Itinéraire des saveurs: le Livarot et le Pont-l’Evêque
Mes lecteurs les plus fidèles savent mon addiction au fromage, nom générique désignant les trésors lactiques, parfois galactiques. Le général De Gaulle, dans une de ses fameuses conférences de presse, se référa à leur abondance pour dénoncer la difficulté de diriger notre douce France : « Comment voulez-vous gouverner un pays où il existe 258 variétés de fromage ? » Le Centre National Interprofessionnel de l’Économie Laitière en aurait recensé, en 2019, plus d’un millier, constat implacable qui, sans en faire tout un fromage, explique peut-être le petit jeu minable des motions de censure pratiqué aujourd’hui dans les travées de l’Assemblée Nationale.
Bon sang de Normand ne saurait mentir, dans ma petite enfance, je me régalais pour mon « quatre heures » d’épaisses tartines d’Excelsior, un fromage double crème fabriqué, à partir de 1890, à une lieue de mon bourg natal du Pays de Bray. Curieusement, ce fromage émigra, dans les années 1960, en Bourgogne sous le nom de Brillat-Savarin, un bourgeois de la Révolution auteur du célèbre ouvrage culinaire Physiologie du Goût ou Méditations de Gastronomie Transcendante, un livre divin qu’on retrouva, sitôt sa publication, dans les rayons de bibliothèque auprès des Maximes de La Rochefoucauld et des Caractères de La Bruyère.
Il y a une quarantaine d’années, j’avais réquisitionné un quarteron de collègues, copains et copines pour réaliser un film sur un autre fleuron de la production fromagère normande, les succulents cœurs et bondes de Neufchâtel. Je vous en entretiendrai ici un jour.
Je vous ai relaté dans cet espace l’histoire odorante de Camembert*, cet amour de trou normand. Il me faudra d’ailleurs retourner dans ce village mythique car, depuis ma visite, il s’est passé pas mal de choses réconfortantes qui honorent le fromage local et emblème national. Clin d’œil vélocipédique, vous savez que j’en suis friand, la populaire classique cycliste Paris-Camembert s’achève depuis quelques années … à Livarot.
Lorsque je me rends chez des amis de Bretagne, plutôt que prendre l’autoroute, j’emprunte, la Nationale 12 puis quelques routes départementales et chemins vicinaux, histoire de visiter quelques fermes du Pays d’Auge et faire provision des réputés fromages du coin. Encore récemment, plutôt que leur offrir le soi-disant succès en librairie de Jordan, je savais que je les ravirais en leur portant sur un plateau Pont-l’Évêque et Livarot.
Mon envie irrésistible pour ces fromages date d’une quinzaine d’années, à l’occasion du Salon de l’Agriculture de Paris et d’un arrêt au stand de la Normandie dans le pavillon des régions de France. Le livarot de la ferme de la Houssaye sise à Boissey dans le Calvados venait de remporter le Premier Prix du Concours général du Salon.
Voici ce qu’à cette époque, j’écrivis dans ce blog : « On salive déjà en regardant la boîte, une vache de race normande, la mamelle avenante, broutant l’herbe grasse du bocage, une fermière aux joues roses, un pommier en fleurs, une chaumière à colombages … Tous les stéréotypes commerciaux sont présents mais le meilleur est à l’intérieur, tu apparais « Ô Livarot, unique objet de mon assentiment » corseté de laîches en roseau des marais qui te valent le surnom de « colonel » !
Quelques semaines plus tard, partisan du circuit le plus court possible, je m’étais rendu à la dite ferme primée pour faire plus ample connaissance avec deux des fleurons de la tradition fromagère normande. Le Livarot et le Pont-l’Évêque, tous deux à pâte molle et croûte lavée, appartiennent au cercle assez fermé des fromages d’appellation d’origine protégée (A.O.P.), au nombre de 46 actuellement.
Je ne saurais dire qui de ma compagne et moi ou eux, sympathisèrent les premiers, en tout cas ils exprimèrent d’emblée leur personnalité dans le coffre de notre véhicule.
Cela me renvoie à la description très réaliste qu’Émile Zola effectuait dans son roman Le Ventre de Paris : « Autour d’elles, les fromages puaient. […] Là, à côté des pains de beurre à la livre, dans des feuilles de poirée, s’élargissait un cantal géant, comme fendu à coups de hache ; puis venait un chester, couleur d’or, un gruyère, pareil à une roue tombée de quelque char barbare, des hollande, ronds comme des têtes coupées, barbouillées de sang séché, avec cette dureté de crâne vide qui les fait nommer têtes-de-mort. Un parmesan, au milieu de cette lourdeur de pâte cuite, ajoutait sa pointe d’odeur aromatique. Trois brie, sur des planches rondes, avaient des mélancolies de lunes éteintes ; deux, très secs, étaient dans leur plein ; le troisième, dans son deuxième quartier, coulait, se vidait d’une crème blanche, étalée en lac, ravageant les minces planchettes, à l’aide desquelles on avait vainement essayé de le contenir. Des port-salut, semblables à des disques antiques, montraient en exergue le nom imprimé des fabricants. Un romantour, vêtu de son papier d’argent, donnait le rêve d’une barre de nougat, d’un fromage sucré, égaré parmi les fermentations âcres. Les roquefort, eux aussi, sous des cloches de cristal, prenaient des mines princières, des faces marbrées et grasses, veinées de bleu et de jaune, comme attaqués d’une maladie honteuse des gens riches qui ont trop mangé de truffes ; tandis que, dans un plat, à côté, des fromages de chèvre, gros comme un poing d’enfant, durs et grisâtres, rappelaient les cailloux que les boucs, menant leur troupeau, font rouler aux coudes des sentiers pierreux. Alors, commençaient les puanteurs : les mont-d’or, jaune clair, puant une odeur douceâtre ; les troyes, très épais, meurtris sur les bords, d’âpreté déjà plus forte, ajoutant une fétidité à la cave humide ; les camembert, d’un fumet de gibier trop faisandé ; les neufchâtel, les limbourg, les maroilles, les pont-l’évêque, carrés, mettant chacun leur note aigüe et particulière dans cette phrase rude jusqu’à la nausée ; les livarot teintés de rouge, terribles à la gorge comme une vapeur de soufre ; puis enfin, par-dessus tous les autres, les olivet, enveloppés de feuilles de noyer, ainsi que ces charognes que les paysans couvrent de branches, au bord d’un champ, fumantes au soleil. La chaude après-midi avait amolli les fromages ; les moisissures des croûtes fondaient, se vernissaient avec des tons riches de cuivre rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées ; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivet, qui battait comme une poitrine, d’une haleine lente et grosse d’homme endormi ; un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d’un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle, que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris. »
Pourfendeurs des « fromages qui puent », ne vous réjouissez pas trop vite. Les odeurs de fromage décrites par Zola soulignent en réalité la nature infecte des trois femmes, présentes dans la scène, et de leurs propos. Les commérages des trois mauvaises langues sont caricaturés et rapportés dans toute leur puanteur.
« Mesdames, messieurs, la seule notion de « normes minimales d’hygiène » a de quoi glacer le cœur de tout Français normalement constitué ! Je la trouve, quant à moi, terrifiante, comme tous ceux de mes compatriotes qui pensent que la vie ne vaut plus d’être vécue si l’on n’a plus le loisir de savourer les défis à l’hygiène que sont certains produits, créés avec amour par l’humanité – la France surtout – à partir de la planète de Dieu !
Dans une société irréprochable sur le plan bactériologique, qu’adviendra-t-il du Brie de Meaux, du crottin de Chavignol, ou du bleu d’Auvergne ? Dans un futur aseptisé, expérimental, génétiquement organisé, quelle place y aura-t-il pour l’archaïque fourme d’Ambert, le gruyère de Comté mal formé ou l’odorant Pont-l’Évêque ? L’obsession de l’homologation, de la catégorisation, de l’homogénéisation et de la pasteurisation viendra-t-elle émasculer les robustes roquefort, reblochon vacherin et même le sempiternel camembert ? Cela paraît peut-être stupide à dire, mais une part importante de la civilisation européenne réside dans le génie et le savoir-faire que se transmettent d’âge en âge les auteurs de ces illustres concoctions. » Cet éloge inattendu de nos « cheeses » fut prononcé, en 1992, par le Prince de Galles, futur Charles III roi d’Angleterre, à l’occasion du 75ème anniversaire de l’association France-Grande-Bretagne. Amazing !
Pont- l’Évêque et Livarot, fromages cousins ou à tout le moins voisins, portaient à l’origine le même nom d’angelots parfois même d’augelots, peut-être par confusion homophonique, ou par référence géographique au même terroir du Pays d’Auge, termes venant d’une pièce de monnaie qui servait de moyen d’échange, de rémunération et d’impôt. Avouez que « faire son beurre » avec des pont-l’évêque, ça avait plus de gueule que les bitcoins d’aujourd’hui !
Les deux fromages adoptèrent leur appellation actuelle lorsqu’ils apparurent sur les marchés des deux bourgs du département du Calvados distants d’une quarantaine de kilomètres.
En 1707, dans son Dictionnaire Universel Géographique et Historique, Thomas Corneille, le frère de l’illustre auteur du Cid (de Normandie ? pardonnez-moi, je ne peux m’en empêcher !) mentionnait : « PONT L’EVESQUE cette ville est renommée pour les bons fromages dont on débite un grand nombre tous les lundis dans son gros Marché » et « LIVAROT on y tient un gros Marché tous les Jeudis & l’on y vend d’excellents fromages nommez Livarots. »
C’est au cours du XIXème siècle avec l’arrivée du chemin de fer que ces fromages diffusèrent hors la province normande jusqu’aux fameuses Halles construites par Baltard où Zola situe sa fête breughelienne.
J’avoue ressentir une émotion particulière lorsqu’il m’est possible de me procurer ces fromages là même où ils ont été fabriqués. Le fromage dit fermier est produit et fabriqué à partir du lait de la même ferme, puis transformé en ce même lieu. Le fromage dit laitier comprend un champ de production plus large. Il est bon d’aller chez ces gens qui créent un fromage qui leur ressemble : accueillant, authentique et sincère. Chacun d’eux raconte une histoire, souvent passionnante et passionnée, presque une histoire d’amour ancrée dans un terroir qui finit mal parfois comme celle des hôtes de la ferme de la Moissonnière à Fervaques qui ont vu, un jour d’avril 2023, s’effondrer brutalement la salle de fabrication, avant de se résigner à fermer l’exploitation.
La fromagerie de la Houssaye fut fondée en 181O par, ça ne s’invente pas, un dénommé Michel Fromage qui était maréchal-ferrant. Deux siècles plus tard, l’exploitation s’est bien évidemment agrandie, modernisée, et quelque peu « industrialisée ». Associée désormais à la communauté « Fromagers de Tradition », elle revendique son attachement à la qualité de ses produits. Son lait collecté auprès de producteurs locaux est issu, si l’on en croit l’étiquette des boîtes, de vaches de race normande, nourries exclusivement à l’herbe et au foin.
Lors de ma dernière visite -au retour de chez mes amis de Bretagne qui avaient épuisé nos provisions, nous les avions bien aidés- la route unique qui monte à la fromagerie étant barrée pour cause de travaux, je dus effectuer un détour de plusieurs kilomètres qui me permit d’admirer les paysages typiques du Pays d’Auge avec notamment ses fermes aux murs de brique et pans de bois et ses prés à l’herbe grasse : une plaisante mise en condition avant de me procurer les précieux fromages du terroir. Il faut voir les clients quand ils sortent de la boutique, la mine réjouie de tenir dans leurs bras une pile de de livarots et de pont-l’évêque (sans s). Rançon du succès, il y avait pénurie de pont-l’évêque au lait cru, je dus me rabattre sur quelques spécimens au lait thermisé de bonne facture.
Á l’origine, les augelots étaient tous ronds. C’est au XVIIIème siècle, prenant le nom du bourg dont le marché en avait fait sa référence, que le pont-l’évêque devint carré pour se distinguer de son cousin de Livarot.
Des moines cisterciens du XIIème siècle seraient à l’origine du pont-l’évêque alors que le livarot est plutôt une histoire de femmes : tandis que les hommes travaillaient dans les champs, elles se chargeaient de la traite et se servaient du lait écrémé issu de la fabrication du beurre pour le transformer en fromage. Comme quoi, ecclésiastiques et gente féminine peuvent faire bon ménage sur des causes honorables !
Sans être fondamentalement intégriste, j’essaie de déjouer les tours de passe-passe du géant laitier Lactalis en partant à la découverte de fermes qui, courageusement et presque héroïquement, font de la résistance. C’est le cas de la ferme de la Mondière dans la campagne environnante du village d’Orbec … berceau de la fromagerie industrielle Lanquetot propriété de Lactalis désormais.
Un coup de fil et je conviens du jour et l’heure de ma venue. Á une vingtaine de kilomètres au sud de Lisieux, au cœur du Pays d’Auge, il me faut longer la rivière de l’Orbiquet, traverser la modeste commune au joli nom de Saint-Martin-de Bienfaite-la Cressonnière, allez savoir pourquoi mes papilles sont déjà en éveil.
La souriante et dynamique Lison m’attend sur le pas de la porte. Originaire de Touraine, titulaire d’un BTS et d’une licence professionnelle en valorisation de produit d’élevage, lorsqu’elle a rejoint la ferme familiale de son compagnon spécialisée dans la production de lait AOP destiné à la fromagerie Lanquetot, elle a décidé de garder une partie de ce lait pour se lancer dans sa transformation en fromages et en assurer la vente directe à la ferme et au marché de Bernay. Pari réussi, elle écoule aujourd’hui avec succès ses pont-l’évêque, livarots et même camemberts, tous AOP. En raison de la qualité maison de cette trinité, le bouche à oreille a rapidement fonctionné et même des médias nationaux se sont rendus à la ferme de la Mondière.
Le valeureux couple a investi dans des locaux fonctionnels : le laboratoire jouxte l’étable et la salle de traite. Le lait tiré du pis de la vache arrive directement par une canalisation à la fromagerie.
Sur les murs extérieurs, de grandes photographies en noir et blanc, prises par un membre de la famille, évoquent sans sectarisme quelques autres fleurons de la production fromagère française : reblochon, salers, époisses… Des tableaux didactiques expliquent les différentes opérations de la fabrication des trois stars régionales.
On peut compter presque sur les doigts d’une seule main les fermes qui s’attachent encore vaillamment à fabriquer des fromages normands au plus près de la tradition ancestrale.
Alors que je rédige ce billet, j’apprends la disparition du délicieux chroniqueur culinaire Jean-Luc Petitrenaud. Dans ses « cartes postales et escapades gourmandes », ses mots et sa nature enjouée nous faisaient immédiatement saliver. Raillant gentiment les citadins cyclistes et joggers qui s’époumonent le dimanche, il confiait que lorsqu’on est joyeux devant un pot-au-feu (et pourquoi pas devant les fromages d’une Normandie qu’il avait adoptée pour y vivre ?), on trouvait là un sens à l’existence qui faisait presque perdre du poids.
Dans ses Paysages et Portraits (1953), la romancière Colette écrivait : « Âpres, doux, apéritifs, riches de ferments, affinés en caves de France ou mûris au loin, aucun fromage ne chôme d’acheteurs. C’est l’amateur éclairé qui est rare. Friandes de fromages, les femmes s’en privent, depuis que la terrible névrose de la maigreur les gouverne. Une femme savait mieux choisir le fromage qu’un homme. Tâter la croûte, mesurer l’élasticité de la pâte, « deviner » un fromage ; c’est une affaire de radiesthésie. Étudier la manière dont un camembert, un reblochon, un maroilles font craquer leur croûte, dont le centre d’un pont-l’évêque fait le coussin ou la cuvette, juger qu’un munster distille une perle trop liquide qui promet l’âcreté prématurée, le mordant plutôt que le suave, autant de soins qui se perdent. Si j’avais un fils à marier, je lui dirais : « Méfie-toi de la jeune fille qui n’aime ni le vin, ni la truffe, ni le fromage, ni la musique ». »
Retrouver Gustave Flaubert sur une étiquette de pont-l’évêque n’est pas si surprenant, ses aïeux ayant vécu dans une ferme au cœur du Pays d’Auge. L’écrivain évoqua ses souvenirs d’enfance en cet endroit dans Un cœur simple, le premier de ses Trois Contes.
Amusante mais sans doute abusive est la représentation de la fable de La Fontaine avec Maître Corbeau tenant en son bec un pont-l’évêque.
Le fabuliste étant originaire de Château-Thierry et ayant effectué plusieurs séjours au château de Vaux-le-Vicomte auprès de son grand ami Nicolas Fouquet, surintendant des finances de Louis XIV, il est plus plausible que le fromage convoité par Maître Renard par l’odeur alléché, fût un Brie… de Melun, Meaux ou Nangis ? ne m’en demandez pas trop !
Voilà une question qui pourrait faire objet de débat à l’occasion d’une des soirées autour de la littérature, les vins et les fromages qu’organise le Pavé, non pas d’Auge, mais du Canal, une excellente librairie indépendante** proche de chez moi, avec la complicité d’un caviste et de la fromagerie voisine des P’tites Souris. Est-ce une manifestation du wokisme, dans mon enfance, c’était ma grand-mère qui piégeait avec un morceau de fromage les petites rongeuses s’aventurant dans ses placards !
Comme tout bon fromage qui se respecte, le pont-l’évêque et le livarot ont longtemps suscité la curiosité des tyrosémiophiles à savoir les collectionneurs d’étiquettes de fromage. L’importance de l’emballage n’est pas anodine pour inciter les consommateurs à acheter. On retrouvait sur les boîtes toute une imagerie d’Épinal … du Pays d’Auge, destinée à les séduire : des ecclésiastiques ou des aïeux aux joues rubicondes, des crémières avenantes, des vaches normandes paissant à l’ombre de pommiers en fleurs. Certaines étaient éducatives faisant allusion à l’histoire de la Normandie, Guillaume le Conquérant, la tapisserie de Bayeux, le D.Day du 6 juin 1944.
Aujourd’hui, les étiquettes sont souvent moins glamour. On parle de packaging formaté dans un souci de marketing, informant principalement sur le produit : mention de la fromagerie et de l’Appellation d’Origine Protégée, lait cru, thermisé ou pasteurisé, vaches majoritairement ou entièrement de race normande, nature de leur nourriture, pourcentage de matières grasses, poids, date de péremption, conseils de conservation, récompenses éventuelles dans des salons agricoles.
Voilà enfin mes fromages augerons rendus à mon domicile, il s’agit de leur trouver une place où l’on pourra supporter leur caractère !
Je ne peux m’empêcher, à cet instant, de vous livrer « l’histoire véridique et lamentable d’un fromage homicide » racontée en vers par un certain Alfred Bouchard (1836-1902) :
« La scène eut lieu dans le pays Normand,
Ce paradis du cidre et du fromage ;
Est-ce à Falaise ? à Bayeux ? à Grandcamp ?
Cherchez, je n’en dirai pas davantage.
Je suis bavard, mais avant tout discret,
Et prise peu ces raconteurs frivoles
Qui vont partout, sous le sceau du secret,
Semer au vent d’imprudentes paroles.
Donc au pays que je ne veux nommer
Se trouvait femme encor jeune et gentille,
Ayant à point tout pour se faire aimer :
Teint frais, œil vif, pied mignon qui frétille ;
De vrais cheveux, corsage bien rempli,
Non pas au moins par ces appas énormes
Qui du corset forçant chaque repli
N’offrent aux yeux que deux masses difformes.
— Piste ! J’entends, monsieur le dégoûté ;
Vous vous plaignez de la bonne mesure !
— Moi ? pas du tout ; je dépeins la beauté :
Un phénomène est peu dans la nature. —
La dame en plus possédait un mari,
Petit, ventru, frisant la cinquantaine,
Fort au piquet, — c’est son jeu favori. —
Souvent parti pour la ville prochaine
Où l’appelait la foire ou le marché,
Peut-être bien quelque partie à faire :
Car l’homme aussi court après le péché,
La femme alors demeurait solitaire
Pas tout-à-fait, puisqu’un clerc amateur
Qui griffonnait dans l’étude voisine
Avait trouvé le chemin de son cœur.
Sans plus parler le reste se devine.
Or, un beau jour, pour mieux dire un beau soir,
L’amant causait aux genoux de sa belle.
Pour bien causer a-t-on besoin d’y voir ?
On avait donc oublié la chandelle,
Et de plus près l’on causait, mais si bas,
Si bas, si bas, que là plus une mouche
N’eût rien perçu ; ce n’était pas le cas,
Puisque les mots étaient pris sur la bouche
Et plutôt bus qu’ils n’étaient écoutés.
— Parler muet mais non pas langue morte :
Sans les entendre on en sent les beautés. —
En plein propos on ferraille à la porte…
— Ciel ! mon mari ! — Ça coupe le discours,
Mais là, tout net ! — Que le diable l’emporte !
Pensa le clerc ; il y va de mes jours !
— Où me cacher ? — Mais là, dans cette armoire
Qui sert d’office et de garde-manger ;
Une heure ou deux n’est pas la mer à boire !
Ne souffle pas ! Garde-toi de bouger !
Sans murmurer l’amant heureux et sage
Dans le placard se blottit prestement,
Le nez placé sur un affreux fromage
De Livarot qui puait noblement.
Vous qui riez, en pareille aventure
Que feriez-vous? Je suis bien convaincu
Que vous feriez une triste figure.
Je sais bien qu’on rit d’un mari… cocu,
Mais c’est de loin et non quand il vous pince,
Car, ne fùt-il qu’un chétif avorton
Et fussiez-vous officier, noble ou prince,
Brave entre tous, vous baissez pavillon.
— C’est, dites-vous, pour sauver la complice
Et son honneur ? Je n’en crois pas un mot :
C’est qu’un mari peut se faire justice
Et sur le fait vous tuer comme un sot !
On porte peu d’armes pour se défendre
Quand on se rend à pareils rendez-vous :
Il vaut bien mieux ne pas s’y laisser prendre.
La femme donc saute au cou de l’époux…
— Bonjour, gros chat ! — Bonjour, ma chère amie !…
Comme il fait noir ; cherche un peu le briquet :
J’aime à te voir au clair de la bougie,
Et nous allons faire un cent de piquet ?
— Très-volontiers…… Voici de la lumière ;
Prends le fauteuil, j’arrange le tapis. ….
On bat la carte ; on joue une heure entière,
Peut-être deux, comme de bons amis,
Puis le mari dit bonsoir à sa femme,
L’embrasse et sort. — Vite on court au placard.
—Il est parti ! ne crains rien, ma chère âme !
Sors, mon amour ! … Mais il était trop tard !
Le Livarot, sans y mettre malice,
Á ses parfums donnant un libre essor,
Avait si fort empoisonné l’office …
Que l’amoureux prisonnier était mort !…
De cette histoire, enseignement suprême,
Un fait surgit, moral et positif :
Ayez toujours du fromage à la crème
Quand vous donnez quelques coups de canif. »
« Le plus fort, c’est qu’il est doux », vantait à juste titre une réclame du Pont-l’Evêque dans les années 1960. Vous savez donc mesdames lequel du Pont-l’Évêque ou du Livarot choisir si vous deviez être confrontées à cette situation vaudevillesque !
Le jour est venu où ces deux seigneurs de la production fromagère normande se présentent sur la table, bruts de décoffrage, dans leur éclatante nudité. Les papilles sont en alerte.
Je suis tenté de caresser du bout de mes doigts leur croûte ridée par les claies d’affinage. Celle du pont-l’évêque varie entre le blanc ivoire et le jaune paille, parfois tirant même sur le rosé, on dit alors que le fromage « livarote ». La croûte du livarot, plus poisseuse, possède une couleur orangée provenant de son lavage avec une eau colorée au rocou, une graine de fruit tropical aux pigments rouges utilisée autrefois par les tribus de la forêt amazonienne brésilienne pour se protéger du soleil.
Les laîches, ces bandelettes qui cerclent le livarot, ne sont plus aujourd’hui que décoration. Elles empêchaient autrefois l’affaissement du fromage qui possédait moins de matière grasse.
Passé ce moment de recueillement devant ces œuvres d’art lactique, vient l’instant fatidique de planter la pointe du couteau.
Je m’entête parfois à suivre les petits carrés pour entamer le pont-l’évêque alors que la règle de l’art serait de le découper en diagonale.
Vous aurez deviné sans doute que je me sers d’emblée une part des deux fromages.
La mise en bouche procure un plaisir indescriptible. C’est le petit Jésus en blaude et coëffe (blouse et coiffe en patois normand) ! En possédant déjà la tonsure, j’affiche possiblement la même mine réjouie des frères capucins que l’on retrouvait autrefois sur les boîtes.
Honneur pour la première bouchée, privilège de l’âge, au doyen le pont-l’évêque, mais surtout parce qu’il est plus doux. Sa pâte onctueuse développe des arômes de lait chaud et de noisette.
Déjà en 1622, le poète normand Hélie Le Cordier consacrait quelques vers au pont-l’évêque : « Tout le monde également l’aime car il est fait avec tant d’art que, jeune ou vieux, il n’est que crème. »
Le livarot, plus puissant, révèle des senteurs d’étable et de charcuterie fumée (andouille de Vire ?). Si je ne suis pas trop gourmand, chaque jour qui passe apporte des saveurs plus prononcées.
Ma fibre régionaliste me pousse à accompagner ces deux fromages avec un cidre augeron du coin de Cambremer (Marcel Proust donna ce nom à des personnages d’Á la recherche du temps perdu) ou un poiré de Domfront. Á défaut, le côte-de-brouilly qu’on me livre est dépaysant.
Pour le fun, parfois avec, je croque un quartier de pomme ou des cerneaux de noix.
Il m’arrive d’associer à ce duo normand, un Pavé d’Auge. Moins prestigieux, peut-être parce qu’il ne jouit pas de l’appellation d’origine contrôlée, ce cousin, néanmoins bien goûteux, mérite notre considération. Sa grosseur lui vaut parfois le surnom de « double pont-l’évêque ». On dit parfois qu’à l’origine, il est né d’une maladresse ou d’une erreur de manipulation au moment de sa fabrication.
J’ignore si vous aurez adhéré à mon long billet à la gloire de ces fleurons lactiques du Pays d’Auge. Pour finir de vous convaincre, je prends comme avocat l’acteur et humoriste François Morel qui passa son enfance à Saint-Georges-des Groseillers, un petit village de l’Orne.
Il y a quelques années, dans une de ses chroniques sur France-Inter, il ironisa sur une étude de chercheurs américains de l’université du Michigan qui comparait la consommation de fromages à une addiction semblable à celle liée aux drogues, à l’alcool et au tabac :
« Oui, le camembert, le pont-l’évêque, le livarot sont les autres noms donnés à l’héroïne, à la morphine, à la cocaïne. L’addiction à ces fromages ressemble à celle des drogues dures. Le fromage à cause de la caséine protéine a un effet sur l’organisme comparable à celui des opiacées …
Je ne pouvais rester muet, moi qui suis né pas si loin de ce triangle menaçant, dont les extrémités ont des noms qui font peur, pont-l’évêque, livarot, camembert, moi qui ai ouvert l’œil tout près de cette véritable plaque tournante de la pâte molle. Moi qui suis apparu si proche de ces cartels du produit lacté, voisin de ces petits revendeurs qui font leur beurre sur la matière grasse, trafiquants et dealers en tous genres qui sur la place du marché le samedi matin, au velours côtelé sous leur casquette débonnaire font leur sombre commerce, je ne pouvais m’empêcher de dire ma colère et mon dépit.
Ah tout d’un coup on comprend mieux l’excentricité des œuvres des grands Normands quand on découvre, hagard, déçu, désappointé qu’ils étaient sous l’influence de ces narcotiques dangereux, de ces hallucinogènes sous appellations d’origines contrôlées. Sans camembert et sans pont-l’évêque, sans livarot et sans neufchâtel, aurait-on seulement jamais entendu parler des travaux d’Alphonse Allais, d’Erik Satie ou d’André Breton ? Connaîtrions-nous aujourd’hui les inventions délirantes, extravagantes, hallucinées d’Olivier Saladin, de Valérie Lemercier, de Gérard Larcher ? Moi-même ne suis-je pas sans le savoir qu’un toxicomane qui ne réussit à rendre ma copie hebdomadaire que sous l’emprise de l’affinage et du caillé ?
Pourquoi commence-t-on à prendre un jour une part de fromage ? Pour faire comme les autres, pour s’amuser, pour se détendre, pour faire une expérience, pour améliorer ses performances professionnelles, sexuelles. Parce qu’on est timide, parce qu’on est mal dans sa peau, on avale une part de livarot, parce qu’on désespère on ingère du camembert. »
Pour conclure sa chronique, François Morel pastichait le dialogue de Michel Audiard dans une séquence culte du film d’Henri Verneuil tourné à Villerville, petit village côtier du Calvados :
« Suzanne Flon dans Un singe en hiver tente comme elle peut de remonter le moral de son mari : « -Parce que tu sais si ça te manquait vraiment, si tu y pensais trop, tu pourrais, je ne sais pas moi, reprendre un peu de fromage au repas, une demi-part de pont-l’évêque.
-Une demi-part, réplique Gabin suprêmement inconsolable. Une demi-part. Dis-toi bien si quelque chose devait me manquer, ce serait plus le fromage, ce serait l’ivresse du pont-l’évêque. » »
Ce savoureux plaidoyer en faveur des fromages normands valut à l’artiste d’être récompensé du prix A.O.C. (Ambassadeur Ovationné à Cambremer). Comme quoi, lorsque le fromage est naturel, il devient culturel.
*http://encreviolette.unblog.fr/2010/06/01/au-village-de-camembert-un-amour-de-trou-normand/
** http://encreviolette.unblog.fr/2024/09/27/rhapsodie/
***http://encreviolette.unblog.fr/2012/02/11/les-dangers-du-fromage-avec-la-compagnie-opus/
