Archive pour le 8 août, 2019

Ici la route du Tour de France 1969 (1)

Avec du neuf, je vous raconte, cet été, des vieux Tours de France de ma jeunesse. Ainsi, après avoir évoqué les exploits fantastiques de Fausto Coppi en 1949, les escalades de Federico Bahamontès, le premier Espagnol à gagner le Tour en 1959, nous voici maintenant en 1969. Année érotique comme Serge Gainsbourg le faisait chanter à Jane Birkin pendant que Neil Armstrong (pas Lance, le futur coureur cycliste) déflorait Madame la Lune. 69 année prolifique aussi car, outre la démission du général De Gaulle et la séparation des Beatles, nous devions assister, en principe, aux débuts dans la grande boucle du nouvel astre du vélo, Eddy Merckx.

Blog couverture avant Tour

Je dis en principe, car comme il apparaît en couverture du numéro spécial d’avant Tour du Miroir du Cyclisme, les quelques semaines précédant le départ ont été pourries par « l’affaire Merckx ». Pour faire bref, le champion belge, en passe de remporter le Giro, victime d’un contrôle anti-doping (comme on disait à l’époque) positif, était exclu sur le champ du Tour d’Italie et sanctionné d’une suspension d’un mois qui l’empêchait donc de participer au Tour de France.
Avec les précautions dues à la situation, Maurice Vidal, rédacteur en chef du magazine, ne mâchait pas ses mots :
« Le Tour de France, c’est d’abord une fête. Celui qui va s’élancer de Roubaix le 28 juin vers la Belgique portait incontestablement l’espoir d’une fête réussie, d’une très belle partie de sport. Il y manquait, certes, Jacques Anquetil, et nous ne nous consolions pas aussi aisément que certains de cette absence, car même à 35 ans, l’inoubliable recordman du Tour avait encore les moyens, pour peu qu’il le voulût vraiment (ce qui n’est plus le cas) de faire passer un examen probant aux candidats à sa succession.
Au premier rang d’entre eux, évidemment Eddy Merckx. Depuis 30 ans, les sportifs belges (et l’on sait de quelle ferveur jouit le cyclisme en Belgique) attendaient que vînt le successeur de Sylvère Maes, que se terminât enfin une aussi longue absence du palmarès. Cela aurait pu se produire l’an dernier. On se souvient que l’entourage de Merckx prétendait expliquer son absence par sa jeunesse et son inexpérience. On peut sourire aujourd’hui en pensant à l’implacable domination de ce « jeune homme trop tendre ». Mais cette année, le Tour se courant par équipes de marques, son groupe sportif italien l’autorisa à tenter la grande aventure de tout champion cycliste.
Felice Gimondi, également absent l’an dernier pour d’aussi sombres raisons, n’a pas hésité cette année. C’est un candidat sérieux, très sérieux même …
… Mais une ombre gigantesque est venue troubler la fête annoncée : l’affaire Merckx.

Blog affaire Merckx

Lorsque ce journal paraîtra, nos lecteurs seront fixés sur son sort. Mais au-delà de sa présence espérée ou de son injuste absence, c’est tout le cyclisme professionnel qui est secoué par les péripéties troublantes de cette affaire.
Passons sur les guignolades de M. Rodoni qui, en tant que président de l’U.C.I (Union Cycliste Internationale), embrasse Merckx et lui déclare son innocence, avant de se souvenir qu’il est également président de la fédération italienne et qu’il ne peut désavouer celle-ci. Nous y somme habitués.
Il y a toujours des gens pour affirmer que les faits sont les faits. Mais lorsqu’ils heurtent à ce point la logique et la raison, les faits deviennent douteux, et l’on s’aperçoit qu’ils ont parfaitement pu être provoqués. Dans ce journal où nous avons toujours émis les plus grandes réserves sur les possibilités pratiques de la lutte anti-doping (et non, bien sûr contre son principe), nous refusons de nous perdre dans les détails de la procédure, même si ces détails accentuent le doute.
Allons plus loin : il nous intéresse peu de savoir si, le 1er juin, Eddy Merckx a ou non, comme tant d’autres coureurs, pris un stimulant, un reconstituant ou tout autre produit inscrit ou non sur la liste des produits interdits.
Par contre, nous ne cachons pas notre conviction que le champion belge a été « piégé » dans cette affaire. Que cela est établi par deux séries d’observations :
1) Il avait subi avant le 1er juin huit examens, tous proclamés négatifs, y compris à la fin d’étapes décisives. Il est clair qu’il y a tromperie quelque part : ou dans les huit analyses précédentes, ou le 1er juin.
2) Par contre, la date du 1er juin est particulièrement « bien choisie », puisque non seulement elle exclut Merckx du Giro (offrant ainsi la victoire à l’Italien Felice Gimondi ndlr) mais, par le jeu de la suspension automatique d’un mois, le mettait en situation de ne pas participer au Tour de France…
Ajoutons qu’elle met les dirigeants du cyclisme (et les organisateurs du Tour de France dans l’immédiat) dans une fâcheuse situation dans la lutte anti-doping. Car, ou bien Merckx était sacrifié à la raison d’État (en l’occurrence la lutte contre les stimulants interdits) ou bien son innocence, reconnue par la raison mais impossible à établir formellement, rend désormais difficile l’application de sanctions.
Voilà pourquoi l’affaire est grave, lourde d’intentions malsaines, semées de peaux de bananes placées avec art. Voilà pourquoi, au-delà du déroulement du Tour de France qu’on est écœuré d’avoir à oublier un peu, il faut exiger qu’elle soit tirée au clair, et que son renouvellement soit rendu impossible. »
L’affaire prit une ampleur politique, le ministre belge de la Culture envoyant une lettre au président de la fédération italienne de cyclisme afin que la pleine lumière soit faite rapidement sur le sujet. Entre temps, le nom du produit qu’aurait utilisé Merckx est révélé : il s’agirait de fencamfamine, un stimulant vendu en Italie sous le nom de Reactivan par le fabricant … Merck, ça ne s’invente pas ! Felice Gimondi aurait été pris avec ce même produit l’année précédente, toujours au Giro. Mais ce ne fut qu’après l’arrivée finale de l’épreuve qu’on divulgua le résultat de l’analyse.
On apprend, c’est fort de café, que les analyses effectuées à l’initiative des dirigeants de Faema (le sponsor de Merckx) sont toutes négatives. Par contre, curieusement, les pièces à conviction, soit les flacons utilisés lors de la première analyse, ont disparu.
Bien des années plus tard, Merckx déclarera que, trois jours avant ce contrôle, Rudi Altig, de l’équipe Salvarani comme Gimondi, était venu dans sa chambre avec une valise de billets pour « acheter » la victoire au Giro … !
Pour être honnête, l’affaire ne m’émut pas plus que cela à l’époque. Une page s’était tournée et le Tour ne me procurait plus la même passion depuis que l’idole de ma jeunesse, Jacques Anquetil, avait renoncé à y participer. « Mon » champion, en cette saison de ses adieux, avait choisi de reconnaître en auto les étapes, 24 heures avant les coureurs, pour le compte d’une station de radio périphérique.
Mais foin de mes états d’âme, je suis là pour vous raconter toutes les péripéties de ce Tour 1969 : avec une distance ramenée à 4 100 kilomètres, il est le plus court depuis bien longtemps. Il traverse successivement les Ardennes, les Vosges, le Jura, les Alpes, les Pyrénées et le Massif Central, ce qui laisse espérer une course animée.
Il marque aussi le retour aux équipes de marques, celles-ci devant comprendre obligatoirement sept coureurs de la même nationalité, celle de leur groupe sportif.
Enfin, il n’y a pas de journées complètes de repos mais plusieurs étapes courtes permettant des matinées de récupération.

Blog carte du Tour Pellos

Il faut regretter une absence de « marque » : celle de l’hebdomadaire But&Club Miroir des Sports édité par le Parisien Libéré qui a cessé de paraître le 14 novembre 1968.
Qu’à cela ne tienne, outre les traditionnelles et savoureuses chroniques d’Antoine Blondin dans le quotidien L’Équipe, j’ai matière à vous offrir avec les valeureux journalistes et photographes de l’hebdomadaire concurrent Miroir-Sprint et de son mensuel Miroir du Cyclisme, de mouvance communiste.
Pour nous faire patienter et aussi saliver, le truculent Abel Michea conte quelques-unes de ses belles histoires du Tour de France. Celle que je vous propose rappellera quelque chose aux lecteurs de mes billets sur le Tour 1949 :
« Nounouchette me sauta au cou, me débarrassa de mon imperméable, m’assit presque de force sur ma chaise, fouilla dans mon armoire et retira un cahier à couverture de carton et aux pages désespérément blanches. Elle le posa sur la table, et superbe, elle me glissa dans l’oreille en même temps qu’un baiser : « Tu sais, amour, le manteau de vison, je peux bien attendre trois ou quatre jours ! » J’étais anéanti. Il me fallait alors appeler à la rescousse les Petit-Breton, les Garin, les Lapize, les Pélissier, les Magne, les Leducq, tous ceux qui pendant des années et des années ont écrit les plus belles pages de la « Légende des Cycles » sur les routes du Tour de France…
« Je voudrais te raconter notre fabuleuse équipée à Aoste en 1949, celle où Alfredo Binda, debout dans sa jeep, avait dit : « Va ! » à Fausto Coppi.
Fausto, c’est le côté sportif. Un truc sensationnel qu’il avait encore fait, ce coup-là … Seulement, cette fameuse étape Briançon-Aoste, on en reparlera longtemps pour des tas d’autres raisons … Pour des raisons politiques, ma Nounouchette … Eh ! oui, politiques. Á cette époque, le Val d’Aoste souhaitait son rattachement à la France … Tu penses si ça pouvait plaire à ceux qui, neuf ans plus tôt, braillaient : « Savoiä nostra ! Nizza nostra ! ». Ils décidèrent donc de saboter l’étape valdotaine du Tour de France. Ils étaient venus en groupes, de Turin ou de Milan.
Et le concert commença. Chaque voiture française était saluée de cris hostiles, de gestes obscènes, de jets de cailloux et de crachats. Certains coureurs n’étaient pas épargnés. Á commencer par Jean Robic, « teste di vetro », tête de verre comme l’appelaient les Italiens. Biquet était responsable d’avoir tenu tête dans ce Tour au grand campionissimo Coppi. Ah ! ce cortège d’insultes qui l’accompagna ! Insultes ponctuées d’un geste toujours le même : le poing droit fermé qui se relevait comme un ressort, quand le tranchant de la main gauche frappait le creux du coude droit … Tu vois, mon cœur ?
Enfin, Coppi et Bartali triomphant, tout s’arrangeait à peu près. Pour les coureurs … Nos « commandos » de Turin et de Milan, eux, avaient encore des comptes à rendre. Il leur fallait à tout prix discréditer ces braves gens du Val d’Aoste qui avaient l’idée saugrenue de vouloir devenir Français !
Ce fut facile. Il suffisait de saboter les communications avec la France. Ah ! ma gazelle, si tu avais vu cette salle de presse de Saint-Vincent-d’Aoste … R.L. Lachat, debout sur une table, haranguant les confrères, prêchant la croisade ! Ce reporter espagnol s’évanouissant en criant : « Allô ! Allô ! » dans une cabine surchauffée. Ça criait, ça hurlait, on bombardait à coup de feuilles de papier chiffonnées les curieux qui pointaient leur nez par la porte de ce zoo d’un genre nouveau. Pour moi et un copain, ça ne s’était pas trop mal terminé. Si toutes les lignes avec Paris, Lyon, Nice étaient coupées, il en était resté une –coupée par la suite- avec Grenoble. Nous avions téléphoné nos papiers aux sténos des « Allobroges » qui les avaient répercutées sur Paris. Ouf !
Et la conscience tranquille, nous avions quitté la ménagerie pour aller boire un petit bitter-campari dans le bistrot contigu. Nous dégustions tranquillement quand un accordéoniste et un guitariste font leur entrée … Quelques airs langoureux. Quête. L’ami Lucien sort un billet de cent lires, le donne à l’accordéoniste en lui disant : « Dans la salle à côté, des confrères français s’ennuient, allez leur jouer quelque chose de gai … » Et voilà nos deux gars, bombant le torse, tapant du talon, entrant dans la salle de presse en entamant le plus martial des airs qu’ils connaissaient. Il n’y avait pas dans la salle, de pancarte : « Ne tirez pas sur le pianiste ! » Malheureusement, si tu avais vu cette sortie, ma gazelle…
Les deux gars, abasourdis, ahuris, ployant l’échine sous la pluie des projectiles, fuyant, poursuivis par une bande de fauves braillant.
Ça n’avait pas arrangé les choses. Tout le monde criait, tempêtait, hurlait : « Allo ! prompto … » Les malheureuses standardistes valdotaines frisaient la crise nerveuse. La salle enfumée était devenue un cabanon à fous. Les paquets de cigarettes se vidaient, tu sais, Nounouchette, en jetant les cigarettes à demi-consumées comme lorsque tu es de mauvaise humeur.
Monsieur Jacques Goddet, directeur général du Tour de France, était venu en personne prêcher le calme. Georges Briquet, sur les ondes, prévenait les directeurs et rédacteurs des journaux français qu’il serait prudent de ne pas compter sur les comptes rendus de leurs envoyés spéciaux.
Chacun commençait à en prendre son parti. Lachat écrivait un chant vengeur. « Papa » Huttier allumait sa cinquante-huitième cigarette. Jean Le Traon énumérait les éditions qu’il était en train de rater.
Alors, superbe, changé, chemisé de blanc, cravaté, le menton conquérant, entra Bébert. Tu connais, ma gazelle. Á cette époque, c’était Monsieur Albert Baker d’Isy. De la ligne d’arrivée, ses motards-téléphonistes avaient pu passer sa copie. Il avait rejoint son hôtel, s’était changé, avait écrit son papier pour la première édition du lendemain matin, et détaché de nos basses contingences téléphoniques, il venait demander son numéro à Paris.
On rigola, on chahuta, on chambra. Toujours superbe, Albert se dirigea vers les demoiselles du standard et demanda à une de ces filles aux yeux rougis, aux nerfs à fleur de peau, le numéro de « Ce Soir », à Paris. « Per favore ».
La demoiselle, à moitié morte de fatigue et d’énervement, enregistra son Turbigo 52.00.
Et pendant qu’on continuait de le chambrer, Bébert promenait son regard étonné sur la salle. Il n’eut pas le temps de méditer. La demoiselle du téléphone appelait.
– Prompto ! Signor, Turbigo, cabino quatro !
« Les lions de St-Irénée entrant dans la salle », comme écrivait l’autre, n’auraient pas causé plus de stupeur ! Nous regardâmes. Je t’assure, mon amour, je suis certain que pas le moindre soupçon de jalousie n’habita un seul d’entre nous. Au contraire, on bâilla d’admiration et le même sifflement exprima la même pensée : « Ce Baker, quand même, c’est bien le plus fort ! »
Admiration qui fit place à un immense éclat de rire. Albert surgit de la cabine, le front écarlate, les narines palpitantes, le menton agressif, hurlant, tempêtant, incendiant la malheureuse standardiste qui n’y comprenait goutte.
En fait de son journal parisien, Albert Baker d’Isy venait d’obtenir le 52 à Turbigo, petite ville piémontaise. Cinq minutes plus tard, Albert en rigolait avec nous. Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire d’autre ?
D’ailleurs, le lendemain fut un jour inoubliable. C’était journée de repos dans ce merveilleux cadre de Saint-Vincent-d’Aoste. Les communications téléphoniques rétablies. Les commandos turinois et milanais ayant repris les routes du Piémont et de la Lombardie. Mais surtout, Valdotains et Valdotaines se mirent en quatre pour nous faire oublier ces fâcheux incidents. Ah ! Nounouchette, cette dernière soirée dans le Val d’Aoste, en juillet 1949 …
Pourquoi fais-tu ces yeux et jettes-tu ta cigarette à moitié allumée, mon amour ? »
Dans le numéro d’avant Tour de France du Miroir, Roger Frankeur consacrait un article à une grande figure de la télévision : « Big Léon en selle pour le Tour ». Les plus anciens auront reconnu l’imposant (au propre comme au figuré) et populaire Léon Zitrone, journaliste polyglotte, reporter intarissable sur les événements mondains et les grands prix hippiques, animateur avec Guy Lux et Simone Garnier de l’émission culte Intervilles.
Coluche le pasticha dans un de ses premiers sketches, souvenez-vous de l’inénarrable procession télévisée style dernière ligne droite de Longchamp : « Eh bien, nous vous parlons depuis la petite chapelle de Sainte-Lorette-en-Vexois, où doit avoir lieu la remise des communions apostologiques sous le haut commandement de sa Sainteté Mgr Demont de Valmore … »

Blog Big Léon Zitrone

Big Léon, comme on le surnommait affectueusement, était chargé en cette année 1969 d’assurer les commentaires à la télévision en remplacement de Robert Chapatte après les mouvements sociaux de mai 68. Morceaux choisis de l’article :
« Fourbir ses adjectifs, affûter son lyrisme, ou polir ses imparfaits du subjonctif, ne seraient pas des images qui conviennent dans son cas, car tout cela est naturel et jaillit spontanément quand Big Léon est au travail.
Cette année, tant que Zitrone sera au créneau, pardon au micro, la Télé sera bien gardée, bien servie, bien défendue. Finies les indigences de l’an passé. Que diable ! Quand une aventure manque de sel, n’est-ce pas un peu la faute de ses commentateurs qui n’ont pas l’imagination de l’assaisonnement ou manquent des ingrédients du vocabulaire…
– À qui vont vos préférences, aux purs-sangs ou aux hommes ?
– Les chevaux sur le plan esthétique me procurent sans doute plus de délectation : c’est l’élégance, les couleurs, la soie … Les cyclistes c’est l’effort visible, la sueur, la laine … Vous comprenez ? … mais je sais aussi que le coureur va me parler, me confier ses impressions après le sprint final … Pas le cheval !…
… Léon se voit déjà décrivant l’épopée.
– Avouez que si Merckx se détachait dans le Tourmalet par exemple, ce serait un grand moment ! … On ne me ferait pas taire !... »
On en reparlera lors de la dix-septième étape ! Car, finalement, IL va partir ! IL, c’est bien sûr Eddy Merckx dont la sanction a été certes confirmée, mais la Ligue Vélocipédique Belge s’est pourvue immédiatement en un appel suspensif.
Le 56ème Tour de France part de Roubaix : « Habituellement, on y arrive pour la fin de la plus célèbre des classiques. Aujourd’hui, la course en part. C’est le monde à l’envers. Un peu comme si cette ville de Roubaix que notre mémoire écolière associe immanquablement à Lille et Tourcoing était devenue solitaire pour s’appeler Beyrouth. Dans l’enceinte d’une ancienne usine textile, plate et apparemment sans toit, les derniers préparatifs vont leur train.
Derrière une façade couleur du sang séché, là où l’on prenait la laine par un bout pour faire méthodiquement une pelote jusqu’à l’autre bout, le Tour dévide son organisation sans le moindre nœud. Tout est encore neuf et propre. Les drames qu’évoquent les murs cramoisis seront pour plus tard. Les querelles byzantines autour du doping se sont tues et les arabesques de la fantaisie demeurent inconnues. Le simple bon sens semble même exclu. Il fait en tout cas défaut aux C.R.S. qui réceptionnent notre voiture :
– Votre plaque ?
Sans la plaque officielle en question, tout véhicule fait figure d’intrus.
– Mais nous arrivons !
– Oui mais sans plaque, je ne peux pas vous laisser vous garer là.
– Alors comment pouvons-nous la chercher ?
Dialogue de sourds qui pourrait s’éterniser. La solution n’est pas plus facile à trouver que la manière pour les coureurs d’empêcher Merckx de gagner une épreuve taillée à la mesure de ses dons éclatants : cinq courses contre la montre alors qu’il est le plus fort dans cet exercice et toutes les montagnes de France alors qu’il voltige sur les pentes. Á peine si un esprit quelque peu perspicace parvient à déceler un seul signe favorable à l’un de ses nombreux adversaires. De Roubaix à Paris, le tracé dessine, en effet, une vague botte qui n’est pas sans rappeler celle que forme la péninsule italienne. Et l’Italie, c’est Gimondi.
La première épreuve du Tour consistait à escalader six marches. Celles qui permettaient à l’athlète et à sa monture de parvenir sur la plate-forme d’un camion d’où il s’élançait dans un curieux bruit de toboggan malmené par des fesses enfantines pour les dix kilomètres du contre la montre … »

Blog Prologue

Depuis 1967, était organisé un court prologue contre la montre pour attribuer le premier maillot jaune du Tour. Celui-ci long de 10,400 kilomètres semblait devoir échoir à … Eddy Merckx.
Ce jour, le vélodrome de Roubaix était en terre belge. La tribune face au podium avait été investie par ses compatriotes. « Eddy ! Eddy ! », son prénom fut scandé par les spectateurs debout frappant dans leurs mains. Ce sont les mêmes, deux heures plus tard qui siffleront Jan Janssen, maillot jaune au titre de son succès dans le précédent Tour. Ici, on ne lui pardonnait pas d’avoir soufflé l’an dernier la victoire au Belge Herman Van Springel et on lui criait : « Au contrôle ! » Il s’y mêlait aussi la vieille rivalité entre les Belges et les Hollandais et surtout le souvenir des déclarations très directes faites par Janssen après l’amnistie dont a bénéficié Eddy Mercx.
Dans sa chronique Une course et des hommes, voici ce qu’en disait le journaliste Raymond Pointu de Miroir-Sprint :
« Distingué par tous les pronostics, il a pourtant fallu que Merckx recherche une nouvelle évidence. Voilà un jeune homme de 24 ans qui ne semble connaître de l’arithmétique que le premier chiffre. Il raisonne tout avec des uns cardinaux et des premiers ordinaux. Son équipe s’étant vue désigner la première par le tirage au sort, il choisit contre tous les usages cyclistes de partir le premier et d’ouvrir ainsi la route du Tour. Le problème abstrait que pose l’épreuve se trouvait donc parfaitement imagé, avec Merckx premier partant et la coalition de ses opposants prévue en fin de soirée.
De la sorte agencé, le spectacle a tenu toutes ses promesses. Pendant plus de deux heures, le sémillant Eddy occupa de façon inexpugnable la tête du classement. Pendant de longs instants d’attente languissante, il s’agit moins pour ses suivants de chercher à le dépasser que de tenter d’arriver le moins loin possible de lui. Rien n’y faisait. Même pas les recettes originales que dispensait le docteur Maigre autour du camion de départ :- Toi, disait-il au Marseillais Chappe, tu devrais marcher à l’aïoli. Lui, il n’a jamais été aussi fort que depuis que je l’ai invité à Grenoble devant un tel plat.
Alors partit Altig. Ce que les Bracke, Poulidor, Pingeon (vainqueur du Tour 1967 ndlr), Ocaña, Janssen (vainqueur du Tour 1968), Gimondi (vainqueur du Tour 1965) et consorts ne parvinrent pas à faire sur un parcours plat offrant de longues lignes droites dans lesquelles un vent malin courait, ce monument de puissance de 32 ans réussit à le réaliser.
… De son propre aveu, il s’était « spécialement préparé » pour ce prologue. La formule est grosse de sous-entendus (il faudra se souvenir de cette remarque ndlr).
… Cependant que le vent était tombé et que la journée fraîchissait, il s’élança dans un rush sauvage et s’en vint ruiner l’espoir de Merckx de pénétrer en jaune en Belgique. »

Altig prologueBlog Merckx Prologue ombreBlog banderoles anti contrôles

Devant ce crime de lèse-majesté, faute de voir Eddy revêtu de la toison d’or, on craignait de l’acrimonie à l’égard des coureurs étrangers en traversant la Belgique, et en particulier vis-à-vis des Italiens et spécialement de Felice Gimondi. Dans son reportage dans Miroir-Sprint, Gilles Delamarre évoquait l’unité nationale belge derrière leur champion :« Nos confrères belges avaient même estimé nécessaire de lancer un appel au calme dans leurs colonnes. On n’est jamais trop prudent. On vit bien sûr quelques pancartes qui rappelaient les récents incidents et la suspension de Merckx : « Les Italiens ont volé le Giro à Merckx » disait l’une. Une autre, beaucoup plus emphatique : « Rodoni, tu es un Judas ».Une troisième était plus tournée vers l’avenir : « Eddy, prends ta revanche ». Mais jamais, les spectateurs qui formaient une véritable haie ne s’en prirent directement de la voix aux coureurs italiens. C’est qu’ils ne balancent pas entre le besoin irrépressible d’encourager Eddy Merckx et celui plus sous-jacent de huer Felice Gimondi. On ne peut pas en même temps applaudir et montrer du doigt. Mais la méfiance, pour ne pas dire plus, à l’égard des coureurs italiens est bien réelle. « Ce sont tous des truqueurs » m’a dit sans prendre de gants un Bruxellois. « D’ailleurs, ajouta-t-il, cela ne date pas d’hier. Du temps de Sylvère Maes ou de Romain Maes, on leur jetait déjà des clous pour qu’ils ne gagnent pas ». C’est un léger complexe de persécution qui n’a qu’un remède : une victoire dans le Tour. Une Flamande (« Les Fla, les Fla, les Flamandes, ce n’est pas mollissant », chantait le Grand Jacques ndlr), qui est à ranger dans le camp des excités, m’a avoué : « Je ne connais rien au cyclisme, mais si je pouvais reconnaître Gimondi lorsqu’il passera, je lui jetterais une tomate pourrie ». De toute évidence, aucun Belge n’a cru à cette « histoire de doping », et on en rend responsables les Italiens en général, et parmi eux les coureurs, et surtout Felice Gimondi. »

Blog Epicerie Merckx

Eddy Merckx devant l’emplacement de l’ancienne épicerie au départ du Tour 2019 à Bruxelles

Catastrophe : Woluwé-Saint-Pierre, qui espérait le triomphe de son enfant prodige (Merckx y avait passé sa jeunesse, son père y tenant une épicerie-charcuterie), assista déconfit à la victoire au sprint de Marino Basso … un Italien de l’équipe des saucissons Molteni ! Quand on sait le ressentiment que couvait alors toute la Belgique à l’endroit de tout ce qui venait d’Italie, après la ténébreuse affaire, on en mesurait la part d’inconvenance.

Blog Merckx en tete dans mur Grammont 1ere étape

Eddy Merckx fait le forcing dans le fameux Mur de Grammont

Blog Basso gagne à Woluwe

Antoine Blondin, déjà dans une forme « stupéfiante », manifestait verve et culture pour sa première chronique, élevant le débat :
« Vers 1932, un cortège comme on n’en voit plus que dans les récits d’enfants, ceux du moins que préfèrent les légendes réfugiées dans le temps à celles qui trouvent leur meilleure perspective dans l’espace, s’en allait débusquer de sa tanière Michel de Ghelderode, dramaturge brabançon, plein de souffle et de soufre. Il était composé du bourgmestre de Woluwé et de ses échevins ; l’objet en était de convaincre cet auteur ombrageux d’écrire à l’échelon de la localité un grand mystère du Moyen Âge, dans l’alternance des clairs-obscurs et des teintes violentes qu’il affectionnait.
Ghelderode prit le loisir d’une longue méditation tourmentée sur le parvis de l’église romane de Saint-Lambert, puis quelques mois plus tard, mit au jour une œuvre de plein vent d’une rare puissance, intitulée Marie la Misérable.
C’est l’histoire d’une jeune fille de Woluwé, Marie La Cluse, célèbre pour sa beauté et sa jeune noblesse, qui va se trouver accusée injustement d’avoir dérobé au seigneur local un calice en or, riche de prestiges stupéfiants. Elle sera proprement enterrée vivante à la diligence du prévôt. Quand on apprendra qu’une main criminelle avait tout simplement dissimulé le joyau dans les affaires de la demoiselle, le prévôt ne pourra que répondre : « Les preuves étaient flagrantes : elle devait être condamnée et exécutée. »
Il n’est pas indifférent de remarquer, aujourd’hui, que ce sont les mêmes autorités communales de Woluwé qui ont demandé aux organisateurs du Tour de France de leur composer une de ces apothéoses gothiques, avec bannières et figurants innombrables, dont le sport a le secret. Cette célébration avait essentiellement pour propos de consacrer la gloire de l’enfant du pays en lui offrant une tunique en or et, subsidiairement, de convier ses parents, ses amis, les ressortissants de la commune, de la province, de la nation aux joyeusetés d’une cité parée pour quelque gigantesque fête des Merckx.
On était au printemps dernier. Les chevaliers de la Table Ronde se mirent à l’ouvrage et nous tricotèrent aussitôt un ouvrage de leur façon. C’est l’histoire d’un jeune homme de Woluwe, Eddy Merckx, célèbre pour sa classe et sa jeune santé, qui va s’incarner lui aussi, à l’étonnement général, dans le rôle d’une victime abusée par les machinations de l’évidence. Accusé, puis condamné pour avoir recélé des produits stupéfiants qu’on avait découverts en fouillant des urines, il offrira au prévôt de l’Union cycliste internationale l’occasion de cette piètre justification : « Les preuves de sa culpabilité étaient flagrantes. »
Or il est communément admis qu’il y a là, également, comme un grand mystère et quasi moyenâgeux. Il y flotte au niveau des faits et du verdict un relent des procès de sorcellerie en plein XXe siècle. La présomption la plus généralement partagée est que Merckx a été dupé beaucoup plus que dopé.
On songe à la main criminelle … et puis l’on se dit qu’on abordera tout à l’heure aux rivages de cette Hollande dont le Rhin contenait de lourdes traces d’endosulvan … et que ce produit toxique, ce n’est pas elle qui l’avait mis en œuvre mais une main allemande (celle de Rudi Altig ndlr) … et que cette main même n’était pas criminelle. Le vélo trouve décidément ses répondants dans la science comme dans la fiction.
Pour en revenir à Merckx, plus heureux que Marie La Cluse, si on l’avait enterré lui aussi un peu vite, il n’a pas tardé à resurgir à tombeau ouvert. Cette renaissance, il l’a fêtée parmi les siens en se taillant dans le Maillot Jaune, une jolie brassière pour un néophyte à son premier jour de course.
Il est évident, que dans son cas, misérable ne saurait signifier ni coupable ni miséreux. »
Non, l’Antoine n’avait pas abusé du « jaune » : en effet, le tortueux règlement de la demi-étape contre la montre disputée en fin d’après-midi, avait rétabli les choses. Toute la Belgique endossait, avec son Eddy, le paletot jaune grâce aux 20 secondes de bonification glanées par l’équipe des cafés Faema.

Blog 1er étapeBlog clm par équipes 0Blog Altig déjoue les plans

Á propos de la seconde étape qui menait aux Pays-Bas, à Maastricht, Blondin, toujours inspiré, arbitre des élégances, qualifiait Merckx de dandy de grand chemin :
« Chez les champions, plus que chez quiconque, le prêt-à-porter se confond avec le prêt-à-partir. Ce dandy de grand chemin, en expectative devant sa garde-robe, pouvait légitimement hésiter ce jour-là entre quatre ou cinq ensembles différents. Rayon casquette, pas de question : elle serait jaune. Mais elle pouvait aussi bien s’harmoniser avec une casaque ton sur ton pour le petit soir, avec une casaque rouge et blanc brodée de l’inscription « Faema », qui signifie en latin « réputation », pour passer précisément inaperçue, ou avec une casaque blanche pour épater tout le monde. Seule manquait une casaque verte dont il s’était débarrassé la veille pour la donner au blanchisseur Basso, le sprinter glouton aux enzymes.
Eddy se contempla une fois encore au miroir de la course et sourit avec complaisance : il était non seulement l’étoile, mais le porte-maillots (calembour incompréhensible pour ceux qui n’ont pas emprunté l’avenue de la Grande-Armée, à Paris).
« Couvre-toi, lui répondit sa femme, ça va chauffer. »
Tout le monde oubliait que l’homme heureux est celui qui n’a pas de maillot. Particulièrement le jaune qui est comme tunique de Nessus et consume celui qui le porte.
Dans le même temps, cette tunique de Virlux, du nom du beurre qui permet au leader de la course de faire le sien, était ardemment convoitée par deux personnages qui allaient casser la baratte et transformer l’étape en écrémeuse.
Ce fut d’abord Rudi Altig comme en ses plus beaux jours, le torse haut, l’œil phosphorescent, poussant des cris de guerre à la Kubler pour rameuter ses compagnons d’échappée comme on lance une commande : « Et un Rudi beurre … un ! »
Si bien que les vieux experts boucanés sur le bord de la route s’appuyaient sur leur fourche pour le regarder passer, juger du coup, supputer de la moisson et, sans accorder à l’entreprise toute son ampleur, convenaient à tout le moins : « Voilà un Rudi vert qui s’annonce… », signifiant par là qu’Altig allait prendre des options sur le trophée par points.
Quant tout rentra dans l’ordre, ce fut au tour d’Eddy Schutz, le Luxembourgeois, d’affirmer ses prétentions, en prenant virtuellement ce maillot Virlux qui, malgré tout, ne sortait pas du Benelux.
Qu’à cela ne tînt ! Merckx prit le guidon par les cornes pour donner un grand coup sur l’étable et prouver, en donnant la chasse à Eddy, comprenne qui pourra, qu’un Eddy ne chasserait pas l’autre. Cette querelle de paletot se termina, elle aussi, par une veste. »
Pour le coup, Merckx céda son maillot jaune à son coéquipier fidèle Julien Stevens.
Et Antoine de conclure : « Brummel aussi faisait porter ses vêtements neufs par son valet de chambre, après avoir pris les mesures. Il fallait naguère aux champions des porteurs d’eau, il leur faut maintenant des portemanteaux. »

Blog Stevens intérimaire de MerckxBlog Stevens en jaune avec miss

En 1969, les misses à l’arrivée portaient les jupes courtes

L’Antoine (Blondin) est toujours aussi inspiré lors de la troisième étape de Maastricht à Charleville-Mézières … et pour cause :
« Durant cette étape placée sous le signe de deux buveurs sublimes, à travers le paysage contrasté des Ardennes où Arthur Rimbaud, régional de ce soir, entraînait jadis Paul Verlaine de tavernes en estaminets, sur les chemins de cette Wallonie vallonnée où un enthousiasme fortement imbibé faisait chavirer le badaud ivre, nous agitions précisément des problèmes de boisson.
Nous venions d’apprendre que trois coureurs italiens de l’équipe Molteni, dont le remarquable animateur est Michele Dancelli, avaient été frappés de cinq mille anciens francs d’amende et de trente secondes de pénalisation pour s’être fait ravitailler en liquide « par l’avant », au lieu de se laisser glisser en queue de peloton pour aller boire « par l’arrière », comme le stipule formellement le règlement…
… Enfin, a-t-on songé à ce qui doit se passer s’il n’y a plus ni avant ni arrière parce qu’il n’y a plus de peloton ou que, s’il en existe un, le coureur qui s’en est échappé, en solitaire, sera fatalement obligé de se ravitailler par l’avant puisque le peloton est, par définition, derrière lui. Le cas s’est présenté précisément entre Maastricht et Charleville et s’est terminé tout naturellement en queue de boisson.
Maintenant, vous me direz qu’on ne boit pas tout seul. C’est un fait. Il n’en reste pas moins que lorsque Timmerman, champion d’une marque de cigares hollandais (Willem II), après avoir pris dix-huit minutes d’avance à ses camarades, s’aperçut que son échappée pour être bidon n’en était pas moins altérante et exprima la bonne volonté de se laisser glisser en queue de peloton pour s’imbiber un peu, c’est dans le cigare des commissaires que je crus lire de la perplexité.

Blog Timmerman-Agostinho

On connaît la suite et les ravages de la tempérance : côte de Mont-Theux, côte de la Bouquette, côte de Deverdisse, côte de Pussemange etc… Elles se succédaient toutes, sauf les côtes du Rhône ou quelque petit bidon de derrière les Fagor, et Timmerman fut rejoint, dépassé.
Ainsi venait de se consumer, faute de liquide, si l’on veut me croire, l’homme aux cigares qui avait voulu faire cendre à part.
Cendre (et Meuse ndlr) aussi pour Basso, le plus rapide du lot, qui venant de se faire battre au sprint sur les bords de la Meuse par Leman, l’homme au nom de lac, et qu’on retrouvait au pied du podium dans l’ivresse de la rage. Le Basso ivre …Ô Rimbaud ! »

Blog Sprint LémanBlog Pas de fac à face Merckx Van Looy

Dans sa chronique Une course et des hommes, Raymond Pointu s’attache à un portrait du vieillissant Rik Van Looy :
« – Quand je vois que je ne marche pas bien dans le Ballon d’Alsace, j’arrête, sais-tu. Je rentre à la maison.
La maison, c’est Herentals où il a ouvert depuis le début de l’année, en association avec son beau-frère, un club hippique, c’est pourquoi Rik s’était un peu fait tirer l’oreille pour montrer le bout du nez à Roubaix. Á cause des fabricants de cigares Willem II qui ont dépensé beaucoup d’argent pour s’attacher ses services et qui tenaient à ce qu’il soit présent sur le Tour, 36 chevaux et 280 membres se trouvent aujourd’hui à l’abandon.
– Pour moi, cela aurait été mieux de ne pas faire le Tour pour préparer le Championnat du Monde.
Á 36 ans, il les aura le 20 décembre, et après avoir été comblé par une longue carrière entamée en 1949 chez les amateurs et 1953 chez les professionnels, il pense donc encore à un titre mondial : pourtant, depuis le début de l’année, il s’est presque contenté d’écumer les critériums et il me cite fièrement son palmarès de la saison. J’en suis confus pour lui.
– J’ai gagné neuf courses en Belgique, en France et en Hollande, ce ne sont pas des classiques mais des semi-classiques. Les coureurs qui y participent ne sont pas de grands coureurs mais de bons coureurs.
J’aborde maintenant un sujet épineux. Celui de Merckx.
– Nous sommes passés en Belgique. Presque toutes les pancartes étaient pour Merckx. Cela ne vous rend pas triste que l’on vous aie oublié si vite ?
Il proteste :
– J’ai plus de supporters que lui, sais-tu ?
– Encore maintenant ?
– Oui, oui, encore maintenant. Bien sûr, Merckx, il est un grand champion. On ne parle de lui que parce que c’est le Tour et qu’il peut le gagner. Il a des supporters, moi j’ai des sportifs qui m’encouragent.
Il est vrai que l’opinion belge a passionné le débat. Le pays a fait bloc derrière son champion. Seuls quelques anti-Merckx font courir à son sujet une histoire médisante. Il suggère discrètement que ce n’est pas un produit chimique qui a empoisonné les eaux du Rhin mais que c’est Merckx qui a fait pipi dedans.
Je risque une appréciation.
– Il est fort tout de même ce Merckx.
– Il vient tout seul. Personne en Hollande, personne en France, aucun jeune, en Italie Gimondi et c’est tout. Moi quand je suis arrivé, il y avait de grands champions.
Et le voilà qui rassemble dans sa mémoire avec un empressement douteux tous les noms célèbres du vélo, jeunes ou pas, qu’il a côtoyés au cours de sa carrière. C’est presque une anthologie du cyclisme.
Lui, est toujours là avec ses 1m 77, il ne sait pas très bien, ses 82 kilos l’hiver, ses 78 kilos en saison et ses 74 pendant le Tour. Il dispute encore des sprints sans prendre de risques. Il affirme d’ailleurs qu’il n’en a jamais pris. En excellente condition pendant les 150 premiers kilomètres, il souffre ensuite mais se retrouve en vue de la ligne d’arrivée. Une bouffée de jeunesse qui lui revient.
Aura-t-il beaucoup souffert sur la route fondue au soleil qui conduisait à Nancy ?

Blog Van LooyBlog Van Looy vers NancyBlog Van Looy en solitaire

Il se sera alors agi pour lui d’une souffrance joyeuse. Échappé dès le km 100, le vieil homme du peloton ravivait dans son sillage une traînée de souvenirs émus. En le laissant partir, les grands de ce jour lui rendaient-ils un dernier hommage ou le ravalait-il au rang d’un second plan ? Il est en tout cas certain qu’il s’éclipsa avec leur consentement tacite. »
Blondin, à son tour, lui fait une escorte … impériale :
« Hier, celui qu’on appelait naguère « Rik Imperator » a célébré à sa façon le bicentenaire de la naissance de Napoléon, en menant tambour battant sa campagne de France sur les champs de bataille de Bazeilles, de Montmédy et de Pont-à-Mousson. Après tant de jours « sans », Van Looy, débarqué d’on ne sait quelle île d’Elbe cycliste, allait vivre sur la route de Nancy des « Cent Jours » triomphants.
On imagine le coup de tonnerre et la panique dans le cérémonial qu’eût provoqué, il y a seulement trois ou quatre ans, sa sortie du peloton. Et l’on peut présumer qu’une certaine indifférence, sinon une certaine complaisance, chez ceux qu’il avait si longtemps terrorisés, préluda au dernier récital du vieux lion. Il peut être, en effet, tenu pour vraisemblable qu’on ne reverra plus un pareil spectacle sur le Tour de France et, sans doute, sur aucun autre chemin au monde. La foule, la caravane, et même ses adversaires ne s’y trompaient pas, qui baignaient dans l’enthousiasme déchirant des never more et savouraient l’entreprise comme un post-scriptum essentiel à une œuvre considérable, l’écho perpétré d’un message de maîtrise de soi et de domination….
J’envisageais fort bien Merckx et Gimondi, Altig et Poulidor consentant à l’ancêtre de 36 ans le loisir d’une apothéose qu’ils seront bien contents de se voir retourner dans quelque temps par les couches montantes, quand leurs derniers feux couveront sous la cendrée des vélodromes.
Mais non Pont-à-Mousson n’était pas Pont-aux-Dames. Le Tour ne passait pas par la Lorraine, avec ses cabots. La moyenne remarquable pour une telle distance, la course raccourcie de vingt minutes sur le meilleur horaire prévu en font foi. On pouvait mesurer en détermination et en aisance tout ce qui séparait l’échappée solitaire de Van Looy de celle d’un Timmerman, le jour précédent. La veille, c’étaient les autres qui avaient du retard, hier c’était lui qui avait de l’avance.
Quand celle-ci dépassa les douze minutes, on se prit à rêver que, emporté par son élan, Van Looy allait rejoindre Anquetil dont le propos quotidien, comme on sait, est de reconnaître l’étape du lendemain. Coureurs avant-coureurs, à la fois signes et symboles, les deux vieux rivaux eussent alors projeté dans l’espace l’épure exemplaire de toutes les étapes à venir pour l’édification des masses et des élites nouvelles.
Car il figurait assez bien le corrigé du champion, ce Van Looy puissant et délié, froid et rageur, escorté comme en ses plus beaux jours par l’apparat des photographes et des voitures, ressuscitant ses splendeurs passées sur un boulevard du crépuscule qui avait les couleurs de midi, et les rêvant peut-être.
Champion surtout, parce que dans cette région promise à l’audace, où le Téméraire jadis fit la loi, il courait le risque d’être le vaincu du jour là où il aurait pu se contenter de ne pas gagner l’étape…
Il nous remettait à l’esprit que l’éventualité de l’échec est le complément indispensable de l’exploit, qu’il en valorise la tentative et que, en dernier ressort, « l’important n’est pas d’être sage, c’est d’aller au-devant des dieux », comme l’a dit un poète qui ne sortit jamais de chez lui que pour aller à l’Académie française. Encore habitait-il à côté. »
Je ne sais pas si c’est à elle que Blondin pensait mais la citation appartient à la poétesse et romancière Anna de Noailles qui fut la première femme reçue à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, au fauteuil où lui succéda Colette. Plus tard, l’Académie française créa un prix en son honneur.

Blog Poulidor reve en jaune

En tout cas, « un attentiste nommé Poulidor », que le dessinateur Pellos coloriait en jaune au moment des vœux de nouvel an 1969 en couverture du Miroir du Cyclisme, devrait s’en inspirer :
« Il y a ceux qui attaquent et ceux qui attendent. Des premiers on parle beaucoup, des seconds seulement pour regretter leur attitude. Sans les premiers, la course serait terne. Mais il ne faut pas aller trop vite en besogne. Comme dans une certaine parabole, les derniers seront peut-être les premiers, derniers ne désignant dans ce cas que quelques-unes de la dizaine de personnalités de haut rang aptes à une victoire dans le Tour ;
Depuis le départ de Roubaix, pas une seule fois Raymond Poulidor n’a eu les honneurs de Radio-Tour. Pas une seule velléité d’évasion, mais pas non plus de crevaison, même les traîtres cailloux qui le mettaient en position difficile dans les moments les plus chauds le laissent pour l’instant tranquille.
Faut-il donc croire ce que Poulidor disait après sa victoire dans le Critérium des Six Provinces : « J’aborde le Tour très décontracté. Je n’y crois plus. J’ai été trop marqué par la malchance dans cette épreuve. Mais j’aime bien la disputer ».
C’est en tout cas l’attitude que Poulidor continue d’adopter. Il ne cache pas avoir été en difficulté les premiers jours. « Des étapes difficiles car la course a démarré très vite et je manquais de rythme ». Mais il affiche une belle santé. On le devine prêt à tous les efforts. Peut-être se sent-il débarrassé moralement du complexe du favori. Dans les pronostics, Merckx bien sûr, mais aussi Gimondi et Pingeon sont passés avant lui. Cela le réjouit : « Je n’ai pas à supporter le poids de la course. Je me repose sur Merckx ou Gimondi. Eddy Merckx domine vraiment la course. Il fait des efforts mais très facilement. Il sera dur de le détrôner. Moi je ne viens qu’au cinquième ou sixième rang, et, il y a beaucoup de coureurs qui comme moi attendent les étapes décisives ».
Attendre, le mot important est lâché. Mais là-dessus, Raymond a des idées très précises : « Attendre, ce n’est pas abdiquer. Dans la montagne, je peux profiter d’un contre. Vous savez, si attaquer c’est faire comme Pingeon, cela ne me tente pas, et il a failli être lâché deux fois hier et aujourd’hui. L’important c’est d’être à l’arrivée ».
Alors on attendra la montagne et plus spécialement le Ballon d’Alsace : « Ce Ballon, dit Poulidor, je ne le connais pas. En 1967, avec ce coup de barre que j’ai eu, je l’ai monté dans le brouillard, dans tous les sens du terme. Il y aura aussi cette étape de La Forclaz, très courte, qui sera dure. C’est là qu’il faut voir, je crois pouvoir faire encore des différences. »
Impayable Raymond qui ne changera décidément jamais ! Bien sûr, l’admirateur inconditionnel d’Anquetil que je fus ne peut que sourire devant les propos du brave champion Limousin. Depuis que Maître Jacques a renoncé à courir le Tour, Poulidor a trouvé sur son chemin, un Gimondi, un Aimar, un Janssen et même ce Pingeon qui attaque inconsidérément, pour lui interdire la gloire avec le maillot jaune !
Et ce n’est pas son directeur sportif Antonin Magne dit Tonin le Sage qui l’aide à forcer sa nature : « Je me souviens très bien de Garrigou, j’étais encore un gosse. Il a fini 2ème, 3ème et 2ème, et encore 2ème. Et puis, il a fini par le gagner son Tour. Pourquoi pas Raymond ? »
Á l’occasion de l’étape Nancy-Mulhouse, au programme du concert « blondinesque » est inscrit le fado du fada, hommage au coureur portugais Joaquim Agostinho de l’équipe Frimatic-De Gribaldy :
« Quand elles le voient passer en exergue de la course, ce qui arrive de plus en plus souvent, les personnes du sexe, depuis les buralistes oxygénées jusqu’aux fillettes des écoles, s’exclament à l’envi : « Pouah ! Qu’est-ce qu’il a bruni … Pouah ! Qu’est-ce qu’il est velu … » Et les bonnes sœurs se signent.
Ce diable d’homme qui mène, qui mène le diable à quatre, c’est le Portugais Joaquim Agostinho, et, pour avoir le privilège de partager sa compagnie, lorsque le caprice lui vient de sortir de sa boîte, nous pouvons vous dire qu’il est très beau sur une bicyclette et que ses fugues fuligineuses épousent la trajectoire d’une détermination des plus classiques jointe aux plus aberrantes aspirations.
Que les bonnes sœurs se rassurent : si l’on doit retrouver, quelque jour, un homme les bras en croix sur le bord de la route, ce sera lui … »
Le pauvre Antoine ne pensait malheureusement pas écrire si juste : une dizaine d’années plus tard, l’infortuné Joaquim décéda, suite à une terrible chute après avoir percuté un chien lors du Tour de l’Algarve.
Continue Antoine : « Jusqu’à cette issue, malgré tout improbable (eh non ! ndlr), chaque fois qu’Agostinho demandera voix au chapitre les suiveurs considèreront désormais que c’est un chapitre à suivre.
Les Portugais qu’une certaine vocation de l’ennui (la saudade ndlr), considéré comme un produit local, a incités à sillonner le monde et qui ont fourni à la civilisation ses plus grands navigateurs, n’avaient malgré tout jamais remporté une étape du Tour de France. Cette lacune au palmarès de l’aventure est comblée depuis hier. L’entrée dans les Vosges devait à la légende cette image d’Épinal.
Joaquim n’avait pourtant, en apparence, rien d’un de ces conquistadors qui s’élancèrent naguère, comme un vol de gerfauts (sic José-Maria de Heredia ndlr), fatigués de porter leur misère hautaine. Sa misère tenait dans une inexpérience à peu près totale (il n’a découvert la bicyclette que depuis deux ans) et dans son ignorance du français (il n’a pas ouvert la bouche depuis le départ). 
Il faisait plutôt très coureur local et idole du village. D’un village où l’on ne passerait jamais. Comme chaque jour délivre son contingent de régionaux de l’étape, lui était tous les jours le régional du dépaysement. On aurait dit que ses directeurs sportifs ne l’avaient engagé que sur la foi d’une mode qui veut que les domestiques portugais soient très recherchés … »

Blog Nancy-Mulhouse 1Blog First Plan 2Blog First Plan 3

Dans sa chronique de Miroir-Sprint, Raymond Pointu évoque l’autre héros de l’étape vosgienne, un Breton qui endosse le maillot jaune :
« N’aurais-je vu que la mine de Letort dans ce Tour de France que je serais déjà comblé. Dans sa chambre mulhousienne, il présentait le visage un peu niais du bon élève survenu par mégarde à la première place devant l’éternel prix d’honneur. Il gardait au coin des lèvres qui s’étirent pour laisser passer l’inégalable accent de Plancoët le pli de l’embarras sur lequel un sourire futé s’était posé. Le bonheur était derrière, souterrain. Un bonheur profond et précieux qui lui faisait manipuler le maillot jaune comme la chose la plus rare. Enfin, il se détendit et laissa échapper son soulagement : « Ça récompense ! »

Blog Letort en jaune

Le gars Désiré portait depuis deux ans un poids de rancœur. Quatrième au classement final de l’épreuve en 1967, il était ensuite devenu champion de France mais avait connu l’infamie de la disqualification pour doping. Le maillot tricolore perdu sur les tapis verts de la F.F.C. lui avait gâté ses saisons suivantes. Il ne s’en consolait pas. Cette année même, rendu débile par les 40°5 d’une forte angine, il avait dû poser le pied dans l’avant-dernière étape de la Vuelta. Á peine si l’on avait constaté son renouveau dans le Critérium des Six Provinces. Le jaune le réhabilitait en même temps qu’il délivrait les mécanos de chez Peugeot d’un pari risqué. Cependant que Plancoët n’en revenait pas de sa fortune, ils rasaient avec empressement une barbe qu’ils avaient promis de garder tant qu’un des leurs ne se serait pas transformé en bouton d’or.
Par la suite d’une selle récalcitrante, ils auraient aussi bien pu concurrencer jusqu’à Paris le système pileux de Karl Marx ou de Castro. Marquant étroitement Eddy Merckx, Letort occupait, en effet, une position avantageuse dans le col de la Schlucht lorsqu’il brisa son siège. Il perdit beaucoup de temps, mais descendeur intrépide, il refit rapidement son retard avec la complicité d’un motard qui m’avoua à l’arrivée : « Il a fait du demi-fond ! »
Néanmoins, sans ce coup du sort, il n’est pas douteux, c’est lui qui l’affirme, qu’il aurait accompagné notre Portugais Agostinho et l’Alsacien Grosskost dans leur déboulé vertigineux. Une descente qui fit dire à Félix Lévitan que c’était la plus belle dont il avait été le témoin depuis sa présence sur le Tour. Belle et rapide, mais aussi risquée et dangereuse en raison des premières gouttes de pluie que le ciel nous versait depuis notre départ. Cet Agostinho, qui découvrait la montagne, aurait d’ailleurs fait pâlir de jalousie Ferdi Kubler soi-même, le plus casse-cou des fonceurs du passé, si une comparaison avait été possible.
Avant que les coureurs n’entreprennent cet exercice périlleux, l’Espagnol Aurelio Gonzales s’était retrouvé ensanglanté sur le bord de la chaussée. Il était tombé alors qu’il remettait son bidon en place, et maintenant il était là, plein de sang et de larmes, les jambes agitées convulsivement par la douleur … »

Blog chute GonzalesBlog Drames entre Mulhouse et Ballon

Vendredi 4 juillet, se profilait la première grande bataille du Tour avec l’arrivée au sommet du Ballon d’Alsace. J’y étais avec mon regretté frère, à quelques mètres de la stèle qui rappelle l’exploit de René Pottier premier roi de la montagne du Tour en 1906.
Bataille, y eut-il vraiment ? Inévitablement, je demande à Antoine Blondin d’établir un Bilan d’Alsace : « Précédé par l’Allemand Rudi Altig comme par un appariteur à chaîne –à chaine de bicyclette et à chaîne de montagnes- le Tour s’avançait par monts et par Vosges d’une pédale circonspecte vers le pied du Ballon d’Alsace.

Blog Merckx et Altig au Ballon

Pour le commun des mortels, un ballon d’Alsace, c’est précisément un verre à pied de première catégorie rempli de vin blanc. Pour nous, hier après-midi, contrairement à l’habitude qui l’imprègne d’un climat détestable, c’était le premier chaudron du sorcier aux dents longues, où nous allions prendre un avant-goût de la soupe qu’Eddy Merckx nous mijote. Eh bien ! disons tout de suite que la soupe est bonne mon (classement) général … et que les autres sont pour l’instant à ramasser à la cuillère.
Tous les calculs et toutes les énergies convergeaient donc, au départ de Mulhouse, vers ce test-match révélateur, véritable ballon d’essai. On venait de passer deux ou trois cols d’appellation incontrôlable (Hettenfluh, Silberloch, Hannenbrunnen, Herrenberg ndlr), les montées et les dégringolades abruptes se chevauchant en un toboggan continuel qui réclamait des concurrents une forme ascendante, ce qui est la moindre des choses, mais où, paradoxalement, une forme descendante ne faisait pas mal non plus. Soudain, il apparut que la tension, elle aussi, se mettait à monter à l’intérieur de la course et que les ingrédients de l’exploit ou de la défaillance se trouvaient rassemblés, avec pour excipient en quantité suffisante la fatigue déjà accumulée par la débauche d’efforts accomplie par le gros de la troupe depuis quelques jours. Certes, ce n’était pas encore la guerre déclarée mais, comme on dit en langage diplomatique, c’était déjà l’escalade. Le Maillot Jaune Letort et son copain d’équipe et de régiment Delisle, les dégourdis de la cinquième, essayaient d’occuper le commandement de cette sixième étape avec un zèle fébrile de squatters. On se réjouissait qu’il fît beau, sachant que les sinus de Pingeon l’empêchent de mettre le nez à la fenêtre lorsqu’il fait mauvais temps.

Blog Delisle Letort en jaune

Le champion de France Raymond Delisle et le maillot jaune Désiré Letort

On revivait, comme un cauchemar heureusement dissipé, les stations du calvaire de Poulidor, dans ce même décor que l’orage torturait à l’époque, et que l’on puisait dans son assurance discrète des raisons d’espérer qu’à trente-trois ans, l’âge du Christ, il allait enfin connaître une Passion à rebours…
… Toutes ces données, qui font du Tour de France à la fois une ville ouverte et un vase clos, un vase communicant et une cité fortifiée derrière ses intérêts, ses ambitions, ses illusions, furent soudain balayées par deux événements diamétralement opposés … », dont je me souviens encore aujourd’hui distinctement et que j’avais immortalisés sur quelques diapositives.
« Le premier fut la chute d’Ocaña dans la descente du col de Herrenberg, à l’instant que nous l’envisagions au rang des meilleurs. Ce champion est cher à notre cœur pour sa classe, sa race, sa gentillesse. Il a été formé au Stade Montois par le propre beau-frère de Guy Boniface et, autour du foyer, retentissaient naguère encore les échos contrastés de la pelouse et de la route, comme si le débouché naturel de l’une devait aboutir à l’autre. Le Tour, où il faisait des débuts étincelants, passe cette année à Mont-de-Marsan. Ocaña a terminé l’étape, par quel miracle incroyable, poussé, porté plutôt par cinq de ses camarades, soudés pour la circonstance en mêlée de rugby, avant de tomber dans une sorte de coma la ligne franchie. Et on l’eût dit, tant il ruisselait de sang, monté sur « cycles Dracula ».

Blog Ocana chute Ballon d'Alsace Tour 69Blog Ocana Ballon d'Alsace

Le second événement tient tout naturellement à Eddy Merckx, l’homme dont le maillot demeurait d’une blancheur immaculée à l’instant qu’il assénait à ses adversaires l’affront que leur réserve à l’ordinaire l’homme au marteau, et c’était moins un avènement qu’un événement ou, mieux, une confirmation.
Tout compte fait, le ballon d’Alsace, hier, c’était effectivement un coup de blanc. »
Je précise qu’à l’époque, le maillot blanc ne récompensait pas, comme aujourd’hui, le jeune le mieux classé, mais le coureur en tête d’un combiné des classements général, par points et du meilleur grimpeur.

Blog Ballon d'Alsace jusqu'à la lieBlog Tour 1969 Merckx et Altig dans Ballon d'AlsaceCycling - Eddy MerckxBlog Merckx en jaune au Ballon

Sans être redondant, il me faut vous livrer quelques extraits de Gilles Delamarre dans Miroir-Sprint sur le courage de Luis Ocaña :
« « Portez cet homme, portez cet homme ! » En haut du Ballon d’Alsace, Eddy Merckx était arrivé depuis 17 minutes. C’est beaucoup plus qu’il ne lui en faut pour effacer quelques gouttes de sueur et avoir l’air de sortir d’une quelconque promenade dans la campagne vosgienne. Celui qui criait cet ordre surprenant, c’était le docteur Maigre dont on aura tout dit en disant que dans chaque coureur, il voit d’abord l’homme. Et l’homme au bord de l’évanouissement qu’il fallait porter vers l’ambulance et l’oxygène, était l’un des favoris du Tour de France, Luis Ocaña. Il était tombé au 64ème kilomètre, se retrouvant allongé face contre terre sur les rugueux gravillons.
C’était déjà un miracle que les voitures suiveuses aient pu l’éviter dans leur course folle vers le bas du col de la Bresse. « Gimondi devant moi a fait un écart. En voulant l’éviter, j’ai roulé sur l’herbe, un poteau m’a renvoyé sur la route et je suis tombé » dira-t-il beaucoup plus tard. Plus tard, car sur le moment, il était pratiquement inconscient. Le docteur Maigre, aussitôt accouru, le remet sur pied et juge qu’il n’y a aucune lésion grave. « Mais il est couvert de plaies et de bosses. » Ouvert au menton, il a le visage en sang. La main gauche est atteinte, les deux jambes aussi. On fait faire quelques mouvements à Luis Ocaña et on le remet sur son vélo. « Sinon, je ne sais pas si je serais reparti ».
Mais une fois reparti, quel homme ! Luis Ocaña est brun, mince, très élégant. Il a l’œil noir du Castillan. On savait cet ancien équipier de Raymond Poulidor – quel regret de l’avoir laissé partir – redoutable. Second de la Vuelta derrière Pingeon, le coureur de Mont-de-Marsan avait su profiter du marquage attentiste de Bracke et de Poulidor pour leur souffler le Grand Prix du Midi-Libre après avoir attaqué dans la montée de Font-Romeu. Depuis le départ de Roubaix, il avait été de tous les bons coups et souvent à la pointe du combat. Avant sa chute, il était douzième à 56 secondes seulement du maillot jaune Letort. Et cette grande classe qu’on pressentait, on en eut la splendide révélation dans l’adversité. Luis avait été attendu par tous ses équipiers. Mais c’est lui en sang qui mena la chasse, qui rattrapa un grand nombre de coureurs. C’est dans le Ballon d’Alsace qu’il paya son effort. Malgré le soutien de ses équipiers qui le hissèrent littéralement au sommet : deux à gauche, deux à droite et un cinquième pour l’asperger d’eau. Les commissaires ont estimé que Manuel Galera, Lopez Rodriguez, Perurena, Gabica et Santamarina avaient seulement empêché leur chef de file de tomber mais ne l’avaient pas poussé. Un heureux dépassement de la lettre. C’est donc ce cortège qui arriva au sommet du Ballon… »
Hors ce drame, au sommet du Ballon d’Alsace, mon frère déçu par le manque d’ambition de Poulidor, moi orphelin d’Anquetil qui préparait son dossier de retraite, nous avions compris que la planète cyclisme allait devoir courber l’échine sous le joug totalitaire du « merckxisme ».

Blog Pellos Merckx détaché contre tous

Ce soir-là, neuf coureurs, arrivés hors des délais, furent éliminés, parmi lesquels « l’empereur d’Herentals », Rik Van Looy, qui avait jeté ses derniers feux l’avant-veille sur la route de Nancy.
Poupou le fataliste présentait l’excuse d’avoir connu des ennuis mécaniques avant de crever … presque comme d’habitude, ajouterais-je ironiquement.
Six étapes seulement ont été courues et pourtant, « au sommet du Ballon d’Alsace, l’accablement le plus lourd pesait sur les coureurs et les journalistes mêlés. Les premiers s’inquiétaient sans plus tarder sur les possibilités de se reconvertir. Quant aux seconds, suçant activement leurs stylos pour en extraire une inspiration hypothétique, ils se désespéraient en ces termes : « Le spectacle est terminé », « Le roi Eddy Ier a tué le Tour », « Il prend le maillot jaune trop tôt », « Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir écrire pendant 15 jours ? ». »
Un entrefilet de Miroir-Sprint révèle la perplexité des organisateurs du Tour qui ont tout fait pour que Merckx soit au départ de leur épreuve. Ils craignent que la supériorité écrasante du champion belge fasse baisser l’intérêt de la course. Aussi, l’état-major du Tour envisagerait pour le relancer d’offrir une prime exceptionnelle au second. Ce ne serait pas la première fois qu’une telle mesure serait prise. En effet, en 1952, Fausto Coppi jonglant littéralement avec ses rivaux, le directeur du Tour Jacques Goddet, pour redonner un peu de tonus à la course, avait délié les cordons de la bourse pour pousser les coureurs à se battre pour la deuxième place. Ce fut le regretté Belge Stan Ockers, mort quelques années plus tard dans un vélodrome, qui, second au Parc des Princes, empocha la prime.
Le lendemain, sur la route de Thonon-les-Bains, une des notoires victimes de l’ « Opération Ballon d’Alsace », le Français Roger Pingeon, vainqueur du Tour 1967, montre qu’il ne consent pas à abdiquer comme ça. Mais la réplique de Merckx est prompte.

Blog Pingeon réagit vers DivonneBlog Merckx gagnant Pingeon refuse d'y croire

C’est le plus petit coureur du Tour, l’Espagnol Mariano Diaz (1m 62), qui l’emporte à Divonne en réalisant la plus longue échappée (190 km) depuis le départ de Roubaix. Le cliché est cocasse : le peloton, qui a encore un tour d’hippodrome à accomplir, assiste au succès du coureur ibérique de l’équipe Fagor.

Blog Mariano Diaz vers Divonne

Autre image étonnante qui fait le bonheur des photographes : Joaquim Agostinho, moins heureux que l’avant-veille, victime d’une chute, franchit la ligne avec son vélo en pièces détachées.

Blog Agostinho à pied à Mulhouse

Il n’y a pas de journée de repos sur ce Tour de France, cependant, chers lecteurs, après toutes ces émotions, je vous laisse souffler sur les bords du lac Léman !
Á suivre…

Pour vous faire revivre ce début de Tour 1969, j’ai puisé dans les chroniques d’Antoine Blondin du quotidien L’Equipe, ainsi que dans les Miroir-Sprint et Miroir du Cyclisme spéciaux consacrés au Tour.

Publié dans:Cyclisme |on 8 août, 2019 |Pas de commentaires »

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