Mes contes de Perreau* : récit de quelques semaines hospitalières (1)
*Michel Perreau était un chirurgien orthopédiste qui accomplit toute sa carrière à Versailles. C’était un précurseur et créa le premier service d’orthopédie au Centre Hospitalier de Versailles dont il fut à la tête jusqu’en 1992. Depuis 2013, une unité du service orthopédique porte son nom en reconnaissance.
Mes plus fidèles lecteurs n’ignoraient pas que j’étais en passe d’effectuer un petit séjour à l’hôpital. Le moment est venu de vous relater cette parenthèse même si elle n’est pas complètement refermée.
Quoique cela constitue un renseignement très anecdotique dans mon dossier médical, sachez que je suis né, peu après la fin de la seconde guerre mondiale, à Forges-les-Eaux, petite station thermale du département de la Seine alors Inférieure (Maritime peu après). La prospérité des eaux de Forges connut son apogée au XVIIIème siècle et de nombreux curistes affluaient alors vers la boutonnière du Pays de Bray. Leur notoriété s’était construite, au siècle précédent, en juin 1633 précisément, lorsque sur les conseils du cardinal de Richelieu, le roi Louis XIII et la reine Anne d’Autriche, suivis de la Cour, effectuèrent une cure de trois semaines. La santé du souverain inquiétait et la reine, mariée depuis 1615, était toujours sans progéniture ce qui n’allait pas sans conséquence néfaste pour la dynastie des Bourbons.
Toujours est-il que les eaux miraculeuses de Forges permirent au roi anémié de recouvrer la santé et, mais le lien est beaucoup plus contesté, la reine mit au monde, le 5 septembre 1638, le futur roi Soleil.
Dans ma prime enfance, le thermalisme connaissait un profond déclin et ce n’étaient plus que quelques curistes qui fréquentaient la buvette en forme de rotonde, au pied du casino, pour bénéficier des bienfaits des trois sources d’eaux ferrugineuses nommées Royale, Reinette et Cardinale.
Pourtant, depuis la cour de mon école primaire qui s’était installée dans un ancien hôtel de l’établissement thermal, je voyais souvent circuler un véhicule vantant sur ses flancs une « réclame » : « Les eaux de Forges forgent les os ! ». Mon histoire ne se présentait pas sous les plus mauvais auspices.
Quand j’atteignis ma majorité civique (21 ans à l’époque), sur les ondes, le plus français des chanteurs italo-belges, Salvatore Adamo, collectionnait les succès, notamment ce slow : « Ne boude pas si tu es absente/De mes rêveries d’adolescent/Laisse mes mains sur tes hanches/Ne fais pas ces yeux furibonds… »
Émancipation, jeunesse éprise de liberté, au volant de ma pimpante Renault 4L neuve, je redescendais de la station pyrénéenne de sports d’hiver de Saint-Lary, là même où, quelques années plus tard, Raymond Poulidor accomplit, à 40 ans passés, l’un de ses plus grands exploits en dominant au bout d’une magistrale ascension le Cannibale Eddy Merckx.
Pour ma part, indépendamment de ma volonté, à cause d’une défaillance du système de freinage de mon véhicule, j’entamais une dégringolade du col à tombeau ouvert au sens littéral de l’expression. En effet, connaissant la topographie des lieux, je ne me donnais aucune chance de survie quand ma pauvre 4L sans ailes entreprit sa plongée folle dans le précipice …
Je suis là pour vous témoigner de l’accident dont je sortis a priori indemne avec quelques bonnes courbatures, presque en meilleur état physique que la championne de ski Isabelle Mir que je retrouvais aux soins dans le cabinet du docteur local.
Cependant, quelques mois plus tard, je ressentis de plus en plus fréquemment des douleurs au niveau de l’aine qui m’interdisaient la pratique du sport de compétition, en l’occurrence, le handball et le tennis. Les différents spécialistes que je consultais restaient pour le moins circonspects sur l’origine du mal. Je sollicitais l’avis de quelques éminents chefs de service de plusieurs hôpitaux parisiens. Mon cas interpellait, devenait sujet d’étude, le mystère s’épaississait au point même qu’à défaut d’être modèle nu pour les étudiants des Beaux-Arts, on m’exposa dans un amphithéâtre devant un aéropage de spécialistes et d’internes. Je ne sais pourquoi, cela me renvoyait au film culte de Christian-Jaque, Les Disparus de Saint-Agil, qui firent les belles heures du cinéma scolaire dans mon enfance avec sa brillante distribution, Erich Von Stroheim, Armand Bernard, Michel Simon et aussi le gosse Mouloudji, un des trois pensionnaires du collège fondateurs de la société secrète des Chiche-Capons qui se retrouvent chaque nuit en salle de sciences autour du squelette Martin.
Devant tant d’incertitudes, je finis par aller sonner à la porte du bon dieu plutôt qu’à ses saints. Ils étaient deux en fait, les « princes de la chirurgie orthopédique » de l’époque, les frères Jean et Robert Judet qui, en leur clinique Jouvenet dans le XVIème arrondissement de Paris, écrivaient les premières pages de l’histoire de la chirurgie orthopédique. Ils avaient réalisé, en 1946, la première arthroplastie au monde, puis, en 1947, avaient posé pour la première fois une prothèse après fracture d’un col du fémur.
La bienveillance du professeur Jean Judet, son écoute, son assurance et surtout la clarté de son diagnostic, sa notoriété aussi probablement, levèrent immédiatement mes doutes et appréhensions. De plus, sans que cela n’influe sur ma décision, le fait que son fils Henri fut médecin du Tour de France, au temps de Merckx et Poulidor, ne pouvait qu’allumer une petite lumière chez l’amoureux de la petite reine que j’étais. Je me trouvais entre les meilleures mains qui soient.
Je fus donc opéré pour une chondromatose : on me nettoya l’articulation de la hanche gauche de tous les corps étrangers plus ou moins calcifiés qui se promenaient dans la cavité entraînant douleurs et blocages.
Si je dus renoncer à quelques ambitions sportives, je pus cependant vivre une existence à peu près normale pendant quatre décennies … jusqu’à ce que Dame Arthrose, sans doute moins salope que la Miss Parkinson de l’écrivain Cavanna mais une belle garce quand même, se rappelle à mon bon souvenir en exerçant avec de plus en plus d’insistance son inexorable œuvre de harcèlement sur ma constitution pourtant robuste. Bref, elle devenait de plus en plus insupportable, s’incrustant de plus en plus fréquemment dans ma vie quotidienne.
Le temps était venu de me résoudre à l’inéluctable : la pose a minima d’une prothèse de hanche gauche. Depuis l’époque héroïque du professeur Judet, cette intervention est devenue fréquente et même presque banale. Plus sûrement que « les eaux de Forges forgent les os », les prothèses de hanche (et de genou) changent la vie des patients.
2020 devait être l’année de la renaissance physique si un pangolin asiatique et une chauve-souris n’avaient été à l’origine d’un cataclysme sanitaire contaminant la planète entière. Confinement, déconfinement, engorgement des hôpitaux, la saison n’était pas propice à une opération qu’on ne me proposa d’ailleurs pas, le personnel hospitalier étant sur le front pour enrayer l’épidémie et soigner d’autres pathologies bien plus urgentes.
Lors du premier confinement, quelles que soient les spécialités, la chirurgie fut complètement stoppée à l’hôpital Mignot de Versailles où j’avais choisi d’être opéré : plus de bloc opératoire, les salles de réveil devinrent des espaces de réanimation, tous les lits dévolus à l’orthopédie furent fermés. Tout le personnel de ce service fut dispatché sur le reste de l’hôpital.
En ce qui me concerne, le docteur S. annule mon premier rendez-vous. Il me faut prendre mon arthrose en patience. J’ai le tibia raplapla, le fémur qui sature, la hanche qui s’démanche, « ah mon dieu qu’c’est embêtant d’être toujours patraque ». Mais j’ai le moral, pour preuve, je vous offre une adaptation Covid de la chanson de comique troupier popularisée par Ouvrard entre les deux guerres :
Si le soleil d’Ariège me réchauffe les arpions, il ne les dérouille pas. Á la fin de l’été, l’épidémie semblant moins virulente, j’obtiens, pour la mi-septembre un rendez-vous avec mon futur chirurgien dans le service orthopédie et traumatologique du Centre Hospitalier de Versailles. Prise de sang, ultimes radiographies de contrôle, le docteur S. programme l’opération pour le 16 novembre 2020. Petit matériel de « charpentier du squelette » à l’appui, il m’explique le principe de la prothèse, ça a un petit côté pastiche d’un succès de Patachou sur des paroles de Georges Brassens : « mon dieu quel bonheur d’avoir un chirurgien bricoleur ». Il ne me cache pas, vu l’état de délabrement de ma hanche, que l’opération sera longue et complexe. Je suis prêt docteur !
Courant octobre, je participe à une visioconférence d’information avec les différents maillons de la chaîne opératoire, chirurgien, anesthésiste, infirmière et kinésithérapeute. Nous sommes une trentaine de postulants à des prothèses de hanche et de genou. Pour quelques-uns d’entre eux, leur niveau de maîtrise des outils numériques est aussi défaillant que l’état de leurs articulations, je sais ce n’est pas charitable de se moquer des camarades. Deux brochures nous ont été envoyées ou distribuées. D’une grande clarté pédagogique, elles fournissent des réponses précises sur les phases pré et post opératoires. Je retiens que, comme dans tout type d’intervention, le risque zéro n’existe pas, ainsi l’infection et la luxation font partie des éventuelles complications. Mais de manière bien compréhensible, les questions tournent essentiellement autour du fichu virus, la grande inquiétude du moment.
Émile Verhaeren : « Voici le vent cornant Novembre/Qui se déchire et se démembre »… comme moi. La date fatidique approche mais patatras, le chirurgien me joint sur mon portable, j’ai compris le sens de son appel sur l’instant : le virus refaisant des siennes, branle-bas de combat à l’hôpital, mon opération est reportée sine die. Casse-tête supplémentaire, je n’ignorais pas puisqu’il m’en avait informé, le docteur S. quitte, début décembre, l’hôpital de Versailles pour une clinique parisienne. Il me laisse le choix de le suivre ou de me placer entre les mains de son successeur, le docteur Dj. J’opte pour la seconde solution.
Le docteur Dj. souhaite me rencontrer le 23 décembre et nous programmons, d’ores et déjà, l’opération pour le 11 janvier 2021. Mon sentiment est d’autant plus favorable que les échos qui me reviennent à son sujet par le plus grand des hasards sont rassurants.
En effet, j’ai eu l’occasion de vous entretenir, dans d’anciens billets, de « mon maître du certif » qui est devenu par la suite un ami (91 ans l’été prochain). J’étais adolescent que je faisais sauter sur mes genoux, en parfait état de marche, un de ses enfants admiratif de ma collection de bolides miniatures. Il se trouve que le gamin s’intéressa à d’autres carrosseries et embrassa une carrière de chirurgien spécialiste de l’orthopédie et … qu’au cours de celle-ci, le docteur Dj. a effectué plusieurs remplacements dans son service !
D’un point de vue plus général, le service de chirurgie orthopédique du centre hospitalier de Versailles jouit d’une notoriété qui concilie l’activité chirurgicale moderne à l’enseignement et des publications de haute qualité.
Cette fois encore, si le pangolin (il semble être mis hors de cause aux dernières nouvelles) le veut bien, ma hanche est entre les mains d’un excellent spécialiste et, dans l’attente, je peux passer des fêtes de fin d’année avec une sérénité relative car les médias anxiogènes distillent des informations diverses et variées sur une recrudescence du virus.
Pas de nouvelle de l’hôpital, c’est bon signe… sauf que l’avant-veille de l’opération, on m’informe de son nouvel ajournement en raison d’une grève illimitée des praticiens anesthésistes. Si souffrir fait, paraît-il, partie de la rédemption, je ne suis tout de même pas adepte de la recette moyenâgeuse de l’éponge soporifique imbibée de jus de jusquiame, d’opium et de chanvre indien !
L’opération est reprogrammée pour le 21 janvier. Cette fois, c’est la bonne. Même si je ne manifeste pas d’appréhension particulière, c’est un sentiment étrange de quitter son domicile sur ses deux jambes et de prendre le volant, sachant que dans quelques heures, ce seront des actions qui me seront interdites.
Je prends possession de ma chambre individuelle juste en face du poste de soins de l’unité. Á l’usage, je constaterai que c’est un peu bruyant, en particulier la nuit, mais c’est aussi un lieu privilégié pour observer l’intense activité du personnel soignant et nourrir mon esprit curieux.
Une infirmière prend en charge mon accueil et pour commencer, m’attache au poignet droit un bracelet d’identification : nom et prénom, date de naissance et code barre correspondant à mon numéro de dossier. Au cours de mon séjour, je serai questionné maintes fois sur mon identité et le type d’intervention que je dois subir. Au début, cette insistance me paraît surprenante, douterait-on de mes facultés mentales, mais je comprends que cette mesure s’intègre dans un vaste dispositif de sécurité.
Prise de température, pouls, tension artérielle 17, serais-je moins serein que j’en donne l’air ? Pour la première fois en cette période de pandémie, je subis le test de dépistage Covid PCR avec l’introduction de l’écouvillon jusqu’au nasopharynx : même pas mal, un vrai « gars de la narine » ! J’avais tellement entendu dire que c’était douloureux, disons que c’est légèrement désagréable sans plus.
L’opération est programmée pour 14h 30 mais comme il y a quelques défections de dernière minute, il est possible qu’elle soit avancée. Je vais à la douche, revêts la blouse spéciale d’opéré, absorbe quelques comprimés, je prends congé de ma compagne puis m’assieds près de la fenêtre dans l’attente de l’heure fatidique. Dans le couloir, commence la livraison des déjeuners mais aujourd’hui, pour moi, c’est diète imposée.
Il est 16 heures, je suis toujours dans ma chambre, j’appelle ma compagne qui doit m’imaginer entre les mains du chirurgien.
Je lui prépare un sms, « je pars », que je lui envoie à 16h 30. Branle-bas de combat, un brancardier m’emmène dare-dare dans un dédale de couloirs à la lumière blafarde. Allongé, les yeux rivés sur des plafonds parfois éventrés, je ressens ma nouvelle condition de patient. J’espère simplement ne pas me retrouver au bord du Styx face au sinistre passeur des enfers Charon !
Je me retrouve cinq étages plus bas dans l’antichambre du bloc opératoire : une véritable ruche aux allures d’hôpital de campagne, ronflement des machines, bruissement des conversations. Dix à vingt soignants en blouse bleue s’activent autour des alvéoles séparées par de lourdes lanières en plastique, pour surveiller les récents opérés en phase de réveil ou préparer les prochains candidats à l’anesthésie, c’est mon cas.
Avec les masques, c’est difficile de mémoriser un regard, épisodiquement je décline mon identité, elle n’a pas changé, ainsi que la nature de l’opération que je dois subir, il s’agit toujours de la hanche gauche à laquelle un joli minois commence à s’attacher, plus particulièrement au nerf fémoral qu’on appelait autrefois nerf crural.
Je ne veux pas être opéré idiot et j’écoute attentivement les explications qu’elle dispense à deux stagiaires, moniteur de contrôle à l’appui, pour bien distinguer le nerf fémoral de l’artère voisine. Tel un chat s’amusant avec une souris, elle joue, c’est le cas de le dire, avec mes nerfs (et mes artères), la voyant passer de l’autre côté du brancard, j’ose lui rappeler qu’on est bien d’accord, c’est la hanche gauche qu’on opère ! L’humour constitue encore le meilleur remède pour masquer l’inquiétude.
L’injection effectuée, rassurante et douce, elle m’avertit que je vais partir bientôt dans la salle voisine où les chirurgiens vont faire joujou avec ma hanche (sic).
Je me retrouve encore conscient sous les feux de la rampe du bloc opératoire. Je reconnais en tête du pack médical, « mon » chirurgien, le docteur Dj. qui échange quelques mots de bienvenue avant de m’appliquer vigoureusement un masque à oxygène sur le visage et me demander de respirer profondément. Puis je ressens comme des picots s’enfonçant sur le crâne et… c’est Le Grand Sommeil sans Humphrey Bogart et Lauren Bacall !
Je reprendrai conscience quelques heures plus tard dans la salle de réveil désormais quasi déserte. Changement complet d’atmosphère : une douce quiétude a succédé à l’agitation de l’après-midi. On ne doit plus être que deux ou trois à se réveiller doucement. En surprenant la conversation entre les deux soignants présents, je comprends qu’il est 22 heures 30 : rapide calcul, j’en déduis que l’opération a duré plusieurs heures. Je pense à ma compagne toujours privée de nouvelles, la pauvre.
Je ne souffre pas. Bienveillante, la soignante qui me voit reprendre mes esprits, me rassure, l’opération s’est bien passée, ce que me confirme peu après le chirurgien lors d’un passage éclair. Seule complication qui ne l’inquiète pas outre mesure : j’ai beaucoup saigné.
Y a-t-il un brancardier dans l’hôpital ? Je patiente encore une demi-heure avant de remonter au septième ciel, du moins pour l’instant dans ma chambre au septième étage. Je saisis immédiatement mon portable pour livrer mon premier bulletin de santé à ma chère et tendre qui commençait à trouver le temps bien long. Mon moral est bon, je plaisante par texto avec ma chère petite fille pour lui dire que j’ai faim et que je mangerais volontiers les œufs mimosa dont elle raffole. Á minuit, je devrai me satisfaire d’un biscuit.
Á intervalles réguliers, j’ai la visite des infirmières qui, toute la nuit, vont surveiller tension, pouls, température, goutte à goutte et redon. Autant dire qu’il ne m’est guère possible de fermer l’œil.
Je tue le temps en comptant mes abattis. Je ne souffre toujours pas mais je crains que les douleurs ne se réveillent lorsque l’effet des analgésiques se dissipera. Je comprends rapidement que comme l’on ne gagne pas un Tour de France à l’eau claire, vous ne subissez pas une telle opération sans que l’on vous administre de puissantes substances, certes les valeurs d’éthique sont différentes. Coïncidence cocasse, je découvrirai sur ma tablette, durant mon séjour, que l’Union Cycliste Internationale vient juste d’interdire l’usage de Tramadol, un antidouleur dérivé de l’opium dont on me donne un comprimé le matin.
Puisque j’en suis à la métaphore vélocipédique, en faisant un examen rapide de ma personne, je constate que la cuisse opérée est considérablement enflée à rendre jaloux un sprinter flandrien.
J’avais été prévenu lors de la visioconférence d’information, nous ne sommes pas dans ce service pour faire la grasse matinée. Il y a une douzaine d’heures à peine, je sortais du bloc opératoire, et déjà Isabelle, l’une des deux kinésithérapeutes, m’invite à entamer le protocole dit de « réhabilitation améliorée après chirurgie » (RAAC). Derrière cet acronyme, se cachent mes premiers pas en compagnie de Taurus (du latin taureau), un robuste déambulateur à propos duquel un amateur d’art contemporain, émule de Picasso, peut éventuellement imaginer une forme très épurée de toro de lidia. Olé !
D’abord assis sur le bord du lit, je tente de me hisser sur mes jambes. Mais ni RAAC, ni même ricrac, juste patatrac ! « Bleus les yeux Isabelle a ? », je n’en sais rien, bouffées de chaleur, sueurs froides, vertige, je m’affaisse lamentablement. La seconde tentative n’est pas plus probante comme le sera encore une troisième au cours de l’après-midi. En remplacement de la rééducation, j’ai droit, en position assise et debout, à une série de tests de contrôle de ma tension qui fait un peu le yoyo, avant de rejoindre le fauteuil près de la fenêtre, tel le mauvais élève assis près du radiateur à l’école communale de mon enfance.
J’occupe essentiellement ma matinée à rassurer au téléphone mes proches et amis qui s’inquiètent de ma santé. Ma compagne, aux petits soins avec moi, passe une partie de l’après-midi dans ma chambre. Elle m’a apporté des clémentines que j’apprécie plus que le déjeuner qui m’a été servi. Je ne peux pas dire qu’il était mauvais, c’est surtout que je n’ai pas faim. Cela me ferait plaisir qu’elle me ramène une bouteille d’eau pétillante San Pellegrino bien fraîche. Victor Hugo écrivit que « les verres d’eau ont les mêmes passions que les océans ». Chacun sa madeleine de Proust et, à ma sortie de l’hôpital, je maintiendrai ma prédilection pour les bulles bergamasques, m’autorisant de temps en temps, un verre de vin en guise d’apéritif.
J+2 après l’opération, je reçois la visite d’un jeune interne de service qui m’informe que ma sortie est prévue ce jour et m’initie à quelques subtilités sémantiques autour de l’appui et le contact au sol de mes membres inférieurs. Je ne manque pas de lui faire partager mon scepticisme le plus total…
Plus tard, dans la matinée, lorsque je ferai part de ses conseils au médecin chef de service et au chirurgien qui m’a opéré, de passage à leur tour dans ma chambre, je comprends immédiatement dans leur échange de regards que le malheureux « bébé interne » risque à cause de moi une vive remontrance. Ah quel sale babyboomer je suis !
CQFD, Pascal, kinésithérapeute de service ce week-end, parvient à me faire marcher avec le déambulateur à pas comptés, une trentaine ? Je frise le malaise encore une fois et prends conscience que le temps de la sortie n’est pas encore d’actualité.
Privilège, « mon » chirurgien revient dans ma chambre. Il prend le temps, à l’appui de clichés des radiographies sur son smartphone, de m’expliquer son intervention avec pédagogie, de manière très détaillée : un vrai cours particulier d’anatomie et de physiologie de la hanche qui me renvoie à des souvenirs lointains de cours de sciences naturelles (comme on les nommait à l’époque) et des tableaux de coupes anatomiques suspendus au mur. C’est presque aussi une séquence de géographie, je visite le col du fémur, le massif trochantérien et même la voie transtrochantérienne qu’il a empruntée pour pratiquer l’arthroplastie.
Je relève parmi ses abondantes explications l’installation d’une croix de Kerboull. Ça a un petit côté calvaire breton, mais cette armature imaginée par Marcel Kerboull en 1975 pour la reconstruction du cotyle est une technique française toujours utilisée avec succès.
Je perçois dans le regard et la voix du chirurgien sa satisfaction, une jubilation voire même une certaine fierté en son travail : « de la belle ouvrage » comme on disait autrefois chez les artisans de ma campagne normande. Je lui témoignerai ma reconnaissance et mon admiration, quelques jours plus tard, en lui confiant l’avis de son confrère, le fils de mon ami, après lecture du compte-rendu opératoire : « Un super boulot ! Le gamin devait être fatigué après une telle opération ! »
La perte abondante de sang, la carence en fer sont les seules ombres au tableau. Cocasse tout de même, quand on sait que le blason de mon bourg natal porte pour devise « Ferro et Aqua », par le fer et par l’eau ! J’en ai pourtant bu de l’eau ferrugineuse dans mon enfance. Toute promenade dans le bois de l’Épinay comprenait invariablement un arrêt à la source naturelle (sans doute polluée aujourd’hui) de la Chevrette. Dans le creux des mains jointes, nous nous rafraîchissions de cette eau au goût prononcé de fer. En la circonstance, aujourd’hui à l’hôpital, pour reprendre le sketch culte de Bourvil, mon regretté compatriote normand, « le fer n’est pas solidaire » à mon égard !
J’avoue être un peu dans le brouillard, il me faut récupérer de la puissante anesthésie. Sans ressort, je ne manifeste pas plus d’appétit pour les plateaux repas que pour les livres empilés sur ma table de chevet. Il faut dire que le portrait, brossé par Jean Teulé, d’un Charles Baudelaire, défoncé à la « confiture verte » et autres substances opiacées, n’est pas la lecture la plus appropriée pour me requinquer. Je ne suis guère plus reluisant que son Albatros :
« Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.
Á peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux. »
Il est d’autres oiseaux qui font rire aux éclats ma compagne et ma chère petite fille. Hallucination auditive ou acouphène, deux nuits de suite, mon sommeil est troublé par trois volatiles qui dialoguent mélodieusement au milieu d’une forêt. C’est beau mais flippant tout de même. Je me souviens de Bernard Blier dans Buffet froid, film réalisé par son fils, éructant que les oiseaux sont des cons ! Heureusement, ils vont finir par déguerpir de mon cerveau et me laisser en paix pour suivre sur ma tablette la démonstration du Paris-Saint-Germain face à Montpellier. Je ferai connaissance bientôt, parmi le personnel soignant, d’une fan absolue de mon équipe favorite.
Je commence à voir déambuler, c’est le mot, dans le couloir, avec une certaine aisance, des opérés de la même promotion que moi. De quoi me filer quelques complexes !
J+3, je parviens à me rendre seul à la douche avec le déambulateur. La forme est précaire mais je tiens debout. Challenge du lendemain, j’empoigne le taurus par les cornes, je fais la surprise à Isabelle : moi aussi, je parviens à me promener dans le couloir en me la pétant devant des patients encore alités. Du coup, elle va récupérer mes cannes anglaises.
Sur mon trajet, une infirmière constate mes progrès : je ne tourne plus de l’œil. Prétentieux, je lui confie que les jolies filles seulement me font défaillir. Isabelle, rassurante, affirme que c’est normal. Crainte rétrospective sur l’enjambée suivante : qui sait, si dans la tourmente féministe de l’époque, je ne serai pas bientôt objet d’un dépôt de plainte pour parole sexiste.
Je redécouvre l’exaltation de l’apprentissage, tant de décennies se sont écoulées depuis celui de la lecture au cours préparatoire, je ne me souviens plus des joies engendrées par les constructions syllabiques.
N’exagérons rien non plus, je conserve tout de même un socle certain de connaissances sur la marche à pied, même altérée par l’arthrose. Il s’agit de mettre à l’endroit un processus mental de coordination de l’usage de ses jambes et des cannes, d’intégrer que désormais ma « bonne jambe » c’est celle qui vient d’être opérée. Isabelle, vigilante (attention aux coups de pompe quand même), semble satisfaite de son patient au point de l’inviter à monter et descendre quelques marches d’escalier.
Désormais, lors des séances quotidiennes de rééducation, j’arpente avec les cannes anglaises les couloirs du service avec en tête d’améliorer la précision du pas, « marcher droit ».
Ma carence en fer et mon faible taux d’hémoglobine retardent ma sortie de l’hôpital. Une transfusion d’un culot de sang est programmée, une sorte de réajustement des niveaux ! Cela me fait penser à Johnny Hallyday qui, lorsqu’on lui demandait le secret de sa forme sur scène, confiait qu’il allait, avant une tournée, se « régénérer », au centre de Merano dans le Tyrol italien. Il gaffa même en déclarant que notamment les footballeurs de la Juventus fréquentaient le prestigieux établissement de remise en forme, et que Zidane était venu se « faire changer le sang » avant la Coupe du Monde 2006. Il s’agirait de retirer une certaine quantité de sang, d’y ajouter de l’oxygène et de l’ozone, puis de le réinjecter dans le corps.
Quelle déveine, mes veines se sauvent, au désespoir des infirmières, à la vue de leurs seringues ! Bras gauche, bras droit, dos des deux mains, tenaces elles parviennent toujours à en piéger une. Ce jeu de cache-cache m’offre l’occasion d’entrer en communication avec elles et de nourrir ma curiosité. Ce n’est pas sans émotion et admiration que je scrute leur regard pendant qu’elles me prodiguent les soins.
Car devant moi défilent en chair et en os les héroïnes et héros, les « premiers de cordée », les « premiers de corvée », que les médias ont loués pour leur exceptionnel dévouement depuis le début de la pandémie et lors des deux premiers confinements, que la population acclamait au balcon, chaque soir à vingt heures.
Sur leur visage impassible à demi masqué, j’essaie de lire quelques marques de la tragédie qu’elles ont traversée. Á la cacophonie nauséabonde des médias et les litanies quotidiennes morbides de décès, je préfère leurs témoignages directs, leur vécu : « Les masques, les sacs poubelles, les charlottes, la buée dans les lunettes en plastique, le visage défoncé par les ffp2, les bouffées de chaleur dans nos sacs en plastique, les malaises … Pendant ce temps en réa les patients intubés, ventilés, curarisés, retournés à plat ventre pour mieux les ventiler ».
« Des patients qui ne comprenaient rien : pourquoi pas de visites, pourquoi les rues désertes, pas de voitures, plus d’école, plus d’avion, plus de travail … inimaginable … le mot confinement, expliquer, réexpliquer, consoler… »
« Moralement très compliqué… Voir des gens mourir seuls, sans aucune famille … De belles rencontres aussi avec des miraculés : le premier patient sorti du service en marchant à côté du brancard sous nos applaudissements et nos larmes ».
Au cours de nos déambulations, Isabelle me confie : « La kiné expérimentée que je suis, après 30 jours ou 40 jours de réa, curarisés, voyait des patients sans aucun tonus musculaire, impossible de tenir leur tête, impossible de se tenir assis, ne pas pouvoir attraper un verre, des nouveaux nés dans des corps d’adultes. Dans notre spécialité, cette phase fut super intéressante. On partait de tellement loin, chaque mini progrès était une victoire. Respirer, retrouver un équilibre, assis, tenir debout, les premiers pas avec mon ami le taurus. »
Beaucoup de personnel fut contaminé, parfois gravement.
Comme beaucoup de témoins d’événements tragiques tels les rescapés du Bataclan, elles gardent pudiquement en elles leurs souffrances. Sans état d’âme, manifestant une solidarité à toute épreuve, émouvantes dans leur dépassement de fonction, elles ont accompli merveilleusement leur mission.
Quelles réponses leur ont apportées nos gouvernants avec le Ségur de la Santé ? J’ai honte du manque de considération accordée à leurs attentes, quelques dizaines d’euros ajoutées sur une feuille de paye ne règlent en aucune façon les problèmes des hôpitaux en France.
Je me calme, ma tension va exploser ! La musique adoucit les mœurs, dit-on, à tous les soignants héros de la pandémie, et en particulier, à tous ceux de l’hôpital de Versailles qui se sont occupés de mon modeste souci de hanche, j’offre l’Hymne à l’amour (des autres et de leur métier) que le violoncelliste Gautier Capuçon interprète depuis le haut de la Tour Eiffel.
Jeudi 28 janvier, c’est le jour de la sortie. Je quitte l’hôpital avec un petit pincement au cœur mais évidemment aussi tellement heureux de retrouver mon domicile et ma compagne.
Plaisirs minuscules, enfantins même, elle m’a concocté pour le premier dîner un potage au vermicelle et une omelette aux pommes de terre et champignons. Il faut si peu parfois pour ravir le palais.
Pour faciliter les soins, je fais chambre à part et me glisse dans l’antique lit de ma mémé Léontine, celui dans lequel elle franchit le cap des 100 ans.
Ma feuille de route est simple : six semaines avec l’usage des cannes anglaises. Les journées s’écoulent sur un rythme quasi immuable : lever vers 8 heures puis petit déjeuner dans la cuisine, le soleil levant vient darder ses premiers rayons sur le bol de thé, le pot de confiture maison et le verre d’oranges pressées à l’instant, un petit plaisir que Philippe Delerm raconterait avec talent … passage à la salle de bains, habillage, je n’ai plus qu’à attendre la venue de l’infirmier pour le pansement sur la cicatrice (superbe me dit-on !), l’injection de l’anticoagulant et la prise de sang hebdomadaire (toujours ce manque de fer).
L’après-midi est consacré aux travaux pratiques de rééducation. Outre les trois séances hebdomadaires chez le kinésithérapeute, je descends quotidiennement dans le parc de la résidence pour effectuer une marche avec ma compagne. Il me semble que je ne me débrouille pas mal avec mes cannes anglaises, le pas devient plus sûr. De jour en jour, selon mon degré de fatigue, j’allonge mon parcours, cela me permet de voir l’état d’avancement de travaux que j’avais engagés lorsque j’étais à la tête de la copropriété, encore quelques mois auparavant.
Je rencontre aussi des voisins et résidents qui ne manquent jamais de s’approcher pour me demander de mes nouvelles.
Petite contrariété, une infection urinaire réclame la prescription d’antibiotiques.
Je sens tout de même que je retrouve du ressort, je me plonge enfin dans la lecture de Crénom Baudelaire, la biographie décalée et décapante du poète imaginée par Jean Teulé, puis Sa Majesté des chats de Bernard Werber. « Un jour, vous les humains, vous comprendrez que nous les chats devons prendre votre place. » C’est l’odyssée de la chatte Bastet alors que Paris a sombré dans la guerre civile et dans une épidémie de peste. On n’est pas si loin de cette fiction !
Côté nourritures terrestres, ma compagne visite, pour mon plus grand plaisir, quelques fleurons de la cuisine familiale française, blanquette de veau et pot-au-feu (avec le bouillon et le vermicelle, le soir !).
Je suis sur la voie de la liberté. Le 3 mars, j’ai une visite de contrôle avec mon chirurgien, le docteur DJ. On abandonne les cannes anglaises ?
Á suivre …