Archive pour mars, 2024

Flâneries à Bruxelles (6)

Entre les blocages autoroutiers et l’inauguration mouvementée du Salon de l’Agriculture, expressions de la colère du monde agricole, nous sommes parvenus, ma compagne et moi, à maintenir notre nouvelle visite à notre chère petite-fille, bruxelloise d’adoption. Coïncidence, même Bruxelles, siège de plusieurs institutions européennes, « brusselle » également des ronflements de dizaines de tracteurs, venus principalement d’Italie et d’Espagne, pour stigmatiser la politique agricole commune (PAC).
Tout au long de la traversée des vastes plaines des Hauts-de-France dédiées aux cultures végétales (céréales, betteraves sucrières, pommes de terre, choux, endives), mes pensées convergent vers cette grave crise qui secoue l’hexagone et accapare l’actualité.
Privilège de l’âge (en est-ce vraiment un ?), j’appartiens à cette génération d’après-guerre née dans une France encore largement rurale dont les parents et grands-parents étaient majoritairement des paysans. Ils vivaient souvent chichement mais semèrent pour les enfants d’alors des souvenirs intenses qui, à n’en pas douter, me vaudront les moqueries d’un certain courant « jeuniste ».
À la vue de la campagne picarde défigurée par des troupeaux d’éoliennes, je pense à Mohican, le puissant livre d’Éric Fottorino qui relate la radicalisation d’un fermier jurassien face à cette nouvelle industrie du vent.
Ressurgissent des histoires de goût, d’enfance et de transmission dans cette France rurale d’antan. Je pense à ma chère mémé Léontine*, veuve de la guerre 14-18 et modeste paysanne dans un village de la Somme, dont j’avais brossé le portrait dans cet espace-ci. Sa ferme était un terrain d’aventures. Le temps des moissons au cœur de l’été constituait de merveilleuses vacances lorsque, juché sur les bottes d’avoine entassées dans le chariot, nous rentrions des champs au rythme lent de deux majestueux chevaux boulonnais. Je me souviens des goûters avec les grands bols de lait fraîchement trait du pis de sa vache. Jeunes citadins, vous ne connaissez probablement pas l’instant d’émotion de la peau de lait qui se forme à la surface de la casserole de lait cru sur le feu.
J’en souris, je pense à un de ses deux fils, mon professeur de père en l’occurrence, qui me contait que, durant la période d’Occupation, il ressuscita à la ferme la culture de la lentille pour pouvoir nourrir les jeunes filles pensionnaires du Cours Complémentaire dont la gestion était entièrement de la responsabilité de la directrice, ma maman. Autre anecdote, mon père fut contrôlé à vélo sur le chemin du retour au collège (une quarantaine de kilomètres) par une patrouille allemande intriguée par l’importante cargaison d’œufs sur le porte-bagages. Illustration cocasse, certes dans une période sombre, d’une forme d’agri-localisme, comme on dit aujourd’hui, qu’on soupçonne être une des solutions possibles à la crise.
J’ai déjà eu l’occasion de vous dire que dans la maison école de mes parents, on retrouvait globalement à la table familiale et au réfectoire des jeunes filles pensionnaires ou demi-pensionnaires, les mêmes plats cuisinés sur place par des employées originaires souvent de fermes alentour. Et autant que je me souvienne, je n’ai jamais entendu parler d’intoxications alimentaires. On parle beaucoup actuellement d’imposer une alimentation locale dans les établissements scolaires et les collectivités, comme quoi on ne fait souvent que recycler d’anciennes méthodes,
En 2009, j’avais consacré un billet à ma visite au salon de l’Agriculture**. On invectivait déjà le président de la République de l’époque qui s’était fendu d ‘un « Casse-toi pauv’ con ! » à l’intention d’un paysan refusant sa poignée de main !
D’autres images traversent mon esprit, cette fois des vraies. Celles d’une ferme du Rouergue filmée à quarante ans d’intervalle par Georges Rouquier dans son inoubliable diptyque Farrebique (primé au Festival de Cannes 1946 et sélectionné pour la Mostra de Venise) et Biquefarre, celles des Profils Paysans de Raymond Depardon, celles militantes du documentaire césarisé Tous au Larzac de mon ancien collègue et ami Christian Rouaud évoquant la lutte admirable, dix années durant, des bergers du Causse contre l’expropriation de leurs terres au profit de l’agrandissement d’un camp militaire, celles de Sophie Loridon sur Lucie Vareilles***, une brave paysanne ardéchoise qui prophétisait naïvement qu’après elle ce serait le déluge, celles encore, pour être dans l’actualité, des formidables Femmes de la terre du documentaire d’Édouard Bergeon, fraîchement diffusé sur le service public.
Certains suggèrent une éducation scolaire à l’alimentation : louable proposition qui me fait un peu sourire alors qu’en 1993, vainquant le scepticisme de l’inspecteur d’académie, j’avais initié, avec une valeureuse institutrice, une classe du patrimoine sur l’art culinaire, emmenant pendant une semaine des élèves de cours moyen deuxième année, sur le plateau d’Aubrac, à la rencontre de Michel Bras, chef triplement étoilé de Laguiole.
Vous devez vous demander à me voir pérorer ainsi si je vous emmène bien flâner à Bruxelles. Je confirme, on approche même de la frontière belge, mais pour rester encore quelques kilomètres sur la question agricole, sachez que dans le coffre de la voiture, se trouve un précieux laisser-passer dissuasif de tout éventuel blocage routier : une grande terrine dans laquelle, à la requête de nos hôtes bruxellois, ma compagne a fait mijoter depuis trois jours … un cassoulet dans les règles de l’art culinaire avec des produits locaux de son Ariège natale, y compris les fameux haricots élevés dans le maïs**** ! Quasiment, « de la fourche à la fourchette » ou « du champ à l’assiette » comme ambitionnent certains slogans : produire ici pour nourrir ici !

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Voilà, nous y sommes. Encore deux heures pour faire mijoter une dernière fois les « mounjets » et cuire les saucisses de Toulouse. Bientôt, les deux jeunes, dont l’un est originaire de la région de Castelnaudary, féliciteront chaleureusement la cuisinière.
Le lendemain matin, les laissant à leur grasse matinée, ma compagne et moi nous rendons dans le quartier des Marolles, place du jeu de Balle plus précisément où se tient tous les jours son marché aux puces, une véritable institution.
Je n’y avais pas prêté attention dans ma jeunesse, il servit de décor à l’une des premières scènes du Secret de la Licorne, une des aventures de Tintin. C’est là que le célèbre reporter, héros de Hergé, découvrait la maquette du navire que commandait le chevalier François de Hadoque, ancêtre du bouillant capitaine.

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Moins fictivement, incidemment, j’ai déjà eu l’occasion de vous entretenir du quartier et du marché, dans un billet en date de 2009, à l’initiative d’une lectrice bruxelloise qui m’avait envoyé une photographie prise en cet endroit*****.

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Elle en parlait en connaissance de cause, l’ayant fréquenté, gamine, lorsque son grand-père paternel, brocanteur, y vendait des lunettes, des chapeaux, des cannes et tout un bric-à-brac hétéroclite d’objets usagés : « Le quartier a toujours eu mauvaise réputation car c’était de tout temps le quartier chaud de Bruxelles, où l’on n’osait pas s’aventurer. Pourtant, les Marolles sont fameuses, non seulement pour leur incomparable « Vieux Marché », mais surtout pour leur truculence, leur jovialité, leur désinvolture, leur animation, leur chaleur humaine. C’est là que s’est réfugiée l’âme de Bruxelles, son âme originale et populaire, cordiale, débonnaire, vibrante, frondeuse, bilingue, rude, indépendante, fraternelle, en un mot breughélienne ».
Comme écrivait Baudelaire dans son poème Le Cygne : « La forme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel ». Quinze années se sont écoulées, et il faut bien reconnaître que le quartier, victime d’une inexorable gentrification, a perdu un peu de son âme … seul le « brol » demeure encore. Le brol, c’est un belgicisme polysémique auquel chacun donne un sens différent : désordre, entassement de rebuts, bric-à-brac, objets auxquels on tient même s’ils ne valent rien. Il sert à désigner aussi bien l’hétérogénéité des objets qui se vendent sur le marché que le fouillis de leur installation. Il a fait son entrée dans notre Petit Robert en 2008 en tant que désordre, fouillis et « bazar », le regretté chanteur Arno employait souvent ce dernier mot lors de ses interviews. Le dictionnaire lui associe comme synonymes : fatras, pêle-mêle, binz, boxon, bordel, foutoir, merdier ! Et l’on peut même ajouter « souk » à en juger par la maghrébisation des voddemannen, chiffonniers en dialecte bruxellois, videurs de maison déballant leur brol à même les cartons sur le pavé de la place.

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L’écrivaine belge à succès Amélie Nothomb tente cette définition : « Si je devais écrire un roman qui s’appellerait « Brol », ce serait sans doute une histoire à la Ionesco d’un héros malheureux luttant contre l’invasion du brol dans sa vie ».
La jeune chanteuse bruxelloise Angèle reçut en 2019 une Victoire de la révélation de l’année pour son premier album intitulé … Brol.
Adossée à un réverbère, la silhouette d’une vamp platinée fait la retape à un coin de la place. L’image n’est pas si incongrue que cela, les Marolles tenant possiblement leur nom de la congrégation des sœurs Apostolines qui avaient pour vocation de secourir les prostituées, nombreuses dans le quartier au XVIIème siècle.

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Vieilles photos, correspondance, livres, disques, vaisselle, linge, bibelots divers, battent le pavé dans l’attente d’un éventuel acheteur. Restes matériels d’une pluralité de vies humaines, on peut essayer d’imaginer les configurations familiales, les professions, les goûts littéraires, musicaux ou culinaires de leurs anciens propriétaires,
Une certaine nostalgie vous envahit. Ce matin, j’en suis même à me questionner fugacement sur le devenir de tous les objets qui constituent mon quotidien, mon univers. Mon brol devient un sujet philosophique.

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Nous faisons le tour de la place pour choisir un bistrot-brasserie typique où boire un café et nous imprégner d’un peu de la mémoire et l’esprit « brusseleir ». Ils se nomment Le Pavé, Le Chineur, Le Brocanteur, nous optons pour le bien nommé Volle Brol. Les murs de la salle exiguë ainsi que le comptoir sont encombrés d’objets hétéroclites, plaques émaillées publicitaires, chapeaux, maillots du prestigieux club de football d’Anderlecht, photos, un vrai brol quoi ! Je repère même un portrait de Charles Trenet, me revient le refrain de sa chanson L’héritage infernal :

« La table de son père
La montre de son frère
Le fauteuil de sa mère
La pendule à coucou
Une paire de bretelles
Une bouteille d’Eau de Vittel
Et une coiffe en dentelle
Qu’il se mettait au cou… »

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Sur le pignon d’un immeuble, s’étale une vieille réclame pour l’apéritif Martini Rossi, précurseuse (je fais attention au féminin avec le mouvement #MeToo !) du Street Art d’aujourd’hui.
De l’autre côté de la rue, on dirait le Sud, au Marseillais du Jeu de Balle, un bar effectivement à l’ambiance anisée (sa carte décline paraît-il 80 variétés de pastis) évidemment tout acquise à l’Olympique de Marseille. Je me souviens avoir lu un reportage décalé, à l’occasion de la retransmission dans cet établissement d’un match de Ligue des Champions entre Anderlecht, le club phare bruxellois, et le « PéEsseGé », avec une bonne blague belge ou provençale à la clé : « Neymar, rentre chez toi, ta mère a fait des gaufres ! », la star brésilienne faisant des misères aux joueurs locaux.

MarseillaisBlier apéro

J’imagine l’ambiance qui doit régner sur la place, chaque année en juillet, lors du Bal National et du Resto National. Des milliers de personnes s’y rassemblent à ciel ouvert pour « zwanzer » dans la bonne humeur et déguster « des moules et puis des frites, des frites et puis des moules … et du vin de Moselle » ! Petit hommage à Brel et son ami Jef, mais c’est bien sûr la bière qui coule à flot.
À deux pas de là, en contrebas du Palais de Justice, se trouve un monument symbolisant bien l’esprit frondeur du petit peuple Marollien. Au lieu de célébrer les morts, il honore les vivants et l’épicurisme.

Bruxelles_Monument_des_vivantsDanse Paysans Brueghel

Le bas-relief, inauguré en 1933, est inspiré de La Danse des Paysans, un tableau de Brueghel l’Ancien, le plus illustre habitant du quartier. On y découvre les silhouettes de quelques personnages du folklore bruxellois, y figure même le Zinneke, belgicisme de « chien bâtard » qui « flaire » (!) bon le Bruxelles populaire et gouailleur. Vous aviez peut-être eu l’occasion de le croiser satisfaisant un besoin naturel sur un potelet du quartier Sainte-Catherine, lors d’une précédente flânerie.

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Pour s’imprégner de ce que fut et demeure l’esprit du quartier, il faut feuilleter le « Pavé dans les Marolles », un petit journal local gratuit à périodicité aléatoire écrit par et pour des habitants et usagers qui y vivent ou y travaillent, des militants pour la sauvegarde de la mémoire et la préservation du lieu face à la bétonisation galopante.
Dans l’éditorial du premier numéro, est cité ce proverbe (turc) : « Quand la hache pénétra dans la forêt, les arbres dirent : « Ça va, son manche est des nôtres ! ».

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Dans une rue voisine de la place, on tombe sur une curieuse plaque commémorative : « Bataille de la Marolle 13-9-1969, ci-gît le promoteur et sa fidèle épouse la bureaucratie » ! Face à un plan d’extension du Palais de Justice (encore couvert d’échafaudages aujourd’hui), les Marolliens s’étaient alors rebellés obligeant les autorités à renoncer à leur projet dévastateur.

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Dans ma déambulation, mon regard est attiré par des pavés dorés sur le trottoir. Le quartier des Marolles accueillit, dans les années 1930, de nombreux réfugiés fuyant la Pologne, l’antisémitisme et le nazisme. Durant la Seconde Guerre mondiale, plus de 25 000 personnes d’origine juive furent déportées du camp de rassemblement de Malines vers les chambres à gaz d’Auschwitz.
Ces pavés dits de mémoire, recouverts d’une feuille de laiton, sont scellés devant les immeubles où vécurent ces personnes déportées, persécutées pour leur origine ou parfois pour avoir été résistantes. Chacun mentionne le nom de la victime, la date de son arrestation, le lieu de sa déportation et son destin funeste. Ces pierres se muent souvent en lieux de recueillement pour les descendants de ceux qui, réduits en cendres dans les fours crématoires des camps, n’ont pas reçu de sépultures.
L’émotion est encore rendue plus vive par l’actualité dramatique de ces derniers mois.
Sur le chemin du retour, entre Marolles et Sablons, je tombe incidemment sur quelques fresques murales dédiées à la prolifique bande dessinée belge, faisant partie intégrante du paysage urbain bruxellois. J’en avais longuement entretenu mes lecteurs lors de ma première flânerie avec en prime une visite au Centre de la Bande dessinée.
Depuis, il me semble qu’une vague déferlante féministe, à travers notamment un collectif Noms Peut-être, s’est intéressée plus activement aux représentations du neuvième art dans l’espace public. Au nom de la fameuse parité hommes-femmes, ce mouvement dénonce l’invisibilité d’œuvres d’autrices et d’illustratrices, ainsi que le pourcentage minime de personnages féminins mis en avant. Certaines fresques sembleraient même glorifier le harcèlement sexiste de rue qui est le quotidien des femmes.

Tag Odilon Verjus

La fresque tirée d’Odilon Verjus de Yann & Verron (deux artistes français) a été taguée en rouge d’un « Decolonize ». Il est vrai que son sujet renferme tous les ingrédients pour faire démarrer au quart de tour les pourfendeurs de l’ancien temps : les héros sont deux ecclésiastiques, le ventripotent Odilon Verjus, ancien souteneur, et le jeune Laurent de Boismenu aux principes moraux un peu plus rigides, qui, dans chacun des épisodes, sont missionnés par le Vatican dans différentes régions du monde afin de convertir les âmes de leurs habitants, tribus papoues anthropophages entre autres. Ici, ils tendent la main à Joséphine Baker, célèbre danseuse qui défraya la chronique en apparaissant seins nus et juste une ceinture de bananes dans un spectacle « La Revue Nègre ».
L’artiste qui s’engagea dans la Résistance en France et combattit la ségrégation raciale aux Etats-Unis doit sourire, dans la crypte du Panthéon, de tout ce tintamarre à propos d’une fresque.
Il semblerait que pour calmer les esprits, la ville accepte désormais d’accompagner les fresques d’un texte dit de recontextualisation directement visible sur le mur ou sous forme d’un code QR.

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Un peu plus bas, dans la même rue des Capucins, les deux demi-frères Blondin et Cirage, héros créés par Joseph Gillain dit Jijé en 1939 pour l’hebdomadaire religieux « Petits Belges », semblent, pour l’instant, échapper sinon à la polémique, du moins aux tags dénonçant le racisme et le colonialisme. Houba houba ouf pour reprendre les onomatopées du marsupilami !
Je vous renvoie à un ancien billet****** que j’avais commis en me promenant dans une rue de Paris et qui soulevait les mêmes questionnements.
À quelques mètres de là, dans le cadre du 450ème anniversaire de la mort de Pieter Brueghel, une fresque a été réalisée récemment, librement inspirée de « Fuite en Égypte », un tableau du peintre. « Le passeur » représente un couple tentant de franchir la frontière d’une Europe imaginaire luxuriante et accueillante.

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Il y aura encore bien sûr des détracteurs sur cette représentation, placée dans un des quartiers les plus cosmopolites de Bruxelles, célébrant les mouvements de populations tels qu’ils existent depuis la nuit des temps.
Je découvre en effectuant quelques recherches que les activistes du collectif Noms Peut-être s’intéressent également à l’odonymie, mot savant pour désigner l’étude des noms propres attachés à une voie de communication. Ainsi, elles s’en allèrent une nuit coller des plaques de rue du quartier des Marolles sous leur nom masculin officiel en y adjoignant des noms de femmes.
Sont-elles contentes que récemment ait été inauguré un sinistre tunnel Annie Cordy, anciennement Léopold II, long de plus de deux kilomètres ? Ce Léopold dont l’une des petites-filles milite pour que les statues de son aïeul soient retirées de l’espace public : « Elles glorifient les hommes –eh oui, c’était tous des hommes- qui étaient les suprémacistes blancs et ont apporté la mort et la souffrance aux personnes originaires de si nombreux pays en Afrique, Asie et dans les Amériques ». Elle tempère tout de même : « Ces statues peuvent être dans des musées avec des explications ».
Nous hâtons un peu le pas, nous avons rendez-vous à midi, avec nos jeunes bruxellois, face à la Mer du Nord, entendez par là, devant le Noordzee, le populaire bar à poissons frais et à ciel ouvert de la Place Sainte-Catherine, une halte quasi incontournable à chacune de nos visites dans la capitale belge.
Maintenant que nous avons passé commande, dans l’attente, je ne résiste pas à vous livrer une histoire (vraie) belge pour rester dans le ton subversif de la matinée, manière aussi de glisser une allusion vélocipédique dont, mes fidèles lecteurs le savent, je suis friand.
En 2019, a été inaugurée par la Ville de Bruxelles une rue Willy De Bruyn, une figure du cyclisme belge des années 1930. Il fut sacré « championne du monde » sur route en 1934 et 1936. En effet, il était né au début de la Première Guerre mondiale sous une identité féminine, ses parents l’ayant déclaré à l’état civil comme Elvira De Bruyn. En 1937, Elvira se fit juridiquement reconnaître en tant qu’homme. À la fin de sa carrière, le désormais Willy ouvrit un café avec son épouse dans le quartier bruxellois où une rue porte désormais son nom. Plus que sa notoriété de champion(ne) cycliste, c’est son combat pour faire reconnaître les personnes transgenres qui lui a valu cette distinction posthume.
Bon appétit ! En ce qui me concerne, j’ai opté pour une soupe de poissons et une friture d’éperlans, avec un verre d’un gouleyant vin blanc argentin.

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Durant l’après-midi, nous faisons profiter les jeunes de notre voiture pour faire le plein de courses alimentaires dans une grande surface de la banlieue. La vie est chère à Bruxelles.
Pour la soirée, les mêmes jeunes ont réservé, depuis plusieurs jours, une table au Strofilia, un restaurant grec à l’excellente réputation, situé tout près de leur appartement dans le quartier de Sainte-Catherine.
Le décor est superbe : la première salle à l’entrée est de style résolument contemporain, mais, chouette idée, le patron nous propose de nous installer au sous-sol dans des caves voûtées aux murs de briques. Le lieu est effectivement un ancien caveau et son nom « Strofilia » signifie pressoir en grec.

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Les serveuses accueillantes sont de bon conseil pour orienter notre choix dans la carte alléchante. En entrée, nous partageons des mezzés froids, une assiette dite « Ouzo » de poissons fumés et marinés, une assiette de fromages et charcuteries de Grèce, ainsi qu’un bol d’un sublime tarama blanc naturel (pas de rose fluo !).

Strofilia 2Version 2

En plat principal, j’opte pour un jarret d’agneau, cuit à basse température pendant 24 heures, et accompagné de « trahanas » : il s’agit de minuscules pâtes artisanales, typiquement grecques (et turques), en forme de grains de riz, à base de blé complet, lait de brebis ou yaourt, une des plus anciennes recettes de pâtes, le célèbre cuisinier romain Apicius, semble-t-il, l’évoquait dans un traité gastronomique.

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Pour accompagner dignement, il nous est conseillé un Agiorgitiko, un vin rouge du Péloponnèse, un « vin d’amour et d’amitié » ainsi classifié sur la carte. Le restaurant organise régulièrement des soirées Wine & Dine pour mettre en valeur la variété et la qualité de la viticulture grecque, en présence parfois d’un producteur.
Dehors, à quelques pas de là, la terrasse du Laboureur, pittoresque bistrot que je vous ai présenté dans une précédente flânerie, regorge de clients et … clientes, la parité est respectée !
Bruxelles est une fête, pour pasticher le livre d’Hemingway sur ses années parisiennes. Nous ne saurions achever la soirée sans remonter la rue de Flandre jusqu’à la « Camionnette rouge » devant la Place Sainte-Catherine. Là aussi, il y a affluence, mais un aimable client sur le départ nous invite à le remplacer à sa table. Le patron vient longuement bavarder avec nos deux jeunes gens, preuve qu’ils sont des fidèles du lieu ? Ce sera un Caïpirinha Passion ! … et même deux !!
Au temps de Brel, « sur les pavés de la place Sainte-Catherine, dansaient les hommes les femmes en crinoline ». Ce soir, on ne va pas se quitter comme ça, voici une salsa bruxello-colombienne, un surprenant et délicieux cocktail :

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C’est dimanche, déjà, il faut penser au retour dans l’après-midi. La matinée est consacrée à quelques emplettes. En attendant l’ouverture des magasins, nous jetons un œil sur la Grand-Place toujours en majesté malgré la « drache ».

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Le rideau se lève dévoilant les trésors d’une des boutiques du maître chocolatier Neuhaus.
L’histoire commence en 1857 lorsqu’un pharmacien suisse d’origine italienne (la famille se nommait Casanova), Jean Neuhaus, émigre à Bruxelles et ouvre une officine dans la prestigieuse Galerie de la Reine. Il propose à ses clients évidemment des médicaments mais bientôt il imagine comment adoucir la posologie en les enrobant d’une fine couche de chocolat.

Neuhaus 1

Inspiré par l’héritage de son grand-père, Jean Neuhaus Junior crée en 1912 la première praline belge en remplaçant l’amertume du médicament par un fourrage savoureux de ganache de chocolat noir. Ses chocolats étaient vendus à l’époque dans un cône de papier, comme pour les frites. Bientôt son épouse Louise Agostini conçoit un emballage élégant, un coffret portant le nom de « ballotin ».
L’un des produits phares est le coffret collection « Histoire de Neuhaus », un assortiment de pralines (ce qu’on appelle des chocolats en France) marquant chacune un moment de la saga familiale cacaotée. Ainsi Suzanne est une praline dite musicale avec un cœur à la framboise, en hommage à l’illustre carrière de la fille de Jean et Louise, brillante mezzo-soprano du Théâtre de la Monnaie de Bruxelles.
La praline prince Albert (futur roi) cache en son cœur une noisette du Piémont caramélisée clin d’œil à son épouse italienne Donna Paola Ruffo di Calabria, je n’ose pas dire la solaire princesse de crainte de la faire fondre ! Salvatore Adamo dédia une chanson à celle qui, à l’époque, faisait régulièrement la une de Point de vue Images du Monde, le magazine des familles royales : « Dolce Paola, si tu as vu ses yeux tu ne peux pas renoncer à en faire une légende » ! Initialement créées à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1958, Caprice & Tentation sont des nougatines fourrées avec une crème à la vanille de Madagascar pour la première, et d’une ganache au café Arabica pour la seconde. J’arrête, j’ai pitié de votre foie.

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Un olivier sur le sol flamand, jamais on ne le verra, quoiqu’avec le réchauffement climatique … Par contre, les huiles et vinaigres italiens et grecs en flacons ou « à la tireuse » de l’enseigne Oil & Vinegar ensoleilleront bientôt nos salades.

Huiles Oil Vinegard

Souvenirs, souvenirs, en face de l’église Saint Nicolas, on se dirige maintenant vers l’estaminet À la Bécasse, une vénérable institution bruxelloise avec à sa tête la même famille depuis 1877, date de son ouverture. Je ne saurais l’affirmer, j’y étais peut-être venu, gamin, avec mes parents à l’époque de l’Exposition Universelle de 1958. Ce dont je me souviens, par contre, c’est d’y avoir passé quelques soirées à l’occasion de mémorables virées avec des copains parisiens, au temps de mes vingt ans.

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J’avais oublié, l’estaminet, aussi discret que le volatile dont il porte le nom, est planqué au bout d’un étroit corridor biscornu et peu avenant.
La salle a conservé son caractère rustique et chaleureux avec ses murs lambrissés, sa cheminée, son comptoir, ses cuivres rutilants. Elle est presque déserte et silencieuse en cette matinée dominicale. On n’y fume évidemment plus du tout, on y boit probablement beaucoup moins. Le temps semble s’être figé.

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Pour arroser ce pèlerinage, nous commandons une bière à la pression (en Belgique, on dit au fût) Lambic framboise de la brasserie Timmermans ainsi qu’une planche de fromage de Gouda découpé en dés.
Avant de retrouver la France, un petit crochet par le fritkot de Sainte-Catherine avant d’honorer, à l’appartement, un fleuron de la cuisine belge, des croustillantes frites dans les règles de l’art : découpées dans des pommes de terre Bintje et double cuisson dans la graisse de bœuf.
Demain, c’est régime ! Je vous promets déjà de prochaines flâneries bruxelloises. Il est prévu que nous y passions une semaine complète au mois de mai. Les jeunes partant en voyage, nous sommes réquisitionnés pour garder leur adorable petite chatte !

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* http://encreviolette.unblog.fr/2008/01/20/ma-grand-mere-meme-leontine-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/02/14/ma-grand-mere-meme-leontine-2/
** http://encreviolette.unblog.fr/2009/03/06/la-plus-grande-ferme-du-monde-un-soir-au-salon-de-lagriculture-2009/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2019/06/12/lucie-vareilles-est-entree-dans-paris/
**** http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/08/cest-pas-la-fin-des-haricots-tarbais/
***** http://encreviolette.unblog.fr/2009/10/01/une-photo-vieille-photo-de-ma-jeunesse/
****** http://encreviolette.unblog.fr/2009/03/24/le-temps-pas-beni-des-colonies-ou-quelques-elucubrations-vers-la-rue-mouffetard/
Anciennes flâneries bruxelloises :
http://encreviolette.unblog.fr/2021/12/08/flaneries-a-bruxelles/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/04/29/flaneries-a-bruxelles-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/05/21/flaneries-a-bruxelles-3/
http://encreviolette.unblog.fr/2023/01/08/flaneries-a-bruxelles-4/
http://encreviolette.unblog.fr/2023/12/06/flaneries-a-bruxelles-5/

Publié dans:Coups de coeur |on 21 mars, 2024 |Pas de commentaires »

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