Archive pour février, 2021

Mes cours de récréation

Ce matin-là de janvier, j’entendais les cris et les rires des enfants provenant de la cour de l’école voisine. Expressions sonores de la joie des écoliers de retour après la descente récente du vieux monsieur à la barbe blanche au pied du sapin ?
D’ailleurs, croient-ils encore au Père Noël dans ce monde pollué par l’information et la consommation ? Pire encore, celui engagé par la ville de Blois a démissionné suite aux insultes et menaces proférées par des parents, parce qu’il demandait de respecter le port du masque et la distance de sécurité sanitaire pour les photographies avec leur progéniture. On le traita même d’ordure, ce qui serait encore éventuellement tolérable de la part d’un admirateur de la troupe du Splendid !
Le maire d’un modeste village de Haute-Loire, ne manquant pas d’humour en cette période de couvre-feu, prit un arrêté municipal autorisant le survol de la commune par le Père Noël dans la nuit du 24 au 25 décembre, la présence de lutins étant limitée à six pour tenir compte des mesures sanitaires.
Ces deux anecdotes dérisoires illustrent les bons et mauvais côtés du caractère frondeur de nos compatriotes.
En ce qui me concerne, je trouvai avec cette liesse enfantine le sujet de mon premier billet de l’année 2021 : la cour de récréation, par définition le lieu d’un moment de délassement, de divertissement, de liberté peut-être, accordé aux écoliers. Encore qu’en la première période de confinement, je me souviens de la photographie d’une cour d’école maternelle de Tourcoing où les enfants jouaient « ensemble » … cantonnés individuellement dans des carrés marqués au sol. Étranges marelles !

école maternelle Tourcoing

Lorsque je traverse un village, mon regard est souvent attiré par son école communale, aujourd’hui requalifiée en école primaire ou élémentaire selon la présence ou pas d’une section maternelle, son architecture parfois surannée, sa cour de récréation, le nom aussi dont on l’a baptisée, je fus ainsi ému par exemple, qu’en Mayenne, l’une porte le nom du chanteur engagé Leny Escudero*.

fresque Escudero - copie

Fresque réalisée par les enfants de l’école Leny Escudero à La Baconnière (Mayenne)

Ce n’est évidemment pas fortuit si mon blog s’appelle À l’encre violette. En effet, je suis né littéralement dans une école**, précisément dans la chambre de mes parents, au premier étage de l’appartement de fonction qu’ils occupaient : ma mère était la directrice d’un groupe scolaire constitué d’une école maternelle mixte, d’une école primaire de filles, d’un Cours Complémentaire (puis collège) de filles, de la sixième à la troisième avec une classe de préparation spéciale (après la troisième) à l’entrée aux Ecoles Normales d’instituteurs et d’institutrices, ainsi que, comme il était écrit sur la façade, d’un pensionnat de jeunes filles, mon père, outre d’enseigner au collège des garçons, l’accompagnait dans la gestion administrative de l’établissement.
Les deux fenêtres de ma chambre mansardée donnaient sur la cour de récréation principale réservée aux écolières des classes primaires et aux collégiennes, les enfants de maternelle disposant pour leurs jeux d’une autre cour plus petite, située de l’autre côté d’un unique préau.
Quand, un demi-siècle plus tard, j’eus la curiosité de revenir sur ces lieux de mon enfance (j’y vécus jusqu’à l’âge de 14 ans) un bel enrobé lisse et rougeâtre remplaçait le goudron gravillonneux d’antan fissuré par le lent travail des racines rampantes d’imposants tilleuls eux-mêmes abattus pour de probables raisons de sécurité.
La plantation de ces arbres, cinq au total répartis entre les deux cours, à en juger la robustesse de leur tronc, remontait à plusieurs décennies : possiblement comme « arbre de la Liberté » pour commémorer en 1889 le centenaire de la Révolution, ou comme « arbre de Verdun »***. à la fin de la Grande Guerre en 1918, éventuellement encore comme arbre de la laïcité lors de la promulgation de la loi du 9 décembre 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Dans d’autres écoles, on avait choisi des marronniers.
L’épais feuillage de ces tilleuls empreints de symboles servait d’ombrelles aux élèves aux heures chaudes du début d’été (ça arrive en Normandie !). C’était aussi, en soirée, le refuge de colonies d’hannetons**** qui devenaient les jouets de mon imagination débordante et un tantinet sadique, certaines chevelures opulentes des jeunes collégiennes en furent victimes.
Dans mon enfance, dans un coin des deux cours, il y avait aussi un alignement de portes correspondant à l’espace dédié à Stercutius, le dieu des « lieux d’aisances, fumier et excréments », dans la Rome antique.
Contigus à ces cours, se trouvaient également deux jardins potagers comme il était fréquent dans les écoles d’antan pour la consommation propre de l’instituteur et pour les activités autour de la vie de la terre qui figuraient au programme. Il faut avoir en tête qu’au milieu du siècle dernier, la France était encore largement rurale. Mon père, en digne fils de paysanne, y exerçait son savoir-faire agricole. Sur l’un des lopins de terre poussaient des plants de fraisiers dont les fruits sucrés ravissaient le palais des pensionnaires et le mien. Sur l’autre, il réquisitionnait, en saison, un bataillon de ces mêmes jeunes filles pour ramasser les haricots, pommes de terre, carottes, choux et poireaux qui constituaient la nourriture saine et naturelle servie au réfectoire et à la table familiale. Enfant, j’ai le plus souvent mangé comme à la cantine !
Écoliers des villes et des champs, vous ne pouvez pas imaginer combien ces deux cours de récréation m’offrirent de merveilleux terrains d’aventures, sans la blouse grise réglementaire. En dehors des horaires scolaires bien entendu où elles étaient dévolues aux jeunes filles, elles devenaient « mes cours » pour moi seul, mon théâtre à ciel ouvert, je ne peux que reprendre un extrait d’un ancien billet :
« Un véritable complexe omnisports exclusivement pour moi, sans gardien, ouvert jour et nuit ! Selon mon humeur, il devenait terrain de football, court de tennis, vélodrome, parcours de Tour de France et même arène pour la « temporada » qui suivit un séjour touristique en Espagne.
En effet, cet été-là, loin pourtant de tout penchant sanguinaire, je m’inventais des corridas où je combattais de furieux taureaux virtuels que je faisais sortir du toril, en déverrouillant la porte en bois des W.C comme on en trouvait alors dans toutes les cours d’école. Avec l’épée en bois argentée que m’avait fabriquée mon père et un morceau d’étoffe écarlate en guise de muleta, je virevoltais autour du fauve, auteur des plus talentueux derechazos et véroniques que la Normandie taurine ait connus !… Le jury enthousiaste constitué uniquement d’une adorable tante paralysée, immobile dans son fauteuil, me décernait immanquablement les deux oreilles, en fait deux larges feuilles cueillies sur l’un des tilleuls.
Plus sérieusement et régulièrement, je m’initiais au tennis contre le mur de brique sur lequel mon père avait scellé une barre de fer à la hauteur réglementaire du filet. Bien avant de fouler la terre battue du court de la ville, j’y effectuai mes gammes de tous les coups du tennis. Ayant inventé le mur interactif, je livrais même quelques sets contre un adversaire invisible. Nul doute que durant ces milliers d’heures d’entraînement, j’acquis les bases qui firent de moi, à l’âge adulte, un joueur honorablement classé.
À d’autres moments, je pédalais inlassablement sur ma petite bicyclette. Je pratiquais toutes les disciplines cyclistes, sur « route » en tournant virant dans les deux cours, la petite en légère déclivité étant plus « montagneuse » (!), je disposais même de « ma tranchée de Wallers-Arenberg » avec une rigole pavée le long d’une classe ; sur « piste » délimitée par des quilles dans la grande cour avec des poursuites et des manches de vitesse contre des adversaires fictifs avec, bien évidemment des séances de sur place, j’accomplis même une tentative contre le record de l’heure dont mon idole Jacques Anquetil fut le détenteur ; le cyclo-cross enfin, en utilisant les allées non goudronnées, labours des potagers et quelques escaliers. Si j’avais possédé un compteur kilométrique sur mon guidon, vous seriez surpris par les distances parcourues.
Le dimanche, selon un rite quasi immuable, c’était jour de foot ! Foin des canons de la diététique sportive et des siestes digestives, je rejoignais le stade immédiatement après déjeuner, la grande cour pour les rencontres à domicile, la petite pour celles à l’extérieur. Je disputais un championnat de France fictif. D’abord, dans mon plus jeune âge, avec mon frère alors adolescent, j’étais gardien de but, ensuite avec un cousin de mon âge venu en pension chez mes parents, je devins joueur de champ. Les tilleuls, encore eux, faisaient office de poteaux de but. Dans la grande cour, selon les situations de jeu, le troisième arbre était un partenaire constituant un mur solide lors des tirs de coups francs, ou au contraire, un adversaire sur lequel mon frère s’appuyait en une deux ! »
La presse radiodiffusée s’invitait à nos joutes fraternelles et fratricides ! Mes fidèles lecteurs se souviennent peut-être d’un billet que j’avais consacré au commentaire sportif en général, et aux miens enflammés en particulier qui me valurent, longtemps après, l’honneur d’être le héros d’un chapitre d’un livre écrit par une ancienne pensionnaire du collège.
Tout en dribblant, jonglant ou tirant, je commentais en direct mon match comme sur les ondes. Il semblerait que je me débrouillais fort bien à en croire certains voisins qui se régalaient de ma verve oratoire ainsi que cette collégienne devenue professeure par la suite : « Je me souviens bien qu’à l’écouter aussi souvent pendant nos heures perdues, à voir comment et avec quelle passion il peuplait sa solitude – le grand frère de notre âge étant souvent absent, je crois – j’ai su tout de suite qu’il avait une enfance heureuse et qu’il la devait en partie à lui-même et à sa créativité. Que cela nous serve de réflexion à une époque où les enfants croulent sous des montagnes de jouets et de jeux souvent sophistiqués avec lesquels ils s’ennuient vite ou s’abrutissent ! Vive l’imagination ! Quelle belle leçon tu nous as donnée sans le savoir, Jean-Michel ! » En somme, j’étais une bande de jeunes à moi tout seul comme dit la chanson de Renaud.
Mais ces cours de récréation avaient été aussi, quelques années avant ma naissance, le théâtre de jeux moins pacifiques durant l’Occupation. Mon frère aîné, comme en rêvait le petit garçon de La vie est belle, le film magnifique de Roberto Benigni, y vit de vrais chars allemands effectuant leurs manœuvres d’entrainement.
Je ne peux évidemment pas, en cet instant, oublier ma visite du village martyr d’Oradour-sur-Glane***** : « L’émotion m’étreint particulièrement à la grille de la petite école des filles avec ses deux platanes, puis derrière la cour, le préau et même les W.C. Je m’avance à l’intérieur, intrigué par une plaque usée sur le mur de la classe : « Ici habitaient Jean Binet 34 ans, Andrée Binet 29 ans, Jean-Pierre Binet 7 ans » ! Andrée était la directrice de l’école. Ce 10 juin, souffrante, elle ne travaillait pas. Elle fut traînée jusqu’à l’église, à coups de crosse, en pyjama, un manteau sur les épaules. J’ai lu quelque part que l’institutrice stagiaire qui assurait son remplacement, connut le même sort. »
Les hivers étaient plus rigoureux dans mon enfance. Je me souviens de mon père qui, tôt le matin, pelle à la main, déblayait l’épais manteau neigeux pour tracer une allée permettant aux maîtresses et élèves de circuler plus aisément pour accéder à leur classe. Lors de la première récréation qui suivait, quelques élèves procédaient à la fabrication d’un bonhomme de neige en formant une boule bien collante puis en la roulant par terre pour qu’elle amasse de plus en plus de neige jusqu’à atteindre la taille souhaitée pour le corps. L’opération était répétée pour faire la tête. Deux boulets de charbon eu guise d’yeux, une carotte pour le nez, une écharpe autour du cou, un bonnet ou une casquette, et la ronde se formait autour.
Je me désespérais d’une neige trop persistante car elle s’agglomérait à mon ballon empêchant la pratique de mon sport préféré et imposant parfois le report de « mon » match du dimanche après-midi.
Mais que faisaient donc les employés municipaux, mon père était encore de corvée à l’automne pour balayer les feuilles mortes tombant des tilleuls qui rendaient le sol glissant par temps de pluie.
Même si on l’intègre inconsciemment, connaît-on vraiment la fonction et l’origine de la récréation et de l’espace qui lui sont dévolus ? D’après le dictionnaire Robert, il s’agit d’un moment de détente qui vient après une occupation plus sérieuse. D’origine latine recreatio, dans son sens le plus archaïque, elle s’apparente au réconfort. Dès le XVème siècle, en France, le mot est employé dans un cadre scolaire pour désigner le moment de repos accordé aux élèves après le temps de la discipline. Il dérive de recréer qui dans sa forme ancienne possède le sens de ranimer. « L’utilité de la récréation est reconnue dans l’ensemble des textes des premiers fondateurs jésuites, s’il s’agit d’une « honnête récréation corporelle », d’une saine pause entre deux temps d’étude »******. Dans les collèges jésuites, il existait un « préfet de récréation » pour surveiller les élèves.
Il faut attendre le XIXème siècle pour que la récréation soit vraiment institutionnalisée. C’est Victor Duruy qui prescrit, en 1866, de couper chaque demi-journée de classe par un repos de dix ou quinze minutes afin de lutter contre l’immobilité du corps et la fatigue d’esprit imposées durant trois heures consécutives. Jules Ferry l’inscrit dans la législation scolaire sous le vocable « récréation ». Je blague (à moitié), peut-être faudrait-il aujourd’hui imposer un break de dix minutes par heure durant lequel le maniement du portable serait interdit !
Bref, la récréation permet à l’enfant, outre accessoirement de satisfaire quelque besoin dit naturel, de se dépenser physiquement afin de se régénérer mentalement avant les activités scolaires suivantes. Cette parenthèse s’insère complètement dans la vie scolaire.
Une circulaire de 1890 indique que « les jeux et exercices de force ou d’adresse sont pour le jeune âge des conditions absolues de santé morale et de vigueur physique ».
Il est savoureux de lire les lignes lyriques et érudites que le docteur Élie Pécaut dédie à la récréation dans le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1882-1887) dirigé par Ferdinand Buisson :
« Admirez ce mot profond, un de ceux qui font bien voir qu’une langue est une philosophie, du moins quand cette langue n’est pas quelque informe jargon né du hasard, quand elle est de noble race, qu’elle sort des profondeurs de l’histoire. Sous ce terme devenu banal se cache une pénétrante analyse de physiologie et de psychologie. Avec toute notre science, notre chimie, nos cornues et nos scalpels, ce n’est pas nous qui avons découvert que la pensée se traduit par une dépense matérielle, qu’elle ne peut durer indéfiniment, qu’il faut donner à la machine vivante le loisir de régénérer ces matériaux indispensables, sans lesquels le travail du cerveau s’arrête comme une horloge arrivée au bout de sa course. On savait cela de tout temps, l’expérience et l’instinct y suffisaient, et le fait s’est exprimé de lui-même dans la belle métaphore dont il s’agit. Mais voyez comme le sens en est plus large, va plus loin et plus haut que cette dissection chimique. Ce n’est pas seulement l’étoffe matérielle de la pensée qui s’use, c’est la pensée même, c’est notre être en ses parties les plus intérieures, j’ose dire les plus spirituelles. Oui, il est parfaitement vrai que, fût-on nourri d’ambroisie, comme disaient les anciens, d’urée et de créatine, comme diraient nos savants, on ne peut pas penser longtemps de suite, on ne peut pas avoir de l’imagination, ni de la réflexion, ni même du génie au-delà d’un nombre d’heures assez restreint. Il faut s’arrêter, quoi qu’on en ait, et changer brusquement le genre de son activité, la faire purement physique, ou bien même l’interrompre tout-à-fait, pour laisser aux autres ressorts trop tendus le temps de retrouver leur élasticité première…
… Nous perfectionnons les méthodes de travail, nous arrivons à faire rendre au cerveau son maximum d’effort, surtout nous élargissons tous les jours le champ de son activité : mais de le récréer, de balancer cet accroissement de labeur par une rénovation plus parfaite, il semble que nous n’ayons cure. Nous tendons tous les ressorts de la machine, nous la lançons à un train d’enfer, sans trop nous soucier qu’elle s’use ou se brise.
Mais c’est dans le travail du jeune âge que le mal est le pire. Ah ! que la récréation est une chose plus précieuse, à cet âge, plus féconde, plus indispensable ! Le jeu, c’est la moitié au moins de la vie de l’enfant. C’est là seulement qu’il trouve l’emploi de quelques-unes de ses facultés les plus charmantes et les plus naturelles, la satisfaction de certains de ses besoins les plus impérieux. Le jeu n’est pas seulement pour le petit enfant l’exercice de ses muscles, la régénération de son sang, le plaisir de dépenser son énergie vitale et de la sentir redoubler en lui. Ah ! que le jeu est bien autre chose que ce qu’y voit notre pédantisme ! C’est toute la petite âme enfantine qui s’y ébat et s’y déploie dans son charme incomparable. Laissez-la faire, regardez-la seulement agir, et vous verrez le jeu devenir une improvisation d’une richesse et d’une justesse qui vous frappera de surprise, où la faculté maîtresse de cet âge, l’imagination, se donne libre carrière, se crée un monde à elle, mille mondes successifs, au gré de sa changeante fantaisie, et déroule ces drames copiés sur la réalité la mieux observée ou inventés de toutes pièces selon un art infini. La spontanéité, c’est-à-dire l’invention, la création, voilà le trait caractéristique, et voilà aussi la secrète et féconde vertu du jeu du petit enfant, voilà la source des plaisirs qu’il y trouve. Plaisir très particulier, très intense, d’un ordre très élevé, qui plus tard, transporté dans le plein de la vie, n’est pas autre que la joie du génie en ses heures de création. Cette joie d’espèce si rare et si haute, bien peu d’hommes sont destinés à la connaître ; elle est le partage de la petite élite des artistes créateurs. Mais du moins la nature a permis que le plus humble d’entre nous la savourât au matin de sa vie, et c’est elle qui fait la poésie radieuse, l’enchantement de cet âge.
Nous savons cela, sans doute, mais comme nous l’oublions ! Voyez où en est sur ce point, pourtant capital, de pédagogie, l’enseignement primaire, voyez surtout où il est en train d’arriver, si l’on ne s’arrête. On a chargé les programmes jusqu’à leur extrême limite, rempli, bourré « l’emploi du temps » en telle manière que pas une minute n’en soit perdue. C’est à merveille. Mais cela ne suffisait pas encore. Telle est l’ampleur du savoir moderne, même resserré au minimum primaire, qu’on a franchi le pas fatal, on s’est laissé aller à empiéter sur le terrain sacré, sur la récréation. On y a mis ce qui ne tenait pas ailleurs, et ce qui pouvait faire figure d’exercice « récréatif », la gymnastique, les travaux manuels, l’instruction militaire, les excursions scientifiques. On veut y mettre l’enseignement professionnel. Où mène cette voie dangereuse ? À rien de moins qu’à pervertir absolument l’action de l’éducation sur l’enfant.
Il faut toujours que les adultes mettent leur grain de sel dans les activités spontanées ! Et voilà le résultat selon le bon docteur Pécaut … :
« Avez-vous donc envie que nos établissements primaires soient frappés du mal qui sévit si cruellement dans les grands internats secondaires où ne se voient plus d’enfants, mais de tristes petits hommes, chétifs, vieux, blasés, usés, aussi loin de s’abaisser à jouer qu’ils le seront à quarante ans, politiquant déjà ou faisant pis ? J’accorde que la sève plébéienne est vigoureuse, qu’elle fera longtemps encore éclater vos cadres. Mais il n’y a pas de force qui tienne, si vous allez la comprimant, la tarissant, sous votre appareil inflexible de pédagogie. Le beau profit, si après avoir réalisé cette merveille d’utiliser, de tourner savamment en étude chaque heure, chaque seconde de la vie enfantine, de l’avoir bourrée de leçons ouvertes ou déguisées, d’avoir ainsi créé à la patrie des jeunes hommes très bien dressés, munis du plus authentique savoir, remplis des notions les plus pratiques, vous leur avez enlevé la chose précieuse entre toutes, celle qui vaut toutes les autres mille fois, la jeunesse du cœur et de l’esprit ?
Voyez bien ceci : ce qui fait que le peuple, en notre temps de démocratie et de liberté, est ou doit être notre espoir, notre salut, que toute notre attente est en lui, que nos soins, notre amour sont pour lui, c’est justement la puissance, la fraîcheur de son énergie vitale, que rien n’a encore affaiblie ni usée. C’est qu’il est le fonds intarissable d’où jaillissent les âmes éprises d’action, les âmes ouvertes à la joie de vivre, avides de s’élancer dans ce monde qui leur est nouveau et merveilleux ; c’est qu’il est la source où se retrempe et se régénère la vie sociale. Il y a là comme un mystère naturel qu’il faut se garder de troubler, parce que ce trouble retentirait avec des conséquences incalculables dans les destinées mêmes du pays. Le savoir marche à la conquête du peuple, et c’est là le plus beau fait de ce siècle. Nous entreprenons de verser la lumière dans ces obscures et fécondes profondeurs : nous prétendons appeler tous ces ignorants d’hier à la vie supérieure de leur temps. C’est une œuvre nécessaire, une œuvre sacrée, mais délicate aussi, ne l’oublions pas. Dans notre ardeur d’instruire, gardons-nous de fausser la nature, de l’appauvrir sous prétexte de richesse. Veillons à lui laisser ce qu’elle a de meilleur et ce qui est le plus à elle : la force d’expansion, la spontanéité, l’enthousiasme, autant dire la vie. »
Soupçonniez-vous toutes ces vertus que l’on attribue à la récréation ? Comme elle semble vitale analysée ainsi ! À la réflexion, les cours de ma maison d’école remplirent bien leur fonction en me permettant de développer ma spontanéité, mon enthousiasme et ma joie de vivre … merci aussi à mon ballon et mon vélo.
Jusqu’ici, j’ai évoqué le cas particulier d’un enfant veinard de bénéficier pour lui seul d’un tel espace de divertissement. Bien évidemment, comme tout écolier, collégien et même lycéen, j’ai connu aussi les cours de récréation des établissements que j’ai fréquentés.
Achevée la classe mixte de maternelle où j’étais en terrain de connaissance puisque chez moi, j’ai pratiqué deux cours successivement, en effet, mon école primaire (uniquement de garçons) était implantée en deux lieux : au cours préparatoire et au cours élémentaire 1ère année, nous partagions la cour avec les « grands » du Cours Complémentaire ; pour les classes supérieures, sans doute en raison de l’exiguïté des locaux, nous émigrions … dans un ancien hôtel de standing fréquenté auparavant par la clientèle du casino et des thermes. Mes fidèles lecteurs le connaissent puisqu’il apparaît dans l’avant-propos de mon blog*******.
C’est de cette cour devant cet immeuble majestueux (quoique pas mal décati à l’époque) avec son perron, que je garde les souvenirs les plus vivaces. C’est dans un coin de celle-ci qu’avant la rentrée de l’après-midi, nous partagions discrètement avec mes camarades, les « bonbecs fabuleux »******** dont nous venions de faire provision en chemin à l’épicerie.
Dans cette même boutique, nous achetions un lot de billes. Il y en avait de différentes matières : les plus courantes étaient en terre cuite et de couleurs variées, les plus enviées étaient en verre opalescent, parfois un peu plus grosses (les calots). Nous tentions de faire prospérer notre capital en grugeant quelque adversaire pas trop habile.
Il y avait plusieurs façons de jouer, la plus populaire et la plus simple chez nous, en Normandie, était la « tiquette » : celui qui, par une pichenette (avec le pouce et l’index) avec sa bille, touchait la bille de l’autre, la raflait. Il y avait aussi le « pot » ou le « trou » : il s’agissait d’envoyer, toujours avec le doigt, le maximum de billes dans un petit trou de fortune creusé dans le sol caillouteux de la cour.
On jouait aussi parfois, à deux, à la « poursuite », le but étant comme à la tiquette de dégommer la bille de l’adversaire.
Plus rarement, nous jouions au « parcours » aussi appelé « Tour de France », au mois de juin, lorsque démarrait la vraie grande boucle cycliste. On confectionnait un trajet sur un sol sablonneux constitué de virages, montées et descentes. Pour ma part, je préférais jouer chez moi avec mon peloton de coureurs en plomb.
L’heure de classe qui suivait ces moments de jeu était souvent, pour certains d’entre nous, le théâtre de transactions, notamment d’échanges d’une dizaine de billes en terre contre un calot en verre. Fréquemment, se produisait la (presque) inévitable catastrophe que les billes amassées dans une poche de la blouse se déversassent bruyamment sur le carrelage de la classe.
Comme aiment à dire certains reporters sportifs, l’enjeu primait sur le jeu. D’ailleurs, il est cocasse que certaines expressions utilisent l’équivalence entre les jeux de billes et l’investissement : ainsi, « ne pas toucher une (ou sa) bille » pour ne pas faire d’affaires, « placer ses billes » pour s’assurer une position favorable, « retirer ses billes » pour arrêter sa participation à une action.
Tout aussi populaire, réclamant adresse et rapidité, était le jeu d’osselets, un jeu remontant à l’Antiquité. À l’origine, il se pratiquait avec cinq petits os composant le tarse (en principe, l’astragale) d’un jeune mouton. Certains d’entre nous étions fiers quand nous en avions récupéré quelques spécimens chez le boucher, mais généralement, nous jouions avec des osselets artificiels en métal gris plus petits et plus facilement manipulables. Du fait de mes longues mains, pour ma classe d’âge, je possédais un léger avantage physique pas inutile.

osselets

Quatre de ces osselets étaient d’une couleur identique, le cinquième de couleur rouge étant appelé le « père » ou le « daron ».
Le jeu consistait en une série de figures à réaliser en lançant en l’air le père et en ramassant un ou plusieurs osselets posés au sol avant que le père ne retombe. Selon les règles préétablies, on avait le droit ou pas de rapprocher les osselets les uns vers les autres.
Pour la « retournette », il s’agissait de lancer tous les osselets en l’air et d’en rattraper le plus possible sur le dos de la main.
Je me souviens aussi du « creux et bosse » où l’on différenciait les faces concave et convexe de l’osselet : on annonçait l’une ou l’autre puis, en gardant le père dans la main, on lançait les osselets en l’air en tentant qu’ils retombent sur la face choisie. En cas d’échec, on les retournait tout en lançant le père en l’air.
Selon la dextérité des joueurs, il y avait des figures beaucoup plus élaborées à réaliser, la « balayette », la « patte de chat ». Je serais bien incapable de vous dire en quoi elle consistait mais nous nommions l’une d’entre elles « à la russe non placés sans remuer », expression émanant peut-être d’un « camarade éclairé » (oxymore ?) manifestant quelque précocité en géopolitique !
Ce que j’appris bien plus tard, c’est que Rabelais employait notamment les mots « pingres » et « martres » pour désigner le jeu d’osselets de Gargantua.
De temps en temps, nous ressentions le besoin de nous dépenser physiquement, alors nous investissions l’ensemble de la cour avec une douzaine de camarades.
Hugues Aufray ne chantait pas encore un de ses grands succès avec « les crayons de couleur », nous jouions à « l’épervier », un grand classique des jeux de plein air. Peu importe qu’il ne soit pas un bon chrétien et connaisse tous les couplets des filles de Camaret, l’un des joueurs, désigné comme épervier, se plaçait au milieu de la cour et devait attraper au moins l’un des joueurs de la vague qui, à un signal donné, déferlait dans la cour. Le dernier touché était déclaré vainqueur et devenait l’épervier pour la partie suivante. Il existait une variante où chaque joueur touché devenait également épervier, ce qui compliquait la tâche des derniers rescapés. L’épervier était également pratiqué de manière plus institutionnalisée avec l’instituteur lors de séances d’éducation physique.
La balle au prisonnier était un autre jeu collectif tout aussi populaire. On l’appelait également « ballon chasseur ». Il se pratiquait entre deux équipes (3 ou 4 joueurs minimum) dans un espace divisé en quatre zones : les deux camps libres de chaque équipe et les prisons situées à l’arrière de chaque camp. Le but était d’éliminer tous les joueurs de l’équipe adverse en les atteignant avec le ballon et que ce « référentiel bondissant », comme jargonnent certains hauts esprits de l’Éducation, retombe ensuite au sol. Un prisonnier pouvait retrouver sa liberté si, après avoir récupéré le ballon, il touchait un joueur adverse.
Une variante de ce jeu, nécessitant pas un ballon, était « les gendarmes et les voleurs ». Pour que ce soit plus drôle, il fallait « idéalement » une société imparfaite où il y avait autant de voleurs que de gendarmes, le but étant pour les représentants de la maréchaussée (la taca-taca-taca-tac-tactique du gendarme comme chantait Bourvil), d’emprisonner les voleurs en les touchant, tout de même la morale était sauve.
Dans les années 1950 quand une certaine culture américaine débarqua en France, avec mes camarades, nous préférions une adaptation westernienne de ce jeu de rôles avec les cowboys et les indiens. Sans cheval, nous mimions des chevauchées et poursuites galopantes et hennissantes à travers la cour. Dans une sorte de conquête d’un Far West normand, avec mes copains Georges, Gérard et Philippe, nous nous mettions dans la peau des héros des bandes dessinées de l’époque, Billy the Kid, Kit Carson, Hopalong Cassidy, Buck John, le Lucky Luke de Spirou (contre Phil Defer !). C’était une époque obscurantiste où, dans les westerns donc dans notre imaginaire, les bons héros étaient les cowboys, encore que bientôt le chef cheyenne Aigle Noir apparut sur l’unique chaîne de télévision, chaque soir, juste avant le journal télévisé de 20h 15.
Lors des chutes de neige qui caractérisaient des hivers plus rigoureux qu’aujourd’hui, nous damions joyeusement, à la queue-leu-leu, un coin de cour en légère déclivité pour effectuer des glissades sous l’œil bienveillant des enseignants. Certaines scènes rappelaient certains tableaux hivernaux de Peter Bruegel l’Ancien.
À l’arrière de l’ancien hôtel transformé en école primaire, se trouvait un terrain envahi par la végétation qui, s’il n’était pas une cour de récréation au sens strict du terme, s’avéra un espace de joies intenses. L’autoritarisme académique interdisant d’entrer en sixième avant l’âge de 10 ans, mes parents eurent l’idée géniale, plutôt que de redoubler mon cours moyen 2ème année, de me faire patienter avec les grands de première année du certificat d’études. À l’initiative de mon maître (devenu un ami qui vient de souffler ses 90 bougies) et d’un autre instituteur, nous entreprîmes, lors de nos heures de plein air, de défricher cette jungle et d’y aménager sommairement une piste d’athlétisme et des sautoirs. : un vrai petit stade construit par nous, rien que pour nous. Comme nous étions heureux !
À partir de l’année suivante, enfin au collège (!), ou plus exactement, au cours complémentaire de garçons, contigu à ma maison d’école, mes moments de récréation étaient presque exclusivement consacrés à des parties de football dans un coin réservé de la cour. De temps en temps, se joignaient à nous quelques enseignants et surveillants, et surtout un assistant en langue anglaise Peter Langtree, originaire de Burnley, qui me faisait rêver quand il me parlait du footballeur légendaire Stanley Matthews. J’eus la joie, il y a quelques années, de partager ces souvenirs… en Ariège où il avait élu domicile.
Vint le temps, études obligent, d’entrer comme pensionnaire au lycée Corneille de Rouen. J’eus, durant un certain temps, du vague à l’âme, lors des études austères, orphelin des cours de récréation de mon enfance. Je n’avais plus la liberté d’aller y jouer après que mes devoirs fussent achevés et mes leçons apprises. Polyeucte et Bel-Ami « surclassaient » Kopa et Di Stefano ! Je ne crois pas si bien dire car, pour un chahut auquel j’étais étranger, le surveillant général m’avait sanctionné de plusieurs week-ends de colle, me privant d’un match France-Espagne à Colombes (cela s’arrangea finalement).
Et puis, j’avais malgré tout une vaste cour de récréation. Était venu le temps pour certains de fumer en cachette du côté des W.C, pour d’autres de jouer aux cartes ou aux échecs au foyer qui nous était réservé, d’autres encore préféraient les discussions sur les premières interrogations existentielles. Moi j’étais fier qu’on m’accepta parmi une vingtaine de privilégiés pour… jouer au foot dans la cour durant la pause de midi. Certains de mes partenaires évoluaient, le dimanche, à un niveau élevé, dans les équipes des jeunes « diables rouges » du Football Club de Rouen et de l’historique club amateur de Quevilly. C’est un peu grâce à mes prestations dans la cour que je fus intégré dans l’équipe des Francs Joueurs du lycée. Certains de mes illustres prédécesseurs (Jean Nicolas, Roger Rio, Antoinette), anciens élèves du lycée, firent partie de la légendaire attaque mitrailleuse du F.C.R et devinrent internationaux dans les années 1930. J’eus la chance et l’honneur de jouer contre certains d’entre eux lors d’un match jubilé.
J’ai déjà relaté l’anecdote, mon valeureux professeur de mathématiques en classe terminale de Maths Élem, champion du monde de pelote basque à main nue, s’entraînait parfois sous l’inséparable préau bordant la cour.
J’ai connu donc une époque où les établissements scolaires que j’ai fréquentés étaient « genrés » comme on dit aujourd’hui, comprenez non mixtes. C’est pour cela que j’ai évoqué des jeux typiquement pratiqués par les garçons. Être le fils d’une directrice d’école primaire et de collège me permit tout de même de me familiariser avec les jeux des filles, celles de mon âge, notamment les pensionnaires, m’invitant parfois à me joindre à elles.
Je ne voyais pas spécialement d’un bon œil les tracés des marelles grossièrement dessinées à la craie qui spoliaient le marquage de « mon terrain de foot ». La marelle, dont le nom est tiré du vieux français mérel ou méreau désignant un palet de pierre, avait plusieurs formes : droite, ronde ou escargot, « avion » avec sa forme en croix d’inspiration primitivement religieuse. Quel que fut son tracé, elle comportait une terre et un ciel marquant le début et l’issue de ce parcours un peu initiatique.

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Les filles pratiquaient beaucoup la corde à sauter, le plus souvent collectivement, deux d’entre elles faisant tourner la corde, et les autres entrant progressivement dans le jeu pour sauter.
Au primaire, les fillettes chantaient souvent une comptine en rythme avec les sauts : « À la soupe, soupe, soupe, au bouillon, yon, yon, la soupe à l’oseille, c’est pour les d’moiselles, la soupe à l’oignon, c’est pour les garçons ».
Il y avait le jeu d’un, deux, trois, soleil : une fille face à mur énonçait cette formule tandis que ses camarades se rapprochaient d’elle en prenant soin d’être immobile quand elle se retournait après avoir prononcé le mot « soleil ». Le but des joueuses était d’arriver au mur sans avoir été vues en mouvement.
Les trois tilleuls de la grande cour permettaient une version adaptée des quatre coins : trois filles étaient adossées aux trois arbres, une quatrième, libre, tentait de toucher un des troncs lorsque les trois joueuses échangeaient leurs places.
Les plus jeunettes aimaient faire des rondes en chantant une comptine. Je me souviens de celle de « La fille du coupeur de paille » :

« Sur mon chemin j’ai rencontré
La fille du coupeur de paille
Sur mon chemin j’ai rencontré
La fille du coupeur de blé… »

Bien des années plus tard, le chanteur Hubert-Félix Thiéfaine, faisant référence à cette comptine, en composa une version cannabis La fille du coupeur de joint ! Entre grands, souffrez que je vous offre cette autre forme de récréation :

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La chandelle était une ronde spéciale avec les filles assises en cercle sauf une qui, un mouchoir ou un foulard à la main, tournait autour jusqu’à ce qu’elle le laisse tomber discrètement derrière l’une de ses camarades. Si celle-ci découvrait l’objet, elle se levait et essayait d’attraper la lanceuse avant qu’elle ne se rassoie. Si elle y parvenait, elle se rasseyait et la première recommençait. Si elle ne se rendait pas compte à temps que le mouchoir était derrière elle, elle devenait la chandelle et devait se poster au centre du cercle.
Chez les filles, les jeux étaient plus calmes.
Autre temps, autres mœurs, j’ai le souvenir qu’il n’existait pas à l’époque, du moins dans l’école de ma maman, de salle des maîtres, les enseignantes du primaire arpentaient ensemble la cour de long en large, la première d’entre elles, témoin d’une dispute ou d’un délit, intervenant pour les régler.
Il me semble aussi, les écoles étant généralement anciennes, que les cours de récréation étaient, architecturalement et géographiquement, parfois moins structurées que celles de maintenant. On débusquait souvent des recoins, en principe non autorisés, qui nous permettaient d’échapper au regard des enseignants et aussi d’autres camarades, pas forcément d’ailleurs pour faire des choses coupables.
Je me suis plongé dans mes souvenirs de cours de récréation sans l’intention de faire une description exhaustive des jeux dont elles étaient le théâtre, des tensions qui pouvaient y naître. Ils sont possiblement enjolivés dans ma mémoire quoiqu’il me semble qu’ils traduisent une époque d’après-guerre insouciante, mon enfance heureuse dans ma si chère école, annonçant les Trente Glorieuses dont on cherche aujourd’hui, parfois, à nous culpabiliser.
Je me doute que d’autres enfants de mon âge connurent souffrances, vexations, humiliations. Un ami écrivain, récemment, réagissant au billet que j’avais écrit sur les « bonbecs fabuleux de mon enfance », me confiait qu’il n’avait pas connu ce petit bonheur gustatif à cause d’une jeunesse précaire et compliquée. Un « ange de la montagne » sut la darder de quelques rayons (de bicyclette)
Même si, dès l’école de Jules Ferry, des règlements en régissaient l’organisation, la cour de récréation d’aujourd’hui fait l’objet de nombreuses études pédagogiques intéressantes, mais suscite aussi parfois des convoitises politiques, concernant son organisation spatiale et sociale.
Ce lieu, en opposition avec la salle de classe, où les enfants sont plus libres de faire ce dont ils ont envie, est entré de plus en plus dans la réflexion de décisionnaires qui s’entêtent à reproduire les mêmes schémas de la société adulte menant parfois aux mêmes erreurs.
Le paysage des cours d’école a beaucoup évolué depuis mon enfance. Il céda parfois, comme hors de l’école, au phénomène de bétonisation afin de ne pas présenter de risques pour la sécurité et la santé des enfants. Finis les genoux ensanglantés !
Des haies furent détruites à cause de la nocivité de certaines baies et fruits, des arbres souvent abattus, du moins certaines espèces néfastes pour les enfants sujets aux pollens. Les bacs à sable, bouillons de culture microbienne, disparurent progressivement du coin des petits.
Plus aucun enfant ne fit rouler de pneu. Faute d’arbres donc de branches, il n’y eut plus de balançoires et de cordes à grimper. On installa des accessoires d’activités sportives tels poteaux de but de hand, paniers de basket qu’on interdira plus tard en raison d’accidents engageant abusivement la responsabilité du directeur de l’école ou du maire. On zébra le macadam de marelles, jeux de l’oie et de lignes délimitant les aires sportives.
Aujourd’hui, la contagion des thèmes sociétaux à la mode gagne les cours de récréation. Dans certaines villes, des « bien pensants » se penchent sur la question de l’égalité entre les garçons et les filles dès le plus jeune âge, mettant en avant le concept (et le jargon) d’école « non genrée ». Des élus se servent de l’urbanisme pour lutter contre le sexisme dans l’espace public.
En 2014, un rapport du Commissariat général à la stratégie et à la prospective (!) a observé « une appropriation inégalitaire » de l’espace en milieu scolaire, « une géographie de la cour de récréation très sexuée » avec des garçons qui « investissent l’essentiel de la cour avec des jeux mobiles et bruyants ». Ainsi, l’on a déconseillé les jeux collectifs avec ballon qui survalorisaient la présence des garçons au centre de la cour, reléguant les filles à la périphérie.
« On dégenre, on débitumise, on végétalise, on potagise », la biodiversité est passée par là. Sous le couvert de « gros mots et grandes idées », la cour de récréation est un lieu d’acculturation scientifique, artistique et de développement affectif.
Quitte à passer pour un indécrottable passéiste, j’ai bien envie, à cet instant, de vous donner à lire quelques lignes d’Eugène Rendu, historien et homme politique, inspecteur de l’enseignement primaire, inspecteur général de l’instruction publique, décédé… en 1902 :
« Quoi ! Supprimer le jeu, cet exercice si profitable au développement des organes, absolument nécessaire à la prodigieuse activité de la vie de l’enfant ; supprimer le jeu libre dans la cour libre, le grand jeu où tout le monde joue, tout le monde, élèves et maîtres ! mais c’est enlever à l’école un de ses attraits, nous dirions presque sa poésie, c’est en faire quelque chose qui ressemble à l’atelier, ou à la caserne. Il faut à l’enfant des jeux libres, variés, capricieux... » Un réquisitoire qu’on retrouve dans les malicieuses photographies de Robert Doisneau.

Doisneau cour récréation rue Buffon - copie

Ecole de la rue Buffon Paris 1956 (Robert Doisneau)

« La vie la vie, comme elle nous fait envie
La vie la vie, quand elle est poésie
Dans les photos de Robert Doisneau »

… Et les poèmes de Prévert ou de René Guy Cadou ! 

La blanche école où je vivrai
N’aura pas de roses rouges
Mais seulement devant le seuil
Un bouquet d’enfants qui bougent
On entendra sous les fenêtres
Le chant du coq et du roulier;
Un oiseau naîtra de la plume
Tremblante au bord de l’encrier
Tout sera joie ! Les têtes blondes
S’allumeront dans le soleil,
Et les enfants feront des rondes
Pour tenter les gamins du ciel.

Laissez jouer les gosses ! Dans ma Normandie natale, un peu plus pluvieuse que d’autres contrées, ça a toujours été rigolo de sauter à pieds joints dans les flaques d’eau !

La cour de mon école
Vaut bien, je crois,
La cour de Picrochole,
Le fameux roi :
Elle est pleine de charme
Haute en couleur ;
On y joue aux gendarmes
Et aux voleurs ;
Loin des Gaulois, des Cimbres
Et des Teutons,
On échange des timbres,
Á croupetons ;
Des timbres des Antilles,
De Bornéo…
Et puis on joue aux billes
Sous le préau.
Qu’on ait pris la Bastille,
C’est merveilleux,
Mais que le soleil brille,
C’est encore mieux !
Orthographe et problèmes
Sont conjurés.
École, ah ! que je t’aime
Á la récré !
(Jean-Luc Moreau)

 *   http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/14/ay-leny-escudero-rum-balarum-balarum-bam-bam/
** http://encreviolette.unblog.fr/2008/12/17/la-maison-de-mon-enfance/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2014/05/14/gilberte-coffin-ma-chere-et-tendre-maman-epoque-1/
**** http://encreviolette.unblog.fr/2012/11/02/il-ny-a-presque-plus-de-hannetons/
***** http://encreviolette.unblog.fr/2016/09/06/oradour-sur-glane-un-matin-dete-2016/
****** dans Histoire des élèves en France : Ordres, désordres et engagements (XVIe-XXe siècles) de Véronique Castagnet-Lara (Septentrion, 2020).
******* http://encreviolette.unblog.fr/
******** http://encreviolette.unblog.fr/2012/05/02/les-bonbecs-fabuleux-de-mon-enfance/

Publié dans:Coups de coeur, Ma Douce France |on 4 février, 2021 |2 Commentaires »

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