Archive pour février, 2022

Les Ritals de François Cavanna et Bruno Putzulu à Maurepas

Pour la cohérence et simplement l’intérêt de ce billet, il est souhaitable de lire ou relire celui-ci :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/09/15/voyage-en-ritalie-de-paris-a-fabas-ariege-avec-cavanna-bruno-putzulu-et-la-petite-virginie/

C’est peut-être l’épilogue des aventures (et mésaventures) que j’ai connues pour finir par assister, en pleine pandémie, dans un minuscule village d’Ariège, à l’adaptation au théâtre du roman de François Cavanna Les Ritals.
Dix-huit mois plus tard, comme un remerciement à ma persévérance, Bruno Putzulu est venu interpréter, à quelques centaines de mètres de mon domicile francilien, « le récit drôle et émouvant de l’enfance pittoresque du petit italien immigré devenu écrivain célèbre ».

Affiche Ritals Maurepas

Je ne pouvais évidemment pas rater cette aubaine et ce ne sont pas quelques soucis de hanches, en voie de dissipation, qui m’en empêcheraient. D’ailleurs, l’ami Bruno m’avait mis en garde dans un mail : « Ne fais pas de conneries si tu veux être là le 12 février ! »
Dont acte, je m’empressai donc de réserver deux places, en effet, ma compagne se déclare toujours partante quand il s’agit de rencontrer des ritals, en l’occurrence le texte de Cavanna et la prestation de Bruno Putzulu, ancien pensionnaire de la Comédie Française, lui-même enfant d’un père italien et d’une mère française.
Première surprise, à quinze jours de la représentation, le rythme des réservations est poussif et décevant. Je découvre que dans la ville voisine, à trois-cents mètres à vol d’oiseau, à la même date et la même heure, c’est déjà complet pour Amis, une pièce d’Amanda Sthers et David Foenkinos, avec Kad Merad en tête d’affiche. Ce sont les mystères de la communication.
Á tout hasard, j’autorise humblement l’équipe de l’espace culturel qu’elle publie sur son espace facebook le long billet que j’avais consacré à mon « voyage en Ritalie ». Je rameute aussi par téléphone quelques connaissances.
On perçoit de plein fouet les souffrances endurées par le secteur culturel à cause de l’épidémie du coronavirus, les confinements, les fermetures de salles, les reports ou annulations des spectacles, les jauges, le public frileux, l’effondrement des souscriptions à des abonnements, les artistes réduits au chômage, eux-mêmes parfois touchés par le virus. Ainsi, par exemple, l’ami de Bruno Putzulu, Philippe Torreton, sociétaire de la Comédie Française, césarisé pour le film Capitaine Conan du regretté Bertrand Tavernier, s’inscrivit pour la première fois à Pôle emploi.
Bruno a plutôt bien résisté aux vents contraires et connu de beaux succès avec « ses » Ritals sur un certain nombre de scènes de France et même de Suisse. Début novembre, il fêtait la centième dans le beau village alsacien d’Obernai.
Communion d’esprit ? Heureuse surprise, à quelques heures du spectacle, je reçois un coup de fil de la « petite Virginie » qui ignorait que je m’apprête à revoir, le soir même, l’adaptation de Bruno. Pour une énième fois, elle y a assisté, quelques jours auparavant, à Vincennes. J’imagine la charge émotionnelle qui l’étreint à chaque fois. Elle sollicite ma présence pour une prochaine manifestation autour de Charlie-Hebdo période historique et Cavanna.
Bienveillante, la directrice de la salle, au vu de ma canne anglaise,  m’invite à rejoindre le premier rang où deux fauteuils nous ont été réservés.
Autre satisfaction, la salle se remplit peu à peu permettant d’espérer une honnête affluence.
On ne se lasse pas de la langue truculente de Cavanna pour raconter son enfance et je ne sors jamais indemne de lire, relire ou entendre les souvenirs de ce gosse « né rue Sainte-Anne, à Nogent-sur-Marne, banlieue Est, entre le bois de Vincennes et Le Perreux » : « il a entre six et seize ans, ça dépend des fois. Pas moins de six, pas plus de seize. Des fois il parle au présent, et des fois au passé. Des fois, il commence au présent et il finit au passé, des fois c’est l’inverse. »
Tandis que deux silhouettes avancent sur la scène encore dans la pénombre, première surprise, ce soir, c’est Aurélien Noël qui officie au « cordillon ». Après Grégory Daltin, j’aurai donc vu les deux accordéonistes qui se relaient dans la tournée pour accompagner Bruno Putzulu, qui lui servent aussi de témoin, de copain, de faire-valoir, de souffre-douleur.

Aurélien Noel.jpg - copie

Je connais globalement le texte sans le savoir par cœur, et plus impatient que Bruno qui marque silences et respirations, je me surprends à être son souffleur lorsque Cavanna rend hommage à ses instits de la communale et ses profs du cours complémentaire : « Vous m’avez donné la curiosité, le doute et l’insatisfaction … Vous m’avez bien fait chier avec Corneille et Racine », je chuchote, suscitant l’amusement de ma voisine : « et l’autre poseur : Chateaubriand »…

Ritals.jjpg - copie

Ayant déjà intégré la quintessence du spectacle, mon attention se porte sur des éléments de mise en scène qui avaient pu m’échapper, des subtilités dans le jeu admirablement précis du comédien, sur la réceptivité du public qui me semble moins participer que les spectateurs ariégeois. Tout cela est bien sûr affaire de subjectivité, et c’est ce qui fait aussi la fraîcheur et la sincérité du spectacle vivant, aucune représentation n’est identique. Bruno, amoureux fou de football, connaît ça, il faut vingt-deux joueurs au sommet de leur art et un public fervent pour offrir une dramaturgie. De père sarde et de mère normande, il sait qu’un match à Cagliari, au Parc des Princes ou à Robert Diochon aux grandes heures du Football Club de Rouen, jamais ne procurera les mêmes émotions.
Ce soir, à Maurepas, le public exprime son talent dans le final. Droit dans les yeux, avec gravité, le comédien l’interpelle, l’informe, l’instruit peut-être aussi : « Un jour, le gouvernement s’avisa que c’était peut-être pas très malin de garder tous ces travailleurs ritals dans un pays qui n’avait déjà pas assez de travail pour ses propres enfants. Jusque-là, le gouvernement avait supporté, parce que les chômeurs étaient tous français, mais voilà que les chantiers débauchaient à leur tour et que les Ritals touchaient l’allocation, alors ça, c’était plus possible.
Les journaux des patronnes à maman expliquaient comme quoi si la France en était arrivée là, c’était rapport aux métèques, qu’ils pourrissaient tout, qu’ils envahissaient tout. Les journaux des patronnes à maman expliquaient comme quoi les Français étaient en pleine décadence, en pleine dégringolade, que d’ailleurs, la France se dépeuplait, que tout ça c’était de la faute à l’école laïque, aux juifs, aux boches, aux nègres, aux ritals… »
Est-ce dû, en cette période de campagne présidentielle, à la récurrence du thème de l’immigration sur les chaînes d’info, les spectateurs encaissent de plein fouet le texte de Cavanna et en saisissent soudain toute la modernité qui entre en résonance avec l’actualité aux relents fétides. Un silence empreint de gravité, presque un malaise, pèse sur la salle qui se libère bientôt en applaudissant chaleureusement Bruno Putzulu et Aurélien Noël.
Mario Putzulu, frère aîné du comédien, responsable de l’adaptation et de la mise en scène, a été obligé, pour des raisons de concision et de rythme, d’opérer quelques coupes dans le récit autobiographique de l’écrivain qui, quoique gosse, comprenait très bien la situation, la preuve : « Je lisais dans les journaux que maman rapportait de ses patronnes, Candide, Gringoire, L’Ami du Peuple, L’Action française … Il y avait dedans des dessins qui disaient la même chose que les articles écrits, mais en raccourci, très bien dessinés, tu comprenais tout de suite, même si t’étais trop pressé pour lire l’écrit ou que t’avais pas envie, d’un seul coup d’œil tu te faisais ta petite idée de la chose, et en plus, tu te marrais parce que c’étaient des dessins humoristiques, ça veut dire qu’ils sont faits pour faire rigoler les gens, mais pas bêtement, comme au cirque, non : en leur faisant comprendre des choses difficiles. Par exemple, tu voyais une pieuvre sur une carte de l’Europe. C’était une sale bête de pieuvre … Elle avait un gros pif qui pendait comme une banane, des grosses lèvres répugnantes et un sourire de marchand de bretelles pas honnête. Ça voulait dire que cette pieuvre-là, c’était pas une vraie pieuvre, c’était une pieuvre symbolique pour vous faire comprendre, mais en vrai, c’était un juif… »
Dans ce passage qui n’apparaît pas dans la pièce, l’écrivain démontre toute l’efficacité du dessin satirique qui constitua plus tard une large part de son travail de journaliste et fut la cause de la barbarie qui emporta ses collègues et amis de Charlie Hebdo.
Cavanna en quelques pages dans son style inégalable, Putzulu en une scène avec tout son charisme et talent de comédien, font œuvre de salubrité civique et morale en nous donnant à réfléchir devant les ignominies et abjections débitées à longueur de semaine sur certaines chaînes d’info et dans les réseaux sociaux.
Á la sortie, j’ai plaisir à échanger quelques mots avec Bruno. Il a eu aussi connaissance par Virginie du récent décès de Tita, la veuve de Cavanna, quelques jours avant d’atteindre ses cent printemps. Il avait connu la joie de jouer Les Ritals, en sa présence, dans le petit village de Seine-et-Marne où repose l’écrivain journaliste.
En préface de Crève Ducon, ouvrage posthume de Cavanna, Tita lui avait dédié quelques lignes empreintes de pudeur, d’humour et aussi d’amour : « Il y a eu des débordements de confidences -abondamment épicées par la plume- qui m’ont égratignée, chahutée au fil des ans. Mais que faire ? Comme il est dit dans une des chansons russes que tu aimais tant : « Maman, j’aime un mauvais garçon … » … La fantasmagorie des silhouettes qui t’ont fait palpiter jusque dans le grand âge, généreuse manne littéraire, n’abolit pourtant pas ce que nous avons connu. »
Je ne peux malheureusement saluer Mario Putzulu occupé à ranger matériel et accessoires. Les deux frangins mettent ensuite le cap vers la Normandie pour passer le week-end avec maman Putzulu. Il paraît que leur mère est une gentille et souhaite qu’on sache qu’elle n’a rien à voir avec celle de Cavanna qui « a pas la bouche qui se plie dans le sens de la rigolade » (impayable la mimique de Bruno pour nous dire qu’elle était originaire de la Nièvre !).
Maintenant que les salles de théâtre rouvrent, que les jauges disparaissent, que les masques tombent, précipitez-vous dans vos régions et banlieues pour accueillir les Ritals de Bruno Putzulu et François Cavanna, ces résistants aux conformismes et au prêt-à-penser.

La vie est une comédie italienne
Tu ris, tu pleures, tu pleures, tu ris
Tu vis, tu meurs, tu meurs, tu vis
Comediante
Tragediante
C’est ça, c’est ça, la VIE.

Pur hasard, je publie ce billet au lendemain de l’anniversaire de Cavanna. Il aurait eu, hier, 99 ans. Plus troublant encore, ma compagne a cuisiné ce midi, des nouilles italiennes roses à cause de la tomate, pas les tristes nouilles françaises qu’on retrouvait dans le caniveau de la rue Sainte-Anne!

Publié dans:Coups de coeur |on 23 février, 2022 |2 Commentaires »

Georges BRASSENS aurait 100 ans

Les amis connaissant mon goût pour les livres, Noël est l’occasion de voir ma bibliothèque s’enrichir. Ainsi, cette fois, on m’a notamment offert Brassens a 100 ans, un ouvrage épatant imaginé par Sophie Delassein, journaliste au service Culture de L’Obs.

brassens a 100 ans

En couverture, Brassens nous menace de sa guitare, agacé peut-être qu’on dérangeât encore « l’éternel estivant qui fait du pédalo sur la vague en rêvant, qui passe sa mort en vacances ».
Un siècle après sa naissance le 22 octobre 1921 dans un quartier populaire du port de Cette (renommé Sète en 1928), quarante ans après sa mort, coquin de sort, il nous manque encore.
Beaucoup de livres ont été écrits sur Brassens, certains par des vrais amis du premier cercle, d’autres par des connaissances moins affirmées. On ne peut pas dire que celui-ci, Brassens a 100 ans, soit une édition de plus tant son parti pris est original.
Il est d’abord richement et subtilement illustré de photographies, quelques-unes célèbres comme celle réunissant autour d’une table ronde les trois fumeurs Brel, Ferré et Brassens, d’autres moins connues de sa jeunesse sétoise ou des coulisses de cabaret, des documents à la pelle, pochettes des premiers disques vinyle microsillon, des manuscrits telles les paroles de La mauvaise réputation au dos d’une facture de JAC vermouth apéritif au quinquina. Je soupçonne même une légère erreur dans la légende d’une photo de l’impasse Florimont : aux côtés de Jeanne, Georges et René Fallet, je pense qu’il s’agit de Roger Riffard* plutôt que le neveu de l’accueillante dame à la cane.
Il s’en dégage un délicieux parfum vintage comme on dit aujourd’hui lassé du charme suranné d’antan. Comme le fredonnait Trenet dont Brassens connaissait toutes les chansons

Que reste-t-il de nos amours
Que reste-t-il de ces beaux jours
Une photo, vieille photo
De ma jeunesse …
Un souvenir qui me poursuit
Sans cesse

Brassens100-2

Au-delà de nous faire réviser quelques étapes de l’existence et de la carrière de celui qu’elle nomme Georges B., Sophie Delassein bat le rappel d’un certain nombre d’artistes, enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants de la chanson française qui apprécient encore tonton Georges pour sa tendresse, son irrévérence, sa gaillardise, sa verve poétique, sa musique aussi. Qui sait si comme un grand cru de Bordeaux 1947, le temps qui passe ne révèle pas d’autres effluves de son immense talent.
Á ces générations d’auteurs, compositeurs et interprètes, l’autrice offre un inestimable cadeau : elles vont avoir rendez-vous individuellement dans une heure avec le centenaire Georges B. Que lui raconteront-elles ? C’est l’astucieux fil rouge de son livre.
Au hasard de dates anniversaires et de mes promenades, j’ai consacré dans ce blog quelques billets** à Brassens. En dehors de ses récitals bien sûr, j’aurais pu le rencontrer de son vivant, je l’ai aperçu au balcon de son appartement sétois qui surplombe le canal, j’ai fréquenté des lieux et même des gens qui lui étaient familiers. N’ayant aucune filiation artistique, je ne possédais aucune légitimité de lui parler dans une heure ! Par contre, c’est l’occasion d’égrener quelques souvenirs.
Je vous mentirais si je vous affirmais que j’ai connu Brassens dès son envol au firmament de la chanson française en 1953. Et pour cause, j’avais six ans. Et pourtant !
Mon regretté frère en avait quinze et allait bientôt obtenir sa première partie de baccalauréat au lycée Corneille de Rouen. En lieu et place de ce qu’évoquait pour lui l’encre violette, dans l’immédiat après-guerre, il avait déposé dans cet espace ce commentaire : « En matière de poésie, j’ai préféré les promenades sous les fourches patibulaires ou les mêlées picrocholines des amis François (Villon et Rabelais ndlr), les Paroles, Histoires et Choses et autres de Jacques (Prévert ndlr) et aussi souvent des chansons venant de l’Impasse Florimont. Tout cela vous garde le cœur vif et léger et vous parle toujours de jolies dames sans tristesse émolliente », très plausiblement celles du temps jadis de la célèbre ballade de Villon que notre professeur de père me demanderait, une décennie plus tard, de réciter en vieil langage françoys dans le texte.

Brassens pochette gorille

Un savoureux document des éditions Ray Ventura montre la première pochette : Georges Brassens (se découpant sur la silhouette d’un inquiétant gorille) chante les chansons poétiques (et souvent gaillardes) de … Georges Brassens sur disque Longue durée microsillon 33 tours un tiers Polydor… 10 chansons à écouter sur votre pick-up, à jouer au piano et à chanter.
Dans le logement de fonction du collège que dirigeait ma maman, ma piaule mansardée était coincée entre un vaste grenier et les chambres de mes parents et de mon frère, sans autre issue que les traverser. C’est dire que tout en respectant son intimité, j’étais aux premières loges pour entendre « à l’insu de mon plein gré », durant les week-ends et les vacances, l’électrophone Teppaz de mon frère tourner en boucle. Le gamin, haut comme trois pommes de Normandie, que j’étais, devait être circonspect, peut-être effrayé, devant les alertes à répétition : Gare au go-ri-illeux !
Car le déroulé de l’après-midi était immuable. Avec son grand copain Michel, mon frère écoutait une chanson, s’en suivaient de longues discussions entre eux, probablement à propos des paroles qui n’accompagnaient pas le disque à l’époque, puis à nouveau se succédaient plusieurs réécoutes.
« Un p’tit coin d’parapluie contre un coin d’paradis », à force, mon esprit parvenait à imprimer quelques bribes de phrases, pas toujours les plus recommandables d’ailleurs, vous connaissez la vive curiosité des gamins : « Ces furies leur auraient même coupé les choses/Par bonheur, ils n’en avaient pas ». Ou encore, cette véritable punchline comme on dit aujourd’hui : « Les braves gens n’aiment pas que/L’on suive une autre route qu’eux ».
Ces deux derniers vers résumaient peut-être le conflit des générations. Á table, j’étais témoin avec ma maman de débats assez vifs entre mon frère et notre père autour du « polisson de la chanson ». Tous les poncifs y passaient : gros, mal fringué, diseur de « gros mots », toujours le même air, je ne vous parle même pas du caractère irrévérencieux de certains couplets :

« Mais, mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit!
Bien sûr, celle de l’an quarante
Ne m’a pas tout à fait déçu,
Elle fut longue et massacrante
Et je ne crache pas dessus,
Mais à mon sens, ell’ ne vaut guère,
Guèr’ plus qu’un premier accessit,
Moi, mon colon, cell’ que j’préfère,
C’est la guerr’ de quatorz’-dix-huit !... »

Ça restait en travers de la gorge du paternel qui avait vécu des heures dramatiques en mai 1940 dans la poche de Dunkerque. D’ailleurs, un nombre non négligeable de chansons de Georges jugées sulfureuses étaient interdites sur les ondes.
Je relève dans le livre une colère froide de Jean-Jacques Goldman au sujet de la chanson Mourir pour des idées (d’accord mais de mort lente) : « Personne n’est tenu d’être un héros. Mais quand, après la guerre, alors que des résistants se sont battus, se sont fait torturer ou fusiller, pour que M. Brassens puisse reprendre sa guitare, chanter que toutes les idées se valent, alors oui, je trouve ça obscène. »
Dans son exercice de style sur son proche rendez-vous avec Georges B., la jeune compositrice interprète, Clou, nous narre une fâcherie familiale à peine plus excessive :
« Á l’époque, je n’avais pas saisi comment la conversation du réveillon avait pu dégénérer en dispute. Je me souviens de ma tante, qui pleurait à moitié, en criant avec des accents dignes de Finkielkraut : « MAIS, CALMEZ-VOUS ! », je me souviens du chien qui aboyait dans le couloir, je me souviens de mon grand-père brandissant un vinyle de Georges Brassens, comme Marianne notre drapeau tricolore.
La querelle avait démarré au sujet d’Alain Souchon. Une de mes tantes avait osé offrir à mon grand-père l’intégrale de ses chansons pour Noël. Mon aïeul avait eu l’air vexé, il n’avait même pas dit merci. Entre les acras et les huîtres, il y avait eu un silence de mort…
Ils s’étaient tous visiblement jetés à corps perdu dans un débat comparant les styles de musique et les chanteurs. Ils s’étaient tous visiblement jetés à corps perdu sur le rhum arrangé. Bach ou Vivaldi ? Brassens ou Souchon ? Un cadeau peut-il être le symbole d’une profonde fracture familiale ? Qui reprendra du fromage ?
Mon père avait glissé sa tête par la porte et hurlé : « ON S’EN VA ! »… Sur le chemin du retour, mon père refaisait le film du Noël raté : « Tu te rends compte ? Il a dit : « Rien n’est au niveau de Brassens, sauf peut-être Bach ! Non, mais faut sortir le dimanche ! C’est du fascisme musical ! »
Derrière sa fumée de cigarette ma mère avait répondu : « C’est vrai que Brassens en chanson, c’est ce qu’il y a de mieux » … »
Aussi vrai que du vécu !
Mon frère pouvait peut-être s’appuyer dans son argumentation sur le texte au dos de la pochette rédigé par un critique artistique renommé à l’époque.

Brassens verso pochette

Je crève l’abcès de suite, Brassens l’emporta à l’usure sur mon père qui finit par convenir du talent de poète et de l’humour de l’artiste. Ses belles tempes et moustaches argentées, ses mises en musique d’œuvres des plus grands poètes français, ainsi que ses prestations dans des émissions de télévision comme Le Grand Échiquier n’étaient peut-être pas étrangères à ce revirement.
Ma mère, plus perspicace et bienveillante, avait perçu très tôt l’attrait des nouvelles générations d’après-guerre pour le locataire de l’impasse Florimont. Une anecdote, ce devait être dans les années 1955 : mon frère, désormais étudiant à Caen, rentrait le samedi après-midi pour participer aux répétitions d’une pièce de théâtre qu’il devait jouer avec des professeurs et élèves du Cours Complémentaire dans le cadre de la fête scolaire annuelle. Ma mère s’en réjouissait, immanquablement, les comédiens en herbe prolongeaient la séance de travail dans la salle de classe en fredonnant les chansons de Brassens.
Je le taquine, mon cher père n’avait eu envie de retenir que les deux premières lignes de cet extrait de l’article écrit par René Fallet dans le Canard enchaîné du 29avril 1953 intitulé Allez Georges Brassens ! :
« Il ressemble tout à la fois à défunt Staline, à Orson Welles, à un bûcheron calabrais, à un Wisigoth et à une paire de moustaches.
La voix de ce gars est une chose rare et qui perce les coassements de toutes ces grenouilles du disque et d’ailleurs. Une voix en forme de drapeau noir, de robe qui sèche au soleil, de coup de poing sur le képi, une voix qui va aux fraises, à la bagarre et … à la chasse aux papillons. »
Et puis l’information ne circulait pas comme maintenant, les chansons de l’artiste étaient souvent interdites sur la TSF grésillante, la télévision n’était pas encore entrée au foyer familial.

Brassens100-3

Quant au môme qui laissait souvent traîner indûment (?) ses oreilles, sans saisir la profondeur des paroles, il était intrigué par les tournures argotiques de la Complainte des filles de joie :
« Bien que ces vaches de bourgeois/Les appellent des filles de joie/C’est pas tous les jours qu’elles rigolent …
… Car même avec des pieds de grue, car même avec des pieds de grue
Faire les cent pas le long des rues, faire les cent pas le long des rues
C’est fatigant pour les guibolles, parole, parole
C’est fatigant pour les guibolles
Non seulement elles ont des cors, non seulement elles ont des cors
Des yeux de perdrix mais encore, des yeux de perdrix mais encore
C’est fou ce qu’elles usent de grolles, parole, parole
C’est fou ce qu’elles usent de grolles … »
Pour être honnête, je me passionnais plus pour les exploits de mon compatriote normand, le déjà champion cycliste Jacques Anquetil. Et pour inaugurer ma discothèque, mes parents m’offrirent Marcel Amont, Les Frères Jacques, Guy Béart, bientôt Ferrat. Je tins grief à mon grand frère, pour son dépassement de fonction, en déconseillant à mes parents de m’acheter un autre disque de Béart en raison de couplets licencieux :

« Elle avait, elle avait deux Yanaon de cocagne
Elle avait, elle avait deux Yanaon ronds et frais
Et moi seul, et moi seul m’aventurais dans sa brousse
Ses vallées, ses vallons, ses collines de Yanaon
Pas question, dans ces conditions
D’abandonner les Comptoirs de l’Inde »

Après on dira que les écoliers français sont nuls en histoire et géographie ! … et qu’ils iront se renseigner un jour auprès des filles de joie !
J’allais me plonger véritablement dans l’univers de Brassens à l’adolescence en constituant ma propre discothèque avec la nouvelle série des albums vinyle 30 cm et leurs belles pochettes de « la fabrication d’une guitare ». Un riche livret d’accompagnement comprenait les paroles et des commentaires des textes par René Fallet, romancier et meilleur copain de Brassens.

Brassens pochette guitare

Je n’avais guère de mérite d’aimer Brassens, en tout cas moins que la génération du frangin qui dut défendre bec et ongles, en son temps, le « pornographe du phonographe » face aux « bien-pensants ».
1964, j’ai 17 ans mon vieux Corneille et je m’emmerde en attendant, à passer le bac dans le même lycée portant ton nom qu’avait fréquenté mon frère. Sort le huitième opus de Brassens, son premier vinyle 30 cm avec un véritable tube :

« Non, ce n’était pas le radeau
De la Méduse, ce bateau
Qu’on se le dise au fond des ports
Dise au fond des ports
Il naviguait en père peinard
Sur la grand-mare des canards
Et s’appelait les Copains d’abord
Les Copains d’abord… »

Au départ, la chanson avait été écrite pour le film Les Copains de Yves Robert adaptation du roman éponyme de Jules Romains. Elle devient un véritable hymne à l’amitié repris, depuis bientôt soixante ans, dans beaucoup d’écoles de France, dans la lignée de la Chanson pour l’Auvergnat.
Comme Brel avec Le plat pays et Bruxelles, comme les Beatles, Brassens tient bientôt son album blanc ou presque : sur la pochette immaculée, une modeste effigie de l’artiste avec sa pipe et en majuscules les onze titres de chansons de son neuvième album.

Brassens blanc

Il nous y livre avec humour son dernier bulletin de santé apparemment rassurant quoique…

« La Camarde qui ne m’a jamais pardonné
D’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez
Me poursuit d’un zèle imbécile
Alors cerné de près par les enterrements
J’ai cru bon de remettre à jour mon testament
De me payer un codicille … »

C’est la sublime Supplique pour être enterré à la plage de Sète.

« Cette tombe en sandwich entre le ciel et l’eau
Ne donnera pas une ombre triste au tableau
Mais un charme indéfinissable
Les baigneuses s’en serviront de paravent
Pour changer de tenue et les petits enfants
Diront « chouette, un château de sable »
Est-ce trop demander sur mon petit lopin
Plantez, je vous en prie une espèce de pin
Pin parasol de préférence
Qui saura prémunir contre l’insolation
Les bons amis venus faire sur ma concession
D’affectueuses révérence »

En fait, Georges n’en avait réellement rien à faire et sera inhumé, au petit matin du 31 octobre 1981, non loin de là au cimetière du Py dit cimetière des Pauvres.
Je ne peux pas écouter cette magnifique supplique sans que je sois envahi par l’émotion. C’est, en effet, au pied du monument dédié à l’artiste sur la plage de la Corniche que furent dispersées les cendres de ma chère tante sétoise, une belle « passante » de 104 ans, une de ces possibles passantes du poème d’Antoine Pol que Brassens mit en musique.

Brassens100-4

Á propos, comment l’artiste serait-il accueilli aujourd’hui par le mouvement MeToo ? Car contrairement aux apparences, il aimait et respectait les femmes, savait en et leur parler, même si, incorrigible, ça le démangeait de décocher quelques coups de patte à leur égard. Scrutez ses sourires, écoutez ses rires et fous rires, y compris ceux du public largement féminin dans son interprétation de Mysoginie à part lors d’un récital à Bobino.

Image de prévisualisation YouTube

16 septembre-22 octobre 1966, Brassens chante durant cinq semaines au TNP palais de Chaillot. Sur l’affiche, en lettrage équivalent, Juliette Greco assure la première partie. Les places sont à 6, 8, 10 et 12 francs, les baignoires à 15. Quel regret, je ne débarquerai en région parisienne qu’un an plus tard.
Je m’égare … et ces rendez-vous des jeunes pousses de la chanson française avec l’artiste centenaire ?
Benoît Doremus : « Hé, il n’a quand même pas intérêt à vomir d’emblée notre époque d’aliénés -ce serait un peu facile, et j’en serais déçu. Je peux toutefois y aller mollo et commencer par ce qu’il connaît déjà. La religion ? Toujours là, Georges, en pleine forme. La bourgeoisie ? Fidèle au poste. Les flics ? Toujours bien rangés, très efficaces. Les copains ? T’inquiète ! Oui, il faut qu’il sache à quel point ses chansons nous parlent encore. Ensuite seulement, il devinera tous les nouveaux sujets à dézinguer à la rime riche. Bien amenés : le tout sécuritaire, les chaînes info, la reconnaissance faciale, le populisme, le réchauffement climatique … Il va adorer. »
Et Ours, un fils d’Alain Souchon :
« Je vais lui dire que ça fait plus d’un an que l’on est tous enfermés dans nos impasses Florimont, que le samedi soir à la télé il y a des batailles de chanteurs qu’on appelle battles, que maintenant on dit prime time aussi … et qu’il y a même des émissions de télé qui parlent de la télé ! Que depuis 1981, l’année de sa mort, il y a de très grandes salles de concert que l’on appelle des « zéniths » et que son producteur de spectacle lui aurait demandé de jouer dans ces zéniths et qu’il n’aurait pas voulu, mais qu’il aurait peut-être fini par céder.
Je vais devoir lui raconter le 11 Septembre, Charlie-Hebdo et l’attentat du Bataclan. Lui annoncer que Charles Trenet, Philippe Chatel et Johnny Hallyday sont partis… »
Je relève encore la remarque de Brel lors de la mémorable rencontre : « Si Sidney Bechet joue certaines chansons de Brassens, ce n’est pas pour les textes ». Remarque implacable qui fera taire ceux qui reprochaient à Georges la faiblesse et le manque d’originalité de ses musiques. Il les fustigea lui-même dans sa chanson Le Pluriel : « Je dis, à ces messieurs que mes notes effarent/ « Tout autant musicien que vous, tas de bruiteurs ! » » Il est reconnu par ses pairs comme un excellent mélodiste. Me revient en mémoire que mon frère sifflait Brave Margot, Une jolie fleur ou Les amoureux sur les bancs publics, on ne siffle plus de nos jours.
Je ne chante pas, sinon dans ma salle de bains, aucune raison donc qu’on m’organise un rendez-vous avec Georges B. Ceci dit, cela faillit se produire à l’occasion d’un de mes nombreux séjours auprès de mes aïeux de Sète. Ils avaient rencontré Brassens plusieurs fois à la « baraquette » d’un ami commun sur le Mont Saint-Clair. Cette fois-là, je devais être fébrile, IL devait passer… Je me demande encore parfois sur quoi nous aurions pu nous entretenir sans que je l’ennuie.

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Je me suis contenté de déambuler au milieu des cabanons de la Pointe Courte sur le bord de l’étang de Thau. Je me suis glissé parfois au fond de l’impasse Florimont, aujourd’hui pimpante, de son temps à la limite de l’insalubrité. Comment put-il y passer un tiers de son existence, alors même que se pointait la notoriété ?
« Les textes de Brassens sont (encore) une formidable boîte à outils pour décoder l’époque, la critiquer et en rire, si possible ». Écoutez L’Auvergnat plutôt que les horreurs proférées à longueur de journée par certains de nos politiques et journalistes.
Non, Brassens n’est pas mort, il b… encore avec François Morel pour Fernande et Yolande !

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*http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/01/l-riffard-ca-devrait-etre-obligatoire/
**Quelques billets anciens :
http://encreviolette.unblog.fr/2007/12/26/impasse-florimond-paris-xiveme-a-la-rencontre-de-georges-brassens/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/29/georges-brassens-a-crespieres/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/22/le-22-septembre-aujourdhui-je-ne-men-fous-pas/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/04/29/supplique-pour-etre-enterre-sur-une-plage-de-sete/

Mes Contes de Perreau (3)

Pour lire les deux premiers contes :
http://encreviolette.unblog.fr/2021/04/24/mes-contes-de-perreau-recit-de-quelques-semaines-hospitalieres-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2021/05/09/mes-contes-de-perreau-recit-de-quelques-semaines-hospitalieres-2/

Mes « contes de Perreau » (du nom du créateur du premier service d’orthopédie du Centre Hospitalier de Versailles) avaient occupé de manière réaliste les six premiers mois de l’année qui vient de s’achever. Je ne vous promettais pas de suite, signe alors que mes ennuis de santé ne seraient plus qu’un mauvais souvenir. Mais … ! Je préserve le suspense.
Tout au long du mois d’août, je peaufinais, au soleil d’Ariège, ma rééducation dans le cabinet de Maxime et Quentin, deux frères spécialistes de kinésithérapie sportive. J’éveillai leur curiosité et gagnai rapidement leur sympathie en commentant les belles photographies de cyclisme accrochées aux murs.

Tour de France 1927 (2)

Tandis que les forçats de la route roulent en « fumant la pipe » lors de la dernière étape Dunkerque-Paris du Tour de France 1927, j’achève mes séances, avec moins de facilité, par une étape de vélo fitness avec vue sur la chaîne des Pyrénées ariégeoises. La route pour regrimper les cols locaux du Portet d’Aspet et de la Core est encore longue.
Auparavant, outre quelques exercices classiques de musculation, Quentin, pour tester et travailler la vivacité de mes hanches, en particulier celle percluse d’arthrose qui n’a pas été opérée, échange quelques passes avec des ballons de poids variés ou programme sur une tablette un « serious game » destiné à mettre à l’épreuve et mesurer réflexe, équilibre, précision du mouvement et anticipation du danger. Ainsi, par de simples tensions et mini déplacements de vos chevilles sur des semelles reliées à des électrodes, vous devez circuler au milieu d’un banc de poissons en évitant de vous faire happer par un prédateur à la dégaine omicronienne. C’est ludique. Algorithme et biomécanique à la rescousse, la kinésithérapie entre dans une nouvelle ère 2.0.
Au cours de l’été, j’ai repris le volant et pour me faciliter la conduite, la nouvelle voiture que j’ai commandée est automatique.
Motivé par mes progrès, je repris contact à la rentrée de septembre avec le service d’orthopédie de l’hôpital de Versailles afin d’envisager la pose d’une prothèse totale de la hanche droite pour retrouver enfin une autonomie de mobilité. J’étais d’autant plus confiant que le docteur PEP, succédant au docteur DJ mon ancien chirurgien parti s’occuper de hanches et genoux helvètes, parlait d’une opération, sinon banale, du moins de caractère plus classique. Rendez-vous fut pris pour le 10 janvier 2022, le temps de digérer des agapes des fêtes. Auparavant, comme il est d’usage, je procédais en décembre à la radiographie de la hanche détériorée, à un électrocardiogramme et à la consultation avec l’anesthésiste.
Il n’y avait plus qu’à attendre et savourer foie gras de canard mi cuit, confit et dinde, en croisant les doigts pour qu’une nouvelle vague de variant omicron n’entraîne pas de déprogrammation intempestive à l’hôpital ou ne déclenche ma propre contamination. Car, macarel, la population ariégeoise, aussi sympathique qu’elle soit, possède la fâcheuse réputation de grossir les rangs des « antivax ».
Même si une sale toux et un rhume tenace me taquinèrent jusqu’à l’avant-veille de l’opération, j’étais exact au rendez-vous du 10 janvier, un an presque jour pour jour après le début de mes soucis de santé.
Après les chambres 28, 32 et 24 auxquelles j’avais été affecté lors de mes précédents séjours, je prends possession de la chambre 41. Je vous signale d’emblée que je n’imagine en aucune façon l’occupation dans le futur d’une autre chambre afin d’obtenir le numéro complémentaire et la combinaison pour quelque gain aléatoire au loto ! Il ne manquerait plus qu’elle soit gagnante, moi qui ne joue jamais.
Même si la tension est un peu plus élevée qu’à l’habitude, je ne stresse pas tant je commence à être familier avec le protocole précédant l’opération. Confidence (private joke plutôt) que je réserve à ma kiné préférée, je suis peut-être simplement ulcéré par la prestation, la veille, de Colin Dagba arrière droit du Paris-Saint-Germain ! Car à l’unité Perreau, « Ici, c’est (aussi) Paris » !

Unité Perreau 1

7 heures, Perreau s’éveille ! C’est indéfinissable, mais je sens moins d’effervescence régner dans les couloirs qu’il y a un an. Il est vrai que c’est lundi, la plupart des entrées ne sont sans doute pas encore enregistrées.
Malgré leurs masques, je reconnais quelques regards parmi le personnel soignant. Diolaine, Véronique, quelques prénoms me reviennent en mémoire, elles procèdent aux premiers soins avec toujours autant de gentillesse. Opération prévue vers 10 heures 30, c’est le moment de la douche qui se trouve juste en face de ma chambre. J’en reviens revêtu de la si peu seyante chemise de patient avec les boutons pression dans le dos, une chance elle est d’une taille suffisante pour dissimuler quelques parties charnues du corps. Charlotte sur le crâne et surchaussons complètent la tenue.
10 heures, branle-bas de combat, le brancardier arrive dans la chambre. Isabelle la kiné se précipite pour me souhaiter quelques beaux rêves, en rouge et bleu il va de soi. Je pars sans appréhension d’autant plus que les murs et plafonds des longs couloirs qui mènent au bloc opératoire, ripolinés de neuf, ne dégagent plus cette sensation de plongée dans des bas-fonds sordides.
Je suis le premier patient en salle de préparation. Souvenirs des récentes fêtes, guirlandes et boules apportent une touche de gaieté.
On me prépare pour l’opération : perfusion, piqûre dans le bloc crural et paroles apaisantes presque inutiles, je connais la chanson. De temps en temps, on me fait décliner mon identité, j’ai encore bon pied (certes arthrosé) bon œil. On s’inquiète que j’aie mis un sucre dans mon café, ça fait cinq heures de cela, on ne va tout de même pas me sucrer l’opération pour un petit parallélépipède de glucose !
Midi, c’est le départ vers le bloc opératoire accompagné par un escadron d’infirmier(e)s et d’assistant(e)s anesthésistes. La suite…je ne la découvrirai que plus tard de la bouche du chirurgien … quant aux rêves en rouge et bleu, je repasserai !
Le compte-rendu post opératoire, livré à la sortie de l’hôpital, décrit une prothèse totale de la hanche droite par « voie mini-invasive de Röttinger ». Il est d’autres voies, je joue le savant, dites de Moore, Hardinge ou Hueter, finalement j’aime bien celle choisie, ça pétille comme du champagne ou un vin blanc du Rhin !
J’ai été installé en position « décubitus latéral », à savoir tourné sur le côté.
La tige fémorale (pour la vieille tige que je suis) est de type Avenir fabriquée par Zimmer Biomet, la tête fémorale est un col moyen en chrome cobalt. Á ce propos, je vous déconseille de lire sur internet les rapports de spécialistes sur les différents matériaux utilisés qui vous plongeront éventuellement dans des crises de doute. C’est aussi flippant qu’une émission d’information sur CNews ! Sinon, j’écoutais hier Thomas Pesquet de retour de son voyage interplanétaire qui est aussi un fascinant laboratoire pour notamment de futures applications dans le domaine médical.
J’ai dû revenir vers 15 heures en salle de réveil toujours aussi peu animée. Je remonterai dans ma chambre à 17 heures, je réserve mes premiers mots pour ma compagne au téléphone.
Une aide-soignante me propose une crème dessert Force+ riche en protéines, il est vrai que je n’ai rien avalé depuis bientôt vingt-quatre heures. Les repas sont servis tôt à l’hôpital, je mange sans déplaisir l’omelette forestière prévue au menu.
On m’installe un fil à la patte pour une perfusion, ce qui complique quelque peu mes mouvements. L’infirmière me concocte un petit cocktail d’antalgiques pour prévenir d’éventuelles douleurs. Va pour le Doliprane, par contre, je renonce à la morphine qui m’avait laissé quelque désagréable souvenir hallucinatoire après la première intervention.
De toute façon, je suis sous surveillance rapprochée et il est prévu des contrôles à fréquence répétée de tension artérielle et température tout au long de la nuit. Autant dire que mon sommeil sera léger. J’ai tout le temps de numéroter mes abatis.
Mardi 11 janvier, J+1. J’ai la visite, après la toilette, du chirurgien le docteur PEP. Il apparaît très satisfait de l’opération. Cependant, il me confie que je lui ai donné sinon du fil à retordre du moins de l’os à ronger ou rogner. Devrais-je lui dire en guise de boutade que je suis né dans une ancienne station thermale qui avait pour devise : « Les eaux de Forges forgent les os » ? Il m’avoue avoir dû taper comme un sourd. Un tube de mon adolescence nous alertait : « Si j’avais un marteau je cognerais le jour je cognerais la nuit j’y mettrais tout mon cœur ». Tout de même pas ? Il me signale aussi m’avoir allongé la jambe de quelques millimètres. Il y avait une pub sur un biscuit au chocolat (finger) dans laquelle un gamin suppliait Mr Cadbury : « Vous ne pouvez pas le faire un p’tit peu plus long ? » !
Je relèverai dans le compte-rendu post-opératoire que « la préparation du cotyle s’est effectuée aux ciseaux et à la fraise motorisée jusqu’à la taille 62 et que le fémur a été préparé à l’aide de râpes jusqu’à la taille 5 ». Il y a chez le chirurgien orthopédiste un côté artisan charpentier sans qu’il y ait une connotation péjorative, c’est également un artiste dans son domaine, je suis toujours admiratif qu’on puisse trifouiller comme cela dans le corps humain.
Le docteur PEP m’informe qu’on peut envisager ma sortie de l’hôpital dès le lendemain. Cela donne le moral pour prendre le taurus par les cornes afin de commencer le protocole dit de « réhabilitation améliorée après chirurgie » (RAAC).

Thaurus 1

Cette fois, il ne s’agit pas de décevoir Isabelle la kiné qui garde des souvenirs peu glorieux de la pose de ma première jambe au sol, il y a tout juste un an. Cette fois, oui je marche, assez bien même me dit-elle, c’est une sensation jubilatoire, une résurrection bientôt peut-être ? Dans le fameux épisode biblique, Jésus aurait intimé l’ordre à Lazare : « Lève-toi, prends ton brancard, et marche ! ». Isabelle, plus amène, se contente de demander à la stagiaire qui l’accompagne d’aller récupérer mes cannes anglaises dans ma chambre. La séance se poursuit avec la montée d’un escalier, sa descente un peu moins aisée puis le retour jusqu’au fauteuil de la chambre.

Perreau escalier 1

En début d’après-midi, je descends pour une radiographie de contrôle de la hanche opérée. Pour pasticher Magritte, ceci n’est pas une hanche mais le cliché d’une hanche, des deux même. Tout va bien !

dav

En visite, ma compagne assiste à ma seconde séance de rééducation. Elle est étonnée, et intérieurement heureuse, de me voir déjà aussi entreprenant, le bout du tunnel se profile. En l’absence de juge roumaine, les notes technique et artistique devraient être encourageantes ! Tout n’est pas parfait. Isabelle constate une forme de paresse dans ma posture. Le poids des ans ? Je dois être fier de moi et me redresser. Elle allonge légèrement la hauteur de mes cannes.
J+2 : prise de sang pour contrôler les plaquettes puis douche puis abandon du pyjama pour une tenue plus civile. Le docteur PEP me rend à nouveau visite et donne son feu vert, cet après-midi, c’est la quille ! Isabelle m’emmène pour une ultime séance de rééducation. Au cours de notre déambulation dans le couloir, au grand étonnement des soignants et patients que l’on croise (ainsi que la kiné stagiaire qui comprendrait mieux qu’on parle de muscles quadriceps et ischio-jambier), on s’échange les dernières nouvelles footballistiques. Il faut dire que celle-ci est cocasse. Le club de Versailles, petit Poucet de la Coupe de France, qualifié en huitièmes de finale pour la première fois de son histoire, devrait accueillir le club professionnel de Toulouse dans son stade Montbauron. Programmé à 16 heures trente, la rencontre ne peut pas se dérouler dans des conditions satisfaisantes de visibilité en cette période hivernale car, ô surprise, l’enceinte versaillaise ne dispose pas d’éclairage au nom d’un privilège du Roi Soleil : la Chambre du Roi ne doit pas être éclairée par une source lumineuse extérieure dans un rayon de 5 kilomètres. Á cause de Louis XIV donc, le lieu de la rencontre est inversé et les valeureux footballeurs versaillais devront se rendre fin janvier dans la cité des Violettes !
Les cannes ne m’en tombent pas mais presque. J’ai une rampe pour me rattraper car, ce matin, exercice supplémentaire, je descends et remonte un demi étage de vrai escalier.
De retour dans ma chambre, je constate qu’une aide-soignante a vidé les placards et préparé ma valise. Une infirmière me confie, avec moult explications, le dossier avec toutes les préconisations pour les soins et ma rééducation à domicile.
En début d’après-midi, une ambulance assure mon retour à la maison. Elle porte le joli nom d’Embruns, un petit air iodé de vacances.
Isabelle me souhaite le meilleur rétablissement possible … et beaucoup de succès pour le Paris-Saint-Germain. Il y a une pointe d’émotion de quitter l’hôpital et son personnel soignant plein d’attention, de prévenance, d’humanité, ce sont des valeurs que l’on partage tellement de moins en moins dans notre société.
Je retrouve mon environnement familial et croise quelques voisins surpris de me voir déjà de retour.
Dès le lendemain, tout un protocole de soins à domicile a été mis en place : piqûre pour anticoagulant, prise de sang plaquettaire, surveillance de la cicatrice et changement du pansement. Ma compagne me soigne à sa façon : ce midi, elle sort du four une succulente tarte tatin.

tarte Tatin

 

La légende colporte que la recette de ce populaire dessert naquit de la maladresse de deux sœurs Caroline et Stéphanie Tatin, hôtelières à Lamotte-Beuvron, qui auraient renversé les pommes. Explication souvent contestée mais j’aime bien l’idée de concocter une tarte renversée pour quelqu’un qui aspire à tenir debout.
Trois fois par semaine, le kiné vient à domicile à 7 heures 30. L’avenir, comme le modèle de ma tige fémorale, appartient à ceux qui se lèvent tôt. L’essentiel des exercices s’effectue sur le lit. D’une séance à l’autre, il y a comme une sorte de jouissance de sentir un progrès même minime dans l’usage de la jambe opérée. Travaux pratiques, à l’extérieur, je reprends mes promenades quotidiennes dans les allées de ma copropriété, chaque fois un peu plus longues, j’abandonne vite une de mes deux cannes anglaises.
Lundi 24 janvier, il y a quinze jours de cela, j’allais passer sur le billard. Comme un jeu ou un défi, je ferais presque tournoyer, telle une majorette, ma canne, ma marche tient de la danse des canards, la voix de la sagesse, du côté de l’hôpital, me conseille une certaine prudence.
Est-ce un vent d’optimisme qui me booste, je me suis attelé depuis quelques jours enfin à la lecture d’un gros pavé de 800 pages : L’or du temps de François Sureau. Quel beau titre tiré de l’épitaphe sur la tombe du surréaliste André Breton au cimetière des Batignolles !
L’écrivain descend la Seine depuis sa source sur le plateau de Langres jusqu’à Paris et les lieux qu’il rencontre évoquent des personnages du passé que nous suivons au fil des innombrables digressions par lesquelles il se laisse entrainer. C’est dense, érudit, passionnant souvent, ça foisonne, comment accumuler tant de savoir pour relater les faits marquants des vies de parfaits inconnus pour moi ? C’est un peu ennuyeux aussi parfois mais comme au bout d’un exercice physique fastidieux dont on sort plus fort, on se sent plus riche quand on referme le livre.
Ainsi le clochard de Troyes, un avocat de la capitale de l’Aube au comportement singulier : il s’était mis peu à peu à dire la vérité à ses clients « Que croyez-vous ? Votre affaire est mauvaise et c’est la vôtre. Tout de même, frauder ainsi, c’est aussi bête qu’immoral. », « Je ferai de mon mieux, mais vous allez morfler, mon bonhomme. » Il appelait ainsi aussi bien les dignitaires de l’industrie locale que les malfrats de rencontre. Á ce jeu, il perdit évidemment sa clientèle en moins de deux ans. Tout jeune encore, il quitta le barreau, sa famille et son métier, épinglant sur la porte de son cabinet : « Tu l’as voulu. Tu l’as eu. DÉMERDEZ-VOUS ! » Il s’installa à la fin des années 1950, à Paris, sur les berges de la Seine, entre le Pont-Neuf et le pont Alexandre III, le plus souvent dans une alvéole aménagée sous une pile du pont du Carrousel. On l’appelait Pierre l’ermite et jusque dans les années 1960, des avocats de Paris, stagiaires ou ténors du barreau, venaient consulter son génie juridique sur des questions délicates.
Pour vivre, il déchargeait des légumes aux Halles, arrangeait la crèche à Saint-Eustache. Sa trace s’est perdue en 1968, fut-il victime des événements de mai ?
Mon « or du temps » qui passe inexorablement, à moi, c’est mon cotyle Quattro et insert double mobilité !
Le comédien (et ami) Bruno Putzulu m’a envoyé un mail : « Fais pas de conneries si tu veux être là le 12 février ! » En effet, il vient à cette date jouer son spectacle Les Ritals à quelques centaines de mètres de chez moi. J’avais partagé avec vous mon enchantement lorsqu’il l’avait présenté dans un modeste village d’Ariège. J’y serai. N’en déplaise à certain(e)s candidat(e)s à la présidence de la République, j’aime ces souvenirs d’immigrés italiens qui venaient manger le pain des Français. Avec Bruno, je parlerai de Cavanna, de foot aussi dont il est un amoureux, de Molière peut-être dont on célèbre actuellement le 400ème anniversaire de son baptême et qui se gaussa dans son théâtre des médecins, de la médecine et de la maladie : Le Médecin volant, L’Amour médecin, Le médecin malgré lui, Monsieur de Pourceaugnac. Á travers mes « Contes de Perreau », vous aurez constaté par contre que je ne suis pas un malade imaginaire !
Mardi 25 janvier : ma marraine, non pas de Lorraine comme le chantait Jean Ferrat, mais de Normandie, célèbre ses cent ans. Je dois avouer que quelques aïeules m’ont gâté : après ma grand-mère paternelle et la sœur de ma maman, c’est la troisième qui atteint le siècle d’existence. Surréaliste, on leur refusait leur rôle de citoyenne dans la société. Ce n’est que le 21 avril 1944 que le général de Gaulle octroya par ordonnance dans le cadre du gouvernement provisoire d’Alger le droit de vote aux femmes françaises. Elles deviennent « électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes ». Elles se rendront aux urnes pour la première fois lors des élections municipales d’avril 1945.
Ne me demandez pas si je voudrais égaler la longévité de mes aïeules, dans un mois j’aurai effectué les trois-quarts du chemin. C’est beau la vie, non ? malgré Omicron et Zemmour !
Passent les jours et passent les semaines (c’est beau comme du Guillaume Apollinaire !) selon le même rite : en matinée, visite quotidienne de l’infirmière et séances de kiné trois fois par semaine, l’après-midi, une vingtaine de minutes de marche dans le parc.
Á l’intérieur, j’effectue quelques allers et retours sans canne. Ce sont quelques pas vers l’autonomie. Il y a plus de deux décennies, une petite fille rampait à quatre pattes dans le même couloir. Me revient en mémoire ce jour merveilleux où elle se dressa soudain et, ivre de liberté, partit dans une course joyeuse à travers l’appartement. Elle venait de découvrir la marche. J’espère connaître comparable embellie prochainement.
Dernier dimanche de janvier, plaisir simple mais intense, ma compagne a préparé un pot au feu à l’ancienne, comme je mangeais chez ma mémé de Picardie. Pour l’accompagner, il y a le gros sel, le pot de moutarde en grains et … le bocal de cornichons maison, cultivés dans la famille et nettoyés par ses soins. Ce soir, ce sera bouillon vermicelle, des souvenirs d’enfance qui perdurent.
L’actualité fournit à mon conte un happy end, une conclusion royale : malgré l’ubuesque édit du Roi Soleil, les footballeurs de Versailles ont réussi l’exploit en Occitanie d’éliminer les professionnels de Toulouse et se qualifier pour les quarts de finale de la Coupe de France.

Une L'Equipe

Je me faisais opérer il y a trois semaines. Je reverrai le chirurgien en mars. Je ne résiste pas à vous faire partager d’ores et déjà ce bulletin de santé dans lequel transpire une profonde reconnaissance envers toute la chaîne du personnel soignant.

Mes remerciements à Isabelle qui a réalisé les photographies à l’Unité Perreau.

Publié dans:Ma Douce France |on 1 février, 2022 |2 Commentaires »

valentin10 |
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