Ici la route du Tour de France 1952 (1)
Á l’approche de juillet, le baby boomer blogueur que je suis goûte au plaisir minuscule mais si intense de vous faire revivre les Tours de France de mon enfance.
C’est sans doute exercice vain et dérisoire pour les jeunes générations qui ne voient au mieux à travers la célèbre course cycliste qu’un grand cirque médiatique avec toutes les dérives polluantes liées à la mondialisation.
Pour plaider ma cause, j’en appelle au sociologue Roland Barthes qui rangea Le Tour de France comme épopée parmi ses Mythologies contemporaines de l’après-guerre :
« Il y a une onomastique du Tour de France qui nous dit à elle seule que le Tour est une grande épopée. Les noms des coureurs semblent pour la plupart venir d’un âge ethnique très ancien, d’un temps où la race sonnait à travers un petit nombre de phonèmes exemplaires (Brankart le Franc, Bobet le Francien, Robic le Celte, Ruiz l’Ibère, Darrigade le Gascon). Et puis, ces noms reviennent sans cesse ; ils forment dans le grand hasard de l’épreuve des points fixes, dont la tâche est de raccrocher une durée épisodique, tumultueuse, aux essences stables des grands caractères, comme si l’homme était avant tout un nom qui se rend maître des événements : Brankart, Geminiani, Lauredi, Antonin Rolland, ces patronymes se lisent comme les signes algébriques de la valeur, de la loyauté, de la traîtrise ou du stoïcisme. C’est dans la mesure où le Nom du coureur est à la fois nourriture et ellipse qu’il forme la figure principale d’un véritable langage poétique, donnant à lire un monde où la description est enfin inutile. Cette lente concrétion des vertus du coureur dans la substance sonore de son nom finit d’ailleurs par absorber tout le langage adjectif : au début de leur gloire, les coureurs sont pourvus de quelque épithète de nature. Plus tard, c’est inutile. On dit : l’élégant Coletto ou Van Dongen le Batave ; pour Louison Bobet, on ne dit plus rien.
En réalité, l’entrée dans l’ordre épique se fait par la diminution du nom : Bobet devient Louison, Lauredi, Nello, et Raphaël Geminiani, héros comblé puisqu’il est à la fois bon et valeureux, est appelé tantôt Raph, tantôt Gem. Ces noms sont légers, un peu tendres et un peu serviles ; ils rendent compte sous une même syllabe d’une valeur surhumaine et d’une intimité tout humaine, dont le journaliste approche familièrement, un peu comme les poètes latins celle de César ou de Mécène. Il y a dans le diminutif du coureur cycliste, ce mélange de servilité, d’admiration et de prérogative qui fonde le peuple en voyeur de ses dieux.
Le coureur trouve dans la Nature un milieu animé avec lequel il entretient des échanges de nutrition et de sujétion. Telle étape maritime (Le Havre-Dieppe) sera « iodée », apportera à la course énergie et couleur; telle autre (le Nord), faite de routes pavées, constituera une nourriture opaque, anguleuse : elle sera littéralement «dure à avaler»; telle autre encore (Briançon-Monaco), schisteuse, préhistorique, engluera le coureur. Toutes posent un problème d’assimilation, toutes sont réduites par un mouvement proprement poétique à leur substance profonde, et devant chacune d’elles, le coureur cherche obscurément à se définir comme un homme total aux prises avec une Nature-substance, et non plus seulement avec une Nature-objet. Ce sont donc les mouvements d’approche de la substance qui importent : le coureur est toujours représenté en état d’immersion et non pas en état de course : il plonge, il traverse, il vole, il adhère, c’est son lien au sol qui le définit, souvent dans l’angoisse et dans l’apocalypse (l’effrayante plongée sur Monte-Carlo, le jeu de l’Esterel).
L’étape qui subit la personnification la plus forte, c’est l’étape du mont Ventoux. Les grands cols, alpins ou pyrénéens, pour durs qu’ils soient, restent malgré tout des passages, ils sont sentis comme des objets à traverser ; le col est trou, il accède difficilement à la personne ; le Ventoux, lui, a la plénitude du mont, c’est un dieu du Mal, auquel il faut sacrifier. Véritable Moloch, despote des cyclistes, il ne pardonne jamais aux faibles, se fait payer un tribut injuste de souffrances. Physiquement, le Ventoux est affreux: chauve (atteint de séborrhée sèche, dit L’Équipe), il est l’esprit même du Sec; son climat absolu (il est bien plus une essence de climat qu’un espace géographique) en fait un terrain damné, un lieu d’épreuve pour le héros, quelque chose comme un enfer supérieur où le cycliste définira la vérité de son salut : il vaincra le dragon, soit avec l’aide d’un dieu (Gaul, ami de Phoebus), soit par pur prométhéisme, opposant à ce dieu du Mal, un démon encore plus dur (Bobet, Satan de la bicyclette).
Le Tour dispose donc d’une véritable géographie homérique. Comme dans l’Odyssée, la course est ici à la fois périple d’épreuves et exploration totale des limites terrestres. Ulysse avait atteint plusieurs fois les portes de la Terre. Le Tour, lui aussi, frôle en plusieurs points le monde inhumain : sur le Ventoux, nous dit-on, on a déjà quitté la planète Terre, on voisine là avec des astres inconnus. Par sa géographie, le Tour est donc recensement encyclopédique des espaces humains ; et si l’on reprenait quelque schéma vichien de l’Histoire, le Tour y représenterait cet instant ambigu où l’homme personnifie fortement la Nature pour la prendre plus facilement à partie et mieux s’en libérer. »
On vérifiera cela plus tard car les coureurs escaladeront justement le Géant de Provence lors de la 13ème du Tour 1952 dont j’ai prévu, cette année, de vous conter les péripéties.
Sérieusement, me rappelle-je réellement de cette édition ? J’avais 5 ans et étais haut comme trois pommes … de Normandie bien sûr. J’ose affirmer que j’en conserve quelques souvenirs pour une raison précise que je vous confierai dès le départ du Tour.
Dans cet après-guerre de la reconstruction, le Tour était une grande fête populaire qui apportait joie et couleurs, ne serait-ce que celles des maillots pour les spectateurs qui avaient le bonheur de « voir passer » les coureurs : le bleu de France, le bleu nattier et la ceinture noire jaune et rouge des Belges, le vert olive et les parements blanc et rouge des Italiens, le gris perle et la ceinture rouge et jaune des Espagnols, et évidemment le jaune de la toison d’or qu’ils étaient fiers de repérer dans le peloton.
La caravane publicitaire vantait les « arts ménagers » et l’avènement du formica.
Quand le Tour ne traversait pas mon Pays de Bray natal, je devais me satisfaire des photographies bistres ou vertes des magazines Miroir-Sprint et Miroir des Sports dont je conserve jalousement encore aujourd’hui la collection initiée par mon père.
Je « suivais » le Tour à la radio, l’antique poste à galène, avec les commentaires de Georges Briquet. Au cinéma, j’écarquillais les yeux devant la séquence des « Actualités Françaises » avec le résumé filmé en noir et blanc des étapes de la semaine précédente.
Tout cela éveillait ma curiosité, nourrissait mon imagination. Vous surprends-je si je retrouve un peu de mon innocence, une part de rêve, lorsque je me replonge dans mes archives pour vous conter la légende des cycles ?
En guise de mise en jambes, voici ce qu’était le Tour pour Max Favalelli qui devint bien plus tard le populaire présentateur de l’émission télévisée Des Chiffres et des Lettres :
« LE TOUR. Ce simple mot, lorsqu’on le prononce, s’accompagne dans le souvenir de ses familiers d’une formidable clameur. C’est bien cela. Il suffirait, je pense, de coller à son oreille, ainsi qu’on le fait d’un coquillage tout bruissant d’une rumeur marine, la carte de France ornée du noir serpentin du parcours pour que retentissent le fracas de la caravane, les flonflons de kermesse des villes-étapes et surtout le chœur tonitruant qui hurle son grand cri tout au long de quatre mille huit cents kilomètres de routes. Pendant vingt-cinq jours, la France est comme une énorme bouche dont la voix ne connaît point de répit.
C’est tout d’abord cela. Ce grondement incessant de marée qui déferle de Brest à Paris et dont les journaux, la radio apportent l’écho jusque dans les retraites les plus silencieuses, les havres les plus paisibles.
Cela, c’est l’impression première. Mais elle ne permet pas de donner une idée complète du Tour. Le Tour est une chose infiniment complexe et c’est vainement que l’on s’évertue à vouloir l’enfermer dans une définition. La reine des épreuves sportives ? La plus grande fête populaire du monde ? Une foire du muscle et de la publicité ? C’est tout cela. Mais c’est aussi un peu plus que cela.
Si l’on me permet de céder la parole au critique dramatique dont j’exerce habituellement la fonction, je dirai que c’est le spectacle annuel où s’opère, avec la plus totale confusion, le mélange de tous les genres. L’on passe sans transition de la farce à la tragédie, de la comédie au vaudeville. Et chacun y trouve sa part.
Passons sur le décor. C’est le plus beau et le plus varié qui soit, faisant alterner les plaines opulentes, les garrigues desséchées et les pentes abruptes au flanc desquelles serpentent les méandres des lacets. Ce décor ne révèle son pittoresque qu’aux suiveurs et n’a pour le journaliste d’autre utilité que de lui fournir les couplets rituels sur les crassiers du Nord, la verte douceur des bocages normands ou les solitudes glacées d’un Galibier promu définitivement à la dignité de « géant ».
Pour le coureur, il en va tout autrement. Celui-ci réduit volontiers les ressources touristiques de son périple à quelques formules basées sur une expérience purement pratique : « Roubaix-Namur, c’est du pavé, avec une poussière couleur d’encre », « Avignon-Perpignan, le goudron qui fond et la soif qui vous limaille la gorge », « Sestrières-Monaco, ça grimpe ! ». Et je me souviens avoir entendu le grand Paul Giguet répondre à un suiveur qui exaltait les beautés farouches de l’Izoard : -L’Izoard ? Du douze pour cent pendant huit kilomètres…
…En 1949, pour tromper l’indolence d’une étape languissante, j’avais écrit négligemment un article aimablement fantaisiste et dont le thème était le suivant : « Pourquoi les seuls hasards de la géographie réservent-ils aux vaillantes populations du littoral et des frontières le privilège du Tour de France ? Dans un régime démocratique, n’est-il point offensant pour la grande loi égalitaire qui nous régit que les indigènes du Bourbonnais ou du Limousin soient privés d’un spectacle que l’on accorde généralement et régulièrement aux habitants des marches de l’Est ou à ceux des confins pyrénéens ? Je réclame au nom de l’équité et pour que tous les citoyens de notre pays bénéficient des mêmes droits, un Tour qui visitera toutes les régions injustement dédaignées. Saint-Etienne, berceau de la dynastie de la « petite reine », Clermont-Ferrand, Moulins ne doivent pas être tenus à l’écart. »
Le lendemain, Jacques Goddet m’adressa un sourire légèrement ironique : – Amusant, votre papier.
Je n’aurai pas l’outrecuidance de m’attribuer une autorité souveraine, mais enfin, je suis bien obligé de constater que, dès l’année suivante, mes théories furent appliquées. L’humoriste est parfois, sous des dehors badins, un véritable précurseur … »
La situation géographique de la boutonnière du Pays de Bray, où je venais de naître, favorisait la visite assez régulière du Tour de France, des étapes à Rouen et Dieppe et même en 1997 dans mon bourg natal de Forges-les-Eaux, la maison familiale se trouvant entre la flamme rouge et l’arrivée.
Comme chaque année, les conversations allaient bon train quelques semaines avant le départ effectif de la grande boucle. Ainsi, dans le numéro spécial d’avant-Tour publié par Miroir-Sprint, Maurice Vidal donnait son sentiment sur la formule des équipes nationales et régionales :
« On a encore beaucoup discuté, cette année comme les autres, de l’opportunité de constituer des équipes nationales ou des équipes de marques. Il est certain que tout n’est pas parfait dans le système actuel des équipes à caractère national, mais la perfection n’est-elle pas une recherche constante, infinie, qui constitue l’un des intérêts de la vie ?
Les équipes de marques présentent bien d’autres inconvénients que les équipes nationales et régionales. Elles risqueraient tout d’abord de créer au départ de graves inégalités, en raison même de la différence de moyens des maisons de cycles. Certaines maisons même qui possèdent pourtant de bonnes individualités seraient dans l’incapacité matérielle de présenter une équipe au départ, sous peine de défavoriser gravement leurs coureurs. Exemple : Jacques Vivier, élément très intéressant de ce Tour de France, pourrait-il prendre le départ, autrement que dans une équipe régionale ou nationale ? Ensuite, il serait toujours à redouter que certains éléments nationaux, répartis dans des équipes de marque différentes, ne finissent par s’entendre devant l’importance de l’enjeu et sous l’influence d’éléments divers ?
Par conséquent, je continue à penser (et ceci est une opinion personnelle qui n’est pas forcément partagée par tous les spécialistes de notre journal) que la formule actuelle est le moindre mal. Elle a le mérite de faire le maximum pour égaliser les chances…
… On peut par contre critiquer la composition de certaines équipes. La base de recrutement semble en être : quelques vedettes au centre et quelques seconds plans autour. Le cas le plus typique est évidemment et traditionnellement l’équipe italienne. Coppi, Bartali et Magni constituent les éléments de premier plan, susceptibles d’envisager une victoire ou une place au classement individuel. Á côté de ces vedettes, on trouve cette année encore les habituels « porteurs d’eau » ou « pousseurs d’homme », Bresci, Milano, Carrea, Pezzi, Crippa, Franchi, Corrieri, etc…
Cette politique de la vedette nous prive régulièrement de quelques-uns des jeunes Italiens de valeur : Minardi, Petrucci, Soldani, Fornara et bien d’autres. Pour être sélectionné dans l’équipe italienne, il faut ou bien être une très grande vedette ou bien au contraire ne jamais se faire remarquer.
Ce qui peut à la rigueur se concevoir dans une équipe italienne où Fausto Coppi constitue un très grand favori, est difficilement explicable par ailleurs. L’équipe de France par exemple, a, dit-on, plusieurs leaders au départ. Tant mieux ou tant pis, mais il n’empêche, et quoiqu’on en dise, qu’une partie de la sélection avait été faite en fonction de la participation éventuelle de Louison Bobet. Comment autrement expliquer la sélection d’éléments comme Lucien Teisseire, Raoul Rémy, très bons coureurs certes, mais qui ont déjà montré la limite de leurs possibilités dans un Tour de France ? Et comment expliquer encore la sélection d’un homme comme Edouard Muller, dont les performances 1952 ne sont pas particulièrement brillantes ?
Et comment peut-on expliquer que Louison Bobet ait été remplacé dans l’équipe de France par … Bonnaventure, s’il ne l’a pas été comme « domestique personnel » (je m’excuse auprès du brave Bonna de ce terme cycliste que je n’ai pas inventé) de Jean Robic dont les actions remontèrent évidemment après le forfait du champion de France ?
Il n’est jusqu’à l’équipe nord-africaine elle-même qui n’ait ses leaders er ses domestiques. René Bernard n’a-t-il pas annoncé en effet que toute son équipe serait au service de Zelasco et Kebaïli. Qu’on veuille bien croire en ma sympathie pour ces deux coureurs, mais ce n’est pas les diminuer que de prétendre qu’ils auront du mal à mettre Fausto Coppi ou Geminiani en échec. Au lieu de cette mode anti sportive, nous aurions préféré voir au départ les meilleurs éléments nord-africains. (N’a-t-on pas négligé un homme comme l’Oranais Marty parce qu’il était un troisième leader possible ?) Et voir cette équipe laisser sa chance au départ à tous les hommes, afin de tenter de nous donner le meilleur visage possible du cyclisme en Afrique du Nord… Tout ceci montre bien que l’excès en la matière conduit au ridicule… « Á chacun son petit leader ». Même si celui-ci sacrifie toute une équipe pour terminer trente-cinquième. »
Maurice Vidal poursuit sa présentation en évoquant quelques mesures concoctées par les organisateurs, susceptibles d’animer la course :
« Chaque année, les organisateurs tentent, avec des fortunes diverses, de rendre la course plus animée, et ceci d’une façon plus constante. Le danger réside en effet dans les neutralisations effectuées par « les Grands » qui veulent voir la course commencer à l’heure et au lieu choisi par eux. Contre ce train bleu de la route, que nous avions déjà dénoncé l’an dernier, plusieurs moyens seront mis en œuvre cette année.
Le brassard-rente au maillot jaune, de 100 000 francs par étape, sera maintenu à ce taux jusqu’à l’arrivée, alors que l’an dernier, celui-ci était progressivement réduit à partir de la mi-course. Cela n’aura sans doute pour conséquence que de renforcer les gains des vedettes qui seront certainement en tête à ce moment-là.
Combien plus intéressantes nous apparaissent les autres primes journalières : celle attribuée au coureur « le plus combatif » du jour, qui sera désigné par le vote de vingt journalistes français et étrangers, et qui se montera à 100 000 francs par jour, ce qui est appréciable pour tous les chercheurs d’aventure, si souvent déçus auparavant.
Enfin, en dehors du classement individuel de chaque étape il sera établi chaque jour un classement par équipe dont la première place sera quotidiennement récompensée par 100 000 francs également. Ces deux primes constituent réellement des innovations intéressantes, et de nature à favoriser les attaquants d’une part, et les équipes homogènes (donc à défavoriser les équipes à fort pourcentage de « domestiques ») d’autre part. »
Nous sommes maintenant habitués à un Tour de France au tracé biscornu, et nous avions déjà dit l’an dernier que cela n’avait aucune espèce d’importance, l’essentiel étant que ce parcours convienne à une épreuve sportive.
Deux grandes caractéristiques dans ce parcours : multiplication des étapes de montagne, réduction du kilométrage des étapes contre la montre. Il semble que ces deux modifications s’annulent, les grands coureurs du Tour étant généralement aussi bons grimpeurs qu’ils sont forts rouleurs. Il n’est pour s’en convaincre que de citer les noms de Coppi et Koblet. Tout au plus peut-on dire que la réduction des étapes contre la montre peut légèrement accroître les chances des Français comme Geminiani et Robic auxquels ce genre d’effort ne sourit pas particulièrement…
Les grimpeurs seront encore favorisés par l’octroi de bonifications trop nombreuses à notre sens et surtout dangereusement cumulables avec les bonifications à l’arrivée lorsque celle-ci sont jugées en haut des cols (Alpe d’Huez, Sestrières, Puy-de-Dôme). Il est certain que le Tour court le risque d’être gagné par le jeu des bonifications.
Profitons de ce paragraphe pour déplorer que le parcours oblige les coureurs à emprunter le dangereux tunnel de Tende long de trois kilomètres et non éclairé. Des dispositions ont été prises. »
Dans le même magazine, l’autre excellent journaliste Albert Baker d’Isy livre son sentiment personnel sur le parcours et la formule par équipes nationales :
« Pour la première fois de son histoire, le Tour de France partira mercredi de Brest. On avait déjà connu, en 1928, un départ d’Évian et l’an dernier la caravane s’était mise en route à Metz au son du canon et des cuivres.
Le nom de Brest est intimement lié au souvenir des Tours passés. C’était, jadis, le point de départ des étapes les plus longues et les plus fastidieuses : Brest-Les Sables et Les Sables-Bayonne.
On y vit un jour Henri et Francis Pélissier accompagnés par Maurice Villé -aujourd’hui entraîneur motocycliste de Lesueur- revêtus de combinaisons brunes qui firent d’autant plus sensation qu’ils avaient abandonné à Avranches (il s’agit en fait de Coutances, ndlr) et que, dans le « bistrot fatal », Albert Londres avait découvert … les « forçats de la route ».
En attendant le départ à la terrasse d’un de ces hôtels tout neufs sortis des ruines du vieux port de guerre, les très anciens suiveurs parleront peut-être aussi d’un certain Abran qui était à la fois le Beaupuis, le Garnault, le Joly -et pas mal d’autres encore – de l’organisation actuelle. Cet Abran est resté légendaire pour un simple mot prononcé devant une verte absinthe, rue de Siam, à la terrasse des « Voyageurs ». Comme on lui proposait d’aller faire un tour en bateau sur la rade, il répliqua simplement : « Très peu de rade ! » Il faut préciser que, depuis Paris, sa voiture ne cessait pas d’être en panne (en rade, comme on disait alors).
Maintenant, les voiture marchent -ou à peu près- et l’on n’a plus le temps des faire des « mots ».
Il y a eu un moment d’émotion cette semaine à Brest -et dans toute la Bretagne- ce fut lorsque les journaux organisateurs du Tour publièrent la liste officielle des sélectionnés. En effet, il n’y avait dans l’équipe de l’Ouest-Sud-Ouest qu’un seul Breton : le petit grimpeur Jean Le Guilly.
Pourquoi, dans ce cas, avoir été chercher un Léon Le Calvez pour diriger des Bordelais (dont Guy Lapébie qui habite Paris depuis 18 ans), des Limougeauds et des Bayonnais ? Il y eut de nombreux coups de fil échangés… et le lendemain, Malléjac (Brestois), Morvan qui depuis s’est récusé, Sciardis vainqueur de deux étapes dont une de cols au Tour du Maroc, faisaient leur apparition dans l’équipe de l’Ouest avec le Normand Delahaye (région totalement oubliée la veille) …
… Parcours et formule du Tour sont faits pour un Bartali … trop vieux pour le gagner !
Quand il avait terminé un Tour de France, Henri Desgrange se penchait sur le suivant. Il ajoutait quelques articles au règlement afin de corriger certaines erreurs. Puis, dans sa villa de Beauvallon où il se retirait longuement, il se disait : « Quel est l’homme qui peut, l’an prochain, porter le tirage de « L’Auto » au maximum ? Celui que les foules attendent et espèrent voir gagner ? » Cet homme devenait dès lors celui pour lequel il établissait le nouveau règlement du Tour de France. En 1930, lassé par les victoires des étrangers Bottecchia (1924-1925), Lucien Buysse (1926), Nicolas Frantz (1927-1928), Dewaele (1929), il décida la création des équipes nationales, il frappa en pleine cible. Cinq ans durant, sous la casaque tricolore, les Français furent invaincus : 1930 Leducq, 1931 Antonin Magne, 1932 Leducq, 1933 Speicher, 1934 Antonin Magne.
Le Tour est maintenant un orphelin. On aurait pu penser que quasi « nationalisé », il serait devenu une épreuve purement sportive, garantie par un ensemble de gens qualifiés qui auraient accepté de le prendre en tutelle.
Avec nos confrères parisiens et provinciaux, sans tenir aucun compte des journaux que nous représentons et par le seul fait que nous sommes dégagés de toute contingence commerciale, nous aurions accepté de nous intéresser au Tour.
Suivant chaque année un certain nombre de courses, nous aurions pu guider le choix du sélectionneur. Mais le Tour de France est devenu une affaire de couloirs dont les frères Bidot et les directeurs régionaux sont les pantins. Alors que le Faubourg Montmartre dort sur ses deux oreilles, le directeur technique déjeune rue Réaumur et subit d’autres influences.
Trop d’intérêts jouent et la Fédération Française de Cyclisme, lamentable dans cette affaire autant qu’elle peut être autoritaire dans d’autres, laisse pisser le mérinos pourvu qu’il fournisse de la laine (pour le maillot jaune, bien entendu !). Le résultat est là. Le gouvernement bipartite du Tour 1952 a fait un règlement trop favorable à certains coureurs.
On aurait rêvé d’une nouvelle victoire de Fausto Coppi qu’on n’aurait pas agi autrement : quatre arrivées en côte ou en col (Namur, Alpe d’Huez, Sestrières, Puy-de-Dôme), bonifications cumulables en haut de ces « bosses », deux étapes contre la montre, une arrivée en Italie avec tout ça, messieurs !
Jamais Henri Desgrange n’aurait commis pareille erreur…
S’il avait eu quelques années de moins, ce n’est pas Coppi, mais Bartali qui aurait été notre favori, car ces arrivées en côte avec bonifications de col et d’étapes cumulables étaient vraiment faites pour lui. Nous l’avons vu au Tour de Suisse se jouer de ses adversaires, car il est indiscutablement le meilleur et peut-être le seul SPRINTER DE LA MONTAGNE.
Avec le système actuel, il lui suffit de démarrer en vue de la banderole pour s’assurer la bonification au sommet… »
Maurice Vidal emboîte le pas de son confrère et, l’absence du « pédaleur de charme » Hugo Koblet vainqueur de l’édition précédente, et du champion de France Louison Bobet, fait de Fausto Coppi, récemment dominateur sur le Giro, l’incontestable favori :
« Il va de soi qu’on ne peut traiter des favoris de ce trente-neuvième Tour de France sans immédiatement citer au premier rang de ceux-ci le prestigieux Fausto Coppi. Le champion italien, après deux années creuses, l’une à la suite d’un accident, l’autre à la suite du tragique décès de son frère Serse, s’est complètement retrouvé cette année, et notamment dans le Tour d’Italie qu’il a dominé autant qu’il est possible de le faire.
Cette écrasante supériorité manifestée sur les routes italiennes, fait de Fausto Coppi le grand favori de tous au départ de ce Tour de France. Elle risquerait aussi de créer auprès de ceux qui la subissent ou croient devoir la subir une atmosphère d’infériorité. Je dis « risquerait » car le Tour de France n’est pas le Tour d’Italie. Ici se rencontrent les meilleurs coureurs (ou presque) de toute l’Europe. Il y a des jeunes aux dents longues, des ambitieux qui ne prennent pas le départ pour admirer le dos des vedettes. A tous ceux-là on rappellera que Fausto Coppi n’est pas un surhomme, qu’il n’est pas à l’abri d’une défaillance physique ou morale.
Koblet était évidemment le rival tout désigné de Fausto, et l’on se réjouissait déjà d’assister à la lutte de ces deux champions en forme, lorsque les mauvaises nouvelles sont arrivées concernant le bel Hugo. Courra-t-il ? Nous n’en savons rien à l’heure actuelle…
Alors, me direz-vous, que reste-t-il comme adversaires pour Coppi ? Eh bien, en dehors de Gino Bartali qui guettera sa proie comme un vieil aigle, il restera … l’équipe de France en entier. Il est bien difficile de dire lequel, de Geminiani, Robic, Lazaridès (hélas pour Apo, il n’y en a plus qu’un !), Lauredi et même Dotto, se révélera le meilleur.
Pour ma part, j’avoue pencher pour le grand Raphaël, mais il a peu couru en France, et il est bien périlleux d’avancer qu’il ait perdu ou gagné des qualités. Il fut éblouissant dans un Milan-San Remo tôt en saison, très bon dans un Giro où la course d’équipe lui interdisait de toutes façons de faire mieux. Alors attendons… »
Émouvant, l’entrefilet que Maurice Vidal glisse dans sa chronique en citant quelques vers de Souviens-toi Barbara :
« Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse … »
« Mercredi, ces vers du plus célèbre poème de Jacques Prévert, qui a fait connaître à toute la France le grand malheur de Brest, « dont il ne restait rien », ces vers nous reviendront aux lèvres. Parce qu’il est pour tous les hommes de cœur particulièrement émouvant de retrouver dans la grande joie populaire d’un départ de Tour de France, cette grande et belle ville martyre, qui marquera ainsi une nouvelle étape de sa lente, mais obstinée renaissance. Et c’est très bien que le sport, frère jumeau de la paix vienne lui apporter ainsi le grand souhait qu’elle ne connaisse plus jamais les horreurs de la guerre. »
Avant que les 122 coureurs s’élancent enfin sur les routes de France, Max Favalelli les délaisse un instant encore pour réparer une injustice.
« J’ai été frappé par le fait que, chaque année, journalistes et chroniqueurs du Tour réservaient tous leurs soins aux coureurs et négligeaient de rendre l’hommage qui lui était dû à une authentique souveraine sans laquelle les choses ne seraient pas ce qu’elles sont : j’ai nommé Sa Majesté « la petite reine ».
Il est tout de même révoltant que tout l’intérêt se fixe sur les champions au détriment de leurs montures et j’ai cru opportun de dédier ma première visite à cette grande méconnue du Tour qu’est la bicyclette.
On aurait gravement tort de croire que celle-ci est un objet anonyme et sans âme. Pour ses familiers, elle est une compagne bien vivante. Lorsque son vélo n’avance pas assez vite à son gré, Chapatte lui décoche quelques ruades du talon et murmure à la poignée du frein, qui a d’ailleurs la forme d’une oreille, un vigoureux « Hue, cocotte ! », cependant que Brambilla, exerçant une juste vengeance, n’hésita pas en 1947, après avoir perdu un Tour qu’il aurait très bien pu gagner, à enterrer nuitamment la bicyclette qui l’avait trahi et à danser sauvagement sur sa tombe.
C’est le soir, à l’issue d’une étape, qu’il faut aller se mêler aux mécanos, à l’heure où ils pansent les vélos malmenés durant la course, avec cet amour et cette minutie des lads bouchonnant le vainqueur du Grand Prix.
La comparaison est moins audacieuse qu’on ne pourrait le croire. En effet, le vélo du Tour est une manière de pur-sang. Le constructeur surveille sa naissance, affine sa silhouette et lui fait subir un entraînement intensif afin de vérifier la résistance de ses organes. En 1910, me confie le chef des mécaniciens, les coureurs chevauchaient de véritables percherons aux formes disgracieuses et qui pesaient la bagatelle de 11 kg. Aujourd’hui, ces messieurs reçoivent de nos mains d’authentiques joyaux… »
Et je comprends fort bien le plaisir secret qu’éprouve Bartali lorsqu’il fait tourner d’un léger coup de pouce la roue de don vélo -cette roue dont dépend sa fortune- et qu’l en fait chanter les rayons ainsi que les cordes d’une harpe.
Lorsque vous pénétrez dans le domaine des mécanos, vous avez la sensation de voir s’agiter les assistants de Vulcain au fond d’un antre volcanique. Barbouillés de graisse, l’œil cerné par le kohl du cambouis, ces gaillards qui pourraient d’une pichenette vous envoyer au sol ont des gestes de joailliers pour serrer un écrou ou tendre une chaîne. C’est qu’ils n’ignorent point que les jockeys du Tour sont des maniaques dont il faut satisfaire tous les caprices. Robic exige une certaine inclinaison de sa selle, car il monte un peu à l’américaine dans le style de Johnstone. René Vietto, qui a pour la bicyclette, une passion presque maladive, tenait les poignées de son guidon à la largeur de ses mains et réduisait à sa dimension minimum le petit garde-boue de sa roue avant.
En outre, toutes ces précautions ne mettent pas à l’abri de l’imprévu, et le mécanicien Dizy conte qu’en 1934 la mode toute nouvelle du duralumin faillit provoquer une véritable catastrophe. Tous les coureurs avaient adopté ce métal pour leurs jantes. Or, de Grenoble à Gap, celui-ci se révéla une source de chutes effroyables et il fallut réquisitionner à la hâte cent jantes en bois et pour cela dévaliser littéralement tous les particuliers de l’endroit.
« La petite reine » mérite bien son titre aujourd’hui et, comparée aux bijoux dont disposent les coureurs de 1952, l’antique vélocipède utilisé par Cornet en 1904, avec son patin de caoutchouc pour tout frein, fait figure d’ancêtre et a depuis longtemps sa place au musée de la locomotion … »
Allez, en route ! Dans L’Équipe, le codirecteur du Tour Jacques Goddet lyrique s’enflamme à l’occasion du départ : « Pour le Tour, ce départ de Brest, face à la rade bleu acier ouverte sur l’aventure, imprégné de l’acte de foi qu’est l’émouvante renaissance, dans la joie et la tradition des 300 joueurs de biniou et de cornemuse, des choristes et des danseurs, était une annonce et un vœu. Le Tour 52 veut être, malgré ses propres mutilations (absence de Bobet et de Koblet) une belle aventure, une œuvre de construction sportive, et dans la joie, l’allégresse, rester fidèle à sa tradition de pureté, d’ordre et aussi d’animations ».
Les coureurs défilent dans les rues brestoises au son de la fanfare des mousses de Loctudy avant de se diriger, sous une forte chaleur (eh oui !) vers Landerneau, Landivisiau, Saint-Thégonnec et Morlaix en Finistère, Belle-Isle-en-terre, Guingamp, Saint-Brieuc et Lamballe dans le département des Côtes-du-Nord (aujourd’hui Côtes d’Armor), puis mettre le cap vers Rennes en Ille-et-Vilaine, une étape totalement bretonnante de 246 kilomètres.
Jean Robic, débarrassé de son compatriote Louison Bobet qui, d’ailleurs, regarde sur le bord de la route passer le peloton, se sent des fourmis dans les jambes. Il place une attaque du côté de Morlaix et récidive après Saint-Laurent-Plouegat , emmenant cette fois avec lui ses coéquipiers Geminiani et Bernard Gauthier, et quelques autres coureurs dont … Coppi.
La bonne échappée se forme à 100 kilomètres de Rennes, exactement dans la côte d’Yffiniac, commune où naîtra, deux ans plus tard, Bernard Hinault future légende du Tour. Il y a trois Français d’équipes régionales, le Picard Pierre Pardoën de l’équipe du Nord-Est-Centre, le Parisien Armand Papazian et le Périgourdin Jacques Vivier de l’équipe Ouest-Sud-Ouest. Ils sont accompagnés de deux Belges, Maurice Blomme et surtout le redoutable sprinter Rik Van Steenbergen qui ne fait qu’une bouchée de ses adversaires sur la piste en ciment du vélodrome rennais, raflant la minute de bonification et endossant le premier maillot jaune.
Á la rubrique des faits d’hiver, il faut noter la chute du populaire coureur nord-africain Abd-el-Kader Zaaf qui a glissé … sur une peau de banane. Substantielle consolation, il empoche la prime du plus malchanceux. Le Tour est déjà terminé pour son compatriote Mostefa Chareuf, arrivé hors des délais. Il trouvera la mort en 1957 lors de la Guerre d’Algérie.
Ce soir, à la table familiale, mon père s’épanche sur la troisième place de Pierre Pardoën. C’est sans doute le concurrent que l’on connaît le mieux car nous l’avons vu plusieurs fois à l’œuvre dans les courses de clocher auxquelles mon père (tout Picard qu’il était, c’était un bon apôtre et un passionné de vélo !) ne manquait pas d’assister lorsqu’il rendait visite à sa maman, ma chère Mémé Léontine, une brave paysanne picarde dont j’ai fait le portrait dans d’anciens billets. Voici comment je possède quelque souvenir de ce Tour de France malgré mon très jeune âge. Je me rappelle de Pardoën et son maillot rouge de la marque Arliguie.
Nous aurions pu renseigner, pour son bloc-notes, Maurice Vidal qui, comme tous les journalistes, ignorait tout du jeune et beau coureur amiénois qui courait encore dans les rangs des « indépendants » quelques jours avant le départ du Tour :
« Comment parler des jeunes sans citer le plus étonnant d’entre eux, ce jeune ébéniste d’Amiens qui a nom Pierre Pardoën. Imaginez que ce garçon de 21 ans et demi n’était prévu que comme remplaçant dans l’équipe du Nord-Est-Centre. Une bien curieuse équipe pour lui, représentant unique du Nord. Et cela, on ne peut décemment en vouloir aux sélectionneurs puisque Pardoën était totalement inconnu ou presque il y a seulement quelques semaines. Á tel point que nous nous sommes sérieusement gratté la tête lorsqu’il nous a fallu trouver sa photo pour l’inclure dans notre « guide du spectateur ».
Bref, ce jeune homme qui vient de signer sa licence d’aspirant il y a une petite quinzaine est installé au Mans à la seconde place du classement général et pas par hasard, je vous l’assure. Depuis deux jours, il est à la base des échappées décisives et, dans la deuxième étape, il avait déjà pris suffisamment d’assurance pour s’attaquer au maillot jaune de Van Steenbergen, soi-même, lequel n’en est pas encore revenu. Et le maillot jaune, il le détint pendant quelques kilomètres. Il est difficile de s’avancer sur l’avenir dans le Tour de France de l’Amiénois Pierre Pardoën, mais ses actions d’éclat ont, d’ores et déjà, fait de lui une des révélations essentielles. Et les Nordistes, qui ne comptent qu’un coureur dans la Grande Boucle, doivent avoir un joli sourire en coin. »
Max Favalelli brosse aussi un portrait flatteur qui ne peut que réjouir nos racines picardes :
« Á Rennes, à l’issue de la première étape, les suiveurs virent paraître derrière Van Steenbergent un coureur vêtu du maillot orange et blanc et qui portait le numéro 90. Ils consultèrent fébrilement leur liste et lurent ce nom : Pierre Pardoën. Inconnu à 16 heures, Pardoën était célèbre à 16h 30. Ce sont les coups de dés du Tour.
Chacun se préoccupe, en effet, de savoir qui était ce grand garçon à l’ossature herculéenne et qui opposait un sourire candide à l’assaut de curiosité dont il était la victime.
Pardoën – prononcez Pardonne, à la mode locale – est né le 8 août 1930 à Amiens. Et il était promis à une jeunesse heureuse lorsque son père, boucher de son état, mourut en 1944. Pierre qui venait de passe son certificat d’études et était un élève travailleur et à l’intelligence éveillée, suivait les cours d’une école professionnelle d’ébénisterie à Péronne. Il lui fallut abandonner ses études pour venir à Amiens parfaire son apprentissage chez un petit patron.
Mais, avant de disparaître, son père qui avait été lui-même un fervent de la bicyclette, lui avait légué son amour pour le vélo. Malheureusement, il n’eut pas le temps de lui offrir la machine qu’il lui avait promise pour ses étrennes et le jeune Pierre dut économiser sou par sou pour pouvoir acheter enfin la belle monture dont il rêvait.
Sur ce vélo tout neuf, il participe à sa première course, sans même s’être entraîné, et il se classe huitième du Critérium des Jeunes, en dépit de deux chutes. Il a alors dix-huit ans.
Encouragé par ses succès, Pardoën décide de persévérer et, pour s’équiper, acquérir des boyaux, des chaussures, des maillots, le petit ébéniste fait des heures supplémentaires et travaille le soir chez lui. Il est devenu un gaillard de 1m 85 avec un torse de lutteur et des épaules de déménageur. Une force de la nature.
Pierre gagne plusieurs courses et acquiert en Picardie, une si flatteuse réputation qu’il est sélectionné pour la Route de France, puis pour le Tour où il s’illustre dès le départ.
Ce succès ne l’a pas grisé et il demeure reconnaissant à son beau-père -sa mère s’est remariée à un plâtrier- et aux innombrables inconnus qui se sont cotisés pour lui permettre de participer à la grande épreuve où il trouva la consécration. »
Pardoën ne confirma pas chez les professionnels tous les espoirs qu’il avait fait naître. Il disputa encore le Tour de France 1956 comme équipier dans la formation du Nord-Est-Centre, du futur vainqueur, le talentueux Roger Walkowiak injustement méconnu. Pardoën mit un terme à sa carrière en 1959 pour se consacrer au métier de carrossier. Pendant une douzaine d’années, il exerça la fonction de maire de la petite commune de Belloy-sur-Somme. Il est décédé il y a deux ans, presque jour pour jour, comme quoi « le vélo conserve ».
La deuxième étape conduit les coureurs de Rennes au Mans. On assiste à de nombreuses offensives malgré le soleil de plomb, ainsi dès le 26éme kilomètre, le Belge Alex Close et les deux régionaux du Nord-Est-Centre Noël Lajoie et … Pierre Pardoën (rêve-t-il du maillot jaune ?) prennent le large, bientôt rejoints par treize coureurs parmi lesquels Fausto Coppi, Geminiani et Robic. Ça roule un train d’enfer et les échappés comptent 3 minutes d’avance au kilomètre 64. C’est alors que les Belges prennent les choses en main pour sauver le maillot jaune de Van Steenbergen. Tout rentre dans l’ordre au kilomètre 117.
En fin d’étape, avant de pénétrer sur le circuit des Vingt-Quatre Heures du Mans, cinq coureurs sortent du peloton : les Belges Rosseel et Close, l’Espagnol Bernardo Ruiz et les méridionaux Dominique Canavèse et Pierre Molinéris dit « Maigre Pierre ».
Au sprint, André Rosseel s’impose comme l’année précédente à Limoges et Carcassonne. Rik 1er Van Steenbergen conserve son paletot jaune talonné par Pardoën maintenant second à 1 minute. Parmi les battus du jour, Lucien Lazaridès, troisième du Tour 1951, et Fiorenzo Magni concèdent autour de quatre minutes.
Pierre Chany nous raconte la troisième étape qui mène les coureurs du Mans, capitale de la rillette, à Rouen, la ville aux cent clochers.
« Après les deux étapes de l’Ouest favorables aux routiers belges, Marcel Bidot décidait à Rennes de regrouper ses hommes en tête du classement. Pour atteindre ce but, une seule tactique reste toujours valable : s’immiscer dans une échappée lancée de loin et enrayer l’opposition par … des tirs de barrage. La méthode a fait ses preuves.
Ce que firent Lauredi et Bernard Gauthier, qui formèrent avec Fachleitner, Buchonnet, Caput, Voorting, un groupe homogène où seul Corrieri jouait au franc-tireur, dès les premiers kilomètres, sous une chaleur accablante (il pleut en Normandie ? ndlr).
L’offensive des Tricolores se trouva largement facilitée par une crevaison de Bloome peu après le départ. Le Flamand attendu par Rosseel, Neyt, de Hertog et Germain Derijcke, était encore derrière lorsque Laurédi et Bernard Gauthier passèrent à l’attaque pour rattraper Buchonnet auteur de la première fugue.
Van Steenbergen, pris au piège, observait une politique de non-combativité. Les sept fuyards eurent tôt fait de creuser l’écart : 13 minutes au 125ème kilomètre. Les hommes de Marcel Bidot, après deux journées difficiles, trouvaient enfin des circonstances favorables. Á 20 kilomètres de Rouen, la chance passait franchement dans leur camp. Une crevaison de Corrieri, une chute à trois (Caput, Fachleitner, Voorting) dans la côte de Maison-Brûlée, et Lauredi, soutenu par Bernard Gauthier, mettait le feu et partait à la conquête du maillot jaune.
Il n’y eut pas de sprint, le Grenoblois, équiper docile, laissait passer Lauredi devant lui, abandonnant ainsi le bénéfice de la minute de bonification.
Lorsque les « grands » du peloton passèrent la ligne d’arrivée, Nello et Bernard avaient pris la direction des douches depuis 11 minutes. Le maillot jaune était français ! », le premier de l’équipe de France depuis Louison Bobet en 1948.
Parmi les autres faits marquants de la journée, on relève l’abandon du futur téléreporter Robert Chapatte, souffrant d’une angine depuis Brest, ainsi que celui du remarquable spécialiste de cyclo-cross André Dufraisse.
J’ai été si bavard depuis le départ de Brest que je vous laisse souffler dans ma chère Normandie qui m’a donné le jour.
Pour décrire les premières étapes de ce Tour de France 1952, j’ai puisé dans les magazines bihebdomadaires Miroir-Sprint et Miroir des Sports But&Club, dans les numéro spéciaux d’avant et après Tour de France du Miroir des Sports et de Miroir-Sprint.
Remerciements à tous ces écrivains journalistes, photographes et … coureurs qui, soixante-dix ans plus tard, me font toujours rêver.
Remerciements également à l’ami Jean-Pierre Le Port qui, comme chaque année, comble les quelques manques de mes collections.
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