Ici la route du Tour de France 1950 (3)
Pour celles et ceux qui auraient manqué les premières étapes :
http://encreviolette.unblog.fr/2020/07/01/ici-la-route-du-tour-de-france-1950-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2020/06/26/ici-la-route-du-tour-de-france-1950-2/
Après la journée de repos, sur la Promenade des Anglais, pour la dernière semaine de course, on attend enfin une véritable bataille des Alpes pour secouer un Tour de France qui vaut plus par ses à-côtés que par son intérêt sportif.
À 7h 32, 59 coureurs quittent les bords de la Méditerranée pour effectuer la dix-septième étape Nice-Gap (229 kms), en empruntant deux cols inédits dans le Tour : le Vasson et la Cayolle.
Comme souvent, je choisis de « faire l’étape » en compagnie de Max Favalelli :
« Avoir une réputation bien établie de sévérité, s’attendre à ce que les prévenus viennent se présenter humblement, un par un, pour subir votre verdict, et, au lieu de cela, assister à un assaut massif tel que l’audience tourne à la pétaudière, telle est la mésaventure qui est arrivée à un juge de paix, honorablement connu dans son quartier des Alpes.
Venu spécialement de Paris avant de s’embarquer à destination de l’Amérique du Sud, Serge Lifar (maître de ballet de l’Opéra de Paris), auquel on avait vanté la rigueur de ce fameux col de la Cayolle –car c’est de lui qu’il s’agit- s’écria en contemplant ce paquet de vingt-cinq hommes, qui montaient de concert, et en « danseuse », (pour lui faire honneur sans doute) :
– Vous m’annonciez un récital d’une danseuse étoile, et voici tout un corps de ballet !
En réalité, cette étape Nice-Gap fut surtout une épreuve pour les suiveurs : c’est-à-dire que leurs voitures furent sévèrement mises à l’épreuve. Une chaleur torride, de gentilles petites grimpettes. Il n’en fallut pas davantage pour que les chauffeurs aient à conduire des machines à vapeur qui bouillaient ainsi que des samovars.
Une mesure pour rien. Et Kubler reçoit les félicitations d’une délégation de chasseurs alpins, avec un sourire qui lui fend les joues jusqu’aux oreilles. »
Pierre Chany fournit quelques explications pour justifier l’apathie des champions :
« Parce que les cols se trouvaient placés trop loin de l’arrivée, cette étape Nice-Gap n’a rien apporté de positif au classement général. Les positions sont restées ce qu’elles étaient sur les bords de la Méditerranée et, seul Geminiani, vainqueur à Gap, a repris 2 min 44 sec à Ferdi Kubler.
On s’y attendait un peu. La réserve des leaders de la course ne nous a pas surpris, car nous savions que Robic comme Bobet et Ockers ne seraient pas assez fous pour attaquer dans le col de la Cayolle situé à 98 kilomètres du but.
Un seul désir animait Robic aujourd’hui : prendre la bonification au col de la Cayolle … Dans cette passe d’arme pour la bonification, Robic et même Bobet nous ont paru supérieurs à Kubler, moins à son aise qu’il ne le fut dans le Turini… »
Pour Charles Pélissier aussi, cette étape fut un coup nul, il marque ainsi sa déception :
« Il m’a rarement été donné de voir un col tel que celui de la Cayolle (2 326 mètres) escaladé par un peloton aussi imposant. Ce col qui constituait en fait la grosse difficulté de l’étape n’a pratiquement joué aucun rôle. Robic, qui est sans contestation possible, le meilleur grimpeur du Tour, s’est contenté d’accélérer dans les derniers lacets pour enlever la bonification. Il était suivi, à peu de distance, de Bobet mais aussi de Kubler, Ockers, Geminiani et, en général, de tous ceux ayant déjà eu l’occasion de se distinguer dans la montagne. Dans la descente, un regroupement s’est opéré.
C’est, en définitive, dans le tout petit col de la Sentinelle, que se joua la course. Meunier, suivi de Geminiani et Brambilla, se détacha pendant l’ascension et comme l’arrivée à Gap était située presque immédiatement après la descente, ils ne furent pas rejoints. Geminiani, meilleur descendeur que Meunier –vraiment novice dans ce genre d’exercice- parvint en solitaire à Gap, apportant ainsi à l’équipe de France sa seconde victoire d’étape. »
Quant à Albert Baker d’Isy, il se projette déjà vers l’étape du lendemain avec au menu les cols de Vars et d’Izoard : « Plus que jamais, ce soir à l’étape, dans Gap la tumultueuse, l’obligation d’attaquer à outrance s’impose demain pour les Français. Nous ne leur reprocherons pas de ne pas l’avoir fait avant Gap puisque dans le dernier numéro de « Miroir-Sprint nous écrivions au contraire que Robic devait se méfier de cette étape au parcours nouveau, qu’il ne fallait pas se lancer à l’aventure pour ne pas courir le risque d’un effondrement brutal dans l’Izoard … Dans toute cette histoire, il y a quelqu’un que ni Robic ni Bobet, ni les journalistes, ne doivent oublier. C’est Ferdi Kubler qui porte le maillot jaune et qui est d’autant plus décidé à le garder qu’une victoire dans le Tour de France est pour lui la seule façon de contrebalancer dans le cœur des sportifs suisses, le « doublé de Hugo Koblet dans le Giro et le Tour de Suisse. »
Gaston Bénac, dans But&Club, fournit la même analyse :
« Est-ce parce qu’on attendait beaucoup de cette grande première alpestre, au travers de cols inconnus, mais qui de loin, sur notre graphique, paraissaient sensationnels, qu’on fut déçu de voir vingt-cinq coureurs se regrouper à 2 000 mètres d’altitude et cinquante coureurs descendre ensemble après Barcelonnette, dans la vallée de la Durance, et attendre les dix derniers kilomètres pour voir deux hommes tenter quelque chose.
Le fait que Geminiani et Meunier aient su tirer leur épingle du jeu sur la fin de cette grande étape alpestre ne constitue qu’un fait presque secondaire, sans grande relation avec le problème des quatre « grands », le seul dont nous attendions la solution avant Lyon.
Il y eut, en effet, deux vainqueurs dans la journée d’hier : Geminiani d’abord, Kubler ensuite et surtout. Aussi, je comprends son sourire à l’arrivée, un sourire qui exprimait le sentiment suivant : on n’a voulu me faire aucune peine, même légère, on m’a accordé un sursis.
Kubler, dans la pensée de tous, devait être attaqué par Ockers, Robic et Bobet. Or, personne ne bougeant, le maillot jaune n’a plus qu’une étape à redouter : celle de Briançon qu’il aborde avec une faible avance sur Ockers, mais avec une marge telle sur Robic et Bobet qu’il peut envisager une défaillance qu’il rachèterait bien vite, contre la montre, de Saint-Étienne à Lyon. En résumé, si Kubler ne « craque » pas dans Vars et l’Izoard, il aura probablement gagné le Tour de France à Briançon … »
On devrait donc savoir aujourd’hui ! Le départ de la dix-huitième étape Gap-Briançon est donné, sous la pluie, à 9h 47, aux 58 rescapés.
Le calme a régné jusqu’au pied du col de Vars (83ème km). Dès le début de l’ascension, Geminiani, décidément en forme, se sauve. Mais bientôt, Louison Bobet s’extirpe du groupe des vedettes, Kubler, Ockers, Brambilla, Piot, Impanis, Robic, puis rejoint et dépasse son coéquipier, pour parvenir détaché au sommet du col de Vars.
Robic a cassé sa roue libre et perdu du terrain. La malchance ne l’épargnera pas car il sera, par la suite, victime d’une rupture d’un câble de frein et de deux crevaisons. André Leducq a sa petite idée sur ces avatars de « Biquet » qui n’auraient rien à voir avec quelconque sortilège de la « sorcière aux dents vertes » :
« Je me demande si Robic fera, une fois le Tour terminé, son mea culpa et s’il comprendra enfin qu’il a un peu trop joué avec le feu.
Je m’explique. On ne gagne pas le Tour qu’avec ses jambes, mais aussi avec une bicyclette. Et, comme la mécanique joue toujours un rôle important dans le Tour, il est plus qu’utile de ne pas créer de raisons supplémentaires d’avoir des « pépins ».
Or, le routier breton s’est ingénié à en provoquer constamment. Je ne sais pas ce qu’il éprouvait en accumulant les causes de pannes les plus diverses, mais, à moins qu’il soit insensible à toute critique, et aussi borné qu’un rhinocéros, il doit se rendre compte qu’il a fait son propre malheur.
Dans l’étape Gap-Briançon, celle qui lui a infligé le plus important retard qu’il enregistra depuis le départ, il a vu sa roue libre (italienne) grignoter le filetage de son moyeu (français). Et ce qui paraît une malchance invraisemblable n’est que le résultat d’une imprudence. Les routiers français qui utilisent un matériel de chez nous ne connaissent pas ces avatars. Mais Robic, pour pouvoir adapter sa roue libre étrangère sur un moyeu nullement fait pour la recevoir avait dû « faire de la mécanique ». Je crois que ça l’amuse. Mais, alors, dans ces conditions, qu’il ne vienne pas accuser la malchance.
Déjà, pour une raison presque analogue, il avait dû changer de cadre. Auparavant, à Liège, il avait vu une de ses pédales le lâcher parce qu’il avait adopté une invention n’ayant pas fait ses preuves sur le banc d’essai infernal qu’est le Tour.
Je l’avoue, je n’ai jamais vu un coureur rechercher la catastrophe avec autant de suite dans les idées.
Je regardais son vélo, hier : le câble de son frein arrière a cette particularité … de traverser sa tige de selle. C’est peut-être très original, mais un garçon qui prétend vouloir gagner le Tour et qui, en tout cas l’espère bien, a-t-il le droit de courir autant de risques ? Si Robic, au cours d’une étape, casse sa tige de selle –ce qui arrive de temps en temps- le voilà privé de freins.
Un vélo est toujours trop compliqué dans une épreuve comme le Tour. Et ce qui a sans doute sa raison d’être dans un concours de cyclotouristes ne peut rien apporter de vraiment utile à un concurrent du Tour. Tout ce qu’il risque est de voir la victoire s’envoler.
Déjà Robic a dû se passer des services de la plupart de ses équipiers parce que ces derniers ne peuvent évidemment avoir le même matériel hétéroclite que le sien. Rappelez-vous ses gymnastiques et ses changements de vélo parce qu’il ne pouvait adapter sur sa monture les roues de ses équipiers.
Tout cela n’est pas très sérieux et indigne d’un garçon qui, cependant, sur un autre plan, fait son métier très sérieusement.
Robic comprendra bien un jour. Et il regrettera sans doute les bêtises que n’auraient jamais commises un Sylvère Maës ou un Antonin Magne et, pourquoi pas, votre serviteur, jadis trop heureux qu’il était (de son temps) de pouvoir être secouru ans avoir besoin des services d’un ingénieur. »
Ironie de l’Histoire : dans le Tour 1948, Louison Bobet portait le maillot jaune depuis dix jours, lorsqu’il fut victime d’un incident mécanique au pied de l’Izoard. Mal soutenu par le directeur de l’équipe de France, on le dépanna avec un vélo qui n’était pas le sien et il dût monter l’Izoard … sur le vélo de Robic, bien plus petit que lui !
Mais cette année, ce ne sera pas la même chanson. C’est même le début d’une grande histoire d’amour avec ce col mythique où il construira ses futures victoires dans les Tours 1953 et 1954.
C’est un groupe de 5 coureurs qui parcourt la vallée du Guil : le maillot jaune Kubler, les Tricolores Bobet et Geminiani et les Belges Ockers et Impanis. Comme dans le col de Vars, Geminiani part en éclaireur au début de l’ascension mais, seul avec le vent de face, il est revu à 8 kilomètres du sommet. C’est alors que Louison porte l’estocade. Voici ce que rapporte Max Favalelli :
« L’international de rugby, Robert Soro, qui avait hissé sa gracile personne jusqu’à la cime de l’Izoard, scruta l’horizon. Une pluie glaciale lavait les dalles énormes de la Casse Déserte. Et dans la cuve géante de la montagne, l’orage crépitait.
Soudain, perdu au milieu des éléments déchaînés, minuscule sur la route transformée en fleuve de fange, agrippé à la paroi, un homme avance, en secouant vigoureusement son vélo.
– Robic ! hurle Soro.
« Grouchy ? … C’était Blücher … « Ici, c’est Bobet qui paraît, qui sort de cet enfer. Cinq mille fanatiques emmitouflés dans des toiles de tente et qui forment, à près de trois mille mètres d’altitude, une curieuse assemblée de Lamas, crient leur enthousiasme, cependant que Bobet, après avoir franchi le col, est avalé littéralement par la descente, et fonce vers Briançon où il arrivera premier en décrivant de larges orbes. Le vol de l’aigle !
Et cependant que le vainqueur reçoit très simplement le tribut de ses admirateurs, à deux pas de lui, un homme est effondré et sanglote : Robic pleure ses illusions perdues !
Dure, effroyable journée, et impitoyable celle-là ! Le pauvre Forlini, qui avait pris le départ en grelottant de fièvre, auquel on avait fait une série de piqûres afin de calmer ses douleurs, a dompté ses souffrances. Chaque coup de pédale était, pour lui, un martyre. Ahanant, geignant, il parvint au but.
– Onze secondes de trop ! Vous êtes éliminé !…
Avoir parcouru 165 kilomètres sous la tornade, gravi Vars et l’Izoard, et échouer dans les cent derniers mètres, il y a de quoi se révolter ! Forlini n’y songe même pas. Il courbe les épaules, et sans même descendre de machine, se dirige vers son hôtel où il retrouvera son maigre baluchon et son billet de retour pour Paris. »
Au classement général Kubler reste solide maillot jaune mais Louison Bobet s’est rapproché à 6’46″ et redevient premier du classement de la montagne (il n’y avait pas de maillot à pois distinctif à l’époque). L’espoir renaît dans le cœur des Français
Jacques Marchand écrivait dans Miroir-Sprint :
« Comme si la montagne n’était pas un obstacle suffisant, il a fallu que l’étape de Vars et de l’Izoard soit aussi l’étape de la pluie, de l’orage, du brouillard.
Il fallait, dans de telles conditions, un champion pour triompher à Briançon et ce fut précisément notre champion de France Louison Bobet qui, en dominant tous ses adversaires, a redonné au Tour 1950 un intérêt qui allait s’amenuisant depuis l’abandon des Italiens. »
Quelques jours plus tard, Félix Lévitan consacrait un article à : « Louison Bobet héros des Alpes (qui) a perdu le Tour au chant des cigales », eu égard à un fait de course qui avait paru assez anodin à l’époque :
« C’est en plein Izoard, au creux de la Casse déserte effrayante de cruauté et de grandeur, sous la pluie glacée qui tombait d’un ciel tourmenté, au plus fort de la bourrasque alpine, que les larmes de Bobet à Nîmes nous sont revenues en mémoire avec les grands yeux rougis d’où elles coulaient lentement.
L’athlète résolu, terrassant l’orgueilleux géant du Tour, c’était ce même homme abattu des plaines de l’Hérault, dont la voix assourdie murmurait entre deux crises nerveuses : « J’ai perdu le Tour … »
Nous n’imaginions plus qu’il serait le héros des Alpes. Nous ne supposions pas qu’il allait choisir le terrain le plus ardu du Tour pour tenter d’arracher à Kubler le maillot jaune du leader. Et dire que si ces larmes n’avaient coulé, Louison eût peut-être triomphé ! …
Avec le recul, la vision générale des événements, la comparaison des efforts, c’est un sentiment parfaitement valable, nullement teinté d’audace, et pas davantage empreint de partialité : oui, Bobet eût peut-être triomphé … »
De nos jours, sur un des monolithes cargneuliques du site lunaire de la Casse Déserte, est scellée une plaque avec les effigies de Louison Bobet et Fausto Coppi qui écrivirent en ce lieu quelques-unes des plus belles pages de la légende des Cycles*.
Jeudi 3 août, la 19ème étape (291 kms) mène les 53 concurrents de Briançon à Saint-Étienne qui fut longtemps la capitale française du cycle. C’est dans cette ville qu’aurait été fabriquée, en 1886, la première bicyclette française à l’initiative des frères Gauthier.
Dès la fin des années 1880, la Manufacture des Armes et Cycles de Saint-Étienne développa une gamme de bicyclettes sous la marque Hirondelle, un nom qui désigna longtemps les policiers patrouillant sur ces vélos.
A priori, la course pour la victoire finale semble jouée et on attend plutôt des offensives de baroudeurs. C’est d’ailleurs le cas et, dès les premières rampes du majestueux col du Lautaret, s’échappent « l’enfant grec » Apo Lazaridès et Marcel Dussault, le vainqueur à Pau. Ils se disputent au sommet la prime spéciale de 50 000 francs du Souvenir Henri Desgrange, le fondateur du Tour. Les deux hommes possèderont jusqu’à 7’ 30’’ d’avance, au 80ème kilomètre, sur un peloton tranquille d’où va être lâché Robic pris de coliques. Quand ce n’est pas son vélo qui est patraque … !
Nous approchons du Pont-de-Claix où s’effectue le contrôle de ravitaillement, lorsque Louison Bobet … Max Favalelli raconte :
« Lorsque Louison s’engouffra au contrôle de Pont-de-Claix, en négligeant de prendre sa musette au ravitaillement, les augures hochèrent la tête :
– C’est de la folie !
C’était peut-être de la folie. Mais ça faillit bien réussir et, entre le col de Saint-Nizier et celui de la République, Bobet a réalisé le plus bel exploit du Tour 1950, un de ces exploits qui classent un coureur au rang des plus grands champions de son époque.
Les connaisseurs ne s’y sont pas trompés : non plus que les profanes qui sont sensibles à la beauté des gestes, alors même qu’ils sont inutiles. Et il est un fait qui le prouve : à Briançon, c’est à Kubler que les postiers remirent le courrier le plus abondant ; à Saint-Étienne, c’est sur Bobet que s’abattit une véritable avalanche de lettres et de télégrammes.
En équilibre sur le siège de sa jeep, Jean Bidot affûte, d’un doigt fébrile, le long couteau de son nez, signe chez lui que de graves décisions ont été prises. Il se retourne sans cesse vers l’arrière du peloton.
Avant le départ, il m’avait confié :
– L’offensive ! Toujours l’offensive ! …
Jean Bidot est le Foch des directeurs techniques.
Est-ce le clairon qui alerte les habitants de Pont-de-Claix et leur annonce l’arrivée des coureurs, qui sert de signal à cette attaque ? En tout cas, l’heure H a sonné. Et Bobet déclenche la guerre éclair. Deux cents mètres derrière lui, à la tête d’une poignée de Belges et de Luxembourgeois, tangue la haute carcasse jaune de Kubler.
Pendant cent-cinquante kilomètres, Bobet, avec deux compagnons, puis un, puis tout seul, effectuera l’une des plus magnifiques chevauchées du sport cycliste ? Et il faudra une meute de dix poursuivants, acharnés à sa perte, pour enfin le réduire à la raison.
– J’ai perdu le Tour, me dit-il à Saint-Étienne.
Sans doute. Mais il a gagné le cœur des foules et l’estime de ses pairs ; et Kubler lui serra la main et lui dit :
– Toi méritais victoire Louison ! »
Dans son bloc-notes dont il ne se sépare jamais, Maurice Vidal ne tarit pas d’éloges sur le panache du boulanger de Saint-Méen-le-Grand :
« Louison resta seul contre un peloton de douze hommes où Kubler faisait un travail de titan. Le grand drame sportif dura près de 100 km. Suivi par tous avec anxiété. On pourrait presque dire que le silence s’était fait dans la caravane tant on craignait que le moindre commentaire porta tort à notre champion. Longtemps il maintint l’écart, puis celui-ci diminua sous les coups de bélier du maillot jaune qui ressemblait à s’y méprendre à un diable grimaçant, certain d’avaler sa proie. Il l’atteignit dès les premiers lacets du col de la République. Dès que Louison fut rejoint, Kubler démarra comme un fou le laissant sur place. Puis Meunier, voyant libre la route de la victoire, lui porta le coup de grâce. En quelques coups de pédale, aussi efficaces que les coups de marteau-piqueur des mineurs de la Loire, et l’athlète magnifique, le champion plein de panache, le rééditeur de la veille, resta seul sur la route, vaincu pour avoir osé, mais grand aussi d’être le seul à l’avoir fait … Et son ami, le grand Geminiani, tint à le venger. Voyant son leader perdu, il n’accepta pas de voir l’étape gagnée par un autre. Et il y a encore du panache dans la façon dont il arracha la victoire à Kubler qui l’avait ardemment désirée pour achever son triomphe … »
https://www.ina.fr/video/AFE85003670
Pierre Chany salue également le panache de Louison Bobet qui « après s’être battu comme un sauvage durant 180 km … a succombé en touchant au port » :
« Même battu par Kubler –ce qui paraît probable désormais- Louison Bobet restera comme le grand bonhomme de ce Tour de France. Moins de vingt-quatre heures après sa victoire à Briançon, le champion de France a déclenché une nouvelle attaque de grand style qui pouvait, avec un concours de circonstances plus favorable, aboutir à la défaite du routier suisse.
Au lendemain d’une étape très dure à cause de son parcours et en raison des conditions atmosphériques, Louison a tenu ses adversaires en échec durant près de 160 kilomètres pour finalement s’effondrer dans le col de la République à 24 kilomètres de l’arrivée. Vingt-quatre petits kilomètres qui lui ont coûté 5’ 52’’, plus qu’il n’en avait gagné la veille dans Vars et l’Izoard.
La loi du sport est sévère parfois et Bobet a perdu la bataille du Tour pour avoir joué gagnant ! »
Albert Baker d’Isy conclut : « Bobet, quoique battu, devient la grande vedette internationale française. Avec Coppi, Koblet, Kubler, Van Steenbergen, le voilà au premier plan des futurs « galas ». Son cran lui vaudra, sans aucun doute, des contrats que sa popularité, touchant au paroxysme en cette fin du Tour, saura rendre avantageux. »
En écrivant ces quelques lignes, je ne sais si ces étoiles brillent dans mes yeux ou si je dois me lamenter d’avoir vu ces cinq champions exceptionnels (avec le tout jeune Anquetil) en chair et en os, juché sur les épaules de mon papa, lors d’un Critérium des As** (le bien nommé) autour de l’hippodrome de Longchamp ! Les deux, peut-être !
Le Suisse Kubler reste plus que jamais un solide leader avant la journée de repos à St-Étienne et la prochaine étape contre la montre.
Je profite de ce répit accordé aux coureurs pour vous expliquer pourquoi malgré son passé glorieux dans l’industrie du Cycle, la capitale forézienne n’avait pas revu le Tour de France depuis … 1904.
La deuxième édition de l’épreuve s’était déroulée dans des conditions si exécrables que la course avait carrément frôlé sa disparition pure et simple. Ainsi dès le départ, Pierre Chevalier profita de l’obscurité pour prendre place dans une voiture et finir 3e de l’étape entre Montgeron et Lyon. Faisant l’objet de réclamations, il avoua vite sa faute et se vit exclu de la course. Lors de cette même étape, à bord d’une Torpédo, quatre hommes cagoulés tentèrent d’attaquer Maurice Garin, vainqueur l’année précédente, et son coéquipier, Lucien Pothier : « On aura ta peau, Garin de malheur ».
Mais le pire ou presque était à venir : Lors de la deuxième étape de Lyon à Marseille, les intimidations recommencèrent de plus belle et vers 3 heures du matin, aux abords de Saint-Etienne, en pleine ascension du col de la République, au coin du Grand Bois en somme, des spectateurs s’interposèrent sur la route pour empêcher le peloton de suivre le coureur local, Alfred Faure. Selon des témoins de l’époque : « Tout à coup, dans le haut de la côte, Faure démarre brusquement et prend deux à trois longueurs. Nous levons la tête pour apercevoir cinquante mètres devant nous, un groupe d’une centaine d’individus formant la haie de chaque côté de la route; ils sont armés de gourdins et de pierres; Faure s’engage et passe, alors les gourdins se lèvent sur les suivants. »
L’un des coureurs, l’Italien Giovanni Gerbi, se retrouva complétement assommé. Pour disperser les fauteurs de trouble, les organisateurs déclenchèrent des coups de revolver en l’air.
Voyez qu’en comparaison, les incidents survenus dans le col d’Aspin sur ce Tour 1950, qui ont conduit à l’abandon de tous les coureurs italiens, n’étaient que peccadilles.
Le chronomètre est une spécialité suisse, Si besoin était de vérifier, Ferdi Kubler en apporte une preuve éclatante en surclassant ses adversaires sur les 98 kilomètres accidentés (avec l’ascension du col de la Croix-de-Chaubouret) de la course contre la montre entre Saint-Étienne et Lyon.
Les Helvètes ont envahi la capitale des Gaules et, autour de la piste du vélodrome, agitent des milliers de drapeaux rouges à croix blanche pour saluer leur champion. Leur joie est à son comble car pendant plus d’une heure, c’est un autre de leurs compatriotes Emilio Croci-Torti qui détient le meilleur temps.
Kubler relègue ses rivaux directs, Stan Ockers (2ème) à 5’ 34’’ et Louison Bobet (6ème) qu’il a rejoint, à 8’ 45’’. Les Luxembourgeois, les deux Jean, Goldschmidt et Kirchen surprennent en terminant aux 3ème et 4ème places.
À l’issue de l’étape, René de Latour tresse déjà des louanges à Kubler dont la victoire finale ne fait plus de doute :
« Il n’a plus rien à apprendre de qui que ce soit et pourrait, au contraire, se permettre de faire la leçon à la plupart des grands routiers actuels
J’avoue ne pas le reconnaître. Comme tous mes confrères, j’avais en tête le souvenir d’un grand gaillard un peu « tout fou » jouant facilement le Jocrisse entre deux beaux exploits, malheureusement trop éloignés l’un de l’autre.
Un jour, Ferdinand Kubler se montrait, et la presse entonnait ses louanges. Puis, le lendemain ou le surlendemain, il fallait admettre que le grand, le beau, le magnifique champion était un homme comme les autres, vulnérable, et surtout capable de commettre les pires erreurs et de se décourager avec une déconcertante aisance.
Il quittait le Tour sur un coup de tête ou une défaillance si sévère que l’opinion fut bien vite établie : Kubler n’était pas fait pour un effort prolongé et exigeant des qualités morales aussi bien ancrées que la résistance physique.
Depuis le 13 juillet, le Zurichois n’est vraiment plus reconnaissable. Il pourrait presque en remontrer à Fausto Coppi en personne pour ce qui est de la faculté de récupérer le plus vite possible, de se soigner et, surtout, de ne fournir des efforts qu’à bon escient…
Grimpeur magnifique, il sait également freiner son enthousiasme, conserver ses forces intactes, calculer le moindre gain de temps. Kubler est devenu un comptable comme l’était Coppi l’an dernier, comme le fut, il y a deux ans, Gino Bartali. Sa transformation tient du miracle. Mais nous en connaissons l’origine. Elle a un nom : Hugo Koblet. C’est l’avènement du jeune Helvète qui a amené Kubler à réfléchir et à imiter les vrais « grands » du cyclisme dont il faisait partie, mais à l’étage légèrement inférieur.
Sans Koblet, il serait encore un coureur fantasque et versatile et non le champion équilibré qui est en train de gagner le Tour. »
Jean Robic s’est encore fait remarquer lors de l’étape dite en solitaire. Rejoint par l’excellent rouleur Raymond Impanis, au mépris des règlements du Tour, il s’est placé, en compagnie de André Brulé, dans le sillage du Belge comme s’il s’agissait d’une course en ligne. Admonestés à plusieurs reprises par l’inflexible juge-commissaire Henri Boudard, ils seront pénalisés de 5 minutes.
En ce dimanche 6 août, « Biquet », boudeur, menaça bien de ne pas repartir à cause de cette sanction, mais ce sont finalement les 51 rescapés qui ont pris la route de Dijon via le Beaujolais et le Mâconnais sans chercher à se disloquer, mais sans perdre de temps non plus. Ils parvinrent au contrôle de ravitaillement de Louhans avec une bonne demi-heure d’avance sur l’horaire. Seuls les suiveurs qui voulaient apprécier le Juliénas ou autres vins du pays étaient quelque peu attardés.
C’est après Labergemont-les-Auxonne que la course s’anime : Gino Sciardis, l’Italien de Bretagne, s’échappe entraînant avec lui les deux nationaux belges Hendrickx et Lambrecht. Ils seront rejoints peu après par les Tricolores Giguet et Baffert, Pierre Cogan, le Marseillais Raoul Rémy, le Lorrain Gilbert Bauvin qui sent l’air de son pays, et le Luxembourgeois Goldschmidt.
La victoire se joue au sprint entre ces neuf hommes sur la cendrée du stade municipal de Dijon. En tête, Hendrickx dérape dans le dernier virage. Émile Baffert, gêné par cette chute, doit s’incliner devant Sciardis.
Un petit clin d’œil à Pierre Cogan, le Breton d’Auray : spécialiste de l’effort solitaire, vainqueur du prestigieux Grand Prix des Nations contre la montre en 1937, il fut fait prisonnier trois fois pendant la guerre, s’échappa deux fois et finit par se réfugier du côté de Saint-Étienne pour continuer de courir en France libre. Il nous a quitté, il y a peu, à 99 ans.
Une foule nombreuse assiste aux opérations de départ de la dernière étape (314 kms, mazette !) qui se déroulent sur la place Darcy, devant la brasserie de la Concorde, à Dijon. Lundi 7 août, une curieuse date pour l’arrivée finale du Tour de France, mais, à cette époque, les contraintes horaires exigées par les médias n’existaient pas.
Quelques suiveurs pensent que la fameuse moutarde locale pourrait monter au nez des coureurs Belges, mais Sylvère Maes dément catégoriquement ces rumeurs. Quand on connaît la réputation de Stan Ockers, second au classement général, de « suceur les roues », il faut s’attendre en fait à vivre une étape sans histoire.
On en veut pour preuve qu’on voit Bobet, Lauredi et Schotte courir la canette. Le temps est superbe et la France est bien douce avec son chapelet de villages et bourgs aux jolis noms de Saint-Seine-l’Abbaye, Champagny, Chanceaux, Laperrière, Baigneux-les-Juifs (une communauté juive s’y installa au XIIIème siècle avant d’être chassée au XVème par les ducs de Bourgogne), non loin des sources de la Seine.
Jean Robic, fidèle à lui-même, a des ennuis avec son dérailleur mais retrouve sa place dans le peloton avant Coulmier-le-Sec.
Dans les villages de l’Yonne, la foule est très dense au bord de la route. L’allure n’est pas très vive, mais comme la moyenne horaire calculée est de 31,500 km, les coureurs sont dans les temps. Pour la première fois depuis plusieurs jours, les suiveurs s’arrêtent pour déjeuner et prendre une bonne dizaine de minutes pour digérer …
Pour se protéger du soleil, quelques coureurs se coiffent de chapeaux de paille, ou à défaut, de papier.
Je n’en ferai pas un fromage, mais à Saint-Florentin, le maire avec l’écharpe tricolore assiste avec ses administrés au premier contrôle de ravitaillement. Jeanne d’Arc y avait probablement fait halte en 1429 en se dirigeant vers Reims pour le sacre de Charles VII, l’écrivain Stendhal y dîna le 30 août 1811, le maréchal Pétain y rencontra le Reichmarschall Goering le 1er décembre 1941, à la gare.
Les carnets de notes des journalistes restent vierges. Le peloton bien groupé, conduit et contrôlé par le Suisse Weilenmann, a roulé pendant plus de 220 km, à 31 km/h de moyenne sans qu’il y ait une seule offensive sérieuse !
C’est à partir de Ris-Orangis que la course s’anime … un peu. C’est dans cette ville de banlieue parisienne que Charles Armand Ménard dit Dranem acheta un château qu’il transforma, en 1911, en une maison de retraite pour les artistes. Dranem était un chanteur et fantaisiste très populaire à la grande époque du café-concert.
Les plus anciens d’entre vous entendirent peut-être leurs aïeux fredonner :
« Ah! Les p´tits pois, les p´tits pois, les p´tits pois
C´est un légume bien tendre
Ah! Les p´tits pois, les p´tits pois, les p´tits pois
Ça n´ se mange pas avec les doigts! … »
Ou encore :
« De ma fenêtre, tout en fumant des pipes
Je regarde les équipes
Dont les hommes sont occupés
À faire un trou dans mon quai … »
Son répertoire à l’humour incongru voire scabreux fit dire à Boris Vian : « La bêtise volontaire poussée à ce point confine au génie » !
Qui sait si quelques-uns des titis de l’équipe de Paris ne s’amusèrent pas à chanter au sein du peloton.
À La Croix-de-Berny, dans la côte à proximité de la cité-jardin de la Butte Rouge, se constitue une échappée de 7 hommes : Pierre Molinéris dit « Maigre Pierre, André Brulé, Hendrickx, Diederich, Zbinden, le Tricolore de Grenoble Émile Baffert et Robert Bonnaventure. Pendant la guerre, deux jeunes Juifs eurent la chance de croiser ce Monsieur Bonnaventure, qui comme Bartali est devenu « Juste parmi les nations ».
Sur la piste rose du Parc des Princes, Bonnaventure emmène le sprint mais il est débordé dans la dernière ligne droite par Baffert qui prend sa revanche sur l’arrivée de la veille.
Ferdi Kubler est le premier Suisse à gagner le Tour de France. Ockers et Bobet complètent le podium. Louison Bobet gagne le Grand Prix de la Montagne et l’équipe de Belgique remporte le Challenge International.
Le lendemain, la Gazette de Lausanne consacre, avec fierté, sa une à la « Nati pédalante » :
« La première victoire suisse dans le Tour de France marque aussi le triomphe complet des routiers helvètes dans les courses à étapes. Notre palmarès est si éloquent – avec les victoires de Koblet aux Tours d’Italie et de Suisse- qu’il reflète un exploit sans précédent dans les annales sportives internationales. La victoire de Kubler, qui fut son rêve le plus longtemps caressé, a soulevé un enthousiasme aussi sympathique à l’arrivée à Paris que dans les milieux sportifs de notre pays. Quelle que soit l’importance que l’on attache au sport, tout Suisse peut concevoir un légitime sentiment de satisfaction à l’issue de ce Tour de France. »
Le brillant journaliste polyglotte Vico Rigassi, un des pionniers du commentaire radiophonique, relate la grande journée du champion suisse :
« La joie que nous avons ressentie à Paris ne peut pas se raconter : 25 000 spectateurs enthousiastes, des milliers de drapeaux rouges à croix blanche, des capets d’armaillis (bonnet de berger des Alpes suisses) s’agitaient pour saluer l’entrée de Ferdinand Kubler sur le ciment du Parc des Princes.
Il n’était pas premier à l’étape, car quelques hommes s’étaient échappés, mais il arrivait dans un état de fraîcheur impressionnant et lorsqu’il fit son tour d’honneur, tout ce brave peuple de Paris lui témoigna bruyamment son admiration en l’appelant par son petit nom sur l’air des lampions. Ferdi est désormais très populaire dans le pays voisin et ami.
En ce moment, on oubliait tous les incidents de ce Tour. Nous, Suisses, nous nous rappelions toutefois les noms glorieux d’Oscar Egg, de Charly Guyot, de Léo Amberg, des frères Martinet, de Collé, du fantasque Tessinois Bariffi, bref de tous les Suisses qui, avant Kubler, avaient tenté la grande aventure.
Si nous donnons un coup d’œil au classement général du Tour de France, depuis l’année où Henri Desgrange l’a créé, nous trouvons que le meilleur Suisse fut Léo Amberg, classé 2ème en 1937, l’année où l’équipe de Belgique avait abandonné le Tour cinq étapes avant la fin. Mais jamais un Suisse n’a remporté un succès comparable à celui de Ferdi Kubler.
La victoire de notre champion national que nous avons prévue et que nous avons souhaitée depuis longtemps, une victoire qui était déjà possible l’an dernier, s’il avait couru avec sagesse et non seulement avec son enthousiasme, récompense les efforts d’un homme qui a su se dominer et qui a eu confiance en ses coéquipiers. Car ces derniers, si modestement classés soient-ils, ont apporté à Ferdi une aide que lui-même a qualifiée, ce soir, de magnifique et complète. Ils ont été le dévouement même et ont suivi à la lettre les instructions de notre directeur technique Alexandre Burtin. »
Dans Miroir-Sprint, Maurice Vidal procède à une analyse plus neutre, ce qui est un comble pour parler d’un Suisse :
« Voici terminé ce 37ème Tour de France qui, traversé de soubresauts et d’incidents, a tout de même la chance d’inscrire à son palmarès le nom d’un très grand champion suisse, Ferdinand Kubler.
La Suisse possède avec Koblet, vainqueur des Tours d’Italie et de Suisse, et Kubler, un duo de champions tel qu’il faut remonter à Henri Suter pour en retrouver l’équivalent. Si l’on ajoute que l’équipe suisse n’a perdu qu’une unité, on conviendra que ce pays, de dimensions réduites, fait oublier celles-ci par la qualité de ses athlètes.
Des grandes ombres ont plané sur ce Tour de France. La bataille des Alpes, notamment, a semblé souffrir de l’absence de ses deux grands vainqueurs précédents : Fausto Coppi, tout d’abord, le super champion qui ne pouvait et n’aurait pas été battu encore en 1950 et dont la défection n’est due qu’à un très grave accident ; Gino Bartali, ensuite, qui, à Saint-Gaudens, décida d’abandonner la course avec tous ses camarades pour protester contre les insultes et les violences d’une poignée de forcenés.
Nous avons dit et répétons que Bartali, pour justes que soient ses raisons, s’était trop hâté de quitter la course. La réaction normale des vrais sportifs, de la presse française, en présence des odieuses manifestations d’Aspin, eussent certainement provoqué, dès le lendemain, un courant d’opinion favorable aux coureurs transalpins. Par ailleurs, Bartali ne pouvait ignorer que son geste avait une gravité susceptible d’amener des conséquences graves dans les rapports sportifs franco-italiens. Gino a d’ailleurs reconnu dans une interview retentissante à notre confrère « La Marseillaise » qu’il aurait hésité s’il avait envisagé ce côté de la question (ou si on le lui avait fait envisager).
Mais il n’en reste pas moins que les sportifs français éprouvent quelque honte à savoir que des spectateurs de chez eux ont pu molester des athlètes en plein effort. Il est inadmissible que des sportifs étrangers, venus dans notre pays disputer leur chance, soient injuriés. Les termes parfois employés ont un relent de racisme et de chauvinisme qui nous ramènerait, si on laissait faire, à des temps bien sombres. Souhaitons que la prochaine rencontre à Nice des jeunes sportifs français et italiens, à l’occasion des Relais de la Paix, permettent d’effacer un mauvais souvenir.
Nous reviendrons en détail sur les perspectives ouvertes à notre cyclisme par la performance des Français. Aux côtés de Louison Bobet, incontestable n°1, une génération de coureurs du Tour a monté. Raphaël Geminiani, d’abord, fort comme un Turc du départ à l’arrivée, bon équipier, plein d’allant et d’optimisme, bon grimpeur, fort rouleur et descendeur émérite. Il est de la trempe des Magne, Leducq, Speicher, hommes complets. Et Lauredi, malheureux cette année, mais qui n’aura que vingt-cinq ans l’an prochain. Et quel courage ! Faire la moitié d’un Tour de France avec un anthrax gros comme le poing montre bien que rien ne peut abattre un tel homme. Encore un routier complet.
Et ce phénomène de Georges Meunier qui possède autant de science que le « facteur » symbolique dont parlait Francis Pélissier, mais qui stupéfie par sa facilité, son esprit d’entreprise, son audace… Voilà la grande révélation du Tour 1950 ! »
À travers mes trois billets, grâce au talent des reporters de l’époque, j’ai tenté de rendre vivant un Tour de France qui, pour beaucoup d’historiens du cyclisme, demeure comme un des plus monotones d’après-guerre.
Le journaliste Roger Frankeur qui, chaque mois, dans le mythique Miroir du Cyclisme, faisait revivre les exploits des « Merveilleux fous pédalants sur leurs drôles de machines », raconta dans le numéro d’avant-Tour 1974, ce qui, dans son optique subjective de suiveur, constitua son plus beau Tour de France :
« Si l’événement a laissé une trace dans ma mémoire, ce sera une place que nul ordinateur ne saurait expliquer ; car s’il procède selon une logique rigoureuse tout appareil enregistreur est dépourvu de l’affectivité, de la passion et de la mauvaise foi candide qui est le propre de l’homme et fait le charme du journaliste et du supporter sportif réunis.
Cela pour vous dire que mon meilleur Tour de France n’est sûrement pas celui auquel vous pensez, et que désignerait un ordinateur « programmé » selon des critères chiffrables. C’est d’un Tour disgracié, presque maudit que je garde le meilleur souvenir. Le Tour du scandale et de la honte, pour moi une route buissonnière en 22 étapes.
1950 ! L’année où 16 Italiens (10 nationaux et 6 cadets) furent victimes d’une presse qui leur reprochait d’être abusivement « attentistes », « suceurs de roues », « profiteurs sans vergogne », alors qu’ils appliquaient la tactique qui consiste à se ménager jusqu’à la montagne où se portent les coups décisifs. Tactique banale et légitime sinon spectaculaire que d’autres avant et après ont adopté sans soulever d’autre indignation que celle parfois des organisateurs ; lesquels sont farouches partisans de l’attaque à outrance … avec les jambes des autres.
Cette année-là, Bartali, déjà vainqueur en 1938 et 1948, courait -à 36 ans- pour une troisième victoire. Son lieutenant et éventuel successeur était le puissant Fiorenzo Magni, surnommé abusivement le « colosse de Monza », déjà vainqueur du Giro, du Tour des Flandres (on le surnomma aussi le « Lion des Flandres » pour avoir gagné trois fois l’épreuve), etc …
En fait, deux équipes d’Italie (Nationale et Cadetti) n’en faisaient qu’une et manœuvraient sous la conduite de l’ex-campionissimo Alfredo Binda. Coppi vainqueur en 1949 était encore invalide après une terrible chute dans le Giro 1950 -on ne savait même pas s’il pourrait recourir- … En dépit de cette amputation, la « squadra » semblait armée pour gagner le Tour contre tous les Bobet, Geminiani, Robic, Kubler, Impanis, Schotte, Brambilla, Ockers.
Un point noir : l’attitude d’un certain public. Les rancunes de la guerre s’effaçaient à peine, d’un côté comme de l’autre. L’année précédente, le Tour, faisant halte dans la vallée d’Aoste, avait reçu un accueil mitigé : triomphal pour les Italiens dédaigneux voire inamical pour les Français et notamment des coups pour faire tomber Robic, lequel refusait d’admettre la supériorité de Coppi-Bartali. De sorte qu’en 1950, les plus chauvins des Français avalaient sans sourciller des commentaires empoisonnés sur la tactique « antisportive » de la squadra Bartalienne.
La sottise creva, comme un abcès (et comme l’orage un vrai !), sur les Pyrénées. Au sommet d’Aspin, des énergumènes, l’injure à la bouche (et quelques-uns le bâton à la main) guettaient le passage du vétéran italien. Dès que le « vecchio » apparut en compagnie de Bobet, Robic et Ockers, ce fut l’agression. Pas seulement des huées ; des mains griffues pour happer, des coups pour faire tomber. Bartali, terrorisé, bascula sur Robic, l’entraînant dans sa chute, voulut fuir puis, tant bien que mal, passa le sommet protégé par quelques suiveurs courageux.
Le soir, à Saint-Gaudens, « il vecchio » avait tout de même gagné l’étape et Magni endossé le maillot jaune ; mais estimant qu’il s’agissait d’une victoire à la Pyrrhus, et refusant d’affronter plus longtemps cette bêtise au front bas qui parlait de lui « faire la peau », Bartali abandonna.
Rien ni personne ne put le convaincre : « Je ne veux pas mourir échappé » grognait-il. Tous les Italiens quittèrent le Tour avec lui, y compris Magni premier du classement général.
Lorsqu’il repartit de Saint-Gaudens sans « eux », le Tour avait vraiment très mauvaise mine (Kubler second avait refusé d’enfiler le maillot jaune ainsi usurpé).
Certes, il y eut par la suite de beaux épisodes, les coups d’éclat de Bobet dans les Alpes, les attaques de Robic et surtout les ruées hennissantes de Ferdi-le-cheval, défendant sa première place en jouant des coudes et des dents (au moins autant que de la tête et des jambes), rien ne put faire oublier le coupe-gorge d’Aspin. Aujourd’hui encore, cette victoire honteuse du hideux chauvinisme reste comme un vilain naevus sur le visage buriné du Tour de France.
De toute façon, MON Tour 1950 n’eut qu’un lointain rapport avec celui-là. Je le suivais dans une voiture découverte en compagnie de l’ancien coureur Louis Thiétard et de deux amis journalistes. Suivre étant façon de parler, car notre chauffeur et nous du même coup avions plus souvent le regard sous le capot que sur la course.
La cause en était de mystérieux ennuis mécaniques qui nous stoppaient toujours au moment le plus pathétique. Et curieusement toujours en montagne, jamais en plaine, cette bagnole, pas si vieille, avait la phobie des routes qui montent … et du coup de celles qui descendent.
Plusieurs fois, nous vîmes Zorro démarrer dans un col, jamais nous ne le vîmes arriver. Ce qu’il y avait de remarquable, c’était la compétence mécanique de notre automédon (dans la mythologie grecque, Automédon est le conducteur du char d’Achille lors de la guerre de Troie ndlr). Avec le plus grand calme, alors que Thiétard et moi écumions en voyant une fois de plus la course disparaître à l’horizon –il descendait, soulevait le tablier de tôle, faisait son diagnostic (dont il nous livrait des bribes marmonnées) et commençait la « réparation ». Il finissait d’ailleurs par mater magistralement la mécanique rétive. Nous repartions gaillardement … mais trop tard. Longtemps avant nous Zorro … et même la lanterne rouge étaient arrivés.
Dans le tourbillon de la ville-étape en folie, il nous fallait alors découvrir un ou plusieurs informateurs libres de tout engagement et nous faire raconter le synopsis et quelques péripéties marquantes de l’étape (croyez-moi, cette chasse à la vérité aux mille facettes, par témoins interposés, est un sport ardu).
Raclant le fonds de notre giberne, nous devions ensuite concocter à toute allure notre propre scénario et le téléphoner au loin à des gens qui commençaient par nous déclarer « en avoir marre de nos retards, de nos fantaisies touristiques et de ce vice rédhibitoire qui aboutirait un jour à nous faire louper la première édition ».
C’est alors, mais alors seulement, que TOUT commençait pour nous.
Souvent notre gîte n’était pas retenu ou déjà réattribué. À nous d’en découvrir un quelque part, dans la nature, à 100 kilomètres à la ronde. Certaines régions désertiques exigeaient ça.
C’est ainsi que nous fîmes nos étapes personnelles sur une bonne moitié de la France.
Au début, nous râlions ferme. Nous traiter comme ça alors qu’ayant fait la route comme les coureurs, finissant aussi fourbus qu’eux (enfin presque), nous aurions mérité les mêmes égards.
Puis ce rallye fricot-dodo en semi-nocturne nous amusa. Il y avait les bonnes et les mauvaises fortunes du pot et du gîte. Un exemple : le soir de Gap (où nous n’avions bien entendu rien vue de la belle échappée de Geminiani) notre étape de bannis se termina 50 ou 60 kilomètres plus loin, sur le foin d’une grange. Nous y dormîmes fort bien. Les rats, nombreux pourtant, ne nous attaquèrent même pas.
Sans notre panne habituelle, nous n’aurions jamais eu l’occasion, Thiétard et moi, de nous baigner tout nus dans un torrent alpin, ni de descendre le col de la Cayolle, magnifique dans sa solitude du soir, en balayant la route et en clamant notre joie, comme Yves Montand dans « Le salaire de la peur ».
Soyons justes, nous avons été témoins de phases inoubliables. Comme dans l’étape de la soif de Perpignan-Nîmes (en plat) au cours de laquelle, « Gem » accidenté, Bobet n’avait pu répondre seul à une attaque conjuguée Kubler-Ockers. À vrai dire, c’est ce jour-là que Ferdi-le-cheval avait gagné le Tour. Ce fut le jour aussi –vous en avez entendu parler- où l’ineffable Zaaf échappé, loin en tête de la course, s’efforçait de « casser la baraque » des Grands. Il allait y parvenir lorsqu’il eut l’imprudence de saisir une bouteille au vol. Il croyait boire de la limonade, c’était du Minervois à couper au couteau. Le Tour s’arrêta là pour le pauvre Zaaf : dans un fossé presque à l’arrivée. Il eut beau offrir le lendemain de faire les 28 kilomètres qui lui avaient manqué, les juges furent sans pitié…
Épisode de toute beauté et à notre portée : la baignade générale de Sainte-Maxime. Le Tour longeait la Grande Bleue (depuis, les organisateurs peu soucieux du bien-être des coureurs, se méfient et évitent ce coin tentateur) – encore qu’en cette année 2020, le Tour partira de Nice !- Il faisait chaud, les baigneuses étaient aimables. La tête la plus farfelue du peloton (nommée évidemment Brulé) ne résista pas à l’appel des sirènes et s’en fut les rejoindre, en selle, comme un seigneur … Devant un si noble exemple, ses frères, tous merveilleux fous pédalants, s’étaient illico métamorphosés en tritons. Oh, un bref instant ! Mais les organisateurs rigoristes n’avaient pas aimé …
À la fin de ce Tour non conformiste, nous avions acquis la conviction que c’était l’automédon et non l’automobile qui détestait les toboggans vertigineux. Phobie banale, certes, mais inaptitude irrémédiable pour qui prétend « suivre » la Grande Boucle. Qu’importe aujourd’hui, le temps a passé. Il ne me reste de cette année-là que le souvenir d’une aventure vécue dans la liberté. Comme elle devrait toujours l’être.
J’ai refait depuis le même voyage, logé et nourri « trois ou quatre étoiles » par les journaux organisateurs auxquels je collaborais : aucun palace, aucune table somptueuse ne m’ont paru valoir la route buissonnière du Tour 50 et ses haltes imprévues …
Impressions et préférences personnelles sans valeur critique, direz-vous. C’est juste. Excusez-moi.
Le plus beau Tour de France qu’il m’ait été donné de suivre (ou de précéder car désormais, on « suit » le Tour à l’avant) fut celui de 1964. Sur le plan sportif et d’un point de vue objectif.
Le seul qui vous intéresse, n’est-ce pas ? Le Tour 64 gagné par Anquetil sur Poulidor pour quelques secondes arrachées entre Versailles et le Parc des Princes*** (c’est vrai que celui-là … et d’autant plus pour moi évidemment !!!) …
Stop ! La place me manque ! Encore une arrivée loupée. Comme en 50 ! J’espère qu’on me repêchera ! »
Une très grande majorité de tous les champions évoqués dans ce billet ne sont plus de ce monde. Le vainqueur Ferdi Kubler s’est éteint en 2016 dans sa quatre-vingt-dix-huitième année. Des dix premiers du classement général, seul est encore en vie Raphaël Geminiani qui vient de souffler en juin ses 95 printemps. Le vélo conserve aussi en dépit de commentaires stupéfiants !
Antonin Rolland, de l’équipe du Sud-Est, termine 29ème à 2h 03’28’’ de Kubler. Information dérisoire … sauf que, né le 3 septembre 1924, il est à l’heure où je vous écris, le doyen des maillots jaunes qu’il porta durant 12 jours lors du Tour 1955. De cela, je vous entretiendrai peut-être un jour.
Tous les Tours de France de ma jeunesse furent beaux à mes yeux et c’est toujours une joie quasi enfantine de feuilleter les vieilles revues spécialisées pour vous les raconter. Même si cela semble être une mode de cet été, je n’ai aucune raison de faire table rase de ce passé et de déboulonner mes petits coureurs en plomb d’antan avec lesquels « je refaisais l’étape ». Maurice Vidal, lyrique, concluait: : « Toi qui gagnes durement ta vie; tu ne t’y tromperas pas, derrière l’apothéose du Parc des Princes, il y a beaucoup de sueur, beaucoup de peine. Il y a non seulement Kubler, Bobet, Robic: il y a la vieille maman et les enfants de Ferdi, la petite fille de Louison et le petit garçon de Biquet. Il y a toutes les familles pour qui travaillent durement tous les coureurs connus ou non.
Il est fort possible que, prochainement, je fasse un saut de dix ans pour vous parler d’un Tour qui, après un drame, sourit cette fois aux Italiens.
Pour vous faire revivre ce Tour De France 1950, j’ai puisé dans les précieuses collections des revues Miroir-Sprint, But&Club Miroir des Sports, Miroir du Cyclisme.
Mes vifs remerciements à Jean-Pierre Le Port pour m’avoir aidé à rassembler tous ces documents.
* http://encreviolette.unblog.fr/2009/07/09/le-col-de-lizoard-col-mythique-des-alpes/
** http://encreviolette.unblog.fr/2013/12/01/histoires-de-criterium/
*** http://encreviolette.unblog.fr/2014/07/11/ici-la-route-du-tour-de-france-1964-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2014/07/18/ici-la-route-du-tour-de-france-1964-2/