Federico Bahamontès, l’Aigle de Tolède, s’est envolé !
Je pensais en avoir terminé avec mes « vélocifèrations » (néologisme inventé par l’écrivain Christian Laborde pour égrener sur scène ses souvenirs de Tour de France) autour de la grande boucle de 1953 remportée par Louison Bobet, lorsque j’appris la disparition du champion espagnol Federico Bahamontes.
C’était, jusqu’au 7 août dernier, le plus ancien vainqueur du Tour de France encore en vie, privilège qu’il avait acquis à la mort de Roger Walkowiak et qui appartient désormais à un autre coureur français, Lucien Aimar, victorieux en 1966. Baha avait soufflé, en juillet, ses 95 bougies. Dans mon esprit, il me semblait presque aussi éternel que les neiges recouvrant (de plus en plus parcimonieusement à cause du réchauffement climatique) les cimes qu’il tutoyait à vélo, au point que Jacques Goddet, directeur du Tour, le surnomma l’Aigle de Tolède, sa province d’origine.
Les spécialistes considèrent quasi unanimement qu’il partage avec le Luxembourgeois Charly Gaul, le titre de meilleur grimpeur de toute l’histoire du cyclisme.
Le blond, dans le maillot rouge blanc bleu de champion du Luxembourg, c’était Gaul, fluet, au style fluide, léger comme un cabri, beau dans le style chérubinesque qui lui valut rapidement le surnom d’Ange de la montagne. J’eus l’occasion de conter ses chevauchées légendaires dans plusieurs billets, notamment à la sortie du livre L’échappée de Lionel Bourg* qui, dans sa prime enfance, tomba en idolâtrie de l’ange après que, juché sur les épaules de son père, il lui soit apparu traversant Saint-Chamond, lors du Circuit des Six Provinces 1954, avant qu’il ne s’envole dans le col de la Croix de Chaubouret.
L’autre, le brun, teint mat, cheveux ondulés, dans son maillot gris perle ceinture et liserés sang et or de l’équipe d’Espagne, c’était Federico au style saccadé, se déhanchant, balançant les épaules de gauche à droite.
L’ange aimait la pluie et la neige, l’aigle planait sous le soleil.
Je connus le bonheur de vivre dans mon enfance l’éclosion et les exploits de ces champions à travers les commentaires enflammés des radioreporters émis par l’antique « T.S.F » grésillante du salon familial, et la lecture des magazines Miroir-Sprint et Miroir des Sports qu’achetait mon père (je les possède toujours)**.
Dans la mythologie du Tour de France : « le grimpeur incarne la figure romantique du héros solitaire, une sorte de Don Quichotte au grand cœur, instruit par un idéal de grandeur et des humeurs belliqueuses. Quel que soit le but qu’il poursuit, le grimpeur court après sa vérité face aux pentes les plus rudes, et ce huis clos anachronique avec la haute montagne le dévoile dans toute la force de son élévation. S’il fascine autant, c’est parce qu’il reste par nature un rebelle, un anticonformiste capable de renverser en un jour des hiérarchies solidement établies. C’est en montagne que tout se joue, toujours. Il règne sur des espaces insolites, désertés, hostiles au commun des mortels ».
Autant dire que l’imagination moulinait à fond chez le gamin normand que j’étais, même s’il venait déjà de tomber définitivement sous le charme de son « pays » Jacques Anquetil, « l’homme chronomaître ».
Sur mon petit vélo vert, je « refaisais l’étape » dans les deux cours du collège dirigé par ma maman, et lorsqu’il s’agissait d’aborder la montagne, j’escaladais plusieurs fois, dans le quartier, un raidard d’une centaine de mètres au nom évocateur mais excessif de rue du Bout de l’Enfer. Je poussais le mimétisme en tentant de copier le style de Bahamontès, assis sur la selle, les mains en haut du guidon et balançant la tête d’un côté à l’autre.
Une trentaine d’années plus tard, le destin me guérit de mes frustrations de gosse natif d’une région plate, au sens cycliste du terme, en me faisant croiser une charmante pyrénéenne. Je pus alors connaître le vertige des passages du Tour de France au sommet des cols. Je découvris aussi la délectation un brin masochiste de me confronter moi-même à vélo*** à ce que le dessinateur caricaturiste Pellos appelait avec humour les juges de paix. Mes jambes et mon cœur comprirent réellement ce que signifiait physiquement et moralement de hisser ma grande carcasse au sommet d’un col. À chaque coup de pédale, me revenaient en mémoire moult épisodes de la légende des Cycles. Il me plait que Federico choisit de dire adieu au Tour de France en 1965 en mettant pied à terre dans le col du Portet d’Aspet que je franchis à plusieurs reprises lors de mes randonnées ariégeoises.
Pour l’écrivain Christian Laborde, son histoire d’amour avec les grimpeurs du Tour de France s’enracine aussi dans son enfance. Chaque été, le mois de juillet arrivant, c’est toute la famille Laborde, originaire d’Aureilhan, en périphérie de Tarbes, qui filait dans les cols pyrénéens pour aller applaudir les champions de l’époque : « Quand les grimpeurs s’envolent, la montagne s’enflamme. La montagne, c’est-à-dire les sources, l’herbe, le torrent, les lacets, les vaches, les marmottes, les aigles, les chevaux, les ours, le desman rose, la neige, le soleil, le vent, la pluie, nous. Nous et nos mains qui les applaudissent, nous et nos gosiers qui hurlent leur nom, nous et les bouteilles que nous avons bues. Notre chapeau est de fortune, et notre enfance retrouvée. Il était temps …
Les grimpeurs ! Pour les voir, on se lève à 4 heures du matin. Quand j’étais môme, la nuit précédant le Tour, je ne dormais pas. La féérie de Noël n’est rien comparée à la fièvre du Tour. Et que vaut un jouet déposé par le Père Noël devant la cheminée, au regard du bidon que Federico Bahamontès, l’Aigle de Tolède, abandonne à vos pieds ? Le jouet, on le casse, on l’oublie. Le bidon, on le recueille, on l’expose, on le vénère…
Le grimpeur est seul, une moto le précède, nos cris l’entourent. Le grimpeur passe, laqué de sueur, la visière de la casquette sur la nuque, comme un rappeur, et c’est le flow parfait, la montée somptueuse, les sévères lacets avalés en souplesse.
Le grimpeur attaque, part. Vers où ? Loin des verrous. Le grimpeur s’en va, rompt les amarres. Le grimpeur est un esquif qui se casse, sur sa coque, on lit Kas. Le grimpeur fait une fugue, comme un ado, une fugue sur une route verticale, un goudron légendaire, une fugue en sol majeur… Les livres d’histoire disent que Dieu a créé les Pyrénées pour séparer les Français des Espagnols. Billevesées que tout cela ! Il s’en fout, Dieu, des frontières et des états. Il a créé les Pyrénées pour distinguer les grimpeurs des non-grimpeurs. Car « Dieu s’intéresse aux courses cyclistes ». »
Moi, j’avais 7 ans lorsque j’ai vu Bahamontès en chair et en os débuter dans le Tour de France 1954, à l’occasion d’une mini-étape contre la montre par équipes disputée sur le circuit de Rouen-les-Essarts, en lever de rideau du Grand Prix automobile. Je n’en garde aucun souvenir, mes yeux d’enfant s’écarquillaient pour Hugo Koblet, Ferdi Kubler, Jean Robic et Louison Bobet, vainqueurs des premiers Tours d’après-guerre.
Quelques jours plus tard, Bahamontès se révèle au grand public lors des deux étapes pyrénéennes, affirmant d’emblée d’exceptionnelles qualités de grimpeur. Lors de l’étape Bayonne-Pau, il surgit seul au sommet de l’Aubisque noyé dans le brouillard, une minute avant les hommes forts du Tour. Le lendemain, entre Pau et Luchon, Federico poursuit son festival dans les cols du Tourmalet et de Peyresourde.
Brillant dans les ascensions, Federico s’avère par contre un piètre descendeur, un handicap rédhibitoire qui l’empêche de conserver l’avance acquise sur ses adversaires dans les montées. Ainsi, seul en tête au sommet de Peyresourde, il est rejoint dans la descente vers Luchon par les « régionaux » français Bauvin et Malléjac, et doit se contenter d’une seconde place sur les allées d’Étigny. « J’ai peur dans les descentes car les routes en meilleur état que chez nous permettent des vitesses effarantes ».
Très attardé au classement général, on comprend vite que l’unique objectif du Tolédan est de capitaliser les points pour le classement du Grand Prix de la Montagne. À défaut d’un maillot distinctif blanc à pois rouges (qui n’apparut qu’en 1975), ce trophée jouissait alors d’un grand prestige avant qu’à partir des années 1990, un système discutable de distribution des points et de classification des difficultés à franchir, ne le décrédibilise en faussant la véritable hiérarchie.
En ce temps-là, il n’était pas question, comme aujourd’hui, de « trains » menés par l’ensemble des coureurs d’une même équipe, les yeux rivés sur leur compteur de watts, les tympans bouchés par les oreillettes reliées aux directeurs sportifs. Dès que la route commençait à s’élever, les vrais grimpeurs caracolaient aux avant-postes, creusant souvent des écarts impressionnants. Christian Laborde fut marqué à jamais par l’image de « ce Bahamontès qui part seul » : « Le grimpeur est le champion le plus fascinant. C’est l’homme seul qui parvient à s’extraire de la masse du peloton pour s’envoler dans un décor majestueux et s’offrir un royaume splendide ».
Federico s’adjugea à 6 reprises le Grand Prix de la Montagne, performance dépassée par Richard Virenque (7 victoires… à l’insu de son plein gré ?). Le champion espagnol refusait d’être comparé au populaire coureur français : « Virenque ne m’arrive pas à la cheville. Qu’il ne m’en veuille pas, mais, si lui est grimpeur, moi je suis Napoléon ! ».
Lors de son premier Tour en 1954, Bahamontès livra une autre facette de sa personnalité qui lui valut bientôt le surnom familier de Fédé le Fada. L’épisode appartient aux petites histoires du Tour de France et a été relaté maintes fois de manière très approximative par des journalistes peu scrupuleux ne prenant pas le temps de consulter les archives originales d’ailleurs guère loquaces sur le sujet. On peut ajouter, peut-être pour les dédouaner un peu, que Federico, lorsqu’il égrenait ses souvenirs, il les colorait à sa guise selon son interlocuteur.
Bref, lors de la dix-septième étape Lyon-Grenoble, dans la traversée du Vercors au sommet du pittoresque col de Romeyère, comme à son habitude, uniquement concerné par les points du Grand prix de la Montagne, Federico prit le maquis déposant à mi-col ses compagnons d’échappés parmi lesquels le maillot jaune Louison Bobet et Ferdi Kubler. La banderole Saint-Raphaël-Quinquina (apéritif parrain du trophée) franchie, il se laissa glisser prudemment dans la descente. Il semble qu’il fut alors victime d’un incident mécanique et en profita, le temps que la voiture de son directeur technique parvienne à sa hauteur, pour … déguster une glace à la vanille auprès du camion d’un marchand ambulant.
Coïncidence cocasse, cette même année, sortit sur les écrans, ce n’est pas une blague, Poisson d’avril, un nanar de Gilles Grangier avec Bourvil et De Funès dans lequel mon compatriote normand chantait Aragon et Castille, quelques couplets entraînants qui lanceraient bientôt la carrière de son auteur, Boby Lapointe.
« Au pays daga d’Aragon
Il y avait ugud une fille
Qui aimait les glaces au citron
Et vanille
Au pays degue de Castille
Il y avait tegued un garçon
Qui vendait des glaces vanille
Et citron … »
https://www.dailymotion.com/video/xcj2ce
Federico revient sur le Tour de France en 1956. Auparavant, il a participé à la Vuelta (Tour d’Espagne) se classant quatrième, devancé par son grand rival national Jesùs Loroño, puis au Giro d’Italia qu’il abandonne lors de la mythique dix-huitième étape Merano-Monte Bondone courue dans des conditions climatiques dantesques et remportée par l’autre monstre des cimes Charly Gaul.
Sur le Tour de France, Federico apparaît un peu moins dominateur en montagne, laissant, pour quelques points, le trophée du meilleur grimpeur à … Charly Gaul. Par contre, il est devenu un « vrai » coureur sur le plat, montrant même de réels progrès dans l’exercice du contre la montre. Cette fois, la perspective d’être le premier Espagnol susceptible de remporter le Tour de France n’est pas illusoire. Il termine finalement quatrième d’une épreuve débridée qui revient, à la surprise générale des spécialistes, à Roger Walkowiak, un valeureux coureur de l’équipe régionale du Nord-Est-Centre.
Son honorable performance vaut à Federico une belle popularité auprès du public français et de signer bon nombre de contrats pour la tournée de critériums d’après-Tour. Il n’a cependant pas perdu son caractère fantasque comme en témoigne Jean Bobet, frère de Louison, coureur lui-même avant d’être un excellent journaliste : « Il était vraiment cocasse, ce Federico. Il lui manquait toujours une roue arrière, une paire de chaussures ou un vélo de piste pour remplir décemment les contrats que son manager lui présentait. À chaque frontière, il changeait de peau, je veux dire de couleurs, défendant en Italie le prestige d’une marque d’apéritif ou de brillantine, en France celle d’une marque de cycles, et en Espagne, celle d’un vélomoteur. »
Au Bol d’Or des Monédières, cher à l’accordéoniste Jean Ségurel, avec les plus grands champions de l’époque
Sur la Vuelta 1957, Baha affiche rapidement ses ambitions en s’emparant du maillot amarillo de leader au terme de la troisième étape. Mais il est victime de basses manœuvres au sein de son équipe menées par son grand rival Loroño avec l’assentiment de leur directeur sportif Luis Puig. Il doit se contenter finalement de la deuxième place derrière Loroño et du Grand Prix de la Montagne. René de Latour, dans le Miroir des Sports, prédit : « Qu’on ne s’y trompe pas, Bahamontès, cet athlète léger, sec comme un sarment de vigne, est peut-être le vainqueur du Tour de France 1957 ! Sous ses airs de fantaisiste aux projets nébuleux et aux ambitions confuses, il cache un ardent désir de frapper le grand coup qui ferait de lui, de Séville à Irun et de Barcelone à Madrid, l’égal en popularité d’un Dominguin ou d’un Ortega, les dieux de la tauromachie. »
Ce Tour de France 1957, je m’en souviens particulièrement, car « mon champion » Anquetil allait y faire ses grands débuts. Leader unique de l’équipe de France, ses capacités encore inconnues dans la montagne qu’il allait découvrir, ses plus redoutables adversaires semblent être les deux grimpeurs hors catégorie, Gaul et Bahamontès.
La chaleur caniculaire qui règne cet été là en Normandie est en partie l’alliée d’Anquetil qui n’est jamais meilleur que sous la chaleur. Les défaillances et les abandons se multiplient, justifiés, à mots couverts, par l’usage excessif d’amphétamines. Charly Gaul, victime d’une insolation du côté de Granville, se retire dès la deuxième étape. Federico, lui, flaire tous les bons coups, il fait même partie de la bonne échappée lors de l’étape Caen-Rouen remportée par … Anquetil, prophète en son pays, et pointe à la quatrième place du classement général, précédant le Normand de près de trois minutes.
L’hécatombe se poursuit entre Rouen et Roubaix par une température de hauts-fourneaux. Comme disait La Fontaine à propos d’une autre épidémie : « Ils n’en mouraient pas tous, mais tous en étaient frappés. » Entre autres, Baha, qui, explication fumeuse, aurait reçu un coup de bouteille asséné maladroitement par un spectateur, dans la traversée d’un petit village de la Somme : « La population s’est massée à l’entrée du village pour rafraîchir les coureurs : cuvettes en plastique, brocs d’eau froide, tuyaux d’arrosage … Bahamontès n’a pas vu le coup venir et s’écroule dans l’herbe. On l’éponge, on l’asperge. Bientôt, il présente son visage gris cendre, secoue la tête ruisselante de tant d’eau secourable, sans ouvrir la bouche, assommé, inconscient jusqu’à l’évanouissement. »
Avertissement sans frais, à deux doigts d’abandonner, Federico repart, préservant sa quatrième place au classement général.
Rebelote quelques jours plus tard entre Besançon et Thonon-les-Bains où, à ma plus grande joie, Anquetil l’emporte encore. Mais l’autre fait du jour, c’est l’abandon théâtral de Federico qui inspira à Antoine Blondin, une superbe chronique intitulée « Un aigle en chaussettes » :
« La vierge de Pilar est un des personnages les plus sollicités d’Europe. Elle figure dans un nombre considérable de jurons et fait des heures supplémentaires les jours de corrida. La légende veut qu’un liquide jaillisse, surgisse de sa poitrine lorsque survient la catastrophe ou l’imprévu. Les statues de Castille ont dû ruisseler hier après-midi, sur le coup de 2 heures, quand Federico Bahamontès a mis pied à terre en lisière d’un bois où une famille jurassienne menait tranquillement sa partie de campagne. On n’a pas toujours l’aubade d’un aigle de Tolède choisissant votre nappe en matière plastique pour venir s’y rouler entre la poire et le fromage. Cet étonnant intermède dans le pique-nique dura exactement vingt minutes, le temps d’apprêter un taureau pour la mort, et laissa derrière soi un gazon ravagé, où les ampoules des flashes photographiques craquaient sous les pas comme des coquilles d’œufs. Le Tour de France est aussi grand par ce qu’il élimine que par ce qui le nourrit. Ses déchets sont sublimes. La disparition de Bahamontès s’est déroulée avec la verve un peu déchirante d’un sketch de Chaplin…
Depuis quelque temps, Bahamontès tenait son guidon d’une seule main. Le bras gauche replié dans le dos à la hauteur des reins, il circulait à travers le peloton, se penchait sur Bauvin pour alimenter une détermination dont le sens nous échappait. Brusquement, il quitta la route, s’affala sur le bas-côté, cassant net la caravane dont les véhicules se télescopaient. Madame, une femme de fort tonnage, était déjà sur les lieux, sa timbale à la main, chavirée de solitude maternelle et de rosé d’Arbois. Monsieur, plus circonspect, venait par-derrière avec le sourire partagé d’un père tranquille qui accueille un parachutiste tombé dans la soupière. Alors les photographes s’abattirent en nuées de sauterelles, à leur tour relégués par l’ensemble de la communauté ibérique explosant dans le vide à grand renfort d’exclamations et de claques dans le dos, dont les échos devaient se propager jusqu’à Besançon, vieille ville espagnole. Cependant, le peloton était encore en vue et Bahamontès gigotant comme un forcené, fut empoigné sans façon sous les aisselles et remis sur son vélo. « Ah ! Federico, tu n’as perdu qu’une minute. » Bahamontès se laissa retomber sur l’herbe avec conviction et le cercle de famille se referma sur lui. « Vous voyez bien qu’il manque d’air. Il va étouffer. » Noblement, un petit hidalgo dépouilla sa chemise et commença de l’agiter sous le nez du gisant en lui imprimant le mol balancement que les matadors mettent dans la muleta. Bahamontès se dressa à quatre pattes sous une rafale de « Olé ! » et de « Vamos ! », et Luis-Puig, son directeur technique, interprétant ce geste pour un gage de bonne volonté, se prit à parler tendrement à l’oreille de son coureur :
« Anda, Fede ! Tu n’as que cinq minutes de retard ! «
Federico darda vers l’autre un regard haineux et détacha sa montre de son poignet pour la ranger dans la poche de son maillot. Il entendait par là qu’il entendait se situer hors du temps d’un monsieur comme Luis-Puig, échapper à l’obsession rongeuse du chronomètre, rentrer dans la vie civile. Désormais, chacun de ses mouvements, sournois, vicieux, têtus, allait tendre à s’enfuir, à gagner ne fût-ce que quelques centimètres dans la direction où vivent les êtres normaux et quotidiens, à se blottir, pourquoi pas, dans le giron de cette dame, accueillant comme la Terre promise. Le grimpeur ailé s’en allait en rampant. Madame comprit sans doute cet appel, car elle lui lança son mouchoir, un mouchoir rouge, à la fois signal et trophée. « Me cago en la leche ! » dit simplement Luis Puig, en faisant mine de se désintéresser de la question. Bahamontès en profita pour retirer ses chaussures. Le chauffeur de la voiture se précipita pour les lui remettre de force. Bahamontès, avec l’œil d’en dessous d’un gamin en maison de redressement qui s’apprête à étrangler sa bienfaitrice, les subtilisa derechef et les glissa sous ses fesses. Tout autour, on était partagé entre l’impatience et l’admiration, craignant à la fois que la comédie ne s’éternisât ou qu’elle tournât court. Ferraz et Moralès, ses peones, étaient descendus de bicyclette pour attendre leur chef de file. Ferraz, dans sa casaque de champion d’Espagne, couleur de maillot jaune et de lanterne rouge, ne sachant sur quel pied danser, s’était assis dans le fossé. Moralès, au faciès de braconnier, fut plus expéditif. Il ceintura Bahamontès en lui criant : « -Pour ta femme ! –Non ! –Pour l’Espagne ! –Non ! –Pour Franco ! –Non ! … »
Durant quelques instants, Bahamontès fut sans doute l’homme le plus flatté et le plus injurié de la planète. Puis, dans un grand silence, il se leva et, chaussant ses fameuses chaussures ainsi que des babouches, se dirigea en traînant la savate vers la voiture-balai … »
Un journaliste malicieux écrivit : « Ce jour-là, l’aigle volait bas, il s’était transformé en mulet des Asturies ».
On apprit, le soir, de la bouche même de Federico, qu’avant le départ de l’étape, Luis Puig, son directeur sportif, lui avait fait une injection, « officiellement » de calcium, mais avait piqué dans le muscle plutôt que dans la veine. Dans sa chronique prémonitoire de la veille, Blondin qualifiait Luis Puig de « préparateur en chimie qui n’aurait pas réussi à fourguer les plans de la bombe atomique espagnole ». Les organisateurs du Tour estimèrent que la présence de Luis Puig comme directeur technique ne serait pas souhaitable sur le Tour de France suivant, ce qui ne l’empêcha pas de devenir président de l’Union Cycliste Internationale de 1981 à 1990. Bien après la fin de sa carrière, jusqu’aux ultimes années de sa vie, Federico évacuait tout soupçon de pratique personnelle du dopage, mettant en avant son incontestable longévité : « Aujourd’hui, je me demande où sont tous ceux qui couraient avec moi ? Dans une interview donnée au journal L’Équipe, « il racontait volontiers les seringues dans les musettes (des autres), les cliniques suisses où l’on pouvait se faire régénérer le sang (pas le sien) ou encore la recette de son propre cocktail. À savoir un mélange de café, de cognac, de Kola Astier (un excitant) et d’Agua del Carmen (un tranquillisant), autant d’adjuvants autorisés de fait, à défaut d’être interdits. Bahamontes a chevauché dans un Far-West sans shérif, les premiers contrôles antidopage débutant la dernière année de sa carrière, en 1965. »
Les années se suivent et se ressemblent en Espagne. Ainsi, à l’occasion de la Vuelta 1958, on assiste à l’implacable rivalité entre les deux irréconciliables Loroño et Bahamontès. Cette lutte médiocre et stérile entre les deux « Grands » d’Espagne profite à Jean Stablinski premier Français vainqueur de la Vuelta. Bahamontès se contente de la sixième place et du Grand Prix de la Montagne.
Federico enchaîne avec le Giro, disputé par équipes de marques, au départ duquel s’alignent les vieillissants Louison Bobet et Fausto Coppi. Étonnamment, il court dans la formation sponsorisée par le fabricant italien des machines à café Faema aux côtés de Charly Gaul, son alter ego des cimes, et … de son grand rival ibérique Loroño. Il fait valoir cependant sa suprématie de grimpeur en remportant en solitaire la 4ème étape qui s’achève sur la colline de Superga qui domine Turin, lieu de sinistre mémoire où, en 1949, s’écrasa l’avion qui transportait les joueurs de la mythique équipe du Torino, de retour d’un match à Lisbonne.
Souffrant des reins, conséquence d’une chute, Bahamontès apparaît en retrait dans les étapes des Dolomites. Il ne termine que dix-septième d’un Giro remporté par le futur champion du monde Ercole Baldini.
C’est revêtu du maillot de champion d’Espagne que Federico prend le départ, à Bruxelles, du Tour de France 1958. Un nouveau directeur sportif, Dalmation Langarica, est à la tête de l’équipe d’Espagne qui compte encore malgré tout dans ses rangs l’irréductible rival Loroño.
Comme à l’habitude, les étapes dites de plaine pénalisent le Tolédan mais : « dans l’étape Dax-Pau, il suffit que se devinent, noyées dans une crasse humide, les montagnes pyrénéennes pour que l’Aigle retrouve ses ailes, des ailes énormes, presque démesurées qui le font planer très haut. » Un autre Tolédan d’adoption, El Greco, fut parfois critiqué pour sa manière de distordre ses personnages dans ses tableaux, notamment les ailes d’un ange !
C’est un aigle royal qui réussit la performance de franchir détaché tous les cols pyrénéens, d’abord l’Aubisque lors de l’étape Dax-Pau, puis le lendemain, l’Aspin et le Peyresourde. Il semble même avoir effectué quelques progrès en descente puisqu’il remporte en solitaire l’étape Pau-Luchon.
Insatiable, il précède Charly Gaul au sommet du col des Ares et de Portet d’Aspet au début de l’étape Luchon-Toulouse. Federico, intenable, s’envole dans tout ce qui monte, ainsi encore entre Béziers et Nîmes, dans les modestes cols du Vent et de Rogues.
La lutte promet d’être belle sur les pentes surchauffées du Mont Ventoux escaladé contre la montre. Gaul fait un récital reléguant notamment Anquetil, Bobet et Geminiani à plus de 4 minutes. Seul, Bahamontès résiste à l’Ange de la montagne, ne lui concédant que 31 secondes.
« Baha » se distingue encore dans la grande étape alpestre Gap-Briançon. Il fait un festival dans le col de l’Izoard qu’il franchit en tête avec 5 minutes d’avance sur Gaul. Il l’emporte en solitaire à Briançon avec notamment 3’ 50’’ sur Anquetil qui reste encore le favori logique pour la victoire finale à Paris.
C’est mal connaître Charly Gaul qui, le lendemain sous des trombes d’eau, accomplit dans le massif de la Chartreuse l’un de ses plus légendaires exploits. « L’ange qui aimait la pluie » gagne l’étape à Aix-les-Bains avec près d’un quart d’heure d’avance sur le maillot jaune Geminiani et 23 minutes sur Anquetil malade qui abandonnera bientôt victime d’une pleurésie. Quant à Bahamontès, il termine à une demi-heure.
Finalement, Federico achève le Tour à la huitième place, à plus de 40 minutes de Gaul. Consolation, outre un nouveau succès au Grand Prix de la Montagne, il remporte le classement du plus combatif, récompensant son tempérament de battant et son esprit offensif.
La saison 1959 débute mal. Federico, après avoir gagné l’étape Séville-Grenade de la Vuelta, abandonne, souffrant d’un anthrax. Il s’attire les foudres de Fausto Coppi, capitaine de route circonspect de son équipe Tricofilina-Coppi : « Tu ne seras jamais qu’un mauvais gregario ! ». Baha vexé lui répond sèchement : « Alors, cette année, c’est un gregario qui gagnera le Tour de France ! ».
Il est vrai qu’il semble se présenter au départ de Mulhouse dans une disposition d’esprit qu’on ne lui connaissait pas, débarrassé de son ennemi intime Loroño qui a renoncé à disputer le Tour après moult chamailleries avec Langarica, directeur sportif de l’équipe ibérique. Un Basque qui écartait un Basque pour un Castillan ne fut pas une chose qui plut à Bilbao !
Bahamontès manifeste beaucoup de vigilance, se glissant dans la bonne échappée lors de la première étape et apparaissant encore dans l’ascension vers la citadelle de Namur, terme de la seconde étape. Du jamais vu, il pointe à la troisième place du classement général, précédant tous les candidats à la victoire finale, Gaul bien sûr mais aussi le quatuor de l’équipe de France composé de Anquetil, Rivière, Bobet et Geminiani.
Il montre sa motivation lors de l’étape contre la montre Blain-Nantes. Rejoint à quelques kilomètres de l’arrivée par Anquetil parti deux minutes après lui, il met alors un point d’honneur à rester à hauteur de « mon » champion, le devançant même de quelques centimètres sur la ligne d’arrivée.
Premier bilan à Bayonne : Roger Rivière le devance de 2’29’’, Anquetil de 31’’, par contre, il précède Charly Gaul de 7 secondes. Jamais, Federico n’avait atteint les Pyrénées, aire préférée de l’Aigle de Tolède, dans une position aussi favorable.
La montagne semble accoucher d’une souris, les « grands » se désintéressent du déroulement des opérations, laissant délibérément l’initiative aux outsiders et seconds plans. Loin derrière, Bahamontès et Gaul effectuent leur numéro de duettistes, mais ça commence à jaser à en croire Roger Bastide et René de Latour dans le Miroir des Sports :
« La montée du Tourmalet, celles le lendemain d’Aspin et de Peyresourde ont offert le même spectacle : Federico Bahamontès qui se dressait sur les pédales et secouait la tête de droite à gauche en un mouvement convulsif, et Charly Gaul qui suivait calmement, se déhanchant le moins possible et relançant son braquet avec une souplesse de jambes incomparable. L’on eut l’impression, les autres suivant loin derrière, d’un numéro de duettistes parfaitement au point. Tous deux, dans les moments de répit, se parlaient, s’encourageaient mutuellement du geste et partageaient fraternellement le contenu de leurs bidons ou des canettes qu’ils cueillaient au passage. Au sommet de Peyresourde, ce fut le couronnement : Gaul ralentit et donna une vigoureuse poussée à Bahamontès comme pour marquer ostensiblement qu’il ne tenait pas à franchir avant lui la ligne du classement pour le Trophée St-Raphaël-Quinquina du meilleur grimpeur.
Chacun s’est interrogé sur la signification de cette poussette. Était-elle le fait d’un coureur complaisant, condescendant ou excédé ?
Le doute n’est plus possible, ont ricané les suspicieux : Gaul et Bahamontès sont d’accord. Ils ont désormais la confirmation qu’ils sont bien les plus forts dans les cols et les aigles, comme les loups, ne se mangent pas entre eux. Ils vont se partager le Tour de France : à l’un le maillot jaune, à l’autre le titre et les profits de « roi de la montagne ».
Il est de bon ton, dans certains milieux, pour paraître au courant, pour être le « monsieur-à-qui-on-ne-la-fait-pas » de crier « à la combine ». Il y a eu mieux dans le genre. L’envoyé spécial d’un hebdomadaire à sensation a été parachuté sur le Tour. On –ce « on » bavard, insinuant, malveillant, insaisissable-, on chuchote que tout était arrangé : Rivière allait gagner le Tour et Bahamontès le Grand Prix de la Montagne. Gaul serait dédommagé par une somme importante et Baldini signerait une série d’avantageux contrats dans les tournées d’après-Tour. Seuls, Anquetil et Bobet n’avaient pas encore reçu d’emploi dans cette fructueuse répartition. Mais cela n’allait sans doute pas tarder. Quelles réponses opposer à de telles inepties ? »
La première survient lors de l’étape Albi-Aurillac disputée sous une chaleur caniculaire. La bataille que l’on avait vainement espérée dans les Pyrénées, la côte de Montsalvy surplombant la vallée du Lot, escaladée pour la première fois par les coureurs du Tour, allait la provoquer sous la férule de Bahamontès. Le champion de France Henry Anglade l’emporte à Aurillac devançant, dans le même temps, Anquetil et Federico. Rivière concède plus de quatre minutes. Louison Bobet et Charly Gaul terminent à plus de vingt minutes.
Jacques Goddet écrit dans son éditorial de L’Équipe : « Le coureur le plus impressionnant est bien l’impayable Bahamontès. Sa gaîté, la vivacité de son regard, sa lucidité, l’attention qu’il porte enfin à toute chose, son envolée à la verticale sur Montsalvy, tout cela le désigne particulièrement à l’attention de notre caravane terriblement excitée par des éléments nouveaux. »
Federico apporte une deuxième réponse à l’occasion de l’ascension contre la montre du Puy de Dôme. L’Aigle plane au-dessus du volcan. Il remporte l’étape et pointe désormais à 4 secondes du maillot jaune, le Belge Hoevenaers. À l’arrivée, il exprime sa déception : « Si moi il avait su, moi il aurait appuyé plou fort sur les pédales dans le dernier kilomètre et moi il serait maillot amarillo » !
L’Aigle sort ses serres une troisième fois entre Saint-Étienne et Grenoble, comme un clin d’œil à ses histoires dans le Tour, en attaquant dans le col de Romeyère, celui-là même où cinq ans plus tôt, il avait pris le temps de déguster une glace.
Seul Gaul, l’ange ressuscité, l’accompagne dans son offensive. Les deux grimpeurs rallient le vélodrome de Grenoble, 70 kilomètres plus loin, avec 3’42’’ d’avance sur le groupe des favoris. Bahamontès, radieux, endosse enfin le maillot jaune : « Federico rit, il rit de sa bouche ouverte sur ses dents aiguës, brillant dans l’épice du visage, rit de ses yeux qui voient au-delà les Pyrénées, les filles de Castille gonfler d’orgueil leurs jeunes poitrines tandis que les oriflammes décorent le quartier de la maison du Greco qu’il habite… » Quel lyrisme !
Ça se présente bien pour l’Espagnol d’autant qu’on aborde les deux étapes alpestres, un terrain qui lui est a priori tout à son avantage. D’autant aussi que les adversaires qui seraient susceptibles de le mettre en difficulté, les quatre « frères en l’air » de l’équipe de France, comme Antoine Blondin les désigne avec humour, jouent une drôle de partition. Louison Bobet, triple vainqueur du Tour de France, fait son adieu à l’épreuve en mettant pied à terre au sommet du col de l’Iseran. Anquetil et Rivière, englués dans leur guerre d’égo, préfèrent la victoire finale de Bahamontès plutôt que celle d’Henry Anglade, le champion de France de l’équipe régionale du Centre-Midi. Robert Chapatte décrivit avec justesse la situation après que Federico, toujours médiocre descendeur, ait été retardé par une crevaison dans le col du Petit-Saint-Bernard : « … Ses bonnes fées françaises allaient encore le dépanner après sa crevaison. Anquetil rappliqua le premier de l’arrière, puis l’autre locomotive-maison Rivière … L’Aigle de Tolède, accroché de toutes ses serres au convoi inattendu des Tricolores lancés sur les trousses de leur ennemi juré, le régional nommé Anglade, était sauvé. Son désastre, un instant envisagé avec effroi, fut évité. »
Federico Bahamontès conserva son maillot jaune jusqu’au Parc des Princes, devenant ainsi le premier coureur espagnol à remporter le Tour de France.
Federico reçut un accueil triomphal à son retour dans sa cité de Tolède en liesse : « Cette Espagne qui ressentait le besoin, au sortir de la guerre civile, de se créer des personnages à la hauteur de ses fantasmes, héros positifs capables de panser ses déchirures et ses malentendus, le conservera dans son histoire nationale au même titre qu’El Cordobès, le torero des années blêmes ».
L’Aigle de Tolède reçut des sollicitations de toute part et de toute sorte, ainsi un organisateur lui proposa d’effectuer une tournée dans les arènes des plus grandes villes d’Espagne afin qu’il se produise face à de jeunes taureaux. Celui qu’on avait surnommé à ses débuts El Picador déclina l’invitation pourtant fort juteuse.
L’année cycliste 1960 débuta tragiquement avec la mort, le 2 janvier, « du » campionissimo, l’immense Fausto Coppi sous la marque duquel Bahamontès avait remporté le Tour de France, l’été précédent, en présence d’ailleurs de Fausto au Parc des Princes.
Le printemps, pour moi, fut radieux avec Jacques Anquetil, premier coureur français à triompher au Giro d’Italia. J’étais peut-être moins fébrile à l’approche du départ Tour de France, Anquetil ayant choisi de se reposer sur ses lauriers transalpins, les espoirs d’un succès d’un Français sur la grande boucle, étaient portés désormais par son grand rival national Roger Rivière.
On retrouva le caractère fantasque et imprévisible de Federico. Son Tour de France allait s’achever dès le deuxième jour. Robert Barran relata avec talent l’épisode dans sa chronique de Miroir-Sprint, « Contes de la grand’ route » :
« Nous avons vécu ce lundi un épisode de guerre des Flandres d’un nouveau genre. Plutôt une espèce d’occupation franco-italienne. Les Belges, en effet, mis à part Adriaenssens, restaient fort discrets. Ils passaient pourtant sur des routes qui leurs sont familières puisqu’elles sont les leurs. Les oriflammes semblaient de tous côtés les convier à une kermesse qui, pour leur part, n’eut rien d’héroïque, de la Flandre Orientale à la Flandre Occidentale. Malgré tous les rappels d’histoire présents, dès Termonde, dans cette boucle de la Dendre que les habitants, transformés en une « armée de canards », inondèrent pour contraindre Louis XIV à lever le siège. Dans Gand, aux îlots pris entre l’Escaut et la Lys, c’était aux Espagnols de songer. On leur avait appris que Charles Quint naquit dans cette ville. Et ce fut le commencement de la retraite défaitiste pour Federico Bahamontès. Où était-il, le Grand d’Espagne, l’Aigle de Tolède ?
Le maître des opérations, Julien Berrendero, aux yeux plus tristes que jamais, ces yeux qui paraissent constamment baignés dans on ne sait quelle nostalgie, avait pourtant fait donner l’arrière-garde. Sur cette abracadabrante petite route qu’on pourrait baptiser ruelle, une ruelle sur laquelle les arbres baissaient leurs branches comme pour balayer la poussière, après Sint-Martens-Laten, célèbre pour être la résidence du pape du cyclisme belge Karel Steyaert, Federico semblait perdre toute sa conviction.
C’est presque à son corps défendant qu’il réintégra le peloton. Pour en disparaître de nouveau alors que les escarmouches lancées par les Français et contrées par les Italiens faisaient rage sur le chemin de Ostende. Face à la mer jaunâtre, Federico se sentit la nausée. Dans un geste que l’on connaît bien, désormais, il porta la main à son estomac, s’arrêta puis s’en fut sans gloire après une dernière attitude de colère et des jurons qui seuls avaient quelque chose d’homérique.
Des jurons, la langue espagnole en est riche. Les coéquipiers de Bahamontès qui, dans l’affaire, avaient perdu 16 minutes, et beaucoup d’espérances financières, en laissèrent sur la route autant que de gouttes de sueur. Et le dernier arrivé, San Emeterio, le compagnon fidèle et dévoué de toujours, en piquait une crise. Ces hommes avaient traîné pesamment leur amertume et leur retard à travers ces dunes désolées de Zuydcoote (rendu célèbre par un prix Goncourt) à Dunkerque qui rappelle toujours Juin 1940. »
On se cultivait, en ce temps-là, en lisant les magazines sportifs.
André Chassaignon est très virulent dans le Miroir des Sports : « Qui va se souvenir de cette désertion, de cette abdication pitoyable du vainqueur de l’année précédente, de cette montée sans gloire dans le camion-balai des fatigués et des traîne-lattes ? Il n’était plus là. Tant pis pour lui ou plutôt tant mieux pour le Tour qui n’a que faire des grands premiers rôles lassés de traîner leur gloire de kermesses en critériums et qui ont oublié l’essentiel de leur métier : la foi. »
En 1961, après un début de saison satisfaisant avec des victoires dans les traditionnelles courses de côte du Mont-Agel et d’Arrate, Federico abandonne dans le Giro puis déclare forfait pour le Tour de France.
Âgé de 33 ans, l’amorce de son déclin est annoncé. Mais l’Aigle va se remplumer en rejoignant, pour la saison 1962, l’équipe française Margnat-Paloma. Le Tour de France connaît une véritable révolution avec l’abandon des équipes nationales et régionales au profit des marques extra-sportives. Déjà, point positif, Federico ne devrait plus gaspiller son énergie et son moral dans les récurrentes luttes intestines ibérico-espagnoles. En dépit de la qualité médiocre du jaja de table marseillais (qui sera repris plus tard par la société Kiravi !), Federico retrouve des couleurs, en particulier, en abordant le massif pyrénéen.
Lors de l’étape Pau-Saint-Gaudens, on retrouve un scénario qui nous est familier. Federico semble avoir clairement fixé son objectif, à savoir le classement du meilleur grimpeur. Il franchit détaché les trois cols au programme, Tourmalet, Aspin et Peyresourde, mais ne peut empêcher le groupe des favoris de revenir sur lui à la faveur des descentes.
Le lendemain, l’Aigle plane au-dessus de ses adversaires dans l’ascension contre la montre vers la station de Superbagnères. C’est l’occasion pour Antoine Blondin de raconter cet épisode épique, qu’il intitule L’Aigle du casque, en pastichant un extrait de la Légende des siècles de Victor Hugo :
« Jaillis du bas-Luchon, ils se font la valise,
Anquetil effarant monte le col en prise
Devant Planckaert qui tangue au rythme d’un pendule.
La poursuite s’acharne et, plus qu’auparavant,
Forcenée, à travers les arbres et le vent,
Fait peur aux têtes blêmes et donne le vertige
Aux sapins sur les monts, aux motards en voltige,
À ces peuples massés dans la brume glacée,
Dont l’angoisse ne connaît plus qu’un cri : « Assez! »
Anquetil est superbe et Planckaert est sublime,
On voudrait le combat sans bourreau ni victime,
Le gibier sans chasseur et le chasseur sans cible :
Ce genre d’utopie plaît aux âmes sensibles.
Mais la montagne est là, comme les montagnards,
Et la pente aux jarrets plante mille poignards,
Elle s’élève encore. Plus que jamais fuyant,
L’enfant prodige court devant l’ogre effrayant.
. Ce fut, passé la ligne, et à Superbagnères,
Qu’Anquetil déposa sa superbe bannière
Et consentit à sombrer, le pavillon haut.
Cependant que Planckaert, dans un dernier sursaut,
Tranchait la tête du classement général
A son profit. L’enfant vaincu n’eut pas un râle.
Il tomba de vélo, heureux, lucide et las
Et tendit deux mains confiantes. Hélas !
Le monstre avait déjà revêtu la tunique
Éclatante et riait par un miracle unique.
Ainsi rit dans son antre infâme la tarasque,
Oubliant l’aigle immense accroché à ses basques.
Ce n’est jamais en vain que l’on appelle à l’aide
Un aigle, surtout si c’est l’Aigle de Tolède.
Bahamontes alors, dont le vol souverain
Réduit un col au rang obscur de souterrain,
Et qui, calme, immobile et sombre, l’observait,
Cria : « Cieux nuageux, montagne que revêt
L’innocente ferveur des foules innombrables,
O gaves, ô forêts, cèdres, sapins, érables,
Je vous prends à témoin, vous aussi, mon beau chêne,
Que Planckaert torture ses pignons et sa chaîne
Et il est monteur comme un arracheur de dents! »
Cela dit, l’Aigle, en quelques mouvements ardents,
Avant de s’envoler, terrible, vers la nue
Aveugle l’ogre belge et lui met dans la vue
Une minute vingt secondes et des poussières.
Voici donc, à Luchon, ce qu’il s’est passé hier :
Anquetil vengé par un grimpeur ailé.
Ah ! ne disons jamais que le grimpeur est laid ! »
Dans les étapes alpestres, Federico est moins dominateur, se satisfaisant (mais peut-il faire mieux à 34 ans ?) de passer en tête au sommet du plus haut col d’Europe, le Restefond (2 802m) escaladé pour la première fois, et du mythique Izoard. Dans le quotidien L’Équipe, Jean Bobet évoque la disparition de l’espèce des grimpeurs tandis que Jacques Goddet fustige « les aigles qui ont satisfait leur petite vanité en se contentant de donner quelques coups de griffes sur les sommets ». C’est même un sprinter, Émile Daems, un « flahute » pur jus qui l’emporte à Briançon. Ce n’était évidemment pas pour me déplaire car cela favorisa le dessein d’Anquetil de gagner le Tour pour la troisième fois, Federico le terminant à la quatorzième place.
Les années n’ont que peu de prise sur Bahamontès qui semble se bonifier avec le temps comme le bon vin, je ne parle pas bien sûr de la piquette provençale qui s’affiche sur son maillot.
Pour commémorer sa cinquantième édition, le Tour 1963 s’élance de l’Hôtel de Ville de Paris avant de prendre son départ réel sur les bords de Marne, du côté de Nogent … Ah ! le petit vin blanc qu’on boit sous les tonnelles !
Mais c’est le vin Margnat qui va être à l’honneur. Anquetil, retardé par une chute du côté de Guermantes, commune rendue célèbre par Marcel Proust, est déjà à la recherche d’une minute et demie perdue sur Federico qui s’est glissé dans la bonne échappée.
Au pied des Pyrénées, Federico, ne comptant qu’un débours de 1 minute et 33 secondes sur Anquetil, n’a jamais été dans une position aussi favorable. Mais il ne possède plus le punch d’avant. Il franchit en tête les cols d’Aubisque et du Tourmalet sans creuser d’écarts significatifs sur Anquetil qui, lui au contraire, semble avoir progressé en montagne. Le champion normand, d’ailleurs, règle au sprint à Bagnères-de-Bigorre ses compagnons d’échappée Perez-Francès, Poulidor et Bahamontès, empochant au passage la minute de bonification.
Le lendemain, entre Bagnères et Luchon, avec les ascensions des cols d’Aspin, Peyresourde et Portillon, Federico se contente d’assurer sa première place au trophée du meilleur grimpeur.
Une stèle a été élevée, en 2016, dans la montée du col du Portillon, versant espagnol du Val d’Aran, en l’honneur des champions espagnols vainqueurs du Tour de France : en tête de liste, Federico bien sûr, suivi des six autres cyclistes ibériques qui lui succédèrent au palmarès de la grande boucle : Luis Ocaña, Pedro Delgado, Miguel Indurain, Alberto Contador, Oscar Pereiro (après déclassement de l’américain Floyd Landis) et Carlos Sastre.
Ce Tour de France 1963 était intéressant parce que le grand favori Anquetil avait pour projet de le gagner sans avoir recours comme à son habitude aux étapes contre la montre.
Au regard des écarts serrés entre Anquetil et Bahamontès, et à un degré moindre Poulidor, la bataille promettait d’être intense à l’occasion des trois étapes alpestres.
Je laisse le soin à Maurice Vidal, dans sa chronique « Les Compagnons du Tour » de Miroir-Sprint, d’évoquer la première de ces étapes, de Saint-Étienne à Grenoble, avec l’ascension du col de Porte dans le massif de la Chartreuse, théâtre en 1958 d’une chevauchée épique de Charly Gaul, l’alter ego des cimes de Federico : « Il y avait très loin à l’arrière un coureur du nom de Charly Gaul. C’est l’ancien seigneur des lieux sur lesquels jadis il exerça une redoutable suzeraineté. Ne vous inquiétez surtout pas pour lui, ne le plaignez pas, il n’aimerait pas ça. Il affiche une mine réjouie, une bonne santé évidente. Simplement, il fait un Tour de France à l’eau d’Évian ou de Perrier. Les jeux dangereux, il les laisse aux autres. Cet homme qui s’exclamait un jour : « je ne veux pas mourir » … est en train de revivre. Bonne reconversion, Charly !
Cette Chartreuse qui fut Gaulienne (c’est grand, c’est beau, la Chartreuse), nous y pénétrions par les Gorges du « Guiers Mort », dont Henry Beyle, qui fit carrière sous le nom de Stendhal, disait qu’elles étaient les plus belles du monde (du moins, c’est le Guide qui l’affirme). La route y monte doucement encore, se frayant un chemin dans les forêts. Au moment où elle se resserre pour former ce qu’on appelle « La Porte de l’Enclos », Bahamontès s’évada du peloton dans un style de pistard. Deux hommes se lancèrent à sa poursuite : Lebaube et Van Looy, qui ne doute décidément plus de rien. Federico se retourna, regarda venir ses deux chasseurs, et au moment où ils allaient l’atteindre, plaça sa botte favorite, son démarrage sur petit braquet. Pour deux cyclistes lancés à corps perdu à la poursuite d’un troisième, cette mésaventure est terrible. Ils « explosèrent « comme on dit dans l’argot des pelotons, et durent se laisser absorber de nouveau pendant que Bahamontès poursuivait son ascension solitaire.
Derrière lui, les choses n’allaient pas bien du tout pour Jacques Anquetil … Il roula en tête, autant que le lui permettait son état. Mais dès qu’il s’écartait, personne ne se présentait pour prendre le relais. Pas même Poulidor qui n’avait pourtant pas les mêmes raisons de se plaindre du blocage raphaeliste, encore moins de se désintéresser de la fugue de Federico…»
Le bilan de cette première manche alpestre était clair : avec la minute de bonification, Federico, victorieux à Grenoble, reprenait trois minutes à ses principaux rivaux et s’installait à la deuxième place du classement général.
Le lendemain, de Grenoble à Val d’Isère, les coureurs franchissaient les cols de la Croix de Fer et de l’Iseran. On ne parlait pas encore de réchauffement climatique et, bien au contraire, cet été-là, les neiges étaient éternelles sur l’Iseran obligeant les Ponts et Chaussées à percer à la hâte dans la glace des tunnels de fortune.
On n’assista pas à la bagarre espérée. C’est un second couteau, un Espagnol tout de même, Fernando Manzanèque, coutumier des échappées au long cours, qui remporta l’étape.
Deux faits marquants tout de même : d’une part, l’abandon de l’Ange de la montagne Charly Gaul dans le lieu-même où, dix ans plus tôt, il s’était révélé dans le Critérium du Dauphiné Libéré, d’autre part, la grosse défaillance du belge Gilbert Desmet qui, par voie de conséquence, laissait son maillot jaune à … Bahamontès ! Federico possédait trois petites secondes d’avance sur Anquetil, mais ne pouvait nourrir aucune espèce d’illusion. Le problème était clair : attaquer le Normand dans la dernière étape alpestre et provoquer son effondrement pour se mettre à l’abri du chronomètre allié de mon champion.
Val d’Isère-Chamonix : « C’était une rude étape, une randonnée qui fatiguerait un touriste en automobile. Partir de Val d’Isère avant 9 heures du matin, passer par le Val d’Aoste italien et le Valais Suisse en franchissant les cols du Petit et du Grand Saint-Bernard, de La Forclaz et des Montets pour parvenir sur le coup de 16h 15 à Chamonix, c’est de toute façon une performance. Mais accomplie à bicyclette, dans les conditions d’une course cycliste menée tambour battant, sous la chaleur, dans le froid des sommets ou sous la pluie des orages montagnards, une telle randonnée peut devenir infernale. »
Ce fut, entre Bahamontès et Anquetil, l’une des plus belles passes d’armes que connut le Tour de France, notamment sur la route de terre défoncée et ravinée de La Forclaz.
Ce jour-là, je fus le plus heureux des gosses. Anquetil remportait sa deuxième étape de montagne (après Bagnères-de-Bigorre) et, empochant la bonification, chipait définitivement la toison d’or à Federico.
Quelques jours plus tard, au Parc des Princes, Anquetil, acclamé pour son panache, remportait son quatrième Tour de France, battant le record de Louison Bobet. Federico, valeureux second, gagnait pour la cinquième fois le Grand Prix de la Montagne.
Le public parisien siffla Poulidor pour son peu d’esprit offensif. Un journaliste cultivé cita Pierre Corneille, Rouennais comme Anquetil : Que voulez-vous qu’il fît contre Anquetil et Bahamontès ?… « Qu’il mourût, Ou qu’un beau désespoir alors le secourût. N’eût-il que d’un moment reculé sa défaite ». Excellent sujet de réflexion avant le bac, l’année scolaire suivante !
Je ne connais pas la longévité d’un aigle, il me faudrait plonger dans les Histoires naturelles du comte de Buffon. Je sais par contre que l’Aigle dit de Tolède peut encore à 36 ans tenir plus qu’honorablement son rang sur le Tour de France.
Les plus anciens de mes lecteurs se souviennent probablement du Tour de France 1964, le plus beau de l’après-guerre selon beaucoup de spécialistes, qui divisa les Français en deux camps irréconciliables : les Anquetiliens et les Poulidoristes.
Les esprits se focalisèrent tellement sur l’affrontement entre les deux champions français, qu’ils laissèrent dans l’ombre, l’excellent comportement de Federico.
Il remporte en solitaire l’étape Thonon-les-Bains-Briançon après avoir fait forte impression dans le col du Galibier, notamment aux yeux d’Abel Michea, l’excellent journaliste de Miroir-Sprint : « Quel numéro que celui du picador. À quoi le comparer ? À un chamois bondissant, à un moineau voletant ? Non, il n’est comparable qu’à Federico Martin Bahamontès de Santo Domingo. Quelques coups de pédale alertes, secs, nerveux, qui le font sautiller sur son vélo. Puis une seconde de détente, la tête rejetée en arrière, les bras qui lâchent le guidon pour fouetter l’air … De nouveau, toc, toc… Premier grand prix d’interprétation, Federico Bahamontès ! » Ce soir-là, l’Aigle de Tolède pointe à la deuxième place du classement général juste derrière un « Coq de Fougères », le petit Breton Georges Groussard.
De Luchon à Pau, Federico fait encore des siennes comme à l’époque de ses plus belles années : « Prodigieux, extraordinaire, fantastique, les qualificatifs manquent pour saluer comme il convient l’exploit de Bahamontès, échappé 3 kilomètres après le départ de Luchon dans les premières pentes de Peyresourde avec son compatriote Julio Jimenez, franchissant avec lui l’Aspin et le Tourmalet, puis portant l’estocade et passant seul à l’Aubisque avec une avance de 6’35’’ sur Anquetil et Poulidor. »
Dommage qu’il reste encore une soixantaine de kilomètres pour atteindre la cité du bon roi Henri. Son avance fond, Federico gagne tout de même l’étape, mais rate de ravir le maillot jaune de Georges Groussard pour 35 petites secondes. C’était son ultime chance car, dès le lendemain, Anquetil s’empare de la tunique jaune à la faveur de l’étape contre la montre Peyrehorade-Bayonne.
De nombreux articles mais aussi des livres ont relaté, parfois de manière épique, le duel au-dessous du volcan entre Anquetil et Poulidor. Seul, les spécialistes se souviennent que, sur les pentes du Puy-de-Dôme, la victoire d’étape se joua en fait entre Federico Bahamontès et un autre grimpeur espagnol Julio Jimenez.
Le surlendemain, jour du 14 juillet, j’étais avec mes parents (oui, exceptionnellement, ma maman s’intéressait au cyclisme !) sur le plateau de Saclay, entre Versailles et Paris, pour assister au dénouement de ce Tour exceptionnel, et surtout encourager mon champion normand en passe de remporter son cinquième Tour de France, exploit jamais encore réalisé à l’époque.
Ce fut la première fois que je pus voir véritablement Bahamontès en chair et en os. Jusqu’alors, il était toujours dissimulé dans l’anonymat du peloton lors de ses traversées de mon Pays de Bray natal.
Cette fois, il m’apparut seul quelques instants avant Raymond Poulidor parti deux minutes et trente secondes après lui. L’orgueilleux Federico, une fois rejoint, eut la fierté de ne pas se faire distancer et réussit même à recoller à la roue du Limousin sur la piste du Parc des Princes. À 36 ans, il montait encore sur le podium et enlevait le Trophée de la Montagne pour la sixième fois.
Federico s’aligna une ultime fois au départ du Tour de France 1965. Le Tour de trop ou plutôt sa manière de faire ses adieux à une épreuve dans laquelle il avait écrit les pages les plus enthousiasmantes de sa carrière.
Spectacle désolant, Federico termine la dixième étape Dax-Bagnères-de-Bigorre, avec les ascensions des cols d’Aubisque et Tourmalet, à la cent-seizième et avant-dernière place, à 37’ 48’’ de son compatriote Julio Jimenez.
Le lendemain, après un timide baroud d’honneur au pied du col du Portet d’Aspet, soudain, il met pied à terre dans l’ascension du col, manquant même de s’engager dans un chemin muletier. Sans cris et colère comme ce fut le cas lors de certaines désertions dans les Tours du passé, il revêt calmement son survêtement de l’équipe Margnat et monte dans la voiture-balai. Le cinéaste Claude Lelouch fut témoin de la scène qu’on peut voir dans le documentaire Pour un maillot jaune qu’il réalisa.
Les ailes de l’Aigle de Tolède étaient rognées. Il les replia définitivement, le 12 octobre 1965, lors de l’escalade de la colline de Montjuich dominant Barcelone, qu’il termina second derrière Poulidor.
Ainsi s’achevait la carrière d’un champion singulier et attachant qui jouissait d’une grande popularité en France, d’abord pour son panache, il y accomplit, presque exclusivement, ses plus beaux exploits en montagne, ensuite pour son caractère fantasque et déroutant qui amusait le public. On peut imaginer que son palmarès aurait été beaucoup plus étoffé si, à son époque, il y avait eu autant d’arrivées d’étapes en altitude qu’aujourd’hui.
Ce n’est sans doute pas un hasard si Federico et le footballeur Just Fontaine apparaissent dans les souvenirs d’un des personnages du film Le fabuleux Destin d’Amélie Poulain.
Mes lecteurs de moins de cinquante ans ne comprendront probablement pas mon admiration pour Bahamontès : c’est mon enfance, du moins ce qu’il en reste, les revues spécialisées de l’époque que je feuilletais avidement, les commentaires enflammés des radioreporters dès que Federico s’envolait. Sa tactique était simple, il n’en connaissait qu’une, dès le premier col il attaquait. Le personnage semble tenir tout entier dans ses prénom, nom et même surnom : « un prénom d’empereur Habsbourg pour un membre de l’aristocratie galonnée du cyclisme, un nom d’aventurier qui fait voisiner bas et monts, cimes et précipices. »
Le regretté Pierre Chany, le « journaliste aux 50 Tours de France », écrivit de lui : « Quand il grimpait, il était étourdissant, accomplissant son ascension au rythme de métronome de ses épaules. Le plus admirable, c’était le mouvement de son corps au niveau des reins. Il avait la souplesse d’un danseur de flamenco. »
Philippe Bordas en brossait aussi un beau portrait dans le chapitre « L’art de grimper » de son livre Forcenés : « Federico Bahamontès de Tolède est au temps de Gaul le seul humain qui lui soit comparable. Mais Bahamontès escalade dans un style caprin désordonné, secouant ses parts, l’échine levée vers les feuilles tendres, tournant la nuque comme si ses arrières brûlaient. Il tend un cou long compliqué de couleuvres palpitant sous sa peau. Il va vite, dans une anarchie qui fait mal. Arrivé sur les cimes, il écoute le vent, il s’achète une glace à la vanille et pâture sur le col, en attendant. Comme il ne sait pas descendre, il reste sur l’échelle. Jean Bobet le lettré l’appelle « Fédé le fada ». Bahamontès n’excelle qu’en côte. Plus qu’un grimpeur, c’est un côtoyeur. »
Federico tient une place à part dans l’histoire du cyclisme. À tel point qu’au plat pays de Jacques Brel (qui aimait le vélo), terre de sprinters et coureurs de classiques, paraît une revue trimestrielle en langue flamande portant son nom : « Un ovni car BAHAMONTÈS ne ressemble à aucune autre des revues existantes sur le vélo. Des histoires de courses, de bas-côtés, d’hommes. Des récits émouvants, singuliers, parfois oubliés, de leaders et de porteurs de bidon, de coureurs de grands tours et de classiques. Des triomphes historiques en défaites dramatiques d’hier et d’aujourd’hui. Nous faisons fi de l’écume du jour mais offrons une place majeure aux sujets intemporels qui resteront gravés dans nos mémoires. » Une revue inclassable comme Federico, sauf au sommet des cols.
La déclinaison française de cette luxueuse revue n’a point survécu dès son deuxième numéro.
Le regretté Jean-Louis Murat, autre artiste passionné de vélo, français celui-là, s’inspira de Federico pour écrire sa chanson Le champion espagnol :
« Le Champion espagnol
qui n’a pas froid aux yeux
précédé de motos
en position tenace
sur la route du ciel
en film noir et blanc
aux portes des villages
à la faveur du vent
Sur les pentes légères
pense à son temps compté
le maillot jaune en tête
comme un chien affamé
Ulysse en son royaume
fait une offrande aux dieux
et s’enfonce isolé
Tout devient médiéval
tout est creusé par l’air
Tourmalet tout va bien
que retombe la gloire
Je ne manque de rien
comme à l’instant de naître
Le vainqueur espagnol
figure d’éternité
vient renforcer mes bords … »
L’iconoclaste Salvador Dali offrit une toile à Federico, le représentant. Avec humour, Federico avouait qu’il avait beau retourner le tableau dans tous les sens, il ne s’y reconnaissait pas !
Federico nous a quitté le 8 août dernier à Valladolid où il s’était retiré pour passer les dernières années de sa vie, affaibli par la maladie, non loin d’une de ses deux « filles secrètes ». Il eut comme d’autres grands champions cyclistes, une vie sentimentale compliquée.
Il n’y a plus grand chose qui lie Tolède à Bahamontès, sinon une sculpture le montrant en pleine action élevée en 2016 au belvédère du Miradero surplombant le Tage et la ville. En 2019, un acte de vandalisme la jeta même à terre, pauvre Federico, lui qui ne tombait quasiment jamais. Il fut rapidement redressé sur sa monture.
Quelques semaines avant sa mort, une concentration cyclotouriste se hissa jusqu’au Miradero pour célébrer ses 95 ans. Pour la circonstance, fut déroulée au pied de la stèle une étoffe blanche à pois rouges rappelant le maillot distinctif de meilleur grimpeur du Tour de France qui n’existait pas à son époque.
À quelques pas de l’Alcazar, Plaza Magdalena, son ancien magasin de cycles et articles de sport, fermé en 2004, a laissé place à un supermarché chinois. Au-dessus, sur la façade, est encore accrochée une pancarte souillée par les fientes de pigeons : on y lit les noms des deux « saints » Magdalena et Bahamontès sur un dessin d’aigle avec des montagnes en arrière-plan.
Le lendemain de son décès, le quotidien sportif madrilène Marca a republié la une qui glorifiait Federico à l’occasion de son succès dans le Tour de France 1959.
Idole en Espagne, deux jours de deuil officiel « en signe de douleur et de reconnaissance » ont été prononcés par le maire de Tolède : « Grâce à lui, nous avons tous gagné le Tour ! ».
* http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
** http://encreviolette.unblog.fr/2008/07/09/le-tour-de-france-tours-de-mon-enfance/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2008/04/03/les-cols-buissonniers-en-pyrenees-le-mente-et-le-portet-daspet/
Pour cet hommage à Federico Bahamontès, j’ai puisé dans :
Tour de France Chroniques de L’Équipe d’Antoine Blondin, La Table Ronde
Forcenés de Philippe Bordas, Folio
Federico Bahamontes, collection La Véridique Histoire, de Jean-Paul Ollivier, Glénat
Dictionnaire amoureux du Tour de France de Christian Laborde, Plon
Miroir-Sprint et But-Club Miroir des Sports, certains articles de Robert Barran, Pierre Chany, André Chassaignon, Robert Chapatte, Abel Michea, Maurice Vidal