Ici la route du Tour de France 1969 (2)
Pour revivre les sept premières étapes du Tour de France 1969 :
http://encreviolette.unblog.fr/2019/08/08/ici-la-route-du-tour-de-france-1969-1/
Au matin du huitième jour de course, le populaire téléreporter Léon Zitrone ne risquait pas de voir je ne sais quel sprinter revenir du diable vauvert sur l’hippodrome de Divonne-les-Bains. Et pour cause, le peloton s’égrenait de minute en minute pour une courte boucle de 8,8 kilomètres contre la montre.
Longtemps, l’Alsacien de l’équipe Bic Charly Grosskost, excellent poursuiteur, posséda le meilleur temps sur le circuit parfaitement plat en bordure du lac, avant d’être devancé d’abord par Rudi Altig, autre redoutable rouleur, et ensuite surtout l’irrésistible coureur au dossard numéro 51, le dossard « anisé » comme Antoine Blondin se complaisait à le nommer, un dossard d’ailleurs porte-bonheur car plusieurs vainqueurs du Tour de France le portèrent. Vous avez deviné qu’il s’agit de sa majesté Eddy Merckx qui a assis un peu plus sa suprématie à 49, 606 km/h de moyenne.
Les stations thermales de Divonne et Thonon sont distantes de 52 kilomètres, mais les organisateurs ont trouvé le moyen de proposer une demi-étape, l’après-midi, de 136 kilomètres avec le franchissement des modestes cols savoyards de Cou et Jambaz.
L’ex champion d’Italie Michele Dancelli lance une première escarmouche au 27ème km mais est rejoint sur le pont enjambant le Rhône. Il renouvelle son attaque un peu plus tard et devance à l’arrivée l’Espagnol Andres Gandarias de quelques secondes sous les yeux de son employeur Ambrosio Molteni patron d’une grande entreprise italienne de charcuterie.
Le fait du jour est l’abandon du champion espagnol Luis Ocaña dont je vous ai raconté le calvaire, dans le billet précédent lors de l’étape du Ballon d’Alsace. Courageux, il est allé au bout de lui-même mais il a préféré mettre fin à ses souffrances. L’avenir lui appartient.
Lors de la neuvième étape Thonon-les-Bains-Chamonix, apparaissent les premières difficultés alpestres sérieuses avec les ascensions des cols de la Forclaz (par son versant le plus facile) et des Montets. On ne s’attendait cependant pas à de grandes manœuvres, et pourtant … si on en croit Antoine Blondin :
« L’esprit de révolte s’était manifesté, dès le matin, par une échappée solitaire de Ferdinand Bracke, dont le sens n’était pas très clair. L’ancien recordman du monde de l’heure avait choisi le territoire suisse, qui s’est précisément fait de l’heure une industrie locale, pour s’enfuir à près de cinquante de moyenne sur les longues lignes droites qui séparent Saint-Gingolph de Martigny. On le voyait picorer son guidon, relever la tête comme un nageur de brasse papillon, picorer à nouveau, puis écarter les coudes, les ramener au corps, les écarter encore … le tout dans l’harmonie d’une tentative qui lui faisait une silhouette de joueur d’accordéon frappé par la grâce… »
Et puis … « Dans les derniers kilomètres de la Forclaz qui se haussait singulièrement du col sans qu’il s’agît jamais d’un col cassé, terreur des jambes intoxiquées qu’un rythme syncopé amène au bord de la génuflexion, la pente naturelle du respect nous incitait à considérer que le mérite de Roger Pingeon était considérable d’être parvenu à accompagner Eddy Merckx jusqu’à ces sommets et à contrarier son numéro de soliste. Nous étions en proie à l’envoûtement que le superchampion belge fait régner sur la course, car, à la réflexion, on peut se demander si ce n’était pas plutôt Eddy Merckx qui s’essayait, par l’exercice intense de ses dons, à colmater la première attaque véritable qui lui ait été adressée depuis le départ.
La victoire du Bugiste, pour n’infliger que quelques rides à la surface dormeuse du classement général dans la cuvette de Chamonix, semblable en cela à la petite tempête qui hérissait de crêtes les eaux plombées du lac Léman comme d’un simple projet de marée dévastatrice, n’en porte pas moins une signification profonde. Elle a désacralisé la fonction du Maillot Jaune, lui a rendu des dimensions plus humaines, moins intangibles, plus prochaines encore que provisoirement inaccessibles. Eddy Merckx n’est plus tout à fait l’homme providentiel qu’il promettait. Roger Pingeon a dit non.
… Il n’en reste pas moins qu’Eddy Merckx, après avoir repris goût au maillot vert en présence de l’habit vert de l’incomparable René Clair, dont le flegme a fondu au soleil de Divonne, il l’a définitivement réendossé hier devant l’Aiguille Verte qui nous surplombe, et que le voilà à nouveau en possession des trois trophées capitaux du Tour de France. C’en est trop.
On serait tenté de répéter après Talleyrand que « tout ce qui est exagéré est insignifiant ». Mais pas dans les domaines du sport justement, et pas ici.
On sera alors amené à se rabattre sur Saint-Exupéry, écrivain et aviateur, qui écrivit sur une feuille volante qu’ « on n’a rien donné tant qu’on n’a pas tout donné ».
L’ennuyeux, avec Merckx, c’est que tout donner ça consiste à tout prendre. »
Raymond Pointu dans Miroir-Sprint insiste sur la grande performance et le panache de Roger Pingeon :
« Ce fut réellement un très grand moment du Tour. Un vrai morceau de sport. Peu importait ce qui avait été dit ou sous-entendu précédemment. Tant pis pour ces circonstances douteuses qui entourent tout événement cycliste. Cette fois-ci, il restait deux hommes face à face, deux hommes qui ne pouvaient plus ni tricher ni bluffer.
L’ascension de la Forclaz avait connu le scénario habituel d’un Martin Van Den Bossche étirant le peloton au-delà du point de rupture afin d’éviter ce coup de jarret qui fit la fortune d’un Julio Jimenez et par lequel tout grimpeur se dégage avant d’entamer son numéro de voltige. Une véritable montée au sprint : il n’était pas possible de monter plus vite. Derrière, à la limite de l’asphyxie, les petits groupes volaient en débris.
Puis le lieutenant des Faema avait cédé la tête à Merckx qui avait encore asséné quelques formidables coups de boutoir. Ils n’étaient déjà plus que huit. Balançant des épaules, Merckx se retournait de temps en temps pour compter les morceaux. Pingeon se portait parfois à son côté pour manifester qu’il était là et bien là. Tout autour, un essaim de photographes, l’œil rivé au viseur, épiant l’attaque et le craquement qui suivrait. La crainte était dans les regards. Des airs durs de bêtes traquées et remplies de sueur.
Et soudain, de ce dernier carré en émoi, Pingeon s’extirpa. Un bref instant arc-bouté sur ses pédales. Il fit un écart sur la gauche, zigzagua entre deux motos, puis se reposa sur sa selle et s’éloigna à grandes pédalées limpides. Moment de stupeur parmi les autres. Ainsi ce grand flandrin sec comme une aiguille était parvenu à échapper à l’attraction de cet aimant que constitue tout groupe de coureurs en montagne. Oh ! il n’était pas bien loin. Quelques mètres à peine. Mais il s’enfuyait.
Alors Merckx cramponna son guidon, se mit debout sur sa machine et se déhancha comme un forcené. Ce n’était plus ce chamois aérien qui s’était posé au sommet du Ballon d’Alsace quelques jours plus tôt. Il avait perdu toute insolence et sa facilité. Pour la première fois, il était en difficulté et se battait. Pas en styliste. En voyou. La différence entre l’escrime du poing et du pied de la boxe française et une mêlée d’apaches. Mais quoi, Pingeon était là, tout près, et il allait le rejoindre : il n’en fut rien.
Que représentait cette avance ? Pas grand-chose. Une caresse de la semelle sur l’accélérateur de notre voiture. Un court sprint à pied, et pourtant, malgré toute sa rage, il était impuissant à la combler. Il se passait ici le même phénomène qui ahurit les spectateurs de l’haltérophilie. Ils n’arrivent pas à comprendre comment un homme qui arrache une barre chargée à 190 kg est incapable quelques instants plus tard d’enlever la même barre surchargée de 500 grammes. C’est quoi 500 grammes par rapport à cette masse ? Moins de 0,3%. Malgré ce poids supplémentaire dérisoire, la barre ne parvient pas à bout de bras et retombe à terre dans un grand fracas. Merckx était dans ce cas. Un vaincu.
Il passa au sommet avec cinq petites secondes de retard mais, dans la descente, et sur le plat qui conduisait à Chamonix, Pingeon l’éprouva encore par quelques démarrages supplémentaires. La fin de parcours présentait une courbe avant une longue ligne droite s’achevant sous la banderole. Les deux hommes la prirent ensemble, presque à l’arrêt. Partant de derrière, Pingeon imposa une terrible accélération et repoussa deux assauts désespérés de Merckx. Pas un véritable sprint. Plutôt une de ces courses à vive allure qui permettaient à Anquetil de remporter des victoires d’étape.
Tard dans la soirée, totalement dérouté, un journaliste belge errait d’hôtel en hôtel pour répéter sa conviction auprès de ses compatriotes : « Merckx rencontrera mille fois Pingeon au sprint et il le battra mille et une fois. »
Avait-il réellement disputé le sprint ou bien avait-il abandonné la victoire à son dernier compagnon en matière d’hommage ? Cette dernière éventualité était peu dans la façon du personnage. Avec la voracité de son jeune âge, il s’empare indistinctement de tout ce qu’il peut prendre…
C’est égal, Pingeon avait marqué un double avantage. Ce coureur radieux et disert qui commentait sa course à l’arrivée n’avait plus rien de commun avec l’homme ulcéré et plein de colère muette que j’avais quitté à Belfort. »
Il est rapporté par ailleurs que Pingeon aurait déclaré à l’arrivée : « Je n’ai jamais goûté d’opium mais je crois que la sensation que l’on peut ressentir ne doit pas être tellement différente de celle que j’ai eue, pendant quelques secondes, la ligne passée. »
Ceci dit, d’un point de vue comptable, Merckx est tout de même le grand gagnant de la journée. Rudi Altig, second au général le matin, termine à 8 minutes. Poulidor a concédé 1’33’’, Janssen et Gimondi 2’13’’. Pingeon devient le dauphin du roi Eddy à 5’21’’.
La dixième étape, longue de 220 kilomètres mène les coureurs de Chamonix à Briançon avec notamment le franchissement, pour la première fois, du col de la Madeleine. L’occasion est trop belle pour Antoine Blondin pour partir à la recherche du temps perdu :
« La simple saveur d’une madeleine, retrouvée lors d’un goûter d’adultes, déclencha, paraît-il, chez Marcel Proust, l’association de sensations, d’images et de sentiments qui allait préluder à la plus formidable échappée fleuve de toute la littérature moderne. Ce fut « Á la recherche du temps perdu ».
La Madeleine, servie hier matin sous la forme d’un col aux coureurs du Tour de France, ne devait certes éveiller chez eux aucune réminiscence puisqu’ils l’empruntaient pour la première fois, mais cet impromptu déboucha néanmoins sur une recherche du temps perdu, d’autant plus captivante qu’il n’était pas prévu que cette étape, dite du Galibier, prendrait aussi tôt ce visage snob, qu’on lui espérait, d’une sortie de grand-Merckx à Saint-Honoré des lots, des lots à réclamer.
En fait, la messe se disait à la Madeleine et beaucoup, parmi les géants de raouts, y firent défaut. Pour ceux-là, quand ils atteignirent la Maurienne, le monde n’était plus qu’une vallée de l’Arve.
On sait cette expression mélancolique et mondaine que prennent les dignitaires quand ils ont manqué une cérémonie. S’excuser par télégramme dans le Télégraphe, il n’y fallait pas songer, pas plus qu’à expédier un « petit bleu », un petit bleu d’outre-Merckx. Ces coureurs, pour champions qu’ils soient, ne disposent d’autres pneumatiques que ceux de leurs bicyclettes … »
Blondin s’attache au sort de ce qu’on ne nommait pas encore le grupetto :
« Á fréquenter la compagnie assez pathétique des attardés, promis pour le meilleur à une déroute progressive et, pour le pire, à l’abandon ou à l’élimination, on constate, en premier lieu, que les villages au flanc de la montagne se font plus désertiques et qu’il ne faut guère compter que sur les encouragements des centenaires. On dirait que, les coups de buis suscitant les coups de vieux, les spectateurs se sont flétris dans le vieillissement de l’attente et que les minutes de retard se sont converties en année sur le visage des freluquets et des demoiselles du bord des routes. Ainsi ai-je pointé des passages au joli hameau suspendu de Celliers, entouré de « majorettes » de quatre-vingt-treize ans de moyenne d’âge. »
Elles célébraient notamment un valeureux Normand … : « Jean-Claude Lebaube, une bande Velpeau enroulée autour du cou, portant un casque étrange sous sa casquette, les manchons de lustrine blanche d’une charcutière et un imperméable en pelure d’oignon transparente à demi sorti de la poche arrière où la brise le gonflait comme un parachute ascensionnel, ressemblait, pour partie, à ces personnages de cauchemar à la Jérôme Bosch que les surréalistes obtenaient par collages et à un escargot transportant tout le barda avec soi, dont il en avait d’ailleurs l’allure de croisière. »
Pour connaître la course à l’avant avec les favoris, il faut s’en remettre à Raymond Pointu :
« Il pluviotait lorsque nous quittâmes Chamonix et il faisait froid à ne pas mettre un coureur dehors. Un nouveau record à porter au crédit de la météo. Il n’avait pas fait aussi froid depuis 1916 ou 1886. Je ne sais plus. On finit par se perdre dans la répétition des exploits du thermomètre que rapporte Albert Simon (et sa grenouille ndlr). Les coureurs avaient enfilé deux maillots et s’étaient mis de curieuses manchettes qui les apparentaient à des fonctionnaires courtelinesques. Sur la chaussée, une inscription piquante déclamait avec de larges lettres blanches : « Nous voulons le plein emploi ». Pour notre part, nous l’avons eu.
La route froide descendait jusqu’au pied d’un col inédit, celui de la Madeleine, que seul Pingeon avait eu la sagesse de reconnaître une semaine avant le départ. Rien à voir avec le tendre gâteau que Proust savourait pour reconstituer ses souvenirs. Une route étroite et abrupte qui resta bloquée en travers de la gorge d’un coureur à la recherche du temps perdu. Un vrai blizzard qui mordait les mollets et durcissait les muscles. Tout le monde trouva ainsi à s’employer.
Aveuglé par les rafales de neige, Merckx faillit même un instant mettre pied à terre tellement il n’y voyait plus. Compatissant, un journaliste belge qui lui prêta se lunettes de soleil lui permit de continuer. Á l’arrivée, en garçon rangé qu’il est, il rendit soigneusement à son bienfaiteur les binocles qu’il gardait précieusement abritées dans l’échancrure de son maillot. Les avait-il quittées trop tôt ? « Je pensais attaquer en haut du Galibier, disait-il, mais je n’ai pas vu la pancarte ». Il est vrai qu’il ne connaissait pas ce col, autrefois un panneau indiquait les cinq derniers kilomètres du but. Ce n’est plus le cas. Il y a là matière à d’autres méprises qui ne manqueront pas.
Mais en affirmant sa volonté offensive, Merckx mettait fin aux supputations tactiques des journalistes. « Il a compris la leçon d’hier, disaient-ils, et il se contente maintenant de contrôler la course et de vivre sur son avance de cinq minutes ». C’est mal connaître le bonhomme, ou bien il donnera à cette avance des proportions extravagantes, ou bien il va craquer. Bref, le spectacle n’est pas terminé.
Gimondi n’a pas gagné à Briançon comme il l’avait fait dans un Tour précédent, mais il s’est montré à son avantage. La situation est ainsi rénovée. Merckx n’apparaît plus intouchable. C’est cette question de confiance que j’ai posée à Pingeon en lui demandant s’il pensait unir ses efforts à l’Italien pour faire échec au Belge. Il a eu une moue dubitative puis, répondant à mon souci de savoir s’il lui restait une chance d’arriver en jaune à Paris, il m’a concédé : « Il reste toujours un petit espoir »…
Au final, une étape pour pas grand-chose : Merckx est passé en tête au sommet du Galibier avec Gimondi dans sa roue, puis à 5 secondes, un petit groupe comprenant Pingeon, Poulidor, Van Springel, Gandarias et Vianelli. Avec la bénédiction du maillot jaune, Herman Van Springel de l’équipe Mann-Grundig s’enfuit dans la descente et l’emporte à Briançon. Deux minutes plus tard, l’inévitable Merckx s’impose au sprint pour la seconde place.
Onzième étape, 198 kilomètres entre Briançon et Digne, et rien de nouveau sous le soleil retrouvé, Merckx toujours frais et despote selon la formule d’Antoine Blondin :
« Deux Espagnols, appartenant à deux marques différentes, caracolaient dans le col de Vars en parfaite harmonie, et l’on pouvait envisager que ces frères de la côte allaient mener jusqu’au bout leur mission-pirate sur la bande des cent-vingt kilomètres qui leur restaient à parcourir, quand le téléphone grésilla sur toutes les longueurs d’ondes : « Allos !… Allos ! … Eddy sonne … !
Á croire qu’Edison avait inventé son appareil fameux que pour permettre à Eddy Merckx de téléphoner son coup, tellement facile à prévoir quand on sait que tout champion de quelque renom, qui se permet de bouger une oreille dans le peloton, est aussitôt voué au destin ravageur de l’apprenti-sorcier.
« Puisque ces événements nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs », disait avec une assurance feinte le personnage du photographe dans Les Mariés de la tour Eiffel, de Jean Cocteau.
En se permettant l’esquisse d’un projet d’attaque dans le col d’Allos, Roger Pingeon venait de déchaîner un cataclysme qui le laisse, au bout du compte, très sensiblement dépassé.
Gimondi, Poulidor et Pingeon à la peine au sommet du col d’Allos
Sonnés les favoris frileux qui prétendaient, après deux jours d’outrages, à se réfugier dans les chauds remugles du peloton ! Sonnés les deux malheureux Espagnols qui s’appliquaient à déserter l’armée en déroute ! Sonné Poulidor qui émarge au titre de dernier vaincu en date d’un Bilan-San Raymond, particulièrement éprouvant. Sonnés aussi les quatre complices du col de Corobin, depuis Pingeon qu’on n’aurait jamais dû laisser jouer avec les allumettes jusqu’à Gimondi qui s’est fait mettre en boîte sur la ligne d’arrivée !
Les touristes belges, émoulus, pas très frais à vrai dire, de Tervuren, pays d’adoption de Merckx, pouvaient à juste titre surgir des rochers où on les trouve désormais embusqués un peu partout avec de grandes pancartes : quand Eddy sonne, tout le Brabant sonne, prétend un vieux proverbe bruxellois.
Merckx commence à afficher la mine odieuse de fraîcheur et d’insolence du prix d’excellence qui s’applique à empocher jusqu’au prix de gymnastique. Il décime les classements, dépeuple les palmarès avec un absolutisme de tous les instants.
Que faire ? Le laisser, comme l’albatros de Baudelaire, exilé sur le sol au milieu des nuées … »
La victoire de Merckx sur Gimondi au sprint reléguait au rang des plaisanteries les affirmations selon lesquelles le champion belge avait laissé gagner Pingeon l’avant-veille et Van Springel la veille. Quand il peut gagner, il ne s’en prive pas et a clairement démontré qu’il ne se contente pas de vivre sur son acquis.
Le principal battu du jour est probablement Poulidor qui a concédé près de 3 minutes. Á l’arrivée à Digne, son directeur sportif Antonin Magne, faisant l’inventaire des différents compartiments où son coureur déclinait, l’air marri, confessait : « Je suis l’homme le plus déçu du Tour ce soir ».
L’étape suivante venteuse de Digne à Aubagne se joue dans le col de l’Espigoulier avec une échappée de quatre coureurs, l’Espagnol Gandarias, Felice Gimondi, l’inexorable Eddy Merckx et son équipier Victor Van Schil. Sur la piste en cendrée d’Aubagne, le vainqueur du Giro, dans les conditions que l’on sait, l’emporte. Pingeon et Poulidor, peu attentifs, perdent 1’23’’. Au classement général, Gimondi, désormais, talonne Pingeon à 3 secondes qui accuse maintenant un retard de plus de 7 minutes sur Merckx.
Il y a quelque temps, Gimondi, vainqueur du Tour 1965 à 23 ans, était parti pour dominer le cyclisme mondial. Si Merckx n’était pas apparu, le Bergamasque avait encore quatre ou cinq bonnes années devant lui. Il va falloir qu’il entreprenne sa reconversion psychologique pour s’adapter au fait qu’il n’est plus le meilleur … sauf affaire douteuse de contrôle positif !
En ce jour, Blondin s’est désintéressé de la course pour rendre un émouvant hommage à un « compagnon du Tour » (selon l’expression généreuse de Maurice Vidal) disparu :
« On dirait d’un fauteuil à l’académie du Tour, où il ne saurait être question de remplacer celui qui a écrit un soir, dans la mélancolie des sympathies interrompues au Parc des Princes : « On ne guérit pas du Tour de France. »
Il aurait aimé l’étape d’aujourd’hui à travers la haute Provence, non seulement parce qu’il en était un peu le régional, car il est maintenant le régional de toutes les étapes où notre présence le prolonge, mais parce que les coureurs allaient dans la montagne douce, marchant pour une fois au pas de l’amitié (pas tous quand même ndlr). La rumeur du peloton portait ces histoires simples qui se disent les bras ballants. Avant que de devenir des braconniers, les champions n’étaient encore que des trimardeurs.
Le vieux Louis aurait convoqué sur le bord de la route, pour que leur joie demeure, les personnages de Giono, un de Baumugnes et Jean le bleu ; on aurait aperçu la silhouette d’Angelo, le hussard sur le toit, griffant d’une botte agile les tuiles des villages. Marcel Pagnol aurait, pour la circonstance, détourné de son fournil la femme du Boulanger, éloigné de son puits la fille du Puisatier et les coureurs les auraient célébrées dans des paysages où croisent aujourd’hui des touristes anglaises promises aux satyres. »
D’Aubagne, les coureurs se dirigent vers la Grande bleue et La Grande-Motte, une des stations balnéaires surgissant de terre selon un aménagement du littoral lancé par Georges Pompidou, sous l’œil acerbe du chroniqueur de Miroir-Sprint :
« Les organisateurs ont facilité à dessein celui de tous les coureurs. Ce qui s’est passé après la caillasse de la Crau, sur les étendues rases de Camargue, défie l’entendement. Il y avait là, pour les vieux suiveurs, de quoi perdre leur latin cycliste. Si soucieux d’ordinaire de la régularité de la course, Félix Lévitan n’avait-il pas placé sa voiture devant le museau du peloton et n’avait-il pas de surcroît demandé aux directeurs sportifs de mettre leurs véhicules en protection des coureurs sur le bas-côté de la route ? L’objet de toutes ces mesures protectionnistes ? Un vent sauvage qui, soufflant à 80 km/h, avait contrarié la progression de notre caravane au point de faire craquer les frontières du ridicule et de dévaluer singulièrement les actions d’un peloton enregistrant plus d’une heure de retard sur l’horaire le plus pessimiste. De sorte qu’accrochés qui à une portière de voiture, qui au tansad d’une moto, certains concurrents franchirent une trentaine de kilomètres d’un trait, sans donner le moindre coup de pédale. Ainsi soustrait à l’érosion du vent, Reybroeck en profita pour souffler la victoire à un groupe fourni de sprinters côtés entre le gruyère en béton d’une architecture futuriste voulant faire d’une côte ingrate une Floride française et en réussissant qu’à reproduire en bord de mer le désolant spectacle de certains HLM. »
Le lendemain, dans un vent à peine moins agressif, entre La Grande-Motte et Revel, « il fallut toute la puissance des 70 kg de muscles et la force de caractère du râblé Agostinho (1m67) pour parvenir à mettre les voiles. Ce portugais qui vient de lâcher les manchons de sa charrue pour empoigner un guidon de vélo aura été en dernier ressort une des grandes révélations de ce Tour. Physiquement, c’est une sorte de Quasimodo de la bicyclette qui aurait au niveau de la cheville le coup de pédale délicat du regretté Hugo Koblet. La comparaison s’arrête là. Car bien que le bonhomme soit encore mal dégrossi et apparemment uniquement préoccupé d’actionner les manivelles et de boire de l’eau, il est authentique et point sot. Frustre mais pas stupide. Et surtout pas encore frelaté par l’argent et par la gloire.
Ainsi lorsque, ayant renouvelé son exploit athlétique de Mulhouse, il parvint à Revel après une échappée solitaire de plus de quarante kilomètres avec la meute du peloton attachée à sa perte –rien à voir avec la randonnée séduisante mais fausse d’un Van Looy triomphant à Nancy avec la complicité de tous les grands- on s’agita beaucoup pour le tirer devant les caméras et le micro de la télévision. Il se dégagea d’un geste et réclama qu’on le laisse en paix : « Du calme ! Du calme ! Maintenant, mon travail est terminé. »
Agostinho n’a signé chez Frimatic-Viva-De Gribaldy que pour la durée du Tour et il est prévisible que les enchères pour s’assurer définitivement le concours de ce coureur aussi original qu’efficace ne manqueront pas d’atteindre des sommes considérables. Ayant effectué son service militaire en Mozambique, il jouait au football avant qu’un ami ne lui apporte la révélation de la bicyclette et c’est tout naturellement qu’il s’engagea au Sporting de Lisbonne qui est le grand rival de Benfica aussi bien pour le vélo que pour la balle ronde. »
Un personnage vraiment attachant ce Portugais qui, à ce moment du Tour, est le seul coureur avec Eddy Merckx à s’être offert le luxe de remporter deux étapes en ligne.
Cocasserie du hasard, quelques heures avant d’écrire ces lignes, j’ai croisé sur un marché du Comminges l’artiste Dick Annegarn en résidence dans la région depuis de nombreuses années. Vous le connaissez au moins pour ses grands succès Sacré Géranium, Mireille la mouche et Bruxelles qui devint l’hymne universel de recueillement au moment de l’attentat qui frappa la capitale belge. Dick composa une chanson (reprise par Romain Didier, un artiste top méconnu) en hommage au regretté Joachim mort accidentellement en course après avoir percuté un chien.
« Au passage de pic à col, la caravane caracole
La caravane crie et passe des agneaux des rapaces
À cause d’un chien, on peut tomber d’un chien on peut chuter
À cause d’un chien, on peut buter culbuter
Ta Maria ria de ton mariage
Au fur et à mesure que le voyage t’éloigna
Agostinho c’est toi le plus beau »
Cette étape de transition vers Revel livre son lot de cocasseries. Ainsi, une guêpe irrespectueuse a planté son dard dans le poignet droit du maillot jaune. Merckx se frotte d’abord avec quelques herbes miraculeuses suivant un vieux remède de grand-mère, avant de s’approcher de la voiture du docteur Maigre, médecin du Tour.
Du côté de Saint-Pons, autre irritation, Roger Pingeon gifle son coéquipier, le champion de France Raymond Delisle, pour avoir attaqué inconsidérément sans avoir pris en compte l’état de santé de son chef de file et agi en franc-tireur à l’encontre de la tactique décidée collectivement. Bonjour l’ambiance au sein de l’équipe Peugeot.
Plus sérieux et ennuyeux, au cours de l’étape, circulent sous le manteau au sein de la caravane les résultats des contrôles anti-doping effectués depuis le départ de Roubaix. Rendus publics le soir même à l’arrivée, il s’avère que cinq d’entre eux se sont révélés positifs et concernent Timmermann et Nijdam de l’équipe Willem II qui ont abandonné il y a quelques jours, l’Allemand Rudi Altig et les Français Bernard Guyot et Pierre Matignon. Les trois coureurs encore en course bénéficient d’un sursis, échappant ainsi à l’exclusion, et sont sanctionnés de 15 minutes de pénalisation au classement général.
Les deux Français se confient avec une touchante et naïve sincérité à Gilles Delamarre pour Miroir-Sprint.
Ainsi, Pierre Matignon :
« – Comment avez-vous pris cette décision ?
– Je pense qu’elle est injuste. Nous avons été tirés au sort. Il vaudrait mieux ne contrôler personne certaines fois et puis tout le monde. Là on verrait …
– Mais vous, vous vous êtes dopé ? Pourquoi ?
– J’ai pris un stimulant, plus exactement. Je ne marchais pas du tout, j’en avais marre de souffrir.
– Vous avez mieux marché ?
– Oui, mieux, mais on ne transforme pas un âne en cheval de course.
– Quel produit avez-vous utilisé ?
– De la corydrane. C’est en vente libre dans les pharmacies. J’avais souffert dans les étapes dures, alors j’ai pris deux comprimés pour l’étape Divonne-Thonon qui, a priori, était plus facile. Si le contrôle n’avait pas existé, j’en aurais peut-être pris quatre.
– Et vous avez été tiré au sort pour être contrôlé ?
– Oui, et j’ai avoué tout de suite. Cela ne sert à rien de poser une réclamation. C’est un coup malheureux.
L’expression reviendra aussi chez Bernard Guyot. Car le fait symptomatique des résultats, c’est que, à part Rudi Altig, les coureurs n’ont pas usé de produits dopants pour réussir une grande performance. Ils l’ont fait pour terminer une étape, pour rentrer dans les délais et pouvoir continuer le Tour. C’est ce que le docteur Maigre appelle la « charge de la peur ». « C’est, dit-il, la frousse de l’élimination qui les a poussés. Rudi Altig, c’est, si l’on veut, le cas classique du doping. La nouveauté, c’est la franchise de ces deux coureurs qui ont avoué aussitôt. Et ils sont repartis mais, avec cette fois, une épée de Damoclès. Matignon, par exemple, s’est dopé pour une étape courte, il pensait qu’elle serait très rapide et avait peur de ne pas rentrer dans les délais.
Ce n’est pas tout à fait l’avis du docteur Dumas, l’autre tête du service médical. On sait que, cette année, les tâches –le contrôle médical c’est lui et les soins c’est Maigre- ont été rigoureusement séparées, et une chose en entraîne une autre. Leurs façons de considérer les choses se sont éloignées. « Les meilleurs ont été contrôlés plusieurs fois avec des résultats négatifs. On n’a pas le droit de dire ce qu’on dit à propos d’Eddy Merckx et d’une soi-disant formule miracle ».
C’est pourtant un bruit tenace, et Matignon lui-même nous avait confié ses doutes : « Ce n’est pas possible qu’il marche ainsi tous les jours. Il a une préparation spéciale très coûteuse. Il est très entouré au point de vue médical. Par exemple, on lui fait une prise de sang, on voit de quoi il a besoin, et on lui en donne. Moi, le soir, je me dis : « Tiens, je vais me faire une B12 ». Si ça se trouve, j’en ai trop et c’est autre chose qu’il me faudrait ».
Si elle n’est pas au cœur du débat, la question financière joue un rôle important. La pauvreté conduit à l’empirisme et, en tout cas, la peur de perdre ses ressources pousse aux gestes les plus inconsidérés. C’est ce que nous avons senti au cours d’une conversation avec Bernard Guyot, autre coupable qui n’a pas tellement conscience de l’être :
– Vous ne semblez pas très atteint par la décision qui vous concerne …
– Non, pas du tout, c’est comme s’il n’y avait rien eu. Je savais que le contrôle serait positif, je n’ai même pas demandé de contre-expertise.
– Pourquoi ?
– Parce que cela coûte 80 000 anciens francs et que cela est à la charge du coureur.
– Vous ne marchiez pas. Est-ce pour cela que vous vous êtes dopé ?
– J’étais mou. Avec ce Tour, on n’a pas eu le temps de récupérer et on n’a pas eu, comme l’an dernier, 10 étapes de plat pour s’y mettre. Á Thonon, j’étais mort. J’ai eu plein de boutons, je voulais abandonner. Je ne pensais pas pouvoir passer les cols. J’ai pris de la corydrane.
– Pour finir le Tour ?
– Oui, pour faire une performance, j’aurais pris autre chose. Mais, avec le contrôle, même si j’avais eu une chance de gagner, je serais resté dans le peloton. Mais avec quatre comprimés en deux jours, alors que j’étais malade, je ne m’estime pas dopé. Si je rentre à la maison, je n’aurai aucun contrat après le Tour. Je fais mon métier de coureur cycliste, et vous savez, j’ai été contrôlé quarante fois. Nous sommes cinq à avoir été pris mais dans ceux qui ont abandonné, il y avait des positifs et ils le savaient. Enfin, maintenant j’ai le moral et je finis le Tour tranquillement… »
J’ai déjà eu l’occasion, en d’autres circonstances, de souligner la franchise des coureurs (pas tous !) et des journalistes de cette époque qui n’éludaient pas la question du dopage, contrairement à une opinion trop souvent répandue aujourd’hui. Il faut dire que, deux ans auparavant, lors du Tour 1967, le monde du sport avait été traumatisé par la mort en direct (à la télévision) du populaire Britannique Tom Simpson dans la caillasse surchauffée du Mont Ventoux.
Á Revel, avec tout son talent et son admiration pour les coureurs, Antoine Blondin livre aussi son avis sur la question dans sa chronique La face cachée de la lutte, clin d’œil à l’événement interplanétaire qui se profile :
« Joaquim Agostinho … c’est le sourire franc et lumineux de la course, la face éclairée de la planète cycliste sur laquelle nous vivons.
Avec lui, tout se sait. Tout s’affirme dans une allégresse contagieuse : l’audace, le courage, la santé. La vive clarté de sa trajectoire à travers la Montagne Noire nous l’a confirmé.
Mais cette planète possède aussi sa face d’ombre où tout se tait. Du moins, le plus longtemps possible. C’est la face cachée de la lune, avec ses vallées de la ruse, ses cratères du soupçon, ses mers de la répression.
Pour la première fois depuis le départ, cinq coureurs viennent d’être cloués au pilori de l’antidopage. Du coup, les cosmonautes du scandale vont débarquer sur cette seule face-là Les palabres vont s’engager. Et l’on se prend à regretter qu’aucun règlement ne prévoit de prélèvements d’encre ou de salive pour déterminer l’inflation du taux d’indignation à quoi s’efforcent ces acrobates qui font leur cheval de bataille d’un serpent de mer.
Bin sûr que, nous aussi, nous sommes contre le « doping », dans la mesure où la « non-assistance à personne en danger » est une notion bien définie dans les responsabilités de chacun. Mais il serait bon qu’elle demeure une affaire de famille, ressortissant au médecin du même métal, et qu’on mesure tout ce qui peut séparer un diagnostic d’un verdict.
Dans l’état actuel des choses, il apparaît qu’il en va des coureurs en compétition comme des clients du docteur Knock, de Jules Romains, pour qui tout homme bien portant était un malade qui s’ignore : ce sont le plus souvent des tricheurs sans le savoir.
Beaucoup courent le risque d’être renvoyés chez eux ou frappés de lourdes suspensions qui entraveront le libre exercice de leur profession, sur la vue d’urines plus ou moins claires, alors qu’ils n’ont pas encore totalement dépouillé les langes de l’innocence. On ne saurait, en effet, leur demander de connaître par cœur la pharmacopée –Agostinho, il y a quelques jours, était bien persuadé de se stimuler avec un laxatif ! Chorydrane … strychnine … amphétamines … C’est bien vite dit si l’on considère que ces malheureux garçons ignorent pour la plupart le montant de leurs cachets, en d’autres termes le contenu des produits que la préparation biologique de leurs organismes de haute précision requiert le plus légalement du monde.
Á la limite, et il ne s’agit plus là de préparation mais de réparation, un coureur cycliste, au cours d’une épreuve de longue haleine comme le Tour de France, ne pourrait plus se permettre d’être enrhumé ou même de subir la plus bénigne des interventions chirurgicales car il serait privé du recours que n’importe quel médecin est susceptible de nous prescrire à nous, usagers du courant dans les mêmes circonstances.
Il faudrait des concertations nombreuses et diverses avant de fixer dans les rigueurs d’un code des mesures encore balbutiantes qui s’apparentent à une rafle.
N’importe qui, dans la vie quotidienne, serait susceptible d’apprécier la différence qu’il y a entre prendre un comprimé de somnifère pour dormir tranquille et avaler le tube… »
Si on revenait à la course ? Une étape contre la montre de 18,5 km, à Revel, autour du lac de Saint-Ferréol, sur le parcours plusieurs fois emprunté lors du Critérium National, une belle épreuve aujourd’hui disparue réservée comme son nom l’indique aux coureurs français.
Si j’en crois les archives, les organisateurs locaux avaient décidé de faire payer l’entrée sur le circuit, récoltant ainsi la coquette somme de 13 millions d’anciens francs en petite monnaie pour les associations ayant mis la main à la pâte. Il y eut évidemment des resquilleurs arrivant par les champs et les bois. Il faisait chaud, la fête fut belle en cette veille de 14 juillet : la liqueur locale à la menthe chère à Jean Get coula sans doute à flot dans les verres en haut de la côte de « Saint-Fé » et le melsat et la bougnette, fleurons de la charcuterie régionale, enchantèrent les pique-niques.
Ce n’était pas l’enfer d’Henri-Georges Clouzot (Claude Chabrol reprit ici le tournage de son film longtemps inachevé) mais le Belge Herman Van Springel, second du Tour précédent et excellent rouleur, hébergé à l’abbaye-école de Sorèze, digéra mal le repas de la veille au soir, un généreux cassoulet mijoté avec amour par les gentilles religieuses. Il concéda 1’ 41’’ au vainqueur de l’étape … est-ce bien nécessaire de dire son nom ?
Derrière Merckx, vous aviez deviné, vainqueur à la moyenne de 45,792 km/h, les Français font bonne figure avec Pingeon second à 52 secondes et Poulidor troisième à 55 secondes.
Rudi Altig termine quatrième dans la même minute que Merckx. Longtemps meilleur temps, le public de Revel lui a réservé un accueil enthousiaste malgré son problème de contrôle positif. L’Allemand ne s’en cache pas : ce n’est pas pour finir dans les derniers qu’il s’est dopé, mais bien pour réaliser, à 33 ans, encore quelques exploits. Après avoir nié, il a choisi une explication : « Je me suis toujours préparé de la même façon pour le Tour. Je suis assez malin pour employer des produits qui ne laissent pas de traces dans les urines. Celui qu’on a trouvé, j’en avais pris pour soigner un rhume attrapé en montagne. Je ne veux pas être comme le chien qui traverse le village et que tout le monde bat … »
Quant à Raymond Delisle, excellent rouleur au demeurant, il a choisi, en signe de protestation contre le soufflet de son coéquipier Pingeon, de faire l’étape buissonnière qu’il termine en roue libre 95ème et bon dernier … à 5 minutes et demie de Merckx !
La nuit lui porta conseil et, en ce jour de fête nationale, il envisage d’honorer son maillot bleu blanc rouge de champion de France en « défilant » entre Castelnaudary et Luchon avec panache. Á chacun sa médication, c’est la stimulation d’une gifle qui expédie Raymond Delisle jusqu’à la ligne d’arrivée où il vient quérir une première place à l’opposé exact de sa performance de la veille :
« De toutes les attaques dès le départ de Castelnaudary, spécialement préparé (attention à la formule ! ndlr), il attaqua le Portet d’Aspet en tête avant de franchir les cols de Mente et du Portillon dans la même position avantageuse et de parvenir sur le boulevard Edmond Rostand les bras dressés en V et le sourire large comme une péninsule.
Le champion de France, qui a l’appendice nasal normalement constitué, pouvait pousser des cocoricos (comme Chanteclerc ? ndlr) d’aise. On put craindre un instant qu’il fût devenu masochiste lorsqu’il s’écria joyeusement au milieu du cercle de ses supporters : « J’espère que Pingeon me redonnera une autre claque afin que je remporte une deuxième victoire ! » »
Blondin, maître ès calembour, ne pouvait évidemment pas faire de moins que d’entonner la Marseillaise de « Rougi Delisle » !
Raymond Delisle et Roger Pingeon étaient décidément des coureurs cyclothymiques … ce qui au moins pour la première moitié de l’adjectif apparaît tout à fait naturel !
Charly Gaul perdit un Tour d’Italie comme ça !!!
Chute de l’Espagnol Galdos dans le col de Menté
Cette première étape pyrénéenne, disputée sous une chaleur accablante, a encore fourni l’occasion à Eddy Merckx de démontrer sa supériorité en partant à 1 kilomètre du sommet du col du Portillon. Il grappille ainsi 18 secondes à Pingeon, 42 à Gimondi et Poulidor.
Mardi 15 juillet 1969 : une date inoubliable de l’Histoire du Tour de France et du Cyclisme ! Attention chef-d’œuvre ! Voici pour en situer la grandeur le début de la chronique de Blondin qu’il intitule Sous les feux de la rampe :
« Il ne s’agit pas de la mise à feu ni de la rampe de lancement qui projetteront dans quelques heures trois êtres humains dans la course à la Lune, mais du soleil sur la pente ardente qu’Eddy Merckx a voulue pour théâtre à l’une des tentatives de domination les plus convaincantes que j’ai vues exercer sur le domaine cycliste.
Á peine plus d’un demi-siècle d’existence a suffi au Tour de France pour assurer sa topographie légendaire. Á travers les modifications qui, d’une année à l’autre, affectent l’itinéraire, on retrouve la permanence de quelques hauts lieux. Ils donnent à l’épreuve sa quatrième dimension, relient la course d’aujourd’hui à toutes celles d’hier et contribuent à fonder une manière de classicisme où, dans le plus sublime des cas, le nom d’un homme et celui d’un champ de bataille se trouvent associés.
On ne franchit pas le Tourmalet sans évoquer la figure rigoureuse du grand Christophe de 1913, brasant la fourche brisée de son engin chez le forgeron de Sainte-Marie-de-Campan. On ne repeuple pas la fameuse « Casse déserte » sans convoquer la silhouette prestigieuse de Louison Bobet à travers le col de l’Izoard, transformé depuis en un boulevard qui devrait porter son nom. On ne traverse pas les plaines du Roussillon sans identifier le platane contre lequel vint s’affaler le coureur algérien Zaaf victime de l’enthousiasme généreux des vignerons. On ne dévale pas l’Aubisque sans se montrer du doigt le ravin où le Hollandais Wim Van Est, alors détenteur du Maillot Jaune, fit un plongeon de cent mètres sans se rompre les os. Les ombres ennemies et fraternelles de Bartali et de Coppi croisent encore dans l’ascension du Galibier. Et le seul Koblet occupe toute la largeur d’une avenue triomphale qui irait de Brive à Agen. Ainsi, peu à peu, chaque détour de la route, chaque lacet de la montagne finissent par appeler l’écho d’un exploit. Une nouvelle carte de France se dessine à l’intérieur de l’autre, dont les provinces portent les couleurs des champions qui les ont illustrées en s’illustrant eux-mêmes.
Depuis hier soir, les Pyrénées, pour nous, constituent la planète Merckx. »
« Tout Eddy » ou presque, pour reprendre un autre trait d’esprit d’Antoine !
On n’attendait pas spécialement grand-chose de cette étape qui menait les coureurs de Luchon à Mourenx-(alors) Ville-Nouvelle, cité béarnaise sortie de terre en 1958 au lendemain de la découverte d’un miraculeux gisement de gaz. Les jeux étaient faits compte tenu, d’une part de l’écrasante supériorité de Merckx, et d’autre part qu’après les ascensions traditionnelles des cols de Peyresourde, Aspin, Tourmalet, Soulor et Aubisque, il restait encore 70 kilomètres de descente et de plat jusqu’à la ligne d’arrivée.
Et pourtant, on pourrait écrire un roman sur cette étape mythique. D’ailleurs, Bertrand Lucq, avocat au Barreau de Dax et correspondant du quotidien régional Sud-Ouest, en a écrit un délicieux (petit par le format) livre.
« Ce livre est le récit d’un exploit à jamais associé à la légende du Tour de France ; c’est aussi un bel hommage aux journalistes qui, chroniqueurs sportifs, n’en étaient pas moins de grands écrivains (Pierre Chany, Antoine Blondin, Kléber Haedens…). »
N’est-ce pas ce que je fais à travers mes modestes billets pour évoquer, chaque été, les Tours de France de ma jeunesse ?
Le récit de l’exploit sportif est tout à fait authentique, quant aux personnages, les journalistes Èdouard Labège et Charles Montardon, ils sont nés de l’inspiration de l’auteur :
« Quelques brusques coups de klaxon surprennent l’attente du public. Une voix nasillarde ameute les curieux : « Bonjour ! Bonjour ! Á l’arrière du véhicule, pour cinq francs seulement, vous trouverez la collection complète. Le journal du jour, le livre d’or du Tour de France, les numéros des dossards, les palmarès des coureurs, la casquette de votre champion favori. Et pour vous, Madame, le magazine de mode. Pour cinq francs tout rond. C’est le moment d’en profiter. »
Une année, longtemps après, je me suis retrouvé ainsi dans la montée du col du Tourmalet juste derrière la voiture du Miroir du Cyclisme. J’avais réussi à me faufiler dans la caravane en déclarant à la maréchaussée de service que le Tour ne m’intéressait pas et que je désirais me rendre à l’Observatoire du Pic de Midi de Bigorre. Mon affirmation mensongère avait été validée par … le cuisinier de l’Observatoire qui me suivait !
Ce 15 juillet 1969, « (Une) joyeuse procession s’étirait à l’envi sur les rampes abruptes du mythique Aubisque. Les éternels cyclistes du petit matin se frayaient un passage au milieu de la foule, lorgnant d’un œil éprouvé le prochain lacet. La route promettait d’être bien longue pour ces anonymes motivés par la seule fierté d’escalader des cols chargés d’histoire. Revêtus de maillots aux couleurs de Mercier ou de Peugeot, ils ont l’impression de se fondre dans ce passé au parfum d’épopée.
Á l’Aubisque, on y vient du plat pays. Landais, Gersois, Béarnais s’y retrouvent à l’occasion du Tour de France. Ce petit peuple imprégné de culture rugbystique refait le championnat entre deux gorgées de vin du terroir. Il y est question de l’avenir du Stade Montois, de l’inconstance de la Section Paloise, des petits miracles du Football club Auscitain, de la bravoure des Tyrossais et des belles promesses d l’Union Sportive Dacquoise. Mont-de-Marsan, Pau, Auch, Tyrosse, dax, autant de cathédrales du jeu bondées de fidèles les jours des grands offices. Le saucisson circule de main en main. Le pain de campagne claque sous les langues bavardes. La foule ne cesse de grossir. La France est là, unie dans une même attente. » C’était le bon temps des poules de huit !
15 juillet 1969, 12h 30 : « Les coureurs ne vont pas tarder à aborder la montée du Tourmalet. La caravane publicitaire ne doit plus être bien loin. La grande parade, spectaculaire, colorée, débute enfin. Les enfants sont ébahis du spectacle offert par les acrobates de la route. Les célèbres motards vêtus de combinaisons bleu clair, debout sur leurs bolides, allument des salves d’applaudissements. Mais voilà un moustique géant « les quatre fers en l’air » terrassé par un redoutable insecticide qui déclenche l’hilarité. Des milliers de mains se tendent quand de charmantes jeunes filles distribuent bonbons acidulés et chapeaux en papier vantant une marque d’appareils électroménagers … »
C’est là, près du sommet du col du Tourmalet, que tout se déclencha :
« « Kilomètre 69 : Á 10 kilomètres du sommet du Tourmalet, le peloton maillot jaune conduit par Martin Van Den Bossche de la formation Faema, composé d’Eddy Merckx, Pingeon, Bayssière, Poulidor, Gutty, Zimmerman, Theillière, Agostinho, Van Impe, Gandarias, Wagtmans possède une trentaine de secondes sur Gimondi en grande difficulté ».
L’Italien n’est pas dans un bon jour, miné par un ver solitaire. Déjà, dans l’Aspin, il lui a fallu puiser dans ses réserves pour garder le contact … »
En vue de la banderole du chocolat Poulain, parrain du Grand Prix de la Montagne, Van Den Bossche manifeste quelques velléités vite réprimées par son chef de file Merckx qui vient d’apprendre par hasard que son « fidèle » coéquipier roulera la saison suivante pour le charcutier italien Molteni. Pour l’heure, il s’agit de défendre l’honneur des machines à café Faema.
Je passe la plume à Raymond Pointu de Miroir-Sprint :
« Sans doute ne puis-je me prévaloir de cette expérience intarissable qui fait de certains suiveurs d’authentiques conservateurs d’un musée imaginaire du cyclisme, mais enfin, jamais il ne m’avait encore été donné d’assister à un tel spectacle. Je veux parler de celui de l’arrière et non de celui de l’avant qui propulsait Merckx dans la légende de la bicyclette aux cotés, certains affirment devant, des Coppi, des Koblet, Bobet et autres Anquetil.
Jamais encore, je n’avais vu une telle débâcle. Une Bérésina brûlante ! Sans doute le plomb du soleil chutait-il lourdement sur la nuque de tous. Sans doute encore en était-on au troisième col de la journée. Mais les deux premiers avaient été escaladés aimablement à une allure bienveillante qui ne permettait pas d’envisager un pareil désastre et il restait encore l’Aubisque. Non, cette perte désespérante et lancinante vers l’arrière dans le Tourmalet, c’était bien le fait de l’implacable travail d’usure d’un Merckx qui avait transformé le peloton scintillant de Roubaix en un paquet râpé, défoncé, crevé, rapiécé, souillé et pour tout dire guenilleux….
… Le Tour s’achevait bien là, à Mourenx, et on eut souhaité qu’il ne se prolongea pas au-delà de Bordeaux. Á quoi bon prolonger l’épreuve ? Procédant par élimination, Merckx avait fractionné définitivement la course en deux : d’une part celle des autres, d’autre part la sienne n’ayant rien de commun avec la première. On en veut pour preuve qu’étant parvenu en haut du Tourmalet avec quelques secondes d’avance, il descendit benoîtement, s’alimenta et attendit sur l’injonction de son directeur sportif ses suivants. Je ne dis pas ses poursuivants. Constatant qu’ils tardaient à le rejoindre, il lança désabusé : « Tant pis pour eux, j’y vais. »
Il lui restait 140 km à parcourir en solitaire. Au cours de son prodigieux cavalier seul qui excita nos confrères belges au point qu’une de leurs voitures suiveuses précipita résolument par terre notre photographe Henri Besson et son motard René Rivière dans le fossé, il chercha beaucoup plus à explorer ses propres limites qu’à distancer les autres. Partir si loin du but, avec le Soulor et l’Aubisque devant soi et 70 km de bosses entre le pied du géant pyrénéen et l’arrivée, cela tenait de la folie. Tous les saints préceptes élaborés par des décades de pratique cycliste se trouvaient basculés. Un pari énorme qui pouvait tout lui rapporter ou le laisser totalement démuni. De fait, il faillit bien demeurer planté là sur la route avant de se reprendre superbement.
Sur sa plate-forme de radio, Luc Varenne exultait : « C’est pas possible de gagner un Tour de France pareillement. C’est à pleurer. » »
L’ami Blondin, grand buveur devant l’Éternel, savoura :« Cette trop fameuse étape des « quatre cols », agitée de temps à autre comme un serpent de mer, me disait d’autant moins qu’il faisait une chaleur dévastatrice et que la maîtrise jugulante de Merckx sur la course pouvait le dispenser d’ouvrir la porte à l’aventure … Il en va des cols d’appellation contrôlée comme des vins : il faut examiner l’étiquette, envisager l’année et le négociant. Certains ont désormais un petit goût de bouchon, bouchons d’automobiles et bouchons de coureurs, rassemblés en peloton de Panurge, à l’image des moutons pelotonnés qui les regardent passer. La façon dont Eddy Merckx a précisément négocié le Tourmalet, l’Aubisque et une fin de parcours en forme de montagnes russes impromptues, allait nous prévenir contre tout déboire de ce calibre. Quand celui qui aura pratiquement bouclé les quatre mille kilomètres de la course, sans rétrograder au-delà de la dixième place, sauf à fausser compagnie à tout le monde, déboucha dans la descente sur Luz-Saint-Sauveur, l’immense attente qui prélude au prodige s’installa dans la vallée et le Gave cessa de se rebiffer. Exact au rendez-vous que sa jeune légende lui a prescrit, sans hargne, rogne ou grogne, par le jeu naturel de dons hors du commun, Eddy Merckx allait son petit surhomme de chemin. L’enthousiasme unanime et polyglotte qui l’escortait alors prenait un sens. Il nous disait qu’à cet instant ce champion n’était plus particulièrement wallon ou flamand, français ou belge, mais qu’il appartenait tout bonnement au patrimoine universel de l’effort humain. Il y a quelque chose de la flamme olympique dans la petite mèche rubescente qui éclaire le crépuscule de Lacq, où Eddy Merckx s’endort dans le berceau de pourpre où naissent les dieux vivants. »
Le brillant reporter Jacques Ségui n’en croyait pas ses yeux :
« Il fallait être idiot, vaniteux, de croire que cela ne pouvait plus arriver. Au moment précis où Paris, New York et … Bruxelles regardent vers la Lune, nous sommes tous écrasés de chaleur, trempés jusqu’aux os, par les gerbes d’eau qu’on nous envoie en pleine figure. Quelle tête, mais quelle tête nous faisons tous. Et cette moto qui frôle cette foule jusqu’à lui arracher les mains qui se tendent, ou encore qui entre dans une vague de délire. L’Aubisque est là tout près, et soudain la grande montagne semble s’incliner, faire contre tous les usages, la révérence … Merckx passe et j’ai l’impression d’avoir sous les yeux les vieux « Miroir » de mon enfance.
Donc c’était ça, c’était bien ça … Un maillot jaune, à flanc de montagne aux verts de toutes les couleurs, ce maillot jaune que j’aperçois au milieu des motos, des voitures. Il est en train de refaire la légende du bon vieux temps. Combien de fois disait-on par manière de dérision à nos amis ou à nos confrères aux tempes grisonnantes « Hélas ! Messieurs, nous n’avons pas vu courir Bartali ». En le disant, ceux de mon âge pensaient à Coppi, mais Bartali c’était « Il Vecchio ». Toutes ces histoires, nous le sentions, ne nous concernaient pas. Nous avions connu d’autres champions, les spoutniks du vélo, les supermen de la petite reine, les fantastiques ceci et les incroyables cela … Mais la grande geste, non vraiment. Non vraiment nous ne savions pas.
Et puis ce Merckx que nous pressentions grandir a été pris par le vertige, la folie. Il y a toujours un gros grain de folie au départ du génie. Et Merckx, mardi, est devenu fou. Il a décidé de laisser tout en plan comme on dit, et de goûter à la solitude des Pyrénées. Poulidor, Pingeon et tous les autres devenaient des nains. Ces nains –M. Goddet me l’a rappelé- n’étaient plus ceux qu’il avait fustigés, il y a quelques années, pour leur médiocrité (voir billets consacrés au Tour 1961 ndlr).
Les nains de ce Tour ne sont pas insultés ; ils sont tout simplement trop petits pour Merckx.
Le jeune champion belge est passé en quelques heures de l’autre côté. De lui, on ne dira pas que c’est un coureur cycliste en faisant un peu la moue. Et ceux qui l’ont vu mardi peuvent en témoigner ; Merckx nous a rendu à tous le brin d’émotion qui était celui de notre enfance … ; Mais oui, rappelez-vous, lorsque chacun d’entre nous déployait les pages de son magazine chantant la gloire du héros.
Non, je n’ai jamais vu courir Bartali. Mais demain, que penseront de moi mes jeunes confrères quand je leur dirai : « Du temps de Merckx ».
Ce jour-là, entre Luchon et Mourenx, Merckx accomplissait probablement le plus bel exploit de sa carrière qui en compta à foison pourtant. Le « Michelet du cyclisme » Pierre Chany, le journaliste qui suivit cinquante Tours de France, écrivait de lui : « Il attaquait sans relâche, il se proposait chaque jour de faire mieux pour assurer le spectacle. Il portait le respect du public au plus haut degré. Depuis, les champions modernes, hélas, sont devenus très désinvoltes à l’endroit de ceux qui les applaudissent du bord de la route. »
Alors qu’il avait déjà le Tour dans la poche, Merckx entreprit donc une chevauchée fantastique de cent quarante kilomètres larguant tous ses adversaires à plus de huit minutes. Et tout cela essentiellement par panache et peut-être un peu aussi pour se venger aux yeux de tous, de sa récente exclusion du Giro d’Italie pour une fumeuse histoire de dopage, de Manneken Pis(se) en somme.
Son « vainqueur » du Tour d’Italie Felice Gimondi, vidé de ses forces, terminait à près d’un quart d’heure à Mourenx.
Terrible coïncidence, à l’heure où j’écris ces lignes, j’apprends quasiment en direct la disparition de cette légende du cyclisme moderne terrassée par une crise cardiaque à l’âge de 76 ans.
Je vous avais parlé justement de l’éclosion de ce grand champion dans mes billets sur le Tour de France 1965. J’étais présent à Rouen lors de sa première victoire d’étape puis au Parc des Princes où il ramena le maillot jaune. Je fus peut-être un peu injuste et méchant : je vis à l’époque dans ce coureur à panache le digne héritier de « mon » champion Jacques Anquetil qui empêcherait notamment l’attentiste Poulidor de connaître la gloire du maillot jaune sur les épaules. En les associant dans son fameux Trophée contre la montre, il signore Baracchi avait scénarisé cette succession.
Eddy Merckx, Jacques Anquetil et Felice Gimondi
Mais, à son tour, Felice allait voir bientôt apparaître un autre astre au firmament du cyclisme … Eddy Merckx.
Champion du monde, vainqueur de Paris-Roubaix, de Milan-San Remo et du Tour de Lombardie, Gimondi fut le deuxième coureur (après Anquetil) à réaliser l’exploit de gagner les trois grands Tours nationaux, Tour de France, Giro (3 fois) et Vuelta.
Adieu Felice, vous étiez de la lignée des fuoriclasse comme on appelle les grands champions en Italie !
Ce fut un déluge de dithyrambes au soir du coup de foudre dans l’Aubisque. Á la télévision, Big Léon Zitrone lâcha : « Bravo Merckx, vous êtes un seigneur ». Le quotidien L’Équipe titra : « Merckx surpasse Merckx ».
Et si une fois n’est pas coutume, une image valait tous les discours : en pleine page centrale du Miroir Sprint du 18 juillet 1969, primée comme plus belle photographie sportive de l’année, c’est le chef d’œuvre d’Henri Besson qui saisit l’envol de Merckx au sommet du col d’Aubisque.
Á cet instant, je pense à un petit garçon. Il avait dix ans cette année-là. Bien qu’originaire du pays de Bobet et Robic, il admirait Eddy Merckx comme j’avais idolâtré Jacques Anquetil, une génération auparavant. J’imagine que le 15 juillet 1969, après avoir suivi la chevauchée du champion belge, il enfourcha son vélo et le cœur en fête, « la socquette légère », il fila « refaire l’étape » sur le littoral morbihannais. Cinquante ans après, il est mon ami, et dans son atelier, est « encadré » un poster de son idole dans la roue de son premier vélo :
Il reste encore six étapes avant l’arrivée à Paris mais chacun partage le sentiment général que le Tour est terminé. « Il n’y a plus rien à voir » entendait-on couramment. Rassasié d’exploits répétés chaque jour, on faisait la pause que la traditionnelle et monotone traversée des Landes rendait propice.
« Rudi Altig, lui, s’était arrêté tout au début de l’étape. Tombé la veille, il avait un poignet fêlé et ne pouvait pas tenir son guidon. Le poussant légèrement dans le dos, des équipiers l’aidaient à suivre. Une première fois, la voiture de Jacques Goddet donna un coup de klaxon. Ayant encore en mémoire les abus de la veille, l’Allemand ne s’en soucia pas plus que ça. Le klaxon réprobateur reprit. Alors Altig mit pied à terre et indigné, tonna : « Puisque c’est ça, je rentre ! » …
« Á Hagetmau où la confrérie vineuse nous avait réservé un accueil coloré sur la rade de Bordeaux, les suiveurs trouvèrent, eux, un puissant stimulant pour les étapes encore à supporter dans les délicieuses bouteilles de Tursan proposées. Á l’exception des coureurs, presque tout le Tour s’arrêta là. Le cœur trempé de vin fruité et le regard déjà vague, le grand Gem (Raphaël Geminiani ndlr) déplorait : « Dommage que Jacques (Anquetil) n’ait pas été là. Ça aurait fait une belle bagarre ! »
Un homme semblait étranger à cette fête, aux flonflons de l’orchestre et à cette foule chaleureuse piquée de bérets rouges. Dans les rues en retrait que la population avait désertées, il traînait sa peine et se recueillait. C’est à cet endroit même que Guy Boniface, foudroyé dans sa pleine jeunesse et frappé au zénith de son talent, était mort dans une saleté de voiture. Cet homme, c’était Antoine Blondin. Guy était son copain. »
Plongé dans son chagrin, l’Antoine, se désintéressant de l’étape dans sa chronique, choisit de philosopher en compagnie de … Frédéric Nietzsche, Raymond Poulidor et de son mentor Antonin Magne … Ainsi parlait Zarafouchtra !:
« La veille, dans la lumière d’apothéose du « grand midi », le surhomme annoncé par le poète philosophique allemand, dès 1884, venait de naître sur le Walhalla pentu des monts d’Aubisque et du Tourmalet.
Zarafouchtra, l’une des têtes arvernes alors âgée de trente-trois ans, décida de redescendre de la colline où il avait régné jadis et de répudier son âme des collines pour regagner avec la troupe et le troupeau son village de Saint-Léonat de noble art, durant plusieurs lunes, afin de s’y reforger l’esprit de la lutte contre le plus grand des dominateurs communs.
Donc, il s’avança vers le soleil et lui parla ainsi :
« Hier encore, j’étais dégoûté de ma sagesse, comme l’abeille qui a recueilli trop de miel. Je pensais : le véritable surhomme sortira du puy… J’avais besoin que des mains tendent vers moi … »
Á peine avait-il prononcé ces paroles qu’un ermite s’avança vers lui, enveloppé dans une houppelande blanche et coiffé d’un béret, basque comme une galette qui le faisait ressembler au cèpe séculaire des forêts. Zarafouchtra reconnut le vénérable Tonin le Sage, l’un des prophètes du nihilisme cantalou.
« La vérité n’est pas dans le surhomme, dit le sage, elle est dans le sérum du même nom … la vérité n’est que dans le bonhomme et elle ne sortira pas du puy … L’occulte de la personnalité doit être ton propos, ô Zarafouchtra, vieux passif central, mon cher volcan éteint … »
Á ce moment, le visage de Zarafouchtra, buriné par le farniente, se plissa davantage et prit une expression hercynienne à la fois sublime et atroce… »
Comprenne … qui voudra ! Il faut que je vous dise quand même que c’est le Britannique Barry Hoban qui l’emporte au sprint sur la piste du vélodrome du Parc Lescure à Bordeaux.
Sur les terres d’Aliénor d’Aquitaine, « Á Bordeaux sur la ligne, un Anglais très calme –un de ceux que l’on remarque dans les cols et qui se faufilent toujours aux arrivées pour dire quelques mots à leurs compatriotes pédalants- lui tapa sur l’épaule et lui dit simplement : « Barry, good boy. » »
Le lendemain, « à Brive, il était encore là et l’escalade dans le compliment fut très mince : « Barry, very good boy. » »
Bis repetita, en effet, Hoban l’emportait encore. Blondin avait retrouvé son humour : « Après la victoire espérée à Bordeaux, son épouse disait : « Enfin, on publie l’Hoban. » Après celle de Brive, qui la prend de court, elle s’écrie : « Ciel ! mon Barry … » E tout le reste est litres et ratures. »
Comme il le disait en plaisantant, le sympathique sujet de Sa Majesté n’avait aucune chance de faire la passe de trois en terminant premier au sommet du Puy de Dôme, terme de la vingtième étape.
Sur les pentes du volcan, on attendait une dernière empoignade et … une avant-dernière démonstration de Merckx avant l’étape contre la montre du dernier jour.
Il n’y eut rien de tout cela et la dernière vérité de ce Tour qui sortit du Puy fut que lorsque Merckx n’attaque pas, aucun de ses rivaux ne prend d’initiative.
Il fallut reprendre l’Épître selon Saint Matthieu comme quoi, « là-haut », les derniers seraient les premiers, en l’occurrence la lanterne rouge Pierre Matignon.
Blondin parlait ainsi du « premier venu » :
« Que ce vaste théâtre d’opérations, dédié à la suprématie, ait vu pour triomphateur, en la personne de Pierre Matignon, le personnage obstiné et souriant qui mène ses apprentissages à quelque trois heures et demie derrière Merckx au classement général, illustre un de ces beaux miracles cyclistes qui ne sont pas exempts de moralité.
Non pas celle, assortie d’une charité chrétienne un peu trop convenue, démagogique et antisportive (et vlan pour Matthieu et moi !), qui veut que les derniers soient les premiers. Mais celle qui vous assure qu’on ne sera plus jamais le premier venu, dès lors qu’on a trouvé l’audace, le courage et le talent de venir, une fois le premier.
Dans le regard de Matignon, écroulé d’un bonheur stupéfait au pied du mirador de la ligne d’arrivée, on pouvait lire qu’il n’ignorait pas que sa vie, désormais, ne serait plus tout à fait la même … Comme on pouvait déchiffrer chez les célébrités, sur qui tous les feux de l’opinion étaient encore braqués quelques heures plus tôt, la surprise impuissante de constater qu’un être pédalant les avait précédés sur ce sommet en forme de planète.
La même surprise, par exemple, qu’exprimeraient les cosmonautes d’appellation contrôlée d’Apollo XI s’ils venaient à s’apercevoir que quelqu’un de Luna XV les a devancés sur la Lune. »
Derrière le brave Matignon, Merckx, une fois encore, démontre sa supériorité en déposant un à un ses adversaires, sprintant juste pour souffler la seconde place au tenace Lyonnais, Paul Gutty.
L’étape suivante est restée confidentielle dans les archives. Le Belge Van Springel, déjà victorieux à Briançon, règle aisément au sprint un groupe d’une dizaine d’hommes sur la cendrée de Montargis au terme de la plus longue étape du Tour, 311 kilomètres parcourus en 9 heures 37 minutes et 47 secondes.
L’ultime journée est divisée en deux demi-étapes. Celle du matin, entre Montargis et Créteil, est remportée par Joseph Spruyt, un des membres de la fidèle « garde rouge » Faema du maillot jaune.
photo de famille avant le retour à Paris
Celle de l’après-midi est disputée contre la montre, sur une distance de 36,800 km, entre Créteil et la piste municipale de Vincennes où se déroulait alors l’arrivée du Tour pour cause de destruction du vélodrome du Parc des Princes.
Voir billet : http://encreviolette.unblog.fr/2008/10/01/la-cipale-paris-xiieme/
Avec mon frère, après l’avoir vu prendre son envol au Ballon d’Alsace, nous vînmes assister au sacre du roi Eddy dans le cadre bucolique de la Cipale.
Ce 21 juillet 1969, un pays ne regardait pas les étoiles, mais la vieille piste, au cœur du bois de Vincennes. Á Neil Armstrong, le premier, sans tricher celui-là (!) à poser le pied sur la lune, la Belgique préférait Eddy Merckx. D’ailleurs, leur compatriote Tintin n’avait-il pas déjà marché sur la Lune ? Quelques heures avant le « pas de géant pour l’humanité », Eddy Merckx parachevait son chef-œuvre : le Tour de France 1969. Le commencement d’une ère que l’on décrira bientôt comme un régime politique ou un mouvement artistique, le « merckxisme ».
Les petites fleurs du bois de Vincennes, chantées tendrement par Brassens, furent piétinées par l’invasion de supporters belges. Dans les restaurants aux alentours, c’était menu unique : moules frites et bière !
Comprenez bien : Odile Defraye, Philippe Thys, Firmin Lambot, Léon Scieur, Lucien Buysse, Maurice De Waele, Romain Maes, Sylvère Maes, anciens vainqueurs belges du Tour de France, allaient enfin connaître leur successeur. Trente ans de disette durant lesquels aucun coureur flahute ou wallon n’avait ramené le Maillot Jaune à Paris !
Est-ce la pression face à cette attente de tout un peuple, Merckx manifesta quelques signes de nervosité, manquant un virage peu après le départ et hésitant devant l’entrée du vélodrome. Malgré tout, le maillot jaune l’emportait à 46,347 km/h de moyenne. Poulidor obtenait une très honorable seconde place à moins d’une minute du champion belge.
J’ai encore le souvenir de l’immense clameur qui accompagna Merckx tout au long de son tour de piste. Il y avait cet après-midi là un parfum de kermesse brueghelienne.
« Cette victoire de 1969 reste mon meilleur souvenir. C’était un rêve de gosse. Petit, je jouais à Gaul, à Bobet. Quand je me suis retrouvé à la Cipale devant 30 000 personnes qui scandaient mon nom, j’ai eu la chair de poule et les larmes aux yeux. »
Á propos de son écrasante domination, on parla de razzia et même de soir de rafle, ce qui, aujourd’hui, pourrait constituer une allusion malheureuse à des événements dramatiques quand on sait qu’en 1976, le réalisateur Joseph Losey reconstitua à la Cipale, pour son film Un certain Monsieur Klein, l’horrible rafle du Vel’d’Hiv’ des 16 et 17 juillet 1942, au cours de laquelle 12 884 juifs furent parqués avant d’être transférés vers Beaune-la-Rolande et Drancy puis les camps de la mort.
Sportivement, l’expression prenait tout son sens car, en effet, Eddy Merckx remportait tous les trophées et prix : maillot jaune Virlux, maillot vert du classement par points Fumagou, maillot blanc Gan du classement combiné (général-points et montagne), le Grand Prix de la Montagne du chocolat Poulain (il n’y avait de maillot à pois rouges à l’époque), le Trophée Shak du coureur le plus combatif, et le challenge Vittel par équipes avec ses équipiers de la formation Faema, la seule à avoir terminé le Tour au complet.
Á la Une de son numéro d’avant Tour de France, le Miroir du Cyclisme avait bien cerné les favoris de l’épreuve, puisqu’aux côtés de l’intouchable Merckx, on retrouvait Roger Pingeon, Raymond Poulidor et Felice Gimondi qui terminent dans cet ordre derrière le Mao Jaune, selon le bon mot d’Antoine Blondin.
Quelques semaines plus tard, Jacques Anquetil fit ses adieux au public parisien à l’occasion d’un omnium avec son véritable héritier Eddy Merckx sur le vieil anneau du bois de Vincennes.
Après sa mort, la Cipale fut baptisée vélodrome Jacques Anquetil. Plus que mon champion, Merckx y écrivit quelques-unes des plus belles pages de sa carrière car, en effet, il y fêta ses cinq victoires dans le Tour de France, avant que le final se déroule dans le somptueux décor des Champs-Élysées.
En ouverture de mon précédent billet, j’avais évoqué un article du Miroir du Cyclisme d’avant Tour sur « Big Léon » Zitrone. L’épreuve achevée, Maurice Vidal en remet une couche dans un article intitulé Le Tour en 819 lignes (c’était le format de définition de la télévision à l’époque) :
« Nul ne doute de ses capacités de téléreporter, pas même de son sérieux à préparer ses reportages, le Tour comme le reste. Il n’en reste pas moins que « Big Léon » a tort de croire que la popularité que lui vaut le petit écran l’autorise à tous les excès. Son début de Tour de France a été déplaisant au possible, et beaucoup en ont été gênés qui nous ont dit leur sentiment. Il avait d’ailleurs été précédé d’une campagne outrancière à laquelle Zitrone s’est prêté, non pas toujours pour parler du Tour mais de sa personne. La France ne savait pas tout de Merckx, mais elle n’ignorait rien de Zitrone, de ses préparatifs ou de son corset. Le Tour parti, on attendait qu’il s’efface totalement devant les athlètes, voire devant le journaliste qu’il sait être. Il n’en fut rien.
Reconnaissons pourtant que, la stature d’Eddy Merckx grandissant, Zitrone sut mieux effacer la sienne. Il lui paraît toujours difficile d’être sobre. Il confond volontiers l’enthousiasme d’un témoin avec les états d’âme de la Diva. Il a ses têtes : il ignore à peu près Pingeon, préférant Poulidor dont il continuait à porter la bannière alors que Raymond lui-même annonçait son abdication.
Mais il possède son sujet. Ses fiches sont à jour et ses aides bien choisis et précieux. Son aisance est connue et sa passion du sport réelle. C’est dans ces conditions que nous continuons de regretter que le téléreporter Zitrone ait souvent été débordé par « Big Léon ». Nous continuons aussi à penser que le téléspectateur y perd sans que le personnage y gagne grand-chose. » Le médiatiquement correct n’était guère de mise !
Voilà ! Tout au long de cet été, avec la même jubilation que le gamin que je fus, je vous ai emmené dans les belles épopées des Tours de France 1949, 1959 et 1969, racontées par les brillantes plumes des écrivains et journalistes de l’époque. Créé par le journal L’Auto, « le Tour de France est né d’un besoin de récit. » Il n’y avait pas la télévision au début, il fallait susciter les images, écrire la vision.
Mon idole Jacques Anquetil avait l’habitude dire lorsqu’on l’interrogeait sur les péripéties de l’étape du jour : « Demandez à Pierre Chany, moi, je pédalais. Je suis plus habitué à rouler ma vie qu’à l’écrire ! »
Paul Fournel, dans son ouvrage Anquetil tout seul, un livre que j’aurais aimé écrire, affirme : « Il est vrai que les coureurs, dans leur ensemble, racontent mal les courses. On jurerait qu’ils n’y étaient pas. Aveuglés derrière la grande muraille d’échines, bornés par un horizon de fesses. (…) Après l’arrivée, motus. Le lendemain, ils racontent ce qu’ils ont fait comme les journalistes le racontent, comme ils l’ont lu dans le journal. »
Dans ses Mythologies, Roland Barthes écrivait que la géographie du Tour est « entièrement soumise à la nécessité épique de l’épreuve. Les éléments et les terrains sont personnifiés, car c’est avec eux que l’homme se mesure et comme dans toute épopée il importe que la lutte oppose des mesures égales: l’homme est donc naturalisé, la Nature humanisée. (…) Le Tour dispose donc d’une véritable géographie homérique ». Ah les cols des Alpes et des Pyrénées, ces juges de paix, caricaturés par le dessinateur Pellos en humains plus ou moins aimables !
Je dis souvent qu’à travers l’évocation des Tours de France de ma jeunesse, j’ai construit un solide « socle de connaissances », la géographie et l’histoire de notre pays, l’usage d’une langue châtiée bien sûr. Les nombres me semblaient moins complexes quand il s’agissait de calculer les écarts creusés par Charly Gaul ou Federico Bahamontès dans les cols, ou par la caravelle Anquetil rejoignant Poulidor dans un contre la montre.
Au mois de mai dernier, fut organisée la « Dictée du Tour ». D’anciens champions proposaient à des écoliers et collégiens des villes-étapes un texte d’une dizaine de lignes extrait d’un article paru lors du Tour de France 1969. Je crois savoir qu’on entraîna les candidats pour les familiariser à l’orthographe de Merckx ! Il paraît également qu’une correctrice, professeure des écoles, estima que c’est une hérésie aujourd’hui d’écrire le mot ascension avec sc ! Qu’en pensent nos chers « assendants » ?!
L’an prochain, qui sait, je vous raconterai le Tour de France 1960 marquée par la terrible chute de Roger Rivière dans un ravin du col du Perjuret : « Toute cette nature qui l’entourait lui faisait un linceul rugueux » écrivit Blondin. On pense au Dormeur du Val !
Qu’ils étaient beaux les Tours d’antan ! Sans doute, celui de cette année animé avec panache par Julian Alaphilippe eût été palpitant raconté par Blondin, Chany, Michéa, ou autres Édouard Labège et Charles Montardon sortis de l’imagination de Bertrand Lucq.
Pour vous raconter ce Tour de France 1969, j’ai puisé dans :
– les numéros spéciaux de Miroir-Sprint et Miroir du Cyclisme
- Tours de France Chroniques de L’Équipe d’Antoine Blondin (La Table Ronde)
– Coup de Foudre dans l’Aubisque, Eddy Merckx dans la légende de Bertrand Lucq (Atlantica)