Archive pour août, 2021

Un écrivain, un stade : Geoffroy-Guichard par Lionel Bourg

Alors que s’ouvre la saison de football de Ligue 1, on assiste à la naissance d’une nouvelle équipe : le « Club des Écrivains ». La L.F.P., organisme de tutelle, devrait se montrer plus conciliante qu’avec le modeste club ariégeois de Luzenac, cher à Fabien Barthez, auquel elle refusa l’accession gagnée sur le terrain, pour le motif d’installations trop vétustes.
Cocasserie, ce club des Écrivains rassemble quelques gens de plume invités à nous faire partager dans une collection leur amour indéfectible pour une équipe à travers justement l’évocation du stade où elle évolue.

Couverture Geoffroy-Guichard

Le deuxième opus, consacré à l’A.S. Saint-Étienne, s’intitule Geoffroy-Guichard le vert paradis des dieux trop humains. Mes lecteurs fidèles connaissent son auteur, Lionel Bourg, je les entretins de deux de ses ouvrages à caractère autobiographique : L’Échappée* avec l’apparition à vélo d’un ange (de la montagne) qui éclaira une jeunesse compliquée, et C’est là que j’ai vécu*, la déambulation poétique dans une ville qu’il connait bien, Saint-Étienne justement.
L’épigraphe du philosophe Jean-Claude Michea me met déjà dans de bonnes dispositions. J’adorais les truculentes chroniques de son père Abel, résistant et journaliste sportif à L’Humanité et Miroir-Sprint, notamment ses anecdotes sur le Tour de France contées à Nounouchette.
La citation du fils, tirée d’un de ses recueils de billets sur le football merveilleusement intitulé Le plus beau but était une passe (boutade géniale prêtée à Cantona dans le film de Ken Loach Looking for Eric), semble écrite sur mesure pour résumer le livre de Lionel Bourg : « C’est tout au contraire un livre où l’arme tranchante de la littérature est utilisée avec une efficacité rare pour traduire le point de vue de ces classes ordinaires dont une partie de la vie ne peut être détachée d’un rectangle d’herbe magique foulé par des dieux trop humains. »
Et Michea poursuivait : « C’est donc aussi un livre, on l’aura compris, écrit pour tous ceux qui ont suffisamment d’intelligence pour se laisser émouvoir par la passion des autres. » Á bon entendeur salut !
J’ai l’impression de replonger à l’époque de la cultissime revue Miroir du Football, mon beau Miroir militant pour « une certaine idée du football » ! Dès le premier numéro de janvier 1960, le rédacteur en chef François Thébaud mettait les choses au clair : « Si vous recherchez dans nos pages matière à satisfaire l’orgueil nationaliste, l’esprit de clocher ou le culte commercial de la vedette … ne poursuivez pas votre lecture ! » Prônant le beau jeu à travers le Onze d’or hongrois des années 50, l’équipe de France de l’épopée suédoise de 1958, la Seleçaò de Pelé du Mondial 1970, ou encore le « jeu à la nantaise », le Miroir se brisa au tournant des années 70, notamment à cause, selon certains membres de la rédaction et le nouveau PDG, de son traitement trop critique à l’égard de l’A.S Saint-Étienne : « il faut transformer la revue et cesser de faire des réserves sur le style de jeu des Verts, sur la régularité de certaines décisions d’arbitrage, sur le chauvinisme du public de Geoffroy-Guichard. »
« Putain, c’est pas vrai ! Tu vas finir par la brouter, hé, la pelouse ! ». Il ne reste que quelques secondes à jouer lorsque nous découvrons Lionel Bourg éructant devant son récepteur de télévision qui va redevenir bientôt « le paisible aquarium où nagent avec béatitude les désillusions prévisibles (« à la fin, ce sont les Allemands qui gagnent… » axiome moins vrai aujourd’hui ndlr) » Nous sommes le 12 mai 1976 et l’A.S. Saint-Étienne va s’incliner 1 but à 0 devant le Bayern Munich, en finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, dans le stade d’Hampden Park de Glasgow.
« Je compris sans avoir recours à d’amples explications que tout honnête homme – j’entends tout supporter des « Verts », idiot, absurde, querelleur, méprisable, fabuleux, mirifique…- se devrait désormais d’entretenir la tombe que, déjà, des fossoyeurs hébétés creusaient afin d’y ensevelir les rêves de sa jeunesse. »
Ce match mémorable va constituer le fil conducteur du récit.
Au brouillon de jeu proposé par Patrick Revelli, succède un bouillon de culture dont l’écrivain est coutumier. En vrac, il cite Dante en langue originale : « Abandonnez toute espérance en entrant dans l’Enfer » de Geoffroy-Guichard. Jouant avec une figure de style des Chants de Maldoror, il pastiche le comte de Lautréamont, ma préférée ? : « … beau comme une panenka par-dessus les feux de la Saint-Jean au cours du temps additionnel d’une finale de Coupe du Monde… »
Allusion picturale ? Il fait référence à Nicolas de Staël qui, pourtant pas sportif pour deux sous, décide, le 26 mars 1952, d’assister dans le vieux Parc des Princes à France-Suède, premier match disputé en nocturne dans l’enceinte parisienne. Bigbang esthétique ! De retour à son atelier, il entame une série de tableaux petit format appelée Les footballeurs : « Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles voltige en plein oubli de soi, avec toute la présence que cela requiert, en toute invraisemblance. Quelle joie, René ! » écrit-il au poète René Char. Il poursuit avec « Parc des Princes », une huile sur toile de 7 mètres carrés qui a été vendue en 2019 par Christie’s pour la somme de 20 millions d’euros, montant aujourd’hui d’un transfert de footballeur très moyen !
Quels peintres, ces Français, ils perdirent ce match resté célèbre dans l’histoire de l’art ! Le onze tricolore comptait dans ses rangs de sacrés artistes, Jean Baratte, Pierre Flamion, Antoine Bonifaci, Robert Jonquet, et mon chouchou René Vignal** dans les buts. Reste gravée dans ma mémoire vive son extraordinaire parade sur un pénalty lors d’un derby parisien Racing-Red Star. J’adorais sa casquette et ses tenues : j’espérais presque que mes pulls soient boulochés, reprisés ou mités pour les recycler et prendre place entre les deux tilleuls de la cour de ma maison école, sous le feu nourri des shoots de mon frère.
Je m’égare mais n’est-ce pas aussi l’objet de ce livre de mémoire et d’émotions ? D’ailleurs, Lionel n’est pas en reste et il met en scène la chute suicidaire de Nicolas de Staël en imaginant sur de grands linges pendus aux balcons du vieil Antibes cher à Audiberti, sa chorégraphie de prestigieux footballeurs niçois de l’époque, un « Herbin en herbe », futur « vert » de légende, Pancho Gonzalez, et Ujlaki, lui aussi je l’ai vu, « Monsieur Joseph », quand il jouait au Racing, et surtout, beaucoup plus tard, presque quotidiennement lors de mes séjours chez ma tante de Sète, dans des parties de tennis ballon devant le Corsaire sur la plage de la Corniche.
On respire un instant avec le groupe Mickey 3D, originaire de la région, qui a composé une chanson à la gloire de Johnny Rep. Elle évoque le hat trick (coup du chapeau) réalisé vingt ans auparavant par le batave sexy à l’occasion d’un match retour de coupe de l’UEFA contre une équipe polonaise.

« …Ce soir on joue à la maison
Et Johnny Rep demande le ballon
Ce soir la pluie trempe les blousons
Mais Johnny Rep a marqué c’est bon.”

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Dans le clip, on entrevoit Georges Marchais, ce n’est évidemment pas ce soir-là qu’il demanda à sa femme : « Liliane, fais les valises, on rentre à Paris ! »
La présence du premier secrétaire du Parti Communiste Français n’avait rien de surprenante car, outre sa passion pour la balle ronde, l’équipe stéphanoise dégageait des valeurs teintées d’ouvriérisme qui collait même à la clientèle de Manufrance, fierté de l’industrie locale s’affichant sur les maillots.
Lionel Bourg met avec subtilité en perspective l’épopée inachevée des Verts et le déclin industriel de la région : « 1976 : le puits Charles, de Roche-la-Molière, où les recruteurs écumant les banlieues aimaient à enrôler de solides défenseurs polonais, ferme ses grilles, son trépas programmé annonçant la fin de l’extraction du charbon dans le bassin de la Loire. Couriot, aujourd’hui site du musée de la Mine, avait été désaffecté dès 1973, le puits Pigeot quant à lui, fief incontestable du stakhanovisme vanté par les émules de Joseph Staline, tenant bon à La Ricamarie jusqu’à ses ultimes émanations de grisou social en 1983 … »
Et plus loin … : « L’argent n’a pas d’odeur, prétendent banquiers et recéleurs. Celui qui circula sous les lustres de la gastronomie du coin ne put s’interdire d’exhaler un aigre parfum de combines. Caisse noire, double billetterie, liasses froissées au creux des poches, enchères, surenchères, la chute de la Maison verte alimenterait des mois et des mois la rubrique des faits divers … Il ne faut pas voir les lendemains de la gloire » avait noté Chateaubriand. »
J’avais oublié ce point de détail mais Lionel fait resurgir dans ma mémoire « l’affaire des poteaux carrés » de l’Hampden Park dont les arêtes anguleuses auraient empêché les tirs de Bathenay et de Santini de finir leur trajectoire au fond des filets allemands.
Le hasard voulut que je me promène en Écosse quelques semaines après cette finale. Je trouvai l’Hampden Park fermé, mais me hissant dans un virage, je pus découvrir l’intérieur de ce temple du football, non pas tant j’avoue pour examiner ces poteaux maudits, mais plus pour me remémorer une autre finale de Coupe d’Europe et l’éblouissante démonstration de jeu offensif offerte par le Real Madrid : victoire 7 à 3 contre d’autres Allemands de l’Eintracht de Francfort, 4 buts de Puskas et 3 de Di Stefano.
« Acquis à prix d’or, les fameux poteaux, plus sacrés aux yeux des fidèles que la croix où fut cloué leur Seigneur, sont maintenant exposés au musée des « Verts » » sous les tribunes de Geoffroy-Guichard.
En quelques pages, Lionel rappelle le parcours des Verts sur le chemin de Glasgow avec d’exaltants renversements de situation dans le « chaudron » en ébullition, et le déferlement médiatique qui l’accompagna : « Sur les planches comme à l’entrée de la surface de réparation, près du rond central ou du « cercle de craie caucasien », c’est effet de distanciation, Hamlet avait la gueule de Christian Lopez, Ophélie celle d’une égérie de Bernard Lacombe : on adore le théâtre dans la cité de Jean Dasté. »
Ô surprise, aux pages 32 et 33, on parle de moi ! -je simule l’étonnement en roulant exagérément sur le pré vert sous le regard imperturbable de l’arbitre- Pour m’avoir demandé s’il pouvait puiser dans mon blog quelques souvenirs de ma propre enfance**, je n’ignorais évidemment pas que Lionel y avait trouvé matière.
Sauf qu’il parle aujourd’hui des siens avec infiniment plus de lyrisme que moi.
C’est troublant d’ailleurs comme nos souvenirs entrent en résonance : il avait 8 ans quand il découvrit en chair et en os les « verts » des années 1950 à l’occasion d’un match amical contre Alès dans sa ville natale de Saint-Chamond. Je devais avoir 10 ans et, depuis ma lointaine Normandie, j’étais intrigué par une superbe photo en noir et blanc de l’ASSE avec en arrière-plan les tribunes vétustes de Geoffroy-Guichard et des hautes cheminées d’usines.

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C’était l’époque des frères Tylinski d’origine polonaise comme le premier des Oleksiak d’ailleurs, d’un fameux tandem de buteurs avec le futur diplomate Eugène N’Jo Léa et l’Algérien Rachid Mekhloufi qui allait intégrer bientôt l’équipe clandestine du F.L.N., d’Yvon Goujon un technicien hors-pair : ils allaient ou venaient d’être champions de France en préservant pendant plusieurs mois un record d’invincibilité sur toutes les pelouses de France.
Quelques années plus tard, Goujon rejoignit mon équipe favorite du Football Club de Rouen. Il « flambait » jusqu’à 4 heures du mat sur le tapis vert du casino de mon bourg natal, puis, le lendemain à partir de 15 heures sur le pré vert des Bruyères. Ironie, il faisait partie de l’équipe normande qui, pour le compte de la coupe Rappan 1963 (précurseur de la coupe Intertoto), infligea deux défaites au Bayern de Munich, le légendaire gardien Sepp Maïer concédant sept buts. Ce Goujon frétillant, merlu par son origine lorientaise, fut soupçonné plus tard d’être devenu maquereau !
Décidément, encore un souvenir normando-forézien : René Vernier, autre joueur vert des fifties émigra dans la ville aux cent clochers pour entraîner l’équipe rouennaise à la fin des années 1960. La saison 1967-68 tournait au cauchemar : sportivement le club sombrait dans les profondeurs du classement, financièrement, la situation était dramatique avec un déficit abyssal : le 3 mars, à 7 points du premier relégable et promis à une probable descente, le F.C. Rouen recevait Saint-Étienne, qui caracolait en tête, et lui infligea un cinglant 3 à 0. Ce fut le début d’une extraordinaire remontée, un mai 68 radieux en somme, qui valut au club normand l’honneur de la couverture du Miroir encensant son beau jeu. J’écrivis même un courrier à René Vernier qui eut la courtoisie de me répondre longuement depuis sa nouvelle résidence d’Aix-en-Provence. Les babyboomers avaient du savoir-vivre n’en déplaise aux pratiquants du like ou de la gourme injurieuse sur les réseaux sociaux d’aujourd’hui.
Bon, je ne suis pas là pour raconter les grandes heures de Robert-Diochon !
L’ASSE n’existait pour le gamin Lionel Bourg « que par l’entremise du volumineux récepteur dont le haut-parleur grésillait » :
« Ferrier temporise, donne à Rachid Mekloufi, qui s’engouffre, dribble, revient sur ses pas…
Casado, Mitoraj, Casado, Casado toujours, Mitoraj, Domingo … Mekloufi encore…Qui s’arrête, repart, prend son vis-à-vis à contrepied et, quelle passe ! un bijou ! renverse le jeu d’une transversale ébouriffante …
Rijvers à l’affût, avait flairé le coup. Il contrôle avec habileté. Dévie. Galope comme un lutin porté par les encouragements des spectateurs … Attendez je tends mon micro … »
Ma radio transistor Pizon Bros, que j’avais reçue à Noël, possédait meilleure acoustique :
« But à Bollaert … Égalisation à la Meinau … Bonal nous appelle… Penalty à Geoffroy-Guichard… » Un radioreporter azuréen imageait son commentaire : « à gauche de votre poste, soleil dans les yeux, l’Olympique Gymnaste Club de Nice, maillot rayé verticalement rouge et noir, short noir … » Mon cher F.C. Rouen revenait souvent bredouille de ses expéditions au bord de la grande bleue malgré le nom hospitalier des stades, Sauclières** à Béziers, les Métairies à Sète, Bon Rencontre à Toulon, les Hespérides à Cannes.
Il y a une vraie magie des noms, si bien que ceux des joueurs et des lieux où ils apparaissaient, ont en commun avec les noms de pays et les personnages évoqués par Marcel Proust, l’indéfectible aura dite Du côté de chez Swann. Rien de tel pour susciter le désir que ces noms qui me firent rêver, enfant.
Le même multiplex aujourd’hui entre le Groupama Stadium, le Matmut Atlantique et l’Allianz Riviera possèderait le goût insipide des cours de la Bourse.
Dans ses souvenirs de Geoffroy-Guichard, l’auteur fait une place particulière au 22 octobre 1965 : « la République des Soviets fait halte à Saint-Étienne, corrigeant les « révisionnistes » indigènes d’un cuisant 5-0 : j’y étais ! » Comme il décrit avec humour, le jeu en valait la chandelle, ce soir-là, édiles et direction inauguraient le système d’éclairage de la pelouse désormais imposé aux clubs professionnels français.
« Une foule relativement bigarrée se pressait, la « fraternelle » diplomatie russe ayant incité les adeptes du « bilan globalement positif » à réserver leurs places (mon père lui-même, plus franchouillard que partisan du folklore militaro-musical des Chœurs de l’Armée rouge, s’était laissé convaincre après délibération avec les « tontons flingueurs » du Parti), les plus initiés, les plus fervents n’ayant mis le museau dehors que pour voir enfin de leurs yeux Lev Yachine. On l’a compris, je n’étais pas le moins dévot des adorateurs ».
Malheureusement, une brume londonienne s’invita en dernière minute qui empêchait de distinguer dans l’autre surface de réparation l’araignée noire en « maillot de laine tricotée de ténèbres ». Et comme Yachine ne revint pas pour la seconde mi-temps … je peux taquiner Lionel d’avoir eu le bonheur d’admirer (autant que les gradins debout de Colombes le permettaient au gamin que j’étais) ce gardien d’exception (on disait aussi portier autrefois), neuf ans auparavant, lors d’un France-URSS remporté par les tricolores, dans les rangs desquels « verdissait » Rachid Mekhloufi.
Comme Lionel m’écrit parfois, nous sommes de vieux gosses. J’aime sa manière de « refaire le match » avec ses amis de la librairie stéphanoise du Quartier latin quand ils sélectionnaient une prometteuse équipe d’écrivains, Camus dans les buts, Valery, Fargue et Breton en demi, Julien Gracq et Barbey d’Aurevilly en attaque. « La critique littéraire sied aux nostalgiques du WM » ! J’enrage aujourd’hui d’entendre parler de sentinelle, de joueur de rupture, de pivot et plus stupide encore de joueur de vestiaire.
J’aime le lyrisme cultivé avec lequel Lionel Bourg raconte le foot et l’histoire de petits hommes verts, comme Abel Michea contait la légende des cycles à sa chère Nounouchette :
« Que n’imaginais-je, ces après-midi d’après repas que ma tante mijotait à l’italienne, les plats de ses Pouilles natales … fenêtre ouverte, nous écoutions les clameurs déferler puis se perdre aux alentours, une houle de voix éraillées et de vociférations débordant du navire qui rompait ses amarres dès que son équipage prenait l’avantage … loups de mer, armée de pirates prêts à hisser le pavillon crépusculaire au sommet des échafaudages ou des mâts de ferraille, insurgés et voyous en mal de trafics, corsaires, écumeurs, le vaisseau tanguait sous l’agitation générale, les plus hardis s’élançant dans les haubans jusqu’à hurler : « but ! », comme leurs prédécesseurs embarqués sur des goélettes criaient « terre ! » ou « à l’abordage ! »… »
Lionel Bourg, étonnant voyageur volontiers rêveur, devient un observateur réaliste et lucide si nécessaire. Il brosse un portrait de Geoffroy Guichard, fondateur des magasins Casino et acheteur du terrain où fut construit le stade à son nom en 1930 : « Paternaliste, initiateur d’une caisse de prévoyance et d’assurance-décès des gérants et employés de son entreprise, compétent, habile et, dans sa gestion, aussi roué qu’un maquignon de la plaine du Forez, son sens aigu des transactions opportunes comme des faiblesses humaines développèrent en lui l’idée directrice qu’il ne répudierait plus… Il conçut le canevas d’une méritocratie bien encadrée par des petits chefs sortis du rang, d’autant plus dévoués que la hiérarchie savait fermer les yeux quand ils utilisaient leur pouvoir à des fins peu reluisantes. Charitable, philanthrope mais, son libéralisme ne s’encombrait pas de futiles négociations, réticent à l’essor du syndicalisme, il avait rapidement compris que pour contrôler la fougue revendicatrice de ses employés, il lui fallait la canaliser, le sport s’avérant en ce sens un parfait exutoire : bon pour la santé d’ouailles imbibées d’alcool, conseillé par la Faculté de Médecine en cas de déséquilibre nerveux, véhiculant des principes fondamentaux, respect, abnégation, solidarité, sens du devoir, patriotisme de clocher … »
Adaptation moderne de l’expression de la Rome antique Panem et circenses, du pain et des jeux. En y réfléchissant, ce sont des valeurs qui seyaient particulièrement aux « Verts » de 1976. « … Les manœuvres qui transpirent le prix de leur place, les vertèbres broyées par un marteau-piqueur, ne s’enflamment pas inéluctablement pour les matamores un tantinet caractériels … Á Saint-Étienne, le sérieux s’impose. Il faut, dans les parages des principaux « crassiers » comme par le sillon carbonifère des bassins du Gier et de l’Ondaine, de la tragédie, du drame, du mélo, du Shakespeare et du Racine, du Corneille ou du Victor Hugo, de l’Edmond Rostand par-dessus le marché, l’essentiel sur le terrain, au café ou dans l’attente d’un trolleybus, consistant en un panache que chacun s’approprie. Le lundi, les Don Diègue chenus, les Richard III accoudés au zinc : -Mon royaume pour un avant-centre ! ou les Cyrano de comptoir : Á la fin de l’envoi je marque ! décortiquent la partie du week-end, s’invectivent et, au sixième apéritif, débitent des tirades qui mériteraient d’être apprises par cœur par les élèves des écoles primaires. Encanaillées ou non, les classes moyennes n’y peuvent rien : aux mains calleuses correspondent les hommes de « devoir »… » Il me semble me souvenir que c’est à l’époque de l’épopée verte que se développa, dans les médias, la notion de « douzième homme » pour nommer le public dans son entité, chargé par ses encouragements, chants et aussi manifestations hostiles envers l’adversaire, de donner une force supplémentaire aux joueurs locaux.
Lionel aime ces supporters dont, « qu’il neige ou qu’il pleuve, que le soleil brille ou non, les banderoles claquent au vent qu’un garçon de dix-sept ans (Rimbaud ndlr) avait déclaré « salubre » » Il châtie aussi « vertement » leurs exactions et violence « raison de plus pour les comprendre. Endémique, gravée dans le marbre des Tables de la Loi sociale, tantôt sourde, fulgurante tantôt, la violence n’obéit qu’aux sautes d’humeur des classes laborieuses : les belles âmes qui se drapent dans leur dignité quand des « casseurs » brisent la « paix civile », rejoignent invariablement à l’instant du tocsin les escadrons des Versaillais. » Les gros pardessus de la commission de discipline de la Ligue peuvent-ils comprendre ces lignes avant de sanctionner aveuglément ?
Dans la morosité ambiante actuelle, je pourrais, pour conclure, emprunter au philosophe Jean-Claude Michea : « L’histoire du football est un voyage triste, du plaisir au devoir. Á mesure que le sport s’est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer. En ce monde de fin de siècle, le football professionnel condamne ce qui est inutile, et est inutile ce qui n‘est pas rentable. Il ne permet à personne cette folie qui pousse l’homme à redevenir enfant un instant, en jouant comme un enfant joue avec un ballon de baudruche et comme un chat avec une pelote de laine. »
Assis sur un gradin de Geoffroy-Guichard, je m’attarde un instant encore auprès de Lionel Bourg :
« Tout s’achève pourtant. Le stade est vide. Les projecteurs sont éteints.
Interdits de séjour, les anges colorés d’absinthe veillent sur la ville comme ceux de Wim Wenders dans le Berlin de son plus beau film. Ils savent que les cages du paradis lui-même ont des poteaux carrés et que les séraphins qui s’entraînent là-haut, qui dansent ou caracolent, ne flanquent pas plus de buts aux démons pardonnés du Bayern que n’en totalisèrent les ambassadeurs stéphanois. »
Lionel Bourg écrit et décrit un football d’art et d’essai.

Geoffroy-Guichard Le vert paradis des dieux trop humains de Lionel Bourg, collection « le Club des Écrivains » MEDIAPOP Éditions
* http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
* http://encreviolette.unblog.fr/2020/10/01/ballades-stephanoises-avec-lionel-bourg/
** http://encreviolette.unblog.fr/2008/12/17/la-maison-de-mon-enfance/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/03/01/bonjour-chers-auditeurs-ou-le-commentaire-sportif/
http://encreviolette.unblog.fr/2011/02/11/la-vieille-dame-de-beziers-ou-le-stade-des-sauclieres/
http://encreviolette.unblog.fr/2008/05/06/le-stade-de-colombes/

Publié dans:Coups de coeur |on 1 août, 2021 |Pas de commentaires »

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