Les 100 ans d’Hermine
J’eus le bonheur de connaître et de fêter trois centenaires dans ma famille. J’eus l’occasion d’évoquer dans ce blog la mémoire du seul grand-parent que j’ai connu, ma merveilleuse mémé Léontine*, ainsi que la tante Reine, la sœurette de ma chère maman, qui alla royalement jusqu’à souffler 104 bougies. Après cent-deux années sur terre, s’en est allée, à l’automne dernier, ma douce marraine, une jeune institutrice qui avait débuté sa carrière, pendant la période d’Occupation, au Cours Complémentaire dirigé par ma maman, c’est dire ses qualités morales et de cœur pour que mes parents l’aient invitée à me tenir dans ses bras devant les fonts baptismaux.
Du côté de ma belle-famille, on n’est pas en reste : quatre ans après sa sœur aînée, la maman de ma compagne entrait en ce mois de février dans le club restreint des centenaires.
Pour autant, tous ces événements n’assurent aucune certitude sur ma propre longévité.
« Il y a des dates qui comptent, d’autres qui tombent en poussière. ». Entre l’armistice de la Grande Guerre et la crise économique de 29, 1925 s’est imposée à la mémoire collective comme une année mythique, présentant un singulier mélange de désarroi, de révolte et de frivolité.
Quésaco comme diront les jeunes méridionaux, fut créé cette année-là le disque phonographique 78 tours. Dans chaque foyer, « dans le poste de radio » T.S.F. (Télégraphie Sans Fil), un autre zombie pour les d’jeuns d’aujourd’hui, on ne parlait pas de hit-parade ou de top 50, cependant Maurice Chevalier encombrait les ondes avec son immense succès Valentine :
« Elle avait des tout petits petons, Valentine, Valentine
Elle avait des tout petits tétons
Que je tâtais à tâtons, Ton ton tontaine
Elle avait un tout petit menton, Valentine, Valentine
Outre ses petits petons ses petits tétons son petit menton
Elle était frisée comme un mouton… »
Plusieurs décennies plus tard, je m’amusais d’entendre ma maman et sa sœur fredonner cette chanson un tantinet grivoise qui serait possiblement censurée aujourd’hui avec le mouvement #MeToo.
En première page de son édition du 4 février 1925, le Petit Journal -grand quotidien parisien de l’époque- s’insurgeait contre la vie chère en défendant la cause du pain rassis pour tout le monde : « Ceux des villes sont prêts à s’imposer ce léger sacrifice qui sera d’ailleurs excellent pour leur estomac. Ceux des campagnes consomment déjà du pain rassis. Mais ayant vendu leur blé à bas prix, à la récolte, pour le racheter actuellement sous forme de pain à un taux très élevé, ils jugent que cette duperie a assez duré, et réclament le pain rassis pour tous, seule mesure susceptible d’enrayer la hausse… »
Dans les colonnes voisines, on parlait déjà de Paris-Dakar à travers la tentative de raid en avion sans escale, en vingt-quatre heures, de Lemaître et Arrachard.
La veille, à l’Assemblée nationale où siégeaient Léon Blum et Aristide Briand, on votait le budget des affaires étrangères et notamment celui concernant le concordat avec le Vatican. C’était déjà orageux à l’époque : « Séance tumultueuse troublée, coupée de l’Internationale par les communistes, de la Marseillaise par l’opposition. Les passions étaient au paroxysme, chaque côté de la Chambre soutenait avec vigueur ses orateurs que l’autre côté interrompait sans cesse, et c’était comme deux armées prêtes à s’élancer l’une contre l’autre. » Malgré tout, le gouvernement qui avait posé la question de confiance, fut suivi par 317 voix contre 246.
Informations locales dans le département de l’Ariège, ce même 4 février 1925, le Réveil du Saint-Gironnais, « organe des Revendications Populaires », annonçait la projection, au Cinéma Olympia de la capitale du Couserans, du film La Maison du Mystère avec Charles Vanel en vedette, ainsi que dans les « actualités », un résumé du match de rugby entre les All Blacks et le XV de France disputé la semaine précédente au stade des Ponts-Jumeaux de Toulouse.
Ce matin-là, à quelques pas de là, dans la maison familiale, une filature sise rue Joseph Pujol, naissait (non pas Valentine mais) Hermine Garros.
Ainsi, il y a quelques jours, un siècle plus tard donc, Hermine, devenue Soum, était cette fois l’héroïne de la fête organisée en son honneur à la salle municipale du petit village de La Bastide du Salat. Elle avait fréquenté les bancs du collège de Saint-Girons jusqu’en classe de troisième, mais au début des années 1940, le ravitaillement devint précaire en ville, les rutabagas remplaçaient les pommes de terre, on obtenait le lait au marché noir. Ses parents se résignèrent alors à rejoindre une tante à La Bastide, là-bas la basse-cour, le potager, parfois un cochon, permettaient de ne pas souffrir de la pénurie alimentaire. Hermine n’en partit plus.
Ses 3 enfants, ses 6 petits-enfants, ses 6 arrière-petits-enfants (bientôt 7), certains venus de loin, la famille, ses ami(e)s du village, ses auxiliaires de vie qui lui ont permis d’habiter encore chez elle, son médecin (trois générations de docteurs de la même famille Couzinet), tous s’étaient rassemblés pour honorer la centenaire.
En ouverture de la cérémonie, fut projeté un joli petit film conçu par son fils cadet, à partir d’archives photographiques familiales et de quelques séquences tirées du film Voix de Bastidiennes que j’avais réalisé il y a une dizaine d’années. Apparaît là tout l’intérêt d’avoir constitué une mémoire audiovisuelle du village avec mon ami Philippe Morin, talentueux homme d’image installé à La Bastide depuis deux décennies.
Que reste-t-il de ses beaux jours, vieilles photos de sa jeunesse, un petit village et dans un nuage le cher visage de son passé, fredonnait Charles Trenet ! En ce temps-là, les photographies de famille étaient d’autant plus précieuses qu’elles étaient rares. Les paysans d’alors n’effectuaient pas les travaux des champs, un smartphone à la main, comme font les agriculteurs d’aujourd’hui à la quête d’un selfie avec la personnalité politique susceptible de s’intéresser à leurs conditions de travail, lors du salon de l’Agriculture ou devant une botte de paille (!).
Il y aurait à faire une analyse de chacun devant son image projetée et la fuite inexorable du temps qui passe, une analyse sociologique du village où l’entraide qui régnait autrefois laisse de plus en plus place à l’individualisme et l’indifférence.
En septembre 1942, la « jeunesse » du village organisa un spectacle artistique au profit des prisonniers de la commune. En cette occasion, tout le village se mobilisa, chacun s’improvisant conteur, chanteur ou acteur. Pour sa part, dans une saynète, Hermine interpréta une des « Trois cuisinières de Madame Petitpeton » (de Valentine ?). Le soir, au bal, elle dansa avec Jean Soum, un beau jeune homme de la ferme d’en face, des photos en témoignent …
« C’est là que tout a commencé » confie-t-elle !
Que reste-t-il de son amour, encore Trenet ? Hermine fut « première dame » de La Bastide du Salat auprès de son regretté mari Jean Soum, maire du village pendant près de deux décennies.
Á travers quelques images animées, on a retrouvé Hermine, l’active maîtresse de maison, cuisinant le cochon et ses incomparables croustades. Parfois imitées, jamais égalées, il était inutile pour les réussir de tendre la main dans le four à pain en récitant un Pater comme le voulait la tradition !
Je découvris la fabrication du millas**, ce dessert typique du sud-ouest. J’eus le bonheur de goûter dans tous les sens du mot à quelques-uns de ces moments intenses et savoureux. J’eus l’occasion de voir l’aïeule travailler son potager dont elle tirait fierté à juste titre. Ses petits-enfants étaient heureux de l’accompagner aux clapiers lorsqu’elle « soignait » les lapins.
On surprit dans l’assistance quelques larmes perler aux paupières. Il fut bientôt temps de les sécher autour d’un délicieux gâteau arrosé de quelques bulles de Limoux.
Hermine, la reine d’un jour, souriante et volubile, égrena patiemment quelques souvenirs avec chacun des invités. Á 100 ans, son exceptionnelle mémoire, toujours aussi vive et quasi infaillible, ravit et ébahit sa descendance et ses ami(e)s.
Ce n’était pas le jour d’évoquer les heures sombres de son existence, mais je connais une chère petite-fille qui la questionne souvent sur la période de l’Occupation, suppléant peut-être les imprécisions sur le sujet de son ancienne professeure d’Histoire. Bien que le département de l’Ariège fût en zone libre, les Allemands franchirent en novembre 1942, en représailles au débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, la ligne de démarcation et commirent un petit « Oradour-sur-Glane » au village de Marsoulas, dans les collines et bois bordant La Bastide du Salat.
Hermine fut évidemment choyée en ce jour d’anniversaire séculaire. Ses amis lui offrirent un bel olivier, arbre qui représentait dans la mythologie la sagesse et la vie quasi éternelle. De nos jours, il est encore considéré comme l’arbre des valeurs et de la transmission du patrimoine.
Outre beaucoup de fleurs, elle reçut aussi un beau-livre brossant les portraits de 50 femmes d’exception du XXème siècle à nos jours. Je me souviens du magnifique documentaire Lucie Vareilles Après moi le déluge*** de Sophie Loridon, l’héroïne, une brave paysanne du plateau ardéchois, confiait malicieusement ; « Je suis un peu exceptionnelle. »
Entre rareté, notoriété, talent, mérite, valeur morale, l’exceptionnel revêt plusieurs sens. Ainsi Hermine appartient à cette première génération de femmes qui se rendirent aux urnes lors des élections législatives de novembre 1946 pour accomplir leur nouveau devoir de citoyenne. Cela semble surréaliste aujourd’hui, d’autant plus que dix ans auparavant, en juin 1936, trois d’entre elles (Suzanne Lacore, Cécile Brunschvig et Irène Joliot-Curie), bien que privées du droit de voter et de se présenter à des élections, avaient été nommées sous-secrétaires d’État dans le gouvernement du Front Populaire mené par Léon Blum.
J’aime l‘émouvante expression « gens de peu » que le sociologue Pierre Sansot définissait en incipit de son livre éponyme : « Les gens de peu : l’expression me plaît. Elle implique de la noblesse. Gens de peu comme il y a des gens de la mer, de la montagne, des plateaux, des gentilshommes. Ils forment une race. Ils possèdent un don, celui du peu, comme d’autres ont le don du feu, de la poterie, des arts martiaux, des algorithmes. Ils ne concevaient pas leur différence comme une prétendue infériorité. Ils se levaient tôt, ils travaillaient plus tard et plus souvent. Une pareille condition ne signifiait pas qu’ils possédaient moins de valeur. Le peu ne présuppose pas la petitesse mais plutôt un certain champ dans lequel il est possible d’exceller. La petitesse suscite aussi bien une attention affectueuse, une volonté de bienveillance… »
Hermine fait partie de ces gens de peu qui m’ont fait découvrir beaucoup. J’admirais son don d’organiser et d’entretenir son potager. Elle excellait dans sa cuisine et j’observais avec gourmandise son art de rouler une omelette, de préparer la bûche de Noël (principalement au café), et évidemment ses fameuses croustades, la veille de la fête locale. Son savoir-faire, sa gestuelle me renvoyaient aux propos que tenait Jean Ferrat sur une vieille paysanne de son Ardèche d’adoption, dans la mythique émission Discorama de Denise Glaser : « Pour arriver à faire une soupe comme ça, frémissant dans le chaudron dans la cheminée, il faut des générations, des millénaires. Les gens partent, vont vivre autrement, et n’auront plus jamais le temps de faire une soupe pareille. Que restera-t-il d’une civilisation qui va sur la Lune et qui ne sait plus faire la soupe ? » Je souris quand je débusque parfois l’air soupçonneux de l’aïeule devant ses enfants s’essayant à ses gestes séculaires.
Lectrice encore impénitente, récemment, je lui ai donné à lire Mohican, l’émouvant roman d’Éric Fottorino, ancien directeur du quotidien Le Monde. Je savais qu’elle aimerait cette histoire d’un père et d’un fils confrontés aux mutations de l’agriculture française depuis les années 1950.
« J’aime les paysans, ils ne sont pas assez savants pour raisonner de travers ». J’aime cette réflexion de Montesquieu, un penseur progressiste à l’écoute du monde. Paysan eut longtemps une connotation péjorative dans la bouche notamment de certains citadins … peut-être trop savants. Le mot a retrouvé aujourd’hui une noblesse, son sens originel d’appartenance à un pays, une terre, un terroir, peut-être en raison notamment de l’importance croissante de la question environnementale.
Les vacances n’existaient pas à la ferme. On sourit aujourd’hui de cette anecdote, nous fûmes, ma compagne et moi, contrariés voire même vexés, lorsque chargés de surveiller la basse-cour pour permettre aux parents de profiter d’un rarissime week-end de promenade, nous découvrîmes dans le verger, au petit matin, les ravages du rusé goupil.
Hermine, jeune adolescente de la ville, aura été une valeureuse paysanne. Bien que courbée par une dure vie de labeur, sa mémoire admirable lui permet encore de conter un siècle de souvenirs.
Vint l’heure où les amis prirent congé de la centenaire pour assister, non pas au cinéma Olympia mais devant leur téléviseur, à la rencontre Angleterre-France du tournoi des six nations de rugby.
dessin humoristique paru dans La Dépêche en février 1925
Chaque famille repartit avec un « dévédé » du film projeté.
Ce même 4 février 2025, Ginette Kolinka, survivante du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, passeuse de mémoire de la Shoah dans les collèges et lycées, maman de Richard batteur du groupe mythique Téléphone, fêtait, elle aussi, ses 100 ans.
Mes lecteurs fidèles le savent, j’aime souvent glisser dans mes billets une petite allusion vélocipédique. Le 13 février 1925, naquit Louison Bobet triple vainqueur du Tour de France en 1953, 1954, 1955, et champion du monde sur route en 1954. Il décéda prématurément à l’âge de 58 ans. Son fidèle coéquipier Antonin Rolland, doyen des coureurs cyclistes ayant porté le maillot jaune (durant 12 étapes lors du Tour 1955), a lui aussi fêté ses cent ans en septembre dernier.
Il y a une quarantaine d’années, je vis en compagnie de la future centenaire passer le Tour de France au sommet du col du Tourmalet et à l’arrivée d’une étape dans la station ariégeoise de Guzet-Neige. Je faisais preuve de bienveillance et de respect lorsqu’on évoquait la rivalité entre An-que-til (elle prononçait distinctement les trois syllabes) et Poulidor qui divisa la France des années 1960. Elle trouvait mon champion normand prétentieux, lui préférant Poulidorrrr, un nom qui chantait joliment avec son accent du pays d’Oc. Bien que mon idole possédât des origines terriennes quasi analogues, Poulidor le limousin incarnait sans doute davantage une France rurale, volontaire, travailleuse, besogneuse plus à l’image de l’aïeule.
* http://encreviolette.unblog.fr/2008/01/20/ma-grand-mere-meme-leontine-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/02/14/ma-grand-mere-meme-leontine-2/
** http://encreviolette.unblog.fr/2008/03/26/le-millas-dariege/
***http://encreviolette.unblog.fr/2019/06/12/lucie-vareilles-est-entree-dans-paris/
