Flâneries à Bruxelles (3)
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Dimanche 17 avril 2022 :
C’est Pâques ! De place en place, de tour en beffroi, les cloches manifestent leur retour.
Bruxellois et touristes feraient-ils la grasse matinée, les rues tardent à se réveiller. Quasi déserte, la rue Sainte Catherine avec ses élégantes façades possède un faux air de décor de cinéma tiré de Cinecittà.
Entre bâches, palissades et échafaudages, j’essaie d’entrevoir quelques éléments architecturaux du palais de la Bourse en pleine rénovation. Sorte de temple antique à la gloire du dieu Finance, il fut érigé entre 1868 et 1873, dans le cadre du programme d’assainissement et embellissement de la ville, du voûtement de la Senne et le création des grands boulevards du centre ville, sur l’emplacement de l’ancien marché au beurre lui-même implanté sur l’ancien couvent des Récollets. Vous savez maintenant que les urbanistes bruxellois n’hésitent pas à travestir leur patrimoine, en ayant notamment recours à une architecture éclectique, mêlant ici les emprunts au style néo-renaissance italien et Second Empire. Dans ses jeunes années, Auguste Rodin collabora aux frises sculptées du fronton.
De nombreux cafés virent le jour pour accueillir les boursicoteurs, investisseurs et agents de change. La brasserie Cirio a conservé son cachet Art Nouveau. Jacques Brel y avait ses habitudes et y tourna deux scènes du film La Bande à Bonnot.
Après les attentats de mars 2016, le parvis de la Bourse devint lieu de recueillement des Bruxellois pour rendre hommage aux victimes.
Á l’issue des travaux (courant 2023), la Bourse sera réaffectée en Belgian Beer World qui comprendra aussi le Centre d’expérience Belge de la Bière, un centre de conférences, brasserie et restaurant, une galerie à l’instar des Galeries Saint Hubert, et un musée, le site archéologique Bruxella 1238 avec des vestiges du couvent des Récollets. On y a retrouvé des caveaux ayant abrité des sépultures de personnages illustres, notamment Jean Ier duc de Brabant, identifié parfois comme Gambrinus roi mythique de Flandre et Brabant, symbole des amateurs de bière.
Nous voudrions bien visiter enfin l’église Saint Nicolas … en vain, car la foule l’a envahie à l’occasion de la messe pascale.
Ce sera pour une autre fois … encore quelques pas, et nous pénétrons sur la Grand-Place toute en majesté sous le soleil radieux. Nous jouissons du moment en nous installant à l’une des terrasses. J’aurais aimé être en ce lieu lorsque le soir de sa mort les chansons d’Arno furent diffusées en boucle. En ce dimanche de Pâques, écoutons sa reprise de Brel :
On culpabiliserait presque d’être un homme, qui plus est français. En août 1695, pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg, la plupart des maisons de ce chef-d’œuvre architectural furent détruites lors du bombardement de la ville par les troupes françaises de Louis XIV commandées par le maréchal de Villeroy, et l’incendie qui s’en suivit.
Les maisons entourant la place furent richement reconstruites en pierre par les différentes corporations mais la Révolution française et les sans-culottes ruinèrent à nouveau le lieu, laissant une place sans statues ni dorures. Les façades actuelles sont le résultat d’une vaste campagne de restauration à la fin du XIXème siècle. Une fois encore, Bruxelles montra là toute son énergie dans la remise en valeur de ses trésors architecturaux. En 1856, au centre de la place, fut érigée une fontaine monumentale pour commémorer le 25ème anniversaire du règne de Léopold Ier. Elle fut remplacée, huit ans plus tard, devant la Maison du Roi, par une autre fontaine, surmontée des statues de deux comtes décapités en cet endroit, qui a migré depuis au petit Sablon.
Ce matin, le soleil fait briller de mille feux la statue équestre de Charles-Alexandre de Lorraine au sommet de la maison des Brasseurs aménagée actuellement en musée de la Brasserie. Les lecteurs attentifs de mon précédent billet sur Bruxelles se souviennent peut-être que celui qui fut gouverneur des Pays-Bas méridionaux avant que la Belgique ne devînt un royaume à part entière, parada à pied, Place Royale, avant d’être remplacé par Godefroy de Bouillon. C’est la valse des monuments. On ne reste ni de marbre ni de bronze à Bruxelles, on se promène aux quatre coins de la ville.
Aux abords de midi, les rues s’animent enfin, notamment celle de l’Étuve qui mène tout droit à la statuette du Manneken Pis. Au passage, Tintin, Milou et le capitaine Haddock déboulent dans les escaliers extérieurs d’une façade pour saluer leurs compatriotes.
Notre point de rendez-vous avec notre petite fille se trouve juste en face à l’estaminet du Poechenellekelder, absolument imprononçable, littéralement la cave du polichinelle.
Curieusement, aux façades de brique sont suspendus des vélos colorés en souvenir du départ du Tour de France en 2019.
Mais c’est à l’intérieur, dans les salles à l’étage auxquelles on accède par un escalier métallique étroit, qu’on pénètre dans un monde merveilleux, un véritable musée, une caverne d’Ali Baba, une brocante. Les murs sont tapissés de tableaux, d’affiches et de pubs vintage. Aux plafonds, sont suspendus des marionnettes (anciens acteurs du théâtre Toon ?) et divers objets hétéroclites. So brusseleir !
En guise d’apéritif, je me rallie à la suggestion de l’ardoise, la bière blonde au fût Saint Feuillien Saison. Peu alcoolisée et rafraîchissante, elle étanchait autrefois la soif des ouvriers saisonniers du Hainaut.
Je commande une tartine de tête pressée puis partage en dessert une planche de fromages belges (dignes d’intérêt) avec une chiffonnade de jambon des Ardennes. Un bonheur de casse-croûte, qui plus est, le serveur est charmant. Nous reviendrons sans nul doute lors d’un prochain séjour.
Dehors, c’est une cohue de voyeurs qui jouent des coudes pour admirer le Manneken Pis, le plus populaire des petits coquins bruxellois. Á quelques pas de là, on observe un autre attroupement devant les vitrines de La Zigounette, une pâtisserie qui, comme son nom le sous-entend, propose des pancakes en forme de pénis et de vulve. Au spéculoos, au chocolat, à la noix de coco, il y en a pour tous les goûts sans vouloir tomber dans le mauvais. Pour pasticher la célèbre « trahison des images » de Magritte, « Ceci n’est pas une pipe » : Ceci est une gaufre !
En guise de gâterie, nous choisissons de découvrir, tout près de là, la Choco story dans un petit musée dédié au chocolat. Á l’entrée, un impressionnant serpent manque d’étouffer ma compagne, clin d’œil au dieu serpent à plumes Quetzalcóatl figure majeure du panthéon précolombien.
Un audioguide est confié à chaque visiteur qui, en scannant les codes sur les vitrines, obtient des explications sur l’origine du chocolat.
Le cacaoyer est une espèce tropicale originaire du Mexique domestiquée il y a environ trois mille ans. Ses fruits, les cabosses sont de grosses baies allongées ressemblant à un petit ballon de football américain. Chaque cabosse contient de nombreuses graines appelées fèves.
Les Mayas avaient fait du cacao un breuvage rituel appelé xocoatl (eau amère), composé de fèves de cacao grillées et moulues, mélangées à de l’eau et des épices. La fève de cacao était également utilisée comme monnaie d’échange pour les impôts et l’achat d’esclaves.
Outre des pouvoirs divins, le cacao avait des vertus curatives et Mayas et Aztèques l’employaient pour cicatriser les brûlures, pour soigner le foie et les poumons, et aussi remédier aux morsures des serpents.
Christophe Colomb fut le premier européen à goûter au xocoatl mais il le trouva trop amer et sans intérêt. Ce n’est qu’en 1519 qu’Hernan Cortès découvrit la boisson à base de cacao et mesura le profit qu’il y aurait pour l’Espagne à intensifier la culture du cacao. En 1528, il ramena le cacao en Espagne ainsi que les ingrédients nécessaires à la fabrication du chocolat.
Vers la fin du XVIème siècle, le cacao devint à la mode subissant quelques transformations comme l’ajout de sucre ou miel au lieu du piment chili.
En France, le chocolat fut introduit par des Juifs chassés d’Espagne venus se réfugier dans la région de Bayonne. Plus tard, Anne d’Autriche et Marie-Thérèse d’Autriche, espagnoles de naissance et épouses respectives de Louis XIII et Louis XIV, qui buvaient du chocolat à longueur de journée, jouèrent un rôle dans l’essor de cette boisson.
Dans des vitrines, sont exposées de riches collections de moules en argent qui donnent forme aux poissons, lapins et poules, convoitises des enfants (pas seulement) notamment en période de Pâques.
Ce n’est pas le cas en ce dimanche, mais des démonstrations et des ateliers sont organisés autour de la fabrication des célèbres pralines inventées en 1912, à Bruxelles, par Jean Neuhaus.
La visite s’achève par une dégustation libre et gratuite en actionnant divers distributeurs qui libèrent des piécettes de différents types de chocolat, il y en a pour tous les goûts, pour ma part, je choisis le blanc.
Á la sortie, Obélix et Astérix, nos irréductibles Gaulois (réfractaires dirait notre président), en tenue chocolatée, sans oublier Idéfix, nous souhaitent bonne continuation de notre séjour.
Nous écourtons notre promenade en ville car, en cette soirée de Pâques, nous sacrifions chez notre petite fille à la tradition du gigot d’agneau. Sans vouloir le rôtir pendant sept heures, il faut tout de même le préparer.
Lundi 18 avril 2022 :
Nos déambulations commencent à peser dans les jambes. Aussi en ce lundi férié, nous avons convenu de faire la grasse matinée.
Nous nous donnons rendez-vous à la terrasse du Laboureur, une institution du quartier Dansaert. Une mixité sincère et assumée dans la clientèle fait toute la saveur de ce bistrot brasserie à l’ancienne comme on en trouve de moins en moins : « un lieu où les gens sont vrais et les croquettes aux crevettes succulentes ».
En cette fin de matinée, nous lézardons au soleil devant un verre de Chardonnay. Aux tables voisines, de sympathiques supporters du club de football du Royal Sporting Club Anderlecht se sont donnés rendez-vous avant de rejoindre le stade du Heysel : cet après-midi, leur équipe de cœur dispute la finale de la Coupe de Belgique contre La Gantoise.
« Moi, je ne suis jamais allé voir un match de foot … moi je ne suis jamais allé à l’Opéra ! », je ris sous cape du dialogue surréaliste de deux quinquagénaires bruxellois.
Pour ma part, je n’ai aucun mal à lier conversation avec les jeunes gens revêtus du maillot violet de leur club favori. Grâce à mes lectures assidues du regretté Miroir du Football, merveilleux mensuel de ma jeunesse, je les surprends et flatte leur passion. Dans les années seventies’, Anderlecht, avec Paul Van Himst comme avant-centre, faisait partie du Gotha européen du football, en prônant un jeu chatoyant basé sur le système de la défense en ligne. C’était une époque formidable où les mordus de la balle ronde s’affrontaient, à travers journaux interposés (Miroir du Football vs France-Football), sur l’efficacité tactique et l’expression politique du beau jeu en 4-2-4 face au réalisme du catenaccio (nul besoin de traduire).
Notre jeune néo-bruxelloise, totalement étrangère à mes considérations footballistiques, décide de nous emmener déjeuner dans le tout nouveau food market en plein centre de Bruxelles. Ce Wolf qui donne les crocs doit son nom à la rue du Fossé aux Loups dans lequel il se situe. Cette fois encore, il témoigne de la mobilité de l’urbanisation.
Comme c’est encore visible sur la façade, le bâtiment abritait auparavant la Caisse Générale d’Épargne et de Retraite qui avait pour but d’encourager l’épargne des classes populaires. L’architecte en charge de la rénovation du lieu a conservé notamment la magnifique verrière de 500 m2 réalisée par les cristalleries du Val Saint Lambert. Derrière les anciens guichets, ce sont aujourd’hui des restaurateurs qui servent les clients en leur proposant un tour du monde culinaire au travers d’une vingtaine de destinations : des pâtes fraîches faites maison de la Piola Pizza aux pains syrio-libanais de My Tannour cuits devant vous dans des jarres en terre cuite, de la cuisine vietnamienne d’Hanoï Station aux viandes de Dierendonck, en passant par les « bollyfood stories » de l’Inde, les poissons de Shark, les gaufres « gastronomiques » de Gaufres&Waffles et les burgers des Super Filles du Tram.
« Ça grouille, ça grille, ça saute, ça cuit, ça snacke, ça fristouille ». Pour notre part, nous jetons notre dévolu sur le stand grec. Plutôt que le vin résiné, nous restons couleur locale, avec des pressions tirées des micro-brasseries installées au centre de la grande cantine.
Au programme, cet après-midi, est prévue pour les jeunes de 7 à 77 ans la visite du Centre belge de la Bande Dessinée. Il est magnifié par son cadre Art Nouveau conçu par l’iconoclaste architecte Victor Horta au tournant des XIXème et XXème siècles pour les anciens magasins de tissus Waucquez. Un sacré caractère ce Horta qui rompt avec l’architecture traditionnelle des maisons bourgeoises, défend la fluidité de l’espace organisé autour de la monumentale cage d’escalier, le passage de la lumière à la faveur de vastes verrières.
Dans le hall d’entrée, nous sommes accueillis par Tintin et son chien Milou, le Capitaine Haddock et le Professeur Tournesol, tous en tenue de cosmonaute, au pied de la fusée qui doit les emmener sur la Lune. On a oublié l’esprit visionnaire d’Hergé.
Petite déception, les salles dédiées aux pionniers de la bande dessinée belge, Hergé, Franquin, Morris et autres, qui réjouirent ma jeunesse, sont fermées pour cause de rénovation. Ils prennent l’air sur les nombreuses fresques peintes sur les murs de la ville.
« Il était une fois, il y a très longtemps, un homme qui ne savait ni lire ni écrire. D’ailleurs les mots « lire » et « écrire » n’existaient pas. Pas davantage qu’aucun autre. Pour s’exprimer, pour raconter, pour vénérer, il inventa le dessin.
La bande dessinée n’est pas le fruit d’une découverte. Elle est le résultat d’une complicité toujours plus forte entre le désir de raconter et l’art de dessiner. Elle est le plus littéraire des arts plastiques. Au fil de ce parcours à travers le temps, on est émerveillé par le génie artistique des peintres, mosaïstes, sculpteurs, enlumineurs ou tisserands pour interpréter le récit et créer le mouvement. »
Une exposition « L’Art de la BD » propose de faire découvrir ce qu’on nomme parfois le 9ème art, dans tous ses états, depuis le processus de création, l’art du scénario, l’art du dessin et son échelle de cadrages, l’art de l’encrage, de la mise en couleur, de la couverture, toutes ces étapes étant illustrées par des planches.
Au-delà de ce préambule, en Belgique, on a coutume de faire apparaître la bande dessinée telle qu’on l’entend aujourd’hui, en 1929 avec Hergé. Mais il est un dessinateur anversois George Van Raemdonck qui avait mis en scène auparavant les aventures de deux héros singuliers Fil de Fer et Boule de Gomme publiées quotidiennement de 1922 à 1937 dans le journal Het Volk (Le Peuple). Une exposition temporaire lui est ici consacrée.
Le clou de la visite du musée est la remarquable exposition Bulles de Louvre ou comment visiter le célèbre musée parisien en restant à Bruxelles. L’idée a germé lorsque le Louvre et les éditions Futuropolis ont invité des auteurs et dessinateurs de bande dessinée à réfléchir sur les collections et l’histoire du lieu. Des vastes découvertes de certaines de leurs planches sont exposées. Les angles de traitement sont variés et subtils, certains auteurs sont fascinés par les lieux, ou par les œuvres, ou par les visiteurs, d’autres par l’époque à laquelle le Louvre est né, d’autres encore se plaisant à se projeter dans un futur plus ou moins proche. C’est le cas de Nicolas de Crécy et son album Ère glaciaire. Découvert par une équipe d’archéologues du futur et un chien-porc au flair historiologique, le musée sort des glaces qui le retenaient.
On ne peut pas ne pas penser aux destructions intentionnelles par les soldats de l’État islamique de la cité syrienne de Palmyre, une immense catastrophe culturelle.
Marc-Antoine Mathieu, dans Les Sous-sols du Révolu, envoie un expert du nom de Eudes le Volumeur (anagramme de « musée du Louvre ») accompagné de son commis, un certain Léonard, dans les entrailles du musée pour y effectuer une sorte d’inventaire. Surréaliste, jubilatoire, au hasard d’une planche, on découvre le vieux peintre Fragonard, toujours logé au Louvre, errant au milieu des tableaux des grands maîtres français, flamands et italiens de la Renaissance.
Ils, des fantômes, hantent les couloirs du Louvre. Ils sont morts depuis longtemps, souvent de mort violente. Ils sont légionnaire romain, muse, peintre, officier allemand… Ils ont croisé un jour un peintre, un sculpteur, leur modèle. Enki Bilal, lui, les a croisés errant à proximité de l’œuvre qui a fait basculer leur vie, La Joconde, La Victoire de Samothrace, un Christ couché …
Notre petite-fille s’attendrit, moi aussi, sur Les Chats du Louvre du Japonais Taiyo Matsumoto. « Depuis toujours, des chats mystérieux sont les habitants secrets du musée, qu’ils gardent et protègent. Á la nuit tombée, ces félins étonnants se mettent à parler, se transforment et improvisent une sortie en ville, en prenant soin de ne pas se faire repérer par les humains… »
L’exposition s’achève par l’entrée virtuelle dans l’atelier de Judith Vanistendael, autrice belge de la prochaine bande dessinée éditée par le Louvre. Elle imagine son histoire à partir d’une des sculptures de l’art cycladique, civilisation des petites îles au centre de la mer Égée.
Je traînerais volontiers encore dans cet univers de bulles inspirées par le Louvre. Elles constituent des suggestions de prochaine acquisition d’albums. Je me laisse tenter à la boutique du Centre par un plan surréaliste de Bruxelles inscrit dans un verre de bière.
Sur le chemin du retour, nous admirons la façade du Théâtre Royal de la Monnaie. Le lieu tient son nom de son ancienne fonction où l’on frappait la monnaie pour le duché de Brabant depuis 1420.
Lors de la reconstruction de Bruxelles, après le saccage par l’armée de Louis XIV en 1695, un financier et hommes d’affaires italien Gio Paolo Bombarda fit bâtir un théâtre par des architectes également italiens Paolo et Pietro Bezzi. Pas étonnant donc que le lieu se destinât à l’opéra.
La représentation de La Muette de Portici, un opéra d’Auber, en août 1830 fut le déclencheur de la contestation contre les Pays-Bas qui dominaient alors les provinces belges depuis 1815. L’œuvre du compositeur français, aujourd’hui oublié, mettait en scène un fort sentiment patriotique et identitaire, contant la révolution du peuple napolitain contre la couronne espagnole en 1647. Les Belges firent rapidement le parallèle entre le sentiment d’oppression du gouvernement hollandais à leur égard et l’opéra lui-même.
Caruso et la Callas chantèrent à la Monnaie. Jacques Brel y joua en 1968 pour la première fois son adaptation de la comédie musicale L’Homme de la Mancha que, « possible rêve », j’eus le bonheur de voir à Paris quelques mois plus tard. Le chorégraphe Maurice Béjart y créa une centaine de ballets.
Je rejoins seul l’hôtel laissant les femmes courir quelques friperies. Quelques maillots violets étanchent leur déception aux terrasses du quartier Sainte-Catherine. La Coupe de Belgique a probablement souri aux rivaux gantois.
Mardi 19 avril 2022 :
Ce matin, c’est quartier libre autour de l’église et des bassins de Sainte Catherine. Je n’avais pas encore remarqué, sur le terre-plein de l’ancien bassin comblé, une grande roue dentée. C’est le vestige du mécanisme qui aidait à activer l’ancien pont tournant des Barques reliant les deux quais. Elle fut retrouvée lors des travaux de creusement du métro.
De jour, les quelques ruelles et venelles reliant le quai aux Briques à la rue de Flandre sont plus accueillantes. Encore que, dans la rue du Nom de Jésus, la sculpture d’un prélat sans tête intrigue.
Nous commençons à avoir l’habitude de prendre notre petit déjeuner en terrasse d’une brasserie de la rue du Vieux-Marché-aux-Grains qui a surtout la forme d’une place ombragée avec deux contre-allées, dans la perspective de l’église Sainte-Catherine.
L’endroit servit de marché aux bestiaux et de marché aux grains en remplacement de la Vieille Halle aux Blés vers 1650.
J’ai le béguin pour une modeste fontaine en fonte surmontée d’une statuette nommée « Galanterie ».
Á l’instar des fontaines Wallace à Paris, de nombreuses fontaines-abreuvoirs étaient accessibles à la population bruxelloise au XIXème siècle. Après leur disparition, la ville de Bruxelles commanda pour les remplacer, dans les années 1980, douze fontaines à deux artistes avec comme dénominateur commun des œuvres du peintre Brueghel l’Ancien.
Bruxelles s’éveille doucement, nous avons peine à croire que dans deux heures, les terrasses seront bondées. Pour l’instant, cafetiers et restaurateurs installent tables et chaises. Des camions de brasseurs effectuent leurs livraisons, ainsi la brasserie Corsendonk spécialisée dans des recettes de bières d’abbaye.
Cette appellation fait référence à la vie monastique ou à une abbaye en activité ou pas. Jadis brassée par les moines, il s’agit souvent désormais d’une licence délivrée à un brasseur par une communauté monastique ou d’une référence à une abbaye disparue.
La Belgique est le paradis de la bière, sa « culture de la bière » a même été inscrite au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO. La première gorgée de bière n’est donc pas l’œuvre de Philippe Delerm mais de l’abbé Arnould d’Audenarde qui, lorsque la peste noire se répandit au XIème siècle, persuada ses paroissiens de boire de la bière plutôt que de l’eau pour ses vertus sanitaires. On peut dire qu’outre-Quiévrain, la bière est une religion, certaines puissantes ont des appellations démoniaques comme la Fruit Défendu, la Judas ou encore la Duvel (« diable » en flamand »), d’autres sont déclinées en Agnus et Pater..
Rue de Flandre, à l’enseigne de la friperie vintage Pauline Carton, la silhouette de Marilyn Monroe est certes plus aguichante que notre comédienne et chanteuse popularisée par ses rôles de soubrette, concierge et mégère.
« Prends-moi sous les létu/Aimons-nous sous l’évier/Allons gazouiller sous les palétuviers roses… ». Non, ce n’est pas l’effet du verre de vin blanc que nous prenons en apéritif au Laboureur, un vrai stam que nous avons définitivement adopté.
On traverse le carrefour pour rejoindre notre hôte. Nous déjeunons à la terrasse de la Pizzeria Chicago à l’écart du jet du chien Cubitus qui se soulage sur le Manneken Pis.
Au-dessus de nos têtes, un ptérodactyle nous observe. Sait-il que nous avons prévu, cet après-midi, de rendre visite à ses congénères du Muséum des Sciences naturelles. Il est situé dans le verdoyant Parc Léopold, non loin du Parlement européen que nous longeons au passage.
Le musée est la vitrine de l’Institut Royal des Sciences naturelles de Belgique et bénéficie d’une réputation mondiale avec la plus grande galerie de Dinosaures de l’Europe, et notamment les célèbres Iguanodons de Bernissart.
Fouilles miraculeuses, à la fin du XIXe siècle, des mineurs croient tomber en creusant une galerie de charbon dans ce petit village de Wallonie, à une profondeur de 322 mètres, sur des troncs d’arbres remplis d’or. En fait, les archéologues découvrent qu’il s’agit en fait d’os d’iguanodon incrustés de pyrite, un minerai aux reflets dorés, les squelettes pour ainsi dire complets et intacts d’une trentaine d’iguanodons. Comme tous les os se trouvaient encore à leur place, il a été possible de les reconstituer fidèlement.
Ma compagne et ma petite-fille se dirigent vers la Galerie de l’Évolution d’une grande richesse également qui met en évidence les moments clés de l’évolution de la vie, l’explosion cambrienne, le foisonnement aquatique du Dévonien, la conquête des terres au Carbonifère, les mers mouvementées du Jurassique, l’apparition des mammifères à l’Éocène et l’impact humain au Présent.
Moi, je choisis de passer l’après-midi en compagnie des Iguanodons de Bernissart. En compagnie pas tout à fait, car pour des raisons de sécurité et de conservation, ils sont exposés dans une gigantesque cage de verre sur une hauteur de trois étages auxquels on accède par des escaliers en spirale art nouveau.
On mesure notre modeste condition humaine à côté de ces géants du plat pays, huit spécimens d’Iguanodon bernissartensis qui atteignent des tailles de 629 à 73O cm de longueur et de 390 à 506 cm de hauteur. Il en est un, le Mantellisaurus atherfieldensis, beaucoup plus petit, 391 cm de long pour 362 cm de haut, tout de même.
Les iguanodons sont exposés en position bipède comme le kangourou, mais des travaux récents ont conclu que cette posture n’est plus d’actualité.
En dehors de la cage de verre, il y a d’autres spécimen de dinosaures, tout aussi impressionnants mais beaucoup moins dangereux car ce sont des moulages de stegosaurus, hadrosaurus, tricetatops, diplodocus !
Parmi les activités interactives proposées aux enfants (mais pas que !), on peut affronter un Pachycephalosaurus virtuel. Même pas peur !
vidéo combat contre un Pachydephalosaurus
On a du mal à imaginer qu’il y a 10 000 ans et plus, le territoire belge était foulé par des hordes de pachydermes laineux. Le mammouth de Lierre est un spécimen 100% belge. Il fut retrouvé enfoui dans le sable en 1860 par des ouvriers qui travaillaient au niveau du canal de la Nèthe près d’Anvers. Son squelette quasiment complet nous accueille en haut de l’escalier de marbre qui mène à la salle des dinosaures. Il a pour voisin un éléphant d’Afrique naturalisé, ancien pensionnaire du zoo de Bruxelles.
Pour rejoindre nos pénates, nous appelons un taxi.
En soirée, nous mangerons dans la rue du Vieux Marché aux Grains, à la Villette, un vieil estaminet bruxellois, au nom bien français rappelant l’origine de la fondatrice, qui propose un grand choix de spécialités traditionnelles belges. Le décor est chaleureux, les serveurs ne le sont pas moins, nous offrant en accueil une coupe de Crémant.
Ma compagne et la petite-fille optent pour la suggestion du jour de l’ardoise, des asperges belges à la flamande servies avec des œufs mimosa. Je m’en tiens à mon idée première de salade de filets de harengs à la pomme Jonagold.
Le serveur s’emmêle un peu dans les commandes du plat de résistance. Qu’à cela ne tienne, je laisse à ma compagne le waterzoï de la mer trio de poissons du jour, légumes et pomme nature, et me régale d’anguilles au vert parfumées à l’ail avec frites. Goûteux !
Par pure gourmandise, nous prenons en dessert une crème-tartare de fraises sorbet et coulis de fruits rouges.
Mercredi 20 avril 2022 :
Avant notre retour en France dans l’après-midi, nous mettons à profit la matinée pour visiter l’église Saint-Nicolas enfin tranquille après le week-end pascal.
Nichée en plein centre-ville entre la Bourse et la Grand-Place, elle est curieuse avec les boutiques qui s’accrochent à elle. La principale curiosité à l’extérieur est la maison de Goude Huyve qui, construite après le bombardement de 1695 par les troupes de Louis XIV, se trouvait à l’origine dans la rue de l’Étuve avant d’être remontée ici en 1929. Vous le savez désormais, les monuments se promènent à Bruxelles.
Construite vers 1125, elle est l’une des plus anciennes églises de Bruxelles. Proche de la Senne, elle était l’oratoire du quartier des marchands. Au fil des siècles, elle a subi de profonds remaniements et restaurations. Le chœur qui prolonge en oblique la nef centrale est la partie la plus ancienne.
Parmi les œuvres d’art les plus remarquables, on peut admirer la châsse des reliques des martyrs de Gorcum. En juin 1572, lors de la révolution protestante, 19 catholiques dont 10 franciscains furent assassinés par les gueux dans la ville néerlandaise de Gorcum. Comment ces reliques se sont-elles retrouvées en l’église Saint-Nicolas ? En face, il y avait un couvent de franciscains détruit à la fin du XVIIIème siècle. Les reliques des martyrs furent alors transportées à Saint-Nicolas et mises à l’abri dans une châsse en cuivre doré qui repose sur des lions ciselés. Sur chaque côté, sont alignés neuf des martyrs en habits ecclésiastiques, les deux versants du toit présentant des scènes sur l’histoire de ces martyrs.
La tribune de la chaire de vérité en style Louis XVI est décorée de panneaux sculptés, l’un d’eux représente la légende de Saint-Nicolas et les trois enfants au saloir. C’est l’occasion de vous livrer la Complainte de Saint Nicolas que recueillit Gérard de Nerval.
« Il était trois petits enfants
Qui s’en allaient glaner aux champs.
S’en vont au soir chez un boucher.
« Boucher, voudrais-tu nous loger ?
Entrez, entrez, petits enfants,
Il y a de la place assurément.»
Ils n’étaient pas sitôt entrés,
Que le boucher les a tués,
Les a coupés en petits morceaux,
Mis au saloir comme pourceaux.
Saint Nicolas au bout d’sept ans,
Saint Nicolas vint dans ce champ.
Il s’en alla chez le boucher :
« Boucher, voudrais-tu me loger ? »
« Entrez, entrez, saint Nicolas,
Il y a d’la place, il n’en manque pas. »
Il n’était pas sitôt entré,
Qu’il a demandé à souper.
« Voulez-vous un morceau d’jambon ?
Je n’en veux pas, il n’est pas bon.
Voulez-vous un morceau de veau ?
Je n’en veux pas, il n’est pas beau !
Du p’tit salé je veux avoir,
Qu’il y a sept ans qu’est dans l’saloir.
Quand le boucher entendit cela,
Hors de sa porte il s’enfuya.
« Boucher, boucher, ne t’enfuis pas,
Repens-toi, Dieu te pardonn’ra. »
Saint Nicolas posa trois doigts.
Dessus le bord de ce saloir :
Le premier dit: « J’ai bien dormi ! »
Le second dit: « Et moi aussi ! »
Et le troisième répondit :
« Je croyais être en paradis ! »
Cette anecdote gore ne donne pas envie de manger une tartine de tête pressée au mythique estaminet de La Bécasse, juste à côté de l’église !
Ce midi, pour notre dernier repas en commun, nous retrouvons notre petite fille à la poissonnerie et son fish bar Noordzee-Mer du Nord. Le vin blanc argentin est toujours aussi gouleyant. Cette fois, je commande la soupe de poisson très goûteuse et des couteaux de mer au persil et à l’ail. Je n’avais pas remangé ce coquillage depuis que mon oncle de Sète a quitté cette terre.
Á la Mer du Nord, permettez que mes pensées voguent une dernière fois vers Arno, bruxellois d’adoption mais ostendais de naissance. Il interprétait avec beaucoup de personnalité Comme à Ostende, la magnifique chanson écrite par Jean-Roger Caussimon et composée par Léo Ferré. Récemment, comme une forme d’adieu, Arnold Ernest Hintjens (c’est son identité civile) avait écrit Oostende Bonsoir dont voici le sublime clip crépusculaire.
Une foule recueillie sur la jetée a regardé partir le bateau emportant ses cendres au large.
Ultime plaisir minuscule, c’est jour de marché place Sainte Catherine. Je fais provision de quelques fromages belges bio au camion ambulant d’Ignace (c’est un petit nom charmant !) Sepulchre.
Le choix est compliqué, je voyage en terre fromagère inconnue. Je porte mon dévolu sur un Herve piquant fromage de vache de la région Entre-Vesdre-et-Meuse, un Mamé vî Bleu bio un très bon bleu au lait cru de vache, et un étonnant Oudlander, un fromage à partir de lait de chèvre nourrie dans les polders de Zélande.
Bruxelles ne m’a pas encore livré toutes ses richesses. J’avais inscrit notamment le musée Magritte dans le programme des visites. « Bruxelles ma belle/Je te rejoins bientôt aussitôt que Paris me trahit » chante Dick Annegarn…
Affectueux remerciements à Marie pour sa précieuse contribution à l’illustration de ce billet.