Itinéraire des saveurs : les rillettes de la Sarthe
« On ne dîne pas aussi luxueusement en province qu’à Paris, mais on y dîne mieux ; les plats y sont médités, étudiés. Au fond des provinces, il existe des Carême en jupon, génies ignorés, qui savent rendre un simple plat de haricots digne du hochement de tête par lequel Rossini accueille une chose parfaitement réussie. »
Cocasse tout de même qu’un immense cuisinier du début du dix-neuvième siècle s’appelât Carême, Marie-Antoine de son prénom.
La citation ci-dessus appartient au ventripotent Honoré de Balzac. Elle est tirée de son roman La Rabouilleuse qui fait partie des Scènes de la vie de province dans La Comédie humaine. L’écrivain affirmait aussi : « Boire et manger exigent des qualités différentes et parfois opposées. L’homme est trop imparfait pour cumuler des penchants aussi nobles. L’homme qui réunirait ces qualités de gastronome au même degré que celle de gourmet serait un phénomène. »
Mes fidèles lecteurs n’ignorent pas ma sympathie pour Épicure et il n’est pas rare, à l’occasion de mes pérégrinations hexagonales que j’emprunte quelques chemins de traverse pour goûter au plus authentique de notre patrimoine culinaire.
En ce début de juillet, au retour d’une escapade chez un ami de Bretagne, j’ignorais donc autoroute A11 et nationale 12 pour me perdre en Pays de Loire, aux confins du Perche, dans le pays de la rillette du Mans qui, avec celles de Tours, perpétue cette tradition charcutière à laquelle Rabelais faisait allusion, dans son Tiers Livre paru en 1546, sous le nom de rillé et de « brune confiture de cochon ».
L’expression « ril-hette » apparaissait déjà dans le Ménagier de Paris, considéré comme le plus grand traité culinaire du Moyen-Âge, où l’on suggérait de « préparer les fèves à la graisse de rilhette ».
Marcel Proust fournit aussi aux rillettes de Tours (on emploie le pluriel pour celles-ci) ses lettres de noblesse : « L’esprit des Guermantes -entité aussi inexistante que la quadrature du cercle, selon la duchesse, qui se jugeait la seule Guermantes à le posséder- était une réputation comme les rillettes de Tours ou les biscuits de Reims. »
Honoré de Balzac en étale une autre couche sur la tartine dans son roman Le Lys dans la vallée : « Cette préparation, si prisée par quelques gourmands, paraît rarement à Tours sur les tables aristocratiques ; si j’en entendis parler avant d’être mis en pension, je n’avais jamais eu le bonheur de voir étendre pour moi cette brune confiture sur une tartine de pain ; mais elle n’aurait pas été de mode à la pension, mon envie n’en eût pas été moins vive, car elle était devenue comme une idée fixe, semblable au désir qu’inspiraient à l’une des plus élégantes duchesses de Paris les ragoûts cuisinés par les portières, et qu’en sa qualité de femme, elle satisfit ».
Les rillettes sont une sorte de pâté à base de porc, d’aspect filandreux, dont la préparation assaisonnée de sel et de poivre est cuite longuement dans sa graisse à chaudron sans couvercle en Touraine, couverte à l’étouffée dans la Sarthe, c’est ce mode de cuisson qui différencie principalement leur texture.
Pour résumer, si l’on respecte la tradition, disons qu’au Mans, on tartine, tandis qu’en Touraine, on pique sa fourchette dans le pot pour poser les rillettes sur son bout de pain.
Sans me comparer au regretté acteur Jean Carmet qui confiait avoir éprouvé ses premières émotions voluptueuses en regardant la charcutière de Bourgueil, des mots comme rillettes mettent en éveil mes papilles, créent une atmosphère proustienne, ravivent des souvenirs de pique-nique, ou casse-croûte, évoquent un coin de table, un odorant pain frais croustillant, un bocal de cornichons et un verre de vin pour accompagner. On ne mange pas les rillettes comme on déguste un foie gras.
Pour vous mettre en appétit (à moins que l’effet soit contraire), j’ai envie de me mettre à table avec Jean-Pierre Marielle et Jean Rochefort dans la séquence culte de Calmos, film de Bertrand Blier aujourd’hui considéré sans doute comme un chef-d’œuvre de beaufitude par les tenants des mouvements vegan et #MeToo. Avec ce grandiose duo d’acteurs, j’assume ce moment comme l’ultime revendication de l’ancien monde !
Tout est bon dans le cochon et mérite d’être honoré. Savez-vous que chaque année, en novembre, depuis plus de deux siècles, en l’église Saint Eustache de Paris (à proximité des anciennes halles), est célébrée une messe du souvenir pour les charcutiers-traiteurs (les « chairs-cuitiers ») de France. Une terrine de pâté de tête et la statuette de Saint Antoine sont posées au pied de l’autel … restaurant en cette circonstance.
Revenons-en aux rillettes, en manque d’arguments convaincants, qu’elles soient de Tours ou du Mans, je n’entrerai pas dans un débat digne aujourd’hui d’un derby de football de National. L’amitié m’a fait pencher pour celles du Mans : un regretté ami, qui rendait visite à sa maman chaque quinzaine, me ramenait un pot de rillettes de la maison Prunier à Connerré, bourg sarthois berceau des rillettes du Mans.
Car s’il est incontestable que la civilisation de la rillette est née en Touraine, il y a plus de cinq siècles, c’est dans la région sarthoise du Haut-Maine que les rillettes ont pris une envergure nationale grâce à l’arrivée du chemin de fer. Au début des années 1900, Albert et Blanche Lhuissier sont les premiers à comprendre la position privilégiée de Connerré pour faire connaître la qualité de leurs rillettes sarthoises. L’ouverture et le développement de la ligne de chemin de fer Brest-Paris, le passage dans la commune du circuit automobile de la Sarthe ancêtre des 24 heures du Mans constituent une aubaine. L’astucieux Albert installe un stand sur le quai de la gare de Connerré transformant l’escale technique en arrêt buffet. Tandis que la locomotive refait le plein d’eau, cheminots et voyageurs arpentent le quai et goûtent aux rillettes présentées sous forme de tartines ou dans d’élégants pots en faïence. Très vite, avec le bouche à oreille, la renommée de la spécialité charcutière résonne jusque dans la capitale.
Encouragé par son succès, Albert Lhuissier se lance dans l’expédition, acquiert un abattoir et ouvre une usine en 1913. L’artisan est devenu industriel.
L’industrie de la rillette du Mans prend son essor avec, en corollaire, les dérives que supposent le recours chez certains à l’élevage intensif des porcs. De grandes unités industrielles voient le jour au début du XXème siècle, ainsi Bordeau-Chesnel plus célèbre pour son slogan que pour la vertu de son produit.
Effectivement, je ne partage pas les mêmes valeurs gustatives, et quitte à me résigner, vu mon éloignement géographique, à me rabattre sur des producteurs à grande échelle, il existe des industriels de confiance comme la maison Prunier à Connerré, dans la rillette depuis quatre générations, la première d’entre elles représentée par Maurice, petit neveu d’Albert et Blanche Lhuissier.
Contrairement à leurs cousines tourangelles, les rillettes du Mans ne bénéficient pas d’un label authentifiant leur origine (Indication Géographique Protégée) même s’il y a espoir qu’elles l’obtiennent prochainement.
Comme un peu plus au nord, chez les voisins normands, il est des villes ou villages comme Pont-L’Evêque, Livarot et Camembert qui s’enorgueillissent des plus grands fleurons de la production fromagère française, en Sarthe des bourgs comme Connerré et Mamers sont devenus des cités pilotes des rillettes du Mans.
1968 suscita aussi quelques mouvements dans le terroir manceau, ainsi, cette année-là, naquit à Mamers la Confrérie des Chevaliers des Rillettes Sarthoises dont le but est de promouvoir la célèbre spécialité régionale, d’en encourager et défendre la qualité, et de faire connaître le patrimoine sarthois.
N’est pas adoubé chevalier des rillettes qui veut ! Il faut sans doute avoir une certaine notoriété régionale avant de passer par une véritable cérémonie d’intronisation au cours de laquelle on prête serment :
« Par le feu, grâce à qui dans leur chaudron
Benoîtement, mijotent les rilles de Cochon
Par l’air où s’insinue vers tes narines de gourmet
Des savoureuses viandes, le délicat fumet,
Par la terre du pot, où le voile de graisse
Du mélange onctueux conserve la finesse,
Par l’eau qui te vient à la bouche au seul nom de Rillettes,
Par les quatre éléments,
Par le sel,
Le fer de la fourchette
Et le père Cochon, souverain sur nos tables,
Je te fais Chevalier de la Confrérie des Rillettes Sarthoises.
Désormais tu consens
Á toujours célébrer de ce mets délectable
La gloire et le renom ».
Au-delà de ce folklore, chaque année au mois de février, est organisé à Mamers le très sérieux « concours national (carrément !) des meilleures rillettes » ouvert aux artisans, industriels et salaisonniers de la région. C’est un peu comme l’écrivain qui remporte un prix littéraire, se voir décerner une médaille d’or, d’argent ou de bronze au concours de Mamers est pour les charcutiers la promesse d’un accroissement de sa clientèle.
C’est d’ailleurs, après consultation des lauréats de cette manifestation depuis quelques années, que j’ai choisi, ce matin de juillet, de faire un léger détour dans le bocage du Saosnois jusqu’au bourg de Saint-Rémy-des-Monts.
Dans une grande ligne droite avant le centre du village, mes yeux perspicaces se portent sur une petite boutique sans prétention si ce ne sont les nombreux trophées exposés en vitrine qui témoignent du savoir-faire charcutier de Pascal et Isabelle Buret. Depuis plusieurs années, ils raflent coupes et médailles dans tous les concours à la ronde, avant tout pour leurs goûteuses rillettes, mais aussi pour leurs boudins noir et blanc, les tripes et leur jambon cuit maison. Je ne suis pas le seul, nombreux clients n’hésitent pas à effectuer quelques kilomètres supplémentaires pour faire leurs provisions en savoureuses cochonnailles.
Cette réussite ne monte pas à la tête de ce valeureux couple d’artisans qui nous accueille avec amabilité et simplicité. D’ailleurs, l’intérieur désuet du magasin ne paye pas de mine non plus, le clinquant provenant de la qualité des produits qui vous font de l’œil dans leurs plats et terrines. Me reviennent quelques mots de Jean Carmet dans un livre de souvenirs, « un semblant de journal » comme il le titrait : « J’ai toujours été sensible aux étalages de charcuterie, non parce que cela représente de la nourriture, mais parce qu’il y a là des coloris extraordinaires. Par exemple, un fromage de tête ou un jambon persillé, c’est tout un art. J’ai l’impression qu’il s’agit d’un travail de céramiste. Je connais des fromages de tête et des jambons persillés qu’il faudrait encadrer. » De l’art et du cochon ! La remarque n’est pas incongrue, Pascal et Isabelle ont obtenu une médaille d’or pour leurs rillettes créatives lors du dernier concours de Mamers.
Je dévore des yeux, je prendrais bien « un peu de tout » mais les Carmet, Marielle et Rochefort ne sont plus là pour partager. Je finis par commander ce pourquoi je me suis rendu ici, quelques pots de rillettes traditionnelles, récemment médaillées d’or. Á défaut d’AOC Jasnières, vin blanc produit en Sarthe dans la vallée du Loir, j’achète deux bouteilles de cidre brut du Perche qui devraient bien les accompagner.
Cerise sur le gâteau ou plutôt tartine sous la rillette, de l’autre côté de la route, de délicieux effluves de pain frais émanent du Fournil des Monts. Là encore, pas de chichis, le seuil franchi je comprends immédiatement pourquoi, à l’approche de midi, la queue s’allonge sur le trottoir. Sans parler de la pâtisserie : comme dit une habituée qui nous précède, « les gâteaux sont très bons », j’ajoute « et très beaux et originaux ! », de véritables tableaux avec leurs teintes étonnamment vieillottes.
Le plus réjouissant, pour ne pas dire exaltant, est à venir, c’est indescriptible. Durant quelques jours, en prélude au déjeuner, je sacrifie à l’instant rillettes. Je surprends même ma compagne, plus attachée par atavisme à la charcuterie du Sud-Ouest, à plonger la pointe du couteau dans le pot de rillettes. Elle n’a pas à traverser la couche supérieure de gras qui rebute les personnes inquiètes pour leur ligne.
Souvenez-vous de la prescription péremptoire de Marielle : « Quand on mange sain sans produits chimiques, il n’y a jamais de contre-indication » !
« Oh les rilles, oh les rilles, elles me rendent marteau ! »…
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