Archive pour décembre, 2020

Moi je suis du temps du tango … avec Omar Sivori et Diego Maradona

Bien que je sois un passionné de football, en douze années de rédaction de ce blog, je n’ai consacré intégralement que deux billets à ce sport, à l’occasion de la disparition de deux grandes figures qui enchantèrent mon enfance : le français Raymond Kopa* et l’espagnol d’origine argentine Alfredo Di Stefano**. Ils évoluèrent ensemble, un temps, sous la couleur immaculée du Real Madrid.

Di Stefano et Kopa

à gauche Alfredo Di Stefano, à droite Raymond Kopa

Pour illustrer mon enthousiasme enfantin, j’ai déjà relaté l’anecdote, je vous cite un chapitre du livre de souvenirs qu’une une ancienne élève et pensionnaire du collège de Normandie dirigé par ma maman écrivit. Cocasserie, elle effectua par la suite l’essentiel de sa carrière de professeure agrégée au lycée français de Madrid.
« La pièce que nous appelions « l’étude » était longue et bien chauffée, car nous y passions le plus clair de notre temps en dehors des heures de classe. Il y avait comme une chaleur animale dans la proximité de ces corps à moitié vautrés sur les livres, dans un temps qui s’éternisait alors que les esprits tentaient de comprendre ou de mémoriser les leçons de la journée. La torpeur gagnait parfois la bataille, mais il arrivait qu’un spectacle singulier nous en tire : le fils de la directrice faisait une irruption bruyante dans la cour jusque-là silencieuse, un ballon de foot aux pieds, et commençait tout seul une incroyable partie de football où il était tour à tour chacun des protagonistes. Ballon au pied, il faisait l’équipe entière et le commentateur. On eût même dit qu’une foule invisible l’applaudissait, car il en imitait les remous et les exaltations par des sons plus assourdis. Malgré nous, nous suivions les aléas du match, ses fougueuses galopades l’entraînant aux quatre coins du stade imaginaire :
Navarro passe à Rial, qui reçoit net, passe à Gento, qui dribble avec habileté », et il avançait en zigzag, se déhanchant parfois comme s’il évitait deux joueurs de l’équipe adverse …on entendait son souffle qui s’accélérait, il bavait dans l’excitation du jeu et la précipitation des commentaires. « … Sur un corner de Gento, Di Stefano s’élève plus haut que tout le monde, en plein cœur de la défense, et propulse le ballon … goal … GOALLL … » En haletant, il traversait à nouveau toute la cour qui résonnait du bruit de ses chaussures et des frôlements du ballon. Il était difficile de reprendre le fil de nos lectures, car même lorsque la tête replongeait dans les livres, nous ne pouvions nous retenir de suivre d’une oreille les nouveaux rebondissements du match. »
Ce gamin, journaliste reporter en herbe, vous avez deviné, c’était moi !
Nul ne guérit de son enfance, un jour, sans doute, je serai amené à vous parler du roi Pelé.
Aujourd’hui, maintenant que la conmociòn mundial, liée à la mort de Dieu Maradona, s’est dissipée, j’ai envie de partager mes sentiments et mon émotion sur celui qui, sans contestation, fut sinon LE, du moins l’un des plus grands joueurs de l’histoire du football.

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J’ai vu jouer « en vrai », en chair et en os, Pelé, Di Stefano, Kopa, j’y ajoute le « major galopant » Puskas, la tête d’or Kocsis et l’araignée noire Lev Yachine, mais jamais Diego Maradona. Les seules images que j’en garde sont donc quelques retransmissions de matches en direct et les innombrables archives, telles celles qui suivent.
Nous sommes le 19 avril 1989, dans quelques minutes, le club du Napoli va affronter le Bayern Munich en demi-finale retour de la Coupe de l’UEFA. Les haut-parleurs du stade bavarois diffusent le grand tube Live is life et voici comment au milieu de ses équipiers, Maradona assure le show dès l’échauffement, les lacets de ses chaussures non noués :

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C’était cela Diego Armando Maradona, du moins le Maradona que j’ai aimé : l’amour pour une balle ronde avec laquelle il s’amuse ici comme avec un jouet.
À ma façon, tout gamin, je ressentais, trois décennies plus tôt, la même jubilation dans la cour de l’école devant un parterre de jeunes filles « studieuses » (pas tant que cela, la preuve !).
C’était un temps où les « vrais » matches se disputaient quasi immuablement le dimanche à quinze heures, la fée électricité commençait tout juste à éclairer les terrains.
On n’assistait d’ailleurs jamais à l’échauffement des joueurs. L’on était moins attentif à l’état des pelouses, et pour faire patienter le public, se disputait en « lever de rideau » une rencontre entre jeunes ou équipes amateurs de la région. C’est comme cela qu’en prélude d’une rencontre de Coupe de l’Amitié entre les légendaires Diables Rouges du Football Club de Rouen et l’équipe italienne de SPAL Ferrare, je vécus le sommet de ma carrière au sein de l’équipe cadets des Francs-Joueurs du lycée Corneille.
La prétentieuse Encre violette ne devint ni Di Stefano, ni même Thierry Roland !
Avant d’appréhender le phénomène Maradona, il me faut évoquer la figure d’un autre immense footballeur argentin qui hanta mes rêves d’enfant, je suis d’ailleurs surpris qu’il ne soit pas apparu (ou alors cela m’a échappé) dans le concert de louanges tressées à Diego : « Enrique Omar Sívori padre de Maradona y abuelo de Messi ».
Sívori, Maradona, ils possédaient des noms d’artistes dès leur naissance. Leur enfance, leur carrière et leur style de jeu présentent de troublantes similitudes, et même parfois certains de leurs excès. Giovanni Agnelli, l’emblématique copropriétaire de la société Fiat et patron du club de la Juventus de Turin, confiait : « Sívori est plus qu’un champion. Pour ceux qui aiment le football, c’est un vice ».
Siiiiiiiiiiivori! Vous entendez le gamin normand explosant de joie après avoir dribblé un tilleul et marqué tout seul dans la cour d’école familiale ?
On adore bien Botticelli sans ne l’avoir jamais vu peindre, j’adorais Sívori sans jamais ne l’avoir vu jouer. Le peu que je savais de lui provenait de la lecture de l’hebdomadaire France-Football puis du mensuel Miroir du Football (qui défendait « une certaine idée du football ») que mon père ou mon frère achetaient.
Mon père m’avait même offert, dans une maison de la presse de Rouen, un numéro du mythique mensuel sportif argentin El Gràfico avec en couverture le portrait de Sívori. C’est peut-être, en cette circonstance, que j’acquis mes premiers mots de la langue de Cervantès.

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Omar Sivori, Walter Gòmez et Angel Labruna  sous le maillot de River Plate

Oui, « Omar m’a tuer » de plaisir !!! Un visage d’ange (comme Botticelli), la légendaire camiseta du club de River Plate avec les boutons, le short avec les lacets et … les bas descendus aux chevilles ! J’en ai rêvé, c’était tellement mieux que les maillots d’aujourd’hui floqués du nom de son joueur favori, à la gloire de quelques émirats arabes. Monumental comme le nom du stade de Buenos Aires !
À cette époque, le magazine sud-américain interprétait le football comme une opposition de styles : « Le style (dit ndlr) créole repose sur l’élégance et l’improvisation tandis que le britannique exprime la force et la discipline ». « Notre manière de penser, sentir et agir se trouve à l’intérieur de nous et il est impossible de le changer, c’est notre sang, churrasco (viande typique argentine), mate, lait, œufs, etc…»
En 1953, suite au succès de l’équipe nationale argentine face à l’Angleterre, nation inventrice du football association, un journaliste osa écrire : « On a réussi à nationaliser le fer et après cette victoire on a réussi à nationaliser le football ».
Lorsqu’il me fallut choisir une destination au titre de la coopération, ce n’est peut-être pas un hasard si j’avais posé ma candidature pour les lycées français de Buenos Aires, Rio de Janeiro et Mexico. J’eus le bonheur de découvrir l’Estadio Azteca quelques mois (malheureusement) après que le Brésil de Pelé y ait remporté la Coupe du Monde.
J’y reviendrai sans doute, les Argentins trouvèrent avec les terrains de football, un espace dans lequel il était possible de vaincre leurs « envahisseurs » britanniques.
Buenos Aires compte, dans un rayon de dix kilomètres, une quinzaine de stades, véritables lieux de culte des équipes de première division souvent représentatives d’un quartier, d’une classe sociale, donc dotés d’une grande valeur spirituelle et sentimentale.
Avant d’évoluer dans ces arènes, Omar Sívori découvrit le football à San Nicolàs de los Arroyos, à la limite nord de la province de Buenos Aires, comme beaucoup de gosses argentins, sur un de ces potreros, ces terrains non conventionnels sans herbe, sans équipement, sans marquage pour délimiter longueur et largeur, aux cages parfois matérialisées par deux vêtements, bâtons ou cailloux. En somme, comme ma cour d’école avec son sol gravillonneux et deux robustes tilleuls en guise de poteaux de but, ainsi que le pré et les pommiers de ma chère mémé Léontine !
Les potreros, ces terrains « vagues » avec leurs dimensions irrégulières et leur sol accidenté, ont influé sur la manière de jouer : pratique d’un jeu plus individuel avec utilisation accentuée du dribble, abus de jonglages, et au final, une plus grande maîtrise pour dompter la pelota, le « référent bondissant » comme jargonnent parfois nos pédagogues.
Omar débuta dans le modeste club de La Francia, du nom de la rue où il passa son enfance. En 1950, il est recruté par le Club Atlético Teatro Municipal. Il a alors 15 ans et dès la fin de la saison, le « gamin du théâtre » est repéré, à l’occasion d’un asado (barbecue argentin) improvisé au bord du terrain, par Renato Cesarini, un ancien joueur professionnel italo-argentin de River Plate et de la Juventus de Turin. En quelques minutes, le gosse aux chaussettes sur les chevilles et baskets usagées a conquis Cesarini qui entreprend son embauche immédiate pour le club prestigieux de River Plate.
Pas si simple, le Teatro municipal tient à sa pépite et réclame beaucoup d’argent. Après moult discussions et disputes, le transfert est réalisé en échange de la recette d’un match amical entre le modeste Teatro et l’immense River Plate, la célèbre équipe de « la Máquina » et ses attaquants de légende Adolfo Pedernera, Angel Labruna et Felix Loustau (et Alfredo Di Stefano comme remplaçant).
River Plate, rivière d’argent, un nom qui fait rêver, un nom de conte : il naquit en 1901 à une époque où il était à la mode de choisir un nom à consonance anglo-saxonne. L’un des dirigeants suggéra Club Atlético Forward (en-avant), un autre proposa Club Atlético River Plate, anglicisation approximative de Rio de la Plata, la rivière à l’embouchure de laquelle Buenos Aires est construit. Il avait vu cette appellation sur des caisses transportées par des marins du port qui occupaient leurs pauses à jouer au football.
Omar gravit tous les échelons des équipes réserves de River Plate, démontrant son exceptionnelle qualité de jeu et … son fort tempérament qui lui valut le surnom d’El Cabezón, le « Têtu ».
Il effectua ses débuts en équipe première, le 30 janvier 1954, à l’occasion d’une rencontre amicale contre le club du Partizan de l’ex Yougoslavie. Quelques semaines plus tard, il était titulaire pour la première fois en championnat contre le club de Lanùs, inscrivant même son premier but.

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Una chilena d’Omar Sivori

Entre 1954 et 1957, Omar joua 63 matches sous la magnifique camiseta née, elle aussi, d’une belle histoire : une nuit de carnaval, cinq adolescents récupérèrent un ruban de soie rouge qui trainait derrière un char et décidèrent d’en orner le maillot, jusqu’alors blanc immaculé, de leur club de cœur Le nouveau maillot fut étrenné lors du match contre Maldonado, un club du quartier de Palermo. Les couleurs blanche et rouge étaient très populaires dans le quartier de La Boca, car c’étaient celles du drapeau de Gênes, ville d’où était originaire une partie de la population.
Revêtu de l’élégante tunique, Omar inscrivit 29 buts et fut l’artisan principal des trois titres de champion obtenus consécutivement (1955-56-57). L’équipe fut alors surnommée la maquinita en référence à son illustre devancière.
Dès 1956, à l’âge de 21 ans précoce dans le football d’alors, Omar fut sélectionné dans l’équipe nationale d’Argentine. En compagnie de Maschio, Angelillo et Corbatta, il forma une ligne d’attaque redoutable qu’on surnomma les Carasucias, clin d’œil au film de gangsters de Michael Curtiz Les Anges aux figures sales, avec James Cagney et Humphrey Bogart.

Carasucias

L’Albiceleste (surnom de l’équipe d’Argentine pour ses couleurs bleu et blanc) remporta la Copa America, l’équivalent de notre championnat d’Europe) en 1957, en infligeant notamment un cuisant 3 à 0 aux rivaux brésiliens.
Je me répète, vous imaginez combien les articles parcimonieux de France-Football alimentaient mes rêves de gosse et nourrissaient mes reportages dans la cour du collège.
Rosa, rosa, rosam, Brel collectionnait les zéros en latin en faisant des tunnels pour Charlot, Rosa Rosario, Sívori raffolait à l’excès de « tunnel », appellation vintage du « petit pont » d’aujourd’hui. Il prenait jubilation à attirer son adversaire à lui, à le déstabiliser l’obligeant à commettre la faute qui lui permettait de faire passer le ballon entre les jambes, et comme si cela ne suffisait pas, le gamin au visage sale l’attendait pour lui faire subir une nouvelle humiliation. La légende dit que, lors d’un match contre le Chili, il crocheta consécutivement 16 joueurs qui se présentèrent devant lui, avant de marquer le but !
Je pouvais espérer le voir enfin jouer à l’occasion de la première Coupe du Monde à laquelle j’assistai à la télévision en 1958. Je dus me contenter de l’épopée des Kopa, Fontaine, Piantoni, Vincent, et de l’éclosion du roi Pelé.
En effet, à l’été 1957, Sívori eut la « mauvaise » idée de partir en Europe, au club de la Juventus de Turin, pour une somme mirifique (10 millions de pesos, vive Tonton Cristobal !) à l’époque qui permit à River Plate d’agrandir son stade El Monumental, un virage porte aujourd’hui le nom de Curva Sívori.

Fer à cheval River Plate

Dès son arrivée à Turin, Omar redonna à la « Vieille Dame » (surnom familier de la Juventus) ses lettres de noblesse. Il constitua le « Trio magico » avec l’une des légendes du club Giampiero Boniperti et le gallois John Charles.

Sivori Charles Boniperti

de gauche à droite: Omar Sivori, John Charles et Giampero Boniperti

En septembre 1958, lors du match aller des 16e de finale de la Coupe d’Europe des clubs champions, il marque le premier de ses trois buts de la soirée face aux Autrichiens du Wiener SK, devenant ainsi le premier joueur bianconero (blanc et noir comme les couleurs de la Juventus) à marquer dans l’histoire de la Coupe d’Europe.
Lors de la saison 1958-1959, il fut sacré capocannoniere, meilleur buteur du Calcio, avec 28 buts.

But de Sivori

Sous sa houlette, entre 1958 et 1961, la Juve remporta consécutivement trois scudetti (écusson cousu sur le maillot de l’équipe championne d’Italie).
Par contre, le gouvernement de la Révolution Libératrice (du Péronisme) souhaita ne convoquer, pour la Coupe du Monde en Suède, que des joueurs évoluant sur le sol argentin.
Omar bénéficiait du statut d’oriundo désignant dans son sens le plus général, un immigré d’origine italienne vivant, ainsi que ses descendants, hors d’Italie, et au sens sportif, un footballeur possédant des origines italiennes de retour dans la péninsule pour y faire carrière.
À l’époque, le même phénomène d’oriundi exista en France avec quelques joueurs à la double origine, les plus anciens se souviendront du franco-argentin Nestor Combin et de l’italo-argentin Delio Onnis meilleur buteur de l’histoire du championnat de France.
Ainsi, Sivori, un grand-père originaire de Ligurie, une grand-mères des Abruzzes, se fit naturaliser italien en 1961 et fut aussitôt sélectionné dans la Squadra azzurra, en juin 1961, qui affronta … l’Argentine à Florence : victoire 4 à 1 avec 2 buts de Sívori .
Grâce à ses exploits dans la péninsule, Omar Sívori fut, en 1961, le premier joueur argentin de l’histoire du football à inscrire son nom au palmarès du tant convoité Ballon d’Or créé par le journal France-Football dans lequel ne figure pas Diego Maradona … à cause d’un point de règlement. En effet, ce n’est qu’à partir de 1995 que le trophée récompensa le meilleur joueur au monde, sans distinction de championnat ni de nationalité.
Toujours est-il donc que, suite à ses prouesses dans le Calcio, Omar Sívori succéda au prestigieux palmarès du Ballon d’Or à Stanley Matthews (1956), Alfredo Di Stefano (1957-1959), Raymond Kopa (1958) et Luis Suarez (1960).

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Pour illustrer mes propos élogieux, j’ai trouvé sur la Toile quelques vidéos tremblantes, de bien piètre qualité, qui n’ont certes qu’un lointain rapport avec le football d’aujourd’hui. Les pelouses sont souvent pelées, parfois enneigées, ce qui rend peut-être encore plus fascinant le génial dribbleur. On revoit sans doute plusieurs fois les mêmes feintes, les mêmes buts, mais on finit par être enivré par le néo-réalisme d’un surdoué du football avec sa façon de dorloter la balle.

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Ombres portées sur le lumineux portrait, « le Cabezòn était un adepte du dribble diabolique, un ami proche du but adverse, mais aussi un joueur colérique qui détestait être battu et, du haut de son mètre soixante-trois, ne tenait pas compte de la taille de l’adversaire qui le maltraitait, quand c’était son tour de lui rendre ses bienfaits ! »
Cela faisait partie du personnage et le rendait peut-être encore plus attachant, Omar était un caractériel râleur, chambreur, avec le désir permanent de faire quelque chose de spécial, de faire des dribbles et des « tunnels » à ses adversaires pour mieux les humilier.
Outre les joueurs, il n’hésitait pas à provoquer les arbitres et parfois même les tifosi du camp adverse. Son goût pour la rixe, ses frasques répétées lui valurent d’être suspendu pas moins de dix mois en sept ans sous les couleurs turinoises. Un Cabezòn un peu fanfaròn quoi !
Au cours de l’année 1965, Omar entra même en conflit ouvert avec son entraîneur, le Paraguayen Heriberto Herrera, considérant que sa tactique rigide bridait sa liberté créatrice. La famille Agnelli qui l’avait toujours soutenu malgré ses diverses incartades, craignant qu’Omar passe à l’ennemi, l’Internazionale Milano coaché par le « vrai » Herrera, Helenio, ou le Torino rival historique de la ville, expédia Sívori vers le fond de la botte, à Naples, là-même où débarquera Maradona deux décennies plus tard.
Sans déclencher les mêmes éruptions de liesse que son incomparable successeur, Omar devint cependant le roi de Naples, durant ses quatre saisons, au pied du Vésuve, sous le maillot bleu ciel du Napoli.
Je me souviens d’avoir visité, à cette époque, avec mes parents, le stade San Paolo. En contemplant la pelouse, j’imaginais les fresques qu’il y dessinait.
Ironie du destin, en 1969, Omar y joua l’ultime match de sa carrière face à la Juventus. Il fut expulsé pour une brutalité qui lui aurait valu six matches de suspension.
Omar retourna alors vers sa terre natale d’Argentine, occupant bientôt le poste d’entraineur des clubs de Rosario Central, River Plate, Estudiante, Racing Club et Vélez Sarsfield, avec des fortunes diverses
En 1972 et 1973, il fut même sélectionneur de l’équipe nationale argentine qu’il qualifia pour la Coupe du Monde 1974.
Omar Sívori décéda en février 2005 dans sa ville natale de San Nicolas de los Arroyos, des suites d’un cancer du pancréas. Une stèle grandeur nature lui rend hommage.

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Avant d’envisager maintenant mon hommage à Diego Maradona, pourquoi ne pas se dégourdir les jambes en esquissant quelques arabesques de tango, l’autre passion du peuple argentin, en compagnie de Carlos Gardel ?
Peu d’entre vous savent que cette figure emblématique du tango naquit à Toulouse, en 1890, avant d’émigrer à Buenos Aires avec sa mère, à l’âge de deux ans. Il mourut prématurément en 1935 dans un accident d’avion … quelques semaines avant qu’Omar Sivori pousse son premier cri.
À la veille de la Coupe du Monde 1930 en Uruguay, Carlos Gardel rendit visite aux joueurs de l’équipe d’Argentine au vert dans la banlieue de Montevideo. Pour leur insuffler le moral, il leur chanta quelques-uns de ses succès, parmi lesquels Patadura.

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« Piantáte de la cancha, dejále el puesto a otro
de puro patadura estás siempre en orsay;
jamás cachás pelota, la vas de figurita
y no servís siquiera para patear un hands.
Querés jugar de forward y ser como Seoane
y hacer como Tarasca de media cancha gol.
Burlar a la defensa con pases y gambetas
y ser como Ochoíta el crack de la afición.

Chingás a la pelota,
chingás en el cariño,
el corazón de Monti
te falta, che, chambón.
Pateando a la ventura
no se consiguen goles.
Con juego y picardías
se altera el marcador… »

Dans les paroles originales, sont glissés des anglicismes (le football a été inventé par les Britanniques, n’oubliez pas) tels que « orsay », argentinisation du off-side (hors-jeu), ou « hands » (mains), un membre qui marquera la carrière de Diego.
Dans cette chanson, le football est utilisé métaphoriquement pour se moquer des hommes maladroits et incapables de conquêtes féminines. Avec leurs rabonas (croiser une jambe derrière l’autre et frapper avec la jambe croisée), gambetas (forme de dribble en laissant tomber l’épaule pour inciter l’adversaire à partir dans la mauvaise direction) et chilenas (coup de la bicyclette en retourné), Omar et Diego ne connurent pas pareil désaveu.
Comme chante le populaire groupe pop argentin Versuit Vergarabat : « Si sabemos gambetear, para ahuyentar la muerte », « Si nous savions faire une gambeta, nous chasserions la mort ». Il est accompagné ici du meilleur professeur qui soit :

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Travaux pratiques maintenant sur un terrain, el baile de la gambeta, ça donnait ça :

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Diego Maradona, né en octobre 1960, passa son enfance dans le bidonville insalubre de Villa Fiorito dans la banlieue sud de Buenos Aires. Un décor misérabiliste : rues défoncées, parpaings et tôles de récupération pour consolider les logements, commerce des dealers.
Pour évoquer son enfance, il utilisera plus tard des punchlines : « J’ai grandi dans une résidence privée… privée d’eau, d’électricité et de téléphone » ou encore « ma vie a été bien remplie, je suis sorti de Fiorito pour atteindre le toit du monde ».
Comme Sívori, ses premiers terrains de jeu furent la rue et les potreros. Exceptionnellement précoce dans l’art de manier la pelota, à dix ans, il est déjà remarqué par les recruteurs du club Argentinos Juniors. Roi du malabar (jonglage), il ravit le public à la mi-temps des matches de Première Division.
Vous ne pourrez pas y échapper, car ces images ont fait le tour du monde, vous le verrez, au moins dans un des clips, gueule d’ange, cheveux bouclés, bas aux chevilles (comme Omar), jonglant sur un terrain bosselé et pelé. Il a douze ans, haut comme trois pommes (il mesurera 1 mètre 65 avec les crampons à l’âge adulte), et n’a déjà pas froid aux yeux, confiant ses rêves devant la caméra : jouer en Première Division, être retenu en sélection nationale et remporter une Coupe du Monde.
La légende du Pibe de Oro, le gamin en or, est née. Il ne cessera jamais plus d’alimenter les pages sportives et… des faits divers des médias.
Diego débute en professionnel dans le club d’Argentinos Juniors, dix jours avant ses seize ans. Quatre mois plus tard, le sélectionneur de l’équipe nationale Cesar Luis Menotti fait appel à lui. Le jugeant trop tendre, il ne le retient pour la Coupe du Monde 1978 victorieuse qui se déroule dans l’Argentine de Videla et des colonels. Diego lui en voudra toute sa vie.
En 1981, Maradona signe pour l’autre club mythique de Buenos Aires, Boca Juniors, l’ennemi historisque de River Plate le club d’Omar Sívori***.
Caricaturalement, Boca Juniors c’est l’équipe du peuple quand River Plate apparaît comme le club porteño de la bourgeoisie. Ses couleurs sont celles du premier bateau qui passa sous le pont du quartier de La Boca, un certain jour de 1907, celles du pavillon d’un navire suédois, le bleu et l’or. Son stade est la fameuse Bombonera, « la boîte à bonbons ». Des matches, des enceintes avec les pluies de papelitos, des maillots qui font rêver et appartiennent à l’imaginaire du football, du moins pour ceux qui n’ont jamais eu l’occasion de vivre de tels moments. Plutôt que voir Naples (quoique !), assister aux deux matches aller et retour du Superclàsico River-Boca, et mourir !

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Diego ne jouera que deux saisons avec Boca, remportant le championnat et, plus important peut-être, humiliant lors du derby du quartier des docks, ceux de River en marquant deux des trois buts.
Je ne vous imposerai pas ici la description exhaustive de son immense carrière, ceux qui s’y intéressent l’auront découverte en long, en large et en travers, dans les médias qui lui ont consacré des pages et des heures d’antenne, au moment de sa disparition.
À la différence de Sívori, trop dans l’anonymat médiatique à son époque, pour moi Maradona, ce furent des images et des émotions que les chaînes de télévision, de plus en plus nombreuses, nous offrirent dès qu’il débarqua en Espagne à l’été 1982, pour la Coupe du Monde.
Tellement obsédés par l’épopée de nos joueurs tricolores interrompue brutalement par le sinistre Schumacher, nous avons oublié le tacle que Diego décocha à hauteur du bas ventre d’un adversaire brésilien, ce qui entraîna son expulsion immédiate et l’élimination de l’Argentine.
Quelques semaines plus tard, il rejoignait les rangs du Barça. Ses deux saisons sous les couleurs blaugrana laissèrent un souvenir mitigé et, plus que les fantaisies techniques qui enchantèrent le Nou Camp (stade de Barcelone), on ne retient souvent aujourd’hui que son incroyable pétage de plomb vis-à-vis du « boucher de Bilbao » Goikoetxea, sous les yeux del Rey Don Carlos. Pièces à conviction :

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En raison de la violence de la bagarre, la lecture de la vidéo est soumise à une limite d’âge !!!

Le surnom donné au joueur basque par un journaliste britannique justifiait « presque » la bagarre générale déclenchée par Diego … En tout cas, c’est à la suite de ce « fait divers de jeu » que Maradona émigra sous d’autres cieux … encore plus volcaniques.
Voir Naples, Diego et mourir ! Il est facile de réécrire l’histoire après coup, mais il semble aujourd’hui presque évident que la bouillante ville du Sud de l’Italie offrait le cadre idéal pour les exploits et les excès de Maradona, « la parfaite concentration de toutes les qualités et tous les défauts des Napolitains ».
Ils étaient 70 000 qui s’étaient rendus au stade San Paolo pour accueillir Maradona, un jour de juillet 1984. On dit que dans les mois qui suivirent, des dizaines de nouveau-nés napolitains, portés sur les fonts baptismaux, reçurent le prénom de Diego.
Parmi les anecdotes qui foisonnent, il y a celle de ce chômeur napolitain qui, apprenant que le club de Barcelone ne voulait pas vendre Maradona, tenta avec d’autres tifosi de prendre d’assaut le consulat espagnol à Naples, avant de s’enchaîner, une petite photo de Diego à la main, jusqu’à ce que le transfert soit effectif.
Dans l’imaginaire des Napolitains, il y a du sacré, dans l’assonance entre le héros sportif Maradona et la Maronna qui est la dénomination de la Vierge Marie dans le dialecte local.
Diego devint une sorte d’icône, les yeux rivés sur lui alors qu’il surgissait sur le terrain en embrassant sa croix. Il était celui qui transformait la vie napolitaine touchée par une épidémie de choléra en 1973, un tremblement de terre (2 483 morts) en 1980, un taux de chômage inégalé, gangrénée par la Camorra la mafia locale.
Les buts de Diego semblaient prolonger les miracles de San Gennaro, saint protecteur de la ville. Sur les drapeaux brandis par les tifosi, l’effigie de saint Maradona cohabitait avec la Madone et San Gennaro. Chaque match au San Paolo était une liturgie, une sorte de rite collectif. Totalement irrationnel … et malsain !

Fresque Maradona à Naples

C’était quasi inévitable, il y eut rapidement le revers de la médaille pieuse dès qu’il tomba, recrue involontaire, entre les tentacules de la Camorra experte en cocaïne, prostitution, corruption et paris sportifs truqués. Sous l’azur de la baie, cousu d’or cette fois, Diego retrouvait à la puissance mille les dérives de Villa Fiorito, le quartier de son enfance.
« Produit de la misère et don du ciel, Maradona apparaît comme un surhomme démocratique, qui a incarné de manière exemplaire, jusque dans son envers négatif et stigmatisé, la totalité de la cité ».
Si on parlait un peu de football ? C’est cela qui me fascinait chez Diego : le joueur, celui qui me faisait me redresser de mon fauteuil, puis me soulever, puis me lever dans l’exaltation d’une de ses actions.
Le monde du football fut surpris lorsque Maradona souhaita quitter le Barça, l’un des plus prestigieux clubs européens, pour le Napoli qui, à l’époque, n’était qu’une modeste équipe d’une région pauvre venant d’échapper de justesse à la relégation, bien en retrait des clubs de l’Italie du Nord, Juventus de Turin, A.C Milan et Inter de Milan.
Durant ses sept ans au pied du Vésuve, par son incomparable génie du jeu, Diego offre à l’équipe moyenne du Napoli les plus grands titres de son histoire, et la fait entrer dans le cercle restreint des grands clubs d’Europe : deux scudetti (championnat d’Italie) en 1986-87 et 1989-90, une Coupe de l’U.E.F.A (la « Ligue Europa » d’aujourd’hui), une coupe d’Italie, 259 buts en 115 matches.
C’est à cette époque qu’outre être roi de Naples, Diego devint Dieu ou comme pour jouer avec le numéro de son maillot : D10s. Capitaine d’une équipe d’Argentine constituée de joueurs moyens, il l’emmena par son seul « génie » à la victoire finale dans la Coupe du monde 1986.
Les journalistes aiment les belles histoires, ils ont raconté celle-ci en en faisant même une épure ou un raccourci de ce que fut la légende de Maradona : soixante ans résumés en quatre minutes. On l’a presque romancée, du moins scénarisée.
Dans cet intervalle de deux-cent-quarante secondes, Diego marqua deux des buts les plus connus de l’histoire du football.
Cela se passa le 22 juin 1986, dans le mythique stade Aztèque, là où, seize ans plus tôt, Pelé et le Brésil avaient remporté ce qui reste encore comme la plus belle Coupe du Monde.
Cette fois, il ne s’agissait pas de la finale, mais seulement d’un quart de finale entre l’Argentine et l’Angleterre. Je me souviens avoir regardé ce match à la télévision, je me trompe peut-être, il me semble que dans l’esprit des Français, on se rappela plus de Guadalajara que de Maradona : dans cette ville, la veille, la France avec Platini avait battu l’immense Brésil de Socrates et Zico après une séance de tirs aux buts.
Diego eut « beau jeu », par la suite, de raconter qu’il était en mission et voulait rendre honneur à la mémoire des soldats argentins tombés au combat contre l’armée du Royaume-Uni, quatre ans plus tôt, sur le petit archipel des Malouines, dans l’Atlantique Sud.
Toujours est-il qu’entre les 51ème et 55éme minutes, au nom ou pas de son patriotisme anti-impérialiste, il inscrivit la controversée « main de Dieu » et « le plus beau but du XXème siècle ».
Imaginez que si la VAR (Video Assistance Referee) avait existé à l’époque, le premier but n’aurait jamais été validé : sur une balle en l’air, Maradona, 1,65m, devance le gardien anglais Shilton, 1,86m, et expédie avec le poing le ballon au fond des filets.
L’arbitre, Monsieur Ali Bennaceur, et ses assistants n’ont rien vu. Notre populaire commentateur Thierry Roland, lui, a vu : « Il a mis la mimine ! » Et bientôt, il sort « sa phrase de jeu » tirée de ses contestables « Fragments d’un discours sur le football » : « Honnêtement, Jean-Michel Larqué, ne croyez-vous pas qu’il y a autre chose qu’un arbitre tunisien pour arbitrer un match de cette importance? (…) Je ne suis pas raciste, je n’ai rien contre les tunisiens. D’ailleurs, ma femme de ménage est tunisienne…» !!! Aujourd’hui, on met un genou sur la pelouse pour moins que cela !
L’histoire a été écrite et réécrite tant de fois depuis, qu’on ne sait plus … le degré d’intervention de Dieu. Il semblerait que devant l’insistance de Diego à nier sa rouerie, un journaliste argentin, dans les vestiaires du stade Azteca, lança ironiquement : « Alors, ça aurait été la main de Dieu ? » … « Ça aurait ! » répondit Diego, dieu de tous les diables.

tableau Maradona Main de DieuDessin Dans la main de Dieu

Diego avouait, en jubilant, qu’après ce but, il courut heureux comme un voyou qui vient de piquer le portefeuille d’un anglais. C’était le but d’un gamin des potreros qui voulait absolument marquer contre ses copains.
Entre dieux on se comprend, et Maradona fut déjà à moitié pardonné pour sa tricherie en marquant, quatre minutes plus tard, le « but du siècle », « mas que un gol, es una obra maestra » affichait en titre la revue argentine El Gràfico.

Maradona chef d'œuvre

Nul besoin d’intervention divine, cette fois, Diego partit de son propre camp et, multipliant les déhanchés, feintes et accélérations, effaçant les défenseurs anglais transformés en vulgaires piquets, alla inscrire le second but qui scellait la victoire de l’Argentine.
Tout autant que les images de son extraordinaire cavalcade, les commentaires enflammés du journaliste uruguayen Victor Hugo Morales en direct, sur une radio argentine, ont fait le tour du monde :
« La va a tocar para Diego, ahí la tiene Maradona, lo marcan dos, pisa la pelota Maradona, arranca por la derecha el genio del fútbol mundial, deja el tendal y va a tocar para Burruchaga… ¡Siempre Maradona! ¡Genio! ¡Genio! ¡Genio! Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta… Gooooool… Gooooool… ¡Quiero llorar! ¡Dios Santo, viva el fútbol! ¡Golaaazooo! ¡Diegoooool! ¡Maradona! Es para llorar, perdónenme… Maradona, en una corrida memorable, en la jugada de todos los tiempos… Barrilete cósmico… ¿De qué planeta viniste para dejar en el camino a tanto inglés, para que el país sea un puño apretado gritando por Argentina? Argentina 2 – Inglaterra 0. Diegol, Diegol, Diego Armando Maradona… Gracias Dios, por el fútbol, por Maradona, por estas lágrimas, por este Argentina 2 – Inglaterra 0 ».

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Traduit dans la langue de Molière, ça donne cela :
« Il va la jouer pour Diego, voilà Maradona, il est marqué par deux joueurs, il met le pied sur le ballon, Maradona, le génie du football mondial commence par la droite, il quitte le centre du terrain et va jouer pour Burruchaga… Toujours Maradona ! Génie ! Génie ! Génie ! Ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta-ta… Gooooool… Gooooool… Je vais pleurer ! Bon Dieu, vive le football ! Golaaazooo ! Diegoooooool ! Maradona ! C’est à en pleurer, pardonnez-moi… Maradona, dans une course mémorable, dans la meilleure action de tous les temps… Cerf-volant cosmique … De quelle planète es-tu venu pour laisser autant d’Anglais derrière toi, pour que le pays soit un poing serré qui crie pour l’Argentine ? Argentine 2 – Angleterre 0. Diegol, Diegol, Diego Armando Maradona… Dieu merci, pour le football, pour Maradona, pour ces larmes, pour ce Argentine 2 – Angleterre 0. »
La légende dit que, par la suite, le capitaine anglais Gary Lineker déclara : « Quand Diego nous a mis le deuxième but, j’ai eu envie d’applaudir ».
Le chanteur Benjamin Biolay, qui a des attaches avec Buenos Aires, plaqua quelques bribes du commentaire original du « but du siècle » sur la bande de sa composition Borges Futbol Club.Titre oxymore quand on sait que l’illustre écrivain argentin, décédé une semaine avant ce fameux match, détestait le football qu’il considérait comme un moyen d’inféoder les masses … pas faux, n’est-ce pas ?

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Ce match résuma le mythe de Diego : un zeste de tricherie et beaucoup de génie qui font que certains l’adorent et d’autres le détestent.
Maradona éclaboussa de toute sa classe cette Coupe du Monde au pays de Moctezuma. Tel Charlie Chaplin dans Le Dictateur, il jonglait littéralement avec un globe terrestre.

Diego roi du monde 2

Il pensait bien rééditer le même exploit lors de celle de 1990 qui se disputait … en Italie.
« Venise n’est pas en Italie, Venise c’est chez n’importe qui » chantait Serge Reggiani,
Avant la demi-finale opposant l’Argentine à l’Italie au stade San Paolo de Naples, Diego alla jusqu’à dire que « Naples n’est pas l’Italie », pensant bien naïvement que les Napolitains soutiendraient celui qui avait fait la fierté et le bonheur de leur ville, depuis six ans. Il aurait dû savoir que le peuple italien, qu’il soit du nord ou du sud de la péninsule, la mamma et Giorgio le fils maudit compris, comme Vittorio Gassman dans un film de Dino Risi, manifeste une ferveur sans égale pour leur Squadra Azzura : « Naples t’aime, Diego. Mais l’Italie est notre patrie » pouvait-on lire sur une banderole.
Comme contre les Anglais en souvenir du conflit des Malouines, Diego, mortifié, réalisa son meilleur match du tournoi, qualifiant son équipe au bout du bout des tirs au but, et célébrant un peu trop furieusement et démonstrativement sa joie.
Ce fut le début de la disgrâce. En finale, l’hymne argentin fut copieusement sifflé par le public du Stade Olympique de Rome, et de nombreuses images montrent Maradona éructant, au passage de la caméra, à plusieurs reprises des « hijos de putas » à même de scandaliser la « lupa », la mère adoptive de Remus et Romulus. Et un malheur ne venant jamais seul, l’Argentine, affaiblie par deux expulsions, s’inclina sur un pénalty sifflé à cinq minutes de la fin en faveur des Allemands.
Mais pire, la relation de Maradona avec la Camorra se délite rapidement, avec en point d’orgue, en mars 1991, un match banal contre Bari à l’issue duquel Diego est contrôlé positif à la cocaïne et écope d’une suspension de 15 mois.
Dans le documentaire du cinéaste, oscarisé et césarisé, Emir Kusturica, Diego confiait : « Sais-tu quel joueur j’aurais pu être si je n’avais pas connu la cocaïne ? » La poudre blanche l’accompagna tout au long de sa vie : elle circulait dans le bidonville de Villa Fiorito de son enfance, il la découvrit véritablement lors de son passage à Barcelone suite au tacle crapuleux du sinistre « boucher basque ». Éloigné des terrains pendant plusieurs mois, soulagé à la morphine, il se réfugia dans les plaisirs dangereux de la nuit catalane. Devenu dépendant, il continua à consommer, la mafia napolitaine l’approvisionnant à satiété. Durant des années, les contrôles antidopage furent curieusement cléments, certains médecins étant soudoyés par la Camorra pour fermer les yeux ou inverser les flacons d’urine.

Maradona Pelé Platini

Platini fait son jubilé en 1988, à Nancy, avec Maradona et Pelé. Cocasserie, l’inscription « No drug » sur le maillot de Diego!

N’étant pas attiré par les faits divers, je tire un trait sur la lente mais inéluctable descente aux enfers de Diego qui s’est achevée il y a quelques semaines. Si j’en crois le livre de Jean Teulé, Charles Baudelaire, hors son génie littéraire, possédait également une personnalité trouble d’ailleurs attirée par les paradis artificiels.
Diego n’était pas libre dans sa tête, tout cela a fait les choux gras des médias et nul doute qu’un biopic racontera, dans quelques décennies, aux jeunes générations quel personnage shakespearien fut Diego Maradona.

Maradona Pibe de Oro

Je préfère garder l’image du Pibe de Oro, moitié gamin des rues de Buenos Aires, moitié gamin en or, ambassadeur (comme Omar Sivori) du jeu criollo.
L’écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature, qu’on ne pourra pas soupçonner d’opportunisme médiatique, publia un texte consacré à Maradona, dès le premier tour de la Coupe du Monde 1982, suite à un mach contre la Hongrie :
« Il n’est pas facile de définir le jeu de Maradona. Il est si complexe que, dans son cas, chaque adjectif a besoin d’une apostille, d’une qualification. Il n’est pas brillant et historique, à la manière du superbe Pelé, mais son efficacité est si retentissante quand il tire, sous des angles improbables, ces tirs extrêmement puissants vers le but, ou lorsque, au moyen d’une passe concise et précise comme un théorème, il met en mouvement un irrésistible opération offensive, ce qui serait injuste de ne pas la qualifier de spectaculaire, un joueur qui transforme un match en une démonstration de génie individuel (ou un « récital », comme l’a dit un critique, avec une excellente vision, de sa performance contre la Hongrie).
Le style de Maradona traumatise cette division que l’on croyait valable entre un football scientifique, typique de l’Europe, et un football artistique, d’origine hispanique américaine. L’attaquant argentin pratique les deux choses en même temps et aucune d’elles en particulier, c’est une curieuse synthèse dans laquelle l’intelligence et l’intuition, l’inventivité sont continuellement soutenues, le calcul et, comme dans sa littérature, l’Argentine a produit un style du football qui est la manifestation la plus européenne de l’Amérique hispanique.
Si dans les prochains matches, Maradona joue comme il a joué contre les Hongrois, organisant avec la même efficacité les actions offensives de son équipe, luttant avec la même avidité pour le ballon, donnant des coups de pied et se dirigeant vers le but avec la même fureur et la même précision et même la gestion, pour venir prêter main-forte à sa propre défense, nul doute que, quelle que soit la place de l’Argentine dans le tirage au sort final, il sera le héros de ce championnat (et des années qui suivront).
Les peuples ont besoin de héros contemporains, d’êtres à déifier. Aucun pays n’échappe à cette règle. Cultivée ou non éduquée, riche ou pauvre, capitaliste ou socialiste, chaque société ressent ce besoin irrationnel de capturer des idoles de chair et de sang devant lesquelles brûler de l’encens. Politiciens, soldats, rock stars, athlètes, cuisiniers, « play-boys », grands saints ou bandits féroces, ont été élevés sur les autels de la popularité et convertis par le culte collectif en ce que les Français appellent les monstres sacrés avec une bonne image . Eh bien, les footballeurs sont les personnes les plus inoffensives à qui ce rôle idolâtre peut être conféré.
Ils sont, bien sûr, infiniment plus inoffensifs que les politiciens ou les guerriers, entre les mains desquels l’idolâtrie des masses peut devenir un instrument redoutable, et le culte du footballeur n’a pas les miasmes frivoles qui amincissent toujours la déification de l’artiste de cinéma ou société musaraigne. Le culte de l’as du football dure aussi longtemps que son talent de footballeur s’estompe avec lui. C’est éphémère, car les stars du football sont bientôt brûlées dans le feu vert des stades et les adeptes de cette religion sont implacables: dans les gradins, rien n’est plus proche de l’ovation que les sifflets.
C’est aussi le moins aliénant des cultes, car admirer un footballeur, c’est admirer quelque chose de très proche de la pure poésie ou d’une peinture abstraite. C’est admirer la forme pour la forme, sans aucun contenu rationnellement identifiable. Les vertus du football – dextérité, agilité, vitesse, virtuosité, puissance – peuvent difficilement être associées à des postures socialement pernicieuses, à des comportements inhumains. Par conséquent, s’il doit y avoir des héros, vive Maradona ! »

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Dans la trattoria Vesuvio à Florence, le souvenir de Maradona reste très présent

Je n’aurai pas l’outrecuidance d’ajouter quelque chose au propos d’un prix Nobel de littérature, si ce n’est qu’il valide ma passion enfantine pour le football.
« Sivori était Maradona avant Maradona ! » Quels veinards, ceux de ma génération qui ont eu le bonheur de se régaler de tranches napolitaines avec Omar Sivori et Diego Maradona, deux des plus grands artistes du ballon rond !

« Moi je suis du temps du tango
Où mêm’ les durs étaient dingos
De cett’ fleur du guinch’ exotique
Ils y paumaient leur énergie
Car abuser d’ la nostalgie
C’est comme l’opium… ça intoxique… »

Je suis aussi du temps du rock alternatif et je garde un souvenir ébloui d’un concert incandescent de la Mano Negra à la Cigale. C’était à la grande époque de Diego. Avec ses potes musiciens, Manu Chao échangeait depuis la scène des passes avec le public. Têtes, talonnades, reprises de volée, c’était un récital.
Quelques années plus tard, Manu, qui avait connu les ambiances enflammées d’Amérique du Sud, chanta son admiration pour Maradona. La vida es una tòmbola, tout un programme !
Je vous en offre deux versions : le clip officiel où vous pourrez goûter une fois encore aux arabesques de Diego et l’idolâtrie qu’il déclenchait, ainsi que l’extrait mis en scène par Emir Kusturica. On devine beaucoup de jubilation enfantine dans les yeux et la voix de Manu Chao, et … un brin de mélancolie sur le visage de Diego : « Sais-tu quel joueur j’aurais pu être si je n’avais pas connu la cocaïne ? … »

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* http://encreviolette.unblog.fr/2017/03/15/raymond-kopa-un-des-plus-grands-footballeurs-de-mon-enfance/
** http://encreviolette.unblog.fr/2014/11/09/di-stefano-seleve-plus-haut-que-tout-le-monde/
*** Un très intéressant documentaire sur la rivalité River Plate/Boca Juniors
Looking for Buenos Aires https://www.youtube.com/watch?v=YVg_0HyyPdI

Publié dans:Coups de coeur |on 27 décembre, 2020 |2 Commentaires »

Joyeux Noël 2020

Parvenu presqu’au terme d’une année pour le moins morose, j’ai envie d’apporter un sourire en ce qui est censée être la plus belle de ses nuits.
L’est-elle d’ailleurs encore dans l’inconscient des enfants en cette époque où, « grâce » aux médias et réseaux sociaux, nous savons tout dans l’instant, même ce qu’on ne devrait pas savoir, et même ce qui n’existe pas ? Les Noëls d’aujourd’hui possèdent-ils encore la saveur, la fraîcheur et l’innocence de ceux de mon enfance ? Vaste question mais j’en doute !
En tout cas, il en est un qui mettait déjà les pieds dans le plat en ce temps-là, c’était le chansonnier Jacques Grello. Les lecteurs de ma génération se souviennent peut-être de ce petit bonhomme binoclard, à l’œil cependant malicieux et l’esprit mordant.
Au milieu des années 1950, il animait, sur l’unique chaîne de télévision en noir et blanc, en compagnie de ses compères Robert Rocca (son beau-frère !, Pierre-Jean Vaillard et Maurice Horgues la populaire Boîte à sel, une émission d’actualité satirique, épisodiquement censurée en raison de son ton corrosif. Elle disparut d’ailleurs sur fond de guerre d’Algérie.
Un peu acteur et comédien, il écrivait aussi des chansons souvent tendres et poétiques, ainsi j’eus déjà l’occasion de vous offrir son petit bijou Il fait beau interprété notamment par Les Frères Jacques, Guy Béart. Georges Brassens, à qui Jacques Grello offrit sa première guitare, la chantait aussi pour se distraire.

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Accessoirement, outre qu’il fut le beau-père de Jean Carmet, celui-ci ayant épousé sa fille Catherine, Jacques Grello, Gaëtan Greslot de son vrai nom, aimait beaucoup le cyclisme, « c’est peut-être un détail pour vous mais pour moi ça veut dire beaucoup », et durant de nombreuses années, il mêla son grain de sel dans un journal coorganisateur du Tour de France. C’est lui qui donna le surnom de « Pédaleur de charme » au champion suisse Hugo Koblet, j’aurai peut-être l’occasion de vous en parler l’été prochain.
L’impertinent chansonnier nous conta à sa façon la Nativité, « c’est pas qu’c’est une surprise » … lors d’une veillée comme autrefois, entouré de beaucoup plus de six ami(e)s, sans masques ni distanciation sociale.
Les plus anciens reconnaîtront notamment Michel Lancelot (chemise à carreaux juste à côté de lui) l’animateur de Campus la mythique émission d’Europe n°1, Georges Brassens, Guy Béart, les écrivains Jean-Pierre Chabrol et René Fallet.

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« Voici la nuit promise
Depuis quatre mille ans
C’est pas qu’c'est une surprise
Quand même on est content
Accordez vos musettes
Il va naître un enfant
Un doux sauveur bien chouette
On en parl’ra longtemps
Un petit peu anarchiste
Un petit peu MRP*
Bon Dieu gentil et triste
Qui va tout arranger
La terre et les étoiles
Et les anges au milieu
Qui font du vol à voile
Tout le monde est heureux
Le créateur oublie
D’prendre son air officiel
Il sent comme une envie
D’inventer l’père Noël
La vierge se sent lasse
Qu’il vienne l’enfançon
Quatre mille ans ça passe
Mais neuf mois c’est très long
Joseph a l’air andouille
De pères embarrassés
Il est là qui glandouille
Il sait pas où se poser
Il sent bien qu’on le cravate
Dans cette histoire d’enfant
Il a loupé le plus bath
Il est pas très content
Mais il est beau et tendre
On lui a dit Mon gars
Cherche pas à comprendre
Alors il cherche pas
Les harpes du silence
Résonnent doucement
Dans l’univers immense
On écoute on l’attend
De la maison de planches
Un triste envol aux cieux
Alors Joseph se penche
Sur l’enfant merveilleux
Mais ses yeux s’écarquillent
Il crie Ah! Mon Dieu
Le petit c’est une fille
La passion n’aura pas lieu »

*MRP : Mouvement Républicain Populaire, parti politique chrétien-démocrate sous la IVe République

Vous me rétorquerez peut-être que cette démystification est une vue de l’esprit malin du chansonnier.
Alors, je fais appel à un autre « conteur », sérieux celui-là (!) puisqu’il s’agit du regretté Michel Serres, éminent philosophe et historien des sciences, membre de l’Académie française, à l’œil malicieux aussi.
Pour évoquer cette question mystérieuse de la Nativité, il se référa aux Évangiles de l’enfance, plus précisément aux deux premiers chapitres de l’Évangile selon Luc où sont racontées la conception, la naissance et l’enfance de Jésus de Nazareth.
« Depuis le 1er siècle après Jésus-Christ, le modèle familial, c’est celui de l’Eglise, c’est la Sainte Famille. Mais, examinons la Sainte Famille. Dans la Sainte Famille, le père n’est pas le père : Joseph n’est pas le père de Jésus, le fils n’est pas le fils : Jésus est le fils de Dieu, pas de Joseph. Joseph, lui, n’a jamais fait l’amour avec sa femme.
Quant à la mère, forcément, on ne peut pas faire qu’elle ne soit pas la mère naturelle, mais on y ajoute quelque chose qui est décisif, c’est qu’elle est vierge.
La Sainte Famille, c’est ce que Levi-Strauss appellerait la structure élémentaire de la parenté. Une structure qui rompt complètement avec la généalogie antique, basée jusque-là sur la filiation : la filiation naturelle, la reconnaissance de paternité et l’adoption. Dans la Sainte Famille, on fait l’impasse tout à la fois sur la filiation naturelle et sur la reconnaissance pour ne garder que l’adoption.
L’Eglise, donc, depuis l’Evangile selon Saint Luc, pose comme modèle de la famille une structure élémentaire fondée sur l’adoption : il ne s’agit plus d’enfanter mais de se choisir. À tel point que nous ne sommes parents, vous ne serez jamais parents, père et mère, que si vous dites à votre enfant « je t’ai choisi », « je t’adopte car je t’aime », « c’est toi que j’ai voulu ». Et réciproquement : l’enfant choisit aussi ses parents parce qu’il les aime. De sorte que pour moi, la position de l’Eglise sur ce sujet du mariage homosexuel est parfaitement mystérieuse : ce problème est réglé depuis près de 2000 ans. Je conseille à toute la hiérarchie catholique de relire l’Evangile selon Saint-Luc … ou de se convertir. »
Il est un autre iconoclaste, gilet jaune avant l’heure, qui manifesta son blues de Noël, c’est Allain (avec deux l comme les anges qu’il n’a pas souhaité rejoindre) Leprest :

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« Petit papa Noël
Quand tu descendras la poubelle
N’oublie pas de prendre le courrier
P’t'être que l’chômage est arrivé
Petit papa Noël
Ce soir, j’ai les boules de Noël
Couvertes de neige artificielle
J’ai froid tout au fond de la moëlle
Si ça continue, j’vais boire d’ l’anti-gel
Joyeux Noël
Joyeux Noël
Petit papa Noël
Tu sais, l’gamin s’est fait la paire
Je sais pas qui se fait la mère
Mais ramène une jeune fille au père
Petit papa Noël
Sur ma crèche il y a des scellés
Des guirlandes en fil barbelé
Pis des conneries à la télé
J’ai mis mes sabots au congélateur
La voix de Tino sur le répondeur
Joyeux Noël
Joyeux Noël
Petit papa Noël
J’ai pas envie d’aller au lit
Tout seul comme un vieux confetti
J’voudrais m’envoler comme E.T.
Je roule les épines dans l’papier cadeau
Joyeux Noël
Joyeux Noël »
(les paroles sont de Rémy Terrier et la musique de Claude Préchac)

Bon, j’arrête là, sinon mes cadeaux vont me passer sous le nez ! Souriez et joyeux Noël !

Publié dans:Almanach |on 24 décembre, 2020 |Pas de commentaires »

Anne Sylvestre, une grande dame de la chanson française, s’en est allée …

Anne Sylvestre  couverture Télérama

Elle avait chanté :

« J’ai de bonnes nouvelles
Vole, l’hirondelle
J’ai de bonnes nouvelles
À vous donner de moi
Le temps s’est arrêté de moudre
Des chardons bleus, des grains de peur
On a pu se remettre à coudre
Tout l’éparpillement du cœur… »

Mauvaise nouvelle, Anne Sylvestre s’est tue le 30 novembre 2020 à l’âge de 86 ans.
Le comédien et humoriste Vincent Dedienne lui a rendu un hommage très personnel, délicat et tendre dans l’émission Quotidien :
« Anne. Nous sommes le premier matin de décembre. Le jour du premier chocolat. Avant que j’ai eu le temps d’ouvrir la petite fenêtre du calendrier, j’avais reçu deux textos : le premier de Philippe Delerm qui me disait : ‘Anne Sylvestre est morte’ ; le deuxième de la fromagerie Laurent Bouvet, qui dans un style moins lapidaire m’informait que la crème double de gruyère était arrivée ce matin avec les yaourts suisses, et qu’il fallait se dépêcher parce qu’il n’y en aurait pas pour tout le monde. Je ne sais pas vraiment quel effet ça m’a fait d’apprendre qu’il existait des yaourts suisses. J’imagine que c’est une bonne nouvelle… Pour les Suisses.
Je ne sais pas non plus quel effet ça m’a fait d’apprendre que tu étais morte. J’étais triste sur mon lit, les yeux ronds, la bouche ouverte, mais il me suffisait de penser à toi pour sourire.
Nous avons tellement de chance de t’avoir eu comme chanteuse, comme amie, comme idole et comme rempart à la bêtise et à la vulgarité. Nous avons tellement de chance de te connaître par cœur. Tellement de chance d’avoir toutes tes chansons pour nous consoler de tout. Nous avons eu tellement de chance en septembre 2019 de t’applaudir encore. Il y a des chagrins doubles, comme il y a de la crème double de gruyère. Il y a le chagrin du petit garçon qui pleure la voix de son enfance, la voix de la dame qui chante et qui en chantant fait le jour dans toute la maison. Et il y a le chagrin de l’adulte, du chagrin du garçon de 30 ans qui perd sa chanteuse préférée, sa copine ronchonne qui était comme un bouquet de roses et de chardons. Mais il ne faut pas trop pleurer, il faut regarder la Terre et y voir tout le bien que tu y as fait. Ta vie est un triomphe, et ce matin, je t’embrasse, et je t’applaudis encore. »
Anne était la sœur aînée de la romancière Marie Chaix, auteure de Les Lauriers du lac de Constance, une biographie romancée de leur père collaborationniste notoire durant l’Occupation.
Elles avaient honte du passé de leur père qu’elles aimaient pourtant, et qui les aimait. Anne avait exprimé sa souffrance dans Roméo et Judith :

« … Oh Tu ne comprends pas, Roméo
J’ai la tristesse sous la peau
Le sang de mon peuple s’indigne
Et je ne peux pas oublier
Que tu descends en droite ligne
De ceux qui l’ont persécuté
Mon amour me semble parjure
Et je sens bien que la blessure
Ne guérira pas de sitôt
Pardon si je te semble dure
Je ne pourrai pas, Roméo

Cette peine que tu abrites
Je la partage tant, Judith
J’ai souffert du mauvais côté
Dans mon enfance dévastée
Mais dois-je me sentir coupable
Et ce qui fut impardonnable
Et que je ne pardonne pas »

Anne-Marie Beugras, ce n’était pas tellement un nom d’artiste …

« Si vous le savez comment je m’appelle
Vous me le direz, vous me le direz
Si vous le savez comment je m’appelle
Vous me le direz, je l’ai oublié
Vous me le direz, je l’ai oublié

Quand j’étais petite et que j’étais belle
On m’enrubannait de ces noms jolis
On m’appelait fleur sucre ou bien dentelle
J’étais le soleil et j’étais la pluie
Quand je fus plus grande hélas à l’école
J’étais la couleur de mon tablier
On m’appelait garce on m’appelait folle
J’étais quelques notes dans un cahier … »

Elle aurait pu nous dire qu’elle avait feuilleté le calendrier et, en désespoir de cause, s’être résignée au dernier saint de l’année.
En fait, en classe de cinquième chez les Dominicaines, elle eut une professeure de français qui faisait chanter à ses élèves Silvestrig (« Le petit Sylvestre »), une chanson bretonne très populaire depuis sa parution dans le Barzaz Breiz de Théodore Hersart de La Villemarqué.
C’est ainsi que bien plus tard, dès ses débuts sur une scène, elle se présenta : « Je suis Anne Sylvestre, chanteuse de variété, fière de l’être ».
Une de ses toutes premières chansons Porteuse d’eau traduit son goût pour la terre et la nature.

« … Je suis taillée dedans ce bois
Qui emmanche les bêches
Celui duquel on fait les croix
Parfois aussi les flèches
J’ai les semailles au fond de moi
Et les vendanges au bout des doigts
Et dans ma voix
Le chant des herbes sèches

Ma seule chaîne est celle d’un puits
J’ai l’âge des fontaines
L’humeur du temps qui change et fuit
La patience des graines
Quatre saisons filant sans bruit
Le jour et puis un jour la nuit
La mort et puis
Que la terre me prenne… »

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Pour évoquer le temps de ses débuts, j’ai sollicité mon amie Renée Bonneau, ancienne professeure agrégée de Lettres classiques et auteure de passionnants « pol’arts » mêlant intrigue policière et histoire de l’art* :
« J’ai fait sa connaissance quand elle est venue retrouver à l’Ecole Normale Supérieure boulevard Jourdan (à l’époque, seuls les garçons avaient droit à la rue d’ULM), une amie commune de la khâgne du lycée Fénelon. C’était en 1955-1956. Elles avaient suivi ensemble, après l’hypokhâgne, un stage de voile aux Glénans.
Elle avait renoncé à continuer après cette année d’hypokhâgne dont le régime assez strict devait lui déplaire, et choisi la voie de la chanson. Elle évoque un épisode de cette année dans une page de son livre Coquelicots et autres mots que j’aime, et ses rapports difficiles avec notre professeur de philosophie, Dinah Dreyfus, divorcée de Levy-Strauss, et qui nous fascinait.
Anne nous a fait; dans ma « thurne » bénéficier de ses premières créations en s’accompagnant sur ma guitare. Je me souviens d’une épatante chanson de marin qu’elle n’a, à ma connaissance, jamais sortie.
Je ne l’ai revue que trois ans plus tard, l’ayant invitée à déjeuner avec notre amie commune. Elle nous racontait la galère des premiers temps, deux ou trois cabarets dans la soirée, devant un public bruyant, mangeant ou buvant, à peine attentif. Et ses retours nocturnes à Saint Michel-sur-Orge (je crois) retrouver sa famille car elle était mariée et avait un enfant.
Puis je l’ai revue, bien plus tard lorsqu’elle se produisait dans les salles de la région, où nous allions mon amie et moi la saluer à la fin du spectacle, sans songer à reprendre avec elle des liens qui ne lui auraient rien apporté »
Anne ne m’en voudra plus que je dise qu’elle échoua à son certificat de licence littéraire : le sujet était un texte d’Apollinaire qu’elle appréciait particulièrement, le professeur correcteur beaucoup moins.
Renée me grondera que je vous dise, qu’à la même époque, elle aussi écrivait des chansons qui lui valurent de chanter à l’émission de Michèle Arnaud et au cabaret Milord l’Arsouille.
Destins croisés, la vie est bien faite parfois, chacune s’épanouit dans sa passion première, Anne dans la chanson, Renée dans l’enseignement.

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Anne rêva souvent sur les quais de Seine au lieu de fréquenter la Sorbonne et se produisit pour la première fois, en novembre 1957, non loin de là, sur la scène du cabaret La Colombe. Son père l’avait accompagnée pour voir un peu « qu’est-ce que c’était que cette boîte » ! Guy Béart, qui se trouvait dans la salle, lui prêta sa guitare. Elle chanta trois chansons dont Porteuse d’eau. Son premier cachet était de …7 francs !

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Dans les années 1950, après la guerre, la rive gauche de la Seine (qui donna son nom à un mouvement de music-hall) regorgeait de cabarets, véritable vivier de talents. On y vit éclore la fine fleur de la chanson française : une époque bienveillante où les artistes se croisaient, se conseillaient, revenaient écouter les autres, « un moment magique avec une liberté extraordinaire » confia Juliette Greco.
Anne se produisit aussi, notamment, à la Contrescarpe, le Port du Salut.
Séquence surréaliste aujourd’hui, j’avais juste une grosse dizaine d’années, mes souvenirs sont un peu confus, depuis ma chambrette, j’entendais les disques microsillons vinyles que mon frère aîné, neuf ans d’écart, écoutait dans la pièce voisine.
Involontairement, il participa largement, par infusion et … diffusion, à mon éducation musicale, « music-hall » devrais-je dire, Brassens, Brel, Béart, Marcel Amont, les Frères Jacques, le Bécaud 100 000 volts …
Parmi ces artistes, s’était glissée une jolie voix de femme, celle d’Anne Sylvestre, qui se lamentait en boucle, sur l’électrophone (et aussi beaucoup sur mon transistor) que son mari était parti.
Écoutez-la, superbement illustrée dans un clip récent de premier confinement.

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« Mon mari est parti un beau matin d’automne, parti je ne sais où
Je me rappelle bien la vendange était bonne et le vin était doux
La veille nous avions ramassé des girolles au bois de Viremont
Les enfants venaient juste d’entrer à l’école et le temps était bon
Mon mari est parti un beau matin d’automne, le printemps est ici
Mais que voulez-vous bien que le printemps me donne, je suis seule au logis
Mon mari est parti avec lui tous les autres maris des environs
Le tien Éléonore et vous Marie le vôtre et le tien Marion
Je ne sais pas pourquoi et vous non plus sans doute tout ce que nous savons
C’est qu’un matin d’octobre ils ont suivi la route et qu’il faisait très bon
Des tambours sont venus nous jouer une aubade, j’aime bien les tambours
Il m’a dit : « je m’en vais faire une promenade », moi je compte les jours … »

À la réécouter souvent par la suite, je compris mieux, à l’adolescence, sa résonance pour mes parents et mon frère menacé de partir aussi malgré son sursis universitaire.
Mon mari est parti fut le premier grand succès d’Anne. Sur fond de guerre d’Algérie, avec poésie et des mots ciselés, elle s’opposait à la guerre, toutes les guerres, et à l’oppression : une chanson intemporelle. Quand je l’écoute encore, je pense aussi à mon père et à ma chère mémé Léontine qui, au son du tocsin au clocher de leur village, virent mon grand-père les abandonner dans les champs, le 2 août 1914.
En 1954, Le déserteur de Boris Vian fut censuré, Anne, avec humour, regretta par la suite qu’elle ne le fût pas : « Ça m’aurait fait de la publicité ! J’étais juste déconseillée …»
Anecdote, sa photographie, par contre, fut « censurée » sur la pochette du disque parce qu’elle était alors enceinte donc « pas montrable » ! On lui préféra de romantiques nénuphars.

Anne Sylvestre Nénuphars

Anne fut vite reconnue dans la profession et rencontra son public, un certain public féru de beaux textes et de chansons « rive gauche ».
On aime coller des étiquettes, on eut tôt fait de l’appeler la « Brassens en jupons », ce qu’elle n’aimait pas du tout. Elle aspirait juste à être Anne Sylvestre contemporaine de Brassens et de Brel.
L’ami Georges, clairvoyant et bienveillant, écrivit au dos de la pochette de son second 33 tours 25 cm (quel jargon pour mes jeunes lecteurs .. ; s’il y en a !) : « Ce public de France et de Navarre, que l’on a coutume de considérer comme le plus fin du monde, semble avoir une tendance fâcheuse à bouder un peu les débuts de ceux qui le respectent assez pour se refuser à lui faire la moindre concession.
Cependant, un jour ou l’autre, il finit par vouer une profonde gratitude aux artistes qui ont réussi à se faire aimer de lui malgré lui – si j’ose dire – en dérangeant ses habitudes.
Ce jour est venu pour Anne Sylvestre. Petit à petit, en prenant tout son temps, sans contorsion, grâce à la qualité de son œuvre et à la dignité de son interprétation, elle a conquis ses adeptes, ses amis un par un et définitivement.
On commence à s’apercevoir qu’avant sa venue dans la chanson il nous manquait quelque chose, et quelque chose d’important. »

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Clémence, Éléonore et Philomène allaient fréquenter Marinette et Margot.
Anne passa notamment dans la mythique émission télévisée Discorama, un panorama intelligent de l’actualité de la chanson animé par Denise Glaser (elle fut débarquée sous le mandat de V.G.E avec l’explosion de l’ORTF, au nom de la modernité). Ah les magnifiques silences de Denise pour faire parler ses invités, lesquels, cette fois là, étaient, outre Anne, Brassens, Monique Morelli et … les Chats Sauvages. Éclectique !
Anne fut tôt récompensée, à plusieurs reprises, par l’Académie Charles Cros, une prestigieuse institution créée, en 1947, au lendemain de la guerre.
J’ai gardé une délectation pour ces chanteuses de cette époque à l’impeccable diction, outre leur répertoire de qualité : Cora Vaucaire, Juliette Greco et Anne bien sûr.
Elle ne m’en voudrait pas, je luis fis sinon des infidélités, du moins je fus coupable de quelques éloignements durant sa carrière. Que voulez-vous, j’étais ado, c’était aussi le temps de Salut les Copains, des Beatles … Anne connut une longue traversée du désert, pour certain journaliste, toujours en quête d’étiquette, Françoise Hardy (qui lui ressemblait physiquement) était « une Anne Sylvestre qui swinguait » et Anne … la Jeanne d’Arc des anti-yéyés.
Cependant, je la « suivais » tout de même à travers des émissions de France-Inter animées par Pierre Bouteiller, José Artur et Jacques Chancel qui continuaient à défendre une certaine chanson française. Ils programmaient souvent Anne Sylvestre, Sophie Makhno, David McNeil, Graham Allwright.
Ainsi, de loin en loin, je n’ignorais pas les bijoux musicaux ciselés par Anne.
« Jusque-là toutes les chansons sur les femmes étaient écrites par des hommes et celles chantées par des interprètes femmes étaient écrites par des hommes, c’est-à-dire qu’elles disaient ce qu’ils avaient envie d’entendre. »
Au fil de ses chansons, Anne écrivait une sorte de grand roman des femmes. Féministe, elle l’était complètement, mais pas à l’image de celles (trop) excitées qui défendent, aujourd’hui la juste cause féminine. Anne n’était pas « frontale » : elle incarnait par des personnages et des récits d’une excellence littéraire, leurs souffrances et leurs combats, leurs victoires parfois.
Elle partit de très loin, de l’origine même, ainsi sa relecture ironique, sur un air de java, de la Genèse dans La faute à Ève. Avec humour, elle confiait qu’il fallait avoir été élevée chez les religieuses pour faire une chanson aussi anticléricale.

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D’abord elle a goûté la pomme
Même que ce n’était pas très bon
Y avait rien d’autre, alors en somme
Elle a eu raison, eh bien, non ?
Ça l’a pourtant arrangé, l’homme
C’était pas lui qui l’avait fait
N’empêche, il l’a bouffée, la pomme
Jusqu’au trognon et vite fait

Oui, mais c’est la faute à Ève
Il n’a rien fait, lui, Adam
Il a pas dit : « Femme, je crève
Rien à se mettre sous la dent. »
D’ailleurs, c’était pas terrible
Même pas assaisonné
C’est bien écrit dans la Bible
Adam, il est mal tombé

Après ça, quand Dieu en colère
Leur dit avec des hurlements :
« Manque une pomme à l’inventaire !
Qui l’a volée ? C’est toi, Adam ? »
Ève s’avança, fanfaronne, et dit :
« Mais non, papa, c’est moi
Mais, d’ailleurs, elle était pas bonne
Faudra laisser mûrir, je crois. »

Alors c’est la faute à Ève
S’il les a chassés d’en haut
Et puis Adam a pris la crève
Il avait rien sur le dos
Ève a dit : « Attends, je cueille
Des fleurs. » C’était trop petit
Fallait une grande feuille
Pour lui cacher le zizi

Après ça, quelle triste affaire
Dieu leur a dit : « Faut travailler. »
Mais qu’est-ce qu’on pourrait bien faire ?
Ève alors a dit : « J’ai trouvé. »
Elle s’arrangea, la salope
Pour faire et porter les enfants
Lui poursuivait les antilopes
Et les lapins pendant ce temps

C’est vraiment la faute à Ève
Si Adam rentrait crevé
Elle avait une vie de rêve
Elle s’occupait des bébés
Défrichait un peu la terre
Semait quelques grains de blé
Pétrissait bols et soupières
Faisait rien de la journée

Pour les enfants, ça se complique
Au premier fils il est content
Mais quand le deuxième rapplique
Il devient un peu impatient
Le temps passe, Adam fait la gueule
Il s’aperçoit que sa nana
Va se retrouver toute seule
Avec trois bonhommes à la fois

Là, c’est bien la faute à Ève
Elle n’a fait que des garçons
Et le pauvre Adam qui rêve
De changer un peu d’horizon
Lui faudra encore attendre
De devenir grand-papa
Pour tâter de la chair tendre
Si même il va jusque-là

En plus, pour faire bonne mesure
Elle nous a collé un péché
Qu’on se repasse et puis qui dure
Elle a vraiment tout fait rater
Nous, les filles, on est dégueulasses
Paraît qu’ça nous est naturel
Et les garçons, comme ça passe
Par chez nous, ça devient pareil

Mais si c’est la faute à Ève
Comme le bon Dieu l’a dit
Moi, je vais me mettre en grève
J’irai pas au paradis
Non, mais qu’est-ce qu’Il s’imagine ?
J’irai en enfer tout droit
Le bon Dieu est misogyne
Mais le diable, il ne l’est pas
Ah !

Comme on dirait aujourd’hui, elle envoyait !
L’une de ses très grandes chansons Non tu n’as pas de nom fut écrite longtemps avant que, sous le septennat du même V.G.E ci-dessus, Simone Veil ne porte la loi sur l’I.V.G. Elle fut parfois diffusée sur les ondes, et reprise par des militantes comme un réquisitoire pour l’avortement, alors qu’il s’agit plutôt d’une sublime berceuse pleine d’humanité sur le choix des femmes de donner le jour ou pas, « l’enfant ou le non-enfant » comme elle disait.

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« Non non tu n’as pas de nom
Non tu n’as pas d’existence
Tu n’es que ce qu’on en pense
Non non tu n’as pas de nom
Oh non tu n’es pas un être
Tu le deviendras peut-être
Si je te donnais asile
Si c’était moins difficile
S’il me suffisait d’attendre
De voir mon ventre se tendre
Si ce n’était pas un piège
Ou quel douteux sortilège

Non non tu n’as pas de nom…

Savent-ils que ça transforme
L’esprit autant que la forme
Qu’on te porte dans la tête
Que jamais ça ne s’arrête
Tu ne seras pas mon centre
Que savent-ils de mon ventre
Pensent-ils qu’on en dispose
Quand je suis tant d’autres choses

Non non tu n’as pas de nom…

Déjà tu me mobilises
Je sens que je m’amenuise
Et d’instinct je te résiste
Depuis si longtemps j’existe
Depuis si longtemps je t’aime
Mais je te veux sans problème
Aujourd’hui je te refuse
Qui sont-ils ceux qui m’accusent

Non non tu n’as pas de nom…

A supposer que tu vives
Tu n’es rien sans ta captive
Mais as-tu plus d’importance
Plus de poids qu’une semence
Oh ce n’est pas une fête
C’est plutôt une défaite
Mais c’est la mienne et j’estime
Qu’il y a bien deux victimes

Non non tu n’as pas de nom…

Ils en ont bien de la chance
Ceux qui croient que ça se pense
Ça se hurle ça se souffre
C’est la mort et c’est le gouffre
C’est la solitude blanche
C’est la chute l’avalanche
C’est le désert qui s’égrène
Larme à larme peine à peine

Non non tu n’as pas de nom…

Quiconque se mettra entre
Mon existence et mon ventre
N’aura que mépris ou haine
Me mettra au rang des chiennes
C’est une bataille lasse
Qui me laissera des traces
Mais de traces je suis faite
Et de coups et de défaites

Non non tu n’as pas de nom
Non tu n’as pas d’existence »
Tu n’es que ce qu’on en pense
Non non tu n’as pas de nom »

Anne s’offrit (et nous offrit) un autre grand succès avec Les gens qui doutent. Elle déclarait que cette chanson « était née parce qu’elle était, à l’époque, confrontée à des gens remplis de certitudes qui lui cassaient les pieds », elle ajouta plus tard, devant la popularité de sa chanson, n’avoir jamais imaginé qu’il y avait autant de personnes qui doutaient !
Cette chanson n’a pas pris une ride, au contraire même, elle devrait interpeller tous ces intervenants aux avis péremptoires qui défilent aujourd’hui sur les plateaux de télévision.

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« J’aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer
J’aime les gens qui disent et qui se contredisent et sans se dénoncer
J’aime les gens qui tremblent, que parfois ils ne semblent capables de juger
J’aime les gens qui passent moitié dans leurs godasses et moitié à côté
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime ceux qui paniquent, ceux qui sont pas logiques, enfin, pas « comme il faut »
Ceux qui, avec leurs chaînes pour pas que ça nous gêne font un bruit de grelot
Ceux qui n’auront pas honte de n’être au bout du compte que des ratés du cœur
Pour n’avoir pas su dire « délivrez-nous du pire et gardez le meilleur »
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime les gens qui n’osent s’approprier les choses, encore moins les gens
Ceux qui veulent bien n’être, qu’une simple fenêtre pour les yeux des enfants
Ceux qui sans oriflamme et daltoniens de l’âme ignorent les couleurs
Ceux qui sont assez poires pour que jamais l’histoire leur rende les honneurs
J’aime leur petite chanson
Même s’ils passent pour des cons
J’aime les gens qui doutent mais voudraient qu’on leur foute la paix de temps en temps
Et qu’on ne les malmène jamais quand ils promènent leurs automnes au printemps
Qu’on leur dise que l’âme fait de plus belles flammes que tous ces tristes culs
Et qu’on les remercie qu’on leur dise, on leur crie « merci d’avoir vécu! »
Merci pour la tendresse
Et tant pis pour vos fesses
Qui ont fait ce qu’elles ont pu »

J’aime tellement sa « petite chanson » ! Il me semble qu’on lui chercha noise à sa sortie pour les quelques « gros mots » qu’elle contenait. Elle fut défendue par Brassens qui en connaissait un rayon sur les cons !
Avec légèreté, finesse, et tellement d’humour, Anne savait remettre les hommes à leur place. Ainsi, dans La vaisselle, sur un rythme de comptine, elle réclame des droits égaux pour tout un chacun dans le couple, homme ou femme, même pour les besognes ménagères.

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« Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais tout change 2x
et voici Jules qui lange
les fesses de l’héritier.
Il balaie 2x
et bientôt, quelle merveille,
il astique le plancher.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais tout bouge 2x,
et voici que les yeux rouges
il fait cuire le rôti.
Il cuisine 2x
quelle splendeur assassine ! -
fait la plonge et il essuie.
Ça fait rien, on change rien
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais tout marche, mais ça marche,
et voici qu’il ne se cache
quand il reste à la maison.
C’est Germaine qui ramène
tout l’argent de la semaine,
ce n’est pas contre saison.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais il l’aime, mais ils s’aiment,
et ce n’est pas un problème
de savoir qui va porter
la culotte ou bien les bottes,
et le seul drapeau qui flotte,
c’est une taie d’oreiller.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Mais voici que sonne l’heure
de traîner l’enfant qui pleure
vers l’école aux bancs de bois.
L’enfant de Germaine et Jules,
sans y penser, articule
dans les livres d’autrefois.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Tout recule 2x
et plus tard le petit Jules
aura des enfants aussi
qui derrière leur cartable,
dans l’école imperturbable
épèleront ces niaiseries.
Ça fait rien, on change rien.
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde !
Qui c’est qui doit rester belle
les mains dans la merde ?
Qui c’est qui fait la vaisselle ?
Faut pas qu’ça se perde.
Oh, mais non !
Merde ! »

Dans la même veine, j’adore La reine du créneau : quel homme, et je m’inclus dedans, ne riait pas jaune quand Anne louait sa bonne conduite… au volant ? Un hymne à la beaufitude !

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« Quand j’ai eu mon permis tout neuf
Du premier coup, c’est pas du bluff,
J’ai compris qu’ j’avais intérêt
A rester aux aguets
Que simplement, on m’imagine
Dans ma deux-chevaux d’origine
Affrontant mon premier trottoir
Le cœur rempli d’espoir
Je voulais que ma manœuvre
Fût un vrai petit chef d’œuvre
Mais je n’entendais que trop
Tous les clients d’un bistrot
Me beugler leurs commentaires
« Mais passe-la, ta marche arrière !
Ah, j’vous jure, ah les nanas
Heureus’ment qu’on est là ! »
Ces abrutis pleins de Pernod
Ils m’ont fait rater mon créneau
Toutes les automobilistes
Pourraient faire avec moi la liste
Des âneries que l’on entend
Quand on est au volant
J’ai donc appris à leur répondre
Et de manière à les confondre
Oui, ça consomme mais moins qu’un mari
Et c’est bien plus gentil
La conduite, je l’ai apprise
Pas dans une pochette-surprise
La voiture, elle est à moi
Ni à Jules, ni à papa
Et quand le long d’un trottoir
Je les voyais goguenards
Je demandais sans un frisson
« Vous voulez une leçon ? »
Pour conjurer la parano
J’suis d’venue la reine du créneau
On s’habitue, on en rigole
Puis on a une grosse bagnole
Alors on se fait insulter
« Elle t’a pas trop coûté, hein ? »
Ils sont là qui vous collent aux fesses
Parce que c’est pas une gonzesse
Qui va leur barrer le chemin
La veille, c’est pas demain
Mais tous ces doubleurs à droite
Ces pousse-toi d’là que j’déboite
Maniaques de l’appel de phares
Abuseurs d’anti-brouillard
Ceux chez qui rien ne distingue
Le volant d’avec un flingue
Avant que de les laisser
Nous jeter dans l’fossé
Résistons à ces tyranneaux
Nous sommes les reines du créneau
S’ils nous renvoient à nos fourneaux
Ne lâchons pas notre créneau »

Anne, désormais octogénaire, s’inspira de l’affaire DSK pour écrire, indignée, Juste une femme, une chanson #metoo avant l’heure :

« Petit monsieur, petit costard
Petite bedaine
Petite sal’té dans le regard
Petite fredaine
Petite poussée dans les coins
Sourire salace
Petites ventouses au bout des mains
Comme des limaces
Petite crasse »
Il y peut rien si elles ont des seins
Quoi, il est pas un assassin
Il veut simplement apprécier
C’que la nature met sous son nez
Mais c’est pas grave, c’est juste une femme … »

Chanteuse engagée, Anne préférait qu’on la reconnaisse comme « chanteuse dégagée », elle en fit d’ailleurs une chanson.

Son œuvre est d’une telle richesse, quantitative et qualitative que c’est une gageure intenable de l’explorer en un billet, je la traverse ici en rassemblant les souvenirs qui me viennent d’emblée à l’esprit.
Justement, j’ai envie de partager avec vous deux de ses collaborations avec deux compagnons de cabaret de ses débuts.
J’avais eu l’occasion de vous faire entendre La margelle qu’elle emprunta à Roger Riffard**, un artiste à la langue châtiée, mais bien trop dilettante. Un bijou d’humour noir dont elle disait que c’était encore plus drôle quand Riffard le chantait :

Autre friandise musicale, ce duo avec Boby Lapointe déguisé en prisonnier derrière les barreaux. Depuis l’temps qu’elle l’attendait son prince charmant … Jubilant !

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{Elle:}
Je dois dire que je penche
Pour un certain décorum
Un mariage en robe blanche
Avec beaucoup d’harmonium
Monsieur l’abbé Labouture
Celui qui doit nous marier
Pense que telle aventure
Se doit d’être enjolivée

{Lui:}
Tranquillise-toi mon aimée
S’il n’est pas trop mariole
Amène ton curé
Longtemps déjà je t’ai cherchée
Et pour la gaudriole
Plus besoin du clergé

{Elle:}
Je ne savais pas qu’un homme
C’était aussi déroutant
Ce doit être ce qu’on nomme
Un Don Juan et pourtant
Je pense à ce que ma mère
A failli me dire un soir
Des choses bien singulières
Que je ne veux pas savoir

Depuis l’temps que j’l’attends
Que j’l’attends
Depuis l’temps que j’l’attends
J’ai des doutes maintenant

Anne écrivait et composait parfois pour d’autres : ainsi, sa bouleversante Maumariée, cette femme mariée contre son gré et qui se suicida par noyade. Serge Reggiani est peut-être cet homme « qui aurait su l’aimer ».

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Je ne peux évidemment pas passer sous silence l’autre facette du répertoire d’Anne Sylvestre, ses délicieuses Fabulettes.
Bien qu’elle en eût écrites pratiquement depuis ses débuts, on pense souvent, à tort, qu’elle se recycla vers ce genre lorsqu’elle fut submergée par la vague yéyé. Par contre, le succès qu’elle connut auprès des enfants fut tel que cela lui permit de ne jamais connaître les vaches maigres.
Son goût pour ce genre naquit peut-être de l’achat dans une librairie d’un recueil de chansons écrites par Francine Cockenpot, auteure (qui le sait ?) de Colchiques dans les prés, que les écoliers de ma génération apprenaient à la communale, et qui n’est donc en aucune façon un air du folklore français.
C’est une institutrice qui suggéra à Anne de publier des CD par thèmes. Plusieurs écoles en France portent le nom d’Anne Sylvestre.
Toujours est-il qu’Anne a fait œuvre utile en luttant contre la crétinisation et en détournant beaucoup d’enfants des niaiseries goyesques. Si j’en crois son hommage, Vincent Dedienne fait partie de ces chanceux « Rescapés des fabulettes » :

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« Ils ont au fond de leur mémoire
Une tortue, un hérisson,
Et une balan-balançoire,
Une grenouille, un p’tit maçon
Ils se souviennent aussi peut-être
D’un veau avec de drôles d’idées,
Une maison pleine de fenêtres
Et d’un renard très enrhumé…

Les rescapés des fabulettes,
Les amoureux de la p’tite Josette,
Ceux qui montaient dans mon bateau,
Même qu’il était pas beau…
Les rescapés des fabulettes,
De toboggan en bicyclette,
Adoraient le petit sapin,
Même s’il piquait les mains…
Moi, j’étais la dame qui chante,
A l’école et à la maison,
Quand je faisais, et ça m’enchante,
Partie des meubles du salon... »

Précocement « adulte » avec Anne Sylvestre, à cause de mon frère, j’ai manqué notamment le stade des nouilles. Quoique ! Réminiscence de mon enfance, il m’arrive encore, lorsque je mange mon vermicelle, d’aligner quelques lettres de l’alphabet sur le rebord de mon assiette.

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Merci monsieur Pavlov, je crains de ne plus pouvoir, désormais, manger mon bouillon sans penser à Anne qui est partie.
Pour donner le sourire à Renée Bonneau qui m’a fait l’amitié d’évoquer les jeunes années d’Anne, je lui envoie l’hilarante Lettre ouverte à Élise :

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Pour vous tous, il reste Un mur pour pleurer une très grande dame de la chanson française. En octobre dernier, elle chantait encore à Vannes dans le cadre du festival des Émancipées. Elle nous laisse un héritage considérable : environ 300 chansons, sans compter ses Fabulettes.

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Lors d’un concert, en 2018, Michèle Bernard, artiste trop méconnue de la même génération, interprétait en sa compagnie Madame Anne dédiée à cette grande âme de la chanson.

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* http://encreviolette.unblog.fr/2013/04/02/sanguine-sur-la-butte-et-nature-morte-a-giverny-deux-polarts-de-renee-bonneau/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/03/01/silence-on-tourne-et-on-lit/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/11/15/requiem-pour-un-jeune-soldat-un-roman-de-renee-bonneau/
** http://encreviolette.unblog.fr/2014/04/01/l-riffard-ca-devrait-etre-obligatoire/

« André Darrigade, un coureur de légende » par Christian Laborde

Au printemps, lors de notre premier confinement, j’avais tenu tant bien que mal un modeste journal de bord. En la seconde « réclusion », je n’ai pas engagé tel projet, peut-être parce qu’il devient stérile voire nuisible d’élever une voix supplémentaire dans le concert ambiant devenu totalement inaudible, des opinions, de l’expert « le plus fiable » (existe-t-il ?) au moindre quidam.
Pour tout vous avouer, un souci personnel qui, d’ailleurs, trouve résonance dans le contexte sanitaire actuel, s’invitait avec trop d’insistance dans mon esprit.
Pour pasticher le comique-troupier Ouvrard qui fit se tordre de rire nos grands-parents, non je n’ai pas le thorax qui se désaxe, ni le sternum qui se dégomme, mais juste une hanche qui se démanche, la gauche qui, comme celle sur l’échiquier politique, est bien mal en point.
Bref, au lieu de me confiner à l’hôpital durant quelques jours, je fus informé, peu avant le vendredi 13 (novembre), que mon opération, déjà envisagée en mai, était ajournée sine die. Vous devinez les raisons, comme quoi « ça n’arrive pas qu’aux autres » !
Une activité essentielle de retraité, en situation de confiné, provient de produits jugés non essentiels : les livres. Aussi, sans changer mes habitudes, j’ai passé commande auprès de mon libraire indépendant préféré, selon le procédé « clique et collecte ».
Collant à l’actualité avec l’entrée au Panthéon de Maurice Genevoix, j’ai fait l’acquisition d’une biographie de cet écrivain qui accompagna souvent ma jeunesse, ainsi que de son chef-d’œuvre, Ceux de 14, un recueil de ses récits de la Grande Guerre. Vous patienterez pour lire le billet que j’envisage de lui consacrer, depuis longtemps, hors l’hommage qui vient de lui être rendu.
Aujourd’hui, je choisis de partager avec vous la lecture de mon troisième achat, le dernier opus de Christian Laborde intitulé tout simplement Darrigade.

couverture Darrigade

Je sens qu’un froid de déception parcourt l’échine d’un certain nombre de mes lecteurs qui se réjouissaient déjà que je ravive leurs souvenirs, notamment, de dictées de leur enfance tirées souvent des romans naturalistes de l’ancien secrétaire perpétuel de l’Académie française. Au lieu de quoi, je les emmène dans mes fastidieuses échappées à vélo. Ça prouve au moins que vous saviez qui se cachait derrière le titre du bouquin.
Non, le vélo que je vous raconte n’est pas ennuyeux, celui de mon enfance est épique, d’autant plus quand il est conté par de grandes plumes de la littérature et du journalisme.
Il est même émouvant et salutaire quand Lionel Bourg nous raconte comment un ange de la montagne débarqué du Luxembourg l’aida à s’échapper de la noirceur de son enfance*.
Dino Buzzati, l’auteur du Désert des Tartares, donna ses lettres de noblesse au Giro 1949 en convoquant Hector et Achille pour conter le duel entre Fausto Coppi et Gino Bartali.
Coïncidence, la première chronique d’Antoine Blondin, sur le Tour de France, qu’il intitula magnifiquement Du pin et des jeux, concernait une étape landaise :
« Prendre le Tour de France en marche, c’est pénétrer dans une famille avec des gaucheries de fils adoptif, des réticences d’enfant de l’amour tard reconnu… De Bordeaux à Bayonne, je me suis étonné d’être dans cette caravane qui décoiffe les filles, soulève les soutanes, pétrifie les gendarmes, transforme les palaces en salles de rédaction, plutôt que parmi ces gamins confondus par l’admiration et chapeautés par Nescafé. Je peux bien le dire, mon seul regret est de ne pas m’être vu passer.»
Voyez maintenant Christian Laborde jubilant :
– Federico Bahamontes ?
– L’Aigle de Tolède !
– Ferdi Kubler ?
– L’Aigle d’Adliswil !
– Fiorenzo Magni ?
– Le Lion des Flandres !
– Gastone Nencini ?
– Le Lion de Mugello !
– Vito Taccone ?
– Le Chamois des Abruzzes !
– Raymond Mastrotto ?
– Le Taureau de Nay !
– Julien Moineau ?
– Le Piaf !
– Jacques Marinelli ?
– La Perruche !
– Benoît Faure ?
– La Souris !
– Lily Bergaud ?
– La Puce du Cantal !
– Vicente Trueba ?
– La Puce de Torrelavega !
Sa « ménagerie du Tour de France, bestioles de toutes tailles et de toutes couleurs », à laquelle j’ajouterai Darrigade le « lévrier landais », eut autant sa place dans mon cœur d’enfant que Raboliot et le bestiaire solognot de Maurice Genevoix.
Alors, souffrez que, moi qui avais osé associer dans un même billet les « Conquérants de l’or » Jean Robic et José-Maria de Heredia, plutôt que les poilus de Ceux de 14 je vous entretienne de « ceux de 54 », et en particulier de Dédé-de-Dax, ainsi l’auteur le nomme familièrement tout au long du portrait du coureur cycliste landais qu’il brosse.
Darrigade a toujours été Dédé, en français pour les copains dans la cour d’école, en gascon « lo nosta Dédé » pour la grand-mère. Dédé-de-Dax, ça pétarade comme Darrigade, les mollets pleins de sanquette et de gnac, ça saccade sur les pédales lors d’un sprint.
Du point de vue de l’état-civil, c’est impropre puisqu’il est né à cinq kilomètres de Dax, à Narrosse.
Comme le Luxembourgeois Charly Gaul, le fameux ange, venait du pays où les villages se terminent en ange, Darrigade est originaire d’une région où les villages finissent en osse :
« À Narrosse, on est dans les Landes, en Chalosse très exactement. La Chalosse : derniers champs, derniers bosquets avant la mer de pins, les échasses et le sable … Les Landes sont un tas d’osse : Arengosse, Garrosse, Lahosse, Souprosse, Yzosse. Y en a partout, jusqu’à la mer : Biscarosse, Seignosse. »
Le mardi 18 juillet 1939, Dédé a 10 ans et attend sur le bord de la route le passage des champions du Tour de France :
« Ils arrivent, ils arrivent. Ils partent de Bordeaux, passent à Narrosse, roulent jusqu’à Salies-de-Béarn où se juge l’arrivée, au sprint sans doute, prédit La Petite Gironde. Le journal indique que l’étape est longue de 250 bornes, départ tôt de Bordeaux. C’est pour cette raison que André, après avoir avalé son petit déjeuner et conduit les bêtes au pacage, a galopé jusqu’à la route, en espadrilles, son béret noir vissé sur la tête. Ne pas les rater, voir Vietto. Vietto, il n’était question que de lui, au Prat, autour de la table, hier soir, il n’était question que de Vietto maillot jaune, et de ses équipiers de l’équipe régionale du Sud-Est … Vietto, le héros de René (un oncle de Dédé ndlr), le héros du Prat, du village, de la France, depuis juillet 1934 … » lorsqu’assis, en pleurs, sur un muret dans la descente du col de Puymorens, il attendait qu’on le dépanne après que, bien qu’en tête de l’étape, il eût donné son vélo à son leader le maillot jaune Antonin Magne.

Vietto Tour 19391939 Vietto populaire

« Ils arrivent, ils arrivent, ils sont là. André se tient près de son père qui lui crie le nom des coureurs au moment où ils passent devant eux –Maurice Archambaud, Sylvain Marcaillou, Louis Thiétard-, son père qui répète plusieurs fois celui de l’enfant du pays, le Bayonnais Paul Maye qui se met en danseuse juste devant eux, son père qui maintenant pointe son doigt en direction d’une silhouette jaune, silhouette qui se rapproche, silhouette dont Joseph Darrigade, André Darrigade et Narrosse tout à coup se mettent à hurler le nom, l’encourager à s’en faire péter la luette : « Allez Vietto, allez Vietto ! » »

Tour de France 1939

C’était ça les Tours d’antan, quelques instants de fête dans cette France profondément rurale : « Le peloton passe, est passé, Narrosse se disperse, retourne à son labeur. On marche vers les champs, le puits, les bêtes. On ne parle plus. Si l’on parle, c’est pas du Tour, mais des tomates qui manquent d’eau, du maïs qui est en retard … »
La famille Darrigade a rejoint la ferme du Prat qu’elle travaille comme métayers. Dédé, lui, ivre de joie -il a vu Vietto- court à en perdre haleine à travers champs et bois, saute les haies. Sans vélo …
« Voici le Prat, André ralentit, cesse de courir, marche, s’arrête. René se tient debout devant la porte d’entrée de la maison. Le vélo, appuyé contre la façade, près de lui, est rouge. Il a un guidon de course. René dit : « Il est à toi, André, c’est ton vélo ». André est bouche bée, son cœur cogne, et s’il cogne ce n’est pas d’avoir couru … »
Ainsi commence un beau roman sans oreillettes ni cardio-fréquencemètre, la belle histoire d’André Darrigade champion cycliste, le futur grand sprinter des Trente Glorieuses, magnifiée par la langue lyrique de Christian Laborde. À (presque) lire à haute voix comme Flaubert et son « gueuloir », comme les radioreporters de l’époque. Jugez :
« Le rouge du vélo d’André n’est pas descendu par la cheminée : il surgit de la terre. C’est le rouge de ce pays –le Sud-Ouest-, le rouge du maillot du XV de Dax, le rouge des piments séchant sur les murs blancs des maisons d’Espelette, le rouge des espadrilles et des prie-Dieu, le rouge des volets, le rouge des tuiles sur la pente des toits, le rouge des ceintures des joueurs de pelote et des écarteurs, le rouge des bérets des bandas, le rouge du foulard noué à tous les cous durant les fêtes de Pampelune, le rouge de la bûche qui se casse dans l’âtre, le rouge du filet de vin qui sort de la gourde et disparaît dans la gorge, le rouge du fer à cheval que le forgeron martèle sur l’enclume, le rouge des cerises que l’on mange assis sur une branche du cerisier, le rouge des drapeaux espagnols entre les cours de l’Argonne et de l’Yser en 1936 à Bordeaux, le rouge des incendies géants qui naissent dans les Landes, le rouge de la fasce du blason du département des Landes, le rouge de la robe de sainte Quitterie dans le vitrail de l’église Notre-Dame-de-l’Assomption à Mimizan, le rouge du string des sorcières de Préchacq, le rouge des arbouses dites « fraises d’Arcachon », le rouge du soleil plongeant dans les eaux boudeuses de l’Adour » … et j’ai envie d’ajouter, le rouge du maillot et des cycles La Perle, vous comprendrez pourquoi bientôt.
Pour l’instant, c’est la guerre, le département des Landes est coupé en deux, le nord avec Narrosse est en zone occupée, le sud avec Aire-sur-Adour, en zone libre.
Christian Laborde a la riche idée de décliner une brève histoire de France pour les nuls et l’actualité, année après année. Ainsi l’été 42, son vélo rouge étant trop petit, Dédé roule désormais sur un demi-course bleu ou blanc (l’auteur s’embrouille dans la couleur !) acheté par sa grand-mère Maria contre quelques oies.
« C’est l’été 42, André roule sur son vélo blanc et, le 17 juillet, à 3 heures du matin, 900 policiers français, aidés par la gendarmerie, procèdent à l’arrestation de 8 160 Juifs, parmi lesquels des femmes, en couches, des malades et 4 000 enfants. Tous seront parqués dans l’enceinte du Vel’ d’Hiv’, avant d’être envoyés dans les camps de la mort. »
Cela reste un mystère pour moi, je n’ai jamais compris pourquoi mon professeur de père qui emmena son baby boomer de fils, une fois dans l’enceinte de Grenelle, ne lui parla jamais des horreurs qui y avaient été commises.
« À Narrosse, à la fin de l’été 1942, quand quelqu’un lance son béret et se met à crier « Vas-y Pélissier ! », c’est toujours pour encourager André … » Ça lui plaît à Dédé qui roule toujours sur son vélo (bleu ou blanc ?). Car Pélissier, c’est trois géants d’un coup, trois frères légendaires : « … Son sang sprinte dans ses veines, son cœur fait son boulot d’Hercule. Et le vent, les feuilles, les oiseaux, les haies, les mûres dans les haies, les piquets, les clôtures, les toits, les bêtes, les charrues à l’arrêt sous le soleil qui cogne, la margelle des puits, les insectes planqués sous les pierres brûlantes, le lingue sur les codes, le clocher de l’église, les croix du cimetière, l’ombre ronde des bois, l’écorce des grands chênes l’encouragent … » Vas-y Pélissier ! Dire qu’une décennie plus tard, enfourchant mon petit vélo vert, je n’eus droit qu’à des « Vas-y Robic ! », certes le premier vainqueur du Tour d’après-guerre, mais on repassera point de vue esthétisme, alors qu’un angelot blond apparaissait sur la planète vélo, à six lieues de ma demeure normande!
1943, 1944, 1945, enfin, y’a d’la joie, bonjour, bonjour les hirondelles, y’a d’la joie, y’a d’la joie partout.
« De la joie et du boulot, du boulot et du vélo. Et du vélo.
André aide le maréchal-ferrant à ferrer la jument, monte sur son vélo, cercle une barrique, monte sur son vélo, cure le fossé, monte sur son vélo, refait une clôture, monte sur son vélo, arrache une souche, monte sur son vélo puis s’installe dans la cuisine pour écouter la TSF qui lui donne des nouvelles de Monaco-Paris, que le speaker baptise le « Petit Tour de France. »
Vietto, Lucien Teisseire, Apo Lazaridès dit l’enfant grec, Jean-Marie Goasmat le farfadet de Pluvigné … Le reportage terminé, Dédé enfourche son vélo, « fait la chasse aux doryphores, monte sur son vélo, bouchonne un veau qui vient de naître, monte sur son vélo, manie la bêche, la fourche à fumier, la fourche à paille, monte sur son vélo, détruit un nid de courtilières, monte sur son vélo, plume des oies, monte sur son vélo, ramasse les pommes de terre, monte sur son vélo, et, le 1er septembre 1946, file à Dax assister à l’arrivée du circuit de Chalosse sur la piste en goudron du vélodrome … » C’est le régional Albert Dolhats dit « Bébert les gros mollets » qui l’emporte.
Laborde avec sa logorrhée, Darrigade avec ses folles parties de campagne nous mettent hors d’haleine. Bientôt, avec son demi course équipé de garde-boue et d’un éclairage dynamo, Dédé-de-Dax va participer et souvent gagner des courses de villages, Hagetmau, Caresse, Mouguère, Saint-Jean-Pied-de-Port, le circuit des Mareyeurs et Pêcheurs de Saint-Jean-de-Luz, le Grand Prix de clôture des jeunes organisé à Pau par L’Étincelle à l’occasion de la fête de la section paloise du Parti Communiste Français. Il commence aussi, le Dédé, à tourner sur la piste du vélodrome de Bordeaux où il peut travailler sa vélocité.
C’est ainsi qu’il se retrouve, le 3 mars 1949, à disputer la grande finale de la « Médaille » au Vel’ d’Hiv’ (de sinistre mémoire) en prologue des Six Jours de Paris.
La course à « la Médaille » était une grande épreuve de vitesse et de prospection dont les éliminatoires se déroulaient, en hiver, en régions, dans certaines grandes villes dotées d’un vélodrome.
« André Darrigade débarque à la gare d’Austerlitz avec un sac tyrolien et deux vélos, son vélo de route pour rejoindre la rue Nélaton, son vélo de piste aux boyaux fatigués pour disputer la finale. Dans le sac tyrolien, des victuailles préparées par Maria, le xahakoa, la gourde basque en peau de bouc remplie de vin rouge, et du sparadrap pour rafistoler les boyaux.
Il lui faut un hôtel, il choisit le moins cher, il est de passe, tu viens, chéri, je ne viens pas, chérie … »
En finale, Dédé-de-Dax sprinte « de toute sa viande landaise poursuivie par des millions de vaches ». Il rafle la « médaille » malgré la tentative de tricherie de son adversaire qui s’est agrippé à son cuissard pour le freiner. Dédé-de-Dax vient de battre une future légende de la piste, l’Italien Antonio Maspes, sept fois champion du monde de vitesse. Après sa mort en l’an 2 000, le Vigorelli, mythique vélodrome de Milan, a été renommé vélodrome Maspès-Vigorelli.
Dédé-de-Dax reviendra souvent au Vel’ d’Hiv’ jusqu’à sa destruction en 1959. Il participa activement aux dernières « grandes heures de Grenelle ».
En hiver, chaque dimanche, la foule se pressait au « Nélaton Palace » pour assister, notamment, aux fameux omniums inter-nations. Ainsi Dédé-de-Dax, aux côtés de Louison Bobet, Anquetil et Rivière, se « frotta » aux plus grands champions de la route et de la piste de l’époque, les Ritals Coppi et Baldini, les deux K helvètes Kubler et Koblet, les Flahutes Rik Van Steenbergen et Gerrit Schulte.

Darrigade au Vel" d'hiv' en 1955darrigade et Anquetil Vel' d'Hiv' 19551954 Vel' d'Hiv'

Darrigade-Anquetil-Teruzzi

De gauche à droite : André Darrigade, Ferdinando Teruzzi, Michèle Mercier, Jacques Anquetil

6 Jours de Gand Darrigade et Schulte

Événement incontournable qui ramenait le Tout Paris, il y avait aussi les Six Jours de Paris dont Darrigade remporta les deux dernières éditions, associé à Jacques Anquetil et l’Italien Ferdinando Teruzzi. À cette occasion, il empocha la tant attendue « prime du million » de francs (une grosse somme à l’époque).
Ce n’est pas sans émotion que j’écris ces lignes : c’était au temps de ma prime jeunesse, là naquit sans doute ma fascination pour les vélodromes que je vous fis partager dans d’anciens billets***.
Toute cette magie enfantine allait cesser : « Je sais qu’c’est pas vrai mais j’ai dix ans/Laissez-moi rêver que j’ai dix ans/ Ça fait bientôt 60 ans que j’ai 10 ans … ».
Au mois d’août 1958, le Vel’ d’Hiv’ accueillit un centre de rétention de Français musulmans d’Algérie sur ordre du préfet de police Maurice Papon. Un site du ministère de l’Intérieur fut par la suite construit sur l’ancien emplacement de l’anneau de Grenelle.
C’est aussi l’intérêt de son livre, Christian Laborde scande ses chapitres en déclinant brièvement l’actualité par année (peut-être parfois par facilité ou paresse d’écriture ?). Ainsi … :
« … Il se passe quoi en 1957 ?
Le 7 janvier, Robert Lacoste donne l’ordre au général Massu, commandant de la 10ème division parachutiste, d’éradiquer le terrorisme à Alger. Huit mille paras ont carte blanche pour arrêter les deux chefs du FLN cachés dans la Casbah et démanteler leurs réseaux. Pendant les opérations, des bombes continuent à exploser à la terrasse des cafés, et des « ultras » tentent d’assassiner au bazooka le général Salan soupçonné de vouloir « brader » l’Algérie.
Le 14 janvier, Humphrey Bogart meurt d’un cancer à Beverly Hills …
Le 3 février, El Biar, petite équipe de division d’honneur algérienne, élimine le (grand ndlr) Stade de Reims en seizième de finale de la Coupe de France …
Le 25 mars, la France, la Belgique, le Luxembourg, la République fédérale d’Allemagne et l’Italie ratifient, à Rome, le traité constituant la Communauté Économique Européenne pendant que Charles Trenet chante « Le jardin extraordinaire » et Francis Lemarque, « Marjolaine ».
Le 28 mars, le général Pâris de Bollardière demande à être relevé de son commandement en Algérie afin de protester contre le recours à la torture …
… Il y a aussi la mort de Christian Dior en Toscane, et celle de la chienne Laïka à bord de Spoutnik II…
Surtout, cette année-là, Albert Camus reçoit le prix Nobel de littérature, Jacques Perret publie « Salades de saison », Roger Vaillant, « La Loi » –prix Goncourt-, et les Français vont voir dans les salles obscures « Ascenseur pour l’échafaud » de Louis Malle. La musique est de Miles Davis et les dialogues de Roger Nimier. »
Roger Darrigade, le frère cadet d’André, un bon coureur qui fut champion de France amateur sur route, est envoyé en Algérie. J’ai encore en mémoire les conversations de mes parents qui craignaient le même sort pour mon frère aîné sursitaire pour cause d’études universitaires supérieures. Le soldat André Darrigade, de la base aérienne 117, échappe à la guerre d’Indochine. Il est affecté aux services des sports, boulevard Victor à Paris et en profite pour se rendre à la Cipale, dans le bois de Vincennes, pour disputer et remporter le championnat militaire de vitesse de Paris.
Dédé-de-Dax se rendra en Afrique du Nord autrement. Une permission lui est accordée pour aller disputer au Maroc, le critérium de Casablanca organisé par La Vigie marocaine. C’est la première fois qu’il prend l’avion, il ne connaissait Ca-sa-blan-ca, « ville étrange et troublante », qu’à travers la chanson de Georges Ulmer.

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C’est l’époque d’une Algérie, encore territoire français, et André ouvre régulièrement sa saison en participant au Grand Prix de L’Écho d’Alger (« journal républicain du matin ») et au critérium de L’Écho d’Oran.
Darrigade débuta sa carrière professionnelle sur … un vélo rouge : novembre 1950…
« « Je te veux, môme, dans mon équipe. Soit tu restes amateur au VCCA (Vélo Club Courbevoie Asnières, un des grands clubs de l’époque avec l’ACBB de Boulogne-Billancourt ndlr) soit tu passes professionnel dans mon équipe. »
« L’équipe, c’est La Perle et le grand type, Francis Pélissier, les frères Pélissier, Henri, Francis, Charles : la légende du Tour de France. Le cœur d’André cogne. Il a si souvent entendu parler des Pélissier, on lui a si souvent crié « Vas-y Pélissier » quand il traversait Narrosse au sprint sur son vélo rouge qu’il est troublé. Dédé, du boxon dans le thorax de Dédé-de-Dax… »
C’est un bon choix : en 1951, le « pédaleur de charme » Hugo Koblet gagnera le Tour de France sur cycles La Perle ! C’est un super-choix même : en 1953, un jeune coureur de 19 ans remporte le Grand Prix des Nations, mythique épreuve contre la montre, sur un vélo La Perle. Son nom, Jacques Anquetil, l’idole de ma jeunesse****. Nul doute que ce détail a largement contribué à l’estime que j’ai toujours manifestée à l’égard du sympathique Dédé.
J’ai un souvenir vivace de deux photographies couleur sépia de Darrigade avec le beau maillot rouge à bande blanche. Elles datent toutes les deux de 1955.
L’une est cruelle. Alors qu’André est à la lutte avec Ferdi Kubler pour gagner Paris-Bruxelles, la course des deux capitales, un dénommé Noyelle, forçant le passage lors du sprint, noie ses espoirs de succès. Victime d’une chute, l’infortuné Dédé passe la ligne d’arrivée, son vélo brisé à la main, sur une bécane d’un spectateur qui n’a rien d’un La Perle.

Darrigade chute Paris-Bruxelles

L’autre fut prise, quelques semaines plus tard, à l’arrivée du championnat de France disputé à Châteaulin sur les terres de Louison Bobet, alors champion du monde et archi-favori.
Un sprint dantesque oppose le lévrier des Landes et le boulanger de Saint-Méen-le-Grand, immortalisé par la couverture de Miroir-Sprint n°472 du 27 juin 1955 :
« … Les deux sont côte à côte, les deux ne font plus qu’un. Un ultime coup de reins et Darrigade saute Bobet : Dédé-de-Dax est champion de France. Non, crie Bobet qui proteste, trépigne, fulmine et somme le juge d’arrivée de ne pas remettre le maillot tricolore à André Darrigade. Il est Louison Bobet, il a gagné, va déposer une réclamation. Pendant que Francis Pélissier pousse André vers la tribune officielle, Louison Bobet cherche des yeux Antonin Magne. Antonin Magne est son directeur sportif, le directeur sportif de Louison Bobet, champion du monde. Magne n’est pas là. Bobet râle de plus belle, fulmine, pâlit, bleuit, rosit, rougit, verdit … »
Jean Bobet, son frère, se plante devant lui et lui dit : « Louison, c’est le moment de te comporter en champion du monde. »
C’est peut-être ce jour-là que naquit la photo finish !

Championnat de France 1955 (2)championnat de France 1955

Souvent, les écrivains du cyclisme réservent leur dithyrambe aux chevauchées épiques des coureurs grimpeurs. Les sprinters sont beaucoup plus rarement à l’honneur, peut-être parce que leurs exploits se circonscrivent aux cinq cents derniers mètres de la course.
Mais André Darrigade était beaucoup mieux qu’un sprinter. À l’opposé des « suceurs de roue » qui attendaient, tapis dans le peloton, la dernière ligne droite, c’était un baroudeur, un animateur qui n’hésitait pas à se glisser dans l’échappée matinale et à payer de sa personne tout au long de la journée.
La popularité d’André Darrigade dépassait le simple cadre des amoureux de la petite reine. Deux autres Landais déchaînèrent peut-être égales passions : les frères Boniface***** rugbymen de légende.
C’était l’âge d’or du cyclisme, une autre époque, cette charnière des années 1950 à 1960, le début de l’exode rural, la fin d’une certaine France.
Darrigade construisit largement sa popularité sur ses performances dans le Tour de France.
Une décennie avant Poupou-lidor, Dédé-de-Dax fut l’enfant de la France des cuisines et de la toile cirée : 14 participations à la grande boucle, 22 victoires d’étapes titillant ainsi le record à l’époque d’André Leducq un autre Dédé adoré avant-guerre, 19 jours en maillot jaune, deux maillots verts (il fut rouge en 1968, année de « contestations sociales » !) du classement par points.
Lors de son premier Tour, en 1953, André découvre les Pyrénées, lui le Landais n’avait jamais eu jusqu’alors l’occasion d’escalader le moindre col. Il remporte l’étape Luchon-Albi sous les couleurs de l’équipe régionale du Sud-Ouest.

Victoire à Albi Tour 19531955 tour victoire à Zurich 2Tour 1955 Darriagde équipe de France

En 1955, Darrigade empoche une seconde victoire d’étape à Zurich au nez et à la barbe du suisse hennissant Ferdi Kubler.
En 1956, il dispute le Tour au sein d’une équipe de France sans véritable leader, Louison Bobet, triple vainqueur consécutivement, boudant cette édition, et le jeune Jacques Anquetil, qui vient de battre le record de l’heure au Vigorelli de Milan, se trouvant encore trop tendre, préfère rester à la maison.
Aubaine pour Dédé-de-Dax qui inaugure ce qui deviendra bientôt une habitude en remportant la première étape de Reims à Liège et endossant ainsi son premier maillot jaune :
« … Le vent de Liège, le vent de Liège-Bastogne-Liège ne cesse de balancer des baffes et, prenant exemple sur lui, André Darrigade relance, relance encore. Seul Brian Robinson et Fritz Schaër ont la force de le relayer. Dans les longues lignes droites qui mènent à Liège, le Dacquois est époustouflant, un bloc d’énergie, une locomotive de chair et de sang, puissante et fine, filant, victorieuse, vers la banderole : Dédé-de-Dax, Dédé-de-Dax ! La victoire est pour André et le maillot jaune pour Darrigade … Du grand, du très grand Dédé ! Qui aide Darrigade à enfiler son maillot jaune ? Yvette Horner, « Mademoiselle Suze », la reine de l’accordéon. André est landais, Yvette, bigourdane : le Sud-Ouest en force sur les routes du Tour en Belgique ! »

Tour 1956 (2)Tour 1956 (3)

Le maillot jaune, Darrigade le porte à Liège puis à Lille. S’il le perd à Rouen, il le retrouve à Caen, le défend à Saint-Malo, le conforte à Lorient grâce notamment à un cocasse incident de course, la fermeture du passage à niveau du petit bourg de Pleudihen non loin de Saint-Malo.

Tour 1956 (4 passage à niveau)

André reperd le paletot bouton d’or à Angers, qu’à cela ne tienne, il a déjà en tête de gagner sur ses terres à Bayonne.
Blondin déborde Laborde, voici ce qu’Antoine écrivait dans sa chronique de L’Équipe intitulée Dédé d’enfer :
« Au-dessus de 40 de moyenne, ce n’est plus de la température, c’est de la fièvre. Le tour des lèvres clouté de pustules valeureuses, la joue écarlate, le torse jeté à angle droit avec les reins, André Darrigade darde une poitrine de nourrice vers la ligne d’arrivée. En même temps, il a un regard outré pour le Belge De Bruyne qui est en train de la franchir avant lui, sur sa lancée, et dont le visage rigolard se tend d’un mince sourire. Le public du vélodrome de Bayonne clame tout ensemble sa déception et sa joie. Il vient de voir son champion, échappé depuis le matin, reprendre sur un tour de piste, une cinquantaine de mètres au vainqueur de l’étape. D’un cœur unanime, il se déclare prêt à passer par profits et pertes les quelques centimètres supplémentaires qui lui ont manqué. Il accorde à la personnalité la palme justifiée que les circonstances ont refusé au coureur. Pour une fois, les suiveurs les plus endurcis ou les plus désinvoltes souscrivent au verdict populaire. Ce soir, les frontières de leur patrie sont sur l’Adour et sur la Nive. Il a suffi d’un coup de pédale d’un Darrigade déchaîné pour les naturaliser. »
Bien qu’il n’ait pas gagné, il lui est remis un bouquet qu’il offre lors de son tour d’honneur à … Ça c’est une autre histoire, patience …

Tour 1956 Darrigade à Bayonne 2

Ce Tour de France 1956, Darrigade aurait pu tout à fait l’emporter si, dans son entourage, on avait un peu plus cru en ses chances :
« À Toulouse, assis devant sa machine à écrire, Maurice Vidal, écrit son papier pour Miroir-Sprint : « Je pense que cette équipe de France, tirée à hue et à dia par les ambitions, n’a pas trouvé son unité, malgré les efforts de Bidot. Elle était prête à admettre comme leader –et encore- un spécialiste traditionnel du Tour de France Elle n’a pas eu l’intelligence de reconnaître en André Darrigade, la grande révélation du Tour 1956, le champion en plein épanouissement, capable de gagner aussi bien un championnat du monde qu’un Tour de France. Comme Georges Speicher en 1933. Et l’équipe de France s’en mordra les doigts, cela ne fait aucun doute … »
En effet, neuf ans après Jean Robic, c’est un autre valeureux coureur d’une équipe régionale, Roger Walkowiak, qui arriva en jaune au Parc des Princes.
À défaut de ramener la toison d’or à Paris, Dédé-de-Dax s’inventa une autre idée en instaurant l’habitude de gagner la première étape du Tour, à quatre reprises en cinq ans (entre 1956 et 1961).

Tour 1959 maillot jaune 4eme fois

Tour 1958 maillot jaune radieux

J’ai encore précisément en mémoire les images en noir et blanc de l’unique chaîne de télévision, lors de l’arrivée au sprint de l’ultime étape du Tour 1958 au Parc des Princes. Darrigade dominait tous ses adversaires lorsqu’à la sortie du dernier virage, il percuta avec une violence inouïe le jardinier du vélodrome qui s’était avancé imprudemment.
Celui-ci allait décéder, quelques jours plus tard, des suites de cette terrible collision. Quant à André, ses esprits retrouvés, la tête pansée comme une momie, il accompagna le vainqueur du Tour Charly Gaul, l’ange de la montagne, dans son tour d’honneur.

Tour 58 chute au Parc

1958 Darrigade momie

En cet âge de la toison d’or, André courait sous les couleurs de l’équipe de France comme lieutenant de mon idole normande Anquetil, futur quintuple vainqueur du Tour.
Une profonde amitié s’était nouée entre eux. Comme André, Jacques débuta sa carrière professionnelle sous le maillot de la marque La Perle. Celle-ci ayant mis la clé sous la porte, ils la poursuivirent en 1956 sous le maillot vert des cycles Helyett. Après La Perle, quel joli nom encore que cet Helyett !
Dans un autre ouvrage, Christian Laborde en fit l’éloge, certes au travers de la chorégraphie pédalante de mon champion, mais j’ai envie d’y associer ici son ami André : « Qu’il est beau le Helyett de Jacques Anquetil ! Helyett : quel nom étrange, merveilleux ! Helyett est un mélange, une touillerie dans le shaker du patois français, d’alouette et de goélette. Helyett, c’est pour glisser, voguer, et Jacques Anquetil voguait, glissait, sur les routes sèches ou détrempées, et, sur son passage, le chronomètre, épouvanté, claquait des dents. » Anquetil contre la montre, Darrigade dans les sprints, sur leur vélo Helyett, faisaient « valser les socquettes ».
André fut l’ami sincère de Jacques, et son équipier d’une grande loyauté et probité. On ne compte pas les fois où il « remonta » aux avant-postes Anquetil qui musardait à l’arrière du peloton, où il « bouchait les trous » pour rattraper une échappée dangereuse. Christian Laborde chuchote que « mon » champion ne fut pas toujours aussi prévenant, du moins manqua d’entrain, dans quelques circonstances qui pouvaient être favorables à Darrigade.

Miroir du Cyclisme Tour 1961

Darrigade Miroir du CyclismeAndré_Darrigade,_Margnat PalomaDarrigade Kamomé Dilecta

Après les cycles La Perle et Helyett, André Darrigade s’engagea, en 1961, avec l’équipe Alcyon au joli nom d’un oiseau fabuleux, volait-on pour autant …
La « réclame » envahissant de plus un plus le cyclisme, il courut ensuite pour la firme de vins marseillaise Margnat qui disparut rapidement suite à la loi interdisant toute publicité pour les boissons alcoolisées.
André acheva sa carrière, en 1966, dans l’équipe Kamomé-Dilecta, une marque de boule à laver le linge à manivelle associée aux cycles mythiques Dilecta (« ma préférée » en latin).
Histoires de maillot : les plus observateurs d’entre vous auront remarqué, sur une des photos de la couverture du livre, André sprintant sous les couleurs de la mythique marque italienne Bianchi. Durant l’automne 1955, le constructeur de cycles La Perle ne versant plus les salaires, Darrigade et Anquetil avaient été autorisés à participer aux courses italiennes de fin de saison sous le légendaire maillot Bianchi, la marque du campionissimo Fausto Coppi. Évoluant désormais dans l’équipe Helyett-Potin, ils conservèrent, en 1956, le droit de disputer sous les couleurs bleu céleste de la Bianchi, Milan-San Remo, le Tour de Lombardie et le trophée Baracchi.
C’est en cette fin de saison 1956, lors du « Giro di Lombardia », que Dédé-de-Dax écrit l’une des plus belles pages de sa carrière, à l’issue d’un sprint fantastique sur la piste du Vigorelli dont je vous offre la photographie colorisée :

 

Lombardie 1956 couleur

« Le public est debout : Coppi, le campionissimo Coppi, va emporter, à 37 ans, un ultime Tour de Lombardie. Mais aux 20 mètres, dans un terrible rush, André Darrigade s’arrache, les double tous et saute Fausto : Dédé-de-Dax ! Darrigade remporte le Tour de Lombardie devant Fausto Coppi, deuxième, Fiorenzo Magni, troisième, Rik Van Looy, quatrième … Bobet se classe 6ème. »
L’énoncé des champions qu’il vient de devancer suffit à qualifier la dimension de son exploit.
Autant que la photographie du sprint qui figure en couverture du livre, il en est une autre, tout aussi célèbre, où l’on voit l’immense chagrin de Fausto Coppi qui espérait bien gagner une sixième fois la « course aux feuilles mortes » pour achever son immense carrière en beauté.

Coppi Tour Lombardie 1956

« Les jambes de Dédé sont pleines de feu, de jus, demandent un rab de compétition, un truc d’enfer, de la haute lutte, une mégabagarre, avant de rejoindre Narrosse. »
Quelques jours plus tard, il est invité à participer avec d’autres « fuoriclasse » au Trofeo Baracchi, du nom de l’homme d’affaires organisateur, une prestigieuse course contre la montre par équipe de deux. L’année précédente, Darrigade et Anquetil avaient dû se contenter de la seconde place derrière le tandem Coppi-Filippi.

Baracchi 57 avec Anquetil

Son ami, sous les drapeaux, Jacques ayant été envoyé en Algérie (après avoir dépossédé Coppi du record de l’heure), André est associé au Suisse Rolf Graf, un brillant spécialiste du chronomètre comme tout bon helvète qui se respecte.
Quelques images valant mieux qu’un long discours, je vous offre ce court résumé digne de l’âge d’or du cinéma néo-réaliste italien :

https://footage.framepool.com/fr/shot/860126830-donato-piazza-rolf-graf-andre-darrigade-trofeo-baracchi

Le grand quotidien sportif italien, La Gazzetta dello sport, titra : « Il destino di Coppi chiama Darrigade », le destin de Coppi se nomme Darrigade.
Le vélodrome Vigorelli de Milan portait chance à Dédé-de-Dax. Il était à côté de son ami lorsqu’Anquetil effectua son tour d’honneur, en rose, à l’issue de son Giro victorieux en 1960.

Giro 1960 anquetil et Darrigade

Transition facile, certains passages du livre de Christian Laborde ont un parfum de roman à l’eau de rose qui prend sa source à « Frascati, dans le Latium, une ville chantée par Goethe et Byron et dont Baudelaire goûtait le vin ».
C’est là que va se dérouler le championnat du monde sur route 1955. La veille de la course, Dédé fait connaissance devant l’hôtel de l’équipe de France, des Dulon, de Herm dans les Landes, négociants en porcs, qui ont d’ailleurs déjà acheté des bêtes à papa Darrigade. La portière de leur automobile Opel Kapitän s’ouvre, une jeune fille de 16 ans en descend :
« André la voit, et son cœur s’emballe. Ce n’est pas un emballement : André le sait. Son cœur, André, il le connaît par cœur, depuis le temps qu’ils font équipe … Non, ici, à Frascati, devant l’hôtel où André est descendu avec l’équipe de France, il ne s’agit pas d’un simple emballement, d’un désordre dans les ventricules, d’un chahut dans les oreillettes … »
Lors du Tour 1956, c’est elle, la fille de Frascati, qu’André cherchait du regard dans le public du vélodrome de Bayonne pour lui offrir son bouquet de glaïeuls.
Planifiant leurs vacances en fonction des championnats du monde, cette fois, en 1956, les Dulon de Herm dans les Landes sont présents à Copenhague, la fille de Frascati aussi dont on découvre qu’elle est leur nièce et vient de réussir son entrée à la faculté de pharmacie de Bordeaux.
En 1957, le championnat du monde se déroule à Waregem, en Belgique. Près de l’hôtel où l’équipe de France est au vert, une Opel Kapitän est garée. Comme chaque année, les Dulon sont là, la fille de Frascati aussi, elle se prénomme Françoise.
« Au dernier tour de circuit, dans la ligne droite qui mène à l’arrivée, ils ne sont plus que six, trois Belges, trois Français, le gratin du braquet : Rik Van Looy, Rik Van Steenbergen, Alfred De Bruyne, Jacques Anquetil, André Darrigade, Louison Bobet. La Belgique, la France : six monstres. Le top, la classe, une escouade royale. Qui devrait gagner ? Rik Van Steenbergen. Qui peut le battre ? André Darrigade. » Ce sera le Belge.
Le soir à l’hôtel, à la question « pourquoi n’as-tu pas amené le sprint pour André », Anquetil, embarrassé, répond qu’il ne savait pas s’il devait emmener le sprint pour Darrigade ou Bobet. André n’a pas envie de parler, sauf à la jeune fille de Frascati qui vient d’entrer et lui sourit.
Sur les ondes, les sœurs Étienne chantent : « Plus je t’embrasse, plus j’aime t’embrasser, plus je t’enlace, plus j’aime t’enlacer ».

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Faire le Tour de France en 1958 : « c’est en jaune qu’André roule vers Dax, vers l’Adour, le 7 juillet jour de l’anniversaire de la demoiselle de Frascati.. »
Dédé-de-Dax ne gagne pas l’étape mais peu importe, « on l’applaudit à donf, son nom est scandé, il salue la foule de sa main gantée. Il descend de son vélo, se dirige vers la tribune pour y recevoir un nouveau maillot jaune. Il l’enfile, boit un Perrier et, le bouquet du leader sur l’épaule, entame un tour d’honneur. Il tourne lentement, et s’il semble indifférent aux applaudissements, c’est qu’il cherche dans le public le visage de la demoiselle de Frascati. Son visage, le voici. Aussitôt André s’arrête, descend de son Helyett. Puis, armant son bras, lance son bouquet vers la demoiselle de Frascati. »
Après l’étape, André la retrouve dans sa chambre d’hôtel avec sa maman, son frère Roger, les Dulon de Herm dans les Landes, et l’ami Jacques Anquetil. André et Françoise se tiennent la main. Il n’est évidemment pas question d’imiter une admiratrice d’Hugo Koblet qui avait souhaité passer quelques moments intimes avec son « pédaleur de charme » … revêtu du maillot rose de leader du Giro !
Cela dit, il me semble que les deux tourtereaux filent le parfait amour. D’ailleurs, ils se marient religieusement, quelques mois plus tard, le 18 décembre 1958, dans la chapelle de l’institution Sévigné où Françoise avait accompli d’excellentes études. La bénédiction donnée, les invités à la noce se dirigèrent vers Villeneuve-de-Marsan, chez Darroze, une autre institution !
Parmi les convives, on relève la présence de l’abbé Massie en charge de la chapelle de Géou à Labastide-d’Armagnac. Grâce à Dieu, grâce à Darrigade, grâce à la générosité des amoureux de la petite reine, elle deviendra Notre-Dame-des-Cyclistes, à l’image de la Madonna del Ghisallo en Italie. J’avais consacré deux billets lors de mes pèlerinages dans ces lieux de culte dévoués à la religion du cyclisme******.
« Capri, Rome, voyage de noces en Italie, l’Italie où tout a commencé à Frascati, un été. À Rome, ils ont un guide, frère d’un écarteur du Maransin, le père Mathieu Taris. Il leur fait visiter le Colisée, les catacombes et obtiendra une audience auprès du pape Jean XXIII. »
André le rencontrera de nouveau lors de l’arrivée de Paris-Nice 1959 qui, exceptionnellement, s’achève … à Rome. C’est original mais on sait bien que tous les chemins mènent à Rome.
Lors de cette saison 1959, que va bien pouvoir imaginer l’attentionné André pour sa chère épouse ?
« Les Pyrénées se radinent : à quoi pense Darrigade ? À l’anniversaire de Françoise qui fêtera ses 20 ans le 7 juillet. Où sprinter pour elle ? »
Vous n’y avez probablement pas pensé : à l’arrivée de l’étape de montagne Bagnères-de-Bigorre-Saint-Gaudens qui emprunte les cols d’Aspin et de Peyresourde ! Dédé-de-Dax règle au sprint Gérard Saint, Louison Bobet et Jacques Anquetil, devant les gradins bondés du circuit automobile du Comminges (désaffectés, ils existent encore).

Tour 1959 Saint-Gaudens

Au mois d’août, ils sont quatre André, Françoise, Robert Pons le masseur de Dédé, et un indésirable ver solitaire qui s’est invité dans le corps de Dédé, à partir à bord de l’ID 19, pour Zandvoort où se déroule le championnat du monde.
Zandvoort, les Pays-Bas, le circuit automobile absolument plat synonyme d’une course sans relief (!), les dunes, le vent du Nord qui fait craquer les digues ! Dédé-de-Dax se glisse dès le matin dans une échappée au long cours qui ira jusqu’à son terme. Je ne peux pas contrôler l’explosion de joie de Christian Laborde :
« André Darrigade est champion du monde. Joie énorme à Narrosse. Joie énorme à Dax où l’artificier Marmajou, qui lançait une fusée à chaque victoire d’André, en fait partir trois. Joie partout en France …
Le fils de Joseph et de Jeanne, l’enfant de Prat et de Narrosse est champion du monde.
L’enfant qui remportait les sprints du catéchisme est champion du monde.
Le gamin qui gardait les vaches est champion du monde.
Le gamin qui, coiffé d’un béret, travaillait la terre sur laquelle ses parents, courbés, s’échinent jusqu’au soir, est champion du monde.
Le jeune coureur dont Maria, sa grand-mère, lavait le maillot, en cachette, dans l’évier en pierre de la cuisine est champion du monde. Les mains de Maria, l’évier en pierre de la cuisine, le maillot séchant sur la corde à linge, la corde à linge sont champions du monde.
Narrosse est champion du monde. La Chalosse est championne du monde. Et tous les villages dont les noms finissent en osse –Arengosse, Garrosse, Yzosse- sont champions du monde.
L’Adour et ses galupes, l’Adour et ses affluents, l’Adour et les chants qu’elle inspire et qui embrasent les gosiers est championne du monde.
Les dernières collines avant le sable, avant l’océan sont championnes du monde. Le sable, les dunes, les vagues sont champions du monde… les échassiers de Luë, les tondeurs de moutons de Lugos les pêcheurs d’anguille de Gastes sont champions du monde …», même les palombes auxquelles songe le musicien Bernard Lubat quand il joue, sont championnes du monde !

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Zandvoort podium

Darrigade

Je peux aussi faire la fête ? N’en déplaise à André, j’ai envie de vous confier une anecdote qui ne figure pas dans le livre. Elle avait pour cadre l’émission La tête et les jambes, un jeu hebdomadaire qui passionnait les téléspectateurs. Le jeu associait deux candidats, l’un, « la tête » répondant à des questions complexes sur un thème précis, l’autre, « les jambes », un sportif de haut niveau, devant le rattraper en effectuant une performance minimum.
André Darrigade, extrêmement populaire depuis la conquête du maillot arc-en-ciel, devait remporter une majorité de sprints dans une série de cinq disputée contre le grand coureur belge Rik Van Steenbergen (triple champion du monde, 40 victoires de Six Jours, et des classiques à la pelle)). Il me semble que l’épreuve constituait un intermède des Six Jours de Bruxelles.
Toujours est-il, Rik 1er (Van Looy fut le second !), intraitable, ne concéda aucun sprint à Dédé-de-Dax qui, un peu « soupe au lait », essayait « mollement » de justifier ses échecs.
Ce n’était pas du cinéma mais de la télévision !
À vos cassettes, une rareté ! aurait dit l’iconoclaste Jean-Christophe Averty. Voici une parodie de ce jeu télévisé interprétée, je vous le donne en mille, par … Darrigade et Fouziquet, un de ces duos d’humoristes (Poiret et Serrault, Darras et Noiret, Roger Pierre et Jean-Marc Thibault, Avron et Evrard) très à la mode, à l’époque.
Je vous en prie, ne me soupçonnez pas de « glottophobie », cette discrimination linguistique fondée sur les accents, d’actualité ces temps-ci, raillée ici par les deux pseudo compères ruraux. Aujourd’hui les Chevaliers du fiel et le Duo des Non jouent sur le même registre.

On aimait bien les intonations ensoleillées d’André : « Ici, dans les Landes, surtout à table où le poulet succède à la charcuterie et précède le rôti de bœuf, les voix sont fortes, puissantes, rocailleuses. Celle du jeune homme blond est douce, et les « r » arrondis que parfois elle roule, n’altèrent en rien sa douceur, la rehaussent d’une certaine fermeté. »
À l’issue de sa carrière, Dédé-de-Dax se reconvertit en ouvrant une librairie-maison de la presse, à quelques pas du casino et de la plage de Biarritz. En vacances, comme beaucoup de nostalgiques des Tours de France d’antan, j’y étais allé acheter L’Équipe pour avoir le plaisir de l’y croiser. L’enseigne, une véritable institution biarrote, existe toujours à son nom. « Le vrai chic parisien » aurait été que je me procure ce livre par un clique et collecte avec cette librairie indépendante.
Le Darrigade de Christian Laborde s’achève au sprint par le rythme débordant de lyrisme qu’il imprime à une truculente échappée de deux Pères blancs.
N’existe-t-elle que dans l’esprit de l’auteur qui nous conta dans un autre ouvrage la rencontre « improbable » de Charly Gaul, L’ange qui aimait la pluie, et du poète et humaniste François Pétrarque sur les pentes du Ventoux ?
Bref, le père blanc Taris, que vous connaissez déjà, et le père Wattiez décident d’effectuer une randonnée à vélo, de Rome à Biarritz, 1 644 kilomètres, pour retrouver leur ami André Darrigade.
Les compères ecclésiastiques remercient d’abord le bienfaiteur qui leur a fait don de leurs montures :
« Sans doute auraient-ils préféré un Legnano, marque à laquelle Gino-le-Pieux sera resté fidèle durant sa longue et héroïque carrière. Mais Bianchi, c’est bien aussi ! Bianchi c’est Coppi, le grand et libre Fausto qui repose au cimetière de Castellania, et pour lequel ils prient si souvent. Et André Darrigade, leur cher André, ne revêtait-il pas le maillot Bianchi lorsqu’il venait disputer, Milan-San Remo, le Giro ou le Tour de Lombardie ? »
Petite confusion, cher Christian Laborde, pas le Giro mais le Trophée Baracchi ! Pour le Giro, il se contentait de la marque d’apéritif Fynsec inscrite sur le maillot vert Helyett.
« Deux Bianchi donc, dérailleur Simplex, jantes chromées, selle Bianchi, phare, feu rouge et dynamo Dansi, freins Balilla, porte-bagages, sonnette et béquille. »
Deux vélos de femme because il est impossible en soutane d’enfourcher un vélo d’homme. Deux pères blancs, donc, en soutane sur des vélos bleu céleste, qui pour s’abriter de la pluie diluvienne, se réfugient dans l’église Santa Maria della Spina à Pise. Le visage de leur hôte, le Père Mori, s’éclaire bientôt :
« – Mon Dieu, Darrigade. Mais votre ami, je l’ai poussé …
– Comment ça poussé ? demande le père Taris.
– Je l’ai poussé dans le Gavia, en 1960, il avait le maillot de champion du monde… Je me souviens très bien, c’était le Giro, l’étape qui partait de Trente et arrivait à Bormio … Il n’y avait que des cols, des pentes, Molina di Ledro, Campo Carlo Magno, Tonale, et surtout le Gavia où j’étais, où nous étions nombreux … Charly Gaul donnait du fil à retordre à tous, d’abord à Imerio Massignan, à Gastone Nencini, à Guido Carlesi que nous encouragions (et Anquetil alors ? ndlr)… Nous les poussions de notre mieux. Et puis, j’ai vu arriver André Darrigade, avec son maillot de champion du monde. Il souffrait, le pauvre, il souffrait. Mon cœur m’a dit de le pousser, alors je l’ai poussé. Mes voisins ont aussitôt protesté : « Vous poussez un Français, mon père, vous poussez un Français. » Alors je leur ai répondu : « Je pousse un brave garçon, un homme pieux ! »
– Vous avez bien fait, et vous avez raison, père Mori. Darrigade est un brave garçon et un homme pieux. Pieux, nous le savons, nous qui correspondons avec lui. Brave, oui, chacun a pu voir durant les courses son courage et sa droiture … Jacques Anquetil qui était son leader, pourrait en parler de la droiture de notre cher André … »
Et le père Wattiez d’ajouter :
« Il a certes poussé un Français dans le Gavia, mais un Français de chez Bianchi, un Français qui a rencontré son épouse à Frascati, un Français qui est venu en Italie pour accompagner Fausto Coppi dans sa dernière demeure … »
Pour vous encore, une rareté : quelques images de l’ascension du terrible Gavia, on n’y voit ni André Darrigade, ni des pères blancs, par contre des poussettes, en veux-tu en voilà … nul n’était infaillible dans la religion cycliste.

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Sous la plume de Christian Laborde, la virée des deux pères blancs vers Biarritz est émaillée de moult péripéties. Ainsi, lors de leur arrivée à Nice. Nice very Nice souffle Nougaro, frère de race mentale de l’écrivain, sauf qu’un silex a déchiré le pneu de la roue avant du Bianchi du père Wattiez. En allant réparer « chez Urago », la chapelle niçoise des cycles, ils croiseront le regretté écrivain Louis Nucera, venu récupérer deux roues voilées, lui qui en connaissait des « rayons de soleil ».
Je ne vous raconte pas l’arrivée à Biarritz, toutes les Landes sont là qui ont rejoint les pères blancs, les bandas du coin, les rugbymen du Biarritz Olympique, de l’Aviron Bayonnais, de l’Union Sportive Dacquoise, les bonnes sœurs, moines et curés, les échassiers de Luë, les tondeurs de moutons de Lugos les pêcheurs d’anguille de Gastes, Marcel Lubat, tous les amis et supporters d’André qui arrivent devant la librairie en caddies … eh oui, les fameux caddies de Gascogne !
En ces temps de confinement, comme ça fait du bien de prendre l’air (promis on se la jouera critérium en n’allant pas au-delà des 20 kilomètres réglementaires) avec André Darrigade ! Car il a toujours bon pied bon œil, et fêtera avec Françoise, le 24 avril prochain, ses 92 printemps.
Et si vous vous promenez du côté de Narrosse, vous l’apercevrez, statufié sur un rond-point, le bras levé, comme lorsqu’il fut champion du monde.

statue Darrigade à Narrosse

Darrigade 2

* http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
** http://encreviolette.unblog.fr/2017/04/01/des-conquerants-de-lor-jean-robic-et-jose-maria-de-heredia/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2018/01/23/les-velodromes-de-nos-grands-peres-et-de-maintenant-1/
**** http://encreviolette.unblog.fr/2009/04/15/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse/
http://encreviolette.unblog.fr/2009/08/22/jacques-anquetil-lidole-de-ma-jeunesse-suite/
***** http://encreviolette.unblog.fr/2020/01/16/les-boniface-papes-du-rugby-dattaque/
****** http://encreviolette.unblog.fr/2012/09/05/notre-dame-des-cyclistes/
http://encreviolette.unblog.fr/2018/06/09/une-semaine-a-florence-1/

Publié dans:Coups de coeur, Cyclisme |on 1 décembre, 2020 |Pas de commentaires »

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