Archive pour décembre, 2022

Balade post- piémontaise par le col du Petit-Saint-Bernard en compagnie notamment d’un ange et d’un petit ramoneur (3)

Giovedi 6 ottobre 2022 :
Je vais bientôt devoir cesser de faire le malin avec mes quelques rudiments de la langue de Dante. Dans quelques heures, nous retrouverons la France.
Ce matin-là, le soleil est généreux sur Turin. Le bulletin météorologique est optimiste, il annonce beau temps sur les Alpes, cette fois donc, nous allons pouvoir les franchir en empruntant, enfin, le col du Petit Saint-Bernard, Colle del Piccolo San Bernardo sur son versant italien, abondamment enneigé la semaine précédente.
La désignation de Turin comme ville organisatrice des Jeux Olympiques d’hiver de 2006 me semble un abus d’un point de vue strictement géographique, en effet, la station de ski la plus proche se trouve à environ 80 kilomètres. Autant que je m’en souvienne, dans mon enfance, le légendaire champion autrichien Toni Sailer fut le premier skieur à remporter les trois titres de la spécialité lors d’une même édition des Jeux qui se déroulaient à Cortina d’Ampezzo, au cœur même des Dolomites. Jean Cocteau affirmait que les Français sont des Italiens de mauvaise humeur, ne lui donnons pas raison, le choix de Turin fut dicté par des considérations économico-géopolitiques ultra présentes dans le sport d’aujourd’hui.
L’air est léger, quittons le Piémont en suivant la trajectoire des montgolfières gonflées par le regretté chanteur poète Gianmaria Testa : « Elles laissent d’imperceptibles traces subtiles les trajectoires des montgolfières et l’homme qui observe le ciel ne sait plus si elles sont vraiment parties où si elles ont toujours été là. Nous aussi, les yeux au ciel contre le vent, nous avons essayé de les suivre et perdu les traces de leur vol dans les nuages dans l’après-midi des villes. Mais qui sait où tout a commencé… »

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Cap plein nord, chaque kilomètre sur l’autostrada A5 nous rapproche de la barrière alpine dont les cimes se dessinent de plus en plus distinctement. Globalement, nous longeons la Doire Baltée, affluent de la rive gauche du Pô qui prend sa source dans le massif du Mont Blanc.

fontaine Doire Baltée Aoste

Après une centaine de kilomètres de plaine, la vallée se rétrécit sous forme de cluse à hauteur de Montjovet. Un hôtel Napoléon avec l’effigie de l’empereur sur la façade rappelle qu’historiquement, les troupes de celui qui n’était encore alors que Premier consul, en 1800, envahirent la vallée d’Aoste, en arrivant par le col suisse du Grand-Saint-Bernard. Parmi les grognards, un jeune dragon, manteau vert, casque à longue crinière noire, qui ne peut tenir son sabre plus de deux heures « sans avoir la main pleine d’ampoules, qui s’expose par bravade au boulet ennemi alors que l’armée contourne le fort de Bard, au débouché du val d’Aoste », son nom Henri Beyle, vous le connaissez mieux sous son pseudonyme de Stendhal.
Comme il le mentionne dans son ouvrage autobiographique inachevé Vie de Henri Brulard, le jeune homme voulait voir de grandes choses, il est servi et bientôt naîtra son amour pour l’Italie. « J’étais si heureux en contemplant ces beaux paysages et l’arc de triomphe d’Aoste que je n’avais qu’un vœu à former, c’est que cette vie durât toujours… »

Aoste théâtre romain

On commence à retrouver des éléments de signalétique (école primaire) et des noms de villes et villages (Arvier, Morgex, Courmayeur, Pré-Saint-Didier) en langue française. La Vallée d’Aoste bénéficie d’un statut spécial de région autonome qui lui fut conféré en 1948 après la création de la République italienne succédant au régime fasciste qui avait tout tenté pour éradiquer les particularismes valdotains. Cette autonomie, parmi ses principaux attributs, met en évidence le caractère officiel, outre la langue italienne tout de même primordiale, du français et du franco-provençal, un dialecte appelé aussi arpitan qui possède un certain cousinage avec notre occitan. Il ne faut pas oublier que la région appartint longtemps à la maison de Savoie et qu’elle fut administrée en français jusqu’à l’unité italienne.
Le groupe Lou Tapage, originaire du Piémont, est venu, à plusieurs reprises, dans des festivals de musique traditionnelle organisés en Ariège, une région très attachée à la culture occitane. J’avais filmé, lors du festival Celtie d’Oc dans le minuscule village de Cazavet, en Couserans, sa vibrante et gesticulante interprétation de Bella Ciao, une chanson populaire que fredonnaient, au début du XXème siècle, les mondine, ces femmes saisonnières qui travaillaient dans les rizières de la plaine du Pô, avant qu’elle ne devienne un chant de révolte des Partisans contre les troupes de la République de Salo mise en place par le Duce, puis aujourd’hui un hymne à la résistance dans le monde entier.

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Il est bientôt midi mais nous avons décidé, à notre ventre défendant, de faire l’impasse sur les goûteux produits locaux, des impératifs médicaux exigeant notre retour à domicile en soirée. Adieu Fontina, ce fromage AOP au parfum de lait, fabriqué exclusivement en vallée d’Aoste, qui, si j’en crois le slogan, « vous emmène aux sommets ». Adieu le Jambon de Bosses, le vrai jambon cru d’Aoste qui, je découvre, n’a rien à voir avec le « jambon Aoste » pâle copie industrielle française ainsi nommée parce qu’elle est fabriquée à l’origine à Aoste, petite commune du département de l’Isère et appartenant désormais à une holding possédant aussi les marques Justin Bridou et Cochonou (ai-je bien fait l’article ? !). Adieu vin rouge Enfer d’Arvier issu de vignobles situés dans un amphithéâtre naturel très ensoleillé sur la commune d’Arvier.
Arvier, justement nous y sommes, et, je n’ai pourtant pas bu, je pile à un rond-point devant un cycliste pétrifié.

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Je feins l’étonnement mais, nul besoin de me faire la présentation, je le reconnais : il s’agit de Maurice Garin, surnommé « le petit ramoneur » en raison de sa première activité et de sa petite taille (1m 63), le vainqueur du premier Tour de France cycliste en 1903.
Il est né ici, le 3 mars 1871, dans ce village de la Vallée d’Aoste, précisément au hameau dit « Chez les Garin », ainsi dénommé parce qu’à l’époque, cinq des sept familles qui y habitaient, portaient ce patronyme. Son père Maurice-Clément Garin y exerçait la profession d’ouvrier agricole, sa mère Maria Teresa travaillait à l’unique auberge du village. Ils eurent neuf enfants dont cinq garçons.
En 1885, la famille Garin quitta Arvier, aspirant comme de nombreux Valdôtains à une vie meilleure de l’autre côté des Alpes. Son départ s’effectua probablement clandestinement, l’administration de la Vallée ayant enjoint par circulaire aux syndics des communes valdôtaines de n’autoriser l’émigration des habitants de la région qu’avec la délivrance d’un certificat. Une anecdote relate que, la famille ayant voyagé séparément, Maurice, alors âgé de 14 ans, aurait été échangé contre une meule de fromage à un rabatteur venu recruter de jeunes ramoneurs. Toujours est-il qu’après avoir travaillé comme ramoneur en Savoie, il poursuivit son activité à Reims, puis Charleroi avant de s’installer à Maubeuge (plus tard célèbre pour son clair de lune !) en 1889. Cette même année, véritable fou pédalant, il achète son premier vélo pour la somme de 405 francs, soit le double d’un salaire mensuel d’un ouvrier, sans cependant imaginer devenir coureur.
Après quelques succès dans son Nord d’adoption, Maurice décide de passer professionnel en 1894 où il acquiert très vite une réputation de champion en remportant notamment en 1895 l’épreuve d’endurance derrière entraîneur des 24 heures des Arts Libéraux (ancêtre du Vel’ d’Hiv’) organisée par le journal « Le Vélo », en parcourant 701 kilomètres. Parmi les raisons de son succès, les journalistes mettent en avant son alimentation : Maurice refuse de boire du vin rouge (même d’Arvier ?) mais aurait englouti 19 litres de chocolat chaud, 7 litres de thé, 8 œufs au madère, une tasse de café avec du marc de champagne, 45 côtelettes, 5 litres de tapioca, 2 kg de riz au lait et des huîtres !!! Ça me semble plus que gargantuesque, notamment les 45 côtelettes !
Authentique champion, dur au mal, il inscrit à son palmarès deux Paris-Roubaix en 1897 et 1898, et surtout en 1901, la seconde édition du mythique Paris-Brest-Paris, parcourant les 1200 km en 52 heures et 11 minutes, à la moyenne fantastique de 22,995 km/h au vue de la lourdeur des montures et du revêtement des routes.

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Bien que courant sur une bicyclette de marque La Française, ses victoires sont enregistrées sous nationalité italienne. Quelques mois plus tard, en 1901, il est naturalisé français.
Tout naturellement, il apparaît comme le grandissime favori de la première édition du Tour de France dont le départ est donné le 1er juillet 1903 devant le café « Le Réveil matin » à Montgeron, dans la banlieue sud-est de Paris chère à un amoureux de la petite reine, le romancier René Fallet
Henri Desgranges, directeur de l’organe de presse organisateur, dont les initiales HD seront brodées sur le maillot jaune du leader apparu en 1919, se fend d’un éditorial lyrique en diable : « Du geste large et puissant que Zola dans La Terre donne à son laboureur, L’Auto, journal d’idées et d’action, va lancer à travers la France, aujourd’hui, ces inconscients et rudes semeurs d’énergie que sont nos grands routiers professionnels [...] Nos hommes vont s’enfuir éperdument, inlassables, rencontrer sur leur route tous ces sommeils qu’ils vont secouer, créer des vigueurs nouvelles, faire naître des ambitions d’être quelque chose, fût-ce par le muscle seulement, ce qui vaut mieux encore que de n’être rien du tout [...] Deux mille cinq cents kilomètres durant, par le soleil qui mord et les nuits qui vont les ensevelir dans leur linceul, ils vont rencontrer des inutiles, des inactifs ou des paresseux, dont la gigantesque bataille qu’ils vont se déclarer va réveiller la torpeur, qui vont avoir honte de laisser leurs muscles s’engourdir et qui rougiront de porter une grosse bedaine, quand le corps de ces hommes est si beau du grand travail de la route … »
L’épreuve est disputée sur six étapes reliant les plus grandes villes de France, Paris, Lyon, Marseille, Toulouse, Bordeaux et Nantes, pour une distance totale de 2 428 kilomètres. Les coureurs bénéficient d’un ou plusieurs jours de repos entre chaque étape. Les départs s’effectuent de nuit. La durée de la course oblige les journalistes à scinder leurs récits sur deux éditions de leur quotidien.

Départ Tour 1903Maurice Garin 1ere étape

Cinquante-neuf coureurs se sont présentés au départ. Le principal adversaire de Garin est Hippolyte Aucouturier surnommé « le Terrible « ou « l’Hercule de Commentry ».
Après avoir remporté trois des six étapes, le « petit ramoneur « d’Arvier remporte le premier Tour de France de l’histoire en 94 heures et 33 minutes, soit à une moyenne de 25,678 km/h. Hommes « à la grosse bedaine », essayez de rouler aussi vite sur une vingtaine de kilomètres sur vos vélos sophistiqués et nos routes en enrobé !
Lucien Pothier surnommé le « Boucher de Sens » termine à la seconde place avec un retard de pratiquement trois heures. La lanterne rouge, le Beauceron Arsène Millocheau, le dernier des 21 valeureux rescapés, termine à plus de soixante-quatre heures de Garin.


garin avec son fils

En 1904, Maurice Garin remporte une nouvelle fois le Tour de France … mais de multiples scandales et irrégularités ont émaillé l’épreuve. Lors de la première étape, entre Montgeron et Lyon, Garin et Pothier sont agressés par quatre hommes cagoulés à bord d’une Torpédo. Dans la seconde étape, une centaine de supporters du Stéphanois Alfred Faure bloque une partie du peloton dans l’ascension du col de la République, la capitale du Cycle devra attendre jusqu’en 1950 pour revoir le Tour de France. Certains coureurs profitent de l’obscurité pour monter à bord de voitures. Entre Marseille et Toulouse, plusieurs membres irascibles du Vélo-Club d’Alès, en représailles de la disqualification du Gardois Ferdinand Payan coupable lui-même de tricherie, créent une émeute lors du contrôle des coureurs à Nîmes. Certains concurrents se seraient même déguisés en garçons de café en empruntant des tabliers, pour se soustraire au pugilat. Entre Toulouse et Bordeaux, des clous et des tessons de bouteilles sont jetés sur la chaussée, provoquant multiples crevaisons, d’autant plus fâcheuses que le règlement prohibe toute assistance mécanique. N’en jetez plus… au final, quatre mois après l’arrivée, les quatre premiers du classement final (parmi lesquels un certain César Garin frère cadet de Maurice) ainsi que tous les vainqueurs d’étapes sont disqualifiés par l’Union Vélocipédique de France. Maurice Garin était privé de son nouveau succès et sanctionné d’une suspension de deux ans. Et le Tour de France « mort-né » frôla de peu sa disparition définitive.
Cette suspension interrompit la carrière de Maurice Garin, alors âgé de 34 ans. Il se retira (presque) définitivement des pelotons. Il ouvrit à Lens une station essence à l’enseigne « Au champion des routiers du monde ». Dans cette même ville, un vélodrome* fut baptisé à son nom mais détruit récemment pour implanter le musée Louvre-Lens.

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Puiseauxblog3

Conservant un intérêt pour le cyclisme, dans les années 1950, Maurice Garin créa une équipe professionnelle à son nom. Je me souviens, alors haut comme trois pommes de Normandie, de photographies d’un autre dur à cuire, le hollandais Wim Van Est, portant ce maillot lors d’un Bordeaux-Paris, une autre course mythique.

Van Est Bordeaux-Paris 1Van Est Bordeaux-Paris 2

Le petit ramoneur d’Arvier décéda dans la cité lensoise en 1957.
À l’instant où, à un rond-point à l’entrée de Pré-Saint-Didier, je bifurque vers la France via le col du Petit-Saint-Bernard, col du Petchou Sèn Bernard en valdôtain, je me dois de m’excuser encore une fois auprès de mes lecteurs réfractaires à la chose vélocipédique. Qu’ils sachent d’abord que d’autres lecteurs, tout aussi fidèles, sont, eux, passionnés de cyclisme. Et si cela ne suffit pas pour me justifier, j’en appelle à la plume secourable de Curzio Malaparte dont vous avez découvert, dans le précédent billet, la propriété improbable dans le golfe de Capri, décor du film Le Mépris de Jean-Luc Godard. Voici son ode à la bicyclette tirée de son délicieux petit livre « Les deux visages de l’Italie, Coppi et Bartali » : « Mais regardez-la ! Regardez son profil élancé, élégant, essentiel, sa ligne parfaite, rigoureuse comme un théorème d’Euclide, simple et en même temps fantaisiste comme la fissure gravée par la foudre dans le miroir bleu d’un ciel clair. Regardez la forme du guidon, recourbée comme des antennes d’insecte, et ces roues qui rappellent tant le fameux cercle tracé d’un seul coup de fusain, sur une pierre, par un petit coureur nommé Giotto (Il est né à Florence, Giotto, et donc il était un compatriote de Bartali). Que signifierait le vélo s’il s’agissait d’un hiéroglyphe gravé dans un obélisque égyptien ? Exprimerait-il le mouvement ou le repos ? La fuite du temps ou l’éternité ? Je ne serais pas surpris si cela signifiait l’amour. »
Implacable non, après ma visite au musée d’antiquités égyptiennes de Turin ? Et l’anecdote du « O » de Giotto … de Bondone, comme le nom d’un sommet des Dolomites où s’envola un ange de la montagne, un jour à ne pas mettre un coureur dehors : le peintre sculpteur du Trecento fut, dès son vivant, admiré pour la perfection de son trait et la sureté de sa main. S’il savait dessiner à la perfection la nature et les animaux, une légende raconte qu’il aurait étonné Benoît IX, le pape de l’époque, en traçant à main levée un cercle parfait sur une feuille de papier.
Depuis ma plus tendre enfance, j’ai un rapport particulier à la montagne et ses cols, les « juges de paix » du dessinateur Pellos, théâtres de combats épiques. Lors des voyages dans les Alpes et les Pyrénées, avec mes parents, le nez à la vitre de l’automobile, je tentais de reconstituer certains épisodes de la légende des cycles évoqués à la TSF avec lyrisme par les radioreporters ou contés dans les magazines sépias ou verts Miroir-Sprint et But&Club.
La lecture des noms de champions peints sur la chaussée ravive immédiatement des souvenirs. Des stèles et des plaques rappellent certains faits héroïques ou dramatiques du Tour. Je découvris plus tard l’ivresse indicible lorsqu’après bien des souffrances, je parvenais à me hisser à vélo au sommet d’un de ces cols.
Encore aujourd’hui, le franchissement d’un col en auto s’accompagne souvent, au moins dans mon esprit, de considérations sportives, ainsi encore ce matin, au début de l’ascension, devant un enchaînement d’épingles à cheveux très serrées et abruptes ainsi que plusieurs tunnels et paravalanches.
La station de sports d’hiver de La Thuile, justement nommée en la circonstance, en vue, me renvoie au mardi 19 juillet 1949 et la dix-septième étape du Tour de France qui menait les coureurs de Briançon à Aoste via les cols du Montgenèvre, du Mont-Cenis, de l’Iseran et du Petit-Saint-Bernard. Je n’avais certes que deux ans mais j’ai tant feuilleté les journaux de l’époque, dans le grenier familial, que je peux vous la raconter.
Au matin de l’étape, les deux champions italiens Gino Bartali (vainqueur des Tours 1938 et 1948), porteur du maillot jaune, et Fausto Coppi occupaient les deux premières places, suivis par la révélation française Jacques Marinelli dit la Perruche, un autre Italien Fiorenzo Magni, le Belge Stan Ockers et le populaire breton Jean Robic.
Dès l’entame de la dernière difficulté, Coppi et Bartali prirent le commandement de la course et se retrouvèrent très vite seul à seul. C’est à cette occasion qu’un photographe du quotidien L’Équipe prit ce cliché mythique des deux campionissimi :

BRIANCON/AOSTE

Coppi-Bartali Tour 49 (1)Robic Tour 1949 St BernardCoppi Tour 1949 (2)

Pour poursuivre, je cède la plume au regretté romancier Louis Nucera, un autre amoureux de la petite reine qui mourut à vélo fauché par un chauffard ! Ce Niçois, fan de René Vietto, alors jeune homme, se trouvait le jour de la Saint-Joseph 1946, au bout de la via Roma pour voir l’Insuperabile, l’Intramontabile, l’Unico, Fausto Coppi, remporter le premier Milan-San Remo de l’après-guerre. En 1989, il eut envie de rouler sur les routes du Tour de France 1949, randonnée qu’il relata dans un livre au joli titre de Mes rayons de soleil :
« Le col du Petit-Saint-Bernard franchi, sur la route qui mène à Aoste, près du bourg nommé La Thuile, foratura, Bartali creva. Alfredo Binda se pencha à la portière de sa voiture et haussant à peine la voix : Tocca a te Fausto, avanti … À toi Fausto, vas-y. »
Il restait 40 kilomètres à faire. Libéré de toute entrave, de son allure infaillible, sans que l’effort diminue en lui la part d’élégance, Coppi fonça. Le grandiose saisit les témoins sans crier gare, fussent-ils convaincus qu’il n’est pas que l’extraordinaire qui passionne. Transcendance et animalité s’unifiaient. Coopi voguait dans l’inouï. La grâce le nimbait. Chacune de ses accélérations virait à l’apothéose. Il est des champions indispensables. L’enfant de Castellania, l’ancien livreur de l’épicier-charcutier Domenico Merlani de Novi Ligure, appartenait à cette lignée. Déjà, sur leur carnet de notes, les chroniqueurs pindarisaient, usant de superlatifs comme s’il convenait d’enluminer les mots pour les rendre plus forts. Quarante ou presque se sont écoulées, leurs phrases n’ont pas pris une ride. Le modèle se prêtait à la démesure
La messe était dite. Sauf catastrophe, Fausto gagnerait le premier Tour de France auquel il participait et, exploit sans précédent, l’année où il avait aussi vaincu au Tour d’Italie. »
Le romancier Dino Buzzati, auteur du Désert des Tartares, envoyé spécial d’un quotidien italien, raconta de manière épique ce Giro 1949, faisant de Coppi et Bartali des personnages de tragédie : Gino le Pieux, fervent chevalier sans peur et sans reproche, en Hector qu’Achille alias Fausto allait terrasser ! C’est peut-être le plus bel ouvrage écrit pour ceux qui chérissent la petite reine.
En toile de fond de cette étape du Tour 1949, se produisit ce que les Joinville du cyclisme conviennent d’appeler le « drame d’Aoste ». Voici ce qu’écrivait Pierre Chany à ce sujet : « Le jour où Coppi endossa le maillot jaune dans le Val d’Aoste, une foule surexcitée occupait le terrain, mise en condition par des articles de presse d’une violence extrême : on y affirmait que les coureurs français avaient reçu des poussettes dans la montagne et que les Italiens, traités de « macaronis », avaient subi des sévices dans les Pyrénées. Circonstance aggravante, un journal de Milan avait reproduit une déclaration pour le moins imprudente de l’irascible Robic : « Moi tout seul, je corrigerai Coppi et Bartali ! » L’atmosphère était empoisonnée d’autant qu’une partie des Valdotains réclamaient leur rattachement à la France. Cette disposition d’esprit n’était pas pour plaire à ceux qui hurlaient d’une voix de gorge : « Savoia nostra ! Nizza nostra ! », neuf années auparavant. Ce jour-là, les accompagnateurs français furent l’objet d’une manifestation d’hostilité particulièrement violente. Aux insultes, s’ajoutaient les jets de pierre…
Les Valdotains étaient navrés. Ils accusaient non sans raison les néo-fascistes d’avoir transporté, par train et par cars, une foule d’agitateurs, afin de provoquer des incidents susceptibles d’infléchir la tendance séparatrice alors majoritaire du Val d’Aoste. Ces manifestations avaient choqué Fausto Coppi : « Ces gens sont des insensés, avait-il expliqué aux journalistes français. Il ne faut pas les confondre avec la majorité des Italiens. Soyez gentil de l’expliquer à vos lecteurs… »
On en frémirait, encore qu’à l’époque n’existaient pas les réseaux sociaux, quelques semaines plus tard, allait entrer en vigueur le traité de l’Atlantique nord, symbole de la réconciliation entre les pays européens ! Qui a dit qu’il ne fallait pas politiser le sport ?
Ce matin, l’atmosphère est beaucoup plus sereine, juste troublée par des doublements et des croisements à répétition (agrémentés de quelques dérapages plus ou moins contrôlés) d’un conducteur de Porsche nostalgique de la Targa Florio ou des Mille Miglia !

Version 2Sommet col du Petit Saint BernardVersion 2

Nous nous dégourdissons les jambes devant le paysage majestueux du lac Verney que dominent les cimes enneigées de Lancebranlette et du Collet des Rousses. Nous avons peine à imaginer que, la semaine précédente, le site disparaissait sous un épais manteau blanc.
Encore quelques centaines de mètres avant d’atteindre le sommet du col où depuis les accords de Schengen, les douaniers français et italiens ne sont plus présents que sur une fresque murale à proximité de l’ancien poste frontière.

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Même si la saison touristique tire à sa fin en ce début d’octobre, il semble que ce col ait perdu de son attrait. Le percement des tunnels du Mont Blanc en 1965 et du Mont-Cenis en 1980 ont largement contribué à diminuer sa fréquentation.
Historiquement, ce fut pourtant une voie de passage dès la plus haute-Antiquité. Les Salasses, tribu celtique du Val d’Aoste, empruntaient le col pour communiquer avec les Ceutrons, leurs cousins de Tarentaise.
Localement, comme pour beaucoup de voies alpines du secteur, certains prétendent, probablement à tort, qu’Hannibal et ses éléphants passèrent par ici, en 218 avant J.C. pour rejoindre la plaine du Pô. Les pauvres pachydermes, on leur a fait escalader tous les cols du coin !
Des éléments encore visibles d’un cromlech témoignent d’un lieu que décrit l’auteur latin Pétrone dans le Satyricon : « Dans les Alpes près du ciel, dans le lieu où, déplacées par la puissance de Graius, les rochers se baissent, et laissent qu’on puisse les franchir, il y a un lieu sacré, où se dressent les autels d’Hercule : l’hiver le recouvre d’une neige persistante et il lève sa tête blanche vers les astres. »
Le col s’appela jusqu’au Moyen-Âge, col de la Colonne de Joux, traduction valdotaine de Jovis, autre nom de Jupiter (père d’Hercule). Le voisin italo-suisse du Grand-Saint-Bernard se nomma col de Mont-Joux.
Sur le plateau au sommet du col, subsistent plusieurs vestiges de l’époque romaine, notamment les ruines d’un supposé temple découvert dans les années 1930. C’est peut-être de là que provient la colonne de porphyre qui s’élève en face du magasin de souvenirs. On suppute qu’elle fut une colonne votive dédiée à Jupiter. Mystère ! Ce qui est certain, c’est qu’elle sert aujourd’hui de piédestal à une statue de Saint Bernard qui, selon la légende, aurait démoli lui-même le monument voué à Jupiter pour abattre les symboles du paganisme. Durant le confinement, en 2020, la sculpture en bois de mélèze du saint disparut mystérieusement. Une autre, bien restaurée, a été réinstallée récemment sans tambour ni trompette.

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On s’y perd d’ailleurs un peu, car Saint Bernard semble avoir colonisé toute la région.
Merci (Saint) Bernard de Menthon (1020 ?-1081), d’Aoste, du Mont-Joux, des Alpes, autant de qualificatifs pour l’homme qui, par sa fonction d’archidiacre d’Aoste, a laissé, à jamais, son nom à bon nombre de lieux saints en Tarentaise et en Val d’Aoste, ainsi qu’à deux cols alpins culminant à plus de 2 000 mètres. Auprès de l’évêque, il avait charge entre autre d’organiser la charité qui concernait notamment le secours aux voyageurs et pèlerins éprouvés qui parvenaient à Aoste après avoir franchi les cols du Mont-Joux et de Colonne-Joux, soumis aux aléas climatiques (fort enneigement et avalanches) et aux agressions des nombreux brigands rôdant dans le coin. C’est ainsi qu’il entreprit de bâtir un hospice, vers 1045-1050, au sommet de Mont-Joux puis un autre donc au col de Colonne-Joux. Ces deux cols prirent plus tard le nom de Grand et Petit Saint-Bernard pour signifier la protection du saint et les distinguer par rapport à leur taille (2 469 m. et 2 188 m.).
Il y avait déjà auparavant des « maisons hospitalières » et l’hospice que Saint-Bernard fonda ici fut maintes fois démoli et reconstruit au fil des siècles, des guerres et des incendies. Il fut carrément abandonné suite aux bombardements durant la Seconde Guerre mondiale. Restauré à partir de 1993, il abrite aussi aujourd’hui un office de tourisme ainsi qu’un musée sur l’histoire du col.
En 1932, le pape Pie XI proclama Saint-Bernard patron des habitants des Alpes et de tous les alpinistes. Au début des années 1990, par extension il devint également le saint protecteur des militaires du Bataillon des Chasseurs Alpins basé alors à Bourg-Saint-Maurice, au pied du col versant français.
La vie du populaire saint, souvent réécrite, laisse pas mal de zones d’ombre qu’on masque sous le nom de Mystère. L’une d’entre elles concerne sa jeunesse. Né d’une famille noble, malgré sa foi naissante, il doit se résigner aux injonctions de sa famille d’épouser une riche héritière d’une grande beauté. Mais, la nuit précédant la cérémonie, s’approchant de la fenêtre de sa chambre, « il l’ouvre; un barreau se brise entre ses mains ; il se munit du signe de la croix, se recommande à son Ange gardien et à saint Nicolas, et sans mesurer d’un œil timide la hauteur où il se trouve, s’élance comme s’il eût été poussé par une main invisible et arrive sain et sauf sur le rocher. Il court avec une telle précipitation que la distance fuit devant lui; dans la matinée du lendemain, il se trouve aux portes de la ville d’Aoste… Tomber d’une si grande hauteur, sur un rocher nu et escarpé, sans se faire aucun mal, franchir en quelques heures, pendant une nuit obscure, par des sentiers inconnus, détournés et escarpés, un espace qu’un voyageur ordinaire n’aurait parcouru qu’avec peine en trois jours, ces deux faits ne peuvent s’expliquer que par le secours direct des esprits célestes … ce ne peut être bien sûr qu’une légende, mais pour une fois je crois à la présence réelle d’un ange dans cette montagne, je vous en fournirai la preuve !

Chapelle Col Petit St Bernard

En surplomb de la route, non loin de la colonne, un ecclésiastique brandit une croix. Certains font hâtivement la confusion, ce n’est pas un Saint Bernard de plus, mais l’abbé Pierre Chanoux qui fut nommé recteur de l’hospice du col (alors en territoire italien) en 1859 où il restera jusqu’à sa mort. Homme de culture, il repose dans la chapelle voisine du monument qui lui est dédié.
Passionné de botanique, il aménagea un jardin baptisé Chanousia, conçu comme un « musée vivant des beautés alpines ». Un temps abandonné, il a retrouvé vie au tournant du XXIème siècle grâce à la passion de bénévoles de France et d’Italie et compte plusieurs centaines d’espèces de plantes alpines et même d’autres continents. La floraison est évidemment courte au cœur de l’été.
Après la flore, la faune locale : autour de la boutique de souvenirs appelée avec humour « la niche », sont exposées plusieurs sculptures en bois de marmotte, bouquetin, aigle royal et de la star du lieu, l’emblématique chien de race Saint-Bernard.

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« Amour, tendresse et dévouement jusqu’à l’ultime sacrifice », telle est la devise associée à ce
chien au passé glorieux, apprécié pour son affection, sa fidélité, son intelligence et son dévouement pour l’homme.
Ses origines se perdent dans la nuit des temps. Il est sans doute originaire d’Asie, descendant du dogue du Tibet. L’histoire raconte que la race proprement dite est le croisement de chiens offerts aux chanoines par des familles vaudoises et valaisannes. Ces chiens deviennent alors les compagnons des moines du Grand et Petit Saint-Bernard.
Très résistant, affectueux, doté d’un flair remarquable, le chien Saint Bernard sera dressé par les moines vers 1750 pour le sauvetage des voyageurs en péril. À cette époque, le chemin du pèlerin est long et semé d’embûches. La tempête et la neige font souvent rage dans ces lieux complètement isolés. Il y tombe en moyenne 10 mètres de neige par an. Les moines, accompagnés des chiens partent souvent à la recherche des voyageurs. Dotés de larges pattes, les chiens font la trace dans la neige fraîche, s’aidant de leur poitrail. Grâce à leur flair, ils fouillent et retrouvent les personnes ensevelies sous la neige.
En 1820, la race étant menacée d’extinction, il y a alors une tentative de croiser ce chien avec le Terre-Neuve, ainsi apparaît le Saint-Bernard à poils longs. C’est en 1862 que ces chiens, auparavant nommés « Mastifs alpins », chiens Barry ou Chiens du Couvent, prennent officiellement l’appellation de « Saint-Bernard ».
La destruction de l’hospice durant la Seconde Guerre mondiale amena leur disparition au col du Petit-Saint-Bernard. En 1960, des passionnés de cette race de chien s’installent à la Rosière et fondent un élevage de chiens Saint-Bernard.
Certains Saint-Bernard sont restés dans les mémoires. Ainsi, Ruitor (nom d’un glacier et d’un sommet à proximité du col) qui fut le fidèle compagnon du recteur Chanoux à l’hospice du Petit-Saint-Bernard. Et surtout, Barry, dont la légende qui s’y attache affirme qu’il aurait secouru quarante personnes égarées dans la neige. Il serait mort en 1800 au « champ de neige » en voulant sauver la quarante-et-unième, un déserteur des armées napoléoniennes qui, croyant avoir à faire à un loup, s’affola, sortit son sabre et transperça la pauvre bête. Un monument lui est dédié au cimetière animalier d’Asnières-sur-Seine. Où vont se « nicher » les fake news, certains tordent le cou à la légende en prétendant que Barry aurait été un épagneul des Alpes mort de vieillesse à Berne ! Il vaut mieux entendre ça que d’être sourd, aurait pu penser le chien Beethoven baptisé ainsi parce qu’il aboyait à la symphonie n°5 de Ludwig !
En tout cas, aujourd’hui, un détecteur de victimes d’avalanches révolutionnaire, commandé par capteur, est appelé Barryvox.

monument Barry

Dans l’imagerie populaire, le Saint-Bernard est souvent affublé d’un tonnelet en bois attaché autour du cou par des lanières de cuir, qui trouve sa justification dans « l’eau-de-vie » qu’il contiendrait pour revigorer les victimes.
En basculant vers le versant français, quelques centaines de mètres après le sommet, se dresse après l’hospice, la statue « officielle » de Saint Bernard, inaugurée en 1902, sous l’impulsion du bon abbé Chanoux. En bronze, assez impressionnante, d’une hauteur de 4,50 m, elle se dresse sur un piédestal de tuf de plus de 12 mètres.

Sommet petit St Bernard 2Version 2

À quelques pas de là, se trouve un curieux oratoire en pierre, moins insignifiant qu’il ne paraît. Flanqué d’une niche sur chacun de ses quatre côtés, il fut édifié par l’ingénieux abbé Chanoux pour lui permettre de méditer à l’abri du vent, si fréquent et violent ici, quelle que soit sa direction. Par la suite, il servit de guérite aux douaniers pour repérer les contrebandiers.
Et cela aurait pu constituer un excellent poste d’observation lors du passage du Giro (Tour d’Italie) en 1959 !
Car vous n’y échapperez pas, la descente vers Bourg-Saint-Maurice est une aubaine pour moi de replonger avec mes yeux d’enfant dans la légende des Cycles.

Anquetil et Gaul Giro 1959Anquetil et Gaul rires

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écoliers Petit-Saint-Bernard

C’était le 6 juin 1959, un samedi, ce qui signifiait qu’il n’était pas question de sécher les cours au collège, quand bien même un Normand, en la personne de Jacques Anquetil, portât la maglia rosa et fût en passe d’être le premier coureur français à accomplir l’exploit de remporter le Giro d’Italia.
J’avais pu suivre sur le téléviseur familial en noir et blanc, l’avant-veille (le jeudi était alors jour de congé scolaire), sa remarquable performance dans son exercice de prédilection, un contre la montre de 51 kilomètres entre Turin et Susa. Il avait consolidé son maillot rose en reléguant le champion du monde en titre Ercole (Hercule) Baldini à 1 minute 20 secondes et surtout, à deux minutes, son unique rival Charly Gaul, déjà vainqueur du Giro 1956 et du Tour de France 1958.

MdS 745 du 8 06 59 16Une L'Equipe clm Giro

Manquant de lucidité, aveuglé par ma passion immodérée pour mon champion, je ne m’étais pas appesanti sur un détail : le « Luxembourgeois gentilhomme » (pas trop en la circonstance), comme aimait le surnommer le journaliste Pierre Chany, rejoint par Anquetil vers la mi-course, se positionna non loin de lui dans son sillage, commettant parfois l’irrégularité de se mettre dans sa roue sous prétexte de couper un virage, limitant ainsi l’écart à l’arrivée. Qu’à cela ne tienne, Anquetil possédait désormais, au classement général, 3 minutes et 45 secondes d’avance sur Gaul, à deux étapes de l’arrivée au Vigorelli, le mythique vélodrome de Milan. Ça sentait bon la victoire finale !
Oui mais … l’organisateur du Giro Vincenzo Torriani avait le génie pour concocter des étapes spectaculaires, on dit même qu’il choisissait et parfois même modifiait le parcours en fonction du coureur qu’il souhaitait voir gagner. Pour l’édition de 1959, il proposait, à la veille de l’arrivée, de rallier Aoste à Courmayeur, villes distantes d’une trentaine de kilomètres, par un périple alpestre (en majeure partie sur territoire français) de 296 kilomètres empruntant successivement les cols du Grand-Saint-Bernard, de la Forclaz et du Petit-Saint-Bernard. La grosse étape, « il tappone » comme on dit en Italie pour qualifier la plus grande étape de montagne. Le bruit courut qu’en raison de fortes chutes de neige, il signore Torriani envisageait de supprimer un ou deux cols, décision qui aurait été favorable à mon champion, cela dit, comme écrivit un « gars de notre coin » : à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire !
Et puis, il fallait malgré tout se méfier de Charly Gaul dont les extraordinaires chevauchées dans les Tours de France et d’Italie précédents avaient acquis la dimension de légende au point qu’il était déjà auréolé du surnom d’ange de la montagne.
En plus, c’est vrai, même si je n’en ai pas connu personnellement, qu’il avait une gueule d’ange, et l’actrice Claudia Cardinale ne s’y trompait pas en posant, habillée de rose, à ses côtés.

Il Campione Gaul tête d'angeGaul Claudia Cardinale 2

Ce samedi-là, un écolier de la région de Saint-Étienne était dans une disposition d’esprit antagoniste de la mienne. Il adorait cet ange au point qu’à l’âge adulte, devenu écrivain, il en fit ce portrait** : « Cet Hamlet, prince de contrées on ne peut plus boréales, ce Louis II escorté de cygnes diaphanes et de quelques flibustiers, quelques seconds couteaux promus au rang d’aristocrates, cet amateur de brouillard, d’intempéries et de frimas, dont la bicyclette glissait comme traîneau tiré par son attelage de rennes, ce duc d’Oslo, ce seigneur de Hombourg, s’éprit de Venise, du lac de Côme et de la terre de Sienne. Être un Médicis ! Un Léonard, un Casanova peut-être … L’être ou le devenir. La casaque rose vous seyant, elle sera votre derechef en 1959. »
Trop beau comme un Giotto pour ne pas jouer le spoiler !
Toujours est-il que ce samedi matin de juin, avait-il abusé de Fontina, ce fromage local au parfum de lait qui prétend vous emmener aux sommets, Charly, surexcité, était d’un caractère exécrable, se disputant avec ses mécaniciens à propos des braquets de son vélo, refusant de signer des autographes, répondant grossièrement aux journalistes qui lui demandaient ses intentions. « Comme Bartali quand il était fort -commentaient les anciens- celui-là va nous faire un massacre aujourd’hui ».
La veille, à Turin, Janine Anquetil avait quitté son mari qu’elle irait accueillir à Milan, espèrait-t-elle, encore vêtu de rose. Elle savait que dans l’entourage de son champion de mari, on jasait : « Si Jacques était un mineur, « elle » ne descendrait pas au fond pour savoir s’il extrait bien son charbon. Cycliste, c’est un métier comme un autre. Les femmes n’ont rien à y faire ! »
C’était avant le mouvement #MeToo et le réchauffement climatique. La neige abondante offrait un décor grandiose à la course. Le Mont Blanc (une partie du célèbre sommet s’étend sur le territoire de Courmayeur)) allait livrer sa sentence.

Gaul Mont Blanc

« Sur la ligne de départ, Gaul et Anquetil ont échangé des mots aimables sur le ton de la blague :
– Alors, c’est le grand jour, Charly ? Où vas-tu me lâcher ?
– Je n’en sais rien. Peut-être jamais, tu es fort, Jacques …
– Pour rester avec toi en côte, il faudrait avoir un avion à réaction.
Charly a souri sous le compliment. » (récit de René de Latour dans le Miroir des Sports)

Gaul et Massignan 2Charly Gaul Giro 59Gaul ange de la montagne

Gaul planta quelques banderilles dans le col du Grand-Saint-Bernard qu’il franchit en tête. Anquetil pointait déjà à trois minutes mais par un prodige d’énergie et d’adresse dans la descente, il redressa une situation compromise.
L’ange replia ses ailes dans le col de la Forclaz au sein d’un groupe sage de vingt-trois coureurs.
Il ne restait plus à parcourir que cinquante kilomètres avec l’ascension du Piccolo San Bernardo qui ne m’apparaît pas aujourd’hui –il est vrai en auto et dans le sens de la descente- d’une difficulté excessive. C’est tout bon (pour mon champion) comme disent les Savoyards.

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Mais Gaul avait attendu sagement son heure persuadé qu’elle sonnerait dans ce dernier col.
René de Latour, encore : « Le Petit-Saint-Bernard est abordé. Son sol est souvent de terre, parfois détrempé par une pluie récente. Et voilà encore Gaul parti ! La silhouette tressautante du Luxembourgeois disparaît dans un virage. Le numéro de voltige de Charly Gaul est bien au point … Le sort du Giro se joue. Il n’est pas un suiveur qui ne le comprenne, ne se passionne. Les chronos sont consultés sans cesse. Une minute d’avance au 4ème kilomètre. Ça promet ! Le sommet, avec ses 2 188 mètres est encore à 18 kilomètres !

MdS 745 du 8 06 59 La une

Le maillot rose d’Anquetil n’est plus au milieu du peloton, mais en tête. Il entraîne la meute dans un infernal hallali. Mais le cerf pourchassé n’est pas traqué. Il détale toujours, désormais invisible. Lorsque Anquetil touche au sommet du Petit-Saint-Bernard, aux parois de neige sale où son nom est tracé en lettres géantes, il n’a plus qu’un regard de noyé. Il sait, il ne peut pas ne pas savoir que tout est perdu … »
De son côté, un autre journaliste, Roger Frankeur, écrivit : « Nous ne l’avions jamais vu aussi fringant, aussi décidé, le Charly. Un démarrage foudroyant le projeta 100 mètres devant le groupe de ses adversaires. Seul le jeune Battistini parvint à l’accompagner durant quelques brèves minutes. Lorsque Battistini se fut relevé, provisoirement, étouffé par l’allure infernale du Luxembourgeois, celui-ci adopta un rythme régulier et rapide, un rythme d’une rapidité positivement ahurissante qu’il n’abandonna plus jusqu’au sommet. Il rejoignit Zamboni, Conterno, Gismondi, Junkermann, échappés depuis la vallée, les dépassa aussitôt et s’en alla, seul, sans connaître le moindre ralentissement, vers une victoire devenue certaine. Nous pesons nos mots : Charly Gaul n’avait jamais escaladé un col aussi rapidement depuis 1953 (il le reconnut lui-même ndlr). Que pouvait espérer Jacques Anquetil contre cet escaladeur hors-série ? Durant un long moment, l’ancien recordman du monde de l’Heure donna l’impression de pouvoir limiter son retard et même sauver son maillot rose. Mais, une fois passée la mi-col, les forces l’abandonnèrent. Progressivement, sa défaillance prit des allures d’effondrement… » Et ma déception fit de même !
Son retard sur Gaul était passé en trois kilomètres de 4 minutes à plus de 6. L’ange survolait la montagne sous le regard protecteur de Saint-Bernard et de son directeur sportif Learco Guerra, ancien campionissimo d’avant-guerre.

Gaul Petit Saint Bernard Giro 1959

Gaul vers le sommet du petit-Saint-Bernard

Massignan Petit- Saint-Bernard

Anquetil pouvait peut-être encore espérer combler une partie de son retard dans la descente mais … la Thuile ( !) …, victime de la fringale et de trois crevaisons, son retard s’aggrava.
À Courmayeur, Charly Gaul l’emportait en solitaire devant un trio d’Italiens, Massignan, Battistini et Nencini. Plus surprenant, le Belge Van Looy surnommé « l’empereur d’Herentals » et l’Espagnol Miguel Poblet, pas trop connus pour leurs facultés de grimpeur, se classaient dans les dix premiers à moins de 7 minutes. Quant à mon champion, en détresse, il pointait à la seizième place à 9 minutes et 48 secondes, abandonnant à l’ange son beau maillot rose.

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J’étais inconsolable mais ce ne fut que partie remise, et, un an plus tard, Anquetil réussit l’exploit d’être le premier Français à inscrire son nom au palmarès du Giro.
Et surtout, six décennies plus tard, je suis heureux pour l’écolier stéphanois avec lequel, depuis, j’ai tissé une sincère amitié et une riche complicité vélocipédique. Je sais combien il avait besoin de s’échapper avec Charly Gaul de la grisaille d’une morne enfance.

Une L'Equipe Giro 59

Les lecteurs les plus attentifs remarqueront qu’à la Une du quotidien L’Équipe, outre la capitulation d’Anquetil, est fait état, parallèlement, du succès du Français Anglade dans le mal nommé Critérium du Dauphiné Libéré, une prestigieuse course à étapes qui empruntait nombre de cols alpestres.
Peu après, Henry Anglade (avec un « y » comme le souhaita son épouse pour l’état-civil à l’occasion de leur mariage !) remporta le championnat de France, et c’est avec son beau maillot tricolore qu’il se présenta au départ du Tour de France 1959 lequel, lors de la 18ème étape, arrivait à Saint-Vincent d’Aoste en passant par … le col du Petit-Saint-Bernard. Anglade était, à cet instant, second du classement général derrière le grimpeur espagnol Federico Bahamontès.

Anglade champion de France1959-07-22 - Miroir des Sports - 747 - 01Anglade MS 685 du 19 07 59 01 - copie

Je tenterai d’être bref car l’étape fut « un navet » du propre aveu de l’avisé journaliste Pierre Chany. Elle laissa un goût amer au public français. Louison Bobet, vainqueur consécutivement de trois Tours de France, fit son adieu à l’épreuve en mettant pied à terre au sommet du col de l’Iseran, le « toit » du Tour. Quant à nos deux as de l’équipe de France, Anquetil et Rivière, englués dans leur guerre d’égo, ils préférèrent faire le jeu de Bahamontès plutôt que voir Anglade, de l’équipe régionale du Centre-Midi, remporter le Tour et leur voler la suprématie nationale.

Baldini AnquetilTour 1959 PetiSainBernard

Robert Chapatte résuma la situation de manière imagée après que Bahamontès, piètre descendeur, eût été retardé par une crevaison du côté de Pré-Saint-Didier, au bas du Petit-Saint-Bernard : « … Ses bonnes fées françaises allaient encore le dépanner après sa crevaison. Anquetil rappliqua le premier de l’arrière, puis l’autre locomotive-maison Rivière … L’Aigle de Tolède, accroché de toutes ses serres au convoi inattendu des Tricolores lancés sur les trousses de leur ennemi juré, le régional nommé Anglade, était sauvé. Son désastre, un instant envisagé avec effroi, fut évité. »
Autant dire qu’en raison de leur comportement, les deux vedettes de l’équipe de France furent copieusement fustigées à l’arrivée au Parc des Princes. Anquetil, très amer, baptisa Sifflets son hors-bord amarré au ponton de sa propriété rouennaise en bord de Seine.
J’ai souhaité évoquer cette morne étape en hommage à Henry Anglade qui nous a quittés le 10 novembre 2022, à l’âge de 89 ans. Je me souviens qu’à l’occasion d’une réjouissante soirée, la « voix du Tour », le speaker Daniel Mangeas, m’avait confié qu’Anglade avait été l’idole de son enfance. Coureur de caractère, orgueilleux, fin tacticien, Anglade était surnommé « Napoléon » par ses pairs. À l’issue de sa carrière, « son éloquence autant que sa passion pour le cyclisme lui avait ouvert les portes de la télévision en 1968 » (Jacques Augendre). C’est ainsi que, pour remplacer Robert Chapatte qui comptait parmi les grévistes, Anglade fit le « jaune ». Henry possédait aussi un talent de maître-verrier qui lui valut de faire les vitraux de la chapelle Notre-Dame des Cyclistes de Labastide-d’Armagnac***. Il a rejoint l’abbé Massie au paradis des cyclistes.

Anglade Tour 59Anglade et abbé Massie

Revenons dans le Val d’Aoste et ce Tour de France 1959. Pierre Chany, journaliste du Miroir des Sports et de L’Équipe, écrivait également discrètement dans le magazine concurrent Miroir-Sprint, sous le pseudonyme de Jacques Périllat, une chronique intitulée « Dans le secret des dieux de la route ». Les anges y étaient-ils conviés ? Il glissa donc subrepticement dans un de ses articles qu’une réunion tout aussi confidentielle avait été organisée avec les soigneurs de chaque équipe, à l’initiative de Jacques Goddet, directeur du Tour, qui avait eu vent que les douaniers de la frontière franco-suisse (du côté du Grand-Saint-Bernard donc !) avaient intercepté un colis destiné à l’un des deux meilleurs grimpeurs du Tour –pas celui qui porte le maillot jaune- (donc pas l’Aigle de Tolède Federico Bahamontès ndlr) et découvert dans ce colis des produits pharmaceutiques dynamiques au possible, « de quoi faire exploser un village » !

Baldini Anglade vers Aoste

Je ne suis pas hors sujet, que je vous dise encore que c’est l’Italien (Hercule) Ercole Baldini qui gagna l’étape sur la piste en cendrée de Saint-Vincent d’Aoste. Lui aussi nous a quittés ce 1er décembre 2022 à l’âge de 89 ans, ça conserve le vélo ! Federico Bahamontès devrait fêter ses 95 ans en juillet prochain !
Baldini était un authentique champion : champion olympique sur route en 1956, champion du monde professionnel en 1958 après avoir remporté le Giro. Il était encore amateur lorsque, à ma grande déception, il battit en 1956 le mythique record de l’heure que mon champion Anquetil venait juste de ravir à l’immense Fausto Coppi.
On le surnommait le « train de Forli », à la fois pour son lieu de naissance et ses capacités de rouleur sur le plat : « La pièce de 20 centimes d’euro représente la forme unique de la continuité dans l’espace, un chef-d’œuvre du peintre et sculpteur Boccioni, une figure solide, méprisante et émouvante, totalement engagée à fendre l’air et à dépasser les limites du pouvoir humain. De tous les cyclistes, Ercole Baldini, plus que tout autre, a interprété cette sculpture, dépassant avec le même élan que l’œuvre de Umberto Boccioni, dans le triennat 1956/1958, toutes les limites du monde à deux roues, sans sauvegarde, sans calculs, sans égard, comme aucun autre cycliste, avant et après lui, n’a pu le faire. Tout oser sans se fixer de limites : le credo de l’art futuriste traduit dans le langage du sport le plus dur du monde. »

Baldini clm VesuveDaul Anquetil Baldini

Ultime flashback vers 1959, Pierre Chany, toujours à l’affût, écrit : « Gros émoi au Val d’Aoste parmi les organisateurs : en effet, le responsable de la caravane publicitaire faisait irruption à l’hôtel Dillia où se tenait l’état-major du Tour : Venez vite ! s’écria-t-il …, Gloria Lasso ne veut pas chanter, elle trouve le cadre trop étroit pour son talent ! »
Tant pis pour Bahamontès, on n’entendit pas, ce soir-là, Amour, castagnettes et tango !

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Route rose Petit St Bernardla-rosiere-TDF-2018-9877

À hauteur de La Rosière, je suis intrigué par la chaussée peinte en rose, une initiative locale pour fêter, non pas le Giro, mais le terme d’une étape du Tour de France 2018 à la station.
Une pensée au passage pour l’acteur et mannequin Gaspard Ulliel décédé accidentellement en janvier 2022 suite à une collision avec un autre skieur sur une des pistes de l’espace San Bernardo, fusion des domaines de La Rosière et La Thuile, signe de la bonne entente franco-italienne, du moins économiquement.
Ce ne fut pas toujours le cas, ainsi alors que nous atteignons, au pied du col, Bourg-Saint-Maurice, sachez qu’en 1794, afin d’effacer un symbole du christianisme, les révolutionnaires la rebaptisèrent Nargue-Sarde en raison de sa proximité avec les états de Savoie propriété du royaume de Sardaigne. Et tant pis pour la poésie de nos plateaux de fromages, le village de Saint-Marcellin, en Isère, s’appela, à la mode antique, Les Thermopyles.
Justement, mes lecteurs assidus savent qu’un régime spartiate, ce n’est pas mon truc question fromages. Aussi nous effectuons une halte au magasin Intermarché de la cité pour faire emplette de quelques fleurons laitiers régionaux : Beaufort, Abondance (ne nuit pas !), Reblochon, tome des Bauges l’unique tomme qui s’écrit avec un « m » ( !).
En suivant la Tarentaise, nous sommes (trop) vite confrontés à la réalité du quotidien. On nous téléphone d’Ile-de-France, nous recommandant de bien faire le plein de carburant, une pénurie se profile dans les prochaines heures…
Je reprendrais bien à mon compte la pensée de Stendhal : « J’étais si heureux en contemplant ces beaux paysages (du Val d’Aoste) que je n’avais qu’un vœu à former, c’est que cette vie durât toujours » !

* http://encreviolette.unblog.fr/2018/02/01/les-velodromes-de-nos-grands-peres-et-de-maintenant-2/
** http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/05/notre-dame-des-cyclistes/

Un chaleureux merci à mon ami Jean-Pierre Le Port pour sa contribution iconographique sur le Giro 1959

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 10 décembre, 2022 |1 Commentaire »

valentin10 |
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