Escale sur la Côte d’Albâtre : Le Tréport
C’est devenu presque une tradition : lorsque je me rends, aux alentours de la Toussaint et des Rameaux, sur la tombe de ma grand-mère picarde, ma merveilleuse mémé Léontine*, je fais souvent escale quelques heures au Tréport. De son vivant, depuis sa ferme, avec mon frère en scooter ou mon cousin à vélo (eux aussi ne sont plus de ce monde), nous partions parfois, au cours de l’été, nous allonger quelques heures sur les galets de la Côte dite d’Albâtre, ce matériau dont la blancheur inspira, à la fin du XIXème siècle, le nom du littoral ourlé de falaises crayeuses.
Pour pasticher Serge Reggiani qui a donné son nom à l’espace culturel de la cité balnéaire, comme « Venise n’est pas en Italie », Le Tréport n’est pas en Picardie ! En effet, en l’an 911, le traité de Saint-Clair-sur-Epte (aux clauses pas toujours précises) entre le roi des Francs Charles III le Simple et Rollon, le chef des Vikings, fixa comme frontière septentrionale de la Normandie, la Bresle petit fleuve côtier se jetant dans la mer au Tréport.
Robert, baron anglo-normand, comte d’Eu (ville-sœur du Tréport) et seigneur d’Hastings, fonda vers 1036 l’abbaye Saint-Michel du Tréport, pendant de celle du Mont-Saint-Michel, pour mettre sous la protection de l’archange Michel prince des armées célestes, la Normandie « de Bresle en Couesnon », cet autre modeste fleuve côtier dont les sinuosités hésitantes énervent tant les Bretons.
Comme dans « la visite du château », le sketch hilarant de Victorine alias Jacques Dufilho, l’abbaye Saint-Michel connut bien des destructions durant la guerre de Cent ans puis les guerres de religion, avant d’être confrontée à la réforme des moines de la congrégation de Saint-Maur, puis vendue comme bien national à la Révolution. Il n’en reste aujourd’hui que quelques pans de mur, non loin de l’église Saint-Jacques le Majeur qui surplombe le port et la ville comme « un grand vaisseau résistant à l’assaut des tempêtes ».
Plus sérieusement, si je devais prendre un guide, plutôt que la sympathique Victorine, je choisirais Victor Hugo qui, à l’occasion de ses Voyages, résida, au moins à deux reprises, une plaque en témoigne, dans un ancien relais de poste La ville de Calais, aujourd’hui hôtel de Calais, en bonne compagnie de sa « fidèle » maîtresse Juliette Drouet.
Le 6 août 1835, il y écrivit une lettre à son grand ami Louis Boulanger qui, outre son célèbre Balzac en tenue de moine, peignit plusieurs portraits de Léopoldine, la chère fille de Victor, dont la dramatique noyade en Seine inspira le célèbre poème Demain dès l’aube … :
« Je suis au bord de la mer, Louis, et c’est une grande chose qui me fait toujours penser à vous. D’ailleurs, vous savez bien que nous sommes deux frères.
Je voudrais que vous fussiez ici, d’abord parce que vous seriez près de moi, ensuite parce que vous seriez près de la mer. Nous autres, nous avons quelque chose de sympathique avec la mer. Cela remue en nous des abîmes de poésie. En se promenant sur une falaise, on sent qu’il y a des océans sous le crâne comme sous le ciel.
Je suis arrivé hier soir. En arrivant, j’ai visité l’église, qui est comme sur le toit du village. On y monte par un escalier. Rien de plus charmant que cette église qui se dresse pour se faire voir de loin aux matelots en mer et pour leur dire : je suis là. J’aime bien un matelot dans une église (il y en avait un dans l’église du Tréport). On sent que ces hommes, sur qui pèse toujours la mer, viennent chercher là le seul contrepoids possible. De tristes choses au bord de l’océan qu’une charte et une chambre des députés !... »
En guise de promenade digestive (j’y reviendrai), il est possible d’accéder à l’église Saint-Jacques perchée par un escalier de 73 marches un peu rudes (pour moi), avec une vue imprenable sur le quai et le port.
On dit que l’édifice s’effondra en 1362, fragilisé par des travaux de détournement du lit de la Bresle, pour étendre le port, commandés par le comte d’Eu au début du XIème siècle. Comme quoi, vers l’an mil, on pouvait déjà être coupable de conneries environnementales !
Reconstruit, le monument fut cette fois la cible des Anglais et des Huguenots qui le rasèrent, avant de connaître son architecture définitive dans la seconde moitié du XVIème siècle.
Le soleil parcimonieux met en valeur les murs extérieurs et leur aspect en damier conféré par l’assemblage de la pierre de Caen blanche et de silex noir.
Les coquilles et les cordons de pèlerins sculptés sur le portail témoignent de la halte effectuée au Moyen-Âge par les « jacquets » en chemin depuis l’Angleterre pour rejoindre Saint-Jacques de Compostelle. Les paroissiens accédaient autrefois à l’église par un porche situé sur la face nord d’où l’on a une belle échappée vers le port de plaisance.
Au sommet d’un pignon, un singe en pierre tire la langue en direction des voisins de la ville d’Eu … pas si sœur que cela, selon une légende de la fin du XVIIIème siècle, époque à laquelle les Tréportais auraient acquis leur indépendance. Il s’agit d’une copie, la sculpture originale étant conservée au musée local.
L’intérieur de l’église ne possède pas de transept et s’organise en trois « vaisseaux ». Une Vierge à l’enfant, émouvante de simplicité, nous accueille.
Á la différence de Victor, il n’y avait pas de matelot présent au moment de ma visite, sinon quelques marins remarquables sur une embarcation de fortune dans un tableau suspendu dans la nef.
Œuvre du peintre Albert Aublet, en 1877, il représente Jésus apaisant la tempête alors qu’il pêchait avec ses disciples sur le lac de Tibériade. Évoqué dans les trois évangiles selon Matthieu, Marc et Luc, cet épisode symbolise la paix que Jésus peut apporter à une humanité prise dans les flots tumultueux de la vie. Vrai ou faux, les visages des disciples seraient ceux de marins du Tréport.
On évalue mal les dimensions du tableau placé en hauteur, environ 5 mètres sur 4. Il a fait l’objet d’une récente restauration : cadre à l’or fin et teintes ravivées.
Pour la pêche miraculeuse rapportée dans le Nouveau Testament, on devra aller voir du côté de la poissonnerie municipale, mais plutôt que blasphémer même avec humour, tant qu’on a le nez en l’air, il faut admirer d’étonnantes clés de voûte pendantes, une joaillerie architecturale du XVIème siècle.
Autre exemple de la dévotion des marins locaux et probablement surtout de leurs épouses, un imposant Christ en croix est protégé par un filet de pêche.
En juin 1940, le maire de l’époque demanda l’intercession d’une illustre religieuse normande, Sainte Thérèse de Lisieux, pour la paix en ceignant sa statue de son écharpe tricolore.
En mars 2022, par ce geste symbolique renouvelé, les paroissiens sollicitèrent à nouveau la sainte pour qu’elle fasse cesser la guerre en Ukraine.
Est-ce parce que l’ancienne abbaye Saint-Michel accueillit à ses débuts des moines bénédictins de l’abbaye Sainte-Catherine du Mont (aujourd’hui détruite, elle se trouvait au sommet de la Côte dite Sainte-Catherine surplombant Rouen, et Robert le comte d’Eu était un de ses bienfaiteurs), on peut contempler ici une élégante sculpture de Sainte Catherine d’Alexandrie.
Dans sa Passion, elle aurait dit : « Je suis la descendante de l’illustre roi Costos. J’ai étudié les langues, exploré toute la science des philosophes et des poètes. Mais j’ai compris, ce ne sont que vanités ! Alors j’ai suivi mon Seigneur Jésus-Christ. Je n’épouserai que mon Dieu ! »
L’existence et donc la légende de Catherine sortent un peu de nulle part. Elle serait née en 290 à Alexandrie, en Égypte. Jolie et savante, elle aurait voulu convertir l’empereur Maxence (représenté à ses pieds sur la statue). Celui-ci demanda alors à cinquante philosophes de débattre avec elle pour lui démontrer l’inanité de la foi et du christianisme. Vainement ! Maxence, outré en plus qu’elle rejetât l’idée de devenir impératrice, la fit écarteler sur une roue (également présente sur la sculpture) hérissée de pointes et de scies qui, ô miracle, se brisèrent. L’empereur, pour parvenir à son funeste projet, ordonna alors la décapitation de la future sainte martyre.
Sainte Catherine serait aussi l’une des voix qu’aurait entendues Jeanne d’Arc.
Depuis le Moyen-Âge, Sainte Catherine, fêtée le 25 novembre, est la patronne des jeunes filles de plus de 25 ans n’étant pas encore mariées. Cette tradition de « coiffer catherinettes » est tombée largement en désuétude.
Finalement, ce qui apparaît le plus plausible, c’est le dicton bien connu des jardiniers et horticulteurs : « Á la Sainte Catherine, tout bois prend racine ». Je fus confronté à cette coutume lorsqu’au temps où je présidais le conseil de ma copropriété, ayant émis l’idée de planter un arbre en hommage à un ami qui s’était beaucoup investi pour le bien-vivre des résidents, le pépiniériste responsable des espaces verts calma mon impatience en conseillant d’attendre la fin novembre.
Dans ma déambulation, je me suis attardé encore devant un superbe chemin de croix en terre de Sienne, ainsi que, dans la chapelle de la Sainte Vierge, un bas-relief du XVIème siècle représentant une Pietà. Marie, éplorée portant sur ses genoux le corps sans vie de son fils Jésus, est entourée notamment de l’apôtre Saint Jean l’Évangéliste, Marie-Madeleine et sans doute Nicodème et Joseph d’Arimathie.
Lors de ma visite, la plupart des vitraux avaient été déposés pour restauration. L’un d’eux représentant un grognard de l’armée napoléonienne fut offert par un marin du Tréport qui aurait accompagné l’empereur à l’île d’Elbe. En 1840, quatre marins Tréportais auraient escorté les cendres de Napoléon de retour de Sainte-Hélène, à bord de la frégate La Belle-Poule.
Sur la place de l’église, indépendant de celle-ci, se trouve l’ancien presbytère, une belle maison à encorbellement datant du XVIIème siècle. Comme pour l’église, la façade présente le même aspect de damier.
Á l’angle du pignon à degrés, à la base du toit, on devine en gargouille un « manneken pis » antérieur à celui de Bruxelles, mais qui ne possède pas, heureusement, la même incontinence urinaire. Je divague, je pense à Brel qu’on surnommait l’abbé au début de sa carrière : « Dans le port du Tréport/Il y a des marins qui pissent comme je pleure/Sur les femmes infidèles » … !
Je redescends par l’ancienne rue de la Boucherie qui fut rebaptisée, en 1868, rue Vincheneux, du nom de l’abbé de la paroisse qui avait cédé des terrains à la ville pour construire une école de garçons. Au Moyen-Âge, les corporations se regroupaient par rue ou quartier auxquels ils donnaient leur nom de métier. Au temps de ma visite, le dernier boucher de la rue semblait baisser le rideau de son commerce définitivement.
Au bout de la rue, on tombe sur une placette au centre de laquelle se dresse la Croix de Grès. La Croix, datée du XVIIème siècle, fut érigée à l’origine plus bas au lieu-dit du Musoir. Elle servit d’ex-voto après l’épidémie de peste survenue en 1618. Haute de 3,60 mètres, son fût octogonal est parsemé d’étoiles, de fleurs de lys et de lettres L (pour Louis XIII). La croix porte le Christ sur une face et une Vierge à l’enfant de l’autre côté.
Je devrais peut-être employer l’imparfait car elle a été vandalisée, la nuit du 15 août dernier, par quelques énergumènes qui avaient peut-être fêté immodérément l’Assomption.
Beaucoup de vieux Tréportais se sont émus de voir la croix gésir au sol. Elle avait déjà connu pareil désagrément, « aux environs des belles années 1910 lorsque le monde découvrait l’automobile » !
Plutôt que retomber directement sur le port, il est bon de flâner dans les vieux quartiers de la ville basse, et notamment rue de l’Anguainerie, l’une des plus anciennes de la ville. Une porte voûtée datant de 1563 témoigne de l’enceinte de la ville à l’époque, construite par le comte d’Eu, François Ier de Clèves, pour se défendre des envahisseurs Anglais. Imagine-t-on qu’il y a cinq siècles, la mer venait s’y fracasser.
Adossé à la porte, en lieu et place de l’ancien hôtel de ville et de l’ancienne prison, se trouve un petit musée d’histoire locale. Je ne l’ai jamais visité, par contre, immédiatement à l’extérieur, sur un mur de soutènement de maisons démolies, on peut admirer des fresques gigantesques qui racontent en 4 tableaux l’histoire du Tréport. Elles sont l’œuvre de l’artiste Paule-Adeline Vieillescazes que l’on surnomme parfois « reine du château … d’eau » : juchée sur une nacelle, elle en a embelli plus de deux cents à travers la France.
Un marin, qu’on dirait sortir d’une toile flamande, semble nous accueillir pour nous conter Le Tréport d’antan, au temps où le funiculaire emmenait au sommet de la falaise les clients fortunés de l’hôtel Trianon construit au tout début du vingtième siècle.
Une autre fresque évoque les activités liées à la mer, les pêcheurs bien entendu, notamment de crevettes, un ramendeur reprisant un filet, et aussi des ramasseurs de galets, une activité pénible aujourd’hui disparue : certains silex entraient dans la composition de céramiques, de cosmétiques, le galet noir servait à la fabrication de la porcelaine anglaise de Wedgwood, certains galets par leur apport en silice étaient utilisés dans les verreries notamment en vallée de la Bresle ou servaient de matériau dans la construction des anciennes maisons de pêcheurs.
Pour préserver le littoral menacé, le ramassage des galets est interdit depuis 1975.
La quatrième fresque illustre l’engouement des bains de mer au tournant des XIXème et XXème siècles. Certaines vieilles affiches de la société des Chemins de fer du Nord, vantant la station à 3 heures de Paris, expriment aujourd’hui une émouvante désuétude.
Pour appréhender la vie d’antan, il faut se faufiler dans les ruelles étroites de la ville basse. Le quartier des Cordiers tient son nom des « cordiers cordants », des pêcheurs modestes qui, faute de filets, pêchaient à l’aide de longues cordes garnies d’hameçons. Il y a deux siècles, le quartier fut bâti au pied de la falaise morte, sur l’estran de galets.
Le long des rues parallèles à la mer, s’alignent des maisons de briques hautes et étroites, souvent coquettes. Lorsqu’au XIXème siècle, Le Tréport devint la plage chic de la bourgeoisie parisienne, apparut une architecture nouvelle, plus élégante, avec en particulier, les bow windows, ces balcons vitrés en saillie ou en arc.
L’office de tourisme propose un jeu de piste à propos des carreaux de céramique, s’inspirant de la nature ou de la vie familiale, qui ornent certaines façades. En observant des cartes postales anciennes, on peut regretter la disparition des grandes villas du bord de mer au moment de la Seconde Guerre mondiale, remplacées aujourd’hui par une barre bétonnée d’immeubles, notamment le long de l’esplanade Louis Aragon. Pourquoi l’architecture moderne se complait-elle souvent dans le laid ?
Mes haltes au Tréport sont scandées par deux moments incontournables.
Le premier est le repas de midi, plus rarement le soir car il faut rentrer ensuite en région parisienne toujours à trois heures comme s’enorgueillissaient les affiches.
En relisant la lettre que Victor Hugo envoie à sa femme Adèle, lors de son séjour en 1837, je trouve qu’il pousse un peu : « Moi j’avais mal déjeuné par parenthèse. Comme c’était un port de mer, j’avais mangé du beefsteack bien entendu, mais du beefsteack remarquablement dur. À la table d’hôte, où les plaisanteries sont rarement neuves, on le comparait à des semelles de bottes. J’en avais mangé deux tranches, et pour cela j’étais fort envié à la table d’hôte, l’un enviait mon appétit, l’autre mes dents. J’étais donc comme un homme qui a mangé à son déjeuner une paire de souliers. »
Né sous le signe du Poissons comme l’écrivain, le même jour qui plus est, il ne me viendrait jamais à l’idée de manger au Tréport autre chose que des produits de la mer, souvent une assiette de fruits de mer et une raie au cidre, ou à la saison, des coquilles Saint-Jacques trésors des côtes normandes.
C’est un spectacle d’assister sur le quai François 1er (il s’agit, non pas du vainqueur de la bataille de Marignan, mais de François 1er de Clèves comte d’Eu), au retour des bateaux débarquant leur impressionnante cargaison (plusieurs centaines de kilos) de coquilles.
Avant de reprendre la route, c’est un autre rituel de me rendre à la poissonnerie municipale pour le plaisir des yeux et du ventre. Á moins d’être capable d’écrire un roman sur les travailleurs de la mer, je ne peux pardonner à personne d’envisager ici une nourriture carnée.
Je privilégie naturellement des poissons locaux pêchés au large de la côte : maquereau, bar, hareng ainsi que les poissons plats, sole, turbot, barbue, limande, carrelet.
Ma compagne, qui n’est pas fan de cette espèce, a échappé à la fête de la harengade qui se déroulait le week-end après notre récent passage. Fumé et salé, le hareng devient saur, kipper, bouffi et même, populairement, « gendarme » parce que rigide comme un membre de la maréchaussée au garde-à-vous.
En langage argotique, le hareng signifie un proxénète, en somme un maquereau ! Au plat pays de Brel, sont attendus fiévreusement, chaque année, les maatjes ou « hollandais nouveaux », des jeunes harengs capturés avant la saison du frai, n’ayant donc encore produit ni laitance, ni œufs. Presque crus, accompagnés d’un bol de salicorne, je ne vous dis pas …
Peut-être en raison de son prix modique, le hareng saur avec des pommes de terre en robe des champs était invité fréquemment à la table familiale.
Á sa vue sur l’étal, me revient immanquablement un autre souvenir d’enfance : pour ma génération, le comédien Jean-Marc Tennberg fut, au milieu des années 1950, le premier artiste à faire entrer la poésie sur l’unique chaîne de télévision, en noir et blanc, immédiatement après le journal du soir. Inconcevable aujourd’hui ! Et donc, mon poème préféré était le fameux Hareng saur de Charles Cros, celui-là même qui donna son nom à une académie du disque récompensant les meilleurs artistes de music-hall.
« Il était un grand mur blanc – nu, nu, nu,
Contre le mur une échelle – haute, haute, haute,
Et, par terre, un hareng saur – sec, sec, sec.
Il vient, tenant dans ses mains – sales, sales, sales,
Un marteau lourd, un grand clou – pointu, pointu, pointu,
Un peloton de ficelle – gros, gros, gros.
Alors il monte à l’échelle – haute, haute, haute,
Et plante le clou pointu – toc, toc, toc,
Tout en haut du grand mur blanc – nu, nu, nu.
Il laisse aller le marteau – qui tombe, qui tombe, qui tombe,
Attache au clou la ficelle – longue, longue, longue,
Et, au bout, le hareng saur – sec, sec, sec.
Il redescend de l’échelle – haute, haute, haute,
L’emporte avec le marteau – lourd, lourd, lourd,
Et puis, il s’en va ailleurs – loin, loin, loin.
Et, depuis, le hareng saur – sec, sec, sec,
Au bout de cette ficelle – longue, longue, longue,
Très lentement se balance – toujours, toujours, toujours… »
Bien évidemment, je fus un de ces milliers d’écoliers français qui furent convoqués au tableau pour réciter le mieux possible « cette histoire simple, simple, simple » écrite « pour mettre en fureur les gens graves, graves, graves/et amuser les enfants petits, petits, petits ».
Et le maître de conseiller : « Qu’on sente le mur droit, rompez la monotonie, allongez le son au troisième nu, cela agrandit le mur ! »
Lors de ma dernière visite, j’ai acheté des maquereaux, 8 euros les deux kilos c’était une aubaine, une grosse poignée de crevettes grises, avec un muscadet sur lie cela fit un excellent apéritif, ainsi que des moules de pleine mer charnues et goûteuses.
En prenant maintenant un grand bol d’air venant du large, comment ne pas penser au sort des pêcheurs tréportais. Déjà inquiets après le Brexit qui ne leur permet plus d’approcher des côtes anglaises, ils sont désormais en colère avec la construction d’une soixantaine d’éoliennes offshore, plus hautes que la tour Montparnasse parisienne, à quinze kilomètres de leur côte.
Je n’imaginais pas que parmi les multiples arguments qu’ils avancent pour combattre ce projet, malheureusement en cours de réalisation, on relève la présence dans la zone d’engins explosifs datant de la dernière guerre mondiale et aussi l’accroissement des tentatives de traversées de migrants depuis les nombreuses opérations menées, plus au nord, du côté de la « jungle » de Calais.
On est en droit d’être circonspect devant la « raison impérative d’intérêt public majeur » prononcée par le conseil d’état pour justifier ce projet dangereux pour l’économie et le patrimoine du secteur.
Arpenter les deux estacades constitue la promenade favorite des autochtones et des touristes. Identifiées géographiquement est et ouest, construites en 1885, elles possédaient à l’origine une fonction portuaire de brise-lames, de chemin de halage pour tirer les bateaux à voile avec une corde, et de débarcadère. Pour la sécurité des promeneurs, l’accès à l’estacade Est était interdit depuis 2001. Heurtée par un cargo russe en 2015, elle faillit même disparaître. Après travaux, elle a été rouverte au début de cet été.
Il faut bien enfoncer sa casquette car plus on avance vers le phare, but ultime de la jetée, plus on ressent le vent du large qui cingle sur les joues. Même si le spectacle est de toute beauté, une extrême prudence est vivement recommandée à l’époque des grandes marées, au moment des équinoxes.
Victor Hugo décrivant à Adèle : « La mer, indigo sous le ciel bleu, poussait dans le golfe ses immenses demi-cercles ourlés d’écume. Chaque lame se dépliait à son tour et s’étendait à plat sur la grève comme une étoffe sous la main d’un marchand. Deux ou trois chasse-marées sortaient gaîment du port. Pas un nuage au ciel. Un soleil éclatant… »
Le même Victor Hugo à son ami Louis Boulanger : « J’ai senti que l’art restait grand ! Voyez-vous, il n’y a que cela, Dieu qui se reflète dans la nature, la nature qui se reflète dans l’art.
À la nuit tombante, je suis allé me promener au bord de la mer. La lune se levait ; la marée montait ; des chasse-marées et des bateaux pêcheurs sortaient l’un après l’autre en ondulant de l’étroit goulot du Tréport. Une grande brume grise couvrait le fond de la mer où les voiles s’enfonçaient en se simplifiant. À mes pieds l’océan avançait pas à pas. Les lames venaient se poser les unes sur les autres comme les ardoises d’un toit qu’on bâtit. Il faisait assez grand vent ; tout l’horizon était rempli d’un vaste tremblement de flaques vertes ; sur tout cela un râle affreux et un aspect sombre, et les larges mousselines de l’écume se déchirant aux cailloux ; c’était vraiment beau et monstrueux. La mer était désespérée ; la lune était sinistre. Il y avait quelque chose d’étrange à voir cette immense chimère mystérieuse aux mille écailles monter avec douleur vers cette froide face de cadavre qui l’attire du regard à travers quatre-vingt-dix mille lieues, comme le serpent attire l’oiseau. Qu’est-ce donc que cette fascination où l’océan joue le rôle de l’oiseau ?... »
Au Tréport, le spectacle est permanent et toujours différent selon la saison, le jour, l’heure, l’instant même. Le ciel, la météo et la mer improvisent, au gré de leur humeur, une étonnante chorégraphie qui a inspiré de nombreux peintres.
Des toiles en témoignent, il existait déjà un phare en septembre 1843 lorsque, sur fond d’Entente cordiale, la reine Victoria arriva par bateau au Tréport avant de se rendre au château d’Eu, résidence d’été de Louis-Philippe, roi des Français.
Avec moins de talent qu’Hugo le « viandard », j’observe la gymnastique des cormorans : « Au-dessous de moi, au bas de la falaise, une volée de cormorans pêchait. Ce sont d’admirables pêcheurs que les cormorans. Ils planent quelques instants, puis ils fondent rapidement sur la vague, en touchent la cime, y entrent quelquefois un peu, et remontent. À chaque fois ils rapportent un petit poisson d’argent qui reluit au soleil. Je les voyais distinctement et de très près. Ils sont charmants quand ils ressortent de l’eau, avec cette étincelle au bec. Ils avalent le poisson en remontant, et recommencent sans cesse. Il m’a paru qu’ils déjeunaient fort bien. »
Aux saisons où je viens pour fleurir mes aïeux, le bain de mer ne concerne, outre les cormorans, que quelques rares véliplanchistes. Pour autant, j’aime me rapprocher de la falaise normande, côté ouest, en longeant l’esplanade. En chemin, je peuple la plage d’estivants (on les appelait les « baigneurs ») de la Belle Époque et des congés payés, débarqués des trains de plaisir, au grand étonnement de la population locale. Je repense aussi au gosse que je fus, le progrès et l’âge ne lui avaient pas encore fait préférer l’eau de littoraux plus méridionaux.
Bientôt, je bute contre la falaise Il existe deux manières d’en effectuer l’ascension. Pour les plus courageux et les plus valides, un escalier dit du Calvaire les amène au sommet : 365 marches qui lui donnent un petit air de muraille de Chine.
Pour les autres, un funiculaire et un tunnel percé dans la craie furent construits en 1908. Hors service à cause de la Seconde Guerre mondiale, c’est la municipalité qui rouvrit les installations en 2006, en modernisant les cabines, et en rendant l’accès gratuit.
De là-haut, il paraît que le panorama est imprenable, non que j’en doute, mais étonnamment, je ne m’y suis jamais rendu. Á l’origine, le funiculaire avait été construit pour permettre aux clients fortunés du Grand Hôtel Trianon de rejoindre facilement la plage et la ville basse.
Pour l’époque, le Trianon était un projet pharaonique : de style néo-classique, il comptait 200 pièces, une cinquantaine de salles de bain, de vastes jardins, un court de tennis, un golf, un terrain de hockey, un luxe insensé alors que les autochtones devaient aller chercher leur eau à la pompe.
Grandeur et décadence, la Première Guerre mondiale marqua le début de la fin pour l’établissement hôtelier. Brutalement, finie l’insouciance de la Belle Époque, terminés les bains de mer, « tous les édifices publics des stations balnéaires de Picardie et de Normandie sont transformés dès 1914 en hôpitaux militaires, pour soigner les milliers de blessés qui affluent des zones de combat toutes proches », les luxueux salons du Trianon hébergent désormais les militaires du Commonwealth en convalescence. Grande crise de 1929, grèves massives de 1936, le tourisme de luxe chancèle, l’hôtel fait faillite à la fin des années 1930, une nouvelle guerre mondiale se profile. Dès 1940, les belles villas et le Trianon sont réquisitionnés par les Allemands qui, bientôt, vont même raser tout ce qui peut servir d’abri aux soldats alliés à la France. En 1942, le Trianon et le casino sont dynamités. Un collège du Tréport porte le nom de Rachel Salmona, une enfant du pays, en mémoire de cette fillette de dix ans, déportée en février 1943 au camp d’Auschwitz et exterminée avec sa mère, sa sœur et sa grand-mère.
Aujourd’hui, seules quelques marches et balustrades et bien sûr les cartes postales anciennes témoignent du brillant mais fugace passé du palace. Il faudra bien qu’un jour de grand beau temps (ne souriez pas, je vous assure que ça arrive en Normandie), je me décide de monter aux terrasses pour jouir du panorama grandiose.
Tourne manège aux souvenirs ! Bien qu’elle soit toujours à trois heures de Paris, peut-être plus en raison d’une circulation automobile intense, la station balnéaire et portuaire attire aujourd’hui une clientèle moins huppée mais finalement plus authentique.
Aux confins de la Normandie et de la Picardie, elle aura toujours pour moi une valeur affective. Âme fifties comme le susurre Alain Souchon qui situe sa chanson dans la toute proche baie de Somme, à une vingtaine de kilomètres de là !
*http://encreviolette.unblog.fr/2008/01/20/ma-grand-mere-meme-leontine-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/02/14/ma-grand-mere-meme-leontine-2/
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Superbe récit, magnifiquement illustré qui nous fait revivre l’attirance de cette côte pour les bains de mer des parisiens .Bonheur supplémentaire, la gastronomie est omniprésente !
Eh bien, moi qui me pensais bavarde pour rédiger mes articles et légender les photos ce n’est rien par rapport à ce que je viens de lire à votre invitation suite au message laissé sur mon blog concernant Le Tréport. Une ville coup de cœur lors de mon séjour en Normandie. Je la retrouve et la découvre à travers votre texte, parfaitement écrit et richement illustré (pas de souci pour l’emprunt de photos). J’ai appris plein de choses !! Article très intéressant. La multiplicité des aspects abordés, le style… Bravo.
Quel merveilleux voyage vous nous offrez, tout en donnant le regret à ceux que l âge l interdit de ne pouvoir venir sur vos traces! Comme toujours un éblouissant moment de culture, cette confrontation en images du present et du passé ces textes notamment de Hugo dénichés on ne sait comment!
Merci une fois de plus de nous arracher à un quotidien parfois bien morne par ces pages épatantes.