Archive pour août, 2019

Ici la route du Tour de France 1969 (2)

Pour revivre les sept premières étapes du Tour de France 1969 :
http://encreviolette.unblog.fr/2019/08/08/ici-la-route-du-tour-de-france-1969-1/

Au matin du huitième jour de course, le populaire téléreporter Léon Zitrone ne risquait pas de voir je ne sais quel sprinter revenir du diable vauvert sur l’hippodrome de Divonne-les-Bains. Et pour cause, le peloton s’égrenait de minute en minute pour une courte boucle de 8,8 kilomètres contre la montre.
Longtemps, l’Alsacien de l’équipe Bic Charly Grosskost, excellent poursuiteur, posséda le meilleur temps sur le circuit parfaitement plat en bordure du lac, avant d’être devancé d’abord par Rudi Altig, autre redoutable rouleur, et ensuite surtout l’irrésistible coureur au dossard numéro 51, le dossard « anisé » comme Antoine Blondin se complaisait à le nommer, un dossard d’ailleurs porte-bonheur car plusieurs vainqueurs du Tour de France le portèrent. Vous avez deviné qu’il s’agit de sa majesté Eddy Merckx qui a assis un peu plus sa suprématie à 49, 606 km/h de moyenne.

Blog Divonne clm et Thonon

Les stations thermales de Divonne et Thonon sont distantes de 52 kilomètres, mais les organisateurs ont trouvé le moyen de proposer une demi-étape, l’après-midi, de 136 kilomètres avec le franchissement des modestes cols savoyards de Cou et Jambaz.
L’ex champion d’Italie Michele Dancelli lance une première escarmouche au 27ème km mais est rejoint sur le pont enjambant le Rhône. Il renouvelle son attaque un peu plus tard et devance à l’arrivée l’Espagnol Andres Gandarias de quelques secondes sous les yeux de son employeur Ambrosio Molteni patron d’une grande entreprise italienne de charcuterie.

Blog Thonon Dancelli Gandarias

Le fait du jour est l’abandon du champion espagnol Luis Ocaña dont je vous ai raconté le calvaire, dans le billet précédent lors de l’étape du Ballon d’Alsace. Courageux, il est allé au bout de lui-même mais il a préféré mettre fin à ses souffrances. L’avenir lui appartient.
Lors de la neuvième étape Thonon-les-Bains-Chamonix, apparaissent les premières difficultés alpestres sérieuses avec les ascensions des cols de la Forclaz (par son versant le plus facile) et des Montets. On ne s’attendait cependant pas à de grandes manœuvres, et pourtant … si on en croit Antoine Blondin :
« L’esprit de révolte s’était manifesté, dès le matin, par une échappée solitaire de Ferdinand Bracke, dont le sens n’était pas très clair. L’ancien recordman du monde de l’heure avait choisi le territoire suisse, qui s’est précisément fait de l’heure une industrie locale, pour s’enfuir à près de cinquante de moyenne sur les longues lignes droites qui séparent Saint-Gingolph de Martigny. On le voyait picorer son guidon, relever la tête comme un nageur de brasse papillon, picorer à nouveau, puis écarter les coudes, les ramener au corps, les écarter encore … le tout dans l’harmonie d’une tentative qui lui faisait une silhouette de joueur d’accordéon frappé par la grâce… »

Blog Chamonix Bracke

Et puis … « Dans les derniers kilomètres de la Forclaz qui se haussait singulièrement du col sans qu’il s’agît jamais d’un col cassé, terreur des jambes intoxiquées qu’un rythme syncopé amène au bord de la génuflexion, la pente naturelle du respect nous incitait à considérer que le mérite de Roger Pingeon était considérable d’être parvenu à accompagner Eddy Merckx jusqu’à ces sommets et à contrarier son numéro de soliste. Nous étions en proie à l’envoûtement que le superchampion belge fait régner sur la course, car, à la réflexion, on peut se demander si ce n’était pas plutôt Eddy Merckx qui s’essayait, par l’exercice intense de ses dons, à colmater la première attaque véritable qui lui ait été adressée depuis le départ.

Blog Merckx et Pingeon entrée des AlpesBlog étape Chamonix Pingeon Merckx

La victoire du Bugiste, pour n’infliger que quelques rides à la surface dormeuse du classement général dans la cuvette de Chamonix, semblable en cela à la petite tempête qui hérissait de crêtes les eaux plombées du lac Léman comme d’un simple projet de marée dévastatrice, n’en porte pas moins une signification profonde. Elle a désacralisé la fonction du Maillot Jaune, lui a rendu des dimensions plus humaines, moins intangibles, plus prochaines encore que provisoirement inaccessibles. Eddy Merckx n’est plus tout à fait l’homme providentiel qu’il promettait. Roger Pingeon a dit non.
… Il n’en reste pas moins qu’Eddy Merckx, après avoir repris goût au maillot vert en présence de l’habit vert de l’incomparable René Clair, dont le flegme a fondu au soleil de Divonne, il l’a définitivement réendossé hier devant l’Aiguille Verte qui nous surplombe, et que le voilà à nouveau en possession des trois trophées capitaux du Tour de France. C’en est trop.
On serait tenté de répéter après Talleyrand que « tout ce qui est exagéré est insignifiant ». Mais pas dans les domaines du sport justement, et pas ici.
On sera alors amené à se rabattre sur Saint-Exupéry, écrivain et aviateur, qui écrivit sur une feuille volante qu’ « on n’a rien donné tant qu’on n’a pas tout donné ».
L’ennuyeux, avec Merckx, c’est que tout donner ça consiste à tout prendre. »


Blog Chamonix Victoire PingeonBlog Chamonix victoire Pingeon2

Raymond Pointu dans Miroir-Sprint insiste sur la grande performance et le panache de Roger Pingeon :
« Ce fut réellement un très grand moment du Tour. Un vrai morceau de sport. Peu importait ce qui avait été dit ou sous-entendu précédemment. Tant pis pour ces circonstances douteuses qui entourent tout événement cycliste. Cette fois-ci, il restait deux hommes face à face, deux hommes qui ne pouvaient plus ni tricher ni bluffer.
L’ascension de la Forclaz avait connu le scénario habituel d’un Martin Van Den Bossche étirant le peloton au-delà du point de rupture afin d’éviter ce coup de jarret qui fit la fortune d’un Julio Jimenez et par lequel tout grimpeur se dégage avant d’entamer son numéro de voltige. Une véritable montée au sprint : il n’était pas possible de monter plus vite. Derrière, à la limite de l’asphyxie, les petits groupes volaient en débris.
Puis le lieutenant des Faema avait cédé la tête à Merckx qui avait encore asséné quelques formidables coups de boutoir. Ils n’étaient déjà plus que huit. Balançant des épaules, Merckx se retournait de temps en temps pour compter les morceaux. Pingeon se portait parfois à son côté pour manifester qu’il était là et bien là. Tout autour, un essaim de photographes, l’œil rivé au viseur, épiant l’attaque et le craquement qui suivrait. La crainte était dans les regards. Des airs durs de bêtes traquées et remplies de sueur.
Et soudain, de ce dernier carré en émoi, Pingeon s’extirpa. Un bref instant arc-bouté sur ses pédales. Il fit un écart sur la gauche, zigzagua entre deux motos, puis se reposa sur sa selle et s’éloigna à grandes pédalées limpides. Moment de stupeur parmi les autres. Ainsi ce grand flandrin sec comme une aiguille était parvenu à échapper à l’attraction de cet aimant que constitue tout groupe de coureurs en montagne. Oh ! il n’était pas bien loin. Quelques mètres à peine. Mais il s’enfuyait.
Alors Merckx cramponna son guidon, se mit debout sur sa machine et se déhancha comme un forcené. Ce n’était plus ce chamois aérien qui s’était posé au sommet du Ballon d’Alsace quelques jours plus tôt. Il avait perdu toute insolence et sa facilité. Pour la première fois, il était en difficulté et se battait. Pas en styliste. En voyou. La différence entre l’escrime du poing et du pied de la boxe française et une mêlée d’apaches. Mais quoi, Pingeon était là, tout près, et il allait le rejoindre : il n’en fut rien.
Que représentait cette avance ? Pas grand-chose. Une caresse de la semelle sur l’accélérateur de notre voiture. Un court sprint à pied, et pourtant, malgré toute sa rage, il était impuissant à la combler. Il se passait ici le même phénomène qui ahurit les spectateurs de l’haltérophilie. Ils n’arrivent pas à comprendre comment un homme qui arrache une barre chargée à 190 kg est incapable quelques instants plus tard d’enlever la même barre surchargée de 500 grammes. C’est quoi 500 grammes par rapport à cette masse ? Moins de 0,3%. Malgré ce poids supplémentaire dérisoire, la barre ne parvient pas à bout de bras et retombe à terre dans un grand fracas. Merckx était dans ce cas. Un vaincu.
Il passa au sommet avec cinq petites secondes de retard mais, dans la descente, et sur le plat qui conduisait à Chamonix, Pingeon l’éprouva encore par quelques démarrages supplémentaires. La fin de parcours présentait une courbe avant une longue ligne droite s’achevant sous la banderole. Les deux hommes la prirent ensemble, presque à l’arrêt. Partant de derrière, Pingeon imposa une terrible accélération et repoussa deux assauts désespérés de Merckx. Pas un véritable sprint. Plutôt une de ces courses à vive allure qui permettaient à Anquetil de remporter des victoires d’étape.
Tard dans la soirée, totalement dérouté, un journaliste belge errait d’hôtel en hôtel pour répéter sa conviction auprès de ses compatriotes : « Merckx rencontrera mille fois Pingeon au sprint et il le battra mille et une fois. »
Avait-il réellement disputé le sprint ou bien avait-il abandonné la victoire à son dernier compagnon en matière d’hommage ? Cette dernière éventualité était peu dans la façon du personnage. Avec la voracité de son jeune âge, il s’empare indistinctement de tout ce qu’il peut prendre…

Blog Quand Merckx redevient un homme

C’est égal, Pingeon avait marqué un double avantage. Ce coureur radieux et disert qui commentait sa course à l’arrivée n’avait plus rien de commun avec l’homme ulcéré et plein de colère muette que j’avais quitté à Belfort. »
Il est rapporté par ailleurs que Pingeon aurait déclaré à l’arrivée : « Je n’ai jamais goûté d’opium mais je crois que la sensation que l’on peut ressentir ne doit pas être tellement différente de celle que j’ai eue, pendant quelques secondes, la ligne passée. »
Ceci dit, d’un point de vue comptable, Merckx est tout de même le grand gagnant de la journée. Rudi Altig, second au général le matin, termine à 8 minutes. Poulidor a concédé 1’33’’, Janssen et Gimondi 2’13’’. Pingeon devient le dauphin du roi Eddy à 5’21’’.
La dixième étape, longue de 220 kilomètres mène les coureurs de Chamonix à Briançon avec notamment le franchissement, pour la première fois, du col de la Madeleine. L’occasion est trop belle pour Antoine Blondin pour partir à la recherche du temps perdu :
« La simple saveur d’une madeleine, retrouvée lors d’un goûter d’adultes, déclencha, paraît-il, chez Marcel Proust, l’association de sensations, d’images et de sentiments qui allait préluder à la plus formidable échappée fleuve de toute la littérature moderne. Ce fut « Á la recherche du temps perdu ».
La Madeleine, servie hier matin sous la forme d’un col aux coureurs du Tour de France, ne devait certes éveiller chez eux aucune réminiscence puisqu’ils l’empruntaient pour la première fois, mais cet impromptu déboucha néanmoins sur une recherche du temps perdu, d’autant plus captivante qu’il n’était pas prévu que cette étape, dite du Galibier, prendrait aussi tôt ce visage snob, qu’on lui espérait, d’une sortie de grand-Merckx à Saint-Honoré des lots, des lots à réclamer.
En fait, la messe se disait à la Madeleine et beaucoup, parmi les géants de raouts, y firent défaut. Pour ceux-là, quand ils atteignirent la Maurienne, le monde n’était plus qu’une vallée de l’Arve.
On sait cette expression mélancolique et mondaine que prennent les dignitaires quand ils ont manqué une cérémonie. S’excuser par télégramme dans le Télégraphe, il n’y fallait pas songer, pas plus qu’à expédier un « petit bleu », un petit bleu d’outre-Merckx. Ces coureurs, pour champions qu’ils soient, ne disposent d’autres pneumatiques que ceux de leurs bicyclettes … »

Blog Briançon abandons en masse

Blondin s’attache au sort de ce qu’on ne nommait pas encore le grupetto :
« Á fréquenter la compagnie assez pathétique des attardés, promis pour le meilleur à une déroute progressive et, pour le pire, à l’abandon ou à l’élimination, on constate, en premier lieu, que les villages au flanc de la montagne se font plus désertiques et qu’il ne faut guère compter que sur les encouragements des centenaires. On dirait que, les coups de buis suscitant les coups de vieux, les spectateurs se sont flétris dans le vieillissement de l’attente et que les minutes de retard se sont converties en année sur le visage des freluquets et des demoiselles du bord des routes. Ainsi ai-je pointé des passages au joli hameau suspendu de Celliers, entouré de « majorettes » de quatre-vingt-treize ans de moyenne d’âge. »
Elles célébraient notamment un valeureux Normand … : « Jean-Claude Lebaube, une bande Velpeau enroulée autour du cou, portant un casque étrange sous sa casquette, les manchons de lustrine blanche d’une charcutière et un imperméable en pelure d’oignon transparente à demi sorti de la poche arrière où la brise le gonflait comme un parachute ascensionnel, ressemblait, pour partie, à ces personnages de cauchemar à la Jérôme Bosch que les surréalistes obtenaient par collages et à un escargot transportant tout le barda avec soi, dont il en avait d’ailleurs l’allure de croisière. »

Blog Briançon 4 saisonsen enferBlog Télégraphe brouillard

Pour connaître la course à l’avant avec les favoris, il faut s’en remettre à Raymond Pointu :
« Il pluviotait lorsque nous quittâmes Chamonix et il faisait froid à ne pas mettre un coureur dehors. Un nouveau record à porter au crédit de la météo. Il n’avait pas fait aussi froid depuis 1916 ou 1886. Je ne sais plus. On finit par se perdre dans la répétition des exploits du thermomètre que rapporte Albert Simon (et sa grenouille ndlr). Les coureurs avaient enfilé deux maillots et s’étaient mis de curieuses manchettes qui les apparentaient à des fonctionnaires courtelinesques. Sur la chaussée, une inscription piquante déclamait avec de larges lettres blanches : « Nous voulons le plein emploi ». Pour notre part, nous l’avons eu.
La route froide descendait jusqu’au pied d’un col inédit, celui de la Madeleine, que seul Pingeon avait eu la sagesse de reconnaître une semaine avant le départ. Rien à voir avec le tendre gâteau que Proust savourait pour reconstituer ses souvenirs. Une route étroite et abrupte qui resta bloquée en travers de la gorge d’un coureur à la recherche du temps perdu. Un vrai blizzard qui mordait les mollets et durcissait les muscles. Tout le monde trouva ainsi à s’employer.
Aveuglé par les rafales de neige, Merckx faillit même un instant mettre pied à terre tellement il n’y voyait plus. Compatissant, un journaliste belge qui lui prêta se lunettes de soleil lui permit de continuer. Á l’arrivée, en garçon rangé qu’il est, il rendit soigneusement à son bienfaiteur les binocles qu’il gardait précieusement abritées dans l’échancrure de son maillot. Les avait-il quittées trop tôt ? « Je pensais attaquer en haut du Galibier, disait-il, mais je n’ai pas vu la pancarte ». Il est vrai qu’il ne connaissait pas ce col, autrefois un panneau indiquait les cinq derniers kilomètres du but. Ce n’est plus le cas. Il y a là matière à d’autres méprises qui ne manqueront pas.
Mais en affirmant sa volonté offensive, Merckx mettait fin aux supputations tactiques des journalistes. « Il a compris la leçon d’hier, disaient-ils, et il se contente maintenant de contrôler la course et de vivre sur son avance de cinq minutes ». C’est mal connaître le bonhomme, ou bien il donnera à cette avance des proportions extravagantes, ou bien il va craquer. Bref, le spectacle n’est pas terminé.
Gimondi n’a pas gagné à Briançon comme il l’avait fait dans un Tour précédent, mais il s’est montré à son avantage. La situation est ainsi rénovée. Merckx n’apparaît plus intouchable. C’est cette question de confiance que j’ai posée à Pingeon en lui demandant s’il pensait unir ses efforts à l’Italien pour faire échec au Belge. Il a eu une moue dubitative puis, répondant à mon souci de savoir s’il lui restait une chance d’arriver en jaune à Paris, il m’a concédé : « Il reste toujours un petit espoir »…
Au final, une étape pour pas grand-chose : Merckx est passé en tête au sommet du Galibier avec Gimondi dans sa roue, puis à 5 secondes, un petit groupe comprenant Pingeon, Poulidor, Van Springel, Gandarias et Vianelli. Avec la bénédiction du maillot jaune, Herman Van Springel de l’équipe Mann-Grundig s’enfuit dans la descente et l’emporte à Briançon. Deux minutes plus tard, l’inévitable Merckx s’impose au sprint pour la seconde place.

Blog Van Springel à BriançonBlog arrivée Briançon

Blog Bataille des Alpes

Onzième étape, 198 kilomètres entre Briançon et Digne, et rien de nouveau sous le soleil retrouvé, Merckx toujours frais et despote selon la formule d’Antoine Blondin :
« Deux Espagnols, appartenant à deux marques différentes, caracolaient dans le col de Vars en parfaite harmonie, et l’on pouvait envisager que ces frères de la côte allaient mener jusqu’au bout leur mission-pirate sur la bande des cent-vingt kilomètres qui leur restaient à parcourir, quand le téléphone grésilla sur toutes les longueurs d’ondes : « Allos !… Allos ! … Eddy sonne … !
Á croire qu’Edison avait inventé son appareil fameux que pour permettre à Eddy Merckx de téléphoner son coup, tellement facile à prévoir quand on sait que tout champion de quelque renom, qui se permet de bouger une oreille dans le peloton, est aussitôt voué au destin ravageur de l’apprenti-sorcier.
« Puisque ces événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs », disait avec une assurance feinte le personnage du photographe dans Les Mariés de la tour Eiffel, de Jean Cocteau.
En se permettant l’esquisse d’un projet d’attaque dans le col d’Allos, Roger Pingeon venait de déchaîner un cataclysme qui le laisse, au bout du compte, très sensiblement dépassé.

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Gimondi, Poulidor et Pingeon à la peine au sommet du col d’Allos

Sonnés les favoris frileux qui prétendaient, après deux jours d’outrages, à se réfugier dans les chauds remugles du peloton ! Sonnés les deux malheureux Espagnols qui s’appliquaient à déserter l’armée en déroute ! Sonné Poulidor qui émarge au titre de dernier vaincu en date d’un Bilan-San Raymond, particulièrement éprouvant. Sonnés aussi les quatre complices du col de Corobin, depuis Pingeon qu’on n’aurait jamais dû laisser jouer avec les allumettes jusqu’à Gimondi qui s’est fait mettre en boîte sur la ligne d’arrivée !
Les touristes belges, émoulus, pas très frais à vrai dire, de Tervuren, pays d’adoption de Merckx, pouvaient à juste titre surgir des rochers où on les trouve désormais embusqués un peu partout avec de grandes pancartes : quand Eddy sonne, tout le Brabant sonne, prétend un vieux proverbe bruxellois.
Merckx commence à afficher la mine odieuse de fraîcheur et d’insolence du prix d’excellence qui s’applique à empocher jusqu’au prix de gymnastique. Il décime les classements, dépeuple les palmarès avec un absolutisme de tous les instants.
Que faire ? Le laisser, comme l’albatros de Baudelaire, exilé sur le sol au milieu des nuées … »
La victoire de Merckx sur Gimondi au sprint reléguait au rang des plaisanteries les affirmations selon lesquelles le champion belge avait laissé gagner Pingeon l’avant-veille et Van Springel la veille. Quand il peut gagner, il ne s’en prive pas et a clairement démontré qu’il ne se contente pas de vivre sur son acquis.
Le principal battu du jour est probablement Poulidor qui a concédé près de 3 minutes. Á l’arrivée à Digne, son directeur sportif Antonin Magne, faisant l’inventaire des différents compartiments où son coureur déclinait, l’air marri, confessait : « Je suis l’homme le plus déçu du Tour ce soir ».

Blog descente Pingeon Allos

L’étape suivante venteuse de Digne à Aubagne se joue dans le col de l’Espigoulier avec une échappée de quatre coureurs, l’Espagnol Gandarias, Felice Gimondi, l’inexorable Eddy Merckx et son équipier Victor Van Schil. Sur la piste en cendrée d’Aubagne, le vainqueur du Giro, dans les conditions que l’on sait, l’emporte. Pingeon et Poulidor, peu attentifs, perdent 1’23’’. Au classement général, Gimondi, désormais, talonne Pingeon à 3 secondes qui accuse maintenant un retard de plus de 7 minutes sur Merckx.
Il y a quelque temps, Gimondi, vainqueur du Tour 1965 à 23 ans, était parti pour dominer le cyclisme mondial. Si Merckx n’était pas apparu, le Bergamasque avait encore quatre ou cinq bonnes années devant lui. Il va falloir qu’il entreprenne sa reconversion psychologique pour s’adapter au fait qu’il n’est plus le meilleur … sauf affaire douteuse de contrôle positif !

Blog Gimondi gagne à AubagneBlog Digne-Aubagne Pingeon et MerckxBlog Gimondi à Aubagne

En ce jour, Blondin s’est désintéressé de la course pour rendre un émouvant hommage à un « compagnon du Tour » (selon l’expression généreuse de Maurice Vidal) disparu :
« On dirait d’un fauteuil à l’académie du Tour, où il ne saurait être question de remplacer celui qui a écrit un soir, dans la mélancolie des sympathies interrompues au Parc des Princes : « On ne guérit pas du Tour de France. »
Il aurait aimé l’étape d’aujourd’hui à travers la haute Provence, non seulement parce qu’il en était un peu le régional, car il est maintenant le régional de toutes les étapes où notre présence le prolonge, mais parce que les coureurs allaient dans la montagne douce, marchant pour une fois au pas de l’amitié (pas tous quand même ndlr). La rumeur du peloton portait ces histoires simples qui se disent les bras ballants. Avant que de devenir des braconniers, les champions n’étaient encore que des trimardeurs.
Le vieux Louis aurait convoqué sur le bord de la route, pour que leur joie demeure, les personnages de Giono, un de Baumugnes et Jean le bleu ; on aurait aperçu la silhouette d’Angelo, le hussard sur le toit, griffant d’une botte agile les tuiles des villages. Marcel Pagnol aurait, pour la circonstance, détourné de son fournil la femme du Boulanger, éloigné de son puits la fille du Puisatier et les coureurs les auraient célébrées dans des paysages où croisent aujourd’hui des touristes anglaises promises aux satyres. »
D’Aubagne, les coureurs se dirigent vers la Grande bleue et La Grande-Motte, une des stations balnéaires surgissant de terre selon un aménagement du littoral lancé par Georges Pompidou, sous l’œil acerbe du chroniqueur de Miroir-Sprint :
« Les organisateurs ont facilité à dessein celui de tous les coureurs. Ce qui s’est passé après la caillasse de la Crau, sur les étendues rases de Camargue, défie l’entendement. Il y avait là, pour les vieux suiveurs, de quoi perdre leur latin cycliste. Si soucieux d’ordinaire de la régularité de la course, Félix Lévitan n’avait-il pas placé sa voiture devant le museau du peloton et n’avait-il pas de surcroît demandé aux directeurs sportifs de mettre leurs véhicules en protection des coureurs sur le bas-côté de la route ? L’objet de toutes ces mesures protectionnistes ? Un vent sauvage qui, soufflant à 80 km/h, avait contrarié la progression de notre caravane au point de faire craquer les frontières du ridicule et de dévaluer singulièrement les actions d’un peloton enregistrant plus d’une heure de retard sur l’horaire le plus pessimiste. De sorte qu’accrochés qui à une portière de voiture, qui au tansad d’une moto, certains concurrents franchirent une trentaine de kilomètres d’un trait, sans donner le moindre coup de pédale. Ainsi soustrait à l’érosion du vent, Reybroeck en profita pour souffler la victoire à un groupe fourni de sprinters côtés entre le gruyère en béton d’une architecture futuriste voulant faire d’une côte ingrate une Floride française et en réussissant qu’à reproduire en bord de mer le désolant spectacle de certains HLM. »

Blog Aubagne-Gde Motte Tour neutraliséBlog Aubagne-Gde Motte Reybroeck vainqueur

Le lendemain, dans un vent à peine moins agressif, entre La Grande-Motte et Revel, « il fallut toute la puissance des 70 kg de muscles et la force de caractère du râblé Agostinho (1m67) pour parvenir à mettre les voiles. Ce portugais qui vient de lâcher les manchons de sa charrue pour empoigner un guidon de vélo aura été en dernier ressort une des grandes révélations de ce Tour. Physiquement, c’est une sorte de Quasimodo de la bicyclette qui aurait au niveau de la cheville le coup de pédale délicat du regretté Hugo Koblet. La comparaison s’arrête là. Car bien que le bonhomme soit encore mal dégrossi et apparemment uniquement préoccupé d’actionner les manivelles et de boire de l’eau, il est authentique et point sot. Frustre mais pas stupide. Et surtout pas encore frelaté par l’argent et par la gloire.
Ainsi lorsque, ayant renouvelé son exploit athlétique de Mulhouse, il parvint à Revel après une échappée solitaire de plus de quarante kilomètres avec la meute du peloton attachée à sa perte –rien à voir avec la randonnée séduisante mais fausse d’un Van Looy triomphant à Nancy avec la complicité de tous les grands- on s’agita beaucoup pour le tirer devant les caméras et le micro de la télévision. Il se dégagea d’un geste et réclama qu’on le laisse en paix : « Du calme ! Du calme ! Maintenant, mon travail est terminé. »
Agostinho n’a signé chez Frimatic-Viva-De Gribaldy que pour la durée du Tour et il est prévisible que les enchères pour s’assurer définitivement le concours de ce coureur aussi original qu’efficace ne manqueront pas d’atteindre des sommes considérables. Ayant effectué son service militaire en Mozambique, il jouait au football avant qu’un ami ne lui apporte la révélation de la bicyclette et c’est tout naturellement qu’il s’engagea au Sporting de Lisbonne qui est le grand rival de Benfica aussi bien pour le vélo que pour la balle ronde. »
Un personnage vraiment attachant ce Portugais qui, à ce moment du Tour, est le seul coureur avec Eddy Merckx à s’être offert le luxe de remporter deux étapes en ligne.
Cocasserie du hasard, quelques heures avant d’écrire ces lignes, j’ai croisé sur un marché du Comminges l’artiste Dick Annegarn en résidence dans la région depuis de nombreuses années. Vous le connaissez au moins pour ses grands succès Sacré Géranium, Mireille la mouche et Bruxelles qui devint l’hymne universel de recueillement au moment de l’attentat qui frappa la capitale belge. Dick composa une chanson (reprise par Romain Didier, un artiste top méconnu) en hommage au regretté Joachim mort accidentellement en course après avoir percuté un chien.

« Au passage de pic à col, la caravane caracole
La caravane crie et passe des agneaux des rapaces
À cause d’un chien, on peut tomber d’un chien on peut chuter
À cause d’un chien, on peut buter culbuter
Ta Maria ria de ton mariage
Au fur et à mesure que le voyage t’éloigna
Agostinho c’est toi le plus beau »

Cette étape de transition vers Revel livre son lot de cocasseries. Ainsi, une guêpe irrespectueuse a planté son dard dans le poignet droit du maillot jaune. Merckx se frotte d’abord avec quelques herbes miraculeuses suivant un vieux remède de grand-mère, avant de s’approcher de la voiture du docteur Maigre, médecin du Tour.

Blog Gde Motte-Revel guepe MerckxBlog Gde Motte-Revel Delisle gifle

Du côté de Saint-Pons, autre irritation, Roger Pingeon gifle son coéquipier, le champion de France Raymond Delisle, pour avoir attaqué inconsidérément sans avoir pris en compte l’état de santé de son chef de file et agi en franc-tireur à l’encontre de la tactique décidée collectivement. Bonjour l’ambiance au sein de l’équipe Peugeot.
Plus sérieux et ennuyeux, au cours de l’étape, circulent sous le manteau au sein de la caravane les résultats des contrôles anti-doping effectués depuis le départ de Roubaix. Rendus publics le soir même à l’arrivée, il s’avère que cinq d’entre eux se sont révélés positifs et concernent Timmermann et Nijdam de l’équipe Willem II qui ont abandonné il y a quelques jours, l’Allemand Rudi Altig et les Français Bernard Guyot et Pierre Matignon. Les trois coureurs encore en course bénéficient d’un sursis, échappant ainsi à l’exclusion, et sont sanctionnés de 15 minutes de pénalisation au classement général.
Les deux Français se confient avec une touchante et naïve sincérité à Gilles Delamarre pour Miroir-Sprint.
Ainsi, Pierre Matignon :
« – Comment avez-vous pris cette décision ?
– Je pense qu’elle est injuste. Nous avons été tirés au sort. Il vaudrait mieux ne contrôler personne certaines fois et puis tout le monde. Là on verrait …
– Mais vous, vous vous êtes dopé ? Pourquoi ?
– J’ai pris un stimulant, plus exactement. Je ne marchais pas du tout, j’en avais marre de souffrir.
– Vous avez mieux marché ?
– Oui, mieux, mais on ne transforme pas un âne en cheval de course.
– Quel produit avez-vous utilisé ?
– De la corydrane. C’est en vente libre dans les pharmacies. J’avais souffert dans les étapes dures, alors j’ai pris deux comprimés pour l’étape Divonne-Thonon qui, a priori, était plus facile. Si le contrôle n’avait pas existé, j’en aurais peut-être pris quatre.
– Et vous avez été tiré au sort pour être contrôlé ?
– Oui, et j’ai avoué tout de suite. Cela ne sert à rien de poser une réclamation. C’est un coup malheureux.
L’expression reviendra aussi chez Bernard Guyot. Car le fait symptomatique des résultats, c’est que, à part Rudi Altig, les coureurs n’ont pas usé de produits dopants pour réussir une grande performance. Ils l’ont fait pour terminer une étape, pour rentrer dans les délais et pouvoir continuer le Tour. C’est ce que le docteur Maigre appelle la « charge de la peur ». « C’est, dit-il, la frousse de l’élimination qui les a poussés. Rudi Altig, c’est, si l’on veut, le cas classique du doping. La nouveauté, c’est la franchise de ces deux coureurs qui ont avoué aussitôt. Et ils sont repartis mais, avec cette fois, une épée de Damoclès. Matignon, par exemple, s’est dopé pour une étape courte, il pensait qu’elle serait très rapide et avait peur de ne pas rentrer dans les délais.
Ce n’est pas tout à fait l’avis du docteur Dumas, l’autre tête du service médical. On sait que, cette année, les tâches –le contrôle médical c’est lui et les soins c’est Maigre- ont été rigoureusement séparées, et une chose en entraîne une autre. Leurs façons de considérer les choses se sont éloignées. « Les meilleurs ont été contrôlés plusieurs fois avec des résultats négatifs. On n’a pas le droit de dire ce qu’on dit à propos d’Eddy Merckx et d’une soi-disant formule miracle ».
C’est pourtant un bruit tenace, et Matignon lui-même nous avait confié ses doutes : « Ce n’est pas possible qu’il marche ainsi tous les jours. Il a une préparation spéciale très coûteuse. Il est très entouré au point de vue médical. Par exemple, on lui fait une prise de sang, on voit de quoi il a besoin, et on lui en donne. Moi, le soir, je me dis : « Tiens, je vais me faire une B12 ». Si ça se trouve, j’en ai trop et c’est autre chose qu’il me faudrait ».
Si elle n’est pas au cœur du débat, la question financière joue un rôle important. La pauvreté conduit à l’empirisme et, en tout cas, la peur de perdre ses ressources pousse aux gestes les plus inconsidérés. C’est ce que nous avons senti au cours d’une conversation avec Bernard Guyot, autre coupable qui n’a pas tellement conscience de l’être :
– Vous ne semblez pas très atteint par la décision qui vous concerne …
– Non, pas du tout, c’est comme s’il n’y avait rien eu. Je savais que le contrôle serait positif, je n’ai même pas demandé de contre-expertise.
– Pourquoi ?
– Parce que cela coûte 80 000 anciens francs et que cela est à la charge du coureur.
– Vous ne marchiez pas. Est-ce pour cela que vous vous êtes dopé ?
– J’étais mou. Avec ce Tour, on n’a pas eu le temps de récupérer et on n’a pas eu, comme l’an dernier, 10 étapes de plat pour s’y mettre. Á Thonon, j’étais mort. J’ai eu plein de boutons, je voulais abandonner. Je ne pensais pas pouvoir passer les cols. J’ai pris de la corydrane.
– Pour finir le Tour ?
– Oui, pour faire une performance, j’aurais pris autre chose. Mais, avec le contrôle, même si j’avais eu une chance de gagner, je serais resté dans le peloton. Mais avec quatre comprimés en deux jours, alors que j’étais malade, je ne m’estime pas dopé. Si je rentre à la maison, je n’aurai aucun contrat après le Tour. Je fais mon métier de coureur cycliste, et vous savez, j’ai été contrôlé quarante fois. Nous sommes cinq à avoir été pris mais dans ceux qui ont abandonné, il y avait des positifs et ils le savaient. Enfin, maintenant j’ai le moral et je finis le Tour tranquillement… »
J’ai déjà eu l’occasion, en d’autres circonstances, de souligner la franchise des coureurs (pas tous !) et des journalistes de cette époque qui n’éludaient pas la question du dopage, contrairement à une opinion trop souvent répandue aujourd’hui. Il faut dire que, deux ans auparavant, lors du Tour 1967, le monde du sport avait été traumatisé par la mort en direct (à la télévision) du populaire Britannique Tom Simpson dans la caillasse surchauffée du Mont Ventoux.
Á Revel, avec tout son talent et son admiration pour les coureurs, Antoine Blondin livre aussi son avis sur la question dans sa chronique La face cachée de la lutte, clin d’œil à l’événement interplanétaire qui se profile :
« Joaquim Agostinho … c’est le sourire franc et lumineux de la course, la face éclairée de la planète cycliste sur laquelle nous vivons.
Avec lui, tout se sait. Tout s’affirme dans une allégresse contagieuse : l’audace, le courage, la santé. La vive clarté de sa trajectoire à travers la Montagne Noire nous l’a confirmé.
Mais cette planète possède aussi sa face d’ombre où tout se tait. Du moins, le plus longtemps possible. C’est la face cachée de la lune, avec ses vallées de la ruse, ses cratères du soupçon, ses mers de la répression.
Pour la première fois depuis le départ, cinq coureurs viennent d’être cloués au pilori de l’antidopage. Du coup, les cosmonautes du scandale vont débarquer sur cette seule face-là Les palabres vont s’engager. Et l’on se prend à regretter qu’aucun règlement ne prévoit de prélèvements d’encre ou de salive pour déterminer l’inflation du taux d’indignation à quoi s’efforcent ces acrobates qui font leur cheval de bataille d’un serpent de mer.
Bin sûr que, nous aussi, nous sommes contre le « doping », dans la mesure où la « non-assistance à personne en danger » est une notion bien définie dans les responsabilités de chacun. Mais il serait bon qu’elle demeure une affaire de famille, ressortissant au médecin du même métal, et qu’on mesure tout ce qui peut séparer un diagnostic d’un verdict.
Dans l’état actuel des choses, il apparaît qu’il en va des coureurs en compétition comme des clients du docteur Knock, de Jules Romains, pour qui tout homme bien portant était un malade qui s’ignore : ce sont le plus souvent des tricheurs sans le savoir.
Beaucoup courent le risque d’être renvoyés chez eux ou frappés de lourdes suspensions qui entraveront le libre exercice de leur profession, sur la vue d’urines plus ou moins claires, alors qu’ils n’ont pas encore totalement dépouillé les langes de l’innocence. On ne saurait, en effet, leur demander de connaître par cœur la pharmacopée –Agostinho, il y a quelques jours, était bien persuadé de se stimuler avec un laxatif ! Chorydrane … strychnine … amphétamines … C’est bien vite dit si l’on considère que ces malheureux garçons ignorent pour la plupart le montant de leurs cachets, en d’autres termes le contenu des produits que la préparation biologique de leurs organismes de haute précision requiert le plus légalement du monde.
Á la limite, et il ne s’agit plus là de préparation mais de réparation, un coureur cycliste, au cours d’une épreuve de longue haleine comme le Tour de France, ne pourrait plus se permettre d’être enrhumé ou même de subir la plus bénigne des interventions chirurgicales car il serait privé du recours que n’importe quel médecin est susceptible de nous prescrire à nous, usagers du courant dans les mêmes circonstances.
Il faudrait des concertations nombreuses et diverses avant de fixer dans les rigueurs d’un code des mesures encore balbutiantes qui s’apparentent à une rafle.
N’importe qui, dans la vie quotidienne, serait susceptible d’apprécier la différence qu’il y a entre prendre un comprimé de somnifère pour dormir tranquille et avaler le tube… »
Si on revenait à la course ? Une étape contre la montre de 18,5 km, à Revel, autour du lac de Saint-Ferréol, sur le parcours plusieurs fois emprunté lors du Critérium National, une belle épreuve aujourd’hui disparue réservée comme son nom l’indique aux coureurs français.
Si j’en crois les archives, les organisateurs locaux avaient décidé de faire payer l’entrée sur le circuit, récoltant ainsi la coquette somme de 13 millions d’anciens francs en petite monnaie pour les associations ayant mis la main à la pâte. Il y eut évidemment des resquilleurs arrivant par les champs et les bois. Il faisait chaud, la fête fut belle en cette veille de 14 juillet : la liqueur locale à la menthe chère à Jean Get coula sans doute à flot dans les verres en haut de la côte de « Saint-Fé » et le melsat et la bougnette, fleurons de la charcuterie régionale, enchantèrent les pique-niques.
Ce n’était pas l’enfer d’Henri-Georges Clouzot (Claude Chabrol reprit ici le tournage de son film longtemps inachevé) mais le Belge Herman Van Springel, second du Tour précédent et excellent rouleur, hébergé à l’abbaye-école de Sorèze, digéra mal le repas de la veille au soir, un généreux cassoulet mijoté avec amour par les gentilles religieuses. Il concéda 1’ 41’’ au vainqueur de l’étape … est-ce bien nécessaire de dire son nom ?

Blog Revel clm Merckx PingeonBlog Revel clm Poulidor GimondiBlog Revel clm

Derrière Merckx, vous aviez deviné, vainqueur à la moyenne de 45,792 km/h, les Français font bonne figure avec Pingeon second à 52 secondes et Poulidor troisième à 55 secondes.
Rudi Altig termine quatrième dans la même minute que Merckx. Longtemps meilleur temps, le public de Revel lui a réservé un accueil enthousiaste malgré son problème de contrôle positif. L’Allemand ne s’en cache pas : ce n’est pas pour finir dans les derniers qu’il s’est dopé, mais bien pour réaliser, à 33 ans, encore quelques exploits. Après avoir nié, il a choisi une explication : « Je me suis toujours préparé de la même façon pour le Tour. Je suis assez malin pour employer des produits qui ne laissent pas de traces dans les urines. Celui qu’on a trouvé, j’en avais pris pour soigner un rhume attrapé en montagne. Je ne veux pas être comme le chien qui traverse le village et que tout le monde bat … »
Quant à Raymond Delisle, excellent rouleur au demeurant, il a choisi, en signe de protestation contre le soufflet de son coéquipier Pingeon, de faire l’étape buissonnière qu’il termine en roue libre 95ème et bon dernier … à 5 minutes et demie de Merckx !
La nuit lui porta conseil et, en ce jour de fête nationale, il envisage d’honorer son maillot bleu blanc rouge de champion de France en « défilant » entre Castelnaudary et Luchon avec panache. Á chacun sa médication, c’est la stimulation d’une gifle qui expédie Raymond Delisle jusqu’à la ligne d’arrivée où il vient quérir une première place à l’opposé exact de sa performance de la veille :
« De toutes les attaques dès le départ de Castelnaudary, spécialement préparé (attention à la formule ! ndlr), il attaqua le Portet d’Aspet en tête avant de franchir les cols de Mente et du Portillon dans la même position avantageuse et de parvenir sur le boulevard Edmond Rostand les bras dressés en V et le sourire large comme une péninsule.
Le champion de France, qui a l’appendice nasal normalement constitué, pouvait pousser des cocoricos (comme Chanteclerc ? ndlr) d’aise. On put craindre un instant qu’il fût devenu masochiste lorsqu’il s’écria joyeusement au milieu du cercle de ses supporters : « J’espère que Pingeon me redonnera une autre claque afin que je remporte une deuxième victoire ! » »

Blog Luchon Portet d'AspetBlog Luchon échappée DelisleBlog Luchon DelisleBlog Delisle vainqueur à LuchonBlog Luchon Delisle Pingeon réconciliés

Blondin, maître ès calembour, ne pouvait évidemment pas faire de moins que d’entonner la Marseillaise de « Rougi Delisle » !
Raymond Delisle et Roger Pingeon étaient décidément des coureurs cyclothymiques … ce qui au moins pour la première moitié de l’adjectif apparaît tout à fait naturel !

Blog Luchon Merckx pipi

Charly Gaul perdit un Tour d’Italie comme ça !!!

Blog Luchon Merckx Poulidor PingeonBlog Pyrénées tous frappés par MerckxBlog chute Galdos col de MenteBlog chute Galdos col de Mente 2

Chute de l’Espagnol Galdos dans le col de Menté

Cette première étape pyrénéenne, disputée sous une chaleur accablante, a encore fourni l’occasion à Eddy Merckx de démontrer sa supériorité en partant à 1 kilomètre du sommet du col du Portillon. Il grappille ainsi 18 secondes à Pingeon, 42 à Gimondi et Poulidor.

Blog arrivées à Luchon

Mardi 15 juillet 1969 : une date inoubliable de l’Histoire du Tour de France et du Cyclisme ! Attention chef-d’œuvre ! Voici pour en situer la grandeur le début de la chronique de Blondin qu’il intitule Sous les feux de la rampe :
« Il ne s’agit pas de la mise à feu ni de la rampe de lancement qui projetteront dans quelques heures trois êtres humains dans la course à la Lune, mais du soleil sur la pente ardente qu’Eddy Merckx a voulue pour théâtre à l’une des tentatives de domination les plus convaincantes que j’ai vues exercer sur le domaine cycliste.
Á peine plus d’un demi-siècle d’existence a suffi au Tour de France pour assurer sa topographie légendaire. Á travers les modifications qui, d’une année à l’autre, affectent l’itinéraire, on retrouve la permanence de quelques hauts lieux. Ils donnent à l’épreuve sa quatrième dimension, relient la course d’aujourd’hui à toutes celles d’hier et contribuent à fonder une manière de classicisme où, dans le plus sublime des cas, le nom d’un homme et celui d’un champ de bataille se trouvent associés.
On ne franchit pas le Tourmalet sans évoquer la figure rigoureuse du grand Christophe de 1913, brasant la fourche brisée de son engin chez le forgeron de Sainte-Marie-de-Campan. On ne repeuple pas la fameuse « Casse déserte » sans convoquer la silhouette prestigieuse de Louison Bobet à travers le col de l’Izoard, transformé depuis en un boulevard qui devrait porter son nom. On ne traverse pas les plaines du Roussillon sans identifier le platane contre lequel vint s’affaler le coureur algérien Zaaf victime de l’enthousiasme généreux des vignerons. On ne dévale pas l’Aubisque sans se montrer du doigt le ravin où le Hollandais Wim Van Est, alors détenteur du Maillot Jaune, fit un plongeon de cent mètres sans se rompre les os. Les ombres ennemies et fraternelles de Bartali et de Coppi croisent encore dans l’ascension du Galibier. Et le seul Koblet occupe toute la largeur d’une avenue triomphale qui irait de Brive à Agen. Ainsi, peu à peu, chaque détour de la route, chaque lacet de la montagne finissent par appeler l’écho d’un exploit. Une nouvelle carte de France se dessine à l’intérieur de l’autre, dont les provinces portent les couleurs des champions qui les ont illustrées en s’illustrant eux-mêmes.
Depuis hier soir, les Pyrénées, pour nous, constituent la planète Merckx. »
« Tout Eddy » ou presque, pour reprendre un autre trait d’esprit d’Antoine !
On n’attendait pas spécialement grand-chose de cette étape qui menait les coureurs de Luchon à Mourenx-(alors) Ville-Nouvelle, cité béarnaise sortie de terre en 1958 au lendemain de la découverte d’un miraculeux gisement de gaz. Les jeux étaient faits compte tenu, d’une part de l’écrasante supériorité de Merckx, et d’autre part qu’après les ascensions traditionnelles des cols de Peyresourde, Aspin, Tourmalet, Soulor et Aubisque, il restait encore 70 kilomètres de descente et de plat jusqu’à la ligne d’arrivée.
Et pourtant, on pourrait écrire un roman sur cette étape mythique. D’ailleurs, Bertrand Lucq, avocat au Barreau de Dax et correspondant du quotidien régional Sud-Ouest, en a écrit un délicieux (petit par le format) livre.


Blog Couverture Coup de Foudre

« Ce livre est le récit d’un exploit à jamais associé à la légende du Tour de France ; c’est aussi un bel hommage aux journalistes qui, chroniqueurs sportifs, n’en étaient pas moins de grands écrivains (Pierre Chany, Antoine Blondin, Kléber Haedens…). »
N’est-ce pas ce que je fais à travers mes modestes billets pour évoquer, chaque été, les Tours de France de ma jeunesse ?
Le récit de l’exploit sportif est tout à fait authentique, quant aux personnages, les journalistes Èdouard Labège et Charles Montardon, ils sont nés de l’inspiration de l’auteur :
« Quelques brusques coups de klaxon surprennent l’attente du public. Une voix nasillarde ameute les curieux : « Bonjour ! Bonjour ! Á l’arrière du véhicule, pour cinq francs seulement, vous trouverez la collection complète. Le journal du jour, le livre d’or du Tour de France, les numéros des dossards, les palmarès des coureurs, la casquette de votre champion favori. Et pour vous, Madame, le magazine de mode. Pour cinq francs tout rond. C’est le moment d’en profiter. »
Une année, longtemps après, je me suis retrouvé ainsi dans la montée du col du Tourmalet juste derrière la voiture du Miroir du Cyclisme. J’avais réussi à me faufiler dans la caravane en déclarant à la maréchaussée de service que le Tour ne m’intéressait pas et que je désirais me rendre à l’Observatoire du Pic de Midi de Bigorre. Mon affirmation mensongère avait été validée par … le cuisinier de l’Observatoire qui me suivait !
Ce 15 juillet 1969, « (Une) joyeuse procession s’étirait à l’envi sur les rampes abruptes du mythique Aubisque. Les éternels cyclistes du petit matin se frayaient un passage au milieu de la foule, lorgnant d’un œil éprouvé le prochain lacet. La route promettait d’être bien longue pour ces anonymes motivés par la seule fierté d’escalader des cols chargés d’histoire. Revêtus de maillots aux couleurs de Mercier ou de Peugeot, ils ont l’impression de se fondre dans ce passé au parfum d’épopée.
Á l’Aubisque, on y vient du plat pays. Landais, Gersois, Béarnais s’y retrouvent à l’occasion du Tour de France. Ce petit peuple imprégné de culture rugbystique refait le championnat entre deux gorgées de vin du terroir. Il y est question de l’avenir du Stade Montois, de l’inconstance de la Section Paloise, des petits miracles du Football club Auscitain, de la bravoure des Tyrossais et des belles promesses d l’Union Sportive Dacquoise. Mont-de-Marsan, Pau, Auch, Tyrosse, dax, autant de cathédrales du jeu bondées de fidèles les jours des grands offices. Le saucisson circule de main en main. Le pain de campagne claque sous les langues bavardes. La foule ne cesse de grossir. La France est là, unie dans une même attente. » C’était le bon temps des poules de huit !
15 juillet 1969, 12h 30 : « Les coureurs ne vont pas tarder à aborder la montée du Tourmalet. La caravane publicitaire ne doit plus être bien loin. La grande parade, spectaculaire, colorée, débute enfin. Les enfants sont ébahis du spectacle offert par les acrobates de la route. Les célèbres motards vêtus de combinaisons bleu clair, debout sur leurs bolides, allument des salves d’applaudissements. Mais voilà un moustique géant « les quatre fers en l’air » terrassé par un redoutable insecticide qui déclenche l’hilarité. Des milliers de mains se tendent quand de charmantes jeunes filles distribuent bonbons acidulés et chapeaux en papier vantant une marque d’appareils électroménagers … »

Blog groupe Merckx à la MongieBlog merckx lieutenant Van den Bossche TourmaletBlog Merckx va bientôt démarrerBlog Merckx Van deen Bossche sommet Tourmalet

C’est là, près du sommet du col du Tourmalet, que tout se déclencha :
« « Kilomètre 69 : Á 10 kilomètres du sommet du Tourmalet, le peloton maillot jaune conduit par Martin Van Den Bossche de la formation Faema, composé d’Eddy Merckx, Pingeon, Bayssière, Poulidor, Gutty, Zimmerman, Theillière, Agostinho, Van Impe, Gandarias, Wagtmans possède une trentaine de secondes sur Gimondi en grande difficulté ».
L’Italien n’est pas dans un bon jour, miné par un ver solitaire. Déjà, dans l’Aspin, il lui a fallu puiser dans ses réserves pour garder le contact … »
En vue de la banderole du chocolat Poulain, parrain du Grand Prix de la Montagne, Van Den Bossche manifeste quelques velléités vite réprimées par son chef de file Merckx qui vient d’apprendre par hasard que son « fidèle » coéquipier roulera la saison suivante pour le charcutier italien Molteni. Pour l’heure, il s’agit de défendre l’honneur des machines à café Faema.
Je passe la plume à Raymond Pointu de Miroir-Sprint :
« Sans doute ne puis-je me prévaloir de cette expérience intarissable qui fait de certains suiveurs d’authentiques conservateurs d’un musée imaginaire du cyclisme, mais enfin, jamais il ne m’avait encore été donné d’assister à un tel spectacle. Je veux parler de celui de l’arrière et non de celui de l’avant qui propulsait Merckx dans la légende de la bicyclette aux cotés, certains affirment devant, des Coppi, des Koblet, Bobet et autres Anquetil.
Jamais encore, je n’avais vu une telle débâcle. Une Bérésina brûlante ! Sans doute le plomb du soleil chutait-il lourdement sur la nuque de tous. Sans doute encore en était-on au troisième col de la journée. Mais les deux premiers avaient été escaladés aimablement à une allure bienveillante qui ne permettait pas d’envisager un pareil désastre et il restait encore l’Aubisque. Non, cette perte désespérante et lancinante vers l’arrière dans le Tourmalet, c’était bien le fait de l’implacable travail d’usure d’un Merckx qui avait transformé le peloton scintillant de Roubaix en un paquet râpé, défoncé, crevé, rapiécé, souillé et pour tout dire guenilleux….
… Le Tour s’achevait bien là, à Mourenx, et on eut souhaité qu’il ne se prolongea pas au-delà de Bordeaux. Á quoi bon prolonger l’épreuve ? Procédant par élimination, Merckx avait fractionné définitivement la course en deux : d’une part celle des autres, d’autre part la sienne n’ayant rien de commun avec la première. On en veut pour preuve qu’étant parvenu en haut du Tourmalet avec quelques secondes d’avance, il descendit benoîtement, s’alimenta et attendit sur l’injonction de son directeur sportif ses suivants. Je ne dis pas ses poursuivants. Constatant qu’ils tardaient à le rejoindre, il lança désabusé : « Tant pis pour eux, j’y vais. »
Il lui restait 140 km à parcourir en solitaire. Au cours de son prodigieux cavalier seul qui excita nos confrères belges au point qu’une de leurs voitures suiveuses précipita résolument par terre notre photographe Henri Besson et son motard René Rivière dans le fossé, il chercha beaucoup plus à explorer ses propres limites qu’à distancer les autres. Partir si loin du but, avec le Soulor et l’Aubisque devant soi et 70 km de bosses entre le pied du géant pyrénéen et l’arrivée, cela tenait de la folie. Tous les saints préceptes élaborés par des décades de pratique cycliste se trouvaient basculés. Un pari énorme qui pouvait tout lui rapporter ou le laisser totalement démuni. De fait, il faillit bien demeurer planté là sur la route avant de se reprendre superbement.
Sur sa plate-forme de radio, Luc Varenne exultait : « C’est pas possible de gagner un Tour de France pareillement. C’est à pleurer. » »

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L’ami Blondin, grand buveur devant l’Éternel, savoura :« Cette trop fameuse étape des « quatre cols », agitée de temps à autre comme un serpent de mer, me disait d’autant moins qu’il faisait une chaleur dévastatrice et que la maîtrise jugulante de Merckx sur la course pouvait le dispenser d’ouvrir la porte à l’aventure … Il en va des cols d’appellation contrôlée comme des vins : il faut examiner l’étiquette, envisager l’année et le négociant. Certains ont désormais un petit goût de bouchon, bouchons d’automobiles et bouchons de coureurs, rassemblés en peloton de Panurge, à l’image des moutons pelotonnés qui les regardent passer. La façon dont Eddy Merckx a précisément négocié le Tourmalet, l’Aubisque et une fin de parcours en forme de montagnes russes impromptues, allait nous prévenir contre tout déboire de ce calibre. Quand celui qui aura pratiquement bouclé les quatre mille kilomètres de la course, sans rétrograder au-delà de la dixième place, sauf à fausser compagnie à tout le monde, déboucha dans la descente sur Luz-Saint-Sauveur, l’immense attente qui prélude au prodige s’installa dans la vallée et le Gave cessa de se rebiffer. Exact au rendez-vous que sa jeune légende lui a prescrit, sans hargne, rogne ou grogne, par le jeu naturel de dons hors du commun, Eddy Merckx allait son petit surhomme de chemin. L’enthousiasme unanime et polyglotte qui l’escortait alors prenait un sens. Il nous disait qu’à cet instant ce champion n’était plus particulièrement wallon ou flamand, français ou belge, mais qu’il appartenait tout bonnement au patrimoine universel de l’effort humain. Il y a quelque chose de la flamme olympique dans la petite mèche rubescente qui éclaire le crépuscule de Lacq, où Eddy Merckx s’endort dans le berceau de pourpre où naissent les dieux vivants. »

Le brillant reporter Jacques Ségui n’en croyait pas ses yeux :
« Il fallait être idiot, vaniteux, de croire que cela ne pouvait plus arriver. Au moment précis où Paris, New York et … Bruxelles regardent vers la Lune, nous sommes tous écrasés de chaleur, trempés jusqu’aux os, par les gerbes d’eau qu’on nous envoie en pleine figure. Quelle tête, mais quelle tête nous faisons tous. Et cette moto qui frôle cette foule jusqu’à lui arracher les mains qui se tendent, ou encore qui entre dans une vague de délire. L’Aubisque est là tout près, et soudain la grande montagne semble s’incliner, faire contre tous les usages, la révérence … Merckx passe et j’ai l’impression d’avoir sous les yeux les vieux « Miroir » de mon enfance.
Donc c’était ça, c’était bien ça … Un maillot jaune, à flanc de montagne aux verts de toutes les couleurs, ce maillot jaune que j’aperçois au milieu des motos, des voitures. Il est en train de refaire la légende du bon vieux temps. Combien de fois disait-on par manière de dérision à nos amis ou à nos confrères aux tempes grisonnantes « Hélas ! Messieurs, nous n’avons pas vu courir Bartali ». En le disant, ceux de mon âge pensaient à Coppi, mais Bartali c’était « Il Vecchio ». Toutes ces histoires, nous le sentions, ne nous concernaient pas. Nous avions connu d’autres champions, les spoutniks du vélo, les supermen de la petite reine, les fantastiques ceci et les incroyables cela … Mais la grande geste, non vraiment. Non vraiment nous ne savions pas.
Et puis ce Merckx que nous pressentions grandir a été pris par le vertige, la folie. Il y a toujours un gros grain de folie au départ du génie. Et Merckx, mardi, est devenu fou. Il a décidé de laisser tout en plan comme on dit, et de goûter à la solitude des Pyrénées. Poulidor, Pingeon et tous les autres devenaient des nains. Ces nains –M. Goddet me l’a rappelé- n’étaient plus ceux qu’il avait fustigés, il y a quelques années, pour leur médiocrité (voir billets consacrés au Tour 1961 ndlr).
Les nains de ce Tour ne sont pas insultés ; ils sont tout simplement trop petits pour Merckx.
Le jeune champion belge est passé en quelques heures de l’autre côté. De lui, on ne dira pas que c’est un coureur cycliste en faisant un peu la moue. Et ceux qui l’ont vu mardi peuvent en témoigner ; Merckx nous a rendu à tous le brin d’émotion qui était celui de notre enfance … ; Mais oui, rappelez-vous, lorsque chacun d’entre nous déployait les pages de son magazine chantant la gloire du héros.
Non, je n’ai jamais vu courir Bartali. Mais demain, que penseront de moi mes jeunes confrères quand je leur dirai : « Du temps de Merckx ».
Ce jour-là, entre Luchon et Mourenx, Merckx accomplissait probablement le plus bel exploit de sa carrière qui en compta à foison pourtant. Le « Michelet du cyclisme » Pierre Chany, le journaliste qui suivit cinquante Tours de France, écrivait de lui : « Il attaquait sans relâche, il se proposait chaque jour de faire mieux pour assurer le spectacle. Il portait le respect du public au plus haut degré. Depuis, les champions modernes, hélas, sont devenus très désinvoltes à l’endroit de ceux qui les applaudissent du bord de la route. »
Alors qu’il avait déjà le Tour dans la poche, Merckx entreprit donc une chevauchée fantastique de cent quarante kilomètres larguant tous ses adversaires à plus de huit minutes. Et tout cela essentiellement par panache et peut-être un peu aussi pour se venger aux yeux de tous, de sa récente exclusion du Giro d’Italie pour une fumeuse histoire de dopage, de Manneken Pis(se) en somme.
Son « vainqueur » du Tour d’Italie Felice Gimondi, vidé de ses forces, terminait à près d’un quart d’heure à Mourenx.

Blog  Gimondi L'Equipe

Terrible coïncidence, à l’heure où j’écris ces lignes, j’apprends quasiment en direct la disparition de cette légende du cyclisme moderne terrassée par une crise cardiaque à l’âge de 76 ans.
Je vous avais parlé justement de l’éclosion de ce grand champion dans mes billets sur le Tour de France 1965. J’étais présent à Rouen lors de sa première victoire d’étape puis au Parc des Princes où il ramena le maillot jaune. Je fus peut-être un peu injuste et méchant : je vis à l’époque dans ce coureur à panache le digne héritier de « mon » champion Jacques Anquetil qui empêcherait notamment l’attentiste Poulidor de connaître la gloire du maillot jaune sur les épaules. En les associant dans son fameux Trophée contre la montre, il signore Baracchi avait scénarisé cette succession.

Blog Merckx Anquetil Gimondi

Eddy Merckx, Jacques Anquetil et Felice Gimondi

Mais, à son tour, Felice allait voir bientôt apparaître un autre astre au firmament du cyclisme … Eddy Merckx.
Champion du monde, vainqueur de Paris-Roubaix, de Milan-San Remo et du Tour de Lombardie, Gimondi fut le deuxième coureur (après Anquetil) à réaliser l’exploit de gagner les trois grands Tours nationaux, Tour de France, Giro (3 fois) et Vuelta.
Adieu Felice, vous étiez de la lignée des fuoriclasse comme on appelle les grands champions en Italie !
Ce fut un déluge de dithyrambes au soir du coup de foudre dans l’Aubisque. Á la télévision, Big Léon Zitrone lâcha : « Bravo Merckx, vous êtes un seigneur ». Le quotidien L’Équipe titra : « Merckx surpasse Merckx ».
Et si une fois n’est pas coutume, une image valait tous les discours : en pleine page centrale du Miroir Sprint du 18 juillet 1969, primée comme plus belle photographie sportive de l’année, c’est le chef d’œuvre d’Henri Besson qui saisit l’envol de Merckx au sommet du col d’Aubisque.

Blog Merckx déploie ses ailes

Á cet instant, je pense à un petit garçon. Il avait dix ans cette année-là. Bien qu’originaire du pays de Bobet et Robic, il admirait Eddy Merckx comme j’avais idolâtré Jacques Anquetil, une génération auparavant. J’imagine que le 15 juillet 1969, après avoir suivi la chevauchée du champion belge, il enfourcha son vélo et le cœur en fête, « la socquette légère », il fila « refaire l’étape » sur le littoral morbihannais. Cinquante ans après, il est mon ami, et dans son atelier, est « encadré » un poster de son idole dans la roue de son premier vélo :

Blog atelier roue Merckx

Il reste encore six étapes avant l’arrivée à Paris mais chacun partage le sentiment général que le Tour est terminé. « Il n’y a plus rien à voir » entendait-on couramment. Rassasié d’exploits répétés chaque jour, on faisait la pause que la traditionnelle et monotone traversée des Landes rendait propice.
« Rudi Altig, lui, s’était arrêté tout au début de l’étape. Tombé la veille, il avait un poignet fêlé et ne pouvait pas tenir son guidon. Le poussant légèrement dans le dos, des équipiers l’aidaient à suivre. Une première fois, la voiture de Jacques Goddet donna un coup de klaxon. Ayant encore en mémoire les abus de la veille, l’Allemand ne s’en soucia pas plus que ça. Le klaxon réprobateur reprit. Alors Altig mit pied à terre et indigné, tonna : « Puisque c’est ça, je rentre ! » …
« Á Hagetmau où la confrérie vineuse nous avait réservé un accueil coloré sur la rade de Bordeaux, les suiveurs trouvèrent, eux, un puissant stimulant pour les étapes encore à supporter dans les délicieuses bouteilles de Tursan proposées. Á l’exception des coureurs, presque tout le Tour s’arrêta là. Le cœur trempé de vin fruité et le regard déjà vague, le grand Gem (Raphaël Geminiani ndlr) déplorait : « Dommage que Jacques (Anquetil) n’ait pas été là. Ça aurait fait une belle bagarre ! »
Un homme semblait étranger à cette fête, aux flonflons de l’orchestre et à cette foule chaleureuse piquée de bérets rouges. Dans les rues en retrait que la population avait désertées, il traînait sa peine et se recueillait. C’est à cet endroit même que Guy Boniface, foudroyé dans sa pleine jeunesse et frappé au zénith de son talent, était mort dans une saleté de voiture. Cet homme, c’était Antoine Blondin. Guy était son copain. »
Plongé dans son chagrin, l’Antoine, se désintéressant de l’étape dans sa chronique, choisit de philosopher en compagnie de … Frédéric Nietzsche, Raymond Poulidor et de son mentor Antonin Magne … Ainsi parlait Zarafouchtra !:
« La veille, dans la lumière d’apothéose du « grand midi », le surhomme annoncé par le poète philosophique allemand, dès 1884, venait de naître sur le Walhalla pentu des monts d’Aubisque et du Tourmalet.
Zarafouchtra, l’une des têtes arvernes alors âgée de trente-trois ans, décida de redescendre de la colline où il avait régné jadis et de répudier son âme des collines pour regagner avec la troupe et le troupeau son village de Saint-Léonat de noble art, durant plusieurs lunes, afin de s’y reforger l’esprit de la lutte contre le plus grand des dominateurs communs.
Donc, il s’avança vers le soleil et lui parla ainsi :
« Hier encore, j’étais dégoûté de ma sagesse, comme l’abeille qui a recueilli trop de miel. Je pensais : le véritable surhomme sortira du puy… J’avais besoin que des mains tendent vers moi … »
Á peine avait-il prononcé ces paroles qu’un ermite s’avança vers lui, enveloppé dans une houppelande blanche et coiffé d’un béret, basque comme une galette qui le faisait ressembler au cèpe séculaire des forêts. Zarafouchtra reconnut le vénérable Tonin le Sage, l’un des prophètes du nihilisme cantalou.
« La vérité n’est pas dans le surhomme, dit le sage, elle est dans le sérum du même nom … la vérité n’est que dans le bonhomme et elle ne sortira pas du puy … L’occulte de la personnalité doit être ton propos, ô Zarafouchtra, vieux passif central, mon cher volcan éteint … »
Á ce moment, le visage de Zarafouchtra, buriné par le farniente, se plissa davantage et prit une expression hercynienne à la fois sublime et atroce… »

Blog Mourenx Poulidor

Comprenne … qui voudra ! Il faut que je vous dise quand même que c’est le Britannique Barry Hoban qui l’emporte au sprint sur la piste du vélodrome du Parc Lescure à Bordeaux.

Blog Bordeaux Hoban 1Blog Bordeaux Hoban 2

Sur les terres d’Aliénor d’Aquitaine, « Á Bordeaux sur la ligne, un Anglais très calme –un de ceux que l’on remarque dans les cols et qui se faufilent toujours aux arrivées pour dire quelques mots à leurs compatriotes pédalants- lui tapa sur l’épaule et lui dit simplement : « Barry, good boy. » »
Le lendemain, « à Brive, il était encore là et l’escalade dans le compliment fut très mince : « Barry, very good boy. » »
Bis repetita, en effet, Hoban l’emportait encore. Blondin avait retrouvé son humour : « Après la victoire espérée à Bordeaux, son épouse disait : « Enfin, on publie l’Hoban. » Après celle de Brive, qui la prend de court, elle s’écrie : « Ciel ! mon Barry … » E tout le reste est litres et ratures. »

Blog Hoban passe de deux

Comme il le disait en plaisantant, le sympathique sujet de Sa Majesté n’avait aucune chance de faire la passe de trois en terminant premier au sommet du Puy de Dôme, terme de la vingtième étape.
Sur les pentes du volcan, on attendait une dernière empoignade et … une avant-dernière démonstration de Merckx avant l’étape contre la montre du dernier jour.
Il n’y eut rien de tout cela et la dernière vérité de ce Tour qui sortit du Puy fut que lorsque Merckx n’attaque pas, aucun de ses rivaux ne prend d’initiative.
Il fallut reprendre l’Épître selon Saint Matthieu comme quoi, « là-haut », les derniers seraient les premiers, en l’occurrence la lanterne rouge Pierre Matignon.

Blog Puy de Dôme à la lanterneBlog Matignon Puy de Dôme

Blondin parlait ainsi du « premier venu » :
« Que ce vaste théâtre d’opérations, dédié à la suprématie, ait vu pour triomphateur, en la personne de Pierre Matignon, le personnage obstiné et souriant qui mène ses apprentissages à quelque trois heures et demie derrière Merckx au classement général, illustre un de ces beaux miracles cyclistes qui ne sont pas exempts de moralité.
Non pas celle, assortie d’une charité chrétienne un peu trop convenue, démagogique et antisportive (et vlan pour Matthieu et moi !), qui veut que les derniers soient les premiers. Mais celle qui vous assure qu’on ne sera plus jamais le premier venu, dès lors qu’on a trouvé l’audace, le courage et le talent de venir, une fois le premier.
Dans le regard de Matignon, écroulé d’un bonheur stupéfait au pied du mirador de la ligne d’arrivée, on pouvait lire qu’il n’ignorait pas que sa vie, désormais, ne serait plus tout à fait la même … Comme on pouvait déchiffrer chez les célébrités, sur qui tous les feux de l’opinion étaient encore braqués quelques heures plus tôt, la surprise impuissante de constater qu’un être pédalant les avait précédés sur ce sommet en forme de planète.
La même surprise, par exemple, qu’exprimeraient les cosmonautes d’appellation contrôlée d’Apollo XI s’ils venaient à s’apercevoir que quelqu’un de Luna XV les a devancés sur la Lune. »
Derrière le brave Matignon, Merckx, une fois encore, démontre sa supériorité en déposant un à un ses adversaires, sprintant juste pour souffler la seconde place au tenace Lyonnais, Paul Gutty.

Blog Puy de Dôme Merckx lâche les autres 2Blog Puy de Dôme Merckx lâche les autresBlog Puy de Dôme Merckx second

L’étape suivante est restée confidentielle dans les archives. Le Belge Van Springel, déjà victorieux à Briançon, règle aisément au sprint un groupe d’une dizaine d’hommes sur la cendrée de Montargis au terme de la plus longue étape du Tour, 311 kilomètres parcourus en 9 heures 37 minutes et 47 secondes.

Blog Montargis-Créteil-Cipale

L’ultime journée est divisée en deux demi-étapes. Celle du matin, entre Montargis et Créteil, est remportée par Joseph Spruyt, un des membres de la fidèle « garde rouge » Faema du maillot jaune.

Blog les premiers du Tour de France

photo de famille avant le retour à Paris

Celle de l’après-midi est disputée contre la montre, sur une distance de 36,800 km, entre Créteil et la piste municipale de Vincennes où se déroulait alors l’arrivée du Tour pour cause de destruction du vélodrome du Parc des Princes.
Voir billet : http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/01/la-cipale-paris-xiieme/
Avec mon frère, après l’avoir vu prendre son envol au Ballon d’Alsace, nous vînmes assister au sacre du roi Eddy dans le cadre bucolique de la Cipale.
Ce 21 juillet 1969, un pays ne regardait pas les étoiles, mais la vieille piste, au cœur du bois de Vincennes. Á Neil Armstrong, le premier, sans tricher celui-là (!) à poser le pied sur la lune, la Belgique préférait Eddy Merckx. D’ailleurs, leur compatriote Tintin n’avait-il pas déjà marché sur la Lune ? Quelques heures avant le « pas de géant pour l’humanité », Eddy Merckx parachevait son chef-œuvre : le Tour de France 1969. Le commencement d’une ère que l’on décrira bientôt comme un régime politique ou un mouvement artistique, le « merckxisme ».
Les petites fleurs du bois de Vincennes, chantées tendrement par Brassens, furent piétinées par l’invasion de supporters belges. Dans les restaurants aux alentours, c’était menu unique : moules frites et bière !
Comprenez bien : Odile Defraye, Philippe Thys, Firmin Lambot, Léon Scieur, Lucien Buysse, Maurice De Waele, Romain Maes, Sylvère Maes, anciens vainqueurs belges du Tour de France, allaient enfin connaître leur successeur. Trente ans de disette durant lesquels aucun coureur flahute ou wallon n’avait ramené le Maillot Jaune à Paris !

Blog Merckx clm dans barrièreBlog Merckx clm vers CipaleBlog Merckx Cipale2Blog Merckx Cipale1

Est-ce la pression face à cette attente de tout un peuple, Merckx manifesta quelques signes de nervosité, manquant un virage peu après le départ et hésitant devant l’entrée du vélodrome. Malgré tout, le maillot jaune l’emportait à 46,347 km/h de moyenne. Poulidor obtenait une très honorable seconde place à moins d’une minute du champion belge.
J’ai encore le souvenir de l’immense clameur qui accompagna Merckx tout au long de son tour de piste. Il y avait cet après-midi là un parfum de kermesse brueghelienne.
« Cette victoire de 1969 reste mon meilleur souvenir. C’était un rêve de gosse. Petit, je jouais à Gaul, à Bobet. Quand je me suis retrouvé à la Cipale devant 30 000 personnes qui scandaient mon nom, j’ai eu la chair de poule et les larmes aux yeux. »
Á propos de son écrasante domination, on parla de razzia et même de soir de rafle, ce qui, aujourd’hui, pourrait constituer une allusion malheureuse à des événements dramatiques quand on sait qu’en 1976, le réalisateur Joseph Losey reconstitua à la Cipale, pour son film Un certain Monsieur Klein, l’horrible rafle du Vel’d’Hiv’ des 16 et 17 juillet 1942, au cours de laquelle 12 884 juifs furent parqués avant d’être transférés vers Beaune-la-Rolande et Drancy puis les camps de la mort.
Sportivement, l’expression prenait tout son sens car, en effet, Eddy Merckx remportait tous les trophées et prix : maillot jaune Virlux, maillot vert du classement par points Fumagou, maillot blanc Gan du classement combiné (général-points et montagne), le Grand Prix de la Montagne du chocolat Poulain (il n’y avait de maillot à pois rouges à l’époque), le Trophée Shak du coureur le plus combatif, et le challenge Vittel par équipes avec ses équipiers de la formation Faema, la seule à avoir terminé le Tour au complet.

Blog Merckx CipaleBlog Pellos Merckx gangster de charmeBlog Cipale équipe Faema

Á la Une de son numéro d’avant Tour de France, le Miroir du Cyclisme avait bien cerné les favoris de l’épreuve, puisqu’aux côtés de l’intouchable Merckx, on retrouvait Roger Pingeon, Raymond Poulidor et Felice Gimondi qui terminent dans cet ordre derrière le Mao Jaune, selon le bon mot d’Antoine Blondin.
Quelques semaines plus tard, Jacques Anquetil fit ses adieux au public parisien à l’occasion d’un omnium avec son véritable héritier Eddy Merckx sur le vieil anneau du bois de Vincennes.

Blog 1969 Anquetil et Merckx apres Tour à la Cipale

Après sa mort, la Cipale fut baptisée vélodrome Jacques Anquetil. Plus que mon champion, Merckx y écrivit quelques-unes des plus belles pages de sa carrière car, en effet, il y fêta ses cinq victoires dans le Tour de France, avant que le final se déroule dans le somptueux décor des Champs-Élysées.
En ouverture de mon précédent billet, j’avais évoqué un article du Miroir du Cyclisme d’avant Tour sur « Big Léon » Zitrone. L’épreuve achevée, Maurice Vidal en remet une couche dans un article intitulé Le Tour en 819 lignes (c’était le format de définition de la télévision à l’époque) :
« Nul ne doute de ses capacités de téléreporter, pas même de son sérieux à préparer ses reportages, le Tour comme le reste. Il n’en reste pas moins que « Big Léon » a tort de croire que la popularité que lui vaut le petit écran l’autorise à tous les excès. Son début de Tour de France a été déplaisant au possible, et beaucoup en ont été gênés qui nous ont dit leur sentiment. Il avait d’ailleurs été précédé d’une campagne outrancière à laquelle Zitrone s’est prêté, non pas toujours pour parler du Tour mais de sa personne. La France ne savait pas tout de Merckx, mais elle n’ignorait rien de Zitrone, de ses préparatifs ou de son corset. Le Tour parti, on attendait qu’il s’efface totalement devant les athlètes, voire devant le journaliste qu’il sait être. Il n’en fut rien.
Reconnaissons pourtant que, la stature d’Eddy Merckx grandissant, Zitrone sut mieux effacer la sienne. Il lui paraît toujours difficile d’être sobre. Il confond volontiers l’enthousiasme d’un témoin avec les états d’âme de la Diva. Il a ses têtes : il ignore à peu près Pingeon, préférant Poulidor dont il continuait à porter la bannière alors que Raymond lui-même annonçait son abdication.
Mais il possède son sujet. Ses fiches sont à jour et ses aides bien choisis et précieux. Son aisance est connue et sa passion du sport réelle. C’est dans ces conditions que nous continuons de regretter que le téléreporter Zitrone ait souvent été débordé par « Big Léon ». Nous continuons aussi à penser que le téléspectateur y perd sans que le personnage y gagne grand-chose. » Le médiatiquement correct n’était guère de mise !
Voilà ! Tout au long de cet été, avec la même jubilation que le gamin que je fus, je vous ai emmené dans les belles épopées des Tours de France 1949, 1959 et 1969, racontées par les brillantes plumes des écrivains et journalistes de l’époque. Créé par le journal L’Auto, « le Tour de France est né d’un besoin de récit. » Il n’y avait pas la télévision au début, il fallait susciter les images, écrire la vision.
Mon idole Jacques Anquetil avait l’habitude dire lorsqu’on l’interrogeait sur les péripéties de l’étape du jour : « Demandez à Pierre Chany, moi, je pédalais. Je suis plus habitué à rouler ma vie qu’à l’écrire ! »
Paul Fournel, dans son ouvrage Anquetil tout seul, un livre que j’aurais aimé écrire, affirme : « Il est vrai que les coureurs, dans leur ensemble, racontent mal les courses. On jurerait qu’ils n’y étaient pas. Aveuglés derrière la grande muraille d’échines, bornés par un horizon de fesses. (…) Après l’arrivée, motus. Le lendemain, ils racontent ce qu’ils ont fait comme les journalistes le racontent, comme ils l’ont lu dans le journal. »
Dans ses Mythologies, Roland Barthes écrivait que la géographie du Tour est « entièrement soumise à la nécessité épique de l’épreuve. Les éléments et les terrains sont personnifiés, car c’est avec eux que l’homme se mesure et comme dans toute épopée il importe que la lutte oppose des mesures égales: l’homme est donc naturalisé, la Nature humanisée. (…) Le Tour dispose donc d’une véritable géographie homérique ». Ah les cols des Alpes et des Pyrénées, ces juges de paix, caricaturés par le dessinateur Pellos en humains plus ou moins aimables !
Je dis souvent qu’à travers l’évocation des Tours de France de ma jeunesse, j’ai construit un solide « socle de connaissances », la géographie et l’histoire de notre pays, l’usage d’une langue châtiée bien sûr. Les nombres me semblaient moins complexes quand il s’agissait de calculer les écarts creusés par Charly Gaul ou Federico Bahamontès dans les cols, ou par la caravelle Anquetil rejoignant Poulidor dans un contre la montre.
Au mois de mai dernier, fut organisée la « Dictée du Tour ». D’anciens champions proposaient à des écoliers et collégiens des villes-étapes un texte d’une dizaine de lignes extrait d’un article paru lors du Tour de France 1969. Je crois savoir qu’on entraîna les candidats pour les familiariser à l’orthographe de Merckx ! Il paraît également qu’une correctrice, professeure des écoles, estima que c’est une hérésie aujourd’hui d’écrire le mot ascension avec sc ! Qu’en pensent nos chers « assendants » ?!
L’an prochain, qui sait, je vous raconterai le Tour de France 1960 marquée par la terrible chute de Roger Rivière dans un ravin du col du Perjuret : « Toute cette nature qui l’entourait lui faisait un linceul rugueux » écrivit Blondin. On pense au Dormeur du Val !
Qu’ils étaient beaux les Tours d’antan ! Sans doute, celui de cette année animé avec panache par Julian Alaphilippe eût été palpitant raconté par Blondin, Chany, Michéa, ou autres Édouard Labège et Charles Montardon sortis de l’imagination de Bertrand Lucq.

Blog Merckx jusqu'au bout ParisBlog Miroir du Tour 69

Pour vous raconter ce Tour de France 1969, j’ai puisé dans :

– les numéros spéciaux de Miroir-Sprint et Miroir du Cyclisme
- Tours de France Chroniques de L’Équipe d’Antoine Blondin (La Table Ronde)
Coup de Foudre dans l’Aubisque, Eddy Merckx dans la légende de Bertrand Lucq (Atlantica)

Publié dans:Cyclisme |on 29 août, 2019 |Pas de commentaires »

Ici la route du Tour de France 1969 (1)

Avec du neuf, je vous raconte, cet été, des vieux Tours de France de ma jeunesse. Ainsi, après avoir évoqué les exploits fantastiques de Fausto Coppi en 1949, les escalades de Federico Bahamontès, le premier Espagnol à gagner le Tour en 1959, nous voici maintenant en 1969. Année érotique comme Serge Gainsbourg le faisait chanter à Jane Birkin pendant que Neil Armstrong (pas Lance, le futur coureur cycliste) déflorait Madame la Lune. 69 année prolifique aussi car, outre la démission du général De Gaulle et la séparation des Beatles, nous devions assister, en principe, aux débuts dans la grande boucle du nouvel astre du vélo, Eddy Merckx.

Blog couverture avant Tour

Je dis en principe, car comme il apparaît en couverture du numéro spécial d’avant Tour du Miroir du Cyclisme, les quelques semaines précédant le départ ont été pourries par « l’affaire Merckx ». Pour faire bref, le champion belge, en passe de remporter le Giro, victime d’un contrôle anti-doping (comme on disait à l’époque) positif, était exclu sur le champ du Tour d’Italie et sanctionné d’une suspension d’un mois qui l’empêchait donc de participer au Tour de France.
Avec les précautions dues à la situation, Maurice Vidal, rédacteur en chef du magazine, ne mâchait pas ses mots :
« Le Tour de France, c’est d’abord une fête. Celui qui va s’élancer de Roubaix le 28 juin vers la Belgique portait incontestablement l’espoir d’une fête réussie, d’une très belle partie de sport. Il y manquait, certes, Jacques Anquetil, et nous ne nous consolions pas aussi aisément que certains de cette absence, car même à 35 ans, l’inoubliable recordman du Tour avait encore les moyens, pour peu qu’il le voulût vraiment (ce qui n’est plus le cas) de faire passer un examen probant aux candidats à sa succession.
Au premier rang d’entre eux, évidemment Eddy Merckx. Depuis 30 ans, les sportifs belges (et l’on sait de quelle ferveur jouit le cyclisme en Belgique) attendaient que vînt le successeur de Sylvère Maes, que se terminât enfin une aussi longue absence du palmarès. Cela aurait pu se produire l’an dernier. On se souvient que l’entourage de Merckx prétendait expliquer son absence par sa jeunesse et son inexpérience. On peut sourire aujourd’hui en pensant à l’implacable domination de ce « jeune homme trop tendre ». Mais cette année, le Tour se courant par équipes de marques, son groupe sportif italien l’autorisa à tenter la grande aventure de tout champion cycliste.
Felice Gimondi, également absent l’an dernier pour d’aussi sombres raisons, n’a pas hésité cette année. C’est un candidat sérieux, très sérieux même …
… Mais une ombre gigantesque est venue troubler la fête annoncée : l’affaire Merckx.

Blog affaire Merckx

Lorsque ce journal paraîtra, nos lecteurs seront fixés sur son sort. Mais au-delà de sa présence espérée ou de son injuste absence, c’est tout le cyclisme professionnel qui est secoué par les péripéties troublantes de cette affaire.
Passons sur les guignolades de M. Rodoni qui, en tant que président de l’U.C.I (Union Cycliste Internationale), embrasse Merckx et lui déclare son innocence, avant de se souvenir qu’il est également président de la fédération italienne et qu’il ne peut désavouer celle-ci. Nous y somme habitués.
Il y a toujours des gens pour affirmer que les faits sont les faits. Mais lorsqu’ils heurtent à ce point la logique et la raison, les faits deviennent douteux, et l’on s’aperçoit qu’ils ont parfaitement pu être provoqués. Dans ce journal où nous avons toujours émis les plus grandes réserves sur les possibilités pratiques de la lutte anti-doping (et non, bien sûr contre son principe), nous refusons de nous perdre dans les détails de la procédure, même si ces détails accentuent le doute.
Allons plus loin : il nous intéresse peu de savoir si, le 1er juin, Eddy Merckx a ou non, comme tant d’autres coureurs, pris un stimulant, un reconstituant ou tout autre produit inscrit ou non sur la liste des produits interdits.
Par contre, nous ne cachons pas notre conviction que le champion belge a été « piégé » dans cette affaire. Que cela est établi par deux séries d’observations :
1) Il avait subi avant le 1er juin huit examens, tous proclamés négatifs, y compris à la fin d’étapes décisives. Il est clair qu’il y a tromperie quelque part : ou dans les huit analyses précédentes, ou le 1er juin.
2) Par contre, la date du 1er juin est particulièrement « bien choisie », puisque non seulement elle exclut Merckx du Giro (offrant ainsi la victoire à l’Italien Felice Gimondi ndlr) mais, par le jeu de la suspension automatique d’un mois, le mettait en situation de ne pas participer au Tour de France…
Ajoutons qu’elle met les dirigeants du cyclisme (et les organisateurs du Tour de France dans l’immédiat) dans une fâcheuse situation dans la lutte anti-doping. Car, ou bien Merckx était sacrifié à la raison d’État (en l’occurrence la lutte contre les stimulants interdits) ou bien son innocence, reconnue par la raison mais impossible à établir formellement, rend désormais difficile l’application de sanctions.
Voilà pourquoi l’affaire est grave, lourde d’intentions malsaines, semées de peaux de bananes placées avec art. Voilà pourquoi, au-delà du déroulement du Tour de France qu’on est écœuré d’avoir à oublier un peu, il faut exiger qu’elle soit tirée au clair, et que son renouvellement soit rendu impossible. »
L’affaire prit une ampleur politique, le ministre belge de la Culture envoyant une lettre au président de la fédération italienne de cyclisme afin que la pleine lumière soit faite rapidement sur le sujet. Entre temps, le nom du produit qu’aurait utilisé Merckx est révélé : il s’agirait de fencamfamine, un stimulant vendu en Italie sous le nom de Reactivan par le fabricant … Merck, ça ne s’invente pas ! Felice Gimondi aurait été pris avec ce même produit l’année précédente, toujours au Giro. Mais ce ne fut qu’après l’arrivée finale de l’épreuve qu’on divulgua le résultat de l’analyse.
On apprend, c’est fort de café, que les analyses effectuées à l’initiative des dirigeants de Faema (le sponsor de Merckx) sont toutes négatives. Par contre, curieusement, les pièces à conviction, soit les flacons utilisés lors de la première analyse, ont disparu.
Bien des années plus tard, Merckx déclarera que, trois jours avant ce contrôle, Rudi Altig, de l’équipe Salvarani comme Gimondi, était venu dans sa chambre avec une valise de billets pour « acheter » la victoire au Giro … !
Pour être honnête, l’affaire ne m’émut pas plus que cela à l’époque. Une page s’était tournée et le Tour ne me procurait plus la même passion depuis que l’idole de ma jeunesse, Jacques Anquetil, avait renoncé à y participer. « Mon » champion, en cette saison de ses adieux, avait choisi de reconnaître en auto les étapes, 24 heures avant les coureurs, pour le compte d’une station de radio périphérique.
Mais foin de mes états d’âme, je suis là pour vous raconter toutes les péripéties de ce Tour 1969 : avec une distance ramenée à 4 100 kilomètres, il est le plus court depuis bien longtemps. Il traverse successivement les Ardennes, les Vosges, le Jura, les Alpes, les Pyrénées et le Massif Central, ce qui laisse espérer une course animée.
Il marque aussi le retour aux équipes de marques, celles-ci devant comprendre obligatoirement sept coureurs de la même nationalité, celle de leur groupe sportif.
Enfin, il n’y a pas de journées complètes de repos mais plusieurs étapes courtes permettant des matinées de récupération.

Blog carte du Tour Pellos

Il faut regretter une absence de « marque » : celle de l’hebdomadaire But&Club Miroir des Sports édité par le Parisien Libéré qui a cessé de paraître le 14 novembre 1968.
Qu’à cela ne tienne, outre les traditionnelles et savoureuses chroniques d’Antoine Blondin dans le quotidien L’Équipe, j’ai matière à vous offrir avec les valeureux journalistes et photographes de l’hebdomadaire concurrent Miroir-Sprint et de son mensuel Miroir du Cyclisme, de mouvance communiste.
Pour nous faire patienter et aussi saliver, le truculent Abel Michea conte quelques-unes de ses belles histoires du Tour de France. Celle que je vous propose rappellera quelque chose aux lecteurs de mes billets sur le Tour 1949 :
« Nounouchette me sauta au cou, me débarrassa de mon imperméable, m’assit presque de force sur ma chaise, fouilla dans mon armoire et retira un cahier à couverture de carton et aux pages désespérément blanches. Elle le posa sur la table, et superbe, elle me glissa dans l’oreille en même temps qu’un baiser : « Tu sais, amour, le manteau de vison, je peux bien attendre trois ou quatre jours ! » J’étais anéanti. Il me fallait alors appeler à la rescousse les Petit-Breton, les Garin, les Lapize, les Pélissier, les Magne, les Leducq, tous ceux qui pendant des années et des années ont écrit les plus belles pages de la « Légende des Cycles » sur les routes du Tour de France…
« Je voudrais te raconter notre fabuleuse équipée à Aoste en 1949, celle où Alfredo Binda, debout dans sa jeep, avait dit : « Va ! » à Fausto Coppi.
Fausto, c’est le côté sportif. Un truc sensationnel qu’il avait encore fait, ce coup-là … Seulement, cette fameuse étape Briançon-Aoste, on en reparlera longtemps pour des tas d’autres raisons … Pour des raisons politiques, ma Nounouchette … Eh ! oui, politiques. Á cette époque, le Val d’Aoste souhaitait son rattachement à la France … Tu penses si ça pouvait plaire à ceux qui, neuf ans plus tôt, braillaient : « Savoiä nostra ! Nizza nostra ! ». Ils décidèrent donc de saboter l’étape valdotaine du Tour de France. Ils étaient venus en groupes, de Turin ou de Milan.
Et le concert commença. Chaque voiture française était saluée de cris hostiles, de gestes obscènes, de jets de cailloux et de crachats. Certains coureurs n’étaient pas épargnés. Á commencer par Jean Robic, « teste di vetro », tête de verre comme l’appelaient les Italiens. Biquet était responsable d’avoir tenu tête dans ce Tour au grand campionissimo Coppi. Ah ! ce cortège d’insultes qui l’accompagna ! Insultes ponctuées d’un geste toujours le même : le poing droit fermé qui se relevait comme un ressort, quand le tranchant de la main gauche frappait le creux du coude droit … Tu vois, mon cœur ?
Enfin, Coppi et Bartali triomphant, tout s’arrangeait à peu près. Pour les coureurs … Nos « commandos » de Turin et de Milan, eux, avaient encore des comptes à rendre. Il leur fallait à tout prix discréditer ces braves gens du Val d’Aoste qui avaient l’idée saugrenue de vouloir devenir Français !
Ce fut facile. Il suffisait de saboter les communications avec la France. Ah ! ma gazelle, si tu avais vu cette salle de presse de Saint-Vincent-d’Aoste … R.L. Lachat, debout sur une table, haranguant les confrères, prêchant la croisade ! Ce reporter espagnol s’évanouissant en criant : « Allô ! Allô ! » dans une cabine surchauffée. Ça criait, ça hurlait, on bombardait à coup de feuilles de papier chiffonnées les curieux qui pointaient leur nez par la porte de ce zoo d’un genre nouveau. Pour moi et un copain, ça ne s’était pas trop mal terminé. Si toutes les lignes avec Paris, Lyon, Nice étaient coupées, il en était resté une –coupée par la suite- avec Grenoble. Nous avions téléphoné nos papiers aux sténos des « Allobroges » qui les avaient répercutées sur Paris. Ouf !
Et la conscience tranquille, nous avions quitté la ménagerie pour aller boire un petit bitter-campari dans le bistrot contigu. Nous dégustions tranquillement quand un accordéoniste et un guitariste font leur entrée … Quelques airs langoureux. Quête. L’ami Lucien sort un billet de cent lires, le donne à l’accordéoniste en lui disant : « Dans la salle à côté, des confrères français s’ennuient, allez leur jouer quelque chose de gai … » Et voilà nos deux gars, bombant le torse, tapant du talon, entrant dans la salle de presse en entamant le plus martial des airs qu’ils connaissaient. Il n’y avait pas dans la salle, de pancarte : « Ne tirez pas sur le pianiste ! » Malheureusement, si tu avais vu cette sortie, ma gazelle…
Les deux gars, abasourdis, ahuris, ployant l’échine sous la pluie des projectiles, fuyant, poursuivis par une bande de fauves braillant.
Ça n’avait pas arrangé les choses. Tout le monde criait, tempêtait, hurlait : « Allo ! prompto … » Les malheureuses standardistes valdotaines frisaient la crise nerveuse. La salle enfumée était devenue un cabanon à fous. Les paquets de cigarettes se vidaient, tu sais, Nounouchette, en jetant les cigarettes à demi-consumées comme lorsque tu es de mauvaise humeur.
Monsieur Jacques Goddet, directeur général du Tour de France, était venu en personne prêcher le calme. Georges Briquet, sur les ondes, prévenait les directeurs et rédacteurs des journaux français qu’il serait prudent de ne pas compter sur les comptes rendus de leurs envoyés spéciaux.
Chacun commençait à en prendre son parti. Lachat écrivait un chant vengeur. « Papa » Huttier allumait sa cinquante-huitième cigarette. Jean Le Traon énumérait les éditions qu’il était en train de rater.
Alors, superbe, changé, chemisé de blanc, cravaté, le menton conquérant, entra Bébert. Tu connais, ma gazelle. Á cette époque, c’était Monsieur Albert Baker d’Isy. De la ligne d’arrivée, ses motards-téléphonistes avaient pu passer sa copie. Il avait rejoint son hôtel, s’était changé, avait écrit son papier pour la première édition du lendemain matin, et détaché de nos basses contingences téléphoniques, il venait demander son numéro à Paris.
On rigola, on chahuta, on chambra. Toujours superbe, Albert se dirigea vers les demoiselles du standard et demanda à une de ces filles aux yeux rougis, aux nerfs à fleur de peau, le numéro de « Ce Soir », à Paris. « Per favore ».
La demoiselle, à moitié morte de fatigue et d’énervement, enregistra son Turbigo 52.00.
Et pendant qu’on continuait de le chambrer, Bébert promenait son regard étonné sur la salle. Il n’eut pas le temps de méditer. La demoiselle du téléphone appelait.
– Prompto ! Signor, Turbigo, cabino quatro !
« Les lions de St-Irénée entrant dans la salle », comme écrivait l’autre, n’auraient pas causé plus de stupeur ! Nous regardâmes. Je t’assure, mon amour, je suis certain que pas le moindre soupçon de jalousie n’habita un seul d’entre nous. Au contraire, on bâilla d’admiration et le même sifflement exprima la même pensée : « Ce Baker, quand même, c’est bien le plus fort ! »
Admiration qui fit place à un immense éclat de rire. Albert surgit de la cabine, le front écarlate, les narines palpitantes, le menton agressif, hurlant, tempêtant, incendiant la malheureuse standardiste qui n’y comprenait goutte.
En fait de son journal parisien, Albert Baker d’Isy venait d’obtenir le 52 à Turbigo, petite ville piémontaise. Cinq minutes plus tard, Albert en rigolait avec nous. Qu’est-ce qu’il pouvait bien faire d’autre ?
D’ailleurs, le lendemain fut un jour inoubliable. C’était journée de repos dans ce merveilleux cadre de Saint-Vincent-d’Aoste. Les communications téléphoniques rétablies. Les commandos turinois et milanais ayant repris les routes du Piémont et de la Lombardie. Mais surtout, Valdotains et Valdotaines se mirent en quatre pour nous faire oublier ces fâcheux incidents. Ah ! Nounouchette, cette dernière soirée dans le Val d’Aoste, en juillet 1949 …
Pourquoi fais-tu ces yeux et jettes-tu ta cigarette à moitié allumée, mon amour ? »
Dans le numéro d’avant Tour de France du Miroir, Roger Frankeur consacrait un article à une grande figure de la télévision : « Big Léon en selle pour le Tour ». Les plus anciens auront reconnu l’imposant (au propre comme au figuré) et populaire Léon Zitrone, journaliste polyglotte, reporter intarissable sur les événements mondains et les grands prix hippiques, animateur avec Guy Lux et Simone Garnier de l’émission culte Intervilles.
Coluche le pasticha dans un de ses premiers sketches, souvenez-vous de l’inénarrable procession télévisée style dernière ligne droite de Longchamp : « Eh bien, nous vous parlons depuis la petite chapelle de Sainte-Lorette-en-Vexois, où doit avoir lieu la remise des communions apostologiques sous le haut commandement de sa Sainteté Mgr Demont de Valmore … »

Blog Big Léon Zitrone

Big Léon, comme on le surnommait affectueusement, était chargé en cette année 1969 d’assurer les commentaires à la télévision en remplacement de Robert Chapatte après les mouvements sociaux de mai 68. Morceaux choisis de l’article :
« Fourbir ses adjectifs, affûter son lyrisme, ou polir ses imparfaits du subjonctif, ne seraient pas des images qui conviennent dans son cas, car tout cela est naturel et jaillit spontanément quand Big Léon est au travail.
Cette année, tant que Zitrone sera au créneau, pardon au micro, la Télé sera bien gardée, bien servie, bien défendue. Finies les indigences de l’an passé. Que diable ! Quand une aventure manque de sel, n’est-ce pas un peu la faute de ses commentateurs qui n’ont pas l’imagination de l’assaisonnement ou manquent des ingrédients du vocabulaire…
– À qui vont vos préférences, aux purs-sangs ou aux hommes ?
– Les chevaux sur le plan esthétique me procurent sans doute plus de délectation : c’est l’élégance, les couleurs, la soie … Les cyclistes c’est l’effort visible, la sueur, la laine … Vous comprenez ? … mais je sais aussi que le coureur va me parler, me confier ses impressions après le sprint final … Pas le cheval !…
… Léon se voit déjà décrivant l’épopée.
– Avouez que si Merckx se détachait dans le Tourmalet par exemple, ce serait un grand moment ! … On ne me ferait pas taire !... »
On en reparlera lors de la dix-septième étape ! Car, finalement, IL va partir ! IL, c’est bien sûr Eddy Merckx dont la sanction a été certes confirmée, mais la Ligue Vélocipédique Belge s’est pourvue immédiatement en un appel suspensif.
Le 56ème Tour de France part de Roubaix : « Habituellement, on y arrive pour la fin de la plus célèbre des classiques. Aujourd’hui, la course en part. C’est le monde à l’envers. Un peu comme si cette ville de Roubaix que notre mémoire écolière associe immanquablement à Lille et Tourcoing était devenue solitaire pour s’appeler Beyrouth. Dans l’enceinte d’une ancienne usine textile, plate et apparemment sans toit, les derniers préparatifs vont leur train.
Derrière une façade couleur du sang séché, là où l’on prenait la laine par un bout pour faire méthodiquement une pelote jusqu’à l’autre bout, le Tour dévide son organisation sans le moindre nœud. Tout est encore neuf et propre. Les drames qu’évoquent les murs cramoisis seront pour plus tard. Les querelles byzantines autour du doping se sont tues et les arabesques de la fantaisie demeurent inconnues. Le simple bon sens semble même exclu. Il fait en tout cas défaut aux C.R.S. qui réceptionnent notre voiture :
– Votre plaque ?
Sans la plaque officielle en question, tout véhicule fait figure d’intrus.
– Mais nous arrivons !
– Oui mais sans plaque, je ne peux pas vous laisser vous garer là.
– Alors comment pouvons-nous la chercher ?
Dialogue de sourds qui pourrait s’éterniser. La solution n’est pas plus facile à trouver que la manière pour les coureurs d’empêcher Merckx de gagner une épreuve taillée à la mesure de ses dons éclatants : cinq courses contre la montre alors qu’il est le plus fort dans cet exercice et toutes les montagnes de France alors qu’il voltige sur les pentes. Á peine si un esprit quelque peu perspicace parvient à déceler un seul signe favorable à l’un de ses nombreux adversaires. De Roubaix à Paris, le tracé dessine, en effet, une vague botte qui n’est pas sans rappeler celle que forme la péninsule italienne. Et l’Italie, c’est Gimondi.
La première épreuve du Tour consistait à escalader six marches. Celles qui permettaient à l’athlète et à sa monture de parvenir sur la plate-forme d’un camion d’où il s’élançait dans un curieux bruit de toboggan malmené par des fesses enfantines pour les dix kilomètres du contre la montre … »

Blog Prologue

Depuis 1967, était organisé un court prologue contre la montre pour attribuer le premier maillot jaune du Tour. Celui-ci long de 10,400 kilomètres semblait devoir échoir à … Eddy Merckx.
Ce jour, le vélodrome de Roubaix était en terre belge. La tribune face au podium avait été investie par ses compatriotes. « Eddy ! Eddy ! », son prénom fut scandé par les spectateurs debout frappant dans leurs mains. Ce sont les mêmes, deux heures plus tard qui siffleront Jan Janssen, maillot jaune au titre de son succès dans le précédent Tour. Ici, on ne lui pardonnait pas d’avoir soufflé l’an dernier la victoire au Belge Herman Van Springel et on lui criait : « Au contrôle ! » Il s’y mêlait aussi la vieille rivalité entre les Belges et les Hollandais et surtout le souvenir des déclarations très directes faites par Janssen après l’amnistie dont a bénéficié Eddy Mercx.
Dans sa chronique Une course et des hommes, voici ce qu’en disait le journaliste Raymond Pointu de Miroir-Sprint :
« Distingué par tous les pronostics, il a pourtant fallu que Merckx recherche une nouvelle évidence. Voilà un jeune homme de 24 ans qui ne semble connaître de l’arithmétique que le premier chiffre. Il raisonne tout avec des uns cardinaux et des premiers ordinaux. Son équipe s’étant vue désigner la première par le tirage au sort, il choisit contre tous les usages cyclistes de partir le premier et d’ouvrir ainsi la route du Tour. Le problème abstrait que pose l’épreuve se trouvait donc parfaitement imagé, avec Merckx premier partant et la coalition de ses opposants prévue en fin de soirée.
De la sorte agencé, le spectacle a tenu toutes ses promesses. Pendant plus de deux heures, le sémillant Eddy occupa de façon inexpugnable la tête du classement. Pendant de longs instants d’attente languissante, il s’agit moins pour ses suivants de chercher à le dépasser que de tenter d’arriver le moins loin possible de lui. Rien n’y faisait. Même pas les recettes originales que dispensait le docteur Maigre autour du camion de départ :- Toi, disait-il au Marseillais Chappe, tu devrais marcher à l’aïoli. Lui, il n’a jamais été aussi fort que depuis que je l’ai invité à Grenoble devant un tel plat.
Alors partit Altig. Ce que les Bracke, Poulidor, Pingeon (vainqueur du Tour 1967 ndlr), Ocaña, Janssen (vainqueur du Tour 1968), Gimondi (vainqueur du Tour 1965) et consorts ne parvinrent pas à faire sur un parcours plat offrant de longues lignes droites dans lesquelles un vent malin courait, ce monument de puissance de 32 ans réussit à le réaliser.
… De son propre aveu, il s’était « spécialement préparé » pour ce prologue. La formule est grosse de sous-entendus (il faudra se souvenir de cette remarque ndlr).
… Cependant que le vent était tombé et que la journée fraîchissait, il s’élança dans un rush sauvage et s’en vint ruiner l’espoir de Merckx de pénétrer en jaune en Belgique. »

Altig prologueBlog Merckx Prologue ombreBlog banderoles anti contrôles

Devant ce crime de lèse-majesté, faute de voir Eddy revêtu de la toison d’or, on craignait de l’acrimonie à l’égard des coureurs étrangers en traversant la Belgique, et en particulier vis-à-vis des Italiens et spécialement de Felice Gimondi. Dans son reportage dans Miroir-Sprint, Gilles Delamarre évoquait l’unité nationale belge derrière leur champion :« Nos confrères belges avaient même estimé nécessaire de lancer un appel au calme dans leurs colonnes. On n’est jamais trop prudent. On vit bien sûr quelques pancartes qui rappelaient les récents incidents et la suspension de Merckx : « Les Italiens ont volé le Giro à Merckx » disait l’une. Une autre, beaucoup plus emphatique : « Rodoni, tu es un Judas ».Une troisième était plus tournée vers l’avenir : « Eddy, prends ta revanche ». Mais jamais, les spectateurs qui formaient une véritable haie ne s’en prirent directement de la voix aux coureurs italiens. C’est qu’ils ne balancent pas entre le besoin irrépressible d’encourager Eddy Merckx et celui plus sous-jacent de huer Felice Gimondi. On ne peut pas en même temps applaudir et montrer du doigt. Mais la méfiance, pour ne pas dire plus, à l’égard des coureurs italiens est bien réelle. « Ce sont tous des truqueurs » m’a dit sans prendre de gants un Bruxellois. « D’ailleurs, ajouta-t-il, cela ne date pas d’hier. Du temps de Sylvère Maes ou de Romain Maes, on leur jetait déjà des clous pour qu’ils ne gagnent pas ». C’est un léger complexe de persécution qui n’a qu’un remède : une victoire dans le Tour. Une Flamande (« Les Fla, les Fla, les Flamandes, ce n’est pas mollissant », chantait le Grand Jacques ndlr), qui est à ranger dans le camp des excités, m’a avoué : « Je ne connais rien au cyclisme, mais si je pouvais reconnaître Gimondi lorsqu’il passera, je lui jetterais une tomate pourrie ». De toute évidence, aucun Belge n’a cru à cette « histoire de doping », et on en rend responsables les Italiens en général, et parmi eux les coureurs, et surtout Felice Gimondi. »

Blog Epicerie Merckx

Eddy Merckx devant l’emplacement de l’ancienne épicerie au départ du Tour 2019 à Bruxelles

Catastrophe : Woluwé-Saint-Pierre, qui espérait le triomphe de son enfant prodige (Merckx y avait passé sa jeunesse, son père y tenant une épicerie-charcuterie), assista déconfit à la victoire au sprint de Marino Basso … un Italien de l’équipe des saucissons Molteni ! Quand on sait le ressentiment que couvait alors toute la Belgique à l’endroit de tout ce qui venait d’Italie, après la ténébreuse affaire, on en mesurait la part d’inconvenance.

Blog Merckx en tete dans mur Grammont 1ere étape

Eddy Merckx fait le forcing dans le fameux Mur de Grammont

Blog Basso gagne à Woluwe

Antoine Blondin, déjà dans une forme « stupéfiante », manifestait verve et culture pour sa première chronique, élevant le débat :
« Vers 1932, un cortège comme on n’en voit plus que dans les récits d’enfants, ceux du moins que préfèrent les légendes réfugiées dans le temps à celles qui trouvent leur meilleure perspective dans l’espace, s’en allait débusquer de sa tanière Michel de Ghelderode, dramaturge brabançon, plein de souffle et de soufre. Il était composé du bourgmestre de Woluwé et de ses échevins ; l’objet en était de convaincre cet auteur ombrageux d’écrire à l’échelon de la localité un grand mystère du Moyen Âge, dans l’alternance des clairs-obscurs et des teintes violentes qu’il affectionnait.
Ghelderode prit le loisir d’une longue méditation tourmentée sur le parvis de l’église romane de Saint-Lambert, puis quelques mois plus tard, mit au jour une œuvre de plein vent d’une rare puissance, intitulée Marie la Misérable.
C’est l’histoire d’une jeune fille de Woluwé, Marie La Cluse, célèbre pour sa beauté et sa jeune noblesse, qui va se trouver accusée injustement d’avoir dérobé au seigneur local un calice en or, riche de prestiges stupéfiants. Elle sera proprement enterrée vivante à la diligence du prévôt. Quand on apprendra qu’une main criminelle avait tout simplement dissimulé le joyau dans les affaires de la demoiselle, le prévôt ne pourra que répondre : « Les preuves étaient flagrantes : elle devait être condamnée et exécutée. »
Il n’est pas indifférent de remarquer, aujourd’hui, que ce sont les mêmes autorités communales de Woluwé qui ont demandé aux organisateurs du Tour de France de leur composer une de ces apothéoses gothiques, avec bannières et figurants innombrables, dont le sport a le secret. Cette célébration avait essentiellement pour propos de consacrer la gloire de l’enfant du pays en lui offrant une tunique en or et, subsidiairement, de convier ses parents, ses amis, les ressortissants de la commune, de la province, de la nation aux joyeusetés d’une cité parée pour quelque gigantesque fête des Merckx.
On était au printemps dernier. Les chevaliers de la Table Ronde se mirent à l’ouvrage et nous tricotèrent aussitôt un ouvrage de leur façon. C’est l’histoire d’un jeune homme de Woluwe, Eddy Merckx, célèbre pour sa classe et sa jeune santé, qui va s’incarner lui aussi, à l’étonnement général, dans le rôle d’une victime abusée par les machinations de l’évidence. Accusé, puis condamné pour avoir recélé des produits stupéfiants qu’on avait découverts en fouillant des urines, il offrira au prévôt de l’Union cycliste internationale l’occasion de cette piètre justification : « Les preuves de sa culpabilité étaient flagrantes. »
Or il est communément admis qu’il y a là, également, comme un grand mystère et quasi moyenâgeux. Il y flotte au niveau des faits et du verdict un relent des procès de sorcellerie en plein XXe siècle. La présomption la plus généralement partagée est que Merckx a été dupé beaucoup plus que dopé.
On songe à la main criminelle … et puis l’on se dit qu’on abordera tout à l’heure aux rivages de cette Hollande dont le Rhin contenait de lourdes traces d’endosulvan … et que ce produit toxique, ce n’est pas elle qui l’avait mis en œuvre mais une main allemande (celle de Rudi Altig ndlr) … et que cette main même n’était pas criminelle. Le vélo trouve décidément ses répondants dans la science comme dans la fiction.
Pour en revenir à Merckx, plus heureux que Marie La Cluse, si on l’avait enterré lui aussi un peu vite, il n’a pas tardé à resurgir à tombeau ouvert. Cette renaissance, il l’a fêtée parmi les siens en se taillant dans le Maillot Jaune, une jolie brassière pour un néophyte à son premier jour de course.
Il est évident, que dans son cas, misérable ne saurait signifier ni coupable ni miséreux. »
Non, l’Antoine n’avait pas abusé du « jaune » : en effet, le tortueux règlement de la demi-étape contre la montre disputée en fin d’après-midi, avait rétabli les choses. Toute la Belgique endossait, avec son Eddy, le paletot jaune grâce aux 20 secondes de bonification glanées par l’équipe des cafés Faema.

Blog 1er étapeBlog clm par équipes 0Blog Altig déjoue les plans

Á propos de la seconde étape qui menait aux Pays-Bas, à Maastricht, Blondin, toujours inspiré, arbitre des élégances, qualifiait Merckx de dandy de grand chemin :
« Chez les champions, plus que chez quiconque, le prêt-à-porter se confond avec le prêt-à-partir. Ce dandy de grand chemin, en expectative devant sa garde-robe, pouvait légitimement hésiter ce jour-là entre quatre ou cinq ensembles différents. Rayon casquette, pas de question : elle serait jaune. Mais elle pouvait aussi bien s’harmoniser avec une casaque ton sur ton pour le petit soir, avec une casaque rouge et blanc brodée de l’inscription « Faema », qui signifie en latin « réputation », pour passer précisément inaperçue, ou avec une casaque blanche pour épater tout le monde. Seule manquait une casaque verte dont il s’était débarrassé la veille pour la donner au blanchisseur Basso, le sprinter glouton aux enzymes.
Eddy se contempla une fois encore au miroir de la course et sourit avec complaisance : il était non seulement l’étoile, mais le porte-maillots (calembour incompréhensible pour ceux qui n’ont pas emprunté l’avenue de la Grande-Armée, à Paris).
« Couvre-toi, lui répondit sa femme, ça va chauffer. »
Tout le monde oubliait que l’homme heureux est celui qui n’a pas de maillot. Particulièrement le jaune qui est comme tunique de Nessus et consume celui qui le porte.
Dans le même temps, cette tunique de Virlux, du nom du beurre qui permet au leader de la course de faire le sien, était ardemment convoitée par deux personnages qui allaient casser la baratte et transformer l’étape en écrémeuse.
Ce fut d’abord Rudi Altig comme en ses plus beaux jours, le torse haut, l’œil phosphorescent, poussant des cris de guerre à la Kubler pour rameuter ses compagnons d’échappée comme on lance une commande : « Et un Rudi beurre … un ! »
Si bien que les vieux experts boucanés sur le bord de la route s’appuyaient sur leur fourche pour le regarder passer, juger du coup, supputer de la moisson et, sans accorder à l’entreprise toute son ampleur, convenaient à tout le moins : « Voilà un Rudi vert qui s’annonce… », signifiant par là qu’Altig allait prendre des options sur le trophée par points.
Quant tout rentra dans l’ordre, ce fut au tour d’Eddy Schutz, le Luxembourgeois, d’affirmer ses prétentions, en prenant virtuellement ce maillot Virlux qui, malgré tout, ne sortait pas du Benelux.
Qu’à cela ne tînt ! Merckx prit le guidon par les cornes pour donner un grand coup sur l’étable et prouver, en donnant la chasse à Eddy, comprenne qui pourra, qu’un Eddy ne chasserait pas l’autre. Cette querelle de paletot se termina, elle aussi, par une veste. »
Pour le coup, Merckx céda son maillot jaune à son coéquipier fidèle Julien Stevens.
Et Antoine de conclure : « Brummel aussi faisait porter ses vêtements neufs par son valet de chambre, après avoir pris les mesures. Il fallait naguère aux champions des porteurs d’eau, il leur faut maintenant des portemanteaux. »

Blog Stevens intérimaire de MerckxBlog Stevens en jaune avec miss

En 1969, les misses à l’arrivée portaient les jupes courtes

L’Antoine (Blondin) est toujours aussi inspiré lors de la troisième étape de Maastricht à Charleville-Mézières … et pour cause :
« Durant cette étape placée sous le signe de deux buveurs sublimes, à travers le paysage contrasté des Ardennes où Arthur Rimbaud, régional de ce soir, entraînait jadis Paul Verlaine de tavernes en estaminets, sur les chemins de cette Wallonie vallonnée où un enthousiasme fortement imbibé faisait chavirer le badaud ivre, nous agitions précisément des problèmes de boisson.
Nous venions d’apprendre que trois coureurs italiens de l’équipe Molteni, dont le remarquable animateur est Michele Dancelli, avaient été frappés de cinq mille anciens francs d’amende et de trente secondes de pénalisation pour s’être fait ravitailler en liquide « par l’avant », au lieu de se laisser glisser en queue de peloton pour aller boire « par l’arrière », comme le stipule formellement le règlement…
… Enfin, a-t-on songé à ce qui doit se passer s’il n’y a plus ni avant ni arrière parce qu’il n’y a plus de peloton ou que, s’il en existe un, le coureur qui s’en est échappé, en solitaire, sera fatalement obligé de se ravitailler par l’avant puisque le peloton est, par définition, derrière lui. Le cas s’est présenté précisément entre Maastricht et Charleville et s’est terminé tout naturellement en queue de boisson.
Maintenant, vous me direz qu’on ne boit pas tout seul. C’est un fait. Il n’en reste pas moins que lorsque Timmerman, champion d’une marque de cigares hollandais (Willem II), après avoir pris dix-huit minutes d’avance à ses camarades, s’aperçut que son échappée pour être bidon n’en était pas moins altérante et exprima la bonne volonté de se laisser glisser en queue de peloton pour s’imbiber un peu, c’est dans le cigare des commissaires que je crus lire de la perplexité.

Blog Timmerman-Agostinho

On connaît la suite et les ravages de la tempérance : côte de Mont-Theux, côte de la Bouquette, côte de Deverdisse, côte de Pussemange etc… Elles se succédaient toutes, sauf les côtes du Rhône ou quelque petit bidon de derrière les Fagor, et Timmerman fut rejoint, dépassé.
Ainsi venait de se consumer, faute de liquide, si l’on veut me croire, l’homme aux cigares qui avait voulu faire cendre à part.
Cendre (et Meuse ndlr) aussi pour Basso, le plus rapide du lot, qui venant de se faire battre au sprint sur les bords de la Meuse par Leman, l’homme au nom de lac, et qu’on retrouvait au pied du podium dans l’ivresse de la rage. Le Basso ivre …Ô Rimbaud ! »

Blog Sprint LémanBlog Pas de fac à face Merckx Van Looy

Dans sa chronique Une course et des hommes, Raymond Pointu s’attache à un portrait du vieillissant Rik Van Looy :
« – Quand je vois que je ne marche pas bien dans le Ballon d’Alsace, j’arrête, sais-tu. Je rentre à la maison.
La maison, c’est Herentals où il a ouvert depuis le début de l’année, en association avec son beau-frère, un club hippique, c’est pourquoi Rik s’était un peu fait tirer l’oreille pour montrer le bout du nez à Roubaix. Á cause des fabricants de cigares Willem II qui ont dépensé beaucoup d’argent pour s’attacher ses services et qui tenaient à ce qu’il soit présent sur le Tour, 36 chevaux et 280 membres se trouvent aujourd’hui à l’abandon.
– Pour moi, cela aurait été mieux de ne pas faire le Tour pour préparer le Championnat du Monde.
Á 36 ans, il les aura le 20 décembre, et après avoir été comblé par une longue carrière entamée en 1949 chez les amateurs et 1953 chez les professionnels, il pense donc encore à un titre mondial : pourtant, depuis le début de l’année, il s’est presque contenté d’écumer les critériums et il me cite fièrement son palmarès de la saison. J’en suis confus pour lui.
– J’ai gagné neuf courses en Belgique, en France et en Hollande, ce ne sont pas des classiques mais des semi-classiques. Les coureurs qui y participent ne sont pas de grands coureurs mais de bons coureurs.
J’aborde maintenant un sujet épineux. Celui de Merckx.
– Nous sommes passés en Belgique. Presque toutes les pancartes étaient pour Merckx. Cela ne vous rend pas triste que l’on vous aie oublié si vite ?
Il proteste :
– J’ai plus de supporters que lui, sais-tu ?
– Encore maintenant ?
– Oui, oui, encore maintenant. Bien sûr, Merckx, il est un grand champion. On ne parle de lui que parce que c’est le Tour et qu’il peut le gagner. Il a des supporters, moi j’ai des sportifs qui m’encouragent.
Il est vrai que l’opinion belge a passionné le débat. Le pays a fait bloc derrière son champion. Seuls quelques anti-Merckx font courir à son sujet une histoire médisante. Il suggère discrètement que ce n’est pas un produit chimique qui a empoisonné les eaux du Rhin mais que c’est Merckx qui a fait pipi dedans.
Je risque une appréciation.
– Il est fort tout de même ce Merckx.
– Il vient tout seul. Personne en Hollande, personne en France, aucun jeune, en Italie Gimondi et c’est tout. Moi quand je suis arrivé, il y avait de grands champions.
Et le voilà qui rassemble dans sa mémoire avec un empressement douteux tous les noms célèbres du vélo, jeunes ou pas, qu’il a côtoyés au cours de sa carrière. C’est presque une anthologie du cyclisme.
Lui, est toujours là avec ses 1m 77, il ne sait pas très bien, ses 82 kilos l’hiver, ses 78 kilos en saison et ses 74 pendant le Tour. Il dispute encore des sprints sans prendre de risques. Il affirme d’ailleurs qu’il n’en a jamais pris. En excellente condition pendant les 150 premiers kilomètres, il souffre ensuite mais se retrouve en vue de la ligne d’arrivée. Une bouffée de jeunesse qui lui revient.
Aura-t-il beaucoup souffert sur la route fondue au soleil qui conduisait à Nancy ?

Blog Van LooyBlog Van Looy vers NancyBlog Van Looy en solitaire

Il se sera alors agi pour lui d’une souffrance joyeuse. Échappé dès le km 100, le vieil homme du peloton ravivait dans son sillage une traînée de souvenirs émus. En le laissant partir, les grands de ce jour lui rendaient-ils un dernier hommage ou le ravalait-il au rang d’un second plan ? Il est en tout cas certain qu’il s’éclipsa avec leur consentement tacite. »
Blondin, à son tour, lui fait une escorte … impériale :
« Hier, celui qu’on appelait naguère « Rik Imperator » a célébré à sa façon le bicentenaire de la naissance de Napoléon, en menant tambour battant sa campagne de France sur les champs de bataille de Bazeilles, de Montmédy et de Pont-à-Mousson. Après tant de jours « sans », Van Looy, débarqué d’on ne sait quelle île d’Elbe cycliste, allait vivre sur la route de Nancy des « Cent Jours » triomphants.
On imagine le coup de tonnerre et la panique dans le cérémonial qu’eût provoqué, il y a seulement trois ou quatre ans, sa sortie du peloton. Et l’on peut présumer qu’une certaine indifférence, sinon une certaine complaisance, chez ceux qu’il avait si longtemps terrorisés, préluda au dernier récital du vieux lion. Il peut être, en effet, tenu pour vraisemblable qu’on ne reverra plus un pareil spectacle sur le Tour de France et, sans doute, sur aucun autre chemin au monde. La foule, la caravane, et même ses adversaires ne s’y trompaient pas, qui baignaient dans l’enthousiasme déchirant des never more et savouraient l’entreprise comme un post-scriptum essentiel à une œuvre considérable, l’écho perpétré d’un message de maîtrise de soi et de domination….
J’envisageais fort bien Merckx et Gimondi, Altig et Poulidor consentant à l’ancêtre de 36 ans le loisir d’une apothéose qu’ils seront bien contents de se voir retourner dans quelque temps par les couches montantes, quand leurs derniers feux couveront sous la cendrée des vélodromes.
Mais non Pont-à-Mousson n’était pas Pont-aux-Dames. Le Tour ne passait pas par la Lorraine, avec ses cabots. La moyenne remarquable pour une telle distance, la course raccourcie de vingt minutes sur le meilleur horaire prévu en font foi. On pouvait mesurer en détermination et en aisance tout ce qui séparait l’échappée solitaire de Van Looy de celle d’un Timmerman, le jour précédent. La veille, c’étaient les autres qui avaient du retard, hier c’était lui qui avait de l’avance.
Quand celle-ci dépassa les douze minutes, on se prit à rêver que, emporté par son élan, Van Looy allait rejoindre Anquetil dont le propos quotidien, comme on sait, est de reconnaître l’étape du lendemain. Coureurs avant-coureurs, à la fois signes et symboles, les deux vieux rivaux eussent alors projeté dans l’espace l’épure exemplaire de toutes les étapes à venir pour l’édification des masses et des élites nouvelles.
Car il figurait assez bien le corrigé du champion, ce Van Looy puissant et délié, froid et rageur, escorté comme en ses plus beaux jours par l’apparat des photographes et des voitures, ressuscitant ses splendeurs passées sur un boulevard du crépuscule qui avait les couleurs de midi, et les rêvant peut-être.
Champion surtout, parce que dans cette région promise à l’audace, où le Téméraire jadis fit la loi, il courait le risque d’être le vaincu du jour là où il aurait pu se contenter de ne pas gagner l’étape…
Il nous remettait à l’esprit que l’éventualité de l’échec est le complément indispensable de l’exploit, qu’il en valorise la tentative et que, en dernier ressort, « l’important n’est pas d’être sage, c’est d’aller au-devant des dieux », comme l’a dit un poète qui ne sortit jamais de chez lui que pour aller à l’Académie française. Encore habitait-il à côté. »
Je ne sais pas si c’est à elle que Blondin pensait mais la citation appartient à la poétesse et romancière Anna de Noailles qui fut la première femme reçue à l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, au fauteuil où lui succéda Colette. Plus tard, l’Académie française créa un prix en son honneur.

Blog Poulidor reve en jaune

En tout cas, « un attentiste nommé Poulidor », que le dessinateur Pellos coloriait en jaune au moment des vœux de nouvel an 1969 en couverture du Miroir du Cyclisme, devrait s’en inspirer :
« Il y a ceux qui attaquent et ceux qui attendent. Des premiers on parle beaucoup, des seconds seulement pour regretter leur attitude. Sans les premiers, la course serait terne. Mais il ne faut pas aller trop vite en besogne. Comme dans une certaine parabole, les derniers seront peut-être les premiers, derniers ne désignant dans ce cas que quelques-unes de la dizaine de personnalités de haut rang aptes à une victoire dans le Tour ;
Depuis le départ de Roubaix, pas une seule fois Raymond Poulidor n’a eu les honneurs de Radio-Tour. Pas une seule velléité d’évasion, mais pas non plus de crevaison, même les traîtres cailloux qui le mettaient en position difficile dans les moments les plus chauds le laissent pour l’instant tranquille.
Faut-il donc croire ce que Poulidor disait après sa victoire dans le Critérium des Six Provinces : « J’aborde le Tour très décontracté. Je n’y crois plus. J’ai été trop marqué par la malchance dans cette épreuve. Mais j’aime bien la disputer ».
C’est en tout cas l’attitude que Poulidor continue d’adopter. Il ne cache pas avoir été en difficulté les premiers jours. « Des étapes difficiles car la course a démarré très vite et je manquais de rythme ». Mais il affiche une belle santé. On le devine prêt à tous les efforts. Peut-être se sent-il débarrassé moralement du complexe du favori. Dans les pronostics, Merckx bien sûr, mais aussi Gimondi et Pingeon sont passés avant lui. Cela le réjouit : « Je n’ai pas à supporter le poids de la course. Je me repose sur Merckx ou Gimondi. Eddy Merckx domine vraiment la course. Il fait des efforts mais très facilement. Il sera dur de le détrôner. Moi je ne viens qu’au cinquième ou sixième rang, et, il y a beaucoup de coureurs qui comme moi attendent les étapes décisives ».
Attendre, le mot important est lâché. Mais là-dessus, Raymond a des idées très précises : « Attendre, ce n’est pas abdiquer. Dans la montagne, je peux profiter d’un contre. Vous savez, si attaquer c’est faire comme Pingeon, cela ne me tente pas, et il a failli être lâché deux fois hier et aujourd’hui. L’important c’est d’être à l’arrivée ».
Alors on attendra la montagne et plus spécialement le Ballon d’Alsace : « Ce Ballon, dit Poulidor, je ne le connais pas. En 1967, avec ce coup de barre que j’ai eu, je l’ai monté dans le brouillard, dans tous les sens du terme. Il y aura aussi cette étape de La Forclaz, très courte, qui sera dure. C’est là qu’il faut voir, je crois pouvoir faire encore des différences. »
Impayable Raymond qui ne changera décidément jamais ! Bien sûr, l’admirateur inconditionnel d’Anquetil que je fus ne peut que sourire devant les propos du brave champion Limousin. Depuis que Maître Jacques a renoncé à courir le Tour, Poulidor a trouvé sur son chemin, un Gimondi, un Aimar, un Janssen et même ce Pingeon qui attaque inconsidérément, pour lui interdire la gloire avec le maillot jaune !
Et ce n’est pas son directeur sportif Antonin Magne dit Tonin le Sage qui l’aide à forcer sa nature : « Je me souviens très bien de Garrigou, j’étais encore un gosse. Il a fini 2ème, 3ème et 2ème, et encore 2ème. Et puis, il a fini par le gagner son Tour. Pourquoi pas Raymond ? »
Á l’occasion de l’étape Nancy-Mulhouse, au programme du concert « blondinesque » est inscrit le fado du fada, hommage au coureur portugais Joaquim Agostinho de l’équipe Frimatic-De Gribaldy :
« Quand elles le voient passer en exergue de la course, ce qui arrive de plus en plus souvent, les personnes du sexe, depuis les buralistes oxygénées jusqu’aux fillettes des écoles, s’exclament à l’envi : « Pouah ! Qu’est-ce qu’il a bruni … Pouah ! Qu’est-ce qu’il est velu … » Et les bonnes sœurs se signent.
Ce diable d’homme qui mène, qui mène le diable à quatre, c’est le Portugais Joaquim Agostinho, et, pour avoir le privilège de partager sa compagnie, lorsque le caprice lui vient de sortir de sa boîte, nous pouvons vous dire qu’il est très beau sur une bicyclette et que ses fugues fuligineuses épousent la trajectoire d’une détermination des plus classiques jointe aux plus aberrantes aspirations.
Que les bonnes sœurs se rassurent : si l’on doit retrouver, quelque jour, un homme les bras en croix sur le bord de la route, ce sera lui … »
Le pauvre Antoine ne pensait malheureusement pas écrire si juste : une dizaine d’années plus tard, l’infortuné Joaquim décéda, suite à une terrible chute après avoir percuté un chien lors du Tour de l’Algarve.
Continue Antoine : « Jusqu’à cette issue, malgré tout improbable (eh non ! ndlr), chaque fois qu’Agostinho demandera voix au chapitre les suiveurs considèreront désormais que c’est un chapitre à suivre.
Les Portugais qu’une certaine vocation de l’ennui (la saudade ndlr), considéré comme un produit local, a incités à sillonner le monde et qui ont fourni à la civilisation ses plus grands navigateurs, n’avaient malgré tout jamais remporté une étape du Tour de France. Cette lacune au palmarès de l’aventure est comblée depuis hier. L’entrée dans les Vosges devait à la légende cette image d’Épinal.
Joaquim n’avait pourtant, en apparence, rien d’un de ces conquistadors qui s’élancèrent naguère, comme un vol de gerfauts (sic José-Maria de Heredia ndlr), fatigués de porter leur misère hautaine. Sa misère tenait dans une inexpérience à peu près totale (il n’a découvert la bicyclette que depuis deux ans) et dans son ignorance du français (il n’a pas ouvert la bouche depuis le départ). 
Il faisait plutôt très coureur local et idole du village. D’un village où l’on ne passerait jamais. Comme chaque jour délivre son contingent de régionaux de l’étape, lui était tous les jours le régional du dépaysement. On aurait dit que ses directeurs sportifs ne l’avaient engagé que sur la foi d’une mode qui veut que les domestiques portugais soient très recherchés … »

Blog Nancy-Mulhouse 1Blog First Plan 2Blog First Plan 3

Dans sa chronique de Miroir-Sprint, Raymond Pointu évoque l’autre héros de l’étape vosgienne, un Breton qui endosse le maillot jaune :
« N’aurais-je vu que la mine de Letort dans ce Tour de France que je serais déjà comblé. Dans sa chambre mulhousienne, il présentait le visage un peu niais du bon élève survenu par mégarde à la première place devant l’éternel prix d’honneur. Il gardait au coin des lèvres qui s’étirent pour laisser passer l’inégalable accent de Plancoët le pli de l’embarras sur lequel un sourire futé s’était posé. Le bonheur était derrière, souterrain. Un bonheur profond et précieux qui lui faisait manipuler le maillot jaune comme la chose la plus rare. Enfin, il se détendit et laissa échapper son soulagement : « Ça récompense ! »

Blog Letort en jaune

Le gars Désiré portait depuis deux ans un poids de rancœur. Quatrième au classement final de l’épreuve en 1967, il était ensuite devenu champion de France mais avait connu l’infamie de la disqualification pour doping. Le maillot tricolore perdu sur les tapis verts de la F.F.C. lui avait gâté ses saisons suivantes. Il ne s’en consolait pas. Cette année même, rendu débile par les 40°5 d’une forte angine, il avait dû poser le pied dans l’avant-dernière étape de la Vuelta. Á peine si l’on avait constaté son renouveau dans le Critérium des Six Provinces. Le jaune le réhabilitait en même temps qu’il délivrait les mécanos de chez Peugeot d’un pari risqué. Cependant que Plancoët n’en revenait pas de sa fortune, ils rasaient avec empressement une barbe qu’ils avaient promis de garder tant qu’un des leurs ne se serait pas transformé en bouton d’or.
Par la suite d’une selle récalcitrante, ils auraient aussi bien pu concurrencer jusqu’à Paris le système pileux de Karl Marx ou de Castro. Marquant étroitement Eddy Merckx, Letort occupait, en effet, une position avantageuse dans le col de la Schlucht lorsqu’il brisa son siège. Il perdit beaucoup de temps, mais descendeur intrépide, il refit rapidement son retard avec la complicité d’un motard qui m’avoua à l’arrivée : « Il a fait du demi-fond ! »
Néanmoins, sans ce coup du sort, il n’est pas douteux, c’est lui qui l’affirme, qu’il aurait accompagné notre Portugais Agostinho et l’Alsacien Grosskost dans leur déboulé vertigineux. Une descente qui fit dire à Félix Lévitan que c’était la plus belle dont il avait été le témoin depuis sa présence sur le Tour. Belle et rapide, mais aussi risquée et dangereuse en raison des premières gouttes de pluie que le ciel nous versait depuis notre départ. Cet Agostinho, qui découvrait la montagne, aurait d’ailleurs fait pâlir de jalousie Ferdi Kubler soi-même, le plus casse-cou des fonceurs du passé, si une comparaison avait été possible.
Avant que les coureurs n’entreprennent cet exercice périlleux, l’Espagnol Aurelio Gonzales s’était retrouvé ensanglanté sur le bord de la chaussée. Il était tombé alors qu’il remettait son bidon en place, et maintenant il était là, plein de sang et de larmes, les jambes agitées convulsivement par la douleur … »

Blog chute GonzalesBlog Drames entre Mulhouse et Ballon

Vendredi 4 juillet, se profilait la première grande bataille du Tour avec l’arrivée au sommet du Ballon d’Alsace. J’y étais avec mon regretté frère, à quelques mètres de la stèle qui rappelle l’exploit de René Pottier premier roi de la montagne du Tour en 1906.
Bataille, y eut-il vraiment ? Inévitablement, je demande à Antoine Blondin d’établir un Bilan d’Alsace : « Précédé par l’Allemand Rudi Altig comme par un appariteur à chaîne –à chaine de bicyclette et à chaîne de montagnes- le Tour s’avançait par monts et par Vosges d’une pédale circonspecte vers le pied du Ballon d’Alsace.

Blog Merckx et Altig au Ballon

Pour le commun des mortels, un ballon d’Alsace, c’est précisément un verre à pied de première catégorie rempli de vin blanc. Pour nous, hier après-midi, contrairement à l’habitude qui l’imprègne d’un climat détestable, c’était le premier chaudron du sorcier aux dents longues, où nous allions prendre un avant-goût de la soupe qu’Eddy Merckx nous mijote. Eh bien ! disons tout de suite que la soupe est bonne mon (classement) général … et que les autres sont pour l’instant à ramasser à la cuillère.
Tous les calculs et toutes les énergies convergeaient donc, au départ de Mulhouse, vers ce test-match révélateur, véritable ballon d’essai. On venait de passer deux ou trois cols d’appellation incontrôlable (Hettenfluh, Silberloch, Hannenbrunnen, Herrenberg ndlr), les montées et les dégringolades abruptes se chevauchant en un toboggan continuel qui réclamait des concurrents une forme ascendante, ce qui est la moindre des choses, mais où, paradoxalement, une forme descendante ne faisait pas mal non plus. Soudain, il apparut que la tension, elle aussi, se mettait à monter à l’intérieur de la course et que les ingrédients de l’exploit ou de la défaillance se trouvaient rassemblés, avec pour excipient en quantité suffisante la fatigue déjà accumulée par la débauche d’efforts accomplie par le gros de la troupe depuis quelques jours. Certes, ce n’était pas encore la guerre déclarée mais, comme on dit en langage diplomatique, c’était déjà l’escalade. Le Maillot Jaune Letort et son copain d’équipe et de régiment Delisle, les dégourdis de la cinquième, essayaient d’occuper le commandement de cette sixième étape avec un zèle fébrile de squatters. On se réjouissait qu’il fît beau, sachant que les sinus de Pingeon l’empêchent de mettre le nez à la fenêtre lorsqu’il fait mauvais temps.

Blog Delisle Letort en jaune

Le champion de France Raymond Delisle et le maillot jaune Désiré Letort

On revivait, comme un cauchemar heureusement dissipé, les stations du calvaire de Poulidor, dans ce même décor que l’orage torturait à l’époque, et que l’on puisait dans son assurance discrète des raisons d’espérer qu’à trente-trois ans, l’âge du Christ, il allait enfin connaître une Passion à rebours…
… Toutes ces données, qui font du Tour de France à la fois une ville ouverte et un vase clos, un vase communicant et une cité fortifiée derrière ses intérêts, ses ambitions, ses illusions, furent soudain balayées par deux événements diamétralement opposés … », dont je me souviens encore aujourd’hui distinctement et que j’avais immortalisés sur quelques diapositives.
« Le premier fut la chute d’Ocaña dans la descente du col de Herrenberg, à l’instant que nous l’envisagions au rang des meilleurs. Ce champion est cher à notre cœur pour sa classe, sa race, sa gentillesse. Il a été formé au Stade Montois par le propre beau-frère de Guy Boniface et, autour du foyer, retentissaient naguère encore les échos contrastés de la pelouse et de la route, comme si le débouché naturel de l’une devait aboutir à l’autre. Le Tour, où il faisait des débuts étincelants, passe cette année à Mont-de-Marsan. Ocaña a terminé l’étape, par quel miracle incroyable, poussé, porté plutôt par cinq de ses camarades, soudés pour la circonstance en mêlée de rugby, avant de tomber dans une sorte de coma la ligne franchie. Et on l’eût dit, tant il ruisselait de sang, monté sur « cycles Dracula ».

Blog Ocana chute Ballon d'Alsace Tour 69Blog Ocana Ballon d'Alsace

Le second événement tient tout naturellement à Eddy Merckx, l’homme dont le maillot demeurait d’une blancheur immaculée à l’instant qu’il assénait à ses adversaires l’affront que leur réserve à l’ordinaire l’homme au marteau, et c’était moins un avènement qu’un événement ou, mieux, une confirmation.
Tout compte fait, le ballon d’Alsace, hier, c’était effectivement un coup de blanc. »
Je précise qu’à l’époque, le maillot blanc ne récompensait pas, comme aujourd’hui, le jeune le mieux classé, mais le coureur en tête d’un combiné des classements général, par points et du meilleur grimpeur.

Blog Ballon d'Alsace jusqu'à la lieBlog Tour 1969 Merckx et Altig dans Ballon d'AlsaceCycling - Eddy MerckxBlog Merckx en jaune au Ballon

Sans être redondant, il me faut vous livrer quelques extraits de Gilles Delamarre dans Miroir-Sprint sur le courage de Luis Ocaña :
« « Portez cet homme, portez cet homme ! » En haut du Ballon d’Alsace, Eddy Merckx était arrivé depuis 17 minutes. C’est beaucoup plus qu’il ne lui en faut pour effacer quelques gouttes de sueur et avoir l’air de sortir d’une quelconque promenade dans la campagne vosgienne. Celui qui criait cet ordre surprenant, c’était le docteur Maigre dont on aura tout dit en disant que dans chaque coureur, il voit d’abord l’homme. Et l’homme au bord de l’évanouissement qu’il fallait porter vers l’ambulance et l’oxygène, était l’un des favoris du Tour de France, Luis Ocaña. Il était tombé au 64ème kilomètre, se retrouvant allongé face contre terre sur les rugueux gravillons.
C’était déjà un miracle que les voitures suiveuses aient pu l’éviter dans leur course folle vers le bas du col de la Bresse. « Gimondi devant moi a fait un écart. En voulant l’éviter, j’ai roulé sur l’herbe, un poteau m’a renvoyé sur la route et je suis tombé » dira-t-il beaucoup plus tard. Plus tard, car sur le moment, il était pratiquement inconscient. Le docteur Maigre, aussitôt accouru, le remet sur pied et juge qu’il n’y a aucune lésion grave. « Mais il est couvert de plaies et de bosses. » Ouvert au menton, il a le visage en sang. La main gauche est atteinte, les deux jambes aussi. On fait faire quelques mouvements à Luis Ocaña et on le remet sur son vélo. « Sinon, je ne sais pas si je serais reparti ».
Mais une fois reparti, quel homme ! Luis Ocaña est brun, mince, très élégant. Il a l’œil noir du Castillan. On savait cet ancien équipier de Raymond Poulidor – quel regret de l’avoir laissé partir – redoutable. Second de la Vuelta derrière Pingeon, le coureur de Mont-de-Marsan avait su profiter du marquage attentiste de Bracke et de Poulidor pour leur souffler le Grand Prix du Midi-Libre après avoir attaqué dans la montée de Font-Romeu. Depuis le départ de Roubaix, il avait été de tous les bons coups et souvent à la pointe du combat. Avant sa chute, il était douzième à 56 secondes seulement du maillot jaune Letort. Et cette grande classe qu’on pressentait, on en eut la splendide révélation dans l’adversité. Luis avait été attendu par tous ses équipiers. Mais c’est lui en sang qui mena la chasse, qui rattrapa un grand nombre de coureurs. C’est dans le Ballon d’Alsace qu’il paya son effort. Malgré le soutien de ses équipiers qui le hissèrent littéralement au sommet : deux à gauche, deux à droite et un cinquième pour l’asperger d’eau. Les commissaires ont estimé que Manuel Galera, Lopez Rodriguez, Perurena, Gabica et Santamarina avaient seulement empêché leur chef de file de tomber mais ne l’avaient pas poussé. Un heureux dépassement de la lettre. C’est donc ce cortège qui arriva au sommet du Ballon… »
Hors ce drame, au sommet du Ballon d’Alsace, mon frère déçu par le manque d’ambition de Poulidor, moi orphelin d’Anquetil qui préparait son dossier de retraite, nous avions compris que la planète cyclisme allait devoir courber l’échine sous le joug totalitaire du « merckxisme ».

Blog Pellos Merckx détaché contre tous

Ce soir-là, neuf coureurs, arrivés hors des délais, furent éliminés, parmi lesquels « l’empereur d’Herentals », Rik Van Looy, qui avait jeté ses derniers feux l’avant-veille sur la route de Nancy.
Poupou le fataliste présentait l’excuse d’avoir connu des ennuis mécaniques avant de crever … presque comme d’habitude, ajouterais-je ironiquement.
Six étapes seulement ont été courues et pourtant, « au sommet du Ballon d’Alsace, l’accablement le plus lourd pesait sur les coureurs et les journalistes mêlés. Les premiers s’inquiétaient sans plus tarder sur les possibilités de se reconvertir. Quant aux seconds, suçant activement leurs stylos pour en extraire une inspiration hypothétique, ils se désespéraient en ces termes : « Le spectacle est terminé », « Le roi Eddy Ier a tué le Tour », « Il prend le maillot jaune trop tôt », « Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir écrire pendant 15 jours ? ». »
Un entrefilet de Miroir-Sprint révèle la perplexité des organisateurs du Tour qui ont tout fait pour que Merckx soit au départ de leur épreuve. Ils craignent que la supériorité écrasante du champion belge fasse baisser l’intérêt de la course. Aussi, l’état-major du Tour envisagerait pour le relancer d’offrir une prime exceptionnelle au second. Ce ne serait pas la première fois qu’une telle mesure serait prise. En effet, en 1952, Fausto Coppi jonglant littéralement avec ses rivaux, le directeur du Tour Jacques Goddet, pour redonner un peu de tonus à la course, avait délié les cordons de la bourse pour pousser les coureurs à se battre pour la deuxième place. Ce fut le regretté Belge Stan Ockers, mort quelques années plus tard dans un vélodrome, qui, second au Parc des Princes, empocha la prime.
Le lendemain, sur la route de Thonon-les-Bains, une des notoires victimes de l’ « Opération Ballon d’Alsace », le Français Roger Pingeon, vainqueur du Tour 1967, montre qu’il ne consent pas à abdiquer comme ça. Mais la réplique de Merckx est prompte.

Blog Pingeon réagit vers DivonneBlog Merckx gagnant Pingeon refuse d'y croire

C’est le plus petit coureur du Tour, l’Espagnol Mariano Diaz (1m 62), qui l’emporte à Divonne en réalisant la plus longue échappée (190 km) depuis le départ de Roubaix. Le cliché est cocasse : le peloton, qui a encore un tour d’hippodrome à accomplir, assiste au succès du coureur ibérique de l’équipe Fagor.

Blog Mariano Diaz vers Divonne

Autre image étonnante qui fait le bonheur des photographes : Joaquim Agostinho, moins heureux que l’avant-veille, victime d’une chute, franchit la ligne avec son vélo en pièces détachées.

Blog Agostinho à pied à Mulhouse

Il n’y a pas de journée de repos sur ce Tour de France, cependant, chers lecteurs, après toutes ces émotions, je vous laisse souffler sur les bords du lac Léman !
Á suivre…

Pour vous faire revivre ce début de Tour 1969, j’ai puisé dans les chroniques d’Antoine Blondin du quotidien L’Equipe, ainsi que dans les Miroir-Sprint et Miroir du Cyclisme spéciaux consacrés au Tour.

Publié dans:Cyclisme |on 8 août, 2019 |Pas de commentaires »

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