Les Boniface papes du rugby d’attaque
Une fois n’est pas coutume, je vais vous parler de rugby. C’est (presque) une date anniversaire, il y a 52 ans, nous quittait Guy Boniface.
Je devine déjà le sourire d’une lectrice acharnée de mon blog, peu enthousiaste devant mes fréquentes élucubrations vélocipédiques, mais dont je sais le goût pour les rebonds imprévisibles d’un ballon ovale.
J’ai déjà eu l’occasion de pénétrer en Ovalie lors de mes évocations surannées de stades mythiques : le stade Yves-du-Manoir de Colombes (le seul vrai stade olympique de France … jusqu’en 2024), la cuvette de Sapiac de Montauban, et les Sauclières la vieille dame de Béziers.
Certains esprits sectaires (je les crois plutôt taquins), originaires principalement du Sud-Ouest, s’interrogeront peut-être sur la crédibilité de propos émanant d’une plume normande. Je les renvoie vite dans leurs 22 !
Ils ne peuvent ignorer que le rugby, sport inventé en 1823 par William Webb Ellis, un élève du Collège de … Rugby (dans le comté de Warwickshire), a débarqué en France, en Normandie précisément, en 1872, et que le premier club français fut le Havre Athletic Club (H.A.C). Ses célèbres couleurs ciel et marine naquirent d’un compromis entre des Anglais ayant étudié à Cambridge et souhaitant retrouver le bleu ciel de leur université, et des anciens de l’université d’Oxford qui préféraient évidemment le bleu marine.
Je tente même un débordement sur l’aile : certains historiens prétendent que ce sont les Normands avec à leur tête Guillaume le Conquérant qui, lorsqu’ils envahirent l’Angleterre, au Moyen-Âge, emportèrent avec eux la forme ancestrale du rugby, le jeu de Soule (ou choule), pratiqué avec une vessie de porc qu’on se disputait dans des affrontements virils (et corrects?) entre villages voisins (essentiellement en Normandie et Picardie).
La première rencontre dans le port havrais, en 1872, était une combinaison de football-association (le vrai football) et de football-rugby opposant des Britanniques venus travailler dans des entreprises de négoce havraises à des Anglais en escale dans la cité de la Porte Océane.
Les règles n’étaient pas précises, mais bon …ne dit-on pas que l’étudiant William Webb Ellis se serait saisi du ballon à pleines mains pour le porter dans le but adverse, au mépris des règles du jeu de football qu’il était censé pratiquer. On ne va tout de même pas repartir dans une Guerre de Cent Ans !
D’ailleurs, le club qui domina le rugby français dans les années 1950-60 (8 titres de champion de France) s’appelle le Football-Club Lourdais. Lui était accolé à sa création le nom d’Izards, Halte-là ! Halte-là ! Halte-là ! Les montagnards ♫ !…
C’est encore du Blondin : « Parti du cidre, si l’on veut, nourri de bière et baigné de brume nordique, on peut se demander comment le rugby en est venu en France à fixer son terroir d’élection dans les vignobles ensoleillés du Midi. On pourrait invoquer l’occupation des Plantagenêt et ses séquelles. Vive donc un sport qui ferait rimer le stout et le médoc, le cognac et le whisky ! »
Pour affirmer un peu plus ma légitimité d’écriture, je revendique encore un titre de vice-champion universitaire de l’académie d’Ile-de-France avec l’équipe de l’École Normale d’Instituteurs de Versailles. Je reconnais humblement que ma haute taille, critère quasi unique de ma sélection en deuxième ligne, n’avait guère prévalu lors de la finale contre l’École des métiers de l’E.D.F. de Gurcy-le-Châtel qui comptait régulièrement dans ses rangs pléthore de joueurs du célèbre Racing Club de France et de l’équipe de France. Pour donner une idée aux plus anciens d’entre vous, mes valeureux collègues de Seine-et-Oise (le département des Yvelines n’a été créé qu’en 1968) s’étaient coltiné, quelques années auparavant, une troisième ligne formée de Michel Crauste dit le Mongol, Arnaud Marquesuzaa dit le Bison, et François Moncla futur capitaine du XV de France !
L’élément déclencheur de ce billet provient d’un commentaire déposé, il y a quelques mois, par un lecteur landais qui, outre me féliciter pour mon article consacré à Antoine Blondin, me demanda si je n’avais pas en ma possession l’émouvant texte que le vénéré écrivain publia, dans le quotidien L’Équipe, à la mort du rugbyman Guy Boniface. Requête satisfaite … en échange d’un petit service que je vous dévoilerai plus loin.
À vrai dire, il y a longtemps que trottait dans un coin de ma tête le projet d’écrire à propos des deux frères André et Guy Boniface, duo mythique de trois-quarts centre du Stade Montois (Mont-de-Marsan) et du … XV de France, malgré les pitoyables et odieuses humiliations que leur firent subir les « gros pardessus » de la Fédération Française de Rugby.
Comment les oublierais-je d’ailleurs, moi qui, quasi quotidiennement, passe, au bout de ma rue, devant le Parc des Sports Guy Boniface composé de deux terrains de rugby de l’Espace André Boniface et des courts de tennis Suzanne Lenglen.
La sculpture, qui leur est dédiée à l’entrée, n’est malheureusement pas représentative sportivement et donc esthétiquement de ces deux immenses champions qui portèrent leur ,discipline au rang d’art.
« Personne ne vous oblige à jouer. Mais, si vous le faites, ce ne doit pas être à moitié. Car le rugby est un supplément à la vie » confia André, d’une intransigeance absolue lorsqu’on parle de rugby, à Denis Lalanne, un ancien journaliste talentueux de L’Équipe. « Personne ne vous oblige à sculpter, mais si vous le faites … » pourrais-je pasticher ! Je vais me mettre à dos quelques élus municipaux susceptibles.
Pour que les moins informés d’entre vous sachent ce que représente Guy Boniface, voici quelques extraits de l’exceptionnel hommage que lui rendit donc son admirateur et ami Antoine Blondin au lendemain de sa mort survenue suite à un accident de voiture sur une route des Landes la nuit du 31 décembre 1968, au retour d’un match de bienfaisance à Orthez, gagné par 44 à 13, avec dix essais à la clé et une combinaison sur passe volleyée que les Boni réussissaient pour la première fois :
« Guy, c’était Fanfan ! Guy Boniface, que les fameux All Blacks considéraient comme le meilleur trois-quarts-centre du monde, est mort à trente ans dans un accident de voiture, comme l’acteur James Dean, comme l’écrivain Roger Nimier, comme son ami le journaliste Robert Roy.
Voici donc qu’à la lumière noire du deuil il est permis d’évoquer à son tour la mesure humaine de ce personnage fabuleux que représente un joueur de rugby dans la mythologie de notre époque. Elle ne correspond guère à celle que l’imagination profane se forge couramment. Pour une fois, il n’y aura pas d’impudeur à avouer que Guy était pour tous ceux qui ont eu la grâce de l’approcher l’un des plus beaux ornements de l’existence et que, même s’il n’avait jamais touché un ballon ovale, il aurait été dans sa nature d’entrer dans la vie des autres comme le soleil se lève. C’est un peu avec le cœur pur de sa mère, qui ne l’avait jamais vu sur un terrain, qu’il faut continuer à l’aimer pour l’être rayonnant qu’on connaissait, étant entendu que c’est parce qu’il est cet homme-là, tous les jours, qu’il fut ce joueur-là dans l’après-midi privilégié des stades.
Parmi les trois à cinq mille personnes qui faisaient escorte, pataugeant dans leurs larmes, vers le cimetière de Montfort-en-Chalosse, le fantôme de la ferveur s’était glissé sous la forme d’un jeune homme dont nous tairons le nom pour ne pas offusquer sa pudeur, sa modestie, la qualité de son culte pour les frères Boniface qui possède l’ardeur exceptionnelle des veilleuses. Cet adolescent, qui avait campé, la nuit durant, dans une prairie gorgée de pluie, trouvait maintenant dans le silence peuplé et frémissant l’expression la plus accordée au sentiment qu’il n’avait cessé de bercer dans son âme fière et discrète, depuis de longs mois. Sa présence donnait le diapason de l’engouement prodigieux qu’ont pu éveiller les deux frères. Qu’on sache simplement que ce supporter exemplaire s’était fait marchand ambulant pour les accompagner d’un dimanche à l’autre, au fil des étapes qu’accomplit le Stade Montois dans le championnat de France et que, le 11 novembre dernier, n’en pouvant plus de se taire, il écrivait à Denis Lalanne, l’homme le plus digne de recevoir cette confidence : « Junior alors, je rêvais dans mon lit et, sans les connaître autrement qu’en photo, j’avais le buste haut d’André, la rage de Guy … Depuis, ils se sont assis bien à la droite du père, Webb Ellis, et le coq a pu chanter à s’en casser les reins, je ne les ai jamais reniés … Je sillonne la France pour les suivre parce que je ne peux pas attendre le lundi pour avoir de leurs nouvelles… Pour tout cela, pour un écusson jaune et noir (les couleurs du Stade Montois, le club de Guy et André Boniface) que je porte toujours sur moi, pour être parfois tout seul à les soutenir dans un coin des populaires, pour vous tous qui les aimez, je ne regrette pas d’être une sorte de chômeur, je ne regrette pas de ne manger qu’un sandwich les jours de pèlerinage ou, ce qui fut sans doute le plus dur, je ne regrette pas d’avoir cessé de jouer moi-même. » Cet individu sublime ne s’était jamais fait connaître. Au mieux, il se contentait, au soir des matches à Mont-de-Marsan, d’occuper une place retirée, dans le bar de Guy, et de s’abandonner à sa fascination… »
J’interromps, un instant, cet émouvant éloge dont je saisis totalement la plénitude. Je fus moi-même, vous le savez, un enfant solitaire fasciné par tout ce qui concernait mon idole Jacques Anquetil. Il n’y a sans doute pas de hasard, mon vénéré Antoine Blondin admirait aussi le champion cycliste normand auprès duquel il pose, lors du Tour de France 1963, revêtu du maillot jaune et noir frappé du numéro 13 que lui avait offert Guy Boniface à l’issue de la finale victorieuse du Stade Montois face à Dax.
Je redonne la parole à l’Antoine : « Je sais un romancier, tout à fait adulte, qui avait envisagé très sérieusement de tout quitter pour venir partager, entre Montfort et Mont-de-Marsan, la vie quotidienne de Guy et André.
La palette des affections que Guy avait su s’attacher qualifie un être qui marquait irrésistiblement ceux qu’il approchait. Il provoquait l’enthousiasme et justifiait cette affirmation de Montesquieu qu’on peut être amoureux de l’Amitié. Son frère et lui formaient un couple de princes raciniens qui drainait tous les cœurs avec soi. Même ceux de Montfort, dont ils pillaient jadis les vergers, reconnaissaient que ces deux petits garçons-là n’étaient pas comme les autres, qu’ils avaient la classe innée, sachant tout sans avoir rien appris, suscitant sous leurs pas un clan auquel on rêvait d’appartenir et qui se définissait par la noblesse, la franchise, l’élégance du geste, le sûr instinct qui conduit droit à ce qu’il y a de bien et, plus particulièrement chez Guy, un goût fougueux de la vie sous ses formes les plus amples et les plus cascadeuses.
On a dit que les deux frères possédaient au plus haut point l’art de s’adresser des ballons en or, mais l’on a dit aussi que « le meilleur des deux Boni, c’est celui qui n’a pas le ballon ». C’est sans doute que chez eux, en fin de compte, ce n’était pas le ballon qui était en or, c’était l’homme. Pierre Mac Orlan ne s’y trompait pas qui avait leur photo dans son bureau…
Le sourire de Guy, son rire, son débit précipité, la flamme de ses yeux, sa mèche aventureuse, lui composaient une beauté moins régulière que celle d’André, la beauté du bon petit diable. Il était de cette race des enfants de chœur qui boivent les burettes en cachette mais se feraient hacher menu plutôt que d’abandonner le Saint-Sacrement…
En le voyant, on pensait d’abord à Till l’Espiègle ou à Thierry la Fronde, même si certains évoquèrent parfois à son sujet l’affreux Jojo. Mais son vrai personnage, c’était Fanfan la Tulipe, incarné, s’il vous plaît, par Gérard Philipe, dont il possédait l’allégresse contagieuse et la mélancolie cachée. En fait, il vivait sur une longueur d’onde exigeante et chevaleresque. La célèbre « passe croisée » que les deux frères illustrèrent sur toutes les pelouses du monde et portèrent à sa plus ample perfection, était entre leurs mains la passe d’un croisé à un autre. La notion de « terre sainte », ainsi appelle-t-on l’en-but adverse, n’était pas chez eux un vain mot.
Guy Boniface possédait la mémoire du cœur et il faisait bon habiter, être enfoui dans cette mémoire-là. On y faisait l’objet des plus rares attentions. Prodigue à la folie, serviable envers chacun, il n’avait pas son pareil pour rameuter des partenaires en vue d’un match de bienfaisance ou pour exercer la charité la plus secrète, avec une prédilection pour les bonshommes pittoresques que son œil décelait avec un goût très sûr et un humour attendri …
L’athlète était déconcertant. Par sa désinvolture de surface, il s’apparentait à Anquetil, qu’il admirait tant …
… Tout le rugby est contenu dans la trajectoire de ce soleil qui avait tourné autour de la terre pour revenir mourir à deux pas de la plus hospitalière des maisons natales, jouxtant le terrain de ses premières armes, au-dessus du talus du chemin de fer qu’il s’amusait, enfant, à débouler avec André, à celui qui prendrait le plus de risques, à celui qui se ferait le plus de mal. Ce baladin des cinq continents, ce garçon aérien, ce boulevardier de nos nuits, était profondément enraciné dans son terroir et l’angélus prochain, répercuté par les vastes échos de la Chalosse, tombera désormais sur le garde-à-vous, où il est à jamais figé, comme son véritable hymne national. »
Tout est dit ou presque, et tellement justement et brillamment dit. Nous étions quasiment des profanes du rugby dans la famille mais je me souviens encore de notre stupeur et notre émotion quand nous apprîmes la nouvelle à la radio, en ce jour de l’An synonyme traditionnellement de vœux de bonheur.
Avec son frère André, Guy était le créateur et le dépositaire d’un style de jeu romantique que les Britanniques, admiratifs, appelaient le « french flair ».
Guy était même un personnage de roman puisque, sans aucun doute, on le retrouve sous les traits de Maxime Aigueparse, le héros de Quat’ saisons, un recueil de nouvelles d’Antoine Blondin. Le narrateur, un marin immobile entravé sur les quais de Seine, Blondin lui-même (?), s’attache à un rugbyman international encore plus irresponsable, immature et poétique que lui :
« Ce soir-là, où je mouillais au large de Sidney, j’avais décidé de tirer une bordée carabinée dans George’s Street. Poussant la porte du Honeymoon Bar, je me retrouvai devant le comptoir du Courrier de Lyon (un ancien café de Saint-Germain-des-Prés cher à Blondin ndlr). Mes éclipses, entrecoupées de goguettes abusives, avaient un peu éloigné de moi mes anciens compagnons de bistrot. En la circonstance, ils s’ouvrirent pour me faire les honneurs d’un nouveau venu de marque : l’international de rugby Maxime Aigueparse, occupé à jouer aux cartes, installé là comme chez lui.
Je reconnus aussitôt ce visage plein d’excitation, malgré les mâchures d’une fatigue profonde. Je gardais de lui un jeu d’images qui le montrait, entre deux trains, sous le maillot ou le blazer civil de l’équipe de France, dans le cœur de l’hiver, lorsqu’il venait passer quelques moments avec nous et s’en trouvait bien. Il avait été adopté, comme on peut l’être par une rue parisienne, qui accueille volontiers la célébrité apprivoisée. Ce gai compagnon, que les experts britanniques tenaient pour le meilleur trois-quarts centre en activité, entrait dans la vie quotidienne des autres comme le soleil se lève. Sa façon de vivre et sa façon de jouer, également fantasques, se confondaient. Elles provoquaient l’engouement…
… C’est moi qui ai pris le large, dis-je, et vous, qui ne me situez pas. Tel que vous me voyez en ce moment, je suis en rade de Sydney.
Ce propos parut l’enchanter : « J’ai connu l’Australie avec l’équipe de France. C’était en fin de tournée, quand nous rentrions de la Nouvelle-Zélande, généralement battus et perdus, avec nos sacs bourrés de points de pénalité et de petits objets. Le Cricket Ground de Sydney nous semblait vaste et reposant car il était à moitié vide, les indigènes préférant le jeu à treize. J’en profitais pour voir du pays. J’ai poussé jusqu’à la Grande Barrière, paradis périlleux du corail, où j’ai plongé. La baie de Sidney est majestueuse. Un pont la traverse, à grandes enjambées, qui porte un chemin de fer. Rien qu’en ouvrant les yeux, on a l’impression de se déplacer à tous les étages de soi -même… Vous devriez vous dépêcher de finir votre verre, parce que les pubs ferment très tôt … Là-bas, à partir de onze heures du soir, les clients enfouissent dans le sol des restaurants de nuit leurs boissons alcoolisées: on les voit, ensuite, ramper à quatre pattes pour retrouver leur bien. Nous n’étions pas les derniers, dans cette course au trésor … »
Je lui proposai un lit à bord. Il n’avait pas de bagage. Je lui prêtai un chandail de matelot… »
Ces lignes ne vous rappellent rien ? Quentin et Fouquet alias Gabin et Belmondo dans le film Un singe en hiver adapté du roman éponyme de Blondin, « les princes de la cuite », Belmondo toréant les automobiles ! En compagnie des Boni, Blondin pratiqua, dans ses nuits d’ivresses plurielles, l’art du cadrage-débordement face aux voitures dans les ruelles de Saint-Germain-des-Prés.
N’ayons pas la picole mesquine, comme dialoguait Audiard, resservons-nous une tournée, c’est le cas de le dire :
« « – Quelle est la position aujourd’hui ? »
« – 170° est par 33° sud. Nous devrions apercevoir Auckland »
La Nouvelle-Zélande tout entière envahissait notre cabine et la place de la Concorde, dont les feux excitaient les fleurs tendres des marronniers, s’en trouvait rétrécie. Maxime, en compagnie des Maoris, avait chassé les puffins, les petits oiseaux aux pattes fuselées, dans l’île Stewart, au mois d’avril comme maintenant. Et nous avions l’air un peu niais, les jambes pendantes, à boire de la bière en boîte, la bouche pleine d’histoires.
J’appris qu’un matin, sans avis officiel, en donnant la dernière impulsion à la perche prolongée d’un crochet qui soutenait le rideau de fer de sa vitrine, Maxime Aigueparse avait reçu de plein fouet la nouvelle dont il attendait depuis quelque temps la confirmation avec une impatience amère : de l’autre côté de la place, à la terrasse du café-bar « Le Coup franc », vingt journaux déployés parallèlement proclamaient qu’il ne faisait plus partie de l’équipe de France de rugby … » Encore une traîtrise des gros pardessus, évidemment !
L’ivresse du rugby oui, l’ébriété non, dommage, je vous aurais bien emmené encore dans les souvenirs de Maxime-Guy Boniface-Aigueparse : Landsdowne Road en Irlande où « les vieux soldats ne meurent jamais », les immenses falaises de verdure de Johannesburg, le pèlerinage à Colombes, « les lointains d’Argenteuil aux peupliers embrumés par les fumées d’usines ».
J’ai assisté là à mon premier match de rugby « en chair et en os » le samedi 27 mars 1965, j’en reparlerai, je venais donc de souffler mes 18 bougies, et il se trouve que les « Boni » jouaient.
Car c’est beaucoup au travers de l’écriture que j’ai rêvé des deux frangins et les ai admirés. Dans mon enfance normande, le rugby apparaissait comme un sport régional du Sud-Ouest essentiellement et se déclinait surtout à la radio avec la proclamation, le dimanche soir, des résultats des fameuses poules de huit du championnat de France. Mon cœur battait la chamade dans l’attente du résultat de Mont-de-Marsan, pourtant rien ne me rattachait au XV landais sinon la présence en son sein des deux frères.
Vous me trouvez ridicule ? Je me souviens du philosophe Michel Serres qui avouait : « Que je courre en Amérique, dans l’hémisphère Sud, au Japon ou à Landerneau, je crois n’avoir jamais vécu un soir de dimanche – l’heure dépendait du décalage horaire – sans téléphoner, haletant, à quelqu’un de la famille ou à un ami proche, restés au pays, pour leur poser la même question : Agen a-t-il gagné ? »
Mine de rien, quelle efficace activité d’éveil, je sus, dès le temps de la communale, situer sur une carte de France Saint-Vincent-de-Tyrosse, Carmaux, Soustons, Cognac, Mazamet, Saint-Sever (qu’on prononçait « Saint-Sevé »). J’appris vite quelle cité se cachait derrière la Section Paloise, le Stadoceste Tarbais et … le Stade Montois, que les Fuxéens et les Ruthénois étaient les habitants de Foix et de Rodez. Je me souviens qu’il existait une coupe des comités avec l’Armagnac-Bigorre, le Périgord-Agenais, Côte Basque-Landes. Une géographie poétique et historique du rugby !
« Il y avait école » le samedi après-midi. Je n’eus pas le bonheur, comme un ami toulousain me l’a raconté beaucoup plus tard, de fréquenter une de ces écoles primaires du Sud-Ouest où, ces après-midis-là, les instituteurs s’arrangeaient pour brancher un téléviseur dans la salle de classe et suivre avec leurs élèves la retransmission des matches du XV de France dans le Tournoi des Cinq Nations. Il n’était pas rare, paraît-il, que la leçon de morale du lundi matin s’appuyât sur la prestation des Tricolores.
À mes yeux de gamin made in Normandie, le rugby m’apparaissait comme un jeu bizarre et complexe dont les règles paradoxales ne s’inscrivaient pas dans le cadre rigide de l’autorité parentale. Qui étaient ces joueurs qui entraient en troupeau sur la pelouse, qui écoutaient les hymnes éparpillés aux quatre coins du terrain, qui se régalaient d’envoyer le ballon hors des limites du terrain, qui à la mi-temps ne prenaient pas le temps de regagner les vestiaires et se partageaient une assiette de quartiers de citrons ? Et je ne parle même pas du caractère abscons (et gascon ?) du jeu avec ses phases statiques des mêlées et touches.
Vive le jeu de ligne ! Le vieux monsieur à la barbe blanche n’avait pas, dans sa hotte, de ballon en forme de haricot tarbais pour les enfants du pays d’oïl. Qu’à cela ne tienne, il m’arriva, le buste bien droit comme André, un ballon rond sur la poitrine (illustration totalement inconsciente du principe érigé par Antoine Blondin selon lequel l’ovale nous attache par sa rondeur), de m’initier à l’art du cadrage-débordement. J’arrivais lancé face à la ligne des imposants tilleuls de la cour de ma maison-école, je ralentissais peu avant et, parvenu à leur hauteur, j’accélérais de nouveau les laissant … plantés là et pour cause !!!
Le Père Noël débarqua finalement un 14 juillet sous les traits d’un jeune enseignant collègue de mon père qui abandonna, à la fin de l’année scolaire, avant de rejoindre son Midi, une vieille gonfle ovale en cuir et à lacets. J’eus alors, comprenne qui pourra, l’envie de maîtriser l’objet en forme d’œuf à grands renforts de coups de pied (up and under pour les initiés!)
Bref, toute une éducation à faire que j’allais façonner avidement au fil des pages noircies notamment par Antoine Blondin et Denis Lalanne, chantres de leurs exploits, mais aussi de leurs mésaventures, car le génie est incompris, vous savez bien.
Morceaux choisis avec, d’abord, Coqs en colère, une chronique de Blondin :
« Dès l’ouverture du tournoi des Cinq nations, il apparut que le 27 mars 1965 marquerait une date capitale. Il se trouve effectivement, c’en fut une ; mais pas pour les raisons que l’on croyait. L’équipe de France de rugby, au retour d’une tournée triomphale en Afrique du Sud, se promettait d’accomplir le grand « chelem », qui consiste à vaincre les quatre autres formations du tournoi. La gageure s’apparentait à l’épreuve de chevalerie…
… Quand le 27 mars pointa sur le stade de Colombes, c’était le Pays de Galles, d’ores et déjà assuré de la victoire dans le tournoi et paré du titre fictif de « champion d’Europe » qui postulait à son tour au grand « chelem ». La France n’avait plus rien à gagner dans cette aventure, mais tout à perdre d’un prestige sévèrement entamé, un mois plus tôt, à Twickenham, où la Grande Armée de Crauste avait connu son Waterloo, morne pelouse.
Un premier miracle voulut que l’enthousiasme ne se démentît pas chez nous pour une rencontre qui aurait pu être considérée comme un simple post-scriptum à notre saison internationale. Le second est que dans ce post-scriptum l’essentiel ait été dit et qu’il l’ait été par la France. Disons qu’ici ou là, le mérite en revient pour une grande part au retour d’un homme et Dieu sait pourtant si le rugby est aux antipodes du « one man show ». Mais, dans la mesure où il est un état d’esprit, il convient de rendre hommage à celui en qui cet esprit s’incarne : André Boniface, le seul joueur peut-être à savoir donner en compagnie de son frère Guy ce diapason unique qui touche cinquante mille cœurs quand le besoin s’en fait sentir. Du superbe Dauga à Gachassin, génie de poche, l’équipe est unanime : – Le bonheur de jouer naît avec ces « pinsons »-là.
Dès le coup d’envoi, en ce fabuleux 27 mars, on sut que Crauste (il nous a quittés au printemps dernier ndlr), l’irremplaçable capitaine, allait effectivement nous interpréter « Chantecler ».
Un soleil, par lui-même providentiel, des tribunes archicombles, un terrain velouté, des maillots pimpants, tous les accessoires radieux de rugby ne suffisent pas à expliquer l’après-midi de lumière que les nôtres dédièrent à leur sport. Les rencontres France-Galles de rugby offrent par tradition un caractère de virilité forcenée. On dit « les rudes mineurs gallois » comme on dit « la furia francese ». L’entrechoc des deux locutions toutes faites provoque de sérieuses étincelles. Il s’y ajoutait en l’occurrence un de ces enjeux bâtards, tel que l’honneur à sauver, qui engendrent parfois des péripéties douteuses, où l’on perd sa culotte à la touche ou une oreille dans la mêlée. Divine surprise ! Nos robustes avants, naguère embourbés, se prirent d’emblée à considérer les bouledogues d’en face en lévriers de faïence et à leur imposer une stratégie aux semelles de vent. Quel que fût le résultat de la partie, il était d’évidence que la France dominait son sujet, imposait sa conception du jeu, matait son taureau et liait la « faena » dans le sens qu’elle avait prémédité…
De notre côté se développait un « rugby total » où se reflétaient toutes les activités du jeu, toutes les ressources d’une équipe à l’image des sociétés humaines, quand la connivence bêtement mécanique s’élève à la solidarité organique. Sur les gradins, les penseurs y déchiffraient un triomphe de l’esprit sur la matière, mais, plus prosaïquement, la majorité en inférait qu’en continuant à jouer comme ça « on pouvait leur f… trente points dans la vue avant les citrons ».
Je jubile en vous rapportant cette chronique. Mes pensées n’étaient évidemment pas empreintes de la même verve « blondinienne », mais oui, j’ai vu de mes yeux vu tout ça pour mon premier match de rugby en tant que spectateur dans les tribunes du vieux stade Yves du Manoir ! Une éblouissante entrée dans le monde réel de l’Ovalie !
Au football, le public explose quand le ballon fait trembler les filets. Au rugby, je découvrais que l’on commence à se lever de son siège lorsque le demi d’ouverture lance une attaque dans ses vingt-deux mètres, et puis peu à peu, on se redresse, on se hausse sur la pointe des pieds, la clameur s’amplifie, on tord le cou pour voir les trois-quarts centre, les Boniface évidemment, manœuvrer la défense adverse avant d’envoyer l’ailier aplatir le ballon en terre promise.
Mais allez, continue Antoine !
« … Lorsque l’esprit du jeu s’identifie par surcroît à l’esprit de famille, on s’aperçoit vraiment que ce jeu est d’abord une manière d’être. C’est ce qui transparut en la personne des Boniface, ce samedi 27 mars, où l’on eût dit que l’équipe de France s’était faite belle pour les accueillir, comme eux s’étaient faits bons pour l’honorer. L’association de ces deux frères semble relever de la mythologie. La touchante affection qui les unit en fait des jumeaux à la ville, leur complicité en fait des siamois sur le terrain. André, l’aîné, a la beauté un peu boudeuse des pâtres grecs. Le buste droit, son regard à facettes sous un front bouclé ne cesse d’ausculter la partie qu’il anime à une allure de statue brusquement surmultipliée. Mais cherche-t-il son frère, il le trouve. Guy, les chaussettes sur les talons, la mèche sur le front, a les charmes d’un faune qui terroriserait les défenses adverses sur un air de flûte de Pan. Quand il était soldat en Algérie, André lui envoyait quotidiennement de ses nouvelles sous forme de méditations tactiques et techniques. À son retour, on crut que la France allait posséder la meilleure paire de trois-quarts-centre du monde, au dire des experts. Il n’en fut rien. André, adoré et honni, admiré et bafoué, fut pratiquement exclu de l’équipe de France quand son frère y entrait et n’y rentra pratiquement que lorsque Guy en sortait. Cette fatalité, imputable pour une grande part à l’entêtement obtus de certains sélectionneurs, a partagé en deux la planète rugby. Il fallut un concours de circonstances de dernière heure pour qu’une ultime chance fût offerte aux Boniface de s’affirmer ensemble dans l’équipe de France contre le Pays de Galles. Aussi, quand Guy marqua son premier essai sur un ballon adressé par André, le frisson des justes moralités agita-t-il les gradins. On sut qu’aux immenses accents de l’hymne à la joie, entonné part toute l’équipe, se mêlait la musique intime des revanches personnelles et des injures oubliées. Sous l’éclairage allègre dont elles ont fait leur loi, deux vies dévouées au rugby trouvaient leur consécration… »
Denis Lalanne écrivit que « France-Galles 1965 fut un match inoubliable. Un monument de jeu à la française ». Démonstration à l’appui : « La France contrôlait le match à sa guise et, à la 16ème minute, sur une ouverture de Lasserre à 3 mètres des buts français, Gachassin tapait à suivre, Piqué reprenait au rebond, servait André Boniface à l’intérieur. André perçait et donnait un admirable coup de pied à suivre dans l’en-but gallois, où son frère Guy plongeait avant David Watkins. »
Les lignes suivantes sont déjà un hommage à Guy : « Ici, on revoit Guy Boniface et son regard fou, étendu sur le ventre, de son bras tendu dépassant à peine la ligne de buts galloise mais la main collée sur le ballon, écrasant cet essai au millimètre, l’enterrant comme un trésor de famille. À la poursuite de la balle bottée par son frère comme d’un message qu’il pressentait depuis des mois d’attente exaspérante, il s’était élancé avec une rage formidable, capable de tout, de tuer quelqu’un, le monde entier, et merde pour la terre entière, et tout ça pour André, pour André, pour André, cette grande vache d’André mais merde pour tous les autres et tout ça dans une course délirante, affreuse, merde pour toute la société. Un essai d’ivrogne, a dit Antoine Blondin. Guy Boniface a marqué beaucoup d’essais, plus d’essais, c’est établi, que n’importe quel autre trois-quarts centre dans l’histoire de l’équipe de France. Il les a marqués dans un style anarchique mais toutes dents dehors, une énergie du diable, comme pour arrêter Gainsford et Kirkpatrick, avec Bouquet, dans la folie du prodigieux test-match de 1961, comme pour mille javas sur la Rive Gauche, comme pour plaquer ce voleur dans les rues de Mont-de-Marsan. Arrêt de volée, arrêt de voleur, a dit Antoine. Mais jamais quelque chose n’a fait courir Guy aussi vite que le coup de pied à suivre de son frère ce jour-là. Merveilleux essai d’ivrogne … »
… « Chansons à boire dans le stade en folie, claques dans le dos, gourdes qui circulent pour fêter un grand essai d’ivrogne … ! »
J’ai donc visité ce « monument de jeu ». Historique, exceptionnel à tous égards, car suite à la blessure de l’arbitre évidemment britannique, en fin de première mi-temps, pour la première fois dans le Tournoi, on eut un « rifiri » (referee !) français comme le prononçait le cousin Léopold de Cantaous-Tuzaguet. Bernard Marie, père de l’ex-ministre, devint par la suite le premier arbitre français appelé à diriger un match de Britanniques entre eux pour le compte du Tournoi. Dans son autobiographie*, André Boniface justifia la seconde mi-temps moins prolifique du XV de France par l’arbitrage vétilleux de M. Marie soucieux de s’attirer les bonnes grâces du Board. Ainsi aussi concluait Denis Lalanne : « Le comportement de M. Bernard Marie a démontré qu’une équipe ne trouvait pas d’avantage à être arbitrée par un compatriote, tellement celui-ci peut être assailli de scrupules ».
André Boniface, avec son trop franc-parler, eut tout au long de sa carrière maille à partir avec les arbitres à propos desquels il ne comprenait pas qu’on puisse les appeler parfois les « directeurs de jeu ». Il n’avait pas besoin d’eux dans les parties avec les camarades de son enfance. Suprême vexation de la part des gros pardessus madrés et omnipotents de la fédération, ils le désignèrent, lors d’une tournée en Nouvelle-Zélande, pour tenir le drapeau de touche à l’occasion d’un test match contre les All Blacks !
Ce France-Galles de mars 1965 fut donc l’unique fois, mais quelle fois (!), que j’ai vu in vivo jouer les Boni ! Je m’en souviens comme je garde en mémoire la fois où j’ai vu Jacques Brel chanter en concert, où j’ai vu jouer Pelé à Colombes, Di Stefano au Parc des Princes, les tennismen Rod Laver et Ken Rosewall à Roland-Garros, où j’ai vu courir Fausto Coppi dans le Critérium des As à Longchamp.
Voici ce que confie Christian Laborde dans une chronique intitulée Bonheur :
« Je serai toujours ce môme, debout dans les « populaires », qu’enthousiasmaient, quand ils venaient affronter le Stado (l’équipe de Tarbes ndlr), les frères Boniface. Oui, j’ai vu jouer, sur la pelouse de Jules Soulé et sous le magnifique maillot jaune et noir de Mont-de-Marsan, André et Guy Boniface. C’est dire si j’ai été un enfant heureux. Les chagrins accumulés durant la semaine s’évanouissaient dès que les Boni jouaient, réussissaient cette merveilleuse passe croisée qu’ils ont inventée. J’étais heureux. Eux aussi étaient heureux … »
Malheureusement, en particulier pour les Boni, il n’y avait pas loin de la capitale à la roche tarpéienne.
Quasiment, un an plus tard jour pour jour, le XV de France se rendit à Cardiff pour le dernier match du Tournoi des Cinq Nations contre le même Pays de Galles, avec la première place comme enjeu.
L’écrivain journaliste Kléber Haedens, certes « réactionnaire de droite » (mais vous savez bien que la balle ovale a des rebonds incompréhensibles !), immortalisa le dénouement de cette rencontre au début de son roman Adios (Grand prix du Roman de l’Académie française tout de même) :
« J’étais venu sur la côte galloise attiré par la rencontre entre le Pays de Galles et la France dans la dernière partie de rugby comptant pour le tournoi des Cinq Nations. Le match, joué la veille, s’était terminé par une suite de coups surprenants comme une variation fantasque dans les répétitions d’une passacaille. Cinq minutes avant la fin notre équipe gardait encore deux points d’avance et occupait solidement le terrain de l’adversaire qui jouait le nez dans le vent.
Les situations du même genre inspirent habituellement à l’équipe qui a l’avantage un jeu des plus circonspects destiné à protéger sa victoire. Dans les tribunes du vieil Arm’s Park cette année-là le peuple angoissé venait de renoncer aux cantiques et aux actions de grâces. Notre équipe avait l’humeur attaquante. Un mouvement de ses lignes arrière, tout de suite éclairé par une percée profonde du demi d’ouverture (Jean Gachassin ndlr), nous fit entrevoir un dénouement plein de drapeaux et de fanfares. Le crachin ne tombait plus. On avait refermé les parapluies rouges ; les yeux se plissaient sous les casquettes de feutre.
Le ballon s’envola dans le jour gris pour une passe très haute, une passe en cloche, destinée au trois-quarts centre qui courait vers la ligne de but galloise flanqué de notre ailier gauche. C’est alors qu’un grand gaillard au maillot rouge frappé des trois plumes blanches s’emparait en sautant de cette balle volante et, la serrant de la main droite sur sa poitrine, entreprenait en louvoyant sur l’herbe grasse une course de quatre-vingts mètres contre le vent. Au bout de la course, il y avait cet essai qui donnait par un point la victoire au Pays de Galles. C’était fini. La partie ne pouvait plus durer qu’une vingtaine de secondes. C’était donc fini. Oui, puisque l’arbitre sifflait et que les jeunes Gallois des bords de touche investissaient le terrain pour entourer leurs champions de claques sur les épaules.
Ce n’était pas la fin du match que venait de siffler l’arbitre. S’emparant de ce qui devait être le dernier ballon de la partie un trois-quarts centre gallois, pressé par nos avants, l’avait de son plein gré poussé en touche d’un coup de main.
J’étais assis au premier rang de la vieille tribune, au South Lower Stand, le geste s’était fait sous mes yeux. Avec un arbitre attentif, comme l’était l’Irlandais de ce jour-là, le coup de pied de pénalité devenait inévitable. Il se trouvait, certes, assez à droite des poteaux, mais la distance n’était pas tellement longue. Tout le peuple gallois sentit que l’on venait de jeter un sort à son équipe et que la France allait gagner.
Tandis que notre arrière préparait à coup de talon dans la boue la rampe de départ où il allait placer son ballon, je me tenais intérieurement des propos si pessimistes que tout événement futur ne pourrait être à mes yeux qu’une bonne surprise : « Ce coup de pied venait trop tard. Les Gallois étaient vainqueurs. Notre arrière n’avait jamais réussi un coup semblable. Il était d’une nervosité de libellule. Ce but qui entraînait, non seulement la victoire dans ce match particulier, mais aussi le gain définitif du Tournoi, était pour lui beaucoup trop chargé de conséquences. Il allait indubitablement le manquer, etc. »
À Cardiff, le stade est construit dans la ville même et les tribunes élèvent leurs mâchoires entre les pierres et les briques des maisons. Je calculai que notre arrière allait tirer son coup de pied en direction de Westgate Street qui était une rue de chagrin et de suie dont aucun signe favorable ne pouvait sortir. Le petit arrière recula de quatre pas pour prendre son élan, regarda une dernière fois les poteaux, puis sa balle. Elle me paraissait trop pointée vers la gauche. Une saute de vent la fit tomber.
Un grand murmure désappointé courut le stade. Les garçons qui, tout à l’heure, étaient venus célébrer la victoire, avaient sagement regagné la frontière idéale des lignes de touche. Ils n’en pouvaient plus. Leurs pères, leurs mères, leurs professeurs, leurs patrons, leurs petites amies, leurs copains dans les tribunes n’en pouvaient pas davantage. D’une façon ou d’une autre, il fallait en finir avec ce match. Que l’on puisse tout de suite vider le premier verre de la soirée puisque victoire et défaite se chantent en rugby de la même façon.
Notre arrière cependant avait replacé son ballon sur sa rampe de terre et repris son élan. Une jeune femme tourna vers moi son visage et ferma les yeux. Je regardais tout cela avec un flegme bizarre. Un coup sourd retentit dans le stade. La balle s’élevait avec lenteur dans l’air glacé. Il n’y avait pas de doute, elle prenait la direction heureuse. Soixante mille personnes en avaient désormais la certitude. Le petit arrière avait si bien visé que le ballon passerait.
La France allait donc retrouver cet avantage de deux points qu’elle possédait encore cinq minutes plus tôt. Au même instant, un coup de chien venu en hâte du Bristol Channel tomba sur le ballon et d’une claque énorme l’envoya au diable sur la droite des poteaux.
Il y avait déjà deux siècles que le Bristol Channel avait vu partir la goélette Hispaniola emmenant vers l’île au Trésor l’enfant Jim Hawkins et le terrible cuisinier avec son perroquet et sa jambe de bois. Mais l’âme damnée de Long John Silver devait toujours errer sur la côte pour jouer des tours aux innocents. L’arbitre siffla posément la fin du match. Le Pays de Galles avait gagné.
À Cardiff, après l’Arm’s Park, un peuple entier déferle dans les rues, ronge les trottoirs, engloutit les voitures, tombe des fenêtres, enfonce les portes de bars… »
Une dizaine d’années plus tard, à l’occasion d’un voyage outre-Manche avec un ami passionné de rugby, nous vidâmes quelques pintes de bière dans un de ces bars de St Mary Street, l’artère principale du centre ville de Cardiff. Bien évidemment, nous nous rendîmes en pèlerinage, juste en face, dans le mythique Arm’s Park (celui d’avant le Millenium) avec ses murs de brique, ses tribunes désuètes, sa pelouse digne d’une cour de ferme. C’est ici qu’en 1950, André Boniface, l’adolescent de l’A.S. Montfort, connut à 16 ans sa première cape internationale avec l’équipe de France juniors. Les petits bleus gagnèrent 5 points à 0, avec un essai d’André transformé par lui-même.
C’est ici encore que, le 26 mars 1960, Guy Boniface débuta dans le XV de France, aux côtés de Jackie Bouquet (un romantique aussi) en lieu et place de … son frère André.
Nous reconstituâmes dans notre esprit la séquence ci-avant que nous avions vécue en direct sur notre écran de télévision. Dans l’enceinte déserte, à défaut des extraordinaires chants des mineurs, métallos et dockers glorifiant la terre de leurs ancêtres, nous entendîmes le cri perçant des mouettes rieuses … peut-être encore du vent fripon qui avait fait dévier, autrefois, la trajectoire du ballon et basculer le destin international de Guy et André Boniface..
Nous pensâmes bien évidemment à eux, à Jean Gachassin aussi.
Nous nous souvenions d’un journaliste qui avait déclaré : « une défaite comme ça, on en redemande ! »
« La nuit a porté d’étranges conseils à certains sélectionneurs et à leurs amis. Dans l’avion du retour, on apprend que Gachassin et les Boniface sont limogés, sans un mot d’explication. Drôles de façons. À croire qu’ils ont volé dans la caisse de la Fédération. »
Si les « Fédérastes », comme André aimait les appeler, firent preuve finalement d’indulgence envers le Peter Pan lourdais, ils ne redemandèrent jamais aux deux Boni (au nom de quelle faute ?) de réenfiler le maillot de l’équipe de France. Honte suprême, en effet, ils ne les convoquèrent même pas pour jouer, deux semaines plus tard, un match amical contre l’Italie à Naples.
Dans la France entière du rugby, ce fut la révolte générale contre cette basse vengeance. Devant une telle goujaterie, le journal L’Équipe, à l’initiative de Denis Lalanne, lança une souscription symbolique auprès de ses lecteurs, chacun d’eux pouvait envoyer 1 franc pour financer le voyage des deux frangins (et de Gachassin). Des milliers d’anonymes, dont l’identité fut mentionnée dans les pages du quotidien, envoyèrent leur obole permettant ainsi aux trois parias de voir Naples (sans mourir) avec les journalistes et supporters.
Au bout du compte, l’absurde sanction eut comme conséquence de faire sortir les frères Boniface par la grande porte, dans un triomphe d’empereur romain. Désormais, ils allaient se consacrer à leur club, le Stade Montois, le seul qu’ils connurent au plus haut niveau, exemple admirable de fidélité.
Heureux Landais qui, durant une décennie, vécurent le bonheur dominical, après la garbure et la cuisse de confit, de rejoindre les stades Loustau (aujourd’hui détruit) puis Barbe d’or pour assister aux leçons de jeu à la montoise dispensées par les Boni.
Heureux Landais qui eurent loisir en 2016 de visiter au musée de la Chalosse, à Montfort village natal des Boni, l’exposition La beauté du geste qui leur fut consacrée à l’initiative de la conservatrice Marie Dourthe (un nom de trois-quarts centre landais !).
Boniface ou la beauté du geste ! Tout est suggéré dans le titre.
Puisqu’il est question d’art, je vous livre encore un souhait d’Antoine Blondin : « Si j’étais plus jeune, j’aimerais mener ma vie dans la perspective des Boniface. Je crois que j’ai été marqué par Guy, que n’ai-je l’âge d’être transformé par André. Il me semble que je parle comme un essai. Tout au plus comme une ébauche. »
Il avait surnommé Anquetil, profilé sur son vélo Helyett, le Yehudi Menuhin de la bicyclette. Dans la revue Arts, il avait titré : « Anquetil a réussi à faire passer le cyclisme français de l’âge commercial à l’âge esthétique ».
Les Boniface symbolisaient l’âge esthétique du rugby avant qu’il ne perde beaucoup de son âme dans l’âge commercial et les déviances du professionnalisme : « Il est permis de s’en remettre à un grand coup de pied du soin de se débarrasser pour longtemps de ce trésor trop brûlant dont la possession vient de provoquer une telle débauche d’efforts. L’attitude peut paraître paradoxale, désinvolte, voire ingrate. Elle ne saurait en aucun cas qualifier ceux que l’exercice séculaire du rugby a baptisé du fier nom d’attaquants… »
« … À un rugby de matière bien calé sur ses règles, elle oppose un rugby de manière, où la tradition ne se perpétue que dans le renouvellement. ».
« La pensée précède le geste », telle était la devise d’André. « Le plus dangereux des deux frères, c’est celui qui n’a pas le ballon » affirmait-on aussi.
Pour vous initier aux subtilités du cadrage-débordement et de la passe croisée, je n’ai pas trouvé meilleur professeur qu’André lui-même qui, dans un émouvant documentaire superbement intitulé 12 ½, dissèque sur une table de bistrot, salières et poivrières à l’appui, les gestes qui ont contribué à la légende des deux frères. Magistral !
cliquer ici (la séquence se trouve entre 38 min 53 sec et 43 min 17 sec https://sms.hypotheses.org/7636
La vie (et le ballon ovale) joue parfois de sales tours. À cet instant de l’écriture de mon billet (8 décembre), j’apprends la disparition de l’écrivain et grande figure du journalisme sportif Denis Lalanne à l’âge de 93 ans. L’Académie française devait l’honorer, la semaine suivante, pour l’ensemble de son œuvre. Grande plume du rugby, il racontait aussi brillamment le tennis et le golf (un de ses ouvrages s’appela Trois balles dans la peau !).
J’avais douze ans quand il entra dans ma bibliothèque avec la publication de sa première chanson de geste rugbystique, Le grand combat du XV de France, un « roman de pack et d’épée ». Comme Blondin avec le Tour de France, il venait d’inventer un genre littéraire nouveau.
Sur fond de retour du général de Gaulle à la tête du pays en 1958, alors que la France s’enthousiasmait sur les exploits des « manchots » (footballeurs), Kopa et Fontaine en tête, lors de la Coupe du Monde en Suède, Denis Lalanne, s’éloignant du compte-rendu factuel, conta, ce même été, de manière épique la tournée des rugbymen en Afrique du Sud au cours de laquelle ils avaient terrassé les terribles Springboks invaincus à domicile depuis 1896, dans une série de test matches.
Ni la télévision, ni même la radio, ne couvrant l’événement, Denis Lalanne choisit le registre de l’épopée et devint, bien avant Roger Couderc, le seizième homme du XV de France. :
« -Regardez en bas, les gars ! Il y a un type qui vend L’Équipe !…
L’avion grogne et s’éveille, les gars jettent un œil ahuri par le hublot : en bas, c’est le Sahara dans tout ce qu’il a de saharien. Une avalanche de polochons s’abat sur Guy Stener, qui se croit tellement malin d’avoir arraché la troupe à la courte somnolence dans laquelle elle avait sombré au bout d’une nuit étouffante. Interminable, c’est le premier matin du grand voyage …
– Regardez à gauche les gars ! Il y a un moteur qui ne tourne plus !
Cette fois, personne ne veut se laisser prendre à la blague un peu grossière de Stener. On a bien tort, cependant, car le premier moteur a parfaitement fini de tourner. Et c’est tellement vrai qu’une demi-heure plus tard, quand le moteur deux s’arrête brusquement, cela fait deux moteurs sur quatre qui ne fonctionnent plus ! »
Plus loin : « – La mer ! Les rugbymen, en arrivant au-dessus du Cap, ont poussé le « Thalassa » des 10 000 Grecs de Xénophon. »…
Ce truculent Denis justifia plus tard ses excès de lyrisme : « un jour, le journaliste Pierre Lazareff avait demandé à Blaise Cendrars qui avait écrit la Prose du Transsibérien : « Tu as vraiment pris le Transsibérien ? » Cendrars avait répondu : « Mais qu’est-ce que ça peut foutre que je l’ai pris ou pas puisque je fais voyager le lecteur ? » Disons comme Cendrars, oui, j’ai sublimé. À mon insu ! »
À mes yeux d’enfant, à la chanson de Roland à Roncevaux, je préférais celle de Lucien (Mias dit Docteur Pack), de Jean (Dupuy dit Pipiou) et d’Alfred (Roques dit le Pépé du Quercy) à Ellis Park.
André Boniface n’avait pas été retenu pour cette tournée, sans doute victime des premières mesquineries des « gros pardessus » après une déculottée (14 à 0) contre l’Angleterre dans le Tournoi, quant à Guy, incorporé au bataillon de Joinville, il gâchait ses vingt ans dans les Aurès.
Denis Lalanne eut l’occasion, par la suite, de glorifier les deux frères en écrivant Le temps des Boni, un livre qui évoque un âge d’or de l’Ovalie avec en fil rouge le mythique tandem de trois-quarts centre.
En guise de pitch, on lisait ceci au dos de l’ouvrage : « … Voici qu’il dégaine, pour une commémoration joliment nostalgique des années 50 et 60, les plus fruitées de l’histoire de la France moderne. Toute épopée exige un héros. Celui de Lalanne est un couple : Guy et André Boniface, les fameux » Boni » d’une légende aux sources mystérieuses et à l’épilogue tragique. Dans le prisme magique de leurs cavalcades, on voit défiler les attendus d’une fureur de vivre empreinte de désinvolture, et on se dit en pensant à Blondin, l’ami des Boni, qu’au temps du rock et du twist, de Gabin et de Montand, de Kopa et d’Anquetil, toute illusion était plausible. »
Un ami, à qui j’avais prêté le livre, trouva le récit si chaleureux qu’il oublia de me le rendre. Je le comprends, et d’ailleurs, j’en refis l’acquisition, assez récemment, chez un bouquiniste ariégeois. Comme un bon vin se bonifie, Le temps des Boni est un livre de garde !
Ça commence comme un western, d’ailleurs le premier chapitre s’intitule Il était une fois dans le Sud-Ouest :
« C’est l’histoire de deux cow-boys, encore en culottes courtes, qui avaient inventé un jeu terrifiant. Elle se passe en 1945. C’est la fin de la Seconde Guerre mondiale… »
Leur père est prisonnier dans un stalag. L’aîné court la nuit sous l’Occupation, rapporter à sa mère de quoi nourrir les siens.
« Cow-boys. Action. Il faut imaginer la scène filmée dans les règles, avec musique appropriée. Un train apparaît dans le lointain, il siffle à l’approche de la gare aujourd’hui désaffectée de Montfort. Les caméras le voient arriver de face. Un air d’harmonica fait venir le frisson. De dos, au premier plan, nos deux gamins immobiles, les poings sur les hanches, enjambant chacun un rail. On jurerait qu’ils ont tué leurs chevaux à la course. Ils sont tout crottés d’avoir dévalé d’un coup les remblais profonds qui isolent la voie ferrée. Le train progresse dans cette sorte de canyon municipal, il est là, il n’est plus qu’à cent mètres, à cinquante mètres, et les cow-boys ne bronchent pas. Ce n’est guère qu’un tortillard de troisième classe, ou bien un train de marchandises, les rapides ne passent pas dans le paysage alangui des coteaux de Chalosse. Mais c’est tout de même un train, un vrai train en marche, grandeur nature, avec une locomotive et des wagons.
A-t-on compris à quoi jouent les deux garnements ? Ils jouent à celui qui décampera le dernier, à celui qui aura le moins peur de prendre le convoi dans la figure. Plus il grossit le monstre, l’auroch mécanique, bouche grondante de l’enfer, plus le dénouement se fait proche et plus c’est formidable, ce jeu, plus géante est la vie. On connaît quelqu’un qui s’amusait certains soirs à toréer les automobiles (vous le connaissez !ndlr). Mais voilà deux dégourdis qui font bien mieux, ils toréent les locomotives ! Á l’âge où les enfants sages jouent au train électrique, ces deux-la refont pour de bon l’attaque du train du Far West. Et avant que l’un se décide à bouger, c’est presque toujours le chauffeur de la loco, le Gabin du coin, qui est obligé de freiner des quatre fers, dans une grande gerbe d’étincelles … »
C’est ainsi que les deux chenapans apprirent les premiers rudiments du jeu d’esquive qui fut leur credo sur les terrains de rugby.
« En fait de Boniface, je préfère l’autre » affirmait un champion de l’énigme. Jean Dauger, leur maître de philosophie rugbystique, trois-quart centre bayonnais de génie, ajoutait : « Les Boni avaient une recette imparable, ils étaient deux ».
Les deux fils Boniface, André et Guy, s’aimaient si fort qu’il leur était insupportable de dormir dans des lits jumeaux. L’un sautait toujours dans le lit de l’autre. Il en sera ainsi jusqu’à trente ans passés lors des déplacements avec le Stade Montois et l’équipe de France.
Pour illustrer cet amour fraternel débordant, Lalanne rapporte une anecdote que lui livra un camarade de jeunesse des deux frangins : « Il y a une messe du dimanche, à l’église de Montfort, où je me revois, au coude à coude avec Guy, luttant comme d’habitude contre tous les sujets de dissipation. On retrouvera facilement la date (dimanche 11 avril 1954) parce que c’est le lendemain du jour où André a marqué son premier essai pour le XV de France. On avait suivi ça à la TSF, par la voix de Loÿs Van Lée. La France a battu l’Angleterre par deux essais de Boni et Maurice Prat. Á la radio, on comprenait ce qu’on pouvait, c’était confus, on était libre de se faire son roman. Mais que Dédé ait marqué un essai contre les Anglais, c’était pour nous sans surprise. Il était de deux ans notre aîné mais il nous était supérieur de cent coudées, toujours l’objet d’un surclassement, courant plus vite que les autres, sautant plus haut, lançant plus loin, marquant des essais comme il respirait.
Donc, nous sommes à la messe du lendemain, au moment du plus grand recueillement, lorsque la porte de l’église gémit à fendre l’âme. Guy se retourne et me dit tout bas : « Putain, il est là, c’est lui. » Imaginez ça, le héros de Colombes à la messe du lendemain dans son chef-lieu de canton du département des Landes. Cela voulait dire que, plutôt que de faire la fête à Paris avec les autres, il avait à peine fait acte de présence au banquet du Lutétia, filé à Austerlitz, sauté dans un train de nuit jusqu’à Dax pour rallier Montfort à l’heure de la messe. Cela voulait dire que, Montfort et ses parents, Montfort et ses copains, ça comptait beaucoup plus pour un Boni de dix-neuf ans que Colombes et sa gloire, Paris et sa fête. Après la messe, Dédé a ouvert son sac de voyage et il a sorti le maillot à la Rose qu’il avait reçu de son adversaire anglais. Guy a pris le maillot, il a gratté dessus un bout de saleté et, d’un air extasié, il a dit : « La terre de Colombes ! » En quelque sorte, il communiait après la messe. »
Colombes fut aussi pour moi prétexte à communier avec les Boniface. Ainsi, voici ce que j’écrivais dans le billet que j’avais consacré à une visite du vieux stade olympique :
« Je me dirige vers l’ancienne sortie du long tunnel qui, sous la pelouse, menait des vestiaires. La main courante qui la borde, n’existait pas autrefois. Dans ses mémoires, André Boniface évoque son premier match du Tournoi des 5 nations en 1954 contre l’Irlande : « La descente sous le tunnel qui conduit au terrain, m’angoissa un peu, c’était très mal éclairé, l’eau suintait sur les murs, le sol était inégal. J’avais la hantise de glisser et de me blesser. Après avoir gravi sept ou huit marches, on arrive à ciel ouvert derrière les poteaux et on est cerné par cinquante mille personnes. C’est une impression forte qui sublime. »
Enfant, j’étais fasciné par l’arrivée des joueurs, véritables taupes qui surgissaient de terre ou dieux du stade apparaissant en pleine lumière. Par mimétisme, dans le collège que dirigeait ma maman, j’avais fait d’un escalier qui montait vers la cour, la montée de mes vestiaires… »
À la mort de Guy, André, mort de chagrin, ne chaussa plus les crampons jusqu’à l’été 1969. Regarder un match à la télévision lui était insupportable. Il préférait s’adonner au tennis et devint même en quelques mois un excellent joueur classé
Son retour fit la couverture de Rugby Magazine.
À l’intérieur de la revue, l’un de ses plus fervents supporters, Denis Lalanne bien sûr, écrivait en éditorial :
« Parce qu’une petite Hélène est née cet été au foyer d’André Boniface, de bonnes âmes se sont empressées d’imaginer que le père devait être bien déçu que ce ne fût point un garçon – à qui, c’est bien probable, l’on eut trouvé beaucoup de ressemblance avec Guy. Et parce qu’André Boniface se relance dans le rugby de la manière la plus dangereuse qui soit en se vouant à la réhabilitation du Stade Montois, les mêmes bonnes âmes se sont empressées, à part elles, de lui souhaiter bien du plaisir.
Au passage, on regrettera que Boniface n’ait pas été l’objet d’une pareille sollicitude à l’époque où le rugby, en la personne de quelques esprits tordus et bien de chez nous, s’attachait à le persécuter. N’ayons donc pas trop d’inquiétude pour un homme qui est passé par là. Ayant fait la somme de ses tracas, de ses déceptions, de son chagrin, enfin d’une douleur extrême, André Boniface sait parfaitement où il en est avec la vie qui continue. Il a 35 ans, il se sent fort, il a toujours son âme superbe. Et son fier caractère.
Il est vrai que, l’été dernier, on croyait ne jamais le revoir sur un terrain de rugby, à quelque titre que ce soit. Il était brancardier à Lourdes …
Et puis, il y eut ce match organisé au printemps dernier à la mémoire de Guy et auquel André participa avec un brio stupéfiant. Ce match avait été mis sur pied par tous les copains de Guy, les anciens comme Félix Martinez et les plus récents comme Benoit Dauga. C’est à la même époque qu’éclata la nouvelle : André Boniface entraîneur du Stade Montois !
Toutes résolutions au diable. Boniface pris au piège.
Stupeur de l’opinion. Quoi ! Boni remettant son auréole dans la fournaise ! Pour pas un rond et pour tous les risques encourus par son sacré caractère, remettant une gloire intouchable sur un banc de touche !
C’est vrai et c’est comme ça. Boni n’a jamais choisi, en rugby, les solutions faciles et les causes gagnées d’avance. Pourtant, son retour au Stade Montois, c’est un phénomène tout simple de dépit amoureux. Son épouse, ses parents l’ont compris. L’affaire n’a pas fait le moindre problème dans sa famille. Alors, tâchons de le comprendre aussi, pour mieux se préparer à endosser encore ses saintes querelles ! …
« Pas question que quelqu’un sur terre puisse jamais remplacer Guy. Mais j’ai senti une autre famille dans le besoin et je n’ai pu résister à son appel. C’est la famille de mon club, de ma ville, et il est vrai que je ne croyais pas lui être tant attaché. Sa détresse m’a fait mal et la gentillesse de certains de ses membres m’a touché, voilà tout. Pourquoi lutter contre un sentiment qui, en outre, me relie beaucoup à Guy ? …
Il y a ce bonheur que je n’ai jamais vécu mais que j’aimerais tant transmettre à une équipe dont je serais responsable. C’est ce bonheur de jouer au rugby sans aucune idée derrière la tête, sans aucune crainte pour un trois-quarts de déplaire aux avants, pour un avant de confier la balle aux trois-quarts, sans hantise pour une équipe entière de gâcher son plaisir par un résultat contraire. Ce bonheur de jouer pleinement, je l’ai ressenti dans une équipe : celle de Lourdes dans les années 1950 … »
Cet été-là, en pleines fêtes de la Madeleine, il paraît que des vieux Montois, nostalgiques du temps des Boni, vinrent, le long de la main courante de Loustau, assister aux entraînements intensifs menés par André, plus affûté que ses joueurs.
Il ne faut pas croire, cependant, que les Boniface faisaient l’unanimité. Ainsi, le conseil municipal de Mont-de-Marsan rejeta, à 25 voix contre 5, la proposition de baptiser le stade Barbe d’or au nom de Guy. J’ignore les jalousies municipales et les raisons qui justifièrent cette désapprobation, mais c’était un outrage ignominieux vis-à-vis de ceux qui avaient fait de Mont-de-Marsan, une sorte de Mecque du rugby mondial.
Les deux trois-quarts centre choisis en lieu et place du fameux tandem, comptaient ensemble moins que les 35 ans d’André qui profita des circonstances pour inculquer un jeu fidèle à sa philosophie, fait de mouvement et d’évitement plutôt que d’affrontement, qui s’avèrera souvent victorieux
J’aurais aimé être lecteur du quotidien régional Sud-Ouest et de Midi-Olympique, je devais me contenter de l’énoncé des résultats des poules de huit, le dimanche, et du compte-rendu laconique, le lundi, dans L’Équipe. Je vous assure que j’étais heureux, moi le normand, après une victoire du Stade Montois d’André Boniface.
La saison suivante se présentait sous les meilleurs auspices lorsque le tout jeune demi d’ouverture Pierre Castaignède (le père de Thomas, futur international) fut victime d’une grave blessure : « Je n’avais averti ni la presse, ni les dirigeants, ni les joueurs. Seule Anny ma femme était au courant. Je voulais que mon retour se fasse dans le plus strict anonymat. À la fin du repas d’avant-match, j’ai annoncé la composition de l’équipe. Lorsque, arrivant au numéro 10, j’ai prononcé mon nom, André Boniface, mon émotion fut énorme. Celle des joueurs, peut-être encore plus forte. Je sentis un moment de ferveur et d’incrédulité chez ces jeunes qui m’avaient vu jouer depuis qu’ils étaient gamins… »
André, outre entraîner, redevenait joueur. Le Stade Montois se retrouva en huitième de finale du championnat face à Castres sur le stade de Lourdes, temple du rugby des années 1950 :
« Encore 5 minutes à jouer. Un point d’avance. La pluie ne s’arrête pas et ça fait déjà un moment que le terrain du stade Antoine Béguère tient plus de la cour de ferme que du green de golf. La cuvette de Lourdes concentre les intempéries, les joueurs ressemblent à des mineurs après une journée sous terre, la boue en plus. Noirs et trempés. Fourbus. Chaque foulée pèse une tonne. Les Montois ont plutôt dominé le match et la balle a couru plus vite que les hommes. Mais au bout un seul petit point d’avance face à des Castrais qui n’ont pas abdiqué. Gérard Cholley et ses équipiers sont encore prêts à mordre dedans, pour faire basculer ce match. À huit minutes de la fin, le pilier, futur membre du XV « chelemard » de 1977, a marqué l’essai de l’espoir. Les siens investissent le camp des Jaune et Noir. Plus qu’une poignée de secondes, la pluie s’intensifie, la bourre trempée devient incontrôlable, André Boniface la récupère.
Dans les tribunes, les supporters landais s’époumonent. «Tape en touche! Touche, Touche! ». Et là, le vieux Boni, bientôt 37 ans, décide que non, pas de touche, on joue! Et il charge, sabre au clair, cuir en bandoulière avec à ses côtés les cadets, Patrick Nadal et Jean Jouglen, à peine plus âgés à eux deux que l’alerte ancêtre. Les supporters s’étranglent, d’autres ferment les yeux, tournent la tête: « on va le prendre, ce contre! ». Mais les jeunes et le moins jeune ne se posent pas de question, ils courent, autant que faire se peut dans ce cloaque. Et ils ne se débarrassent pas de la balle malgré les vociférations du bord de touche. Et finalement, le coup de sifflet du merle emmailloté de noir vient saluer la victoire de la brigade légère. Sueur, pluie et quelques larmes rafraîchissent les visages de ceux qui ont eu très chaud. Le succès est là, le Stade est en quart de finale du championnat de France de rugby. » (« Boni 70, un printemps de rugby » sur Aquitaine online)
En quart de finale, le Stade Montois s’inclina de très peu devant le S.U. Agenais cher à Michel Serres ! Personne ne fut déçu. L’esprit du beau jeu était préservé.
Le temps des Boni s’acheva brutalement après un article pour France-Soir de Lucien Bodard, grand reporter et prix Goncourt. « Bodard ne se déplaçait guère à moins d’un million de morts » et se passionnait peu pour le ballon ovale. Toujours est-il bien qu’arrosé et promené par Camille Pédarré, le président du Stade Montois, il en brossa un portrait incendiaire :
« Impossible d’être plus rouge de trogne, plus lourd, plus apoplectique, plus plein de sang, d’entrailles, de ventre, de vitalité. Il a les oreilles comme les ailes d’un avion, la respiration comme un soufflet de forge, la voix comme un déraillement permanent, une succession de hoquets. Un gros matois, toujours plus prospère, sachant y faire, mécène du Stade Montois qui lui a coûté, selon lui, jusqu’à cent-cinquante millions. Mais ses copains disent en rigolant que la moitié de la somme est passée en vins. Le déjeuner qu’on offre avant le match aux dirigeants de l’autre équipe, ce n’est même pas croyable. Toute la gamme de l’oie, toutes les caves de Bordeaux … » Les homards du président de l’Assemblée nationale De Rugy, c’étaient broutilles en comparaison.
Et Bodard de poursuivre : « Dans l’enceinte du Stade Montois, Pédarré n’est pas le plus important. S’il l’est à la tribune, il ne l’est plus au vestiaire. Là, il lui faut obéir à la loi du sport. C’est ainsi qu’il se fait engueuler pour avoir un cigare à le bouche … C’est André qui est intervenu. André Boniface l’archange. Un Apollon à la chevelure bouclée et aux yeux toujours humides dans une sorte de tristesse. Il porte en lui un deuil, il ne se remet pas de le mort de son cadet survenue dans un accident d’auto, un 1er janvier. Mort stupide mettant fin à un amour extraordinaire, mettant fin à une association prestigieuse entre deux frères. Les frères Boniface. Une épopée. Avant eux, le Stade Montois, c’était le domaine des pépères qui poussaient leur ventre pour pouvoir pousser le ballon, les costauds de la mêlée où tout homme tombé ne se relevait plus. Les frères Boniface ont découvert le mouvement, la voltige, la grâce. Cela a été la grande époque. Époque qui s’est terminée quand Guy a été tué. Guy qui aimait tellement la vie, la nuit, la virée. Désormais André reste comme une sorte de veuf, portant une petite croix au-dessus de son col roulé, toujours plus ascète, tellement épris d’idéal que seule la beauté du sport compte, l’argent et le résultat étant secondaires. André si pur qu’il est presque toujours en querelle pour un point d’honneur. »
Vous devinez que le confit d’oie fut indigeste pour le gros pardessus.
Avec les Boni, le jeu primait sur l’enjeu. André confia souvent que le titre de champion de France conquis contre les voisins dacquois en 1963, à l’issue d’une rencontre très fermée, ne constituait pas son meilleur souvenir.
Ce n’était pas l’avis d’Antoine Blondin qui, pour trinquer (évidemment) à ce succès, avait inventé un jeu dans ses chers bistrots de Saint-Germain-des-Prés qu’il fréquentait trop assidûment. Il conviait chaque quidam, croisé au zinc, à endosser la tunique zébrée jaune et noire de l’équipe landaise (sans doute celui que Guy lui avait offert) puis effectuer une série de passes et d’arrêts de volée avec un sucrier en guise de ballon de rugby. La légende dit que Michel Debré, le premier « premier ministre » de la Vème République, fut un de ceux-là !
Histoire de maillot : dans un des magnifiques textes que propose Le match des matches*, superbe ode à la gloire du ballon ovale, je me souviens de ces quelques lignes de Pierre Mac Orlan
Prince, au maillot d’ébène et d’or,
Que tu sois Victor ou monarque,
N’entends-tu pas le son du cor ?
Au premier coup d’envoi, je marque.
Cette ballade onirique, dont il ne reste que l’envoi, fut écrite le soir d’Hernani sur le terrain de la Comédie Française par l’aïeul d’un demi de mêlée inconnu…
Admirable ! Ce costume d’ébène et d’or ne serait-il pas la tenue jaune et noire du Stade Montois ?
Dans le même ouvrage, Antoine Blondin, intarissable, s’épanchait encore :
« André Boniface, qui fut avec Jean Dauger le plus grand constructeur d’attaque que nous ayons connu, disait : « Un ballon, ça ne se jette pas, ça ne se passe pas et, même, ça ne se donne pas… on l’offre, c’est une offrande. » Et toute la merveilleuse « alegria » de son frère Guy Boniface tendait à faire le nécessaire pour que ce cadeau ne fût jamais empoisonné. »
Les Boni, André en particulier, avaient instauré au Stade Montois un véritable culte du challenge Du Manoir, cette institution, créée par le Racing Club de France en hommage à leur ancien joueur Yves (descendant d’une vieille famille normande !), polytechnicien et capitaine du XV de France, mort à 23 ans dans un accident d’avion, qui prétendait privilégier le jeu pour le jeu, la gloire et le plaisir du jeu, le jeu pour l’attaque, des valeurs que les deux frangins plaçaient au-dessus de tout.
Cocasse, cette compétition naquit en 1931 en réaction à des prémices de professionnalisme dans l’équipe de Quillan. Son président Jean Bourrel, grand industriel de la chapellerie (les célèbres chapeaux Thibet), avait profité de zizanies au sein du club de Perpignan (le fameux USAP) pour y recruter 7 ou 8 joueurs en les rémunérant avec des emplois fictifs dans son entreprise. C’est ainsi que le XV de la cité du chapeau inscrivit son nom au palmarès du championnat de France à la fin des années 1920.
Le Stade Montois, les Boniface à la baguette, remporta « le Du Manoir » en 1960, 1961 et 1962, en faisant de la finale en nocturne dans l’ancien Parc des Princes (au nom prédestiné en la circonstance) une grande fête populaire.
Au printemps 2000, trente-deux ans après l’accident de Guy, deux hommes, Philippe Labeyrie sénateur-maire de Mont-de-Marsan et Patrick Nadal un des anciens minots de l’équipe entraînée par André, réparèrent l’affront : on allait débaptiser le stade de Barbe d’Or pour lui donner le nom de Guy Boniface. Enfin !
On découvrit une statue de Guy. Il y eut ensuite un match dont André devait donner le coup d’envoi. Il rejoignit le milieu du terrain, un maillot numéro 12 sur les épaules, en compagnie d’un cadet du club portant le numéro 13. Incorrigible, au lieu de taper dans le ballon, il le ramassa et effectua une passe croisée parfaite.
Je crois qu’il y a quelques années, un soir de fête de la Madeleine la stèle disparut victime d’un acte de vandalisme ou d’un admirateur. Celle de Jacques Anquetil, au sommet de la côte de Châteaufort dans la vallée de Chevreuse, connut le même outrage.
En 2013, une nouvelle statue a été érigée, ainsi Guy cavale à nouveau à l’entrée du stade. Échanges entre blogueurs de bonne volonté, un lecteur landais en a effectué quelques clichés à mon intention.
Qui sait, un jour peut-être, mon admiration pour les Boniface me poussera jusqu’à Mont-de-Marsan, voire même jusqu’à Montfort-en-Chalosse. Je repenserai alors au bel hommage que leur rendit le journaliste Robert Roy, jeune trentenaire mort également au volant de sa voiture :
« Le rugby à Montfort remplaçait peut-être l’ancienne bataille des créneaux. Depuis les remparts on pouvait voir tous les adversaires dans le lointain, ceux de Pontonx, de Tartas au nord ; ceux d’Hagetmau et de Saint-Sever à l’est ; ceux de Dax à l’ouest et de Peyrehorade au sud. On pouvait les imaginer fourbissant leurs armes. Et le dimanche on lançait une expédition chez eux, ou bien, s’il en était convenu ainsi, on les recevait et on refermait les portes du stade derrière eux pour voir ce que ça donnerait. Pour les gens de Montfort, comme pour d’autres, le dimanche, c’était toujours un peu le jour du soigneur. Le docteur Vinciguerra s’occupait des jeunes, plus spécialement des Boniface. Il avait hâte de les voir dans l’équipe première de M. Deyris. Et le président Deyris, qui savait mieux que personne que c’était de la bonne graine, puisqu’il faisait le commerce de graines, était impatient de voir les deux gaillards à l’œuvre. Gaillard, Guy ne l’était pas trop, mais il avait une telle rogne que cela lui tenait lieu d’épaules dans des batailles d’enfants. Il aurait dans ses moments cramoisis fait fuir n’importe qui.
« Enfin, le jour vint où André fit son entrée dans l’équipe des jeunes. Il s’y montra tout de suite merveilleux. C’était le joueur d’exception, il avait des ailes au talon. Il jouait en dépit du bon sens, on le trouvait génial. On lui prédit la plus grande carrière. Le jour vint encore, trois ans plus tard, où Guy chaussa à son tour les crampons des minimes. On le cacha un peu dans le pack. Et quand le talonneur fut blessé, il monta en première ligne, lui, léger comme un duvet, pour le remplacer. Une moue se dessina sur les lèvres des anciens : « Le cadet ne vaudra jamais l’aîné. André a tout pris des qualités des Boniface. »
« Voire ! Guy avait une qualité bien à lui, quelque chose qui devait lui venir d’un ancêtre acharné à défendre la ville autrefois. Cette hargne, ce n’était pas un trait des gentils Boniface. Cela venait d’ailleurs. C’est souvent comme ça avec les enfants. Il y a parfois quelqu’un dans la nuit des temps, quelqu’un dont personne ne se souvient, perdu à cinq, ou dix, ou vingt générations, qui dépose dans l’âme du petit enfant un morceau de son caractère. Quelqu’un avait passé à Guy le chromosome de l’humeur guerrière.
« Il ne craignait personne, sinon son frère, devant qui il est toujours resté béat d’admiration. Avec cette vertu-là, Guy allait rejoindre André au sommet des honneurs du rugby français… »
Aux jeunes générations qui considèreront peut-être que je cède trop à la nostalgie et au culte des frères Boniface, j’aurai beau jeu (comme celui des Boni) de leur livrer la métaphore du désormais regretté Denis Lalanne : « Comment voulez-vous que les gars dont le palais a été formé par les truites d’élevage aient le regret des truites sauvages que l’on attrapait à la main dans les torrents glacés ? ».
Quel bon temps fut celui des Boni, grand prêtres du rugby d’attaque au nom de pape !
Denis Lalanne est donc parti rejoindre Guy, l’autre semaine. Son dernier roman, qui devait être récompensé par l’Académie française, porte le merveilleux titre de Dieu ramasse les copies. Pour ma part, moins impatient, je me contente de vous livrer ce billet.
Mes vifs remerciements à Michel Saint-Genez qui prit le temps de photographier à mon intention la stèle de Guy Boniface au stade de Mont-de-Marsan.
Pour rédiger ce billet, j’ai puisé dans ma bibliothèque :
Le temps des Boni de Denis Lalanne (Table Ronde)
Nous étions si heureux Mémoires* André Boniface (La Table Ronde) 2006
Le grand combat du XV de France de Denis Lalanne (La Table Ronde) 1959
XV coqs en colère de Denis Lalanne (La Table Ronde) 1968
Ma vie entre les lignes d’Antoine Blondin (La Table Ronde) 1982
Antoine Blondin Le muscle et la plume (L’Équipe)
Adios* de Kléber Haedens (Grasset) 1974 Grand prix du roman de l’Académie française
Rugby ! Le match des matches de Charles Courrière (La Table Ronde) 1968
Le temps des Boni que je vous ai conté, c’était l’époque de mon enfance.
Il me revient en plein cœur, ce lundi 8 avril 2024, avec la disparition d’André Boniface qui a rejoint son frère au Paradis de l’Ovale.
La presse, pas seulement sportive, et les dirigeants de la fédération (il est vrai que ce ne sont plus les mêmes « gros pardessus » !) glorifient le champion de légende avec une confondante unanimité qui n’était pas vraiment de mise au temps de son éblouissante carrière.
André, et son frère Guy, étaient LE JEU que les Britanniques baptisèrent le french flair. André, toujours sans concession, avait un regard assez critique sur le rugby d’aujourd’hui : « Pour moi, l’essentiel du jeu doit être basé sur la passe. On n’est pas sur un jeu d’écrasage et d’empilage de barbaque. Je n’aurais pas joué à ce rugby-là ! … Les résultats, on s’en fout, c’est l’esprit qui compte ». André rêvait d’un jeu aux passes infinies. Avec Guy, princes des passes croisées et des cadrages-débordements, ils cherchaient à « boni-fier » le ballon même dans les plus petits espaces.
Après qu’ils aient été éjectés définitivement comme des malpropres du XV de France, Georges Pompidou, pas encore président de la République, avait alors écrit à André : « De tout cœur, gardez votre style de jeu ! »
Guy et André ne sont pas près de s’effacer de ma mémoire : au bout de ma rue, le complexe sportif porte leur nom.