Ici la route du Tour de France 1960 (3)
Pour revivre le début de ce Tour de France 1960 :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/08/09/ici-la-route-du-tour-de-france-1960-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/08/19/ici-la-route-du-tour-de-france-1960-2/
Il n’est plus temps pour Roger Rivière d’apprendre à son épouse à faire du vélo … sur un solex !
Le leader de l’équipe de France, deuxième du classement général à 1 minute et 38 secondes de l’Italien Gastone Nencini, est très optimiste à l’entame du dernier tiers du Tour avec les Alpes à franchir et surtout une étape contre la montre de 83 kilomètres à Pontarlier où il devrait construire définitivement sa victoire. Aujourd’hui, déjà, entre Millau et Avignon, il compte bien « se payer le Rital » comme il aime clamer à la cantonade.
Allez, je commence l’étape sur la moto de Robert Chapatte :
« Le départ allait être donné à Millau que Marcel Bidot transmettait encore ses consignes :
Les gars, aujourd’hui il faut attaquer. Ramenez Anglade et Mastrotto et si possible François Mahé vers Nencini. Toujours au lendemain des repos le peloton a les jambes lourdes. Je suis persuadé que l’étape sera dure. À vous de la rendre très dure en imposant notre course aux Italiens. Et qui sait si Nencini ne finira pas par en prendre un petit coup. »
Tout avait bien commencé pour les Français. Une attaque de Rostollan et Dotto qui délesta le peloton dans les gorges de la Jonte d’une bonne trentaine d’unités, une reprise pour Graczyk, le baiser encourageant de Mme Rivière à son mari (en réalité, elle ne lui toucha que la main ndlr) au passage à Meyrueis avant l’attaque du col de Perjuret et l’attaque de Graczyk dans ce même col, attaque qui permit au vaillant Popoff de battre Massignan au sprint au sommet.
Oui, tout commençait selon les plans établis par Marcel Bidot et ses hommes. À l’arrière, les Italiens ne comptaient plus les blessés. Ils étaient en nombre. Baldini en faisait partie.
« Je fume la pipe » (sic) fanfaronnait Rivière !
Au sommet, derrière Graczyk et Massignan, à une minute du tandem que la vertigineuse descente happait rapidement, eux et leur suite motorisée, Rostollan s’était détaché dès les premiers mètres. Il avait pris 80 à 100 mètres et Rivière venait de se lancer au sprint dans les virelets. Du tansad de la moto, je suivais cette phase capitale de la course. Là-haut sur l’étroite route accrochée au flanc de la montagne, les deux casquettes jaunes se rapprochaient. Sur le vélo chromé de Rivière, le soleil avait fait éclater un flash. À trente mètres du Français, le maillot jaune de Nencini essayait de maintenir la distance. Et puis un boqueteau me masqua la vue. On arrivait à Fraissinet de Fourques au 57ème kilomètre. Devant nous, Graczyk en terminait avec cette descente terrifiante. Dans la traversée sinueuse du village, il imposait à Massignan un exercice de haute voltige et le jeune Italien s’affolait pour ne rien perdre sur le bolide blond habillé de vert.
Enfin le plat. Graczyk parlementa quelques secondes avec Massignan. Il l’invitait à le relayer après lui avoir imposé une dégringolade inoubliable. Et tout à coup, la radio du Tour annonça : « Allo, allo … »
Je consulte la chronique d’Antoine Blondin, si justement intitulée En travers de la gorge :
« Midi avait sonné, la messe était dite, le soleil grillait les Causses à perte d’horizon. Aucun signe de vie sur les crêtes pelées ni dans les gorges où l’ombre dessinait des quadrillages menaçants. Seul un mince filet de gens ourlait notre chemin, sortis de quelles grottes et agglutinés de place en place pour donner naissance à de chaudes petites oasis humaines. Nous venions de franchir le col de Perjuret et plongions à virelets que veux-tu, chacun pour soi et Dieu pour tous ! Sauf pour un seul …
Nous vîmes à un tournant Rostollan qui faisait de grands gestes et remontait à contre-courant en criant : « Roger a tombé ! Roger a tombé ! » Impossible de nous arrêter sur le toboggan où nous étions lancés. Nul n’avait vu disparaître Rivière, ni parmi ses compagnons, ni parmi les témoins. Pendant cinq minutes, on le crut volatilisé, rayé purement et simplement de la carte du monde, dont le paysage immense et chaotique qui nous entourait nous donnait l’échelle. Or, il gisait, à un vingtaine de mètres, en contrebas, dissimulé par un repli de terrain, frappé d’une sorte de paralysie qui lui interdisait le moindre geste, le moindre appel. Et toute cette nature qui l’entourait lui faisait un linceul rugueux. »
Durant quelques minutes, Roger Rivière, héros rimbaldien, fut le dormeur d’un val cévenol.
« C’est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D’argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c’est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue… »
Blondin poursuit :
« Quand nous pûmes reprendre souffle au hameau des Vanels, nous ignorions encore ce qu’il en était advenu exactement, mais l’anxiété planait sur chacun des équipages qui nous dépassait. Fil à fil, visage après visage, le drame se précisait … Enfin, Radio-Tour annonça que « Rivière venait d’être victime d’un accident grave » et notre attente devint celle des personnages baignés de fraternité attentive qu’on rencontre chez Saint-Exupéry. La « Terre des Hommes » est parfois dure à l’homme.
L’hélicoptère d’évacuation, dans l’impossibilité de se poser sur le palier abrupt où Rivière s’était arrêté dans sa chute, tournait au-dessus de nous. Il atterrit dans l’enclos d’un vieux paysan, noueux comme un ceps de bois dont sont faits les Dominici, à l’instant où, avec une étonnante majesté qu’elle tirait de sa lenteur, l’ambulance déboucha à moins de vingt à l’heure, pour éviter les heurts, et s’arrêta en lisière du champ. Dix photographes, tombés on ne sait d’où, se trouvèrent miraculeusement à la parade. Rivière apparut sur sa civière, l’œil mi-clos, livide comme jamais, et baigné dans sa sueur. On lui fit escorte jusqu’à la nacelle, et tout le monde suivant les paysannes, les chiens, les valets de ferme et même le vieux qui flairait dans tout cela les grands remous de sorcellerie.
Il regarda avec respect l’hélicoptère brasser l’air puis jaillir de son champ en apothéose déchirante. Alors, seulement, il poussa un hurlement et parla d’aller chercher son fusil. Toute pitié l’avait déserté. Le dénouement venait de se jouer sur sa récolte de haricots, six mois de labeur, cinquante mille francs de semis. Le sombre dimanche qu’il vivait n’avait pas exactement les couleurs du nôtre. »
Ainsi, Antoine Blondin nous contait « la tragédie du Parjure »* qui fait qu’à jamais, ce petit col de Lozère appartient à la légende des cycles. Un petit ruisseau de Lozère avait (dé)fait le grand Rivière !
Je me souviens distinctement de ce 10 juillet 1960. L’oreille collée à mon transistor, c’était la stupeur qui m’étreignait, la crainte aussi pour la vie d’un grand sportif français. Je ne dis pas qu’il n’y avait pas dans un tout petit coin de mon esprit d’enfant, le sentiment cruel que « mon » champion normand Anquetil était débarrassé de son grand rival national.
Un demi-siècle, ou presque, plus tard, entre Méjean et Aigoual, j’ai effectué la descente du col de Perjuret jusqu’à Fraissinet de Fourques, en auto, au ralenti, comme une sorte de pèlerinage dans un des hauts lieux de l’Histoire du Cyclisme**.
Je m’étais longuement recueilli devant la stèle désormais érigée en souvenir du champion fracassé. Il n’y avait pas âme qui vive, sinon un couple de cyclotouristes pour lequel, documents photographiques à l’appui devant le ravin verdoyant, je reconstituais la tragédie.
Je vous reparlerai, bien évidemment, de l’infortuné champion emmené vers l’hôpital de Montpellier, mais pour l’instant, avec Robert Barran :
« Il fallut reprendre la course. Parmi les châtaigniers, c’était la ronde infernale qui se poursuivait. Dans cette Lozère trop méconnue, à travers ce département le moins peuplé de France, on roule des kilomètres et des kilomètres sans découvrir une maison, sans apercevoir âme qui vive. Le coureur attardé, perdu dans la nature, se croit abandonné de tous. Nous passions au pays des Camisards, ces montagnards, qui, persécutés dans leur croyance, tinrent des années en échec les Dragons de Louis XIV. C’est là aussi que les maquisards organisaient les bases de départ les mieux protégées pour harceler l’occupant nazi. Le petit bourg du Castanier (d’où l’on aperçoit pour la première fois le mont Ventoux, ce géant de Provence), qui fut rasé par les S.S. en furie, témoigne encore de ces instants héroïques et tragiques.
On se croit au bout du monde et c’est ce qui explique sans doute le nom du col de l’Exil. Oui, l’exilé partout est seul. Seul, Ferrer espérant, une roue à la main, la venue de sa camionnette attardée. Et seul, son éducateur Bernard Gauthier qui se fit un devoir de l’attendre. Seul, assis sur une murette, son vélo gisant au sol, la roue avant déjantée, Gérard Thiélin sous son maillot violet et blanc déchiré. Un spectateur seul aussi en ce lieu perdu, s’employait à relever le collant serré pour nettoyer la plaie vive. On n’a pas le temps de s’attendrir sur le Tour de France et déjà le drame Rivière nous avait frappé. Ici, par bonheur, l’accident ne revêtait pas de gravité. Mais nous en éprouvions un sentiment d’injustice envers ce destin contraire. Après un départ malchanceux, Gérard n’avait cessé de s’améliorer. Sur la cendrée de Millau, prenant la seizième place, il avait fait un saut en avant très sensible au classement général. Maintenant l’ambition légitime de terminer au Parc des Princes, d’être sacré « Tour de France », ce qui marque et anoblit toute carrière cycliste, devait être abandonnée.
Dans la voiture-balai, Gérard s’en fut rejoindre Cazala, le tricolore dont le nom avait été acclamé lors de l’arrivée de l’étape précédente. Le public Millavois accordait sentimentalement la place d’honneur à l’Orthézien pour avoir mené son action d’éclat dans le Causse du Larzac. Lui, qui figurait toujours parmi les animateurs, était resté ce matin dans une prudente réserve. Ses traits tirés, ses yeux mâchés, indiquaient qu’il n’avait guère bénéficié de la journée de repos. Après Privat, après Colette, et pour les mêmes raisons qu’eux, Cazala a dû renoncer. Cette stupide maladie, qui s’appelle banalement coliques ou mal au ventre, vous vide littéralement …
… Enfin, le col d’Uglas (qui s’appela longtemps du Glas rapport aux sonneries lugubres qui annonçaient les troupes catholiques donnant l’assaut aux protestants, ndlr) voulut-il consentir à s’arrêter de descendre. Parfumé de romarin, il était peut-être moins inhumain que les précédents. Mais la journée avait tendu tous les nerfs. Beuffeuil prenait sa revanche. Après Darrigade au col des Ares, Graczyk au Perjuret, le Charentais venait compléter la revanche des routiers-sprinters sur les grimpeurs. Mais ce fut une victoire sans suite. Entre Alès et Uzès, parmi la garrigue à végétation maigrelette, on entendit les cigales. Le regroupement s’opéra. Des régionaux se laissèrent gagner à des idées de bataille. Milési, sachant que Brambilla l’attendait, baissa son menton en galoche et partit. Bléneau se mit en boule pour opérer de même. Mais dans le groupe, il y avait Darrigade et Graczyk qui préparaient leur sprint. Ils le préparèrent si bien ou plutôt si mal qu’un troisième larron en profita. En l’occurrence, Martin Van Geneugden, le puissant Flandrien déjà vainqueur à Bordeaux …
Tout était triste malgré l’ambiance de fête provençale à l’hôtel de l’équipe de France : la maladie et le drame sont passés par là. Privat le « baroudeur n°1 » et Colette « la conscience faite coureur », puis Cazala le bel animateur, et le pire de tout, par les chances d’une première place perdue, par une vie mise en danger, Rivière !
Rostollan ne pouvait s’arrêter d’expliquer comment il donna l’alarme, seul avec Adriaenssens à s’être rendu compte de la chute de Rivière :
« Roger roulait dans la roue de Nencini. Détaché devant eux, je me suis retourné pour évaluer les positions. Alors, dans une clameur, j’ai vu un corps cerclé de bleu-blanc-rouge partir dans l’abîme. J’en ai eu la gorge toute serrée et j’ai cru que nous ne le reverrions plus. Tout tremblant, je me suis arrêté et j’ai donné l’alarme. Toute la journée, j’en ai eu les jambes coupées… »
Vite que l’on reprenne la bicyclette ! Que la course vienne nous changer les idées ! Une pensée pour Roger Rivière et pédalons comme s’il était parmi nous, comme si c’était pour lui. Tel était l’état d’esprit des Tricolores, fait d’un reste d’espoir et de beaucoup de tristesse. Car, sur le pont d’Avignon, je vous l’assure, personne n’avait envie de danser en rond. »
Bien entendu, dès le soir-même, toutes les conversations convergeaient vers l’accident de Rivière dont on tentait de comprendre les causes :
« Durant son transport à l’hôpital de Montpellier, Roger Rivière confia au docteur Dumas :
– Mes freins n’ont pas répondu. J’ai l’impression que mes jantes étaient huileuses …
Un examen de la bicyclette, mise sous séquestre aussitôt après l’accident, ne révéla aucune défaillance mécanique. La chute était imputable à une fausse manœuvre, un dérapage.
À cet égard, Raphaël Geminiani nous a fourni une explication qui mérite d’être retenue :
– Je reste persuadé que Roger a été victime de son audace. Il s’était mis dans la tête de rivaliser avec Nencini dans la montagne. Or, ce dernier est un descendeur dangereux, non seulement parce qu’il prend des risques énormes, mais aussi et surtout parce qu’il use d’une technique personnelle assez déconcertante : à l’entrée des virages, des coups de guidon répétés qui font osciller son vélo. Il se déporte et vire très largement. Cette méthode est toujours dangereuse pour le coureur placé dans le sillage de Nencini, qui a toujours l’impression que ce dernier ne passera pas… »
La vérité était beaucoup moins stupéfiante … ou beaucoup plus, ça dépend quelle signification l’on donne à l’adjectif.
« Dès l’arrivée de Roger Rivière à la clinique Saint-Charles, la diététicienne Clarisse Brobecker reçoit l’autorisation de pénétrer dans la chambre du blessé. C’est elle qui recueille son maillot tricolore. Dans cette parure, à un endroit très bien protégé au fond d’une poche étroite et profonde d’où rien, absolument rien, n’aurait pu sortir pendant la chute, elle retrouve seulement un des cachets de palfium qu’il a absorbés au départ et quelques pilules d’amphétamines.
Le palfium, pour un sportif, est la pire des choses. Comment Rivière pouvait-il ne pas être informé des dangers qu’il encourait en absorbant un tel médicament ? Le palfium apaise les souffrances, certes, mais il exerce des effets secondaires. Par son action sédative, il retarde les réflexes en déconnectant le système nerveux moteur qui produit les mouvements volontaires. Ce retard dans les réflexes est-il la cause de la chute ? Les spécialistes en toxicologie confirment que la thèse est, hélas, tout à fait plausible.
Reviennent alors en mémoire les paroles de Roger Rivière à propos de son ancien soigneur Raymond Le Bert : « Il a vingt ans de retard ! Sa fameuse petite topette me permet tout juste d’aller de l’hôtel à la ligne de départ ! »
En vérité, depuis un bout de temps déjà, des journalistes exprimaient leur scepticisme sur les troublantes défaillances de Rivière dans diverses épreuves et évoquaient à mots couverts ses pratiques dopantes. D’ailleurs, le champion avait avoué l’usage de « reconstituants » dans un numéro du Miroir des Sports de l’année précédente.
Dans sa chronique suivante intitulée Adieu aux larmes, Blondin exprime avec talent (pléonasme) l’état d’esprit qui règne désormais sur le Tour : « L’étape d’hier (Avignon-Gap, ndlr), paralysée par l’appréhension de celle d’aujourd’hui (Gap-Briançon), influencée encore par la grande pitié de celle d’avant-hier (celle du Perjuret), a perpétué le no man’s land où nous nous aventurons depuis l’accident survenu à Roger Rivière : un seul être nous manque et tout est dépeuplé, dépouillé soudain de légende. Elle a été franchie par une troupe convalescente, blessée dans sa chair, ses ambitions, ses sentiments, et qui s’est refusée à tirer parti du somptueux champ de bataille qui lui était proposé. En d’autres circonstances, ce profil tumultueux eût pourtant mérité d’être regardé d’en face…
… Je comprends et partage cette impulsion grégaire qui pousse par moments le troupeau frileux à rentrer en entier à la maison. Elle n’est pas faite de la peur de tous les individus additionnés, c’est un climat communautaire de solidarité organique où celui qui s’égare compromet l’équilibre de l’ensemble, sa fragilité. Un tel sentiment ne peut qu’engendrer une course menée à bribes abattues : miettes qu’on ramasse à l’arrière, phases balbutiées à l’avant, si loin du profond discours qu’on eût pu escompter à en juger par le contexte. Dès la matinée, une température moite engluait les coureurs et les projetait vers les fontaines … »
On ressent l’atmosphère émolliente dans un nouveau Conte de la Grand’ route de Robert Barran :
« De la riche plaine du Comtat Venaissin aux cultures maraîchères protégées du mistral par des rideaux d’arbres, nous sommes partis à la conquête des Alpes. Ou tout au moins, nous avons essayé d’en gagner le pied, Gap, sans trop de difficulté. Par Carpentras, la capitale du melon fondant et du berlingot craquant, par Vaison-la-Romaine et ses vestiges antiques, par Buis-les-Baronnies caché parmi les oliviers, nous nous sommes d’abord hissés au sommet du Perty, reprenant la vieille route aujourd’hui presque trop spacieuse pour un col qu’empruntaient pèlerins et marchands au Moyen-Âge. Les champs de lavande y font des plaques violettes et des buissons de jaunes genêts y viennent frapper l’œil. C’est le terrain que choisit Simpson pour essayer l’exploit dont il rêve depuis Bruxelles. Il dévala sur le Laborel à l’entrée des Hautes-Alpes dressant en face toute la hauteur de ses cimes, à vous en donner le frisson. Peut-être, sommes-nous devenus impressionnables depuis l’accident de Roger Rivière et les coureurs plus prudents.
Bref, personne ne resta dans la roue de l’Anglais. Sauveur Ducazeaux, la casquette au vent, se dressa sur son siège. Lui aussi, pensait :
– Tommy, tu peux gagner celle-là !
Mais Tommy attendit et accepta le renfort apporté par le longiligne Rostollan, les deux Van impétueux, Aerde de Belgique et Den Borgh de Hollande, puis le petit mais hardi Bernard Viot.
Lorsque apparut la Sentinelle … Comme entrée en matière, une épingle à cheveux à se faire dresser les siens sur la tête. Mais c’était simplement le coup de l’impression. La Sentinelle est un col aimable, bien élevé pourrait-on dire puisqu’il est cultivé jusqu’au bout. D’abord des vignes, puis des avoines et des blés. Il est aussi habité. Le petit village de Jarjayes se situe presque tout en haut. Et la banderole du sommet rafraîchissait à l’ombre d’un noyer protecteur. Rostollan aurait bien voulu s’en aller, « mais ce n’était pas assez dur », expliquait-il sans forfanterie. Pourtant, le Marseillais plaça un démarrage. Van Aerde s’en vint à ses côtés et fort peu gracieux, imposa :
– Alors, on ne veut plus aller ensemble jusqu’au bout ? Faut pas déboucher…
Rostollan s’énerva un petit peu :
– C’est bien, mais j’en ai marre de tirer cet Anglais.
Et s’approchant de Tommy, il lui dit en marseillais et en colère à la fois :
– Alors, tu as compris, l’englisch, à ton tour de rouler.
Tommy eut un regard gêné, remit sa visière à l’endroit et répliqua :
– Oh ! te fâche pas, ça va comme ça !
Enfin, Gap était là et l’arrivée avec sa ligne droite bordée de platanes. Tommy le calculateur crut s’envoler vers la banderole en attaquant le premier. Mais ses jambes coincèrent. Van Den Borgh le Hollandais, le coureur casqué, fut coiffé par Van Aerde toutes frisettes dehors. Deux bourgmestres de son pays attendaient le Belge. Pour peu, ils auraient entonné la Brabançonne … »
Blondin, entre deux roupillons, avait eu aussi la plume poétique :
« La queue du peloton accablé était à l’image du radeau de la Méduse, l’eau en moins par conséquent et la lavande en plus, qui nous cernait de vagues à l’infini, formées en hérissons d’un mauve particulier qu’on voit aux cheveux blancs des dames âgées qui ont raté leur teinture. Un parfum tenace dans l’air et le chant obstiné des cigales étaient les seuls luxes qui nous fussent consentis. Ils marquaient déjà un retour à la paix des âmes… »
Et il concluait comme une exhortation : « La paix de l’âme pour ce qui nous occupe, ne se confond pas avec la paix des braves. Elle doit annoncer au contraire quels combats peuvent reprendre. Les braves, ceux qui ont quelque chose à jeter dans la bataille, doivent à Roger Rivière de se livrer avec acharnement pour l’honorer en lui prouvant que sa disparition prématurée de l’épreuve n’est pas considérée comme « une occasion à saisir de suite », mais comme un levain »
Vous voyez qu’en ce temps-là, je n’avais pas besoin que mes parents me fournissent un « cahier de vacances ». Avec l’épopée du Tour de France, tout naturellement, mes vacances étaient « apprenantes » selon le jargon technocratique en usage aujourd’hui ! Je découvrais l’histoire, la géographie, le style littéraire, la philosophie, le civisme même.
D’un aspect purement vélocipédique, il me semble me souvenir qu’en effet, suite au drame du Parjure, la course avait perdu l’essentiel de son intérêt, du moins d’un point de vue chauvin de Français. Notre premier compatriote, le régional du Centre-Midi Marcel Rohrbach, pointait à 11 minutes et 16 secondes du maillot jaune Nencini, Certes, les tricolores Anglade, François Mahé et Mastrotto figuraient dans le top 10 mais ne pouvaient plus guère envisager qu’une place d’honneur. On repensait alors à la colère d’Henry Anglade à l’issue de l’étape de Lorient : qu’en serait-il des chances de l’équipe de France en cas de défaillance de Rivière ?…
La seizième étape Gap-Briançon constituait, au départ du Tour à Bruxelles, l’un des rendez-vous majeurs de l’épreuve avec l’ascension du col de Vars et du mythique Izoard.
Antoine Blondin, sans omettre d’exprimer le caractère insipide de l’étape, choisit de nous faire visiter un superbe musée en plein air, un des plus prestigieux monuments du cyclisme :
« Suivez le Guil ! Approchez, messieurs-dames, s’il vous plaît, et si les suiveurs veulent bien me suivre, nous allons continuer la visite d’une grande étape alpestre de la seconde moitié du XXe siècle … Cette forteresse que vous apercevez au-dessus de votre tête, c’est Mont-Dauphin, comme dit à peu près le général de Gaulle, lorsqu’il parle de son premier ministre, Michel Debré. À vos pieds, ce torrent lumineux, c’est le Guil. Il va nous servir de Guil conducteur. Si vous vous retournez sur le Guil, vous pouvez admirer, accroché au flanc de la muraille, un tableau de la situation en noir et en coureurs, généralement considéré comme un chef-d’œuvre des maîtres de l’école de Vars.
De très récentes observations ont toutefois semé le doute dans l’esprit de certains érudits : nous serions en présence d’une contrefaçon remarquablement imitée. Le noir y serait, mais les coureurs seraient un peu passés … Avancez, je vous prie, car nous pénétrons dans un passage entièrement d’époque où rien n’a été refait sinon l’équipe de France, mais il n’est pas recommandé de la visiter, ses espérances tombent en ruines… Le sifflement que vous entendez provient d’une chambre à air qu’on ne visite pas non plus. C’est la chambre de Rohrbach, du nom d’un grimpeur zélé repeint à neuf que ses compagnons jadis ne pouvaient pas voir en peinture. La légende veut qu’il soit descendu de son cadre un instant pour s’offrir ce qu’on peut appeler un petit pied à terre dans la région, il a ensuite rejoint la fresque …
Ici, en vous penchant, vous pouvez remarquer une chute attribuée à Van Est le Jeune de l’Ecole hollandaise. Nous sommes maintenant au cour du Queyras, dont les maisons s’effondrent sous les éboulis quand elles ne s’écroulent pas d’elles-mêmes. Rien n’y pousse sauf des coureurs qu’on pousse et qui produisent des amendes. Il y a deux sortes de coureurs, les grands à qui on jette la première bière et les petits qui viennent beaucoup plus tard et à qui l’indigène offre spontanément un tuteur naturel qui l’aide à s’élever. Les petits poussés donnent les plus belles amendes, jusqu’à 50 Nouveaux Francs à la belle saison. Pour en finir avec les petits poussés, il suffit de considérer leur retard pour comprendre qu’ils n’ont pas chaussé les bottes de sept lieues, et d’embrasser le paysage pour savoir que, s’ils ont semé des cailloux pour retrouver leur chemin au milieu de ces avalanches de pierres, on n’est pas près de les revoir : la géologie leur a dérobé leurs points de repère…
Si vous voulez bien continuer, nous pénétrons ici sur le plateau où ont été tournées quelques-unes des plus belles séquences de « Bobet s’en va t-en guerre », morceaux de bravoure, charges héroïques en Izoard et gants blancs.
Nous débouchons dans la « Casse Déserte », véritable musée du cyclisme, devenu aujourd’hui « la Classe Déserte ». Vous pourrez bientôt vous y recueillir devant la stèle dédiée à Fausto Coppi. Mais qui donc comprendra que ce monument est destiné à associer un homme à un champ de bataille ? Tel que vous le voyez, vous devez plutôt avoir l’impression que Coppi a donné son nom à un boulevard, comme Félix Faure, comme Bonne-Nouvelle, un boulevard qui est d’ailleurs aujourd’hui le boulevard des Italiens. »
À en croire la couverture de Miroir-Sprint, l’exploit de l’étape appartient à la télévision (une chaîne unique à l’époque ndlr), ce que confirme César Patapon :
« Le vainqueur de l’Izoard, sans discussion possible, c’est le gars de la télé qui prenait les images à moto. Les quelques millions de piafs dans mon genre qui ont suivi sur leur écran la grimpette puis la dégringolade, sans bouger de leur patelin, le postérieur calé par les bras du fauteuil, ou même debout devant la vitrine du marchand de postes, je m’demande s’ils ont gambergé qu’y z-ont vu en action le champion du monde de sa spécialité !
Faut vous dire que l’Izoard, c’est pas un truc comme les autres. Quand vous débarquez dans la Casse déserte, vous êtes comme qui dirait parachuté sur la lune. À part que vous avez pas besoin de masque à oxygène, because que là-haut l’air est aussi pur et léger que le petit vin clairet de la Haute-Provence. Mais ça ressemble un peu aux alentours de la Mer de la Tranquillité, pour ce que j’en ai vu sur les photos (seul Tintin avait marché sur la lune à l’époque !).
C’est immense, et tout autour de vous, les sapins sont en pierre, et d’une taille tellement maousse que vous vous sentez tout minable. La route, d’accord, on l’a arrangée, mais les précipices dans le bas, les Ponts et Chaussées y-z-ont pas réussi jusqu’à présent à les boucher. Enfin bref, à vélo, à moto ou en voiture, sur cette chaussée des Géants, vous avez le trouillomètre à zéro, et vous gaffez du coin de l’œil que votre pilote y donne pas des coups de volant fantaisistes. Et si y veut allumer une pipe, vous lui glissez sournoisement qu’y ferait mieux d’attendre Briançon.
Alors figurez-vous le gars avec sa moto surchargée et sa caméra … Eh bien ! d’Arvieux à l’arrivée, ce chasseur d’images, bien plus caïd que les chasseurs de fauves, y nous a montré la course. Et si chouettement que, j’peux vous dire, j’avais jamais vu l’Izoard comme ça. Un truc à vous dégoûter de risquer sa peau et un rhume de cerveau pour aller sur place entrevoir les coureurs une fois tous les deux kilomètres.
La montée, c’était un exploit. Mais la descente, il l’a faite en entier, et ça avait jamais été fait. Cette plongée dans les sapins, où je me souviens avoir entendu Kubler hurler dans mon dos parce que ça allait pas assez vite, ça plongeait le téléspectateur, souffle coupé, au cœur du plus grand mystère du Tour de France, de sa plus grande sensation. Et notre cameraman, payé pour une poignée de haricots pour ce boulot de dingue, il a pas perdu les pédales une seconde. Vous permettrez que moi, Patapon, qu’en ai vu des casse-cous dans ma vie, je lui tire la casquette. Ce gars-là, c’est un vrai géant de la route. »
Que je vous dise tout de même que c’est l’Italien Graziano Battistini qui l’a emporté à Briançon devant son compatriote Imerio Massignan. E Viva Italia !
Bien des années plus tard, tandis que je poursuivais mes humanités à Versailles, le petit Marcel Rohrbach me raconta sa quatrième place. Il était devenu le gendre des propriétaires du Cheval Rouge, un hôtel-restaurant , ancien relais de diligences, dans la cité du Roi Soleil.
L’intérêt de la dernière semaine du Tour se situe peut-être en coulisses :
« Peu de suiveurs ont soupçonné le passionnant débat qui a eu lieu, au soir de l’étape de l’Izoard, entre les médecins du Tour, sur l’initiative de Félix Lévitan, directeur-adjoint de la course, et dont le « Miroir des Sports » est en mesure de révéler la teneur.
Dire « les médecins du Tour « est inexact. Il n’y a qu’un médecin officiel, le docteur Pierre Dumas, dont tant de photos prises à l’occasion d’accidents ont popularisé le visage auquel un mince collier de barbe donne l’apparence d’un Valois dessiné par Clouet. Il a deux assistants, le docteur Boncour, dont le regard sarcastique brille sous des lunettes d’écaille et que son crâne rasé à la Yul Brynner rend reconnaissable à vingt mètres, et le docteur Bosse, très jeune d’aspect et qui, plus soucieux que ses confrères de correction vestimentaire sur le Tour, conserve en course comme à l’étape costume de ville et cravate papillon.
Mais le corps médical était encore représenté par un grand chirurgien belge, le docteur Van den Abeele, passionné de cyclisme, et qui a suivi quelques étapes avec nos confrères de « Het Lasste Niews », et le docteur italien Enrico Peracino, médecin de la firme Carpano, qui s’est personnellement occupé de Gastone Nencini durant les quelques journées qu’il a consacrées au Tour.
Il s’agissait, pour tous les hommes de l’art que leur amour du sport avaient fortuitement réunis à l’occasion de la plus grande épreuve sportive du monde, d’examiner en commun certains problèmes, relevant moins de la technique médicale pure que de l’éthique de la médecine et des droits et devoirs des médecins dans les questions de rendement d’un travailleur de force comme l’est un athlète qu’il pratique le cyclisme ou tout autre sport » …en un mot, d’évoquer la question du doping d’autant plus cuisante d’actualité depuis le drame de Roger Rivière.
« Le docteur Peracino écoutait la tête dans ses mains. Il n’avait pas du tout l’air d’un médecin, ce grand et beau garçon au chandail brun et au pantalon blanc. Plutôt d’un joueur de golf élégant comme on en voit dans les magazines illustrés , promenant leur nonchalance racée dans le décor champêtre des greens. Ses confrères non plus n’avaient pas l’air de médecins. Ils étaient entassés dans cette pièce minuscule contiguë au bar de l’hôtel Vauban à Briançon …
Personne ne s’y trompait et le médecin italien moins que tout autre : sous la courtoisie du propos, sous la modération du ton employé, sous le couvert des grands principes philosophiques et moraux invoqués, perçait l’accusation.
– Vous pouvez traduire à monsieur ?
Volontairement, avec application, ils évitaient les mots pouvant blesser leur interlocuteur, le mot « médicament » qui ne s’emploie que pour des malades, le mot « drogue » qui était venu aux lèvres de Van den Abeele et qu’ils remplaçaient par le mot « préparation ». Ils parlaient médecine sociale, médecine du travail, médecine générale et sportive avec le souci de conserver à la conversation son caractère de débat professionnel et amical autour d’un verre de champagne. Après tout, Peracino était leur égal et ils n’étaient pas là pour le juger. On discutait de principes et non de technique médicale appliquée à des coureurs. Si, pour étayer un argument, le nom d’un champion était lancé, ce n’était jamais celui d’un absent : Anquetil, Rivière ou d’un second plan pour lequel le problème ne se posait pas.
– Vous pouvez traduire à monsieur ?
Un tribunal ? Non, bien sûr. Une conversation entre gens de métier. Une simple conversation. Mais lorsque Dumas parla du rendement de main-d’œuvre dans les usines ; lorsque Bosse évoquait l’époque victorienne et les enfants de huit ans travaillant au work-house ; lorsque Van den Abeele s’inquiétait des modifications physiologiques apportées au tempérament d’un individu ; lorsque Boncour parlait de l’accoutumance de l’organisme à certaines préparations, cela voulait dire :
– Avez-vous droit d’accroître artificiellement le rendement de Nencini pour lui faire gagner le Tour de France ?
– Je fais pour Gastone Nencini ce que fait le mécano pour le vélo : le remettre en état après la course ! »…
Comme, avec infiniment de précautions oratoires et donc d’hypocrisie, tout cela est formulé !
Il faut dire que le Miroir des Sports, à l’initiative de cette réunion non officielle, était une émanation du quotidien Le Parisien Libéré coorganisateur avec L’Équipe du Tour de France, donc il s’agissait de ne pas trop « cracher dans la soupe » même salée .
À mots couverts, dans d’autres tribunes, le docteur Dumas confiait son inquiétude concernant le porteur du maillot jaune : « Je serais curieux de savoir ce qui se passe, tous les soirs, dans la chambre de Nencini, mais on m’en interdit l’accès ». Des rumeurs faisaient état de transfusions sanguines, « les deux bras reliés à un bocal »…
On revient à la course ? Il est vrai que la passivité des coureurs explique que les débats se déplacent sur des sujets plus stupéfiants. Et pourtant, la 17ème étape Briançon-Aix-les-Bains (229 km) offre un profil favorable à des attaques d’envergure avec l’ascension, notamment, du col du Luitel puis le col du Granier à proximité de l’arrivée.
Mais comme on dit, la course propose et les coureurs disposent, ainsi Robert Barran ne cache pas sa déception :
« L’orage gronde en ce soir de 14 juillet sur les bords du lac de Genève. Dans le petit refuge de pêcheurs où nous sommes venus en quête de friture, les eaux se soulèvent et viennent déborder sur la rive. Nous campons à Thonon-les-Bains, la vieille capitale du Chablais où pour tous, le Tour de France semble joué. Nous allons dire adieu aux Alpes, ces Alpes dont on attendait tant et qui s’esquivent tout comme les Pyrénées. Plus d’un évoque, avec nostalgie, les grimpeurs d’antan. D’autres se plaignent que la mariée ou plutôt la route soit devenue trop belle. Ça c’est du sadisme sportif ? de même que la bicyclette à grand-père lourde et pesante est devenue aujourd’hui un article de luxe fin et léger, de même la montagne a été rendue plus humaine par le labeur des hommes. Comment ne pas se réjouir d’un œil touriste des larges passages de l’Izoard qui font par endroits, c’est vrai, figure de boulevard ! Et certes, dans cet Izoard, on vit ce spectacle inédit, presque scandaleux, comme un crime de lèse-majesté pour les vieux amateurs de vélo, de vingt hommes groupés dans la Casse Déserte avec seulement un sprint de Battistini rendant à Fausto Coppi l’hommage qu’il s’était promis…
Vars escamoté, l’Izoard amadoué, le Lautaret subtilisé, il restait, heureusement si l’on peut s’exprimer ainsi, la découverte du col du Luitel. Massignan, le roi de la montagne 1960 lui rendit ce bel hommage :
– « Il est aussi dur que le Gavia ».
Le Gavia, ce véritable sentier muletier révélé dans le Giro (remporté par Anquetil … devant Nencini !)
À Sechilienne, on quitte la route des grandes Alpes pour foncer vers un coin qui semble un havre de verdure. Un coin où il fait bon se reposer, mais qui donne beaucoup de mal à l’atteindre. Comme il est très difficile de se frayer un passage à travers toute cette végétation débordante où semblaient s’emboutir clandestinement quelques maisons d’habitation éparses. À mi-col, nous avons fait escale, auprès d’une cascade bondissante. Tout près de là, un paysan faisait les foins tournant le dos au Tour de France : c’est là que nous ressentîmes enfin une pincée d’émotion. Anglade et Mastrotto étaient partis de l’avant après avoir décroché Nencini. Hélas, Raymond plus sombre que jamais s’empêtra dans les rails à l’entrée de Chambéry et Henry livra son baroud d’honneur au bord du lac du Bourget tout empreint pour lui d’une mélancolie lamartinienne.
On a dit que c’étaient des vacances apprenantes. Souvenez-vous donc, vous avez le bonjour d’Alphonse :
« Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices !
Suspendez votre cours :
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! »
Où étaient-ils les rois de la montagne ? Que croyez-vous qu’il arriva ? Ce fut Jean Graczyk qui gagna. Popoff voulait se donner des airs tout gênés d’avoir remporté cette grande étape alpestre. Mais il riait sous cape … verte. »
Le Berrichon avait peut-être une raison d’être gêné si je m’en réfère aux petits secrets de Jacques-Pierre Périllat-Chany : « Jacques Goddet ne tenait plus en place quand le Tour arriva à Aix-les-Bains, après une escalade du Granier où nous avions assisté à une séance de poussettes assez spectaculaire. Le principal bénéficiaire de cette pratique illégale fut Jean Graczyk qui parvint à gagner quatre minutes, à rejoindre Nencini dans la descente sur Chambéry, et à gagner l’étape ! C’est un scandale, je suis furieux, tonnait le patron du Tour. »
Robert Barran choisit de nous conter la 18ème étape Aix-les-Bains-Thonon-les-Bains, 215 kilomètres à vélo une centaine à vol d’oiseau, à travers le prisme de la détresse d’un petit savoyard, Louis Bisiliat, l’enfant d’Ugine :
« Dans un coin perdu de montagne, un tout petit savoyard pleurait son amour dans la douleur du soir. Louis Bisiliat en était tout près à renier son pays. Il y avait une tradition dans les Tours de France d’antan, de laisser l’enfant du pays s’échapper pour traverser en tête son village sous les acclamations du bon peuple. Mais les traditions se perdent. Demandez plutôt à Fernand Picot, relégué à l’arrière pour la traversée de Pontivy. Pour une fois, la tradition fut reprise.
Tout au long du lac d’Annecy, un homme pédalait avec amour. Tout au bout, au pied des gorges d’Arly, il savait qu’Ugine l’attendait. Et sur le bord de la route, son père qui avait laissé les troupeaux partir brouter dans les alpages, avait placé la banderole de bienvenue. Sa figure osseuse sous un large béret, le père Bisiliat nous disait sa fierté d’avoir un pareil fils. Oh ! il ne s’agissait pas pour lui de gagner le Tour de France, mais simplement de le terminer en bon rang.
La vieille maman était restée à la fenêtre. Son fils lui avait dit : « Comme ça, je serai sûr de te voir. »
Les parents, les amis étaient là réunis. On était venu pour voir passer Louis. Dans cette naïveté, il y avait peut-être un des plus beaux hommages envers le Tour de France.
Si beau que contradictoirement, Bisiliat en eut les jambes coupées. Quelle traîtrise ! Ces Aravis qu’il montait comme il voulait en conduisant les troupeaux lui mettaient du plomb dans les jambes. Et la Colombière ne lui en parlez plus. Ah ! Colombière de malheur ! C’est là que le peloton fondit sur lui, l’engloutit et le perdit. Pauvre Louis qui avait fait un si beau rêve. Premier à Ugine, dernier à Thonon-les-Bains. Plus tard, il contera à ses enfants : « C’était un soir de 14 juillet… »
Un 14 juillet escamoté lui aussi. Tel cocardier s’indignait que nos tricolores n’aient pas attaqué. Tel autre louait la réserve italienne en ces Fêtes du Centenaire du rattachement de la Savoie à la France. Il y avait dans tout cela plus de calcul que de sentiment. C’était la grande trêve du 14 juillet en attendant que l’heure sonne de Pontarlier à Besançon. Comme l’on dit sur un terrain de football ou de rugby, les coureurs jouaient la montre.
Manzanèque en profita pour filer le long de la touche. Plus exactement, le long du défilé de l’Arve. À Cluses, il salua l’école nationale d’horlogerie qui lui communiquait sa confortable avance. À Taninges, dans la vallée du Giffre, dans cette vallée verte qui remonte jusqu’au (faux) col de Terramont, Fernando le Manchego pédalait avec volupté, un éclair de triomphe au coin de la prunelle.
La République française était bonne fille. Elle avait donné la permission de sortir à l’étranger. Quel est donc et Espagnol d’avant-garde nous questionnait-on ? Le sens commercial nous donnait l’envie de répondre :
« N’avez-vous pas lu le Miroir du Cyclisme n°1 ? On vous y donnait Manzanèque, comme le bon tuyau espagnol 1960. »
… Loin, bien loin, arriva Van Geneugden en compagnie de notre malheureux Bisiliat. La tête toute ensanglantée, Martin le Costaud avait traîné douloureusement sa grande carcasse. Il avait refusé d’obéir au docteur Dumas lui conseillant de monter dans l’ambulance pour abandonner. « Un Van Geneugden n’abandonne pas ! » se contentait-il de répondre.
Terminer , le mot pour tous en prend un ton magique. Ils auront bouclé leur Tour de France comme ces compagnons chargés de leur besace et de leurs outils, ou comme ce voyageur « retourné plein d’usages et raisons dans son petit village ». Puis ils raconteront leur histoire en l’embellissant de légendes. »
Antoine Blondin, entre deux verres de génépi (!), a choisi un autre angle pour nous narrer l’étape. Évidemment, personne ne se souvient, ce qui aurait été logique vu ce qu’on nous prédisait, le 14 juillet 1960 devait être la fin du monde. Vous vous doutez bien que j’ai effectué quelques recherches. Ainsi, j’ai retrouvé un article du sérieux journal Le Monde (du moins à l’époque), en date du 12 juillet 1960 :
« Nous l’avons échappé belle. Dieu merci, la fin du monde n’est pas pour le 14 juillet.
Monsieur Bianco, portant le nom mystique de Frère Emman dans son cercle d’illuminés, professe la médecine pédiatre. Petit homme barbu dans la force de l’âge, il est le messie de la secte du massif du Mont-Blanc, peu nombreuse mais ardente et fidèle. Il a prédit dès mars 1954, après avoir bénéficié d’une vision céleste, que l’apocalypse était à nos portes, parce que le contrôle de l’énergie atomique échapperait aux hommes et que les convulsions de notre planète se produiraient le jour –mais la rencontre est fortuite- de notre fête nationale. L’événement aura lieu entre 14h 45 et 15 heures. Il y aurait douze millions de survivants,et pas plus, sur toute la superficie du globe … » !
Blondin évoquait ainsi la dernière heure :
« La fin du monde était prévue pour 14 heures. Nous attendions avec une vive curiosité ce spectacle tout à fait nouveau pour nous, du moins pour moi personnellement, car je ne voudrais pas préjuger de l’expérience antérieure de mes camarades. Le caprice d’une fatalité cyclique qui veut que els boucles se ferment sur elles-mêmes donnait à la course son visage des premiers âges, tout convulsé d’une jeune frénésie et d’innocence, à l’instant précis où s’annonçait la fin des temps. Ainsi du vieillard qui retombe en enfance. Mais peut-être fallait-il imputer ces morcellements incessants du peloton à d’obscures secousses sismiques. Tout, en effet, rentra bientôt dans l’ordre, un ordre qui s’apparentait au calme précurseur des grandes catastrophes. Le Tour en profitait pour reprendre un de ses anciens succès qu’on croyait aboli : l’échappée-fleuve sans conséquences.
Au moment où la résignation s’emparait du troupeau marqué au front du signe « À quoi bon ! » -et ce label tendrait à devenir une marque de cycles- trois hommes, dans un sursaut qui les honore, se mirent à pédaler de toutes leurs forces désespérées, comme s’ils eussent voulu abattre le plus grand nombre possible de kilomètres avant l’échéance fatale, établir le dernier record du monde de l’heure, ou plutôt le record de la dernière heure du monde. Il ne s’agissait plus d’une course contre la montre, mais d’une course contre le sablier, contre la faux …
… C’est donc dans les Aravis que nous plantâmes notre camp de base avant la grande ascension. Ils donnaient ses traits à la dernière vision que nous emporterions du monde : une caravane qui monte au loin, où l’on reconnaît ses amis sous la forme de personnages minuscules qui tentent d’escalader le ciel comme dans La Tour de Babel du peintre Breughel, un échantillonnage de jeunes filles avenantes massées au balcon d’une colonie de montagne, de splendides vieillards déchiffrables comme des aide-mémoire, enracinés déjà dans le néant. Mais, à cet instant précis, nous avions tous le même âge, les amis, les filles et les vieux ; nous avions l’âge de pierre des massifs qui nous cernaient ; nous étions vieux comme le monde, puisque nos destins étaient liés à celui-ci.
Il est difficile de s’arracher mais il arrive un moment où il faut se résoudre à tourner l’alpage. Soudain, il fut 14 heures passées. Quelqu’un dit : »Tout est fini. » Pendant quelques secondes, nous ne sûmes pas comment il fallait interpréter cela. Nous crûmes tout d’abord que nous revenions de loin, à moins que …
À moins que l’autre monde ne ressemblât étonnamment au précédent (ça me rappelle quelque chose les mondes d’avant et après ! ndlr).
Eh bien sûr. Ces coureurs, fantômes d’eux-mêmes, agitant péniblement leurs chaînes, étaient bien morts, aussi morts que ces foules figées d’un 14 juillet, sans fleurs ni couronnes, qui les réclamaient sur « l’air des lampions » … »
Une fois encore, merci l’Antoine ! Tu as réussi à nous faire vibrer … de peur !
Avec un petit coup de vin d’Arbois, il va nous présenter, clin d’œil à François Villon, la Ballade des pendules, à savoir la 19ème étape disputée contre la montre entre Pontarlier et Besançon (83 km) :
« Gibiers de potence, de la potence du guidon sur lequel ils se désarticulent, l’un l’autre se pourchassant, escortés par leurs corbeaux respectifs sous la forme de voitures suiveuses, les coureurs ont traversé le Doubs individuellement, livrés au temps qui passe et à celui qu’il fait.
Cette étape dite contre la montre –et c’est bien de l’ingratitude pour un Suisse de tenter quelque chose contre la montre, soulignait naguère Alexandre Breffort- a vu Graf, représentant helvétique et éminemment délié, aux jambes prédestinées aux travaux d’aiguilles (de véritables fuseaux horaires) triompher entre Pontarlier et Besançon, capitales de l’horlogerie. Ce monde, qu’on prétendait fini, est bien fait, où notre heure sonne quand elle doit sonner … »
Robert Barran encense aussi Rolf Graf : « Ce Suisse pétri de classe, aussi élégant et racé qu’un Hugo Koblet, ne s’était guère manifesté. On le soupçonne d’avoir réservé ses forces afin de porter un grand coup à portée de son pays, dans une spécialité où il lutte d’ailleurs à égalité avec les plus forts. Graf le calculateur, dans son numéro de soliste, a parfaitement réussi. Après Gimmi à Luchon, il a redonné au cyclisme suisse partie de ce prestige perdu depuis la retraite de l’impétueux Kubler, de l’obstiné Schaer et du pédaleur de charme Hugo Koblet. »
Le chroniqueur décerne aussi un bel accessit à Raymond Mastrotto, le taureau de Nay :
« Dans ce combat singulier, l’homme fort ne pouvait que s’affirmer. C’était une véritable boule de muscles propulsée. Et Mastrotto, bouleversant l’ordre établi, devint le premier des Français. N’était-ce pas mérité ?... »
Lors de l’avant-dernière étape, « une étape pour un régional », le Tour de France allait rencontrer l’Histoire :
« Avec mélancolie, avec ennui même, il fallut traverser la Haute-Saône, Gray avec ses remparts se mirant aux eaux claires et Champlitte blotti dans la vallée du Salon. Puis la Haute-Marne, du plateau de Langres à celui de Chaumont sans autre intérêt que le cérémonial impromptu de Colombey-les-Deux-Églises. »
Blondin raconte :
« Le général de Gaulle était sur le parcours, serré dans la houppelande qu’on a connue à Clémenceau sur son socle. J’avoue que je me sens personnellement fondu de reconnaissance envers un chef de l’État qui partage mes goûts. Il est bon de savoir que nous avons un Président de la République qui ne laisse rien passer, et surtout pas le Tour de France. Pour une fois, c’est une consécration collective qui s’est abattue sur le peloton.
Le parc du Prince, c’était donc là : ce boqueteau, ce muretin. Qu’on imagine un village champenois sous la pluie, légèrement en pente comme ils sont tous, avec un peuplier au sommet de la côte et, juste au-dessus, une éminence qui n’était pas prévue sur le profil de l’étape. Après s’être demandé si on la contournerait, on décida de s’arrêter à sa hauteur, ce qui n’est pas peu dire. L’Izoard fait l’homme était devant nous. Le vieux fond de gaudriole sur quoi nous survivons dût-il s’insurger, il y avait quelque émotion dans la caravane, et justifiée par la présence de ce pèlerin en pèlerine…
L’espérance la plus secrète de chacun d’entre nous s’accomplissait, y compris celle de Robinson qu’un besoin naturel aiguillait vers le fossé. Ce coureur est anglais, il ne peut pas comprendre. Il vit sur un acquis du souvenir antérieur au nôtre. Il a connu le général avant nous, il l’a connu grand comme ça. Mais le Général, lui, qui a connu Robinson au maillot, a feint de ne rien vouloir voir et a laissé courir.
Expédier les affaires courantes, c’est ce que nous venons de faire depuis deux jours, lorsqu’après cette station nous avons repris notre chemin de Troyes … »
Barran prend le relais : « Enfin l’Aube vint pour sonner le réveil. Et Beuffeuil s’écria : « À Troyes et à moi ! ». Toutes les amertumes accumulées des régionaux lui servirent de complicité dans le peloton. Pourtant Beuffeuil ne demandait rien qu’à lui-même. Et ce fut l’un des plus beaux exploits du Tour qu’il réalisa dans un finish impressionnant.
Après avoir souvent été à la peine, Beuffeuil était à l’honneur. « Ils doivent être fous de joie chez moi. Le pineau va faire des dégâts… » Chez lui, c’est à Saint-Thomas-du-Gua, en Charente-Maritime. Tout près de la mer, un petit hameau de cinq feux où l’ouvrier maçon se fit ostréiculteur pour ramasser les fameuses huîtres de Marennes avant de devenir coureur professionnel. »
Le dimanche 17 juillet, le Tour s’achève, comme c’est la tradition à l’époque, sur la piste en ciment rose du Parc des Princes. Il est convenu au sein de l’équipe de France de préparer le sprint pour le champion du monde André Darrigade. Mais le Dacquois crève à deux cents mètres de l’entrée du vélodrome. Son coéquipier Jean Graczyk ne laisse pas passer l’opportunité de remporter sa quatrième victoire d’étape.
Le populaire Popoff conclut ainsi une remarquable saison 1960 qui le voit gagner, outre le maillot vert du classement par points, le Super Prestige Pernod (sorte de championnat du monde par points récompensant le meilleur coureur de l’année), le Critérium National, et terminer deuxième de Milan-San Remo et du Tour des Flandres.
Après les cérémonies protocolaires, est improvisé un duplex par radio entre l’hôpital Saint-Charles de Montpellier et le Parc des Princes :
« Graczyk s’entretenait du Parc avec Roger Rivière toujours allongé sur son lit d’hôpital. Popoff ému ne parvint qu’à bredouiller quelques mots au Stéphanois.
Anglade, s’approchant, ne fut guère plus brillant. Pour lui aussi le Tour se terminait mal. Et d’entendre la voix de Roger le plongeait dans une tristesse infinie.
– « Tout à l’heure lorsqu’on joua l’hymne national italien pour Nencini, j’ai dû me retirer à l’écart afin qu’on ne me voie pas. Je me suis souvenu qu’à Lille, lors de la présentation des équipes du Tour en entendant La Marseillaise, je m’étais juré qu’on la jouerait de nouveau au Parc des Princes pour fêter ma victoire … ou celle d’un autre Tricolore. »
Ainsi malgré le brillant résultat obtenu par les hommes de Marcel Bidot, peu d’entre eux étaient satisfaits de la tournure des événements au Parc. Le souvenir de Roger Rivière parti on ne peut guère en douter vers une victoire dans le Tour, était encore trop ancré dans les mémoires. À ce point que Gastone Nencini recevant sa gerbe de vainqueur demanda qu’on la fasse parvenir à son adversaire malheureux. »
Roger Rivière ne recourut jamais. Sa vie avait basculé dans le vide du ravin du Perjuret. Elle fut un long chemin de croix. Pour échapper à la douleur, il entra dans le cycle infernal de la drogue en absorbant des quantités de plus en plus importantes du même palfium, probable cause de sa chute, développant ainsi un phénomène d’accoutumance. En 1967, il comparut devant le tribunal correctionnel de Saint-Étienne, pour infraction à la législation sur les stupéfiants, en compagnie de trois médecins pourvoyeurs du « puissant calmant ». Roger absorba jusqu’à une cinquantaine de comprimés quotidiennement, quand la quantité autorisée normalement était de sept.
Il essaya de se reconvertir dans plusieurs affaires commerciales qui s’avérèrent des faillites. Parmi celles-ci, il s’était rendu acquéreur, dans la cité du cycle, d’un bar à l’enseigne du Vigorelli, du nom du vélodrome milanais qui avait été le théâtre de ses plus grandes heures sportives, le record du Monde de l’Heure.
À ce jour, et sans doute pour toujours, il demeure le détenteur de la meilleure performance réalisée sur la piste mythique lombarde, valeur étalon et historique, avec 47,346 kilomètres (23 septembre 1958). Depuis, certes, de nombreux coureurs ont pulvérisé ce record devenu une course à la technologie « stupéfiante » (pistes en altitude, vélos futuristes, préparations biologiques), perdant ainsi de sa signification et de son prestige.
Les influences maléfiques ne le lâchèrent jamais. Le champion, car c’en était un, s’éteignit le 1er avril 1976, à l’âge de 40 ans.
Son rival (et rital) sur ce Tour, Gastone Nencini mourut à 50 ans. « Il fumait comme un pompier et était morphinomane. C’est lui, également, qui introduisit les perfusions d’hormones mâles dans le peloton. Un vrai cobaye. Avec lui, on ne posa plus la question « où commence le dopage ? » mais « où finira le dopage ? »… »
Ce Tour de France 1960 me procure, pour la première fois, un malaise, surtout en mon âge adulte. Au cours de mes recherches pour vous le relater, j’ai été étonné que la presse de l’époque mît autant en évidence le fléau du dopage, preuve peut-être que les belles plumes de la légende des cycles, au-delà de leur passion pour ce sport exaltant, possédaient aussi une éthique.
J’ai envie de conclure ce Tour 1960 avec Robert Barran :
« Pensons à tous ceux qui sont restés en chemin. Tout d’abord à Roger Rivière prouvant que dans la vie rien n’est aussi près d’une grande joie qu’une grande douleur. Puis aux obscurs qui vont rentrer chez eux sans titre de gloire ni de fortune. Au Suisse Schleuniger presque toujours seul à l’arrière, qui réussit sur la route de Troyes à refiler sa lanterne rouge à l’Espagnol Berrendero, au rescapé portugais Barbosa, à l’isolé luxembourgeois Bolzan (au fait, Charly Gaul, regrettez-vous de ne pas être venu ?).
Aux Belges, particulièrement accablés par le malheur dès le début avec Hoevenaers à Rue, puis avec Proost au bas du col de Perty sentant pourtant bon la lavande, puis Van Geneugden le vainqueur de Bordeaux et Avignon resté à l’hôpital de Chambéry. À Jean Forestier qui devait être le leader du Sud-Est et que nous avons retrouvé en spectateur, heureux de vivre normalement dans le col du Granier. Au Breton Foucher, parti pour réaliser de grandes choses et cruellement blessé dans la si avenante Dordogne. À Geneste, en qui l’on voyait un « pistonné » à Mazier et qui ne renonça qu’un pouce fracturé. À Colette, Privat, Cazala frappés du mal stupide. Et puis enfin et puis aussi à Federico Bahamontès. Accueilli il y a un an à Tolède comme un véritable héros national, il doit se cacher aujourd’hui pour éviter les huées, les injures, voire les sanctions de toutes sortes qu’on peut infliger dans un pays où les autorités ont une conception toute spéciale de l’humain.
C’est là que l’on réalise combien ce genre de gloire est éphémère. « Sic transit gloria mundi ». Alors, sans doute que Nencini lui-même, dans toute la volupté de son beau maillot jaune, n’a qu’une envie : se retrouver chez lui, dans ses pantoufles … Comme un homme tout simple. »
Je dédie aux deux héros de ce Tour de France, une chanson italienne créée, cet été-là, qui connut un immense succès.
Beaucoup ignorent qu’Estate fut composée par son interprète d’origine Bruno Martino sur des paroles de Bruno Brighetti. Reprise notamment par João Gilberto sur un rythme de bossa nova, et par notre Claude Nougaro national sous le titre Un été, elle devint un standard de jazz mondial.
« … Je déteste l’été
Odio l’estate
Le soleil qui nous réchauffait tous les jours
Il sole che ogni giorno ci scaldava
Quels beaux couchers de soleil il a peint
Che splendidi tramonti dipingeva
Maintenant ça ne brûle que de fureur
Adesso brucia solo con furore … »
Odio l’estate ! Roger Rivière avait toutes les raisons pour détester l’été 1960.
Ainsi s’achève, pour cet été, la saga des Tours de France de ma jeunesse, 1950 et 1960. En puisant dans mes anciens billets (voir ci-dessous), vous pouvez déjà (re)découvrir les quatre Tours du début de la décennie 60 dominés par … Jacques Anquetil, présent au Parc des Princes.
L’an prochain, si le pangolin m’y autorise, je vous conterai le Tour 1951 et les exploits du pédaleur de charme Hugo Koblet.
Prenez soin de vous, casqué à vélo, masqué en « peloton » !
Pour décrire ces étapes du Tour de France 1960, j’ai puisé dans les magazines bihebdomadaires Miroir-Sprint et But&Club, dans les numéros spéciaux d’après Tour de France du Miroir du Cyclisme et du Miroir des Sports ainsi que ma bible Tours de France, Chroniques de « L’Équipe » 1954-1982 d’Antoine Blondin aux éditions de La Table Ronde, La tragédie du « Parjure » de Jean-Paul Ollivier (éditions de l’Aurore), La fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneuve (Minerva), Antoine Blondin La légende du Tour de Jacques Augendre, Jean Cormier et Symbad de Lassus (éditions du Rocher).
Remerciements à tous ces écrivains journalistes, photographes et … coureurs qui, soixante ans plus tard, me font toujours rêver.
* Le col de Perjuret veut dire en vieux français patoisé le « Parjure », nom donné par les Ermites du désert à leurs coreligionnaires convertis de gré ou de force
** http://encreviolette.unblog.fr/2009/06/23/causses-toujours-du-mejean-a-laigoual-par-le-col-de-perjuret/
Pour retrouver mes billets sur d’autres éditions du Tour de France :
http://encreviolette.unblog.fr/2011/07/04/ici-la-route-du-tour-de-france-1961/
http://encreviolette.unblog.fr/2012/07/09/ici-la-route-du-tour-de-france-1962-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/07/01/ici-la-route-du-tour-de-france-1963-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2013/07/02/ici-la-route-du-tour-de-france-1963-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/07/11/ici-la-route-du-tour-de-france-1964-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/07/18/ici-la-route-du-tour-de-france-1964-2/
http://encreviolette.unblog.fr/2015/07/19/ici-la-route-du-tour-de-france-1965-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2015/07/27/ici-la-route-du-tour-de-france-1965-2/
