J’ai vu jouer Pelé !
« Pelé est mort, s’il peut seulement mourir » a titré le quotidien O Estado de São Paulo.
C’est l’une des innombrables unes de la presse du monde entier qui rend hommage à celui que beaucoup considèrent comme le plus grand footballeur de l’histoire.
Son confrère Correio Braziliense a déposé comme épitaphe sous sa silhouette et sa signature : 1940-Éternité. Suivent quelques lignes :
« Il n’y en aura jamais un autre comme lui. Nous n’oublierons jamais cet homme noir qui a placé le Brésil au panthéon du football. Tant que le football existera dans ce pays, chaque joueur qui portera le numéro 10 rendra hommage au génie qui a immortalisé ce numéro. Edson Arantes do Nascimento a fait ses adieux hier. Mais Pelé a assuré, définitivement, sa place dans la mémoire affective de la planète. En quelques secondes, le monde s’inclina, pour la dernière fois, devant Sa Majesté. Des humbles supporters aux autorités du monde entier, tous ont vénéré l’homme qui a fait du football un art sublime. Pendant des décennies, cet athlète extraordinaire a incarné le Brésil qui vainc la douleur, le Brésil qui est brillant, le Brésil qui est beau à voir et dont on peut être fier. C’est peut-être là l’héritage éternel du roi. Tant qu’il y aura le Brésil, il y aura Pelé ».
Des mots qui frappent encore plus alors que, dans le quasi même temps, le Brésil tente de panser les maux que lui a infligés son récent président.
La disparition de Pelé rejoint celles d’Alfredo Di Stefano en 2014, de Raymond Kopa en 2017 et de Diego Maradona en 2020, ces joueurs qui ont marqué l’histoire vivante du football et du sport en général et pour lesquels j’avais rédigé un hommage personnel dans ce blog*.
Avec toute la considération et l’admiration que je vouais à François Thébaud, brillant journaliste, éminence grise du merveilleux Miroir du Football (et auteur d’un ouvrage** sur Pelé lui-même constituant une véritable hagiographie) qui eut la chance de suivre Pelé dans tous les stades du globe et lors des quatre Coupes du Monde auxquelles il participa, éveillant sportivement ma jeunesse, je peux humblement reprendre à mon compte ses quelques lignes : « « Ceux qui comme moi ont eu la chance de le voir jouer ont reçu des offrandes d’une rare beauté : des instants si dignes d’immortalité qu’ils nous permettent de croire à l’immortalité. Cet hommage du talentueux sociologue uruguayen Eduardo Galeano (auteur de « Le Football ombre et lumière », un ouvrage qui fait autorité, ndlr) incitera un footballeur de la base mais qui a eu la même chance que lui, d’écrire : Pelé a fait rêver le siècle parce que Pelé c’est le football ».
Mes chevilles enflent un peu : pour être honnête, privilège de l’âge, dois-je m’en réjouir, j’ai juste vu jouer Pelé deux fois en chair et en os et à quelques reprises lors de matches en direct à la télévision. En ce temps-là de mon enfance, l’on découvrait les exploits des champions à travers les magazines de la presse sportive, la radiodiffusion des matches et de rares retransmissions télévisées. Incomparable donc avec l’époque actuelle où chaque geste de Mbappé et de Messi est rapporté et décortiqué sous tous les angles.
Je l’ai déjà évoqué en d’autres circonstances, j’ai le souvenir de mon père, devant la TSF dans le bureau de ma mère directrice du collège, écoutant à la BBC le reportage du « match du siècle », en novembre 1953, à Wembley, temple du football, entre l’Angleterre, invaincue sur ses terres de toute son histoire, et la Hongrie et son légendaire « Onze d’or ». Il avait auprès de lui la professeure d’Anglais comme traductrice. « Ici Londres, les carottes sont cuites pour les rosbifs battus 6 buts à 3 ! »
Trois ans plus tard, en juin 1956, je faisais partie, comme écrivait poétiquement Antoine Blondin, « des quarante mille rois mages venus apporter, dans un Parc des Princes ouvert à la belle étoile, la myrrhe et l’encens d’un enthousiasme neuf » à l’occasion de la finale de la première Coupe d’Europe entre le Reims de Kopa et le Real Madrid de Di Stefano.
En octobre de cette même année, juché sur les épaules de mon père, dans un virage archi bondé du stade de Colombes, j’eus encore le bonheur de voir évoluer la prestigieuse équipe de Hongrie avec sa triplette centrale d’attaque « Tête d’or » Kocsis, Hidegkuti, Puskas « le major galopant », l’ailier Csibor, son meneur de jeu Bozsik, son gardien Grosics, puis quinze jours plus tard, la sélection de l’U.R.S.S (CCCP inscrit sur le maillot) avec dans ses buts, « l’araignée noire » Lev Yachine.
J’avais alors neuf ans, tout ça pour vous dire que j’avais été élevé à la bonne école du ballon rond : un infini merci à mon papa qui fit naître en moi une passion qui ne s’est jamais démentie … malgré ses dérives et outrances d’aujourd’hui.
« Tous les passionnés de football se souviennent de leur première Coupe du monde, ces quelques semaines où ils découvrent la lune, un repère indélébile, une césure dans la vie d’un (petit) homme ». J’ai bien de très vagues souvenirs de celle de 1954 disputée en Suisse, mais ma première « vraie » Coupe du Monde fut celle de 1958 en Suède, sur les images grisâtres du téléviseur familial, en raison bien sûr du remarquable parcours effectué par l’équipe de France qui, pour la première fois, s’invitait dans le gotha mondial, mais aussi avec l’éclosion en Europe d’une nouvelle étoile au firmament du football, un gamin de dix-sept ans au nom de Pelé (« Pélai » comme on prononce au Brésil). Les Brésiliens portaient des noms rigolos, Didi, Vavà, Pelé, des surnoms en réalité, ainsi Pelé perdait pour le reste de sa vie sa véritable identité Edson Arantès de Nascimento. Il avait été affublé de ce sobriquet, à l’âge de dix ans, par les gosses qu’il dribblait sur les terrains vagues de Bauru avant de passer à la gare pour cirer les chaussures des voyageurs.
Je ne lui en voulus pas qu’il marquât, en demi-finale, trois buts à Claude Abbes, le gardien de l’équipe de France. C’était si prodigieux de voir ce gamin, finalement guère plus âgé que moi, qui jouait, au sens littéral du mot, en toute liberté et insouciance, un peu comme je le faisais dans la cour de récréation de ma maison école, mais moi en solitaire, je ne dribblais que les tilleuls. J’étais déjà son supporter lors de la finale contre les Suédois où il inscrivit encore deux buts.
Il montra, en cette occasion, au monde un geste nouveau, aujourd’hui connu de tous même s’il est parfois identifié à mauvais escient, ainsi Pelé le raconta : « Le ballon m’est revenu, j’ai contrôlé de la poitrine et mon défenseur a cru que j’allais tirer. J’ai avancé mon pied et je lui ai fait le coup du sombrero. C’est une chose à laquelle les Européens n’étaient pas habitués. En général, ils se jetaient sur leur adversaire parce que tout le monde frappait en première intention. Sans attendre que le ballon rebondisse par terre, j’ai frappé et marqué. »
Nous découvrions le futebol arte, un jeu joyeux, un jeu d’instinct : « Contrôle, feinte(s), provocation, jaillissements, percussion, au suivant, nouvelles ruses, simulation, le défenseur est dans le vent ». Des figures nées dans la rue, souvent pieds nus, sur les terrains vagues des favelas ou le sable de plages qui deviendront paradisiaques à nos yeux.
Le romancier et essayiste Olivier Guez en établit un glossaire dans son Éloge de l’esquive*** : la pedalada, succession de passements de jambes autour et au-dessus du ballon, à l’arrêt, l’embaixadinha ou jonglages qui font de leurs auteurs des précurseurs du break dance, le dribble de vaca ou grand pont où joueur et ballon se séparent un instant pour se retrouver derrière l’adversaire, l’elastico.
Il est juste d’associer au futur Pelé, un autre joueur de la Seleção : « l’ange aux jambes tordues », Manoel Francisco dos Santos dit Garrincha, du nom d’un petit oiseau troglodyte local.
Garrincha, c’était un poème, déjà au sens littéral du mot, Vinicius de Moraes, légende de la musique brésilienne, lui en consacra un (c’est beaucoup plus mélodieux dans la langue portugaise originale) :
« À une passe de Didi, Garrincha fonce
Le cuir collé au pied, le regard vif
Dribble l’un, dribble deux et se repose
Comme pour évaluer en cet instant le coup.
La précision l’investit, il s’élance,
Plus rapide que sa propre pensée,
Dribble l’un et puis deux – Le ballon file
Heureux entre ses pieds ailés !
D’un seul élan saisie la foule repentante
Dans un acte de mort se dresse et crie
Son unanime chant d’espérance.
Garrincha, l’ange, écoute et répond. Goooool !
C’est une pure image : un G shootant un O
Et tout seul dans son but le L. C’est une pure danse. »
Un autre poète brésilien, Carlos Drummond de Andrade, résuma ainsi son talent, le lendemain de sa mort dans le dénuement total (en 1983, il avait 50 ans) : « S’il y a un Dieu qui régule le football, ce Dieu est surtout ironique et farceur, et Garrincha a été l’un de ses délégués qui devait se moquer de tout et de tous, dans les stades. Mais, comme il est aussi un Dieu cruel, il a ôté à l’étourdissant Garrincha la capacité de se rendre compte de son statut d’agent divin. C’était un pauvre et petit mortel qui a aidé un pays entier à sublimer sa tristesse. Le pire est que la tristesse revient et qu’il n’y a pas d’autre Garrincha disponible, pour nourrir notre rêve. »
Garrincha, c’était aussi un poème au sens imagé du terme : « Avec sa gueule de bagnard, ses épaules de lutteur et ses cuissots de feu, ce métis, de sang noir et indien, ressemble à ses admirateurs. Il est l’un des leurs, un misérable, entré adolescent s’échiner à l’usine de textile de Pau Grande ; il a connu la faim et la polio, le destin lui a infligé une colonne vertébrale en S et des jambes biscornues, deux virgules aussi tordues que les mosaïques qui tapissent les trottoirs du front de mer d’Ipanema, la gauche vers l’extérieur, la droite vers l’intérieur (6 centimètres d’écart entre les deux, ndlr)…
Mais ses dribbles font sensation. Ou plutôt son dribble, car Garrincha n’a jamais perforé les défenses adverses que d’une seule façon. Il part à droite. Tout le monde le sait mais aucun arrière, du temps de sa splendeur, n’a jamais réussi à bloquer le petit troglodyte, à parer son coup de reins, phénoménal, et ses jambes de guingois surpuissantes, des turboréacteurs. Rejouons la scène : la balle arrive dans les pieds de Garrincha, excentré sur son aile. Il fait face à un ou deux « João », ainsi désignait-il les défenseurs adverses, les grands costauds comme les petits teigneux, réduits aux yeux de Sa Majesté à des pantins, des piquets de slalom. Garrincha est à l’arrêt, « João » sur ses gardes et la foule retient son souffle : que va faire le magicien ? Un, deux, trois passements de jambes ? Combien de feintes, de faux départs avant de se faufiler en trombe, plié en deux, comme s’il avait perdu quelque chose, vers la ligne de but ? L’art de l’esquive, imparable, génial, inutile aussi, quand Garrincha, par gourmandise, s’arrête, repique au centre ou revient en arrière pour reprendre son exhibition diabolique. Les défenseurs tombent à la renverse ou se télescopent, ridicules, humiliés… »
Pour l’avoir vu faire, je confirme cette belle description littéraire d’Oliver Guez. Garrincha était « la joie du peuple » et le public venait au stade comme au cirque.
Le Miroir du Football, déclinaison de l’hebdomadaire Miroir-Sprint des éditions J proches du Parti Communiste Français, naquit avec d’abord, avant qu’il ne devienne mensuel, la parution de hors-séries dans la foulée de cette Coupe du Monde 1958 marquée par la remarquable campagne de nos joueurs tricolores et le sacre du Brésil et son joga bonito, son beau jeu.
Ô Miroir, mon beau Miroir, ce fut au commencement celui de mon professeur de père qui en épousait les thèses en écrivant à Jacques Ferran, rédacteur en chef du quotidien L’Équipe et de l’hebdomadaire France-Football aux idées conservatrices, opportunistes et la culture du résultat avant tout. On pouvait lire dans l’éditorial du premier numéro du Miroir rédigé par François Thébaud : « Si vous recherchez dans nos pages matière à satisfaire l’orgueil nationaliste, l’esprit de clocher ou le culte commercial de la vedette … ne poursuivez pas votre lecture ! ».
J’allais m’y plonger avidement.
On conceptualisa toutes les sorcelleries des magiciens brésiliens envoûtant (maraboutant ?) leurs adversaires : « La feinte brésilienne sur le terrain de jeu n’est pas le fruit d’un simple exercice rodé, c’est une technique de survie qui remonte loin dans l’histoire sociale avec cette affirmation : le dribbleur flamboyant est le descendant d’esclaves dans le plus grand pays esclavagiste depuis l’antiquité. »
Mes yeux de gamin qui se goinfrait de bonbecs à la réglisse appelés Tête nègre ( !) s’écarquillaient d’horreur. Le Brésil, en plus d’être le pays ayant reçu le plus d’esclaves, était le dernier d’Amérique latine à abolir l’esclavage en 1888. Et ce n’est qu’à partir des années 1920-1930 que les métis, les noirs, les gens du peuple les plus pauvres ne furent plus persona non grata dans les clubs de Rio et de São Paulo jusqu’alors accaparés par les élites blanches et lettrées.
Je découvrais des histoires incroyables : pour la Copa America de 1921 qui allait se dérouler à Buenos Aires, le président du Brésil Epitàcio Pessoa formula un « décret de blancheur » interdisant de sélectionner des joueurs à la peau brune pour des raisons de prestige patriotique. Carlos Alberto, premier joueur métis à intégrer un grand club carioca (Fluminense) se blanchissait la peau avant chaque match et à la mi-temps avec de la poudre de riz. Arthur Friedenreich, première légende du foot brésilien à avoir écrit plus de 1 000 buts, fils d’une lavandière brésilienne noire et d’un riche allemand blanc, s’enduisait les cheveux de brillantine avant le coup d’envoi pour cacher ses cheveux crépus.
Heureusement, cela évolua peu à peu … cependant : « Regarde ! Cet homme a fait pleurer le monde entier », ainsi une femme parlait à sa petite fille en pointant du doigt dans la rue, Barbosa, gardien de but noir accusé (avec d’autres coéquipiers noirs) d’être responsable de la défaite du Brésil contre l’Uruguay en finale de la Coupe du Monde 1950 disputée au Maracana, gigantesque stade de Rio (200 000 places à l’époque). En 1993, alors qu’il souhaitait assister à un entraînement de la Seleção qui préparait la coupe du monde, le malheureux Barbosa fut refusé à l’entrée parce qu’il portait malheur. Il prononcera cette phrase restée tristement célèbre : « Au Brésil, la peine maximale est de 30 ans. Je paye depuis 43 ans pour un crime que je n’ai pas commis » !
Sordide et abject, tout cela ! En 1958, aux yeux du monde entier, le football brésilien offrait l’un des rares espaces plus ou moins démocratiques où les gens à peau sombre pouvaient rivaliser sur un pied d’égalité, et pour notre plus grand bonheur, ne s’en privaient pas. Olivier Guez soutient une thèse subtile : « Le dribble est né au Brésil, quand les joueurs noirs devaient sauver leurs peaux ».
Submergé par l’émotion, Pelé, 17 ans, fondit en larmes dans les bras de son coéquipier Gilmar à l’issue de la finale de Stockholm. Il avait 9 ans en 1950 quand il avait vu son père pleurer après le drame du Maracana : « J’ai vu mon père pleurer à nouveau… de bonheur, cette fois ! »
Nelson Rodrigues, un grand chroniqueur de la presse sportive brésilienne écrivit : « Regardez Pelé, examinez ses photographies et tombez des nuages. C’est bien un garçon, un garçon. S’il voulait être dans un film de Brigitte Bardot, il serait interdit, il serait chassé. Mais regardez : — c’est un génie indéniable. Je dis et je répète : — génie. Pelé pouvait se tourner vers Michel-Ange, Homère ou Dante et les saluer d’une effusion intime : — « Comment allez-vous, collègue ?
En fait, tout comme Michel-Ange est le Pelé de la peinture et de la sculpture, Pelé est le Michel-Ange du football. Les deux peuvent trouver drôle que nous, les médiocres, ne soyons des génies en rien, pas même en crachant à distance. Et quel réconfort pour nous, Brésiliens, de savoir que nous avons un compatriote si brillant et un garçon si brillant ! … A l’âge où le pauvre être humain casse des vitres, ou joue aux billes, ou gratte la patte d’un oiseau avec un canif, Pelé devient champion du monde. Il y avait là un roi, Gustave VI de Suède. »
À cette époque, très rares étaient les footballeurs brésiliens à quitter leur pays. Didi, l’idole de Pelé, génial inventeur des coups-francs folha seca (frappe brossée qui redescend brusquement comme une feuille morte en fin de trajectoire) tenta sa chance à l’été 1959 en débarquant sur notre vieux continent au, déjà, meilleur club d’Europe, le Real Madrid. Décevant (la saudade ?), il en repartit une saison plus tard.
Aujourd’hui, le fou de foot peut vivre sa passion, tous les jours, sur les canaux spécialisés. À la fin des années 1950, sur l’unique chaîne de télévision en noir et blanc, l’occasion d’admirer ces artistes du ballon rond était rarissime, hors un grand événement comme la Coupe du Monde.
Heureusement, comme les fameux basketteurs des Harlem Globe Trotters, le Santos Futebol Clube, avec à sa tête Pelé, effectua une tournée européenne en mai et juin 1960 avec en point d’orgue, une invitation au Tournoi de Paris. En ce temps-là, plutôt que de matches amicaux qui servent aujourd’hui à exhibitions, entraînements et contrats juteux, il s’agissait de rencontres de prestige et on allait au Parc des Princes comme on se rendait à un récital de chanteur, « viens voir les comédiens, les musiciens, les magiciens qui arrivent … »
De manière sans doute exagérée, les 40 000 spectateurs (parmi lesquels mon papa et moi) espéraient que notre club phare, le Stade de Reims, emmené par Kopa, Piantoni et Vincent, trois héros de la campagne de Suède, ferait la nique à ce diable de Pelé. J’étais sur mon petit nuage, mon idole Anquetil était en passe d’être le premier coureur français à remporter le Giro ! Malgré le football champagne de Reims et trois buts de Piantoni, le jeu enthousiasmant de Santos et Pelé (un but) fit chavirer le public parisien tenté de changer de camp devant la virtuosité des Brésiliens. Brasil, Brasil !
Encore Olivier Guez : « Le beau jeu brésilien est un football multicolore et flamboyant, où les attaquants jouent de la hanche comme des danseurs de samba et des lutteurs de capoeira. C’est un jeu fait de fulgurances et d’improvisations individuelles, un jeu irrévérencieux. Par opposition au jeu européen, physique et géométrique, le jeu brésilien est intimement lié à la notion de jouissance. »
On ne peut pas mieux décrire. C’est vrai qu’on s’extasiait presque à chaque instant, on imaginait quelle allait être la phase de jeu et on était désorienté par un geste, une inspiration, ébloui par la chorégraphie. Comme l’écrivit encore Eduardo Galeano, au Brésil, le ballon est une femme qu’on câline de petits mots doux, on l’appelle gorduchinha (la petite potelée) ou menima (mademoiselle). J’étais encore trop jeune pour appréhender cette sensualité sous cet angle !
Non seulement, ces footballeurs brésiliens étaient beaux à voir jouer, mais aussi à regarder s’entraîner collectivement dans des figures dignes de ballet.
Passements de jambes, feintes de corps, accélérations … Le sociologue Gilberto Freyre théorise : « Dans le football comme dans la politique, le métissage brésilien se démarque pour son goût pour la flexion, la surprise, l’ornement… Les Brésiliens transforment un sport britannique « apollinien » en une « danse dionysiaque ». Ils arrondissent et adoucissent un jeu qui, en Europe, est tout en angles et lignes droites. Leurs mouvements sont directement inspirés des pas « agiles et délicats de la danse et la capoeira ».
On fait évidemment le rapprochement avec la samba, et extraordinaire coïncidence, 12 jours après le sacre de la Seleção à Stockholm, le 28 juin 1958, sortent sur les ondes les deux premiers hits de la bossa nova interprétés par João Gilberto. Le musicien calque à la guitare le rythme chaloupé des lavandières avec leur ballot de linge sur la tête, qui colle aussi à merveille au style de jeu sensuel des footballeurs brésiliens : Bim Bom comme le balancement d’une jambe sur l’autre de Garrincha, Bim Bom comme les inter-exter de Pelé, Bim Bom comme les une-deux entre Didi et Vava, Vava-Pelé, Pelé-Vava, Didi-Garrincha, Bim Bom avait la fulgurance d’une attaque en 70 secondes partie des pieds du gardien Gilmar jusqu’au but de Vava … »
Trouvez quelques images de ces artistes du ballon rond, collez-leur quelques notes de La fille d’Ipanema, Desafinado, ou Màs que nada de Sergio Mendès, et la magie opère. En 1972, Jorge Ben connut un succès planétaire avec Fio Maravilha, une chanson entièrement à la gloire de Filho, l’avant-centre du club carioca de Flamengo. Nicoletta l’adapta en français gommant toute allusion au football.
Allez j’ose, telle une jonglerie mystificatrice de Pelé ou Garrincha, voici une « vieillerie » comme aurait zozoté l’iconoclaste Jean-Christophe Averty aux « Cinglés du music-hall » et du football : Ting Toung, un scopitone de Sacha Distel tourné en 16 mm Kodak par Claude Lelouch sur les bords de Seine, près des piles du Pont-Neuf, sous l’œil d’Henri IV. Irrésistiblement kitsch ! Attention aux entorses avec les hauts talons sur le quai pavé !
https://www.dailymotion.com/video/x3thtc
Sacha adorait le football et j’eus même le plaisir de suivre à côté de lui, sur les gradins du vieux stade des Métairies, un match du F.C. Sète qui n’était plus l’extraordinaire équipe éblouissant mon oncle dans les années 1930.
Sacha, neveu de Ray Ventura, était également un excellent guitariste de jazz qui accompagne ici Vinicius de Moraes chantant La fille d’Ipanema.
Brasil novo : futebol et bossa, cinéma avec en 1959 la Palme d’Or du festival de Cannes et l’Oscar du meilleur film étranger pour Orfeu Negro (réalisateur français) une adaptation d’une pièce de Vinicius de Moraes réinterprétant le mythe d’Orphée et d’Eurydice au pied du Corcovado, architecture futuriste d’Oscar Niemeyer, la capitale Brasilia sort bientôt de terre. Je me souviens de mon professeur de père qui nous avait soumis, en classe de quatrième, comme sujet de composition française : « Si l’on devait bâtir en France une capitale nouvelle, comment l’imagineriez-vous et l’appelleriez-vous ? »
Au début de l’année 1958, le Brésil était un exportateur de matières premières, à la fin, il était devenu un exportateur d’art à travers le futebol et la bossa nova.
De 1958 à la fin de 1962, Pelé joua 386 matches et marqua 475 buts, soit une moyenne de plus d’un but par match. De ce total vertigineux, il est un but mythique : le « gol de placa » qu’on peut traduire approximativement par « but tellement beau qu’il mérite une plaque commémorative ». Pelé l’inscrivit le 5 mars 1961 lors d’un match Fluminense-Santos au stade tout aussi mythique du Maracana. : « il conquit le ballon dans sa propre surface de réparation et l’amena dans les filets du gardien international Castilho après avoir éliminé un par un ses adversaires. » Les 60 000 spectateurs applaudirent debout durant plusieurs minutes devant cet exploit. Une plaque, financée par un journaliste médusé par ce qu’il avait vu, fut installée devant l’enceinte du stade : « Sur ce terrain, le 5 mars 1961, Pelé a marqué le plus beau but de l’histoire du Maracana ».
Mais de l’aveu de Pelé lui-même, le plus beau but de tous, il l’avait marqué deux ans auparavant lors d’un match de Santos contre le Clube Atlético Juventus basé à São Paulo. Il n’existe pas d’images pour en attester mais sur des témoignages dont le sien, l’action fut reconstituée avec des techniques de synthèse. Fabuleux, on y voit Pelé effaçant un défenseur d’un grand pont puis enchaînant trois coups du sombrero avant de pousser le ballon de la tête au fond des filets. Chapeau l’artiste !
En 1962, le Brésil, avec Pelé à sa tête, remet en jeu son titre de champion du monde. La Coupe du Monde, septième du nom, est organisée au bout du monde, au Chili, un pays d’Amérique du Sud, alors méconnu, longiligne et étiré du nord au sud, touché, deux ans plus tôt, par deux séismes de grande ampleur causant la mort de plusieurs milliers de personnes et la destruction de nombreux bâtiments.
Pour être honnête, hors bien sûr les analyses de François Thébaud dans le précieux Miroir, je n’ai aucun souvenir télévisuel de cette compétition. Il est vrai que l’ère des diffusions par satellite n’était pas encore arrivée. Thierry Roland, qui effectuait ses débuts comme seul envoyé spécial de l’ORTF, raconte : « Nous allions voir les matchs, ensuite nous nous rendions dans une grande salle où les places réservées aux commentateurs étaient séparées par des toiles de jute. Nous étions tous devant un grand écran et on nous repassait le match pour que nous le commentions. Les grosses galettes de magnétoscopes partaient ensuite vers l´Europe, soit à Londres soit à Francfort. Et chaque rencontre était diffusée le lendemain. » Incroyable, n’est-ce pas ?
Pelé débuta fort en étant le principal artisan de la victoire 2 à 0 lors de l’entrée en lice du Brésil contre le Mexique (1 but et une « passe dé » comme on dit aujourd’hui à mon grand énervement !!!). Blessé à l’aine au cours du deuxième match, il quitta définitivement ses équipiers pour le reste de la compétition. Grâce essentiellement à Garrincha, le Brésil conserva son titre, et pour les statisticiens, Pelé remportait sa deuxième Coupe du Monde.
Remis de sa blessure, à l’automne, Pelé revient sur le devant de la scène et permet à son équipe de Santos d’être le premier club brésilien à remporter la Copa Libertadores, l’équivalent en Amérique du Sud de la Coupe d’Europe des clubs champions, en vainquant le prestigieux club uruguayen du Peñarol, dans un match d’appui disputé au Monumental de Buenos-Aires.
Quelques semaines plus tard, Pelé offre à son club la Coupe Intercontinentale opposant les vainqueurs de la Copa Libertadores et de la Coupe d’Europe. Face au Benfica d’Eusebio, un autre joueur génial, Pelé « éteint la Luz » (nom du stade de Lisbonne) d’un formidable triplé.
L’année suivante, le Santos de Pelé conserve ses deux titres en remportant la Libertadores face à Boca Juniors, et l’Intercontinentale face au Milan A.C de son compatriote Amarildo.
Des pays, des villes, des clubs, des stades, des champions, qui nourrissent, à l’époque, l’imaginaire d’un adolescent.
En 1963, j’avais 16 ans, presque l’âge de Pelé lors de son premier sacre en Suède, et j’allais connaître le bonheur de le voir jouer « en vrai » pour la seconde et dernière fois.
Au printemps de cette année-là, le Brésil effectua une tournée en Europe et, pour la première fois de son histoire, l’équipe de France accueillit les bi-campeao au vieux stade de Colombes. Nous craignîmes de ne pouvoir saluer l’artiste, légèrement blessé, mais, trois jours auparavant, la Seleção, orphelin de Pelé, encaissa une cinglante défaite (5 à 1) face à la Belgique, et les dirigeants brésiliens le rappelèrent dare-dare. La Une de L’Équipe du lendemain résumait le match :
Sans doute diminué physiquement, Pelé assura le service minimum, ce qui signifiait déjà beaucoup pour le commun des mortels footballeurs !
L’éditorialiste du quotidien sportif, toujours prêt à verser dans le dithyrambe, écrivit : « On s’apercevait, en le (Pelé) regardant bien, que les rares coups de patte qu’il donnait suffisaient à redresser le jeu, à l’orienter, à lui donner une ampleur inédite. Le dernier quart d’heure où la seule présence de Pelé – et non pas ses dribbles, ses tirs, ses ouvertures, mais sa seule présence – équilibra la ruée adverse et fit basculer le match est, pour nous, un des spectacles les plus extraordinaires auxquels nous ayons assisté. Il entrait de la magie et de l’hypnose dans la manière dont ce match, devenu pourtant âpre et furieux, allait doucement se nicher entre les pattes du tigre Pelé. »
Je m’amuse encore aujourd’hui des querelles éditoriales qu’engendrait le football, notamment à travers la réaction, à peine voilée, à ces propos, de la part de François Thébaud dans le Miroir : « Les footballeurs brésiliens ne sont pas invincibles. La supériorité dont témoignent leurs victoires dans les Coupes du Monde 1958 et 1962 n’est pas due à des qualités supra-naturelles mais à des qualités très naturelles que d’autres joueurs d’autres équipes possèdent à un degré sensiblement égal.
Tel fut le thème commun à tous nos articles sur le football brésilien avant et après le Mundial. Le thème aussi du numéro spécial publié par notre revue un mois avant le début de la tournée européenne de l’équipe championne du monde..
Il nous a valu quelques lettres dénuées d’aménité. Elles nous reprochaient de ne pas rendre justice à des êtres d’exception devant lesquels les têtes pensantes de tous les pays se prosternaient, et de manquer de respect à la légende bâtie autour du « Divin Football Brésilien », des « Dix millions de Pelé », des plages où poussent les super-vedettes, de nous moquer de cette littérature « technique » confectionnée autour de la « souplesse d’articulation de la cheville » grand secret technique d’une suprématie éternelle. Pour un peu, on aurait attribué notre tiédeur à quelque préjugé inavouable.
La plus élémentaire prudence aurait pourtant commandé aux admirateurs inconditionnels des dieux du football de manifester quelque circonspection … Telle est la paresse d’esprit de ceux qui prétendent diriger l’opinion publique, et le conformisme des techniciens, que même deux défaites qui inaugurèrent la tournée européenne des Brésiliens ne leur parurent des arguments suffisants pour amener une révision de leurs conceptions ». Tacle glissé journalistique viril mais correct !
Posté en première ligne, le jeune gardien de but tricolore Georges Carnus, qui honorait sa première sélection, confia : « J’ai vu Gilmar engueuler Pelé parce qu’il avait perdu le ballon au milieu du terrain. Pelé lui répondit quelque chose du style “Ne te fais pas de soucis, je vais régler ça”. Et il vint inscrire son troisième but. »
Je me frottais les mains à l’idée de revoir les artistes brésiliens en Europe pour la World Cup 1966 qui se disputait en Angleterre, d’autant plus que, cette fois, la plupart des matches étaient télévisés en direct, certes encore en noir et blanc.
L’Anglais Sir Stanley Rous, président de la Fédération internationale avait prévenu, au mépris de tout devoir de réserve : « L’Angleterre doit être finaliste ou perdre la face ». Le Miroir du Football crut bon de citer un article d’un journaliste carioca : « Contre notre équipe, il y aura un complot international principalement européen. Pour arriver au titre, le Brésil devra vaincre non seulement les adversaires, mais aussi la violence, la provocation, les arbitres. »
Les faits devaient en partie prouver cette prédiction. Les trois matches de poule joués par le Brésil furent dirigés principalement par des arbitres britanniques. Lors du premier, le Bulgare Jetchev « matraqua » impunément Pelé, l’empêchant ainsi de participer au second, perdu devant la Hongrie. Dans le troisième, l’arrière portugais Morais acheva le travail en blessant Pelé dans une sauvage agression manifestement préméditée, sans subir la moindre remontrance arbitrale. Avec dix joueurs valides, le Brésil disparaissait de la compétition.
La vengeance fut un plat qui se mangea froid, huit ans après : le congrès de la FIFA installa dans le fauteuil présidentiel Joao Havelange … un Brésilien !
Pelé poursuivit sa carrière dans son club de Santos et les nouvelles le concernant étaient rares sinon en lisant, chaque mois, la rubrique sud-américaine du Miroir.
Malgré tout, en 69 année prolifique, on commença régulièrement à évoquer l’événement de plus en plus proche, le « Gol Mil », le millième but marqué par Pelé, toutes compétitions officielles et matches amicaux confondus. Le décompte établi par des médias brésiliens et donc le record, sont sérieusement sujets à caution.
Souvenez-vous aussi d’Arthur Friedenreich, l’homme qui enduisait de gomina ses cheveux crépus, il avait franchi largement la barre des 1 000 buts. Mais le « Gol Mil » de Pelé est devenu une image pieuse dans le culte qui lui est voué, ne blasphémons pas donc.
François Thébaud était présent le 19 novembre 1969 dans l’enceinte de Maracana et nous rapporta cette soirée de folie dans les colonnes de Miroir-Sprint et du Miroir du Football :
« Qui gagnera la Taça del Prata (la Coupe d’Argent), officieux championnat du Brésil ? Corinthians ? Palmeiras. Cruzeiro ? Botafogo ? Tout ce qui touche au « futebol », surtout lorsque des noms aussi populaires sont en cause, passionne ce pays 15 fois plus vaste que la France, et où notre sport est « l’idée dominante ». En réalité, la saison 1969 s’est terminée au cours de la chaude et pluvieuse soirée du 19 novembre lorsque Pelé a marqué son 1 000ème but, sur la pelouse du Maracana, un cadre à la mesure du plus formidable exploit qu’ait jamais accompli un footballeur.
« Ses premiers mots furent, paraît-il : – Je dédie ce but à tous les enfants et surtout aux pauvres. Pour l’amour de Dieu, ne les oublions pas. Quant à mon maillot que j’avais promis à ma fille Kelly, je l’offre à Andrada qui est un grand gardien de but-.
En embrassant le ballon, en étreignant ses coéquipiers et ses innombrables admirateurs, Pelé pleurait. De la tribune on put le voir à plusieurs reprises s’essuyer les yeux. Ses nerfs l’avaient lâché et il y avait de quoi !
Depuis des semaines, en effet, au thermomètre de la presse de toute l’Amérique Latine, on pouvait vérifier la montée de la température. Encore 6 buts, cinq, quatre, trois, deux, un…
À Bahia, le dimanche 16 novembre, tout était prêt pour fêter le « Gol Mil », y compris un pèlerinage à la basilique de Bonfim et des festivités plus profanes mais non moins impressionnantes. Il s’en fallut de quelques centimètres –de l’épaisseur de la transversale- que la balle catapultée par Pelé hors de portée du gardien de Bahia, ne donnât le signal de la fête, l’ironie du sort voulut que cette balle renvoyée sur le terrain fût reprise par l’ailier de Santos, Jaïr Bala qui se chargea de signer l’unique but de Santos.
Mais c’est à Rio, au stade de Maracana, que Pelé avait promis de réaliser son exploit. N’est-ce pas dans cette arène qu’en 1961, devant Fluminense, il avait marqué un but unique dans l’histoire du football en partant de la surface de réparation de Santos pour éliminer un à un ses adversaires, y compris le gardien de but qu’il dribbla avant de pousser la balle dans les filets.
Le millième but ne fut apparemment qu’un pâle reflet de cet exploit fabuleux dont le dernier numéro de « Miroir du Football » a publié la photo. Mais il convient pour en apprécier justement la valeur de donner quelques précisions.
Et d’abord le marquage spécial auquel il fut soumis. René ne le quitta pas d’une semelle dès le coup d’envoi. Ce garde du corps qui le dépassait d’une bonne tête remplit ce rôle sans brutalité mais avec une habileté remarquable, se gardant soigneusement de courir le risque d’être éliminé par des interventions à corps perdu, sauf sur les balles aériennes où il avait l’avantage…
Dans des circonstances normales, Santos aurait sans doute aisément mis à mal ce dispositif défensif. Mais toutes les données étaient faussées, car il ne s’agissait pas pour Santos de gagner une partie dont le résultat avait peu d’importance compte tenu de son mauvais classement actuel. Il s’agissait pour les joueurs aux maillots blancs de donner à Pelé (et pas à un autre) l’occasion de marquer le but fatidique. Pour les défenseurs de Vasco de Gama, le travail se trouvait ainsi simplifié, il leur suffisait donc de renforcer la surveillance sur un seul homme. C’est ainsi que Pelé trouva toujours devant lui au moment de l’action terminale un mur de trois ou quatre adversaires.
Dans ces conditions exceptionnellement difficiles, il parvint pourtant deux fois à trouver la faille. La première se situa à la 21ème minute lorsque après une longue pression de Santos, la balle lui parvint dans la surface de réparation adverse. Arrêté, il créa le trou par une feinte et décocha de l’extérieur du pied droit un tir lifté qui prit la direction de la lucarne opposée (je me trouvais dans la trajectoire du ballon). Andrada avancé parvint à dévier en corner cette extraordinaire « folha seca » digne du Didi de la grande époque. Les 80 000 spectateurs debout acclamaient déjà le « mil ».
Leur déception fut aussi grande lorsque, à la 37ème minute, après une belle préparation sur la gauche de Edu, René et Pelé se lancèrent ensemble pour la reprise du centre aérien en retrait. La balle termina sa course dans les filets, frappée par la tête de René qui, serré de près, ne put la détourner en corner comme il le voulait. Cette erreur de René contribua sans nul doute à énerver les défenseurs de Vasco qui menait jusque là à la marque (1-0), et à inciter Fernando à commettre la faute qui justifia le pénalty fatidique, follement applaudi par un public qui commençait à désespérer.
Ce pénalty, Pelé ne pouvait le manquer, bien que son état d’énervement semblât autoriser toutes les craintes. Mais il avait derrière lui la volonté de 80 000 personnes, et aussi celle de 70 millions de Brésiliens. Et cette volonté fut souveraine ! »
La course de Pelé dans les filets, son baiser à la « bola », ses larmes de joie, la ruée des photographes et des radioreporters l’emprisonnant dans la cage, sa « sortie de mêlée » sur les épaules de l’un d’entre eux, ses retrouvailles au milieu du terrain avec les coéquipiers qui l’attendaient, son tour d’honneur vêtu d’un maillot de Vasco de Gama portant le numéro 1000, d’innombrables documents photographiques publiés par la presse de tous les pays ont donné une idée de ce qui se passa sous les projecteurs de Maracana. Mais ce que l’image ne parviendra jamais à restituer c’est la communion totale, vivante, extraordinairement chaleureuse du héros de cette fête sans précédent avec la foule, mais aussi avec tout le Brésil, et avec les millions de footballeurs du monde entier qui attendaient le fabuleux exploit du meilleur d’entre eux. »
Ce qui est capital dans l’exploit du 19 novembre, c’est la signification qu’il revêt pour la vie du football mondial. Le formidable retentissement qu’a eu dans tous les pays la réalisation du « gol mil », c’est la réhabilitation du BUT, de l’esprit véritable de notre sport, dénaturé depuis des années par les faux réalistes mais dont tous les publics ont conservé la soif. Dans cette sombre période du football où les scores étriqués sont de rigueur, où le 0-0 est « positif » aux dires des tenants de l’étrange mathématique popularisée par le « totocalcio », le millième but du meilleur attaquant de tous les temps a jailli comme un rayon de lumière pour rappeler à des millions d’amoureux déçus que le football possédait en lui les moyens non seulement de se régénérer, mais de surpasser tout ce qui avait été fait de mieux dans ses périodes les plus fastes. »
« Telle fut l’histoire du « millième ». Ce ne fut pas un but génial. Ce fut un but arraché à force de volonté. Mais il suffit d’imaginer –comme les sportifs du monde entier l’ont fait- ce que représente non pas le millième, mais les 1 000 buts que Pelé a inscrits à son actif en 12 ans, pour être confondu d’admiration. »
Dans le même Miroir du Football, Pierre Lameignère, journaliste mais aussi footballeur pratiquant (il jouait notamment dans l’équipe du C.A. Paris en deuxième division), publiait sur le même événement, une chronique intitulée « Le football et l’astronaute ». Je ne résiste pas à vous la donner à lire pour vous montrer que le foot était un sujet de société traité avec sérieux et intelligence, (et excès peut-être ?). À replacer bien sûr dans le contexte géopolitique de l’époque :
« Le 19 novembre 1969, pour la seconde fois en quatre mois, l’homme, par le biais des Américains, posait le pied sur la lune. Et ce même jour, pour la première fois dans l’histoire du football, un joueur, par l’intermédiaire d’un Noir brésilien, atteignait le cap des 1 000 buts. Un exploit fantastique !
Au Brésil, ce jour-là, durant une heure et demie, le temps d’un match, le footballeur a éclipsé l’astronaute. Savoir si Pelé allait marquer son 1 000ème but, voilà ce qui importait aux Brésiliens. Avant tout.
« Hérésie, marque d’inculture, conséquence de l’analphabétisme, etc. ! » On devine les réactions que cette priorité « scandaleuse » risque d’avoir soulevé dans certains milieux intellectuels où « taper dans le ballon » relève de l’enfantillage, sinon de l’infantilisme.
Et pourtant ! À moins de condamner en bloc tout un peuple, sinon tout un continent, car c’est toute l’Amérique du Sud qui se sentait directement concernée par l’exploit, condamnation qui équivaudrait à un véritable suicide intellectuel (en effet, quel peut être le rôle de l’intellectuel sinon de mettre au clair, et au grand jour, le sens caché d’activités qui attirent irrésistiblement un large courant d’êtres humains), il faut bien chercher à comprendre. Derrière le 1 000ème but de Pelé, que se cache-t-il ? Pour les Brésiliens, les Sud-Américains, le Tiers Monde et le monde entier ?
Géant de l’Amérique du Sud, le Brésil porte en lui les plus insupportables plaies de cette Amérique latine : richesse d’une poignée de privilégiés, misère de la grande masse. À cette injustice sociale, le Brésil apporte, outre ses dimensions, une originalité : dans ce pays existe la plus forte majorité de noirs originaires d’Afrique.
Or, Pelé est un noir. De son vrai nom Edson Arantes Do Nascimento. Né le 21 octobre 1940 à Tres Coracoes (« Trois Cœurs » quel joli nom, ndlr), État de Minas Gerais. Dont le père connut les affres de la misère. Quelle valeur prend le football dans de pareilles conditions ? Le mérite essentiel du football est d’être, par son origine et ses lois, à l’exacte mesure de l’homme, du plus humble des hommes. Dans sa pratique, l’homme peut donc s’épanouir, s’affirmer. Voilà pourquoi tous ceux que frappe l’injustice sociale trouvent joie et refuge dans un domaine où la dignité leur est redonnée. Voilà pourquoi si souvent l’atrophie sociale conduit à l’épanouissement sportif … Voilà pourquoi aussi, depuis que la possibilité leur est donnée, les victimes de la discrimination, non plus seulement sociale mais raciale, veulent devenir et deviennent les meilleurs.
Aussi, n’est-ce pas un hasard si le meilleur footballeur du monde est né au Brésil, véritable terre de football ! Et ce n’est pas un hasard non plus si le sport de l’homme, le football, a choisi pour s’incarner un homme aux origines modestes, et un homme de couleur.
Aux Blancs américains reviendra l’honneur d’avoir franchi les limites de la Terre. À un Noir brésilien reviendra celui d’être considéré comme le meilleur footballeur à ce jour et d’avoir atteint le cap des 1 000 buts.
Entre-temps, peut-on l’oublier, le Brésil de la révolte avait jeté un défi à l’Amérique de l’oppression en enlevant son ambassadeur !
C’est pourquoi, d’un certain point de vue, on peut et on doit l’écrire : l’Humanité avait deux capitales ce 19 novembre 1969. L’Amérique, d’où elle mesurait ses immenses possibilités techniques… et le fossé séparant ces possibilités des réalités humaines. Et le Brésil, d’où elle jugeait de la force d’une passion mêlant dans une même communion des millions d’hommes à la dignité retrouvée… et, par ailleurs, tant dépourvus d’avantages matériels !
Voilà, selon nous, ce qui se cache derrière le 1 000ème but tant attendu de Pelé. Mais si les Brésiliens d’abord, l’Amérique du Sud et tout le Tiers-Monde après doivent ressentir une fierté sans égale à voir un des leurs, homme de couleur, être le meilleur dans la première passion sportive de l’ homme, l’Européen saisit aussi la grandeur de cet événement sans précédent. »
Pour prolonger cette embellie, se profilait à l’horizon la Coupe du Monde 1970, le Mundial, ainsi nommé parce que le Mexique en était le pays organisateur. Les technologies avaient évolué, l’événement serait retransmis par satellite en « mondiovision » en direct, et la couleur était apparue sur le téléviseur familial.
Sur un plan personnel, mon enthousiasme était légèrement tempéré par la déception de ne pas pouvoir être présent sur les gradins de l’Azteca, le nouveau stade déjà mythique de Mexico, pour la construction duquel 180 000 tonnes de lave provenant des éruptions du proche volcan Xitle furent dynamitées.
En effet, il s’en fallut de quelques semaines, j’allais enseigner, à la rentée de septembre, au lycée français de … Mexico. Pour tout vous avouer, j’avais postulé également pour les lycées français de Buenos Aires et Rio de Janeiro, nul doute que ma passion pour le football sud-américain sous-tendait, au moins inconsciemment, mon désir de diffuser la culture française à l’étranger.
Vous imaginez bien que je me nourrissais, plus encore, des articles de François Thébaud et de ses collaborateurs du Miroir toujours soucieux de replacer le jeu et la compétition dans un cadre géopolitique. Et comme le football français traversait une sombre période et n’était pas qualifiée, je reportais, en amoureux du joga bonito, tous mes encouragements vers Pelé et la Seleção.
Pour effacer l’arbitrage scandaleux de 1966, la FIFA autorise désormais que les joueurs blessés pourront être remplacés et que des cartons jaunes et rouges sanctionneront les « casseurs » en protégeant mieux l’intégrité physique des artistes. Ces mesures constituent indirectement une contribution de Pelé à la préservation du beau jeu.
« On a chanté les Parisiennes,
Leurs petits nez et leurs chapeaux …
Mexico, Mexico…
Sous ton soleil qui chante,
Le temps paraît trop court
Pour goûter au bonheur de chaque jour
Mexico, Mexicooooo ... »
Waouh, mes références de babyboomer (j’ai vu jouer Pelé et chanter Luis Mariano) !
Il serait plus juste, au moins géographiquement, de chanter Guadalajara (avec un sombrero sur le nez en guise, en guise … non, ça c’est Marcel Amont !), car le Brésil disputa toutes ses rencontres avant la finale dans la capitale de l’État de Jalisco.
Ay Ay Ay ! Premier match de poule contre l’ex-Tchécoslovaquie et … « premier festival de grand football depuis la Coupe du Monde… 1958. Il mit en lumière un nouveau Pelé, plus collectif, plus constructif, plus animateur, plus équipier, mais individuellement aussi génial que par le passé, aussi maître de son incomparable technique, comme le montrèrent son travail lucide et efficace en retrait, ses passes admirables, ce chef-d’œuvre de technique et de sang-froid que fut le 2e but, et cet autre chef d’œuvre de clairvoyance que fut le tir de 60 mètres » (Miroir du Football), … « sans prévenir, du rond central, Pelé a vu le gardien Viktor trop avancé. Shoot sans élan ! La courbe elliptique du ballon surprend Viktor qui revient sur sa ligne à reculons, désespéré. Le ballon le lobe mais passe à moins d’un mètre de son poteau. Génial quand même ! » (So Foot).
Pour François Thébaud, il s’agit d’un des moments les plus représentatifs du génie footballistique de Pelé, une des manifestations les plus claires du futebol-art. Confrontant le génie au talent, il écrit : « le premier est inné, intuitif, instinctif, créateur, le second est issu de l’intelligence raisonnée, du travail de perfectionnement ; il répète impeccablement ce qui a déjà été fait, il ne crée pas. »
Ay Ay Ay ! Tout au long de la compétition, Pelé nous offrit des instants d’anthologie que les exégètes du foot (même ceux qui n’étaient pas encore nés ou presque) nous rapportent encore aujourd’hui, YouTube est passé par là. Plus extraordinaire encore, sont passés à la postérité des buts qu’il ne marqua pourtant pas.
Il y eut celui marqué d’un coup de tête surpuissant … arrêté magistralement par le goal Anglais Gordon Banks. Pelé leva les bras, certain d’avoir ouvert le score. Il dira : « J’ai marqué un but à l’Angleterre mais Banks l’a arrêté ».
Il y eut encore son inspiration époustouflante en toute fin de la demi-finale contre l’Uruguay, dont on voit la photographie en bandeau du livre d’Olivier Guez.
Lancé en profondeur, Pelé se retrouva seul devant le gardien Mazurkiewicz. C’est alors qu’il prit le public et le goal uruguayen à contre-pied, en effectuant un « grand pont ». Pelé passa d’un côté du gardien en laissant filer le ballon de l’autre côté, puis redressa la trajectoire de la balle qui … rasa le poteau opposé. Mazurka à la mode brésilienne ou l’art de l’esquive !
Et ce fut, au solstice d’été du 21 juin 1970, la finale, apothéose du « Mundial de la résurrection » comme l’évoqua François Thébaud, ma « bible » :
« On ne peut imaginer triomphe plus total, revanche plus complète des déboires subis et de l’incompréhension rencontrée en 1966, que la victoire du Brésil dans la 9ème Coupe du Monde.
Pas une défaite, pas un match nul, pas un recours à la prolongation dans sa marche irrésistible vers la conquête définitive de la victoire aux ailes d’or dédiée à Jules Rimet. Mais six victoires consécutives, nettes, indiscutées, qui s’ajoutent aux six victoires consécutives des éliminatoires, 19 buts qui s’ajoutent aux 23 marqués dans la phase préliminaire. Et pour terminer un score de 4-1 aux dépens de l’Italie, candidate au triplé depuis 1938 et dont le catenaccio passait pour le plus hermétique du monde.
C’est un formidable bilan, plus encore que l’explosif paraphe de Carlos Alberto signant l’admirable et dernier but de la victoire au stade Aztèque, qui déchaîna l’enthousiasme des 110. 000 spectateurs scandant à perdre haleine « Bra-sil ! Bra-sil ! » pour remercier ceux qui apportaient à l’Amérique Latine l’éclatante revanche sur l’Europe qu’elle espérait depuis les scandales de la World Cup. »
Pour les passionnés, les plus belles actions du Brésil lors du Mondial 1970 (durée: 19 minutes)
Quelques semaines plus tard, le pied posé sur le sol mexicain, j’accordais l’une de mes premières visites au stade Azteca, à l’occasion du derby entre les clubs de l’America et Universidad. Je grimpai tout en haut des gradins, au dernier rang d’un des deux virages, une sorte de belvédère pour embrasser la totalité du terrain et laisser filer mon imagination.
Étrangement, la vue vertigineuse me sembla familière, aux limites du paranormal. D’un côté, au coin des six mètres, je revis s’élever Pelé très haut et longtemps, suspendu, comme un basketteur sous le panier, au-dessus du défenseur italien, et d’un puissant coup de tête catapulter le ballon au fond des filets. Premier but du Brésil ! Burgnich, le pauvre arrière italien, déclara : « Je me répétais avant le match que Pelé était fait de chair et d’os, comme tout le monde. Mais j’avais tort. »
Je visualisai aussi le dernier but, l’offrande de Pelé, une passe aveugle en profondeur vers Carlos Alberto, lancé comme une fusée, qui fusilla le gardien de la squadra azzura. L’un des plus beaux buts de Pelé était une passe, pour pasticher Cantona dans le film de Ken Loach.
Des étoiles dans les yeux, je pouvais désormais grimper au sommet des pyramides aztèques et mayas pendant qu’au printemps suivant, le roi Pelé visitait le palais du Roi Soleil à Versailles. C’était à l’occasion d’une des innombrables sollicitations auxquelles il répondit avec son club.
Le 31 mars 1971, Pelé revenait à Colombes, avec Santos, pour un match de gala contre une entente des deux meilleures équipes françaises, Marseille et Saint-Étienne. Soirée totalement bling-bling avec Alain Delon, Serge Gainsbourg, Louison Bobet, l’athlète Michel Jazy, le jockey Yves Saint-Martin dans les tribunes, et notre Brigitte Bardot nationale, dans une tenue sexy tricolore, pour remettre le trophée.
Je pourrais conclure ici mon hommage à celui qui demeure, à ce jour, le seul triple champion du monde. Pelé avait atteint son apogée et la suite de sa carrière ne sera qu’un lent déclin, du moins sur le plan strictement sportif.
Un an après son sacre mexicain, en juillet 1971, Pelé prit sa retraite internationale contre l’équipe de l’ex-Yougoslavie, encore au stade Maracaña de Rio. Il ne joua que 45 minutes avant de s’offrir à la mi-temps un tour d’honneur devant 140 000 hurlant « fica ! » (« reste ! »).
Pelé n’a que 31 ans mais pense surtout désormais à prêter son image pour de juteux contrats publicitaires. L’un des plus mémorables est celui qu’il signa avec l’équipementier allemand Puma. Il apparut clandestinement, sans que plusieurs centaines de millions de téléspectateurs en aient conscience, lors de la Coupe du Monde 1970, notamment au coup d’envoi du quart de finale contre le Pérou. Au moment où l’arbitre s’apprêtait à siffler l’engagement, Pelé lui demanda d’attendre qu’il relace (tranquillement) ses deux chaussures. Le cadrage en gros plan des caméras assura gratos une gigantesque publicité planétaire de la future Puma King.
En 2002, le géant pharmaceutique américain Pfizer (oui, celui des vaccins contre le Covid) fit appel à Pelé pour promouvoir son dernier médicament, la petite pilule bleue contre les troubles érectiles, le Viagra. Pelé ne devait pas y avoir recours, lui qui se maria trois fois, eut sept enfants et connut une vie affective de telenovela.
L’un de ses derniers contrats avec la société horlogère suisse Hublot, le conduisit à rencontrer à Paris, une autre star sponsorisée par la prestigieuse marque, notre Kylian Mbappé national que, peut-être hâtivement, les médias ont tendance à comparer au maître.
Fin 1974, à 34 ans, Pelé décida de prendre sa retraite définitive après dix-huit années passées sous les couleurs du Santos Football Clube. Peu avant, il avait participé, au Maracana évidemment, au jubilé de Garrincha « petit oiseau » ; coéquipier de la première heure sous le maillot jaune national. « Deux génies dans un style différent, entre un Pelé qui a très vite compris les rouages du business et Garrincha qui a décidé de brûler la chandelle par les deux bouts. En plus de faire le bonheur du peuple brésilien, ces deux-là n’ont jamais perdu un match lorsqu’ils évoluaient ensemble sous le maillot du Brésil. »
Il est des gens qui n’aspirent pas à la retraite comme ça (!). Constatant que ses affaires extra-football se portent mal, Pelé rechausse les crampons en signant en juin1975, avec le Cosmos de New York, le « contrat du siècle », trois ans pour plus de 4,7 millions de dollars, plus que pendant toute sa carrière à Santos. Un roi à New York pour lequel le club américain adopte un maillot vert avec une bande verticale jaune, clin d’œil au drapeau brésilien, qui évoluera rapidement en un maillot blanc à liserés verts, copie du maillot de Santos.
Pelé permettra de faire découvrir le Soccer aux Américains friands d’un autre football. Il ouvrira la porte à la venue d’autres étoiles vieillissantes du ballon rond, Beckenbauer, George Best, Cruyff, Eusebio, Gerd Muller, Carlos Alberto le destinataire de la passe magique à l’Azteca.
Le 1er octobre 1977, Pelé tira le rideau définitivement à l’occasion d’un match, au bien nommé Giants Stadium de New York, entre le Cosmos et Santos, en présence de son idole Mohamed Ali. Celui-là lui souffla : « Désormais, nous sommes deux à être les plus grands. »
Pelé ne cessa jamais d’occuper la scène médiatique. Il « joua » à l’acteur de cinéma comme vedette de quelques films dont le plus connu est « A nous la victoire » réalisé en 1981 par John Huston. Le scénario s’inspirait d’une histoire vraie survenue à Kiev, pendant l’occupation allemande de la ville, lors de la Seconde Guerre mondiale, racontant la manière dont des prisonniers profitent d’un match de football « amical » contre des soldats nazis pour organiser une tentative d’évasion. Aux côtés de Pelé, qui porte le nom de Luis Fernandez (mais totale coïncidence avec l’ancien footballeur français), on reconnaissait dans l’équipe entraîné par Michael Caine, d’anciennes gloires du football comme Bobby Moore (capitaine de l’équipe d’Angleterre lors de la World Cup 1966), Osvaldo Ardiles et Paul Van Himst et …Rocky Sylvester Stallone comme gardien de but !
Steven Spielberg envisagea, un temps, de tourner un film où Pelé ferait admirer sa technique, balle au pied, sur la Lune ! (rappelez-vous, l’article « Le football et l’astronaute » !)
Pelé, en plus de ses mille buts, eut mille vies. Il chanta, pas si mal que ça, avec Elis Regina et Carlos Jobim, il serra la pince de nombreux grands de ce monde parmi lesquels quelques présidents des Etats-Unis, plusieurs papes, Nelson Mandela. Même si son peuple lui reprocha son opportunisme et son manque d’engagement et de discernement vis-à-vis des dictatures de son pays, il occupa, de 1995 à 1998, le poste de ministre des Sports du Brésil, devenant dans son pays le premier Noir à accéder à ne telle responsabilité. Il toucha aussi à l’humanitaire : désigné citoyen du monde en 1977 par l’ONU, il en devint ambassadeur, ainsi que de l’UNICEF et de l’UNESCO.
Pelé restera comme celui qui a ouvert le football vers l’ère moderne de la mondialisation, de la sur-médiatisation, de la marchandisation. Je cite, une fois encore, Eduardo Galeano : « À la fin du Mondial 94, tous les garçons qui naquirent au Brésil s’appelèrent Romario, et la pelouse du stade de Los Angeles fut vendue par petits morceaux, comme une pizza, à vingt dollars la portion. Folie digne d’une meilleure cause ? Négoce vulgaire et inculte? Usine à trucs manipulée par ses propriétaires ? »
Apparu aux yeux du monde, en 1958, sur les téléviseurs en noir et blanc, Pelé attirait la lumière tous les quatre ans jusqu’au Mundial mexicain en technicolor de 1970, hormis les fous de football comme moi qui nourrissaient leur imaginaire des écrits de « certain magazine ».
Pelé était unique. À tous ceux qui osaient parfois comparer d’autres joueurs brésiliens de talent à lui, un peu prétentieusement il leur répondait : « Impossible, mes parents ont fermé la fabrique. »
Pelé symbolisait un futebol bossa, offensif, joyeux, insouciant, génial, disparu des terrains depuis longtemps. Il faut avoir en tête qu’à son époque, les meilleurs joueurs brésiliens jouaient tous dans des clubs brésiliens.
Pelé était, malgré sa petite taille, un athlète du football qui aurait trouvé parfaitement sa place dans le jeu d’aujourd’hui : prototype du joueur moderne, des qualités physiques remarquables, vitesse, détente, souplesse, souffle, puissance, des qualités techniques exceptionnelles, pied droit, pied gauche, jeu de tête, une formidable intelligence de jeu et, par-dessus tout, son inventivité dans ses gestes. Il possédait TOUT ÇA qui en fait pour moi le GOAT (« Greatest of All Time »).
Extrait de l’ouvrage Football, ombre et lumière :
Un journaliste demanda à la théologienne allemande Dorothee Solle :
-Comment expliqueriez-vous à un enfant ce qu’est le bonheur ?
– Je ne le lui expliquerais pas, répondit-elle. Je lui lancerais un ballon pour qu’il joue avec.
C’est un peu cet enfant de dix ans qui vous a confié ici ce qu’il pensait de Pelé, ce footballeur qui irradia sa jeunesse.
Sept décennies plus tard, l’adulte qu’il est devenu a envie de rendre hommage à un ami boomer (ne tremblez pas, il a bon pied bon œil et plume ciselée !). Me prenant à contre-pied sur un air de bossa nova, Michel Dréano chante ici qu’il n’ira pas au Brésil, taclant les clichés footballistiques et bossanoviés qui collent aux crampons de ce pays.
J’ai bien des raisons aujourd’hui à être réticent aussi à aller à Rio, contrairement aux vaines injonctions des Compagnons de la chanson (!). D’autant que les artistes du futebol n’y sont plus. Ils ont rejoint l’Europe où leur talent n’apparaît plus qu’à travers quelques fulgurances.
« …Je veux pas voir les ados
Se faire tirer dans le dos
Et les gamins des gueux
Dont on vole les yeux
Je resterai dans mon pays qu’est si beau sous la pluie
À rêver dans mon lit sur les coups de minuit
Quand Jobim chante pour moi la Fille d’Ipanema. »
Et quand François Thébaud me conte la légende du roi Pelé !
* http://encreviolette.unblog.fr/2014/11/09/di-stefano-seleve-plus-haut-que-tout-le-monde/
http://encreviolette.unblog.fr/2017/03/15/raymond-kopa-un-des-plus-grands-footballeurs-de-mon-enfance/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/12/27/moi-je-suis-du-temps-du-tango-avec-omar-sivori-et-diego-maradona/
** Pelé, une vie, le football, le monde, François Thébaud, éditions Hatier 1974 (version augmentée rééditée en 1977)
*** Éloge de l’esquive, Olivier Guez, Grasset 2014