Jean Jourden, « l’idole de mes 14 ans »
Une fois n’est pas coutume, je ne fustigerai pas mes lecteurs réfractaires, ou à tout le moins indifférents, à mon irrépressible intérêt pour la « petite reine ». Quoi que… !
Ce billet s’est imposé à moi, de manière égoïste, le 23 novembre dernier, à l’annonce du décès de l’ancien champion cycliste Jean Jourden. Comme j’avais confié, à la création de cet espace, ma passion immodérée pour mon compatriote normand Jacques Anquetil « l’idole de ma jeunesse »*, j’ai souhaité rendre hommage à Jean Jourden, champion à l’aura certes bien moindre que son aîné , mais qui fut de manière éphémère, « l’idole de mes 14 ans ».
Deux champions, deux générations, une même destinée ? Le Miroir du Cyclisme, merveilleuse revue mensuelle aujourd’hui disparue, s’interrogeait à la une de son édition d’octobre 1961. Sous la plume d’Abel Michéa, une des grandes figures du journalisme sportif « engagé » et père du philosophe Jean-Claude Michéa, l’éditorial honorait le cyclisme français à l’heure normande :
« Il fut un temps où le champion cycliste ne s’épanouissait bien qu’en terre azuréenne. Sous les cieux bleus de l’Estérel, tout au long des routes ensoleillées, les champions du vélo fleurissaient en joyeux bouquets. Mais les Vietto, les Teisseire, les Lazaridès n’ont point eu de successeurs dignes d’eux !
Il fut un temps où les rues de Paris et leur relatif encombrement d’alors étaient le terrain idéal pour faire pousser les « ouistitis » de la route, ces champions vifs, adroits, malins. Mais les Redolfi, les Diot, les Caput, les Chapatte ont emmené avec eux le secret de leur réussite !
Il est toujours le temps du cyclisme breton. Sur la côte ou sur la lande pousse encore cette race solide, inusable dont chaque année, avec bonheur, Paul Le Drogo nous offre, dans le Tour de France, une gerbe éclatante.
Il revient, de temps à autre, le moment où l’avare terre d’Auvergne, parcimonieusement, fait pousser un beau champion, un Pélissier, un Magne, un Huot, un Poulidor …
Il est cependant un coin de France dont la terre semble tout particulièrement convenir à la culture du champion. Depuis dix ans, la Normandie paraît en effet devoir être la pépinière du cyclisme français. Et André Boucher, un maître jardinier, un horticulteur plutôt …
De l’horticulteur, André Boucher a la minutie et aussi l’amour de ses créations. Il a toujours au fond du cœur (et malgré quelques épines …) beaucoup d’amour indulgent pour Jacques Anquetil. Mais c’est aujourd’hui un amour plus ardent qu’il nourrit à l’endroit de Jean Jourden. Anquetil, Jourden … Deux garçons à l’enfance pas toujours rose, deux gosses grandis trop vite, puis façonnés, maçonnés par André Boucher.
Le cyclisme normand qui nous avait aussi donné Gérard Saint – hélas brutalement disparu – est donc, présentement le « berceau du cyclisme français ». Anquetil, c’est le présent, Jourden, c’est l’avenir. Et déjà on les compare. Comparaison pas facile en soi …
Physiquement, ils ont ce même visage doux qui semble empreint de nostalgie. Ils ont ces mêmes cheveux un peu flous … Á vélo, ils ont tous deux été « sculptés » par Boucher. Une différence, Jourden a davantage « faim de vélo » que Jacques Anquetil. Il sera plus hargneux, plus combatif, plus gagneur. Ce sont là de sérieux atouts. Mais Jourden aura-t-il d’Anquetil ce merveilleux équilibre moral, cette tranquillité qui frise la désinvolture, et aussi cette fière volonté que rien ne peut courber ?
Au fait, pourquoi Jourden serait-il un « second Anquetil » ? Pourquoi ne sera-t-il pas plus simplement Jean Jourden, un authentique champion ? Il est encore bien tôt pour l’affirmer. Il y a d’abord ce service militaire qui a déjà « abîmé » pas mal de champions en herbe. Il y a le dur apprentissage du métier de champion, les tentations, les donneurs de conseils, les « soigneurs » et toute cette cour cupide, prétentieuse des amis de toujours…
Quoi qu’il en soit, souhaitons à la Normandie d’être longtemps encore une « terre à champions ». »
Six décennies plus tard, cette photographie de couverture, associant les deux champions normands, m’émeut encore. Sans hésitation, ni recherche, je peux même vous affirmer qu’elle fut prise un samedi de septembre 1961 en bordure de l’hippodrome de Longchamp, à l’occasion du Critérium des As**, une prestigieuse épreuve disputée derrière derny et rassemblant le gotha du cyclisme mondial.
L’aubaine est trop belle de pasticher « En revenant de la revue », une chanson satirique très populaire, créée en 1886 dans un contexte d’absence de majorité stable au Parlement (ça ne vous évoque rien ?), racontant le pique-nique patriotique virant à la bacchanale d’une famille de la petite bourgeoisie séduite par les idées du général Boulanger :
« Gais et contents, nous marchions triomphants,
En allant à Longchamp, le cœur à l’aise,
Sans hésiter, car nous allions fêter,
Voir et complimenter (l’équipe) française.
Bientôt de Longchamp on foule la pelouse,
Bien vite on s’met à s’installer,
Puis, je débouche les douze litres à douze,
Et l’on se met à saucissonner.
Tout à coup on crie (vive Anquetil, vive Jourden) vive la France… »
J’eus le bonheur d’assister en compagnie de mon regretté père, en tout bien tout honneur, à quelques-unes des éditions de cette belle course aujourd’hui disparue, malheureusement pas à celle illustrée par cette mémorable poignée de main.
Á droite, Jacques Anquetil dans son beau maillot de soie jaune rappelant sa deuxième victoire dans le Tour de France qui était parti de Rouen au début de l’été. Il avait cru ajouter du panache à son succès en enfilant la toison d’or au soir de la première étape, un exploit qui n’avait jamais été réalisé depuis 1924, l’année des « forçats de la route » chers à Albert Londres. La domination de « mon » champion avait été telle que Jacques Goddet, le directeur du Tour, excédé par la passivité de ses adversaires notamment dans les Pyrénées, fulminait dans son éditorial à la une du journal organisateur L’Équipe : « Les coureurs modernes (…), mis à part Anquetil, sont des nains. Oui, d’affreux nains, ou bien impuissants, ou bien résignés, satisfaits de leur médiocrité, très heureux de décrocher un accessit. Des petits hommes qui ont réussi à s’épargner, à éviter de se donner du mal, des pleutres qui, surtout, ont peur de souffrir. »
Un chroniqueur, possiblement Antoine Blondin toujours friand d’un bon mot, parla de « nain jaune » à propos d’Anquetil. Usant à vélo de son droit de réponse, une semaine après la revue de Longchamp, Jacques remporta, pour la septième fois, le feu Grand Prix des Nations contre la montre, officieux championnat du monde des rouleurs, en battant son propre record. L’écrivain Paul Fournel, fervent admirateur, disait : « Son coup de pédale était un mensonge. Il disait la facilité et la grâce, il disait l’envol et la danse dans un sport de bûcherons, d’écraseurs de pédales, de bourreaux de travail, de masculin pluriel ». Aérien sur sa bicyclette et auréolé de jaune, le grand Jacques tutoyait les anges.
Á gauche, Jean Jourden qui, tout frais champion du monde amateur, était juste là pour présenter son maillot arc-en-ciel au public parisien. Je me souviens assez précisément d’avoir vécu en direct, sur l’unique chaîne de télévision en noir et blanc de l’époque, son éclatante victoire sur le beau circuit du pays bernois avec son typique pont couvert en bois enjambant l’Aar. Il avait terminé seul, en grand champion. Le journaliste du Miroir jubilait : « Quelle journée mes aïeux. Les Antonin Magne et Henry Aubry ont dû en tressaillir d’aise, eux qui ont déjà connu les joies du triomphe en Suisse (Magne 1935 à Berne et Aubry 1946 à Zurich ndlr). Songez donc trois Français occupaient les places disponibles du podium : Jean Jourden champion du monde, Henri Belena et Jacques Gestraud ses dauphins, Jamais encore dans les annales du cyclisme français pareil fait s’était produit… Il est coutume de dire que la manière importe moins que le résultat. En l’occurrence, ce ne fut pas le cas. Ce succès tricolore fut construit de main de maître au point que les Italiens, les Allemands de l’Est, les Hollandais, les Belges, bref ceux qui comptent parmi l’aristocratie du cyclisme furent littéralement sans voix et … sans jambes. Vous voyez donc que ce fut une grande journée. » »
En ce temps-là, ce championnat du monde réservé aux coureurs dits amateurs jouissait d’un grand prestige en raison de la participation des meilleurs coureurs des pays de l’Est tels le soviétique Viktor Kapitonov, champion olympique l’année précédente à Rome, et l’Allemand de l’Est Gustav-Adolf Schur double champion du monde en 1958 et 1959.
Le sacre mondial de Jourden connut un retentissement extraordinaire qui dépassa les colonnes de la presse sportive.
Pour les besoins du photographe, Anquetil et Jourden avaient posé quelques semaines auparavant devant le siège de leur club formateur, l’Auto-Cycle Sottevillais, nourrissant l’espoir d’apporter un formidable doublé arc-en-ciel. L’empereur d’Herentals Rik Van Looy, qui vient de nous quitter alors que j’écris ces lignes, en décida autrement.
Bon sang de normand ne saurait mentir, nous espérions au moins le triomphe de Jean tant à travers le quotidien régional Paris-Normandie, nous avions connaissance de ses multiples exploits jalonnant une saison 1961 fastueuse. Plus fort que Jacques, une petite décennie plus tôt, il partit à la conquête, durant la même année, du Maillot des Jeunes et du Maillot des As, deux épreuves phares de Paris-Normandie, réalisant un « double doublé » en remportant le classement général et la finale contre la montre dans les deux compétitions, une performance exceptionnelle qu’aucun coureur ne réédita par la suite. Pour ce faire, il s’alignait alternativement, une semaine sur deux, au départ des courses des deux challenges.
L’année précédente, il s’était déjà distingué en remportant la finale contre la montre du Maillot des Jeunes, battant au passage les temps de ses glorieux aînés Anquetil et Gérard Saint.
Comme je lisais, huit ans auparavant, les articles relatant l’éclosion d’Anquetil (excellent exercice d’apprentissage de la lecture pour un écolier de cours préparatoire), désormais chaque lundi, j’attendais impatiemment que mon père ait terminé sa lecture du quotidien régional pour prendre connaissance des pages sportives et des exploits « jourdenesques ».
Pour exemple, voici un extrait d’article écrit à la suite de sa démonstration lors du championnat de Normandie sur route disputé sur ses terres rouennaises : « Au bas de la côte des Essarts, les quatre coureurs de tête sont sérieusement inquiétés par Jourden qui appuie enfin sur les pédales avec Wuillemin toujours dans sa roue mais qui devra s’avouer vaincu avant le haut, et à la sortie des Essarts pour aller sur Oissel, notre grand champion vire seul, entamant sa course poursuite, et il rejoint avant Saint-Étienne-du-Rouvray. Il souffle un peu, puis dans la montée, courte mais abrupte, du dépôt de Sotteville qui mène au chemin du Halage, il s’envole littéralement, donnant l’impression de laisser sur place ses adversaires, pour leur prendre vingt-huit secondes en moins d’un kilomètre. Le coureur hors classe a parlé et succède à son coéquipier Piputto au titre de champion de Normandie. » C’était tout simple. Encore fallait-il s’appeler Jourden pour le réaliser !
Ironie du s(p)ort, vingt-quatre heures plus tard, j’étais dans la même côte du circuit automobile des Essarts pour voir, grrr, le soi-disant « éternel second » Raymond Poulidor remporter le championnat de France des professionnels dans le fief de Jacques Anquetil.
Le lendemain, je ruminais ma déception dominicale sur les bancs du collège, Brevet d’Études du Premier Cycle (BEPC) oblige. En principe, sauf accident, ce serait une formalité comme devait être pour Jourden la victoire dans le Grand Prix de la ville de Routot disputé le lundi de la fête patronale de ce gros bourg du Roumois (région naturelle de Normandie située au nord du département de l’Eure, vous voyez, on s’instruit aussi à vélo !) : « Le titre attribué samedi sera déjà loin, cet après-midi, des préoccupations essentielles de nos coureurs. Routot est en effet, cette année, l’avant-dernière épreuve du « Maillot des As ». Autant dire qu’après elle, il sera très difficile de se placer pour la finale contre la montre. Comme il n’y aura qu’un vainqueur, on voit tout de suite combien la lutte s’annonce serrée.
Il est bien évident que si nous devions désigner, aujourd’hui, un autre favori que Jean Jourden à la fois pour le Grand Prix de Routot et pour le « Maillot », les amateurs de sport cycliste nous prendraient pour un plaisantin. Jourden n’a-t-il pas été considéré « hors concours » dans la Route de France où pourtant tout le gratin du cyclisme « amateurs » et « indépendants » de France se trouvait réuni ? Le jeune Sottevillais atteint, cette année, la consécration que tous les Normands attendaient. Il est fidèle au rendez-vous en suivant la même progression que son prédécesseur Jacques Anquetil. Mais cette consécration passe forcément par le « Maillot des As » de Paris-Normandie. Et, en dépit des tâches qui l’attendent à l’échelon le plus élevé, Jourden va faire en sorte d’inscrire la victoire au « Maillot » à son palmarès. Il paraît donc tout à fait logique de prévoir cette victoire dès maintenant. N’a-t-il pas conquis, samedi, à la manière d’Anquetil, le titre de champion de Normandie amateurs ? Reste à savoir comment l’élève d’André Boucher conduira sa barque jusqu’au port. »
Est-ce nécessaire de vous dire ce qu’il advint ?
La Route de France, mentionnée ci-dessus, était une course par étapes de renom, créée par Jean Leuillot, et considérée à l’origine comme un « petit Tour de France » réservé aux amateurs. L’édition 1961 menait les coureurs en neuf étapes de Cherbourg à Obernai. Les coureurs du comité de Normandie, avec Jourden à leur tête, affirmèrent leur suprématie de rouleurs dès le prologue disputé, dans le Cotentin, contre la montre par équipes.
Jourden dévoila ses ambitions lors de la cinquième étape, s’échappant quasiment dès le départ et effectuant en solitaire les 88 kilomètres qui séparaient Provins et Troyes.
Il accomplit pareil exploit en survolant, malgré une roue voilée, la demi-étape contre la montre entre Rambervillers et Épinal. Certains esprits soupçonneux n’admirent pas son insolente supériorité, comme en 1953, certains « vélosceptiques », parmi lesquels un certain Louison Bobet, avaient fortement douté de l’extraordinaire moyenne pour l’époque (plus de 42 km/h pour une distance de 140 kilomètres) réalisée par Jacques Anquetil dans la finale du Maillot des As. Bobet avait laissé entendre que c’était impossible et qu’il y avait probablement une erreur dans le kilométrage. Il fit amende honorable, quelques semaines plus tard, en s’excusant auprès d’Anquetil à sa descente de vélo, après son triomphe dans le Grand Prix des Nations.
Jean, lui, remit les pendules à l’heure, deux jours plus tard, en s’adjugeant en solitaire les deux dernières étapes vosgiennes -il savait donc grimper aussi- et en enfilant le maillot blanc de vainqueur au classement général.
Certains souhaitèrent qu’il s’aligne au départ du premier Tour de l’Avenir, mais son mentor André Boucher se rangea sagement à l’avis du médecin du Tour Pierre Dumas qui lui conseillait de ne pas trop jouer avec la santé du jeune crack qu’il jugeait fragile.
Au cours de l’été, Jean enrichit encore son palmarès en remportant les championnats de Normandie et de France contre la montre des Sociétés avec ses coéquipiers de l’Auto-Cycle Sottevillais Marcel Bidault (cousin germain d’Anquetil), Christian Constantin, Guy Godéré et Marcel Démare, sous la direction technique de « l’horticulteur » André Boucher.
Lorsqu’avec mon père et mon oncle, nous allions voir jouer le Football Club de Rouen au stade des Bruyères (futur Robert Diochon), nous passions inévitablement, place du Trianon, devant le magasin de cycles d’André Boucher, siège du prestigieux club de la banlieue rouennaise véritable pépinière de rouleurs. Mes yeux s’écarquillaient devant les beaux vélos, le maillot grenat du club, et une silhouette en carton grandeur nature d’Anquetil, exposés en vitrine.
Étonnamment, on trouve de nombreuses similitudes dans le début de carrière des deux champions rouennais. Après les Nations, Anquetil était allé confirmer sa supériorité contre la montre au Gand Prix de Lugano. Jourden avait remporté, détaché, le Tour du Mendrisiotto dans le Tessin suisse.
Les trompettes de leur renommée avaient retenti aussi en Italie. En 1953, Anquetil avait achevé sa saison, à l’invitation de l’homme d’affaires Mino Baracchi, en participant au prestigieux trophée éponyme, une course contre la montre par équipe de deux. En 1961, Jourden, ceint de son maillot arc-en-ciel, courut le Baracchi des amateurs (trophée Argo) avec son coéquipier de Sotteville Marcel Bidault.
Dans la course des professionnels, le cousin de Bidault … Jacques Anquetil, mal secondé par le hollandais Stolker, avait été devancé par le duo italo-français Ercole Baldini-Jo Velly.
On se souvint qu’à cause d’un dérailleur défaillant, Jourden avait été battu, l’année précédente, de six petites secondes par ce même Jo Velly dans le Grand Prix de France, une belle course contre la montre « amateurs » dont Anquetil avait ouvert le palmarès en 1952.
Tant de correspondances troublantes suscitèrent possiblement mon attachement immodéré pour Jean Jourden.
Au moment des bilans, à l’issue de sa phénoménale saison 1961, les gazettes s’attardèrent sur la jeunesse difficile de Jean. Nous autres Normands devant déjà subir les griefs de nos voisins Bretons avec le malicieux Couesnon ayant mis dans sa folie le Mont-Saint-Michel en Normandie, je ne dirai pas trop fort que Jean Jourden, breton d’origine né à Saint-Brieuc le 11 juillet 1942, est donc finalement normand par adoption.
Sans vouloir jouer les Cosette, Jean, arrivé très jeune en Normandie après le décès de son père, connut une enfance misérable qui le poussa, avec Henri son frère aîné, à fuir le foyer familial et partir vivre sur la paille de granges ou sur des lits de fougères dans des cabanes dans la forêt toute proche des Essarts, là même où il accomplira plus tard ses premiers exploits. C’est d’ailleurs comme ça, en voyant passer les coureurs de l’A.C. Sotteville lors de leurs sorties d’entraînement, que naquit son ambition de devenir coureur cycliste. La vie devint un peu plus douce lorsqu’il fut recueilli à Saint-Ouen-du-Tilleul par monsieur et madame Corroyer dont le fils Yves courait aussi sous les couleurs sottevillaises.
Dès le début de la saison 1962, les regards sont tournés vers Jean Jourden qui fait la couverture du Miroir du Cyclisme de février. Abel Michéa consacre son éditorial à l’orientation de la carrière du jeune champion du monde : « Médaille d’or ou billets de banque ? »
« Quand Jean était au pain sec, on le laissait dans son trou noir … Les pots de confiture il n’y avait pas droit. Puis Jean est devenu Jourden. Et champion du monde. Aujourd’hui, c’est à qui lui tendra la plus alléchante des tartines : pain blanc, beurre, confiture. On nous dira que c’est là une tournure normale, les choses étant -hélas- ce qu’elles sont. Sans que ceux qui affirment cela n’aient jamais rien fait pour que les choses aillent autrement, puisque le « ce qu’elles sont » est en définitive, ce qui les arrange.
Donc, Jean Jourden, pas encore sorti de l’adolescence autrement qu’à vélo, a besoin d’être conseillé. Il a surtout besoin d’apprendre à se connaître. Á connaître la vie. Ce dont il manque le moins actuellement, c’est justement de conseilleurs, de directeurs de conscience.
Des gens de toutes sortes s’affairent au tour de lui. Il y a des dirigeants, des politiciens, des généraux. Et ces gens, ces politiciens, ces généraux pensent que la France c’est Jourden. Ou Jourden, la France ! Comme vous l’entendrez. Et sans que ce grand gosse n’ait jamais rien réclamé, tous ceux-là s’occupent de son avenir… militaire (les accords d’Évian mettant fin à la guerre d’Algérie n’étaient pas encore signés ndlr).
Faut-il lui faire devancer l’appel ? Doit-on lui conseiller de partir « en son temps » ou faut-il faire des démarches pour qu’il bénéficie d’un sursis ?
Santé, fragilité de constitution, situation de famille ? Vous n’y êtes pas. On calcule, on coupe, on découpe. Ah ! si on était sûr que le service militaire reste à 27 mois. Mais voilà, sera-t-il raccourci, allongé ? Alors tous ces gens font des calculs. Car eux n’ont qu’une pensée : qu’en septembre 1964, Jean Jourden soit encore sous les drapeaux. Vous avez compris ? Septembre 1964, Tokyo, Jeux Olympiques, France éternelle, médaille d’or et plan, plan, rataplan.
Tous ceux-là se moquent bien de Jourden. Ce qu’ils supposent, ce qu’ils espèrent, vous le savez. Quelques éclaboussures de gloire, un bout de ruban rouge au revers du veston.
Mais « heureusement », il y a d’autres directeurs de conscience, d’autres conseillers. Ceux-là ne sont habités que par une seule pensée : la charité. Ce pauvre gosse, il a souffert, il a été malheureux. La société lui doit une revanche. Au nom de la liberté et de je ne sais quoi, on n’est pas d’accord avec les politiciens et les généraux précédemment évoqués Il a le droit de vivre, de gagner sa vie, il lui faut une dérogation pour passer professionnel le plus rapidement possible ! Ceux-là, ce sont les managers, les soigneurs, les organisateurs, tous ceux qui tirent profit des cyclistes professionnels. Et personne n’est là pour, en toute honnêteté, diriger le choix de Jean Jourden entre la médaille d’or et l’argent liquide !
Petite histoire qui ne mériterait peut-être pas ces lignes, si elle n’était hélas une fois encore l’histoire du cyclisme professionnel, actuellement. Et partout, et toujours, ce sont les mêmes qui tirent les ficelles. Parce qu’ils tirent les profits. Les coureurs, eux, pédalent – pour de l’argent, bien sûr- mais le plus souvent, ils ne comprennent pas toujours, ou comprennent toujours trop tard. »
On imagine les sollicitations de toutes sortes, sincères ou véreuses, dont Jean fut l’objet. De quoi lui donner le vertige après son enfance compliquée. Il n’eut malheureusement pas trop le temps de réfléchir à son avenir immédiat : au retour d’une sortie d’entraînement d’avant-saison, sa carrière fut stoppée brutalement par une pleurésie.
Tandis qu’Anquetil jouait le gregario auprès de sa chère épouse Janine, une jambe dans le plâtre après une mauvaise chute sur la patinoire de Saint-Gervais, Jourden partait, non loin de là, en Haute-Savoie pour une longue convalescence dans un sanatorium du plateau d’Assy.
De loin en loin, le quotidien Paris-Normandie fournissait quelques informations sur l’évolution pas forcément rassurante de la santé de Jean.
En son absence, le cyclisme normand battait encore malgré tout pavillon haut : à Saint-Hilaire-du-Harcouët, Francis Bazire devenait champion de France amateur sur route et le club de Sotteville dominait le championnat de France contre la montre des Sociétés. Certains suggérèrent d’aligner l’équipe normande au championnat du monde de la spécialité, sous la direction d’André Boucher. Robert Oubron, le susceptible sélectionneur des équipes de France, ne partagea pas cette requête.
500 jours, c’est le temps qui s’écoula avant que l’on revoit Jean Jourden au départ d’une course, en l’occurrence, en août 1963, le Grand Prix d’Auffargis, dans les Yvelines. Preuve qu’il n’était pas tombé dans l’oubli, l’unique chaîne de télévision retransmit en direct cette banale course amateur avec des commentaires de Robert Chapatte.
Cela me réjouissait de retrouver Jean dans un classement. Il ne portait plus le maillot grenat de l’A.C. Sotteville. Sans doute, mais pouvait-on l’en blâmer, n’était-il pas resté sourd aux offres sonnantes et trébuchantes de l’A.C.B.B. (Athletic Club de Boulogne-Billancourt) prestigieux club amateur à la philosophie complètement différente de l’esprit formateur d’André Boucher.
Souvenir de l’enfance, j’avais une admiration particulière pour les coureurs porteurs du mythique maillot gris et ceinture orange qui débarquaient parfois de leur banlieue parisienne pour défier les coureurs normands et picards sur leurs terres dans les courses régionales.
Jean renoua rapidement avec la victoire, à quelques centaines de mètres du siège de son nouveau club, lors du critérium de l’Avenir en lever de rideau du Critérium des As, autour de l’hippodrome de Longchamp. Son glorieux aîné était consacré « As parmi les as » !
Jean fut sélectionné avec ses ex-coéquipiers sottevillais Bidault et Motte et le marseillais Georges Chappe pour la course contre la montre par équipes des Jeux méditerranéens qui se déroulaient à Naples. Les rouleurs Tricolores décrochèrent la médaille d’argent derrière l’Italie.
La saison 1964 de Jean ne répondit guère aux espoirs placés en lui. Toujours dans les rangs amateurs sous les couleurs de l’A.C.B.B, il se mit peu en évidence dans les nombreuses classiques nationales, ville à ville, qui partaient, à l’époque, chaque week-end, de Paris ou sa banlieue : Paris-Rouen (créée en 1869, on la considère comme la plus ancienne course cycliste d’endurance), Paris-Évreux, Paris-Troyes, Paris-Mantes, Paris-Briare, Paris-La Ferté-Bernard, j’en passe et des meilleures ainsi Paris-Connerré haut-lieu de la rillette du Mans (!) etc… il y eut même Paris-Forges-les-Eaux ma ville natale.
Il termina tout de même deuxième du très convoité Paris-Ézy, battu de justesse par l’excellent sprinter Paul Lemétayer, ainsi que du championnat d’Ile-de-France.
Sympathique traître à la patrie normande, il devança son ancien club de Sotteville dans le championnat de France contre la montre des Sociétés, avec ses nouveaux coéquipiers de l’A.C.B.B, Raymond Delisle, Désiré Letort et Christian Raymond, de futurs valeureux professionnels.
Retenu dans l’équipe de France, il termina dans l’anonymat du peloton du championnat du monde sur route disputé à Sallanches, non loin de son lieu de convalescence, et remporté par un certain … Eddy Merckx.
Par contre, il ne fut pas sélectionné pour les Jeux Olympiques de Tokyo qui, depuis trois années, constituaient le but à atteindre. C’est ainsi que naquit « l’affaire Jourden » qu’Abel Michéa instruisit dans les colonnes du Miroir du Cyclisme : « Quand, dans la chambre sur le plateau d’Assy, Jean pensait à Tokyo, c’était avec la certitude qu’il triompherait de la maladie. Qu’il redeviendrait un homme « comme avant ». Et Tokyo était le but suprême à atteindre. Tokyo, aujourd’hui, c’est là … Et Jean Jourden n’y sera pas. Il avait été sélectionné pour les championnats du monde. Ça n’a pas plu à certains de ses équipiers. Et Lucien Aimar se chargea de le lui dire, sans ménagements. Alors Jourden réagit, mit en cause l’ambiance du « Club France » si cher au Colonel Crespin. Il annonça qu’il passerait professionnel. Il fera, sans aucun doute, ses débuts sous les couleurs de la nouvelle équipe Ford-Gitane. Tout cela (incompatibilité d’humeur, déclarations imprudentes) a eu un résultat : Jean Jourden a été écarté du voyage de Tokyo. Le jour J, pour lui, est reporté à une date ultérieure. Et l’enfant chéri du cyclisme amateur français n’a plus qu’à attendre, impatiemment, le moment où il pourra signer sa licence « pro ».
Mais cette « affaire Jourden » il nous faut en parler. Justement en période des Jeux Olympiques. Car elle illustre un état d’esprit qui n’a rien à voir avec celui de Jourden ou d’Aimar, mais bien avec les méthodes de « préparation » olympique. Tant celles du Secrétariat d’État aux Sports que de la Fédération Française de Cyclisme. Que Jean Jourden ait été très maladroit dans les propos qu’il a tenus à l’endroit de ses coéquipiers, ce n’est pas douteux. Seulement qui est responsable ?
Récemment, dans L’Équipe, notre confrère Pierre Chany, parlant du recrutement des clubs parisiens, écrivait : « l’amateur à Paris est, actuellement, hors de prix. Les responsables, il faut les chercher au sommet … même au sommet de l’Annapurna (allusion à l’alpiniste Maurice Herzog, secrétaire d’état aux sports, ndlr) ! » Le cas Jourden n’est qu’un exemple de la faillite des méthodes du Secrétariat d’État aux Sports et de la Fédération Française de Cyclisme.
Jean Jourden, on en a parlé beaucoup depuis quatre ans. Et son enfance malheureuse fut mise en lumière. Trop peut-être. Parce que l’enfant gâté du cyclisme ne pouvait oublier sa jeunesse. On en avait fait un enfant martyr. Durant les longues semaines de cure, dans la maison de repos haut-savoyarde, Jean pensa. Il faut bien admettre que le jeune champion, revivant son passé étalé au grand jour dans les journaux, ait été habité par des complexes. Sentimentalement, socialement, affectivement, intellectuellement, Jean Jourden, dans ses longues réflexions, devait, obligatoirement, se sentir déshérité. Il lui fallait à ses yeux « changer de peau ». Il y est arrivé socialement si j’ose dire, grâce à ceux qui l’ont financièrement aidé. Ce sont eux les responsables. Car ils ont toujours cru que leur rôle était terminé quand ils avaient desserré les cordons de leur bourse. La générosité du cœur, ils ne connaissaient pas ça. Et moins encore le rôle humain qu’ils avaient à jouer dans le « sauvetage » de Jean Jourden Pour eux, le livre à penser, c’est le carnet de chèques.
Tout le monde a cru bien œuvrer en aidant financièrement Jean. Ce n’était pas désintéressé. Les uns espéraient une médaille d’or, d’autres des succès pour leur club. Et Jean, jeune vedette, eut beaucoup d’amis. Mais peu de désintéressés. Qui l’aida à combler les vides de sa vie ? Personne.
Les voilà, situées les responsabilités. On fabrique, pour la plus grande gloire du régime ou du club, des machines à pédaler, à sauter, à courir, à nager. Rien n’est trop cher pour leurs muscles. Mais leur tête, leur cœur, on s’en moque. Ce qu’ils deviendront ? C’est le cadet des soucis de nos « préparateurs » olympiques. »
Les choses ont-elles fondamentalement changé, six décennies plus tard, quand on observe quel traitement est réservé au sport quelques semaines après la parenthèse enchantée des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024 ?
J’imagine quelle fut, à l’époque, l’amertume d’André Boucher, cet admirable éducateur bénévole.
Quant à Jean Jourden, il avait moult raisons d’être dubitatif devant une statue de Maillol dans le jardin des Tuileries.
1965 : j’attends les grands débuts de Jourden chez les professionnels avec d’autant plus d’intérêt qu’il les effectue sous le maillot blanc et ciel de la nouvelle équipe Ford-France-Gitane dirigée par Raphaël Geminiani et dont le leader est … Jacques Anquetil.
Tous les jours, il roule aux côtés d’Anquetil son idole : « Je préfère déjà être ce que je suis que d’être demeuré ce que j’étais. Dans les pelotons d’amateurs, j’avais toujours un gars dans la roue. Chez les pros, le marquage n’est pas moins sévère mais il est pratiqué plus intelligemment. »
Après quelques places encourageantes dans les courses azuréennes de début de saison, il tombe dans un quasi anonymat. Pour ma part, je suis gâté avec le légendaire enchaînement Critérium du Dauphiné Libéré et Bordeaux-Paris réalisé par Anquetil.
1966 : Jourden se retrouve dans l’équipe Mercier-B.P aux côtés de … Raymond Poulidor, le grand rival d’Anquetil. Que s’est-il passé ? : « J’ai bien failli renoncer à la compétition. J’avais déjà préparé mon repli mais tout a changé quand monsieur Antonin Magne m’a accordé confiance. D’un seul coup je me suis senti un autre homme. En 1965, j’avais pris un départ trop rapide et Paris-Nice m’avait cueilli … à froid. Ma saison a été gâchée et Geminiani a refusé de renouveler mon contrat. J’ai suivi les instructions de M. Magne. Il veut me voir en forme au Critérium National. Je crois que je serai prêt. Ma première victoire sera dédiée à mon nouveau directeur sportif et à Raymond Poulidor qui m’a fortement encouragé. »
Il n’y eut pas de victoire du tout, ni même de seconde place comme son leader. Il avait « existé » tout de même dans le Tour des Flandres où, en bon équipier, il avait ramené, à trois reprises, dans le peloton, Poulidor victime de crevaisons. Malchanceux lui-même, il faisait partie du commando d’attaque quand il fut stoppé par un incident mécanique, à la sortie de Mons-en-Pévèle, dans l’enfer boueux de Paris-Roubaix.
1967 : Réjouissante surprise, on découvre Jean en couverture du Miroir du Cyclisme du mois de mars, en tête d’un peloton, mais aussi avec un nouveau maillot.
Pour la troisième fois en trois saisons, Jean a changé d’équipe et court désormais sous les couleurs de la formation Tigra-Grammont-De Gribaldy montée un peu de bric et de broc par Jean De Gribaldy alias « le Vicomte ». Le changement d’air semble lui être bénéfique puisqu’il vient de remporter, détaché, le Grand Prix de Saint-Raphaël et la Ronde d’Aix-en-Provence, deux courses inscrites au calendrier de début de saison.
L’excellent journaliste Jacques Augendre fait une analyse profonde de ce qui ressemble à une renaissance de l’ancien champion du monde amateur : « L’événement du mois écoulé est sans aucun doute le redressement opéré par Jean Jourden. Il a déjà fait l’objet de longs commentaires et les journaux d’information lui ont parfois consacré des titres en première page. Cette réapparition soudaine de l’adolescent-champion a frappé l’opinion car, en dépit de son jeune âge, Jourden est un personnage public, sinon populaire. Ses succès retentissants autant que ses infortunes ont contribué à sa renommée. Avant d’atteindre sa majorité, ce garçon qui ne cessa d’évoluer dans les extrêmes avait connu la gloire et la misère, les honneurs et les humiliations, la réussite et la détresse.
Á 17 ans, Jean Jourden était présenté comme le successeur de Jacques Anquetil. En Normandie, il avait battu la plupart des records locaux établis par son aîné. Ses moyens de rouleur apparaissaient exceptionnels. De fait, l’élève d’André Boucher s’affirma en remportant la Route de France dans un style qui motiva les comparaisons les plus hardies -on cita Coppi et Koblet- puis, sur la lancée de cette course inoubliable, il devint champion du monde. Alors, on imagina que Jourden pouvait être un « Anquetil amélioré ». Au talent qu’il déployait dans les épreuves contre la montre, il ajoutait d’immenses possibilités de grimpeur, une aptitude à produire des efforts intenses et un esprit offensif assez rare. Un avenir brillant lui semblait promis lorsqu’il tomba malade : pleurésie. Sa convalescence fut longue, sa réadaptation difficile. Pour beaucoup, le successeur de Jacques Anquetil était perdu pour le sport. Les médecins, eux-mêmes, réservaient leur diagnostic. Jourden, lui, s’accrochait à tout ce qui pouvait lui rendre quelque espoir. Était-il sincère ? Nous nous garderons d’affirmer qu’il ne se soit pas alors menti à lui-même. Il voyait dans le sport le seul moyen d’échapper à sa condition de déshérité ; il ne possédait que cette corde à son arc. Que son attitude n’ait été … qu’une attitude, ou qu’elle ait été dictée par une conviction profonde, ses propos ont toujours révélé un refus de capituler.
Il y a un an de cela, après une saison assez décevante passée dans l’équipe de Jacques Anquetil, l’ancien champion du monde amateur nous disait : « J’aimerais qu’on me fasse encore confiance. Personnellement, je m’accorde deux ans de sursis et je pense que c’est raisonnable.
Á l’expiration de ce délai, je saurai si je peux ou non être un coureur professionnel. Les médecins qui m’ont soigné ont estimé qu’il me fallait cinq ans pour me refaire un organisme. L’échéance est fixée à la fin de la saison 1967. Il n’y a rien de perdu. Je voudrais qu’on me donne une chance » …
Cette chance, Antonin Magne la lui offrit. Il avait apprécié la valeur foncière et la détermination du jeune Rouennais. En l’enrôlant dans son équipe, il éprouvait le sentiment de tenter à la fois un sauvetage et une expérience passionnante. Mais Tonin devait être déconcerté par ce garçon étrange, comme l’avait été Geminiani, douze mois plus tôt. Son caractère lui posa une énigme.
J’aurais pourtant repris Jourden, précise aujourd’hui Antonin Magne, si j’avais deviné en lui la volonté de faire face. Or, à la fin de la saison dernière, après sa tentative de suicide (il avait jeté sa voiture contre un arbre comme le « pédaleur de charme » Hugo Koblet ndlr), il ne m’avait pas paru en mesure d’envisager sérieusement la suite de sa carrière. Il était traumatisé par une déception sentimentale dont il ne parvenait pas à chasser le souvenir, et ces dispositions morales s’avéraient incompatibles avec une activité sportive rationnelle.
Il faut croire qu’un changement important s’est opéré en lui au cours de l’hiver, ajoute le directeur sportif de Mercier. Jean Jourden a remporté une grande victoire sur lui-même en retrouvant le goût de la lutte. Ses premières victoires, et surtout la manière dont elles furent acquises, sont révélatrices d’un état d’esprit nouveau. Il est clair qu’il s’est préparé scrupuleusement et qu’il n’a pensé qu’au vélo. Nous devons encore attendre pour parler véritablement de résurrection mais Jourden a réalisé un progrès considérable et je lui souhaite de réussir.
Pour ses proches, Jourden est « un cas ». Cette définition sommaire résume la complexité psychologique du personnage dont les contradictions ont parfois dérouté deux directeurs sportifs aussi avisés et aussi dissemblables que Raphaël Geminiani et Antonin Magne. L’un et l’autre espéraient rencontrer un élève humble et docile, ils ont affronté un homme orgueilleux et obstiné, naturellement individualiste et peu malléable. Croit-il tout savoir et n’a-t-il que du mépris pour les conseils de ses aînés, ainsi que l’assurait Geminiani ? Honnêtement, nous ne le pensons pas et tout n’est peut-être pas aussi simple que cela. Jourden se dit inexpérimenté mais il n’obéit en fin de compte qu’à sa propre inspiration. Il tient, sur le ton de la modestie, le langage des ambitieux. Il se lamente sur son sort en faisant des complexes de supériorité. Ce paradoxe permanent, qui est le sien, tire ses origines d’une existence agitée et d’une évolution contraire à la logique. L’ancien sociétaire de l’A.C. Sotteville fut une vedette avant d’être un routier confirmé, et aux heures les plus sombres de sa carrière, il a conservé, en dépit de ses protestations, l’état d’esprit d’une vedette. Les caractéristiques qu’on lui attribue font en général de mauvais équipiers et des leaders valables. Jourden a fourni en différentes circonstances la preuve de son dévouement, mais il possède en fait la vocation d’un leader.
Cette apparence est apparue à Jean de Gribaldy, directeur sportif du groupe Tigra-Grammont, qui repêcha le Normand au fond de l’abîme.
L’homme seul du cyclisme trouva refuge chez lui, à Besançon. De Gribaldy jugea utile de replacer cet athlète désemparé dans des conditions de vie nouvelles. En lui offrant l’hospitalité et en acceptant d’être son confident, il lui a rendu un inestimable service. Nous devons rendre justice au directeur sportif bisontin qu’il a compris le cas Jourden et qu’il a prescrit le seul traitement qui s’imposait. Il importait que l’ancien champion du monde consacrât toutes ses pensées au cyclisme et tout son temps à une préparation scrupuleuse. Il lui fallait renouer le plus rapidement possible avec le succès et aborder le début de la saison routière en possession complète de ses moyens athlétiques. Mais nous devons ajouter que le patron du groupe Tigra disposait d’un moyen dont Raphaël Geminiani et Antonin Magne étaient privés : celui de fournir à son nouveau protégé la faculté de s’exprimer en lui accordant au sein d’une équipe relativement modeste une place qui n’existait ni chez Mercier, ni chez Ford. Dans ces deux formations puissantes auxquelles appartiennent les deux leaders français, Poulidor et Anquetil, Jean Jourden se trouvait destiné à un rôle pour lequel il n’était pas doué. Affecté à une équipe régionale où chacun bénéficie d’une plus grande liberté de manœuvre, il pouvait enfin convoiter un poste conforme à son tempérament, à ses ambitions, et ne plus souffrir … de ne pas être un leader. »
J’avoue que je ne garde aucun souvenir de Jean durant cette saison 1967, mais gardons espoir, il réclamait un sursis avant de recouvrer la santé nécessaire. Et puis, il n’a finalement que 25 ans.
Avant mai, il y a mars 68 ! Jourden, dans le Doubs, ne s’abstient pas ! Il reste sous la férule du « vicomte », seul le sponsor (et donc le maillot) a changé : la marque de téléviseurs Grammont a cédé la place aux réfrigérateurs Frimatic.
Sept ans après y avoir vu Poulidor devenir champion de France, je revins dans la côte du Nouveau Monde du circuit des Essarts à l’occasion du Critérium National qui, comme son nom l’indique, rassemblait l’ensemble des coureurs professionnels français.
La course fut (trop) limpide, presque décevante. Une échappée matinale d’une quinzaine de coureurs se forma, prenant un tour de circuit (7 kilomètres) à un peloton apathique dans lequel figurait Anquetil qui préféra abandonner et rejoindre son domaine de La Neuville-Chant-d’Oisel où il commençait à se livrer à des activités de gentleman-farmer.
Dans l’échappée, l’on retrouvait Poulidor, Roger Pingeon vainqueur du Tour de France l’été précédent, un jeune néo-pro prometteur Bernard Guyot, et deux « enfants perdus », l’Alsacien Charly Grosskost et … Jean Jourden revigoré sous des frondaison où il avait vécu autrefois le pire avant le meilleur.
Imaginez la liesse des spectateurs normands encourageant leur champion, d’autant plus que dans le final, il se retrouva au coude-à-coude avec Poulidor. La scène rappelait la légendaire ascension du Puy-de-Dôme, lors du Tour 1964, Jourden endossant le rôle de son idole Anquetil.
Cette fois encore, Poulidor, le soi-disant éternel second, joua les empêcheurs de rouler en rond en ajustant au sprint Jourden, le régional de la course.
Dans le cher Miroir, en des termes un peu redondants de ceux de son confrère Jacques Augendre, Albert Michéa salua l’embellie des Essarts : « Le dernier adversaire à avoir tenu la roue de Poulidor fut Jean Jourden, ce blond Normand en qui on annonçait voilà une demi-douzaine d’années, le successeur de Jacques Anquetil. On a tout dit, tout écrit, sur Jean Jourden. Son enfance malheureuse, sa jeune -trop jeune-gloire, puis la maladie, la lente remontée. Beaucoup lui ont fait confiance. Et beaucoup ont été déçus. Les malheurs, c’est certain, ont profondément marqué Jean. Mais, trop souvent, plutôt que les surmonter, les oublier, ou seulement s’en souvenir pour être plus fort dans l’adversité, Jean Jourden s’est servi de son passé malheureux pour excuser ou justifier un comportement disons assez égoïste. Habitué, tout gosse, à ne compter que sur lui, Jean, malgré toutes les mains tendues, s’est replié sur lui-même. Il a oublié que le cyclisme est le plus collectif des sports individuels. « Aide-toi, le peloton t’aidera ! » dans cette faune impitoyable qu’est le peloton, Jourden a souvent manifesté un individualisme, un égoïsme qui lui ont valu des inimitiés. Le mois de mars, pourtant, lui a apporté de belles satisfactions avec, notamment, cette seconde place du National qui nous a montré un Jourden ayant retrouvé la plénitude de ses moyens. Alors, maintenant, se pose la question : durera-t-il ? Pour durer, il lui faut, d’abord, se vaincre lui-même. Admettre que si son passé malheureux l’a, sans aucun doute, handicapé, il ne lui a pas, pour autant, donné des droits divins … »
Le dimanche suivant, Jourden se montra encore à son avantage dans le Tour des Flandres. Dans le final, il tenta de fausser compagnie à ses compagnons d’échappée, Eddy Merckx, Walter Godefroot, Ward Sels, Guido Reybroeck les Hollandais Janssen et De Roo, en somme ce qui se faisait de mieux en spécialistes des classiques.
Jean allait durer au moins le mois suivant en remportant coup sur coup la « Polymultipliée » à Chanteloup-les-Vignes -une belle course, créée au début du vingtième siècle, pour honorer comme son nom l’indique le changement de vitesses- puis les Quatre Jours de Dunkerque, devançant à chaque fois Poulidor. Mai, mai, Jourden mai … !
Ses excellentes performances convainquirent Marcel Bidot de le sélectionner dans l’équipe de France A (il y en avait trois) du Tour de France. Il prit donc le départ à Vittel aux côtés de Roger Pingeon, vainqueur de l’édition précédente, et de Raymond Poulidor qui aspirait toujours à la gloire avec maillot jaune.
Le Tour faisant étape à Rouen, le pré-retraité Anquetil accueillit le favori à sa succession et son compatriote normand.
Jourden fit un début de Tour très honorable, en accrochant même le bon wagon lors de l’étape Bayonne-Pau.
Le lendemain, dans l’étape reine des Pyrénées, il fit encore bonne impression dans le col d’Aubisque, avant de connaître une terrible défaillance dans le Tourmalet. Victime d’une insolation, il mit définitivement pied à terre dans la descente du col. Soixante ans plus tard, je suis effrayé par son regard exorbité, je ne veux pas penser qu’il pût provenir de l’absorption de certains produits illicites.
Au mois d’août, lors de Paris-Luxembourg, une belle épreuve organisée par Jean Bobet, le frère de Louison, et Radio-Télé-Luxembourg (RTL) le média en vogue, Jourden choisit de calquer sa course sur celle d’Eddy Merckx. Il termina huitième, immédiatement derrière le champion belge.
Quelques jours plus tard, sélectionné dans l’équipe de France au championnat du monde, il appliqua la même tactique : Merckx se classa huitième et Jourden … neuvième ! Dommage que le Belge fût moins « cannibale » qu’à l’habitude !
Entre temps, Jean remporta le Grand Prix de Plouay, une exigeante course bretonne qui n’avait pas encore la notoriété internationale qu’elle possède aujourd’hui. Il inscrivit aussi quelques critériums à son palmarès, preuve qu’il était « bankable » comme on ne disait pas en ce temps-là.
Cet ensemble de bonnes performances lui valut de remporter le Challenge Sedis, un prix convoité, créé par le fabricant éponyme de chaînes mécaniques, récompensant le meilleur coureur professionnel de la saison en France.
69, année érotique selon Gainsbourg, fut squelettique pour Jourden : juste une nouvelle victoire au Grand Prix de Plouay.
Installé avec mon regretté frère au sommet du Ballon d’Alsace, j’espérais le voir lors du Tour de France disputé cette fois par équipes de marques. Malheureusement, il abandonna juste avant l’ascension. En lieu et place, on s’enthousiasma pour la démonstration d’Eddy Merckx qui allait survoler le Tour.
Dans Paris-Luxembourg, Jourden aurait été bien inspiré de calquer encore sa course sur Merckx car, cette fois, le Belge l’emporta.
En septembre, Jean quitta sa marque Frimatic pour courir « à la musette », sous les couleurs de Sonolor-Lejeune, le « derby de la route » Bordeaux-Paris, une épreuve qui perdait doucement de son prestige et était un peu devenu un lot de consolation pour des coureurs en quête de réhabilitation. Il termina sixième sur dix arrivants.
Saison tristounette pour le supporter normand, Anquetil, jeune retraité, avait gagné désormais le droit de fumer la pipe !
1970 : Louis Caput, l’ancien directeur sportif des troupes « de gribaldiennes », emmena avec lui plusieurs éléments dont Jourden, dans l’équipe Mercier désormais sponsorisée par Fagor, une entreprise espagnole d’électro-ménager. Ce nouveau changement d’équipe révélait sans doute une incapacité chez Jean de se fondre dans un collectif.
La preuve, il changeait encore de formation pour la saison 1971, courant désormais sous le mythique maillot blanc à damiers noirs de l’équipe Peugeot.
Le champion m’était sympathique, je guettais toujours un coup d’éclat tant il transpirait la classe. Ça faillit en deux circonstances. D’abord, lors du Tour des Flandres à propos duquel le Miroir du Cyclisme relatait : « Ce Tour des Flandres mit en évidence un Jourden revigoré, agressif à l’extrême, qui réalisa sans doute la meilleure course de sa carrière professionnelle. En raison de sa présence aux avant-postes et de sa combativité, nous tenons personnellement l’ancien champion du monde pour le meilleur homme du jour. »
Échappé avec un autre Français Yves Hézard et le Belge Spruyt un coéquipier de Merckx, le trio ne fut rejoint qu’à quelques kilomètres de l’arrivée. Il termina finalement huitième.
Deux semaines plus tard, il fut encore plus près d’en remporter « une belle », ou au plus mal de finir deuxième, lors d’un Paris-Roubaix dont Anquetil, désormais suiveur, déclara qu’il fut le plus beau auquel il lui avait été donné d’assister.
Tout roulait très bien, Jean faisait partie d’un petit groupe de onze qui avait distancé l’immense favori Merckx. Puis il s’échappa avec l’Italien Felice Gimondi, déjà vainqueur au vélodrome de Roubaix en 1966. Malheureusement, l’enfer du Nord était pavé de mauvaises intentions … même pour nous, téléspectateurs. Je vous narre toutes ces péripéties alors que nous n’en vîmes absolument rien à la télévision, l’hélicoptère chargé de relayer les images étant tombé en panne. Pendant de longues minutes, nous avions eu droit à un unique plan fixe sur le commentateur de l’O.R.T.F Richard Diot, en attendant que les premiers coureurs débouchent sur la piste.
Jourden creva trois fois, Gimondi quatre, les deux champions, très fair-play, s’attendant pour continuer à unir leurs efforts. Un passage à niveau fermé leur interdit définitivement la victoire qui revint à un certain Rosiers, Jourden ne récoltant que les épines !
Jourden se classa douzième. Interviewé sur la ligne d’arrivée par Jean-Michel Leulliot, plutôt que de se lamenter sur sa malchance, il eut la lucidité de faire sa publicité gratuite en annonçant l’ouverture, quelques jours plus tard, de son magasin de cycles à Pont-Audemer.
Ses performances dans ces deux grandes classiques du Nord résument ce que fut Jean Jourden : un incontestable champion à la classe folle souvent victime d’une poisse tenace et surtout d’une santé morale et physique fragile.
Jean débuta encore la saison 1972. Toujours au sein de l’équipe Peugeot, avec notamment Thévenet et Pingeon, il remporta le prologue contre la montre par équipes du Circuit du Dauphiné (Libéré)-Progrès. Le lendemain, il était échappé avec Jacky Botherel, un autre ancien champion du monde amateur, ce qui signifiait qu’à tout coup, il allait endosser le maillot de leader, lorsque, à quelques kilomètres de l’arrivée à Saint-Étienne, un motard projeta à terre les deux coureurs. Le diagnostic était terrible pour Jean : fracture du fémur et d’une vertèbre lombaire. Sa carrière cycliste s’arrêta brutalement là !
Chers lecteurs, vous êtes possiblement étonnés que je rende un si long hommage à un coureur cycliste qui, pour les plus jeunes, est un inconnu, et pour les spécialistes n’aura été que le champion (du monde) d’une seule course amateur.
Oui, pourquoi en effet ? De merveilleux souvenirs de jeunesse, tout simplement !
« La voix du Tour de France » Daniel Mangeas, l’extraordinaire commentateur aux arrivées des courses cyclistes, a confié, à l’annonce de son décès, que Jean Jourden fut « l’idole de ses douze ans ». Il enthousiasma l’adolescent de 14 ans que j’étais par sa manière irrésistible, par son panache, de survoler les courses. Toutes proportions gardées bien sûr, il avait quelque chose en lui de Fausto Coppi, le campionissimo de mon enfance. D’ailleurs, en revoyant ses photos, je trouve une certaine ressemblance dans leur style : moins aérodynamique qu’Anquetil, il donnait une impression de légèreté, de facilité.
Jean Jourden ne réalisa pas la carrière que l’on était en droit d’attendre de sa part. Au fil du temps, ma passion fugace devint compassion.
Soixante ans plus tard, mon hommage est sans doute une réminiscence de l’enfance. Anquetil, Gaul***, Bahamontès****, Geminiani l’été dernier, Van Looy ces derniers jours … un à un, mes petits coureurs en plomb se couchent pour l’éternité.
*http://encreviolette.unblog.fr/2009/04/15/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/08/22/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse-suite/
**http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/01/histoires-de-criterium/
***http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
****http://encreviolette.unblog.fr/2023/10/22/federico-bahamontes-laigle-de-tolede-sest-envole/