Archive pour novembre, 2020

Fables plastiques, un voyage au pays des Anoures

Après avoir traversé quelques heures graves avec l’assassinat horrible d’un professeur, j’ai envie justement de partager avec vous quelques souvenirs professionnels du temps où, m’écartant de mes études d’histoire et géographie, je choisis de plonger dans le monde fascinant des images.
Ainsi, outre de fournir pour le comprendre quelques clés aux étudiants d’une ancienne école normale d’instituteurs mue en institut universitaire de formation des maîtres, je réalisais des documents vidéo sur des expériences pédagogiques susceptibles de les éveiller dans leur future mission d’enseignant.
Filmer la pédagogie peut s’avérer austère encore qu’une collaboration avec l’iconoclaste professeur Choron* me permit d’arpenter des chemins de traverse insoupçonnés au mépris de « bien- pensants » de l’Éducation Nationale de l’époque.
Plus sérieusement, j’eus le bonheur de fréquenter, et souvent me lier d’amitié, avec quelques professeurs qui m’entraînèrent dans des aventures épanouissantes.
Pour évoquer l’une d’entre elles, je vous offre en préambule un poème que, probablement, des lecteurs de ma génération vinrent, étreints par le trac, « réciter au tableau » au temps de leur école communale :

« Nous vous en prions à genoux,
bon forestier, dites-nous le !
à quoi reconnaît-on chez vous
la fameuse grenouille bleue ?

à ce que les autres sont vertes ?
à ce qu’elle est pesante ? alerte ?
à ce qu’elle fuit les canards ?
ou se balance aux nénuphars ?

à ce que sa voix est perlée ?
à ce qu’elle porte une houppe?
à ce qu’elle rêve par troupe ?
en ménage ? ou bien isolée ?

Ayant réfléchi très longtemps
et reluquant un vague étang,
le bonhomme nous dit: eh mais,
à ce qu’on ne la voit jamais

Tu mentais, forestier. Aussi ma joie éclate !
Ce matin je l’ai vue ! un vrai saphir à pattes.
Complice du beau temps, amante du ciel pur,
elle était verte, mais réfléchissait l’azur. »

Sachez donc que moi aussi, plus fort que Paul Fort, j’en ai vu des vertes et des pas mûres comme on dit, des grenouilles bleues bien sûr mais pas que … !
D’ailleurs, on en recense près de 4 000 espèces : rainette, pélobate, oxyrhine, discoglose, peinte, ponctuée, brune, rousse ou verte, commune ou agile, des joncs et des champs, grecque ou ibérique, du Nord ou des Pyrénées, à lèvres blanches ou maculée de l’Orégon, léopard mouton ou taureau, rieuse, fouisseuse, il en est même une pisseuse…
Avant d’embarquer dans ma croisière au pays des Anoures, il me faut vous présenter le capitaine de vaisseau qui me promena de mare en étang. Joël Paubel est à « l’eaurigine » un professeur agrégé d’arts plastiques qui se définit aussi comme plasticien et jardinier**. Il dispense aujourd’hui son savoir « agri-culturel » à des étudiants de Sciences Po. Pour tout cela, il fut adoubé chevalier des Arts et des Lettres.

Joel Paubel cerfs

savant fou

J’avoue que lorsque je fis sa connaissance, je fus un peu soupçonneux sur ses « excentricités » pédagogiques mais, bien vite, mes doutes se dissipèrent. Avec lui, c’en était fini des tristes « cours de dessin » où l’on devait reproduire une tête de cheval en plâtre (j’y fus contraint) ou une cruche et un bol en respectant la perspective et les jeux d’ombre et de lumière ! Il fallait sortir des enseignements trop académiques : de l’air !
Parmi ses projets peu académiques quoi qu’ils fussent souvent initiés à l’échelle de l’académie, je fis partie, dans la baie du Mont Saint-Michel, des cinquante « cirés jaunes » qui creusèrent dans le sable à marée basse, au pied du rocher, devant des milliers de curieux installés sur les remparts, une spirale qui s’effaça peu à peu avec la montée des eaux. Je peux m’enorgueillir aussi d’avoir réalisé (peut-être) le plus long travelling de l’histoire du cinéma en filmant, juché sur une draisine, 1 600 mètres de dessins d’élèves prolongeant l’œuvre Parcours de Dubuffet, déroulés sur une voie ferrée désaffectée. Autre projet qui n’était pas alors « Monet courante », il permit à des écoliers de cours moyen de se confronter comme l’illustre peintre aux jeux de lumière autour du bassin des Nymphéas fermé au public.
Allez, en route : la fois dont je vous entretiens aujourd’hui, le bonheur fut dans un pré de Bresse. Avant que dans L’enfant des marais, l’émouvant film de Jean Becker, Jacques Villeret ne trinquât à la santé de Pépé la Rainette, l’as des as de la grenouille, alias Michel Serrault, j’eus le privilège de filmer une pêche presque miraculeuse dans la mare des Tronchailles, du côté de Marboz. Un adroit paysan, avec un simple bâton et une ficelle, attrapa en un tour de main une dizaine de grenouilles vertes ou Rana esculenta, vous savez bien qu’au cinéma, plusieurs prises sont nécessaires ! Que les intégristes de la cause animale se rassurent, toutes les figurantes batraciennes furent rejetées immédiatement dans le « sirop de grenouille » selon l’expression populaire assimilée à l’eau.
Mais le lendemain, à l’occasion d’une autre partie de pêche, quelle ne fut pas notre surprise, écoutez les deux paysans deviser en patois bressan :

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S’écrivait sous nos yeux une énième fable ayant pour personnage central, héros ou victime, une grenouille : de pauvres bestioles vertement fluorescentes au ventre comme irradié gisaient dans le marécage. Le nuage de Tchernobyl avait-il survolé les Dombes ?
« Depuis les débuts de l’humanité, le bestiaire fait figure d’une représentation allégorique, et parfois moraliste, du monde. Dans la manière de penser le monde animal, on retrouve de tous temps le mode de penser l’humain dans une culture donnée. Sur la scène de l’art actuel, les références à l’animalité se font nombreuses. Notre époque s’y prête, que ce soit par l’accent mis sur le corps, les problèmes environnementaux ou les maladies suscitées par notre mode de vie contemporain*** ».
À l’époque de ce projet, nous allions négocier, l’année suivante, le virage vers le XXIème siècle. Vingt ans plus tard, en pleine pandémie et violentes querelles sur la cause animale, les images nous interpellent avec encore plus d’acuité. Il ne faut jamais se gausser des délires d’artistes. Dans leur anticipation créatrice, ils sont souvent lucides.
Il y eut le bestiaire de Joseph Beuys et notamment sa performance dans une galerie de New York où il passa trois jours en compagnie d’un coyote sauvage, les vaches paisibles des tableaux de Rosa Bonheur, celles « tranchées dans le vif » et mises dans le formol de Damien Hirst, les chats d’Alain Séchas, la monumentale araignée de Louise Bourgeois. Quand, dans une œuvre de Jérôme Bosch, une grenouille engloutit le sein d’une femme, c’est pour symboliser la luxure, quand elle s’attaque aux mains, c’est pour symboliser l’avarice, à l’estomac c’est pour la gourmandise, et aux pieds pour la paresse.
Joël Paubel choisit, lui, de nous alerter sur les grenouilles désertant peu à peu sa Bresse natale qui battait, il n’y a pas si longtemps, des records d’humidité. Malgré la protection des espèces (arrêté du 24 avril 1979 fixant la liste des amphibiens et reptiles protégés sur l’ensemble du territoire), elles sont très menacées à cause de la dégradation et de la destruction de l’environnement naturel, de l’agriculture industrielle, de la disparition des mares, des marais et des étangs, de l’urbanisation, des dangers de la route, du réchauffement du climat, de l’excès d’ultraviolets, de la pollution en général et des pluies acides en particulier.
Ses grenouilles irradiées inauguraient une vaste opération artistique qui allait fédérer, essentiellement sur le département des Yvelines, des élèves des premier et second degrés, des instituteurs et professeurs des écoles, des étudiants en arts appliqués, des professeurs d’arts plastiques, de sciences de la vie et de la terre, de lettres, des artistes et même des artisans.
C’est L’Escamoteur de Jérôme Bosch (œuvre réalisée entre 1475 et 1505, et conservée au musée municipal de Saint-Germain-en-Laye) qui inspira à Joël l’utilisation de leurres. Ainsi, on peut observer, autour de sa maison futuriste isolée dans la campagne bressane, une multitude d’appelants de corbeaux laissant craindre une inquiétante attaque hitchcockienne, ou plus paisiblement, à l’orée de sous-bois, des cerfs et chevreuils recouverts d’une toile de Jouy imperméabilisée.

Joel Paubel cerf 1Grenouille appelant

Il commanda à une usine italienne un millier de grenouilles artificielles utilisées habituellement comme appelants ou leurres (ils portent parfois, quand ils sont sonores, le joli nom de pipeau, courcaillet, chanterelle, piperie) pour éloigner les prédateurs.
Car même la prétentieuse qui voulait devenir aussi grosse que le bœuf possède des ennemis inquiétants : le circaëte Jean-le-Blanc, le milan noir, le busard cendré, le faucon crécerelle, le héron bihoreau, la foulque et la cigogne, la perche, le sandre et le brochet, la couleuvre à collier, le campagnol amphibie, pour n’en citer que quelques-uns qui constituent une jolie faune poétique.
À raison d’une grenouille par personne, il proposa à son public d’intervenir plastiquement dessus, dans un site donné, pour attirer, leurrer, piéger, provoquer, faire peur, attendrir, communiquer à, communier avec, faire miroiter, réfléchir et … « ne pas retenir que l’inlassable et stupide coassement de l’animal et ne pas en faire le symbole de l’enseignement ânonnant et routinier » !
Quoi ? Coa ? J’allais bientôt me rendre au lycée de Rambouillet où des élèves de première, option art dramatique, répétaient Le Dieu grammairien, une pièce de Jean-Pierre Brisset (1837-1919). Un sacré bonhomme, ce Brisset, un des écrivains fétiches de Marcel Duchamp et André Breton, qui quitta l’école à douze ans pour aider ses parents à la ferme, partit à quinze ans à Paris comme apprenti pâtissier, puis s’engagea dans l’armée pour la guerre de Crimée avant de revenir à Paris comme professeur de langues vivantes. Auteur d’un Art de nager et de trois grammaires, il fut aussi l’inventeur de deux brevets dont celui de la « ceinture aérifère de natation à double réservoirs compensateurs à l’usage des deux sexes ». Pour ce qui nous concerne ici, de son point de vue, la grenouille est l’ancêtre de l’homme : « Ainsi en coassant POURQUOI POURQUOI la bouche de l’ancêtre de l’homme commençait l’histoire du monde. Les cris entraînèrent une guirlande de mots, les mots une guirlande de phrases. De la mort naquit la morale. La langue trouva un refuge dans la bouche qui déjà en coassant avait une pensée. Quand les hommes quittèrent l’état amphibie, des peuplades, des familles, conservèrent des rapports plus ou moins prolongés avec l’élément liquide. De là est venue la légende de Vénus sortant de l’onde, de la mer, ou plutôt des mares et des marais.
Nous ne pouvions nous figurer que fort gracieux des corps exercés continuellement dans l’art de la natation. Grâce aux sauts qui les projetaient hors de l’eau, l’ancêtre après avoir coassé des années POURQUOI POURQUOI se mit à crier À l’assaut ! Ce qui voulait dire dans la langue encore toute primitive : sautons hors de l’eau vers le haut ! Assez haut ! À l’assaut !
C’étaient désormais des auteurs car ils sautaient vers les hauteurs. »
Tout au long de l’année scolaire, j’allais me déplacer pour filmer quelques moments clés qui témoigneraient de la fabuleuse opération artistique visant à sauver le soldat Grenouille.
Ainsi, par exemple, je me rendis dans une école maternelle de Trappes, banlieue généralement évoquée dans les médias pour d’autres types d’interventions.

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Entre les mains de ces gamins, et même de certains de leurs parents, la grenouille devenait une arme poétique pour franchir les frontières de l’imaginaire.
Des élèves de cycle 3 d’une école d’application de Versailles, après avoir récupéré leurs appelants dans le jardin de la maison des musiciens italiens, travaillèrent sur leurs grenouilles à partir d’une collection de verbes qu’ils avaient élaborée en commun.

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Magie du projet, que l’on soit en classe de maternelle ou dans l’enseignement supérieur, toutes les disciplines furent convoquées, la part belle fut faite à l’écrit, à l’oral et bien évidemment aux arts plastiques. L’effet d’appropriation de la grenouille factice ouvrit largement le champ des propositions qu’elles soient minimales ou sophistiquées mais toujours expressives et créatives.
Ces manipulations artistiques me conduisirent à l’École Supérieure d’Arts Appliqués Boulle (du nom du célèbre ébéniste de Louis XIV) de Paris. Certains étudiants de première et de BTS y commettaient des transformations que n’aurait pas désavouées Jean Rostand qui consacra une partie de sa vie et de son œuvre à l’étude des Amphibiens anoures.

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C’est l’occasion de me souvenir de mes cours de sciences naturelles où nous devions disséquer grenouilles ou souris. Dans une circulaire de novembre 2014, le ministère de l’Éducation Nationale décida d’interdire toute dissection pratiquée sur des céphalopodes et sur des vertébrés non destinés à la consommation (alors, les grenouilles ?) dans toutes les classes jusqu’au baccalauréat. Adieu vomissements ou évanouissements ! Encore que … tremblez élèves et grenouilles, saisi par le principal syndicat enseignant jugeant que la confrontation au réel était essentielle en sciences expérimentales, le Conseil d’État annula, en 2016, cette décision ministérielle. Je crois savoir que, finalement, le ministre de tutelle trancha définitivement en faveur de la suppression des dissections de vertébrés. Comme il est fréquent dans la société actuelle, le flou est entretenu autour de cette question, heureusement l’artistique s’y invite pour notre plus grand plaisir. Ainsi que le mythologique !
Versailles oblige, nous ne pouvions pas ne pas « tourner » autour du bassin de Latone que Louis XIV créa, au centre de ses jardins, pour glorifier celui qu’il s’était choisi comme emblème, le dieu soleil Apollon qui trône sur son char, un peu plus loin, près du grand canal.
À l’origine, c’était un simple bassin ovale, érigé dans le jardin du pavillon de chasse de Louis XIII, qui portait le nom de fontaine aux crapauds. Pour lui donner la splendeur qu’on lui connaît, Louis XIV fit appel aux sculpteurs Gaspard et Balthazar Marsy puis à son architecte favori Jules Hardouin-Mansart, leur demandant de raconter un épisode de l’enfance d’Apollon, précisément la légende de Latone telle qu’Ovide la relate dans le livre VI de son long poème latin, les Métamorphoses.
Latone, maîtresse de Jupiter, conçut deux enfants jumeaux de ses amours illicites, Apollon et Diane. Junon, épouse du roi de l’Olympe, folle de rage, la condamna à une fuite sans répit qui s’acheva au bord d’un étang de Lycie, au sud de l’actuelle Turquie.
Latone et ses deux enfants, assoiffés souhaitèrent s’y désaltérer après leur long périple, mais les paysans, qui coupaient des roseaux, les en empêchèrent. Je laisse Ovide vous conter la suite :
« Pourquoi m’interdire de boire ? L’usage en appartient à tous : la nature n’a point voulu que le soleil, l’air et l’onde limpide soient la propriété d’un seul : je viens ici jouir d’un bien commun à tous, et pourtant ma voix suppliante vous le demande comme un don. Je ne voulais pas y baigner mon corps fatigué, je voulais juste apaiser ma soif. Tandis que je parle, ma bouche n’a plus de salive et ma gorge desséchée laisse à peine un passage à ma voix. Une gorgée d’eau serait pour moi un délice. Je reconnaîtrai que je vous dois la vie, si vous m’offrez de cette eau. Laissez-vous émouvoir aussi par ces enfants que je tiens, et qui vous tendent leurs petits bras.» Il se trouvait, en effet, que ses enfants tendaient alors les bras. Qui aurait pu ne pas être ému par les douces paroles de la déesse ? Et pourtant, les paysans continuent à la repousser malgré sa prière. Ils lui lancent des injures et des menaces, pour l’obliger à s’éloigner. Mais cela ne leur suffit pas. Avec les pieds et les mains, ils troublent l’eau de l’étang ; ils font remonter la vase molle en sautant de-ci, de-là, par pure méchanceté. La colère a fait oublier sa soif à Latone. Elle cesse de supplier des gens qui ne le méritent pas et refuse de tenir plus longtemps un langage humiliant pour une déesse. Levant les mains vers le ciel, elle s’écrie: «Restez-y donc éternellement, dans votre marécage !» Son souhait est exaucé. Les paysans prennent plaisir à rester dans l’eau. Parfois ils plongent au fond du marécage, puis ressortent la tête, parfois ils nagent à la surface, parfois ils se posent sur la rive de l’étang, avant de rentrer d’un bond dans l’eau. Mais toujours ils fatiguent leurs vilaines langues en paroles grossières et même sous l’eau, ils lancent des insultes. Leur voix devient rauque, leur gorge se gonfle d’air et les injures qu’ils lancent agrandissent leur large bouche. Leur tête rejoint leurs épaules et leur cou disparaît. Leur dos verdit et leur ventre, c’est-à-dire la plus grande partie de leur corps, blanchit. Ce sont de nouvelles bêtes, qui sautent dans les profondeurs de la vase: des grenouilles. »
Voilà pourquoi dans ce bassin, ce sont près de deux cents grenouilles, lézards et tortues en bronze doré, mais aussi des paysans dont la métamorphose est en cours, qui lancent leurs jets d’eau vers Latone éclatante dans son marbre blanc.

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Parce que Louis XIV en raffolait, les dorures sont omniprésentes à Versailles. Joël Paubel, le grand ordonnateur de la jubilante opération artistique, eut l’idée royale de proposer une vingtaine d’appelants à Daniel Sievert doreur restaurateur du domaine du château. Ainsi, nous nous rendîmes dans son atelier situé dans la Petite Écurie, en face du palais, pour assister à l’habillage minutieux à la feuille d’or des grenouilles.

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Je découvris à cette occasion les coulisses des décors fastueux du château à travers le savoir-faire des restaurateurs doreurs et leurs techniques anciennes transmises de génération en génération.
Quelques artistes contemporains de renom furent aussi sollicités pour qu’ils livrent leur vision de l’animal.

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Ce fut un bonheur rare de pouvoir pénétrer dans l’atelier de ces artistes qu’on ne connaît en général qu’à travers les expositions de leurs œuvres.
C’est en ces circonstances que se tissèrent des liens d’amitié avec Marc Giai-Miniet**** auquel j’ai consacré plusieurs billets dans ce blog. Il me demanda par la suite de réaliser un portrait qui tourna longtemps en bouche dans ses expositions hexagonales et internationales.
Sa grenouille appareillée aurait sans doute amusé (pour ne pas dire « galvanisé ») l’anatomiste italien Luigi Galvani qui passa une partie de sa vie sur la piste de « l’électricité animale ».

grenouille Giai-Miniet 2

grenouille électrique 2

Absent dans l’extrait vidéo, Alain Séchas, connu notamment pour ses installations graphiques et ses personnages de chats, imagina une doctoresse Glou-glou. Qui sait si elle ne serait pas réquisitionnée aujourd’hui en cette époque de pandémie et de pénurie de personnel soignant, coa coa ?

grenouille Séchas 2

Les élèves de l’école d’horticulture Tecomah à Jouy-en-Josas costumèrent des grenouilles avec plantes et fleurs pour une fashion week aquatique.
Le pédagogue et psychologue Bruno Bettelheim, dans sa Psychanalyse des contes de fées (1976), à l’appui de l’analyse du célèbre conte « Le Roi Grenouille », s’interroge :
« Les enfants ont une affinité naturelle pour les animaux et se sentent souvent plus près d’eux que des adultes ; ils voudraient pouvoir partager leur façon instinctive de vivre qui leur semble facile, libre et pleine de plaisirs. Mais en même temps qu’il ressent cette affinité, l’enfant est angoissé à l’idée qu’il est peut-être moins humain qu’il ne devrait être. Ces contes de fées neutralisent cette crainte en faisant de cette vie animale une chrysalide d’où jaillit une personne très séduisante. »
Je vous rassure, le millier de grenouilles qui émigrèrent dans les établissements scolaires des Yvelines ne traumatisèrent aucunement les élèves, bien au contraire, elles les emmenèrent dans le dédale de la création.
Vous aurez deviné que le projet ambitieux joua un rôle fédérateur dans la communauté scolaire. Nul séparatisme, aucun esprit de classe ne fut ressenti parmi les grenouilles, qu’elles soient nées de l’imagination d’enfants de maternelle, de lycéens, d’artistes ou d’artisans.
Beaucoup d’entre elles eurent plaisir même à se rencontrer. Au-delà de la création de la grenouille elle-même, il était souhaité en aval que chaque groupe, classe ou individu effectue une installation in situ, chacun créant un « effet de mare » en cherchant sa place, au fond, au bord, sur l’eau, dans l’herbe, l’œuvre devenant alors paysage …
Ces performances, par définition éphémères, laissaient cependant des traces plus ou moins organisées, orales, écrites, des dessins, des photographies, un vidéogramme.
Voici l’un de ces moments festifs et poétiques qui se déroula au bord d’un étang de la Bergerie Nationale de Rambouillet, une ronde des crapauds avec un professeur de lettres à l’accordéon.

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En écrivant ce billet, je me rends compte que ce vaste projet artistique qui peut-être apparaissait à l’origine, avant tout, comme des activités pédagogiques ludiques et motivantes pour le public auquel elles s’adressaient, révélait d’ambitieuses intentions. Il met en lumière, vingt ans plus tard, nombre de préoccupations actuelles écologiques, sociales ou politiques. Chez les humains, le monde va mal, il est logique que les grenouilles en pâtissent également. Quand on vous dit qu’il ne faut pas prendre les messages des artistes (même en herbe) à la légère !
D’ailleurs les mentalités et les modes de communication ont évolué. Ainsi, Bruno Latour, sociologue anthropologue et philosophe des sciences de réputation mondiale, loin de se cantonner aux amphithéâtres, conçoit depuis plusieurs années, avec le concours d’une metteuse en scène, de comédiens et d’artistes de l’image, des conférences performances. Invoquant la déesse mère Gaïa (« une grande salope » à ses dires !) afin que la catastrophe écologique ne s’aggrave pas, il s’est produit notamment aux théâtres de l’Odéon à Paris et des Amandiers à Nanterre.
Cela ne date pas d’aujourd’hui : en 405 avant J.C, Aristophane obtint à Athènes le premier prix au concours des fêtes des Lénéennes avec sa comédie satirique Les Grenouilles. Les batraciens commentent en chœur les faits et gestes de Dionysos, dieu de la vigne, du vin et de ses excès, mécontent de la qualité dramatique du théâtre dans une Athènes ravagée par les conflits politiques. Ainsi, descendait-il aux enfers pour rencontrer les grands auteurs disparus, Eschyle, Euripide et Sophocle, et tenter de ramener sur terre son poète préféré. Alors que Dionysos rame, quel vacarme sur les bords du Styx !
« LES GRENOUILLES : Brekekekex coax coax, brekekekex coax coax ! Filles marécageuses des eaux, unissons les accents de nos hymnes aux sons de la flûte, le chant harmonieux coax coax, que nous entonnons dans le marais, en l’honneur de Dionysos de Nysa, fils de Zeus, lorsque la foule enivrée, le jour de la fête des Marmites, se porte vers notre temple. Brekekekex coax coax !
DIONYSOS : Moi, je commence à avoir mal aux fesses. Oh ! coax coax! Mais vous n’en avez sans doute nul souci.
LES GRENOUILLES : Brekekekex coax coax !
DIONYSOS : Foin de vous avec votre coax ! Vous n’avez pas autre chose que coax ?
LES GRENOUILLES : Et c’est tout naturel, faiseur d’embarras ! Car je suis aimée des Muses à la lyre mélodieuse, de Pan aux pieds de corne, qui se plaît aux sons du chalumeau. Je suis chérie du Dieu de la cithare, Apollon, à cause des roseaux que je nourris dans les marais, pour être les chevalets de la lyre. Brekekekex coax coax !
DIONYSOS : Et moi, j’ai des ampoules, et depuis longtemps le derrière en sueur, et bientôt, à force de remuer, il va dire « Brekekekex coax coax ! » Aussi, race musicienne, cessez.
LES GRENOUILLES : Nous allons donc crier plus fort. Si jamais, par des journées ensoleillées, nous avons sauté parmi le souchet et le phléos, joyeuses des airs nombreux qu’on chante en nageant ; ou si, fuyant la pluie de Zeus, retirées au fond des eaux, nous avons mêlé nos chœurs variés au bruissement des bulles, répétons : Brekekekex coax coax. »
On ferait bien d’inviter quelques grenouilles sur les plateaux des chaînes d’info en continu pour couvrir la c(o)acophonie affligeante et anxiogène autour de la pandémie, et si ce n’était que ça.
L’onomatopée censée reproduire le coassement prenait aussi d’autres formes. Ainsi, en pays breton, la première grenouille entendue le soir était la reine ses cris invitant son peuple à se rassembler : « Qu’est-ce qui lavera l’écuelle au roi ? », « Ce n’est pas ma, ni ma, ni ma ni ma » répondaient les autres. À Genève, on traduisait le cri par « Le roi est allé où, où, à Cognac, à Cognac » !
Au Moyen-Âge, il existait un droit féodal qui faisait obligation aux vassaux de faire taire les grenouilles coassant intempestivement la nuit à la période de reproduction, afin que le seigneur ne fût point importuné.
Une croyance était colportée « qu’un jour qu’en Normandie une châtelaine, ne pouvant dormir à cause des coassements, envoya les manants battre les eaux dormantes. Ils s’en acquittèrent si bien que pas un roseau ne subsista. Quelque temps après, la châtelaine, ayant envie de filer, envoya chercher dans les fossés quelques roseaux afin d’en faire une quenouille. Un des paysans qui avaient tout coupé prit la parole : « Qui souffre des grenouilles n’a besoin de quenouille ! » ».
Certains historiens de la Révolution française, par souci de nous distraire, aiment citer un dénommé Le Guen de Kerangal, député bas-breton, qui réclama énergiquement de la Constituante l’abolition de la servitude imposée aux vassaux de battre l’eau des étangs et des fossés, afin de faire taire les grenouilles coupables de troubler le sommeil des seigneurs et des dames en gésine : « Qui de nous, Messieurs, dans ce siècle de lumières, ne ferait pas un bûcher expiatoire de ces infâmes parchemins, et ne porterait pas le flambeau pour en faire un sacrifice sur l’autel du bien public ? »
Vous souriez mais, récemment, la cour d’appel de Bordeaux valida que les coassements des grenouilles relevaient du tapage nocturne et condamna les propriétaires d’une mare à les en chasser parce que les cris (63 décibels selon huissier !) des batraciens importunaient leur voisin : une histoire clochemerlesque révélant la cohabitation parfois compliquée entre paysans et néo-ruraux.
Joël Paubel, le maître des grenouilles, sollicita l’éclairage de Françoise Wasserman, alors directrice de l’Écomusée du Val de Bièvre à Fresnes, autrice de La Grenouille dans tous ses états, un petit livre délicieux et passionnant.

couverture Grenouilles

A travers sa lecture, on s’attache à ce petit animal étrange au cœur de la pensée populaire traditionnelle, objet de croyances et de superstitions, de répulsion et de convoitise, héros de fables, de contes et de légendes, symbole de fertilité dans de nombreux mythes de création et aussi maléfique dans la pensée judéo-chrétienne.
Natives « sur le Nil du limon chauffé par le soleil ou feu céleste », les grenouilles constituent la seconde plaie des dix châtiments que, selon le livre de l’Exode, Dieu infligea à l’Égypte en exigeant que Pharaon laisse partir les Hébreux qu’il maintenait en esclavage : « Yahvé dit à Moïse : « Va trouver Pharaon et dis-lui : « Laisse partir mon peuple, qu’il me serve. » Si tu refuses, toi, de le laisser partir, moi je vais infester de grenouilles tout ton territoire. Le Fleuve grouillera de grenouilles, elles monteront et entreront dans ta maison, dans la chambre où tu couches, sur ton lit, dans les maisons de tes serviteurs et de ton peuple, dans tes fours et dans tes huches. Les grenouilles grimperont même sur toi, sur ton peuple et sur tous tes serviteurs. »
Il reste aujourd’hui quelques spécimens de grenouilles de bénitier, ces personnes dévotes à l’excès, « Les bigotes (de Brel) qui préfèrent se ratatiner/De vêpres en vêpres de messe en messe/ Toutes fières d’avoir pu conserver/Le diamant qui dort entre leurs f…/De bigotes … »
Curiosité de la basilique Saint Paul Serge de Narbonne, le visiteur peut observer un bénitier de forme jacquaire au fond duquel se trouve une grenouille sculptée. L’une des légendes qui circulent sur sa présence raconte qu’elle fut pétrifiée parce qu’elle avait troublé l’office en mêlant ses coassements aux chants liturgiques. Quel « drôle de batracien » tout de même, clin d’œil à un délicieux film de Jean-Pierre Mocky dans lequel Bourvil raflait dans les troncs d’églises justement les oboles versées par les bigotes !

Grenouille bénitier

Dans l’univers fabuliste, le monde animal se substitue au genre humain en décrivant et accentuant ses travers et ses qualités. Notre Jean de La Fontaine reprit des fables d’Ésope dont une dizaine a pour personnage central une grenouille.

« …Le Soleil, disait-il, eut dessein autrefois
De songer à l’hyménée.
Aussitôt on ouït, d’une commune voix
Se plaindre de leur destinée
Les citoyennes des étangs.
« Que ferons-nous, s’il lui vient des enfants ?
Dirent-elles au Sort : un seul Soleil à peine
Se peut souffrir ; une demi-douzaine
Mettra la mer à sec et tous ses habitants.
Adieu joncs et marais : notre race est détruite ;
Bientôt on la verra réduite
À l’eau du Styx. » Pour un pauvre animal,
Grenouilles, à mon sens, ne raisonnaient pas mal. »

À mon sens aussi, cette morale est cuisante en ces temps de réchauffement climatique !
Durant le confinement du printemps dernier, Fabrice Luchini tenta de dissiper notre ennui en nous livrant sur son compte Instagram quelques fables adaptées aux circonstances, ainsi Le lièvre et la grenouille : « Un lièvre en son gîte songeait/ (Car que faire en un gîte, à moins que l’on ne songe ?) ». Savoureuse lecture à propos d’un « mélancolique animal », d’une portée philosophique et morale très actuelle !

https://www.instagram.com/p/B_FTszoojYM/

Si les hirondelles ne font pas le printemps, la grenouille a longtemps été, autant que Torricelli et ses expériences sur la pression atmosphérique, signe de beau ou mauvais temps.
Les lecteurs de ma génération se souviennent de la voix chevrotante du populaire Albert Simon chargé du bulletin météorologique sur la station de radio Europe n°1. Est-ce parce qu’il était né un 1er avril, il laissait entendre que son principal instrument scientifique était une grenouille installée dans un bocal avec une petite échelle. De religion juive, il cessait de travailler lors du shabbat et, en conséquence, enregistrait en avance tous les bulletins du vendredi soir et du samedi. Crédulité des auditeurs !
Comme il apparaît dans nombre de dictons populaires, dans notre France rurale d’antan, les paysans faisaient leurs propres prédictions météorologiques en observant les grenouilles :
« Il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille »
« Si la ranouille croate (la grenouille coasse), le temps se déboîte »
« Si le couvain des grenouilles vint à geler, la fleur des pommiers va manquer »
« Quand le crapaud chante en janvier, serre ta paille métayer »
« Si elles chantent fort les grenouilles, demain temps de gribouille »
« Quand les grenouilles coassent, point de gelées ne menacent »
« Si la rainette sautille dans les prés, elle indique le soleil du lendemain »
Je colle ici la poésie de Francis Ponge :
« Lorsque la pluie en courtes aiguillettes rebondit aux prés saturés, une naine amphibie, une Ophélie manchote, grosse à peine comme le poing, jaillit parfois sous les pas du poète et se jette au prochain étang.
Laissons fuir la nerveuse. Elle a de jolies jambes. Tout son corps est ganté de peau imperméable. À peine viande ses muscles longs sont d’une élégance ni chair ni poisson. Mais pour quitter les doigts la vertu du fluide s’allie chez elle aux efforts du vivant. Goitreuse, elle halète… Et ce cœur qui bat gros, ces paupières ridées, cette bouche hagarde, m’apitoient à la lâcher. »

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Sur une rive du Fango (Haute-Corse)

J’aime à relire de temps en temps quelques Histoires naturelles de Jules Renard. Tel un chasseur d’images, il brosse des portraits étonnants de nos amies les bêtes. Il a une manière très particulière de parler de celles qui n’ont pas de voix : « je voudrais que si elles lisaient mes petites histoires, cela les fasse sourire ». Ainsi, ses Grenouilles :

« Par brusques détentes, elles exercent leurs ressorts.
Elles sautent de l’herbe comme de lourdes gouttes d’huile frite.
Elles se posent, presse-papiers de bronze, sur les larges feuilles du nénuphar.
L’une se gorge d’air. On mettrait un sou, par sa bouche, dans la tirelire de son ventre.
Elles montent, comme des soupirs, de la vase.
Immobiles, elles semblent, les gros yeux à fleur d’eau, les tumeurs de la mare plate.
Assises en tailleur, stupéfiées, elles bâillent au soleil couchant.
Puis, comme les camelots assourdissants des rues, elles crient les dernières nouvelles du jour.
Il y aura réception chez elles ce soir ; les entendez-vous rincer leurs verres ?
Parfois, elles happent un insecte.
Et d’autres ne s’occupent que d’amour.
Et toutes, elles tentent le pêcheur à la ligne.
Je casse, sans difficulté, une gaule. J’ai, piquée à mon paletot, une épingle que je recourbe en hameçon.
La ficelle ne me manque pas.
Mais il me faudrait encore un brin de laine, un bout de n’importe quoi rouge.
Je cherche sur moi, par terre, au ciel.
Je ne trouve rien et je regarde mélancoliquement ma boutonnière fendue, toute prête, que, sans reproche, on ne se hâte guère d’orner du ruban rouge. »

Comme on patauge dans le surréalisme, la poésie et l’humour, je ne résiste pas à vous faire partager cette confidence du lunaire Pierre Etaix, ami de Jacques Tati et cinéaste lui-même, mais aussi acteur, clown, magicien, dessinateur : « J’ai connu un homme grenouille. Dieu qu’il avait de belles cuisses ! »

grenouille fromage

Souvent lorsque je vous entretiens de nourritures spirituelles, je finis par quelques considérations plus terrestres.
Poésie culinaire, à quelle voluptueuse beauté, l’illustre chef Auguste Escoffier, roi des cuisiniers et cuisinier des rois, pensait-il lors qu’il créa pour le prince de Galles un plat qu’il baptisa « nymphes à l’aurore », plus prosaïquement des cuisses de grenouilles pochées au vin blanc avec une sauce chaud-froid au paprika, et servies sur une couche de gelée au champagne sur laquelle des feuilles d’estragon et des branchettes de cerfeuil simulaient les herbes aquatiques.
Parce que les Français gastronomes ont un faible pour la chair du petit peuple des mares et des étangs, nos voisins britanniques les ont affublés ironiquement du sobriquet de Frogs ou froggies.
Il faut peut-être aujourd’hui suspecter un excès de perfidie de la chère Albion car des fouilles archéologiques récentes sur le célèbre site mégalithique de Stonehenge ont permis de retrouver, outre des restes d’aurochs, des os de cuisses de grenouilles datant de sept mille ans avant notre ère.
D’ailleurs, l’origine du sobriquet moqueur est peut-être plus complexe. Il existait jadis à Paris, à proximité du pont (et du port) du Gros-Caillou, sensiblement là où se trouve aujourd’hui le musée d’Orsay, un endroit fangeux et humide, où coassaient des grenouilles, qui s’appelait « la Grenouillère ». Ce petit hameau, en face des Tuileries, devint réputé au XVIIIe siècle pour ses lavandières et blanchisseuses « en gros et en menu ». On y parlait un langage patoisant jugé comique par les gens du beau monde qui devint un symbole de naïveté bon enfant et de liberté de ton du petit peuple parisien, et fut mis en vedette dans les années 1750 par le chansonnier Jean-Joseph Vadé avec ses célèbres Lettres de la Grenouillère et son genre « poissard ». Toujours est-il que par assimilation, l’ensemble du peuple de Paris fut appelé « les grenouilles » par la noblesse proche de la Cour et bientôt l’aristocratie anglaise.
Je vais décevoir peut-être mes lectrices et lecteurs cordon bleu, je ne suis pas accro aux cuisses de grenouilles. Je conserve par contre du jubilant projet de Joël Paubel le souvenir ému d’un poulet dégusté, en Bresse, à la ferme de ses parents, lors d’un tournage. Il faudrait la plume de Philippe Delerm pour vous le raconter.
Vous comprenez maintenant pourquoi j’avais tant envie de vous relater mon voyage au pays des Anoures.

jaquette fables plastiques

De retour sur notre terre ferme de médiocres humains, je vous abandonne avec la fable tellement actuelle de La Fontaine, Les Grenouilles qui demandent un roi :

« Les grenouilles se lassant
De l’état démocratique,
Par leurs clameurs firent tant
Que Jupin les soumit au pouvoir monarchique.
Il leur tomba du ciel un roi tout pacifique :
Ce roi fit toutefois un tel bruit en tombant,
Que la gent marécageuse,
Gent fort sotte et fort peureuse,
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs, les roseaux,
Dans les trous du marécage,
Sans oser de longtemps regarder au visage
Celui qu’elles croyaient être un géant nouveau.
Or c’était un soliveau,
De qui la gravité fit peur à la première
Qui, de le voir s’aventurant,
Osa bien quitter sa tanière.
Elle approcha, mais en tremblant ;
Une autre la suivit, une autre en fit autant :
Il en vint une fourmilière ;
Et leur troupe à la fin se rendit familière
Jusqu’à sauter sur l’épaule du roi.
Le bon sire le souffre et se tient toujours coi.
Jupin en a bientôt la cervelle rompue :
« Donnez-nous, dit ce peuple, un roi qui se remue. »
Le monarque des dieux leur envoie une grue,
Qui les croque, qui les tue,
Qui les gobe à son plaisir ;
Et grenouilles de se plaindre.
Et Jupin de leur dire : « Eh quoi ? votre désir
A ses lois croit-il nous astreindre ?
Vous avez dû premièrement
Garder votre gouvernement ;
Mais, ne l’ayant pas fait, il vous devait suffire
Que votre premier roi fut débonnaire et doux
De celui-ci contentez-vous,
De peur d’en rencontrer un pire. »

Grenouille et roi

Ça ne vous rappelle rien ce peuple des grenouilles qui se plaint tout le temps de son gouvernement, demandant même l’intervention de Jupiter ? Les grenouilles, éternelles insatisfaites, vont connaître des régimes de plus en plus opprimants.
À bon entendeur, salut ! Coa coa !

grenouille mexicaine

Ne jetez pas mon billet dans cette corbeille de bureau ramenée du Mexique

* http://encreviolette.unblog.fr/2010/12/23/un-mois-chez-charlie-hebdo/
** http://joelpaubel.fr/
*** extrait d’un texte de Joël Paubel tiré du livret d’accompagnement du vidéogramme
**** billets consacrés à Marc Giai-Miniet
http://encreviolette.unblog.fr/2008/03/20/marc-giai-miniet-peintre-emboiteur/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/04/20/sortie-dun-trappiste-marc-giai-miniet/
http://encreviolette.unblog.fr/2010/09/23/la-marche-des-nains-de-marc-giai-miniet/

Publié dans:Leçons de choses |on 18 novembre, 2020 |2 Commentaires »

Après l’assassinat du professeur Samuel Paty …

samuel Paty 2

« Paraît qu’on s’habitue
Aux larmes de la nation
Ce matin, j’me suis tu
Sous l’coup de l’émotion
Paraît qu’on s’habitue
Quand l’infâme est légion
Tous ces hommes abattus
Pour les traits d’un crayon
Paraît qu’on s’habitue
À défendre à tout prix
Les 3 mots qu’on a lus
Aux frontons des mairies
Paraît qu’on s’habitue
Quand on manque de savoir
Par chance, on a tous eu
Un professeur d’Histoire
Paraît qu’on s’habitue
À la pire barbarie
Mais jamais j’n'y ai cru
Et pas plus aujourd’hui
Paraît qu’on s’habitue
Aux horreurs qu’on vit là
Mais l’innocent qu’on tue
Je ne m’habitue pas »

Vous aurez peut-être reconnu ce poème lu à l’occasion de la cérémonie, à la Sorbonne, en hommage à Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie et d’éducation morale et civique, assassiné sauvagement pour avoir voulu inculquer à ses élèves de collège la liberté d’expression.
Ces vers bouleversants sont l’œuvre de Gauvain Sers, un jeune chanteur « énervant », sorte de néo-gavroche avec la veine et la dégaine de Renaud, fils de professeur de mathématiques, ancien étudiant d’une école nationale supérieure d’ingénieur. Dans une situation dérisoire, il avait été confronté à la liberté d’opinion et la vindicte de la « cervelle de géranium » d’une ancienne chroniqueuse d’une émission tardive du samedi soir.
En janvier 2015, j’avais écrit ceci, dans cet espace, au lendemain de l’immense manifestation républicaine pour s’indigner des attentats terroristes qui avaient visé les locaux de Charlie-Hebdo et du magasin Hyper casher du cours de Vincennes* :
« Dans mon long retour en métro, je tente d’organiser mes émotions de la journée. Cette manif mémorable, je l’ai vécue un peu comme un zombie, le déchirement d’un hommage à des compagnons spirituels d’une vie, la révolte devant la barbarie, l’échec d’une société qui a perdu ses repères, mon bonheur mais aussi mon scepticisme devant cet immense élan national. Mille choses ont traversé mon esprit, éditoriaux et articles de presse, l’actualité disséquée en boucle sur les chaînes d’info, participant à mon vertige et mon effroi. Ce n’est pas encore la Dolce Vita, d’ailleurs, Anita Ekberg, célèbre pour son bain dans la fontaine de Trevi, nous a quittés ce dimanche-là.
Nous sommes tous des Charlie … Au boulot, prouvons-le ! »
La même année, dix mois plus tard, je vous avais encore fait partager mon émotion et ma révolte à la suite des fusillades mortelles des terrasses et du Bataclan** :
« En travaux depuis seize mois, la célèbre fontaine romaine a retrouvé, il y a quelques jours, ses habits de cinéma et sa coutume d’y jeter, en lui tournant le dos, une pièce de monnaie, assurant à l’auteur de ce geste de revenir un jour dans la ville éternelle.
Superstition dérisoire devant l’Histoire horrible qui s’est répétée dans la nuit du 13 novembre.
Au-delà de mon hommage publié quatre jours plus tard dont la gravité n’avait d’égale que sa simplicité, je me suis demandé ce que je pouvais partager avec vous dans mon espace numérique.
Abasourdi, sonné, pendant deux semaines, pour tenter de comprendre l’ampleur vertigineuse de la tragédie qui nous accable et du mal qui nous ronge, je n’ai fait qu’écouter, voir, lire aussi beaucoup, ce que les médias déversaient à longueur de journée, sur les écrans et dans les journaux, m’aérer l’esprit parfois également.
Ce vendredi noir, je suis à huit cents kilomètres de Paris, en Ariège précisément, essayant notamment de trouver un peu de paix intérieure après un éprouvant deuil fraternel. »
En ces deux circonstances, le pays sous le choc avait montré une touchante unité de façade qui, comme je le craignais, se lézarda rapidement. Hors le sport, nous sommes les champions du monde de l’empathie avec des manifestations pleines de dignité, d’émotion, de beauté culturelle. Mais bien vite, trop vite, après ces moments de partage, revient le temps des divisions, des oui … mais !
Un vendredi noir peut malheureusement en cacher un autre. Ce vendredi 13 octobre 2020, c’est d’abord la sidération qui m’a emporté quand j’ai appris l’acte barbare commis à Conflans-Sainte-Honorine.
Surréaliste : décapiter un enseignant sur le sol de France, c’était impossible … et pourtant si, c’est possible !
Il n’était pas envisageable que, petit-fils d’enseignants, fils d’enseignants aussi, et enseignant moi-même, je n’écrive pas quelques mots. Pour les ancrer dans une authenticité, je puiserai dans mon expérience, mes souvenirs et aussi ceux parfois de mes chers aïeux.
J’ai regardé avec beaucoup d’émotion l’hommage à Samuel Paty, professeur de France, en la cour de la Sorbonne, baptisée ainsi du nom de son fondateur Robert de Sorbon, chapelain et confesseur du roi de France capétien Louis IX communément appelé Saint Louis.
Il n’est pas inutile de se rappeler qu’au départ, ce Collège était une école de Théologie fondée par les Dominicains et, au Moyen-Âge, il existait trois théologies, juive, arabo-musulmane et chrétienne, qui se ressemblaient parce qu’elles affrontaient le même problème, comment articuler la Raison et la Foi. On connaissait l’adversaire dont on discutait la thèse mais on lui laissait la parole car on savait supporter la contradiction avec un peu d’humeur parfois.
Non loin des statues de Victor Hugo et Louis Pasteur, on peut voir le cénotaphe du cardinal de Richelieu, fondateur de l’Académie française, dans le chœur de la chapelle.
Peu savent que le 11 novembre 1947, le président Vincent Auriol et le ministre de l’Éducation Nationale Naegelen inaugurèrent une crypte dédiée aux dépouilles de dix professeurs et de deux élèves fusillés par les Allemands, et désignés par la Fédération de l’Éducation Nationale pour symboliser la Résistance et l’héroïsme de tous les « universitaires » morts au service de la France et de la liberté.
Je l’avais évoqué quand j’en fis le portrait*, c’est à cette époque que mon cher papa, déjà instituteur et toujours avide d’apprendre, se rendait tous les jeudis (c’était jour de congé) lors de l’année scolaire 1946-1947, en la faculté des Lettres de la Sorbonne, j’ai conservé sa carte d’étudiant. Il me faisait part parfois de son admiration pour les brillants professeurs qu’il écouta dans cette « cathédrale du savoir ». J’imagine quelle aurait été son émotion s’il avait pu voir le récent hommage à la télévision.
Quelle belle idée qu’un enseignant et ami intime de Samuel Paty ait lu dans la cour de la Sorbonne la fameuse « Lettre aux Instituteurs et Institutrices » rédigée par Jean Jaurès pour sa chronique du dimanche 15 janvier 1888 dans les colonnes du quotidien régional La Dépêche (ancêtre de l’actuelle Dépêche du Midi). Le journal, fondé en octobre 1870 à l’initiative d’ouvriers de l’imprimerie toulousaine Sirven, n’avait vocation au départ que de publier des dépêches de guerre pour donner des nouvelles du front aux femmes de soldats. En 1888, le numéro se vend 5 centimes et le siège se trouvait au 59 rue Alsace-Lorraine (aujourd’hui remplacé par une grande banque !). De part son origine et ses journalistes, La Dépêche ne cachait pas son engagement dans une mouvance de gauche radicale-socialiste. Il est cocasse de découvrir que dans une ordonnance commune de décembre 1907, seize évêques du Sud-Ouest condamnaient solennellement l’achat et la lecture du quotidien.
Avant de se lancer dans le journalisme et la politique, Jean Jaurès, issu d’une famille bourgeoise, fut élève de l’École Normale Supérieure et obtint une agrégation de philosophie.
Tout jeune député de Castres, il destinait sa lettre aux maîtres d’école, les fameux hussards noirs de la République, et non à leurs élèves du primaire. Il est vertigineux que, 132 ans plus tard, elle fasse encore plus sens et ait été lue aux (et par certains d’entre eux) élèves de toutes les classes d’écoles primaires, collèges et lycées de France, dans la matinée du 2 novembre. La voici :

Jean Jaurès, « Aux instituteurs et institutrices » 15 janvier 1888
« Vous tenez en vos mains l’intelligence et l’âme des enfants ; vous êtes responsables de la patrie. Les enfants qui vous sont confiés n’auront pas seulement à écrire et à déchiffrer une lettre, à lire une enseigne au coin d’une rue, à faire une addition et une multiplication. Ils sont Français et ils doivent connaître la France, sa géographie et son histoire : son corps et son âme. Ils seront citoyens et ils doivent savoir ce qu’est une démocratie libre, quels droits leur confère, quels devoirs leur impose, la souveraineté de la nation. Enfin ils seront hommes, et il faut qu’ils aient une idée de l’homme, il faut qu’ils sachent quelle est la racine de toutes nos misères : l’égoïsme aux formes multiples ; quel est le principe de notre grandeur : la fierté unie à la tendresse. Il faut qu’ils puissent se représenter à grands traits l’espèce humaine domptant peu à peu les brutalités de la nature et les brutalités de l’instinct, et qu’ils démêlent les éléments principaux de cette œuvre extraordinaire qui s’appelle la civilisation. Il faut leur montrer la grandeur de la pensée ; il faut leur enseigner le respect et le culte de l’âme en éveillant en eux le sentiment de l’infini qui est notre joie, et aussi notre force, car c’est par lui que nous triompherons du mal, de l’obscurité et de la mort.
Eh quoi ! Tout cela à des enfants ! — Oui, tout cela, si vous ne voulez pas fabriquer simplement des machines à épeler. Je sais quelles sont les difficultés de la tâche. Vous gardez vos écoliers peu d’années et ils ne sont point toujours assidus, surtout à la campagne. Ils oublient l’été le peu qu’ils ont appris l’hiver. Ils font souvent, au sortir de l’école, des rechutes profondes d’ignorance et de paresse d’esprit, et je plaindrais ceux d’entre vous qui ont pour l’éducation des enfants du peuple une grande ambition, si cette grande ambition ne supposait un grand courage.
J’entends dire, il est vrai : « À quoi bon exiger tant de l’école ? Est-ce que la vie elle-même n’est pas une grande institutrice ? Est-ce que, par exemple, au contact d’une démocratie ardente, l’enfant devenu adulte ne comprendra point de lui-même les idées de travail, d’égalité, de justice, de dignité humaine qui sont la démocratie elle-même ? » — Je le veux bien, quoiqu’il y ait encore dans notre société, qu’on dit agitée, bien des épaisseurs dormantes où croupissent les esprits. Mais autre chose est de faire, tout d’abord, amitié avec la démocratie par l’intelligence ou par la passion. La vie peut mêler, dans l’âme de l’homme, à l’idée de justice tardivement éveillée, une saveur amère d’orgueil blessé ou de misère subie, un ressentiment et une souffrance. Pourquoi ne pas offrir la justice à des cœurs tout neufs ? Il faut que toutes nos idées soient comme imprégnées d’enfance, c’est-à-dire de générosité pure et de sérénité.
Comment donnerez-vous à l’école primaire l’éducation si haute que j’ai indiquée ? Il y a deux moyens. Il faut d’abord que vous appreniez aux enfants à lire avec une facilité absolue, de telle sorte qu’ils ne puissent plus l’oublier de la vie et que, dans n’importe quel livre, leur œil ne s’arrête à aucun obstacle. Savoir lire vraiment sans hésitation, comme nous lisons vous et moi, c’est la clef de tout. Est-ce savoir lire que de déchiffrer péniblement un article de journal, comme les érudits déchiffrent un grimoire ? J’ai vu, l’autre jour, un directeur très intelligent d’une école de Belleville, qui me disait : « Ce n’est pas seulement à la campagne qu’on ne sait lire qu’à peu près, c’est-à-dire point du tout ; à Paris même, j’en ai qui quittent l’école sans que je puisse affirmer qu’ils savent lire. » Vous ne devez pas lâcher vos écoliers, vous ne devez pas, si je puis dire, les appliquer à autre chose tant qu’ils ne seront point par la lecture aisée en relation familière avec la pensée humaine. Qu’importent vraiment à côté de cela quelques fautes d’orthographe de plus ou de moins, ou quelques erreurs de système métrique ? Ce sont des vétilles dont vos programmes, qui manquent absolument de proportion, font l’essentiel.
J’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires qui exagère encore ce vice secret des programmes. Quel système déplorable nous avons en France avec ces examens à tous les degrés qui suppriment l’initiative du maître et aussi la bonne foi de l’enseignement, en sacrifiant la réalité à l’apparence ! Mon inspection serait bientôt faite dans une école. Je ferais lire les écoliers, et c’est là-dessus seulement que je jugerais le maître.
Sachant bien lire, l’écolier, qui est très curieux, aurait bien vite, avec sept ou huit livres choisis, une idée, très générale, il est vrai, mais très haute de l’histoire de l’espèce humaine, de la structure du monde, de l’histoire propre de la terre dans le monde, du rôle propre de la France dans l’humanité. Le maître doit intervenir pour aider ce premier travail de l’esprit ; il n’est pas nécessaire qu’il dise beaucoup, qu’il fasse de longues leçons ; il suffit que tous les détails qu’il leur donnera concourent nettement à un tableau d’ensemble. De ce que l’on sait de l’homme primitif à l’homme d’aujourd’hui, quelle prodigieuse transformation ! et comme il est aisé à l’instituteur, en quelques traits, de faire sentir à l’enfant l’effort inouï de la pensée humaine !
Seulement, pour cela, il faut que le maître lui-même soit tout pénétré de ce qu’il enseigne. Il ne faut pas qu’il récite le soir ce qu’il a appris le matin ; il faut, par exemple, qu’il se soit fait en silence une idée claire du ciel, du mouvement des astres ; il faut qu’il se soit émerveillé tout bas de l’esprit humain, qui, trompé par les yeux, a pris tout d’abord le ciel pour une voûte solide et basse, puis a deviné l’infini de l’espace et a suivi dans cet infini la route précise des planètes et des soleils ; alors, et alors seulement, lorsque, par la lecture solitaire et la méditation, il sera tout plein d’une grande idée et tout éclairé intérieurement, il communiquera sans peine aux enfants, à la première occasion, la lumière et l’émotion de son esprit. Ah ! sans doute, avec la fatigue écrasante de l’école, il vous est malaisé de vous ressaisir ; mais il suffit d’une demi-heure par jour pour maintenir la pensée à sa hauteur et pour ne pas verser dans l’ornière du métier. Vous serez plus que payés de votre peine, car vous sentirez la vie de l’intelligence s’éveiller autour de vous.
Il ne faut pas croire que ce soit proportionner l’enseignement aux enfants que de le rapetisser. Les enfants ont une curiosité illimitée, et vous pouvez tout doucement les mener au bout du monde. Il y a un fait que les philosophes expliquent différemment suivant les systèmes, mais qui est indéniable : « Les enfants ont en eux des germes, des commencements d’idées. » Voyez avec quelle facilité ils distinguent le bien du mal, touchant ainsi aux deux pôles du monde ; leur âme recèle des trésors à fleur de terre : il suffit de gratter un peu pour les mettre à jour. Il ne faut donc pas craindre de leur parler avec sérieux, simplicité et grandeur.
Je dis donc aux maîtres, pour me résumer : lorsque d’une part vous aurez appris aux enfants à lire à fond, et lorsque d’autre part, en quelques causeries familières et graves, vous leur aurez parlé des grandes choses qui intéressent la pensée et la conscience humaine, vous aurez fait sans peine en quelques années œuvre complète d’éducateurs. Dans chaque intelligence il y aura un sommet, et, ce jour-là, bien des choses changeront. »

Je n’irai point vérifier si c’est exact mais, parce que, sur le site du ministère de tutelle, la phrase du texte, « j’en veux mortellement à ce certificat d’études primaires », aurait été supprimée, un blog de médias fort connu a fustigé nos gouvernants : « Anastasie de retour à l’École de M. Blanquer » !
Ce n’est pas jour de polémique, « Halte à tout, explique-moi Papa, c’est quand qu’on va où ? » comme chantait le grand frère artistique de Gauvain Sers. Ceci dit, le fameux certif d’autrefois disparut officiellement en 1969, et ce ne fut peut-être pas la meilleure idée ! C’était un excellent diplôme et beaucoup d’adolescents qui l’obtinrent, exercèrent notamment avec bonheur leur louable profession d’artisan. Ils décrocheraient sans coup férir aujourd’hui a minima le brevet des écoles, ce qui d’ailleurs ne leur apporterait pas grand chose. Modeste avis de votre rédacteur qui, parce qu’à l’époque, l’institution scolaire ne laissait pas entrer en sixième les écoliers avant l’âge de 10 ans, fréquenta les bancs de cette classe. Ce fut peut-être la plus belle année de ma vie scolaire.
Autre source de polémique, Emmanuel Macron, en citant Jaurès dans son discours d’hommage, est-ce un lapsus, parla de « fermeté unie à la tendresse » au lieu de fierté. Ce n’est pas bien méchant quoi que j’aime bien que soit mise en avant cette idée de fierté d’être enseignant à laquelle je joindrai les valeurs d’ambition et de courage également avancées par Jaurès.
L’exercice est toujours délicat de se réapproprier des textes, ainsi voici encore un extrait des débats engagés à la Chambre des députés, le 1er février 1912, sur la question de la politique coloniale de la France à laquelle Jaurès ne cessait de s’opposer, et qu’on pose aujourd’hui comme le germe des problèmes actuels :
M. JAURÈS : Oui ; mais je dis que c’est à la France, à toute la France pensante qu’il importe d’enseigner ce qu’est la civilisation arabe. Très souvent c’est par ignorance que les hommes sont mauvais (Très bien! très bien !), c’est parce qu’ils ne se représentent pas avec une force suffisante la pensée, le droit, la vie, les conditions d’existence d’autres hommes.
Quoi ! vous avez là une civilisation admirable et ancienne, une civilisation qui, par ses sources, tient à toutes les variétés du monde antique, une civilisation où s’est fondue la tradition juive, la tradition chrétienne, la tradition syrienne, la force de l’Iran et toute la force du génie aryen mêlée avec les Abbassides à la force du génie sémitique ; et depuis des siècles cette force est en mouvement, religion, philosophie, science, politique, avec des périodes de déclin mais aussi avec des périodes de réveil. (Applaudissements à l’extrême gauche et sur divers bancs.).
C’est que, voyez-vous, il est temps d’aboutir, il est temps de se poser le grand problème. Comment arriverez-vous à la conciliation, à la coopération de ces forces, de ces races, qui ne sont encore, il faut bien le dire, que juxtaposées sur le sol de l’Afrique ? Il y a là deux grandes forces, et ce n’est pas en écrasant l’une ou l’autre que vous ferez l’ordre et la paix. Il y a ces Jeunes Tunisiens qui rêvent, pour leur race et pour leur peuple, un développement dans le sens moderne. Je crois que ceux-là savent bien que, dans leurs traditions et dans le Coran même, il y a, à côté des forces de fanatisme et des affirmations de guerre, de grandes paroles magnifiques de continuité humaine et de tolérance… »
Jacques Brel nous interpella : « Demandez-vous belle jeunesse/Le temps de l’ombre d’un souvenir/Le temps de souffle d’un soupir/Pourquoi ont-ils tué Jaurès ? »
En effet, pour ses idées généreuses, comme Samuel Paty, Jean Jaurès fut assassiné le 31 juillet 1914 (un vendredi aussi) par un dénommé Villain alors qu’il dînait, presque en terrasse, au café du Croissant à Paris. Incroyable, bien qu’il eût reconnu son crime, l’assassin, au lendemain de l’armistice, fut acquitté à l’unanimité moins une voix, avant d’être assassiné par des anarchistes à Ibiza en 1936.
C’est lourd tout ça : allez, petite respiration musicale avec le clip de la chanson de Brel adaptée merveilleusement par le groupe Zebda constitué d’artistes de la ville de La Dépêche et majoritairement issus de l’immigration. À étudier dans tous les établissements scolaires !

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Jules Ferry, considéré comme l’instigateur de l’école publique laïque, gratuite et obligatoire, rédigea, alors qu’il était ministre de l’instruction publique, lui aussi, une Lettre aux instituteurs datée du 27 novembre 1883 :

Monsieur l’instituteur,
L’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues, après la première expérience que vous venez de faire du régime nouveau.
Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tient le plus au cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique. Vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement; et, pour y mieux réussir, vous me permettez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir, à cet égard, tout votre devoir, et rien que votre devoir.
La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire: d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique.
L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a en pour premier objet de séparer l’école de l’Eglise, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et es élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus: celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu tous.
Mais il v a autre chose dans la loi du 28 mars: elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral; c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du calcul.
En vous conférant de telles fonctions, le Parlement s’est-il trompé? A-t-il trop présumé de vos forces, de votre bon vouloir, de votre compétence? Assurément il eût encouru ce reproche s’il avait imaginé de charger tout à coup quatre-vingt mille instituteurs et institutrices d’une sorte de cours ex professo sur les principes, les origines et les fins dernières de la morale. Mais qui jamais a conçu rien de semblable? Au lendemain même du vote de la loi, le Conseil supérieur de l’Instruction publique a pris soin de vous expliquer ce qu’on attendait de vous, et il l’a fait en termes qui défient toute équivoque. Vous trouverez ci-inclus un exemplaire des programmes qu’il a approuvés et qui sont pour vous le plus précieux commentaire de la loi: je ne saurais trop vous recommander de les relire et de vous en inspirer. Vous y puiserez la réponse aux deux critiques opposées qui vous parviennent.
Les uns vous disent: «Votre tâche d’éducateur moral est impossible à remplir.» Les autres: «Elle est banale et insignifiante.» C’est placer le but ou trop haut ou trop bas. Laissez-moi vous expliquer que la tâche n’est ni au-dessus de vos forces ni au-dessous de votre estime; qu’elle est très limitée, et pourtant d’une grande importance; extrêmement simple, mais extrêmement difficile.
Vous n’avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes gens. Et, quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre; vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel Evangile: le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mette en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille: parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge.
Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire; sinon, parlez hardiment car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que vous exposer à la franchir: vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on? Des discours? des dissertations savantes? de brillants exposés, un docte enseignement?
Non La famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique, que vous pouvez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur.
Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à démontrer, mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur ces jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivrez avec eux et devant eux. On a osé prétendre pour vous que, d’ici à quelques générations, les habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé attestent les bons effets de vos leçons de morale.
Ce sera dans l’histoire honneur particulier pour notre corps enseignant d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion qu’il y a dans chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer, en quelque sorte, d’élever autour d’elle le niveau des mœurs. Ce rôle est assez beau pour que vous n’éprouviez nul besoin de l’agrandir. D’autres se chargeront plus tard d’achever l’œuvre que vous ébauchez dans l’enfant et d’ajouter à l’enseignement primaire de la morde un complément de culture philosophique ou religieuse. Pour vous, bornez-vous à l’office que la société vous assigne et qui a aussi sa noblesse: posez dans l’âme des enfants les premiers et solides fondements de la simple moralité.
Dans une telle œuvre, vous le savez, Monsieur, ce n’est pas avec des difficultés de théorie et de haute spéculation que vous avez à vous mesurer; c’est avec des défauts, des vices, des préjugés grossiers. Ces défauts, il ne s’agit pas de les condamner —tout le monde ne les condamne-t-il pas? —mais de les faire disparaître par une succession de petites victoires, obscurément remportées. Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et retenu vos leçons il faut surtout que leur caractère s’en ressente: ce n’est donc pas dans l’école, c’est surtout hors de l’école qu’on pourra luger ce qu’a valu votre enseignement. Au reste, voulez-vous en juger par vous-même, dès à présent, et voir si votre enseignement est bien engagé dans cette voie, la seule bonne: examinez s’il a déjà conduit vos élèves à quelques réformes pratiques.
Vous leur avez parlé, par exemple, du respect de la loi si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe, de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de braconnage, vous n’avez rien fait encore; la leçon de morale n’a pas porté, ou bien vous leur avez expliqué ce que c’est que la justice et que la vérité en sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que de la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit en leur faveur?
Vous avez flétri l’égoïsme et fait l’éloge du dévouement: ont-ils, le moment d’après, abandonné un camarade en péril pour ne songer qu’à eux-mêmes? Votre leçon est à recommencer. Et que ces rechutes ne vous découragent pas! Ce n’est pas l’œuvre d’un jour de former ou de déformer une âme libre. Il y faut beaucoup de leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues mais il v faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des habitudes.
Les enfants ont en morale, un apprentissage à faire, absolument comme pour la lecture ou le calcul. L’enfant qui sait reconnaître et assembler des lettres ne sait pas encore lire; celui qui sait les tracer l’une après l’autre ne sait pas écrire. Que manque-t-il à l’un ou à l’autre? La pratique, l’habitude, la facilité, la rapidité et La sûreté de l’exécution. De même, l’enfant qui répète les premiers préceptes d’instinct; alors seulement, la morale aura passé de son esprit dans son cœur, et elle passera delà dans sa vie; il ne pourra plus la désapprendre.
De ce caractère tout pratique de l’éducation morale à l’école primaire, il me semble facile de tirer les règles qui doivent vous guider dans le choix de vos moyens d’enseignement. Une seule méthode vous permettra d’obtenir les résultats que nous souhaitons. C’est celle que le Conseil supérieur vous a recommandée; peu de formules, peu d’abstractions, beaucoup d’exemples et surtout d’exemples pris sur le vif de la réalité. Ces leçons veulent un autre ton, une autre allure que tout e reste de la classe, je ne sais quoi de plus personnel, de plus intime, de plus grave. Ce n’est pas le livre qui parle, ce n’est même plus le fonctionnaire c’est, pour ainsi dire, le père de famille, dans toute la sincérité de sa conviction et de son sentiment.
Est-ce à dire qu’on puisse vous demander de vous répandre en une sorte d’improvisation perpétuelle, sans aliment et sans appui du dehors? Personne n’y a songé, et, bien loin de vous manquer, les secours extérieurs qui vous sont offerts ne peuvent vous embarrasser que par leur richesse et leur diversité. Des philosophes et des publicistes, dont quelques-uns comptent parmi les plus autorisés de notre temps et de notre pays, ont tenu à honneur de se faire vos collaborateurs: ils ont mis à votre disposition ce que leur doctrine a de plus pur et de plus élevé. Depuis quelques mois, nous voyons grossir presque de semaine en semaine le nombre des manuels d’instruction morale et civique. Rien ne prouve mieux le prix que l’opinion publique attache à l’établissement d’une forte culture morale par l’école primaire. L’enseignement laïque de la morale n’est donc estimé ni impossible, ni inutile, puisque la mesure décrétée par le législateur a éveillé aussitôt un si puissant écho dans le pays.
C’est ici cependant qu’il importe de distinguer de plus près entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’enseignement moral, qui est obligatoire, et les moyens d’enseignement, qui ne le sont pas. Si quelques personnes, peu au courant de la pédagogie moderne, ont pu croire que nos livres scolaires d’instruction morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau, c’est là une erreur que ni vous, ni vos collègues, n’avez pu commettre. Vous savez trop bien que, sous le régime de libre examen et de libre concurrence qui est le droit commun en matière de librairie classique, aucun livre ne vous arrive imposé par l’autorité universitaire. Comme tous les ouvrages que vous employez, et plus encore que tous les autres, le livre de morale est entre vos mains un auxiliaire et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y asservir.
Les familles se méprendraient sur le caractère de votre enseignement moral, si elles pouvaient croire qu’il réside surtout dans l’usage exclusif d’un livre même excellent. C’est à vous de mettre la vérité morale à la portée de toutes les intelligences, même de celles qui n’auraient pour suivre vos leçons le secours d’aucun manuel; et ce sera le cas tout d’abord dans le cours élémentaire. Avec de tout jeunes enfants qui commencent seulement à lire, un manuel spécial de morale et d’instruction civique serait manifestement inutile. A ce premier degré, le Conseil supérieur vous recommande, de préférence à l’étude prématurée d’un traité quelconque, ces causeries familières dans la forme, substantielles au fond, ces explications à la suite des lectures et des leçons diverses, ces mille prétextes que vous offrent la classe et la vie de tous les jours pour exercer le sens moral de l’enfant.
Dans le cours moyen, le manuel n’est autre chose qu’un livre de lecture qui s’ajoute à ceux que vous connaissez déjà. Là encore, le Conseil, loin de vous prescrire un enchaînement rigoureux de doctrines, a tenu à vous laisser libre de varier vos procédés d’enseignement: le livre n’intervient que pour vous fournir un choix tout fait de bons exemples. de sages maximes et de récits qui mettent la morale en action. Enfin, dans le cours supérieur, le livre devient surtout un utile moyen de réviser, de fixer et de coordonner; c’est comme le recueil méthodique des principales idées qui doivent se graver dans l’esprit du jeune homme.
Mais, vous le voyez, à ces trois degrés, ce qui importe, ce n’est pas l’action du livre, c’est la vôtre; il ne faudrait pas que je livre vînt en quelque sorte, s’interposer entre vos élèves et vous, refroidir votre parole, en émousser l’impression sur l’âme des élèves. Le livre est fait pour vous, et non vous pour le livre, il est votre conseiller et votre guide, mais c’est vous qui devez rester le guide et le conseiller par excellence de vos élèves.
Pour donner tous les moyens de nourrir votre enseignement personnel de la substance des meilleurs ouvrages, sans que le hasard des circonstances vous entraîne exclusivement à tel ou tel manuel, je vous envoie la liste complète des traités d’instruction morale ou d’instruction civique qui ont été, cette année, adoptés par les instituteurs dans les diverses académies; la bibliothèque pédagogique du chef-lieu du canton les recevra du ministère, si elle ne les possède déjà, et les mettra à votre disposition. Cet examen fait, vous restez libre ou de prendre un de ces ouvrages pour en faire un des livres de lecture habituelle de la classe; ou bien d’en employer concurremment plusieurs, tous pris, bien entendu, dans la liste générale ci-incluse ou bien encore, vous pouvez vous réserver de choisir vous-même, dans différents auteurs, des extraits destinés à être lus, dictés, appris. Il est juste que vous ayez à cet égard autant de liberté que vous avez de responsabilité. Mais, quelque solution que vous préfériez, je ne saurais trop vous je dire, faites toujours bien comprendre que vous mettez votre amour-propre, ou plutôt votre honneur, non pas à adopter tel ou tel livre, mais à faire pénétrer profondément dans les générations l’enseignement pratique des bonnes règles et des bons sentiments.
Il dépend de vous, Monsieur, j’en ai la certitude, de hâter par votre manière d’agir le moment où cet enseignement sera partout non pas seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé comme il mérite de l’être. Les populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas longtemps à l’expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront vu à l’œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n’avez d’autre arrière-pensée que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l’effet, que leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d’obéissance, plus de goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d’une incessante amélioration morale, alors la cause de l’école laïque sera gagnée le bon sens du père et le cœur de la mère ne s’y tromperont pas, et ils n’auront pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’ils vous doivent d’estime, de confiance et de gratitude.
J’ai essayé de vous donner, Monsieur, une idée aussi précise que possible d’une partie de votre tâche qui est, à certains égards, nouvelle, qui de toutes est la plus délicate; permettez-moi d’ajouter que c’est aussi celle qui vous laissera les plus intimes et les plus durables satisfactions. Je serais heureux si j’avais contribué par cette lettre à vous montrer toute l’importance qu’y attache le gouvernement de la République, et si Je vous avais décidé à redoubler d’efforts pour préparer à notre pays une génération de bons citoyens.
Recevez, Monsieur l’Instituteur, l’expression de ma considération distinguée.
Petite taquinerie en notre époque de féminisme outrancier, Jules adressait nommément sa circulaire à « monsieur l’instituteur », même si dans le corps de son texte, la gente féminine enseignante est citée.
Ici encore, on risque de tirer des conclusions trop hâtives en sortant le texte du contexte de son époque. Jules Ferry enjoignait d’être prudent en matière de religion (voir passage en gras) pour ne pas détourner certains parents de l’école républicaine. Fallait-il y voir une invitation à ne pas aborder les sujets qui fâchent, évidemment pas.

dessin de presse 2dessin de presse 1l'étranger de Camus

Autre séquence émouvante de l’hommage de la Sorbonne fut la lecture de la lettre d’Albert Camus qu’il envoya à son instituteur, au lendemain d’avoir obtenu le Prix Nobel de littérature :
Cher Monsieur Germain,
J’ai laissé s’éteindre un peu le bruit qui m’a entouré tous ces jours-ci avant de venir vous parler un peu de tout mon cœur. On vient de me faire un bien trop grand honneur, que je n’ai ni recherché ni sollicité. Mais quand j’ai appris la nouvelle, ma première pensée, après ma mère, a été pour vous.
Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé.
Je ne me fais pas un monde de cette sorte d’honneur mais celui-là est du moins une occasion pour vous dire ce que vous avez été, et êtes toujours pour moi, et pour vous assurer que vos efforts, votre travail et le cœur généreux que vous y mettiez sont toujours vivants chez un de vos petits écoliers qui, malgré l’âge, n’a pas cessé d’être votre reconnaissant élève.
Je vous embrasse, de toutes mes forces.
On ne saurait la séparer de la réponse de « son bon maître », beaucoup moins connue, mais tout aussi belle, émouvante et édifiante, avec « son mal qu’il éprouve en tant qu’instituteur laïc » :
30 Avril 1959
Mon cher petit,
(…) Je ne sais t’exprimer la joie que tu m’as faite par ton geste gracieux ni la manière de te remercier. Si c’était possible, je serrerais bien fort le grand garçon que tu es devenu et qui restera toujours pour moi « mon petit Camus».
(…) Qui est Camus ? J’ai l’impression que ceux qui essayent de percer ta personnalité n’y arrivent pas tout à fait. Tu as toujours montré une pudeur instinctive à déceler ta nature, tes sentiments. Tu y arrives d’autant mieux que tu es simple, direct. Et bon par-dessus le marché ! Ces impressions, tu me les a données en classe. Le pédagogue qui veut faire consciencieusement son métier ne néglige aucune occasion de connaître ses élèves, ses enfants, et il s’en présente sans cesse. Une réponse, un geste, une attitude sont amplement révélateurs. Je crois donc bien connaître le gentil petit bonhomme que tu étais, et l’enfant, bien souvent, contient en germe l’homme qu’il deviendra. Ton plaisir d’être en classe éclatait de toutes parts. Ton visage manifestait l’optimisme. Et à t’étudier, je n’ai jamais soupçonné la vraie situation de ta famille, je n’en ai eu qu’un aperçu au moment où ta maman est venue me voir au sujet de ton inscription sur la liste des candidats aux Bourses. D’ailleurs, cela se passait au moment où tu allais me quitter. Mais jusque-là tu me paraissais dans la même situation que tes camarades. Tu avais toujours ce qu’il te fallait. Comme ton frère, tu étais gentiment habillé. Je crois que je ne puis faire un plus bel éloge de ta maman.
J’ai vu la liste sans cesse grandissante des ouvrages qui te sont consacrés ou qui parlent de toi. Et c’est une satisfaction très grande pour moi de constater que ta célébrité (c’est l’exacte vérité) ne t’avait pas tourné la tête. Tu es resté Camus: bravo. J’ai suivi avec intérêt les péripéties multiples de la pièce que tu as adaptée et aussi montée: Les Possédés. Je t’aime trop pour ne pas te souhaiter la plus grande réussite: celle que tu mérites.
Malraux veut, aussi, te donner un théâtre. Je sais que c’est une passion chez toi. Mais.., vas-tu arriver à mener à bien et de front toutes ces activités ? Je crains pour toi que tu n’abuses de tes forces. Et, permets à ton vieil ami de le remarquer, tu as une gentille épouse et deux enfants qui ont besoin de leur mari et papa. A ce sujet, je vais te raconter ce que nous disait parfois notre directeur d’Ecole normale. Il était très, très dur pour nous, ce qui nous empêchait de voir, de sentir, qu’il nous aimait réellement. « La nature tient un grand livre où elle inscrit minutieusement tous les excès que vous commettez.» J’avoue que ce sage avis m’a souventes fois retenu au moment où j’allais l’oublier. Alors dis, essaye de garder blanche la page qui t’est réservée sur le Grand Livre de la nature.
Andrée me rappelle que nous t’avons vu et entendu à une émission littéraire de la télévision, émission concernant Les Possédés. C’était émouvant de te voir répondre aux questions posées. Et, malgré moi, je faisais la malicieuse remarque que tu ne te doutais pas que, finalement, je te verrai et t’entendrai. Cela a compensé un peu ton absence d’Alger. Nous ne t’avons pas vu depuis pas mal de temps…
Avant de terminer, je veux te dire le mal que j’éprouve en tant qu’instituteur laïc, devant les projets menaçants ourdis contre notre école. Je crois, durant toute ma carrière, avoir respecté ce qu’il y a de plus sacré dans l’enfant: le droit de chercher sa vérité. Je vous ai tous aimés et crois avoir fait tout mon possible pour ne pas manifester mes idées et peser ainsi sur votre jeune intelligence. Lorsqu’il était question de Dieu (c’est dans le programme), je disais que certains y croyaient, d’autres non. Et que dans la plénitude de ses droits, chacun faisait ce qu’il voulait. De même, pour le chapitre des religions, je me bornais à indiquer celles qui existaient, auxquelles appartenaient ceux à qui cela plaisait. Pour être vrai, j’ajoutais qu’il y avait des personnes ne pratiquant aucune religion. Je sais bien que cela ne plaît pas à ceux qui voudraient faire des instituteurs des commis voyageurs en religion et, pour être plus précis, en religion catholique. A l’École normale d’Alger (installée alors au parc de Galland), mon père, comme ses camarades, était obligé d’aller à la messe et de communier chaque dimanche. Un jour, excédé par cette contrainte, il a mis l’hostie « consacrée» dans un livre de messe qu’il a fermé ! Le directeur de l’École a été informé de ce fait et n’a pas hésité à exclure mon père de l’école. Voilà ce que veulent les partisans de « l’École libre » (libre.., de penser comme eux). Avec la composition de la Chambre des députés actuelle, je crains que le mauvais coup n’aboutisse. Le Canard Enchaîné a signalé que, dans un département, une centaine de classes de l’École laïque fonctionnent sous le crucifix accroché au mur. Je vois là un abominable attentat contre la conscience des enfants. Que sera-ce, peut-être, dans quelque temps? Ces pensées m’attristent profondément.
Sache que, même lorsque je n’écris pas, je pense souvent à vous tous.
Madame Germain et moi vous embrassons tous quatre bien fort. Affectueusement à vous.
Germain Louis

J’ai lu quelque part qu’un tel échange épistolaire d’amour, de conscience et d’intelligence devrait être lu dans toutes les églises et les mosquées. Vœu pieux !
Souffrez qu’à cet instant, je vous livre les paroles touchantes prononcées, lors des obsèques de mon cher professeur de père, par l’ancien curé du bourg venu dire adieu à son ami laïc, « un professeur patriote, républicain et intègre comme l’aurait souhaité Jules Ferry … qui connaissait les chapelles brayonnes mieux que quiconque », ce détail eu égard aux six livres que mon père alors retraité écrivit sur l’histoire et la géographie de sa région d’adoption.
J’ai toujours un pincement au cœur lorsque j’entends quelqu’un rendre hommage à un de ses instituteurs (« maîtres d’école ») ou professeurs qui l’ont profondément marqué au point parfois d’avoir changé sa destinée.
J’ai été témoin privilégié de ces reconnaissances avec les innombrables marques de sympathie voire même d’amour que d’anciennes élèves manifestaient envers ma maman, directrice de cours complémentaire (type d’établissement aujourd’hui disparu qui couvrait la scolarité de la maternelle à la classe de troisième), encore longtemps après la fin de sa carrière. Le jardin familial embaumait des multiples brins de muguet qui lui étaient offerts chaque année. La sonnette, à la porte d’entrée, retentissait fréquemment aux alentours de la fête des mères
À son souhait, le jour du grand départ, j’ai glissé entre ses doigts la carte qu’une de ses élèves, prénommée Monique, lui avait envoyée en 1934 :
« J’ai conscience d’écrire cette carte autant pour moi que pour vous … Cette année, je vais oser ! Je voudrais que les élèves sentent ce qu’il y a de beau en vous comme je l’ai moi-même senti avant de pouvoir l’exprimer.
Vous possédez des qualités plus rares qu’on le croit : cette sensibilité, cette délicatesse, ce souci des autres. Bref, vous savez aimer, secrètement mais bien ! »
Moi-même, je garde une reconnaissance émue, et sans doute plus que cela, envers certains de mes valeureux enseignants : mon institutrice de C.P, Madame Solle-Tourette, qui m’apprit à lire, la si douce Madame Ricard au C.M1, au collège mon professeur de père et M. Ferré qui enseignait les mathématiques et me donna bénévolement de nombreux cours particuliers d’initiation à la langue de Cervantès, M. Vicenty mon inoubliable professeur de Maths Élem au lycée Corneille de Rouen. Ils ne sont plus là pour lire ma gratitude, seul vit encore mon « maître du certif », Monsieur Marrassé, avec lequel j’ai noué une profonde amitié depuis six décennies.
À l’occasion de réalisations de films dits pédagogiques à destination des futurs professeurs, j’ai connu de valeureux instituteurs qui, souvent dans l’ombre loin des réseaux de communication, prodiguaient un enseignement remarquable. J’ai envie de mettre dans la lumière Danielle De Keyzer qui, dans son école des Yvelines, avec Jean son époux, apprit à lire à des générations de gamins avec sa méthode naturelle de lecture-écriture. Nul doute que beaucoup d’entre eux, aujourd’hui adultes, s’en souviennent. À quelques semaines de son départ en retraite, plutôt que vivre sur ses riches acquis, elle imaginait encore au tableau de nouvelles séquences. Je me souviens, lors d’un reportage sur une semaine de classe transplantée en baie de Somme (Âme eighties pourrait chanter Souchon !), de la si belle réflexion d’un écolier interviewé : « c’est comme des vacances … de classe ! » Reconnaissance médiatique, tout de même, l’enseignante fut invitée à présenter sa précieuse méthode, extraits du film à l’appui, dans l’émission Le Cercle de minuit animée par Michel Field, lui-même ancien professeur de philosophie.
Le temps d’une France rurale est révolu, la mobilité géographique et sociale fait que ce type de lien est beaucoup plus difficile à tisser dans la société d’aujourd’hui. Je pense cependant qu’ils perdurent parfois lorsque les enseignants s’inscrivent dans la vie associative, sportive ou culturelle de leur commune.
Pour y avoir baigné dès ma plus tendre enfance, et pour cause, j’ai ainsi vu s’écrire de belles pages de l’école en France qui mériteraient sans doute un billet complet, c’est d’ailleurs pour cela que je fus un témoin d’autant plus attristé de sa lente dégradation constatée au cours des trois dernières décennies. Il ne s’agit pas de stigmatiser le corps et l’âme de la corporation (au sens du texte de Jaurès), une majorité des enseignants font des prodiges, livrés à eux-mêmes, pas ou mal soutenus par leur hiérarchie, en manque de considération dans notre société sans repères.
Mais bien que l’on nous demande de vivre masqué, les langues se délient, on n’a plus le droit de cacher ou nier les dérives, l’autocensure, le « pas de vague » trop en vigueur dans l’institution.
La formation des enseignants a souvent régressé au point même qu’elle disparut quasi complètement sous les années sarkozistes.
J’ai entendu, ces jours-ci, plusieurs enseignants qui avouaient n’avoir reçu aucune information sur la laïcité au cours de leur formation à l’I.U.F.M. Pourtant cela ne va pas de soi, le contexte de sécularisation du catholicisme face à la IIIème République conquérante n’était en rien comparable à celui de l’islamisme actuel.
Les outils existaient souvent : dès 1983, Alain Savary créait le Centre de liaison de l’Enseignement et des Moyens d’Information (CLEMI) pour « promouvoir par des actions de formation l’utilisation pluraliste des moyens d’information dans l’enseignement afin de favoriser une meilleure compréhension par les élèves. Je me souviens d’avoir assisté, au début des années 1980, à une rencontre de Plantu, dessinateur du quotidien Le Monde, avec des élèves d’un collège des Yvelines, autour du dessin de presse.
En 2002, année de naissance de l’assassin de Samuel Paty, Régis Debray rendit un rapport sur l’enseignement du fait religieux à l’école. Dans l’académie de Versailles, j’appartins à l’équipe chargée de filmer l’intégralité d’un séminaire « Faits religieux et Laïcité aujourd’hui », cinq jours de tournage, trente heures de conférences avec notamment celles de Régis Debray en personne, Luc Ferry alors ministre de l’Éducation, et Alexandre Adler. De ce riche matériau, finit péniblement (!) par sortir, un dvd dont je ne sais pas trop ce qu’il advint, pas grand chose je crains.
L’institution s’est organisée de telle façon que proviseurs de lycée et principaux de collège sont trop souvent dans une logique carriériste. Certains ont fui parfois l’enseignement présentiel face aux élèves pour se réfugier dans la quiétude de leur bureau. Pour faire bonne figure dans la hiérarchie, il faut donner l’impression que tout va bien dans l’établissement quitte à étouffer ou taire les incidents. J’étais souvent surpris de voir certains établissements figurer en tête de liste du classement annuel des meilleurs lycées publié dans les enquêtes d’hebdomadaires. Cela me fait si mal que je n’ai pas envie de développer ici certains faits dont j’ai été témoin.
Trop souvent, la parole de l’enseignant ne vaut pas plus (voire moins) que celle de l’élève en défaut et de ses parents, ces fameux « géniteurs d’apprenants ». Comme on a découvert en ce temps de pandémie qu’elle possédait des millions d’épidémiologistes, infectiologues et virologues, la société française dispose de millions de « pédagogues ». Les syndicats et les partis politiques ont leur part de responsabilité souvent pour de basses raisons de clientélisme.

dessin de presse 3

Il me semble que ce qui s’est passé à Conflans au sein du collège n’était pas complètement limpide et que Samuel Paty était soucieux de la tournure que prenait « l’incident » des caricatures. On évoque « mollement » la visite que lui aurait rendue un inspecteur pédagogique pour lui « rappeler les règles de laïcité et neutralité ».
Devant une telle démission de leur hiérarchie, certains profs, moins « courageux et ambitieux » (encore au sens du texte de Jaurès) se résignèrent peu à peu à pratiquer l’autocensure ou éviter les sujets brûlants.
Il ne s’agit plus de les condamner mais, au contraire, les soutenir, les aider, leur redonner confiance. Afin de briser le miroir de nos lâchetés, la communauté éducative dans toutes ses composantes doit s’engager unie. Dans cette bataille culturelle de très longue haleine, il faut aussi obliger les réseaux sociaux à réguler l’incitation au lynchage, démanteler les officines de désinformation.
La tâche est abyssale mais tellement exaltante.
J’ai le sentiment que l’on a parfois dédaigné l’enseignement moral et civique, peut-être même simplement parce qu’on le trouvait à juste raison peut-être passéiste, infantilisant, plus en phase avec la société. Bien évidemment, ce ne devait plus être le temps caricatural aujourd’hui des « cours ou leçons de morale », des maximes écrites au tableau.
Il me semble que les grands-parents et parents des gens de ma génération vécurent des périodes très sombres qui structurèrent leur personnalité au sein de la nation.
J’ai déjà évoqué ces anecdotes « d’un autre temps », ainsi mon grand-père maternel, hussard noir dans toute sa splendeur, qui, un dimanche de janvier 1918, planta un « arbre de Verdun » dans la cour de l’école dont il était directeur. Voici ce que relata lyriquement la presse locale :
« Le prélude de la cérémonie est un chœur « Aux héros de la Grande Guerre » chanté par les enfants des écoles, puis la récitation de quelques poésies de circonstance.
Puis, c’est une émouvante conférence par l’Instituteur, Monsieur Roulland : un historique clairement ordonné, vivant et coloré, de la gigantesque bataille de Verdun, où la France, un moment en danger, fut sauvée par l’indomptable héroïsme et le sublime sacrifice de ses soldats.
L’orateur en retrace les épisodes avec une émotion communicative, et, dans une belle inspiration, il convie l’assistance à se joindre à lui pour envoyer une pensée d’encouragement et un hommage d’affection reconnaissante aux braves combattants qui poursuivent intrépidement leur veillée dans les tranchées, aux infortunés prisonniers qui attendent dans les camps allemands l’heure de la délivrance, aux blessés qui souffrent dans les hôpitaux, aux mutilés qui ont donné au pays un gage douloureux de leur dévouement.
M. Roulland évoque aussi avec cœur le deuil des familles qui ont des morts, les angoisses de celles qui ont des disparus. Enfin, se tournant vers l’Est, il invite les jeunes enfants à porter souvent leur pensée vers ces territoires dont le sol abrite les restes de tant de héros. Le « Marronnier de Verdun » qu’on vient de planter sous leurs yeux, devra leur rappeler à tout jamais ces gloires, et aussi la barbarie de nos ennemis, coupables de si odieuses destructions. Au printemps, ses fleurs rouges symboliseront le sang si abondamment versé par leurs aînés, pour faire d’eux, des hommes et des femmes libres. Et, quand à l’automne, ses feuilles tomberont et s’éparpilleront sur le sol, ils penseront à ceux qui sont tombés là-bas, aux héros de la Grande Guerre, si prématurément fauchés pour leur permettre, à eux, de vivre en paix. »
Ma maman, une élève de 10 ans, assistait à cette cérémonie patriotique.
Mon père avait 4 ans lorsque, le 2 août 1914, les cloches de son village de Picardie sonnèrent le tocsin tandis que ses parents coupaient la javelle derrière la ferme familiale. C’était la mobilisation générale, il regarda son père abandonner son champ. Il ne le reverrait que quatre ans plus tard et … pour peu de temps !
À défaut de l’avoir connue, mon frère aîné me confia des souvenirs de la période de l’Occupation durant laquelle une partie des locaux du Cours Complémentaire de Seine-Inférieure (à l’époque !) qu’animaient mes parents furent réquisitionnés comme casernement de troupes allemandes. Le réfectoire laissa place à leur bureau postal, une classe fut transformée en salle de soins, les cours de récréation étaient le théâtre d’exercices de blindés allemands. L’enseignement ne fut nullement sacrifié, et certains cours étaient dispensés dans un café et … à l’école du Sacré-Cœur, il n’était pas temps de « guerre des écoles » !
J’arrête ici car ma chère petite-fille taquine va encore fustiger son aïeul de radoter sur le Moyen-Âge !
Puissent les heures sombres actuelles motiver les enseignants (que je châtie un peu mais aime tant aussi) à accomplir leur noble mission.
Pour leur redonner moral, ainsi qu’une esquisse de sourire, je leur offre une chronique de Cavanna dont je célébrais un hommage pour les cinq ans de sa disparition, justement dans l’amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne. Elle pourrait être étudiée en classe.
– Quel est le grand principe sur lequel se fonde la laïcité ?
– La liberté de conscience
– Qui consiste en quoi ?
– En ce que chacun peut adopter la religion qui lui convient le mieux tout en laissant ses voisins en faire autant. Ou n’avoir aucune religion.
– Ce principe est-il effectivement en usage et où ?
– Il est en usage dans les pays dotés d’une Constitution démocratique.
– Vous affirmez donc que, dans les pays réputés démocratiques, chacun pratique la religion qu’il s’est librement choisi en toute connaissance de cause ?
– C’est évident.
– C’est faux. La totalité des habitants d’une certaine contrée pratique la même religion, voire la même nuance particulière de la même religion, mis à part quelques groupes minoritaires.
– C’est normal. Ils ont tous la même tradition.
– Vous voulez dire qu’on leur inculque à tous les dogmes d’une religion, et d’une seule.
– C’est la religion de leurs ancêtres.
– Toute religion se proclame seule détentrice de la vérité et affirme que les autres ou bien se trompent, ou bien mentent. Donc pratiquer une religion, c’est réprouver toutes les autres. Une réprobation qui peut aller jusqu’à la haine.
– Toutes les religions proclament leur amour de la paix et de la tolérance.
– « Tolérance » ? vous rendez-vous compte de ce que ce mot contient de condescendance, d’arrogance mal réprimée, de mépris pour celui qui croit à ce que d’autres estiment être des billevesées ineptes et peut-être dangereuses ? Une minorité de croyants non conformes à la foi de la masse de la nation est toujours en danger.
Vous parliez de libre choix. Très bien. Alors, dites-moi à quel moment le citoyen à la recherche d’une croyance dont il estime avoir besoin est-il mis devant ce fameux choix ? La réponse est : jamais. Dans les faits, l’enfant suit les pratiques de ses parents. À aucun moment, on ne lui a demandé son avis, en tout cas jamais il n’a reçu le minimum de renseignements concernant le catalogue des religions qui s’offrent à son besoin de « spiritualité ».
L’enfant hérite tout naturellement des convictions, rituels, usages et explications du monde qui furent ceux de ses parents et de leurs propres parents, et aussi ceux de la masse humaine partageant la même culture.
– S’il fallait, en plus du travail scolaire, imposer aux enfants l’étude, même abrégée, des systèmes religieux, où irions-nous ?
C’est pourtant important, la religion. Tout au moins l’affirme-t-elle. Il y a du salut dans l’éternité, de la conduite morale, des choses qui, si l’on y croit, ont infiniment plus d’importance que toute autre circonstance de la vie d’un être humain. Or, nous venons de le voir, l’appartenance à telle ou telle religion est le fait du pur hasard. Tu nais de l’autre côté de la rue, tu seras musulman ou chrétien. Cela ne devrait-il pas donner à penser ? Minimiser l’importance de la chose ?
– Eh bien, non ! Tout au contraire. Cette répartition de hasard, dont, par cela même, éclate le caractère purement fantasmatique du fait religieux, unit les hommes avec une force terrifiante. Car, outre l’explication du but de la vie, elle est l’affirmation, la preuve tangible du lien qui unit ces hommes. Le patriotisme ou même l’idéal politique commun n’ont jamais réussi à prendre le pas sur le fait religieux ;
Où l’athéisme est-il enseigné ? À quel moment de leurs études les jeunes gens apprennent-ils que tout ce qu’on attribue à l’action d’un créateur s’explique tout aussi bien sans lui ? Aucune structure n’existe qui permettrait de comparer les religions, de juger de leur vraisemblance, de leurs arguments, de leur « logique », aucun cours sommaire de psychologie expliquant pourquoi ce besoin de surnaturel, cette peur de la mort, ce besoin d’un « père » et, surtout, cette recherche d’un mythe commun scellant l’appartenance à du collectif. Le sujet sera superficiellement évoqué en philosophie, sans conclure, évidemment. »
Cavanna, fils de maçon italien immigré, pédagogue jouant sur les mécanismes de logique, raison et savoir, ça vous en bouche un coin ?
J’applaudis comme, dans une indicible émotion, on entendit dans le silence recueilli de la cour de la Sorbonne, les applaudissements lointains du public massé à l’extérieur, à la sortie du cercueil de Samuel Paty.
J’aimerais qu’un enfant de maintenant puisse plus tard, comme j’entendis le cinéaste Yves Robert le dire dans une classe primaire étudiant La Gloire de mon père de Marcel Pagnol : « Une grande partie de ce que je sais, je le dois à mon enfance et ces instituteurs publics qui m’ont emmené sur la route, qui m’ont appris comment avoir le goût de savoir. »
Il poursuivait : « Est-ce que tu lis ? Lis, lis, lis ! Tout est dans les livres ! »
Et voilà que les bras m’en tombent, dans cette nouvelle période de confinement sanitaire, nos gouvernants décident la fermeture des librairies considérant que le livre fait partie des produits « non essentiels » ! Le meilleur avocat de tous ces valeureux libraires indépendants est l’écrivain Sylvain Tesson qui, outre la panthère des neiges, épie aussi la sottise humaine :
https://www.dailymotion.com/video/x7x7cxy
J’ai connu un temps, certes lointain, où l’unique chaîne de télévision diffusait, ce qu’on n’appelait pas encore en « prime time », Lectures pour tous, la première émission littéraire créée et présentée par Pierre Dumayet, Pierre Desgraupes et Max-Pol Fouchet, des légendes du petit écran.
https://www.ina.fr/video/I14248860/pierre-dumayet-presente-lectures-pour-tous-video.html
Fredonnons des lendemains qui chantent avec la merveilleuse Juliette Gréco et son impeccable diction, interprétant ici La Rose et le Réséda, le grand poème de Louis Aragon mis en musique par … Bernard Lavilliers :

« Qu’importe comment s’appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l’un fût de la chapelle
Et l’autre s’y dérobât
Celui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas »

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« L’innocent qu’on tue, je ne m’habitue pas ». Allez, on s’y met pour de bon cette fois? Courage et ambition, « pour qu’à la saison nouvelle mûrisse un raisin muscat … » !

* http://encreviolette.unblog.fr/2015/01/17/ma-marche-republicaine-du-11-janvier-2015/
** http://encreviolette.unblog.fr/2015/12/17/et-vous-comment-ca-va-depuis-le-13-novembre/

Publié dans:Ma Douce France |on 5 novembre, 2020 |5 Commentaires »

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