Ici la route du Tour de France 1959 (1)

Je suis en âge de vous raconter des histoires. Donc, comme chaque année, à cette époque, j’enfourche mon vélo littéraire pour évoquer les Tours de France de ma jeunesse.
J’y retrouve mon insouciance, ma joie enfantine, plein de petits bonheurs dérisoires dans ma tête. J’assume de jouer les « vieux cons », c’était tellement mieux qu’aujourd’hui, le Tour de France ! Alors, permettez-moi mon bain de jouvence !
Les congés payés dataient de plus de vingt ans, quoi que mes parents enseignants ne fussent pas concernés par les mesures du Front Populaire. En 1959, il fut décidé que les grandes vacances scolaires commenceraient désormais deux semaines plus tôt (le 1er juillet) et s’achèveraient le 15 septembre. N’imaginez pas que cette réforme de calendrier fût directement liée au départ de la grande boucle. Plus sérieusement, l’aisance économique accompagnant les « Trente Glorieuses », de plus en plus de familles salariées partaient en vacances début juillet désorganisant ainsi l’agencement de la fin d’année scolaire. Les impératifs touristiques et économiques commençaient à primer sur l’éducation.
Heureux mois de juillet où j’écoutais sur mon « transistor Pizon-Bros » les reportages enflammés de Fernand Choisel et Guy Kedia sur leur moto, les analyses de Georges Briquet, où je dévorais les journaux spécialisés qu’achetait mon père, quotidiennement L’Équipe, deux fois par semaine les magazines Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports.

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Chaque numéro valait 100 francs, 110 francs en Algérie et Maroc, 12 pesetas en Espagne ! Ne m’imposez pas de faire une conversion en euros, ce qui est certain, c’est que ces revues possèdent aujourd’hui une valeur inestimable à mon cœur et que je les conserve jalousement.
C’est là que je cours puiser mon inspiration pour vous narrer la « légende des Cycles ». Et lorsque certaines me font défaut, j’appelle à la rescousse un de mes lecteurs devenu ami, je vous l’ai déjà présenté.
Jean-Pierre n’est pas qu’un cycliste de « papier ». Il pratique sa passion tout au long de l’année et des routes de France. À son palmarès, il compte plusieurs participations à la légendaire épreuve Paris-Brest-Paris et je ne sais combien de brevets de cyclotourisme. Pour célébrer ses cinquante printemps, il choisit d’effectuer à vélo le parcours (aussi fidèlement que la modernisation de l’équipement routier le permettait) du Tour de France 1959, son année de naissance, c’est dire s’il en connaît un rayon (de bicyclette). Quelle aubaine pour moi qui, justement, ai choisi de vous raconter cette édition !
Après, avoir évoqué, il y a deux ans, la première victoire de mon idole normande Jacques Anquetil en 1957, j’avais l’an dernier relaté avec une pointe de déception chauvine (!) le triomphe de Charly Gaul en 1958 dans ce qui reste aux yeux des historiens du cyclisme comme l’un des Tours de France les plus enthousiasmants. Mon champion, qui courait sans doute avec plus d’assiduité après une jeune femme blonde, avait dû abandonner victime d’une pleurésie.
En cette saison 1959, bien qu’ayant porté le maillot rose, Anquetil a dû encore s’incliner sur les routes du Giro (Tour d’Italie) devant ce diable de luxembourgeois qu’on surnomme, de manière religieusement incorrecte, « ange de la montagne ».

Blog Anquetil-Gaul Giro 1959

Malgré tout, si l’on doit en juger d’après les couvertures des numéros spéciaux d’avant Tour de France, les journalistes envisagent l’épreuve comme une affaire strictement française.

Blog Grands FrançaisBlog les 4 Grands du Tour 1959

Abel Michea, le truculent journaliste de Miroir-Sprint et de L’Humanité, ancien Résistant soi-dit en passant, dont j’adorais les savoureuses chroniques, choisit d’en brosser le tableau à travers un conte de … grime :
« Nous étions cinq garçons. Tous des frères. Ni pires, ni meilleurs que les autres. Cinq qui jouaient ensemble, se chamaillaient souvent et rêvaient. Ah ces vacances chez grand-père… Grand-père, nous l’aimions tous. Plus ou moins selon son humeur du moment qui le faisait préférer l’un à l’autre, sans qu’on sache bien pourquoi. Mais ce que nous aimions tous, c’était son bateau. Un beau bateau tout bleu, avec des voiles toutes blanches, et des mâts rouges. Et de grand-père, nous aimions aussi les histoires. Il en avait une belle provision, glanée au long des années. Il connaissait tout, grand-père, les classiques et les modernes, les contes et les légendes, les fables, la mythologie. Et comme grande était son expérience, il enjolivait toutes les histoires qu’il nous racontait …
… Nous étions cinq. Cinq garçons. Cinq frères. L’aîné, on l’appelait Louis-le-Grand. Tout simplement parce qu’il était l’aîné. Le second, on lui disait « Raphaël-le-Tatoué » ; Ça nous était venu comme ça, un jour qu’on avait vu Fernandel au cinéma. Puis il y avait Jacques l’Espiègle et P’tit Roger. On l’avait appelé comme ça parce qu’il était le dernier. Comme si ç‘avait été sa faute … Moi, on me disait « la Langue » parce que je répétais tout …
… Je crois avoir oublié de vous dire que j’ai vendu mon vieux rafiot, qui faisait eau, pour en acheter un neuf. Plus grand. Cette année, je peux vous emmener tous à la fois en promenade. Nous battions tous des mains, sautâmes de joie. On entoura grand-père, on l’embrassa à l’étouffer. La joie était complète, quand Raphaël-le-Tatoué mugit :
– Mais qui tiendra le gouvernail ?
Ce ne fut qu’un cri
– Moi ! …
Alors on recommença à se chamailler, à se disputer. Et grand-père se grattait la tête. Car s’il avait ses petits préférés, il nous aimait tous bien.
Ça, il n’y avait pas pensé au gouvernail. Les avirons, ça allait. Il y en avait quatre, mais qui ferait le cinquième, celui qui tiendrait le gouvernail ?
Je voulais être conciliant : mes quatre frères seraient aux avirons, grand-père tiendrait la barre et moi, ma foi, je regarderai le ciel. Grand-père, pour une fois, était de mon avis. Mais pas les frangins.
Grand-papa Marcel réfléchit. Il demanda à chacun la meilleure note qu’il avait eue à l’école. P’tit Roger avait eu 10 en espagnol (sur la Vuelta sans doute ndlr) et Jacques l’Espiègle 10 en italien (sur le Giro ndlr). Louis-le-Grand avait eu 10 en mécanique celle du derny de son entraîneur dans Bordeaux-Paris ? ndlr) et Raphaël-le-Tatoué 10 en leçon de choses. Ce qui n’arrangeait pas les choses, d’autant que j’avais eu 10 en récitation.
Chacun s’essayait à faire le siège de grand-père, en étalant son savoir en la matière. Je sais larguer disait P’tit Roger, tandis que Jacques l’Espiègle affirmait qu’il n’avait pas son pareil pour mettre les voiles. Moi, affirmait Louis-le-Grand, je forcerai la machine, cependant que Raphaël-le-Tatoué assurait qu’il était capable de faire des vagues … moi, je me contentais d’avoir la rame !
Grand-père avait plutôt envie de se saborder. Surtout que sur son bateau il n’y avait pas de bouée de sauvetage. Enfin, il décida qu’on partirait quand même. On se relayerait au gouvernail.
Ah ! cette promenade en bateau à laquelle nous pensions onze mois chaque année, elle avait, cette année, une saveur de sel …
On y est allé comme à la corvée.
– C’est bon signe, avait dit Jacques l’Espiègle, voilà Ercole (Baldini évidemment ndlr) qui souffle.
– Éole rectifia grand-père …
Quand on arriva au ponton, Jacques l’Espiègle piqua une tête dans l’eau.
– Puisque je sais nager ;
Louis-le-Grand eut le mal de mer avant d’avoir mis les pieds sur le bateau …
Alors Raphaël s’assit sur le banc :
– Avec tout le vent que fait cette histoire, on peut maintenant faire aller notre bateau, sans vagues.
Jacques l’Espiègle sortit la tête de l’eau :
– Où ? Dans le bassin du … Luxembourg ? Alors, gare aux Tuile … ries.
Grand-papa Marcel fronça, une fois encore, le sourcil. Mais Jacques l’Espiègle était maintenant déchaîné :
– D’abord, ton rafiot, il est démodé, l’année prochaine, nous aurons chacun le nôtre, na …
Et voilà, nous étions cinq garçons, cinq frères qui, 365 jours par an, rêvaient au bateau de Grand-papa. Maintenant, c’est fini ; Seulement, entre nous, qu’est-ce que nous avons mené des gens en bateau. »
Prémonitoire !
Vous avez évidemment reconnu les quatre frères ennemis : Louison Bobet, vainqueur de trois Tours de France consécutivement en 1953-54-55 et qui vient de remporter quelques semaines auparavant le mythique derby de la route Bordeaux-Paris, Jacques Anquetil victorieux en 1957, Raphaël Geminiani, un valeureux champion et une sacrée grande gueule qui a mal digéré les entourloupettes de l’équipe de France l’année précédente, enfin une nouvelle étoile du cyclisme mondial, Roger Rivière, recordman du monde de l’heure sur piste et champion du monde de poursuite et qui, cela n’a pas échappé aux suiveurs, a remporté le 5 avril précédent la course de côte du Mont Faron contre la montre en distançant l’espagnol Federico Bahamontès de plus d’une minute et Charly Gaul de près de trois.
Et dans le rôle du grand-père, Marcel Bidot le sélectionneur et directeur sportif de l’équipe de France, chargé de faire cohabiter les quatre chenapans en cuissards courts. Il avait tenté de sceller une entente cordiale dite pacte de Poigny-la-Forêt lors d’un repas organisé, dans cette petite commune des Yvelines, à l’auberge des Trois Tilleuls tenue par Daniel Dousset (également manager d’Anquetil et Rivière).
À vélo aussi, autour des ronds-points ou pas,les Français ont un certain goût pour la conspiration et la guerre civile !

MAX Console

Elle a belle allure pourtant sur le papier notre équipe de France. Elle compte dans ses rangs, cette année, deux baroudeurs de valeur plus habitués à courir dans les équipes régionales : l’Alsacien Roger Hassenforder et le Béarnais Raymond Mastrotto surnommé le Taureau de Nay. Ils viennent d’étaler leur classe dans la belle classique des Boucles de la Seine, malheureusement aujourd’hui disparue.

Blog Avant Tour 1959 Hassenforder Mastrotto

Blog équipe de France départ Mulhouse

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Allez, en route, je sens que vous piaffez d’impatience, du moins les amoureux de la petite reine encore nombreux dans notre monarchie présidentielle.
Du côté des journalistes, il en est un, comme beaucoup d’entre nous, pour qui c’était mieux avant. Je serais culotté de le désavouer, moi qui suis en train d’embellir pareillement le passé avec mon billet. Dans sa première chronique de Miroir-Sprint, Les Compagnons du Tour, le brillant Maurice Vidal exprime sa nostalgie sous forme d’une « lettre à mon ami Dédé, avec lequel j’allais jadis voir partir le Tour de France » :
«… Pour nous le départ du Tour, c’était avec le départ en colonie, l’une des plus grandes dates de l’année, une de ces dates qui vous mettait au cœur une joie imprécise et anticipée. Nous l’attendions, nous la préparions presque autant que nos idoles.
Le matin du départ, quelques jours avant le 14 Juillet, nous prenions le chemin du Faubourg Montmartre (siège à l’époque des journaux L’Auto puis plus tard L’Équipe organisateurs du Tour ndlr). Ah, nous n’étions pas les seuls. Tout le long du Boulevard Bineau, puis des Grands Boulevards, des centaines et des centaines de cyclistes, tous habillés comme nous, se rendaient également vers ce rendez-vous de la Petite Reine.
Dans le Faubourg, c’était une joyeuse cohue. Les champions étaient encore dans la cour de « L’Auto », mais le service d’ordre était débordé. Quand l’instant arrivait que le père Desgranges donnait le signal du départ, il fallait être malin et obstiné pour sauter en vélo sur la chaussée et prendre place dans la caravane.
Le miracle, vois-tu, c’est que nous y arrivions. On essayait bien de nous chasser, mais avec une bonhomie dont je me demande maintenant, si je ne l’ai pas rêvée. C’est qu’en ce temps-là, le public était admis de très près au cérémonial de départ. Et tous ceux qui pouvaient présenter, en guise de sauf-conduit, une bicyclette, jouissaient de la tolérance des officiels, presque de leur considération. Le vélo suivait encore des cyclistes.
Les Boulevards, l’avenue des Champs-Élysées, l’Arc de Triomphe, l’avenue de la Grande Armée, nous les avions montés ou descendus aux côtés des champions. Ils occupaient bien le centre de la route, mais nous avions droit aux bas-côtés. En se défendant bien, on pouvait approcher l’équipe de France.
Tiens, je me souviens du jour où, passant précisément devant chez Peugeot, avenue de la Grande Armée, là où j’étais venu, malade d’émotion, acheter mon premier vélo, je me suis trouvé à cinq mètres d’André Leducq et de Charles Pélissier. Ils étaient comme toi et moi, ils saluaient des gens qu’ils connaissaient. C’était merveilleux et exaltant. Nous en avions pour un an à compulser nos souvenirs. Nous les accompagnions comme ça jusqu’au Vésinet où se donnait le départ réel. Puis nous allions dans la côte du Pecq pour les voir passer une dernière fois. Et nous étions stupéfaits de les voir avaler à quarante à l’heure cette côte qui figurait pour nous parmi les difficultés redoutables de nos sorties d’entraînement.
Enfin nous revenions par centaines, par milliers, piqueniquant sur le parcours Le Vésinet-Paris, notre étape à nous, chassant, sautant sur les trottoirs cyclistes. Ah ! la joie du vent dans les oreilles, comme on a vu partir des Géants ! … »
« … Je n’ai rien contre Mulhouse, tu penses bien. C’est une ville charmante, comme le sont les Alsaciens quand on ne va pas faire la guerre chez eux. Toute la ville était décorée, et les jeunes de là-bas nous ressemblaient : aussi enthousiastes que nous. Il y avait seulement moins de vélos et plus de scooters. La veille du départ, et le jour même, ils parcouraient la ville à la recherche des champions, demandant des autographes à tout ce qui ressemblait à un coureur (j’ai même failli en signer un, c’est te dire…) et puis c’est une ville très bien située : les Belges et les Luxembourgeois n’étaient pas loin de chez eux, les Tricolores avaient Hassenforder, les Suisses étaient à deux pas de leur frontière, ainsi que leurs équipiers allemands. Et les ouvriers italiens foisonnent dans la région. Si bien que chacun avait son compte de bravos et d’enthousiasme.

Blog Hassenforder bis 1ere étape

Donc Mulhouse, c’était bien. Ça n’a pas le même cachet que le Faubourg, mais comme cette tradition-là s’est perdue avec quelques autres, victimes d’un pressant besoin d’argent, c’est aussi bien en Alsace qu’ailleurs. Au moins on est en France, ce qui ne fut pas toujours le cas.
Mais tu ne reconnaîtrais plus le Tour de notre enfance. Finis les joyeux départs, les idoles sous pression, la fête du vélo. Le départ du Tour, maintenant, ça ressemble un peu au mariage de la Reine Elisabeth que tu as peut-être vu à la Télé. Un cérémonial aussi pompeux, aussi strict. Avec tout de même le fait que le Tour de France, ce n’est pas une chose aussi sérieuse que ça, et que l’organisation finit par devenir une excroissance monstrueuse qui semble ne plus pouvoir s’arrêter de grandir, de multiplier les règlements.
Les gens qui dirigent l’affaire, et qui sont sans aucun doute de grands Organisateurs, sont victimes de leur cérémonial. Le père Desgranges, qui n’avait que du génie, ferait figure à côté d’eux, de joyeux fantaisiste. Je vais te dire : j’étais content qu’il pleuve, et à seaux parce que cela a finalement rendu à la cérémonie, qui prenait sans cela des allures de parade un peu trop militaire, des dimensions inhumaines. Que veux-tu, le chef de musique sous un parapluie, et des gendarmes trempés, ça a quelque chose de rassurant, de presque touchant.
Tu vas peut-être me trouver amer. Rassure-toi, cela va passer. J’aime le Tour de France. Il s’est passé beaucoup de temps et beaucoup de choses depuis nos quinze ans. Leducq et Pélissier, que j’avais vu à cinq mètres avenue de la Grande Armée, j’ai fait leur connaissance en devenant journaliste. Tu penses avec quelle émotion. Je ne sais pas si tous ceux qui les ont connus comme moi ont réalisé ce qu’ils représentaient pour notre jeunesse, quel rêve, quels enthousiasmes, ils nous ont apportés.
Dédé (Leducq ndlr) (tu te souviens comme tu étais fier d’avoir le même prénom) est toujours là. C’est un brave type, très chic. Il dit vraiment les blagues que les journaux nous rapportaient, mais j’ai découvert en douze Tours de France qu’il était aussi capable d’être triste, et qu’il avait du cœur à revendre. J’aurais voulu que tu le connaisses comme ça. Tu l’aurais encore mieux aimé.
Et puis, à Mulhouse, sous la pluie qui tombait comme une malédiction, il y a eu un truc terrible. Tout à coup, les micros ont tonitrué le nom de Pélissier. On nous demandait une minute de silence pour Charles qui vient de mourir. Tu te souviens comme nous l’aimions, comme nous aurions voulu imiter son élégance, la vestimentaire et l’autre. Tu sais comme j’étais devenu copain avec lui. Sept Tours de France, j’ai fait avec lui. Sept mois de notre vie ensemble, dans la même voiture, souvent dans la même chambre. Il m’a appris le Tour, et beaucoup de choses de la vie. Pour moi, il était comme mon frère Marcel, qui est mort lui aussi.
Là, sur cette Place du 14 Juillet à Mulhouse, l’espace d’une minute écourtée, j’ai brusquement réalisé ce que j’avais perdu. Plus jamais, il n’y aurait Charles dans notre voiture, plus jamais nous ne l’entendrions chanter horriblement et joyeusement faux. Quand je l’ai vu sur son lit de mort, j’ai été pétrifié. Mais ici, j’ai été dépouillé. Deux ans déjà, j’ai fait le Tour sans lui. Mais l’espoir était là, et il était vivant. Maintenant plus jamais … Je n’ai pas besoin de te demander si tu sais ce que c’est de perdre un ami. Alors tu ne m’en voudras pas de cette lettre un peu triste, un peu mélancolique …
Mais c’est beaucoup de perdre à la fois un compagnon et des images de sa jeunesse. Puisqu’il faut en revenir au Tour de France, c’est une époque de cette course qui s’est terminée. Ce Tour de l’âge mur et de l’âge électronique a quelque chose de froid, de mécanique, qui nous font basculer d’un siècle dans l’autre … »

Blog 1ère étape Bergaud col de BussangBlog 1ère étape col de BussangBlog 1ère étapevue généraleBlog 1ère étape Baldini AnquetilBlog chute Elliott et Le Dissez à NancyBlog 1ère étape

Lors de la première étape, entre Mulhouse et Metz, la course traverse le village vosgien de Charmes, lieu de naissance de l’écrivain nationaliste et homme politique Maurice Barrès, auteur du célèbre roman La Colline inspirée qui s’ouvre ainsi : « Il est des lieux où souffle l’esprit. »
Vous imaginez bien qu’en vue de la butte de Sion-Vaudémont, à l’entrée du département de Meurthe-et-Moselle, soufflerait celui du vénéré Antoine Blondin qui reprend place à l’arrière de la Peugeot rouge n°101 du journal L’Équipe après une année d’absence pour cause d’écriture de son roman Un singe en hiver.
Sont-ce quelques vapeurs d’alcool, je penche plus admirativement pour une licence (IV) littéraire, mon cher chroniqueur a cru reconnaître sur la ligne d’arrivée Maurice Barrès, pourtant décédé en 1923 :
« … Et Barrès me dit :
« Mon jeune ami, j’ai longtemps divagué par monts et par Vosges, desquelles la ligne bleue m’est une ligne de conduite. J’arrive jusqu’à vous dans un vaste tumulte du cœur que la traversée voluptueuse, sanguinaire et parfois mortelle du département de Meurthe-et-Moselle n’a fait qu’alimenter. La ville de Metz participait jusqu’à ce jour des sentiments les plus nobles et les plus âpres qui puissent ébranler une âme française. Certes, ils dégagent le parfum exquis de la démission, ces bastions, ces relans, ces redoutes, que Bazaine a livrés au Prussien ! Mais le mouvement même qui s’enchante au mécanisme civilisé de la capitulation implique une délectation contraire, comme la vague appelle le ressac. Et je me plaisais à méditer sur Metz inviolée en 1582, quand Charles Quint, sorte de loup-garou d’un Benelux avant la lettre, y porta le siège à la tête de soixante mille hommes. Nous donnions la réplique par le seul truchement du sublime François de Guise qui s’était enfermé dans la place avec ce que l’on a coutume de nommer la fleur de la chevalerie française. François, si je puis l’appeler par son prénom, était à la veille de céder, lorsqu’il lui vint à l’idée d’employer un stratagème consacré par Bayard au siège de Mézières. Il laissa volontairement tomber aux mains des estafettes ennemies un plan supposé de ses moyens de défense, aux fins de solliciter l’assaillant d’avoir à concentrer ses forces à l’endroit où, précisément, il disposait des meilleurs arguments pour lui répondre. Rebuté, lassé, fourbu, le vieil empereur rappela ses troupes, ainsi qu’on siffle une meute, et Metz connut transitoirement la gloire d’être baptisée : « Metz-la-Pucelle », pour cette raison qu’elle avait su serrer les Suisses au moment opportun.
Cette cité, si équivoque soit-elle par les passions qu’elle m’inspire, ne peut se trouver démise du fait que je m’identifie à elle en des après-midis, tels que celui que nous avons eu le privilège de vivre ensemble, et prenne ma part d’une allégresse qui émerge au patrimoine commun. Tout ce qui est national est nôtre !
Or, André Darrigade appartient à l’équipe de France. Il est donc des miens. Encore que la nécessité doive l’obliger désormais à troquer son pourpoint tricolore pour le Maillot Jaune. Les bons esprits s’appliqueront, j’espère, à considérer, dans cette effigie scintillante et piaffante, l’étalon-or d’un juste redressement de notre pays. Cet athlète délié est beau comme un franc lourd ! (sous l’égide d’Antoine Pinay, le nouveau franc allait être mis en circulation le 1er janvier 1960 ndlr)
Car je tiens que cette victoire, plus fastueuse qu’une campagne électorale, n’est pas celle d’un déraciné mais plutôt d’un de ces grands abonnés de l’histoire, à travers lesquels s’entretient la permanence d’un panache qui nous est propre et d’une habitude qui nous est chère. Ce coureur, jailli de la terre des ancêtres, est une des plus hautes nourrices de la tradition. De semblables mainteneurs confondent leur légende propre avec celle de la patrie et, pour ce qu’ils sont épris d’eux-mêmes, reflètent une image prochaine de celle que j’aime à m’offrir quand je me réfléchis dans le miroir de ma conscience … »
Plus laconiquement, André Darrigade, décidément un dangereux récidiviste, s’installe dans le Tour de France 1959 de la même façon magistrale que les trois années précédentes : en gagnant la première étape au sprint, à Metz cette fois, établissant ainsi un record original qui ne pourra être égalé, dans l’hypothèse la plus favorable, avant … 1963 !

MAX ConsoleBlog Darrigade 1ere étapeBlog Darrigade 1ère étapeBlog Darrigade 4 fois 1ere étape

Malgré ce premier bouquet, il n’a pas fallu longtemps pour qu’apparaisse quelque lézarde dans la bonne entente au sein de l’équipe de France. Si l’on en croit Jacques Périllat (pseudonyme du journaliste de L’Équipe Pierre Chany pour écrire incognito aussi une chronique dans le magazine concurrent Miroir-Sprint !), ce serait la soupe à la grimace à la table de l’hôtel du Globe de Metz entre Anquetil et Darrigade, en principe pourtant les deux meilleurs amis du monde. Il semblerait qu’ils aient, depuis leur mariage, des conceptions différentes sur la vie et leur métier, l’obstination du Landais s’accordant mal avec le dilettantisme du Normand. Une fâcherie vite réprimée cependant car les deux frères d’armes, après avoir boudé dans leur chambre commune seraient descendus manger avec leurs coéquipiers tricolores. Ouf !
Le nuage noir a été vite dissipé mais cela n’incite pas le ciel à plus de clémence. Orage sur Mulhouse, orage sur Metz. Pas de variante, on allait suivre en imperméable le deuxième jour comme le premier, un peloton tout de nylon vêtu qui s’aspergeait de flaques d’eau.
Sur la route de Namur, Maurice Vidal ne décolère toujours pas de ce nouveau Tour de France entrant dans l’ère technologique : « Nous sommes enfermés dans notre véhicule équipé de la radio. Nous écoutons les communiqués diffusés par l’Organisation. De temps à autre, armés de jumelles, nous venons jeter un coup d’œil sur la tête de ce peloton mystérieux où il se passe des choses que nous ne verrons jamais. Si la route est très large, comme ce fut le cas en Belgique, nous nous risquons à le passer. Alors nous dévorons des yeux ces cavaliers d’Apocalypse. Nous voyons Bobet attentif, inquiet de son genou, menant sa course au quart de roue, Gaul confiant, décontracté, et qui nous fait un clin d’œil amical. Anglade, vêtu de tricolore et déjà habitué à ces couleurs, prend le temps de nous faire compliment de notre voiture neuve, Rivière un éternel sourire aux lèvres, Geminiani qui a retrouvé le rictus de l’an dernier, Baldini appliqué, Favero et sa tête de Médicis. Nous regardons, mais nous passons trop vite. Les journalistes ont des jumelles, nos photographes ont des téléobjectifs, comme les stations de radio ont des voitures et des avions-relais, comme le médecin dispose d’hélicoptère. Les motos sont même équipées de radio et marchent ainsi au radar. Les temps modernes ont commencé sur le Tour de France. Nous sommes dans l’univers de « Mon Oncle » (le récent film de Jacques Tati ndlr). Une page est tournée, donc. »
De Metz à Namur, après une brève intrusion dans le Luxembourg, le duché où tous les noms de villages se terminent en ange (en honneur de leur champion Charly Gaul l’Ange de la montagne ?), les coureurs empruntent les routes casse-pattes ardennaises dignes de la fameuse classique Liège-Bastogne-Liège.
C’est l’occasion aussi pour les photographes (avec leurs téléobjectifs !) de faire une des « belles images du Tour », le traditionnel cliché du franchissement de la Meuse sur le pont de Dinant.

Blog Tour 1959 pont de DinantBlog Tour 1959 étap Metz-Namur le curé

Antoine Blondin, qui n’a pourtant pas une prédilection pour l’eau (!), fredonne sous la pluie : « … Un amour comme le nôtre, il n’en existe pas deux, chanterait Lucienne Boyer. Il m’aura fallu venir dans cette province insolite où l’on parle en français et on pense en wallon, pour acquérir la certitude que l’Europe était en train de se faire. Il est des plaques tournantes qui ne trompent pas ; Notre caravane passe-partout, qui fracture les frontières et où bourdonne le babil de Babel, notre peloton où l’équipe internationale fait rimer l’Irlande avec la Pologne, offre d’ailleurs la maquette assez séduisante d’une société où les nationalités tomberaient en même temps que les cravates.
Sous cet éclairage nouveau, des considérations auxquelles nous nous serions copieusement attachés autrefois perdent tout leur sens. Que les Belges aient précisément choisi cette incursion chez eux pour terminer les derniers de l’étape au classement par équipes, que Brankart, Wallon captif, englué dans le lot des retardataires, ait terminé 93ème devant sa famille et ses amis, ce naufrage dont nous aurions tiré naguère des maximes morales ne nous arrache même plus des accents dramatiques. À peine émarge-t-il aux faits divers. L’immense machinerie où nous sommes embarqués le dépasse.
Les habitants de Namur l’ont certainement compris, qui affichent dans le tumulte des flonflons la liesse sans mélange d’une veuve joyeuse « qui a pris son parti »…
… Allez à la kermesse et vous croirez, déclarait à peu de chose près Pascal. Les habitants de Namur ne se le font pas dire deux fois. Ils déambulent gloutonnement entre la citadelle et la cathédrale Saint-Aubin, consomment énormément de cacahuètes, accumulent des réserves de prospectus pour l’hiver et achètent les yeux fermés des ustensiles bizarres auxquels ils n’accorderaient pas un regard en temps ordinaire.
Ils éclatent de rire et se tapent dans le dos, en proie à une sorte de délire convulsionnaire dont ils auront de la peine à se remettre. La ville n’est plus qu’un grand Luna Park de feuillage aux attractions gothiques. Seul un pêcheur, dévoré sur place par sa passion muette, tourne délibérément le dos à cette frénésie. Son médecin lui a conseillé de garder la Sambre … »
De cette étape, on retiendra la victoire de l’Italien au visage de Médicis, Vito Favero second du Tour précédent et … la banderille de l’Espagnol Bahamontès si discret habituellement dans ces contrées septentrionales.

Blog Tour 1959 montée citadelle NamurBlog Tour 1959 montée citadelle Namur 2Blog Tour 1959 Favero à Namur

Jusqu’alors bloqué en trois minutes, le classement général allait éclater entre Namur et Roubaix. Dix courageux échappés depuis la première heure dans la cahoteuse traversée de Charleroi se présentèrent ensemble au vélodrome décor habituel de l’arrivée de la course classique Paris-Roubaix.
Du résultat du sprint dépendait le sort du maillot jaune. Toute la journée, le Grenoblois Bernard Gauthier, le sympathique Nanar alias aussi Monsieur Bordeaux-Paris qu’il remporta quatre fois (décédé en 2018), le porta virtuellement mais le Pyrénéen Robert Cazala, jeune membre de l’équipe de France, lui rafla sous le nez en gagnant l’étape de quelques centimètres et en empochant la minute de bonification.

Blog Tour 1959 Cazala sprinte à Roubaix 1Blog Tour 1959 Cazala à Roubaix 1Blog Tour 1959 Cazala Darrigade à Roubaix

 Les Tricolores André Darrigade maillot vert et Robert Cazala maillot jaune

Mais finalement, le fait essentiel de cette étape fut peut-être le calvaire que connut le vétéran du peloton Jean Robic, le toujours aussi populaire Biquet depuis sa victoire dans le Tour 1947. Voici ce qu’il confie, le soir à l’hôtel, au journaliste du Miroir des Sports André Chassaignon :

Blog Tour 1959 Robic mur de Grammont

« - Tu te rends compte que j’ai grimpé le mur de Grammont avec une seule main ? Faut le faire ! Une roue cassée. Cinq crevaisons. Je ne sais pas ce que c’est que ces boyaux qu’on me filait. Je faisais dix kilomètres et j’étais encore à plat …
– Quand je pense que je refais du vélo pour ma santé …
Le confrère qui se trouvait dans la chambre me regarda aussi perplexe que moi-même.
– Quoi ?
– Ben oui, dit sérieusement Robic. Je fais du cholestérol et je n’avais plus de globules blancs, alors j’ai repris le vélo. Quand on est à vélo, on élimine et on se refait des globules.
– Oui, dit le confrère, mais il y en a qui se contentent de faire du vélo au Bois de Boulogne. Tout de même, le Tour …
– Oui, dit Robic, je sais bien qu’un jour il faudra que je m’arrête de courir. J’en suis à ma dix-huitième licence professionnelle. Si j’arrive à vingt, ce ne sera pas mal. Encore deux ans. Tu sais que Bartali est venu me demander si j’avais l’intention d’aller jusqu’au bout. Je lui ai demandé ce qu’il faisait à trente-huit ans, et comment il avait terminé le Tour cette année-là. Je m’en souviens, tu penses : quatrième. Moi, j’étais cinquième et premier Français. Alors, pourquoi, j’en ferais pas autant au même âge ?
Déjà, il oubliait sa main blessée, se reprenait à espérer :
– Avec une piqûre de novocaïne tous les matins, ça ira peut-être… »

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La quatrième étape, longue de 230 kilomètres, conduit les coureurs de Roubaix à Rouen, fief de … Jacques Anquetil.
Nous sommes le dimanche 28 juin, il n’y a évidemment pas classe et c’est la fête au village, du moins dans mon cœur. Selon l’itinéraire avec les horaires probables, la course devrait passer vers 15 heures 25, au 189ème kilomètre, dans ma ville natale de Forges-les-Eaux.
Malédiction, la pluie que n’affectionne guère mon champion (un comble pour un Normand !) est encore au rendez-vous. Malgré tout, Jacques fait battre mon cœur d’enfant en passant devant la maison en tête du peloton. Vous ne me croirez peut-être pas mais j’ai encore en mémoire cette vision fugace.

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Peut-être, est-il encore aux avant-postes, quelques kilomètres plus loin, dans la traversée de Quincampoix, le bourg où il passa sa jeunesse et où il repose aujourd’hui. Peut-être, se prend-il à espérer en une victoire sur le boulevard de la Marne, non loin de la tour Jeanne d’Arc, dans la capitale normande, comme deux ans auparavant lors de son premier Tour de France.
Il faut bien avouer que l’on s’ennuie un peu sur la route du Tour. Les suiveurs retiendront de cette morne étape la spectaculaire chute du coureur de la formation régionale du Centre-Midi, Jean Anastasi, transporté aussitôt par hélicoptère à l’hôpital de Rouen.

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Le populaire chansonnier Jacques Grello choisit de mettre son « grain de sel » sur la question épineuse du bouquet offert aux vainqueurs d’étapes :
« Dans la vie courante, on voit rarement une femme offrir des fleurs à un monsieur qu’elle ne connaît pas. Des fleurs et un baiser. Cette offrande insolite devient, dans le Tour, un geste quotidien. À chaque vainqueur son bouquet. Dès la ligne franchie, on jette dans les bras du triomphateur une jolie fille et une douzaine de glaïeuls. C’est la coquetterie de la course, le petit détail charmant qui fait plaisir aux photographes. La jeune fille est généralement très mignonne, et chaque jour différente. Les fleurs sont toujours fraîches. Mais on ne change jamais : c’est toujours des glaïeuls ! Quel que soit le profil de l’étape, sa longueur, la moyenne, la tête du champion, ses goûts, ses couleurs, il n’y coupe pas de sa douzaine de glaïeuls.
Je n’ai rien contre le glaïeul. C’est une belle fleur. Elle fait très bien sur un vainqueur. Elle prend bien la lumière. Mais pourquoi toujours des glaïeuls ? Personne ne peut me le dire. On ignore quel dirigeant, un jour, a décrété que, dans le langage des fleurs, le glaïeul signifiait victoire.
La forme des guidons a changé, il y a une mode pour les casquettes, les maillots se transforment mais, de mémoire de suiveur, personne ne vit jamais, sur un guidon, autre chose que des glaïeuls. C’est monotone. Un homme comme Bobet, par exemple, dans ses bonnes années, peut se faire dans ses cent kilos de glaïeuls. Il doit en avoir jusque là, du glaïeul !
Heureusement, les hôtelières ne s’en lassent pas. Car, après enquête, il s’avère que, par coureur interposé, l’organisation fleurit surtout les hôtelières. C’est naturel. Les coureurs sont loin de chez eux. En général, ils n’ont sous la main ni femme ni fiancée ni vieille mère. Quant à leurs innombrables admiratrices, pourquoi favoriser l’une ou l’autre ? Alors, va pour la logeuse.
Certains coureurs, grands seigneurs, jettent leurs fleurs au public. C’est rapide et spectaculaire. Ainsi faisait jadis Leducq (vous ne pouvez pas vous souvenir, jeunes gens !). Ainsi fait aujourd’hui Baldini : « Mes fleurs, m’a-t-il dit, zé les offre au poublic ». Baffi, l’an dernier, a jeté son bouquet à Béziers. Mais il l’a fait avec colère. Ulcéré par les sifflets du public, il lui a, en quelque sorte, jeté ses glaïeuls au visage. Geste scandaleux. On ne doit pas battre une foule, même avec une fleur. Ce jour-là, les Biterrois ont été vexés et la Madone a été déçue. Car les fleurs de Baffi, d’habitude, sont « per la Madona ». Baffi est un garçon très religieux. Où qu’il gagne, il fait porter ses fleurs à l’église. La Madone doit être bien contente, mais, peut-être, parfois, soupire-t-elle « encore des glaïeuls ! ».
Pensez-y, messieurs les organisateurs, changez de fleurs de temps en temps. Ou bien variez le bouquet selon les coureurs. Offrez du mimosa et de la lavande des Alpes aux gars du Sud-Est. Pour Stablinski, qui est si modeste, préparez des violettes, et Valentin Huot, qu’on oublie toujours, serait ravi d’avoir des myosotis. À ceux qui réfléchissent, offrez des pensées. Donnez des marguerites à Bernard Gauthier, des genêts d’or à Robic et des édelweiss au Suisse Graf ; aux Tricolores, des bleuets, des lys et des coquelicots.
Et à Marcel Bidot, des soucis. Assez de glaieuls ! »
Je ne sais si le jeune transalpin Dino Bruni choisit de fleurir la Madona mais c’est lui qui sortit vainqueur du sprint massif à Rouen.
Je mets aussi mon grain de sel sur la question du bouquet. Quand j’étais gamin et que je refaisais l’étape dans la cour de ma maison école, il m’est arrivé d’aller couper discrètement un glaïeul (un seul je vous promets) dans le jardin pour accomplir mon tour d’honneur. Et pour me faire (à moitié) pardonner, je l’offrais ensuite à une chère tante paralysée qui suivait mes exploits depuis son fauteuil. Je lui devais bien cela, c’est elle qui me tricota un splendide maillot bleu blanc rouge de champion de France à faire pâlir d’envie Henry Anglade porteur de cette tunique distinctive en cette année 1959.
Preuve encore de l’ennui qui gagne les suiveurs, dans sa Ballade à Charly, allusion évidente au comportement amorphe des coureurs tricolores qui emmènent tranquillement Gaul au pied des Pyrénées, entre Rouen et Rennes, Maurice Vidal loue les charmes de ma chère Normandie qui m’a donné le jour :
« Le Tour entre dans les terres. La Normandie nous a, pour cela, offert ses routes. Et quelles routes ! Bordées de taillis, de bois, de forêts. Donc, vertes et jolies, et serpentines, musardant de-ci, de-là, rencontrant des villages et des bourgs qui offrent l’image réelle de ce que, dans les contes de notre enfance citadine, nous appelions « la campagne » : Orbec-en-Auge, Villedieu-les-Bailleul, Argentan (dont le nom hélas, rappellera désormais à ceux du Tour la mort terrible d’un enfant de cinq ans devant les yeux de ses parents), La Ferté-Macé, gardienne de la plus belle forêt du monde, la forêt d’Andaine, Bagnoles-de-l’Orne, littéralement camouflée dans les arbres. Mais arrêtons là. Nous ne faisons pas du tourisme ! … »

Blog Tour 1959 Bagnoles de l'OrneBlog Tour 1959 Fougeres

Blog Tour 1959 Rouen-Nantes FougeresBlog Tour 1959 attaque avant Bagnoles

Mes chers lecteurs comprendront que c’est à travers cette littérature sportive que j’ai sans doute aimé la géographie (et l’histoire) et appris à bien connaître notre Douce France.
Il y aura bien une escarmouche du côté d’Orbec, bourgade du Pays d’Auge arrosée par l’Orbiquet (rien à voir avec Jean Robic !), et devenue lieu stratégique pour quelques manœuvres à vélo chargées d’exterminer l’Ange de la montagne.
En effet, en 1957, Jean Bobet plaça là un démarrage qui causa la perte définitive du grandissime favori luxembourgeois. En 1958, c’est l’autre Bobet, le grand frère Louison, qui avait préparé un coup de Jarnac, un coup de (Or)bec plutôt, avec Geminiani, qui laissa le même Gaul à deux minutes à l’arrivée à Caen.
En cette année 1959, Geminiani a salué le passage à Orbec par un démarrage. Aussitôt, s’est formé un groupe comprenant Louison Bobet, Anquetil, Rivière , Anglade, le Belge Brankart, le champion du monde Baldini, tous les favoris quoi, tous sauf Charly Gaul auquel l’endroit décidément ne convient pas (indisposé par les odeurs de Pont-l’Évêque ou Livarot ?). Mais, cette fois, Gaul revint sur les fuyards en trois coups de pédale (pour les derniers amoureux de la langue française, pédale reste au singulier, en effet, vous essaierez d’appuyer sur les deux pédales en même temps !). En tout cas, pour l’instant, dans la guerre de Gaul, Charly fait figure de César !
Profitant que l’on traverse son fief, Maurice Vidal brosse un portrait élogieux du jeune champion argentanais Gérard Saint promis à un avenir radieux. Il intitule son chapitre Un Saint en enfer, qui prendra bientôt, bien involontairement, une tout autre signification car le coureur décédera, l’année suivante, dans un terrible accident automobile.
« Je ne vais pas vous présenter physiquement Gérard Saint, mais vous conter une anecdote : il sortait à nos côtés du vélodrome de Roubaix, lorsqu’un homme d’un âge certain s’approcha de lui :
– Avec une tête pareille, vous ne devriez pas faire du vélo, mais du cinéma. Malheureusement, le monsieur n’était pas producteur, et Gérard est toujours coureur cycliste. Donc, il a un visage agréable. Les demoiselles diraient sans doute plus. Une tête surmontée d’une chevelure harmonieusement ondulée, d’un châtain doré du plus heureux effet. La nature, seule responsable de cet état de fait l’a, par ailleurs, doté d’un corps immensément long, avec une étonnante paire de jambes. Mystère de l’esthétique, ce corps trop long et léger ne semble pas maigre. Il est mince, mais chaque membre est harmonieusement dessiné. Il semble avoir été étiré par un Modigliani, dont le génie nous a fait aimer ces formes si longues et pourtant si belles.
Cela dit, il ne me viendrait pas à l’idée de conseiller à Gérard de devenir modèle. Je trouve fort bien qu’un coureur cycliste ait cette allure racée, et ce ne sont pas les anciens admirateurs de Hugo Koblet qui me démentiront.
Mais si son physique est intéressant, son esprit l’est infiniment plus. Si vous l’avez entendu à la Radio, vous savez déjà qu’il a une magnifique voix de basse, qui semble venir du sous-sol de son corps interminable. Sa diction est parfaite comme s’il l’avait apprise chez M. Clarion. Mais précisément, il n’a rien appris de ce côté. C’est une génération spontanée. Gérard, vous le savez peut-être, a connu une enfance des plus difficiles. Il n’est pas le seul, mais tous ne s’en sortent pas aussi bien.
Cette voix de tragédien est pleine d’une calme assurance. Il observe, compare, juge avec beaucoup de sagesse. Il n’est humble devant personne, mais jamais arrogant. La classe, en un mot. »
Dans le contexte de la guerre d’Algérie (dans une pétition envoyée au ministère, une cinquantaine d’habitants d’Argentan s’était offusquée de l’absence sous les drapeaux d’un athlète de haut niveau), le journaliste pose peut-être la question de trop :
« - Allez-vous vraiment rejoindre l’armée après le Tour ?
– Ce n’est tout de même pas juste de m’avoir déclaré réformé définitif, puis de me faire revenir à plus de vingt-quatre ans. Ma carrière serait fichue. J’ai été déclaré service armé n°3. C’est-à-dire que je suis dispensé de corvées, de gardes, de manœuvres et surtout de sport. Ça ne vous dit rien ? »
Début 1960, Gérard Saint fut appelé du contingent. C’est en rentrant d’une permission passée en famille avec son épouse et sa petite fille, qu’à l’entrée du Mans, son ID 19 s’écrasa contre un platane …
La 5ème étape s’achève par un sprint d’un groupe d’une vingtaine de coureurs sur le vélodrome de Rennes. L’équipe de France conforte sa première place au challenge Martini avec la victoire du populaire berrichon Jean Graczyk dit Popoff devant un autre tricolore André Darrigade qui consolide son maillot vert Vabé. C’était avant la loi Évin, les apéritifs faisaient alors bon ménage avec le cyclisme.

Blog Tour 1959 Graczyk  vers Rennes

Blog Tour 1959 sprint à Rennes

Cette fois, c’est certain, il va enfin se passer quelque chose à l’occasion de l’étape contre la montre de 45 kilomètres en Loire-Atlantique entre Blain et le vélodrome Petit-Breton (ça ne nous rajeunit pas !) de Nantes. J’ai le secret espoir que mon champion Anquetil, l’homme chronomaître, va sortir de sa réserve. D’ailleurs, peu de suiveurs l’ont remarqué, mais il s’est appliqué à devancer son rival et pourtant équipier Roger Rivière dans tous les sprints, afin qu’au bénéfice des points, il parte derrière lui dans l’épreuve dite de vérité.Maurice Vidal, qui n’a jamais sa plume dans sa poche, a choisi un angle de traitement surprenant … par sa sincérité : « L’ambiance d’un départ contre la montre a toujours quelque chose de reposant et de neuf pour un journaliste. Il ne roule pas, il ne salit pas ses vêtements et il voit les coureurs tout à son aise, pour leur parler, les observer. Le champ de foire de Blain était agreste à souhait et appelait le calme. Les chasseurs d’autographes eux-mêmes étaient sereins et ne bousculaient personne. Dans une rue voisine, quelques chambres avaient été prévues pour recevoir des coureurs. Peut-être afin qu’ils s’y reposent, encore que le repos ne soit pas recommandé avant un départ solitaire, peut-être pour y faire toilette. Mais je peux vous affirmer qu’elles ont servi à tout autre chose. Les chambres de Blain ont vu apparaître plus de pharmacie en une journée qu’elles n’en avaient sans doute vue en plusieurs siècles de vieux paysans malades. La chimie étant devenue l’un des éléments essentiels du sport cycliste, le jour d’une course contre la montre, il s’en fait une grosse consommation. Je ne prétends pas vous faire là une révélation, encore moins dénoncer un scandale. Je vous épargnerai le couplet habituel sur le doping, tricherie intolérable chez un sportif. Car en cyclisme, dans ce cas, tout le monde triche. Là-dessus, les avis des coureurs sont formels : tous prennent un stimulant avant un départ au chronomètre. Les seules différences résident dans les doses. Tout le monde le sait, tout le monde en parle : pourquoi ne pas l’écrire, au lieu d’ignorer le fait comme s’il était indélicat de toucher à ce problème. Donc, dans ces chambres de Blain, les tubes de comprimés et les seringues hypodermiques étaient à l’honneur. Pour certains, l’opération ne consistait qu’en un stimulant provisoire que l’organisme élimine très rapidement, une action bénigne. Pour d’autres, c’était une véritable « charge » (le mot n’a pas été inventé pour rien), celle qui risque de laisser des traces dans l’organisme, et qui explique aussi pour les prochains jours les défaillances surprenantes, parfois les abandons, dont on dit alors qu’ils sont injustifiés. Nous avons vu sur le champ de foire des garçons nettement surexcités, presque absents. Je tenais à vous dire que c’est le côté pénible du sport cycliste.

Étonnant non ? comme aurait dit Monsieur Cyclopède (le bien nommé en la circonstance) dans sa minute quotidienne à la télévision.
Je ne conclurai évidemment pas que c’était la cause à l’effet, en tout cas, à l’époque, ma déception fut grande : Rivière, bouclant les 45 kilomètres 330 en moins de 57 minutes, reléguait Ercole Baldini à 21 secondes et Anquetil à 58 secondes !

Blog Tour 1959 Riviere clm 1Blog Tour 1959 Rivière clm 2Blog Tour 1959 Baldini clm 2Blog Tour 1959 Riviere et Baldini clmBlog Tour 1959  Anquetil et Baha clmBlog Tour 1959 Anquetili clm 2Blog Tour 1959 B.Gauthier La Rochelle

Il est un ancien coureur P’tit Louis Caput, à qui « on ne lui la refaisait pas », qui manifestait aussi pour le moins de l’étonnement :

« Il fallait l’entendre s’adresser à Rivière sur le vélodrome de Nantes, alors que le héros du jour attendait calmement l’arrivée de Jacques Anquetil. Caput avait suivi Rivière de bout en bout :
– Dis donc, Roger, tu ne mets jamais les mains en bas du guidon ?
– Et bien non, je ne peux pas. C’est drôle, mais je mets toujours les mains aux cocottes.
J’ai retrouvé Caput un peu plus loin sur la pelouse, et le soir, en compagnie de Robert Chapatte et d’Henri Surbatis, fixé dans la région nantaise, qui retrouvait ses anciens équipiers avec une joie visible … et sonore. P’tit Louis était intarissable :
– Je te jure que c’est incroyable. Je l’ai suivi de bout en bout. Ce n’était pas un parcours très accidenté, mais tout de même il y avait des petites bosses, et il les avalait à 45 à l’heure. Pas une fois, je ne l’ai vu passer une vitesse. Il paraît qu’il est passé une fois sur le 15 dents. Des coureurs comme nous, on aurait l’air de petits rigolos maintenant. Pense qu’on bombait le torse en poussant 50 x 15.
D’ailleurs, ce n’est pas compliqué : en 1951, dans sa grande année, Koblet qui était tout de même un rouleur avait 51 x 15.
– Moi, je n’en reviens pas de ce Rivière. Enfin, tu te rends compte, pousser 54 x 14 et rouler sans cesse à cinquante à l’heure ou presque, sans mettre une fois les mains en bas du guidon ! Et ce Baldini qui avait 56 dents au plateau ! 57 x 14, c’est ce qu’on met derrière Derny et 56 x 14, derrière moto commerciale. C’est incroyable … »
Bien des années plus tard, en parcourant un ouvrage de Jean-Paul Ollivier, Le Tour de France, une histoire, un roman, je lus ceci :
« Rivière, arrivé trop vite au sommet avec une fortune le dépassant, s’était laissé encercler par les milieux corrompus du cyclisme. Tout semblait facile pour ce garçon. Sur la table de massage, la main experte de Raymond Le Bert (ex soigneur de Louison Bobet ndlr) pouvait s’employer, elle glissait avec facilité sur une machine bien huilée où les éléments s’enchaînent harmonieusement. Quelle inconscience, hélas, chez le Forézien qu’il apostrophe rudement alors que le Tour de France 1959 vient de prendre son envol :
« J’ai trouvé un carton dans ta chambre, tout à l’heure. J’ignore qui l’a apporté. Mais je ne suis pas né de la dernière pluie. Il y a un peu de tout dans ce capharnaüm : des amphétamines, notamment, et des produits dont j’ignorais jusque-là l’existence.
– Vous savez Raymond, je m’adonne à certains traitements !
– Écoute-moi bien. Tu es l’homme du Tour, le plus bel athlète. Tu n’as pas besoin de ce genre de saloperies. Aucun autre coureur ne dispose de tes qualités. Je n’ai jamais vu un sportif aussi doué. Et tu veux t’amuser à détruire ce bel équilibre ? Je te crie casse-cou, Roger. »
Le soigneur ne pensait sans doute pas parler autant au premier degré. La carrière de ce super champion qu’aurait pu être Roger Rivière se brisa net au fond d’un ravin du col cévenol du Perjuret, l’année suivante, lors du Tour 1960.
Je n’ai rien trouvé qui puisse alimenter le débat du côté d’Antoine Blondin qui n’est pourtant pas un grand consommateur d’eau claire. Je me régale tout de même d’un de ses savoureux biscuits en forme de calembour : « On a pu voir Jean-Claude Lefebvre pédaler utile aux approches de Nantes. »
Pour clore cette étape, signalons qu’en marge de la lutte pour la suprématie entre les trois recordmen du monde de l’heure sur piste, Robert Cazala conserve le maillot jaune.
De Nantes à Montaigu, la digue, la digue … non je m’égare, nous filons maintenant vers La Rochelle.

Blog Tour 1959 Sables d'Olonne La Rochelle

Il faut relever, au cours de cette étape, une timide offensive de Rivière, Anquetil, Baldini et du maillot jaune Cazala, vite réprimée par Charly Gaul. Pas de quoi en faire la couverture du Miroir des Sports.

Blog Tour 1959 Riviere Anquetil Nantes-La Rochelle

La « grande » affaire de la journée est finalement le sprint tumultueux opposant le tricolore Roger Hassenforder et le Belge Martin Van Geneugden sur la piste du vélodrome Rochelais. Voici ce que cela inspire à l’ami Blondin :
« Au moment où nous écrivons, nous ignorons encore le nom du vainqueur légal de l’étape. Autant dire que notre siège n’est pas encore fait. En cela, nous sommes moins fortunés que le cardinal de Richelieu, qui est le véritable régional de la journée puisqu’il fut évêque de Luçon, où nous nous sommes ravitaillés, et qu’il contraignit par la suite les protestants de La Rochelle à l’abandon au moyen d’une digue fameuse que beaucoup d’historiens considèrent à juste titre comme l’ancêtre de la tactique du béton.
Pour ce qui est du vainqueur réel, c’est notre ami Roger Hassenforder qui a franchi le premier la ligne, selon la promesse implicite qu’il nous avait faite de tenter quelque chose entre l’épreuve contre la montre et la montagne. Malheureusement, il imprima à la trajectoire de son sprint de tels méandres sur la piste (les voilà bien les boucles de l’Hassen !) que ses adversaires ont déposé une réclamation… »
En attendant la décision des commissaires, l’Antoine, qui déteste que l’on roule idiot, se livre à quelques considérations historico-architecturales :
« Nous sommes aujourd’hui passés d’une civilisation dans une autre, en quittant les toits d’ardoises pour les toits de tuiles, non pas ces plates gaufres qui abritent les villas de banlieue, mais ces demi-cylindres moussus dont le lichen abrite des pollens venus d’Andalousie. Plus que la séparation entre la langue d’oc et la langue d’oïl, ce clivage distingue entre les hommes : « Dis-moi comment tu te couvres, je te dirai qui tu es. »
Rien n’ici n’évoque le bagne si proche pourtant de l’île de Ré. Pour retrouver l’image des forçats, le souvenir des sinistres embarquements à La Pallice, l’ombre équivoque de Vidocq, c’est bien sur la route où il faut retourner.
Peu après le bourg d’Avrillé, que la chiourme du peloton traversait sans un regard pour les bonnes gens qui lui tendaient des morceaux de pain avec quelque chose dedans, Robinson, sans doute stimulé par la perspective d’une île, imprima une allure encore plus vive à ses compagnons de chaînes et la bure des maillots rayés s’entremêla périlleusement. C’est alors qu’un des coureurs tomba sur le bord du chemin. Il s’appelait Champion (prénommé Jacques de l’équipe régionale Paris-Nord-Est ndlr) et, par dérision, semblait promis aux mornes délectations de la lanterne rouge, au falot. Des âmes compatissantes lui conseillèrent d’en profiter pour s’évader. « Impossible, gémit Champion, ils ont relevé mon matricule. »
Et le 163, confus et meurtri, entama une longue poursuite destinée à le ramener vers ses geôliers. À nous qui le suivions, il détaillait ses douleurs et cette complainte lucide nous arrachait des soupirs. Il s’enquérait des délais qui lui restaient pour rejoindre le pénitencier avant d’être porté disparu et si, par hasard, quelques amis qu’il s’était faits aux bans ne l’auraient pas attendu. Ceux-ci, que nous avions interrogés, nous avaient répondu qu’ils ne voulaient pas traîner l’autre comme un boulet … »

MAX ConsoleBlog Toiur 1959 La Rochelle 1Blog Tour 1959 Hassenforder La Rochelle

Après délibération, les commissaires confirment le succès de Roger Hassenforder qui ramène une nouvelle victoire d’étape à l’équipe de France, et peut embrasser de bon cœur les filles de La Rochelle (qui) ont armé un bâtiment, elles ont la cuisse légère et la fesse à l’avenant … excusez, c’est la version paillarde d’une comptine que l’on apprenait alors à l’école communale, c’est sans doute aussi celle que préférait le fantasque Alsacien assez « coureur » sur les bords.
Sur la route monotone du Tour, les chroniqueurs doivent faire preuve d’imagination pour intéresser leurs lecteurs. Ainsi, encore Antoine Blondin, qui ne connaît pas la pratique du vélo à l’eau claire, nous met le vin à la bouche entre La Rochelle et Bordeaux :
« Si vous passez dans le Bordelais, province d’élection du bien-boire et du bien-manger, terre promise de tous les œnologues du monde, nous vous conseillons de séjourner à La Tour de France, que certains guides appellent le Goddet’s, du nom de son propriétaire…
La Tour de France est avant tout renommée pour ses grands crus, révélés d’année en année et mis en bouteilles sur place. Voilà un lieu où l’on débouche !
Nous vous recommandons en premier lieu un Grand Pape-Bobet trois étoiles. C’est un vin plutôt Graves que l’on comparera avantageusement avec un Château Mont-Gaul plutôt sec.
À défaut, on se rabattra sans dommage sur le Cazala de la maison qui semble doux au départ et se révèle à l’usage un vin jaune extrêmement pétillant.
Ceux qui auront choisi de manger l’assiette Anglade l’arroseront d’un Robic, petit vin déjà âgé garanti sur fracture. On prend volontiers le Robic 59 pour un Vieux-Médiocre. Sans valoir le Château-Biquet 1947, celui qu’on vous sert au Goddet’s accompagne très honorablement n’importe quel gratin.
Le Saint-Gérard, que vous essayerez ensuite, ne se sert qu’en magnum. Ce grand cépage, dans la lignée des Saint-Estèphe et des Saint-Émilion, apparaît surtout au moment du plat-de-côte, dont la recette consiste à dresser une côte au milieu d’un plat. À défaut de Saint-Gérard, on pourra commander un Château-Bergaud, encore que celui-ci escorte habituellement un salmis de rostollan, sorte d’échassier des montagnes assez nerveux, mais fort apprécié dans le Dauphiné. Péripétie savoureuse : ce mets est à déconseiller lorsqu’il est cuit.
Vous le ferez suivre d’une darrigade à la sauce verte. La darrigade est une spécialité locale assez relevée, surtout dans les virages. Elle est inséparable d’un Lafuite-Anquetil qu’on aura pris la précaution de chambrer. À ce propos, les mauvaises langues prétendent que ce cru nerveux se marie mal avec le Haut-Rivière, que vous ne manquerez pas d’exiger du sommelier. Cela nous étonnerait fort, ces deux vins provenant de chez le même négociant : Marcel Bidot, France, faisant fonction de propriétaire-récoltant. Quoi qu’il en soit, le Haut-Rivière, incomparable à l’épreuve du temps, est à déguster sur l’heure. Il ne saurait provoquer de révolution de palais chez le consommateur.
À titre indicatif, voici ce que nous avons savouré hier à La Tour de France. Pour commencer, un peu de Manzanèque qui s’apparente au Xérès pour la saveur et la robe. Après cet apéritif, les merveilles du Lach accompagnées d’une bouteille de Mission-Stablinski. Puis une paire de cuissot à la Forestier, le tout couronné par un admirable Clos Des Jouhannets, jeune vin qui ne manque pas de bouquet lorsqu’on le découvre à Bordeaux. »
Pour vous remettre les idées à l’endroit, chers lecteurs qui seraient largués en queue de peloton avec cette ribambelle de calembours cyclo-œnologiques, je résume simplement que suite à une échappée lancée par l’Irlandais Elliott et le Parisien Lach, dix coureurs se sont disputés, sur la piste du vélodrome du Parc Lescure de Bordeaux, un sprint remporté par le Tourangeau Michel Dejouhannet (décédé en janvier 2019).
Une fois n’est pas coutume, ce n’est donc pas un Hollandais qui l’a emporté à Bordeaux. Il faut dire qu’il eût été compliqué de dénicher un bon vin batave !

Blog Tour 1959 Anquetil La Rochelle- Bordeaux

« Lafuite-Anquetil »: crevaison du champion normand

Blog Tour 1959 Dejouhannet à BordeauxBlog Tour 1959 Dejouhannet à Bordeaux 2

Je n’étais alors pas en âge de tremper mes lèvres dans quelconque boisson alcoolisée pour apaiser ma crainte de voir mon champion, victime d’une crevaison, en difficulté. Il n’en fut rien.
À défaut de supputer sur les chances des favoris à la victoire finale au Parc des Princes, le chansonnier Jacques Grello analyse la course par l’autre bout de la lorgnette :
« … Si vous voulez voir les journalistes rester cois, posez-leur innocemment la question suivante : « Qui sera le dernier du Tour 59 ? »
Ils restent invariablement la bouche ouverte. Poussez-les encore, insistez et vous découvrirez que non seulement ils ne peuvent faire aucun pronostic, mais que généralement ils ignorent le perdant du jour.
Et tout bien considéré, ce n’est pas leur faute. C’est celle des coureurs dont aucun, jusqu’ici, n’a su s’imposer en queue.
Il y a chez les Suisses-Allemands quelques petits gars assez doués, Vierucki n’est pas mal, certains Espagnols pourraient nous surprendre mais tout bien examiné, on ne voit pas un seul coureur capable de réaliser un écart sensationnel. En tête, il y a plusieurs « gagneurs » déterminés. Mais vers la queue on ne voit pas un « perdeur » de classe. Il faut dire que la tâche est difficile. Les délais d’arrivée sont trop réduits. Dès qu’un homme a perdu de vue le peloton, dans l’heure qui suit il disparaît. Un coursier capable de faire la course en queue jusqu’à Paris, on n’en voit pas.
Sans remonter jusqu’aux odyssées fabuleuses des touristes-routiers d’avant-guerre, employant à rallier l’étape de longues et paisibles journées solitaires, on peut regretter un Hoar par exemple, qui une année voyageait de conserve avec la voiture-balai, lui frayant le passage dans les cols encombrés et surtout un Zaaf dont les exploits à l’envers défrayèrent si plaisamment les chroniques du Tour des années 50. Voilà un homme qui savait « faire le trou » et qui imposait sa course.
Le public a besoin de lanterne rouge presque tout autant que de maillot jaune. Ayant admiré, il veut s’émouvoir.
Quel coureur saura s’emparer d’une place avantageuse en ramant, loin derrière, jour après jour. Il n’est pas question d’être le plus mauvais. Il s’agit de se faire remarquer.
S’il voulait, quelle belle fin de coureur pour Robic !
Il a tout ce qu’il faut. Sa silhouette, son passé, sa légende, sa science du geste. Et sa belle condition physique. Car ne vous trompez pas, pour rallier seul, derrière, sans se faire éliminer, faut être fort, et à l’arrivée, il pourrait se faire imprimer cette carte de visite : « Biquet, premier et dernier du Tour ». Je le vois d’ici, Robic défilant, glorieusement vaincu, dans la chaude rumeur des populations attendries.
Après cela, qui oserait lui dénier la qualité de coureur complet. »
Décidément, les traditions se perdent. Habituellement, la traversée des Landes est une étape dite de transition souvent ennuyeuse avant la journée de repos. Cette année, les coureurs transgressent la loi et en guise de randonnée sur les longues lignes droites dans les pinèdes, on a droit à une véritable course. En raison de la canicule qui embrase enfin le Tour, on assiste également parallèlement à quelques bonnes chasses à la canette.

Blog Tour 1959 Landes Bordeaux- Bayonne 1Blog Tour 1959 canicule Bordeaux- Bayonne 1Blog Tour 1959 Darrigade Bordeaux- Bayonne 1Blog Tour 1959 canicule échasses

Blog Tour 1959 canicule Bordeaux-Bayonne

Un coup de boutoir scinde le peloton en deux, ainsi un groupe de 22 coureurs se détache avec notamment, en son sein, Bobet, Baldini, Rivière, Anquetil, Bahamontès et … Gaul.
La passe d’armes entre les favoris enfin sortis (un peu) de leur torpeur, a pour conséquence fatale, de dépouiller de son maillot jaune le pauvre Orthézien Robert Cazala qui nourrissait le rêve de monter le Tourmalet devant ses compatriotes avec la glorieuse toison d’or sur le dos.
À l’avant, un autre régional du coin, le Basque de Mauléon Marcel Queheille, qui sent aussi l’air du pays, prend le large et triomphe en solitaire à Bayonne.

Blog Tour 1959 Quéheille Bayonne 2Blog Tour 1959 Queheille à Bayonne 1Blog Tour 1959 Quéheille Bayonne 3Blog Tour 1959 Cazala Pauwels Bayonne

C’est le belge Eddy Pauwels qui s’empare de la tunique jaune. Une manière de fêter le mariage de Paola et du prince Albert ?
Maurice Vidal emploie un peu la méthode Coué pour s’en convaincre :
« … Je voudrais répondre à la question : le Tour est-il intéressant ? Pour moi, il l’est. Il n’a certes pas le visage de 1958 mais on ne trouve pas chaque année une équipe de desperados comme « la bande à Gem ». Geminiani faisant sa rentrée dans l’équipe de France, bien des vagues se sont calmées, souvent miraculeusement. Mais le Tour 1959 a d’autres atouts. Ses vedettes d’abord. Il y a longtemps qu’on n’a vu tant d’hommes de valeur au départ … Et surtout la rentrée dans le Tour d’un Italien de grande classe. Ce n’est pas tellement par chauvinisme, mais chez nous on aime bien avoir dans les compétitions un Italien de valeur, pour essayer de le battre. C’est une vieille histoire qui dure depuis la guerre … des Gaules (la vraie).
Donc beaucoup de grandes vedettes, et en forme. Oui, tu me diras : qu’est-ce qu’elles ont fait jusqu’ici ? Eh bien, paradoxalement, je crois que cette inaction apparente est une des raisons d’intérêt de ce Tour. Car toutes ces vedettes, tous ces talents, toutes ces ambitions, toutes ces idées de meurtre qui vivent en vase clos depuis dix jours dans le peloton, on sent que ça va faire quelque jour une explosion formidable, à la dimension de la grande valeur des participants. On pressent les exploits mémorables, les écroulements spectaculaires. Il y a dans l’air une odeur de poudre qui ne trompe pas. C’est comme dans un film de M. Alfred. Mais non, pas le patron du tabac du Rond-Point … l’Américain qui a « inventé » le suspense … »
Moi, pour ce que j’en pense, du moment que mon champion Anquetil est dans la course, je la trouve intéressante !
Allez, c’est jour de repos. À suivre …

Blog Tour 1959 Gaul avant Pyrénées

Pour rédiger ce billet, j’ai fait appel à l’incontournable romancier et chroniqueur de L’Équipe Antoine Blondin, ainsi qu’aux journalistes, chroniqueurs et photographes des revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports : Maurice Vidal, Abel Michea, Robert Chapatte, Pierre Chany alias Jacques Périllat, André Chassaignon, Jacques Grello.
Mes vifs remerciements à Jean-Pierre Le Port pour avoir mis à ma disposition sa collection de magazines Miroir-Sprint. Amoureux du cyclisme et du cyclotourisme, je vous conseille la lecture de son nouveau blog: https://montourdelafrance1861.home.blog/

Publié dans : Cyclisme |le 22 juillet, 2019 |Pas de Commentaires »

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