Heureuse année 2020 !

Trinquer à vélo bis

Á défaut de lever une coupe de champagne sous le gui, pourquoi ne pas trinquer à l’année nouvelle, de manière plus « popu », en buvant un gorgeon avec ce coureur cycliste d’une autre époque.
Ne craignez rien, je n’envisage pas de commencer l’année en vous infligeant, après les agapes, un indigeste exposé consacré à la petite reine, certains lecteurs aiment pourtant !
J’ai juste un coup de cœur pour cette photographie prise, peut-être même avant-guerre, au temps des héros cyclistes de mon papa, Antonin Magne, André Leducq, Georges Speicher, les frères Pélissier.
Le coureur anonyme, un boyau enroulé sur les épaules pour prévenir les éventuelles et fréquentes crevaisons, porte un maillot de la marque Dilecta (en latin, « ma bien aimée, mon adorée », « celle que je préfère »), du nom d’une usine de fabrication de cycles que crée Albert Chichery, un jeune industriel berrichon, en 1913 au Blanc, sous-préfecture de l’Indre, .
Sa petite entreprise ne connaît pas la crise et, au contraire, se développe au début de la guerre 14-18 … avec la fabrication de gaines d’obus. Á la fin du conflit, sa fortune déjà faite, Chichery rend à l’usine, sa destination première de fabriquer des vélos, et, en 1935, rachète les cycles de Dion-Bouton et J.B. Louvet. Devenu notable régional, il se pique alors de politique, devient député radical de l’Indre jusqu’en 1940, date à laquelle il intègre le gouvernement de Paul Reynaud comme ministre du Commerce, aux côtés d’un certain Charles de Gaulle secrétaire d’État à la Guerre.
La suite de sa carrière politique est plus floue : il vote d’abord, comme beaucoup de députés, l’attribution des pleins pouvoirs au Maréchal Pétain et intègre brièvement son premier gouvernement comme ministre de l’Agriculture et du Ravitaillement. Son amitié pour Pierre Laval, son statut de membre du Congrès National de Vichy lui valent d’être radié du nouveau Parti Radical reformé à Alger. En dépit d’une timide aide à la Résistance, vers la fin de la guerre … en fournissant des vélos aux résistants berrichons, il est enlevé le 15 août 1944 et tué d’une balle dans la nuque. Gino Bartali, « Juste parmi les Justes », favorisa la fuite de Juifs en transportant clandestinement des papiers d’identité dans le tube de son guidon. Voyez où ça peut mener le vélo !
Á la Libération, l’usine Dilecta reprit cependant son activité et je me souviens, dans mon enfance, des beaux maillots mi-jaune mi-bleu et de l’emblème sur le cadre des vélos représentant une étoile avec un visage féminin sur un fond bleu, blanc et rouge. La marque connut ses heures de gloire dans le cyclisme professionnel en remportant plusieurs titres de champion de France et de grandes courses comme Bordeaux-Paris, Paris-Roubaix et le Tour des Flandres.
Je poursuis l’analyse de cette image. Cocasserie de l’actualité, je découvre, en cette veille de fête, dans le quotidien La Dépêche du Midi, l’éditorial en faveur de la réhabilitation des bistrots de campagne : « Lorsqu’on poussait la porte, une tringle tirait sur un fil qui partait secouer une cloche, loin, très loin, dans l’obscurité mystérieuse et odorante de l’arrière-cuisine. Au bout d’un bon moment, la patronne apparaissait sous son tablier sans couleur, la mine renfrognée. Et on n’avait pas intérêt à lui réclamer autre chose qu’un pot de vin rouge, un Pernod ou un Byrrh, de toute façon il n’y avait rien d’autre : les habitués, paysans, retraités, joueurs de belote, métayers ou mécanos s’en contentaient. Il y a un demi-siècle, dans le moindre village, il y avait deux, trois, quatre ou cinq bistrots. Le maire, le métayer, le coiffeur, l’ancien combattant, le facteur partageaient quelques canons de corbières dans des verres culottés. C’était autour du vieux zinc que s’organisait le quotidien d’une communauté. Tout cela appartient au passé. Les petits villages ont les paupières closes et les vitrines aveugles … »
Au tournant du XXIème siècle, le photographe Raymond Depardon avait sillonné la France au volant d’un camping-car afin effectuer un état des lieux du pays pour le journal Le Monde. Au cours de son errance, il avait été marqué par les cafés de village : « Cela dit tellement de choses, un café. C’est un lieu où on discute, où l’on débat, c’est un des rares endroits ouverts, machistes. » Il y avait 600 000 bistrots en France en 1960, il en resterait un peu plus de 30 000 aujourd’hui. Je m’étais amusé dans ma jeunesse, allez savoir pourquoi, à compter ceux de mon bourg normand de trois mille habitants, j’en avais recensé 34 !
Affreux passéiste (pas toujours, quand même), j’aimais les noms des cafés. Ils marquaient un emplacement géographique, café de la Place, de la Mairie, de la Poste, du Centre, un détail du paysage, Aux Marronniers, Les Tilleuls. Ils déclinaient parfois une activité dont ils étaient le siège : café des Sports, café des Boulistes, café du Commerce, le Rallye. Plus simplement, c’était le bar des Amis ou Chez Roger ou chez Raymonde, du prénom des tenanciers.
Dans un ancien billet, j’avais évoqué un film que j’avais réalisé sur un café d’un village ariégeois tenu pendant plus d’un siècle par la même famille (cliquer sur http://encreviolette.unblog.fr/2012/08/28/le-cafe-saune-a-la-bastide-du-salat-ariege/ ).
Tandis que l’actuel ministre de l’Agriculture défend l’idée de zéro gramme d’alcool au volant, certains réclament aujourd’hui l’inscription du café français au patrimoine de l’humanité de l’UNESCO, afin de recréer du lien social. Comme au temps des bougnats et des dépôts de charbon, on y associerait des services de proximité en voie d’extinction, tels dépôt de pain, épicerie, relais de poste, presse, ou en plein essor comme l’accès au numérique (bistrot 2.0).
Sur la photographie, le cycliste se désaltère sur le seuil d’un débit de boissons, nom générique du café, bistrot, estaminet, bar, buvette, troquet, rade et même l’assommoir, avec l’alambic du Père Colombe au milieu de la salle, qui inspira le titre d’un roman d’Émile Zola.
Cela me rappelle aussi une chanson que Charles Trenet débitait sans traîner :

Dans ma rue, y a deux boutiques
Dans l’une on vend de l’eau dans l’autre on vend du lait
La première n’est pas sympathique
Mais la seconde en revanche, où l’on vend du lait, l’est
Et c’est pour ça que tous les passants
La montrent du doigt en disant :Ah qu’il est beau le débit de lait
Ah qu’il est laid le débit de l’eau
Débit de lait si beau débit de l’eau si laid
S’il est un débit beau c’est bien le beau débit de lait
Au débit d’eau y a le beau Boby
Au débit de lait y a la belle Babée
Ils sont vraiment gentils chacun dans leur débit
Mais le Boby et la Babée sont ennemis
Car les badauds sont emballés
Par les bidons de lait de Babée
Mais l’on maudit le lent débit
Le lent débit des longs bidons du débit d’eau de Boby
Aussi Babée ses bidons vidés
Elle les envoie sur le dos de Boby
Et Boby lui répond
En vidant les bidons
Les bidons d’eau de son débit et allez donc …
… Boby a mis du lait dans son eau
Et la Babée de l’eau dans son lait
Ils ont enfin compris que leurs débits unis
Font le plus grand le plus joli des beaux débits
Et les badauds sont emballés
Par les bidons de lait de Babée
Oui mais Boby garde pour lui
Les deux plus beaux bidons de lait de la Babée jolie
Et maintenant si vous y alliez
Vous entendriez de joyeux babils
De deux beaux bébés blonds
Qui font tomber d’un bond
Tous les bidons d’eau et de lait d’la maison
Tous les bidons d’eau et de lait d’la maison.
Ils se battent à coups de beaux bidons
Chez Boby et chez Babée et allez donc.

Dans mon enfance, je m’amusais à exercer mon élocution en fredonnant ce texte plein d’humour écrit par Francis Blanche (également parolier du Complexe de la truite des Frères Jacques). Je finissais toujours bien évidemment par m’emmêler les bidons.
Je vous en offre ici une version rajeunie interprétée par deux chers disparus, Jacques Higelin et Michel Berger.
https://m.ina.fr/video/I00006628/jacques-higelin-et-michel-berger-debit-de-l-eau-debit-de-lait-video.html (cliquer sur le lien et agrandir la fenêtre du clip)
Moi j’aime le music-hall ♫! Au chapitre des souvenirs, il me faut rendre hommage à Fred Mella décédé au mois de novembre dernier. Beaucoup d’entre vous auront peut-être oublié son nom, ce fut pourtant le ténor soliste des très populaires Compagnons de la Chanson (dont il était le dernier survivant). Leurs refrains souvent optimistes égayèrent la France des années 1950-60.
Leur plus grand succès international fut sans doute Les Trois Cloches, chanson qu’ils créèrent, à la sortie de la guerre, en compagnie d’Édith Piaf : « Village au fond de la vallée, égaré, presque ignoré … » Scandée par le tintement des cloches, la complainte décrivait la fuite du temps et les grands événements de la vie, la naissance, le mariage, la mort.
J’eus la chance de voir les Compagnons sur scène dans mon bourg natal. L’une de mes chansons préférées, étonnamment pour un gosse de dix ans, était Mes jeunes années. Prémonition, peut-être, qu’un jour, je trouverai l’âme sœur au pied des Pyrénées…

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Ils avaient inscrit aussi dans leur répertoire Marie-Joconde, un autre succès écrit par Alain Barrière qui nous a quittés à son tour, il y a quelques jours :

« … Depuis c’temps dans le bistrot d’la rue du Havre
Marie sirène Marie jolie
Ils r’viennent tous là et chantent en chœur les soirs d’orage
Pour que tu r’viennes
Marie chérie
Marie jolie
Marie Joconde
Du bout du monde
Reviens vers nous… »

On chantait alors dans les cafés du port comme les Fisherman’s friends de Port Isaac en Cornouaille, le très jubilant souvenir, à l’automne dernier, de l’ultime festival du film britannique de Dinard avant le Brexit. Chansons de soif, chansons faciles.
Chanson politique ! En juillet, disparaissait, à l’âge de 66 ans, Johnny Clegg, chanteur blanc et cœur noir qu’on surnomma le « zoulou blanc ». Il dédia à Nelson Mandela, alors encore emprisonné sur l’île de Robben Island, son hymne anti-apartheid, Asimbonanga, au refrain chanté en langue zoulou.

Asimbonanga
Nous ne l’avons pas vu
Asimbonang’ uMandela thina
Nous n’avons pas vu Mandela
Laph’ekhona
À l’endroit où il est
Laph’ehleli khona
À l’endroit où on le retient prisonnier

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J’eus le bonheur de le voir lors du concert organisé par Renaud au pied du Génie de la Bastille, le 8 juillet 1989, pour « les délaissés du Bicentenaire » en réponse au sommet des sept pays industrialisés réunis à Paris, une semaine plus tard. À ses côtés, il y avait outre Renaud bien sûr, les Négresses vertes et Manu Chao à la tête de la Mano Negra que je découvris en cette occasion. Inoubliable !
L’écrivain Gilles Perrault, dans un discours offensif, brocarda les « monarques du fric », « reine de la livre » et « kaiser du mark » réunis à l’invitation de notre « baron du franc ». S’en prenant à une « Révolution cadavérisée, momifiée, un Bicentenaire du toc et du truc à plume », l’écrivain appelait de ses vœux « une révolution vivante, nécessaire, urgente ».
Renaud, encore en forme, avait intitulé la manifestation « Ça suffat comme ci ! » La preuve que non, trente ans après … les choses n’ont fait qu’empirer!
J’ignorais, à la fin des années 1950, qu’apparaissait une nouvelle machine complexe, j’allais dire jouet (!), qui révolutionnerait nos comportements d’aujourd’hui. Elle s’appelait computer en anglais, le mot compteur étant déjà utilisé dans notre langue, un latiniste passionné de théologie trouva qu’elle faisait penser à la création du monde par le Deus ordinator. Ainsi, naquit le mot ordinateur !
Que le latin du Moyen-Âge serve à adapter en français un terme anglais pour désigner un objet du futur ne pouvait que réjouir le regretté philosophe Michel Serres* qui, bien qu’« immortel » nous a quittés début juin. Il en parla avec tendresse, finesse et originalité, en brossant le portrait de Petite Poucette, archétype d’un nouvel humain né pour sa capacité à envoyer des messages en pianotant avec ses pouces sur un smartphone ou une tablette. Après le passage de l’oral à l’écrit, puis de l’écrit à l’imprimé, venait le temps des nouvelles technologies avec ses conséquences politiques, sociales et cognitives.

Michel Serres

Pour autant, Michel Serres abhorrait les like de Facebook et préférait les pots conviviaux entre amis autour d’une table d’un bistrot aux happy hours d’un café relooké en pub.
Auteur d’un essai Défense et illustration de la langue française aujourd’hui, il déplorait que le commerce et la finance assassinent allègrement notre langue en collaborant à l’envahissement de notre espace et de nos relations par un sabir anglosaxophone.
Lui l’académicien était choqué par l’omniprésence de l’anglais publicitaire, dans nos journaux, à la télévision et sur les murs de nos villes. Il ne comprenait pas que la SNCF nous fasse des smiles (sont-ils sincères en ces périodes de grève ?) ou que les espaces presse des gares et des aéroports soient des relay. Quitte à manifester, il invitait les Français à ne pas acheter un produit chaque fois que sa publicité serait en anglais, à rentrer dans une boutique plutôt que dans une shop.
Dès les années sixties (je le provoque un peu là !), il avait senti la fin de l’ère industrielle et l’entrée dans celle de la communication.
Ironie du destin, le lendemain du décès de l’ « immortel » académicien dont l’ultime essai s’intitule C’était mieux avant (en réalité, il y démontre plutôt le contraire), je fis connaissance d’une « commune des mortelles » ressuscitée dans un cinéma du Quartier Latin. Commune c’est hâtivement dit, car Lucie, ainsi se prénomme-t-elle, avoue qu’elle est un peu exceptionnelle dans l’émouvant documentaire* que lui consacre la réalisatrice Sophie Loridon.

Lucie 1

C’est l’histoire de Lucie Vareilles, une modeste paysanne nonagénaire partie au ciel en 2010, nouvelle star du plateau ardéchois qui a crevé l’écran de nombreuses salles de l’hexagone par sa simplicité, son humour, son bon sens. C’est aussi l’histoire d’un film majuscule réalisé avec des moyens minuscules grâce à l’incroyable et admirable volonté, ténacité, persévérance de Sophie. C’est un peu l’histoire de beaucoup d’aïeules de ma génération, de ma merveilleuse mémé Léontine de Picardie.
Lucie. Après moi le déluge est le bonheur de Sophie, le nôtre aussi maintenant : empressez-vous de vous procurer le DVD ! Ce n’était sûrement pas mieux avant mais on savait glaner humblement et intensément quelques parcelles de joie au rythme des saisons.
D’ailleurs, la réalisatrice souhaite que des associations et établissements scolaires la relayent pour poursuivre le cycle de ciné-rencontres et travailler sur les liens intergénérationnels.
De l’Ardèche à l’Ariège, outre un cousinage phonétique, il y a parfois une confusion géographique. Ces deux départements semblablement concernés par la ruralité et la solidarité pourfendent avec courage le jacobinisme artistique.
Ainsi, autre bonheur culturel, j’ai pu savourer, en septembre, l’exposition Œil pour œil du photographe Thierry Rajic* proposée par la galerie Giron d’art de Saint-Girons. L’artiste, en contrepoint de ses clichés de célébrités du cinéma et du music-hall, s’est attaché à mettre en lumière ses « javanais » rencontrés au hasard de ses errances, des gens de peu et pourtant tellement riches : un engagement qui, comme pour la touchante Lucie finalement, nous ramène à l’essentiel.
Une autre dame a failli nous quitter, et pourtant, nous la croyions indestructible, forte de ses huit cents ans : Notre-Dame de Paris, orpheline de sa célèbre flèche œuvre de Eugène Viollet-Le-Duc. Je fus effondré devant les images passant en boucle sur les chaînes d’infos, en cette soirée du 15 avril, à quelques jours de Pâques. Comment mieux exprimer son mal être que dans ces quelques lignes de l’écrivain Sylvain Tesson, qui d’ailleurs, intrépide escaladeur, prit la flèche dan ses bras à de nombreuses reprises : « Je trouve que l’on est dans des moments de grande instabilité politique, humaine, psychique aussi sans doute, si tant est qu’il y ait une psyché collective. Et il ne manquait plus que ça quoi… C’est à dire que quand tout s’écroule dans une société politique, il y a une chose qui reste debout : ce sont les symboles. C’est pas rien un symbole, c’est l’incarnation d’une idée, l’incarnation d’une époque, l’incarnation d’un temps, l’incarnation d’un esprit. Et Notre-Dame, c’était tout ça, au-delà du religieux mais aussi dans le religieux. Il y a un moment où il faut arrêter de tourner autour du pot. Notre-Dame c’était une église, une grande église de la chrétienté ! Et voilà que le symbole s’effondre ! Et ce n’’est pas rien ! Je pense que c’est pour ça d’ailleurs qu’il y a quelque chose qui ressemble à un tressaillement planétaire. »
C’est pour ça, oui, j’y suis allé de mon obole. Et à vous, j’offre le poème de Théophile Gautier quand les rayons du Soleil couchant incendient Notre-Dame :

« En passant sur le pont de la Tournelle, un soir,
Je me suis arrêté quelques instants pour voir
Le soleil se coucher derrière Notre-Dame.
Un nuage splendide à l’horizon de flamme,
Tel qu’un oiseau géant qui va prendre l’essor,
D’un bout du ciel à l’autre ouvrait ses ailes d’or,
– Et c’était des clartés à baisser la paupière.
Les tours au front orné de dentelles de pierre,
Le drapeau que le vent fouette, les minarets
Qui s’élèvent pareils aux sapins des forêts,
Les pignons tailladés que surmontent des anges
Aux corps roides et longs, aux figures étranges,
D’un fond clair ressortaient en noir ; l’Archevêché,
Comme au pied de sa mère un jeune enfant couché,
Se dessinait au pied de l’église, dont l’ombre
S’allongeait à l’entour mystérieuse et sombre.
– Plus loin, un rayon rouge allumait les carreaux
D’une maison du quai ; – l’air était doux ; les eaux
Se plaignaient contre l’arche à doux bruit, et la vague
De la vieille cité berçait l’image vague ;
Et moi, je regardais toujours, ne songeant pas
Que la nuit étoilée arrivait à grands pas. »

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À l’automne de notre vie, tombent de plus en plus fréquemment des compagnons de route spirituelle. La Nouvelle Vague est aujourd’hui étale.
Agnès Varda*, considérée comme pionnière de ce mouvement cinématographique né dans ma jeunesse, s’en est allée au mois de mai. Je pensais inévitablement à elle et empruntais immanquablement, avec à mon bras ma chère tante centenaire, la traverse baptisée de son nom, dans le quartier pittoresque de la Pointe Courte de Sète, décor de son premier film au titre éponyme. Quatre ans avant Les 400 Coups de Truffaut et Hiroshima mon amour de Resnais, cinq ans avant À bout de souffle de Godard, puis sortirent Cléo de 5 à 7, Le Bonheur, Jacquot de Nantes et tant de superbes documentaires.
Photographe, à la demande de Jean Vilar, elle immortalisa Gérard Philipe au festival d’Avignon. Féministe bien avant que ce soit à la mode, elle fit partie des femmes qui signèrent le “Manifeste de 343” -aussi dit “Manifeste de 343 salopes”- en 1971, dans lequel elles affirmaient ouvertement avoir eu recours à l’avortement à une époque où la loi l’interdisait pourtant.
J’ai en tête l’émouvante séquence de son avant-dernier documentaire Visages villages réalisé avec le photographe plasticien JR où elle dépose des petits cailloux sur les tombes de Henri Cartier-

Blog Au revoir Agnes Varda

Agnès et JR trouvèrent par contre porte close au domicile de Jean-Luc Godard à Lausanne. Celle qui fut son épouse et son égérie, Anna Karina, est partie, en décembre, comme il a été écrit joliment, sur la rive gauche du paradis.
« Elle avait la fraîcheur des comédiens de la Nouvelle Vague. Avec elle, on avait une autre façon de jouer ». Son premier film avec l’iconoclaste réalisateur fut Le Petit Soldat, tourné en 1960 mais sorti seulement en 1963 pour cause de censure de la part du ministre de l’Information Louis Terrenoire (mérite-t-il qu’on le cite ?) parce on y présentait un déserteur de la Guerre d’Algérie et on y dénonçait l’utilisation de la torture.
Elle tourna ensuite six autres films avec Jean-Luc Godard dont le cultissime Pierrot le Fou. Elle interpréta aussi la scandaleuse Suzanne Simonin de La Religieuse de Diderot réalisée par Jacques Rivette et Justine de George Cukor. Elle joua aussi dans Le Joli Mai de Chris Marker et L’Étranger de Visconti, Rendez-vous à Bray d’André Delvaux, c’est dire qu’elle n’était pas actrice pour passer le temps.
Ce ne fut certainement pas leur meilleur film mais je me souviens du couple séduisant qu’elle formait avec Maurice Ronet dans Le Voleur du Tibidabo.

Anna KarinaLe voleur du Tibidabo

Elle possédait aussi un joli brin de voix qui avait inspiré à Serge Gainsbourg la comédie musicale Anna avec notamment le tube Sous le soleil exactement.
Très nouvelle vague était aussi Les Dragueurs, le premier film de Jean-Pierre Mocky qui est parti également cet été. C’est d’ailleurs ce titre de ce long métrage qui donna au mot la connotation de séduction qu’on lui connaît aujourd’hui, merci donc aux deux héros Jacques Charrier et Charles Aznavour.
Je m’étais régalé avec la lecture de son livre de souvenirs Mocky soit qui mal y pense. Personnage fantasque, de son vrai nom Jean-Paul Adam Mojiejewski, il déclarait 17 enfants connus (!), il avait fait, gamin, une brève apparition dans Les Visiteurs du soir de Marcel Carné, avait été élève de Louis Jouvet au Conservatoire d’art dramatique, stagiaire porteur de sandwich du maestro Federico Fellini sur La Strada, avant de devenir le réalisateur fantasque et inclassable qu’on connaît.

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Ses films, souvent financés avec des bouts de ficelle, étaient donc « mal ficelés », foutraques, mais ils possédaient l’immense qualité de combattre l’hypocrisie et la connerie avec un sens de la provocation anarchisante. Il faut avoir vu au moins Un drôle de paroissien, À mort l’arbitre, Le Miraculé.
Il avait une véritable complicité avec quelques acteurs fétiches comme Bourvil, Francis Blanche, Jean Poiret et surtout Michel Serrault, très reconnaissants de son amour pour le cinéma.
Peu avant sa mort, toujours plein de projets en tête, il avait confié que son prochain film porterait sur les gilets jaunes. : « En fait, ça fait office d’agence matrimoniale leur truc. Ou du club de rencontres si vous préférez. Ce sont des solitaires à la base, des petits retraités, des petits jeunes… et qui, peut-être pour la première fois de leur vie, nouent des liens, parce qu’ils n’ont rien d’autre à faire une fois sur place… Ce ne sont pas des résistants avec un fusil à la main! Ils mangent des crêpes, ils boivent du cidre, ils font du feu, et ils parlent. Ils savent qu’ils n’auront rien au bout du compte, ils en ont conscience. Leurs revendications n’aboutiront pas. Un ou deux y croient. Mais la plupart, non. La seule joie qu’ils éprouvent, donc, c’est d’être ensemble. » J’avoue que j’aurais bien aimé voir ça !

Poulidor

J’ai ouvert ce billet avec une photographie de cyclisme, je le clos, ironie de la vie, avec la mort de Raymond Poulidor*. Comme je l’ai évoqué très récemment, j’adorais Anquetil, bon sang de normand ne saurait mentir (et aussi un certain esthétisme) et j’aimais Poulidor. Un peu comme Johnny Hallyday, il faisait partie du paysage français et m’avait convaincu à l’usure. Avec sa disparition, s’éloigne un peu plus le souvenir de mon idole sportive de mon enfance.
Pas spécialement gai tout ça ! J’ai terminé cependant l’année 2019 sur une note exquise avec la lecture de l’essai de Sylvain Tesson La Panthère des neiges, tout frais Prix Renaudot.

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« — Il y a une bête au Tibet que je poursuis depuis six ans, dit Munier. Elle vit sur les plateaux. Il faut de longues approches pour l’apercevoir. J’y retourne cet hiver, je t’emmène.
— Qui est-ce ?
— La panthère des neiges, dit-il.
— Je pensais qu’elle avait disparu, dis-je.
— C’est ce qu’elle fait croire. »

En compagnie du photographe Vincent Munier, Marie la fiancée cinéaste de celui-ci et Léo aide de camp philosophe, l’écrivain est allé sur les hauts plateaux du Tibet à la recherche de l’invisible panthère. Au départ de l’expédition, il espérait secrètement retrouver un être aimé tout aussi inaccessible : « J’associais quelqu’un à l’animal : une femme qui ne viendrait plus nulle part avec moi. C’était une fille des bois, reine des sources, amie des bêtes. »
Dans la douce chaleur de la cheminée, j’ai dévoré en un après-midi cette aventure de « Sylvain au Tibet », plusieurs semaines à l’affût bivouaquant par des températures avoisinant les moins 30 degrés, à prendre le temps de regarder l’invisible, en fait, à être observé la majeure partie du temps par les animaux qui, eux, ont repéré les humains.
Et … leur patience finit par être récompensée :
« Elle levait la tête, humait l’air. Elle portait l’héraldique du paysage tibétain. Son pelage, marqueterie d’or et de bronze, appartenait au jour, à la nuit, au ciel et à la terre. Elle avait pris les crêtes, les névés, les ombres de la gorge et le cristal du ciel, l’automne des versants et la neige éternelle, les épines des pentes et les buissons d’armoise, le secret des orages et des nuées d’argent, l’or des steppes et le linceul des glaces, l’agonie des mouflons et le sang des chamois »
Sylvain Tesson confiait dans un entretien :
« L’affût est antimoderne dans la mesure où il nous ramène à tout ce à quoi nos vies modernes, hyperactives, désordonnées, chaotiques, vouées à l’immédiateté, nous arrachent. Il nous oblige à considérer l’hypothèse qu’on peut consacrer beaucoup de temps à attendre quelque chose qui ne viendra peut-être jamais. À l’affût, nous sortons de l’immédiat pour revenir à la possibilité de l’échec même… »
Cela constitue une belle conclusion au passage vers l’an nouveau, vous ne trouvez pas ?
Ce fut tout cela pour moi, l’an 2019. Allez, heureuse année 2020 !

Vous retrouverez celles et ceux qui ont fait l’actualité heureuse et malheureuse dans mes billets :
*Michel Serres : http://encreviolette.unblog.fr/2019/06/04/cetait-mieux-avant-que-michel-serres-nous-quitte/
*Lucie. Après moi le déluge : http://encreviolette.unblog.fr/2019/06/12/lucie-vareilles-est-entree-dans-paris/
Pour commander le film, contacter SEVEN DOC 10 rue Henri Bergson 38100 GRENOBLE (réseau de distribution indépendant travaillant avec les librairies) : http://www.sevendoc.com/boutique-spiritualite.html
* http://encreviolette.unblog.fr/2019/09/20/thierry-rajic-artiste-citoyen-et-engage-expose-au-giron-dart/
* http://encreviolette.unblog.fr/2019/04/16/notre-drame-de-paris/
* http://encreviolette.unblog.fr/2019/04/27/notre-drame-de-paris-suite/
* http://encreviolette.unblog.fr/2019/11/19/jadorais-anquetil-et-jaimais-poulidor/
* http://encreviolette.unblog.fr/2019/04/04/agnes-varda-une-belle-et-vraie-personne/

Publié dans : Almanach |le 1 janvier, 2020 |1 Commentaire »

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1 Commentaire Commenter.

  1. le 1 janvier, 2020 à 20:49 JP77 écrit:

    Merci pour ce joli billet. L’an 2020 commence bien. Je te souhaite une bonne et heureuse année 2020 !
    Amicalement.

    Répondre

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