Au vent de Beauce
« Nous arrivons vers vous du lointain Parisis.
Nous avons pour trois jours quitté notre boutique,
Et l’archéologie avec la sémantique,
Et la maigre Sorbonne et ses pauvres petits… »
En juin 1912, peu de temps donc avant la Grande Guerre qui allait le voir périr, l’écrivain Charles Péguy entreprend le premier de ses fameux pèlerinages à Chartres. Il est accompagné de son fils Marcel, 14 ans, et du jeune Alain-Fournier en train d’écrire son Grand Meaulnes : 140 kilomètres à pied en trois jours avec en point d’orgue l’apparition de la cathédrale Notre-Dame de Chartres.
Dans son très long poème, Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres, le poète immortalise son périple jusqu’à la vision, au loin, du chef-d’œuvre de l’art gothique.
« Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape
Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos cœurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.
Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l’océan de notre immense peine.
Un sanglot rôde et court par delà l’horizon.
A peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte d’appel.
L’épaisse église semble une basse maison.
Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.
Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.
Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite.
Nous allons devant nous, les mains le long des poches,
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours,
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.
Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.
Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois.
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,
Et toute leur séquelle et toute leur volaille
Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille
Ont appris ce que c’est que d’être familiers,
Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,
Vers un dernier carré le soir d’une bataille.
Nous sommes nés pour vous au bord de ce plateau,
Dans le recourbement de notre blonde Loire,
Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire
N’est là que pour baiser votre auguste manteau.
Nous sommes nés au bord de ce vaste plateau,
Dans l’antique Orléans sévère et sérieuse,
Et la Loire coulante et souvent limoneuse
N’est là que pour laver les pieds de ce coteau.
Nous sommes nés au bord de votre plate Beauce
Et nous avons connu dès nos plus jeunes ans
Le portail de la ferme et les durs paysans
Et l’enclos dans le bourg et la bêche et la fosse.
Nous sommes nés au bord de votre Beauce plate
Et nous avons connu dès nos premiers regrets
Ce que peut receler de désespoirs secrets
Un soleil qui descend dans un ciel écarlate
Et qui se couche au ras d’un sol inévitable
Dur comme une justice, égal comme une barre,
Juste comme une loi, fermé comme une mare,
Ouvert comme un beau socle et plan comme une table,
Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
A fait jaillir ici d’un seul enlèvement,
Et d’une seule source et d’un seul portement,
Vers votre assomption la flèche unique au monde.
Tour de David voici votre tour beauceronne.
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.
Un homme de chez nous a fait ici jaillir,
Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix,
Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,
La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.
C’est la gerbe et le blé qui ne périra point,
Qui ne fanera point au soleil de septembre,
Qui ne gèlera point aux rigueurs de décembre,
C’est votre serviteur et c’est votre témoin.
C’est la tige et le blé qui ne pourrira pas,
Qui ne flétrira point aux ardeurs de l’été.
Qui ne moisira point dans un hiver gâté,
Qui ne transira point dans le commun trépas.
C’est la pierre sans tache et la pierre sans faute,
La plus haute oraison qu’on ait jamais portée,
La plus droite raison qu’on ait jamais jetée,
Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute…
…………
… Mais vous apparaissez, reine mystérieuse.
Cette pointe là-bas dans le moutonnement
Des moissons et des bois et dans le flottement
De l’extrême horizon ce n’est point une yeuse … »
Dans les Cahiers de la Quinzaine, en octobre 1907, Charles Péguy avait déjà écrit sur la plaine de Beauce dans un texte en prose à la musicalité poétique, une superbe description d’un paysage dont il faisait un symbole charnel et spirituel :
« Plaine infiniment grande.
Plaine infiniment triste, sérieuse et tragique.
Plaine sans un creux et sans un monticule. Sans un faux pas, sans un dévers, sans une entorse.
Plaine de solitude immense dans toute son immense fécondité.
Plaine où rien de la terre ne cache et ne masque la terre. Où pas un accident terrestre ne dérobe, ne défigure la terre essentielle.
Plaine où le Père Soleil voit la terre face à face.
Plaine de nulle tricherie. Sans maquillage aucun, sans apprêt, sans nulle parade.
Plaine où le soleil monte, plaine où le soleil plane, plaine où le soleil descend également pour tout le monde, sans faire à nulle créature particulière l’hommage, à toute la création l’injure de quelque immonde accroche-cœur, d’une affection, d’une attention particulière.
Plaine de la totale et universelle présence de tout le soleil, pour toute la terre. Puis de sa totale et universelle absence
Plaine où le soleil naît et meurt également pour toute la création, sans une faveur, sans une bassesse, pour toute la création de la terre dans la même calme inaltérable splendeur.
Plaine du jugement, où le soleil monte comme un arrêt de justice.
Plaine, océan de blé, blés vivants, vagues mouvantes ; à peine quelques carrés de luzernes pour quelques rares vaches, à peine quelques fourrages pour les chevaux, du sainfoin, parce qu’il faut tout de même bien des chevaux pour les fermes ; et au milieu de la ligne plusieurs grands triangles et grands carrés de betteraves ; une tache ; une tare ; mais c’est pour la grande sucrerie de Toury.
Plaine, océan de blé, blés mouvants, vagues vivantes, vagues végétales, ondulations infinies ; mer labourable et non plus comme l’était celle des anciens Hellènes, inlabourable et rebelle à la charrue ; mais également invincible, et également inépuisable ; terre essentielle du midi, roi des étés ; ondulations inépuisables des épis ; océan de vert, océan de jaune et de blond et de doré ; froissements lents et sûrs, froissements indéfiniment renaissants et doucement bruissants, froissements moirés et vivants des inépuisables vagues céréales ; puis parfaits alignements des beaux chaumiers, des grandes et parfaitement belles meules dorées, meules maisons de blés, entièrement faites en blé, greniers sans toits, greniers sans murs, toits et murs de paille et de blé protégeant, défendant la paille et le blé ; gerbes, épis, paille, blé, se protégeant, se défendant, mieux que cela se constituant, se bâtissant eux-mêmes, immenses bâtiments de céréales, parfaites maisons de froment, bien pleines, bien pansues, sans obésité toutefois, bien cossues ; et cette forme sacramentelle, vieille comme le monde, une des plus vieilles des formes, indiquée d’elle-même, inévitable et d’autant plus belle, d’autant plus parfaite, étant plus parfaitement accommodée, la vieille ogive, aux courbes parfaites de toutes parts, à l’angle courbe terminal parfait, terminaison douce et lente et pointe ogivale ; innocentes courbes et formes, dites-vous ; innocentes, apparemment ; astucieuses en réalité, astucieuses et très habiles, d’une patiente et invincible habileté paysanne, invinciblement astucieuses contre la pluie oblique et le vent démolisseur.
Bâtiments de blé insubmersibles aux tempêtes de terre, qui debout contre le vent, contre les larges vents d’automne, contre les durs vents d’hiver, contre les mous vents d’Ouest, contre les secs vents d’Est, contre le neige, contre la grêle, contre les interminables pluies, contre ces pluies inépuisables d’automne et des hivers doux, contre ces éternités de pluies figurations d’éternités, où tout l’air pleut, où le vent pleut, où le ciel pleut et vous pénètre l’âme… grands bâtiments de charges qui faites et tenez tête à toutes les tempêtes de terre, bâtiments qui naviguez toujours, et toujours à la cape, bâtiments au gros ventre, au ventre plein, non obèse, bâtiments aux courbes nautiques, dessinées pour fendre les vagues du vent, les vagues de la pluie, les vagues de l’infortune.
Plaine de platitude. Le seul horizon où le soleil règne, et ne s’amuse point à faire des calembredaines pour les peintres. Pays parfaitement classique, parfaitement probe, où il n’y a pas un effet. Pas un creux où nicherait, où se cacherait un effet. »
La Beauce chère à Péguy est une plaine limoneuse d’environ 600 000 hectares formant, au sud de Paris, un quadrilatère entre Chartres, Etampes, Orléans et Châteaudun. Elle s’étend sur les départements de l’Eure-et-Loir, du Loir-et-Cher et du Loiret ainsi que sur une partie des Yvelines et de l’Essonne. Il fallait tout le talent du poète et philosophe pour rompre la monotonie du paysage et trouver de la beauté et du sens à la platitude.
Dans son roman La Terre, quinzième volume de la série des Rougon-Macquart, Emile Zola en fit aussi une belle description au fil des saisons :
« Ainsi, la Beauce, devant lui, déroula sa verdure, de novembre à juillet, depuis le moment où les pointes vertes se montrent, jusqu’à celui où les hautes tiges jaunissent. Sans sortir de sa maison, il la désirait sous ses yeux, il avait débarricadé la fenêtre de la cuisine, celle de derrière, qui donnait sur la plaine; et il se plantait là, il voyait dix lieues de pays, la nappe immense, élargie, toute nue, sous la rondeur du ciel. Pas un arbre, rien que des poteaux télégraphiques de la route de Châteaudun à Orléans, filant droit, à perte de vue. Et rien d’autre que trois ou quatre moulins de bois, les ailes immobiles. D’abord, dans les grands carrés de terre brune, au ras du sol, il n’y eut qu’une ombre verdâtre, à peine sensible. Puis, ce vert tendre s’accentua, des pans de velours vert, d’un ton presque uniforme. Puis les brins montèrent et s’épaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l’avoine, le vert gris du seigle, des pièces à l’infini, étalées dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trèfles incarnats. C’était l’époque où la Beauce est belle de sa jeunesse, ainsi vêtue de printemps, unie et fraîche à l’œil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des céréales, roulante, profonde, sans bornes. Le matin, par les beaux temps, un brouillard rose s’envolait. A mesure que montait le soleil, dans l’air limpide, une brise soufflait par grandes haleines régulières, creusant les champs d’une houle, qui partait de l’horizon, se prolongeait, allait mourir à l’autre bout. Un. vacillement pâlissait les teintes, des moires de vieil or couraient le long des blés, les avoines bleuissaient, tandis que les seigles frémissants avaient des reflets violâtres. Continuellement, une ondulation succédait à une autre, l’éternel flux battait sous le vent du large. Quand le soir tombait, des façades lointaines, vivement éclairées, étaient comme des voiles blanches, des clochers émergeant plantaient des mâts, derrière des plis de terrain. Il faisait froid, les ténèbres élargissaient cette sensation humide et murmurante de pleine mer, un bois lointain s’évanouissait, pareil à la tache perdue d’un continent. »
Un peu plus d’un siècle plus tard, les touristes, au rythme de leurs chevaux-vapeur, filent sur l’autoroute, indifférents aux champs d’éoliennes qui, depuis une quinzaine d’années, colonisent inexorablement la plaine de Beauce qu’on surnomma longtemps le grenier à blé de la France. On en dénombre aujourd’hui près de deux centaines regroupées en « fermes » (pour maintenir peut-être une connotation agricole ?). Certains Beaucerons, à l’âme poétique, appellent ces gros épouvantails à la forme futuriste, les « chandeliers de la plaine » parce qu’ils clignotent de jour comme de nuit. Chargés de transformer l’énergie cinétique du vent en énergie mécanique, ils produisent essentiellement de l’électricité.
Mais ces grands moulins blancs du vingt-unième siècle qui polluent le paysage font surtout souffler un vent de contestation. Il y a de l’électricité dans l’air d’Eure-et-Loir. N’ayant aucune compétence en la matière, je n’entrerai pas dans le débat autour des énergies renouvelables, d’autant plus vif actuellement avec le projet d’éoliennes off-shore sur le littoral breton et normand et les prochaines échéances présidentielles. Même Éole ne fait pas l’unanimité au sein des écologistes. La résistance s’organise et des associations se constituent pour combattre la prolifération des éoliennes. Détruire ou défigurer des paysages en prétendant sauver l’environnement, tel est le dilemme.
Il était un temps, au tournant du vingt-unième siècle, où je repérais encore à l’horizon la silhouette fugace des moulins de Moutiers et d’Ymonville, ils avaient parfois l’amabilité de me saluer avec leurs ailes tournant au vent de Beauce.
Qu’en pensent les descendants des « mangeux d’terre », ces paysans beaucerons stigmatisés par Gaston Couté ? Né en 1880 à Beaugency, au sud d’Orléans, poète et chansonnier, vagabond et révolté, il chantait les gueux des villes et des champs, souvent en patois de la Beauce. Dans ses mangeux d’terre, il raconte comment les propriétaires terriens de la Beauce annexaient, année après année, le chemin public, le bien commun pour leur intérêt privé. Écoutez Gérard Pierron qui popularisa Couté, dans les années 1970, en mettant en musique et en interprétant une partie de ses œuvres.
« Je r’pass’ tous les ans quasiment
Dans les mêm’s parages,
Et tous les ans j’trouv’ du chang’ment
De d’ssus mon passage ;
A tous les coups c’est pas l’mêm’ chien
Qui gueule à mes chausses ;
Et pis voyons, si je m’souviens,
Voyons dans c’coin d’Beauce.
Y avait dans l’temps un bieau grand ch’min
– Cheminot, cheminot, chemine ! -
A c’t'heur’ n’est pas pus grand qu’ma main…
Par où donc que j’chemin’rai d’main?
En Beauc’ vous les connaissez pas ?
Pour que ren n’se parde,
Mang’rint on n’sait quoué ces gas-là,
l’s mang’rint d’la marde !
Le ch’min c’était, à leu’ jugé
D’la bonn’ terr’ pardue :
A chaqu’ labour i’s l’ont mangé
D’un sillon d’charrue…
Z’ont groussi leu’s arpents goulus
D’un peu d’gléb’ tout’ neuve ;
Mais l’pauv’ chemin en est d’venu
Minc’ comme eun’ couleuve.
Et moué qu’avais qu’li sous les cieux
Pour poser guibolle !…
L’chemin à tout l’mond’, nom de Guieu !
C’est mon bien qu’on m’vole !…
Z’ont semé du blé su l’terrain
Qu’i's r’tir’nt à ma route ;
Mais si j’leu’s en d’mande un bout d’pain,
l’s m’envoy’nt fair’ foute !
Et c’est p’t-êt’ ben pour ça que j’voués,
A m’sur’ que c’blé monte,
Les épis baisser l’nez d’vant moué
Comm’ s’i's avaient honte !…
O mon bieau p’tit ch’min gris et blanc
Su’ l’dos d’qui que j’passe !
J’veux pus qu’on t’serr’ comm’ ça les flancs,
Car moué, j’veux d’l'espace !
Ousqu’est mes allumett’s?… A sont
Dans l’fond d’ma pann’tière…
Et j’f'rai ben r’culer vos mouéssons,
Ah ! les mangeux d’terre !... »
Zola aussi pointa sa plume sur l’âpreté au gain des paysans beaucerons, ce qui entraîna un accueil mitigé de son roman à sa sortie.
L’étrange silhouette d’un moulin dressé sur une colline ou posé dans une plaine m’interpelle pour des raisons principalement esthétiques et poétiques. S’agit-il du prestige d’une ruine, de la hantise d’un vestige qui interroge les hommes ? C’est peut-être plutôt la réminiscence de lectures d’enfance, les Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, notamment le secret de maître Cornille.
Les moulins à vent furent très nombreux en Beauce. Le cadastre de 1850 permet d’en dénombrer environ 800. Rendus obsolètes dès la fin du XIXème siècle par le développement des minoteries industrielles et de l’agriculture intensive, la plupart ont disparu au cours du XXème siècle.
Une profonde amitié tissée avec un couple d’ariégeois, que le destin amena à accomplir leur valeureuse carrière d’enseignant en Eure-et-Loir, éveilla ma curiosité et me permit de trouver un charme inattendu aux paysages beaucerons, et un intérêt pour ses moulins.
J’eus ainsi la chance de rencontrer à plusieurs reprises Marcel Barbier, le dernier meunier de Moutiers-en-Beauce, un personnage attachant haut en couleurs. Je partageai ses précieux commentaires lors de la venue des élèves de mes amis enseignants. Ma curiosité m’amena à visiter avec un collègue les moulins de sa terre natale du Lauragais, de conception tout à fait différente. L’amour de son métier conduisit Marcel Barbier à voyager aux pays des moulins, Anjou, Bretagne, Flandres françaises, Belgique, Pays-Bas. On retrouve son érudition pratique sur la meunerie dans un livre de témoignages recueillis par un groupe de recherches sur les traditions populaires en Beauce.
Le grand Brel armait une cathédrale flamande de voiles et de mâts pour voguer vers les Marquises. Écoutez le brave meunier deviser sur le vent du haut de sa « barque amirale ». Il y a plus de quarante ans, le temps avait changé … déjà !
Le moulin typique de Beauce, de taille modeste, n’excédant pas 12 mètres de hauteur, est entièrement construit en bois et repose sur un ensemble de poutres triangulées, la croisée posée sur quatre socles de pierre. Sur cette croisée se dresse le corps principal du moulin, une cage parallélépipédique tournant sur un axe nommé bourdon. Une queue latérale ou guivre permet au meunier d’orienter le moulin face au vent en faisant pivoter la cage.
Le moulin possède deux niveaux. L’accès à l’étage inférieur s’effectue par un escalier de bois solidaire de la queue. Il servait de magasin et de bureau où Marcel Barbier tenait ses comptes. De nombreuses cartes postales tapissaient les murs, des moulins évidemment, envoyées en guise de remerciement par d’anciens visiteurs.
Une échelle et une trappe permettent de monter au deuxième étage qui renferme tout le mécanisme et notamment les deux meules (une tournante et une dormante) de pierre, alimentées par une trémie, qui écrasaient le grain pour produire la farine.
Traditionnellement, les ailes, d’une longueur moyenne de six mètres, étaient tendues de toiles, mais vers 1840, la plupart des moulins s’équipèrent d’un système à lames de bois mobiles dû à l’ingéniosité de Pierre Théophile Berton, mécanicien à Montmartre (plusieurs moulins se dressaient sur la célèbre butte), qui eut l’idée de faire pivoter les lattes depuis l’intérieur du moulin en actionnant un système de biellettes, et modifiant ainsi la surface de prise au vent.
Un décret-loi de 1935 porta un coup fatal à la meunerie traditionnelle en limitant la production de farine. Le moulin connut encore une activité importante durant la seconde guerre mondiale avant de devenir uniquement et définitivement un lieu de visite.
Marcel Barbier, souvent accompagnée de son épouse, venait faire tourner le moulin quotidiennement. Ils m’avaient reçu à leur domicile, au centre du village. J’en souris encore, attendri, Madame Barbier pratiquait le canevas en prenant souvent comme modèles … des moulins.
J’avais envisagé de réaliser un film mais la santé de M. Barbier se dégrada et le sympathique meunier décéda en 1984. Comme le veut la tradition en cas de deuil, le moulin fut tourné vers la maison du défunt et les ailes arrêtées en croix.
Comment ne pas penser aux vers de Gaston Couté, fils lui-même d’un meunier de Meung-sur-Loire, qui écrivit quelques poèmes de circonstance :
Les moulins morts
« On vient d’arrêter le moulin
Qui chanta, chanta, tout le jour,
Son refrain tout blanc, tout câlin
En faisant son œuvre d’amour…
Et je suis là, ce soir, mon Dieu !
Gisant quelque part, au milieu
Du moulin où plus rien ne bruit…
Avec mon cœur pareil à lui !…
L’odeur du buis, le son du glas,
Un temps de neige, un soir d’ivresse
M’attristent moins que la tristesse
Des moulins qui ne tournent pas !…
Les meules ont l’air d’écraser
Du silence sous leur torpeur…
Et le blutoir ankylosé
Crible de la nuit sur mon cœur,
Mon cœur déjà si plein de nuit
Et que le silence poursuit
Toujours, toujours, depuis le jour
Où finit mon dernier amour…
L’eau coule, pleurant de langueur,
Sous la vanne aux bords vermoulus,
Comme l’inutile douleur
D’un cœur aimant qui n’aime plus…
Et ce cœur-là, mon cœur à moi,
Sentant sa peine avec effroi
En la douleur morne de l’eau,
Vient à crever d’un gros sanglot…
Holà ! clair meunier de l’Espoir
Qui remets en marche, le jour,
Le moulin qui s’arrête au soir
Comme un pauvre cœur sans amour !…
Holà ! déjà l’aube éclaircit
Le moulin… et mon cœur aussi !
Holà ! holà ! meunier qui dors,
Ressuscite les moulins morts !…
L’odeur du buis, le son du glas,
Un temps de neige, un soir d’ivresse
M’attristent moins que la tristesse
Des moulins qui ne tournent pas !... »
Ainsi encore :
Le deuil du moulin
« Le vieux meunier dort, au fond d’un cercueil
De chêne et de plomb, sous six pieds de terre,
Et, dans le val plein d’ombre et de mystère,
Le moulin repose en signe de deuil.
La nuit a drapé ses murs de longs voiles
Crêpes aux plis noirs et silencieux,
Et sur le velours funèbre des cieux
Roulent des pleurs d’or tombés des étoiles.
La voix du vent dit, dans les roseaux roux,
Un hymne au bon Dieu pour la paix de l’âme
Du défunt, et l’onde égrène sa gamme,
Lente comme un glas, sur de gros cailloux.
Les saules ont mis leurs branches en berne
Au bord du ruisseau, dans l’obscurité,
Et le sentier même est comme attristé
Par l’air douloureux et lourd qui le cerne.
Et le vieux moulin, le pauvre moulin
Dont le maître est mort un matin d’automne,
Gît parmi les champs, sous la lune atone,
Seul et délaissé comme un orphelin. »
Marcel Barbier, descendant d’une lignée de meuniers beaucerons, avait fait l’acquisition du moulin de Moutiers en 1931. Durant plus d’un demi-siècle, précautionneux avec son outil de travail, il apporta un certain nombre de transformations au mécanisme du moulin, remplaçant les pièces usées ou brisées par d’autres prélevées sur des moulins abandonnés de la région.
Après son décès, c’est son fils Edgar puis son petit-fils Nicolas qui prirent la relève et assurèrent l’animation du moulin, classé monument historique en 1988, avec l’aide de l’association des amis du moulin de Moutiers. Ces temps-ci, le moulin a mauvaise mine et il est amputé de ses ailes pour réparation suite à une fêlure dans la verge qui les porte. Une campagne de financement participatif a été lancée pour récolter les fonds nécessaires à la réparation dont le coût s’élève à 22 000 euros.
Á une lieue de là, au bourg de Levesville-la-Chenard, toisant une rangée d’éoliennes, se dresse un très vieux moulin puisque on en trouve mention au XVème siècle dans les saintes écritures des moines de Saint-Père de Chartres. Reconstruit en 1790, il entra dans la famille Barbier jusqu’en 1978, date à laquelle le dernier meunier, Fernand Barbier frère de Marcel, en fit don à la commune pour un franc symbolique.
Je connus Fernand moins expansif que son frère. Á cette époque, il arrivait qu’on dansât autour du moulin.
Il confiait que sous l’Occupation, les Allemands surveillaient les moulins car il était formellement interdit alors de moudre du blé. En 1940, démobilisé, en cachette, Fernand écrasait un peu de blé tout en gardant un œil par la fenêtre. Quand les Allemands arrivaient pour contrôler, il versait en hâte de l’orge dans la trémie.
Á un vol de perdrix, quelques kilomètres plus au sud, on peut visiter à la belle saison, un dimanche par mois, le moulin de la Garenne, le dernier des quatre moulins que comptait autrefois le village d’Ymonville. Construit en 1839, il ne cessa pas de fonctionner jusqu’en 1946, date à laquelle le dernier meunier décéda. Entretenu par une association, il est encore en bon état.
Une curiosité, dans l’enclos autour du moulin, on peut voir plusieurs anciennes cabanes de bergers. Elles étaient encore utilisées dans les années 1950 lorsque le berger partait au printemps pour ne revenir qu’avant l’hiver.
Cap vers le nord, sur le chemin du retour, je ne manque pas de faire une halte au Grand Moulin de Ouarville, ainsi nommé parce que c’est le plus imposant de la région. C’est aussi le plus ancien des moulins dont les ailes tournent encore (le dimanche et sur rendez-vous). Une médaille avec l’effigie du Roi Soleil, datant de 1681, sous la pièce maîtresse de soutien du moulin, atteste qu’une importante réparation fut effectuée à cette époque et qu’il tournait sous le règne de Louis XIV.
Au pied, l’ancienne maison du meunier a été restaurée et accueille désormais les visiteurs pour des expositions photographiques et la projection d’un film sur la restauration et le fonctionnement du moulin. Pour m’y être arrêté il y a deux ans, l’accueil y est charmant. Une aire de pique-nique a même été aménagée.
J’aime effectuer régulièrement un pèlerinage au centre de la Beauce pour voir si les derniers moulins (on en recense une quinzaine) tiennent encore le coup. Seul le tourisme, les visites scolaires et la volonté des descendants de meuniers et des associations de sauvegarde les maintiennent en survie. Les réparations sont onéreuses. En bois, ils sont de structure fragile et souffrent des forts coups de vent.
Indifférent aux éoliennes, je suis toujours ému devant ces témoins d’une France paysanne révolue. Je les quitte aujourd’hui en vous livrant la Complainte de l’estropié, un autre poème en patois beauceron de Gaston Couté, lui qui savait admirablement décrire la vie des gens de peu.
« Au vieux moulin bieauceron
Qui tourne quand la bis’vente,
Qui tourne en faisant ron ron
Coumme un chat qui s’chauffe el’vent’e,
Y’avait eun’ fois un pauv’gâs
Qu’avait pour viv’ que ses bras.
I’trimait à s’échigner,
En s’maine et même el’dimanche,
Pour qu’les mangeux d’pain gangné
N’n'ayin toujou’s su’la planche.
Mais, un jour que son moulin
Grugeait du blé pour la gueule
Des bourgeoisieaux du pat’lin,
S’fit prende el’bras sous la meule…
Et, d’pis qu’i peut pus masser,
I’s'trouv’ sans l’sou et sans croûte ;
Mais ceuss’ qu’il a engraissés,
Tous les bourgeoisieaux, s’en foutent…
Car l’vieux moulin bieauceron
Tourn’toujou’s quand la bis’vente,
Tourn’ toujou’s, en f’sant ron ron
Coumme un chat qui s’chauffe el’vent’e…
Et gn’a core eun aut’ meugnier
Qui trim’la s’maine et l’dimanche
Pour qu’les mangeux d’pain gangné
N’n'ayin toujou’s su’la planche ! ... »
On peut nourrir un certain optimisme sur la volonté de sauvegarder ces moulins quand on constate qu’il a été décerné récemment un label « patrimoine du XXème siècle », distinction officielle récompensant des réalisations architecturales du siècle dernier, à un singulier portique en béton désaffecté qui enjambe les champs de blé, sur une longueur de dix-huit kilomètres, au nord d’Orléans, outre le renoncement à sa destruction beaucoup trop onéreuse.
Il s’agit là encore d’une histoire sinon de vent, du moins d’air, qu’écrivit l’ingénieur Jean Bertin dans les années 1960.
Invention française, l’Aérotrain était un véhicule révolutionnaire de transport en commun se déplaçant sur un coussin d’air, donc sans frottement, et guidé par une voie spéciale surélevée en forme de T inversé. Pour effectuer les essais, deux tronçons de viaduc furent construits dans la plaine de Beauce, l’un, aujourd’hui reconverti en voie verte, entre Gometz-le-Châtel et Limours, l’autre qui subsiste à l’abandon entre Saran et Ruan, dans le département du Loiret.
Plusieurs prototypes furent fabriqués : l’Aérotrain 01 atteignit la vitesse de 345 km/h le 14 novembre 1967, l’Aérotrain 02 fila à la vitesse record de 422 km/h le 22 janvier 1969, le 180 HV établit en 1974 le record mondial de vitesse de transport sur coussin d’air avec 430,4 km/h.
J’eus l’occasion d’être témoin de quelques-unes de ces tentatives : c’était tout à fait impressionnant de voir ce train futuriste surgir de nulle part dans la plaine de Beauce et disparaître en un éclair à l’horizon. Il était prévu à terme, après sa commercialisation, que l’aérotrain effectuerait la liaison Paris-Orléans en une vingtaine de minutes.
Georges Pompidou, favorable à l’aérotrain, décéda en 1974. Prenant pour prétexte la politique d’austérité due au choc pétrolier de 1973, le président prétendument de la « modernité » Giscard d’Estaing stoppa net le train volant, privilégiant la technologie des TGV. La SNCF, pour laquelle l’aérotrain constituait une véritable frayeur commerciale, pouvait respirer et lancer bientôt ses lignes de TGV.
Les nostalgiques de l’aérotrain, les accros des friches industrielles et les passagers de la ligne Paris-Bordeaux peuvent voir aujourd’hui les vestiges du rail de béton surplombant les champs en bordure de l’ancienne nationale 20 et de l’autoroute A19, aux environs de Saran, au grand mécontentement probablement des « mangeux d’terre beaucerons ».
Lieu de défoulement de certains graffeurs et tagueurs (antiavortement), il inspire aussi les cinéastes, ainsi le réalisateur belge (et excellent acteur) Bouli Lanners en a fait le décor de son film Les Premiers les Derniers, une fable à l’humour absurde. Le pitch ? Dans une plaine infinie balayée par le vent, deux chasseurs de primes Cochise et Gilou sont engagés pour retrouver un téléphone mobile volé au contenu sensible. Dans cette petite ville perdue où tout le monde échoue, retrouveront-ils ce que la nature humaine a de meilleur ? Albert Dupontel, Bouli Lanners, Michael Lonsdale, Philippe Rebot, Max Von Sidow en croque-mort, ce sont peut-être les derniers hommes mais ils ne sont pas très différents des premiers, la morale de cette histoire, les paroles du Christ selon Matthieu. Le film passa un peu inaperçu mais j’avais aimé son ton décalé.
Il y a trois décennies, Yves Boisset, dans son film Canicule, faisait courir Lee Marvin dans les blés de Beauce après avoir cambriolé une banque à Chartres.
Voyez que la Beauce, plaine du Far West du Bassin Parisien, est bien moins monotone qu’il n’y paraît !
La Beauce est toujours dans le vent ! La preuve, Éole-en-Beauce est une nouvelle commune d’Eure-et-Loir née en 2016 de la fusion des communes de Baignolet, Fains-la-Folie, Germignonville et Viabon.
Bibliographie :
• Marcel Barbier meunier à Moutiers-en-Beauce, édition Le Vent du ch’min 1979
• Le moulin à vent et le meunier dans la société française traditionnelle, éditions SERG 1976
Remerciements amicaux à Denis Rigaud qui réalisa le beau reportage photographique en noir et blanc au moulin de Moutiers-en-Beauce (1981)