J’ai mangé à la Tour d’Argent !
C’était au début des années 60, en pleine période yéyé, explosa sur les ondes, en particulier celles d’Europe n°1, une histoire de « boui-boui bien crado » chantée sur un air de valse-musette par Pierre Perret, un nouveau-venu dans le paysage du music-hall français :
« Au Tord-Boyaux
Le patron s’appelle Bruno
Il a d’la graisse plein les tifs
De gros points noirs sur le pif
Quand Bruno fait l’menu et le sert
T’as les premières douleurs au dessert
L’estomac à genoux qui demande pardon
Les boyaux qui tricotent des napperons
Les rotules de grand-mère c’est du beurre
Á côté du bifteck pomme vapeur
Si avant d’entrer y te reste une molaire
Un conseil : tu la laisses au vestiaire… »
Gosse un tantinet espiègle, je mettais l’ambiance en fredonnant ces couplets argotiques lors de nos voyages en voiture à travers la France : mon frère aîné se tordait de rire, ma maman souriait discrètement, le cœur un peu retourné malgré tout par mes élucubrations peu ragoûtantes, quant à mon oncle, il était chargé par mon père de dénicher dans le guide Michelin une adresse de restaurant plus avenante. Le conducteur et les passagers ne sont plus là pour témoigner mais j’ai le souvenir d’une gargote de l’arrière-pays niçois dont la réalité sans malice n’était pas si éloignée de la fiction de la chanson.
Au verso de la pochette du disque, dessinée par Siné, on pouvait lire quelques controverses extraites de coupures de presse. Ainsi, le critique de l’hebdomadaire spécialisé Télé 7 Jours s’insurgeait : « Une horrible chanson entendue à « Áge tendre et Tête de bois » dans laquelle on parlait d’un cuisinier trempant son panaris dans le potage. L’auteur de cette ineptie répugnante intitulée Le Tord-Boyaux devrait être condamné à une amende ». Ce à quoi, un lecteur du même magazine répondait : « Il est parfaitement exact que cette chanson est « horrible » et même « dégoûtante », c’est même ce qu’elle veut être. Mais elle ne mérite une amende que si elle est médiocre. Relisez « La Charogne » de Baudelaire ou « Les fumiers » de Verhaeren, ces deux poésies sont proposées au lecteur sans qu’on l’invite à se boucher le nez ou les oreilles ! Faudra-t-il instituer le carré noir pour gens délicats ? Le réalisme justifié par l’ambiance, le sujet ou la fantaisie n’est pas à exclure, par principe, de la T.V… Sinon, celle-ci, déjà si souvent ennuyeuse, deviendra formaliste, pudibonde et artificielle. Nous aimons Corneille et Racine, mais aussi Rabelais et Villon, et si certains mets exigent des sauces fines et onctueuses, le gros sel gaulois convient parfaitement à d’autres, tel le pot-au-feu. »
Pour Philippe Bouvard, déjà caustique, « Au Tord-Boyaux est un petit chef-d’œuvre avec ce qu’il faut d’audace nécessaire et de petites fautes de goût. Mais n’est-ce pas cela la verve ?… Il nait de ses énumérations hautes en couleurs une espèce de poésie farfelue élevant la guigne à la hauteur d’un sacerdoce. »
Pour La Croix, quotidien fondé en 1883 par la congrégation de religieux catholiques des Augustins de l’Assomption, « le meilleur de la soirée aura pourtant été Pierre Perret dont les histoires broussailleuses et combien gauloises (à la Brassens) nous ont réjoui l’oreille et l’entendement… »
Le Canard Enchaîné n’était pas en reste : « Avec son « Tord-Boyaux », Pierre Perret est coté au Cash-Box, ma chère ! Ça fait pas plaisir de voir ça à l’heure où l’Hallyday-rature que vous savez remplit les feuilles de chou-chou les copains ? Je vous le disais bien que la chanson Perret un jour ! »
Pierre me permit d’enrichir bientôt mon répertoire avec ses « jolies colonies de vacances » et le portrait de « Tonton Cristobal » ! »
Hors ses chansons, certaines magnifiquement empreintes de poésie, il excella aussi, la notoriété venue, dans la rédaction d’ouvrages culinaires. Extraite de son « Petit Perret gourmand », sa becquetance exhale l’authenticité, ainsi « son cassoulet »*, la « blanquette de veau de ma Maman comme on n’en fait plus beaucoup » et son « gigot d’agneau comme le préparait la mémé d’une « borde » dans mon pays natal » ont été définitivement adoptés par ma compagne. Total régal !
Même si j’avoue une tendresse particulière pour l’ami Pierrot, je voulais surtout en venir à l’ultime couplet de son mythique Tord-Boyaux :
« …Cet endroit est tellement sympathique
Qu’y a déjà l’tout Paris qui rapplique
Un petit peu déçu d’pas être invité
Ni filmé par les actualités
Au Tord Boyaux
Le patron s’appelle Bruno
Allez vite le voir avant
Qu’il s’achète la Tour d’Argent… »
Vous pensez bien qu’à l’époque, je m’étais renseigné auprès de mes chers aïeux sur la Tour d’Argent, un prétendu haut-lieu de la gastronomie française qui tenait son nom d’une pierre claire de Champagne pailletée de mica avec laquelle le château de la Tournelle adjacent avait été construit.
Et puis … plus de six décennies s’écoulèrent… je jetais bien un regard vers l’institution lorsque j’errais autour de Notre-Dame et de l’île Saint-Louis… sans plus. Il fallut qu’en juin dernier, nous reçussions, non pas « les rotules de grand-mère » (!) mais une carte cadeau de très chers amis pour un déjeuner en tête à tête avec ma chère et tendre, pour nous plonger dans la mythologie de l’enseigne quatre fois centenaire. En effet, sans avoir d’absolue certitude, le restaurant aurait été fondé par un certain Rourteau, grand chef cuisinier, en 1582 sous le règne de Henri III.
Ce dernier roi Valois fut moqué, coupable de « bougrerie », terme fleuri pour qualifier son homosexualité : « Le Roi, comme l’on dit, accole, baise et lèche / De ses poupins mignons le teint frais nuit et jour. / Eux, pour avoir argent, lui prêtent tour à tour / Leurs fessiers rebondis et endurent la brèche. / Ces culs devenus cons, engouffrent plus de biens / Que le Gouffre de Scylla haï des Anciens / Et aurait mieux valu pour le bien de la France. » Ces vers égrillards pour dénoncer les mœurs du souverain sont d’un autre Pierre poète : Ronsard !
Lors d’un dîner à la Tour d’Argent, Henri III, qui n’était pas le daron de l’instigateur de la poule au pot du dimanche, y aurait découvert la fourchette, petit instrument composé d’un manche se terminant avec deux pointes aiguës et utilisé à une table voisine par des gentilshommes italiens pour ne pas tacher la fraise immaculée que la mode imposait à leur cou. Henri IV y serait régulièrement venu pour déguster de « grosses tranches de pâté de héron ». Au XVIIIème siècle, le duc de Richelieu, neveu du Cardinal, aurait réuni quarante personnes autour d’un menu composé uniquement de bœuf apprêté de trente façons différentes. Plus tard, George Sand y retrouva Alfred de Musset, Alexandre Dumas s’y assit aux côtés du polémiste Henri Rochefort, et Napoléon III y vint en compagnie de la belle Marguerite Bellanger et du duc de Morny.
Cela explique possiblement la référence de Pierre Perret en conclusion de sa chanson, le restaurant connut son âge d’or après la Seconde Guerre mondiale. Altesses, chefs d’État, stars, écrivains, artistes y étaient reçus. Rita Hayworth, Humphrey Bogart, Orson Welles, Ava Gardner, Sacha Guitry, Dali et bien d’autres people fréquentèrent l’établissement. Elizabeth d’Angleterre et le prince Philip y dînèrent lors de leur lune de miel.
Certaines des illustres clientes virent leur nom associé à un plat de la carte, le consommé Fabiola, la poularde Coco Chanel, les crêpes Princesse Anne.
Cette énumération non exhaustive des grands de ce monde pouvait faire naître en nous quelques complexes d’autant que la carte de réservation précisait qu’une veste pour les hommes et une toilette élégante pour les femmes étaient recommandées.
Une sournoise infection de la prothèse d’une de mes hanches, nécessitant une opération et un traitement d’antibiotiques surpuissants, repoussa notre venue de plusieurs mois.
Enfin, nous confirmâmes notre réservation lors du récent mois de février. C’était l’aubaine aussi, sur le chemin du restaurant, de flâner sur le quai de la Tournelle et de redécouvrir Notre-Dame fraîchement rouverte au public. Petite déception, extérieurement, le monument est encore encombré de grues et d’échafaudages, et le calendrier des visites affichait complet depuis plusieurs semaines.
Par contre, la réceptionniste du restaurant nous avait téléphoné pour que nous lui confirmions notre venue à la date et l’heure choisies et … nous rappeler les consignes concernant la tenue vestimentaire ! Décidément ! Imaginait-elle que nous débarquerions du salon de l’Agriculture ? Ou que nous faisions partie de ces « Gueux » qui seraient interdits de circulation automobile urbaine à cause de la mise en place des ZFE (zones à faibles émissions) ?
« La Tour d’Argent poinct ne leurre ». Sitôt enjambée la devise de l’établissement scellée sur le parvis, un escadron d’hôtesses charmantes nous débarrasse de nos manteaux (je garde ma veste !) puis nous invite à rejoindre le bar des Maillets d’Argent pour siroter un cocktail de bienvenue. Avant 1936, le restaurant se situait à cet endroit en rez-de-chaussée. Atmosphère feutrée, un guéridon, une rangée de livres à champ, dehors le soleil darde ses rayons sur l’île Saint-Louis, on se croirait dans un chapitre d’un ouvrage de Modiano.
C’est l’heure, l’hôtesse stylée nous propose de la suivre jusqu’à l’ascenseur via un couloir obscur tapissé de portraits d’illustres clients, et un petit musée de quelques mètres. Dans les vitrines, sont exposés menus, objets et photographies retraçant l’histoire du lieu. Sur l’une d’elles, Frédéric Delair, maître des lieux du milieu du XIXe siècle à 1911, pose devant son établissement. Il est célèbre pour avoir inventé l’emblématique recette du canard au sang.
Á côté, un fac-similé d’un menu servi le 25 décembre 1870 retient mon attention. Pour avoir déjà lu des articles à ce propos, il me semble que cet improbable menu provient en fait du Café Voisin où sévissait le chef Alexandre Choron (aucun lien de parenté avec le futur professeur trublion de Charlie-Hebdo), une des stars des fourneaux de l’époque, créateur de la fameuse sauce éponyme. Peu importe l’enseigne finalement, l’intérêt du document réside dans le blocus exercé dans la capitale par l’armée prussienne, après la défaite de Sedan et l’abdication de Napoléon III. Pour pasticher une célèbre tirade gaullienne à la Libération, sept décennies plus tard : Paris assiégé, Paris affamé … !
Dès la mi-août 1870, on parqua plusieurs milliers de bovins, de porcs et de moutons au Jardin des Plantes, au Jardin du Luxembourg, et au Jardin d’acclimatation du Bois de Boulogne pour nourrir environ deux millions de Parisiens pris au piège. Mais rapidement, le fourrage vint à manquer. Les bêtes tombèrent malades, on les abattit au plus vite et les conserva en salaisons. On réquisitionna notamment l’Opéra Garnier, alors en construction, pour stocker toutes les carcasses.
Face à la raréfaction des vivres, la population se résigna à manger tout ce qui lui tombait sous la main. Ce fut bientôt au tour des chevaux et des mulets de servir de nourriture aux Parisiens.
Victor Hugo rapportait dans Choses vues, un recueil de notes publié à titre posthume : « Décidément je digère mal le cheval. J’en mange pourtant. Il me donne des tranchées. Je m’en suis vengé, au dessert, par ce distique :
« Mon dîner m’inquiète et même me harcèle
Je mange du cheval et je songe à la selle ».
Et bientôt, « J’aime tant les chevaux que je hais le cheval …Ce n’est même plus du cheval que nous mangeons. C’est peut-être du chien ? C’est peut-être du rat ? Je commence à avoir des maux d’estomac. Nous mangeons de l’inconnu. »
La réalité du siège de la capitale rejoignit la fiction de Pierre Perret : « Tu ne risques plus d’entendre miaou, les greffiers mignons sont tous devenus terrines du chef » et le menu de Noël 1870 dans le restaurant luxueux de la rue Saint-Honoré proposait du « Chat flanqué de Rats », on dirait une fable de La Fontaine !
Faute de grives et de merles, on se rabattit sur les corbeaux, pies, geais et sansonnets, les gentils moineaux de Paris étant trop faméliques.
Enfin, étape suivante, on invita la jungle à la table des nantis. Ce fut au tour des animaux des ménageries des Jardins des Plantes et d’Acclimatation de passer à la casserole : antilope en terrine, chameau rôti à l’anglaise, côtes d’ours rôties sauce poivrade, kangourou en civet, et même Castor et Pollux les populaires éléphants mascottes des Parisiens ! Théophile Gautier consacra à ces anciens hôtes du désert un chapitre de ses Tableaux de siège : « Ces pauvres êtres, innocents des folies barbares de l’homme, en subissent les contre-coups avec une résignation touchante ; ils s’étonnent et vous regardent de leurs yeux agrandis par la maigreur et pleins d’interrogations muettes, semblant dire : « Puisque tu ne peux pas me donner la nourriture, au moins rends-moi la liberté. » »
Le Parisien nanti ne se refusait cependant rien, il accompagna l’exotisme des mets avec la tradition d’un Mouton Rothschild 1846 et d’une Romanée Conti 1858.
Il me faut chasser l’idée que le Jardin des Plantes se trouve à quelques pas de la Tour d’Argent, maintenant que le liftier nous emmène au sixième étage, c’est là que se situe désormais la salle de restaurant.
Mesdames et messieurs, le spectacle va commencer. Comme disait Sacha Guitry, « on vient à la Tour pour dîner, arrivé là on regarde ». Car nous entrons dans un théâtre où nous allons jouer le rôle du Privilégié. La vue est époustouflante depuis notre table, près de la baie vitrée, au bord du précipice. Notre regard plonge sur le fleuve, à notre gauche Notre-Dame, à notre droite, plus loin, Montmartre. Le plafond du restaurant, entièrement réaménagé en 2023, recouvert de tuiles en aluminium, reflète étrangement la lumière naturelle, redessinant chimériquement les monuments de Paris. Je n’ai pas bu pourtant, je distingue un second Sacré-Cœur dans le moutonnement des nuages. Grandiose !
Paris est une fête, le Privilégié la sable avec une coupe de champagne blanc de la maison. La table ronde est un décor à elle seule : chaises néo-1930 au dos paillé, nappe au ton blanc cassé, assiette gravée en argent Christofle, timbale en argent pour l’eau, sous l’œil débonnaire d’un caneton en cristal de Baccarat.
La salle se remplit peu à peu et bientôt commence l’étonnant ballet du personnel en tenue bleue, veste queue de pie pour le maître d’hôtel, un tablier blanc pour le chef de rang, une grappe pour le sommelier. La cuisine est désormais ouverte sur la salle et nous pouvons assister à la préparation des plats, la concentration et la minutie des « toqués ».
L’acoustique est étonnante, les sons sont étouffés, une douce quiétude qui contraste avec les clameurs de la ville en bas. Miracle de la digitalisation, la commande, après avoir été prise à l’oral auprès du client, est instantanément transmise en cuisine sur un tableau central piloté par le chef. Finis l’époque des bons en papier et des aboiements des plats et des cuissons tel « un œuf pour la 22 » !
Les premières mises en bouche sont servies, un mix d’hibiscus, olive, pistache, œufs de truite de la baie de Somme. Même la noix de beurre porte le sceau de la Tour. La carte nous est présentée, il est prévu pour nous un menu en quatre services.
C’est au tour du chef sommelier Victor Gonzàlez d’approcher avec son énorme Bible des vins dans les bras. La Tour d’Argent possède une des caves les plus riches du monde, enterrée sur deux niveaux en sous-sol de l’immeuble : 15 000 références déclinées en plus de 300 000 bouteilles. Au temps de l’Occupation, le propriétaire de l’époque mura lui-même la cave pour préserver ses plus beaux flacons de la convoitise des Allemands qui avaient investi le lieu. Par contre, quelques trésors ont été dérobés sans effraction lors des travaux de rénovation effectués récemment…
Je suis un modeste rédacteur de blog ne possédant aucun talent de parolier. J’envie la très regrettée Anne Sylvestre qui écrivit une chanson sur la Romanée-Conti dans l’espoir de se voir offrir une bouteille de ce vin mythique. Son vœu fut exaucé par le propriétaire du domaine.
« Sa splendeur est si grande
Qu’elle est une légende
Bien plus qu’une boisson
Boire par ouï-dire
Est un supplice pire
Que la pire prison
Que ceux qui la récoltent
Dans leurs caveaux secrets
Comprennent ma révolte
Je doute, enfin, qu’elle soit vraie
Et j’ voudrais pas crever
Avant d’ l’avoir goûtée
Ah! Sûr, qu’ j’arrêterai pas mon cœur
Avant d’avoir senti ses fleurs
Me réjouir la tête
Non, c’est vraiment trop bête
D’avoir préparé mon palais
Pour qu’elle n’y vienne jamais
La Romanée, la Romanée, la Romanée-Conti… »
Plus sagement, nous nous en tenons à l’une des suggestions du sommelier : un verre de vin d’Arbois blanc Savagnin Ouillé du domaine Fumey Chatelain. Je me souviens que Jacques Brel voulait « qu’on boive, à son dernier repas, en plus du vin de messe, de ce vin si joli qu’on buvait en Arbois ».
Pour « laver le palais », nous est servi un délicieux bouillon aux champignons avec un sabayon à la livèche.
Ce n’est évidemment pas la cultissime danse des serveurs sous la direction de Louis De Funès dans le film Le Grand Restaurant, mais dans une chorégraphie parfaitement réglée, la brigade de salle interprète bientôt le premier service. L’un apporte sur un plateau nos deux assiettes, deux autres s’en saisissent et les déposent devant nous, un quatrième verse la sauce puis déclame : « mystère de l’œuf, blanc en neige, chapelure de brioche toastée, mousseline de céleri rave rôti, copeaux de truffes torréfiées ». C’est un des plats signature du chef Yannick Franques qui n’hésite pas à conjuguer tradition et modernité.
Un conseil, pour percer le mystère, il ne faut pas hésiter à fendre l’œuf en sa moitié pour libérer le jaune orangé qui lentement prend le large sur le lit de truffes. Pour un peu, je ferais des mouillettes comme lorsque dans mon enfance, je mangeais à la coque** les délicieux œufs de la basse-cour de ma mémé Léontine !
Le temps est suspendu, au-dessous de nous, péniches et bateaux-mouches glissent nonchalamment sur le fleuve. Est-ce la vue imprenable sur Notre-Dame, une certaine spiritualité et sérénité sont ressenties, chaque bouchée apporte son lot de saveurs.
Deuxième service : Saint-Jacques enrobée d’un craquelin de graines torréfiées, sauce Poulette à la crème de topinambours.
Sourire : il aura fallu que je vienne à la Tour d’Argent pour enfin goûter au topinambour aussi appelé artichaut de Jérusalem, truffe du Canada, soleil vivace en raison de sa fleur voisine du tournesol, et même poire de terre. Son histoire est nos racines. Il a fait partie, pendant plusieurs décennies, des légumes dits oubliés, victime essentiellement avec le rutabaga de sa mauvaise réputation de substitut de la pomme de terre réquisitionnée par l’occupant durant la Seconde Guerre mondiale.
Ce n’est pas trop le lieu, ce midi, pour vous livrer cette anecdote, je la chuchote donc : dans le langage populaire, pendant l’Occupation, le topinambour était parfois appelé pétain, peut-être pas seulement pour le concert musical et intestinal que sa consommation déclenchait. Mon père, lui, ressuscita à cette période, la culture de la lentille dans la ferme de sa mère afin de nourrir les jeunes filles pensionnaires du collège dirigé par ma maman.
Je savoure la cuisson exceptionnelle de la coquille Saint-Jacques en provenance de Port-en-Bessin, sur la côte normande.
Toutes les tables me semblent maintenant occupées. Ma curiosité guide mon regard vers celles qui sont dans mon champ de vision. Je me risque à une sociologie des convives : on pressent les habitués du lieu (ou de ce type d’endroit) à leur décontraction ainsi qu’aux échanges verbaux avec le maître d’hôtel, il y a aussi l’incontournable clientèle asiatique qu’on croise dans les enseignes de luxe de la capitale, et puis … les « gens comme nous », moins à l’aise possiblement, mais attentifs au moindre détail qui fait de ce repas une expérience inoubliable.
Sans obséquiosité ni condescendance, avec beaucoup de gentillesse et de professionnalisme, le personnel de service nous accompagne dans cette croisière en gastronomie.
Une jeune fille revient, la « bible » dans les bras, afin que l’on choisisse le vin rouge qui égayera le plat suivant. Mes papilles frémissent dès l’instant où je découvre dans la sélection une bouteille de Chambertin-Clos-de-Bèze 1998, 550 euros tout de même. Je pense à René Fallet, alors défilent en accéléré deux de ses truculents romans. D’abord Le braconnier de Dieu dont l’incipit était : « C’est en allant voter Pompidou que Frère Grégoire rencontra le péché », s’en suivait la description d’une mémorable cuite de l’ecclésiastique s’écartant du chemin de Damas tandis qu’il empruntait le chemin de Diou, réelle petite commune du Bourbonnais. Me revient aussi une inénarrable conversation de comptoir dans « Le Beaujolais nouveau est arrivé » :
« Ça vaut quand même pas un Chambertin-Clos-de-Bèze.
Camadule le méprisa à tue-tête :
– C’est pas comparable, mollusque au mazout ! Le Beaujolais nouveau, c’est pas un premier cru, c’est le Beaujolais nouveau, et rien de plus. C’est un pinard malin, un ouistiti de vin, un petit truc sympa et poétique. Évidemment, la poésie et toi, vous passez pas par le même chemin !
Beaujol répéta, obtus :
– Ça vaut pas un Chambertin-Clos-de-Bèze.
Camadule lui tourna le dos avec brusquerie :
– T’es trop con. Des cons comme ça, à leur mort, faut les expédier au musée de l’Homme, et en recommandé avec accusé de réception, pour pas les égarer. »
Gare donc, le musée de l’Homme est sur le même trottoir, à quelques dizaines de mètres de la Tour d’Argent.
Bien évidemment, je n’ennuie pas la jeune sommelière avec mes élucubrations vineuses. Je commande tout de même un cru de Beaujolais, un Fleurie des Côtes Laura Hardy. Comme écrivait encore Fallet : « Ça soûle plus que le vin, le bonheur. Ça devrait pouvoir se garder en tonneau » !
Troisième service : « Caneton au fil du temps, poudré de noix, chou fermenté, ratte lardée de magret fumé, jus au raifort »
On entre là dans l’Histoire de la Tour d’Argent. En 1890, un Rouennais, Frédéric Delair, maître d’hôtel et propriétaire du restaurant, amena de la ville aux cent clochers la fameuse recette du canard au sang, préparée en salle par ses soins avec la découpe particulière à la volée, c’est-à-dire que le volatile ne touche à aucun moment la planche et qu’ensuite la carcasse est écrasée dans une presse pour recueillir le sang.
Sens génial du marketing, chaque canard découpé est numéroté. Ainsi, en 1890, le prince de Galles, futur Edward VII, hérita du 328ème canard. En 1948, le canard dégusté par la princesse Elizabeth, future reine d’Angleterre, portait le numéro 185 397.
Le 17 mars 1976, le chanceux 500 millième canard, baptisé Frédéric pour la circonstance, fut lâché du toit du restaurant avec à la patte une invitation pour deux personnes.
Le canard n°536 814 fut commandé par Serge Gainsbourg ou Gainsbarre, je ne saurais vous dire. En février 2 000, le footballeur brésilien Ronaldo, le « vrai » (!), se consola de la finale de Coupe du Monde perdue au stade de France, avec le numéro 908 683.
Une carte nous est offerte attestant que nous venons de goûter au 1 194 114ème canard (exquis !) toujours en provenance du même élevage de Challans, en Vendée, un croisement de colvert et de pékin.
André Terrail, héritier de son grand-père André également et de son père Claude précédents propriétaires, fait le tour des tables pour quelques mots de bienvenue. C’est le moment de s’approcher de la nôtre pour s’enquérir du bon déroulement de notre repas.
Il l’est effectivement d’autant plus que roule vers nous le charriot des fromages avec sa sélection issue de fermes bio d’Ile-de-France : Sainte-Colombe à Saint-Mars-Vieux-Maisons, la Fromentellerie à Pécy, domaine de la Chalotterie à Châtres, les Grands Courbons à Chevru, De la Vallière et ses chèvres à Tancrou, en Seine-et-Marne, les pâtes persillées et molles à croûte fleurie de la ferme de la Tremblaye dans les Yvelines et les brebis de Cravent entre Vexin et Thymerais. Il y a de la noblesse et des saveurs dans cette énumération. J’opte pour un « premier bleu de vache, issu de lait de Jersiaise » et en incorrigible normand que je suis, pour un livarot*** bien affiné. Mon épouse se laisse séduire par l’impressionnante meule de Comté 36 mois des Granges Maillot de la famille Badoz, à Poligny au cœur du Jura.
Pour accompagner, il nous est proposé, en provenance de la boulangerie de la Tour d’Argent située sur le trottoir d’en face, au choix un pavé abricot et noisettes ou une boule au levain et au khorasan, une espèce cousine du blé dur d’origine iranienne apparue, il y a 5 000 ans, dans le croissant fertile de la Mésopotamie.
On revisite ensuite le « trou normand », l’incontournable coutume des repas de fêtes d’antan, avec un rafraîchissant sorbet ananas de la Réunion acidulé au combava avec une onctueuse crème à la vanille et un coulis parfumé au rhum (« y en a » comme aurait dit un tonton flingueur !).
Quatrième et dernier service : « Noisette du Piémont comme un soufflé, glace chocolat lait Bahibé 46% ».
J’apprends que le bahibé, nom de ce grand cru de chocolat, est un hommage à la Rose de Bayahibe, fleur de cactus emblématique de la République Dominicaine. J’aurai voyagé et me serai instruit au long de ce déjeuner.
Au-dessous, « sous le pont [de la Tournelle], coule la Seine et nos amours … les jours s’en vont, je demeure ». J’ai l’âme poète en savourant mon café, une sélection de la Brûlerie des Gobelins accompagnée de chocolats maison.
« Un jour, j’irai manger à La Tour d’Argent ! Combien de jeunes Rastignac montés à Paris de leur province natale pour « réussir » prononcèrent-ils ces mots ? » Voilà, c’est fait !
Certes, le prestigieux restaurant qui fut classé trois étoiles au Guide Michelin de 1933 à 1996, année où il fut rétrogradé à deux étoiles, n’en possède plus qu’une depuis 2006. Peut-être lui reprochait-on de s’être paresseusement reposé sur ses lauriers et d’être devenu un musée ou une tour d’ivoire dans un univers gastronomique en pleine révolution. Depuis sa récente rénovation, il ambitionne de retrouver son rang parmi les meilleures tables.
Cependant, le mythe perdure. Il en coûte, pas pour nous, merci généreux amis, un peu plus… d’un demi-millier d’euros pour deux personnes. Je me souviens d’une conversation passionnante avec le sommelier du restaurant de Michel Bras à Laguiole, qui pour justifier les prix des menus et des vins, les comparait -je ne pouvais le contredire- aux tarifs élevés d’un concert d’un grand artiste de music-hall ou d’une place en tribune d’honneur pour un match de Ligue des Champions. Manger à la Tour d’Argent, c’est un peu comme assister à un spectacle, avec cette vue extraordinaire sur Paris-la-Seine, avec ce rythme particulier, ce service, ce personnel, ces assiettes parfaitement dressées, ces saveurs qui révolutionnent le palais. Il faut lâcher prise pour profiter avidement d’une expérience culinaire mémorable qui transcende la simple consommation alimentaire.
Dans l’ascenseur qui nous redescend vers la réalité quotidienne, tandis qu’à la question du liftier, nous répondons que c’était notre première fois à la Tour, les deux voisins fanfaronnent qu’ils y ont leurs habitudes ! Je me souviens de quelques vers de la Chanson des Gueux de Jean Richepin qui couraient sur un mur d’une rôtisserie de mon bourg natal : « Le bourgeois digère, gavé/Ses trois repas et son bien-être/Et rit de voir sur le pavé/Les poètes traîner la guêtre« .
Je souris en repassant devant le petit musée, sachez que lors du Siège de Paris en 1870, il en coûtait environ 40 francs pour une livre de la trompe d’éléphant du Jardin des Plantes, soit autour de 130 euros !
*http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/08/cest-pas-la-fin-des-haricots-tarbais/
**http://encreviolette.unblog.fr/2008/03/06/loeuf-a-la-coque/
***http://encreviolette.unblog.fr/2025/01/31/itineraire-des-saveurs-le-livarot-et-le-pont-leveque/
