’Italiens « particulièrement excités ». Brunissard n’est pas un lieu de pèlerinage (bien que…), c’est là où se noue le Tour de France.
Pour atteindre le hameau, les coureurs ont couvert 24 km depuis Guillestre. Ils n’ont pu admirer le paysage, les coupes de sapins. L’eau vive du Guil leur a tendu les bras : sirène de fraîcheur dans le bruit des klaxons. Depuis Arvieux, une longue ligne droite, un faux-plat d’une incroyable fausseté qui coupe jambes et souffle. Brunissard, 1 780 mètres, dernier point d’eau. La douleur absolue. 8 km de douleur.
Brunissard est célèbre l’espace d’un champion qui passe, d’un Coppi qui s’envole, d’un Merckx qui ahane. « Le Tour, oui, ça nous fait plaisir qu’il passe ici ». N’attendez pas d’enthousiasme. Ils pourraient être reconnaissants au moins : sans le Tour, personne ne connaîtrait Brunissard ! Mais qu’est-ce qu’un village ? C’est une communauté d’êtres, de maisons et de bêtes, c’est une vie souterraine de souvenirs communs, de tâches accomplies ensemble, de paroles lancées qui résonnent encore aux oreilles de tous. Pourquoi serait-elle reconnaissante cette communauté submergée par ces étrangers étranges, ces vacanciers citadins, ces casquettes à la gloire des saucissons Molteni ? Tout ce qu’on sait de Brunissard le temps d’un après-midi, c’est le lacet de route qui passe devant. Entre la route et le village, le mur des supporters et le mur de l’événement. Pendant cet après-midi de gloire, on leur vole leur espace. Rien n’importe plus que ce bout de bitume qui crépite au soleil. Et dessus des hommes qui se dressent sur leur bicyclette.
Jean-René Blanc est menuisier. C’est un passionné de vélo. Il en parlerait des heures. « Je vous montrerai le virage où se postait toujours Louison Bobet quand il venait voir le Tour ». Le Tour, il l’aime plus sans doute que Marius Faure ou les frères Dalmas, Charles et Louis, qui l’écoutent. Eux l’apprécient, mais tous sont d’accord : « ce n’est plus comme avant ». Ils ne tombent pas dans le piège du « de mon temps ». Ils clament bien haut au contraire, que cette montée est encore terrible, bien que la route actuelle soit infiniment meilleure que l’ancienne…Nous parcourons la Casse déserte encore sous la douceur de la neige. Imaginez la lune recouverte de neige : c’est tout de suite plus accueillant. C’est ici que monte chaque année M. Blanc établir des comparaisons entre les époques. « Pas chaque année justement, puisque ces derniers temps le Tour nous délaisse. Question de gros sous sans doute. Nous le déplorons tous, car l’Izoard c’est le lieu sacré du Tour de France. »
« Non, ce n’est plus comme avant. Le Tour a perdu de son prestige. Surtout depuis la fin des équipes nationales. Ces équipes de marque, ça ne signifie rien. Merckx est belge, tous ses équipiers sont belges et ils courent pour une marque italienne… Quand ils passent, on dit « qui c’est celui-là ? » C’est bien simple, on ne les reconnaît plus. » (Maurice Vidal devait boire du petit lait ndlr)
Ce n’est plus comme avant, c’est entendu. Mais ils vont tous voir passer le Tour. « Bien sûr que j’y vais, acquiesce Mme Simond, il passe devant chez nous ». Cela n’a pas toujours été le cas : »
« Quand on était aux pâturages dans le col des Ayes, on n’allait pas redescendre pour ça ! » Les vieux se réunissent et le groupe se place toujours au même endroit de la pente, à la sortie du village.
« Le jour du Tour, on ne travaille pas » nous lance l’un des frères Dalmas. Tiens, des réjouissances particulières, le village serait-il décoré ? « La commune n’a pas de quoi subvenir à ses propres travaux, nous répond Charles Eymard secrétaire de la mairie d’Arvieux à la retraite. Ce n’est pas pour faire des banderoles ! »
Joseph Philip est, de tous les habitants de Brunissard, le plus concerné par le Tour de France. Il est cantonnier. Vous pouvez lui demander ce qui l’a le plus marqué dans le Tour de France, il vous répondra toujours : « Il y a quelques années, l’Izoard c’était un champ d’ordures après la course. Des papiers gras, des journaux, des publicités partout. Ça s’est un peu amélioré mais c’est encore un drôle de travail après ! »
Ils sont fiers, malgré tout, que la légende du Tour s’écrive là, devant chez eux. La Casse déserte, Coppi et Bartali ensemble, Bobet tout seul, c’est un peu grâce à eux que le prodige s’accomplit, car si la terre les a faits tels qu’ils sont, ils ont aussi modelé la terre, et le paysage. Le 14 juillet, ils sortiront de leur maison, de ces belles fermes de planches sombres, avec le foin au grenier, couvertes de tuiles de bois. »
C’est un peu à cause de ce reportage d’une estimable valeur documentaire, fleurant bon la douce France, que je vous fis partager ma propre découverte de l’Izoard* en 2009.
Comme en écho à cet article de la ruralité, en ce matin de fête nationale, Thévenet a appris que sa maman n’avait pas suivi à la télé son exploit, trop occupée à faire les foins à la ferme familiale de Saint-Julien-de-Civry sise, ça ne s’invente pas, au lieu-dit « Le Guidon », près de Paray-le-Monial, en Saône-et-Loire.
Autre coïncidence, au départ de Barcelonnette, Louison Bobet, l’ancien triple vainqueur du Tour, prend à part Bernard : « Tu sais, pour être un grand champion, il faut avoir passé l’Izoard en tête avec le maillot jaune sur le dos. Tu as déjà fait la moitié du boulot, maintenant finis le travail. » Conseil d’orfèvre de la part du champion breton qui forgea ses victoires dans le Tour et sa légende justement dans l’Izoard ! Á l’époque, et pour cause, son effigie n’avait pas encore rejoint celle de Fausto Coppi sur la stèle érigée dans la Casse déserte.
Pour résumer l’étape, j’emprunte au billet que Michel Crépel lui avait consacré. Ce journaliste, entre reconstitutions historiques et récits épiques, faisait revivre superbement les épisodes légendaires de l’histoire du cyclisme dont beaucoup peuvent être consultés notamment sur les portails Vélo 101 et Mémoire du Cyclisme.
« L’étape décisive de Pra Loup demeurera pour l’éternité comme l’acte de reddition du plus extraordinaire champion de notre discipline. Celle qui a rendu Eddy Merckx aux communs des mortels.
Bernard Thévenet, soucieux de s’éviter des lendemains qui déchantent, s’estime plus que jamais en droit d’enfoncer le clou fermement et définitivement. Imprégné du syndrome du vainqueur depuis la veille, l’enthousiasme à fleur de peau, certes, mais la concentration comme unique conseillère, le Bourguignon ajoutera à sa gloire naissante le panache nécessaire à sa reconnaissance. Malgré quelques bribes mais désuètes velléités offensives du Cannibale lors de la descente de Vars notamment, le Bourguignon paraphera et transformera sa victoire en triomphe en sortant seul et en ramassant tous les morts, dont Zoetemelk, échappés depuis le matin, pour clore sa chevauchée fantastique, en solitaire, à Serre-Chevalier plus de deux minutes avant Eddy Merckx et tous les autres ».
Blondin y alla aussi de son éloge : « … La rude loi de la compétition veut qu’au vide de l’un corresponde généralement l’avidité de l’autre. Ce fut le cas, hier, pour un Thévenet soudain pleinement révélé à son rival et à soi-même, survolté par l’emblème jaune qu’il porte très haut, à moins que ce soit ce maillot qui le porte, cher chevalier.
Il y a loin du transformateur électrique, au pied duquel nous fûmes contraints de le laisser, l’année dernière, en proie aux séquelles d’un zona, au pont triomphant qu’il vient de s’offrir pour le 14 juillet, empochant deux étapes en deux jours. Á croire que ce transformateur l’a transformé. Cet homme ne s’exprime plus, il bégaie. Je veux dire qu’il redouble ses exploits, et je suis convaincu, ma parole : « Vous avez dit Izoard ? -Moi, j’ai dit Izoard ? Comme c’est bizarre ! » »
Thévenet, suivant les préceptes de son glorieux aîné, s’en était allé seul dans la ligne droite excessivement raide entre Arvieux et Brunissard, avant de traverser une Casse déserte dans une liesse indescriptible … que cet extrait vidéo de l’INA décrit bien.
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/i00008968/bernard-thevenet-passe-seul-en-tete-au-sommet-de-l-izoard
Plus que jamais en jaune, Thévenet possède désormais 3 minutes et 20 secondes sur le champion du monde.
Mardi 15 juillet, la dernière étape alpestre en ligne mène les 96 coureurs rescapés de Valloire, au pied du col du Télégraphe, jusqu’à la nouvelle station de Morzine-Avoriaz.
Alors que le départ réel n’est pas encore donné, Merckx s’accroche à un autre coureur et chute lourdement sur le côté gauche du visage. Au cours de l’étape, à de nombreuses reprises, les médecins conseillent au champion belge d’abandonner, craignant une fracture du maxillaire… qui s’avèrera effective. Mais Merckx, c’est Merckx, il continue, et pas pour jouer les figurants.
Il décide de pousser Thévenet dans ses derniers retranchements en insistant sur son point faible : les descentes. Le champion du monde, le visage tuméfié tel un boxeur, se porte donc à l’attaque sur le versant déclinant des cols de la Madeleine, de la Colombière et des Aravis, au menu du jour. « Aravis à la population », c’est bien sûr du Blondin :
« Le Tour de France, dont le propre est d’aller de l’avant, porte également un solide bagage de traditions parfois mystérieuses. Il sécrète des actes, des gestes et en conserve la mémoire dans ces sites légendaires. Dieu sait pourquoi le col des Aravis est de ceux-là. Sans doute est-ce la raison pour laquelle, confirmant l’engouement, depuis longtemps inégal, suscité par la grande épreuve, des populations d’une densité difficilement chiffrable se pressaient au flanc de ce lieu prédestiné, laissant couler sur les déversants des pentes, les chenilles processionnaires engluées des véhicules qui les avaient amenés aux aurores. Par miracle, on ne dénombrait pas ceux qui supportaient une bicyclette de course arrimée les roues en l’air. « Le vélo sur le toit » est un air qui est en passe de devenir le tube de l’été.
Reconnaissons que parmi cette foule, pour la première fois les pancartes à la gloire de Raymond Poulidor se raréfiaient au bénéfice des exhortations à l’adresse de Thévenet. Pour un jour, les « Nanard » reléguaient les « Poupou » au fronton des talus. Nous ne taxerons pas pour autant ce joli monde, empressé et enfiévré, de versatilité, car il arrivait malgré tout, très souvent, qu’incapable d’aller jusqu’au bout de son transfert de popularité, il jumelât ses admirations dans une parfaite méconnaissance de l’animosité relative qui règne entre les équipes auxquelles appartiennent respectivement les deux hommes. Tout, tout, tout, vous ne savez pas tout sur la zizanie.
Il reste que les « portes du Soleil », ainsi que se baptise le complexe régional où nous avons abouti hier, se sont grandes ouvertes devant un Thévenet investi du pouvoir sur la course et que, depuis 48 heures, nous vivons en pleine nanarchie. L’ancien enfant de chœur de Saint-Julien-de-Civry, qui confiait s’être fait sa fameuse santé à porter de gros livres pieux d’un côté de l’autel à l’autre, accueille cet état de choses comme un état de grâce. Désormais, ce qui semble l’animer, c’est un missel nucléaire. Dans la descente de la Colombière où Merckx avait plongé avec la superbe énergie d’un désespoir qui s’exerce à chaque occasion, à 70 km à l’heure, le charolais Thévenet rejoignit son rival. Paré, le Monial.
Cette accumulation quotidienne d’exploits mériterait de déboucher sur une initiative. On sait que le chef d’état-major des armées a incité les Français à inviter un soldat à leur table et que cet appel paraît avoir été entendu à l’issue de la revue du 14-Juillet. Pourquoi les Parisiens n’en feraient-ils pas autant à l’endroit des coureurs, après le défilé triomphal sur les Champs-Élysées ? La consommation ni la dépense ne seraient excessives, l’effectif se réduisant au fil des abandons. Le malheur est que deux de nos amis, Genet et Danguillaume risquent de ne pas profiter de l’aubaine… »
Pour être complet, à la manière des longues chevauchées de ses aînés grimpeurs espagnols, Vicente Lopez-Carril gagne en solitaire dans la station à l’architecture futuriste d’Avoriaz. Van Impe termine deuxième à un peu plus de deux minutes, consolidant son maillot à pois rouges et accédant à la troisième place du classement général au détriment de Zoetemelk. Eddy Merckx, admirable de courage et de combativité, troisième de l’étape, grappille deux petites secondes à Thévenet, solide maillot jaune. Quant à Raymond Poulidor, à bout de forces, il termine à plus de 24 minutes.
Mercredi 16 juillet, la traversée des Alpes s’achève par une étape de 40 kilomètres contre la montre entre les nouvelles stations de sports d’hiver de Morzine-Avoriaz et Châtel. Le parcours, tracé dans les alpages où paissaient encore les vaches d’Abondance, est très accidenté avec l’ascension du col du Corbier. Non loin du hameau de la Solitude, prédestiné pour une épreuve contre la montre, les concurrents passent en contre-bas de la chapelle Notre-Dame-des-Sept Douleurs, la bien nommée en la circonstance. En effet, après Merckx qui est tombé lourdement, la veille, au départ de Valloire, c’est au tour du maillot jaune Thévenet de percuter le pare-chocs de la voiture de son directeur sportif Maurice De Muer, alors qu’il effectue une reconnaissance du parcours avec ses équipiers. Résultat : une bosse sur le crâne, le cuir chevelu entamé et la main gauche écorchée. Plus de peur que de mal !
Antoine Blondin s’apitoie surtout sur le champion du monde : « Il faudra avoir vu l’arrivée d’Eddy Merckx, titubant, tremblant et quasi inconscient au cœur de cette merveilleuse station du Chablais pour mesurer ce qu’un homme habité par les responsabilités qu’il doit à son label de marque peut tirer de son tréfonds.
« Ce que j’ai fait, une bête ne l’aurait pas fait » : ce propos, tenu par Guillaumet après des jours de perdition dans la cordillère des Andes, le grand champion belge et, à l’étage au-dessous, Raymond Poulidor, pourraient le reprendre à leur compte. Et pourtant, il le fit, précisément parce qu’il est un homme, et la fierté que nous en tirons pour lui rejaillit sur nous qui appartenons à l’espèce. Nous lui devons donc à la fois une leçon et un grand merci.
Tout le monde sait qu’Eddy Merckx est tombé sur un os. Le malheur a voulu que ce soit l’un des siens, en l’occurrence le malaire qui ne vient jamais seul et entraîne avec lui des séquelles et des complications maxillaires et sinusoïdaires, irradiant la pommette qui est chez lui un des traits saillants. Ainsi, Merckx, au visage totémisé par des pommades, prit-il avec une férocité de bon aloi le départ à Morzine-Avoriaz. Ce qu’il accomplit ensuite, tout au long du parcours « contre le temps », nous l’avons suivi, non certes en charognards qui guettent la défaillance, mais en dégustateurs subjugués, et cela relève de l’exploit et relève du bonheur. Celui de voir un individu témoigner de la plus grande vocation qu’un philosophe qualifia jadis de « tendance de l’être à persévérer dans l’être » (c’est peut-être de Nietzsche, mais je n’en suis pas sûr).
Toujours est-il qu’entre les deux ressorts de la tragédie antique, que furent la terreur et l’admiration, Merckx a effectué une jonction admirable, pleine de noblesse athlétique (car elle existe) et de dignité humaine. La foule ne s’y est pas trompée, qui le sifflait hier, voire le molestait, et applaudit aujourd’hui, non le vaincu, peut-être provisoire, de Thévenet, mais celui qui tient à tenir tête pour ne pas minimiser la victoire de son challenger. »
Vous aurez compris que les positions n’ont guère changé, Merckx reprenant juste quinze secondes à Thévenet. Les deux cadors handicapés, le ouistiti belge Lucien Van Impe a démontré ses qualités de grimpeur, en remportant l’étape, confortant sa troisième place au classement général, et s’emparant définitivement du premier maillot à pois de l’histoire du Tour.
Ce n’est sans doute pas la saison mais, pendant que je me régale d’une raclette avec le goûteux fromage local, je vous laisse lire une rareté : un article publié dans l’hebdomadaire Paris-Match et signé de la plume de l’écrivain, journaliste et polémiste Jean Cau (« le poids des mots, le choc des photos », c’est de lui). Qui a dit que le Tour de France, c’est l’occasion d’être de droite un mois par an ?!
« D’abord « Thévenet », ensuite « Bernard » et maintenant nous en sommes à « Nanard » ! Ainsi dans le cœur des foules, la gloire va-t-elle son chemin et la tendresse trouve-t-elle les diminutifs qui la disent. De même, souvenez-vous, il y eut « Poulidor », puis « Raymond » et enfin « Poupou »… Mais, déjà, à écrire cette dernière phrase, je mesure l’importance de l’événement qui s’est produit en France, au cours des quelques jours que nous venons de vivre. Un monde a fini ; un monde a commencé. « Nanard » a détrôné « Poupou » ! Affaire capitale, certes, mais qui ne concernerait que notre politique intérieure si elle ne se doublait d’un événement de politique extérieure aux conséquences incalculables : Thévenet a jeté bas l’empire Merckx. On a beau connaître l’histoire et savoir qu’il y a toujours dix ans entre la bataille du Granique et la mort d’Alexandre ; dix ans entre le sacre et la première abdication de 1814 ; dix ans entre 1933 et Stalingrad et dix ans entre mai 1958 et mai 1968, on reste tout de même troublé de voir, exact au rendez-vous, le Destin mettre un terme à une royauté (à une dictature !) merckxienne de dix années. Le titan (le tyran !), se bat à une énergie wagnérienne (allusion au « Crépuscule des Dieux ») et trouve encore la force de donner de terribles coups de pattes à ceux qui le cernent. De sa voix toujours triste, toujours lasse, je l’entendais déclarer avant la dernière étape contre la montre : « J’ai eu hier des éblouissements, j’ai craché le sang, j’ai la mâchoire fracturée, les sinus percés, les dents me font mal, je souffre beaucoup, Le docteur m’a dit d’abandonner mais je ne veux pas… » Hier, phénomène et demi-dieu « cannibale », Eddy est un train de devenir un mortel et un héros. Qu’il se console : le malheur a toujours été le meilleur engrais du mythe. Pour moi, tant est pieuse l’admiration que je lui porte, sachez que je ne croirai à sa défaite que le jour… Nous verrons. Mais en attendant, pourquoi voudriez-vous que ma foi en Merckx soit moindre que celle de notre Nanard à qui on demandait, au lendemain de sa prise du pouvoir dans le Tour de France 1975, s’il n’était pas obligé de se pincer pour « y croire » et qui répondit : « Quand j’ai ouvert les yeux, ce matin, et que j’ai vu le maillot jaune que j’avais la veille bien disposé sur une chaise devant mon lit, je me suis dit : mais qu’est-ce que tu fais dans la chambre de Merckx ? Je n’y croyais pas. » Et d’ajouter, avec un sourire aussi frisotté que sa tignasse : « Maillot jaune devant Merckx, mettez-vous à ma place. Je rêvais de ça depuis toujours. » Donc depuis 26 ans et 6 mois puisque Bernard Thévenet naquit le 10 janvier 1949 au pays de Bourgogne dans un tout petit bled rassemblant quelques fermes et nommé « Le Pou ». (…)
(…) J’ai l’air de ricaner sottement sur cet humble bonheur et ces humbles propos mais, en réalité, je suis tout attendri. Brave Nanard, va ! Je t’aime. Nous t’aimons. La France t’aime. Pourtant, je passe toujours très vite et nous voici en 1975. Le départ du Tour est donné. Qui va gagner ? Deux favoris : Merckx, évidemment, le gigantesque Merckx, le Jules César de la bicyclette et, armé de son menton en galoche, de ses gentilles fossettes, d’une paysanne santé de bronze, d’un jarret de fer et – à la suite de sa victoire dans « le Dauphiné » – d’un moral d’acier, Bernard Astérix-Thévenet. Qualités de celui-ci : sérieux, courage, volonté. Défauts : gentillesse, modestie et absence de cette folie qui s’appelle l’orgueil et qui fabrique les superchampions et les « patrons » de courses. Qualités de Merckx : toutes. Défauts : dix ans d’efforts insensés, trente ans d’âge et diminution de « la frite » dans la montagne.
Dès le départ, de ce fameux Tour 1975, Eddy, à son habitude, fit le ménage jusqu’à ce que… La suite appartient à l’histoire : Eddy en tête à quelques kilomètres de Pra-Loup. Il va gagner le Tour. Ça y est. Alors surgit Bernard qu’on disait cuit. Et il remonte Eddy et celui-ci craque, zigzague, l’œil chaviré et voit le Bourguignon « s’envoler ». Le lundi, à peu près même musique : victoire à Serre-Chevalier d’un Nanard qui met plus de trois interminables minutes entre lui et Merckx.
Pour celui-ci c’est le drame. Lequel sombre drame vire, le mercredi matin, au noir poisseux de la tragédie. (« Autour du héros, tout se fait tragédie ! » Nietzsche.) Merckx fait une chute bête et méchante et c’est en « gueule cassée » avec maxillaire fracturé, sinus percés, pommette ouverte, bouche sanguinolente et souffle court qu’il prend le départ des 225 affreux kilomètres que comporte l’étape. Soudain, il tangue, son œil se vitre, il crache le sang. « Qu’il s’arrête ! Je ne veux pas qu’il meure sur la route ! » hurle son soigneur. Le médecin du Tour demande à Merckx d’abandonner. « Abandon ! » le mot fouette le fauve blessé qui, dès lors, ô miracle, ressuscite, plonge comme un damné dans la descente avec l’espoir que Thévenet osera l’y suivre et s’y rompra le cou. Peine perdue. Nanard, assis sur sa selle, et son trésor de minutes, descend pépère, revient ensuite sur le fou qui trouve assez de jus (où?) pour piquer deux secondes à l’arrivée à l’avare et sage Bourguignon.
Le lendemain – le mercredi – le cadavre de Merckx, qui a passé une nuit blanche et ne s’alimente que de bouillies et de liquides, s’offre encore le mâle orgueil de ratiboiser une douzaine de secondes à Thévenet qui, malgré une chute bénigne, continue, lui, de rayonner de la plus belle santé. Grâce à qui ? Grâce à la ferveur que les populations déchaînées lui témoignent au bord des routes ? Grâce à son courage ? Grâce à son équipe soudée des Peugeot-BP ? Grâce à ses mollets ? Grâce à Dieu et aux prières de l’abbé Pallot, curé de Saint-Julien-de-Civry où Bernard fût enfant de chœur et qui n’hésite pas, en chaire, à demander à ses ouailles de prier pour la victoire de l’enfant du pays ? Quand la Bourgogne au complet, la France entière et Dieu lui-même viennent se ranger aux côtés de Bernard, que peut faire le diable – surtout s’il est blessé ? Une seule chose : inspirer par son héroïsme au combat la plus profonde admiration et le plus grand respect. Il ne manquait plus que ça à la gloire de l’hyper-campionissimo : l’auréole du martyre. Voilà qui est fait.
Pourtant, tout à l’heure, j’écoutais notre Nanard désormais national (ciao, mais par ici la sortie, très cher et très vaillant Poupou!) répondre à l’interviewer qui lui disait : « Cette fois, ça y est, Bernard, tu as gagné le Tour ! », je l’écoutais donc répondre, voix, fossette, et œil gentils : « Avec Eddy, c’est jamais gagné. Même pendant la dernière étape, même sur les Champs-Élysées, ça ne sera pas gagné à coup sûr avant l’arrivée… » Tant le monstre fait encore peur. Tant il est difficile de s’habituer à être « grand ». Tant Nanard argonaute continue de n’en pas revenir d’être allé en Colchide et d’avoir ravi au redoutable Génie la Toison d’or qui, jusqu’en 1976, va enfin flotter victorieusement au soleil de notre riante Bourgogne et, bien sûr, de notre belle France. »
Jeudi 17 juillet, la dix-neuvième étape mène les coureurs de Thonon-les-Bains à Chalon-sur-Saône, de la Haute-Savoie à la Saône-et-Loire via, hors une dizaine de kilomètres en Suisse, les départements de l’Ain et du Jura. Ultime col du Tour, la Faucille tint plus du marteau pour Jacques Anquetil, contraint à l’abandon à cause d’une congestion pulmonaire, lors de l’édition 1958.
D’Anquetil, il est encore question dans la chronique journalière de Blondin : « Traversant la Bourgogne, Jacques Anquetil, qui semble bien en passe de continuer à partager avec Eddy Merckx le record absolu des victoires sur le Tour de France, cinq donc quatre consécutivement, était plongé durant l’étape d’hier dans un ouvrage scientifique concernant les escargots dont il se propose de faire l’élevage en Normandie. Il est assez partisan que ces animaux sortent enfin un petit peu de leur coquille. Les coureurs ne semblaient pas tout à fait de cet avis et traînaient une procession sans bavures le long de maisons au toit de tuiles qu’on dirait coiffées de velours. La course, contre l’instigation de celui qui l’avait si souvent menée à une allure torrentielle, donnait ainsi l’impression de se démobiliser. »
Blondin a le talent de nous captiver à l’occasion d’une étape même insipide. Il choisit cette fois de s’intéresser à Patrick Perret, « régional de l’étape » en tant qu’ancien sociétaire du club amateur de l’ASPTT Besançon et coureur de l’équipe franc-comtoise Miko-De Gribaldy : « À la faveur de l’anonymat collectif du peloton, on voit soudain surgir des calicots où s’expriment des ferveurs obscures. Celles-ci étaient tournées hier du côté de Patrick Perret, vraisemblablement l’un des benjamins du Tour et assurément le 22ème du classement général qui a dû traîner quelques guêtres dans la région. Je ne sais quel effet cela peut faire à un débutant sous le grand chapiteau de se voir célébrer en solitaire et concentrer sur soi l’attention gloutonne d’un public remarquablement disponible pour toutes les fêtes et toutes les impatiences. En revanche je sais que du Jura en Saône-et-Loire il n’y avait pas assez d’yeux écarquillés pour repérer au passage le jeune Patrick qui terminera vaillamment sa première boucle. Bref, on ne le reconnaissait plus qu’à son matricule, et quand on a l’œil sur le dossard, on perd facilement l’homme de vue. Patrick Perret, enveloppé dans un enthousiasme global, passa parmi les siens totalement inaperçu mais on savait qu’il était là puisqu’il n’était ni devant ni derrière, et c’est cela qui compte… »
Le morceau de bravoure de Blondin réside dans le titre qu’il donna à sa chronique : « Le voilà Perret » ! Délicieux calembour en clin d’œil à la ville de la première couronne parisienne qui fit souvent l’actualité, par la suite, en raison des déboires économico-judiciaires de son couple d’édiles. Plus honorablement, le compositeur Maurice Ravel, Louise Michel figure majeure de la Commune de Paris, Gustave Eiffel, vécurent à Levallois-Perret et reposent en son cimetière. C’est ici également qu’Antoine Wolber fonda la manufacture de pneumatiques à son nom. C’est ici encore que fut créée l’entreprise de cycles René Herse, du nom du père de Lyli Herse, première cycliste française de renom, neuf fois championne de France sur route et vainqueur de la première étape du premier Tour féminin en 1955.
Le Belge André Doyen, qui est un peu novice, se dégage peu avant l’entrée sur le circuit d’arrivée à Chalon-sur-Saône, mais se trompe d’un tour et sprinte trop tôt. Un sprint massif devient inévitable que remporte logiquement Rik Van Linden, maillot vert du classement par points.
Je n’ai pas trouvé d’explication mais Patrick Perret, le héros blondinien de l’étape de la veille, ne prend pas le départ de la vingtième étape Pouilly-en-Auxois-Melun longue de 256 kilomètres, une interminable randonnée à travers la Bourgogne, prétexte à moult plaisanteries au sein du peloton. C’est ainsi que le clown de service Gerben Karstens parvient à dérider Merckx, malgré sa mâchoire fracturée, en s’affublant d’un masque de chimpanzé.
J’aurais été suiveur, profitant de l’apathie ambiante, je me serais sûrement laissé tenter par la dégustation de quelques spécialités fromagères des régions traversées : époisses, saint-florentin, brie de Nangis et de Melun. Servies sur un plateau, un double-plateau même tout campa-gne !
La course s’anime enfin à l’entrée de Nangis : le Normand de l’équipe Jobo Roger Legeay part seul, bientôt rejoint par l’Italien de la Bianchi Giacinto Santambrogio. Á une vingtaine de kilomètres de l’arrivée, le Français fléchit tandis que Santambrogio, résistant au retour du peloton, l’emporte à Melun.
Samedi 19 juillet, on joue les prolongations avant l’arrivée à Paris : 80 kilomètres seulement séparent Melun et Senlis, départ et terme de la 21ème étape, et pourtant, les organisateurs imposent aux coureurs une distance de 220 kilomètres. Il ne se passe strictement rien jusqu’au km 169 et la bien nommée côte de … l’Escargot dans laquelle l’Espagnol de l’équipe Kas Menendez secoue enfin le peloton. Dès lors, les démarrages se succèdent sans interruption mais sans réussite, les équipes de sprinters cadenassant la course.
L’attention se reporte sur les manifestations menées, en marge de la course, par les ouvriers du Parisien Libéré, journal co-organisateur du Tour.
En février 1975, la direction de ce quotidien, invoquant des difficultés financières, avait décidé de supprimer l’édition grand format du journal et de transférer hors de Paris l’impression de ses éditions régionales, afin de réduire ses coûts de fabrication. Elle souhaitait aussi entamer rapidement une procédure de licenciement pour réaliser des économies de gestion : 300 personnes sur les 600 que comptait l’entreprise devaient être congédiées. Il était assez clair qu’Émilien Amaury, le patron du Parisien, mais aussi de L’Équipe, Marie-Claire et Point de Vue, souhaitait régler un vieux contentieux avec le Syndicat du Livre et en finir avec le monopole de l’embauche. S’en suivit une grève de 28 mois qui marqua l’histoire de la presse, avec des opérations médiatiques telles que l’occupation du paquebot France, de Notre-Dame, de la mairie de Saint-Étienne (le maire était le ministre du travail) et donc quelques mouvements sur la route du Tour. Ce conflit, l’un des plus longs et des plus durs que la presse française ait connu, se solda finalement par une victoire pour les travailleurs de la presse.
Sur la piste du vélodrome de Senlis, Rik Van Linden déborde tout le monde pour remporter sa troisième étape. Tout le monde … pas tout à fait car à deux kilomètres de la ligne, Rodriguez chute, entraînant dans sa cabriole Huysmans, Godefroot, Hauvieux, Santambrogio et Menendez qui se fracture la clavicule. Le peloton s’est fractionné, Merckx se faufile parmi les vélos enchevêtrés, pas Thévenet qui concède à son rival 16 secondes dans l’affaire.
Comme quoi, rien n’est jamais vraiment acquis tant que l’ultime ligne d’arrivée n’est pas franchie.
Dimanche 20 juillet, c’est la quille ! Depuis sa création en 1903 jusqu’en 1967, le Tour s’achevait à Paris, sur la piste du Parc des Princes. En fait, un arrêté préfectoral interdisant les arrivées de courses sur route au vélodrome, lors de la première édition en 1903, l’arrivée réelle fut jugée à Ville-d’Avray, puis les coureurs poursuivirent jusqu’au Parc des Princes pour effectuer un tour d’honneur. En 1904, l’arrivée eut lieu encore finalement à Ville-d’Avray en raison d’un violent orage rendant impraticable la piste rose. J’eus le bonheur d’assister à plusieurs arrivées au Parc, dans les années 1960, et notamment à la dernière avant sa démolition, en l’occurrence, une course contre la montre remportée par Raymond Poulidor.
Dès lors, de 1968 à 1974, l’arrivée finale fut jugée sur la piste de la vieille « Cipale** », à l’orée du bois de Vincennes.
En novembre 1974, lors du Salon du … cheval, Yves Mourousi, le populaire présentateur du « 13 heures » de TF1, croise en tribune le nouveau président de la République, Valery Giscard d’Estaing, venu voir concourir sa fille Jacinte, et lui suggère qu’une belle manifestation comme le Tour de France sur les Champs-Élysées, ça aurait du style. « Mais qu’attendez-vous pour le faire ? » lui répond Giscard, qui pourtant n’est pas trop fan de vélo même si, pour faire populo, il tâte un peu de l’accordéon.
C’est ainsi que depuis un demi-siècle, hormis une infidélité en 2024 pour cause de Jeux Olympiques, les Champs-Élysées sont devenus l’écrin somptueux pour le baisser de rideau de la plus grande épreuve cycliste du monde.
Pour la première en 1975, le résultat est extraordinaire : 27 tours d’un circuit de 6,050 kilomètres (un itinéraire qui montait sur les Champs-Élysées, tournait juste avant la place de l’Étoile, redescendait les Champs, prenait les quais, virait à l’Hôtel de Ville et revenait par la rue de Rivoli) devant une foule estimée à plus d’un million de personnes. Pierre Chany écrivit le lendemain dans L’Équipe : « Aucune revue du 14 juillet n’avait rassemblé pareille foule dans le périmètre des Champs-Élysées et des Tuileries, ce qui tend à démontrer que le Français préfère le vélo à l’automitrailleuse, ce dont il faut se féliciter. »
Blondin relate son étape dans la « voiture-palais » : « Mythologiquement, les Champs-Élysées sont réputés constituer le lieu de déambulation favori des morts. Eh bien, nous pouvons dire que ceux que nous avons admirés, hier, entre l’Arc de Triomphe et celui du Carrousel, se portent bien. Ces morts, confirmant le dicton fameux, allaient vite. Et l’on ne saurait discerner très exactement qui de Paris ou du Tour de France, qui de la course ou du décor qu’elle s’était donnée, valorisait l’autre. Le spectacle était admirable, qui peuplait une ville sous l’opulence des frondaisons, une ville qu’on a connue à pareille époque, désertique au pied de l’obélisque. Le président Valéry Giscard d’Estaing aura pu en voisin et en connaisseur apprécier ce qu’on pourrait appeler le changement de vitesse dans la continuité de l’allure.
Nulle auréole de martyr, nul opprobre, nul remords ne planait dimanche sur la célébration sportive. La parole était à la seule ferveur et au faste. Un départ donné par un ministre de l’Intérieur -et pas avec un revolver s’il vous plaît-, un premier passage assuré à une vitesse vertigineuse par les deux personnages principaux prépondérants de l’épreuve, Eddy Merckx dans son maillot de champion du monde et Bernard Thévenet dans sa tunique jaune ; à l’horizon, Jeanne d’Arc chevauchant pour l’éternité dans son maillot d’or la place des Pyramides et les mâchoires béantes du palais du Louvre ; à proximité l’ombre discrète de celui de l’Élysée, mais combien vigilante avec son ourlet interminable de forces de l’ordre en chemisettes bleues, et nous à la fois côté Tour et côté Cardin dans l’espace du même nom, griffonnant nos petits feuillets. Bref, tout composait une cérémonie un peu insolite mais qui ne laissait pas d’affirmer que la Grande Boucle peut considérer, avec juste raison, qu’elle peut désormais être chez elle partout.
Il semblerait que jusqu’au dernier moment, Thévenet se soit méfié de Merckx, et que ce dernier se soit ingénié par sa fabuleuse prodigalité dans l’effort à lui donner le frisson jusqu’à l’arrivée. Cela nous valut quelques grands instants de frénésie qui auront récompensé les spectateurs de leur assiduité. Il faudrait être d’une mauvaise foi insigne pour oser prétendre que cette étape prestigieuse d’un formalisme absolu n’a été qu’une formalité. La fin, lorsqu’elle atteint à ce genre de sommet, justifie les moyennes. »
Est-ce un tour d’honneur avant l’heure ou une dernière tentative d’intimidation de la part du champion du monde, Merckx a démarré dès le départ mais Thévenet, vigilant, est revenu dans sa roue. Les deux hommes défilent en tête sur les Champs-Élysées et au km 3 possèdent 14″ sur le peloton.
Tout rentre dans l’ordre rapidement. Mais les coureurs qui ont le sens du spectacle et sont de véritables professionnels, vont maintenir l’intérêt par des démarrages incessants. L’Italien de la Filotex Mauro Simonetti compte jusqu’à une minute d’avance à une vingtaine de kilomètres de l’arrivée : un inconnu vainqueur au pied de l’Arc de Triomphe, le symbole serait savoureux. Mais les équipes de sprinters font le boulot pour ramener le peloton. Le Belge Walter Godefroot rentre dans l’histoire en s’imposant devant le Français Robert Mintkiewicz.
Pour la première fois, un président de la République assiste à l’arrivée du Tour de France et offre en récompense à Bernard Thévenet un vase en porcelaine de la manufacture de Sèvres.
Valéry Giscard d’Estaing lui remet la tunique d’or en main propre. Il a obtenu des organisateurs que le maillot soit vierge, sans sponsor, même si les noms des marques Peugeot et Michelin se devinent plus ou moins discrètement sous le jaune.
Ce qui plait au prince a force de loi : pour parachever la cérémonie de remise des prix, le Président fait jouer Le Chant du départ, le chant révolutionnaire dont il avait fait son hymne de campagne en 1974.
La victoire en chantant
Nous ouvre la barrière
La liberté guide nos pas
Et du nord au midi
La trompette guerrière
A sonné l’heure des combats.
Tremblez ennemis de la France,
Rois ivres de sang et d’orgueil.
Le peuple souverain s’avance :
Tyrans descendez au cercueil.
(Refrain) La République nous appelle,
Sachons vaincre ou sachons périr ;
Un Français doit vivre pour elle,
Pour elle un Français doit mourir.
Pourquoi pas ! Les gosses du film d’Yves Robert « La guerre des boutons » l’entonnaient joyeusement au retour de leurs batailles … et puis, c’est vrai, un Français a su vaincre le tyran belge !
Pendant l’exécution de l’hymne, on perçut en arrière-plan sonore, des « non, non, non aux licenciements » scandés par vous devinez qui.
Bernard Thévenet était le premier coureur à briser l’hégémonie d’Eddy Merckx sur le Tour de France, la performance apparaissait considérable.
Le Miroir, surfant sur l’exploit du coureur français, publia un supplément intitulé « Les escalades de Bernard Thévenet », sa vie son œuvre en somme.
« Thévenet est un garçon posé à qui le succès ne fait pas perdre la tête. Un maillot sur les épaules, c’est une armure. Bernard Thévenet est désormais Lancelot du Lac pour les foules. Et si les acclamations sont un tapis volant pour les champions, Thévenet atterrira vêtu de jaune devant le président Giscard d’Estaing, le 20 juillet, sur les Champs-Élysées. Quel beau rêve pour l’ex-petit cultivateur de la ferme du Guidon -une prédestination- du côté de Paray-le-Monial en Bourgogne. »
Dans ce qu’écrivait notre confrère de « France-Soir », Dany Rebello, après ses premiers succès alpestres, il entre déjà un peu de la légende de Thévenet, ébauchée au rythme de son irrésistible ascension dans le Tour de France 1975. Le futur champion cycliste n’est pas né au Guidon -cela aurait été trop beau- mais il est vrai qu’il n’avait que neuf ans lorsque ses parents vinrent s’y établir pour être les modestes métayers d’une ferme moyenne. Pour le jeune garçon né en 1948, la voie était toute tracée : le certificat d’études, diplôme qui à la campagne avait gardé toute son importance, quelques cours d’agriculture à Charolles, le bourg voisin, et puis la participation à la ferme familiale. Un destin bien clair s’il n’y avait pas eu le vélo. Et c’est justement pour fêter son succès au certificat d’études en 1962 qu’on offrit à Bernard son premier vélo, un demi-course…» Thévenet et moi sommes de la même génération. Il faut comprendre que nous étions sensibles, dans une France, à l’époque, encore principalement rurale, à cette forme d’ascenseur social … à vélo.
Le Tour achevé, le Miroir tire un bilan, sans déroger de ses convictions profondes : « Oui, le Tour de France a passionné des millions de spectateurs et téléspectateurs. Une première semaine endiablée, une deuxième où Merckx a été ébranlé sans succomber tandis que Thévenet grignotait de précieuses secondes, une troisième semaine marquée par l’envol du premier Français vainqueur depuis huit ans dans les lieux mêmes où les « Grands » se sont toujours envolés, un final triomphal aux Champs-Élysées, ont assuré le succès de l’épreuve sportive la plus populaire de l’hexagone. Mais à qui doit-on ce succès ?
Aux organisateurs qui se flattent rituellement chaque année avant le départ d’avoir aménagé un parcours équilibré ? Équilibré du point de vue financier sans aucun doute, puisque ce Tour a été ironiquement surnommé le « Tour des stations de sports d’hiver ». Aujourd’hui, le peloton ne s’arrête plus dans les grandes villes ; on le dirige de préférence vers des stations balnéaires, de montagne, ou d’ailleurs, disposées à un gros effort de promotion. Que le départ de Fleurance, la ville de la santé des plantes dont le « guérisseur » Maurice Mességué est le maire, ait été déjà annoncé pour 1977, en est un des multiples exemples.
Á la Présidence de la République qui a voulu donner de l’éclat à une arrivée inédite sur une des plus célèbres avenues du monde ? On se demande, en fait, à qui a profité la publicité d’un événement encadré par 6 000 policiers, cerné de près par les ministres auprès de qui avait pris place M. Amaury, patron de droit divin d’un des journaux organisateurs.
Aux multiples challenges dont la course est dotée dans le but de la rendre plus animée ? Leur effet direct est de créer sur les lignes d’arrivée un environnement publicitaire et commercial d’autant plus envahissant que le gros œil de la télévision est braqué sur le champion. Lorsqu’un vainqueur se hisse sur le podium, commence un étrange ballet où se croisent banderoles, fanions, badges et bouteilles d’eau gazeuse. Même la télévision, lasse peut-être de répercuter tout cela gratuitement, a créé son propre trophée (le Prix TF1) dont l’importance a été ridiculement surestimée par les commentateurs.
Á la formule retenue (pour la septième fois consécutive en violation des promesses), celle des équipes de marques ? Imagine-t-on le retentissement populaire qu’auraient eu les mêmes événements si Bernard Thévenet avait porté un maillot tricolore sur les épaules ? Sa firme qui consent un effort important chaque année n’en aurait guère été lésée : chacun sait bien qu’il est de « chez Peugeot » comme l’était le dernier Français vainqueur du Tour par équipes nationales : Roger Pingeon. Et d’ailleurs comment croit-on que le public a vécu la victoire de Thévenet sinon comme celle d’un Français mettant enfin à la raison l’ogre belge ? Si les choses avaient été plus claires, on n’aurait pas eu à se poser de questions sur la curieuse attitude de Van Impe ou sur les positions contradictoires de Felice Gimondi et Francesco Moser. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est grâce à ces hommes et à eux seuls, grâce à un plateau de qualité, grâce au panache de Thévenet, grâce au courage de Merckx, que l’intérêt sportif a pris le pas sur le reste. Ce n’est pas le représentant d’une firme automobile qui a vaincu la charcuterie italienne défendue par un Bruxellois mais le meilleur coureur français qui a battu le meilleur coureur belge, leur duel étant arbitré par les meilleurs coureurs italiens. Le fait que Bernard Thévenet soit devenu instantanément un symbole national au lieu et place de Raymond Poulidor est révélateur de l’attitude du public.
Le Président de la République l’a bien compris en imposant que le maillot qu’il remettrait au vainqueur soit vierge de toute inscription publicitaire. L’exemple peut parfois venir de haut, messieurs les organisateurs. »
Le Miroir se réjouit encore dans un petit encart : « Les Français ne sont pas les seuls à souhaiter le retour aux équipes nationales. Ainsi, dès le dimanche de l’arrivée, le Belge Roger De Vlaeminck privé de Tour de France pour des raisons économiques (la firme Brooklyn a vu son budget amputé par le paiement d’une forte rançon après le kidnapping de son P.D.G.) déclarait : « Ce serait formidable si la Belgique pouvait aller au Tour avec une équipe nationale où il y aurait Merckx, moi-même, Van Linden, Van Impe, Sercu, Pollentier, Bruyère et Maertens. » En effet !
Il y a cinquante ans de tout cela, oui un demi-siècle, et ce Tour de France est resté profondément gravé dans ma mémoire … avec ceux remportés par Anquetil, bien sûr !
Sans vouloir spoiler d’éventuels futurs billets de mon blog, Thévenet remporta le Tour, une seconde fois, en 1977 sous les couleurs blanches à damiers noirs de Peugeot-Esso-Michelin. Merckx, redevenu humain, termina à la sixième place avec le maillot bleu de Fiat-France.
Dessin du Miroir du Cyclisme n°475 de juin 2025
Il ne s’agit pas d’être oublieux ou hypocrite, suite à ses abandons à répétition au cours de la saison 1978 et à des examens approfondis à l’hôpital Saint-Joseph de Paris concluant à un alarmant dysfonctionnement des glandes surrénales, Bernard Thévenet confia, dans une interview accordée au journaliste Pierre Chany (pour le magazine Vélo), qu’il avait fait usage de corticoïdes (ils ne figuraient pas dans la liste des produits interdits à l’époque) durant les trois années précédentes, donc aussi à l’occasion de ses deux Tours de France victorieux : « Nous étions tous persuadés dans mon équipe d’être dans le vrai, et nous avions la certitude d’avoir pris une avance sur les autres, pour ce qui est des soins à inclure dans une préparation. Nous étions dans l’erreur, mais les autres le sont également. Le jeune médecin de notre groupe avait pris le temps de nous expliquer le fonctionnement de l’organisme, et ses réactions dans l’effort, ce que personne n’avait fait avant lui. Ses propos nous avaient convaincu de sa compétence, et sans doute, avons-nous exagéré celle-ci. Mais j’avais le sentiment qu’il nous sortait enfin de l’empirisme habituel, pour nous engager sur une voie plus méthodique et plus scientifique. Á partir de là, tout ce que l’on pouvait dire alentour, nous semblait relever de l’ignorance ou de la jalousie, ou de la malveillance. »
Ses confidences lui valurent d’être sévèrement critiqué par une certaine presse, d’être ostracisé par ses pairs et lâché par son sponsor Peugeot. L’opinion comprit mal en pensant qu’il s’agissait d’aveux d’un cas exceptionnel et isolé… et pourtant. Comme chantait Guy Béart : « Le coureur a dit la vérité/Il doit être exécuté ».
Abel Michea, le truculent journaliste du Miroir, épicurien en diable, se lamenta : « Ce devait être la fête du Beaujolais nouveau, ce fut celle de la cortisone… Sachons gré au courageux et honnête Bernard Thévenet d’avoir amené, sur la place publique, ce grave problème en espérant qu’il sera discuté par tous ceux qu’il concerne, mais cela est moins sûr. Pour notre part, sans jouer les hypocrites, nous n’abdiquerons pas. Il est certain qu’un sport qui sollicite autant le cœur ne peut se pratiquer sans préparation biologique. Il est évident que les cadences infernales imposées, par leurs employeurs, à certains coursiers, exigent des soins particuliers. Mais de grâce, que ces soins soient donnés par des gens hautement compétents, pas par des frottailleurs de tréteaux, des charlatans d’antichambre. »
Rares sont ceux qui se souviennent de Jean-Claude Misac, équipier de Poulidor dans l’équipe Gan. Il s’était vu attribuer, lors de ce Tour 1975, le prix TF1, au titre du coureur le plus souvent apparu sur l’écran lors des retransmissions. Âgé de 26 ans, il mourut d’une crise cardiaque, au mois de septembre suivant, lors d’une sortie d’entraînement dans sa région de Bar-sur-Aube.
Á la fin de sa carrière, Thévenet devint directeur sportif des équipes La Redoute puis RMO. De 1993 à 1996, il fut nommé sélectionneur de l’équipe de France à l’occasion des championnats du monde sur route. Sur le Tour de France, de 1994 à 2004, il dispensa ses commentaires pertinents pour France Télévisions. Depuis 2010, il fait partie du comité d’organisation du Critérium du Dauphiné, cette course qu’il remporta avec panache en 1975, quelques jours avant son premier Tour de France victorieux.
Thévenet et Merckx sont encore parmi nous pour nous faire revivre éventuellement leur duel impitoyable. Dans un livre d’entretiens, une écrivaine a souhaité récemment retracer le Parcours de vie de Bernard Thévenet, poétiquement sous-titré : « Des terres charolaises aux Champs-Élysées ».
Jean Cléder, agrégé de lettres et maître de conférence en littérature générale et comparée à l’université de Rennes, fut enfant et adolescent avant d’être savant : « Je connaissais tout du vélo, grâce à L’Équipe et au Miroir du Cyclisme. J’ai donc découvert le vélo par le style : celui de ses acteurs et de ses historiographes. Depuis une dizaine d’années, je redécouvre toutes ces écritures plus ou moins méprisées par la culture des élites. Or, il s’agissait de récits très construits, très sophistiqués, très pensés. Et le niveau intellectuel de ces magazines est très étonnant. »
L’universitaire est resté fasciné par les images du Tour 1975 et, plus précisément, par leur disparition subite lors de l’étape de Pra-Loup : « Merckx est en tête, il fait une descente vertigineuse, folle. Mais, subitement : rupture de faisceau. On se retrouve donc devant un écran strié de couleurs, une sorte d’image abstraite à la Rothko. Pendant de longues minutes, les commentateurs brodent une rhétorique tout à fait brillante sur ce qu’on s’imagine être sa sixième victoire dans le Tour. Mais quand l’image réapparaît, Merckx est en perdition. Ce à quoi personne n’est préparé, au point que, d’abord, la caméra passe à côté de lui sans le voir ! »
Sur la base de cette disparition, Jean Cléder fait jouer le fantasme, en réinterprétant les faits en faveur d’une sixième victoire de Merckx.
Nul doute que, lors du Tour de France 2025, les deux champions seront sollicités plus que de coutume et que des images de leur mémorable « mano a mano » de Pra-Loup seront diffusées.
*http://encreviolette.unblog.fr/2009/07/09/le-col-de-lizoard-col-mythique-des-alpes/
**http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/01/la-cipale-paris-xiieme/
Pour écrire et illustrer ce billet, j’ai puisé dans les numéros spéciaux Tour de France du Miroir du Cyclisme, dans l’ouvrage Tours de France, Chroniques de L’Équipe 1954-1982 d’Antoine Blondin aux éditions de la Table Ronde, dans La fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneune (Minerva).
Pour revivre en images ce Tour, je vous conseille de visionner le beau documentaire de Jacques Ertaud :
https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpa76053210/autour-du-tour-le-tour-de-france-d-un-coursier

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