Les Ritals de François Cavanna et Bruno Putzulu à Maurepas
Pour la cohérence et simplement l’intérêt de ce billet, il est souhaitable de lire ou relire celui-ci :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/09/15/voyage-en-ritalie-de-paris-a-fabas-ariege-avec-cavanna-bruno-putzulu-et-la-petite-virginie/
C’est peut-être l’épilogue des aventures (et mésaventures) que j’ai connues pour finir par assister, en pleine pandémie, dans un minuscule village d’Ariège, à l’adaptation au théâtre du roman de François Cavanna Les Ritals.
Dix-huit mois plus tard, comme un remerciement à ma persévérance, Bruno Putzulu est venu interpréter, à quelques centaines de mètres de mon domicile francilien, « le récit drôle et émouvant de l’enfance pittoresque du petit italien immigré devenu écrivain célèbre ».
Je ne pouvais évidemment pas rater cette aubaine et ce ne sont pas quelques soucis de hanches, en voie de dissipation, qui m’en empêcheraient. D’ailleurs, l’ami Bruno m’avait mis en garde dans un mail : « Ne fais pas de conneries si tu veux être là le 12 février ! »
Dont acte, je m’empressai donc de réserver deux places, en effet, ma compagne se déclare toujours partante quand il s’agit de rencontrer des ritals, en l’occurrence le texte de Cavanna et la prestation de Bruno Putzulu, ancien pensionnaire de la Comédie Française, lui-même enfant d’un père italien et d’une mère française.
Première surprise, à quinze jours de la représentation, le rythme des réservations est poussif et décevant. Je découvre que dans la ville voisine, à trois-cents mètres à vol d’oiseau, à la même date et la même heure, c’est déjà complet pour Amis, une pièce d’Amanda Sthers et David Foenkinos, avec Kad Merad en tête d’affiche. Ce sont les mystères de la communication.
Á tout hasard, j’autorise humblement l’équipe de l’espace culturel qu’elle publie sur son espace facebook le long billet que j’avais consacré à mon « voyage en Ritalie ». Je rameute aussi par téléphone quelques connaissances.
On perçoit de plein fouet les souffrances endurées par le secteur culturel à cause de l’épidémie du coronavirus, les confinements, les fermetures de salles, les reports ou annulations des spectacles, les jauges, le public frileux, l’effondrement des souscriptions à des abonnements, les artistes réduits au chômage, eux-mêmes parfois touchés par le virus. Ainsi, par exemple, l’ami de Bruno Putzulu, Philippe Torreton, sociétaire de la Comédie Française, césarisé pour le film Capitaine Conan du regretté Bertrand Tavernier, s’inscrivit pour la première fois à Pôle emploi.
Bruno a plutôt bien résisté aux vents contraires et connu de beaux succès avec « ses » Ritals sur un certain nombre de scènes de France et même de Suisse. Début novembre, il fêtait la centième dans le beau village alsacien d’Obernai.
Communion d’esprit ? Heureuse surprise, à quelques heures du spectacle, je reçois un coup de fil de la « petite Virginie » qui ignorait que je m’apprête à revoir, le soir même, l’adaptation de Bruno. Pour une énième fois, elle y a assisté, quelques jours auparavant, à Vincennes. J’imagine la charge émotionnelle qui l’étreint à chaque fois. Elle sollicite ma présence pour une prochaine manifestation autour de Charlie-Hebdo période historique et Cavanna.
Bienveillante, la directrice de la salle, au vu de ma canne anglaise, m’invite à rejoindre le premier rang où deux fauteuils nous ont été réservés.
Autre satisfaction, la salle se remplit peu à peu permettant d’espérer une honnête affluence.
On ne se lasse pas de la langue truculente de Cavanna pour raconter son enfance et je ne sors jamais indemne de lire, relire ou entendre les souvenirs de ce gosse « né rue Sainte-Anne, à Nogent-sur-Marne, banlieue Est, entre le bois de Vincennes et Le Perreux » : « il a entre six et seize ans, ça dépend des fois. Pas moins de six, pas plus de seize. Des fois il parle au présent, et des fois au passé. Des fois, il commence au présent et il finit au passé, des fois c’est l’inverse. »
Tandis que deux silhouettes avancent sur la scène encore dans la pénombre, première surprise, ce soir, c’est Aurélien Noël qui officie au « cordillon ». Après Grégory Daltin, j’aurai donc vu les deux accordéonistes qui se relaient dans la tournée pour accompagner Bruno Putzulu, qui lui servent aussi de témoin, de copain, de faire-valoir, de souffre-douleur.
Je connais globalement le texte sans le savoir par cœur, et plus impatient que Bruno qui marque silences et respirations, je me surprends à être son souffleur lorsque Cavanna rend hommage à ses instits de la communale et ses profs du cours complémentaire : « Vous m’avez donné la curiosité, le doute et l’insatisfaction … Vous m’avez bien fait chier avec Corneille et Racine », je chuchote, suscitant l’amusement de ma voisine : « et l’autre poseur : Chateaubriand »…
Ayant déjà intégré la quintessence du spectacle, mon attention se porte sur des éléments de mise en scène qui avaient pu m’échapper, des subtilités dans le jeu admirablement précis du comédien, sur la réceptivité du public qui me semble moins participer que les spectateurs ariégeois. Tout cela est bien sûr affaire de subjectivité, et c’est ce qui fait aussi la fraîcheur et la sincérité du spectacle vivant, aucune représentation n’est identique. Bruno, amoureux fou de football, connaît ça, il faut vingt-deux joueurs au sommet de leur art et un public fervent pour offrir une dramaturgie. De père sarde et de mère normande, il sait qu’un match à Cagliari, au Parc des Princes ou à Robert Diochon aux grandes heures du Football Club de Rouen, jamais ne procurera les mêmes émotions.
Ce soir, à Maurepas, le public exprime son talent dans le final. Droit dans les yeux, avec gravité, le comédien l’interpelle, l’informe, l’instruit peut-être aussi : « Un jour, le gouvernement s’avisa que c’était peut-être pas très malin de garder tous ces travailleurs ritals dans un pays qui n’avait déjà pas assez de travail pour ses propres enfants. Jusque-là, le gouvernement avait supporté, parce que les chômeurs étaient tous français, mais voilà que les chantiers débauchaient à leur tour et que les Ritals touchaient l’allocation, alors ça, c’était plus possible.
Les journaux des patronnes à maman expliquaient comme quoi si la France en était arrivée là, c’était rapport aux métèques, qu’ils pourrissaient tout, qu’ils envahissaient tout. Les journaux des patronnes à maman expliquaient comme quoi les Français étaient en pleine décadence, en pleine dégringolade, que d’ailleurs, la France se dépeuplait, que tout ça c’était de la faute à l’école laïque, aux juifs, aux boches, aux nègres, aux ritals… »
Est-ce dû, en cette période de campagne présidentielle, à la récurrence du thème de l’immigration sur les chaînes d’info, les spectateurs encaissent de plein fouet le texte de Cavanna et en saisissent soudain toute la modernité qui entre en résonance avec l’actualité aux relents fétides. Un silence empreint de gravité, presque un malaise, pèse sur la salle qui se libère bientôt en applaudissant chaleureusement Bruno Putzulu et Aurélien Noël.
Mario Putzulu, frère aîné du comédien, responsable de l’adaptation et de la mise en scène, a été obligé, pour des raisons de concision et de rythme, d’opérer quelques coupes dans le récit autobiographique de l’écrivain qui, quoique gosse, comprenait très bien la situation, la preuve : « Je lisais dans les journaux que maman rapportait de ses patronnes, Candide, Gringoire, L’Ami du Peuple, L’Action française … Il y avait dedans des dessins qui disaient la même chose que les articles écrits, mais en raccourci, très bien dessinés, tu comprenais tout de suite, même si t’étais trop pressé pour lire l’écrit ou que t’avais pas envie, d’un seul coup d’œil tu te faisais ta petite idée de la chose, et en plus, tu te marrais parce que c’étaient des dessins humoristiques, ça veut dire qu’ils sont faits pour faire rigoler les gens, mais pas bêtement, comme au cirque, non : en leur faisant comprendre des choses difficiles. Par exemple, tu voyais une pieuvre sur une carte de l’Europe. C’était une sale bête de pieuvre … Elle avait un gros pif qui pendait comme une banane, des grosses lèvres répugnantes et un sourire de marchand de bretelles pas honnête. Ça voulait dire que cette pieuvre-là, c’était pas une vraie pieuvre, c’était une pieuvre symbolique pour vous faire comprendre, mais en vrai, c’était un juif… »
Dans ce passage qui n’apparaît pas dans la pièce, l’écrivain démontre toute l’efficacité du dessin satirique qui constitua plus tard une large part de son travail de journaliste et fut la cause de la barbarie qui emporta ses collègues et amis de Charlie Hebdo.
Cavanna en quelques pages dans son style inégalable, Putzulu en une scène avec tout son charisme et talent de comédien, font œuvre de salubrité civique et morale en nous donnant à réfléchir devant les ignominies et abjections débitées à longueur de semaine sur certaines chaînes d’info et dans les réseaux sociaux.
Á la sortie, j’ai plaisir à échanger quelques mots avec Bruno. Il a eu aussi connaissance par Virginie du récent décès de Tita, la veuve de Cavanna, quelques jours avant d’atteindre ses cent printemps. Il avait connu la joie de jouer Les Ritals, en sa présence, dans le petit village de Seine-et-Marne où repose l’écrivain journaliste.
En préface de Crève Ducon, ouvrage posthume de Cavanna, Tita lui avait dédié quelques lignes empreintes de pudeur, d’humour et aussi d’amour : « Il y a eu des débordements de confidences -abondamment épicées par la plume- qui m’ont égratignée, chahutée au fil des ans. Mais que faire ? Comme il est dit dans une des chansons russes que tu aimais tant : « Maman, j’aime un mauvais garçon … » … La fantasmagorie des silhouettes qui t’ont fait palpiter jusque dans le grand âge, généreuse manne littéraire, n’abolit pourtant pas ce que nous avons connu. »
Je ne peux malheureusement saluer Mario Putzulu occupé à ranger matériel et accessoires. Les deux frangins mettent ensuite le cap vers la Normandie pour passer le week-end avec maman Putzulu. Il paraît que leur mère est une gentille et souhaite qu’on sache qu’elle n’a rien à voir avec celle de Cavanna qui « a pas la bouche qui se plie dans le sens de la rigolade » (impayable la mimique de Bruno pour nous dire qu’elle était originaire de la Nièvre !).
Maintenant que les salles de théâtre rouvrent, que les jauges disparaissent, que les masques tombent, précipitez-vous dans vos régions et banlieues pour accueillir les Ritals de Bruno Putzulu et François Cavanna, ces résistants aux conformismes et au prêt-à-penser.
La vie est une comédie italienne
Tu ris, tu pleures, tu pleures, tu ris
Tu vis, tu meurs, tu meurs, tu vis
Comediante
Tragediante
C’est ça, c’est ça, la VIE.
Pur hasard, je publie ce billet au lendemain de l’anniversaire de Cavanna. Il aurait eu, hier, 99 ans. Plus troublant encore, ma compagne a cuisiné ce midi, des nouilles italiennes roses à cause de la tomate, pas les tristes nouilles françaises qu’on retrouvait dans le caniveau de la rue Sainte-Anne!