Viva Giro d’Italia

Mes lecteurs les plus assidus se seront peut-être inquiétés de mon hibernation rédactionnelle durant quelques semaines. À tort. Aucune véritable raison pour justifier celle-ci sinon goûter au farniente que le Larousse définit comme une douce oisiveté d’origine italienne tirée de fare, faire, et niente, néant.
Je pourrais faire miennes ces quelques lignes de Madame de Sévigné : « Ne soyez point en peine de mon séjour ici (mon silence ici ndlr) ; je m’y trouve parfaitement bien ; j’y vis à ma mode ; je me promène beaucoup ; je lis, je n’ai rien à faire, et, pour n’être point paresseuse de profession, personne n’est plus touchée que moi du farniente des Italiens. »
En ce mois de mai, chaque après-midi, je m’évade en Italie, à savoir que je ne fais rien que suivre, sur la chaîne Eurosport, le Giro d’Italia, le Tour d’Italie cycliste pour les béotiens de la petite reine. La vie en rose en somme, tant cette couleur colle à l’histoire et l’image de cette course.
Six ans après que le journal L’Auto, sous la houlette de Henri Desgranges, ait créé son homologue le Tour de France, le Giro est né en 1909 d’une initiative de La Gazzetta dello Sport, quotidien sportif milanais (fusion de Il Ciclista et La Tripletta) imprimé sur du papier rose. À l’instar du maillot jaune du Tour, de la couleur du journal organisateur français, le leader du Giro sera distingué, à partir de 1931, par le port d’un maillot rose, la Maglia Rosa.
Bien que, souvent, on affirme que le cyclisme est une religion en Italie, l’Église voyait d’un mauvais œil, à l’époque, l’usage de la bicyclette. Les prêtres ne pouvaient pas se déplacer à vélo. Fin 1907, le pape Pie X affirmait dans un courrier adressé au cardinal de Milan « le mépris que suscite la triste attitude d’un prêtre à bicyclette ». Les évêques débattaient négativement de ce grave cas de conscience (!) dans leurs diocèses. Heureusement, le pape Benoît XV, nouvellement élu en 1914, fit briser ce tabou ridicule. Enfin, en 1946, Pie XII accepta de recevoir le peloton des Girini (les coureurs participant au Giro). Mieux encore, en 1948, ce même pape consacra la Madona del Ghisallo, petite chapelle proche surplombant le lac de Côme, « patronne universelle des cyclistes. En cette circonstance, un flambeau béni par le Souverain Pontife, fut porté de Rome jusqu’à la chapelle par des cyclistes, avec pour derniers relayeurs Gino Bartali et Fausto Coppi.
Je vous avais fait partager ma mémorable visite dans ce sanctuaire du cyclisme à l’occasion d’un de mes voyages en Italie.

Musée Cyclisme Ghisallo

 http://encreviolette.unblog.fr/2018/06/09/une-semaine-a-florence-1/

Il s’agissait là d’une excellente approche pour comprendre ce que représente le cyclisme en Italie, et le Giro particulièrement.
En ce qui me concerne, je suis tombé, dès mon enfance, dans la marmite, non pas de minestrone, mais du Giro d’Italia, sans que je puisse d’ailleurs en analyser précisément les raisons. Je balaie d’entrée l’atavisme et la conquête du royaume de Naples, au XIème siècle par quelques compatriotes, des aventuriers et mercenaires normands initialement au service des Lombards et des Byzantins. Beaucoup plus sérieusement, je dois confusément ma passion pour le cyclisme dans la péninsule, à deux illustres champions, deux campionissimi comme on dit là-bas, dont les exploits infusèrent dans mon inconscient.
L’un naquit à dix lieues de mon bourg natal et apparut au firmament du cyclisme mondial, en septembre 1953, en remportant le Grand Prix des Nations, une prestigieuse épreuve (dite de vérité parce que courue contre la montre) aujourd’hui disparue. Il y participa neuf fois pour autant de victoires. Il s’agit de Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse, ainsi je l’ai qualifié dans plusieurs de mes billets* tant ma passion pour lui fut immodérée. À travers le fameux dithyrambe des journalistes, on le compara hâtivement à l’autre : Fausto Coppi, alors champion du monde, dont mon professeur de père, amoureux de cyclisme et de Victor Hugo, me narrait les faits d’armes quand il me contait la légende des Cycles !
Quelques semaines après son triomphe en vallée de Chevreuse, « mon » (déjà je l’avais adopté) Jacques fut invité au Trophée Baracchi, une course, également disparue, disputée contre la montre par équipe de deux coureurs, dans les alentours de Milan avec arrivée au mythique vélodrome Vigorelli. Associé à Antonin Rolland, il ne termina que second derrière … Fausto Coppi. Mais la presse italienne, conquise, prophétisait déjà : « La France prépare un rival pour Fausto Coppi ».

fausto-coppi-e-jacques-anquetil

Quelques jours plus tard, Anquetil rendit visite à Coppi dans sa propriété piémontaise. Comme pour un adoubement ? Plus probablement, comme pour lui signifier en toute amitié qu’il allait être son adversaire et qu’il allait l’effacer.
Effectivement, Anquetil n’appliqua guère, au cours de sa carrière, les conseils prodigués par son aîné … sinon peut-être sur l’entrée également dans sa vie d’une « dame blanche » !
En mon année scolaire en classe de cours préparatoire, les reportages de l’envoyé spécial du quotidien régional Paris-Normandie constituaient un exercice distrayant et motivant pour mon apprentissage de la lecture.
À l’automne suivant, j’accompagnais mon père autour de l’hippodrome de Longchamp pour complimenter, non pas l’armée française comme disait la chanson, mais les As, Coppi, Bobet nouveau champion du monde, Anquetil, Koblet, Van Steenbergen disputant le célèbre critérium** derrière derny.
Serge Reggiani chantait Venise n’est pas en Italie, mais pour Anquetil, Milan et son vélodrome Vigorelli l’étaient. C’est là qu’en juin 1956, avec la permission de sa hiérarchie de la caserne Richepanse de Rouen, il s’attaqua à un mythe, le record de l’heure établi par Fausto Coppi en 1942. J’ai déjà eu l’occasion de vous relater cette scène surréaliste où mon père et moi, assis devant l’antique TSF familial, « regardaient » un radioreporter racontant avec enthousiasme, soixante minutes durant, la progression du champion normand tournant en solitaire sur l’anneau milanais : 46,159 kilomètres dans l’heure, le mur du son vélocipédique venait d’être défoncé.

L'Equipe Anquetil record de l'heure

La presse italienne fut délirante, traduction :
« Ainsi, le record de Coppi s’est écroulé. Même si, comme Halicus, nous regrettons qu’à notre cyclisme un si grand titre de supériorité ait été arraché, comme sportifs et comme hommes nous devons tous nous réjouir de cette nouvelle conquête humaine due à un athlète de l’immor¬telle souche latine, de cette glorieuse France cycliste. »
Autre gazette : « Jacques le Petit Caporal a gagné la Campagne d’Italie… Anquetil a dépassé ce que l’on croyait être l’impossible… Nous sommes à la mesure de la légende, une légende qui, aujourd’hui, porte le nom d’un jeune coureur venu parmi nous pour tenter le plus grand exploit de sa vie et qui retourne dans sa patrie avec un triomphe dont les échos se répercu-teront dans l’avenir. »
Confusément, je me régalais de cette hospitalité italienne et allais m’intéresser au cyclisme dans la péninsule, à travers les quelques articles que lui consacrait la presse française spécialisée (L’Équipe, Miroir-Sprint, Miroir des Sports), notamment à l’occasion des deux grandes classiques Milan-San Remo et le Tour de Lombardie, ainsi que le Giro. Je ressentais comme un je ne sais quoi d’exotisme à leur évocation.
En France, Anquetil apparaissait à l’évidence comme le successeur tout désigné de Louison Bobet, trois fois consécutivement vainqueur du Tour de France. Pour sa première participation en 1957, Anquetil remporte la grande boucle à laquelle Bobet a renoncé pour des raisons de susceptibilité, n’acceptant pas de partager avec le jeune champion normand sa suprématie au sein de l’équipe de France, mais aussi après son amère déception du Tour d’Italie : « Les événements, c’est du côté de l’Italie qu’il faut regarder. Louison Bobet est en train de perdre le Giro pour un pipi. L’ange de la montagne Charly Gaul, pour soulager sa vessie, pose son vélo contre un arbre dans l’ascension du Monte Bondone, un sommet où il a construit son succès, l’année précédente, lors d’une étape dantesque***. Cette fois, Bobet, porteur du maillot rose, et Geminiani en profitent pour lui mettre dix minutes dans la vue. Gaul, fou de rage, dresse alors un doigt vengeur vers les deux Français : « Avant d’être cycliste, j’étais garçon-boucher, tueur aux abattoirs. Et je n’ai pas perdu la main ! » Le Luxembourgeois va s’acharner désormais à faire perdre Bobet qui, pour 19 secondes, ne devient pas le premier Français à remporter le Tour d’Italie. »

Bobet Gaul Giro 57

J’avais 10 ans et, pas patriote pour un sou, je trouvais ça rigolo le Giro avec ses airs de commedia dell’arte sur deux roues. J’allais moins rire lorsque, deux ans plus tard, l’idée vint à Anquetil, homme de défis, que ce soit lui le premier Français à ramener le maillot rose au Vigorelli de Milan. Je vous ai raconté son échec (et ma profonde tristesse à l’époque !) dans un très récent billet écrit suite à mon franchissement du col du Petit-Saint-Bernard, au retour d’un séjour à Turin****.
Je me consolerai l’année suivante, en 1960, lorsque mon champion réussit cette fois là où Bobet avait échoué : être le premier coureur français à inscrire son nom au palmarès du Giro. Non sans mal cependant. Anquetil semblait avoir accompli l’essentiel en faisant carton plein dans son exercice de prédilection, quatre étapes contre la montre dont l’une, pittoresque, disputée en côte sur les carrières de marbre de Carrare.
Mais Vincenzo Torriani, directeur du Giro, n’était jamais à court d’idées pour valoriser son épreuve et faire la nique à Jacques Goddet, le rigoureux codirecteur du Tour de France. Ainsi le journaliste indépendant Pierre Carrey écrit dans sa Bible sur le Tour d’Italie, GIRO, sous-titrée « la course la plus dure du monde dans le plus beau pays du monde » :
« Torriani baptise un sentier de mule à flanc de falaise, entre la province de Brescia et celle de Sondrio : le Gavia. C’est son année montagnarde puisqu’il ajoute le Poggio au tracé de Milan-San Remo et le Mur de Sormano au Tour de Lombardie. Mais, « selon les informations en provenance de Bolzano, le passage du col du Gavia, perché à 2618 mètres, demeure problématique, en raison de mauvaises conditions atmosphériques », annonce L’Équipe. « Des éboulements sont possibles sur la route. Par ailleurs, les travaux de déneigement ont dû être interrompus ». Plus encore, c’est la largeur minuscule qui fait planer le risque d’un renoncement pour cette première tentative. Les voitures peuvent à peine passer, et si l’une tombait en panne, la course serait irrémédiablement bloquée. L’organisateur ne s’embarrasse pas de ce détail et signe un accord avec sa compagnie d’assurance : si un véhicule cale en pleine montée, il sera jeté dans le ravin.

GAVIA GazzettaLe Giro affronte sa dernière difficulté: Attaque sur Anquetil dans le col décisif  GAVIA !

L’écrivain Paul Fournel, qui était aussi dingue que moi du champion normand, écrit dans son livre hommage Anquetil tout seul : « La deuxième fois que j’ai vu Anquetil, je ne l’ai pas vu, je l’ai pisté. Mon père et moi sommes partis sur sa trace. J’avais 14 ans et il avait donné aux journalistes l’année précédente une description si apocalyptique de sa montée du col du Gavia que mon père avait aussitôt décidé que nous devions l’escalader à notre tour pour voir. Anquetil avait décrit un sentier de mules taillé à flanc de montagne, à même la glaise, pas goudronné, sans parapet, voué aux glissades et aux vertiges. Il l’avait décrit sous la pluie, transformé par la grâce des éléments en ruisseau de boue, dangereux, avec la paroi d’un côté et le vide de l’autre. Il avait décrit ces tifosi de malheur qui poussaient Gastone Nencini du meilleur de leurs forces et qui, les pieds collés dans la boue, l’abreuvaient, lui, de menaces et d’insultes. Les journalistes qui connaissaient cette région d’apocalypse, avaient ajouté que, dans le coin, rôdaient des ours. Il n’en fallait pas davantage pour aiguiser l’appétit cycliste de mon père … » Je ne désespère pas, un jour, d’escalader le Passo di Gavia … en auto !

Giro 60 Anquetil dans Gavia

Mieux qu’un reportage même épique, j’ai déniché, il n’y a pas si longtemps, sur YouTube un extrait saisissant du franchissement du Gavia :

Image de prévisualisation YouTube

Au-delà de l’imaginable : images à vitesse réelle montrant la sévérité de la pente, poussettes des tifosi. Dans ce climat hostile, Anquetil conserva 28 petites secondes d’avance sur Gastone Nencini (vainqueur quelques semaines plus tard du Tour de France). À Cannes, Federico Fellini recevait la Palme d’Or du Festival pour son film La Dolce Vita.

Gazzetta Anquetil

Quelques jours plus tard, dans une brasserie de la place du Vieux-Marché à Rouen, j’admirais la tunique rose de Jacques encore maculée de la boue du Gavia.
Fausto Coppi, décédé à 41 ans le 2 janvier 1960, aurait sans doute apprécié l’exploit de Jacques. Celui-ci s’était rendu à ses obsèques à Castellania, le village natal du campionissimo qui, depuis 2019, sur décision du conseil municipal et approbation du conseil régional du Piémont, se nomme Castellania Coppi.
Des « maglia rosa », j’en ai vu quelques-uns depuis : à Castellania justement, dans le petit local voisin de son mausolée, l’un de ceux que porta Fausto lors de son premier Giro victorieux en 1940, mais aussi au Museo del Ciclismo au sommet du Ghisallo, où est exposée toute une collection de maillots ayant appartenu à de prestigieux vainqueurs du Giro tels Eddy Merckx et Francesco Moser.

Maillot rose Coppighisallo-museo-maillots-roses-blog-12ghisallo-museo-maillot-rose-merckx-blog-33-e1528488616793

Ce n’est pas sans émotion qu’on contemple ces reliques qui, à leur manière, racontent l’histoire du Tour d’Italie et aussi leur évolution textile depuis l’âge d’or des maillots de laine amples avec les poches sur la poitrine jusqu’à ceux de maintenant, légers et ajustés, en lycra.
On constate plusieurs nuances, du vieux rose d’antan (son premier détenteur Learco Guerra trouvait qu’il ressemblait à des sous-vêtements féminins !) aux teintes flashy d’aujourd’hui.
Le choix de la couleur rose en 1931 pour distinguer le leader de l’épreuve ne fut pas accueilli favorablement par les politiciens fascistes de l’époque, regrettant l’absence de virilité. Les organisateurs calmèrent les protestations mussoliniennes en ajoutant le faisceau fasciste sur le devant du maillot. Ce symbole fut retiré après la guerre.
En 2021, le Giro commémora à sa manière le 700ème anniversaire de la mort de Dante, l’auteur de la Divina Commedia, en inscrivant à l’intérieur du col les derniers mots de son Purgatoire : Disposto a salire a le stelle à savoir « prêt à monter vers les étoiles ».

Maillot rose Dante

On imagine la fierté que ressent le coureur qui endosse, ne serait-ce qu’une journée, la mythique maglia rosa. Alors que je rédige ce billet, le quotidien régional La Dépêche du Midi, édition des Hautes-Pyrénées, fait paraître une première page éclaboussante de rose pour fêter un de ses enfants, Bruno Armirail, premier coureur français enfilant le maillot rose au XXIème siècle.

Armirail en rose

La Maglia Rosa est le propos d’une séquence du film Totò al Giro d’Italia, un nanar italien réalisé en 1948. Le populaire acteur comique Totò interprète, maladroitement doublé (!) quelques couplets à propos de la fameuse tunique, sur un air du Barbier de Séville de Rossini. Autour de lui, le chœur (tout aussi mal doublé) est constitué de quelques vedettes du Giro, Bartali, Coppi mais aussi Louison Bobet et en arrière-plan, Fiorenzo Magni et Ferdi Kubler.

Image de prévisualisation YouTube

Totò- Une voix vient de sonner au téléphone.
Bartali – Mais on ne sait pas qui a gagné.
Coppi – Comment cela se fait-il ?
Totò – Je ne sais pas ! – À qui appartient ce maillot rose ?- À qui appartient-il ? – De qui s’agit-il ?
Bartali- C’est à qui ?
Totò – Le maillot rose, le maillot rose, c’est cette chose qui ne se repose jamais, celui qui le gagne demain peut le perdre Et celui qui le perd peut facilement le retrouver.
Chœur – Mais à qui appartiendra-t-il ? Le maillot rose, le maillot rose est cette chose qui ne se repose jamais qui s’agite un peu dans cette direction, il va un peu dans cette direction, il va un peu dans cette direction.
Totò -Aujourd’hui, c’est celui de Gino, demain Coppi le mettra sur son ventre, après-demain même Cottur pourra le tenir dans ses mains…
Bartali- Ça suffit !…
Coppi -…tu dois le dire !
Totò – Je sais, je sais, mais je ne le dirai pas !
Chœur – Il sait, il sait, mais il ne le dira pas.
Totò – De tous, je veux donner Je veux donner le maillot rose à tout le monde, un à toi, un à toi, un à Magni, ce qui fait trois, en voilà un, en voilà un, il y en a un pour Bobet. Vous êtes les premiers sur la ligne d’arrivée de la Valeur, Je suis le premier sur la ligne d’arrivée d’Amor.
Chœur Un pour toi, un pour toi un pour Magni, ça fait trois, en voilà un, en voilà un, il y en a un pour Bobet. Tu es le premier sur la ligne d’arrivée de la Valeur, je suis le premier sur la ligne d’arrivée de l’Amour.
Le Giro c’est un chant sacré comme le bel canto !
Pour conclure avec cette histoire de maillot, entre 1946 et 1951, les organisateurs du Giro, jamais à court d’idées, décidèrent de récompenser le dernier du classement général avec une maglia nera, un maillot noir. Voyant là une manière de se faire une petite notoriété, notamment en prévision de futurs contrats juteux dans la tournée des critériums, certains coureurs se livrèrent bataille pour porter le tricot noir, ainsi en 1946 et 1947, les sans-grades Malabrocca (littéralement mauvaise cruche) et Carollo. On atteignit le burlesque, les deux coursiers cherchant à perdre le plus de temps possible (il fallait tout de même terminer dans les délais) en se cachant dans des cafés ou des granges, en simulant des crevaisons, l’un d’eux se serait même invité à un repas de famille. Selon la légende, Malabrocca se cacha dans une cuve à ciment pour que ses rivaux directs le croient dans un groupe en avant de la course. Un paysan souleva le couvercle :
– « Que fais tu là ? »
– « Je cours le Giro ! »
Les subterfuges fonctionnaient, la preuve, le dit Malabrocca figurait dans le chœur derrière Totò au milieu des stars du cyclisme.
Lors du Giro 1951, pour sa dernière attribution, le maillot noir revint à un coureur de la Bottecchia, Nani Pinarello, futur fondateur de l’une des marques de cycles les plus emblématiques. Comme dans l’Évangile, les derniers deviennent (parfois) les premiers.

Vélo Pinarello

Raconter le Giro, c’est aussi évoquer quelques pans de l’histoire contemporaine de l’Italie, et notamment ce que fut l’épreuve sous Mussolini. Lors de ma visite au Museo del Ciclismo, mon regard fut interpellé par deux premières pages du quotidien organisateur.
L’une célèbre la victoire de Learco Guerra en 1934, ainsi que le succès de la Squadra Azzura à la Coupe du Monde de football disputée en Italie :

Ghisallo Museo presse blog 23

Les grandes victoires des athlètes fascistes au nom et pour le prix du Duce
Les Azzurri remportent le championnat du monde en présence de Mussolini
Learco Guerra inscrit son nom dans le livre d’or du Giro d’Italia

L’autre loue la première victoire de Fausto Coppi au Giro de 1940.

Gazzetta Coppi

La course du peuple était digne du prix du Duce
Le conscrit Fausto Coppi est le vainqueur du 28e Giro d’Italia
qui, sous le double signe de la jeunesse et de la tradition, a apporté aux foules sportives d’Italie le témoignage de la vigueur et de la sérénité du pays en armes

Le Duce n’aimait pas le cyclisme (trop rose ?), lui préférant les sports où, avec son air bravache, il pouvait poser torse nu (équitation, ski), s’enivrer de vitesse (moto) ou asséner des coups (boxe, escrime).
« Mais Benito Mussolini va tout de suite comprendre l’importance de cette course, car comme son nom l’indique, c’est toute l’Italie que l’on va montrer. Surtout le Sud, comme la Calabre ou la Sicile, qui étaient jusque-là délaissées par les pouvoirs politiques. Il sera clair pour lui que le Giro devra passer par tous les lieux sacrés du régime fasciste… L’épreuve compose avec les exigences de la dictature, les devine, les précède, accompagne la montée en tension du régime, son exaltation de la Rome antique, sa redéfinition de l’Homme italien, ses changements de société, sa fermeture au monde, son racisme, ses violences, sa marche vers la guerre » (Pierre Carrey, GIRO).
Fiume et Trieste sont choisies comme villes-étapes. La « montagne del Duce », le monte Terminillo (2 216 m.) dans les Apennins, devient la destination favorite des Romains pour les sports d’hiver et, de 1936 à 1939, le terme incontournable de la « cronoscalata », une étape contre la montre en côte depuis Rieti. Les « Girini » n’y reviendront qu’en 1960 tant le spectre de Mussolini, torse nu sur ses skis, y rôdait encore.
En mai 1936, la Gazzetta dello Sport se sentit obligée de publier un véritable acte d’allégeance envers Mussolini : « Le Duce a offert son magnifique soutien au Tour d’Italie. Dans sa volonté inébranlable et incontestable de voir la grande tradition sportive de l’Italie perdurer, il a assuré que nous, organisateurs, avions travaillé comme jamais auparavant pour donner à ses sujets une course digne de son patronage et de sa magnificence. En tant que promoteurs de la course, nous avons été galvanisés par ses encouragements et, avec une fois sans cesse renouvelée, nous avons mis au point un parcours pour offrir la plus grande démonstration des valeurs de la Révolution fasciste … Cette année, le Giro ne verra pas la participation de visiteurs étrangers mais consistera plutôt en une synthèse de l’extraordinaire détermination et vitalité de notre nation, une démonstration de notre compréhension supérieure du sport, un signal lumineux pour les patriotes jeunes et vieux. »
L’auteur de ces lignes est un certain Emilio Colombo, directeur de la Gazzetta et de fait patron du Giro, à qui le monde du cyclisme rendra hommage en créant après sa mort le challenge Desgrange-Colombo, sorte de championnat du monde par points regroupant les plus grandes courses, et ancêtre du Super Prestige Pernod. Hips !
Ne soyons pas trop fiers, le journal L’Auto, créateur du Tour de France, fut accusé de collaborationnisme sous l’Occupation et interdit à la Libération. Avec la Gazzetta dello Sport et La Nuova Italia, organe de presse du Fascio de Paris, il organisa à partir de 1933 le Critérium des Italiens de France qui s’avéra être un instrument de propagande et une intrusion de l’Italie fasciste dans la vie sportive française.
Preuve en est, l’extrait d’un compte-rendu de l’épreuve dans la Gazzetta du 13 juin 1933 : « Beaucoup de coureurs avaient des maillots aux couleurs de la Patrie, au-delà de tous les facteurs sportifs se rejoignirent pendant la finale les efforts des initiateurs et des organisateurs d’approcher toujours plus intimement la Patrie à l’atmosphère du Fascisme et à l’admiration pour le Duce de nos frères résidant à l’étranger qui sentent aussi dans le sport un important levier pour le prestige de l’italianité dans le monde ».
Pas à un paradoxe et un artifice près, Mussolini se met en tête de faire gagner le maillot jaune à un Italien et d’interdire la conquête de la maglia rosa aux étrangers.
Tandis que les footballeurs Azzuri, arborant un maillot noir, éliminent l’équipe de France en quart de finale de la Coupe du Monde 1938, à Colombes, Mussolini demande personnellement à Gino Bartali de participer au Tour de France. Gino obtempère mais ne fait pas le salut fasciste après son arrivée victorieuse au Parc des Princes. La Gazzetta dello Sport ose écrire : « Sous les injonctions de l’Italie du Duce, par sa victoire, Bartali, champion de l’équipe Legnano, a obéi. » En réalité, Bartali, qu’on surnommait Gino le Pieux, dédia sa victoire à sainte Thérèse de Lisieux et ne cacha jamais son aversion pour le fascisme même si son succès dans le Tour de France 1938 fut exploité par la dictature mussolinienne.
Après sa mort, fut dévoilée sa vie clandestine : entré dans la résistance en 1943, suite à l’Occupation de l’Italie par l’Allemagne, Gino joua un rôle important dans le sauvetage de Juifs. Grâce à sa couverture idéale de champion cycliste très populaire, intégrant un réseau initié par un rabbin de Florence, il fit passer des documents falsifiés en les dissimulant dans les tubes de selle et de cadre de son vélo et en les transportant sous couvert de longues sorties d’entraînement. En 2011, à titre posthume, Gino reçut le titre de « Juste parmi les nations », la plus haute distinction décernée par Israël à ceux qui ont sauvé au péril de leur vie des Juifs pendant la Shoah.
En 1946, « le Tour d’Italie renaît pour servir un office plus grand que lui, qui le transcende. Ses problèmes sont une part de son succès, Napolitains et Turinois, habitants de Lombardie et du Latium, de Vénétie et d’Émilie. Tous les Italiens font partie d‘une même civilisation et, avec un même cœur, ils regardent tous le Giro comme un miroir dans lequel ils peuvent se reconnaître ».
Bartali vainqueur des Tours d’Italie de 1936 et 1937, le nouveau venu Fausto Coppi victorieux en 1940, la rivalité entre les deux campionissimi allait s’exacerber, dépassant largement le seul cadre sportif, agissant comme une métaphore des fractures politiques et sociales qui traversaient l’Italie de la Reconstruction. On lui donne un nom, le Divismo, la dualité qu’on retrouve même dans les arts, le cinéma et donc le sport. Après l’embrigadement de l’ère fasciste, le peuple italien a besoin de s’extérioriser à travers des formes de passions extrêmes, voire puériles. Lui qui n’aime rien tant que d’opposer ses différences pour mieux se ressembler : le Nord industriel et le Sud agricole, la Démocratie Chrétienne et le Parti Communiste (P.C.I.), mais aussi Luchino Visconti et Federico Fellini, Sophia Loren et Gina Lollobrigida, la Callas et la Tebaldi, l’ecclésiastique Don Camillo et le maire rouge Peppone, Vespa et Lambretta.
L’écrivain, fasciste puis antifasciste, Curzio Malaparte (un pseudonyme qu’il justifiait ainsi : « Napoléon s’appelait Bonaparte et il a mal fini, je m’appelle Malaparte et je finirai bien » !) commit sur le sujet, un petit livre intéressant : Les Deux Visages de l’Italie : Coppi et Bartali (1947, édité en France en 2007). Il résumait ainsi la différence entre les deux champions : « Il y a du sang dans les veines de Gino, dans celles de Fausto, il y a de l’essence. Je dirai même la quintessence de la vie. » Son affirmation devint prémonition plus tard.

Malaparte

Dominique Jameux, auteur de Fausto Coppi l’échappée belle, Italie 1945-60 (dont fut adapté un excellent documentaire), raconta à travers la carrière de l’immense champion, l’histoire d’une Italie en pleine mutation, depuis les sombres années fascistes au miracle économique des années 1960.
C’est à travers ces lectures que je pris conscience, à l’âge adulte, de ce que représentait vraiment le cyclisme en Italie et le Giro en particulier. On était « bartaliano » ou « coppiano », ces deux champions cristallisant des identifications et des crispations sociales et culturelles.

860_giro_ditalia_1940_-_gino_bartali_fausto_coppiCoppi Bartali Giro

Ne nous moquons pas, nous vécûmes semblable phénomène, durant les années 60, que le journaliste Jacques Augendre décrivit dans un petit livre de la même collection que celui de Malaparte : Anquetil et Poulidor, un divorce français*. Bien au-delà de la France sportive, la rivalité de nos deux compatriotes, savamment entretenue par les médias, entraînait de vives discussions autour de la table voire de graves fâcheries au sein des familles.
Le Giro « est aussi une course qui va être préemptée par les écrivains, beaucoup plus que le Tour de France. Dès l’après-guerre, les écrivains considèrent qu’il faut donner un nouveau récit, donner un nouveau souffle à l’Italie et que cela passe par le Tour d’Italie. »
C’est le cas de l’auteur du Désert des Tartares, Dino Buzzati, qui suivit, pour le quotidien Corriere della Sera, le Giro 1949 devenu mythique essentiellement par ses chroniques, car l’épreuve fut relativement monotone, hors la fameuse étape Cuneo-Pinerolo, à travers les Alpes entre la France et l’Italie réconciliées, et le franchissement des cols de la Maddalena (col de Larche sur le versant français), Vars, Izoard, Montgenèvre et Sestrières.

Buzzati Giro 49

La couverture du livre, dans sa traduction française éditée en 1984, affiche les premières lignes de l’article :
« Lorsque aujourd’hui, dans l’ascension des terribles pentes de l’Izoard, nous avons vu Bartali se lancer seul à la poursuite, à grands coups de pédale, souillé par la boue, les commissures des lèvres abaissées en un rictus exprimant toute la souffrance de son corps et de son âme –Coppi était déjà passé depuis un bon moment, et désormais il était en train de gravir les ultimes pentes du col-, a resurgi en nous, trente ans après, un sentiment que nous n’avons jamais oublié. Il y a trente ans, veux-je dire, nous avons appris qu’Hector avait été tué par Achille. Une telle comparaison est-elle trop solennelle, trop glorieuse ? Non. À quoi servirait ce qu’il est convenu d’appeler les « études classiques » si les fragments qui nous restent à l’esprit ne faisaient pas partie intégrante de notre modeste existence ? Bien sûr, Fausto Coppi n’a pas la cruauté d’Achille : bien au contraire… Des deux champions, il est sans nul doute le plus cordial, le plus aimable. Mais Bartali, même s’il est le plus distant, le plus bourru –tout en n’en étant pas conscient-, vit le même drame qu’Hector : le drame d’un homme vaincu par les dieux. C’est contre Minerve elle-même que le héros troyen eut à combattre : il était fatal qu’il succombât. C’est contre une puissance surhumaine que Bartali a lutté, et il ne pouvait que perdre : il s’agit de la puissance maléfique des ans… »
Homérique ! Ce jour-là, à l’issue d’une fugue solitaire de 192 kilomètres, Achille Coppi gagna l’étape avec 11 minutes et 52 secondes d’avance sur Hector Bartali.

livre Cuneo Pineroloun livre sur l’étape légendaire dans un format … à l’italienne

Au sommet du col de Larche, est érigée une stèle à la gloire de Fausto avec la célèbre phrase prononcée par le radioreporter italien Mario Ferretti: « Un uomo solo è al comando, la sua maglia è bianco-celeste, il suo nome è Fausto Coppi » (« Un homme seul est en tête, son maillot est bleu ciel et blanc, son nom est Fausto Coppi »).
Encore Buzzati : «Des centaines de milliers d’Italiens auraient payé qui sait quel prix pour être là-haut, là où nous étions, pour voir ce que voyions. Pendant des années et des années – nous nous en rendîmes compte – on allait parler à n’en plus finir de ce menu fait qui en lui-même ne semblait avoir aucune particularité spéciale : simplement un homme à bicyclette qui s’éloignait de ses compagnons de voyage.»
Gino Paoli, idole des années 1960 (les lecteurs de mon âge flirtèrent sans doute sur Sapore di sale), composa et chanta à la gloire de Fausto :

Image de prévisualisation YouTube

Comprenez qu’en 2016, de retour de Rome, je pris le chemin des collines piémontaises pour me recueillir à Castellania … Coppi. Un aimable monsieur du village immortalisa ma visite devant une grande photographie murale de Fausto déjà échappé dans une étape des Dolomites de ce même Giro 1949. Il venait de franchir le Passo Pordoi : je me souviens y être passé, tout gamin, et mon père m’avait raconté que les tifosi en adoration, embrassaient la chaussée sur laquelle Fausto (mais aussi Gino) avait roulé !

Coppi Castellania 2

http://encreviolette.unblog.fr/2016/08/27/vacances-postromaines-10-les-cerises-de-castellania-village-natal-de-fausto-coppi/

Stèle Coppi Passo Pordoï

Chaque année, au moment du Giro, je ressors « mon Buzzati » de ma bibliothèque et relis quelques-unes de ses chroniques, véritables bijoux de la littérature sportive.
Ainsi, son récit de l’étape Naples-Rome du 27 mai 1949 où le Giro passait auprès de Monte Cassino en ruines suite aux terribles batailles livrées lors de la Seconde Guerre mondiale entre les Alliés et les forces allemandes.
« Pourquoi l’antique et noble Cassino n’était pas là aujourd’hui, attendant les coureurs du Giro d’Italia qui allaient de Naples à Rome ? C’eût été gentil. Au contraire, les belles filles n’étaient pas à leur fenêtre, même les fenêtres manquaient, même les murs manquaient, où auraient pu s’ouvrir ces fenêtres ; il n’y avait pas ces guirlandes de papier de soie polychrome tendue entre les maisonnettes colorées de rose : même les maisons étaient absentes, et les routes aussi ; il n’y avait plus rien hormis des cailloux informes cuits par le soleil, et de couleur blanchâtre, et de la poussière, des herbes folles, des ronces, et aussi quelques arbustes pour dire que désormais en cet endroit la nature commandait, en d’autres termes la pluie, le vent, le soleil, les lézards, les organismes du monde végétal et animal, mais plus du tout l’homme, patiente créature qui durant de nombreux siècles, avait vécu là … »
… « Mais n’y avait-il vraiment plus personne sur cette gigantesque cicatrice blanche qui resplendissait sauvagement sous le soleil au flanc de la vallée ? Si ; il y avait bien quelques humains, réduits à l’état de fragments méconnaissables, éclats d’os, ou poussière, ou bien encore, tout entiers mais ensevelis sous des cailloux informes… »
Mais c’est là qu’opèrent la magie du Giro et le génie de Buzzati, ils font réveiller les morts !
« -The Giro ? What’s that ? demande, réveillé par le vacarme assourdissant des klaxons et par le bruit des bicyclettes, Martins J. Collins, autrefois soldat chargé du ravitaillement en munitions et à présent, pour ce qui le concerne, fantôme exsangue établi ici à demeure …
« -Was ist los ? demande, à un mètre de lui, feu le Feldwebel Friedrich Gestern, lui aussi transformé en pur souvenir par un magistral coup au but. Il dormait, il s’est réveillé en entendant le fracas des voitures …
…« Comme il y en a (des morts), une armée imposante d’uniformes et de races mélangées, des hommes qui s’égorgèrent les uns les autres et qui à présent vivent l’un près de l’autre dans la sérénité, pacifiés par l’armistice suprême. »
Buzzati montre des champions mais aussi le peuple, décrit poétiquement la foule, la traversée des villages et des villes :
« De notre voiture nous vîmes quelque chose, images interrompues et fugitives de cette Italie essentielle, d’une grande beauté plastique, c’est-à-dire l’Italie des ruines majestueuses, lourdes d’histoire, l’Italie des chênes et des cyprès, des immenses villas patriciennes installées sur les pentes comme des impératrices fatiguées, l’Italie des murs bosselés couverts de blasons, des autocars usés qui, brinquebalants, se précipitent à tombeau ouvert vers le fond des vallées, l’Italie des églises très anciennes, des minuscules maisonnettes de gardes-barrières, des jeunes femmes enceintes, des tailleurs de pierres travaillant au bord de la route sous le soleil de midi, des madones enchâssées à l’angle des maisons avec leur lumignon éternellement allumé, l’Italie des meules de paille et des bœufs à longues cornes, majestueux comme des patriarches, des jeunes moinillons barbus qui passent à bicyclette, des rochers trop pittoresques pour être considérés seulement comme de purs produits de la nature, des ponts millénaires dont l’échine est encore capable de supporter de mastodontes camions avec leur remorque, l’Italie des auberges et des accordéons, des grandioses palais aristocratiques transformés en granges et en étables, des collines douces couvertes de cyprès jusqu’à leur cime.
Nous en vîmes quelques fragments, presque en fraude ; Eux, les cyclistes, rien. Ils pédalaient … »
Plutôt que dans mon canapé, j’aimerais partager, au milieu d’elle, la liesse de la foule encore nombreuse aujourd’hui, toujours exubérante quoiqu’un peu assagie. Dans toutes les provinces de l’Italie, la population accueille les Girini de manière festive. Des grappes de ballons de baudruche roses, des rubans roses envahissent les murs, les façades, les balcons. Même les gens se vêtissent en rose. La vie en rose, quoi ! Je suis juste gêné lorsqu’ils expriment leur opinion dans les urnes !
Giro et vélo riment avec passion, le slogan de la course est amore infinito, l’amour à l’infini, l’amour sans limite pour le cyclisme et les coureurs du Giro. On les idolâtre, on sacralise leurs exploits. On tombe sous le charme des villages italiens souvent haut-perchés, les coureurs vont en leur cœur, en franchissent les portes fortifiées, se glissent dans leurs ruelles.
Dino Buzzati faisait même parler l’Etna, le volcan sicilien : « L’Etna : « Toujours la même poisse ! Cela faisait dix-neuf ans que le Giro ne passait pas par la Sicile. Cette année, enfin, voici qu’il y vient. Il me fait même la gentillesse de tourner autour de moi, aujourd’hui, il grimpe même sur mon dos. Inutile de le dire, j’ai attrapé un rhume. Depuis deux jours, j’essaie de rejeter ces nuées fétides qui me recouvrent le chef et m’empêchent de regarder. Je ne vois rien. Je n’ai même pas pu examiner un seul de ces braves garçons. Je les sens passer sur mes membres ; ils me courent dessus : on dirait des fourmis très rapides. Mais impossible de les voir. »
Fi de quelques projections de braises et de cendres la semaine précédent sa venue, le Giro inclut l’ascension du volcan sicilien pour la première fois en 1967. Franco Bitossi, l’ « homme au cœur en éruption » » (Cuore matto, il devait s’arrêter parfois à cause d’une arythmie cardiaque) l’emporta au milieu des champs de lave.

Bitossi  reprend son souffleBitossi Giro 71

Certes, les règlements de l’Union Cycliste Internationale, la mondialisation du cyclisme professionnel, la médiatisation ne permettent plus les frasques des Giri d’antan, les délires, facéties et petits arrangements de son organisateur Vincenzo Torriani, la turbulence outrancière des tifosi qui, il faut bien le reconnaître, participaient à la théâtralité de la course, à la commedia dell’ arte vélocipédique.
En 1978, l’iconoclaste organisateur décida de faire rouler le Giro sur l’eau en organisant une étape contre la montre dans les rues de Venise. Pour rejoindre la place Saint-Marc et franchir le Grand Canal, Vincenzo Torriani fit construire une passerelle de quatre-cents mètres, posée sur cent-cinquante bateaux. Parade ultime contre un éventuel plongeon d’un coureur, il missionna des hommes-grenouilles, au cas où !

Giro à Venise

Le Giro, c’est encore et surtout ses parcours montagneux, des sommets sortis de nulle part, sinon de la folie de Torriani, où se sont construites les légendes : le Stelvio, le Gavia, le Monte Bondone, les Tre Cime di Lavaredo, le Pordoi, le Monte Zoncolan, le Mortirolo, le Colle delle Finestre, le Blockhaus della Majella dans les Abruzzes. Le col le plus haut de chaque édition du Giro est appelé Cima Coppi en hommage au légendaire Fausto.

Grand St BernardMonte BondonePasso PordoiTre Cilme di Lavaredo

Osons le dithyrambe, Dante Aligheri était italien, des exploits dantesques sont attachés à certains de ces cols …quelques camouflets voire scandales aussi, au bon vouloir d’il signore Torriani. Il lui arrivait parfois de supprimer le franchissement d’un col, la veille de l’étape, pour favoriser un coureur italien avéré grimpeur médiocre : ainsi en 1984, il décida unilatéralement du retrait du Stelvio, sous prétexte d’enneigement, pour ne pas mettre en difficulté Francesco Moser face à notre compatriote en rose Laurent Fignon. Les webcams n’existaient pas à l’époque et selon plusieurs témoignages, le Passo Stelvio était praticable.
La météorologie, souvent capricieuse en mai, participe aussi à la légende du Giro. Aucune ascension ne fut aussi cruelle que celle du Monte Bondone en 1956. L’envol de l’Ange de la Montagne Charly Gaul*** sous une tempête de neige a marqué l’histoire du cyclisme et le Monte Bondone est devenu un sommet d’émotions, de poésie et d’épopée.
Lors de leur première ascension en 1967, les Tre Cime di Lavaredo furent surnommées, en une de la Gazzetta, les « montagnes du déshonneur » en raison de faits de course inacceptables.

Image de prévisualisation YouTube

Les tifosi se relayaient pour pousser leurs compatriotes, de nombreux coureurs se cramponnaient aux voitures des directeurs sportifs, ainsi Pierre Chany, dans L’Équipe du lendemain, dénonça la nouvelle étoile du cyclisme Eddy Merckx qui tenait encore la portière d’une automobile à vingt mètres de la ligne. Devant ce spectacle scandaleux, les commissaires se résignèrent tout de même à annuler purement et simplement l’étape malgré les protestations de l’équipe Salvarani et de son leader Felice Gimondi, vainqueur au sommet.
Cela, finalement, pouvait faire les affaires de mon champion Anquetil qui s’empara du maillot rose, le lendemain, dans une autre étape montagneuse entre Cortina d’Ampezzo et Trente. Mais … en soirée, un mystérieux émissaire lui rendit visite à son hôtel avec vingt millions de lires dans une mallette et tenta de le soudoyer pour qu’il laisse Gimondi gagner le Giro. Devant son refus, l’intermédiaire véreux menaça : « Cet argent servira à une autre équipe, vous avez perdu le Giro ! ». Lors de l’avant-dernière étape, Felice Gimondi, l’idole de l’Italie cycliste, s’échappa en solitaire, remportant l’étape avec quatre minutes d’avance sur Anquetil, lui raflant ainsi le maillot rose.
Anquetil s’estima volé, protestant que Gimondi n’avait pu creuser un tel écart qu’en s’abritant derrière la voiture du directeur de course adjoint.
Aucune image bien sûr ne corroborait les dires du champion français qui finalement resta très discret, et préféra répondre à cette injustice, quelques semaines plus tard, en rebattant le record de l’heure sur la piste du Vigorelli.
En 2012, soit 45 ans après l’incident, l’ancien directeur adjoint Giovanni Michelotti, sur son lit de mort, invita un journaliste de L’Unità et lui confessa (à condition de ne rien publier avant sa mort) avoir offert à Gimondi le sillage de son véhicule : « À la fin de la descente du Passo Tonale, Felice Gimondi néglige le contrôle de ravitaillement et s’échappe, exploitant le mauvais éclairage d’une galerie. J’ai tout de suite envoyé deux motards bloquer les coureurs à l’arrière, avec l’ordre impératif de ne laisser passer personne, pas même la voiture de la RAI. Je me suis approché de Gimondi et je lui ai dit : « Allez, on y va ! » Felice, qui était très vif, a tout compris au vol. Il s’est mis dans mon sillage et là, j’ai demandé à Isidro, mon chauffeur, d’accélérer. C’est comme ça que j’ai aidé Gimondi à s’échapper, à plus de 80 kilomètres heure dans les descentes, à 55 kilomètres heure sur le plat… »

Jacques_Anquetil_and_Felice_Gimondi,_Giro_d'Italia_1967

Aucun protagoniste n’est encore de ce monde, seule la légende demeure !
La combinazione était un art très organisé dans la péninsule. Les Italiens, coureurs mais aussi dirigeants, public et journalistes, faisaient la sainte alliance lorsqu’il s’agissait de favoriser la victoire d’un de leurs compatriotes. Le Suisse Hugo Koblet fut le premier étranger à gagner le Giro en 1950.
Mon champion remporta deux campagnes d’Italie en 1960 et 1964 (réussissant même à cette occasion le doublé avec le Tour de France). On l’a vu, il fut volé en 1967 et fut aussi lésé lors de l’édition de 1961. Piégé en début d’épreuve par l’Italien Arnaldo Pambianco auteur d’une fuga bidone, il ne parvint jamais à combler son retard. À l’occasion d’il tappone, l’étape reine, dans les Dolomites, aux dires du Normand, des cars avaient déversé des tifosi sur les pentes du Stelvio pour faire une chaîne de poussettes en faveur du maillot rose transalpin.

Giro 50 ans Anquetil 67

Deux autres Français lui succédèrent au palmarès du Giro : Bernard Hinault (Bernarino » !) en 1980-82-85 et Laurent Fignon en 1989 (il rata le doublé Giro-Tour pour 8 petites secondes sur les Champs-Élysées !). Et c’est tout !

Hinault Giro 3Hinault raconte Giro 82Fignon en rose-1984-1Fignon Giro 84 Miroir Cyclismelaurent-fignon-tour-ditalie-1989-victoire

Le « Cannibale » Eddy Merckx dominait tellement outrageusement le cyclisme qu’il parvint à s’offrir cinq victoires sous les couleurs de marques italiennes de machines à café et électro-ménager, la Fabbrica Apparecchiature Elettro Meccaniche (FAEMA), puis de charcuterie industrielle MOLTENI.

giro merckx 1967

Mais on se souvient surtout du Giro 1969 où il fut exclu de la course pour un contrôle positif alors qu’il portait la maglia rosa. Ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire de Savone », qui ressemble à une manipulation d’échantillons voire même à une tentative d’empoisonnement, n’a jamais livré toute sa vérité. Cependant, le champion belge dénoncera plus tard une machination, en confiant que trois jours avant ce contrôle, il avait reçu à son hôtel la visite du coureur allemand Rudi Altig qui, en échange d’une valise de billets, lui aurait proposé de céder son maillot rose à son leader de l’équipe Salvarani … Felice Gimondi !
Décidément, le champion bergamasque n’était peut-être pas tout à fait le gentleman qu’on se plaisait à décrire.

Couverture Giro Carrey

Parmi les excès de nos voisins latins, il est aussi évidemment question du dopage qu’on appelait alors doping. L’Italie fasciste encourageait à « plein tube » la recherche médicale et pharmacologique pour améliorer les performances de ses compatriotes. La « simpanina » est la première grande amphétamine italienne, « stimulant de l’activité physique et mentale » mise au point par le laboratoire Recordati. Les milieux intellectuels, les étudiants en médecine raffolent de cette nouvelle substance, l’armée également qui en fournit ses pilotes pour leurs raids africains pendant la Seconde Guerre mondiale. Le cyclisme et le Giro n’y échappent pas et l’immense Fausto Coppi ne fera jamais mystère d’user de la « bomba » (sic). « L’essence » qui coulait dans ses veines ? Agacé, Gino Bartali chercha à percer les secrets pharmaceutiques de la supériorité de Fausto. Ainsi, lors du Giro 1946, dans l’ascension du Passo del Bracco (col des Apennins), voyant Coppi boire dans une fiole et s’en débarrasser en la lançant dans un pré, Gino « repéra l’endroit, un virage après le village de Bracco, un poteau télégraphique caractéristique, au sommet légèrement incurvé. Le Tour d’Italie terminé (qu’il avait remporté ndlr), Gino revint sur les lieux, quelques jours plus tard. Il parvint à retrouver le flacon… pour constater qu’il s’agissait d’un produit en vente libre, un produit fortifiant d’usage courant ! Sa déception ne l’empêcha pas d’en commander une caisse ! »

Le gros livre rose de Pierre Carrey fourmille d’anecdotes qui rendent l’histoire du Giro passionnante et exaltante, émouvante et hilarante, comme les films italiens que nous avons tant aimés dans les années 1960-70. Pour le critique de cinéma André Bazin, le néo-réalisme était la libération du peuple italien de l’occupation allemande mais aussi une libération  des conventions narratives et filmiques. Le Giro d’Italia est une autre façon de vivre le cyclisme.

Giro 1951 Bobet Coppi

Je signe mon billet avec une magnifique photographie qui est exposée dans l’escalier qui mène à l’étage de la Casa Coppi à Castellania. Son auteur la mit en scène lors du Giro 1953 : il écrivit sur la neige fraîche du Stelvio son encouragement à Coppi (le W n’existe pas dans l’alphabet italien mais est largement utilisé pour signifier Viva ou Evviva) et demanda à Fausto lorsqu’il fut à hauteur de l’inscription à sa gloire de tourner la tête vers elle.

Fausto neige

W Giro !

Giro ragazzaGiro Spaghetti

Giro 67 Vérone

Giro BernalGiro ColiséeGiro 100 ans Colisée

* http://encreviolette.unblog.fr/2009/04/15/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/08/22/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse-suite/
http://encreviolette.unblog.fr/2019/11/19/jadorais-anquetil-et-jaimais-poulidor/
** http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/01/histoires-de-criterium/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
**** http://encreviolette.unblog.fr/2022/12/10/balade-post-piemontaise-par-le-col-du-petit-saint-bernard-en-compagnie-notamment-dun-ange-et-dun-petit-ramoneur-3/

Publié dans : Cyclisme |le 10 juin, 2023 |Pas de Commentaires »

Vous pouvez laisser une réponse.

Laisser un commentaire

valentin10 |
Pas à la marge.... juste au... |
CLASSE BRANCHEE |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Dysharmonik
| Sous le sapin il y a pleins...
| Métier à ticer