Petit matin en Ariège, 1er janvier 2022
Il est d’usage qu’à l’occasion du passage à l’an neuf, je décline dans cet espace quelques ressentis concernant l’année achevée.
Á relire des billets du passé, j’ai l’impression que l’exercice évolue peu à peu en une chronique nécrologique. Si l’on y réfléchit bien, hors la pandémie qui joue son rôle funeste, mon constat est tout à fait naturel car l’âge défilant, je laisse de plus en plus souvent sur le bord du chemin des compagnons de cœur, d’esprit ou de vie.
Ainsi, je souhaite rendre hommage à deux sportifs qui tordaient le cou à l’idée hâtivement colportée que les « footeux » n’ont d’intelligents que leurs pieds.
Le 1er janvier 2021 disparaissait Bernard Guignedoux atteint d’un mal incurable. Á quelques semaines près, il avait mon âge. La presse spécialisée l’a présenté alors, de manière laconique, comme le premier buteur de l’histoire du Paris-Saint-Germain. Il avait en effet inscrit, en août 1970, le premier but parisien contre Poitiers. En guise d’hommage, en décembre 2012, c’est lui qui avait remis à l’ailier argentin Lavezzi le trophée du trois milliéme but marqué par le club de la capitale.
Il avait été un de mes collègues à l’École Normale de Versailles où il préparait le professorat d’Éducation Physique et Sportive. Avenant, souriant, nous avions vite sympathisé, ma passion pour la balle ronde n’y étant sans doute pas étrangère. Il jouait déjà dans l’élite amateur au mythique Racing Club de Paris puis au Stade Sangermanois et était régulièrement sélectionné en équipe de France amateur.
Nos chemins se séparèrent à la sortie de l’École Normale, moi partant vers le Mexique, lui menant de front ses études universitaires et sa carrière de footballeur professionnel au Paris-Saint-Germain puis au Paris Football Club (après la dissidence des deux clubs), enfin à l’A.S Monaco. Éducateur, formateur dans l’âme, il devint entraîneur adjoint des clubs de Strasbourg et Valenciennes avant de prendre la responsabilité de sections de jeunes au centre de formation du PSG. Au total, comme joueur ou formateur, il consacra 22 saisons au club de son cœur.
Toujours en prévision de l’avenir incertain de l’après-football, il avait effectué aussi des études de kinésithérapie.
Il s’écoulait parfois plusieurs années sans que l’on se rencontre mais, étonnamment, le hasard faisant, il venait vers moi dans les gradins du Parc des Princes ou à la descente d’un car lors de matches à l’extérieur. C’était un garçon intelligent, altruiste, fidèle, modeste. Je pense à lui fréquemment.
Le 31 de ce même mois de janvier 2021, décédait Yvon Douis, un autre footballeur à la tête bien faite. Cette fois, c’est une part de mon enfance qui s’envolait. J’avais 6 ans lorsque mon père et mon oncle, enseignants, ne tarissaient pas d’éloge sur ce jeune normand fils d’instituteur lui-même. Le Lille Olympique Sporting Club, le club phare de l’époque, l’avait repéré à Évreux à l’âge de quinze ans mais son père ne lui accorda l’autorisation d’envisager une carrière de footballeur professionnel qu’à la condition qu’il obtienne le baccalauréat. Son diplôme en poche, après un passage de quelques mois comme stagiaire au F.C. Rouen, Yvon mit le cap vers le Nord. Il joua à Lille durant six saisons, remportant le championnat de France en 1954 puis la Coupe de France 1955 inscrivant deux des cinq buts lillois en finale contre Bordeaux. Je me souviens des dimanches après-midi où, assis devant l’antique poste TSF, nous écoutions, à la maison, l’émission Sports et Musique et la voix de Jean Crinon lors des retransmissions des matches du LOSC d’Yvon Douis, l’équipe favorite de mon père.
Durant l’été 1957, en pleine guerre d’Algérie, le bidasse Douis remporta à Buenos Aires le championnat du monde militaire. Á ses côtés, évoluaient Théodore Szkudlapski et Lucien Cossou qu’il retrouvera plus tard sous d’autres couleurs.
Les portes de l’équipe de France finirent par s’ouvrir à lui un triste mercredi de novembre 1957, dans le temple de Wembley. Avec ses coéquipiers tricolores, il prit le bouillon (0-4) malgré la prestation héroïque du gardien Claude Abbes.
L’été suivant fut plus radieux. Il fut sélectionné pour la Coupe du Monde en Suède, la première épopée de l’histoire du football français. En concurrence avec les stars rémoises Kopa, Fontaine, Piantoni, Vincent, il ne disputa que la finale pour la troisième place contre l’Allemagne (victoire 6 à 3) marquant même un but.
Le LOSC en difficulté économique dut se résigner à se séparer de quelques-uns de ses meilleurs joueurs, ainsi Douis retrouva sa Normandie natale en signant au HAC (Havre Athletic Club).
Puis en 1961, il quitta l’humidité océane pour rejoindre la grande bleue et le club de la Principauté où il pratiqua durant six saisons le meilleur football de sa carrière avec en point d’orgue le doublé championnat- coupe de France en 1963 et le titre convoité de meilleur joueur français de l’année attribué par l’hebdomadaire France-Football.
Voyez la couverture de la merveilleuse revue Miroir du Football de mai 1963 : « Réservé à ceux qui aiment le vrai football ». Douis pose avec son coéquipier Théo, un autre technicien hors pair, celui-là même qui partageait sa chambre en équipe de France militaire sous le nom d’origine polonaise Theodore Szkudlapski.
Douis aurait dû s’appeler Yvon Doué tant il était intime avec le talent. D’une grande élégance gestuelle, il occupait le poste d’attaquant « inter droit » dans le schéma tactique du WM, jargon que ne peuvent évidemment pas connaître aujourd’hui les fans des sentinelles, des « box to box », des joueurs de rupture voire, plus risible encore, des joueurs de vestiaire.
Douis avait l’habitude de jouer avec les bas baissés, ce qui, je crois, est interdit aujourd’hui. Une clause de son contrat, comme pour tous les joueurs de l’équipe princière, stipulait l’interdiction absolue de fréquenter le casino. Cocasse quand on voit qu’aujourd’hui, les joueurs partent vers des destinations exotiques dès qu’on leur accorde (ou pas) quelques jours de repos !
Difficile de trouver place en équipe de France au milieu des Kopa, Fontaine et Piantoni, Douis ne connut que vingt sélections sous le maillot bleu. J’eus la chance de le voir, au stade de Colombes, comme capitaine du onze tricolore face au légendaire Brésil de Pelé.
Yvon Douis est décédé, à l’âge de 85 ans, des suites du Covid-19, dans un EPHAD niçois. Avec humour, il confiait : « Dans un établissement où 80% des gens sont des femmes, comment voulez-vous dire que vous avec joué contre Pelé ? ».
Depuis très longtemps, il avait renoncé à fréquenter les stades. Il ne se reconnaissait plus dans l’évolution de son sport aussi bien sur la pelouse que dans les tribunes.
Il est vrai qu’en écrivant cet hommage, j’ai revu les photographies de son époque avec une émotion certaine. Qu’ils étaient beaux ces maillots, désormais vintage, vierges de toute publicité, le blanc à chevron rouge des Dogues lillois, le rouge et blanc en diagonale des monégasques ! Aujourd’hui, pour des raisons de merchandising, les joueurs enfilent des tenues à l’esthétisme douteux qui n’ont souvent plus rien de commun avec les couleurs d’origine.
Alors que j’écrivais ce billet, un autre artiste du ballon rond s’est éteint quelques heures avant l’année nouvelle. Son nom n’évoquera sans doute rien à la plupart d’entre vous. Antoine Bonifaci éclaira ma petite enfance.
J’ai aimé ce qu’a écrit le chroniqueur Bernard Morlino : « Pas de tatouage. Pas de cheveux péroxydés. Pas de piercing. Pas de sextape. Pas de soirée avec un tapin mineur. Pas de dopage. Pas de bling-bling… Un homme exceptionnel, à plus d’un titre … de champion de France ! Aussi intelligent que plein d’humour. La dent dure mais toujours avec le rire au bout. Un géant du football trop méconnu parce qu’il était d’une simplicité fantastique. Il avait le don de l’amitié comme celui de l’amour. Être aimé par lui rendait fort. Il était de la trempe des Anquetil, Cerdan. Fallait pas se manquer auprès de lui car il ne vous ratait pas avec une force verbale aussi forte que sa frappe de balle. Cet homme a joué à l’Inter Milan en 1953. Un exploit parmi tant d’autres. Son moyen d’expression était le football. Un architecte du jeu. »
Comment un gamin normand de cinq ans pouvait-il admirer un joueur de l’OGC Nice alors que l’essentiel de la communication passait par la radio et des photographies sépia ou noir et blanc ?
D’une rare élégance dans le jeu, il était beau comme un modèle de Botticelli. Á vingt ans, il était déjà titulaire en équipe de France et double champion de France avec les Aiglons niçois. Á vingt-deux, il partit jouer en Italie, le pays du Calcio. Dans un premier temps, Bonifaci fut interdit de jouer, les stranieri (étrangers) étant mal acceptés en série A. Il fallut que son avocat dise : « Si des Mentonnais viennent chaque jour vendre leurs légumes à Vintimillle alors Antoine Bonifaci peut venir de Villefranche à Milan pour jouer au football ! » Il obtint gain de cause et l’Inter Milan fut champion d’Italie 1954 !
Avec mes yeux d’enfant, il me faisait rêver, une sorte d’aventurier à l’époque comme bientôt Kopa le serait en s’exilant au Real Madrid. J’ai vu Bonifaci une fois en chair et en os en 1953, c’était la première fois que j’accompagnais mon père au stade de Colombes pour le match international France-Galles. Ce que personne ne sait, c’est que Bonifaci jouait dans « mon club » tous les dimanches dans la cour du collège dont ma mère était la directrice !
On peut aimer le football et le cinéma ! Bien sûr, comme tous les Français, j’ai été ému par la mort de Jean-Paul Belmondo qui, lui aussi, était un amoureux invétéré du football, il contribua même à la naissance du Paris Saint-Germain. J’ai souvent été surpris dans les hommages qui lui étaient rendus, qu’on privilégiait avec excès le Bébel sympathique et gouailleur, l’acteur cascadeur, ses films commerciaux. J’avoue que j’étais moins fan de ses personnages populaires, professionnel, marginal, escogriffe, guignolo, morfalou et autres.
Avant de voler suspendu à un hélicoptère, Belmondo plongea dans la Nouvelle Vague et son début de carrière regorge de films culte qu’il tourna sous la direction des plus grands réalisateurs de l’époque. Jugez : Á bout de souffle et Pierrot le fou avec Jean-Luc Godard, Le Doulos polar au noir et blanc magnifique et Léon Morin prêtre adaptation du Prix Goncourt 1952, il portait aussi bien la soutane que l’imper d’indic avec Jean-Pierre Melville, et pour les inconditionnels d’un cinéma plus populaire, l’adaptation du roman de Blondin Un singe en hiver avec Jean Gabin sur des dialogues truculents de Michel Audiard, Cartouche agréable film de cape et d’épée genre très prisé à l’époque, et L’homme de Rio film d’aventures qui annonçait le Bébel des courses poursuites et figures de haute voltige, tout cela en moins de cinq ans. Prodigieux !
C’est ainsi que Belmondo accompagna mon adolescence ou plutôt que j’ai été conquis par ce monstre sacré qui déjà par sa brillante filmographie entrait dans le Panthéon du septième art.
J’avais la chance de pouvoir fréquenter la salle de cinéma, à cinquante mètres du domicile familial, puis lors de mes années de lycéen, le jeudi, les cinémas Omnia et Eden à Rouen.
Je me demande tout de même comment je pus voir en salle, à 13 ans, Á bout de souffle, mais comme j’ai la certitude que j’accompagnais mes parents lors de la sortie des subversifs Tricheurs de Marcel Carné (Belmondo encore inconnu y faisait une apparition), je reste avec mes souvenirs du tee-shirt moulant de Jean Seberg, vendeuse mignonne à croquer du New Herald Tribune.
J’étais aussi sinon jaloux du moins envieux de ses partenaires féminines, Anna Karina, « la » Dorléac Françoise, Sophia Loren dans la Ciociara, Ursula Andress dans Les Tribulations d‘un Chinois en Chine.
Ce sont ces films de cette première époque que je revois volontiers quand ils passent à la télévision.
Par la suite, ses rôles m’intéressèrent moins mais l’acteur m’avait tant offert à ses débuts que ma sympathie pour lui resta indéfectible. Belmondo était devenu Bébel.
Bertrand Tavernier, une autre grande figure du cinéma, nous a quittés en septembre. Il avait quatre-vingts ans, déjà ! Je tente de lui consacrer quelques lignes alors, qu’hier soir encore, je revoyais à la télévision Dans la brume électrique, son polar dans le bayou dans lequel il exprimait son amour du cinéma américain. Car Tavernier était un conteur du cinéma des autres, de beaucoup d’autres, sans distinction, sans chapelle. Autant que voir ses films, j’aimais écouter ses passionnantes master classes. Comme le disait avec justesse Philippe Torreton, un de ses acteurs fétiches avec Philippe Noiret : « Il vous augmentait ». Il était généreux dans ses propos comme tout amateur de bonne chère qu’il était aussi.
Avec Tavernier, c’était la certitude de voir un film intelligent, qui laissait place à la réflexion. Dans son premier long métrage L’horloger de Saint-Paul, adapté d’un roman de Simenon, il nous offrait une peinture de sa ville de Lyon. Il dénonçait le colonialisme et le racisme dans Coup de torchon, les mensonges de l’histoire officielle dans La vie et rien d’autre. Presque en documentariste qu’il devenait parfois avec son fils Nils, il témoignait dans L627 (avec le remarquable Didier Bezace) de l’indigence de la police face au fléau de la drogue, sujet toujours d’actualité, de la vie d’un instituteur d’une modeste école du nord de la France dans Ça commence aujourd’hui.
Éclectique, il se confrontait avec bonheur à tous les genres, ainsi au film historique et la période de la Régence dans Que la fête commence avec une jubilante brochette de cabotineurs Noiret, Rochefort et Marielle.
Il nous fit partager son amour du jazz dans Autour de minuit, évocation romancée du saxophoniste Lester Young et du pianiste Bud Powell, oscarisée et césarisée. Il faisait la part belle aux femmes, Romy Schneider dans La mort en direct, Sabine Azéma dans Un dimanche à la campagne et Mélanie Thierry en Princesse de Montpensier.
J’aimais Bertrand Tavernier aussi sentimental qu’il pouvait être indigné.
J’aurai partagé avec vous en 2021 moins de billets qu’à l’accoutumée, j’avais évoqué la raison principale dans mes Contes de Perreau du nom de l’unité d’orthopédie de l’hôpital de Versailles. Hors mes soucis d’arthrose, j’ai appréhendé en vraie grandeur le dévouement du personnel de santé ébranlé par la pandémie. Peut-être, publierai-je bientôt un nouveau chapitre, ayant accepté qu’on s’attelle cette fois à ma hanche droite…Tandis que la vague Omicron progresse, notre moral chuterait. Une sorte de baromètre « émotionnel » révèle que la lassitude est le sentiment le plus ressenti par les Français, précédant la nostalgie, la colère et la tristesse. Va pour la nostalgie, elle transpire dans ce billet. Côté santé, j’ai choisi de ne pas « emmerder » notre président en me mettant à jour de la troisième dose du vaccin anti Covid. Clin d’œil, en guise de « vaccinodrome », je fus convoqué au vélodrome proche de chez moi qui accueillera les épreuves de cyclisme sur piste des futurs Jeux Olympiques. Sorte de métaphore d’une course poursuite contre le virus, comme le dit avec humour un ami, espérons qu’il ne tourne pas plus de « six jours » !
Voyez, j’ai encore réussi à glisser ma petite note vélocipédique. Relation de cause à effet, dans les commentaires sur mon blog, on me sollicite fréquemment en ce domaine. Gratifiant, un grand historien du sport et archiviste m’a félicité pour « mon travail remarquable » (sic) sur les vélodromes. Certains regrettent que je n’aie pas évoqué l’anneau cycliste de leur commune. D’autres me réclament des renseignements parfois pointus sur certains épisodes de la légende des cycles qui dépassent le champ de mes compétences. Un ami m’a déjà envoyé les archives nécessaires pour l’évocation à l’été 2022 du Tour de France d’il y a soixante-dix ans.
Votre fidélité m’encourage à continuer à faire vivre cet espace qui a dépassé désormais les deux millions de visites. J’espère donc vous retrouver tout au long de l’année 2022.