Ici la route du Tour de France 1951 (2)
Pour retrouver les 8 premières étapes, cliquer ici : http://encreviolette.unblog.fr/2021/06/12/ici-la-route-du-tour-de-france-1951-1/
Pour la première fois de son histoire, le Tour de France va découvrir l’Auvergne et son relief accidenté propice à quelques manœuvres d’envergure.
Un qui piaffait d’impatience depuis quelques étapes, c’était le Tricolore Raphaël Geminiani qui n’avait pas caché ses intentions belliqueuses et son vif désir d’arriver à Clermont-Ferrand, sa ville natale, en vainqueur.
« Il n’était pas un coureur qui ne soit au courant de l’opération « Gem ». Que celle-ci ait réussi dans ces conditions alors que les réactions du gros du peloton ne furent pas à négliger ne manquera donc pas de surprendre. Cela est uniquement dû, pensons-nous, à la parfaite connaissance qu’avait Geminiani des routes de la région qu’il emprunte quotidiennement ou presque à l’entraînement. Un grand coup de chapeau à Raphaël …
Signalons toutefois objectivement que Geminiani a bénéficié de nombreuses circonstances favorables.
Robic et Koblet qui s’étaient lancés à sa poursuite auraient certainement conclu celle-ci victorieusement sans les crevaisons dont ils furent victimes. Bobet très à l’ouvrage toute la journée et souffrant encore des suites de son coup de froid, l’opération collective projetée par l’équipe tricolore se trouva contrariée. Enfin, il n’est pas interdit de penser que les Italiens, Bartali et Coppi en tête, se gardèrent bien de se lancer à corps perdu à la poursuite de « Gem » car eux aussi devaient songer à ménager l’un des leurs qui n’était autre que Magni au moins aussi mal en point que notre Bobet.
Enfin terminons-en avec cette étape en constatant que l’on avait beaucoup exagéré ses réelles difficultés. Ce n’était pas de la haute montagne, de loin s’en faut. Les cols de la Moreno et du Ceyssat ne sont pas autre chose que de très longues côtes … » (Pierre Chany)
C’est tout de même dans le col de la Moreno que Geminiani a construit son succès en lâchant irrésistiblement José Mirando, l’Italien bientôt naturalisé français. En dépit d’une chute dans la descente, il l’emporte sur ses terres, en solitaire, au vélodrome Philippe Marcombes aujourd’hui disparu.
Raphaël, lui, est toujours vivant et, à l’heure où paraîtront ces lignes, il viendra de souffler ses 96 bougies dans la maison de retraite de Pérignat-sur-Allier.
J’ai toujours eu de la sympathie pour ce champion à l’esprit très combatif qui présente la particularité d’avoir porté les maillots distinctifs des trois grands Tours : le jaune du Tour de France, le rose du Giro et l’amarillo de la Vuelta et d’avoir, dans la même année, terminé dans les dix premiers de ces trois épreuves. En tant que directeur sportif, homme de défis, il apporta du panache voire de la folie à plusieurs exploits de Jacques Anquetil, notamment l’extraordinaire doublé Critérium du Dauphiné et Bordeaux-Paris.
Roger Lévêque détient toujours la toison d’or.
Samedi 14 juillet, l’étape Clermont-Ferrand-Brive explore encore en partie les monts d’Auvergne. Les difficultés sont concentrées en début de parcours. Après Chambon, les coureurs abordent l’ascension du col de Dyane que vous connaissez peut-être mieux sous le nom de col de la Croix-Morand depuis que le chanteur Jean-Louis Murat en fit son premier grand succès. Il surprit son public en mêlant dans la version studio des sons de la campagne arverne. Ronchon comme ça lui arrive, lors d’un récital auquel j’assistai, « trouvant la pente trop raide », il décida de descendre le col en déclinant tous les couplets à l’envers !
Enfant du pays, Murat ne put voir passer les coureurs, et pour cause, il était dans le ventre de sa maman. Par contre, le « brenoï » était présent, à proximité de la ferme de ses grands-parents, lors du passage du Tour de France 1959. Gamin, parce que le premier coureur qu’il aperçut s’appelait (Gérard) Saint, il en déduisit qu’il y avait du sacré dans le vélo. Passionné de cyclisme, il écrivit, il y a quelques années, Le champion espagnol*, une ode inspirée de l’Aigle de Tolède Federico Bahamontès qui remporta justement cette édition de la grande boucle 1959.
En ce jour de fête nationale 1951, le champion espagnol, c’est Bernardo Ruiz qui passe au sommet du col de Dyane avec 30 secondes d’avance sur Langarica, Bayens, Serra et Bernard Gauthier, 1 minute et 27 secondes sur Verschueren et 2 minutes sur le peloton emmené par Geminiani et Koblet..
Après La Bourboule, Ruiz effectue encore seul la montée vers La Roche-Vendeix. Dans ma Légende des Cycles, j’ai envie d’imaginer que, dans le nombreux public au bord de la route, se sont glissées quelques figures pittoresques du petit peuple « muratien » : le voleur de rhubarbe, la fille du fossoyeur, le berger de Chamablanc, Jeanne la rousse …!
À Bort-les-Orgues, au pied du Puy-de-Bort, on trouve un quatuor en tête composé de Ruiz, Gauthier, Verschueren et Baeyens, le peloton tiré par Bartali, Bobet, Koblet pointe à plus de 6 minutes.
À la sortie d’Égletons, Ruiz attaque et résiste jusqu’à l’arrivée apportant au cyclisme espagnol perturbé par la guerre civile, le premier succès d’étape depuis celui de Julian Berrendero à Pau lors du Tour 1937.
« Le chronométreur Adam (a-t-il des soucis avec son Ève ?) se trouva de nouveau en délicatesse avec ses aiguilles. Échappés depuis la côte de Tulle, derrière Bernardo Ruiz, Serafino Biagioni et Gilbert Bauvin terminaient ensemble. Adam annonça que Bauvin s’emparait du maillot jaune, mais Pierre Cloarec, directeur technique de Roger Lévêque, intervint avec assurance, clamant que son coureur conservait le paletot. Une rapide vérification de la feuille de chronométrage lui donna raison.
Un journaliste proposa alors que l’on posât au flanc des voitures suiveuses des affiches ainsi libellées : « Ne poussez pas les coureurs … Ne faussez pas la course, le chronométreur s’en charge ! »
Après la seconde erreur de M. Adam, Hugo Koblet éprouva le besoin de se manifester, pour se soustraire aux risques d’une troisième méprise, peut-être, mais plus sûrement pour éprouver l’adversaire avant que la course ne d’engageât dans les Pyrénées …
Ce fut l’extraordinaire « Exploit de Brive-Agen » qui figure dans tous les ouvrages et manuels consacrés au Tour depuis cette date. » Une étape qui sentait bon le rugby des poules de huit!
Au départ de Brive, « en attraction, on voit apparaître dans une voiture américaine du plus beau rose bonbon, le grand boxeur noir américain Ray Sugar Robinson flanqué d’une suite de neuf personnes. Le maire de la ville, M. Henri Chapelle, a bien fait les choses. Pour inaugurer le square Marcel Cerdan, il a fait appel au plus grand des pugilistes mondiaux qui arrive de Londres, où il vient d’ailleurs de perdre son titre de champion du monde face à Randolph Turpin. Qu’importe ! Le seigneurial Robinson est là, un sparadrap sur l’œil, et se mesurera le soir-même, en match-exhibition, à René Cerdan, neveu de Marcel. Lorsque Robinson apparaît aux côtés de Koblet, le délire s’empare de la foule … »
Pour le grand bonheur des photographes, Hugo semble, métaphoriquement, prêt à en découdre.
« Les spécialistes chevronnés du cyclisme, quand ils sont interrogés sur ce qu’est le plus grand exploit jamais réalisé sur le Tour de France, se partagent généralement entre le raid solitaire d’Eddy Merckx entre Luchon et Mourenx en 1969 et celui d’Hugo Koblet entre Brive et Agen en 1951. La majorité penche sans doute en faveur du champion suisse.
Il est vrai que ce qui fait le prix de cet exploit, c’est la personnalité de ceux qui se sont déchaînés durant 70 kilomètres pour lui faire entendre raison. « Dis-moi qui sont tes ennemis, je te dirai qui tu es » affirme l’adage. Ses poursuivants, ce jour-là, appartiennent au gratin d’une époque qui peut se targuer d’avoir fait éclore, en un fastueux bouquet arc-en-ciel, quelques-uns des plus grands champions cyclistes de tous les temps. Imaginez l’équipe d’Italie avec Fausto Coppi, Gino Bartali et même Fiorenzo Magni (malgré une fracture au coude) ; l’équipe de France de Louison Bobet, Raphaël Geminiani, Pierre Barbotin, Lucien Teisseire ; des individualités comme le Belge Stan Ockers, les Néerlandais Wout Wagtmans et Wim Van Est, le Français Jean Robic unis pour éviter une incroyable blessure d’amour-propre, se relayant sans le moindre temps mort et constatant avec rage et humiliation que le métronome suisse ne lâche rien. Et mieux qu’à certains moments, il leur reprend du terrain. »…
… « À l’arrivée, son avance était de 2 minutes 25 secondes auxquelles s’ajoutait la minute de bonification. Il déclencha immédiatement son chronomètre afin de vérifier lui-même l’importance de l’écart, se donna un coup de peigne et attendit calmement.
Quand il descendit de machine, Raphaël Geminiani, le cheveu rebelle et l’œil calamiteux, déclara dans un souffle : « C’est pas possible, un coureur pareil ! S’il existait deux Koblet, je changerais de métier immédiatement !…
… Une heure plus tard, il (Koblet) écoutait des disques à l’hôtel et plaisantait avec son ami Marcel Huber. Au même moment, le chansonnier Jacques Grello, rédigeant son article pour le Parisien Libéré, lui trouvait un surnom qui ne le quitterait plus : le « pédaleur de charme », une expression qui correspondait exactement à la réalité. »
Le directeur du Tour Jacques Goddet titra son long éditorial dans le quotidien L’Équipe, « Le beau cadeau de Koblet au Tour » ! En voici un extrait :
« Accordons la vedette de ce mémorable dimanche, après le sublime Hugo Koblet tout de même, à notre vraiment distingué collaborateur Grello lequel a doté le champion suisse du surnom parfait : « le pédaleur de charme ».
On ne peut mieux décrire tout ce que contient dans son style, comme surtout dans sa manière, dans son comportement, cet athlète radieux. Jamais il ne s’est dégagé d’un chevalier à vélo un tel rayonnement.
Merci Koblet du beau cadeau que vous venez de faire au Tour. Vous avez brisé les chaînes du peloton, vous vous êtes moqué des préjugés établis – prudence ! économie !- vous vous êtes libéré et du conformisme des vedettes et du cénacle où celles-ci se tiennent enfermées. C’est dans l’esprit qui a inspiré l’exploit comme dans l’inoubliable pureté de sa réalisation, le don le plus généreux que l’on n’ait jamais déposé sur l’autel du Tour. Quoiqu’il arrive, et surtout si vous devez porter plus tard le fardeau de votre effort, chaque jour jusqu’au 29 juillet, le public français à qui vous venez d’offrir ce festival magnificent, vous en dira sa gratitude…
Avec le bel Hugo, pas question de crier à l’héroïsme. Son effort ne traduit ni peine, ni douleur. C’est tout juste si, dans les 30 derniers kilomètres, le visage constamment débarbouillé, ruisselant de sueur, se marqua très légèrement. On criait à la folie, par raisonnement et la route était absorbée dans un mouvement si simple, tellement il était pur, que la vision du pédaleur de charme convainquait à elle seule.
Enthousiasmante vision ! Élancé mais solide, la taille marquée, la tête dégagée, les jambes, des cuisses aux chevilles, très rapprochées, faisant corps avec le cadre du vélo, les mains jointes à plat auprès de la potence en grimpant, curieusement retournées sur les cocottes de frein ou osées bas sur les poignées en roulant au train. Totale décontraction ! Une merveille imperceptiblement altérée par une « coquetterie » dans le coude gauche, un peu dévié, après lequel les lunettes accrochées rappelaient les habitudes du skieur ».
Pierre Chany était tout aussi lyrique dans sa fabuleuse histoire du Tour de France : « Le champion suisse était d’une suprême élégance, cela a été dit souvent. Il portait dans une poche de son maillot une éponge imbibée d’eau, un petit vaporisateur plein d’eau de Cologne et un peigne dont il se servait immédiatement l’arrivée franchie ! Parfois, il fixait ses lunettes de course à son avant-bras gauche, selon la mode des skieurs de l’époque. Son allure générale, souple et féline, dégageait une impression d’extrême facilité et seul, depuis lors, Jacques Anquetil (j’en rougis de plaisir et de fierté encore aujourd’hui !) s’est approché de cette perfection dans le style. « Le poète n’aurait pas haï le mouvement qui déplace les lignes, s’il avait connu Hugo Koblet » écrivait Pierre Bourrillon. »
Toutefois, les plus belles épopées du Tour se sont souvent jouées aussi dans la coulisse, dans le secret du peloton ou celui d’une chambre d’hôtel. Ainsi, faut-il compléter ces dithyrambes en évoquant le « fondement », au sens littéral du mot, qui transforma une banale étape de transition en chevauchée de légende.
La veille au soir, dans sa chambre d’hôtel dont furent écartés tous les curieux, Hugo souffrit d’une crise d’hémorroïdes. Pour préserver le secret de cette affection, un médecin de Brive fut mandé nuitamment. Il préconisa une incision immédiate, synonyme d’abandon ce que le champion suisse refusa d’envisager, ne serait-ce qu’un seul instant. On fit donc quérir un autre mandarin local qui suggéra un traitement associant l’aspirine, puissant anti-inflammatoire, et une pommade à base de cocaïne.
« La cocaïne sous cette forme dispose d’un effet anesthésique très puissant dont la durée d’action est, cependant, de durée limitée. Mais elle a d’autres vertus. Le pistard André Pousse, devenu célèbre comme comédien spécialisé dans les seconds rôles que lui offrait son ami Michel Audiard, a un jour expliqué à Roger Bastide, éminent journaliste sportif qui partageait souvent les virées nocturnes d’Antoine Blondin, quel usage il faisait d’une telle embrocation : « J’enduisais le fond intérieur de mon cuissard et la pommade pénétrait sous la peau. Après cela, je me sentais tout joyeux. » »**
De là venait (peut-être !) un petit peu de l’euphorie du champion suisse … Mais comme écrivait merveilleusement Blondin, « on ne peut pas être premier dans un état second » ! Ou encore, comme pestait Jean-Louis Murat : « Empêchez Balzac de boire 70 cafés par jour, et vous n’auriez jamais eu le Père Goriot » !
Le maillot jaune Roger Lévêque terminant avec le peloton des favoris conserve donc, un jour de plus, la tunique bouton d’or.
Lundi 16 juillet, la 12éme étape, 185 kilomètres entre Agen et Dax, offre un terrain accidenté entre collines et vallées de l’Agenais et de l’Armagnac. Mais l’on sait bien que les organisateurs proposent et les coureurs disposent, et après le coup du bel Hugo de la veille, rares parmi les 92 partants sont ceux qui ont des projets d’offensive.
Jacques Goddet, avec ses deux casquettes de codirecteur du Tour de France et patron du quotidien L’Équipe, voudrait de l’épique à chaque étape et, après avoir manié le dithyrambe pour le champion suisse, fustige cette fois l’apathie des favoris en écrivant en tête de son éditorial : « La révolte contre les rois fainéants est un devoir. »
Une dizaine de courageux vont sortir de leur torpeur malgré l’écrasante chaleur : d’abord un quatuor composé du Parisien Louis Caput, du Francilien Jacques Marinelli du Berrichon Georges Meunier, et de Hans Sommer équipier de Koblet, bientôt rejoint par le Tricolore Muller et André Labeylie de l’équipe d’Ile-de-France-Nord-Est, puis renforcé encore vers Condom par les Néerlandais Wim Van Est et Gerrit Voorting, le Belge Marcel De Mulder et l’excellent rouleur breton Job Morvan.
À Vic-Fezensac, les échappés possèdent 4 minutes et 15 secondes puis 12 minutes à Aire-sur-l’Adour. Le peloton continuant à musarder, on commence à compulser le classement général car le mieux classé Wim Van Est possède 14 minutes et 46 secondes de retard sur le maillot jaune.
Sur la piste en cendrée de Dax, Van Est s’impose au sprint devant le favori Louis Caput avec plus de 18 minutes d’avance sur le peloton amorphe, et dépossède Roger Lévêque de son maillot jaune. Vainqueur, l’année précédente, et second en 1951 de Bordeaux-Paris, « la course qui tue », Wim Van Est est le premier coureur néerlandais de l’histoire du Tour à conquérir la toison d’or.
Les observateurs se demandent déjà s’il pourra la conserver alors que se profile dès le lendemain l’ascension du col d’Aubisque. Le coureur du plat pays confie qu’il a déjà monté des cols … mais en voiture !
Roger Lévêque, dépossédé de son bien, n’a pas perdu son temps et dit avoir ramassé 750 000 francs grâce à sa victoire d’étape à Paris et sa rente journalière des laines Sofil sponsor du maillot jaune.
La première étape pyrénéenne entre Dax et Tarbes, bien que ne comportant qu’un seul col, l’Aubisque avec son marche-pied, le Soulor, est chargée en événements divers qui vont encore bouleverser le classement général. Cette difficulté n’intervient qu’après 137 kilomètres et 12 hommes vont s’échapper avant de l’aborder : d’abord, un trio français formé de Desbats, Brambilla et Muller, parti au km 55, qui sera rejoint au km 78 par les tricolores Geminiani et Lauredi, les « régionaux » Bauvin, Walkowiak, Deledda et Diot, le Suisse Sommer, le Belge Van Ende et l’Italien Biagioni. Ces douze coureurs possèdent à Laruns 13 minutes et 15 secondes sur le peloton.
Dans l’Aubisque, 5 coureurs se détachent : Biagioni, Van Ende, Bauvin, Lauredi et Geminiani qui franchit en tête le sommet empochant au passage 40 secondes de bonification, et s’installant à la première place du Grand Prix de la Montagne parrainé fort à propos par la marque d’apéritif Saint-Raphaël-Quinquina.
Van Ende lâche dans la descente. Au sprint à Tarbes, Raphaël Geminiani l’emporte mais après réclamation de Serafino Biagioni, il est déclassé, Nello Lauredi ayant poussé son coéquipier clermontois, geste que le règlement prohibe.
Le groupe des favoris avec Coppi, Bartali, Magni et Koblet termine à près de 10 minutes. Louison Bobet, encore mal remis, concède 2 minutes et 37 secondes supplémentaires.
Mais, au fait, où est passé le leader Wim Van Est ? De Lourdes à Tarbes, personne n’a vu le maillot jaune ! Maurice Vidal nous raconte la tragique histoire de ce pauvre Van Est, encore qu’elle se terminera pour lui à moindre mal :
« C’est que Wim est un garçon très sympathique et vraiment digne d’intérêt. C’est l’un des ouvriers de la bicyclette qui courent pour faire vivre leur famille et peinent dur dans l’espoir d’améliorer une situation que la vie leur a faite modeste.
On se souvient de sa joie lors de sa victoire de l’an dernier dans Bordeaux-Paris. Toutes ses pensées allaient à sa famille. Lui, coureur inconnu la veille, fut donc reçu dans ce petit pays de Hollande, comme un héros. La municipalité lui offrit une maison. Cette année, la malchance semblait le marquer. Dans Bordeaux-Paris, il franchissait la ligne d’arrivée du Parc des Princes, persuadé qu’il était le premier. Son désespoir fut immense lorsqu’on lui apprit que Bernard Gauthier le précédait. Lui seul, en effet, réalisait quelle somme de bien-être s’enfuyait avec la victoire dans le Derby.
Il avait pris le départ dans le Tour de France dans le même but ; il savait quelles souffrances il allait endurer, mais il pensait que les efforts ne font pas peur à ceux de sa race, celle de paysans pleins de santé physique et morale. Si vous aviez vu sa joie, au départ de Dax, revêtu du maillot jaune, objet de rêve de tant de coureurs.
Il pensait qu’il était le premier de son pays à le porter et ceci pour ses débuts dans la grande épreuve. C’était un beau coup de maître. Il n’était pas décidé à le lâcher. C’est parce qu’il avait ce dessein que, sachant Bauvin échappé et possédant une grande avance, il se lança à corps perdu dans la descente de l’Aubisque. Une première fois, il tomba pour repartir de plus belle ; il tomba encore et repartit à nouveau. Mais c’était par trop défier la montagne qui n’aime pas que l’on se moque de ses embûches.
Dans un virage, Wim, cramponné à son vélo, à son outil de travail, partit dans les airs ; l’homme et sa machine, toujours soudés, effectuaient un bond de 15 mètres, puis tous deux s’écrasaient sur une petite plate-forme de galets avant de continuer à dévaler encore d’une trentaine de mètres. On le croyait mort, mais, lui, voulait seulement remonter. Il fallut assembler de multiples boyaux pour fabriquer une corde improvisée.
Pendant ce temps, le grand Gerrit Peters, le « caïd » de tous les vélodromes européens, l’impassible Peters hurlait au bord du gouffre : « Sortez-le ! Sortez-le de ce trou ! » Et quand il vit son pauvre Wim les membres intacts, mais le cerveau et le cœur brisés, il n’eut pas la force de repartir et abandonna sur place.
Van Est ne pleura pas sur ses blessures ; il contempla son vélo qu’on avait remonté du ravin et réalisa que tout était fini, le maillot jaune, le Tour de France, la joie à la maison…
Bien sûr, ce n’est qu’un petit drame parmi tant d’autres. Mais la douleur d’un homme est si douloureuse à voir. »
Pour voir sa chute, cliquer ici : https://www.dailymotion.com/video/x7bp5c5
Le 17 juillet 2001, cinquante ans plus tard, les organisateurs du Tour de France, avec Jean-Marie Leblanc à leur tête, rendirent hommage au champion hollandais en inaugurant, en sa présence, une plaque scellée dans la roche sur le lieu-même de l’accident.
Comme je m’étais recueilli devant la stèle érigée à la mémoire de Roger Rivière dans le col du Perjuret***, à l’occasion d’une de mes pérégrinations hexagonales, je me suis arrêté quelques instants devant la plaque dédiée à Wim Van Est pour mieux comprendre l’ampleur d’une tragédie qui finalement s’acheva bien.
Au restaurant au sommet du col d’Aubisque, peut-être peut-on voir encore quelques photographies des Tours de France d’antan : sur l’une d’entre elles, Wim a apposé sa signature, probablement, à l’occasion de la cérémonie en son hommage.
L’accident se déroula quelques centaines de mètres après le sommet du col à l’entrée du cirque du Litor, cette vertigineuse descente en balcon connue pour ses tunnels non éclairés où s’abritent parfois ânes et vaches.
En surplomb du précipice, j’essayais d’imaginer la tache jonquille minuscule dans la grisaille des éboulis, comme l’avait poétiquement décrite un journaliste inspiré. Wim Van Est mérite pour la postérité le surnom de « miraculé de l’Aubisque ».
Pontiac, la célèbre marque de montre, qui sponsorisait l’équipe du Néerlandais, profita de l’accident pour établir sa campagne publicitaire avec comme vedette Win Van Est qui racontait son expérience en décalé « J’ai fait une chute de septante mètres, mon cœur s’est arrêté de battre, mais ma Pontiac marchait toujours… » !
Van Est devint la poule aux œufs d’or de la marque visitant une quarantaine de ses boutiques. Il se constitua un capital non négligeable. Il gagna par la suite encore à deux reprises la « course qui tue » Bordeaux-Paris ainsi qu’un Tour des Flandres. Il porta encore le maillot jaune lors des Tours de France 1955 et 1958. Mais en vieillissant, il devint aussi un négociant impitoyable, « vendant » quelques courses à certains compagnons d’échappée ou racontant ses glorieuses années pour 100 euros de l’heure. Sacré Batave !
L’infortune de Wim Van Est profita au valeureux lorrain Gilbert Bauvin :
« Et pourtant, intervenait Bauvin avec lequel on parlait à Tarbes, alors qu’allongé sur son lit, il regardait amoureusement son maillot jaune comme un peintre l’eût fait pour une toile, pourtant quand Geminiani et Biagioni ont foncé dans la descente de Soulor, pensez-vous sincèrement que je devais les laisser prendre du champ et perdre la première place du classement général que je savais à ma portée ? Ah ! non, par exemple ! Plutôt crever sur place que de céder !
Bauvin ne mêlait pas la grandiloquence à son aveu : il n’était pas Horace, il restait, par sa mine éveillée, son front dégarni, ses tempes dégagées, sa frimousse charmante, le Pierrot de notre Tour, un Pierrot jaune en la circonstance … » (Le Roman du Tour par Félix Lévitan)
Hugo Koblet s’inquiète un peu de concéder au classement général un retard de près de 13 minutes sur Bauvin et plus de 6 minutes sur Geminiani, deux excellents coureurs … vaillants retraités aujourd’hui car le valeureux Lorrain accuse le mois prochain 94 printemps !
Mercredi 18 juillet, seconde étape pyrénéenne, sous un soleil de plomb, les 88 rescapés quittent Tarbes pour rejoindre Luchon avec l’ascension de la trilogie des « juges de paix chers au dessinateur Pellos, Tourmalet, Aspin et Peyresourde.
Pour Gaston Bénac, dans le Miroir des Sports, on y voit plus clair :
« La haute montagne a parlé et on commence enfin à y voir clair dans ce Tour 1951. Il aura fallu 15 jours et 14 étapes pour voir enfin à la tête du classement général un des cinq grands, un des favoris de la grande épreuve. Ce qui démontre bien qu’avec plusieurs vedettes au départ, les étapes de plaine ou de faible montée ne peuvent que fausser les idées des sportifs ou les faire languir en permettant aux coureurs de moindre importance de tenir la rampe au premier plan, pendant quelques jours, et il est assez curieux de constater que les trois étapes les plus sportives avant les Alpes, celle de La Guerche à Angers contre la montre, l’échappée solitaire de Souillac à Agen et l’escalade des trois cols pyrénéens sont revenues au même homme, à Hugo Koblet.
Jamais ce maillot jaune ne fut aussi bien porté et jamais tâche d’adversaire du leader n’a été aussi malaisée. Pour avoir attendu l’explication entre grandes vedettes, l’émouvante journée d’hier ne nous est apparue que plus belle, plus passionnante. Cette étape du Tourmalet comptera parmi les plus grandes auxquelles il m’ait été donné d’assister depuis des années…
Pourtant, à Barèges, si l’on excepte l’échappée de Diederich, un peu en marge de la course d’ailleurs, les pointes lancées par Goasmat et Meunier, le groupe compact des prétendants paraissait assez peu résolu à lutter. Mais que faire lorsque le pourcentage du col devient sérieux, si ce n’est tenter de lâcher les camarades ou abandonner la lutte pour la première place ?
Immédiatement, nous pûmes constater, debout sur nos voitures, avides de juger et jauger les forces et la forme de chacun, que Fausto Coppi était redevenu le grand Coppi. C’est lui qui engageait le fer, c’est lui qui faisait le forcing, mais Koblet répondait à cette attaque, ainsi que Lucien Lazaridès et le fougueux Geminiani, tandis que Bartali résistait du mieux qu’il pouvait. Lutte magnifique dans laquelle Koblet, victime de crevaisons, était éliminé au Tourmalet, peu avant le sommet qui voyait Coppi, maître de lui, sprinter et plonger dans la descente.
On pouvait redouter l’appréhension de Fausto dans la descente de Sainte-Marie-de-Campan, après ses chutes nombreuses (et l’accident mortel de son frère au Tour du Piémont ndlr). Il n’en fut rien. Coppi descendit très vite et se libéra des ripostes de l’arrière, sauf d’une…
En effet, Koblet, ayant changé en toute hâte le boyau de son vélo, rejoignait en descente les poursuivants de Coppi et, dans Aspin, il rejoignait le recordman du monde de l’heure.
Nous devions assister, alors, le cœur serré par l’émotion, à un match au finish entre deux des plus grands champions du cyclisme routier. L’ancien au rythme retrouvé et le nouveau, le jeune athlète helvète. Ah ! la magnifique lutte entre deux hommes bien résolus à ne se faire aucune concession. Qui allait l’emporter ? C’était le match nul en haut d’Aspin, le match nul en haut de Peyresourde, le match nul à Luchon en abordant les allées d’Étigny et seul le sprint décida : Koblet vainqueur de Coppi par une longueur.
Cette étape comporte de nombreux enseignements. Elle met en évidence les aptitudes de forme des grands grimpeurs, très près les uns des autres, Coppi, Koblet, Bartali, Lucien Lazaridès, parmi lesquels il faut chercher le vainqueur du Tour, et plus que jamais, on se pose la question : Koblet ou Coppi ? Car les deux autres ne pourront doubler victorieusement le cap de la course contre la montre. Geminiani n’a pu poursuivre son rythme dans le troisième col, il n’est pas l’homme des efforts prolongés.
Des hommes ont perdu hier, à mon sens, tout au moins le Tour de France 51. D’abord Bobet qui, à moins d’un miracle, ne pourra combler son retard sur des hommes aussi forts que Koblet, Coppi et Bartali. Un autre ensuite a perdu également le Tour dans les grands cols, dans ces cols (ou plutôt leur suite sur Saint-Gaudens), où il avait, l’an dernier, conquis le Tour de France. On devine qu’il s’agit de Fiorenzo Magni. Ockers n’a plus son mordant de l’an dernier et le sort de Barbotin est intimement lié à celui de Bobet. Battus aussi Bernardo Ruiz, et Lauredi dont on attendait mieux. Nettement battu aussi Robic dans son élément essentiel pourtant. Battus, enfin, les petits Belges et la cohorte de porteurs d’eau italiens qui finissent très loin.
Sous le ciel bleu des Pyrénées, une immense clarté est tombée hier sur le peloton du Tour, jusqu’ici plongé dans une uniformité grise. »
Dans son Roman du Tour, Félix Lévitan écrit : « Le bel Hugo a sprinté le long des allées d’Étigny. C’était sa façon de signer la pièce du jour … Elle avait eu pour canevas les cols pyrénéens, qui, de Luz à Luchon, enjambent les gaves aux eaux limpides. Dans un décor à la mesure de son talent, Koblet avait souligné, à coups de pédale, la grandeur du Tour de France. Il était né pour en célébrer les mérites. Dans les odes qu’il avait entonnées à la gloire de la course, il avait mis plus de lyrisme que les auteurs des années précédentes, plus de lumière, plus d’élégance. Fausto Coppi est Manolète, Koblet Luis Miguel Dominguin. Le duel des toréadors a trouvé dans cette montagne humide un prolongement inattendu. À la sévérité du visage tourmenté de Coppi, Koblet a opposé son sourire radieux. Au corps étiré du « campionissimo », sa plastique harmonieuse. À ses cheveux plats, ses boucles blondes. À ses yeux sombres, son regard de faïence, à ses inquiétudes, sa confiance, à son jeu étudié ses improvisations. Il n’a pas frappé le sol du talon comme le dieu triomphant de l’arène. Il n’a pas réclamé la queue, les oreilles. Il a gentiment tendu la main à Fausto, le vaincu, et à Bartali, ce roi d’antan encore accroché à ses basques, le bouquet de la victoire. Il n’a gardé au terme de sa chevauchée fantastique que le maillot jaune arraché à Bauvin. Et sur ses épaules, ce n’était plus un vêtement de laine, mais une tunique d’or … »
Elle ne tient cependant qu’à un fil car le champion suisse ne possède au classement général que 21 petites secondes sur Gilbert Bauvin et 32 sur Raphaël Geminiani qui devient de fait le leader de l’équipe de France, Louison Bobet pointant désormais à plus de 17 minutes.
Fausto Coppi, quatrième à 5minutes et 9 secondes de Koblet, est encore dans la course.
« Allongé dans sa chambre aux volets clos, Fausto Coppi a fermé les yeux. Il revit la montée du Tourmalet. Il a conscience de n’avoir rien négligé. N’a-t-il pas assuré un train rapide propre à écœurer ses rivaux ? N’a-t-il pas sprinté désespérément lorsque Koblet a mis pied à terre pour changer un boyau défaillant ? N’a-t-il pas foncé dans la descente, dominant ses appréhensions, oubliant les conseils de prudence, les promesses à sa femme, celles à sa mère, oubliant jusqu’au souvenir du petit Serse allongé, la tête bandée, sur son lit de mort ..
N’a-t-il pas, au-delà de Sainte-Marie-de-Campan, abordé le col d’Aspin, le col des fanatiques (rapport aux incidents du Tour 1950 qui provoqua l’abandon de l’équipe d’Italie, ndlr), en arrachant à ses muscles tout ce qu’ils contenaient encore de forces en réserve ?
– Si, Fausto, tu as fait ton devoir.
C’est Mme Coppi qui, devinant ses pensées, a prononcé ces quelques mots d’une voix altérée, en promenant une main légère sur le front soucieux de son mari.
Elle tient un rôle malaisé, Mme Coppi. Elle désirerait de toutes ses forces que ce cauchemar fut achevé, que Fausto prit la décision de fuir ces milieux qui ont fait sa fortune et sa gloire, mais qui lui ont aussi arraché un frère aimé. Elle l’a dit à Fausto, elle l’a supplié et alors qu’elle allait triompher, elle a perdu la partie :
– Je ferai encore ce Tour de France.
Aujourd’hui, dans ce Luchon grouillant de montagnards mêlés aux estivants, il lui apparaît sage de ne pas se plaindre, sage de consoler Fausto dont la déception est intense :
– Oui, Fausto, tu as fait ton devoir !
Rien n’était plus exact, en vérité.
Sa lutte corps à corps avec Koblet, il l’avait menée farouchement, et si de nouveaux lauriers ne l’avaient pas couronné, c’est que l’heure du triomphe était passée…
Aucune amertume, dans cette constatation, rien qu’une grande franchise librement exprimée :
– Il est meilleur que moi !
– Il est plus jeune, Fausto, c’est tout …
La tendre Mme Coppi a souri, mais Emilio Colombo, le petit masseur aux formes rondes et au verbe fleuri, n’a pas eu la même réaction :
– Non, Fausto, il est simplement au summum de sa forme, alors que toi, tu grimpes la pente pour y arriver. Laisse faire, le Tour n’est pas fini, il faiblira à l’heure où tu exploseras. Oui, rien n’est terminé, laisse faire, Fausto, ne te tracasse pas, oublie les Pyrénées, oublie qu’il a le maillot jaune, tu auras ta revanche, et elle sera éclatante.
Fausto a refermé les yeux. Il a esquissé une moue et n’a plus prononcé une parole, mais on a lu dans ses pensées :
– Des mots tout ça, des mots …
Ainsi, au-delà même du champ clos de la bataille, Hugo Koblet continuait à triompher de son rival, tandis qu’il se promenait dans les rues de Luchon, signant des autographes, achetant des cartes postales.
– C’est ma façon de me désintoxiquer !
Ah ! l’ardente et folle jeunesse.
– Il paiera ses erreurs.
Tous les vieux du Tour en ont sentencieusement convenu en le regardant, étonnés, déambuler en ville.
Mais Hugo a eu le mot de la fin :
– Parlez, parlez toujours … Je n’ai, paraît-il, commis que des folies depuis le départ de Metz, hein ? » (Le roman du Tour de Félix Lévitan)
« Luchon-Carcassonne par le col du Portet d’Aspet, voilà le menu offert aux coureurs pour leur permettre de récupérer des fatigues de la grande étape pyrénéenne.
Certes, le Portet d’Aspet n’a rien de comparable avec le Tourmalet et sa position en début d’étape n’incitait pas les « géants » à jouer gros jeu, quand même, il fallait le monter !... (je confirme pour avoir effectué son ascension plusieurs fois notamment par le versant abordé !)
En fait, le Portet d’Aspet fut escaladé en groupe et seul, en tête, Bartali fournit un sprint au sommet afin de donner un peu de spectacle aux 5 000 spectateurs(commingeois et ariégeois) qui s’étaient déplacés, malgré la chaleur. Car il faisait très chaud, trop chaud sur la route de Carcassonne, une chaleur étouffante qui précipita les abandons de Michel, Guégan, Goldschmidt –malade- et provoqua la défaillance de Van Steenkiste, Desbats, Carle et Bonnaventure, autant d’hommes qui arrivaient très attardés sous les murs crénelés de la Cité, frôlant la limite extrême de l’élimination.
La bataille pour la première place s’est déclenchée à 35 kilomètres de l’arrivée, sur un démarrage de Jean-Marie Goasmat et Diot, bientôt rejoints par Rosseel, Decock, Caput, Germain Derijke,Raoul Rémy, Dekker, De Hertog, Serra, Brambilla, Giguet, Lucien Teisseire, Biagioni, Jean Dotto, Van Ende et Kemp.
Aux portes de la ville, on envisageait une arrivée au sprint et chacun s’accordait pour prévoir un succès de Caput, mais Rosseel, déjà vainqueur à Limoges, surprit ses adversaires par son attaque soudaine. Quatre Belges se trouvaient dans le groupe de chasse qui, appliquant l’esprit d’équipe, annihilèrent les efforts de Lucien Teisseire le plus ardent des chasseurs. »
Sur la piste du vélodrome de la Cité, un an plus tard, allait se révéler un futur grand champion en remportant le championnat de France sur route des amateurs. Dois-je vous dire son nom ? Il m’est très cher et Pierre Chany osa comparer son style à celui d’Hugo Koblet !
La seizième étape de Carcassonne à Montpellier, 192 kilomètres, a le profil d’une étape de transition encore que certains baroudeurs pourraient profiter des traîtrises du parcours qui sinue dans les vignobles du Minervois et les raidards de la Montagne Noire.
Le ciel bleu et la chaleur étouffante incitent les suiveurs au farniente … sauf Pierre Chany :
« L’ambiance était calme, la journée torride. La première heure s’était écoulée monotone, le peloton ayant gravi sans hâte la montée conduisant au col des Usclats, sur les contreforts des Cévennes. Le Tour avançait dans la fournaise, au cœur d’une région aride, calcinée par le soleil. Aux rares points d’ombre, retentissait intense le crincrin des cigales et les ultrasons se combinaient aux ultra-violets pour éteindre les énergies. Sur le coup de midi, plusieurs journalistes attablés dans la fraîcheur d’un restaurant de campagne dégustaient des écrevisses à la nage et s’abreuvaient de vin frais, quand un motocycliste fit irruption, porteur d’une incroyable nouvelle. L’homme toutefois, en l’occurrence moi-même, entendait ménager ses effets.
– Bravo les gars ! C’est la tragédie derrière, et vous bâfrez !
– La tragédie ? répéta sans aucune conviction l’un des convives, levant le nez de son assiette.
– Zaaf a cassé la baraque. Coppi est lâché !
Un éclat de rire accueillit la nouvelle.
– Zaaf … Coppi … et Francis Pélissier, non. Allez ! Bois un verre avec nous au lieu de débloquer. Ce rosé est extra.
J’insistai :
– Je vous assure … C’est vrai… Fausto en a pris un coup derrière les oreilles. Il va peut-être abandonner.
Les écrevisses restèrent dans les assiettes et le Saint-Saturnin dans les pichets !
L’attaque inattendue s’était produite dans la descente du col des Usclats, sous la forme d’une poussée du modeste Zaaf. La canicule l’inspirait cet homme. L’affaire n’aurait eu aucune conséquence fâcheuse, si Hugo Koblet, très vigilant, n’avait aussitôt réagi. Sa riposte avait entraîné celle de Geminiani, puis de Barbotin, de Bernard Gauthier et de Marinelli, auxquels s’étaient joints Labeylie et Léo Weilenmann. Le champion italien, pris de vitesse, céda du terrain. Malgré l’aide rapide de Milano, il ne parvint pas à effectuer une jonction suffisamment rapide avec le groupe de tête et fut rejeté dans le groupe principal. Alors le campionissimo se laissa glisser aux dernières places, puis coupa son effort au 93ème kilomètre !
Alfredo Binda rassembla immédiatement Milano, Pezzi, Biagioni et Carrea, afin de lui fournir une escorte, et pour l’empêcher de sombrer définitivement. Inondé de sueur, le teint blafard, Fausto pédalait dans un état de semi-inconscience. De temps à autre, il était pris de vomissements. Ses gregarii l’assistaient de leur mieux, avec un zèle discret, tempéré par la pudeur. Sans eux, il eût abandonné et, dans l’hypothèse contraire, il eût été éliminé à coup sûr, car la déroute prenait déjà des proportions catastrophiques.
L’arrière-garde traversa ainsi la plaine du Languedoc transformée en rôtissoire. Il n’y avait pas un souffle d’air, et les kilomètres semblaient interminables. Le calvaire dura près de trois heures. Quand le groupe des attardés atteignit enfin Montpellier, Hugo Koblet, vainqueur de l’étape, avait franchi la ligne depuis 33 minutes ! Le campionissimo évitait l’élimination pour quelques secondes. Ayant mesuré le temps sur mon « chrono », j’eus l’impression, alors, que les officiels se montraient bienveillants. Selon mes calculs officieux, Coppi, en effet, avait coupé la ligne trois secondes après le délai de l’élimination, mais l’affaire en resta là. »
Les années se suivent et ne se ressemblent pas : c’est dans la même contrée que Zaaf avait défrayé la chronique du Tour 1950 avec sa fausse vraie cuite au pied d’un platane sur la route de Vendargues, cette fois-ci, il est fier de confier aux journalistes comment il a contribué à la défaillance de Coppi :
« Il fallait que je trouve des « alliés » car lorsque je partais, je n’avais personne pour mettre le frein dans le peloton. J’ai donc été voir les Italiens; j’ai un ami chez eux : Fausto Coppi qui est venu chez moi, déjà, en passant à Alger. Je leur ai proposé un pacte. « Voilà, moi je pars, vous faites semblant de me pour¬suivre, et vous venez deux ou trois avec moi, les autres font le frein et nous roulons dur jusqu’à l’arrivée ». Coppi avait dit aux autres : « Zaaf est brave, nous pouvons l’aider. » Mais les Italiens ne m’ont jamais laissé gagner une étape, ils ont même violé notre pacte, ce qui leur a fait perdre le Tour de France…
Le jour de l’étape Carcassonne-Montpellier, c’était un jour de grosse chaleur. On arrivait à l’étape de repos, et tout le monde semblait vouloir dormir et chasser la « canette ». C’était pour moi le bon moment. Je m’arrêtais à une fontaine pour me laver, remplir mes bidons, et j’allais trouver mes complices italiens pour leur donner le signal : « Je pars… vous me suivez! »
— Pas encore… Zaaf, pas encore, il est trop tôt!
J’étais déçu, ils ne comprenaient rien. Je tentais de leur expliquer :
— Je dois partir maintenant à 150 kilomètres de l’arrivée, je prends un quart d’heure d’avance, car s’il y a bagarre en fin de parcours, je perdrais dix minutes sur le peloton, mais il m’en restera toujours cinq d’avance.
— Non! Non! Mollo ! Mollo! s’obstinaient à me répondre les Italiens. Nous partirons à 40 kilomètres de l’arrivée.
C’était ridicule! Une échappée de Zaaf à 40 kilomètres de l’arrivée n’est pas une échappée de Zaaf… Et puis, à 150 kilomètres du but, on m’aurait laissé partir, en se disant : « Ce pauvre Zaaf va encore se fatiguer pour quelques primes, et ensuite s’effondrer ».
Mais à 40 kilomètres, j’aurais trouvé trop de candidats pour m’accompagner. Je n’étais pas client pour faire le jeu d’un « suceur de roue » qui m’aurait réglé au sprint.
— Si vous ne respectez pas notre accord, je pars seul, maintenant, et je casse la baraque.
Mon avertissement les a seulement fait rire, et ils m’ont « charrié ». Alors, je me suis mis en colère, et j’ai profité d’un moment où le peloton freinait pour se ravitailler en canettes, et satisfaire d’autres besoins, j’ai foncé pendant 15 kilomètres, et la colère me donnait des forces. Je me suis retourné, et j’ai aperçu un petit peloton qui revenait sur moi… « Ça y est, je me suis dit, ils ont encore lâché les « chiens »… Ils ne me laisseront pas mener mon affaire jusqu’au but… ».
Et cependant, j’avais mis toute mon énergie pour creuser le trou…
Ce peloton se rapprochait, et quelle ne fut pas ma surprise de voir Koblet, lui-même, m’arriver sur le dos avec Geminiani, Lucien Lazaridès, Bernard Gauthier et Barbotin.
J’étais plutôt fier!… Les seigneurs se dérangeaient eux-mêmes pour venir me mater, ils n’envoyaient pas leurs domestiques.
Je n’ai pas tenté de résister, seul contre cinq, je ne pouvais rien, surtout avec ce genre « d’avions », cela fait plutôt du bruit !…
Ils vont « couper » après m’avoir rejoint, pensais-je en moi-même, mais pas du tout, Koblet, sur son élan, a continué avec les tricolores dans sa roue…
Après tout, puisqu’ils m’avaient fait l’honneur de me pourchasser, je ne pouvais pas, par politesse, me désintéresser de cette visite, et j’ai pris mon tour au relais. J’ai compris qu’il devait se passer quelque chose derrière,
J’ai flairé le désastre qui guettait les Italiens, j’avais donc réussi, J’avais bien cassé la baraque, et puisque les Italiens n’avaient pus tenu leur parole, je n’avais pas à les ménager. Je menais le plus fort du peloton avec Koblet. Le maillot jaune était seul contre les Français, je tentais donc une alliance avec lui : « Tu me laisses gagner l’étape, et je te laisse gagner te Tour de France!… »
Koblet aurait sans doute été d’accord, mais il roulait trop vite pour moi, et je n’ai pas pu tenir sa roue. J’ai été décroché. J’ai vu passer devant moi Bartali et Bobet, ils roulaient comme des fous… « Ils sont pressés, ceux-là, derrière, il doit y avoir la débandade!… »
Je ne me trompais pas. J’ai vu arriver Magni, tout furieux. Il n’était pas content, parce que j’avais mis le feu.
Mais, moi, j’étais content, et pour ennuyer Magni, je me suis encore accroché à sa roue… quelque temps, puis après je l’ai laissé filer…
Et je les voyais les uns après les autres me rejoindre, et ils me disaient tous en passant des sottises… Pour me démoraliser, ils me criaient :
— Te voilà bien avancé, tu es largué maintenant, et tu seras éliminé ce soir… ».
Et moi je leur répondais :
— Je ne suis pas largué, je me repose, pour pouvoir recommencer demain. »
Et je savais que je ne serais pas éliminé, car Coppi et toute l’équipe italienne (sauf Bartali et Magni) étaient loin derrière. A l’arrivée, on me précisa même qu’ils seraient peut-être tous éliminés. Décidément, m’avoir trahi ne leur portait pas bonheur aux Italiens…
Coppi, le soir, est venu me dire :
— Zaaf, ce n’est pas gentil ce que tu as fait, car tout cela est arrivé par ta faute…
Je lui ai répondu :
— Fausto, les vrais responsables, ce sont tes coéquipiers qui n’ont pas tenu leur parole. J’avais prévenu que j’attaquerais, je ne vous ai pas pris en traître, mais vous n’avez pas voulu me prendre au sérieux ! Je suis désolé, mais je me suis fâché… et voilà le résultat.
A partir de ce jour, j’avais établi solidement ma réputation de « casseur de baraque » aux dépens de mon ami Fausto Coppi.
Mais j’allais avoir l’occasion de lui faire oublier ses malheurs... »
Hugo Koblet, maillot jaune, vainqueur d’une quatrième étape sur le circuit de l’Esplanade à Montpellier, semble, d’ores et déjà, avoir gagné le Tour, alors que nous en sommes aux deux-tiers de l’épreuve. Seul, Raphaël Geminiani, qui pointe à 1 minute et 32 secondes, semble pouvoir encore contester sa suprématie.
En ce jour de repos à Montpellier, je vous invite à vous détendre en lisant l’étude sociale du peloton effectuée pour L’Équipe par l’humoriste chansonnier Jacques Grello, celui-là même qui a inventé pour Koblet le sublime surnom de « pédaleur de charme » comme il y a des chanteurs de charme :
« Les coureurs qui passent avant le peloton, on les admire, ceux qui passent après le peloton, on les plaint. Le peloton, c’est tous les autres, ceux qu’on n’a pas le temps de reconnaître. Plus il y en a, moins on les voit. C’est le peloton. Et pour ceux qui sont dedans, on est tranquille. On en parle comme d’un endroit où il n’y a pas à faire de vélo.
Quand les attardés le rejoignent, on est content pour eux. Et pour Dotto qui, ce soir, ne l’a pas revu, on dit : « manque de pot. » Absolument comme s’il avait loupé son train. À croire que le peloton est un moyen de transport animé par une énergie extérieure.
On en arrive à se demander : « Qui le fait avancer, ce peloton ? » La façon dont on en parle tendant constamment à nous faire croire que ce ne sont pas les coureurs. Or, je vous l’affirme solennellement, ce sont eux !
Cet après-midi, j’ai voulu en avoir le cœur net. J’ai voyagé « dans » le peloton. Je l’ai rejoint sans effort sous l’œil envieux de Brambilla, qui a eu bien des malheurs aujourd’hui ! Mais une fois « dans » le peloton, le parcourant doucement d’un bout à l’autre, je l’ai biglé en douce, regardant tout minutieusement et, tout bien examiné, je vous en donne ma parole : ce sont eux qui pédalent. Eux tous, et sans arrêt. Et côte à côte, avec eux, dans le même vent, sous un petit crachin pas drôle (c’était vers Louvigné-du-Désert), j’ai constaté une nouvelle fois que la bicyclette, au fond, ce n’est pas tellement confortable.
Peloton ou pas, il y a la route qui monte, les bordures mauvaises, le tournant perfide, la selle qui fait mal, le guidon qui tire et la poussière, et les autos, et les kilomètres, et ces bon Dieu de pédales sur lesquelles il faut appuyer. La seule différence c’est qu’on est plus détendu qu’en tête ou en queue, on est ensemble, on parle un peu. Bayert dit des blagues, Chapatte sifflote, Koblet se peigne, Faanhof bâille, Bobet passe la main dans les cheveux ( ?) de Magni, Jean-Marie Goasmat roule en lâchant son guidon (si, si, j’ai vu ça), Rossi vous parle de son genou lent à s’échauffer, Apo change de fesse, Coppi déplie le léger rictus de sa lèvre et vous fait un clin d’œil aimable, Serra s’efface poliment pour vous laisser passer, et Lucien Lazaridès proteste avec douceur qu’on aurait pu choisir un endroit plus dégagé.
Quelqu’un dit « merde » deux fois, pour les autos qui klaxonnent derrière. Et si vous demandez à Meunier : « Comment ça va ? » il répond gentiment : « Et vous ? ».
Bref, il y a un semblant de vie sociale, mais, tout cela, toujours pédalant, ne l’oubliez pas. Et quand vous lirez que Bartali roule paisiblement, enfoui au sein du peloton, n’allez pas en déduire qu’il lit le journal comme au coin du feu. Pas du tout, et il appuie en faisant attention à tout, parce qu’un vélo ça ne tient pas debout tout seul, et Lambertini à vos ordres ou pas, faut pédaler soi-même.
Si vous cherchez un coin tranquille et où passer vos vacances, croyez-moi, choisissez autre chose qu’un peloton du Tour de France. »
* Vous pouvez écouter « Le champion espagnol » dans le billet : http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/30/ici-la-route-du-tour-de-france-1959-2/
** « Petites Histoires inconnues du Tour de France » de Patrick Fillion et Laurent Réveilhac, Editions Hugo et Cie. 2012
*** Pour revivre ce drame, cliquer sur : http://encreviolette.unblog.fr/2020/08/25/ici-la-route-du-tour-de-france-1960-3/
Pour décrire ces étapes de ce Tour de France 1951, j’ai puisé dans les magazines bihebdomadaires Miroir-Sprint et Miroir des Sports But&Club, dans le numéro spécial d’après Tour de France du Miroir des Sports, avec l’aide de Jean-Pierre Le Port pour combler mes manques, dans « Hugo Koblet le pédaleur de charme » de Jean-Paul Ollivier (éditions Glénat), dans La fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneuve (Minerva), dans Arriva Coppi de Pierre Chany (La Table Ronde), dans Tour de France Nostalgie de Christian Laborde (Hors collection)
Remerciements à tous ces écrivains journalistes, photographes et … coureurs qui, soixante-dix ans plus tard, me font toujours rêver.