Bal(l)ades stéphanoises avec Lionel Bourg
Je rassure certains de mes lecteurs, il n’y eut pas que le vélo dans ma vie estivale. D’ailleurs, pour être exact, j’avais rédigé mes billets consacrés aux Tours de France de ma jeunesse, bien avant l’été, ignorant alors qu’ils feraient patienter les mordus de la petite reine privés de leur fête de juillet pour cause de coronavirus.
Moqueur, je vous ai cependant encore taquinés avec mes « en-cyclopédies »* en vous faisant partager ma lecture de Socrate à vélo, le jubilant Tour de France des philosophes imaginé par le coureur professionnel Guillaume Martin, ainsi que quelques chansons que le poète slameur Michel Dréano dédie au vélo.
Aujourd’hui, je vous promets de faire pédale douce …encore qu’il soit malaisé de remiser complètement le vélo au clou avec l’auteur d’une de mes récentes lectures.
Vous le connaissez peut-être puisque je vous avais fait part du plaisir que m’avait procuré son livre L’échappée**, un émouvant témoignage de son enfance compliquée heureusement illuminée par les envols d’un « ange de la montagne », le légendaire coureur cycliste Charly Gaul, … eh oui, on ne s’échappe pas comme ça de la passion du vélo de l’écrivain Lionel Bourg.
De mon billet qu’il découvrit incidemment, naquit une correspondance épisodique et amicale qui, je dois bien l’avouer, tournait principalement autour de considérations vélocipédiques, mais avait probablement ses racines dans une connivence d’enfants de la même génération ayant trempé une plume sergent-major dans l’encre violette.
Intrigué par cet écrivain distingué notamment par un prix « Loin du marketing », il était temps que je m’échappe à mon tour pour randonner dans ses paysages littéraires. Sur ses conseils, j’ai donc choisi de commencer par C’est là que j’ai vécu, un de ses plus récents ouvrages, publié par une maison d’édition au nom insolite de Quidam qui me rappelle une chanson de Guy Béart :
« Il était simple quidam
Son père était quidam
Son frère était quidam
Et lui était quidam aussi… »
Je ne serais pas étonné que Lionel Bourg l’eût fredonnée dans sa jeunesse morose, tant, à travers la radio, l’univers du music-hall participa à son éveil. C’est l’instant de rendre hommage à Juliette Gréco à qui Béart fit le magnifique cadeau de sa chanson Il n’y a plus d’après. « (Si) tu t’imagines xa va xa va xa » vait été le premier concert de ma vie auquel j’ai assisté, à dix ans, à l’Olympia … Ma première fois avec la « jolie môme » !
J’y reviens, ça me plait bien cette idée de quidam, de piéton anonyme, nous promenant au rythme de ses errances, ses humeurs, ses souvenirs, son imagination aussi.
Le titre du livre est emprunté à La vie antérieure, un sonnet de Charles Baudelaire :
« J’ai longtemps habité sous de vastes portiques
Que les soleils marins teignaient de mille feux
Et que leurs grands piliers, droits et majestueux,
Rendaient pareils, le soir, aux grottes basaltiques.
Les houles, en roulant les images des cieux,
Mêlaient d’une façon solennelle et mystique
Les tout-puissants accords de leur riche musique
Aux couleurs du couchant reflété par mes yeux.
C’est là que j’ai vécu dans les voluptés calmes,
Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs
Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs,
Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes,
Et dont l’unique soin était d’approfondir
Le secret douloureux qui me faisait languir. »
Le poète puisait son inspiration dans les paysages exotiques des Indes pour exposer sa vision de l’Idéal et justifier son spleen.
Lionel Bourg nous invite avec érudition et humour à un voyage dans sa ville, certes moins exotique (encore que !) : Saint-Étienne.
Saint-Etienne est une des rares grandes villes que je n’ai jamais traversées, à l’occasion de mes multiples pérégrinations hexagonales. J’ai retenu de mon enfance qu’elle s’arrogeait le titre d’être la plus haute ville française en altitude, un peu abusivement peut-être, le tout étant de savoir où l’on place le curseur du nombre d’habitants.
Ma précoce passion pour le sport se nourrissait, dans les années 1950, de photographies en noir et blanc ou sépia, lumineuses au soleil du dimanche après-midi, de l’ancien stade Geoffroy Guichard avec, en arrière-plan, les hautes cheminées d’une aciérie. C’était l’époque, avant la légende « des Verts », des frères Tylinski fils d’immigrés polonais, du Camerounais Eugène N’Jo Léa, futur diplomate à l’origine du premier syndicat des footballeurs professionnels, de l’Algérien Rachid Mekhloufi qui rejoignit en 1958 l’équipe du F.L.N., de Claude Abbes gardien de but de l’équipe de France lors de la Coupe du Monde en Suède, emmenés par Jean Snella un remarquable entraîneur humaniste et pédagogue.
Et puis, au milieu des seventies, Saint-Étienne, ce fut aussi la chanson réaliste et poétique de Bernard Lavilliers extraite de l’album Le Stéphanois.
« On n’est pas d’un pays mais on est d’une ville
Où la rue artérielle limite le décor
Les cheminées d’usine hululent à la mort
La lampe du gardien rigole de mon style
La misère écrasant son mégot sur mon cœur
A laissé dans mon sang la trace indélébile
Qui a le même son et la même couleur
Que la suie des crassiers du charbon inutile
Les forges de mes tempes ont pilonné les mots
J’ai limé de mes mains le creux des évidences
Les mots calaminés crachent des hauts-fourneaux
Mes yeux d’acier trempé inventent le silence … »
Lionel Bourg n’est pas natif de Saint-Étienne, il a vu le jour, non loin de là, à Saint-Chamond, comme l’homme d’État Antoine Pinay inspirateur du nouveau franc, et l’ouvrier François Claudius Koënigstein dit Ravachol le « Rocambole de l’anarchisme ». Le second l’a sans doute plus imprégné.
« Votre serviteur [qui] se colletait à Saint-Chamond avec les tandems diaboliques de l’Éducation Nationale, André Lagarde et son acolyte, Laurent Michard, Albert Malet et Jules Isaac, Carpentier et sa londonienne moitié, méticuleuse, maniaque, l’irremplaçable miss Fialip » ne connut les pupitres du lycée Claude Fauriel, « parangon de toute dignité scolaire à la ronde », qu’à l’occasion des épreuves du baccalauréat. Je me permets d’y ajouter Castex (non pas notre premier ministre) et Surer pour leur « manuel des études littéraires françaises », un par siècle.
Dans un coin de ma bibliothèque, dorment encore quelques-uns de ces manuels mythiques. Lionel piquant ma curiosité, je les ai réveillés. Ils m’ont semblé tellement moins fastidieux qu’à mon époque lycéenne.
« Ecrire sur une ville, sa ville, n’a de sens à cette aune que si l’on s’extirpe de ramifications fallacieuses, l’imbroglio des lignages, la mangrove asphyxiante où l’on barbote avec les siens sans réussir à sectionner le nœud de vipères généalogiques auquel on doit un nom, une carte d’identité, cette nasse, ou ce terreau, cette patrie résolument perverse de qui parcourt toujours la même circonférence, n’établissant au mieux qu’une appartenance illusoire. Autre chose se joue. Rapport au monde, esquisse ou geste du voyageur surmontant d’un caillou le cairn de ses prédécesseurs, il se pourrait que les lignes tracées quotidiennement par le calligraphe, qu’il rature, biffe, amende, oblitère d’annotations rayées d’un trait rageur dès le lendemain, n’aient pour but que de capter les ocelles d’or incluses dans le chatoiement de l’éclairage municipal. Boulot de peintre, en somme… »
Lionel Bourg peint sacrément bien « sa » ville où, dans l’inconscient de beaucoup, du moins le mien, le noir et le gris prédominaient.
Allez savoir pourquoi, dès les premières pages, mon esprit digresse vers la séquence d’anthologie du film Fellini Roma où les ouvriers du métro romain mettent à jour des fresques antiques qui disparaissent à l’air libre.
« Bourg Saint-Étienne » déjoue la narration classique : « Il en va des villes comme du temps. Les strates que l’on y sonde ou, frappées d’amnésie, les zones proscrites comme les friches reconverties en îlots d’habitats conviviaux, cadastrent des espaces farcis de siècles, la fuite éperdue des années et des générations, violentes tantôt, tantôt lymphatiques, s’étoilant per un urbanisme dont la mélancolie suinte à tous les carrefours de l’Histoire … »
Ne vous attendez pas à une randonnée, guide du routard à la main, avec ses bonnes adresses, l’écrivain transcende l’espace-temps géographique et historique avec sa langue si personnelle :
« La géographie ne ment pas.
Elle énumère, élague, codifie, répertorie mais son vocabulaire, la dépression stéphanoise ne déroge pas à la règle, définit avec rigueur les paramètres psychosomatiques des paysages auxquels il adjoint la poésie la plus expressive ».
Lionel Bourg compte (et conte) parmi ces gens passionnants, mais « énervants » aussi (!), pour lesquels même l’insignifiant, le subalterne, l’accessoire constituent sources de bouillonnants propos. Le rien devient tellement … Enrichissant !
« Rien …
Emprunte une voie pas tout à fait innocente –rue des Adieux, allée des roches Noires, impasses de la Paix, du Progrès, rue de la Franche Amitié … pénètre à l’intérieur d’un bistrot, commande une bière … rien , donc. Rien, hormis le sentiment diffus d’être fatigué. Vide, plutôt … »
Il connaît sa ville jusqu’au bout de ses souliers : « Flâne. Improvise une romance ou rêvasse au pied des immeubles qu’éventrent les démolisseurs »…
Il nous emmène « … Rue des Martyrs de Vingré, longtemps unique en France, et que j’aborde… la dégaine apparemment débonnaire, j’ôte mon chapeau à la pensée des conscrits fusillés « pour l’exemple » le 4 décembre 1914… Leurs noms : le caporal Paul Henry Floch et cinq malchanceux biffins, Jean Blanchard, Francique Durantet, Pierre Gay, Claude Pettelet, Jean Quinault… La liste serait longue. Des péquenots, des instits ou des charpentiers, des bidasses gueule béante dans leurs excrétions, les bandes molletières plâtrées de glaise et de merde crayeuse, blessés, cinglés, charcutés, éclopés, crucifiés aux chevaux de frise ou, parmi les rats, la vermine… ».
Il nous donne à lire la lettre écrite par l’un d’eux, Jean Quinault, à sa femme, la veille de son exécution : « C’est fini pour moi. Je n’ai pas le cran. Il nous est arrivé une histoire dans la compagnie. Nous sommes passés 24 au conseil de guerre. Nous sommes 6 condamnés à mort. Moi, je suis dans les 6 et je ne suis pas plus coupable que les camarades, mais notre vie est sacrifiée pour les autres. Dernier adieu, chère petite femme. C’est fini pour moi. Dernière lettre de moi, décédé pour un motif dont je ne sais pas bien la raison. Les officiers ont tous les torts et c’est nous qui sommes condamnés à payer pour eux. Jamais j’aurais cru finir mes jours à Vingré et surtout d’être fusillé pour si peu de chose et n’être pas coupable … »
Et dire qu’au coin de la rue, à la page précédente, l’écrivain, se souvenant de la boutique du disquaire d’autrefois, « susurre, mezzo voce, « Love me Tender ». » !
Je suis emporté et même englouti dans ses flots d’informations, ses ribambelles de digressions historiques, géographiques et poétiques, je lui colle aux basques, je demande grâce … « tu n’as pas soif Lionel ? », que n’ai-je pas dit là, il nous emmène sur les traces de Jean-François Gonon et Rémy Doutre, dans des défuntes goguettes populaires, la Gaieté Gauloise, le Caveau stéphanois, lieux de poésie, de chansons et de libre expression « où les poivrots trinquaient avec les internationalistes ». Pour un peu, je demanderais bien à l’écrivain rebelle d’entonner un couplet de la « chanson plébéienne » La Ricamarie :
« Ils réclamaient leurs droits par une grève immense,
Nos courageux mineurs aux traits noirs mais riants ;
Plus de bras au travail, donc un morne silence
Règne autour de leurs puits, naguère si bruyants.
Mais hélas ! tout à coup la fusillade tonne,
Puis on entend des cris de douleur et d’effroi !
La poudre est en fumée et le clairon résonne,
Onze frères sont morts en réclamant un droit.
Soldats, vous avez tué nos frères sans défense,
Vous êtes des bourreaux… »
Saint-Étienne posséda « son » Hôtel du Nord. Atmosphère : « … Le Maréchal Grouchy but le bouillon le 29 mai 1847, la belle Rachel pour sa part, actrice de son état, et l’inénarrable Jules Barbey d’Aurevilly, insatiable pourfendeur des « Bas-Bleus » (femmes de lettres ndlr), ayant dormi, séparément je présume, en ce même asile, au débotté de leurs occupations réciproques. L’affaire ne cesse de me ravir … » Moi aussi !
« Je marauderai. Filerai place Boivin. Piétinerai des viscères blanchâtres, la Jeanne d’Arc sur son palefroi de bronze, frigorifiée, l’étendard royal déployé devant Dieu, rameutant soudards et catholiques importunés par les senteurs d’Orient du quartier maghrébin. J’aime ce coin. De cachet quasi médiéval, il régit l’une des très parcimonieuses enclaves historiques antérieures à l’essor industriel, si bien que l’église même, la « Grand » de style gothique forézien, ne me répugne pas … j’avoue avoir plus qu’il ne convient effleuré ses blocs de grès arrondis par l’érosion, lesquels transforment l’édifice en viennoiserie d’assez onctueuse texture, voire, délice des délices, en antre douillet dont les coussins, les oreillers ou les poufs minéraux prédisposeraient à des liturgies que la morale réprouve –la maison François Ier, de 1547, complétant harmonieusement le tableau d’un refuge où de prudes immeubles lorgnent avec bienveillance l’allègre brassage de populations à l’œuvre sous leurs fenêtres… Des boucheries halal et des étals de primeurs s’y côtoient tout autour de la pucelle d’Orléans, quelques vieillards en djellaba, qui bradent le persil ou la coriandre, des filles absurdement voilées, d’autres promptes à fusiller les garçons de leurs prunelles enluminées de khôl… »
Bientôt l’écrivain ne s’exprime plus à travers le Je, mais nous implique derrière le On, nous dispensant souvent des pronoms : « On a froid, soudain. N’éprouve que délabrement sans remède. S’inquiète un peu, se demandant si l’on ne singe pas avant échéance les pensionnaires de la maison de retraite voisine, qui se promènent dans le parc de l’établissement, rentrent à la moindre alerte ou, quand le temps le permet, traînent leur hébétude par les carrés de verdure du square limitrophe. Ils progressent à pas lents. Marmonnent. S’essuient le front avec le mouchoir qu’ils ont extrait de leur poche. S’installent sur un banc puis, de l’extrémité de leur canne, dessinent des hiéroglyphes à même le gravier qui recouvre le sol. Certains fredonnent une chanson dont nul ne se souvient. D’autres, que tenaillent des poèmes étudiés à l’école, baragouinent un quatrain pour eux sans grande signification, de Ronsard, de Lamartine, de Marcelline Desbordes-Valmore, les yeux embués de larmes qu’aucun chagrin n’explique :
« Qui me rendra ces jours où la vie a des ailes
Et vole, vole ainsi que l’alouette aux cieux,
Lorsque tant de clarté passe devant ses yeux »
« J’ai vécu d’aimer, j’ai donc vécu de larmes » écrivait la poétesse qu’on surnomma Notre-Dame-des-Pleurs en référence aux nombreux drames qui émaillèrent sa vie.
Il y a un parfum des Vieux de Brel dans cet extrait. Au moins, certains de ces anciens ont gardé quelques bons souvenirs de Lagarde et Michard ! En passant, Lionel le baby boomer, sans être nostalgique acharné du « temps d’avant », égratigne aussi avec bienveillance et humour les d’jeuns avec leurs smartphones, clés USB et cigarettes électroniques.
Devant la moindre placette ou venelle, la moindre sculpture ou enseigne, il exhume des souvenirs, s’engage dans des phrases interminables et riches, déclenche des litanies de noms propres, essentiellement des écrivains, mais pas que, certains anarchistes mais pas que, des peintres …
Moi j’ai aimé le même music-hall que lui : « Marcel Mouloudji, un p’tit coquelicot à la boutonnière, les Frères Jacques, Francesca Solleville, Giani Esposito (ah Le Clown ! ndlr), Graeme Allwright … un récital de Léo Ferré bouta le feu à mon adolescence : j’en ai chialé, et alors ? « Thank you Satan ! », Brassens, Bobby Lapointe (il ouvrait le spectacle de « tonton Georges », submergeant les auditeurs de calembours à tiroirs chantés sur un rythme ébouriffant) … »
« Saint-Étienne n’étant peu ou prou qu’une cité balnéaire incomprise », il arrive à l’auteur de fuir sa ville. Enfourchant alors l’un des chevaux bleus (voir couverture) sculptés par Assan Smati devant la gare, il s’exile vers le XIXème siècle d’après la Commune de Paris, et plus loin encore, à la recherche de la paix avec Jean-Jacques Rousseau : « Dans un âge heureux où rien ne marquait les heures, rien n’obligeait à les compter ; le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement et l’ennui. Sous de vieux chênes vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par degrés sa férocité ; on s’apprivoisait peu à peu les uns avec les autres ; en s’efforçant de se faire entendre, on apprit à s’expliquer … »
Ne vous inquiétez pas, Lionel Bourg aime trop sa ville, il y revient toujours, il y vit même.
Sa passion sportive le démangeait trop, Lionel évoque la Fête du Livre locale à la manière d’une course cycliste : « À Saint-Étienne, les différends entre plumitifs, duels, ordalies, polémiques, jugements de Salomon sous chapiteau lorsque tressaille le mois d’octobre, ne se traitent pas sur le pré mais, Jean-Noël Blanc, Paul Fournel et les émules de Paul de Vivie (alias Vélocio, Stéphanois fondateur des cycles La Gauloise et à l’origine du cyclotourisme en France ndlr) le confirmeraient, à bicyclette.
C’est ainsi que, forçat discrètement caractériel, rouleur sans endurance, grimpeur poussif, pédaleur de charme et de trop grosse complexion pour, les envieux insinuent que ces virtuoses recourent à de déplorables produits prohibés, prétendus rivaliser avec les vainqueurs sur les cimes du Nobel, un Jean-Marie Gustave Le Clézio, un Modiano, j’ai, fourbu, haletant, essayé de tutoyer la roue de Jacques Plaine dès les premières étapes de notre Fête du livre. C’était autant une bonne qu’une mauvaise idée. » Une bonne, Lionel, toi qui écris à l’encre claire !
Pour conclure, on retrouve le « Stéphanois » Bernard Lavilliers, on the road again : « Nous étions jeunes et larges d’épaules/ Bandits joyeux, insolents et drôles/ On attendait que la mort nous frôle ».
La balade (avec deux « l », ce n’est pas un contresens non plus tant la poésie transpire) s’achève avec une épitaphe en forme de publicité macabre : « « BIENTÔT UN NOUVEAU CRÉMATORIUM » promet une feuille municipale. L’article vaut son pesant d’escarbilles : « Pour répondre à la demande croissante de crémation et satisfaire aux exigences environnementales actuelles, le nouveau bâtiment, qui fait l’objet d’attentions particulières en termes de design, confort d’usage et haute qualité environnementale, comportera trois unités de crémation, deux salles de cérémonie, deux espaces de convivialité, et s’adossera à un site cinéraire comprenant un columbarium et une stèle. L’ensemble sera complété par un parking de 95 places et pourra accueillir jusqu’à 3 000 crémations par année. »
C’est le Progrès … édition de la Loire !!!
On a commencé avec Baudelaire dans le titre, j’ai envie de le citer encore à la fin de ma déambulation :
« Étonnants voyageurs ! Quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
Dites, qu’avez-vous vu ? »
Lire l’étonnant voyageur Lionel Bourg, tant les références culturelles pullulent, c’est une ouverture, a minima, vers des recherches sur Wikipédia (!), mais mieux encore, une invitation à d’autres lectures, d’autres auteurs.
Ainsi, son livre refermé, j’ai souhaité découvrir Jean Duperray, fils d’un instituteur et d’une couturière de la région minière. Instituteur lui-même, militant révolutionnaire, jeune compagnon de route de Simone Weil, poète, romancier, il appartient, selon les mots de Lionel Bourg, au « cercle étroit des enchanteurs de la ville ».
Je me suis donc régalé avec ses Harengs frits au sang, Grand Prix de l’Humour noir 1955.
« Roman à intrigue policière pour les uns, chant populaire à la verve fabuleuse pour les autres, qui n’a le goût d’aucun autre (!), du « brutal » comme aurait dit un des tontons flingueurs d’Audiard ! » lis-je en quatrième de couverture.
« … Elle retira la poêle où les harengs fumaient, y versa une goutte d’eau prise dans le seau, bassin de cuivre en main. Ça fusa la vapeur à fumet de hareng, et Suzanne, yeux rouges et tirant sa pochette, se tamponnant le nez dit : « Bon sang que ça sent » -ça sentait en effet. Tout sentait le hareng : les murs, la cheminée, les flaques de lait froid croupissant sur la table, le relent de foin chaud à bouse de l’étable, le vin laissé au fond du litre débouché, les vêtements des gosses furetant dans la cuisine, le rayon de soleil traversant le brouillard de la fumée grisâtre jaillissant de la poêle, les pots de champignons au sel sur le pétrin, le chat noir alléché, queue levée près du poêle allongeant vers le poêle son museau de sagouin, le lit défait trop long, inquiétant dans le coin, ce relent de fermé qui par la porte ouverte descendait de la chambre, sournois dans l’escalier, le long papier à mouches déroulé du plancher avec sa grésillante cargaison engluée. Dans le vieux dressoir bas en vieux bois de noyer vrillait un ver de bois. Un autre bruit aussi vrillait sur ce bruit-là et sur les grésillantes mouch’aux ailes collées. Les enfants tout à coup se turent, le nez levé. Quelque chose gouttait tombant lent du plancher… Un lent cheminement de quelques centimètres suivait la poutr’au centre, au plancher, la plus grosse, zigzaguait lentement à l’envers du plancher, gonflait près des oignons en chapelets pendus en une goutte enflée lentement grossissante toujours alimentée et clo, clo, clo, clapotant sur la table, tombait cloquante en s’écrasant. C’était pur sur fond sombre, comme un gros rubis mou, de ce rouge hypnotique du sang de poulet frais qu’on rôtit à la poêle avec des fines herbes. Suzanne le pensa, en éclair, dans sa tête. Il y en avait partout sur la table étalé en un gros plâtras brun où le plus frais coulait, et les cris des enfants soudain tout déchirèrent … »
Je ne vous en dis pas plus sur cette farce ou plutôt cette « sanquette*** » macabre mais goûteuse.
* http://encreviolette.unblog.fr/2020/08/01/en-cyclopedies-avec-guillaume-martin-et-michel-dreano/
** http://encreviolette.unblog.fr/2015/02/11/lionel-bourg-sechappe-avec-charly-gaul/
*** la sanquette (sanqueta en occitan) est une préparation culinaire d’un gros quart Sud-Ouest de la France, à base de sang. Elle est préparée au moment même de l’abattage de la volaille par une saignée.