Moi je suis du temps du tango … avec Omar Sivori et Diego Maradona
Bien que je sois un passionné de football, en douze années de rédaction de ce blog, je n’ai consacré intégralement que deux billets à ce sport, à l’occasion de la disparition de deux grandes figures qui enchantèrent mon enfance : le français Raymond Kopa* et l’espagnol d’origine argentine Alfredo Di Stefano**. Ils évoluèrent ensemble, un temps, sous la couleur immaculée du Real Madrid.
à gauche Alfredo Di Stefano, à droite Raymond Kopa
Pour illustrer mon enthousiasme enfantin, j’ai déjà relaté l’anecdote, je vous cite un chapitre du livre de souvenirs qu’une une ancienne élève et pensionnaire du collège de Normandie dirigé par ma maman écrivit. Cocasserie, elle effectua par la suite l’essentiel de sa carrière de professeure agrégée au lycée français de Madrid.
« La pièce que nous appelions « l’étude » était longue et bien chauffée, car nous y passions le plus clair de notre temps en dehors des heures de classe. Il y avait comme une chaleur animale dans la proximité de ces corps à moitié vautrés sur les livres, dans un temps qui s’éternisait alors que les esprits tentaient de comprendre ou de mémoriser les leçons de la journée. La torpeur gagnait parfois la bataille, mais il arrivait qu’un spectacle singulier nous en tire : le fils de la directrice faisait une irruption bruyante dans la cour jusque-là silencieuse, un ballon de foot aux pieds, et commençait tout seul une incroyable partie de football où il était tour à tour chacun des protagonistes. Ballon au pied, il faisait l’équipe entière et le commentateur. On eût même dit qu’une foule invisible l’applaudissait, car il en imitait les remous et les exaltations par des sons plus assourdis. Malgré nous, nous suivions les aléas du match, ses fougueuses galopades l’entraînant aux quatre coins du stade imaginaire :
Navarro passe à Rial, qui reçoit net, passe à Gento, qui dribble avec habileté », et il avançait en zigzag, se déhanchant parfois comme s’il évitait deux joueurs de l’équipe adverse …on entendait son souffle qui s’accélérait, il bavait dans l’excitation du jeu et la précipitation des commentaires. « … Sur un corner de Gento, Di Stefano s’élève plus haut que tout le monde, en plein cœur de la défense, et propulse le ballon … goal … GOALLL … » En haletant, il traversait à nouveau toute la cour qui résonnait du bruit de ses chaussures et des frôlements du ballon. Il était difficile de reprendre le fil de nos lectures, car même lorsque la tête replongeait dans les livres, nous ne pouvions nous retenir de suivre d’une oreille les nouveaux rebondissements du match. »
Ce gamin, journaliste reporter en herbe, vous avez deviné, c’était moi !
Nul ne guérit de son enfance, un jour, sans doute, je serai amené à vous parler du roi Pelé.
Aujourd’hui, maintenant que la conmociòn mundial, liée à la mort de Dieu Maradona, s’est dissipée, j’ai envie de partager mes sentiments et mon émotion sur celui qui, sans contestation, fut sinon LE, du moins l’un des plus grands joueurs de l’histoire du football.
J’ai vu jouer « en vrai », en chair et en os, Pelé, Di Stefano, Kopa, j’y ajoute le « major galopant » Puskas, la tête d’or Kocsis et l’araignée noire Lev Yachine, mais jamais Diego Maradona. Les seules images que j’en garde sont donc quelques retransmissions de matches en direct et les innombrables archives, telles celles qui suivent.
Nous sommes le 19 avril 1989, dans quelques minutes, le club du Napoli va affronter le Bayern Munich en demi-finale retour de la Coupe de l’UEFA. Les haut-parleurs du stade bavarois diffusent le grand tube Live is life et voici comment au milieu de ses équipiers, Maradona assure le show dès l’échauffement, les lacets de ses chaussures non noués :
C’était cela Diego Armando Maradona, du moins le Maradona que j’ai aimé : l’amour pour une balle ronde avec laquelle il s’amuse ici comme avec un jouet.
À ma façon, tout gamin, je ressentais, trois décennies plus tôt, la même jubilation dans la cour de l’école devant un parterre de jeunes filles « studieuses » (pas tant que cela, la preuve !).
C’était un temps où les « vrais » matches se disputaient quasi immuablement le dimanche à quinze heures, la fée électricité commençait tout juste à éclairer les terrains.
On n’assistait d’ailleurs jamais à l’échauffement des joueurs. L’on était moins attentif à l’état des pelouses, et pour faire patienter le public, se disputait en « lever de rideau » une rencontre entre jeunes ou équipes amateurs de la région. C’est comme cela qu’en prélude d’une rencontre de Coupe de l’Amitié entre les légendaires Diables Rouges du Football Club de Rouen et l’équipe italienne de SPAL Ferrare, je vécus le sommet de ma carrière au sein de l’équipe cadets des Francs-Joueurs du lycée Corneille.
La prétentieuse Encre violette ne devint ni Di Stefano, ni même Thierry Roland !
Avant d’appréhender le phénomène Maradona, il me faut évoquer la figure d’un autre immense footballeur argentin qui hanta mes rêves d’enfant, je suis d’ailleurs surpris qu’il ne soit pas apparu (ou alors cela m’a échappé) dans le concert de louanges tressées à Diego : « Enrique Omar Sívori padre de Maradona y abuelo de Messi ».
Sívori, Maradona, ils possédaient des noms d’artistes dès leur naissance. Leur enfance, leur carrière et leur style de jeu présentent de troublantes similitudes, et même parfois certains de leurs excès. Giovanni Agnelli, l’emblématique copropriétaire de la société Fiat et patron du club de la Juventus de Turin, confiait : « Sívori est plus qu’un champion. Pour ceux qui aiment le football, c’est un vice ».
Siiiiiiiiiiivori! Vous entendez le gamin normand explosant de joie après avoir dribblé un tilleul et marqué tout seul dans la cour d’école familiale ?
On adore bien Botticelli sans ne l’avoir jamais vu peindre, j’adorais Sívori sans jamais ne l’avoir vu jouer. Le peu que je savais de lui provenait de la lecture de l’hebdomadaire France-Football puis du mensuel Miroir du Football (qui défendait « une certaine idée du football ») que mon père ou mon frère achetaient.
Mon père m’avait même offert, dans une maison de la presse de Rouen, un numéro du mythique mensuel sportif argentin El Gràfico avec en couverture le portrait de Sívori. C’est peut-être, en cette circonstance, que j’acquis mes premiers mots de la langue de Cervantès.
Omar Sivori, Walter Gòmez et Angel Labruna sous le maillot de River Plate
Oui, « Omar m’a tuer » de plaisir !!! Un visage d’ange (comme Botticelli), la légendaire camiseta du club de River Plate avec les boutons, le short avec les lacets et … les bas descendus aux chevilles ! J’en ai rêvé, c’était tellement mieux que les maillots d’aujourd’hui floqués du nom de son joueur favori, à la gloire de quelques émirats arabes. Monumental comme le nom du stade de Buenos Aires !
À cette époque, le magazine sud-américain interprétait le football comme une opposition de styles : « Le style (dit ndlr) créole repose sur l’élégance et l’improvisation tandis que le britannique exprime la force et la discipline ». « Notre manière de penser, sentir et agir se trouve à l’intérieur de nous et il est impossible de le changer, c’est notre sang, churrasco (viande typique argentine), mate, lait, œufs, etc…»
En 1953, suite au succès de l’équipe nationale argentine face à l’Angleterre, nation inventrice du football association, un journaliste osa écrire : « On a réussi à nationaliser le fer et après cette victoire on a réussi à nationaliser le football ».
Lorsqu’il me fallut choisir une destination au titre de la coopération, ce n’est peut-être pas un hasard si j’avais posé ma candidature pour les lycées français de Buenos Aires, Rio de Janeiro et Mexico. J’eus le bonheur de découvrir l’Estadio Azteca quelques mois (malheureusement) après que le Brésil de Pelé y ait remporté la Coupe du Monde.
J’y reviendrai sans doute, les Argentins trouvèrent avec les terrains de football, un espace dans lequel il était possible de vaincre leurs « envahisseurs » britanniques.
Buenos Aires compte, dans un rayon de dix kilomètres, une quinzaine de stades, véritables lieux de culte des équipes de première division souvent représentatives d’un quartier, d’une classe sociale, donc dotés d’une grande valeur spirituelle et sentimentale.
Avant d’évoluer dans ces arènes, Omar Sívori découvrit le football à San Nicolàs de los Arroyos, à la limite nord de la province de Buenos Aires, comme beaucoup de gosses argentins, sur un de ces potreros, ces terrains non conventionnels sans herbe, sans équipement, sans marquage pour délimiter longueur et largeur, aux cages parfois matérialisées par deux vêtements, bâtons ou cailloux. En somme, comme ma cour d’école avec son sol gravillonneux et deux robustes tilleuls en guise de poteaux de but, ainsi que le pré et les pommiers de ma chère mémé Léontine !
Les potreros, ces terrains « vagues » avec leurs dimensions irrégulières et leur sol accidenté, ont influé sur la manière de jouer : pratique d’un jeu plus individuel avec utilisation accentuée du dribble, abus de jonglages, et au final, une plus grande maîtrise pour dompter la pelota, le « référent bondissant » comme jargonnent parfois nos pédagogues.
Omar débuta dans le modeste club de La Francia, du nom de la rue où il passa son enfance. En 1950, il est recruté par le Club Atlético Teatro Municipal. Il a alors 15 ans et dès la fin de la saison, le « gamin du théâtre » est repéré, à l’occasion d’un asado (barbecue argentin) improvisé au bord du terrain, par Renato Cesarini, un ancien joueur professionnel italo-argentin de River Plate et de la Juventus de Turin. En quelques minutes, le gosse aux chaussettes sur les chevilles et baskets usagées a conquis Cesarini qui entreprend son embauche immédiate pour le club prestigieux de River Plate.
Pas si simple, le Teatro municipal tient à sa pépite et réclame beaucoup d’argent. Après moult discussions et disputes, le transfert est réalisé en échange de la recette d’un match amical entre le modeste Teatro et l’immense River Plate, la célèbre équipe de « la Máquina » et ses attaquants de légende Adolfo Pedernera, Angel Labruna et Felix Loustau (et Alfredo Di Stefano comme remplaçant).
River Plate, rivière d’argent, un nom qui fait rêver, un nom de conte : il naquit en 1901 à une époque où il était à la mode de choisir un nom à consonance anglo-saxonne. L’un des dirigeants suggéra Club Atlético Forward (en-avant), un autre proposa Club Atlético River Plate, anglicisation approximative de Rio de la Plata, la rivière à l’embouchure de laquelle Buenos Aires est construit. Il avait vu cette appellation sur des caisses transportées par des marins du port qui occupaient leurs pauses à jouer au football.
Omar gravit tous les échelons des équipes réserves de River Plate, démontrant son exceptionnelle qualité de jeu et … son fort tempérament qui lui valut le surnom d’El Cabezón, le « Têtu ».
Il effectua ses débuts en équipe première, le 30 janvier 1954, à l’occasion d’une rencontre amicale contre le club du Partizan de l’ex Yougoslavie. Quelques semaines plus tard, il était titulaire pour la première fois en championnat contre le club de Lanùs, inscrivant même son premier but.
Una chilena d’Omar Sivori
Entre 1954 et 1957, Omar joua 63 matches sous la magnifique camiseta née, elle aussi, d’une belle histoire : une nuit de carnaval, cinq adolescents récupérèrent un ruban de soie rouge qui trainait derrière un char et décidèrent d’en orner le maillot, jusqu’alors blanc immaculé, de leur club de cœur Le nouveau maillot fut étrenné lors du match contre Maldonado, un club du quartier de Palermo. Les couleurs blanche et rouge étaient très populaires dans le quartier de La Boca, car c’étaient celles du drapeau de Gênes, ville d’où était originaire une partie de la population.
Revêtu de l’élégante tunique, Omar inscrivit 29 buts et fut l’artisan principal des trois titres de champion obtenus consécutivement (1955-56-57). L’équipe fut alors surnommée la maquinita en référence à son illustre devancière.
Dès 1956, à l’âge de 21 ans précoce dans le football d’alors, Omar fut sélectionné dans l’équipe nationale d’Argentine. En compagnie de Maschio, Angelillo et Corbatta, il forma une ligne d’attaque redoutable qu’on surnomma les Carasucias, clin d’œil au film de gangsters de Michael Curtiz Les Anges aux figures sales, avec James Cagney et Humphrey Bogart.
L’Albiceleste (surnom de l’équipe d’Argentine pour ses couleurs bleu et blanc) remporta la Copa America, l’équivalent de notre championnat d’Europe) en 1957, en infligeant notamment un cuisant 3 à 0 aux rivaux brésiliens.
Je me répète, vous imaginez combien les articles parcimonieux de France-Football alimentaient mes rêves de gosse et nourrissaient mes reportages dans la cour du collège.
Rosa, rosa, rosam, Brel collectionnait les zéros en latin en faisant des tunnels pour Charlot, Rosa Rosario, Sívori raffolait à l’excès de « tunnel », appellation vintage du « petit pont » d’aujourd’hui. Il prenait jubilation à attirer son adversaire à lui, à le déstabiliser l’obligeant à commettre la faute qui lui permettait de faire passer le ballon entre les jambes, et comme si cela ne suffisait pas, le gamin au visage sale l’attendait pour lui faire subir une nouvelle humiliation. La légende dit que, lors d’un match contre le Chili, il crocheta consécutivement 16 joueurs qui se présentèrent devant lui, avant de marquer le but !
Je pouvais espérer le voir enfin jouer à l’occasion de la première Coupe du Monde à laquelle j’assistai à la télévision en 1958. Je dus me contenter de l’épopée des Kopa, Fontaine, Piantoni, Vincent, et de l’éclosion du roi Pelé.
En effet, à l’été 1957, Sívori eut la « mauvaise » idée de partir en Europe, au club de la Juventus de Turin, pour une somme mirifique (10 millions de pesos, vive Tonton Cristobal !) à l’époque qui permit à River Plate d’agrandir son stade El Monumental, un virage porte aujourd’hui le nom de Curva Sívori.
Dès son arrivée à Turin, Omar redonna à la « Vieille Dame » (surnom familier de la Juventus) ses lettres de noblesse. Il constitua le « Trio magico » avec l’une des légendes du club Giampiero Boniperti et le gallois John Charles.
de gauche à droite: Omar Sivori, John Charles et Giampero Boniperti
En septembre 1958, lors du match aller des 16e de finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, il marque le premier de ses trois buts de la soirée face aux Autrichiens du Wiener SK, devenant ainsi le premier joueur bianconero (blanc et noir comme les couleurs de la Juventus) à marquer dans l’histoire de la Coupe d’Europe.
Lors de la saison 1958-1959, il fut sacré capocannoniere, meilleur buteur du Calcio, avec 28 buts.
Sous sa houlette, entre 1958 et 1961, la Juve remporta consécutivement trois scudetti (écusson cousu sur le maillot de l’équipe championne d’Italie).
Par contre, le gouvernement de la Révolution Libératrice (du Péronisme) souhaita ne convoquer, pour la Coupe du Monde en Suède, que des joueurs évoluant sur le sol argentin.
Omar bénéficiait du statut d’oriundo désignant dans son sens le plus général, un immigré d’origine italienne vivant, ainsi que ses descendants, hors d’Italie, et au sens sportif, un footballeur possédant des origines italiennes de retour dans la péninsule pour y faire carrière.
À l’époque, le même phénomène d’oriundi exista en France avec quelques joueurs à la double origine, les plus anciens se souviendront du franco-argentin Nestor Combin et de l’italo-argentin Delio Onnis meilleur buteur de l’histoire du championnat de France.
Ainsi, Sivori, un grand-père originaire de Ligurie, une grand-mères des Abruzzes, se fit naturaliser italien en 1961 et fut aussitôt sélectionné dans la Squadra azzurra, en juin 1961, qui affronta … l’Argentine à Florence : victoire 4 à 1 avec 2 buts de Sívori .
Grâce à ses exploits dans la péninsule, Omar Sívori fut, en 1961, le premier joueur argentin de l’histoire du football à inscrire son nom au palmarès du tant convoité Ballon d’Or créé par le journal France-Football dans lequel ne figure pas Diego Maradona … à cause d’un point de règlement. En effet, ce n’est qu’à partir de 1995 que le trophée récompensa le meilleur joueur au monde, sans distinction de championnat ni de nationalité.
Toujours est-il donc que, suite à ses prouesses dans le Calcio, Omar Sívori succéda au prestigieux palmarès du Ballon d’Or à Stanley Matthews (1956), Alfredo Di Stefano (1957-1959), Raymond Kopa (1958) et Luis Suarez (1960).
Pour illustrer mes propos élogieux, j’ai trouvé sur la Toile quelques vidéos tremblantes, de bien piètre qualité, qui n’ont certes qu’un lointain rapport avec le football d’aujourd’hui. Les pelouses sont souvent pelées, parfois enneigées, ce qui rend peut-être encore plus fascinant le génial dribbleur. On revoit sans doute plusieurs fois les mêmes feintes, les mêmes buts, mais on finit par être enivré par le néo-réalisme d’un surdoué du football avec sa façon de dorloter la balle.
Ombres portées sur le lumineux portrait, « le Cabezòn était un adepte du dribble diabolique, un ami proche du but adverse, mais aussi un joueur colérique qui détestait être battu et, du haut de son mètre soixante-trois, ne tenait pas compte de la taille de l’adversaire qui le maltraitait, quand c’était son tour de lui rendre ses bienfaits ! »
Cela faisait partie du personnage et le rendait peut-être encore plus attachant, Omar était un caractériel râleur, chambreur, avec le désir permanent de faire quelque chose de spécial, de faire des dribbles et des « tunnels » à ses adversaires pour mieux les humilier.
Outre les joueurs, il n’hésitait pas à provoquer les arbitres et parfois même les tifosi du camp adverse. Son goût pour la rixe, ses frasques répétées lui valurent d’être suspendu pas moins de dix mois en sept ans sous les couleurs turinoises. Un Cabezòn un peu fanfaròn quoi !
Au cours de l’année 1965, Omar entra même en conflit ouvert avec son entraîneur, le Paraguayen Heriberto Herrera, considérant que sa tactique rigide bridait sa liberté créatrice. La famille Agnelli qui l’avait toujours soutenu malgré ses diverses incartades, craignant qu’Omar passe à l’ennemi, l’Internazionale Milano coaché par le « vrai » Herrera, Helenio, ou le Torino rival historique de la ville, expédia Sívori vers le fond de la botte, à Naples, là-même où débarquera Maradona deux décennies plus tard.
Sans déclencher les mêmes éruptions de liesse que son incomparable successeur, Omar devint cependant le roi de Naples, durant ses quatre saisons, au pied du Vésuve, sous le maillot bleu ciel du Napoli.
Je me souviens d’avoir visité, à cette époque, avec mes parents, le stade San Paolo. En contemplant la pelouse, j’imaginais les fresques qu’il y dessinait.
Ironie du destin, en 1969, Omar y joua l’ultime match de sa carrière face à la Juventus. Il fut expulsé pour une brutalité qui lui aurait valu six matches de suspension.
Omar retourna alors vers sa terre natale d’Argentine, occupant bientôt le poste d’entraineur des clubs de Rosario Central, River Plate, Estudiante, Racing Club et Vélez Sarsfield, avec des fortunes diverses
En 1972 et 1973, il fut même sélectionneur de l’équipe nationale argentine qu’il qualifia pour la Coupe du Monde 1974.
Omar Sívori décéda en février 2005 dans sa ville natale de San Nicolas de los Arroyos, des suites d’un cancer du pancréas. Une stèle grandeur nature lui rend hommage.
Avant d’envisager maintenant mon hommage à Diego Maradona, pourquoi ne pas se dégourdir les jambes en esquissant quelques arabesques de tango, l’autre passion du peuple argentin, en compagnie de Carlos Gardel ?
Peu d’entre vous savent que cette figure emblématique du tango naquit à Toulouse, en 1890, avant d’émigrer à Buenos Aires avec sa mère, à l’âge de deux ans. Il mourut prématurément en 1935 dans un accident d’avion … quelques semaines avant qu’Omar Sivori pousse son premier cri.
À la veille de la Coupe du Monde 1930 en Uruguay, Carlos Gardel rendit visite aux joueurs de l’équipe d’Argentine au vert dans la banlieue de Montevideo. Pour leur insuffler le moral, il leur chanta quelques-uns de ses succès, parmi lesquels Patadura.
« Piantáte de la cancha, dejále el puesto a otro
de puro patadura estás siempre en orsay;
jamás cachás pelota, la vas de figurita
y no servís siquiera para patear un hands.
Querés jugar de forward y ser como Seoane
y hacer como Tarasca de media cancha gol.
Burlar a la defensa con pases y gambetas
y ser como Ochoíta el crack de la afición.
Chingás a la pelota,
chingás en el cariño,
el corazón de Monti
te falta, che, chambón.
Pateando a la ventura
no se consiguen goles.
Con juego y picardías
se altera el marcador… »
Dans les paroles originales, sont glissés des anglicismes (le football a été inventé par les Britanniques, n’oubliez pas) tels que « orsay », argentinisation du off-side (hors-jeu), ou « hands » (mains), un membre qui marquera la carrière de Diego.
Dans cette chanson, le football est utilisé métaphoriquement pour se moquer des hommes maladroits et incapables de conquêtes féminines. Avec leurs rabonas (croiser une jambe derrière l’autre et frapper avec la jambe croisée), gambetas (forme de dribble en laissant tomber l’épaule pour inciter l’adversaire à partir dans la mauvaise direction) et chilenas (coup de la bicyclette en retourné), Omar et Diego ne connurent pas pareil désaveu.
Comme chante le populaire groupe pop argentin Versuit Vergarabat : « Si sabemos gambetear, para ahuyentar la muerte », « Si nous savions faire une gambeta, nous chasserions la mort ». Il est accompagné ici du meilleur professeur qui soit :
Travaux pratiques maintenant sur un terrain, el baile de la gambeta, ça donnait ça :
Diego Maradona, né en octobre 1960, passa son enfance dans le bidonville insalubre de Villa Fiorito dans la banlieue sud de Buenos Aires. Un décor misérabiliste : rues défoncées, parpaings et tôles de récupération pour consolider les logements, commerce des dealers.
Pour évoquer son enfance, il utilisera plus tard des punchlines : « J’ai grandi dans une résidence privée… privée d’eau, d’électricité et de téléphone » ou encore « ma vie a été bien remplie, je suis sorti de Fiorito pour atteindre le toit du monde ».
Comme Sívori, ses premiers terrains de jeu furent la rue et les potreros. Exceptionnellement précoce dans l’art de manier la pelota, à dix ans, il est déjà remarqué par les recruteurs du club Argentinos Juniors. Roi du malabar (jonglage), il ravit le public à la mi-temps des matches de Première Division.
Vous ne pourrez pas y échapper, car ces images ont fait le tour du monde, vous le verrez, au moins dans un des clips, gueule d’ange, cheveux bouclés, bas aux chevilles (comme Omar), jonglant sur un terrain bosselé et pelé. Il a douze ans, haut comme trois pommes (il mesurera 1 mètre 65 avec les crampons à l’âge adulte), et n’a déjà pas froid aux yeux, confiant ses rêves devant la caméra : jouer en Première Division, être retenu en sélection nationale et remporter une Coupe du Monde.
La légende du Pibe de Oro, le gamin en or, est née. Il ne cessera jamais plus d’alimenter les pages sportives et… des faits divers des médias.
Diego débute en professionnel dans le club d’Argentinos Juniors, dix jours avant ses seize ans. Quatre mois plus tard, le sélectionneur de l’équipe nationale Cesar Luis Menotti fait appel à lui. Le jugeant trop tendre, il ne le retient pour la Coupe du Monde 1978 victorieuse qui se déroule dans l’Argentine de Videla et des colonels. Diego lui en voudra toute sa vie.
En 1981, Maradona signe pour l’autre club mythique de Buenos Aires, Boca Juniors, l’ennemi historisque de River Plate le club d’Omar Sívori***.
Caricaturalement, Boca Juniors c’est l’équipe du peuple quand River Plate apparaît comme le club porteño de la bourgeoisie. Ses couleurs sont celles du premier bateau qui passa sous le pont du quartier de La Boca, un certain jour de 1907, celles du pavillon d’un navire suédois, le bleu et l’or. Son stade est la fameuse Bombonera, « la boîte à bonbons ». Des matches, des enceintes avec les pluies de papelitos, des maillots qui font rêver et appartiennent à l’imaginaire du football, du moins pour ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de vivre de tels moments. Plutôt que voir Naples (quoique !), assister aux deux matches aller et retour du Superclàsico River-Boca, et mourir !
Diego ne jouera que deux saisons avec Boca, remportant le championnat et, plus important peut-être, humiliant lors du derby du quartier des docks, ceux de River en marquant deux des trois buts.
Je ne vous imposerai pas ici la description exhaustive de son immense carrière, ceux qui s’y intéressent l’auront découverte en long, en large et en travers, dans les médias qui lui ont consacré des pages et des heures d’antenne, au moment de sa disparition.
À la différence de Sívori, trop dans l’anonymat médiatique à son époque, pour moi Maradona, ce furent des images et des émotions que les chaînes de télévision, de plus en plus nombreuses, nous offrirent dès qu’il débarqua en Espagne à l’été 1982, pour la Coupe du Monde.
Tellement obsédés par l’épopée de nos joueurs tricolores interrompue brutalement par le sinistre Schumacher, nous avons oublié le tacle que Diego décocha à hauteur du bas ventre d’un adversaire brésilien, ce qui entraîna son expulsion immédiate et l’élimination de l’Argentine.
Quelques semaines plus tard, il rejoignait les rangs du Barça. Ses deux saisons sous les couleurs blaugrana laissèrent un souvenir mitigé et, plus que les fantaisies techniques qui enchantèrent le Nou Camp (stade de Barcelone), on ne retient souvent aujourd’hui que son incroyable pétage de plomb vis-à-vis du « boucher de Bilbao » Goikoetxea, sous les yeux del Rey Don Carlos. Pièces à conviction :
En raison de la violence de la bagarre, la lecture de la vidéo est soumise à une limite d’âge !!!
Le surnom donné au joueur basque par un journaliste britannique justifiait « presque » la bagarre générale déclenchée par Diego … En tout cas, c’est à la suite de ce « fait divers de jeu » que Maradona émigra sous d’autres cieux … encore plus volcaniques.
Voir Naples, Diego et mourir ! Il est facile de réécrire l’histoire après coup, mais il semble aujourd’hui presque évident que la bouillante ville du Sud de l’Italie offrait le cadre idéal pour les exploits et les excès de Maradona, « la parfaite concentration de toutes les qualités et tous les défauts des Napolitains ».
Ils étaient 70 000 qui s’étaient rendus au stade San Paolo pour accueillir Maradona, un jour de juillet 1984. On dit que dans les mois qui suivirent, des dizaines de nouveau-nés napolitains, portés sur les fonts baptismaux, reçurent le prénom de Diego.
Parmi les anecdotes qui foisonnent, il y a celle de ce chômeur napolitain qui, apprenant que le club de Barcelone ne voulait pas vendre Maradona, tenta avec d’autres tifosi de prendre d’assaut le consulat espagnol à Naples, avant de s’enchaîner, une petite photo de Diego à la main, jusqu’à ce que le transfert soit effectif.
Dans l’imaginaire des Napolitains, il y a du sacré, dans l’assonance entre le héros sportif Maradona et la Maronna qui est la dénomination de la Vierge Marie dans le dialecte local.
Diego devint une sorte d’icône, les yeux rivés sur lui alors qu’il surgissait sur le terrain en embrassant sa croix. Il était celui qui transformait la vie napolitaine touchée par une épidémie de choléra en 1973, un tremblement de terre (2 483 morts) en 1980, un taux de chômage inégalé, gangrénée par la Camorra la mafia locale.
Les buts de Diego semblaient prolonger les miracles de San Gennaro, saint protecteur de la ville. Sur les drapeaux brandis par les tifosi, l’effigie de saint Maradona cohabitait avec la Madone et San Gennaro. Chaque match au San Paolo était une liturgie, une sorte de rite collectif. Totalement irrationnel … et malsain !
C’était quasi inévitable, il y eut rapidement le revers de la médaille pieuse dès qu’il tomba, recrue involontaire, entre les tentacules de la Camorra experte en cocaïne, prostitution, corruption et paris sportifs truqués. Sous l’azur de la baie, cousu d’or cette fois, Diego retrouvait à la puissance mille les dérives de Villa Fiorito, le quartier de son enfance.
« Produit de la misère et don du ciel, Maradona apparaît comme un surhomme démocratique, qui a incarné de manière exemplaire, jusque dans son envers négatif et stigmatisé, la totalité de la cité ».
Si on parlait un peu de football ? C’est cela qui me fascinait chez Diego : le joueur, celui qui me faisait me redresser de mon fauteuil, puis me soulever, puis me lever dans l’exaltation d’une de ses actions.
Le monde du football fut surpris lorsque Maradona souhaita quitter le Barça, l’un des plus prestigieux clubs européens, pour le Napoli qui, à l’époque, n’était qu’une modeste équipe d’une région pauvre venant d’échapper de justesse à la relégation, bien en retrait des clubs de l’Italie du Nord, Juventus de Turin, A.C Milan et Inter de Milan.
Durant ses sept ans au pied du Vésuve, par son incomparable génie du jeu, Diego offre à l’équipe moyenne du Napoli les plus grands titres de son histoire, et la fait entrer dans le cercle restreint des grands clubs d’Europe : deux scudetti (championnat d’Italie) en 1986-87 et 1989-90, une Coupe de l’U.E.F.A (la « Ligue Europa » d’aujourd’hui), une coupe d’Italie, 259 buts en 115 matches.
C’est à cette époque qu’outre être roi de Naples, Diego devint Dieu ou comme pour jouer avec le numéro de son maillot : D10s. Capitaine d’une équipe d’Argentine constituée de joueurs moyens, il l’emmena par son seul « génie » à la victoire finale dans la Coupe du monde 1986.
Les journalistes aiment les belles histoires, ils ont raconté celle-ci en en faisant même une épure ou un raccourci de ce que fut la légende de Maradona : soixante ans résumés en quatre minutes. On l’a presque romancée, du moins scénarisée.
Dans cet intervalle de deux-cent-quarante secondes, Diego marqua deux des buts les plus connus de l’histoire du football.
Cela se passa le 22 juin 1986, dans le mythique stade Aztèque, là où, seize ans plus tôt, Pelé et le Brésil avaient remporté ce qui reste encore comme la plus belle Coupe du Monde.
Cette fois, il ne s’agissait pas de la finale, mais seulement d’un quart de finale entre l’Argentine et l’Angleterre. Je me souviens avoir regardé ce match à la télévision, je me trompe peut-être, il me semble que dans l’esprit des Français, on se rappela plus de Guadalajara que de Maradona : dans cette ville, la veille, la France avec Platini avait battu l’immense Brésil de Socrates et Zico après une séance de tirs aux buts.
Diego eut « beau jeu », par la suite, de raconter qu’il était en mission et voulait rendre honneur à la mémoire des soldats argentins tombés au combat contre l’armée du Royaume-Uni, quatre ans plus tôt, sur le petit archipel des Malouines, dans l’Atlantique Sud.
Toujours est-il qu’entre les 51ème et 55éme minutes, au nom ou pas de son patriotisme anti-impérialiste, il inscrivit la controversée « main de Dieu » et « le plus beau but du XXème siècle ».
Imaginez que si la VAR (Video Assistance Referee) avait existé à l’époque, le premier but n’aurait jamais été validé : sur une balle en l’air, Maradona, 1,65m, devance le gardien anglais Shilton, 1,86m, et expédie avec le poing le ballon au fond des filets.
L’arbitre, Monsieur Ali Bennaceur, et ses assistants n’ont rien vu. Notre populaire commentateur Thierry Roland, lui, a vu : « Il a mis la mimine ! » Et bientôt, il sort « sa phrase de jeu » tirée de ses contestables « Fragments d’un discours sur le football » : « Honnêtement, Jean-Michel Larqué, ne croyez-vous pas qu’il y a autre chose qu’un arbitre tunisien pour arbitrer un match de cette importance? (…) Je ne suis pas raciste, je n’ai rien contre les tunisiens. D’ailleurs, ma femme de ménage est tunisienne…» !!! Aujourd’hui, on met un genou sur la pelouse pour moins que cela !
L’histoire a été écrite et réécrite tant de fois depuis, qu’on ne sait plus … le degré d’intervention de Dieu. Il semblerait que devant l’insistance de Diego à nier sa rouerie, un journaliste argentin, dans les vestiaires du stade Azteca, lança ironiquement : « Alors, ça aurait été la main de Dieu ? » … « Ça aurait ! » répondit Diego, dieu de tous les diables.
Diego avouait, en jubilant, qu’après ce but, il courut heureux comme un voyou qui vient de piquer le portefeuille d’un anglais. C’était le but d’un gamin des potreros qui voulait absolument marquer contre ses copains.
Entre dieux on se comprend, et Maradona fut déjà à moitié pardonné pour sa tricherie en marquant, quatre minutes plus tard, le « but du siècle », « mas que un gol, es una obra maestra » affichait en titre la revue argentine El Gràfico.
Nul besoin d’intervention divine, cette fois, Diego partit de son propre camp et, multipliant les déhanchés, feintes et accélérations, effaçant les défenseurs anglais transformés en vulgaires piquets, alla inscrire le second but qui scellait la victoire de l’Argentine.
Tout autant que les images de son extraordinaire cavalcade, les commentaires enflammés du journaliste uruguayen Victor Hugo Morales en direct, sur une radio argentine, ont fait le tour du monde :
« La va a tocar para Diego, ahí la tiene Maradona, lo marcan dos, pisa la pelota Maradona, arranca por la derecha el genio del fútbol mundial, deja el tendal y va a tocar para Burruchaga… ¡Siempre Maradona! ¡Genio! ¡Genio! ¡Genio! Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta… Gooooool… Gooooool… ¡Quiero llorar! ¡Dios Santo, viva el fútbol! ¡Golaaazooo! ¡Diegoooool! ¡Maradona! Es para llorar, perdónenme… Maradona, en una corrida memorable, en la jugada de todos los tiempos… Barrilete cósmico… ¿De qué planeta viniste para dejar en el camino a tanto inglés, para que el país sea un puño apretado gritando por Argentina? Argentina 2 – Inglaterra 0. Diegol, Diegol, Diego Armando Maradona… Gracias Dios, por el fútbol, por Maradona, por estas lágrimas, por este Argentina 2 – Inglaterra 0 ».
Traduit dans la langue de Molière, ça donne cela :
« Il va la jouer pour Diego, voilà Maradona, il est marqué par deux joueurs, il met le pied sur le ballon, Maradona, le génie du football mondial commence par la droite, il quitte le centre du terrain et va jouer pour Burruchaga… Toujours Maradona ! Génie ! Génie ! Génie ! Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta… Gooooool… Gooooool… Je vais pleurer ! Bon Dieu, vive le football ! Golaaazooo ! Diegoooooool ! Maradona ! C’est à en pleurer, pardonnez-moi… Maradona, dans une course mémorable, dans la meilleure action de tous les temps… Cerf-volant cosmique … De quelle planète es-tu venu pour laisser autant d’Anglais derrière toi, pour que le pays soit un poing serré qui crie pour l’Argentine ? Argentine 2 – Angleterre 0. Diegol, Diegol, Diego Armando Maradona… Dieu merci, pour le football, pour Maradona, pour ces larmes, pour ce Argentine 2 – Angleterre 0. »
La légende dit que, par la suite, le capitaine anglais Gary Lineker déclara : « Quand Diego nous a mis le deuxième but, j’ai eu envie d’applaudir ».
Le chanteur Benjamin Biolay, qui a des attaches avec Buenos Aires, plaqua quelques bribes du commentaire original du « but du siècle » sur la bande de sa composition Borges Futbol Club.Titre oxymore quand on sait que l’illustre écrivain argentin, décédé une semaine avant ce fameux match, détestait le football qu’il considérait comme un moyen d’inféoder les masses … pas faux, n’est-ce pas ?
Ce match résuma le mythe de Diego : un zeste de tricherie et beaucoup de génie qui font que certains l’adorent et d’autres le détestent.
Maradona éclaboussa de toute sa classe cette Coupe du Monde au pays de Moctezuma. Tel Charlie Chaplin dans Le Dictateur, il jonglait littéralement avec un globe terrestre.
Il pensait bien rééditer le même exploit lors de celle de 1990 qui se disputait … en Italie.
« Venise n’est pas en Italie, Venise c’est chez n’importe qui » chantait Serge Reggiani,
Avant la demi-finale opposant l’Argentine à l’Italie au stade San Paolo de Naples, Diego alla jusqu’à dire que « Naples n’est pas l’Italie », pensant bien naïvement que les Napolitains soutiendraient celui qui avait fait la fierté et le bonheur de leur ville, depuis six ans. Il aurait dû savoir que le peuple italien, qu’il soit du nord ou du sud de la péninsule, la mamma et Giorgio le fils maudit compris, comme Vittorio Gassman dans un film de Dino Risi, manifeste une ferveur sans égale pour leur Squadra Azzura : « Naples t’aime, Diego. Mais l’Italie est notre patrie » pouvait-on lire sur une banderole.
Comme contre les Anglais en souvenir du conflit des Malouines, Diego, mortifié, réalisa son meilleur match du tournoi, qualifiant son équipe au bout du bout des tirs au but, et célébrant un peu trop furieusement et démonstrativement sa joie.
Ce fut le début de la disgrâce. En finale, l’hymne argentin fut copieusement sifflé par le public du Stade Olympique de Rome, et de nombreuses images montrent Maradona éructant, au passage de la caméra, à plusieurs reprises des « hijos de putas » à même de scandaliser la « lupa », la mère adoptive de Remus et Romulus. Et un malheur ne venant jamais seul, l’Argentine, affaiblie par deux expulsions, s’inclina sur un pénalty sifflé à cinq minutes de la fin en faveur des Allemands.
Mais pire, la relation de Maradona avec la Camorra se délite rapidement, avec en point d’orgue, en mars 1991, un match banal contre Bari à l’issue duquel Diego est contrôlé positif à la cocaïne et écope d’une suspension de 15 mois.
Dans le documentaire du cinéaste, oscarisé et césarisé, Emir Kusturica, Diego confiait : « Sais-tu quel joueur j’aurais pu être si je n’avais pas connu la cocaïne ? » La poudre blanche l’accompagna tout au long de sa vie : elle circulait dans le bidonville de Villa Fiorito de son enfance, il la découvrit véritablement lors de son passage à Barcelone suite au tacle crapuleux du sinistre « boucher basque ». Éloigné des terrains pendant plusieurs mois, soulagé à la morphine, il se réfugia dans les plaisirs dangereux de la nuit catalane. Devenu dépendant, il continua à consommer, la mafia napolitaine l’approvisionnant à satiété. Durant des années, les contrôles antidopage furent curieusement cléments, certains médecins étant soudoyés par la Camorra pour fermer les yeux ou inverser les flacons d’urine.
Platini fait son jubilé en 1988, à Nancy, avec Maradona et Pelé. Cocasserie, l’inscription « No drug » sur le maillot de Diego!
N’étant pas attiré par les faits divers, je tire un trait sur la lente mais inéluctable descente aux enfers de Diego qui s’est achevée il y a quelques semaines. Si j’en crois le livre de Jean Teulé, Charles Baudelaire, hors son génie littéraire, possédait également une personnalité trouble d’ailleurs attirée par les paradis artificiels.
Diego n’était pas libre dans sa tête, tout cela a fait les choux gras des médias et nul doute qu’un biopic racontera, dans quelques décennies, aux jeunes générations quel personnage shakespearien fut Diego Maradona.
Je préfère garder l’image du Pibe de Oro, moitié gamin des rues de Buenos Aires, moitié gamin en or, ambassadeur (comme Omar Sivori) du jeu criollo.
L’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, qu’on ne pourra pas soupçonner d’opportunisme médiatique, publia un texte consacré à Maradona, dès le premier tour de la Coupe du Monde 1982, suite à un mach contre la Hongrie :
« Il n’est pas facile de définir le jeu de Maradona. Il est si complexe que, dans son cas, chaque adjectif a besoin d’une apostille, d’une qualification. Il n’est pas brillant et historique, à la manière du superbe Pelé, mais son efficacité est si retentissante quand il tire, sous des angles improbables, ces tirs extrêmement puissants vers le but, ou lorsque, au moyen d’une passe concise et précise comme un théorème, il met en mouvement un irrésistible opération offensive, ce qui serait injuste de ne pas la qualifier de spectaculaire, un joueur qui transforme un match en une démonstration de génie individuel (ou un « récital », comme l’a dit un critique, avec une excellente vision, de sa performance contre la Hongrie).
Le style de Maradona traumatise cette division que l’on croyait valable entre un football scientifique, typique de l’Europe, et un football artistique, d’origine hispanique américaine. L’attaquant argentin pratique les deux choses en même temps et aucune d’elles en particulier, c’est une curieuse synthèse dans laquelle l’intelligence et l’intuition, l’inventivité sont continuellement soutenues, le calcul et, comme dans sa littérature, l’Argentine a produit un style du football qui est la manifestation la plus européenne de l’Amérique hispanique.
Si dans les prochains matches, Maradona joue comme il a joué contre les Hongrois, organisant avec la même efficacité les actions offensives de son équipe, luttant avec la même avidité pour le ballon, donnant des coups de pied et se dirigeant vers le but avec la même fureur et la même précision et même la gestion, pour venir prêter main-forte à sa propre défense, nul doute que, quelle que soit la place de l’Argentine dans le tirage au sort final, il sera le héros de ce championnat (et des années qui suivront).
Les peuples ont besoin de héros contemporains, d’êtres à déifier. Aucun pays n’échappe à cette règle. Cultivée ou non éduquée, riche ou pauvre, capitaliste ou socialiste, chaque société ressent ce besoin irrationnel de capturer des idoles de chair et de sang devant lesquelles brûler de l’encens. Politiciens, soldats, rock stars, athlètes, cuisiniers, « play-boys », grands saints ou bandits féroces, ont été élevés sur les autels de la popularité et convertis par le culte collectif en ce que les Français appellent les monstres sacrés avec une bonne image . Eh bien, les footballeurs sont les personnes les plus inoffensives à qui ce rôle idolâtre peut être conféré.
Ils sont, bien sûr, infiniment plus inoffensifs que les politiciens ou les guerriers, entre les mains desquels l’idolâtrie des masses peut devenir un instrument redoutable, et le culte du footballeur n’a pas les miasmes frivoles qui amincissent toujours la déification de l’artiste de cinéma ou société musaraigne. Le culte de l’as du football dure aussi longtemps que son talent de footballeur s’estompe avec lui. C’est éphémère, car les stars du football sont bientôt brûlées dans le feu vert des stades et les adeptes de cette religion sont implacables: dans les gradins, rien n’est plus proche de l’ovation que les sifflets.
C’est aussi le moins aliénant des cultes, car admirer un footballeur, c’est admirer quelque chose de très proche de la pure poésie ou d’une peinture abstraite. C’est admirer la forme pour la forme, sans aucun contenu rationnellement identifiable. Les vertus du football – dextérité, agilité, vitesse, virtuosité, puissance – peuvent difficilement être associées à des postures socialement pernicieuses, à des comportements inhumains. Par conséquent, s’il doit y avoir des héros, vive Maradona ! »
Dans la trattoria Vesuvio à Florence, le souvenir de Maradona reste très présent
Je n’aurai pas l’outrecuidance d’ajouter quelque chose au propos d’un prix Nobel de littérature, si ce n’est qu’il valide ma passion enfantine pour le football.
« Sivori était Maradona avant Maradona ! » Quels veinards, ceux de ma génération qui ont eu le bonheur de se régaler de tranches napolitaines avec Omar Sivori et Diego Maradona, deux des plus grands artistes du ballon rond !
« Moi je suis du temps du tango
Où mêm’ les durs étaient dingos
De cett’ fleur du guinch’ exotique
Ils y paumaient leur énergie
Car abuser d’ la nostalgie
C’est comme l’opium… ça intoxique… »
Je suis aussi du temps du rock alternatif et je garde un souvenir ébloui d’un concert incandescent de la Mano Negra à la Cigale. C’était à la grande époque de Diego. Avec ses potes musiciens, Manu Chao échangeait depuis la scène des passes avec le public. Têtes, talonnades, reprises de volée, c’était un récital.
Quelques années plus tard, Manu, qui avait connu les ambiances enflammées d’Amérique du Sud, chanta son admiration pour Maradona. La vida es una tòmbola, tout un programme !
Je vous en offre deux versions : le clip officiel où vous pourrez goûter une fois encore aux arabesques de Diego et l’idolâtrie qu’il déclenchait, ainsi que l’extrait mis en scène par Emir Kusturica. On devine beaucoup de jubilation enfantine dans les yeux et la voix de Manu Chao, et … un brin de mélancolie sur le visage de Diego : « Sais-tu quel joueur j’aurais pu être si je n’avais pas connu la cocaïne ? … »
* http://encreviolette.unblog.fr/2017/03/15/raymond-kopa-un-des-plus-grands-footballeurs-de-mon-enfance/
** http://encreviolette.unblog.fr/2014/11/09/di-stefano-seleve-plus-haut-que-tout-le-monde/
*** Un très intéressant documentaire sur la rivalité River Plate/Boca Juniors
Looking for Buenos Aires https://www.youtube.com/watch?v=YVg_0HyyPdI