Archive pour le 12 novembre, 2019

Quand les oiseaux meurent en Seine …

C’est rare mais il arrive que je m’interroge à votre sujet : que pourrais-je bien vous raconter dans mon prochain billet ? La hantise de l’écrivain que je ne suis pas, en somme. Et puis…
L’actualité est venue à mon secours avec l’incendie qui s’est déclaré, le 26 septembre dernier, à Rouen, dans l’usine Lubrizol de produits chimiques, classée Seveso.

fumée Lubrizol

Ce n’est pas Gustave Flaubert et sa description de Rouen de son roman Madame Bovary

Rouen, c’est la ville aux cent clochers que Victor Hugo décrivait en 1831 dans son poème À mes amis L.B. et S.B. tiré de son recueil Les Feuilles d’automne :

« Amis ! C’est donc Rouen, la ville aux vieilles rues,
Aux vieilles tours, débris des races disparues,
La ville aux cent clochers carillonnant dans l’air,
Le Rouen des châteaux, des hôtels, des bastilles,
Dont le front hérissé de flèches et d’aiguilles
Déchire incessamment les brumes de la mer ;
C’est Rouen qui vous a ! Rouen qui vous enlève ! … »

Mais Rouen, c’est surtout la ville de mon enfance, de ma jeunesse, à une dizaine de lieues de mon bourg natal. C’est là que le jeudi, alors jour de congé scolaire, j’accompagnais mes parents pour faire les courses. C’est là que nous passions le réveillon de la Saint Sylvestre chez ma tante et mon oncle, j’ai encore en mémoire les cornes de brume des bateaux hurlant dans le port le nouvel an. C’est là qu’adolescent, j’accomplis mes humanités au lycée Corneille … enfin pas tout à fait, car, au sens vieilli du mot, je ne suivis aucune étude de grec et de latin.
Bref, je ne pouvais que partager l’émotion, l’effroi et le traumatisme de la population rouennaise, et pas que, car le terrible nuage noir, de plus de vingt kilomètres de long et six de large, porté par les vents, a survolé ensuite ma campagne du Pays de Bray natal, puis les Hauts-de-France, avant de franchir la frontière belge.
Aux alentours de la Toussaint, allant fleurir les tombes de mes regrettés parents et frère, « en même temps » que notre Président, je suis allé renifler l’atmosphère âcre et pesante de cette région de Haute-Normandie qui m’est si chère.
C’était un jeudi, jour du marché de Forges-les-Eaux, et à quelques pas de la maison-école de mon enfance, j’en ai profité pour faire provision d’un des fleurons de la production fromagère française, emblématique de la boutonnière du Pays de Bray, le fameux Cœur de Neufchâtel (qui se décline aussi en briquette et cylindre ou bonde). J’avais réalisé, il y a une trentaine d’années, un documentaire sur sa fabrication et je lui consacrerai inévitablement un billet en temps de disette littéraire.
Guillaume le Conquérant était encore un gamin lorsque fut rédigé le premier document (la charte de Sigy en 1037) mentionnant la production de fromages en Pays de Bray.
Une légende raconte que, pendant la Guerre de Cent Ans (donc bien avant le Brexit !), les jeunes filles offraient aux soldats anglais des fromages en forme de cœur pour témoigner de leur amour. « À nous les petits anglais » (!), mais vous savez quel crédit il faut apporter aux légendes.
En 1704, le Rouennais Thomas Corneille, le frère de l’auteur du Cid (de Normandie ?!), passant par Neufchâtel, remarque que « sur le marché on débite beaucoup de beurre du pays de Bray, et des fromages fort recherchés qui sont faits en cœur. On les appelle angelots ».
Au milieu du XIXème siècle, un neufchâtelois (sans doute un peu chauvin), qui aimait taquiner la muse, inscrivit ces vers en tête d’un ouvrage de poésies qu’il dédia à Victor Hugo :

« Puisses-tu, voyageur, dans mille et quelques ans,
De notre Neufchâtel parcourant les ruines
Trouver, pour t’égayer, mes couplets moisissants
Et quelques vieux bondons pour dorer tes tartines. »

Sourions aujourd’hui de cette prémonition, car le passage au centre du bourg, que la municipalité reconnaissante avait baptisé du nom du poète, s’en alla en fumée lors des bombardements de 1940. Mais les angelots, peut-être protégés par une puissance divine, survécurent.
Et voici donc, cette fois, que l’irrespirable nuage s’échappant des entrepôts de Lubrizol menace le cheptel brayon et que des interdictions de collecte de lait, d’œufs et de miel ont été prises par les autorités. Adieu veau, vache, cochon, couvée … beurre, crème fraîche et qui sait la crémière bientôt désargentée !
Heureusement, ces mesures sont suspendues depuis quelques jours.
Comprenez que ce matin-là, je les chéris d’autant plus ces petits cœurs nus sur leurs paillons dont je remplis bientôt mon sac isotherme !

Neufchâtel marché de Forges

Avant de rejoindre l’Ile-de-France, j’ai souhaité revenir flâner quelques heures dans Rouen la meurtrie. Et comme, vous venez encore à l’instant de le constater, les nourritures terrestres étant rarement oubliées dans ma quête spirituelle, je porte mon dévolu sur une charmante enseigne à deux pas de la Place du Vieux-Marché, théâtre d’un feu « spécial » le 30 mai 1431. C’est, en effet, à cet endroit précis que, dans la capitale du duché de Normandie alors possession du royaume d’Angleterre, Jeanne d’Arc mourut sur le bûcher (c’était bien la peine d’offrir des cœurs aux soldats anglais !).
Le Garde-manger, un bistro tendance (antinomique ?), loué par Périco Légasse, l’excellent critique gastronome de l’hebdomadaire Marianne, est l’une des nombreuses tables bordant la Place de la Pucelle. Le coin a bien changé car les jeunes filles s’y aventurant pouvaient craindre pour leur virginité dans l’atmosphère beaucoup plus trouble qui y régnait à l’époque de ma jeunesse lycéenne.
D’ailleurs, cette placette, avant qu’elle ne soit rebaptisée en hommage à Jeanne, s’appelait au Moyen-Âge, place du Marché-aux-veaux. Clin d’œil de l’Histoire, y est ouverte depuis 2016 la Boutique du Bœuf Normand, une boucherie exceptionnelle à la gloire de l’élevage normand, rendez-vous des « viandards » en quête de goût, d’authenticité et de traçabilité. Encore faudra-t-il que le bétail ne reste pas trop longtemps confiné à l’abri du nuage.
Là où, aujourd’hui, un parking a été construit en sous-sol, une fontaine avait été érigée en surface vers 1525 à la gloire de la chère brûlée vive qui était représentée en robe simple, sans arme, dans une tenue proche de celle qu’elle portait sur le bûcher.
En 1754, très endommagée, la sculpture fut remplacée par une nouvelle fontaine où Jeanne apparaissait, cette fois, habillée en drapé, une épée à la main et appuyée sur un bouclier. Le monument fut définitivement détruit par les terribles bombardements de 1944.

Statue Jeanne d'Arc place de la Pucelle

Je ne vous ai pas coupé l’appétit ? Pour ma part, j’ai choisi dans le menu du jour un millefeuille de saumon pommes granny à la betterave en entrée, puis un merlu bouillon (pas Godefroy !) thaï et nouilles de riz, et j’ai craqué en dessert, sur un cake roulé aux carottes crème mascarpone à la vanille et noix de pécan. Oui je sais, ce n’est pas raisonnable.

Garde-manger1Garde-Manger 2Garde-Manger 4

Au moins, ça me laisse le temps pour vous faire partager ma lecture du roman de Victor Pouchet, Pourquoi les oiseaux meurent.

Mise en page 1

J’avais envisagé de lui consacrer un billet lors de sa parution en 2017 et puis … la Seine a continué à couler sous les ponts de Paris. Finalement, j’ai bien fait d’attendre car son propos s’inscrit parfaitement, et malheureusement, dans l’actualité. En voici l’incipit :
« Il avait plu des oiseaux morts. J’ai répété ça aux bateliers sur le quai du port de Paris. Ils m’ont regardé étrangement. Pourtant, c’était très exact : il avait plu des oiseaux morts. Je suis allé de péniche en péniche pour expliquer ma demande : descendre avec eux la Seine, pour observer les oiseaux, et pour atteindre les alentours de Rouen, où une série de pluies d’oiseaux morts était survenue. .. »
La fiction rejoint la réalité ou l’inverse : de fausses informations ont vite envahi les toxiques réseaux sociaux, parmi celles-ci, la présence d’oiseaux morts sur un quai de Rouen non loin de l’usine Lubrizol en feu, photo à l’appui.
Fake news ou pas, l’occasion était trop belle de me replonger dans le livre pour descendre la Seine afin de remonter à la source (donc à contre-courant !) de l’enquête menée par Victor Pouchet lui-même, qui incarne son propre personnage, astuce autant fictionnelle qu’autobiographique.
Pourquoi les oiseaux meurent, il n’y a pas de point d’interrogation, il ne s’agit donc pas d’une question. Et, ne soyez pas déçus, le roman ne vous délivrera guère de véritables explications à ces effrayantes pluies d’oiseaux morts dans le ciel normand. D’ailleurs, il n’y a pas d’enquête à proprement parler, sinon celle effectuée par le narrateur qui, faisant preuve d’un certain dilettantisme quant à la soutenance de sa thèse, préfère faire un break sabbatique pour comprendre cette catastrophe ornithologique d’autant qu’elle se localise notamment, en banlieue rouennaise, sur la ville de Bonsecours dont il est originaire.
Mes plus fidèles lecteurs connaissent Bonsecours, la mal nommée en la circonstance. J’avais osé un billet sur les Conquérants de l’Or (1er avril 2017), le champion cycliste Jean Robic qui y avait construit sa victoire dans le Tour de France 1947 (voilà, j’ai placé mon clin d’œil vélocipédique !) et le poète José-Maria de Heredia (ce n’est pas un grimpeur colombien) qui repose dans le cimetière local et dont vous avez gardé peut-être de votre scolarité ses deux vers : « Comme un vol de gerfauts hors du chantier natal/Fatigués de porter leurs misères hautaine ». C’est là, à quelques enjambées du monument dédié à Jeanne d’Arc, que se sont écrasées dans un bruit mat quelques centaines d’étourneaux.

Bonsecours Jeanne d'Arc blog 2

C’est ainsi que l’auteur et narrateur Victor Pouchet embarque sur le bateau de croisière Seine Princess. Obnubilé par son histoire d’oiseaux, dédaigneux, il n’a que faire de la maison d’Émile Zola, sur la rive du fleuve, à Médan (d’ailleurs il n’aime pas Zola), et de la visite, inscrite dans le programme de la croisière, du bassin des Nymphéas de Claude Monet à Giverny.
Personnellement et égoïstement, je m’en fiche un peu car je connais ces lieux, et je préfère qu’il se plonge dans les livres qu’il a emmenés dans ses bagages : par exemple la Bible de Jérusalem. Les pluies d’animaux étaient nombreuses, en général en guise de punitions. L’Exode raconte comment Yahvé déversa grenouilles, sauterelles et taons contre Pharaon qui refusait de libérer les juifs d’Égypte (déjà des histoires de migrants !). Une autre fois, c’était des gilets jaunes hébreux, affamés dans le désert de Sin, qui commençaient à manifester leur mécontentement à l’égard de Moïse, Aaron et même Dieu lui-même. L’Éternel entendit leur courroux et leur envoya de la viande sous forme de chute de cailles mortes.
Pline l’Ancien relate dans son Histoire naturelle plusieurs pluies de matière animale dans le « ciel inférieur », ainsi des pluies de lait et de sang au temps de Manius Acilius et Caius Porcius consuls de Rome.
Sans remonter à l’Antiquité, il y a aussi l’anecdote cocasse d’un cargo porte-conteneurs qui naviguait au large de l’Alaska avec dans sa soute des dizaines de milliers de jouets en plastique, en l’occurrence des canards de bain jaunes. Une tempête survint et voilà que le bateau libérant involontairement sa cargaison, pendant des mois, des canards vinrent danser sur les côtes du côté de Vancouver.
C’est au tour d’un des touristes de la croisière, ingénieur retraité en balistique, de raconter en détail The Pigeon Project, l’idée apparemment saugrenue de Burrhus F. Skinner, un ingénieur américain, « pas vraiment ingénieur mais psychologue, et pas vraiment psychologue mais psychologue animalier ». C’était peu après Pearl Harbour et la course aux armements battait son plein. Ce Skinner, émule de Pavlov, pensait qu’on pouvait conditionner les réflexes des animaux et leur apprendre à réagir à des signaux complexes : « Ce qu’il avait proposé à l’armée américaine était assez simple. Pour guider un missile, il suffirait d’utiliser des pigeons, de les conditionner à repérer un point sur un plan, puis de les enfermer dans un missile et faire en sorte qu’ils picorent la carte pour maintenir l’axe du projectile … Lorsqu’il pique comme il faut l’image avec son bec, une petite trappe s’ouvre qui offre au pigeon quelques graines de récompense. Dès que le missile s’éloigne de sa cible, l’oiseau donne un coup de bec et rectifie la trajectoire ».
Aussi simple que cela, il suffisait d’y penser. Après le pigeon voyageur qui passait des messages au-dessus des tranchées, il y avait le pigeon kamikaze porteur de bombe. Cela battait en brèche la célèbre affirmation du dessinateur humoriste Chaval : Les oiseaux sont des cons. J’imagine déjà votre scepticisme et votre moquerie à mon égard, votre doigt courant sur votre front : « Il n’y a pas écrit Pigeon ici ! » Et pourtant, c’est rigoureusement vrai, et comme j’admets volontiers que vous ne gobiez pas mes effets de plumes, je vous invite à taper Projet Pigeon dans Google. Je ne vous en veux pas, moi aussi je suis tombé des nues (mais vivant).
Tout aussi invraisemblable, en apparence, semble la Campagne des Quatre nuisibles lancée par Mao Tsé Toung en 1958. C’était au temps où « la Chine s’éveillait » et les idées maoïstes commençaient à séduire une partie de notre jeunesse et notre élite.
Le Grand Timonier avait instauré, dans le cadre de sa réforme agraire, des mesures visant à exterminer les rats, mouches, moustiques et moineaux accusés de manger les graines des céréales, privant ainsi les paysans du fruit de leur travail. Raisonnement implacable : « Mao avait fait à peu près ce calcul, un moineau friquet (c’est celui qui nous intéresse ici ndlr) mange chaque année deux kilos et demi de graines (ce qui s’appelle avoir un appétit d’oiseau). Or, il y a presque 10 millions de moineaux friquets en Chine qui dérobent donc 25 000 tonnes de graines. Les oiseaux dévorent l’équivalent de ce qui pourrait nourrir des dizaines de milliers de Chinois (et moi, et moi, et moi ! ndlr) pendant une année entière. Les moineaux étaient donc coupables de vol, de comportement antipatriote, de subversion anti-communiste. »

campagne-des-quatre-nuisibles

« La décision, douce comme Mao savait les prendre », fut d’éliminer totalement les moineaux friquets. Du 18 avril 1958, à 5 heures du matin, jusqu’au 21 avril, les masses populaires chinoises furent mobilisées pour éradiquer les moineaux. Jeunes et vieillards, hommes et femmes, dans les rues, les champs et les forêts, firent un vacarme étourdissant en frappant sur des pots, des casseroles, des tambours, des gongs, armés aussi de lance-pierres et de sarbacanes, pour effrayer les oiseaux, les empêcher de se poser, les forcer à voler jusqu’à ce qu’ils tombent du ciel d’épuisement. « Le 21 avril 1958, un communiqué officiel du Parti l’annonce : il n’y a plus de moineaux friquets sur le sol chinois. Le Grand Bond en Avant vient de commencer par une Grande Chute d’en Haut. En 72 heures, 10 millions de moineaux venaient d’être tués (38 moineaux par seconde pendant trois jours) ».
Les clairvoyants dirigeants chinois avaient oublié que les moineaux, outre des graines, mangeaient aussi une grande quantité d’insectes (après les friquets, les criquets !). Les insectes libérés de leurs prédateurs se régalèrent à s’en péter l’abdomen, et les rendements de riz, notamment, s’effondrèrent, participant à la Grande Famine chinoise appelée officiellement les trois années de catastrophes naturelles (1958 -1961) ! De quoi rire jaune !
J’invite encore les « encre violette sceptiques » à aller vérifier dans Google. Et dire que chez moi, les moineaux de Paris viennent picorer, sur le rebord de la fenêtre, nos reliquats de grains de riz, semoule ou quinoa qu’on leur verse dans un bol !
(voir billet : http://encreviolette.unblog.fr/2011/07/12/la-pie-ne-fait-pas-le-moineau/ )
Cela ne nous renseigne évidemment pas sur les oiseaux de Bonsecours et leur fin tragique de mourir en Seine, au pays de Corneille. D’autant que le narrateur enquêteur occupe un peu trop son temps à boire sans modération avec le pianiste de la croisière surnommé Cheval, et tourner autour de Clarisse le capitaine adjoint du navire.
Ce que l’auteur passe sous silence, mais que j’avais évoqué dans un billet sur les ponts de Paris, c’est le massacre du 17 octobre 1961 et la répression meurtrière, par la police française avec à sa tête le sinistre préfet Papon, d’une manifestation d’Algériens organisée à Paris par la fédération de France du FLN (Front de Libération Nationale). Dans son documentaire, Ici on noie des Algériens, Yasmina Adi raconte comment, en cette sinistre nuit, les forces de police arrêtèrent, ficelèrent, voire jetèrent en un sac en Seine (comme Buridan, philosophe scholastique du XIVéme siècle, rappelez-vous La Ballade des dames du temps jadis de François Villon) un nombre toujours pas révélé de manifestants. Certains cadavres dérivèrent jusqu’à Rouen. Un épisode honteux de l’Histoire de France sur lequel on se garde bien de s’appesantir, surtout en cette sensible période actuelle !
Et si tout cet intérêt pour ce désastre ornithologique trouvait son origine dans l’enfance de Victor Pouchet et d’un perroquet baptisé Alfred ? Et si ce n’était pas l’occasion de resserrer les liens distendus avec son père qu’il n’a pas vu depuis longtemps ?
Pourquoi les oiseaux meurent, mais aussi pourquoi les choses meurent, pourquoi les parents se sont-ils séparés, pourquoi sa petite amie Anastasie s’en est allée en laissant quelques mots du poète Henri Michaux (« Si tu es un homme appelé à échouer, n’échoue pas, toutefois, n’importe comment ») ? Pourquoi ? Dans son odyssée fluviale, Victor Pouchet, avec son cahier Clairefontaine gribouillé de notes et de schémas, est aussi à la recherche de son père, espèce d’Ulysse normand. Il le rate de quelques jours à Bonsecours tandis qu’il se rend sur les lieux où les oiseaux se sont écrasés, un champ à proximité de la résidence … Claude Monet.
Chercheur dans l’âme, même s’il a délaissé sa thèse, Victor mène de front, au gré de son humeur et ses tourments existentiels, ses enquêtes sur les pluies d’oiseaux morts et ses racines. Le hasard va bientôt les emmêler. À la rencontre d’un spécialiste de l’ornithologie au Muséum d’Histoire Naturelle de Rouen, il découvre que le fondateur de ce remarquable monument est un certain Félix-Archimède … Pouchet dont le buste trône à l’entrée. De la famille lointaine ou une cocasse coïncidence ?

Buste Pouchet

Le musée, un des plus riches de province, ouvert au public en 1834, possède, outre des oiseaux naturalisés, une collection de mammifères exotiques issus des ménageries de la foire Saint-Romain située, à l’époque, non loin de là sur la place du Boulingrin. Les activités portuaires de Rouen favorisèrent aussi l’acquisition d’animaux d’autres continents.
Les souvenirs ne sont pas l’apanage de Victor Pouchet. Je me souviens des commentaires enflammés de ma tendre maman et mes chères tantes sur les foires Saint-Romain (elle se déroule encore en ce mois de novembre sur la rive gauche) de leur jeunesse. Je me rappelle, pour ma part, du Cirque de Rouen. C’était, dans ma jeunesse lycéenne, la plus grande salle de spectacles de la ville. J’y vis en concert la pétulante Petula Clark, ne vous moquez pas, à chacun sa petite Anglaise !
L’édifice fut détruit en 1973 en raison de sa vétusté. Ces jours-ci, des « imbéciles » (appelés ainsi avec beaucoup trop de bienveillance !) ont incendié une école de cirque en région parisienne …
Plusieurs pages du roman (vérifiez, c’est exact) sont consacrées à Félix-Archimède Pouchet, ce pseudo ancêtre, élève du docteur Achille Flaubert, le père de l’écrivain, à l’Hôtel Dieu, puis plus tard, professeur de Gustave lui-même au Collège Royal. Il eut un fils qu’il prénomma Georges par admiration pour Buffon le comte naturaliste. Il paraîtrait que c’est par son intermédiaire que Flaubert eut entre les mains Loulou, le perroquet de Félicité, dans un des contes d’Un cœur simple. Et on se demande parfois si Pécuchet, l’ami de promenade de Bouvard, n’a pas quelque lien au moins homophonique avec Pouchet. Des pluies d’oiseaux morts sont survenues également à Blainville-Crevon, village cauchois situé à une lieue du bourg fictif de Yonville-l’Abbaye où résidait Madame Bovary.
Félix-Archimède est tombé, aujourd’hui, presque aux oubliettes si ce n’est sa querelle avec Louis Pasteur à propos de sa thèse Hétérogénie ou Traité de la génération spontanée. Pour Pouchet, il existait une matière vivante, initiale, à partir de laquelle, prodige de la nature, se produisait une génération sans parents. Vous savez que l’Institut déclara Pasteur vainqueur, lui offrant du même coup un chèque de 2 500 francs.
Hors ce combat perdu d’avance sur l’hétérogénèse, Félix-Archimède était un savant qui commit un grand nombre de publications érudites telles ses Recherches et expériences sur les animaux pseudo-ressuscitant, ses Expériences sur la congélation des animaux, la Transformation des nids de l’hirondelle des fenêtres, les Mémoires sur l’organisation des vitellus des Oiseaux, et aussi, en botanique, une Histoire naturelle et médicale de la famille des Solanées. Au début de sa carrière, il entra au Muséum d’Histoire naturelle de Paris, à peu près en même temps que Zarafa, la première girafe de France offerte par le Pacha d’Égypte à Charles X. Supervisé par le grand naturaliste Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, l’animal était venu du Caire à pied, accompagné de trois vaches qui le nourrissaient.
Revenu à Rouen, à la tête désormais du muséum de la capitale normande, il ne cessa d’alerter les pouvoirs publics avec de nombreuses communications telles un Traité sur les mœurs des hannetons et de leurs larves et les moyens de borner leurs ravages, une Histoire naturelle du mouton sous-titrée Du perfectionnement de la laine, une Lettre sur les bancs d’anguilles de la Seine qu’il avait vues de ses yeux remonter chaque année le cours du fleuve. Voilà un homme qui savait ce qu’il voulait, ne manquait pas de penser, Victor !
Lors de mon passage à Rouen, j’aurais bien aimé arpenter les vitrines du muséum, notamment, celles dédiées aux oiseaux empaillés, plus « vivants » ici que ceux dont la mort reste inexplicable.
Par manque de temps, j’ai choisi de visiter, non loin de là, le musée des Beaux-Arts, l’un des plus beaux musées du genre en région, dont l’accès aux collections permanentes est gratuit.

musée Beaux-Arts Rouen

N’en déplaise à Victor Pouchet, j’aime Claude Monet et j’ai eu envie d’admirer quelques œuvres du maître de l’Impressionnisme, en particulier l’une de la série de 28 toiles qu’il consacra à la cathédrale de Rouen.

Cathédrale 1Monet cathédrale 1

Je venais de la voir, quelques minutes auparavant, éclairée par un timide soleil d’automne. L’artiste, qui aimait observer et restituer les changements de lumière et de couleurs de la pierre au fil des jours, nous la présente ici par temps gris … peut-être un peu semblable à celui lors du survol du nuage noir échappé de l’usine Lubrizol ? En bord de tableau, en haut et à gauche de la tour, quelques esquisses d’oiseaux semblent s’enfuir…
Je profite aussi du jeu de brumes qui nimbent les bords de la Seine, ainsi que d’un champ de coquelicots, aux environs de Giverny, ces fleurs sauvages qu’aimait tant ma tendre maman (billet http://encreviolette.unblog.fr/2008/07/16/le-coquelicot/ ).

Monet SeineMonet coquelicots

J’arpente la galerie dédiée à Rouen sans troubler le sommeil de Jeanne d’Arc, l’icône de la ville veillée par un ange aux ailes largement déployées. Malgré l’armure et la posture de gisant, le tableau ne manque pas de sensualité.

Sommeil de Jeanne d'Arc 1Musée Beaux-Arts Rouen Noce à Yport

Vous connaissez ma gourmandise, mes papilles sont en éveil devant le tableau géant (2,45m x 3,55m) Un repas de noce à Yport, une scène charmante de la vie normande d’antan (c’était bio à l’époque). Tout est sur la table : la volaille, la tarte (aux pommes sans doute), les carafes de cidre et de goutte (d’la bonne pour le mariage !), et même, hors cadre, le peintre Albert Fourié (il vécut à Yport) qu’observe le convive au fond à gauche. Il ne manque que Maupassant pour nous raconter une de ses truculentes nouvelles du Pays de Caux.
Pour revenir dans le roman, je demande à un surveillant de salle où je puis contempler la toile des Énervés de Jumièges dont le narrateur avait acquis une reproduction en carte postale à la boutique du bateau. Elle représente deux hommes couchés dans une barque dérivant, appuyés sur deux gros coussins de velours et recouverts d’une couverture brodée d’ornements mérovingiens. Étrange balade fluviale qui semble paisible à première vue !

Enervés de Jumièges

L’artiste Évariste-Vital Luminais, un peintre français du XIXème siècle, s’est inspiré d’un récit apocryphe. Lisons le romancier : « Chaque fois que nous visitions les ruines de l’abbaye de Jumièges, un peu plus loin sur la Seine, après Rouen, mon père me racontait la légende des Énervés. Il fallait, précisait-il, prendre énervé au sens littéral : à qui on a coupé les nerfs. Ces deux loques épuisées sur leur radeau sans pianorama-bar, sans commissaire de bord ni petit-déjeuner continental, c’étaient Clotaire et Childéric, fils de Clovis numéro deux. Et c’était leur propre mère Bathilde, reine de France et régente, qui leur avait brûlé les tendons des jarrets alors qu’ils s’apprêtaient à attaquer Clovis père tout juste revenu d’un pèlerinage en Terre sainte. Il était en effet plus sûr de les empêcher de courir et les laisser s’échouer à Jumièges. « Cette légende pourrait te servir de leçon » concluait mon père arrivé au terme de son conte mérovingien. » La légende raconte que les deux suppliciés auraient été recueillis par des moines de l’abbaye bénédictine de Jumièges et y vécurent saintement.

Jardins_Luxembourg_Sainte_Bathilde_2014

Statue de la reine Bathide dans le jardin du Luxembourg à Paris

Pendant que Pouchet erre dans Rouen, le Seine Princess a poursuivi sa descente du fleuve. Et Jean-Pierre, le retraité de l’armement, l’appelle au téléphone : « Je suis à Pennedepie, sur la plage, vous n’allez pas me croire, mais ce matin, là, il y a à peine une heure, il vient de pleuvoir des oiseaux. Des oiseaux morts. Sur deux cents mètres. Il y en a peut-être des milliers ». Pouchet rapplique dare-dare par le premier train Corail pour Le Havre, tant pis pour Villequier et le petit hommage à Léopoldine Hugo qui s’y noya, tant pis aussi pour l’abbaye de Jumièges.
Sur la petite plage du Calvados, devant l’immensité de corneilles crevées : « Ces oiseaux étaient devenus des hommes. Ils chutaient comme eux ; de simples poids morts sans le mystère du vol. Et on ne pouvait plus éluder l’hypothèse du suicide collectif. Épuisées par l’existence, des colonies d’oiseaux décident d’en finir ensemble et en même temps dans des cérémonies incompréhensibles. De quelle cause étaient-ils les martyrs ?
Des chutes identiques d’oiseaux avaient eu lieu partout dans le monde, au Colorado, en Indonésie, en Suède, 16 000 alouettes en Ouganda, 800 cailles à Oxford, des centaines de pigeons ramiers à Auxerre… On avait retrouvé aussi des poissons crevés sur la côte espagnole, au Japon, en Uruguay… Une crise mondiale !
« Et si tout cela avait du sens ? » C’est à nous, lecteurs, d’extrapoler la métaphore. Le feu embrase la forêt amazonienne, un tiers de la population d’abeilles disparaît chaque année en France, il faut s’occuper d’Amélie qui gronde sur nos littoraux, la terre tremble en Ardèche non loin de la centrale nucléaire de Tricastin. Quelques étincelles suffisent à déclencher des colères en Algérie, et Irak, au Chili et Liban, en Catalogne et en Guinée, en Égypte, en Bolivie et au Pérou (là où les oiseaux de Romain Gary allaient mourir).
Victor Pouchet conclut par une lueur d’espoir : son père lui a donné des nouvelles et s’est exilé temporairement à Guernesey, et sur la plage de Pennedepie, au-delà du charnier de corneilles, il a vu « une aigrette blanche, haut perchée sur ses longues pattes, maladroite mais belle, qui arpentait la plage à la frontière avec la mer ».

Publié dans:Coups de coeur, Leçons de choses |on 12 novembre, 2019 |2 Commentaires »

valentin10 |
Pas à la marge.... juste au... |
CLASSE BRANCHEE |
Unblog.fr | Annuaire | Signaler un abus | Dysharmonik
| Sous le sapin il y a pleins...
| Métier à ticer