Tu te prends pour Fangio ?

Il me faut plonger loin dans mon enfance pour coller à une actualité récente, à savoir, selon les médias sportifs, l’enthousiasmant dénouement du championnat du monde de formule 1 entre le britannique Lewis Hamilton et le néerlandais Max Verstappen à égalité de points. Ne me demandez pas pourquoi, il semblerait que la victoire et donc le titre se soient joués sur un unique tour de circuit après l’intervention d’un véhicule de la sécurité.
Je ne suis absolument pas passionné par le sport automobile et motocycliste, malgré tout c’est l’occasion de faire renaître ici quelques souvenirs de ma prime enfance. C’était au milieu des années 1950, j’étais bien plus attiré par les courses cyclistes et l’éclosion en Normandie du prestigieux champion que fut Jacques Anquetil. Mes plus fidèles lecteurs savent la véritable adoration, le culte plutôt que je lui vouais, et par voie de conséquence, la naissance d’une passion pour le cyclisme jamais démentie que vous retrouvez épisodiquement à travers certains de mes billets.
Nul ne guérit de son enfance chantait Ferrat, et je reconnais qu’à l’origine de beaucoup de mes goûts et passions, il y a mon regretté frère qui, bien que de neuf ans mon aîné, sut m’associer à ses jeux, m’entraîner peu à peu dans ses lectures, ses choix cinématographiques et musicaux aussi.
C’est ainsi que j’ai traversé une courte période chevaux vapeur. L’adolescent qu’il était me laissa seul à pousser « ses » anciens petits coureurs cyclistes en plomb m’invitant plutôt à partager son goût pour les miniatures des bolides de formule 1.
En son absence, j’essaie d’envisager le contexte de l’époque. L’acteur James Dean, beau comme un dieu, animé d’une fureur de vivre, se tuait au volant de sa Porsche 550 Spider. On cassait les fauteuils à l’Olympia lors des concerts de Gilbert Bécaud, Monsieur 100 000 volts, on swinguait sur des morceaux de jazz venus d’outre-Atlantique. Certes, les compétitions automobiles existaient avant-guerre mais la première course comptant pour un championnat du monde de formule 1 se déroula le 13 mai 1950 sur le circuit de Silverstone en Grande-Bretagne et vit le succès du pilote italien Giuseppe Farina au volant d’une Alfa Romeo.
L’impact des médias, infiniment plus confidentiel qu’aujourd’hui, accordait une part de légende aux champions qui bravaient la mort au volant de leurs bolides. Plusieurs demeurent ancrés dans ma mémoire. Ainsi l’Italien Alberto Ascari, double champion du monde, qui plongea avec sa Lancia dans le port de Monaco lors du Grand Prix 1955. Marqué par le destin, il se tua, quatre jours plus tard, lors d’une séance d’essais privés sur le circuit de Monza. Ainsi le Britannique Stirling Moss, vainqueur de seize Grands Prix (il vient juste d’être dépassé par Verstappen) mais jamais couronné d’un titre de champion du monde, ainsi à un degré moindre le premier Français à remporter un Grand Prix de Formule 1, Maurice Trintignant, le populaire « Pétoulet », l’oncle de l’acteur Jean-Louis.
Ce fut aussi l’âge d’or du Tour de France automobile qui rassemblait voitures de sport « haute performance » et voitures de tourisme de série. Hors les épreuves « spéciales » sur circuit et en côte, le parcours n’était pas fermé et monsieur tout le monde au volant de sa Peugeot 203 pouvait avoir la surprise de se faire doubler par Stirling Moss, Phil Hill ou Olivier Gendebien : sur ces tronçons neutralisés, la vitesse était limitée à … 80 km/h ! Reste en mémoire l’épisode de la Ferrari GTO de Lucien Bianchi, largement en tête au classement général, qui perdit toutes ses chances en se faisant percuter par un camion de lait, à la frontière, sur le parcours de liaison entre Spa-Francorchamps et Reims.
J’ai gardé pour la bonne bouche « el maestro », l’incomparable pilote argentin Juan-Manuel Fangio, quintuple champion du monde de formule 1 dans les années 1950, dans quatre écuries différentes : pas mal pour un pilote qui n’obtint son permis de conduire que plusieurs années après sa retraite ! Le peuple argentin lui voue le même culte qu’à Diego Maradona ou Carlos Gardel. Á l’époque, on employait chez nous souvent l’expression « tu te prends pour Fangio » pour qualifier un conducteur lambda qui conduisait trop vite ou de manière trop sportive.

Juan Manuel Fangio

Les conditions de sécurité de l’époque étaient sans commune mesure avec celles en vigueur aujourd’hui, les accidents mortels étaient relativement nombreux, et il est probable que le danger encouru par tous ces champions contribuait à leur gloire.
Mon frère, toujours ingénieux, demandait à notre mère la permission de puiser quelques feuilles de canson noir dans les fournitures scolaires du collège qu’elle dirigeait. Avec beaucoup de minutie, il découpait alors de larges bandes rectilignes mais aussi aux courbes plus ou moins prononcées qu’il agençait sur les longues tables du réfectoire afin de matérialiser le tracé de différents circuits. Pour ma part, j’étais affecté au recyclage de boîtes de balles de tennis usagées, de marque Dunlop de préférence, ce qui allait constituer une publicité pour les pneumatiques. Quelques petites entailles à l’aide d’un cutter, et hop, la rangée de stands était prête. Mon frère apportait une dernière touche en marquant les emplacements de la grille de départ avec une craie jaune.

Bolides miniatures mecaniciens

Le décor en place, manquait le principal … les voitures. Heureux gamins d’aujourd’hui qui peuvent avoir entre les mains de splendides réductions extrêmement fidèles des bolides ! Á l’époque, le choix était maigre : Talbot et Gordini bleues chez Dinky Toys, Ferrari et Maserati rouges chez Solido. Lors d’une visite à Londres, mon père m’avait acheté quelques miniatures britanniques Corgi Toys. C’était sans compter avec l’esprit astucieux de mon frère : il avait fait l’acquisition de quelques exemplaires supplémentaires et identiques de Dinky Toys qu’il repeignait aux couleurs nationales comme il était de règle à l’époque. Ainsi, un peu de peinture verte et la Talbot bleu de France se transformait en une belle BRM, Vauxhall ou Lotus couleur « British Racing Green ». Par cet artifice, c’était un peloton d’une quinzaine de bolides qui se présentait sur la ligne de départ.

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Vroum vroum ! le drapeau à damier baissé, nos imitations de ronflements de moteurs, crissements de freins, bruits d’accélérations et de décélérations, quelques arrêts aux stands, troublaient la quiétude du réfectoire sans ses pensionnaires. Mon frère notait sur un cahier le classement à l’arrivée et l’attribution des points pour le compte de « notre » championnat du monde.
Le même cérémonial se renouvelait cinq ou six fois dans l’année, sur des circuits différents : Zandvoort pour le Grand Prix des Pays-Bas, Spa-Francorchamps en Belgique, le Nürburgring en Allemagne de l’Ouest, Monza en Italie, Silverstone pour la Grande-Bretagne, le Grand Prix de Monaco en principauté et le Grand Prix de France sur le circuit de …
C’est encore une raison supplémentaire de notre intérêt pour les compétitions de formule 1 : la présence depuis 1950, à une cinquantaine de kilomètres du domicile familial, du circuit des Essarts dans la banlieue rouennaise. Cinq éditions du Grand Prix de l’Automobile Club de France y furent organisées, ainsi que de nombreuses courses de Formule 2.
Le circuit emprunté en sens inverse fut également le théâtre de plusieurs courses cyclistes. Sacrilège, sous mes yeux de fan immodéré d’Anquetil, Raymond Poulidor y fut sacré champion de France sur route et remporta le Critérium National (!).
Le Tour de France y disputa aussi deux demi-étapes, une contre la montre par équipes en 1954 (victoire de la Suisse avec à sa tête Hugo Koblet), une épreuve contre la montre individuelle en 1956 (victoire de Charly Gaul).

Grand-Prix-De-France-Rouen-Essarts-1957

Pour ce qui me concerne, le 7 juillet 1957, j’avais dix ans, mon frère m’emmena en scooter aux Essarts à l’occasion du Grand Prix de France, la seule course automobile à laquelle, à ce jour, j’ai assisté. Nous nous assîmes sur les hauts talus en surplomb du mythique virage du Nouveau Monde, une spectaculaire épingle à cheveux pavée située au bas d’une descente, environ un kilomètre et demi après le départ.

Départ Rouen les Essarts

Sept décennies plus tard, mes souvenirs sont essentiellement auditifs, presque effrayants : hors de ma vue, le vrombissement de plus en plus intense des moteurs se chauffant sur la ligne de départ plus haut dans la forêt, puis la libération des bolides lancés dans la descente à tombeau ouvert. L’expression prendra tout son sens en 1968 lorsque, dans la courbe des Six frères, Jo Schlesser périt incarcéré dans son véhicule en flammes sous les yeux du public effaré. Désormais, une chicane sera disposée à cet endroit pour casser la vitesse excessive atteinte par les champions.
Enfin quelques secondes plus tard, c’est un vacarme étourdissant avec l’apparition furieuse du peloton décélérant bientôt pour négocier l’épingle à cheveux.

Fangio au Nouveau Monde

J’eus le privilège d’assister à la démonstration du maestro Juan Manuel Fangio, au volant de sa Maserati 250 F rouge. Il mena la course de bout en bout, laissant loin derrière lui Luigi Musso, Peter Collins et Mike Hawthorn, tous les quatre de la Scuderia Ferrari. Je me souviens aussi des fortes odeurs d’huile et de la gomme des pneus.
Au final, même si je m’inclinais devant la virtuosité et la témérité des pilotes, cette « première » ne développa pas mon intérêt pour les sports mécaniques. Passées les escarmouches des premiers tours, la hiérarchie des concurrents bien établie, la monotonie gagnait la course. J’avoue que je fus, trois ans plus tard, autrement captivé par le duel à vélo dans la côte du Nouveau Monde entre Raymond Poulidor et Jean Stablinski, pour la conquête du maillot de champion de France.
Mon frère en âge de commencer ses longues études universitaires se fit plus rare au domicile familial. Les belles miniatures prirent leur retraite au calme d’une vitrine dans ma chambre.
Elles en sortaient quelques heures parfois pour le plus grand ravissement du jeune fils d’un ami, avant que je ne les offre, à l’occasion d’un déménagement, à mon filleul … le fils de mon frère.
Ces jouets suscitèrent en moi finalement plus d’émotions fraternelles que les extraordinaires prestations des as du volant.
Quant au circuit de Rouen-les-Essarts, il fut définitivement fermé en 1994 pour des raisons économiques et de sécurité. En 1999, la démolition des tribunes et des stands s’acheva.
Les anciens peuvent encore aujourd’hui, en empruntant la route départementale 938, « rouler » sur un tronçon du circuit, notamment la descente vers le virage du Nouveau Monde, sur les traces de Fangio, Stewart, Ickx, Prost.
La construction d’un nouveau circuit fut envisagée au village de Mauquenchy, à cinq kilomètres de mon bourg natal, mais la mise aux normes du circuit de Magny-Cours près de Nevers annula le projet. Destiné à l’origine aux chevaux vapeur, le site est aujourd’hui occupé par un hippodrome.

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Dans ma copropriété, un garage voisin du mien abrite une élégante Morgan, une voiture anglaise de collection. En 2017, son propriétaire m’avait encouragé à venir assister sur l’autodrome de Linas-Montlhéry au Vintage Revival, une manifestation bisannuelle qui rassemble des voitures de sport et de course d’avant 1940 (et des motos) en mettant à l’honneur une marque automobile ou la date anniversaire d’un événement du passé.

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Là encore, c’étaient jusqu’alors des souvenirs et des images de cyclisme qui étaient associés au mythique circuit de l’Essonne, avec mon champion Anquetil débouchant seul au loin du virage relevé précédant l’arrivée pour remporter le Critérium National de la route, une épreuve française de prestige aujourd’hui disparue.
Pendant quelques heures, l’horloge du temps se dérègle. Des messieurs, peut-être un peu fortunés, en tout cas passionnés, viennent de toute l’Europe présenter leur progéniture mécanique : des Morgan en nombre, une armada de Frazer Nash débarquant d’Angleterre, des françaises Bugatti, Salmson société fondée à Boulogne-Billancourt, Amilcar (anagramme approximatif des fondateurs Lamy et Akar) avec la représentation de Pégase sur le bouchon de radiateur, BNC (Bollack Netter et Compagnie) dont le pilote fétiche dans les années 1920 Boris Ivanowski était un officier de la Garde Impériale russe en exil après la révolution de 1917, la Georges Irat qui devait avoir une excellente suspension puisqu’elle remporta à plusieurs reprises le Circuit des Routes Pavées dans les années 1920, les cinéphiles avertis se souviennent peut-être que dans Le Trou normand, Roger Pierre venait chercher Brigitte Bardot en roadster Irat, la Robert Sénéchal sur laquelle son inventeur éponyme gagna sa première course en côte à Gaillon, des Alfa Romeo, une Bentley 3 litres, des MG, des Riley. Que de petites histoires de la grande Histoire de l’automobile sportive ces merveilleux fous roulant sur leurs drôles de machines pourraient nous raconter !

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Toutes ces reines de beauté, ces respectables anciennes semblent fragiles avec leurs roues fines. En leur temps, elles n’étaient composées que d’un moteur, d’un châssis, de « quelques roues et d’une frêle carrosserie. Pimpantes, elles osent se dévoiler en soulevant leur capot. Certaines, au réveil, procèdent à un rituel presque romantique, réglage de l’allumage, amorçage du carburant, réglage des soupapes, un tour de manivelle.

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Car les belles anciennes ne sont pas qu’exposées au paddock, elles sont fières d’aller rouler et « se la » pétarader quelques tours sur l’anneau de vitesse. Leurs pilotes invitent souvent une amie à s’asseoir à leurs côtés pour leur faire partager quelques sensations. Car c’est sans doute impressionnant de dépasser les cent kilomètres à l’heure et de se retrouver bancal dans le virage incliné de l’autodrome. Je ne sais pourquoi, je pense au « fou chantant » Charles Trenet roulant en plein essor au volant de sa Panhard et Levassor sur la route de Narbonne.

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Tout cela crée une atmosphère spéciale, dégage une odeur particulière aussi, un « parfum » d’huile de ricin que les pilotes mettaient dans leur essence pour lubrifier les moteurs, finalement une forme de poésie d’avant-guerre. Il y a comme une sorte de retour en enfance, d’émerveillement. Les pilotes montrent la même jubilation que nous manifestions, mon frère et moi, vrombissant avec nos petits bolides dans le réfectoire.

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Publié dans : Coups de coeur |le 30 décembre, 2021 |Pas de Commentaires »

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