Archive pour le 6 décembre, 2023

Flâneries à Bruxelles (5)

La période n’est vraiment pas propice à la sérénité.
Nous avons repoussé d’une semaine notre visite à notre chère petite-fille bruxelloise suite à l’odieuse attaque terroriste dans la capitale belge visant deux malheureux supporters suédois qui se rendaient au stade du Heysel, vêtus du maillot de leur équipe favorite, pour assister à la rencontre entre la Suède et la Belgique, dans le cadre des qualifications pour l’Euro de football de l’été prochain. Il ne fait même plus bon vivre sa passion a priori pacifique pour son sport favori, même la folie et la connerie s’invitent de plus en plus fréquemment dans les stades et leurs abords.
L’ignominieuse fusillade trouverait racine dans des autodafés du Coran devant la mosquée de Stockholm et le Parlement suédois.
Pure coïncidence, comme pour conjurer involontairement le sort, notre après-midi est consacré à une sortie au magasin IKEA, la populaire chaîne de mobilier et objets de décoration d’intérieur, à l’origine suédoise et dont le siège est aujourd’hui aux Pays-Bas. Son nom est un acronyme tiré des initiales de son créateur Igvar Kamprad, de la ferme familiale Elmtaryd et de son village natal Agunnaryd. Décédé en 2018, Igvar, multi milliardaire en dollars, retiré en Suisse, avait envoyé un courrier à ses salariés leur demandant pardon pour « une erreur de jeunesse », ses sympathies pronazies.
Les vêtements des employés empruntent au drapeau national suédois les couleurs jaune et bleue, celles qui ont permis au terroriste de repérer ses futures cibles et victimes.
En ce vendredi après-midi, la clientèle du magasin d’Anderlecht est constituée majoritairement de familles d’origine maghrébine. Molenbeek, la commune limitrophe, traîne, de manière excessive, une réputation de foyer d’islamisme radical  depuis les attentats de Paris du 13 novembre 2015 et ceux du 22 mars 2016 à Bruxelles. À l’époque, le regretté chanteur Arno monta au créneau contre Donald Trump qui s’était entiché de traiter Bruxelles de « trou à rat » : « Tout le rapportage sur Bruxelles et Molenbeek dans les médias étrangers est sérieusement sous influence. Un journaliste néerlandais est venu faire un reportage dans ma rue (du quartier Sainte-Catherine ndlr). Du bullshit pure souche ! Tout le monde me demande quelle est la situation à Molenbeek. La commune est devenue plus célèbre que la Belgique. Et quand je réponds que là aussi, il y a de l’eau qui sort des robinets, oui, on me regarde bizarrement. S’il y a des crapules qui se baladent à Molenbeek, il ne faut pas avoir pitié d’eux, non. Mais 95% de la population est constitué de gens accueillants et propres sur eux-mêmes. On y trouve plein de chouettes coins. »
Arno avait achevé sa lettre ouverte au bouffon américain par une jolie pirouette : « J’espère que tu sais que Jésus est Bruxellois ? James Ensor (né à Ostende comme Arno) en a fait un beau petit tableau : la Joyeuse Entrée du Christ à Bruxelles. On peut l’admirer dans un musée à Los Angeles. Il faudrait que t’ailles voir ça ! »

tableau Ensor

Détail Ensor

Ayez la curiosité de découvrir cette toile iconoclaste de 1888 sur internet ! Que diable le prophète vient-il faire à Bruxelles dans cette véritable mascarade ? Le fils de Dieu, à peine discernable, est un simple quidam, chevauchant un âne, perdu dans une foule de masques grotesques au-dessous d’une banderole « Vive la Sociale ». Truculent comme une kermesse peinte par Brueghel !
Bon, dans le climat d’horreur et de chaos largement relayé depuis quelques jours par les médias, on ne peut chasser cependant de son esprit quelque scénario mortifère. Heureusement, une paix intérieure vous ramène vite à la (bonne) raison du vivre ensemble. Bruxelles est la ville la plus cosmopolite (on y croise plus de 180 nationalités et on y parle plus de 100 langues) d’Europe et près de 40% des personnes qui y résident ne possèdent pas la nationalité belge. L’ouverture et le respect de chacun dans sa diversité sont des valeurs inscrites dans l’ADN bruxellois que l’on retrouve dans de nombreux lieux culturels.
Ceci dit, ne cherchez pas d’explication à ce repli sur soi, nous avons prévu de passer la soirée en famille autour d’une … fondue savoyarde ! Dans les règles de l’art, nous avons amené outre-Quiévrain poêlon, réchaud, fourchettes et les fromages ad-hoc : reblochon, beaufort, abondance et tomme de Savoie. Sans oublier le vin blanc Apremont Sublime et, légère entorse à la recette, quelques gouttes de Kirsch d’Alsace. Les jeunes ont adoré, les seniors aussi, et pas un morceau de pain n’est tombé par maladresse !

Fondue 1Fondue 2

Est-ce la fatigue due à l’interminable déambulation dans le mythique labyrinthe fléché des rayons IKEA, la matinée du samedi a été plus grasse qu’à l’accoutumée.
Après le crachin incessant de la veille, le soleil est le bienvenu sur les quais de Sainte-Catherine. Les bassins ont été vidés en perspective de la prochaine mise en place du marché de Noël. Sur les pavés, à proximité de l’église Sainte-Catherine qui a retrouvé sa blancheur, est proposée gratuitement aux passants, durant tout le mois d’octobre, une exposition en plein air : « 50 photographies avec une histoire ».
Initiée par l’Acciòn Cultural Española dans le cadre temporaire de la présidence espagnole au Conseil de l’Union Européenne, elle offre un regard sur l’histoire de la photographie au-delà des Pyrénées des années 1930 à nos jours, de la guerre civile jusqu’à l’Espagne des années 2020 en passant par la Movida, foisonnant mouvement culturel qui apparut après la mort du caudillo Franco.

Expo Ste Catherine 1Expo Ste Catherine 3

Chacune des 50 images sélectionnées reflète une époque, une manière d’appréhender la photographie et, évidemment et surtout, la charge sociale et humaine qui s’y attache.
En scannant les codes QR figurant sur l’affiche, on accède sur son smartphone à une véritable visite guidée avec différents niveaux de lecture permettant de découvrir l’histoire cachée derrière chacune des œuvres.
Sans trop me soucier de la chronologie, j’arpente le pavé laissant mon regard se poser où bon lui semble, et d’abord sur l’affiche de l’exposition.

Expo Ste Catherine 4

L’artiste Chema Madoz, influencé peut-être par le mouvement surréaliste, extrait l’objet de sa fonction utilitaire, imaginant de nouvelles significations. Jouant sur la perspective, il assimile le verre de vin au pubis de la femme qui se tient derrière. Helmut Newton, en contemplant l’œuvre, se serait exclamé : « le meilleur nu que j’ai jamais vu ».

Expo Ste Catherine 5

Adiós Amigo ! Photographie, incongrue dans le contexte de l’exposition au premier regard, d’un cavalier qui semble se recueillir devant une ruine à l’allure de mausolée. En réalité, son auteur Sergio Belinchón s’est beaucoup intéressé aux westerns dits spaghetti qui firent fureur en Europe dans les années 1960-70 et dont certains d’entre eux furent tournés dans la province d’Almeria. Il s’était rendu sur les lieux réalisant même un long métrage vidéo, remake du film de Sergio Leone Le Bon, la Brute et le Truand, en positionnant son trépied très exactement à l’endroit où était placée la caméra dans le film original et en utilisant les mêmes optiques, cadrages et mouvements de caméra. Pas de Clint Eastwood, ni Lee Van Cleef, aucune présence humaine et animale, juste des étendues de plantes épineuses et la musique originale du film.
La photographie exposée ici est extraite d’une série de scènes réalisées dans les paysages désolés du Haut-Aragon, autour de Huesca, d’un cavalier errant à la recherche d’un endroit pour abreuver son cheval en traversant les autoroutes et regardant les traînées d’avion dans le ciel azur.

Ste Catherine torero

La provocation se ressent dans Torero cordero (1972), une photographie iconoclaste de Pablo Pérez-Minguez, artiste actif et même activiste au sein du mouvement Movida Madrileña qui agita la société espagnole dans le dernier quart du vingtième siècle, symbole d’une Espagne jeune et ouverte tournant le dos à un archétype de l’époque franquiste.
Ici, le photographe demande à son ami écrivain et poète Ignacio Gómez de Liaño de devenir torero, vêtu d’une perruque et d’un masque, tenant un mouton dans ses bras. « Ballerine ridicule » comme chante Cabrel. À la même époque, une autre figure de la Movida, le cinéaste Pedro Almodovar, mettait en scène des faenas sexuelles et mortelles dans son film Matador.
Plus dérisoire, réminiscence de mon enfance, Marcel Amont*, une légende du music-hall décédée cette année à l’âge de 93 ans, me faisait rire avec le combat du torero Escamillo avec un moustique.

« C’était un grand torero d’Espagne
Qui n’avait jamais vu qu’un taureau
Un charmant taureau venu de Cerdagne
Un gentil taureau, doux comme un agneau… »

Ste Catherine foot curés

Ma passion pour le football est satisfaite avec cette photographie étonnante de séminaristes jouant sur un terrain de fortune digne des « potreros » argentins.
Son auteur Ramòn Masats, catalan de naissance et madrilène d’adoption, décida que son terrain de jeu en photographie serait la rue. Lino Hernando est le nom du gardien qui défend son but avec tant de zèle. Le tireur est Mariano Enamorado qui raccrocha sa soutane après dix ans de sacerdoce. Cinq décennies plus tard, le photographe et le curé se retrouvèrent pour se souvenir de cette photo prise en 1959.
Le thème me semble moins décalé qu’il n’y paraît pour avoir lu récemment un article sur des chanoines membres d’une congrégation religieuse traditionnaliste qui organisent chaque dimanche dans leur petite commune de Lagrasse dans l’Aude, des matches de foot avec les habitants du village et notamment les réfugiés du centre d’accueil de demandeurs d’asile.
Encore un souvenir d’enfance : le plongeon spectaculaire du « portero » ecclésiastique me renvoie à Lev Yachine, le mythique gardien de but soviétique qu’on surnommait « l’araignée noire ».

Ste Catherine Ibiza

« Le premier bikini à Ibiza » semblera à première vue un cliché très banal de paparazzo, qui plus est à Ibiza, île des Baléares célèbre pour sa vie nocturne animée et ses boîtes de nuit.
Il faut se replacer en 1953, en pleine dictature franquiste, pour appréhender toute sa charge sociale, morale et politique. Son auteur Oriol Maspons photographie sur la plage la mannequin Monique Koller juste vêtue d’un bikini ramené de France, lorsque des gardes civils passent en arrière-plan. Ils l’ont regardée et en ont ri : une fille en bikini, c’était impensable, elle aurait été expulsée de n’importe quelle plage du littoral espagnol, cela allait complètement à l’encontre de la morale chrétienne.
Pour Maspons, la photographie était un langage pour témoigner de son époque, elle devait donc être « utile ». Alors que l’Espagne est sous le joug du franquisme, il vint trouver à Paris une bouffée de liberté dans les années 1955. Il fréquenta le « club des 30×40 », Robert Doisneau, Brassaï. De retour à Barcelone, il intégra la « Gauche divine », un groupe de jeunes intellectuels et artistes qui, à la fin des années 1960, se rebellèrent contre la culture officielle franquiste.

Ste Catherine Cuba

« Chevrolet bleu et couple de danseurs » est une photographie de José Maria Mellado qui a acquis une renommée internationale pour ses paysages retouchés numériquement parfois pas encore impactés par l’homme ou au contraire très dégradés par l’intervention humaine.
C’est le premier cliché qu’il prit en 2006 à son arrivée à La Havane. Alors qu’il flâne sur le Malecon, l’emblématique promenade du front de mer, une Chevrolet bleue s’arrête devant lui. Les portières s’ouvrent, la musique à fond, un couple en sort et commence à danser.
Mellado, fasciné, n’ayant pas son appareil Hasselblad avec lui, demande au couple s’il serait d’accord de revenir le lendemain pour qu’il puisse prendre quelques clichés : « D’accord, on se voit avant le coucher du soleil, à demain ! »
Sa photographie, probablement scénarisée, possède aussi une grande rigueur esthétique. Les lignes au sol et la plaque minéralogique répondent à la couleur jaune de la chemisette du danseur, le bleu de la Chevrolet et les marques blanches font écho aux vêtements de sa partenaire.
Je me laisse embarquer dans cette scène empreinte de sensualité, j’entendrais presque la musique de l’autoradio. Je pense bien évidemment aux merveilleux papys du groupe Buenavista Social Club et au film éponyme de Wim Wenders dont je vous offre le teaser.

Image de prévisualisation YouTube

Dans le clip, on aperçoit fugacement une fresque de Che Guevara.
En juin 1959, le journaliste du Diario Pueblo, Antonio Olano, est informé discrètement de la venue du Che à Madrid. Le gouvernement voulait que la visite du chef de la guérilla cubaine soit invisible et l’empêcher de rencontrer des opposants au régime.
Pour témoigner de l’événement, Olano fait appel à César Lucas, un jeune photographe de 18 ans travaillant pour l’agence Europa Press. Seulement, eux deux accompagnent Che Guevara pendant quelques heures visitant dans la capitale, la Ciudad Universitaria, la Faculté de Médecine, la Plaza de Toros de Vistalegre et aussi faisant du shopping aux Galerias Preciados, les grands magasins madrilènes d’alors.

Ste Catherine Guevara

À l’époque, le reportage connut peu d’écho dans les médias, ce n’est que bien des années plus tard, qu’il fut récupéré comme un précieux document sur le passage du Che à Madrid.
L’heure avance, je reviendrai peut-être seul dans l’après-midi pour poursuivre ma visite de cette intéressante exposition en plein air.
Pour l’instant, nous avons prévu de retrouver les jeunes au Laboureur, un bistrot plus que centenaire de la rue de Flandre dont je vous ai déjà parlé lors d’une précédente flânerie. Ici, les gens ont l’air de se connaître, on est certain d’y croiser encore quelques tronches d’atmosphère qu’on croirait sorties d’une exposition des regrettés photographes Robert Doisneau et Willy Ronis, et d’y entendre encore quelques bribes de Brusseleir, le fameux parler bruxellois. Le soir, j’ai encore eu l’occasion de le constater, quel que soit le temps, la terrasse est bondée. Devant ma Jupiler pression, je savoure cette chouette tranche de vie.

Laboureur 2Laboureur 1

On commence à avoir nos habitudes dans le quartier Sainte-Catherine. Un des serveurs du restaurant La Villette a même demandé à notre chère petite-fille quand elle envisageait de venir avec ses grands-parents … Aujourd’hui midi, justement !
En chemin, nous nous attardons devant quelques boutiques de la rue de Flandre, ainsi celle d’un bouquiniste brocanteur où est exposé un tableau d’un fier pigeon voyageur, champion d’un concours colombophile.

Pigeon

Je ne parle pas bien sûr des oiseaux qui défèquent sur les voitures et les bâtiments des villes, et accessoirement sur le costume d’un ancien président de la République. C’est en Belgique, et plus spécifiquement en Flandre, que l’on trouve les meilleurs pigeons de compétition dont la valeur marchande de certains atteint plusieurs centaines de milliers d’euros, en particulier depuis l’arrivée sur le marché d’acheteurs chinois et taïwanais. Espérons que ceux-ci n’exporteront pas quelque nouvelle saloperie de virus. En tout cas, cette arrivée massive d’argent entraîne certaines dérives : vols dans les élevages, rackets par des intermédiaires véreux et même dopage. L’ancien champion du monde cycliste et triple vainqueur de Paris-Roubaix, le Flamand Johan Museeuw, avait été convaincu d’usage de produits interdits à l’issue d’une enquête partie de soupçons de trafics d’hormones dans le milieu agricole, le peloton cycliste, les courses de chevaux et … de pigeons. L’excellent journaliste, le regretté Pierre Chany, écrivit qu’avant-guerre, certains coureurs du Tour de France, pour pédaler à tire-d’aile, consommaient beaucoup de pigeons parce que ces oiseaux possèderaient un certain taux de strychnine. Autre histoire alimentant la légende des cycles : le coureur néerlandais Adrie Van der Poel, voulant expliquer un contrôle positif lors d’un Grand Prix de Francfort, raconta qu’il s’était fait « pigeonner » par son beau-père Raymond Poulidor qui lui avait servi à table une tourte à la viande cuisinée à partir d’un pigeon ! Voilà, c’était mon petit couplet vélocipédique !
Le pigeon fut le héros « positif » d’autres histoires d’hommes. Ainsi, à quelques pas de la boutique, à proximité de la fontaine du bassin de Sainte Catherine, est érigé un monument rendant hommage au Pigeon-soldat pour son rôle de liaison joué durant la Première Guerre mondiale. J’eus l’occasion de vous en parler lors d’une précédente flânerie.
J’aime l’ambiance chaleureuse de l’estaminet La Villette, sa salle du rez-de-chaussée avec son comptoir, ses boiseries, ses nappes à carreaux. D’une enceinte, sort en sourdine une entraînante musique de jazz d’avant-guerre.
Sans originalité, je commande, comme lors de ma précédente venue, la salade de crevettes grises d’Ostende aux chicons, parfumée au curry.

Villette 1

La vie est belge ! Je me régale ensuite, non pas d’un vol au vent au pigeon (!) mais d’un steak de bœuf aux fromages belges et à la Gueuze Cantillon. Je trouverais bien un moine brasseur pour absoudre mon péché de gourmandise.

Villette 2

Pendant que ma compagne véhicule les jeunes en banlieue pour faire leurs courses dans une grande surface, je choisis de retourner à l’exposition de quelques uns des plus grands photographes d’Espagne … et plus grandes.
Cristina García Rodero remporta le Prix national espagnol de photographie en 1996 et le prix du meilleur livre aux Rencontres d’Arles de 1989. Elle est membre de l’agence Magnum depuis 2009. L’image retenue ici est tirée d’un reportage pour Médecins Sans Frontières qu’elle effectua en Géorgie, à la fin de la guerre civile. La photojournaliste a capturé le regard douloureux d’une mère qui dit un ultime adieu à son fils âgé de 18 mois.

Ste Catherine enfant cercueil

Autre reporter, autre lauréat du Prix national espagnol de photographie, Gervasio Sánchez s’est lancé dans un projet qui déboucha sur un livre Vidas minadas traitant des conséquences de ce type d’armes silencieuses sur les populations civiles, souvent même des années après la fin de la guerre. Dans le cadre de ce projet, il se rendit au Mozambique en 2007 pour rencontrer Sofia, héroïne d’une histoire qu’elle n’aurait jamais voulu vivre : victime à 11 ans d’une mine terrestre qui lui sectionna les deux jambes.

Ste Catherine Sofia

L’attendrissante photographie de Sofia, désormais maman, et d’Alia, une de ses deux enfants, d’une grande beauté graphique, devient d’une injustice révoltante lorsque le regard découvre les membres inférieurs de la mère.
Son travail de dénonciation des horreurs de guerre valut à Gervasio le titre d’ambassadeur de la Paix de l’UNESCO. Il qualifia son premier voyage de « pio vivo », un voyage de « déserteur » en hommage à Boris Vian. Par la suite, il se spécialisa dans la couverture des conflits armés, notamment en Amérique Latine (La caravana de la muerte, las victimas de Pinochet), en Afghanistan, dans l’ex-Yougoslavie, au Rwanda et Somalie.
Comment ne pas penser à Robert Capa, immense photographe et correspondant de guerre, qui mourut justement, lors un de ses reportages sur la guerre du Vietnam, en posant le pied sur une mine antipersonnel.
Capa bâtit sa renommée en couvrant la guerre civile espagnole : « une cause sans images est non seulement une cause ignorée mais une cause perdue ». Il fut accusé de faussaire à propos de la possible mise en scène de son célèbre cliché « Mort d’un soldat républicain ».
Les photographes qui couvrirent la guerre d’Espagne sont souvent considérés comme les pionniers du photojournalisme. Plusieurs clichés de l’exposition traitent de ce conflit. Je suis particulièrement intéressé par celui du photographe madrilène Martin Santos Yubero montrant un groupe de jeunes soldats républicains posant dans des décombres pour un photographe de rue en pleine guerre civile, le 17 août 1937 précisément.

Ste Catherine Lorca

Photo dans la photo, présent sur l’image, le photographe de rue ou minutero devint une figure populaire au début du XXème siècle comme alternative à la photographie en studio, accessible uniquement aux classes aisées. Il était connu comme le photographe des pauvres, seul moyen dont disposait la majorité de la population pour garder un souvenir de ses proches, un souvenir en noir et blanc qui devait son nom au temps d’attente : dix minutes après sa capture, la personne représentée pouvait repartir avec sa photographie. Les clients étaient notamment des militaires à l’arrière qui souhaitaient se faire photographier, avant d’envoyer le cliché aux membres de leur famille. Quelque part, le minutero portraitiste était précurseur du selfie d’aujourd’hui.
Au-delà de la mise en évidence de ce petit métier ambulant, l’intérêt de la photographie exposée provient aussi du décor (volontaire ou fortuit ?) qui a une connotation théâtrale puisque le mur est tapissé d’affiches d’événements artistiques. Et, comme une banderole ou une légende, le nom de Federico Garcia Lorca accroche le regard. Hasard (?), c’était presque une date anniversaire, le poète et dramaturge espagnol avait été fusillé par des rebelles franquistes, le 19 août 1936, à Viznar près de Grenade. Son corps jeté à proximité dans une fosse commune n’a toujours pas été retrouvé à ce jour. Le régime de Franco décida l’interdiction totale de ses œuvres jusqu’en 1953 lorsque Obras completas (très censuré) fut publié. Ce n’est qu’avec la mort du caudillo, en 1975, que la vie et le décès de Lorca purent enfin être évoqués librement en Espagne.

« Les guitares jouent des sérénades
Que j’entends sonner comme un tocsin
Mais jamais je n’atteindrai Grenade « Bien que j’en sache le chemin »
Dans ta voix, galopaient des cavaliers
Et les gitans étonnés levaient leurs yeux de bronze et d’or
Si ta voix se brisa, voilà plus de vingt ans qu’elle résonne encore
Federico García
Voilà plus de vingt ans, Camarades que la nuit règne sur Grenade … »

J’étais jeune adolescent lorsque je découvris ces vers de Jean Ferrat qui ne chantait pas pour passer le temps. Mon père me parla alors de Federico Garcia. Au début des années 1950, avec mes parents et mon frère, dans la Peugeot 203 familiale, nous avions atteint Grenade !
Au lycée, en cours d’espagnol, j’eus l’occasion d’étudier, d’apprendre et réciter A las cinco de la tarde, le magnifique poème que Lorca dédia à la compagne du populaire torero Ignacio Sànchez Meijas encorné dans les arènes de Manzanares et mort de la gangrène deux jours plus tard : « La mort déposa ses œufs dans la blessure/À cinq heures de l’après-midi/ Juste à cinq heures de l’après-midi ».
Le Grand Jacques … Brel « bruxellait » les femmes en chrinoline sur le pavé de la place Sainte-Catherine, mais il chanta aussi :

« Les toros s’ennuient le dimanche
Quand il s’agit de souffrir pour nous, mais
Voici les picadors et la foule se venge
Voici les toreros et la foule est à genoux
Et c’est l’heure où les épiciers se prennent pour Garcia Lorca
C’est l’heure où les Anglaises se prennent pour la Carmencita »

Voyez jusqu’où une photographie peut nous emmener !

Ste Catherine Votez PSOE

Avec « Le vote de Fraga », le journaliste d’El País Pablo Juliá démontre qu’une bonne photographie est une combinaison de chance, d’intuition et d’expérience.
L’homme politique Manuel Fraga, « fils prodigue du franquisme » comme on l’appelait dans les années 1960, survécut avec beaucoup d’opportunisme et sans état d’âme à la disparition du dictateur. Deux jours après sa mort, il était déjà dans le bureau du roi Juan Carlos Ier pour travailler à la transition démocratique !
Ici, il donne une conférence de presse à Séville au lendemain d’élections régionales pour lesquelles il supportait les couleurs du Parti Populaire (PP).
Le photographe connaissait les habitudes de Fraga qui, chaque fois qu’il se levait de table, réorganisait les papiers et journaux devant lui. Cela ne manqua pas et Pablo Juliá captura l’instant où Fraga tenait en main une affichette encourageant à « Votez PSOE », le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol !
Le rédacteur en chef d’El País arrêta l’impression de la première édition du journal et plaça en Une la photographie de Pablo que Fraga commenta ainsi : « Juliá, tu es une bonne journaliste et un grand fils de pute » !
Autre temps, autres mœurs, beaucoup d’entre vous ont sans doute vu la photographie, générée par MidJourney, du pape François paradant en doudoune immaculée Balenciaga. Il s’agit bien sûr d’humour mais avec la montée en puissance de l’Intelligence Artificielle, la désinformation par la photographie de propagande et les manipulations de fausses vraies images deviennent aujourd’hui une menace majeure pour la liberté de la presse.

Ste Catherine fille

Carlos Pérez Siquier photographia pendant une décennie le quartier pauvre de La Chanca à Almeria. Avec ses splendides noir et blanc, il documenta la beauté dans les endroits les plus délaissés. L’esthétisme de « La Niña Blanca » (1958) en est un superbe exemple. Dans une lumière rasante, les plissements de la robe de la fillette font écho aux rugosités du mur chaulé.
On en serait presque à partager le sentiment de Charles Aznavour quand il chante : « Il me semble que la misère/Serait moins pénible au soleil ».
Cette photo me replonge dans mes souvenirs d’enfance. J’étais encore tout minot, au début des années 1950, lors d’un voyage en famille en Andalousie, des enfants guère plus âgés que moi venaient quémander un biscuit à la portière de la voiture. Ces scènes sont d’ailleurs immortalisées sur des films 9,5 mm que mon père réalisait.
Cinquante ans plus tard, Siquier reçut la visite de la « niña blanca » Ils se rendirent sur le lieu où elle avait été immortalisée mais ne retrouvèrent aucune trace de la maison.

Ste Catherine enfant valise

Raíz de sueños (Racine des rêves), son premier projet sur le sol latino-américain, emmena Juan Manuel Diaz Burgos en République Dominicaine. Il concentra son travail sur un batey, une sorte de bidonville où sont logées les familles d’ouvriers de la canne à sucre. C’est là qu’il rencontra Enó, « l’enfant à la valise » (1993).
La combinaison du chemin, de la valise et de l’enfant a donné à l’image un sens qui va au-delà de sa lecture littérale.
Au cours des années suivantes, le photographe revint au même endroit avec des jouets qu’il distribua à tous les enfants. Tous sauf Enó, qui avait émigré dans son pays d’origine, Haïti, avant d’être emprisonné quelques années plus tard à Saint-Domingue.
Au-delà de sa charge émotionnelle, cette scène marque la fin de ma déambulation sur le pavé de Sainte-Catherine. Avec les inoubliables Frères Jacques, je pourrais chanter : « Que c’est beau la photographie ! »
Bientôt, je retrouve le reste de la famille de retour de ses emplettes. Ce soir encore, nous préférons la douceur de l’appartement. Nous commandons à la Chicago Trattoria, une excellente enseigne italienne voisine que nous avons déjà testée en de précédentes circonstances. Après la péninsule ibérique, je choisis de voyager dans la botte avec des savoureux spaghetti alle vongole (palourdes).

Spaghetti vongole

Déjà, se profile le retour en Ile-de-France. Cette fois, pas de « grasse mat », nous programmons en ce dimanche matin, une visite à l’ancienne Bourse de Bruxelles qui, fraîchement débarrassée de ses palissades et échafaudages, a fini de se refaire une beauté, 150 ans exactement après son inauguration lors d’un bal royal donné le 27 décembre 1873.

Bruxelles Bourse 1Bruxelles Bourse 2Bruxelles Bourse 3

Bourse dehors

Bourse lion

D’architecture dite éclectique empruntant aux styles néo-Renaissance et Second Empire, elle fut l’œuvre de Léon Suys s’inscrivant dans un programme d’assainissement et d’embellissement de Bruxelles, du voûtement de la Senne et de la création des boulevards du centre.
Au fil des décennies, la Bourse perdit son aura de temple belge de la finance, les derniers agents d’Euronext quittant les locaux en 2014.
Chéri par les Bruxellois, son parvis sert fréquemment de lieu de rassemblement : de liesse lors des victoires des Diables Rouges de l’équipe nationale de football, de recueillement, ainsi à la suite des attentats de 2016, on y chanta Quand on n’a que l’amour de Jacques Brel et le Bruxelles de Dick Annegarn.

« Je serai abattu, courbatu, combattu
Mais je serai venu
Bruxelles, attends-moi j’arrive
Bientôt je prends la dérive. »

Auguste Rodin, qui vécut quelques années à Bruxelles dans sa jeunesse, collabora à certaines sculptures extérieures mais son nom n’apparut pas.
Surprise, à l’intérieur, le vaste hall apparaît comme une grande galerie, assez déserte en ce milieu de matinée dominicale, faisant office de traversée vers la Grand-Place. La sortie (ou l’entrée selon le sens de notre promenade) percée à hauteur de l’église Saint-Nicolas, n’est pas très heureuse architecturalement, laissant penser à une vaste bouche de métro.
Les Bruxellois qui aiment les passages couverts sont gâtés encore qu’à la différence des Galeries Royales Saint-Hubert, celui-ci n’est doté comme commerce que d’une cafeteria. L’intérêt réside essentiellement dans la beauté de la restauration. Certes, tout est en faux marbre mais les colonnes, les moulures des plafonds, les fresques aux murs, la coupole créent une majesté certaine. Des bancs en chêne massif sont à la disposition des passants pour humer quelques instants l’atmosphère de cette nef monumentale. On peut imaginer qu’elle s’animera peu à peu, la tenue d’événements culturels étant envisagée. Pour l’instant, on « essuie les plâtres » magnifiques au demeurant.

Bourse intérieur 4Bourse intérieur 5Bourse intérieur 1Bourse intérieur 2

Dans une alvéole de ce vaste espace, un peu trop confidentiellement à mon goût, nous est proposée une exposition photographique encore gratuite : « Sans Papiers, Sans Droits, Sans Abri ». Tout un programme, bien sûr je m’y attarde.

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Un texte en préambule présente les intentions des concepteurs de l’exposition :
« Nous partageons la ville avec de nombreuses personnes venues d’ailleurs, qui parfois sont “sans papiers” ou sans titre de séjour valable.
Beaucoup ont fui des situations difficiles, parfois dramatiques, en quête de sécurité et d’horizon, dans l’espoir d’un autre possible.
Certain-es viennent d’arriver. D’autres sont là depuis des années. Certain-es ont des enfants, d’autres sont des enfants. Certain-es naissent ici, « sans papiers » dès leurs premières heures. D’autres encore sont des adultes isolés, jeunes ou moins jeunes.
Parmi elles et eux, des malades, parfois à un stade avancé.
Ces réalités sont souvent cachées, occultées.
Les politiques migratoires et leurs modalités d’application bloquent un nombre croissant de personnes dans l’impasse du sans-abrisme et de l’errance.
Le retour aux terres d’origine n’est souvent pas une option pour ces corps et ces âmes trop usés par des années de déracinement, sans autre perspective que l’invisibilité.
Pourtant, nous nous croisons tous les jours. Nous respirons le même air et composons l’histoire de notre ville, de notre société, de notre humanité. Nous sommes ensemble, ici et maintenant.
Pour témoigner de la réalité de personnes en situation de séjour précaire, accompagnées par le Samusocial, le photographe Cédric Gerbehaye et l’autrice Caroline Lamarche nous invitent à les rencontrer …
Ces personnes doivent pouvoir être considérées, aidées et protégées. C’est une question de bon sens, de droits et de dignité, la leur autant que la nôtre. »
Parallèlement à l’exposition, une campagne d’affichage des portraits de ces « héros de corvée » est menée sur les murs de la ville. Je ne suis pas certain que la même volonté de sensibilisation existe chez nous. On préfère se complaire dans des joutes politiciennes aussi médiocres que stériles, faisant rimer migrants et délinquants.
Quatre portraits, quatre parcours nous sont présentés. Je vous en propose deux ici, d’abord celui d’Hassan, 17 ans :

Hassan 1

« On vivait près d’Alep, en Syrie. J’étais à l’école primaire. Puis les écoles ont fermé à cause des bombardements. Alors mon père a décidé de partir. La Turquie c’était le plus près. On est partis s’installer pas très loin de la frontière. J’avais neuf ans.
On a rencontré un fermier qui a proposé qu’on travaille pour lui, il nous logerait, nous nourrirait et nous paierait à la fin de l’année. Mais à la fin, il a refusé de nous payer. On a pris un crédit pour louer un appartement. Mon père est devenu livreur. Ma sœur et moi, on a travaillé dans une usine de vêtements. Comme le patron ne nous payait pas, le propriétaire de notre appartement nous a mis dehors. On avait des dettes et, à force de travail, la santé de mes parents était délabrée.

Hassan 2

Pour sortir de cette galère, mon père a décidé de m’envoyer en Europe. Il avait un cousin au Liban, qui voulait aussi venir en Europe. On allait voyager ensemble. Le moment du départ a été le pire moment de ma vie. Je devais partir à cinq heures, quand tout le monde dormait. J’ai juste vu mes parents, ils pleuraient. Je me suis demandé si je devais vraiment partir mais je ne pouvais pas faire marche arrière.
Le cousin et moi on est partis d’Edirne, une ville proche de la frontière grecque. On dépendait des passeurs pour tout. C’était l’hiver, il faisait froid, il pleuvait, on marchait de nuit sans lumière, on se perdait tout le temps, on a été poursuivis par la police et j’ai perdu toutes mes affaires. Après, j’étais vraiment malade. J’ai appelé ma famille, j’ai dit que je n’en pouvais plus et que j’allais me rendre à la police. Ma famille m’a encouragé à tenir parce qu’après la Grèce, le Kosovo et l’Albanie, il ne restait plus que deux jours de marche pour arriver en Serbie.
On est restés deux mois en Serbie dans un camp de réfugiés. Puis un oncle de ma mère a payé le reste de mon passage, 3.300 euros rien que pour aller de la Serbie à l’Autriche. Le cousin de mon père est resté en Autriche pour faire sa demande d’asile. La plupart d’entre nous allaient aux Pays-Bas ou en France, personne pour la Belgique, où j’ai un oncle et des cousins. Une voiture est venue me chercher, payée à l’avance par un oncle en Allemagne, mais le chauffeur n’a fait que cinq kilomètres en Belgique et m’a lâché dans un petit village. J’ai tourné une heure et demie sans voir personne, puis une camionnette de police est passée et les policiers ont parlé avec moi. Ils m’ont demandé si j’avais faim et soif. Ils m’ont fait monter et ils m’ont déposé dans une gare en me disant d’aller à Bruxelles pour demander l’asile. Ils étaient très sympas.

Hassan 3

Le voyage vers ici a été la pire chose de ma vie. Je ne savais pas qu’il pouvait y avoir tant d’humains mauvais. Mais il y a eu parfois des gens bien. Avec le cousin de mon père, j’ai beaucoup parlé. Et puis, il y a eu un garçon qui m’a prêté son sac de couchage quand je n’avais plus le mien et qui a dormi sans rien. À Bruxelles, je me sens chez moi. Le plus important pour moi, c’est de retourner à l’école et payer mes dettes envers les gens qui m’ont aidé à venir. L’endroit que je préfère ? L’Atomium. Mon rêve ? Joueur de foot. Et avoir une vie normale. J’appelle ma mère trois fois par jour. C’est indispensable pour le moral. J’essaie toujours de la rassurer, de lui dire que je vais bien, même quand je vais moins bien. »
Mariana, 65 ans, nous raconte ses tribulations :

Sans papiers 2

« Je suis roumaine. Ma mère est morte quand j’avais 13 ans. Mon père s’est remarié et il n’a plus fait attention à mon frère et moi. Je voulais entrer à l’armée, mais il n’a pas voulu. J’ai étudié pour devenir comptable. Là, j’ai connu mon premier mari, il était Zaïrois et étudiait l’agriculture.
On est partis au Zaïre en 1982. J’ai trouvé du travail dans une usine textile belge où j’étais cheffe de service. Mais je ne m’attendais pas à devoir prendre en charge les vingt-sept personnes de la famille qui vivaient sur notre parcelle, et pendant ce temps-là mon mari avait d’autres femmes. Je lui ai dit : « Ou je porte plainte contre toi ou bien je te laisse tout et je pars avec les enfants. » Mes enfants avaient huit, cinq et quatre ans. Mon fils, je l’ai envoyé en Roumanie chez mon frère, qui vivait dans un appartement à moi. Avec mes deux filles, j’ai trouvé une chambre dans une maison de l’État. Quand j’ai demandé le divorce, mon mari a vidé les comptes de toutes mes économies. Cela m’a rendue malade, j’ai dû aller aux urgences.
J’ai ensuite rencontré un homme qui voulait m’épouser mais je me méfiais maintenant. Il m’a attendue six ans, puis on s’est mariés. Il était Directeur Général des Impôts mais quand Mobutu a dû partir en 1997, lui et trois autres conseillers ont été empoisonnés et sont morts.
Avec lui, j’avais un fils. La succession a été compliquée par la corruption de la Justice, je devais me battre en permanence. Si j’avais pu récupérer nos biens, j’aurais pu lancer ma propre affaire.
À Kinshasa, j’avais fondé une association pour les veuves. Un jour, en 2017, je sors d’une réunion, une voiture s’arrête, deux hommes en descendent et m’enlèvent. J’ai pensé que c’en était fini de moi.
Mais quand l’un des deux a ouvert mon sac, il a trouvé les lettres que j’écrivais à l’administration pour aider les veuves et il s’est excusé. Mon fils m’a alors dit que c’était dangereux de rester. De toute façon, nos passeports allaient être périmés. Après beaucoup de démarches, on a pu enfin aller en Roumanie refaire nos passeports. Mais là, un employé de l’aéroport a dit en regardant mon fils : « Qu’est-ce que c’est que ce singe ? ». J’ai calmé mon fils.
Mon fils aîné, venu nous accueillir, m’a appris que mon frère l’avait mis dehors et avait vendu mon appartement. Je n’avais plus d’endroit où aller. Ma première fille vivait au Canada et ma deuxième fille à Bruxelles. Je me suis installée à Bruxelles chez ma seconde fille mais j’ai dû partir parce que ce n‘était plus possible. Or, pour avoir une carte de séjour, il faut une adresse. J’ai enfin pu enregistrer mon domicile au Samusocial et, à partir de là, j’ai cherché du travail tous les jours, toute la journée.

Sans papiers 3

Depuis peu, j’ai un contrat pour nettoyer dans un restaurant et j’ai enfin la carte de séjour. Maintenant, je cherche une chambre. C’est difficile parce que je ne gagne pas beaucoup. Alors j’aimerais trouver un deuxième travail. J’aime me battre et je crois en Dieu. Je m’en fiche de la retraite. Quel âge vous me donnez ? 60 ? J’en ai 65. Je ne suis pas fatiguée, je suis forte comme un homme. »
La musique adoucit les mœurs, dit-on. Après ces émouvantes confessions, écoutons l’artiste malien « Vieux » Farka Touré chanter avec ses musiciens dans le hall du Palais de la Bourse avant sa restauration :

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En route maintenant pour la visite du Belgian Beer World, le musée de la bière belge qui occupe trois étages au-dessus du grand hall. La bière est un sujet sérieux en Belgique à tel point qu’elle est officiellement inscrite au patrimoine culturel immatériel mondial, comme le carnaval de Binche et la pêche des crevettes à cheval d’Oostduinkerke.

musée bière 1

L’entrée avec l’achat des tickets s’effectue au niveau du hall : 17 euros par personne, 14 pour notre condition de sénior avec dégustation gratuite d’une bière de notre choix en fin de parcours. En guise de comparaison, la visite du musée Magritte ne coûte que 8 euros.
C’est déjà le premier sujet de controverse qui alimente les polémiques autour de la création de ce qui entend devenir une attraction majeure de Bruxelles. Le coût de l’opération, avoisinant les 90 millions d’euros à la charge principalement du contribuable bruxellois, a déclenché l’ire des opposants au projet qui trouvent « la ville de Bruxelles bien ingrate de balayer 150 ans de progrès pour vendre des pintes ». Un comble, la municipalité aurait employé 13 millions d’euros du fond Résilience post-covid destiné aux entreprises et commerçants. Le bourgmestre, en guise de justification, cita avec humour le musicien guitariste Frank Zappa : « Un pays n’existe pas s’il ne possède pas sa bière et une compagnie aérienne. Éventuellement, il est bien qu’il possède également une équipe de football et l’arme nucléaire, mais ce qui compte surtout c’est la bière »
Autre point de discorde, le mécontentement de beaucoup de brasseries artisanales qui trouvent qu’on y fait trop mousser les brasseries industrielles.
Bref, une véritable mise en bière !
La visite débute dans une vaste salle consacrée à la « Belgitude » : « Notre bière est un brassin d’humour, de créativité, de tradition, de modestie et d’inventivité. Entrez dans la parade des histoires sur les grains et les levures, sur le houblon et les moines, sur les grandes découvertes et les petites trouvailles. »
Attention à l’eau ! En guise d’avertissement : « Il est conseillé aux visiteurs de ne pas boire l’eau de l’époque médiévale ! Sinon, les maladies et les épidémies vous engloutiront. Prenez exemple sur nos pères, nos béguines, nos nonnes et nos moines : buvez de la bière ! On la bout et on y ajoute du houblon. Et maintenant, vous ne risquez plus rien. Au lieu d’être malade, cela vous rend gai, et, ce qui ne gâche rien, c’est délicieux. Depuis mille ans, chez nous, vous pouvez goûter le savoir-faire de nos moines brasseurs qui vivaient à une époque où les selfies s’affichaient encore dans les vitraux. »

musée bière 3musée bière 2

« Les Flamandes dansent sans sourire,
Sans sourire aux dimanches sonnants
Les Flamandes dansent sans sourire
Les Flamandes, ça n’est pas souriant.
Si elles dansent, c’est qu’elles ont septante ans
Qu’à septante ans il est bon de montrer
Que tout va bien, que poussent les p’tits-enfants
Et le houblon et le blé dans le pré:
Toutes vêtues de noir comme leurs parents
Comme le bedeau et comme son Eminence
L’Archiprêtre qui radote au couvent.
Elles héritent et c’est pour ça qu’elles dansent
Les Flamandes, les Flamandes … »

… Et les Wallonnes et les Bruxelloises ! De petites figurines dansent sur les écrans au rythme des flonflons de fanfares. À défaut du Grand Jacques, on perçoit un instant la voix d’Arno, il est vrai que la bière contribua sans doute à son timbre unique. J’apprendrai plus tard qu’une bière vient d’être créée en son hommage. Elle porte le nom d’une de ses toutes dernières chansons : Oostende Bonsoir !

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Un adieu mais aussi peut-être un clin d’œil à Jean-Roger Caussimon et Léo Ferré que la ville du littoral inspira :

« J’suis parti vers ma destinée
Mais voilà qu’une odeur de bière
De frites et de moules marinières
M’attire dans un estaminet
Là y’avait des types qui buvaient
Des rigolos des tout rougeauds
Qui s’esclaffaient qui parlaient haut
Et la bière on vous la servait
Bien avant qu’on en redemande … »

Le bourgmestre « empêché » (belgicisme qualifiant un maire qui, pendant l’exercice de sa fonction, exerce une fonction de membre du gouvernement) Rudi Vervoort, ministre-président de la Région Bruxelles-Capitale, a déclaré lors de l’inauguration : « Même pour un politicien, la bière peut aider, parfois en tout cas ! »
Pensait-il à l’affaire du « pipigate », comme l’ont baptisée les médias, qui a secoué la Belgique, ou du moins l’a fait tordre de rire. Alors que le ministre de la Justice belge fêtait ses cinquante ans, à la mi-août, à son domicile, des caméras de surveillance ont surpris trois de ses invités en train d’uriner sur un fourgon de police garé à proximité. Le ministre a été contraint de présenter ses excuses au Parlement, lors d’une audition extraordinaire. Un comble dans la ville dont le monument le plus visité est la petite fontaine en bronze du Manneken Pis !
On pense bien sûr aux Bourgeois de Brel :

« Le cœur bien au chaud
Les yeux dans la bière
Chez la grosse Adrienne de Montalant
Avec l’ami Jojo
Et avec l’ami Pierre
On allait boire nos vingt ans
Jojo se prenait pour Voltaire
Et Pierre pour Casanova
Et moi, moi qui étais le plus fier
Moi, moi je me prenais pour moi
Et quand vers minuit passaient les notaires
Qui sortaient de l’hôtel des « Trois Faisans »
On leur montrait notre cul et nos bonnes manières … »

Gambrinus 1Gambrinus 2

Une statue géante de Gambrinus jovialement assis sur un tonneau vous toise. Des légendes houblonnières courent sur ce personnage mythique. Il est souvent identifié comme Jean 1er duc de Brabant qui, à l’issue de la bataille de Woeringen (1288) dans le cadre de la guerre du Limbourg, aurait fêté sa victoire juché, une chope à la main, sur une montagne de tonneaux, pour prononcer un discours. Parfois, le mythe est inspiré par Jean sans Peur, duc de Bourgogne (mais aussi comte de Flandre et d’Artois), fondateur en 1409 de l’ordre du Houblon d’or.
En tout cas, aucun personnage de la tradition belge ne jouit à l’étranger d’une plus grande renommée que le roi Gambrinus. L’Allemagne, la Suisse, les pays scandinaves, l’Irlande et bien sûr le Flandre française (il aurait vécu à Fresnes-sur-Escaut) se plaisent à rendre hommage à cet illustre bienfaiteur de l’humanité buvante.
Alors, allons-y gaiement pour les légendes et inexactitudes. Gambrinus aurait créé les célèbres bières bruxelloises faro et lambic. Il aurait également posé les bases de l’industrie brassicole du Brabant en octroyant des licences de brassage et de vente. Président de la guilde des brasseurs bruxellois, il appréciait particulièrement ce breuvage dont il était capable d’engloutir des quantités impressionnantes. Ce chevalier intrépide (sans peur ?) était donc tout désigné pour devenir une figure emblématique de la bière, un ambassadeur de la joie de vivre et de la bonne humeur.
Ce qui est peut-être vrai, c’est que dans le sous-sol de la Bourse, sur le site archéologique Bruxella 1238 (pas encore ouvert au public), on pourra voir la sépulture de Jean 1er duc de Brabant. Gambrinus enterré sous le Belgian Beer World, c’est une belle histoire belge !
Il n’est pas certain que les zytophiles – j’ai découvert que c’est le nom donné aux amateurs de bière – seront satisfaits. Plus qu’un musée, les objets anciens sont rares et les concepteurs ont choisi une scénographie basée sur l’interactivité et la technologie high tech. Si l’on n’a pas la volonté ou la curiosité de toucher les écrans pour accéder aux nombreuses informations, la déception peut vous guetter. Exemple : dans une petite salle baptisée « Yeast Theater » (théâtre de la levure), on accède à une présentation amusante sur les levures, leurs spécificités et leur rôle. Chacun des murs, mais aussi le sol, se recouvrent de visuels bariolés pour nous plonger au cœur d’un fermenteur, et de l’air chaud ou froid vient mimer les conditions favorites de ces différentes souches. Nous apprenons que les notes fruitées ou épicées des bières belges ne proviennent pas de l’ajout de fruits ou d’épices, mais de la levure utilisée par les brasseurs pour fermenter leur bière. Les souches de levure belges sont connues pour produire des composés fruités appelés esters et des composés épicés appelés phénols.

musée bière 4

musée bière plaquesmusée bière fermentation

Bières à gogo : bières fortement houblonnées, bières de fermentation basse, bières d’orge (la ruée vers l’orge ?), bières de fermentation haute, bières faiblement houblonnées, bières de fermentation mixte, bières de fermentation spontanée, bières fromentacées, bières brunes, bières blondes, bières fortes, bières de sport, bières avec fermentation en bouteille, bières douces, bières légères, bières corsées, bières aux fruits, bières acides …
La salle la plus impressionnante est le « hall of fame » avec ses vitrines exposant plus d’un millier de bouteilles de bière accompagnées de leur verre, car en Belgique, boire une bière dans un verre inadapté est sacrilège.
Chaque bouteille raconte une histoire.

musée bière vitrine bouteilles

Bière Bourgogne de Flandres

Curieuse appellation, la Bourgogne des Flandres provient d’une brasserie-distillerie installée au centre de Bruges non loin du célèbre beffroi qui figure sur l’étiquette de la bouteille. C’est un exemple typique de la tradition flamande des bières de coupage consistant ici à mélanger les meilleurs lambics (fermentation spontanée) avec une bière brune de haute fermentation, puis subissant des mois de maturation dans des fûts de chêne.

Bière  Waterloo

« Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine !
Comme une onde qui bout dans une urne trop pleine,
Dans ton cirque de bois, de coteaux, de vallons,
La pâle mort mêlait les sombres bataillons… »

Ici, Waterloo n’est ni un poème de Victor Hugo, ni la reddition des belles suédoises du groupe Abba à leur soupirant, mais the Beer of Bravery, la bière du courage, brassée à la ferme de Mont-Saint-Jean située sur le champ de la déroute napoléonienne. À la santé des grognards français !

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Bière Pécheresse

La bière Pecheresse est née d’un flirt d’une bière lambic avec du jus de pêche. Comme l’affirme son brasseur, cette bière fruitée n’est pas un péché, au contraire même elle se boit agréablement avant ou après la messe. Très appréciée de la gente féminine, elle se déguste dans une élégante flûte.

Bière KwaremontKwaremont

L’incorrigible passionné de cyclisme que je suis ne manque pas d’associer immédiatement la bière Kwaremont au fameux berg escaladé par les coureurs du Tour des Flandres (en flamand, Ronde van Vlaanderen). Je suis conforté par la publicité : « la Kwaremont est la bière de tous les amateurs de cyclisme, blonde elle affiche le tempérament corsé de la célèbre ascension dans les Ardennes Flamandes. Cette bière aux malts puissants apporte une bonne dose de sucres liquides après l’effort. Elle titre 6,6% comme les meilleures côtes ! »

Bière mort subiteBière Chouffe houblonBière Chimay trappistesBière Trpel KarmelietBière DivineBière Delirium

En vertu de l’incontournable recommandation, il s’agit de boire avec modération sinon on risque de voir des éléphants roses comme ceux des bouteilles de la bière Délirium Red aromatisée à la cerise. La Brasserie Huyghe ne manque pas d’humour puisqu’elle compte aussi dans sa gamme la bière Délirium Tremens ! Une manière savoureuse de boire la vie en rose !
Bientôt, midi va sonner au Carillon du Mont des Arts. Un jour sur deux, il diffuse « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ? », un hymne non officiel du Royaume de France durant les Première et Seconde Restaurations.
Ponctuellement, on peut être bien sur la terrasse de la Bourse, le rooftop pour faire branché, pour déguster la bière de notre choix incluse dans le prix du billet. Si l’on n’a pas le vertige, on jouit d’une vue à 360 degrés, imprenable sur Bruxelles.

Bourse rooftop 2Bourse rooftop 1Bourse rooftop 3

Je ne résiste pas à vous raconter la dernière histoire belge dont j’ai été témoin à la télévision. Lors de la toute récente rencontre Belgique-Azerbaïdjan, au stade du Heysel, je fus interpellé par la curieuse attitude des footballeurs azéris au moment de leur hymne national. Et pour cause, les haut-parleurs du stade diffusèrent intégralement l’hymne … suédois ! Peut-être, le préposé à la sonorisation avait-il laissé le CD sur la platine depuis le funeste Belgique-Suède ? En bon diplomate, le capitaine de la formation belge intervint rapidement auprès des officiels et le bon hymne put être joué après La Brabançonne.
On ne peut pas être mieux qu’au sein de sa famille, on appelle un taxi pour retrouver nos jeunes gens aux Petits Oignons, un restaurant, à proximité du Palais de Justice, qui justifie son appellation déjà par la gentillesse de son accueil. Conduite oblige, j’accompagne les rognons d’une eau pétillante.

Petits Oignons

On apprend que la France accueillera les Jeux Olympiques d’hiver en 2030. La Belgique a déjà décrété qu’à cette date, elle fêterait l’année de la Bière ! Que Dieu me prête vie encore sept ans … !

http://encreviolette.unblog.fr/2021/12/08/flaneries-a-bruxelles/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/04/29/flaneries-a-bruxelles-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/05/21/flaneries-a-bruxelles-3/
http://encreviolette.unblog.fr/2023/01/08/flaneries-a-bruxelles-4/

Publié dans:Coups de coeur |on 6 décembre, 2023 |1 Commentaire »

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