Ici la route du Tour de France 1960 (1)
Tant pis pour les réfractaires à la chose, d’ailleurs ça fait du bien de s’aérer à vélo après le confinement : après mon évocation du Tour de France 1950, je fais un saut de dix ans dans le temps pour suivre celui de … oui, 1960, vous comptez bien !
Cependant, en prélude à la Grande Boucle, j’ai envie de flâner le long des « Boucles de la Seine », une course classique très populaire, aujourd’hui disparue, réservée uniquement aux coureurs français, qui se disputait à l’époque, en région parisienne, le dimanche précédant le Tour.
Pour cela, j’ai choisi la compagnie de Robert Barran qui fut un remarquable journaliste de l‘hebdomadaire Miroir-Sprint, après s’être illustré pendant la Seconde Guerre mondiale par des actes de résistance puis avoir emmené le XV du Stade Toulousain au titre de champion de France de rugby 1947. Il fut également chroniqueur aux quotidiens Libération et L’Humanité.
Voici donc ce qu’il écrivait dans un article intitulé À Cœur-Volant, rien d’impossible, référence à la côte, empruntée par les champions, immortalisée sous la neige par le tableau d’Alfred Sisley visible au musée d’Orsay. Avec moi, on se cultive à vélo !
« Cette épreuve des « Boucles de la Seine » est unique en son genre. Elle a d’abord ce privilège inestimable de figurer au calendrier comme dernière classique juste avant le départ du Tour de France. Vous savez comme nous tous, entre autres choses, que de son déroulement dépendait la désignation du quatorzième tricolore. Et Marcel Bidot n’était pas le seul homme inquiet, soucieux, préoccupé. Laissons de côté pour l’instant le cas Rivière. Il y avait aussi et surtout les directeurs des équipes régionales…
Mais, si nous commencions par le commencement. Revenons à ce que nous appellerons le deuxième privilège des « Boucles de la Seine », réussite complète de notre confrère « L’Humanité-Dimanche » avec le concours de « l’Anisette-Ricard » (tout un symbole ! ndlr). Il s’agit ici tout simplement de l’itinéraire. Célébrer à travers la nature les charmes d’aller à bicyclette ramène aux plus pures traditions du cyclisme. De Maisons-Alfort, notre première rencontre avec la Seine se situe à Corbeil où le fleuve est paré d’une multitude de bateaux de pêche faisant guirlande. Puis après avoir une première fois contourné la capitale, c’est l’enchaînement vers Mantes-la-Jolie à travers ces coins pleins de promesses gastronomiques comme « Le Goujon qui frétille », la « Rôtisserie de la Gueulardière » ou « la Mère Biquette » ! Un pont qui saute au-delà de Vernon et c’est le retour tumultueux qui nous ramène de Vernon jusqu’à Poissy parmi ces vallonnements durs aux reins des coureurs qui se nomment La Roche-Guyon, Vétheuil, Limay … »
Les archivistes retiendront la victoire au sprint, au Parc des Princes, de Marcel Rohrbach devant … le jeune Raymond Poulidor déjà fidèle à sa légende d’éternel second.
Une page de l’histoire du cyclisme s’est tournée le 2 janvier 1960 avec la mort du campionissimo Fausto Coppi*, emporté à 41 ans par une malaria contractée lors d’un voyage en Haute-Volta.
Funeste année : au printemps, c’est le prometteur coureur normand Gérard Saint, révélation du Tour 1959, qui décède des suites d’un accident automobile, près du Mans, alors qu’il rentrait de permission militaire.
Albert Camus, prix Nobel de littérature, perd la vie, le 4 janvier 1960, également dans un accident de voiture conduite par son ami Michel Gallimard.
Sur les écrans, sortent À bout de souffle, film de Jean-Luc Godard, emblématique de la Nouvelle Vague, et La Dolce Vita de Federico Fellini, Palme d’or à Cannes cette année-là.
La rivalité Poulidor-Anquetil qui divisera la France des années 60 n’existe pas encore. Pour l’instant, c’est surtout l’ascension de Roger Rivière, recordman du monde de l’heure et champion du monde de poursuite, au firmament du cyclisme, qui défraie les chroniques spécialisées. Lors du Tour de France 1959**, les jalousies franco-françaises entre les cadors de l’équipe de France, Bobet, Anquetil, Geminiani, Rivière, et le régional Henry Anglade, champion de France en titre, avaient profité à l’Aigle de Tolède Federico Bahamontès.
Cette année, Jacques Anquetil, pour échapper à toutes ces susceptibilités, choisit de faire l’impasse sur le Tour et de courir le Giro (Tour d’Italie). Il réussit l’exploit d’être le premier Français à inscrire son nom au palmarès, devançant de 28 secondes l’Italien Gastone Nencini qui, lui, par contre, décide de franchir le Rubicon et de s’aligner dans l’épreuve française.
J’avais treize ans, et mon oncle de Rouen m’emmena sur la place du Vieux-Marché, lieu d’un bûcher de sinistre mémoire, au bien nommé café Le Donrémy, pour admirer, dans une vitrine, le maillot rose, maculé de la boue du Paso di Gavia, rapporté par « mon » champion de sa campagne d’Italie..
Je ne saurais vous dire aujourd’hui quels étaient mes états d’âme : probablement la tristesse que mon idole ne participât pas au Tour, et plus sûrement encore, la crainte que son adversaire hexagonal Roger Rivière ne le supplantât dans le cœur du public en ramenant le maillot jaune à Paris. Les enfants sont sans discernement dans leurs jugements et passions !
Le Tour semble orphelin d’Anquetil et même au sein des journalistes, on doute de l’intérêt de la course, même si Maurice Vidal produit un éditorial plein de pondération dans Miroir-Sprint :
« Il paraît qu’il est archaïque notre Tour de France, qu’il est dépassé. Le fin du fin en la matière, c’est paraît-il, la machine à café et le réfrigérateur, le dentifrice et le cosmétique. Les seigneurs du négoce tenant lieu de fédération sportive, est-ce l’idéal ? On nous permettra d’en douter devant l’exemple italien.
Le Tour est archaïque ? La répartition des équipes est injuste ? La formule n’est pas parfaite ? Qui en doute ? Comment le serait-elle dans ce cyclisme dont on s’arrache les morceaux qui finiront par devenir des dépouilles ? Mais rien ne nous empêchera de dire que les organisateurs du Tour, dont nous ne voulons même pas connaître les mobiles, ont raison de tenter « l’opération survie ». Nous souhaitons qu’ils parviennent à leur but : étendre le Tour et donc le cyclisme d’élite à un plus grand nombre de nations, de conceptions sportives diverses. … »
Les grandes vedettes boudent le Tour ? Quelles vedettes ? Celles de quelle année ? Car enfin, là aussi il faut s’entendre. Un Tour de France ayant au départ : Privat, Graczyk, Everaert, Stablinski, Darrigade (champion du monde), Dotto, Mastrotto, Rostollan chez les Français, Adriaenssens, Janssens, Brankart, Hoevenaers chez les Belges, Bahamontes, Suarez, Lorono chez les Espagnols, Baldini, Nencini, Massignan, Pambianco, Defilippis chez les Italiens, Geldermans, De Roo chez les Hollandais, Junkermann chez les Allemands, Graf chez les Suisses, Simpson, Elliott et Robinson chez les Britanniques … est-ce un Tour de France où, comme certains l’ont dit, il n’y a personne ?
Reprenez par curiosité le palmarès des courses de 1960 et consultez la liste ci-dessus. Vous constaterez que la plupart des vainqueurs sont là. Alors quoi ? Il y manque Van Looy ? Mais il y manquait tout autant les années précédentes. Van Looy et son manager Driessens préfèrent les contrats et les épreuves avec primes de départ. Ce n’est pas un fait nouveau. Gaul ? Mais qui peut croire qu’un Gaul en grande forme se serait abstenu ? Qu’apporte un Gaul des mauvaises années dans le Tour ? Qu’a-t-il apporté en 1957 ?
Reste le cas Anquetil. Remplacera-t-il Rivière ? Vous le saurez sans doute au moment où ces lignes paraîtront … »
Vous le savez déjà ! Dans le courrier des lecteurs de l’hebdomadaire, j’ai plaisir à relire cet avis, ce like comme on dit aujourd’hui !
« Ceux qui s’attardaient à comparer les valeurs respectives de Jacques Anquetil et de Roger Rivière sont sans doute édifiés. Jacques, après sa sensationnelle victoire du Giro, est passé d’un rien à côté du titre de champion de France après l’exploit que l’on sait. Et quelques jours après, il est allé triompher de tous les grands spécialistes du contre la montre à Forli. Et pendant ce temps, que faisait Rivière ? Il abandonne au championnat de France et encaisse cinq minutes à Forli. Alors Marcel Bidot n’a-t-il pas commis une erreur en préférant Rivière à Anquetil ? … »
Il est vrai que le comportement de Rivière a de quoi inquiéter à la veille du départ de Lille. Il est allé honorer quelques contrats juteux sur les pistes de Milan et Cologne, a préféré participer à l’omnium d’attente de l’arrivée des Boucles de la Seine, au Parc des Princes, et … ce n’est pas sans me déplaire, s’est fait mettre 5 minutes dans la vue par Maître Jacques à l’occasion du Grand Prix de Forli, une des trois plus prestigieuses courses contre la montre (avec le Grand Prix des Nations et le Grand Prix Martini de Genève) du calendrier international.
Le populaire reporter Robert Chapatte consacre sa première chronique au champion stéphanois :
« « – Je ne pense qu’au Tour de France. Tout ce qui n’est pas Tour de France ne m’intéresse pas. » Que de fois, Roger Rivière a-t-il répété cette profession de foi depuis qu’a été donné le premier départ de la saison 1960 ? On ne sait plus, tant on s’est habitué à ses litanies. Complice de sa conviction, on s’est en conséquence généralement refusé à conclure au terme de ses sorties, toutes aussi dépourvues de performances valables les unes que les autres, Puisqu’il déclarait que seul Le Tour occupait son esprit, on ne le jugeait pas. On attendait.
Maintenant on a fini d’attendre. Le Tour est là. Avec lui va se réaliser enfin la suprême ambition du champion routier sans victoires Roger Rivière. Et l’on se pose automatiquement la question : « Rivière peut-il gagner le Tour ». »
Puis plus loin… :
« Faut-il en déduire qu’il éprouve toujours de réelles difficultés à tenir la distance ? Faut-il admettre le verdict de gens qui l’approchent de près : « C’est normal, il craque à un certain moment parce qu’il n’observe pas la discipline du métier » ? Ou faut-il déceler dans ces baisses de régime une cause organique ? Roger s’alimente difficilement en course, ses fonctions stomacales ne se font pas toujours bien aux secousses de la route. Mais sans carburant, même le meilleur moteur ne va pas très loin … Uniquement axé sur le Tour, notre bonhomme n’a jamais cru bon de se surpasser lorsque se présentait le moment difficile de la course, le moment où la nécessité se fait de puiser dans les réserves. De faire appel à une deuxième source d’énergie en somme … »
Propos troublants qui méritent d’être mis en perspective de ceux de Pierre Chany, journaliste de L’Équipe et But&Club, qui rédige, masqué derrière le pseudonyme de Jacques Périllat dans le magazine concurrent Miroir-Sprint, une chronique intitulée « Le Tour a ses grands mystères et petits secrets » :
« Les gens du Tour de France forment une grande famille, déclarait le directeur de cette épreuve. Une grande famille avec ses patriarches dépositaires de la tradition, ses enfants terribles, ses cousins vicieux et ses héritiers impatients. Les membres de cette famille nombreuse s’embrassent souvent, posent volontiers pour les photos-souvenir, et se lancent non moins volontiers de méchants coups de pied dans les tibias. Cela aussi, c’est dans la tradition !
Ainsi les masseurs diplômés, nantis du titre officiel et barbare de kinésithérapeute, ont déclenché une sévère offensive contre les « masseurs-pirates » qui officient sans diplôme. Les services de la Santé ont ouvert une enquête. Les organisateurs qui souhaitent rentrer au plus vite dans la légalité, ont promis d’éliminer les irréguliers … l’an prochain ! En effet, certains coureurs et non des moindres, menaçaient de s’abstenir si on les séparait de leur cicerone habituel. Ainsi Roger Rivière, soigné par Minasso, Darrigade et Graczyk qui font entière confiance au Nordiste Schramm, Simpson qui compte beaucoup sur les connaissances de Provost pour réaliser une grande performance dans son premier Tour de France.
Les champions ont obtenu satisfaction. L’organisateur, menacé sur deux fronts, a incorporé les proscrits du muscle dans la caravane au titre de « soigneurs ». Mais, leur a –t-il dit par la voix puissante de Jean Garnault : « Vous suivrez le Tour à vos risques et périls. Pour moi, vous n’êtes pas des masseurs ! Si les services de la Santé vous surprennent au travail, sur une table de massage, vous risquez tout simplement la prison pour exercice illégal de la médecine. Sur ce, bonne chance les amis … ».
À Bruxelles, dimanche soir, les journalistes en quête d’interviews trouvèrent des portes fermées. Les plus curieux, qui jetèrent un regard par le trou des serrures, en furent pour leurs frais. : les locataires avaient pris la précaution de placer une serviette sur la poignée intérieure de la porte !
La répartition des tâches et des responsabilités pour ce qui concerne les masseurs-soigneurs de l’équipe de France a donné lieu à des scènes épiques. Les gens informés n’ignorent pas que Robert Pons, en délicatesse avec André Darrigade depuis le Championnat du Monde, avait bouclé sa valise vendredi soir, décidé à rentrer chez lui. Seul le retard du train en gare de Lille avait permis à Marcel Bidot de le récupérer sur le quai. Lequel Bidot vit sur un baril de poudre : à l’aide de phrases soigneusement préparées, il tente d’enrayer cette guerre froide qui oppose les soigneurs, une guerre qui risque de briser l’harmonie de l’équipe de France. Cette rivalité oppose les deux « diplômés » Pons (pour Pavard et Rostollan) et Séréni (pour Anglade et Dotto) aux « pirates » Schramm (Darrigade-Graczyk) et Minasso (Rivière-Everaert). À part ça, on s’aime bien dans le giron tricolore. »
Bonjour l’ambiance ! Ce qu’il faut retenir de ces confidences, c’est que contrairement aux idées trop souvent propagées qu’en ce temps-là existait une omerta totale autour de la question du « doping » (terme employé à l’époque), en réalité beaucoup d’articles s’émouvaient de ce fléau.
On a la mémoire qui flanche, on ne se souvient plus très bien … !
Les organisateurs ont cédé à la bizarre tentation de porter à 14 unités l’effectif de quatre « grandes » équipes nationales, France, Italie, Belgique et Espagne. Les autres concurrents sont répartis en neuf équipes de 8 coureurs chacune, initiative qui va à l’encontre de l’équité, notamment, sur un plan tactique.
Allez en selle ! … Pour une première étape fractionnée en deux tronçons, en ligne de Lille à Bruxelles, contre la montre dans la capitale belge :
« Ils en parlaient presque tous à Lille avant le départ vers Bruxelles. Ils en parlaient tous à Bruxelles en descendant de machine sur la cendrée de l’immense stade du Heysel. Les 27 kilomètres contre la montre, dans la banlieue mal pavée de Bruxelles, accaparaient la journée. Rien d’autre ne comptait pour Baldini, Rivière ne vivait que pour cela, Bahamontès en était paralysé d’avance. Simpson s’en réjouissait, Planckaert en souriait presque, et Anglade déclarait que ce chrono tombé si rapidement sur le Tour allait définir les positions et les valeurs dans le plus pur esprit justicier… »
« … Au Heysel, les comptes étaient plus faciles à faire. Quatorze hommes ensemble avec 2’15’’ sur un petit groupe, 3 minutes sur le peloton, et des coureurs dangereux à 6 minutes et plus. On ne pouvait pas exiger sanction plus nette pour le premier round. Mais la victoire de Schepers, il faut le dire, ne lui ajoutait aucun crédit. Sprinter de l’escadron belge, ce curieux Flamand n’avait rempli que son rôle. Son maillot jaune ne laissait aucune illusion pour l’avenir…
… Figurez-vous que Julien Schepers, ancien instituteur d’un petit village des Flandres, qui abandonna la pédagogie pour la pédale de course, a passé, il y a moins de deux mois, un examen difficile (paraît-il) pour devenir … facteur. Las de ses contre-performances sportives, il voulait assurer son avenir. Mais sa sélection pour le Tour vint stopper ses nouvelles ambitions. Surpris de tant d’honneur, il n’était pas le seul étonné par sa sélection –il ne disposait que d’un minimum de temps pour s’entraîner. Encore très gras, il se rendit à Lille avec l’espoir que le peloton se montrerait clément. En fait, dès l’apparition des premiers pavés, il se déchaîna. Jusqu’au bout, il prit place dans les escarmouches et lorsque la bonne échappée fut lancée, prudent selon son habitude, il adopta une position de réserve, mais ne passa jamais son relais. Somme toute, il ne vola pas sa victoire devant ses milliers de compatriotes « sportivement » déchaînés par la vision en tête de la course de « leurs » maillots » … bleu nattier. Gamin, j’adorais cette identification de couleur née de la palette chromatique de Jean-Marc Nattier, portraitiste officiel de la famille du Régent puis de la Cour de Louis XV.
Au-delà du succès de Schepers sur ses terres, on relève surtout, dans l’échappée victorieuse, la présence de sacrés clients comme les Belges Hoevenaers, Planckaert et Adriaenssens, l’Anglais Tom Simpson, l’Italien Gastone Nencini, le Français Henry Anglade … et l’absence de Roger Rivière qui pointe déjà à 2’19’’.
Pour celui-ci, il s’agit de remettre les pendules à l’heure dès l’après-midi :
« Depuis deux jours, tous les journaux titrent sur huit colonnes : « Rivière joue sa carrière dans le Tour de France ». Il sait que des milliers de gens attendent une grande performance pour continuer à croire en lui. Il sait qu’on ne lui pardonnera plus rien, que l’heure n’est plus aux rodomontades, mais aux actes. Il a encore dans l’oreille les sifflets qui se sont mêlés aux applaudissements lors de la présentation de l’équipe tricolore à la salle de la foire-exposition de Lille. » (Jean-Paul Ollivier)
41 minutes et 21 secondes plus tard, précisément le temps que Rivière a mis à boucler le circuit, Robert Chapatte nous dit que … « De l’étape contre la montre, je ne vous dirai rien. Dans ce genre de course, seul le classement parle. Et comme vous le voyez, il parle éloquemment. Conclusion du premier jour : il y a longtemps qu’un Tour de France n’a pas commencé de façon aussi percutante. »
Au classement général, au soir de cette journée animée, c’est un des grands favoris, l’Italien Gastone Nencini qui endosse le maillot jaune.
Les coureurs refranchissent la frontière lors de la seconde étape qui s’achève à Malo-les-Bains, une station balnéaire appartenant à l’agglomération de Dunkerque.
Robert Barran consacre son Conte de la grand’route au premier « drame » du Tour, l’abandon du vainqueur du Tour de France précédent, l’Aigle de Tolède, un peu « mazouté » ou déplumé en l’occurrence.
« Nous avons vécu ce lundi un épisode de guerre des Flandres d’un nouveau genre. Plutôt une espèce d’occupation franco-italienne. Les Belges, en effet, mis à part Adriaenssens, restaient fort discrets. Ils passaient pourtant sur des routes qui leurs sont familières puisqu’elles sont les leurs. Les oriflammes semblaient de tous côtés les convier à une kermesse qui, pour leur part, n’eut rien d’héroïque, de la Flandre Orientale à la Flandre Occidentale. Malgré tous les rappels d’histoire présents, dès Termonde, dans cette boucle de la Dendre que les habitants, transformés en une « armée de canards », inondèrent pour contraindre Louis XIV à lever le siège. Dans Gand, aux îlots pris entre l’Escaut et la Lys, c’était aux Espagnols de songer. On leur avait appris que Charles Quint naquit dans cette ville. Et ce fut le commencement de la retraite défaitiste pour Federico Bahamontès. Où était-il, le Grand d’Espagne, l’Aigle de Tolède ?
Le maître des opérations, Julien Berrendero, aux yeux plus tristes que jamais, ces yeux qui paraissent constamment baignés dans on ne sait quelle nostalgie, avait pourtant fait donner l’arrière-garde. Sur cette abracadabrante petite route qu’on pourrait baptiser ruelle, une ruelle sur laquelle les arbres baissaient leurs branches comme pour balayer la poussière, après Sint-Martens-Laten, célèbre pour être la résidence du pape du cyclisme belge Karel Steyaert, Federico semblait perdre toute sa conviction.
C’est presque à son corps défendant qu’il réintégra le peloton. Pour en disparaître de nouveau alors que les escarmouches lancées par les Français et contrées par les Italiens faisaient rage sur le chemin de Ostende. Face à la mer jaunâtre, Federico se sentit la nausée. Dans un geste que l’on connaît bien, désormais, il porta la main à son estomac, s’arrêta puis s’en fut sans gloire après une dernière attitude de colère et des jurons qui seuls avaient quelque chose d’homérique.
Des jurons, la langue espagnole en est riche. Les coéquipiers de Bahamontès qui, dans l’affaire, avaient perdu 16 minutes, et beaucoup d’espérances financières, en laissèrent sur la route autant que de gouttes de sueur. Et le dernier arrivé, San Emeterio, le compagnon fidèle et dévoué de toujours, en piquait une crise. Ces hommes avaient traîné pesamment leur amertume et leur retard à travers ces dunes désolées de Zuydcoote (rendu célèbre par un prix Goncourt) à Dunkerque qui rappelle toujours Juin 1940. »
C’est l’occasion pour moi d’avoir une pensée pour mon cher papa –c’est lui qui me transmit sa passion pour le sport et le cyclisme en particulier- qui vécut des moments dramatiques lorsque, bloqué par l’armée allemande dans la poche de Dunkerque, il fut évacué avec les troupes alliées sur des rafiots de fortune. Pour en avoir vu des images d’archives au musée de l’Armée aux Invalides, j’imagine cet enfer du Nord d’un autre type.
Mon vénéré Antoine Blondin (que je retrouve avec délectation sur ce Tour) a assisté au plumage de l’aigle -vous connaissez sa sympathie pour les débits de boisson- en liant connaissance avec quelques femmes du bord de mer à l’âme hospitalière, tsoin, tsoin, tsoin… :
« Somptueuses et de fort tonnage, le visage enfoui entre deux seins (les leurs), le mégot au ras des lèvres, ces dames d’une soixantaine d’années étaient tapies au fond d’un estaminet dans la posture un peu veule où se complaisent volontiers les cartomanciennes. Et je crois bien que, dans leur jargon rocailleux, elles disaient effectivement la bonne aventure au peloton, ou la mauvaise. Grandes sœurs des blanchisseuses avachies de Toulouse-Lautrec, cousines monstrueuses des Flamandes chantées par Jacques Brel, héritières à part entière, ô combien ! de la Venus Belga répudiée par Baudelaire : « Car sacré nom de Dieu, je ne suis pas Cosaque pour me soûler avec du suif et du saindoux ! », elles apportaient jusque dans leur refus et leurs imprécations chuchotées en hommage à la fête sportive qui défilait en tressautant sur les pavés, car elles avaient mis des chapeaux à fleurs et changé de savates. Il régnait dans cette salle de café déserte, un climat de dépaysement, une mélancolie brumeuse, frileuse, sous un ciel polaire à faire éclore des pingouins. Au bout de la route, nous attendait la mer du Nord, couleur d’absinthe. Entre deux maux, il faut choisir le moindre, nous abandonnâmes nos sorcières, comme débouchait la voiture-balai, trop heureux qu’il ne leur soit pas venu à l’idée d’enfourcher ce balai pour nous poursuivre.
Or, qui donc se trouvait dans cette camionnette en forme de panier à salade ? Federico Bahamontès, conquistador piteux, petit d’Espagne piégé par un sort contraire, dont le regard luisant était d’un rongeur tombé au fond d’une trappe. Voilà qui constituait un spectacle plus familier. Les abandons de Bahamontès appartiennent à notre folklore. Il n’en fallait pas plus pour nous rebrancher sur notre circuit habituel, nous rendre aux délices du commerce cycliste, sans arrière-pensée.
La tête de la course atteignait déjà au rivage, honorée par des flottilles de pêche rangées le long des trottoirs, l’écheveau inachevé de leurs filets pendu comme un scalp. Chalut la compagnie ! Cette fois, c’était vraiment bien parti. Et de dunes, et de deusse… Dès la seconde journée, en lisière des sables historiques qui vont lécher Dunkerque à l’horizon, ces sables émouvants, le plus beau spectacle nous était offert d’une course à la mer menée par une escouade de six champions prenant le mors aux dents. On se serait cru ramené à Juin 1940 pour la rapidité et la détermination dans la fugue. Même la crainte m’effleura un instant que le seul Anglais du lot, emporté par la vitesse acquise et poussé par la tradition, ne se précipite dans le premier bateau en partance pour Douvres. Pour son bien et pour notre plus grande joie, il n’en a rien été. Simpson n’est pas de ces garçons qui oublient ceux avec qui ils ont débuté ; il restera des nôtres dans les jours à venir. … Il m’aura fallu passer par la Belgique pour découvrir ce jeune Anglais. J’en reste encore comme deux ronds de Flandres. »
Dans la cité de Jean Bart, le Tricolore ardéchois René Privat alias Néné la Châtaigne, vainqueur au printemps de Milan-San Remo, l’emporte au sprint devant son coéquipier Jean Graczyk et le sympathique Tom(my) Simpson lequel vient se glisser à la seconde place du classement général, à 22 secondes de Nencini.
À la veillée, Robert Barran rend visite à Graczyk qui croit en la vertu des plantes :
« La chambre d’un coureur au soir de l’étape est faite d’un aimable désordre qui rappelle les garçonnières mal tenues. Une bouteille d’eau minérale d’un côté, du linge de corps de l’autre, des produits pharmaceutiques en vrac, des journaux traînant un peu partout. Quand nous sommes rentrés dans celle de Graczyk, à Dunkerque, Jean prenait un bain de … mains dans une cuvette remplie d’un liquide bleuâtre. Il doit avoir la paume échauffée par le frottement du guidon et on lui a donné un produit pour adoucir l’irritation, pensions-nous. Graczyk, ce personnage dont on apprend toujours quelque chose, éclata de rire avec cet air finaud, de rusé qui ne veut pas le paraître et qu’il sait si bien prendre :
– Chut, je vais vous expliquer, mais il faut garder le secret !
C’est bien la chose la plus ennuyeuse de la profession lorsqu’on vous livre une confidence, qu’on vous glisse ce qu’on appelle un « tuyau » et que vous ne pouvez en faire profiter vos lecteurs. À moins, bien entendu, qu’il ne s’agisse d’une confidence d’ordre intime. Celle-ci n’est, pour le moment que pittoresque, et Graczyk nous a tout de même autorisés à vous en faire part. On gardera le secret seulement sur l’inventeur de ce bain de jouvence. Car c’est de cela qu’il s’agit. Voilà le nouveau doping du jour :
Un des amis et voisin de Graczyk s’est spécialisé dans la recherche des vertus des plantes. Il administre ainsi tous les soirs à son protégé un bain de mains bouillant de vingt minutes. Alternativement, le bain de mains pourra devenir bain de … pieds. Surtout, ne souriez pas comme nous. Jean Graczyk ne s’en est pas offusqué : il est trop gentil pour cela ! Il nous a seulement expliqué comme en s’excusant :
– Il suffit seulement d’y croire, et moi j’y crois !
La médication s’accompagne ainsi d’autosuggestion. Mais attendez, ce n’est pas un bain déterminé définitivement. Le … disons soigneur (nous ne savons pas s’il est diplômé) suit les réactions de loin à l’aide d’un pendule qu’il promène sur des photographies de Graczyk.
– Mais de temps en temps, je lui envoie aussi des « témoins ».
– Quoi par exemple ?
– Une mèche de cheveux (attention, Jean, vous avez déjà le cheveu rare) ou bien, tout simplement … (Graczyk se met à rire et s’excuse) de la salive sr un bout de papier. Mais pour l’instant, mon ami ne veut pas se faire connaître. Il s’est donné une année pour sortir de l’anonymat. Et puis, si d’autres connaissaient le procédé, ils en bénéficieraient et les chances seraient égalisées.
Sur cette plaisante anecdote, nous allions prendre congé. Pas encore : Graczyk tenait à a avoir le mot de la fin.
– Attention, ne vous attendez pas pour cela à des exploits sensationnels de ma part. Le traitement ne donnera son plein effet que dans un an. »
Ceux de ma génération qui se souviennent de ce sympathique et valeureux champion berrichon surnommé Popof, véritable boule de nerfs avec ses tics, auront su lire entre les lignes de ce Conte de la grand’route.
Dans une autre chambre, on assiste à une chaude explication entre un autre Tricolore Henry Anglade et son directeur sportif Marcel Bidot :
« – Si Marcel m’avait fait attendre par Graczyk et Privat, alors que j’avais distancé Nencini à 15 kilomètres de l’arrivée, je porterais le maillot jaune ce soir ! … déclarait le Lyonnais.
– Si j’avais fait attendre Anglade, l’échappée échouait et le Martini (challenge par équipes) nous glissait des mains, répondait Marcel. »
Les deux ont raison !
« J’ai vu les champs de l’Helvétie,
Et ses chalets et ses glaciers ;
J’ai vu le ciel de l’Italie,
Et Venise et ses gondoliers.
En saluant chaque patrie,
Je me disais : aucun séjour
N’est plus beau que ma Normandie !
C’est le pays qui m’a donné le jour… »
En ce 28 juin 1960, je suis d’humeur badine à l’idée que le Tour aborde ma Normandie natale et fait étape à Dieppe … sous le soleil, encore une idée reçue démentie.
L’Espagnol José Gomez del Moral qui ne le possède plus depuis la désertion de son leader, la veille, abandonne à son tour, nullement inspiré par les paysages de la Côte d’Opale à la Côte d’Albâtre.
Le vent fort pousse les coureurs et fait tourner les ailes du moulin de Gravelines remis en état par son meunier Philéas Lebriez.
Puis c’est le drame conté par Robert Barran :
« Le drame est toujours au coin de la rue. Et par une coïncidence pas drôle du tout, c’est à Rue, pour la première fois, que le sang a coulé sur la route du Tour. Du Nord, nous étions passés dans le Pas-de-Calais où les agréables vallonnements du Boulonnais venaient rompre avec la monotonie des terres sans relief. C’était Boulogne, avec ses constructions neuves alignées comme des pâtés d’enfants sur la plage. Étaples, où un panneau touristique nous conviait :
« Napoléon s’est arrêté ici. Pourquoi pas vous ? »
Puis encore Merlimont, plus modeste, mais plus direct : « Bravo, et revenez bientôt ! »
Ainsi, on roulait depuis quelques kilomètres dans le département de la Somme. Le ravitaillement est un spectacle toujours quelque peu effrayant. Dans les clameurs, des bras se tendent de partout pour saisir au vol la précieuse musette. Dans le peloton compact, c’est un enchevêtrement qui n’est pas sans danger. Le Belge Hoevenaers en fut, cette fois, la victime en plein milieu de Rue. Le sang coulait abondamment d’un trou derrière la tête. Toujours prompt, le docteur Dumas survint. Et l’on vit Jos reprendre son chemin la tête bandée d’un véritable turban. Pendant plusieurs kilomètres, le sang continua de couler rougissant le maillot aux épaules. Les yeux à demi-vagues du coureur laissaient couler des larmes, mais le masque buriné de l’homme aux pommettes saillantes s’efforçait de rester impassible. C’était une grande leçon de dignité dans la souffrance. »
Après être monté un moment dans l’ambulance, le courageux Belge, attendu par quatre de ses équipiers, se ravisa et rallia Dieppe à 7 minutes seulement du vainqueur, l’Italien Nino Defilippis, ce qui constituait un véritable exploit.
« C’est comme dans la chanson, ou presque, il y a Joseph (Hoevenaers) qui pleure et Joseph (Groussard) qui rit. La belle histoire du jour est écrite par la populaire équipe régionale de l’Ouest qui hume l’air du pays proche :
« À Dieppe, c’était la fête bretonne. On se congratulait entre demi-voisins, car Joseph Groussard avait pris le maillot jaune. Son visage de bébé Cadum, blond et rose, était devenu cramoisi de contentement et de soleil à la fois. Comment les choses se sont-elles passées ? Oh ! fort simplement. C’est la faute ou plutôt le mérite à Fernand Picot, ce vieux baroudeur à tête de fouine. Écoutez plutôt :
« Il y a trop de vent par ici, m’a dit Fernand dans une bordure. On va aller s’abriter un peu. Nous avons mis trois bons kilomètres pour passer en tête. Et puis Fernand a encore démarré. Ainsi, nous sommes allés chercher Cazala et Viot. » Voilà comment se jouent une étape et un maillot jaune.
Cette équipe de l’Ouest n’est vraiment pas comme les autres. Son directeur, Paul Le Drogo, ce bon colosse bourru sous son éternel béret basque, déclarait fièrement :
« Nous sommes sept fils de paysans sur neuf. À douze ans, je travaillais la terre des autres. Et c’est grâce au vélo que je suis aujourd’hui à Montparnasse. À l’enseigne de « Paris-Brest », Mme Le Drogo a vu son bar envahi par la colonie bretonne, particulièrement nombreuse dans ce quartier de la capitale…
Paul confesse modestement : « Le Tour de France ne m’a jamais réussi à moi, aussi ces bons garçons me paient de mes déboires passés. J’ai pourtant gagné, aux Sables-d’Olonne, en 1930, et je me suis classé deuxième à Pau, derrière Georges Ronsse, l’actuel directeur de l’équipe belge, en 1932. »
Voici donc ces paysans de Bretagne. Joseph Groussard habite Fougères. Il est né tout près de là, à La Chapelle-Janson. Cinq garçons et tous coureurs cyclistes. L’aîné Pierre, 28 ans, fut un excellent indépendant. Georges, le deuxième, 23 ans, resté à la ferme paternelle, vient de remporter le Tour du Morbihan, et passera professionnel la saison prochaine (il portera le maillot jaune, quelques Tours plus tard, ndlr). Albert est présentement stoppé par son service militaire en Algérie. Enfin, Michel (16 ans) donne quelques inquiétudes : il semble préférer le football. Entre Caen et Saint-Malo, toute la famille sera présente à Pontorson. Le père, naturellement, en tête, qui ne manquait jamais de disputer la course communale sur son grand et vieux vélo.
Fernand Picot lui, c’est le capitaine de route débrouillard en diable. Et Paul Le Drogo s’écrie quand on vient le chercher pour une émission : « La radio, je n’aime pas beaucoup ce truc-là. Fernand s’expliquera bien tout seul. » Fernand, c’est un gars de Pontivy, dégourdi comme pas un. Il a su aussi se débrouiller dans la vie. Grâce au vélo, le voilà devenu aviculteur et il vend plusieurs milliers de poulets.
Tout près de Pontivy, à Réquigny, se situe le timide Bihouée, éclatant de santé, à l’accent particulièrement prononcé des terriens du Morbihan, et au nez s’avançant comme un feu rouge sous ses cheveux bouclés. Le garçon a délaissé aujourd’hui son enclume de maréchal-ferrant. Dans le même coin, à Locminé, habite Jean Gainche, pas très causeur lui non plus. Et c’est Picot, l’éternel boute-en-train, qui lui souffle la chanson du pays :
« Sont, sont, sont les gars de Locminé/Qui portent des clavettes dessous leurs souliers. » (version vélocipédique car dans celle que j’ai chanté à la communale, maillette remplaçait clavettes, ndlr)
Les deux autres ne sont pas tout à fait Bretons : Foucher est de Cuillé, dans la Mayenne. Le Buhotel est définitivement adopté, en quelque sorte « naturalisé ». Ce Normand de Valognes va prendre femme à Landivisiau. Très réaliste, il explique : « Il faudra gagner de l’argent sur ce Tour. Ça va coûter cher. Il y aura du monde à la noce et, naturellement, toute l’équipe. »
Enfin, les deux non-cultivateurs : Pipelin-le-Rennais exerçait la profession de peintre en bâtiment et Max Bléneau-le-Vendéen cuisinait autour des fourneaux des hôtels de La Roche-sur-Yon.
Voilà le panorama de cette équipe de l’Ouest bien représentative de ce cyclisme breton, faite en grande partie de paysans rudes, élevés à l’école de ces courses de Pardon où les étrangers doivent demander grâce. »
Sous la plume de Robert Barran, ce sont les « gilets jaunes » de l’époque prêts à (se) manifester ferme pour préserver une toison d’or.
La 4ème étape « 100% normande au lait cru » conduit les coureurs de Dieppe à Caen, à travers le Pays de Caux, le Pays d’Auge et la Suisse normande, avec le franchissement de la Seine au pont de Tancarville, inauguré en grandes pompes (à vélo) par le maillot jaune Groussard et le champion du monde Darrigade qui entrent en tête sur la « magnifique œuvre d’art du génie français » comme le souligne le reportage de l’I.N.A .
Antoine Blondin, inspiré peut-être par la dégustation de quelque trou normand, nous fredonne un immense succès que reconnaîtront les vieux fans de Sacha Distel : « Des pommes, des poires et des secoue-Bidot » :
« … Aujourd’hui, seuls les photographes ont fait le pont. Chez tous ceux que leurs obligations ne contraignaient pas à sacrifier au pittoresque, principalement les coureurs, la rencontre de ces deux monuments que sont la course la plus longue du monde et l’arche la plus longue d’Europe, l’une essentiellement vibrante, l’autre miraculeusement statique, n’appelait que des considérations d’une angoisse extrême sur le « suspense « et la suspension.
Tout semble suspendu actuellement en France : les pourparlers avec le F.L.N. (on est sur fond de guerre d’Algérie, ndlr), le pont de Tancarville et le dénouement, non seulement du Tour soi-même, mais de chaque étape, mais de chaque instant. Je ne crois pas que cet aspect de pochette-surprise que revêtent au fur et à mesure les kilomètres que nous parcourons soit redevable au seul style normand, dont on sait que « p’têtre ben qu’oui, p’têtre ben qu’non » est l’ancêtre du fameux film cher à Hitchcock. Il y a autre chose, qui tient dans les appétits remarquablement équilibrés de nos chercheurs d’or et nous fait une compétition ouverte comme un compte en banque. De toute éternité, il n’en a jamais fallu davantage pour animer une ruée vers l’Ouest qui se confond sous toutes les latitudes avec une ruée vers l’or (du fameux maillot ndlr).
Ce genre d’entreprise possède ses Charlots, ses cow-boys, comme disait naguère Kubler, et ses Indiens. Ceux-ci, non contents de distancer le peloton sur la ligne d’arrivée, l’ont encore cloué au poteau de torture. Et c’est la tribu de Marcel Bidot, dont on pouvait craindre avant-hier encore qu’elle branlât dans le Comanche, que reviennent le mérite et le bénéfice d’un exploit fort bien dosé : un grand Chef qui se satisfait pour le moment de fumer le calumet dans la roue des autres, Rivière, et deux Cavalcados cavalant à travers le Calvados pour y déterrer la hache de guerre et ravir tous les trophées promis aux coursiers, Anglade et Graczyk. Les vergers se confondaient mercredi avec quelque fabuleux jardin des Hespérides : ils portaient effectivement des pommes d’or et des poires qu’on ne coupe pas en deux … »
Pour éclaircir les esprits des béotiens de la pédale, l’intrigue de ce western normand s’est nouée à 43 kilomètres de Caen lorsque les tricolores Graczyk et Anglade, les belges Molenaers et Pauwels, l’italien Baldini et le néerlandais Wim Van Est se sont sortis les tripes.
Sur la piste du vélodrome de Venoix, cocorico : Popof Graczyk l’emporte au sprint, ce qui lui permet d’endosser le maillot vert du classement par points tandis que son coéquipier Henry Anglade rafle le maillot jaune à Joseph Groussard qui n’aura donc pas la joie de le porter dans la traversée de sa chère Bretagne. Il faut mentionner aussi les bons travaux d’Ercole … Baldini, ancien recordman du monde de l’heure et vainqueur du championnat du monde et du Giro 1958.
L’air de ma Normandie réussit décidément à l’ami Antoine Blondin. L’année précédente, était paru son truculent roman Un singe en hiver, prix Interallié, dont l’intrigue se situe sur une plage de la côte normande, proche de Honfleur.
Ironie de la vie : durant la Seconde Guerre mondiale, le lycée Corneille de Rouen, où Blondin se préparait à passer le bac (et où je fus élève deux décennies plus tard), fut délocalisé durant quelques mois dans mon bourg natal de Forges-les-Eaux. Les cours étaient dispensés dans des locaux du casino qui devinrent, dans les années 1950, mon école primaire au parfum d’encre violette !
Pour le compte (et le conte) de la 5ème étape, de Caen à Saint-Malo, la plume d’Antoine est tout aussi lyrique :
« L’étape Malherbe-Chateaubriand n’a pas seulement pour effet de stimuler le plumitif, écartelé entre le poète normand et l’écrivain breton, elle déchaîne traditionnellement les coureurs de l’Ouest, dont l’esprit de clocher devient un levain et un levier pour le peloton, sitôt qu’apparaît celui du Mont-Saint-Michel. C’est bien d’ailleurs la seule circonstance où cet ustensile géographique réconcilie des voisins, vétilleux sur le chapitre de ce mur mitoyen qu’ils se sont âprement disputé comme en témoignent de nombreux refrains chantés à la veillée (ce cher « Couesnon qui, dans sa folie, a mis le Mont en Normandie », bisque bisque rage les Bretons, ndlr).
Or, après avoir fourni un travail subtil et efficace, ces hommes de l’Ouest n’ont pas réussi à amener un vainqueur sur la ligne ; ils ont dû laisser une poignée de corsaires, issus d’autres horizons, s’enfuir du groupe parti en maraude qu’ils avaient obstinément contribué à façonner. Et les ferrailleurs du Cotentin, dupés dans leurs aspirations comme des amants de vaudeville, éprouvaient hier soir le sentiment d’être les héros d’un sombre malo-drame.
Cependant, ils avaient donné un récital assez exemplaire de la partition dévolue aux petites formations en amenant successivement trois, puis cinq, puis six de leurs représentants dans le peloton de tête. On ne peut imaginer ce que représente de complicité tactique et d’harmonie le fait d’installer les trois quarts de son équipe dans une échappée menée à 45 à l’heure. Que le dernier mot soit resté en définitive aux gros qui n’ont pas peur des petits ne retire rien au mérite de ce sextuor de cornemuses et revalorise la condition de ces escouades réduites qu’on imagine couramment vouées à la boucherie. J’espère que ces Bretons ont recueilli au long de la route leur content d’acclamations et que les indigènes ont contemplé en retour un spectacle selon leurs vœux.
Le Tour a le singulier privilège de redistribuer les préfectures et les chefs-lieux de canton : la capitale de la province, pour un jour, c’est la ville étape, les limites du département sont définies par le tracé du parcours. Saint-Malo, hier, était une Mecque tentaculaire vers quoi s’orientaient les ferveurs de toute une presqu’île, et l’arrivée de chaque coureur au maillot blanc cerclé de rouge était saluée comme le « Passage du Malouin » (Le Passage du malin était une pièce de théâtre de François Mauriac).
Mais voici que l’évocation de Mauriac nous ramène à la littérature. Je suis assis devant une bouteille de bière, au flanc d’un camion téléscripteur dont les cordons ombilicaux plongent dans la maison natale de Chateaubriand. Les érudits prétendent qu’ils sont branchés sur la prise de courant où l’auteur de René installait son rasoir électrique. Après tout, c’est possible, il n’a pas écrit pour rien les Mémoires d’outre-tombe, et rien ne nous prouve qu’il ne continue pas. Auquel cas, il peut légitimement se retourner dans celle-ci devant l’exploit de ses compatriotes et prendre une plume que nous lui prêterions volontiers.
Je soupçonnais depuis belle lurette le vicomte s’intéresser au vélo pour avoir baptisé une de ses œuvres : Atala, du nom d’une marque de cycles. Le blason de Chateaubriand, que j’aperçois au fronton de sa demeure est là pour le confirmer. Il est évident que le sang de ce Chateaubriand (particulièrement saignant) n’a pas fait qu’un Tour.
Pour ce qui est de Malherbe, la journée n’a pas été mauvaise non plus. Il est célèbre pour avoir, paraît-il, écrit le plus beau vers de la langue française, sous la forme que voici :
« Et les fruits passeront la promesse des fleurs » … »
Si la chronique cultivée de Blondin pouvait éventuellement constituer une excellente préparation à l’épreuve de littérature (litres et ratures, raillait-il) du baccalauréat, elle manquait d’indices pour que les archivistes se fassent une idée claire de la physionomie de l’étape. Une petite explication de texte s’impose donc : les hommes de l’Ouest, ce sont les coureurs bretons sans chapeau rond qui, non prophètes en leur pays, ont dû laisser, à Dol-de-Bretagne, partir une bande de 6 corsaires d’autres contrées, deux Tricolores André Darrigade et Jean Graczyk, un Belge Planckaert, un Batave Joop De Roo et Pïerre Beuffeuil des Charentes ; il en manque un à l’appel qui a été particulièrement actif tout au long de l’étape, Camille Le Menn, un breton pur jus de Brest qui défend les couleurs de la formation … du Centre-Midi, ce sont les mystères de l’Ouest et de la régionalisation des équipes. Je me souviens d’autant mieux du sympathique Camille (avec un patronyme pareil, on reste en tête !) qu’il avait remporté, quelques années auparavant, Paris-Forges-les-Eaux, une des nombreuses classiques ville à ville inscrites alors au calendrier des amateurs.
Sur la piste en cendrée du Parc Malville, Le Menn et Beuffeuil dérapent et rentrent dans une balustrade, tandis que le champion du monde Darrigade l’emporte au sprint devant son coéquipier, le maillot vert Graczyk. Leur « leader » Anglade reste en jaune.
A l’occasion de la sixième étape Saint-Malo- Lorient, Antoine Blondin va trinquer, bien sûr, pour un drôle d’anniversaire :
« On célèbre la « centième » qu’on peut. Celle-ci en vaut bien d’autres. Pour ma centième étape de suiveur, quatre coureurs m’ont offert un coup de théâtre. J’apprécie mais je n’en demandais pas tant, et si je m’abandonne, ce soir, à une fête personnelle, c’est que les aléas de l’indépendance dans l’interdépendance, illustrée par Rivière, et la rumeur des Ang(ueu)lades me passent au-dessus de la tête. Ce marc de café est savoureux, il n’est pas clair pour moi, comme disent les voyantes.
Voici donc que je me retrouve pour la centième fois dans l’une de nos garnisons provisoires, captif et captivé, conscient de la vanité qu’il y aurait à chercher à rompre cet envoûtement. Est-ce bien vieillir ou ne pas s’y résoudre ? En fait, c’est succomber à un phénomène d’osmose qui rouvre le monde des culottes courtes : s’il passe un peu de suiveur dans le coureur, la course en revanche habite totalement celui qui l’accompagne, et il me semble vivre comme si je devais, quelque jour prochain, quand je serai grand par exemple, courir le Tour moi-même. On oublie difficilement qu’on ne sera jamais plus inspecteur des Finances, généralissime ou tourneur sur métaux, que ces virtualités que nous possédions en naissant il ne nous est plus donné de les accomplir. Chaque instant nous place en face de cette évidence que l’entonnoir s’est rétréci, que nous sommes arrivés au goulot où l’on n’est plus, à de petits riens près, que l’homme d’un seul destin. À cet homme qui n’a qu’une vie, le Tour consent pour quelque temps le privilège de la rêver tout éveillé (ou presque)…
… Depuis 1954 où je suis venu à ce monde pour la première fois, il a beaucoup changé. Il a gagné en gravité pour ce qui est du climat, en sagesse pour ce qui est du suiveur, en abstraction pour ce qui est du coureur. Ces choses se tiennent.
Univers essentiellement mythique et dont la légende entretenue par tradition orale se survit par miracle, la caravane ne présente plus ce visage unanime que nous lui avons connu. Les suiveurs se suivent mais ne se ressemblent pas. Le nombre accru des voitures, et des voitures fermées, a supprimé les bagatelles sur le pas de la porte. L’institution si précieuse de Radio-Tour, dispensant les journalistes de la quête aux renseignements, les disperse et les isole. Nous sommes devenus des hommes d’intérieur. En outre, la perfection des moyens d’information radio et télévisée, en mettant le civil un tant soit peu attentif dans les conditions de la course, cet univers a conscience de perdre de son caractère sacré. Il néglige de cultiver ses assises…
… Les coureurs de l’heure présente n’ont plus d’arrière-pays. Vous chercherez en vain dans leurs moustaches un parfum d’absinthe. Vous ne devinerez pas leur histoire à quelque geste esquissé, à des intonations, à une certaine qualité du regard, comme il en va des personnages que vous croisez dans le métro. Les nôtres, occupés à leur tâche, présentent l’indifférence pimpante de soldats de plomb sortis de leur boîte (et cette notion de boîte évoque celle d’une vie rangée). Ils n’ont pas de passé, à peine de présent, un unique avenir vers lequel ils tendent de toutes leurs forces. On dirait, si j’ose m’exprimer ainsi, qu’ils n’ont pas de vie courante.
Et pourtant, ils courent. Et ils contribuent à donner au Tour une beauté nouvelle qui est celle de l’épure. Ce champ n’est pas nécessairement aride.
Antoine, serait-il atteint par le syndrome du « c’était mieux avant » ? Son rêve de suivre le Tour était né tôt. À 13 ans, alors collégien, il avait participé à un concours national où il fallait rédiger un petit essai sur le thème du Tour de France. Les auteurs des meilleures copies étaient invités à suivre une étape de la grande épreuve cycliste. Il fut recalé au profit des premiers de la classe qui n’en avaient que faire. Il se rattrapa largement par la suite en glanant un accessit au Concours général de littérature et en suivant assidûment la grande boucle, à partir de 1954, comme journaliste (il la suivra jusqu’au jour, en 1982, où il s’aperçut qu’il avait envoyé le même texte deux fois consécutivement !!!).
Comme il disait si joliment : « Ma madeleine de Proust, si elle dégage un parfum d’embrocation, a aussi une lointaine odeur de revanche. »
En ce jour de « centième », la course lui a offert un beau cadeau :
Nous (y) avons trouvé entre Saint-Malo et Lorient un trèfle à quatre feuilles en la personne de quatre champions soudés pour une entreprise à grand spectacle pleine de bruits et de fureur. L’épopée de service se hausse, cette fois, sur la grande échelle. Nous nous souhaitons qu’elle ne se casse pas la figure. »
Pour le factuel, je fais appel à Pierre Chany dans sa Fabuleuse Histoire du Tour de France :
« René Privat premier à Dunkerque, Jean Graczyk premier à Caen, André Darrigade premier à Saint-Malo et Henry Anglade qui s’est déjà paré de jaune ! C’est l’euphorie dans la « bande à Bidot », style nouvelle vague : « On va les bouffer, ces ritals ! » clame Roger Rivière, qui ne laisse jamais passer l’occasion de lancer une bravade. Il aime à « charrier », le Stéphanois, sans songer à mal, mais cette inclination lui a déjà valu quelques inimitiés, surtout parmi les envieux. Pour les « bouffer » tout crus, ces ritals, il va attaquer à fond, dès le sixième jour, entre Saint-Malo et Lorient. Sans s’occuper le moins du monde d’Henry Anglade qui porte la tunique d’or. Puisque Rivière se juge le meilleur, il doit le démontrer sur le tas, en sorte d’écarter les ambiguïtés et d’assainir le terrain. En tout cas, il pense ainsi. Il est stéphanois, Anglade est lyonnais, une vieille animosité ressurgit des fonds et emporte le Tour vers Lorient à cinquante à l’heure !
Son attaque s’est produite à 112 kilomètres de l’arrivée, et seuls Nencini, Adriaenssens et Junkermann sont parvenus à le suivre. Autant d’accompagnateurs dangereux mais Rivière est sûr d’être le plus fort, et à Lorient tout à l’heure, et à Paris dans dix-sept jours. Alors, il fonce, sans prêter l’oreille à ceux qui lui crient de laisser mener les trois autres, tous déchaînés au même titre ; et l’avance sur le peloton augmente sans cesse ! Un peloton très partagé d’ailleurs, où Anglade crie au scandale et demande impérativement à Marcel Bidot d’arrêter illico l’action de Rivière. Le directeur technique est navré par la conjoncture. Il aurait souhaité plus de pondération de la part du Forézien, une modulation plus judicieuse de son effort au côté des trois étrangers, mais en son for intérieur, il le juge plus complet qu’Anglade, donc plus apte à ramener le maillot jaune à Paris.
Sur la piste de Lorient, Rivière bat effectivement Nencini, Adriaenssens et Junkermann dans l’ordre. Quand se présente le peloton d’Anglade, 14’40’’ se sont écoulées ! Le belge Jan Adriaenssens s’empare du maillot jaune.
Une soirée houleuse commence … »
Je peux vous dire, en effet, qu’i y eut du remue-ménage dans le Landerneau (ce n’est jamais qu’à 130 kilomètres de Lorient !) du cyclisme. Et pourtant, les réseaux sociaux n’existaient même pas dans l’imagination des gens ! Chacun avait son avis, bien sûr, autorisé.
Anglade d’abord : « Vous avez vu Roger ? Que dit-il ? Sans doute qu’il m’a rendu service ! En me reléguant à un quart d’heure ! Il n’avait pas le droit de faire ça, et j’ai la conviction que nous venons de perdre le Tour de France. »
Rivière ensuite : « Anglade rouspète ! Mais il occupe aujourd’hui la position que j’occupais hier ! Rien n’est donc perdu pour lui. D’ailleurs, il voulait se débarrasser du paletot. Je lui ai rendu service en somme. C’est Adriaenssens maintenant qui va porter le poids de la course. »
Jacques Périllat (alias Pierre Chany) lave le linge sale de la famille tricolore avec les lecteurs de Miroir-Sprint, à moins qu’il ne mette de l’huile sur le feu : « Les uns affirment avoir recueilli les propos du Lyonnais aussitôt après l’arrivée : « Rivière est un roublard, il était dans le coup avec Nencini ! » qu’aurait dit l’ancien champion de France ! D’autres rapportent avec une délectation morbide les prétendues remarques de Rivière après qu’il eût accompli le classique tour d’honneur : « Et maintenant, allons manger la soupe Anglade à la grimace ! » aurait ironisé le recordman du monde de l’heure.
Inutile de préciser que toutes ces informations participent de la plus haute fantaisie. D’ailleurs, Marcel Bidot qui précisait à l’intention des journalistes, vendredi soir : « Tout va bien dans l’équipe de France, mes gars s’entendent comme des frères » est disposé à vous affirmer que tout va pour le mieux dans le monde des nationaux français.
Que les journalistes peuvent être médisants tout de même !
Songez qu’un de mes amis, à son retour d’une visite chez les deux frères aînés de l’équipe de France, osait prétendre ce qui suit : « Quand Rivière a rencontré Anglade, dès son arrivée à l’hôtel, ce dernier l’a traité de combinard et de margoulin (tant que ce n’est pas de pangolin ! ndlr) ! Sous l’insulte, le Roger a méchamment réagi. Il aurait même répondu à son frère de misère que s’il n’était pas content, la ressource lui restait d’aller se faire photographier ailleurs, du côté de Villeurbanne par exemple ! ».
On en dit des choses. Ainsi moi, j’ai cru savoir que Rivière avait été tenu au courant des intentions de Nencini, quelques heures avant l’attaque de l’Italien. D’ailleurs, Robert Cazala le croit aussi qui s’est mis en pétard avec le soigneur Minasso : « Minasso, je ne veux plus entendre parler de vous ! » qu’il lui a glissé dans la trompe d’Eustache, au soigneur, je ne veux plus vous voir : occupez-vous de Rivière et moi je serai soigné par Sereni dans l’avenir. Dans mon pays, on n’aime pas les marioles … »
Précisons que Minasso fait le Tour pour le compte de Rivière alors que Sereni, le masseur de Louison Bobet, s’occupe des muscles d’Anglade. Aux dires de Cazala, Minasso se trouvait lui aussi dans la confidence de Nencini.
Tout ce qui précède est faux naturellement, et Marcel Bidot vous le confirmera. On disait aussi, vendredi soir, et même samedi matin au départ pour Angers, que Henry Anglade avait déclaré , le front plissé :
– J’ai compris, je ne dois pas gagner le Tour ! Cela m’est interdit par Daniel Dousset, le manager de Rivière et de quelques autres ! L’an passé, déjà, ces hommes m’ont tiré la bourre, préférant laisser la victoire à Bahamontès. Un étranger, vous comprenez, c’est moins gênant pour les Grands de chez nous.
Anglade croyait savoir que Daniel Dousset se trouvait au vélodrome de Lorient, par hasard, pour accueillir Roger Rivière à son arrivée. On lui avait même rapporté que le manager, voyant le Stéphanois battre Nencini au sprint, s’était précipité vers lui au pas de course pour l’étreindre, et lui donner le baiser des vainqueurs. La circonstance était suspecte … »
Tout le monde y va de son analyse ou expertise, ainsi Jacques Anquetil lui-même qui livre ses commentaires sur la course dans chaque numéro du Miroir des Sports. Nencini, il connaît, il vient de le battre d’extrême justesse dans le Giro. Rivière, il connaît évidemment aussi, pas certain au fond de lui, qu’il voie d’un bon œil la performance de son rival (le gamin que j’étais non plus d’ailleurs !).
Dans Miroir-Sprint, le dénommé César Patapon (un pseudonyme derrière lequel se cache sans doute Maurice Vidal) livre, dans un langage familier, une analyse pertinente :
« Il faut bien glisser deux mots du coup des Lorientais. À l’arrivée, le père Anglade renaudait un peu ! Et criait à la trahison. À mon avis, si tu veux que je te dise, Henry, tu l’as même crié un peu fort dans tous les micros qui traînaient par là. Là, j’t’ai pas reconnu. Qu’est-ce que t’as fait de ta sagesse yoga ? Mais ça, ce n’est qu’une remarque de détail. Ça change pas le fond du problème, comme dirait Graham Greene …
Bref, Anglade a-t-il été victime d’une machination, ou est-ce qu’y se fait des idées ? Vu de Clamart, le marc de café n’est pas clair, comme dit mon pote Blondin. D’ailleurs, les journalistes, les vrais, ceux qui suivent le Tour (pas les comme nous) y-z-étaient em… barrassés. Ça se voyait comme la coquille au milieu de la ligne. C’est pas toujours facile de faire leur métier.
Évidemment, quand le Stéphanois dit : « Ben quoi, on me reproche de pas partir. Et quand je pars, on me cherche des crosses. Et quand je les accompagne, je trahis ? Quand Anglade est parti, l’autre jour, avec Baldini, j’ai fait le mort, réglo ! Pourtant, ça me faisait pas marrer … »
… Quand y dit ça, on se dit qu’après tout, avec cette formule d’équipe à quatorze avec plusieurs leaders, c’est difficile de faire autrement. On se dit encore qu’il a bien le droit de jouer la fille de l’air, et que lui aussi y joue gros dans l’actuelle partie de manivelles.
Et pourtant, ça peut pas entièrement satisfaire… D’abord, on se dit qu’Anglade doit quand même avoir de bonnes raisons de crier à l’écorché. Et que son patron de chez LIBERIA-GRAMMONT doit aussi avoir ses petites raisons pour expédier aussi sec à Jacques Goddet un télégramme où il lui rappelle les termes « d’une lettre du 29 mars », où « il proteste contre les influences extérieures à la course et contre la présence d’un manager dans un moment décisif ».
Je dis pas que le gars Rivière a faisandé Anglade de sang-froid. Mais quand il reconnaît avoir été au courant des intentions de ce mariole de Nencini, que le compatriote de Machiavel a démarré en criant : « Allez, allez, Roger », y faut pas qu’y s’étonne que le Henry ait l’impression d’une entente. Ça s’appelle comme ça dans toutes les langues du monde, en français, en italien, en flamand et en allemand.
Et puis quoi, c’est vrai : Dousset était là, et qu’est-ce qu’il y faisait ? S’il était là par hasard, le moins qu’on puisse dire est qu’il a eu l’inspiration malheureuse. Et quand y dit qu’il est d’accord entièrement avec Piel, manager d’Anglade, moi, Patapon, je suis autorisé à lui dire qu’y charrie un peu.
Enfin bref, cette échappée sentait le coup fourré. Ça n’en est peut-être pas un. C’est peut-être seulement bien imité. De toutes façons, le Roger, que je considère toujours comme un des grands favoris du Tour, s’est collé un drôle de truc sur le paletot, en s’isolant avec le rital, le flahute et le deutsche. Il a plus qu’à les battre. Parce que, sans çà, il en entendra parler du quart d’heure de Lorient … »
Quelle histoire ! Sur le chemin d’Angers, le facteur d’Erbignac a aussi son idée si j’en crois Robert Barran :
« Aimer sa province n’empêche pas de désirer faire connaissance avec les autres. Quelle magnifique occasion que le Tour de France quand la course vous en laisse le temps ! C’est une vivante leçon d’histoire et de géographie permanente. On y découvre quelques surprises. Ainsi passant du Morbihan, dans la Loire-Atlantique, on est pris au spectacle lumineux de la Vilaine. Voilà un fleuve qui porte bien mal son nom.
Du haut du pont tout neuf surclassant de toute sa hauteur le vieux pont de bateaux emprunté encore l’année dernière, l’œil fait une admirable plongée vers La Roche-Bernard dont l’énorme rocher trempe dans le fleuve. Nous nous sommes arrêtés tout près de l’étang Rodoir dans la commune de Erbignac, entrant dans le pays du muscadet qui délie les langues.
Justement, voilà le facteur qui passait ! Un facteur comme tous ceux de France, avec son vieux vélo et son irremplaçable casquette. Éloignés de la course, nous revînmes tout de suite dans le vif du sujet. Voilà un homme qui avait une opinion très catégorique sur le différend Rivière-Anglade exprimée de cette expression pittoresque :
– Rivière, il a chahuté plein le purin !
Ce qui ne fut pas goûté de tous. Un vieux paysan, le béret rabattu sur les yeux s’excusa d’abord avec cette délicatesse simple de ne pas s’être rasé le matin :
– J’étais aux champs à la pointe du jour. Mais qu’est-ce que t’y connais toi le facteur ! La tactique, la tactique … moi je dis qu’Anglade il n’a pas le droit d’exiger tout pour lui.
Le cercle se forma, le débat était lancé. Le facteur, ou plutôt le préposé, si vous voulez vous mettre en règle avec la terminologie administrative, crut bon d’indiquer qu’en vélo, il s’y connaissait. Tout simplement parce que sa tournée faisait cinquante-huit kilomètres. Ce fut un tollé mais on redevint amis :
– C’est que le facteur il n’a pas tous les jours la vie belle. Vous vous rendez compte : cinquante-huit kilomètres de tournée !
À chacun ses raisons de pédaler ! »
Les coureurs, eux-mêmes, ont la leur : rejoindre Angers pour ce qui constitue la plus longue étape de ce Tour de France avec ses 244 kilomètres, le profil type d’une étape dite de transition.
On est en droit d’imaginer que le malaise né du conflit Anglade-Rivière a laissé des traces et de se demander avec le poète du coin, Du Bellay, si les coureurs allaient préférer à l’air marin, la douceur angevine…
Inspirés par la muse, ils ne musardent pas et on assiste à des attaques incessantes dès les premiers kilomètres. Les Belges, tenant à préserver le maillot jaune d’Adriaenssens, contrôlent toutes les velléités.
Avant Nort-sur-Erdre (km 113), le combatif Pierre Beuffeuil de l’équipe du Centre-Midi lance la bonne échappée, emmenant avec lui notamment le Tricolore Darrigade, les Italiens Defilippis et Battistini, et l’inévitable belge de service Van Aerde.
Quelque 40 kilomètres plus loin, sous l’impulsion de Graczyk qui commence à craindre pour son maillot vert, 16 autres coureurs partent à leur poursuite, parmi lesquels Joseph Groussard, l’élégant Suisse Rolf Graf, le grimpeur italien Imerio Massignan et les inévitables Belges Planckaert, Hoevenaers et Brankart. La jonction s’opère à 50 kilomètres de l’arrivée.
La victoire semble devoir se disputer entre Darrigade et Graczyk les deux sprinters de l’équipe de France. À trop s’observer, ils laissent filer, à quelques kilomètres du but, le transalpin Graziano Battistini qui résiste au retour de la meute lancée à sa poursuite.
Cet accroc ne va pas apaiser le climat au sein de l’équipe de France. Seul, Henry Anglade retrouve le sourire en prenant sa petite fille sur ses bras.
« Décidément, ils ne nous laissent pas une minute de répit. Même le dimanche, ils ne consentiront pas à se balader en peloton à travers la doulce France.
La marquise de Brissac qui, au nom de la Coopérative vinicole de la ville d’Angers, conviait la presse à une aimable dégustation de son petit vin blanc local, a pu constater, dimanche matin, sur le coup de 10h 45, que le Tour 1960 ne laissait guère de temps aux suiveurs pour apprécier les meilleurs crus de la région … À peine entrés, les journalistes ressortaient du château sans avoir eu le temps de faire claquer la langue au palais, comme il se doit chez les connaisseurs … »
En ce qui me concerne, je prends tout de même le temps de savourer le rosé d’Anjou, je pense que Blondin va m’accompagner… !
À suivre …
Pour décrire les premières étapes de ce Tour de France 1960, j’ai puisé dans les magazines bihebdomadaires Miroir-Sprint et But&Club, dans les numéros spéciaux d’après Tour de France du Miroir du Cyclisme et du Miroir des Sports ainsi que le volume Tours de France, Chroniques de « L’Équipe » 1954-1982 d’Antoine Blondin aux éditions de La Table Ronde, La tragédie du « Parjure » de Jean-Paul Ollivier (éditions de l’Aurore), La fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneuve (Minerva).
Remerciements à tous ces écrivains journalistes, photographes et … coureurs qui, soixante ans plus tard, me font encore rêver.
*http://encreviolette.unblog.fr/2016/08/27/vacances-postromaines-10-les-cerises-de-castellania-village-natal-de-fausto-coppi/
** http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/22/ici-la-route-du-tour-de-france-1959-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/30/ici-la-route-du-tour-de-france-1959-2/
