Archive pour le 8 janvier, 2023

Flâneries à Bruxelles (4)

Nous avons mis à profit le « pont » du 11 novembre pour retrouver notre chère Bruxelloise : quatrième séjour en un an dans la capitale européenne, une aubaine pour vous faire partager de nouvelles flâneries.
En cette fin de matinée, nous voici « Outre-Quiévrain », une locution adverbiale qui signifie (pour les Français encore attachés à leur géographie !) que nous entrons en Belgique, au-delà de Quiévrain, une commune de la province du Hainaut, ancien symbole de la frontière franco-belge avant que ne fussent signés les accords de Schengen. L’originalité de l’expression provient aussi qu’elle fonctionne en sens contraire, nos amis belges l’employant lorsqu’eux pénètrent en territoire français.
Beauté et finesse de la langue ! Coïncidence, nous parvenons bientôt à hauteur de la sortie vers Ecaussinnes, lieu de naissance d’un amoureux de la francophonie, le regretté chanteur poète (mais aussi conteur, écrivain, comédien et sculpteur) Julos Beaucarne qui nous a quittés en 2021. C’est notamment Pierre Bouteiller, homme de radio, revigorant par son ton de liberté, son humour et son exigence, qui me l’avait fait découvrir au début des années « septante », peut-être dans son magazine quotidien Embouteillage sur France-Inter.
Julos était déjà un apôtre de l’écologie avant qu’elle ne devienne douteusement politisée. Facétie sérieuse, il avait inventé virtuellement un mouvement, en titre d’un album empli d’utopies écologistes, humanistes et poétiques : « Les primevères ont fait leur apparition dans le bois de la Houssière. Le Front de Libération des Arbres Fruitiers revendique la responsabilité de cette manifestation de la vie. »
Voici aussi ce qu’il récitait alors en préambule d’une autre chanson :

« Sans bruit sur le miroir des routes longues et calmes
La voiture électrique chasse l’air avec sa large palme
Tandis que dans le ciel s’élève une lente montgolfière
Et que des cyclotouristes batifolent par monts et par vaux
Une éolienne fait du courant tranquillettement avec du vent
Des réflecteurs paraboliques captent l’énergie solaire
L’eau chaude coule doucettement dans des tuyaux calorifugés
Vers des pièces d’eau où de lentes beautés glissent leur blancheur… »

Humaniste, il était fier de ses racines et de sa langue wallonne, nous étions alors 180 millions de francophones dans le monde :
« On parle le Français au Québec, à Rebecq, à Flobecq, à Tahiti, à Haïti, au Burundi, au Togo, au Congo, à Bamako, à Madagascar, à Dakar, en Côte-d’Ivoire, en Haute-Volta, à Brazza, au Rwanda, en Guyane, à la Guadeloupe, au Sénégal, à la Martinique, à Saint-Pierre-et-Miquelon, au Gabon, en Nouvelle-Calédonie, en Tunisie, au Liban, dans les Nouvelles-Hébrides, dans l’île de la Désirade, au Zaïre, dans l’île de la Marie Galante, dans l’île Maurice, au Cameroun, en France, à Gérompont-Petit-Rosière, à Sorinne-la-Longue, à Tourinnes-la-Grosse, à Jandrain-Jandrenouille ; on parle français à Pondichéry dans les Indes, en Louisiane, à Matagne dans les Fagnes, les Indiens algonquins de l’état de New York parlent français et les Gros-ventres du Montana également.
Nous sommes en tout 180 millions de francophones dans le monde … Voilà pouqwé « No ston firs dyesse wallons » (Voilà pourquoi « Nous sommes fiers d’être Wallons ». »

Il éveillait nos consciences politiques, ainsi dans sa Lettre à Kissinger :

« J’veux te raconter, Kissinger, l’histoire d’un de mes amis
Son nom ne te dira rien, il était chanteur au Chili
Ça se passait dans un grand stade, on avait amené une table
Mon ami qui s’appelait Jara, fut amené tout près de là… »
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Nous arrivons à destination. 13 heures sonnent au clocher de Sainte-Catherine éclatante au soleil après les travaux de rénovation ! Nous avons prévu de manger sur le pouce. Il n’y a plus de crinolines, d’omnibus, de tram 33, les frites d’Eugène n’existent plus, tant pis pour le Grand Jacques, nous nous rabattons sur celles, excellentes, de chez Chouke rue du Vieux Marché aux Grains.

Chez Chouke

En attendant de pouvoir disposer de notre chambre d’hôtel, nous dépêchons un taxi pour qu’il nous conduise au musée Magritte, visite prioritaire de notre programme, d’autant qu’il est fermé pour le 11 novembre.
Le musée Magritte est une section des six musées royaux des Beaux-Arts de Belgique Il loge dans le très néo-classique Hôtel du Lotto sur la place Royale, en surplomb du Mont des Arts.

Magritte portrait

Est-ce en raison des récentes projections de soupes et de peintures sur des œuvres (heureusement protégées par des vitres) en d’autres lieux d’exposition par des membres d’un collectif d’activistes écologistes, le service de sécurité est intraitable à l’entrée du musée. Ainsi ma compagne est invitée à déposer son sac dans un casier dont elle conserve la clé.
L’exposition, répartie sur trois niveaux, est conçue selon un parcours chronologique et thématique qui commence au dernier étage auquel un agent de surveillance nous fait accéder par un ascenseur. Nous y sommes accueillis par deux grandes photographies de l’artiste en noir et blanc, un portrait et une mise en abime malicieuse où le peintre, palette et pinceau à la main, pose devant son tableau Tentative de l’impossible : l’artiste peignant directement son modèle (sa femme) sur son corps nu.

Magritte 2Magritte 3

Les salles sont plongées dans une atmosphère très tamisée qui permet une meilleure concentration devant les œuvres, sans doute aussi par souci de leur préservation.
À première vue, sans en faire un strict recensement, les tableaux les plus célèbres sont pour la plupart absents, rançon probable de leur renommée universelle, certains sont souvent prêtés pour d’autres expositions à travers le monde ou appartiennent à des collectionneurs privés. Malgré tout, l’on se sent vite en pays de connaissance tant des éléments familiers de l’univers de Magritte, silhouettes au chapeau melon, oiseaux au plumage recouvert de ciel et de nuages, pommes, pipes et parapluies, peuplent régulièrement ses peintures et croquis.

Magritte MVDH 2

Je comprends vite pourquoi les enfants adhèrent à l’art de Magritte. Beaucoup moins décontenancés que nous adultes, ils se réjouissent des associations surprenantes d’objets qui a priori n’ont aucun lien entre eux, et des changements d’échelle. Ils acceptent plus facilement que l’artiste bouscule notre perception de la réalité.
À l’entrée de chaque étage, des repères biographiques nous guident sur les différentes « périodes » de l’artiste. L’œil est aussi attiré par certaines de ses citations gravées sur les murs, uniquement en français, « par respect des textes littéraires de Magritte ».
Les premières toiles datent du début des années 1920 : des Baigneuses, une Écuyère noire sur un cheval blanc sont nettement d’inspiration cubiste.

Magritte baigneusesMagritte ecuyereMagritte homme du large

Avec L’homme du large, représentatif de sa période « noire ou caverneuse » on entre véritablement dans l’univers de Magritte et ses associations d’éléments inattendus, ici la juxtaposition de deux mondes. Sur une plage, un homme en combinaison de plongée sur des lattes de parquet, devant un élément de cheminée, ouvre une fenêtre sur … : « Être surréaliste, c’est bannir de l’esprit le « déjà vu » et rechercher le pas encore vu. »
Comme souvent, l’artiste cache le visage du personnage, ici avec une planchette de parquet. Certains analystes d’art rattachent ce détail récurrent au traumatisme qu’aurait subi Magritte adolescent lorsqu’il aurait entrevu sous le tissu l’œil gauche de sa mère après son suicide en se jetant dans la Sambre.
« Chaque chose que nous voyons en cache une autre, nous désirons toujours voir ce qui est caché par ce que nous voyons. Il y a un intérêt pour ce qui est caché et que le visible ne nous montre pas. » Exercice d’observation compliqué que je tente bientôt de transcender… avec peu de succès, foutu esprit cartésien.

Magritte joueur secret

Avec Le joueur secret, on peut parler de scène sportive car la présence d’un pan de rideau rouge lui donne un caractère théâtral. Deux joueurs de cricket (ou de base-ball), identifiables grâce à la batte de l’un et le gant de l’autre, évoluent dans une allée de quilles géantes. Combattent-ils ce menaçant ectoplasme au faux air de dirigeable ou (plus étonnant encore) de tortue luth volante ? Avec Magritte, on peut s’inventer des histoires, se les réapproprier éventuellement dans notre époque, ainsi cette jeune fille masquée se protège-t-elle peut-être du vilain corona virus ? C’est en fait le sens de Magritte, de vouloir absolument chercher un sens à son tableau et s’en éloigner avec un sentiment de frustration ou d’inquiétude.
Il fallait bien vivre, à ses débuts, Magritte s’adonna au dessin publicitaire qu’il qualifiait lui-même de « travaux imbéciles ».

Magritte MVDH 1

Mon esprit cartésien renonce rapidement à vouloir comprendre les légendes énigmatiques que le peintre attribue à ses œuvres.
L’exposition accorde un coin de salle pour traiter le thème des « mots et des images », une série de dessins où les objets se passent de nom, où les noms tiennent lieu d’images.

Magritte ciel canonMagritte pipe 1

Magritte pipe2Magritte pipe 3

À défaut de pouvoir admirer le célébrissime tableau de La trahison des images, le maître montre son humour dans plusieurs esquisses. « La fameuse pipe, me l’a-t-on assez reprochée ! Et pourtant, pouvez-vous la bourrer ma pipe ? Non, elle n’est qu’une représentation. Donc si j’avais écrit sous mon tableau « Ceci est une pipe », j’aurais menti ! »
Les Bruxellois ne manquent pas d’humour. Consultés, dans le cadre de la réhabilitation de l’ancien site industriel autour de la Gare Maritime, pour baptiser les artères nouvelles, ils ont opté pour une rue Ceci n’est pas une rue !

Magritte 4

Au second étage, la visite commence par une série de portraits de famille et d’amis. Les visages très réalistes sont replacés dans un décor surréaliste.
Magritte a souvent pris sa femme Georgette comme modèle. Elle apparaît dans un cadre ovale très classique en suspension dans un ciel complètement « magrittien ». Une tourterelle, une feuille de laurier, une bougie allumée, un gant, un mot griffonné sur un bout de papier, une clé viennent en ornement du décor.

Magritte Georgette 1

Je suis interpellé par deux portraits de Suzanne Spaak et de ses deux enfants. Son nom ne m’est pas inconnu, elle était la belle-sœur de Paul-Henri Spaak qui je me souviens fut, dans ma jeunesse, une grande figure politique belge, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, et considéré comme l’un des Pères fondateurs de l’Europe.
J’avoue que dans mon adolescence, j’étais plus émoustillé par la plastique de la nièce Catherine, jeune actrice, qui minaudait notamment entre Vittorio Gassman et Jean-Louis Trintignant dans Le Fanfaron, la comédie (évidemment) à l’italienne de Dino Risi. Elle nous a quittés l’an dernier.
Magritte représente Suzanne Spaak face à ses ciel et nuages en double page d’un livre ouvert sur une table. Émouvant souvenir d’une femme qui s’engagea, durant la Seconde Guerre mondiale, dans le service de renseignements L’Orchestre rouge et participa à plusieurs actions pour sauver des enfants juifs de la déportation. Arrêtée en octobre 1943, incarcérée et torturée à la prison de Fresnes, elle fut assassinée dans sa cellule par un officier de la Gestapo en août 1944, peu avant la Libération de Paris.

Magritte SuzanneMagritte enfants Spaak

Magritte sirene

Quand j’étais gamin, on me réprimandait si je montrais du doigt. L’artiste a tous les droits, avec lui c’est beau ! Ainsi dans La lecture défendue, dans une pièce vide avec un escalier ne menant nulle part, il semble écrire à la craie, sur le parquet, le mot « sirène » dont il cache la lettre i avec un doigt levé.
Les exégètes voient là un hommage à une amie Irène, le i masqué renvoyant à la mise à l’index du livre érotique Le con d’Irène de Louis Aragon publié clandestinement en 1928 sans nom d’auteur ni d’éditeur.
Et s’il est besoin de mettre les points sur les i, Magritte ajoute un grelot, un de ses motifs récurrents.

Magritte réponse imprévue

Magritte ne livre pas la clé de son inconscient, la possède-t-il seulement ? « Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée » : de ce proverbe, Alfred de Musset en fit un caprice, une comédie en un acte. Beau sujet que la fonction sociale d’une porte : le dedans, le dehors, l’ouvert, le fermé, le bien-être, le danger, elle protège le dedans de la menace matérielle, humaine, animalière du dehors.
Dans La réponse imprévue, Magritte traite le problème avec humour : il représente une porte à la fois ouverte et fermée avec la découpe informelle d’un corps !
Magritte fait partie de ces peintres qui avaient l’habitude de recycler le support pour en faire une nouvelle toile.
Ainsi, Dieu n’est pas un saint, peinture surréaliste à l’huile d’un oiseau, aux ailes déployées, perché sur une chaussure de femme, cachait un secret débusqué récemment suite à des examens radiographiques du service d’archéométrie de Liège, l’élément manquant de la série de quatre tableaux La Pose enchantée.

Magritte MVDH 3Magritte colombe

Quelques jours après l’invasion de la Belgique par les troupes allemandes, les menaces que faisait peser son activisme au sein d’un groupe d’intellectuels opposés au fascisme conduisirent Magritte à prendre la route de l’exil et séjourner à Carcassonne chez un ami poète. C’est dans ce contexte, en décembre 1940, qu’il peignit l’oiseau du Retour, retrouvant son nid douillet, métaphore de Bruxelles et Georgette.

Magritte Le Retour

L’oiseau au plumage ciel et nuages du Retour fut le symbole de la Sabena, compagnie aérienne belge aujourd’hui disparue. Il apparaissait sur les carlingues des avions et les foulards des hôtesses.

Magritte Fantomas

J’ai l’impression d’un air de déjà vu avec la représentation de Fantomas dans Retour de flamme (pour Georgette ?). Je me rappelle de la couverture de la bande dessinée Les hors-la-loi de Palente qui traitait de la grève, dans les années 1970, des ouvriers de Lip, la célèbre usine horlogère de Besançon. En lieu et place d’un bouquet de fleurs, Fantomas tenait une montre en main.
Que Magritte ait repris dans plusieurs de ses toiles la figure de Fantomas, tirée de l’affiche du film de Louis Feuillade (1911), n’est pas tellement surprenant tant celui-ci, comme le peintre, est un maître de l’illusion et de la transformation.
Plusieurs toiles illustrant la période des années 1943-1947, dite période Renoir ou plein soleil, marquent un changement complet dans la peinture de Magritte, pour oublier les années sombres de la guerre et mettre en avant sa passion retrouvée pour Georgette : « Il fallait des tableaux où le beau côté de la vie serait le domaine que j’exploiterais, j’entends par là tout l’attirail traditionnel des choses charmantes, les femmes, les fleurs, les oiseaux, l’atmosphère de bonheur ».
L’artiste s’inspire alors des impressionnistes et reprend leur palette vive et colorée.

Magritte femme nueMagritte Moisson

Dans La Moisson, il peint une femme nue, la sienne, en s’inspirant directement du sensuel modèle de Renoir, mais en attribuant une couleur différente aux cinq parties du corps.
Devant La bonne fortune, je suis intrigué par un homme à la vraie tête de cochon avec en arrière-plan un cimetière et un monument aux morts. Elle traduit possiblement un profiteur de guerre, un collaborateur qui s’est engraissé.

Magritte bonne fortuneMagritte L'incendie

Dans L’incendie (1943), les arbres ressemblent à de grandes feuilles plantées au sol aux teintes flamboyantes donnant un petit air d’été indien.
Dans La cinquième saison (1943), deux hommes au chapeau melon se croisent portant chacun un tableau figurant un bois et un ciel nuageux. Avec Magritte, on peut imaginer qu’ils vont se rentrer dedans pour créer une nouvelle toile, la cinquième saison ?

Magritte cinquième saisonMagritte Toro

« Est-ce l’Espagne en toi qui pousse un peu sa corne ? ». Les polémiques récentes autour de la corrida font sens devant la représentation réaliste d’un toro de lidia pissant le sang, le front transpercé par l’épée. Sa mort est proche, la muleta du torero lui sert de linceul. Il y a quelques années, le comité des fêtes de Mont-de-Marsan pasticha Magritte pour l’affiche de la feria.

Affiche Madeleine

Transition de facilité, pour évoquer la courte période « vache » de Magritte, parodie du mouvement pictural « fauve » né à Paris. En 1948, pour sa première exposition dans la capitale, l’artiste belge décide de se venger des Parisiens qui « ignorent dignement ceux qui vivent hors de leurs murailles » et s’inspirant des caricatures et des bandes dessinées, leur donne à voir des toiles souvent grotesques et aux couleurs criardes.

Magritte vache generalMagritte vache 3

Magritte periode vacheMagritte vache 2

Mauvaise blague belge, autant dire que le public fut scandalisé et la critique virulente. Magritte répondit par un pamphlet très rabelaisien, antimilitariste et anticlérical destiné « à des personnages tels que notaires, militaires, curés et juges » et composé de trois textes : « L’imbécile, l’emmerdeur et l’enculeur » ! Cela aurait pu être aussi les Bourgeois dd Brel. Magritte revint à de meilleurs sentiments et à son inspiration d’antan.
L’heure avance, je suis contraint à presser un peu plus le pas.

Magritte  fin d'apres midi

Par une belle fin d’après-midi, deux cercueils, assis sur un parapet, devisent au soleil. Parlent-ils de l’au-delà ? De l’humour noir qui me réjouit.
Chez Magritte, le mot ne se concentre pas uniquement dans la légende et se dissout parfois dans la toile, ainsi dans L’art de la conversation, deux personnages minuscules semblent écrasés devant un amas géant de pierres. Distinguent-ils le mot RÊVE ?

Magritte rêve

Magritte pomme

Des pommes et des Magritte ! Pom pom pom poooommm ! Dans La chambre d’écoute, une pomme verte gigantesque semble bien à l’étroit dans une pièce vide. L’artiste nous interdit toute contrainte logique de l’esprit en créant une perturbation du réel, exemple même du surréalisme. Il nous invite à une autre lecture en détournant la réalité perçue par notre sens visuel. « Il ne s’agit pas d’étonner par quelque chose mais que l’on soit étonné d’être étonné ».

Magritte fenêtresMagritte main

Magritte masques

Á l’issue de deux heures de visite, on pourrait craindre pour notre logique cartésienne bien bousculée. Je sors guilleret du musée, j’ai enfin découvert René Magritte autrement que par les posters.

Magritte sortie

Nous rejoignons à pied notre hôtel devant les bassins de Sainte-Catherine que les services techniques municipaux commencent à recouvrir d’un plancher en prévision du marché de Noël.
En chemin, à l’angle du Marché aux herbes, je m’attarde devant une fontaine devant laquelle est érigée une statue en bronze de Charles Buls, bourgmestre de la ville de Bruxelles de 1881 à 1899. Assis sur la margelle de pierre, il tient un livre à la main (L’Éloge de la Folie d’Érasme) tandis qu’un chien mordille une manche de son manteau, possible clin d’œil aux mesures que l’édile de la ville prit contre les chiens errants qui infestaient la capitale sous son mandat en mettant en place une charrette spéciale de ramassage. Louis Pasteur mettait juste au point son vaccin contre la rage en 1885.

Statue Buls

Le repas en soirée se passera en famille autour d’une selle d’agneau et de petites pommes de terre grenaille. Sans oublier bien sûr quelques fromages de caractère !
Á propos, Magritte réalisa une sculpture représentant un plateau à fromage sous une cloche recouvrant un tableau d’une tranche de fromage. Il l’intitula : « Ceci est un morceau de fromage » comme une réponse pleine d’humour à sa célèbre Trahison des images. J’ajouterai qu’il est possible que cela soit une part de Saint-Nectaire fermier !
Vendredi 11 novembre, ce matin, nous prenons le soleil dans le quartier Dansaert. Est-ce une réminiscence de notre visite de la veille, j’associe les poissons d’une fresque murale à la jeune femme personnifiant, sur la fontaine des quais de Sainte-Catherine, l’envoûtement de la Senne.

Bruxelles Senne et poissons

Halte quasi obligatoire au Laboureur, un amour de bistrot de quartier d’autrefois ! Avec la gentrification, des bobos (comme moi ?) du coin, quelques touristes viennent humer le parfum brusseleir. Mais on côtoie encore des gueules d’atmosphère que n’aurait pas désavouées l’objectif d’un Robert Doisneau bruxellois.
Je n’ai pas l’occasion, comme lors de ma visite précédente, de sympathiser avec un groupe de supporters du club de football d’Anderlecht. Tant pis pour eux, ils ne pourront pas écouter les souvenirs de papy Encre violette comme le maillot de leur équipe de cœur.
Justement, je leur aurais parlé du 11 novembre … 1956 : c’était l’une des premières fois que j’accompagnais mon père au stade de Colombes* pour assister à une rencontre entre les équipes de France et de Belgique en qualification pour la Coupe du Monde 1958 en Suède.
Juché sur les épaules de mon père, je vis Thadée Cisowski inscrire cinq des six buts du onze français qui étrilla les Diables Rouges de Joseph Jurion, une légende du club d’Anderlecht.

Cisowski 1956Laboureur 1Laboureur 2Cagnotte

Á l’intérieur, je suis intrigué par une sorte de boîte encastrée dans le mur avec des fentes numérotées. Une dame sympathique me raconte la tradition de la cagnotte, une pratique très répandue dans la seconde moitié du XIXème siècle. Á l’époque, les institutions bancaires suscitaient une certaine méfiance auprès des ouvriers. Ceux-ci, donc, pratiquaient l’épargne au café suivant des règles strictes : ils étaient obligés de glisser par la fente, chaque semaine, à jour et heure fixe, une certaine somme qu’ils récupéraient à échéance pour des prêts, ou plus souvent, les gains étaient mutualisés pour un repas annuel ou des fêtes diverses.
Aujourd’hui, cette tontine à la sauce belge est encore en usage dans certains bistrots de quartier ou de villages.
En attendant l’arrivée de notre chère hôtesse, nous patientons devant un verre de Sauvignon.

Laboureur blanc

Pour déjeuner, il nous suffit de traverser le carrefour pour rejoindre la trattoria Chicago. J’avais le souvenir d’excellentes lasagnes, malheureusement elles ne sont pas dans la carte du jour. Qu’à cela ne tienne, j’ai un plan B avec les spaghetti alle vongole (palourdes) tout aussi délicieux.

Spaghette alle vongoleBruxelles grenouilleBruxelles rue de Flandre

Sous l’œil de la Belle Hip Hop, la fresque murale d’une grenouille autrement plus grosse qu’un bœuf (mais depuis le musée Magritte, les changements d’échelle me perturbent moins), nous nous engageons dans la rue de Flandre pour rejoindre le canal de Bruxelles qui est l’union du canal de Charleroi et du canal de Willebroeck nommé encore canal maritime de Bruxelles à l’Escaut. Souvenons-nous que, jusque dans la première moitié du XXème siècle, des navires de mer accédaient aux bassins de Sainte-Catherine.
Cette voie d’eau constitue la frontière entre le centre ancien de Bruxelles et la commune de Molenbeek à la (trop ?) triste renommée. Depuis une dizaine d’années, la région de Bruxelles-Capitale a lancé un plan de réaménagement pour redynamiser cette zone dont nous arpentons les rives en ce début d’après-midi.

Bruxelles Phare KanaalBruxelles Chien du chien

Vestige du passé et bel exemple de réhabilitation sociale, le Petit château, ancienne caserne en brique de style néo-Tudor, est désormais un grand centre d’accueil qui offre un hébergement à plus de 800 demandeurs d’asile et une quarantaine de mineurs non accompagnés. Les temps changent, après la Seconde Guerre mondiale, cela avait servi de prison temporaire pour les immigrants italiens refusant de descendre dans les mines de charbon, en attendant leur renvoi en Italie. Ce n’est pas encore la vie de petit château pour tous à voir les matelas et couvertures qui s’entassent sous certains ponts

Bruxelles Petit châteauBruxelles WilliansBruxelles tram

Nous franchissons le canal par un pont provisoire et le boulevard Léopold II dans la perspective duquel se dresse la majestueuse basilique de Koekelberg que je compte bien visiter lors d’un prochain séjour.
Les monuments dédiés au deuxième roi des Belges ont été victimes de fréquents actes de vandalisme en raison du passé colonialiste du souverain. Ainsi, suite à un vote populaire, le long tunnel routier portant son nom a été rebaptisé du nom de la chanteuse et comédienne Annie Cordy née à deux pas du palais de Laeken, un choix qui suscite malgré tout des polémiques, certains trouvant dans son tube Cho Ka Ka O quelque relent raciste. Incroyable, à vous de juger !

« Cho Ka Ka O
Cho chocolat
Si tu me donnes tes noix de coco
Moi je te donne mes ananas
Cho Ka Ka O
Cho cho cho chocolat
Rikiki tes petits kiwis
Les babas de mes baobabs
Cho Ka Ka O »

Je tends presque le bras pour secourir un agent de police en mauvaise posture.

Bruxelles Vartkaoepen 1Vartkaoepen 2

Il s’agit d’une œuvre très réaliste de Tom Franzen, l’artiste qui réalisa les sculptures de Jacques Brel et du zinneke pis. Elle représente donc un policier bruxellois (clin d’œil à Quick et Flupke, héros de Hergé) que fait trébucher un vaartkapoen, un fripon du canal, un mauvais garçon de Molenbeek, sortant d’une plaque d’égout.
On aperçoit sur l’autre rive, quai des péniches, entre palissades et engins de chantier, une fresque de plusieurs dizaines de mètres de Corto Maltese, la bande dessinée d’Hugo Pratt.

Corto Maltese 1Corto Maltese 2

Encore quelques pas, bientôt nous parvenons à ce qu’on appelle la Gare Maritime, sans doute pour sa proximité avec le canal, mais qui était en fait une gare ferroviaire inaugurée en 1910 par le roi Léopold II, constituant un vaste ensemble à côté de l’Entrepôt Royal, du bureau des douanes, l’Hôtel de la Poste et même un bâtiment de stockage des produits toxiques et dangereux.

Gare_Maritime_depuis_la_rue_PicardGareBruxellesTouretTaxis1910

Gare maritime 2

Á l’époque, une activité intense y régnait : 3000 personnes y travaillaient, 1400 wagons roulaient par jour et des marchandises étaient entreposées sur près de 240 000 m2.
Mais à la fin du siècle dernier, avec l’avènement du transport par camion, du conteneur et l’abolition des barrières douanières entre les pays de la Communauté Européenne, on assista à la désaffection du site.
Dans les années 2000, un vaste projet de sauvegarde et de rénovation de ce joyau du patrimoine industriel fut lancé dont on peut saluer aujourd’hui la réussite et l’esthétisme.

Version 2Version 2

Les architectes néerlandais ont appelé leur chantier « une ville où il ne pleut jamais », l’intégralité des espaces étant protégée des intempéries.
Ils ont ressuscité les bâtiments en laissant place à un ensemble multifonctionnel mêlant locaux d’activités tertiaires, commerces, restaurants et organisation d’événementiels. Une école du cirque y a même élu domicile : les trapézistes s’envolent, les funambules en herbe découvrent la marche avec balancier dans cet espace magique. Une roulotte d’un autre temps les attend pour qu’ils aillent en représentation dans les villages.

Bruxelles cirque 2Bruxelles cirqueGare maritime BruxellesBruxelles Maritime 1

L’ancienne structure en acier Art nouveau a été conservée et rénovée avec laquelle s’accordent harmonieusement les grands pans vitrés et les parements de bois lamellé-croisé.
L’ambitieuse réalisation est très vertueuse en matière d’écologie. L’énergie renouvelable est produite sur place : la chaleur et le froid sont produits par la géothermie et l’électricité est générée par des panneaux solaires. Aucun combustible fossile n’est utilisé pour le chauffage ou la climatisation.
En ce jour férié, la grande halle accueille un marché aux puces vintage et une brocante. Dans ce bric-à-brac géant, personne ne remarque une reproduction, négligemment posée au sol, du Repas de noce de Pieter Brueghel l’Ancien, une des plus grandes figures de l’École Flamande. Est-ce ma gourmandise qui se nourrit de ce célèbre tableau ?

gare Maritime hallBrueghel 2 copie

La bonne chère est à l’honneur, un food market regroupe une dizaine de restaurants et comptoirs avec différents concepts culinaires à l’initiative de plusieurs chefs belges.
L’ancien Entrepôt Royal est également rénové avec beaucoup de goût : dans une enfilade de colonnes, nous marchons sur des dalles de verre qui laissent apparaître les anciens rails.

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Je suis vraiment bluffé et séduit par le mariage heureux des matériaux modernes et des structures anciennes. Bruxelles démontre encore une fois son dynamisme et son originalité dans ses reconversions architecturales.
La brique des bâtiments rougeoie plus encore sous les rayons du soleil couchant.

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Un taxi nous ramène au centre-ville. Ce soir, nous avons prévu de manger Chez Jacques, une institution quasi centenaire en bordure du quai aux Briques.
Malgré notre réservation, l’attente est plus longue que prévue. Nous l’observons en choisissant de prendre l’apéritif au Maquis, le bar voisin. Comme il aime se présenter, « « le maquis » peut signifier une plante, une odeur, une cachette, un groupe de résistance, la Corse ». Ici, c’est un café tenu par un père et son fils, tous les deux Corses, qui avec le sens de la convivialité, reproduisent l’authenticité de l’île de Beauté : agréable parenthèse d’une demi-heure qui nous fait voyager à 1 400 kilomètres de là devant … un Cap Corse rouge, le fameux apéritif local au quinquina concocté en 1872 par Louis-Napoléon (« of corse » !) Mattei.

Bruxelles Cap Corse

Retour chez Jacques : nous entrons par un étroit couloir où sont encore exposées quelques toiles de Paul Vankueken, « artiste peintre autodidacte, sculpteur, créateur de géants, bijoutier de métier, bon vivant et blagueur », ami des patrons, figure emblématique du folklore bruxellois récemment décédée. Son côté « brusseleir » transpire dans ses tableaux, ainsi en grand supporter du club banlieusard d’Anderlecht, il avait figé sur la toile une équipe constituée des héros légendaires de la bande dessinée bruxelloise, renforcée tout de même par nos deux compatriotes bretons Obélix et Astérix. Il faut avouer que son onze avait de la gueule avec les fines gâchettes Lucky Luke et Averell Dalton à la pointe de l’attaque, inspirées par le jeu scientifique du Professeur Tournesol !

Chez Jacques couloirVan Kueken Chez Jacques

Chez Jacques Van Kueken

Chez Jacques dégage un air suranné de bistrot du temps où « Bruxelles brussellait ». Ses banquettes en bois qui courent le long des murs, ses nappes en toile cirée, ses lampes en forme de chapeau melon créent une atmosphère chaleureuse.
Pour ma part, la mer du Nord n’est pas si loin, je commande une soupe de poissons avec sa rouille et ses croûtons puis un trio de solettes meunière avec les inévitables frites et mayonnaise.

Solettes chez Jacques

Camion rouge

On va finir par passer pour des ivrognes, à la sortie, nous faisons une halte au « Camion rouge », un spot en plein air, quasi incontournable, face à la place Sainte-Catherine. Qu’il pleuve ou qu’il vente, que la température frise le zéro, rien ne rebute les jeunes et les moins jeunes (les lecteurs de Tintin ont de 7 à 77 ans) qui s’attroupent autour de la camionnette écarlate et se réchauffent avec quelques cocktails exotiques. L’ambiance est festive et vous vous surprenez vite à marquer le rythme au son de musiques tropicales, salsas cubaines, merengues et bachatas de la République dominicaine. Notre chère petite fille nous conseille la caïpirinha passion. En effet … !
Nous nous retrouvons le lendemain midi, à une dizaine de mètres de là, devant la poissonnerie Nordzee Mer du Nord, un autre endroit populaire de la streetfood dont je vous ai déjà entretenu lors d’une flânerie bruxelloise précédente. Là aussi, quel que soit le temps, il faut arriver assez tôt pour être certain de s’asseoir autour d’une des tables hautes disposées sur la place Sainte-Catherine. Vous commandez à la caisse en donnant un nom, un prénom ou un pseudo et, quelques minutes plus tard, un serveur vous hèle dans la rue et vous apporte le plat choisi. C’est à cet instant qu’on constate que notre bruxelloise d’adoption commence à être connue dans le quartier. Pour ma part, je me régale de couteaux et d’un bar à la plancha accompagnés d’un gouleyant vin blanc argentin.
Un taxi nous avance vers les hauts de Bruxelles (un comble au « plat pays ») devant le parvis de l’église Notre-Dame du Sablon, un joyau de l’architecture du XVème siècle.
Cet édifice de style flamboyant brabançon était à l’origine une modeste chapelle de la guilde des arbalétriers. La légende raconte qu’en 1348, une dévote Beatrijs Soetkens vit apparaître à trois reprises la Sainte Vierge qui lui aurait intimé de remettre en état une statuette à son effigie d’une église d’Anvers puis de la transférer dans une autre à Bruxelles. Beatrijs fit le voyage d’Anvers à Bruxelles dans une barque remontant l’Escaut jusqu’à la Senne, afin de la remettre au duc Jean de Brabant qui chargea les arbalétriers de l’entreposer dans leur chapelle. Cet épisode est évoqué à plusieurs endroits à l’intérieur de l’église actuelle.

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Avec cette statuette miraculeuse, l’oratoire connut un succès inattendu, les offrandes affluèrent. Devenu lieu de pèlerinage, vers 1400, les arbalétriers se résolurent à reconstruire ce nouveau sanctuaire à plus grande échelle. Les travaux s’achevèrent vers 1550 par le portail principal au tympan duquel on peut admirer une Vierge à l’enfant entourée de quelques saints, entre autres saint Michel que je n’ai pas l’heur de connaître.

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En entrant, on est tout de suite interpellé par la belle lumière naturelle qui inonde la nef centrale et l’autel à travers d’immenses vitraux. Pour l’écrivain et dramaturge Paul Claudel qui fut ambassadeur à Bruxelles durant trois ans et fréquentait assidûment l’endroit (une plaque atteste qu’il venait prier chaque matin), « L’architecte construit l’appareil de pierre comme un filtre dans les eaux de la lumière de Dieu et donne à tout l’édifice son orient comme une perle ».
Douze statues d’apôtres, œuvres de certains des plus grands sculpteurs baroques du XVIIème siècle, nous toisent depuis le haut des colonnes.

ND Sablon 5 nefVersion 2Version 2

Mon œil est vite attiré par la majestueuse chaire dite de Vérité, réalisée en 1697, à l’origine, pour l’église des Augustins aujourd’hui disparue. Tout en bois, richement décorée de médaillons à l’effigie de la Vierge, de Saint Thomas d’Aquin et Saint Thomas de Villeneuve, elle prend appui sur des sculptures symbolisant les quatre Évangélistes : l’ange, l’aigle, le bœuf et le lion.

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De chaque côté du chœur, remarquables aussi sont les deux chapelles baroques en marbre commandées par la riche famille Tour et Taxis, au XVIIème siècle, et dédiées à Sainte Ursule et Saint Marcouf.

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Contrairement à beaucoup d’autres monuments, l’église fut épargnée, sous l’occupation française post révolution, du zèle antireligieux de l’époque grâce au prêtre qui avait fait allégeance à la République.
Je jette un œil trop furtif à bien d’autres curiosités artistiques.

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On rapporte qu’en ces lieux, notre cher homme des Lumières, Voltaire, se querella avec le poète Jean-Baptiste Rousseau qui, banni du royaume de France suite à une sombre affaire de couplets satiriques, s’était établi à Bruxelles.
Voltaire séjourna dans la capitale alors des Pays-Bas autrichiens, en 1722, à l’occasion d’un voyage en Hollande en compagnie de sa maîtresse, Madame de Rupelmonde, veuve d’un grand seigneur flamand. Il ne manifestait pas beaucoup d’aménité pour cette ville si l’on se fie à ses vers :

« Pour la triste ville où je suis,
C’est le séjour de l’ignorance,
De la pesanteur, des ennuis,
De la stupide indifférence ;
Un vrai pays d’obédience,
Privé d’esprit, rempli de foi... »

Que venait-il faire en cette église, lui qui dira plus tard : « Dieu ? Nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas ! » ?
C’était il y a juste trois cents ans, un dimanche de 1722 : « Un jeune homme, que j’ai vu à l’église des Sablons, qui avait tellement scandalisé le monde par ses indécences durant le service que le peuple a été sur le point de le mettre dehors. ». Il s’agit bien de Voltaire qui reconnut lui-même : « …il se pourrait, en effet, que j’aie été un peu indévôt à la messe. »
La querelle serait née de la lecture de L’Épître à Uranie, un poème où Voltaire faisait connaître ouvertement son opinion sur la religion et la morale :

« … Dieux ! que ton cœur est adorable et tendre !
Et quels plaisirs je goûte dans tes bras !
Trop fortuné, j’aime ce que j’admire.
Du haut du ciel, du haut de ton empire,
Vers ton amant tu descends chaque jour,
Pour l’enivrer de bonheur et d’amour.
Belle Uranie, autrefois la Sagesse
En son chemin rencontra le Plaisir ;
Elle lui plut ; il en osa jouir ;
De leurs amours naquit une déesse,
Qui de sa mère a le discernement,
Et de son père a le tendre enjouement.
Cette déesse, ô ciel ! qui peut-elle être
Vous, Uranie, idole de mon cœur,
Vous que les dieux pour la gloire ont fait naître,
Vous qui vivez pour faire mon bonheur… »

Voltaire dédia son poème successivement à plusieurs personnes mais on peut imaginer qu’à ce moment, Madame de Rupelmonde en fût la destinataire.
Rousseau se serait écrié avant d’en entendre la fin :
Épargnez-vous, Monsieur, la peine de lire davantage. C’est une impiété horrible !
L’auteur de Candide lui aurait répondu du tac au tac :
— Je suis fâché que l’auteur de La Moîsade n’ait pas encore prévenu le public qu’il s’était fait dévot.
La Moîsade était une pièce de vers licencieuse, écrite par Rousseau dans sa jeunesse et dont il se défendait âprement d’être l’auteur.
Un peu plus tard, Voltaire, vexé, aurait dit encore, à propos de L’Ode à la Postérité que Rousseau venait de lui lire :
Savez-vous, notre maître, que je ne crois pas que cette ode n’arrive jamais à son adresse…
Laissons les deux hommes de lettres à leurs chamailleries.
En sortant par le portail sud de l’église, j’admire la finesse de son architecture.

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Jardin Sablon 2Jardin Sablon 1

En face, de l’autre côté de la rue de la Régence, se trouve un charmant petit square arboré avec une fontaine et de nombreuses statues. Outre celle des comtes d’Egmont et de Hornes, aristocrates protestants et héros nationaux, décapités sur la Grand-Place en 1568 pour avoir trahi le roi Philippe II d’Espagne, une cinquantaine rend hommage aux guildes du XVIème siècle. L’énoncé des corps de métiers, marchands de poisson salé, graissiers, brodeurs et pelletiers, légumiers et scieurs, chaussetiers, ceinturonniers et épingliers, tondeurs de drap, plafonneurs-couvreurs, étainiers-plombiers, armuriers, heaumiers et fourbisseurs, marchands de poisson d’eau douce, constitue une litanie poétique. Je découvre que le brandevinier était celui aussi qui vendait à la troupe le brandevin, l’eau-de-vie fabriquée à partir du vin, et allait, dans les campagnes, distiller avec son alambic ambulant.
La rue de la Régence nous mène droit vers la vaste place Poelaert juchée en haut d’une colline nommée autrefois Mont aux Potences parce qu’on y pendait les criminels condamnés. Elle surplombe de soixante-trois mètres la ville basse de Bruxelles qu’un ascenseur permet de rejoindre sans effort, en quelques secondes.
Un monument en pierre bleutée commémorant les fantassins belges tombés au combat lors des deux guerres mondiales se dresse à côté d’une Grande Roue qui sublime le panorama sur la ville.

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Dans le lointain, en cet après-midi lumineux, brillent les boules argentées de l’Atomium.
Bien plus proche de nous, trois paires de jambes en bronze transportent un nuage en aluminium de plus de sept mètres sur le toit d’une ancienne usine à café. Il s’agit d’une œuvre monumentale du sculpteur belge Luk Van Soom : « Pour moi, les nuages sont des éléments propices aux rêves romantiques … J’aime imaginer que les nuages sont porteurs de savoir et de sagesse, comme les cerveaux flottants de grands penseurs défunts. On pourrait comparer cela à la façon dont nous chargeons des données dans le cloud. » Il rejoint René Magritte, un autre fan des nuages, qui associait des éléments aériens à la gravité pour montrer que nous devons aborder la dure réalité avec légèreté.

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Bruxelles In the cloud

In the cloud

La place Poelaert sert de parvis à l’impressionnant Palais de Justice de Bruxelles. Pour donner une échelle, il est plus vaste que la basilique Saint-Pierre de Rome. Il est de style dit éclectique, une tendance architecturale consistant à mêler les meilleurs éléments empruntés à différentes époques de l’histoire de l’art. Paul Verlaine écrivit que « c’est biblique et michelangelesque, avec du Piranèse et un peu, peut-être, de folie, de la bonne, ma foi. Extérieurement c’est un colosse, intérieurement c’est un monstre. Ça veut être immense, et ce l’est.Ç veut être terrible comme la Loi, sévère et nu, et ce l’est ou tout proche de l’être. » Sigmund Freud rapportait dans une correspondance: « Au sommet d’une colline escarpée, se trouve un édifice si massif et dont les colonnes sont si magnifiques, que l’ensemble fait immédiatement penser à quelque Palais assyrien oux aux illustrations de Gustave Doré. Je crus que c’était le Palais Royal, d’autant qu’il était surmonté d’une coupole en forme de couronne, mais il n’y avait ni sentinelle, ni animation. »

Bruxelles Palais Justice 1Bruxelles Palais Justice 2Bruxelles SchuitenPlanche de « Bruxelles un réve capital » de Schuiten et Peeters

Le gigantisme de l’édifice a inspiré l’artiste François Schuiten qui a situé l’intrigue de plusieurs de ses bandes dessinées en ce lieu.
Inauguré en 1863, le monument est malheureusement masqué en partie par des échafaudages depuis plusieurs dizaines d’années et l’herbe folle pousse entre les fissures. Véritable serpent de mer, l’achèvement de sa restauration est prévu pour … 2040.
Nous redescendons dans le quartier historique des Marolles. Il fait chaud et bientôt, nous étanchons notre soif à la terrasse d’un café devant l’église Notre-Dame de la Chapelle.

« Ça sent la bière de Londres à Berlin
Ça sent la bière, Dieu qu’on est bien
Ça sent la bière de Londres à Berlin
Ça sent la bière, donne-moi la main
C’est plein d’Uilenspiegel
Et de ses cousins et d’arrière-cousins de Brueghel l’Ancien… »
… Ça sent la bière de Londres à Berlin
Ça sent la bière, donne-moi la main
C’est plein d’horizons à vous rendre fous
Mais l’alcool est blond et le diable est à nous
Les gens sans Espagne ont besoin des deux
On fait des montagnes avec ce qu’on peut… »

Pour un peu, on trinquerait nos chopes avec Brueghel lui-même qui, grâce au burin du sculpteur Tom Frantzen, peint assis derrière son chevalet en face, au pied de l’église, au milieu des piétons.

Brueghel 1Brueghel 2

Le peintre excellait à traduire par son pinceau truculent, tantôt à l’huile, tantôt à la détrempe, les mœurs rustiques, les kermesses, les danses et les ripailles champêtres.
Il s’installa en 1562, rue Haute, dans le quartier des Marolles, dans une maison qui existe toujours, s’y maria, y peignit plusieurs de ses chefs-d’œuvre et y mourut en 1569. On peut voir sa sépulture dans l’église Notre-Dame de la Chapelle malheureusement fermée au public aujourd’hui.

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Á deux rues de là, comme on se retrouve, Jacques Brel, coulé dans le bronze par le même Tom Frantzen, chante à gorge déployée devant la fondation qui rend hommage à son extraordinaire carrière. Je m’arrête quelques secondes à côté de lui. Je ne l’avais jamais vu d’aussi près en concert.

Brel Bruxelles

Bruxelles sait glorifier ses grands hommes avec réalisme.
En ce samedi ensoleillé, les rues et les terrasses sont bondées. Toujours aussi impudique et facétieux, le Manneken Pis se soulage devant un attroupement de touristes.
Nous commençons à avoir nos habitudes, ce soir, nous retournons à La Villette, un vieil estaminet « brusseleir », rue du Vieux Marché aux grains. La carte fait nous met l’eau à la bouche avec ses spécialités belges. Cette fois, je choisis la salade de crevettes grises d’Ostende aux chicons parfumée au curry en entrée, puis le Waterzooi de la mer avec son trio de poissons du jour, légumes, pommes nature et une crème onctueuse.

Villette 1Villette 2Villette 3Villette 4

Ce n’est pas raisonnable mais je cède aux arguments du garçon pour le dessert. Je ne regrette pas la tarte Tatin et comme disait un des Tontons flingueurs dans la scène culte de la cuisine : « J’y trouve un goût de pomme, y en a !!! ».
Compagne et petite fille poussent au crime. Nous terminons la soirée à une dizaine de pas de l’auberge … au camion rouge ! Caïpirinha passion pour tout le monde !
Ma plume ne titube pas, en ce dimanche, avant de reprendre la route vers l’Ile-de-France, nous brunchons à la bruxelloise au Laboureur, vous connaissez désormais. Je commence à prendre mes habitudes, je commande une « Jup », traduisez une pression de la brasserie Jupiter.

Bruxelles Laboureur 1Version 2

La carte est simple : soupe de poisson (meilleure que Chez Jacques) et croquettes de crevettes grises (des clients un peu chauvins affirment que ce sont les meilleures de Bruxelles).

Bruxelles Laboureur croquettes

En sortant, je m’isole quelques minutes pour fureter dans l’étroit passage voisin de la Cigogne. C’est une venelle pavée longue de 70 mètres, très discrète, qu’on ne remarque pas forcément sinon par le porche, à l’une des entrées, surmonté d’une statuette dédiée à Saint Roch comme pour conjurer la peste qui sévissait à Bruxelles. On est immédiatement conquis par le charme suranné de ce havre de paix de plus en plus colonisé par des artistes et bobos. Curieux, je jette un œil sur les intérieurs cossus et douillets. Une famille est réunie joyeusement autour d’une marmite au fumet odorant.

Bruxelles Cigogne 4Version 2Bruxelles Cigogne 3Bruxelles Cigogne 2

Le souvenir d’Arno subsiste avec quelques mots encore écrits sur la porte de son domicile du quartier Dansaert. Il s’est éteint en avril dernier, non sans avoir encore une fois surpris son public en jetant ses dernières forces pour enregistrer à distance un duo improbable avec Mireille Mathieu. La Paloma Adieu ! Prémonitoire :

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Ainsi s’achève cette nouvelle flânerie bruxelloise. Il y en aura probablement d’autres en 2023.

Mes remerciements affectueux à la chère petite fille pour sa contribution photographique

* http://encreviolette.unblog.fr/2008/05/06/le-stade-de-colombes/

** Précédentes Flâneries à Bruxelles :
http://encreviolette.unblog.fr/2021/12/08/flaneries-a-bruxelles/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/04/29/flaneries-a-bruxelles-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2022/05/21/flaneries-a-bruxelles-3/

Publié dans:Coups de coeur |on 8 janvier, 2023 |Pas de commentaires »

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