Ici la route du Tour de France 1949 ( 3 )
Pour lire les deux billets consacrés aux étapes précédentes :
http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/04/ici-la-route-du-tour-de-france-1949-1/
http://encreviolette.unblog.fr/2019/07/11/ici-la-route-du-tour-de-france-1949-2/
Je vous ai laissé vous prélasser sur le sable de la Croisette.
« Cannes était « journée de repos ». Bartali, divinité devenue dogme, brava les effusions des tifosi, pour se rendre à l’église.
Coppi ? Ce cœur d’élite, ce scrupuleux miné par la fièvre de la perfection, reçut son épouse pour déjeuner puis, requis par ses propres exigences, s’enferma, seul. À partir de demain les contrées du sacré se présenteraient sous ses roues. À lui de ne pas faillir en ces lieux d’allégresse et de tragédie. »
Demain commence la grande bataille des Alpes. « Faites vos jeux, rien ne va plus ! » comme disent les croupiers du Palm Beach de Cannes.
Le départ de la 16ème étape est donné boulevard Carnot à Cannes à 5h 45 du matin (!) pour une virée de 274 kilomètres qui mène les 65 rescapés à Briançon en empruntant les cols d’Allos, de Vars et d’Izoard.
« Depuis Paris, on le sait, ils avaient connu la chaleur la plus torride qu’aient eu à subir des pelotons cyclistes. De Cannes à Briançon, comme si les pôles s’étaient soudain déplacés, ce fut l’enfer du froid. Dès les prémices du col d’Allos, un jour de douleur tomba du ciel. Les nuages éteignirent le soleil, la brume enfuma la route, l’averse assiégea les visages. Transis, les doigts paralysés par l’onglée, on vit de pauvres coureurs poser leurs mains sur les radiateurs bouillants des voitures dans l’espoir de se revivifier et de reprendre la route. D’autres urinèrent dans leurs mains pour avoir encore la possibilité de décoller un boyau : ils avaient crevé. Dans la glace et la boue, la caillasse et la tourbe, là où les dérailleurs s’engluent, où la chaussée glissante rend l’équilibre précaire, Kubler le magnifique vendit chèrement sa peau … »
En effet, Ferdi, confondant, à la sortie de Grasse encore ensoleillée, la côte du Pilon et le col d’Allos, se lance dans une échappée solitaire. Son avance atteint 2’ 40’’ jusqu’à ce qu’il comprenne sa méprise et se relève aux alentours du Logis-du-Pin (km 52).
Dans le col d’Allos, parmi les premiers lâchés, on compte Émile Idée qui abandonnera plus tard. Il doit se souvenir encore de cette terrible journée, en effet, à 99 ans, il est le plus ancien champion de France et vainqueur d’étape du Tour (à Nîmes) encore en vie !
Au sommet d’Allos, catalogué comme col de seconde catégorie à l’époque, Coppi passe en tête devant Robic et Apo Lazaridès. Suivent, à 5 secondes Bartali, à 20 secondes Kubler, Ockers et Dupont.
Auteur d’une descente à tombeau ouvert sur une route boueuse, Kubler traverse Barcelonnette avec une confortable avance qu’il porte à 4’ 15’’ au pied du col de Vars.
Dans l’ascension du col (classé lui aussi en deuxième catégorie), c’est l’occasion d’un petit clin d’œil à un ami qui possède au Mélézen, un des hameaux de Saint-Paul-sur-Ubaye, une ferme typique de la région juste en contrebas de la chapelle.
Les photographes sacrifient au traditionnel cliché au passage du champion suisse devant la chapelle Saint-Sébastien.
Lors de ma visite à la Casa Coppi, dans son village natal de Castellania, j’avais bluffé ma guide en datant et localisant exactement une photographie de Fausto passant devant la même chapelle dans la mythique étape Cuneo-Pinerolo (qui empruntait essentiellement des cols français) du Giro 1949, quelques semaines avant, donc, ce Tour de France.
Au sommet du col de Vars, Kubler, étincelant, passe seul en tête avec 3’45″ sur Bartali et Robic, 3’47″ sur Coppi, 3’55″ sur A. Lazaridès, 4′ sur Ockers, 5’10″ sur Marinelli, 6’05″ sur Cogan et 6’30″ sur Fachleitner.
Malheureusement dans la descente, Ferdi crève à deux reprises et ne possède plus qu’une avance minime à Guillestre.
La scène, où malheureux comme les pierres du Queyras, il effectue seul la réparation, a été immortalisée par les photographes avides d’émotions et de drame.
Voici ce que Félix Lévitan, chroniqueur dans But&Club, retient de la chevauchée du champion suisse :
« Bien sûr, Ferdi Kubler n’a pas réussi. Bien sûr encore, il eut été étonnant qu’il réussisse. Mais il n’empêche que Kubler, le fou ardent du Tour de France a plané, tel un aigle (d’Adliswil ndlr) dont il a le profil d’oiseau de proie, sur cette étape Cannes-Briançon dont il fut le héros sous le ciel lumineux de Grasse jusqu’au plafond grisâtre du pied de l’Izoard.
« … Ce n’est pas toujours plus beau lorsque c’est inutile, en matière de cyclisme routier surtout. C’est cependant toujours attachant. Et Kubler, attaquant dès les premières pentes de Saint-Vallier, a forcé notre admiration, une première fois en ce dernier lundi du Tour 49 qui restera longtemps en la mémoire de ceux qui l’ont vécu.
Pourquoi partir si tôt ? Non par excès de confiance, mais par calcul. Si Coppi et Bartali s’étaient surveillés, s’il ne leur était pas venu à l’esprit de faire rouler leurs équipiers, si au pied du premier col son avance avait été de plusieurs minutes, de la demi-douzaine à la douzaine, n’eut-il pas été trop tard pour l’empêcher de gagner l’étape et de prendre du même coup la première place du classement général ?
Rejoint, Kubler ne se tint pas pour battu. Incapable de lâcher Coppi et Bartali, Robic et Apo Lazaridès en côte, il résolut de les distancer en descente. Sa folle dégringolade de Vars, au milieu des nuages qui s’effilochaient aux parois de la montagne, n’eut d’autre objectif que ce succès final auquel il lui était pénible de renoncer. Sans une crevaison dans Vars, Kubler eut tenu plus longtemps qu’il ne tint, bien qu’il se soit lamentablement effondré par la suite. Bien qu’il ait peiné en hurlant de douleur, Kubler ne nous déçut pas.
Le Suisse est un grand routier, un champion d’une trempe peu commune et qui n’en restera pas là, quels que soient les échecs cuisants qu’il essuie dans ses tentatives désordonnées… l’héroïsme inutile, ça, c’est quelque chose … »
Effectivement, Ferdi Kubler n’en resta pas là. L’un des clichés ci-dessus de Ferdi, sa pompe à la main (eh oui les coureurs avaient une pompe à cette époque !) fut repris à la une, et en couleur qui plus est, d’un numéro spécial d’avant le Tour 1950. Belle perspicacité car le Suisse, plus heureux cette fois, allait remporter la grande boucle quelques semaines plus tard.
À Guillestre, en guise de musette de ravitaillement (en nouvelles), je vous livre un extrait des Rayons de soleil de Louis Nucera :
« Kubler le Magnifique vendit chèrement sa peau, Robic aussi se battit avec rage. Et Apo Lazaridès. Et Peverelli, le « cadet » italien tombé à Escragnolles (joli nom pour une chute ! ndlr) et remis sur son vélo, la figure déformée de souffrance. Et tous, jusqu’au dernier …
Mais comment lutter contre des titans ? La bise, la tempête, la raideur des ascensions, le danger des précipices : rien ne pouvait arrêter Bartali et Coppi.
L’un, avec cet air supérieur qu’il aime à prendre, « distant, hargneux, bourru, ours intraitable aux incessantes grimaces de mécontent », selon Buzzatti, sensible à cet « enchantement revêche », gagna à Briançon. C’était la quatrième dois, depuis 1937, qu’il fêtait son anniversaire par une victoire d’étape dans le Tour de France ; ici c’étaient ses trente-cinq ans.
L’autre, le soi-disant mécréant, aurait pu briguer ce succès. Il se contenta d’escorter Bartali après que celui-ci eut tenté de s’enfuir seul dans la descente du col de Vars et poussa la magnanimité jusqu’à l’attendre quand, à dix kilomètres de l’arrivée, Gino le Pieux creva. Au Champ-de-Mars, Coppi ne disputa pas le sprint. S’il avait fait parler la poudre contre tous, pour son coéquipier, il la mouilla. »
Pierre Chany relata, de manière plus factuelle, la joute entre les deux champions italiens, qui n’en fut pas vraiment une :
« Dès le bas de l’Izoard, Coppi et Bartali déclenchèrent les grandes manœuvres. Il pleuvait toujours, le sol était boueux, condamnant les coureurs à un travail de percheron. L’essentiel du labeur était accompli par Coppi, haut perché sur sa selle, la bouche ouverte en appel d’air, qui accompagnait sa pédalée d’une imperceptible oscillation du bassin. Les mains serrées sur le guidon, au plus près de la potence, il imposait un rythme continu, semant la course derrière lui. Il allait distancer Bartali, sur l’interminable et trompeuse ligne droite qui mène au hameau d’Arvieux, quand lui vint le souvenir de sa promesse. Il parla et ce fut un dialogue assez solennel.
– Maintenant, je pars, dit Fausto. Je pars …
– Terminons ensemble, lui répondit Bartali. Je fête mes trente-cinq ans aujourd’hui. Tu en as trente seulement et tu es le plus fort. Demain, tu gagneras le Tour.
Le « vieux » Gino et son successeur gravirent le col ensemble. Fausto Coppi ralentissant à plusieurs reprises pour attendre son aîné. Le mieux placé de leurs adversaires, les suivait avec un retard de cinq minutes. Il avait dû changer une pédale, et sa selle s’était brisée ensuite. Derrière lui venaient Apo Lazaridès, Stan Ockers, à sept minutes, et Marinelli un peu plus loin et plus attardés encore Geminiani et Kubler. Au terme de l’accord conclu, Bartali gagna à Briançon et reçut provisoirement le maillot jaune. Il précédait Coppi de 1’ 42’’ »
Albert Baker d’Isy, inspiré par les deux campionissimi, préféra nous conter une belle histoire :
« Il était une fois … un grand seigneur florentin et un habile navigateur gênois. Ce champion valeureux –le dernier des Médicis- qui s’appelait Gino, fit venir le descendant de Christophe Colomb, qui se prénommait Fausto, et lui dit :
– Je connais une femme adorable, la plus belle de toutes. Elle fut ma maîtresse en 1938. Je l’ai retrouvée dix ans plus tard avec encore plus de joie. Cette année, elle serait encore pour moi si tes voyages ne t’avaient pas amené en France pour te connaître. Tu es plus jeune que moi et la fortune te sourit. Tu m’as déjà ravi la Rose milanaise. Qui pourrait t’empêcher d’enlever la Jaune parisienne ? Fausto, j’aurais pu te la faire perdre, empoisonner votre vie à tous les deux. Je ne l’ai pas voulu. Elle sera pour toi, je t’en fais le serment, mais laisse-moi te la présenter. Permets-moi de sortir une dernière fois avec elle, je la conduirai au bal de l’Izoard et là, devant tous nos amis, je ferai une dernière danse avec elle. Le lendemain, je l’inviterai à mon château du Val d’Aoste et le bon bénédiction Alfredo bénira votre union.
Le bal de l’Izoard eut lieu le 18 juillet. C’était précisément l’anniversaire de Gino.
À voir la mine renfrognée de Gino et Fausto après l’arrivée à Briançon, il n’est pas certain que ce conte italien fût aussi merveilleux que cela.
Ses deux extraordinaires ascensions du col de l’Izoard, à quelques semaines d’intervalle (il y en eut d’autres plus tard) valurent à Fausto Coppi l’hommage qui lui est rendu aujourd’hui dans l’amphithéâtre lunaire de la Casse Déserte. À deux kilomètres du sommet, sur un rocher, sont scellées son effigie et celle de Louison Bobet qui construisit ici, quelques années plus tard, ses succès dans le Tour. C’est aujourd’hui un lieu de pèlerinage pour tous les passionnés de cyclisme (et les autres aussi).
Sur la tombe de Fausto dans son village piémontais de Castellania, fut déposée, le 13 juillet 1960, par des sportifs de Briançon, une urne contenant de la terre des cols de l’Izoard et du Galibier.
Mais en ce mois de juillet 1949, Fausto est bien vivant !
Et Louis Nucera de conclure :
« À la fin de cette journée dantesque, aussi amène que s’il fumait une mauvaise pipe, Gino Bartali prenait le maillot jaune à Fiorenzo Magni. Coppi était 2ème à 1 min 32 sec, Marinelle 3ème à 1 min 24 sec. Édouard Fachleitner, la selle découpée afin que sa blessure fût épargnée d’un contact insupportable, était au 36ème dessous. À l’hôtel, il retrouva Dick, son chien, que son beau-père, venu de Manosque, comme lorsque Jean Giono allait en vacances aux Queyrelles, lui avait amené. Alors, sourire et moral lui revinrent.
Les écailles étaient tombées des yeux des chroniqueurs. Ils pensaient à présent que Fausto Coppi était le plus fort. »
Marcel Hansenne est élogieux, quoiqu’un peu désabusé :
« On se demande vraiment pourquoi le Tour de France commence à Paris.
On ferait tout aussi bien de lâcher les coureurs à Cannes. Et si vous interrogez Fausto Coppi, il vous dira même mieux :
– Pour moi, les affaires sérieuses ne commencent pas avant Nancy …
Because l’épreuve contre la montre de 137 kilomètres, au cours de laquelle il espère bien distancer largement ses rivaux immédiats.
Et on ne voit pas pourquoi il n’y parviendrait pas …
Comme nous avons été enfants, tout de même, de danser des rondes joyeuses dans l’Ouest avec le sentiment que les seigneurs italiens allaient voir immédiatement de quoi il s’agissait, et qu’ils se trompaient bien s’ils s’imaginaient qu’on leur permettrait d’arriver tout tranquillement aux Alpes.
En définitive, ce sont ceux qui voulurent les fatiguer qui s’essoufflèrent à la tâche.
En une seule étape, les deux Italiens se placèrent en tête. Je ne suis pas certain qu’ils se soient vraiment donné à fond.
Tout ce qui s’est passé avant Cannes, ça n’a pas servi à grand chose, sauf à nous exténuer, nous qui ne connaissons aucune minute de repos …
Bien sûr, il y a certaines compensations, mais qu’il ne faudrait tout de même pas exagérer. Ces brèves réceptions en cours de route nous laissent, certes, un goût agréable dans la bouche en nous donnant en même temps du cœur au ventre. Et je vous assure que nous en avons bien besoin.
Et moi qui croyais naïvement que l’athlétisme était le plus fatigant. C’est que je n’avais jamais suivi le Tour de France.
Pour en revenir à Coppi et Bartali, c’est un plaisir de voir pédaler des gars comme ça. Et j’ai eu l’impression dans Cannes-Briançon qu’ils se trouvèrent seuls en tête sans l’avoir fait vraiment exprès. Au lieu de se plaindre, ils continuèrent. Et on était là derrière eux, grelottant de froid, les enviant presque de faire un peu d’exercice.
Je dis presque : parce que j’ai le souvenir d’avoir un jour tenté un raid Lille-Boulogne et que je fus lamentablement lâché dans un impressionnant raidillon de 300 mètres dont je fis courageusement le dernier tiers à pied.
C’est ce jour-là que j’ai renoncé à la bicyclette. Mais en voyant l’Izoard, je me suis dit à nouveau que j’avais rudement bien fait … »
Si j’ai bien tout compris, la seconde étape alpestre devait asseoir définitivement la suprématie italienne en faveur de Fausto Coppi, d’autant que l’étape, longue de 257 km, s’achevait à Aoste, en territoire transalpin, avec les ascensions des cols du Montgenèvre, du Mont-Cenis (Montecenisio dans la langue de Dante), du col de l’Iseran (plus haut col routier des Alpes à l’époque) et du Petit-Saint-Bernard.
Si j’en crois Pierre Chany, « l’étape Briançon-Aoste a été la répétition de l’étape Cannes-Briançon en ceci que Bartali et Coppi ont encore laissé tous leurs rivaux sur place ».
On peut même dire que la course, et donc sans doute le Tour, se joua, ironie du sort, à proximité du village, au nom si prédestiné, de La Thuile !
« Dans l’Iseran, Bartali se lança derrière Tacca échappé. La mêlée fut générale. L’Italien de Livry-Gargan fut rejoint par l’Italien de Florence, eux-mêmes « récupérés » par Coppi, Marinelli, Ockers, Robic, Apo Lazaridès, Marcel Dupont …
Au bas du col du Petit-Saint-Bernard, Coppi et Bartali démarrèrent encore, suivis à distance par Robic, Apo Lazaridès, Marinelli et Dupont. Un ralentissement, et Apo Lazaridès rappliqua, imité par Marinelli. Les deux petits gabarits s’accrochaient au sillage des deux grosses cylindrées italiennes. À nouveau, Coppi se dressa sur les pédales, provoquant la tornade. Un effort inouï permit à Bartali de le rejoindre. Les deux Français restèrent en retrait. Ensemble Coppi et Bartali franchirent le sommet, pénétrant sur leurs terres dans une atmosphère d’émeute.
Au bas de la descente, Bartali freina : – Foratura ! (crevaison ndlr) …
On poursuit l’étape avec Louis Nucera (quatre décennies plus tard) :
« Le col du Petit-Saint-Bernard franchi, sur la route qui mène vers Aoste, près du bourg nommé La Thuile, Bartali creva. Alfredo Binda se pencha à la portière de sa voiture et, haussant à peine la voix :
– Tocca a te Fausto, avanti … À toi Fausto, vas-y …
Il restait 46 kilomètres à faire. Libéré de toute entrave, de son allure infaillible, sans que l’effort diminue en lui la part d’élégance, Coppi fonça. Le grandiose saisit les témoins sans crier gare, fussent-ils convaincus qu’il n’est pas que l’extraordinaire qui passionne. Transcendance et animalité s’unifiaient. Coppi voguait dans l’inouï. La grâce le nimbait. Chacune de ses accélérations virait à l’apothéose. Il est des champions indispensables.
L’enfant de Castellania, l’ancien livreur de l’épicier-charcutier Domenico Merlani de Novi Ligure, appartenait à cette lignée. Déjà, sur leur carnet de notes, les chroniqueurs pindarisaient (de Pindare, un des plus célèbres poètes lyriques grecs ndlr), usant de superlatifs comme s’il convenait d’enluminer les mots pour les rendre plus forts. Ainsi certains battaient-ils leur monnaie. Quarante ans ou presque se sont écoulés : leurs phrases n’ont pas pris une ride. Le modèle se prêtait à la démesure.
Sur la ligne d’arrivée, Coppi avait 4 min et 57 sec d’avance sur Gino, plus de 10 min sur Robic, Ockers, Marinelli, près de 15 min sur Apo Lazaridès quia avait cassé le cadre de son vélo au val d’Isère, puis était tombé.
Beaucoup avaient lutté avant de se résigner : Tacca, qui était passé en tête au Mont Cenis et au sommet de l’Iseran, Geminiani, Sciardis, Cogan, Lauredi … Ils comprirent vite la présomption de leur rêve d’égalité. Dans le grand jeu du paysage, où la pluie, la boue, le froid accroissaient la souffrance, Coppi et Bartali survolaient la piétaille, si valeureuse fût-elle. Rien ne semblait lourd à leurs ailes. À leur suite, ce n’étaient que visages foudroyés où plus rien n’eût été possible qui valût, n’était l’orgueil qui habite les coureurs cyclistes, et fait que de se surpasser leur destin est chez eux monnaie courante. Mais à l’inverse de tant d’univers dont l’homme de qualité subit les délires, là où l’idéologie et bluff s’opposent aux évidences, impossible, ici, de nier les faits. Jean Robic, lui-même, dont l’obstination ne cessait de provoquer les hercules des travaux vélocipédiques, car ce Tom Pouce s’estimait Titan, reconnut la supériorité de Bartali et, a fortiori, celle de Coppi. La messe était dite. Sauf catastrophe, Fausto gagnerait le premier Tour de France auquel il participait et, exploit sans précédent, l’année où il avait aussi vaincu au Tour d’Italie.
Fachleitner n’avait pu terminer cette étape terrible : il était allé au bout de la douleur, mais son anthrax le mettait au supplice.
Au classement général, derrière les deux Italiens intouchables, venaient Marinelli, Ockers, Robic … René Vietto était 24ème. Pansé de toutes parts, son courage suscitait l’admiration.
Jean Blanc était 51ème. Il était triste. Dans quatre jours le Tour de France –son premier et il avait trente ans- s’achèverait. « Mes vacances sont finies ! » déplorait-il. Son emploi de ferrailleur près de Clermont-Ferrand l’attendait. »
J’avais commencé mon premier billet avec les confidences de l’actrice Annabella. Je livre ici celles de la jeune Line Renaud, Grand Prix du Disque 1949 avec son énorme succès Ma cabane au Canada, qui donne le maillot jaune à chaque arrivée d’étape :
« Moi je les trouve formidables … Vous me demandez qui ? Mais tous les coureurs, voyons ! Bien sûr, je ne vous parlerai pas du grand ou du petit braquet, de la tactique à employer ou de l’endroit où tel ou tel coureur doit produire son effort. Mais ce que je peux vous dire, c’est qu’il faut être un homme d’une trempe spéciale pour franchir coup sur coup le mont Genèvre, le mont Cenis, le col de l’Iseran et le Petit-Saint-Bernard …
Si dans la vallée, il faisait très chaud, au sommet de l’Iseran, le temps était épouvantable : de la neige, de la pluie glacée, de la boue, des chemins étroits et, à gauche et à droite, le vide absolu. Voilà ce que le temps réservait comme récompense aux coureurs, après 25 kilomètres de montée.
Alors, là, il faut avoir vu Tacca se casser une dent en voulant arracher un boyau, ses mains engourdies par le froid lui refusant tout service ; il faut avoir vu mon favori, Marinelli, s’élancer dans la descente à plus de 70 à l’heure, prendre tous les risques et, finalement, rattraper Coppi et Bartali à Val d’Isère !
C’est pourquoi, après avoir admiré Lazaridès, Robic, Brûlé, Chapatte et tous ceux dont je ne vous parle pas, je peux vous dire qu’ils sont formidables, et si je m’écoutais, je leur donnerais à chacun un maillot jaune à l’arrivée ! »
Albert Baker d’Isy avait achevé ainsi son conte des deux étapes alpestres :
« Le lendemain, Fausto épousa Mlle Jaune Maillot et son ami florentin lui tira un grand coup de chapeau. … »
Même la Gazzetta dello Sport, organisatrice du Giro, consacre des Unes dithyrambiques à ses champions
Puisque les géants de la route profitent d’une journée de repos à Aoste, je m’autorise d’élever le débat avec une digression historique.
Le 21 juillet 1858, le président du Conseil du royaume de Sardaigne, Camillo Cavour, avait rencontré secrètement l’empereur des Français Napoléon III, alors en cure dans la station thermale vosgienne de Plombières-les-Bains. Lors de cette entrevue, Napoléon III avait accepté d’aider le royaume de Sardaigne à unifier l’Italie, à condition que le pape reste maître de Rome et que le comté de Nice et le duché de Savoie soient cédés à la France.
Ce qui fut fait avec le traité de Turin du 24 mars 1860 qui officialisait l’acte par lequel le duché de Savoie et le comté de Nice étaient annexés à la France.
L’air d’altitude me ferait-il perdre la tête ? Que nenni ! La ville bilingue de Saint-Vincent-d’Aoste est justement située dans l’ancien duché de Savoie, et 90 ans après la signature du traité, les rancœurs demeuraient tenaces. Le nationalisme mussolinien couvait encore peut-être, mais c’est surtout la connerie fanatique de pseudo supporters qui régnait en despote.
« Le jour où Coppi endossa le maillot jaune dans le Val d’Aoste, une foule surexcitée occupait le terrain, mise en condition par des articles de presse d’une virulence extrême : on y affirmait que les coureurs français avaient reçu des « poussettes » dans la montagne et que les Italiens, traités de « macaronis », avaient subi des sévices dans les Pyrénées. Circonstance aggravante, un journal de Milan avait reproduit une déclaration pour le moins imprudente de l’irascible Robic : « moi tout seul, je corrigerai Coppi et Bartali ! » avait clamé le Breton. L’atmosphère était empoisonnée, d’autant qu’une partie des valdotains réclamaient leur rattachement à la France. Cette disposition d’esprit n’était pas pour plaire à ceux qui hurlaient d’une voix de gorge : « Savoia nostra ! Nizza Nostra ! », neuf années auparavant. Ce jour-là, les accompagnateurs français furent l’objet d’une manifestation d’hostilité particulièrement violente. Aux insultes, s’ajoutaient les jets de pierre. Un motocycliste italien, l’athlétique Corsi, du Corriere della Sera, las d’être insulté, lui aussi, descendit de machine pour faire le coup de poing. Un spectateur lui présenta ses excuses :
– Nous pensions que vous étiez Français !
– Il n’y a pas de Français et pas d’Italiens ! Il y a seulement des sportifs ! hurlait Corsi, et il cognait !
Les Valdotains étaient navrés. Ils accusaient non sans raison les néo-fascistes d’avoir transporté, par train et par cars, une foule d’agitateurs, afin de provoquer des incidents et de troubler les relations avec la France, incidents susceptibles d’infléchir la tendance séparatrice alors majoritaire du val d’Aoste. Ces manifestations déplacées avaient choqué Fausto Coppi.
– Ces gens sont insensés, avait-il expliqué aux journalistes français. Il ne faut pas les confondre avec la majorité des Italiens. Soyez gentil de l’expliquer à vos lecteurs… »
Gaston Bénac consacrait sa chronique à ces incidents :
Dans Miroir-Sprint, Georges Pagnoud déminait la ridicule polémique : « « Savoir toujours, raison garder … », plus que de coutume, nous plaçons cet article sous le signe de cet axiome de sagesse ! Ce n’est pas parce que le drame d’Aoste s’est déroulé sous le signe de l’excitation qu’il faut encore en apporter en essayant de l’analyser. »
Eh les mecs, on est là pour voir (et lire) du vélo !!!
En ce jour de farniente (le mot n’est-il pas d’origine italienne ?), je ne résiste pas, depuis le balcon de l’hôtel, à l’envie de vous donner à lire un chapitre du Roman du Tour de Max Favalleli, intitulé Passe-moi la casse … déserte sans doute. C’était aussi l’occasion pour les jeunes têtes blondes de l’époque, d’acquérir quelques rudiments du drame shakespearien !
« Les Bartalistes n’auront pas eu le loisir de se réjouir très longtemps. Pour eux, le maillot jaune a duré ce que durent les roses, l’espace d’un matin. Et seuls leurs rivaux, les Coppistes, qui ce soir sont en liesse et chantent le los de leur champion.
D’ailleurs, cette lutte renouvelée de celle des Capulet et des Montaigu, prend une singulière allure et lorsque nous avons pénétré en Italie, la confusion la plus grande régnait entre les deux clans. Les peintres sur macadam, eux-mêmes, éprouvaient un grand trouble et c’est d’un pinceau réticent qu’ils alliaient les deux noms dans une même vénération.
Le paletot jaune a donc changé une nouvelle fois d’épaules. Nous finissons par y être habitués. Mais les choses commencent à être sérieuses et l’on peut se demander si le Tour ne s’est pas joué, d’une façon définitive, au moment précis où, dans la descente du Petit-Saint-Bernard, Gino fut terrassé par une chute.
Fausto connut un court moment de désarroi. Son instinct et sa vieille inimitié le poussaient à prendre la fuite, cependant que le respect dû au contrat, le retenait au rivage de la victoire.
C’est alors qu’un émissaire délégué par Binda lui apporta le seul message susceptible de faire taire ses scrupules en le remplissant d’allégresse.
– Fonce !
En vérité, tout cela prend l’allure d’une commedia dell’ arte.
On se salue, on se fait des grâces. « Après vous, au sommet de ce col. » « Je vous en prie, je n’en ferai rien. » « Me permettez-vous de gagner cette étape ? » « Avec plaisir, cher ami ».
Et, de cette façon, on occupe les deux premières places en permanence, on escamotera le Grand Prix de la montagne et l’on est en tête du classement international par équipes. Aux autres les miettes.
De Briançon à Aoste, nous avons faufilé la frontière passant de la France à l’Italie et du mauvais temps au soleil, avec une virtuosité ignorée jusqu’à ce jour de l’administration des douanes.
Le but de ce parcours en zigzag est d’accumuler le plus grand nombre de cols dans l’espace le plus restreint. Cela nous vaut, après un Mont Cenis balayé par un vent aigre, un Iseran farouche, dramatique. Sur la neige et à travers un brouillard opaque, les coureurs semblent des fantômes. Schotte et Mathieu claquent des dents. Goldschmit a les lèvres bleues.
Tacca crève. Ses doigts gourds sont paralysés par le froid et c’est avec ses dents qu’il doit arracher son boyau de la jante. Quant au malheureux Peverelli, il trébuche sur un rocher et se fracasse la tête contre la paroi.
– Passez vos vacances à la montagne ! crie ironiquement Chapatte.
Le Petit-Saint-Bernard sert de tremplin à Coppi et Bartali. Rageur, dressé sur ses pédales, Marinelli a essayé de se glisser dans l’ombre des seigneurs.
– J’ai fait doucement, avoue-t-il, des fois qu’ils ne se seraient aperçus de rien.
Sournois en diable, notre « nain jaune » !
Hélas, Signor Fausto a aperçu le jeune présomptueux et appuie légèrement sur l’accélérateur. Cela suffit.
Entrée dans le val d’Aoste, la température baisse à la verticale. Je parle de celle qui donne de coutume aux spectateurs la fièvre de l’enthousiasme.
Joignant le geste à la parole, quelques énergumènes font aux Français et à Robic en particulier, un accueil proprement inoubliable. Glissons … »
Les coureurs reprennent la route vers Lausanne :
« Après la tempête, la bonasse. Après les quolibets, les fleurs. Par leur gentillesse et leur courtoisie, les Valdotains ont su effacer les mauvais souvenirs de la veille, et c’est sous le dais de pourpre que la caravane, si malmenée à son entrée, fit sa sortie du val d’Aoste. Dans leur zèle à réparer leurs torts, nos hôtes ont été jusqu’à inscrire sur la route un monumental « Vive Jacques Goddet ! ». C’est presque trop beau.
Bien en entendu, au pied du Grand-Saint-Bernard, un des toits de l’Europe, la cote est en faveur de Kubler. Un triomphe l’attend sur ses terres et chacun pense que le grand Ferdi pulvérisera ses adversaires sur son propre terrain. Patatras ! La sorcière aux dents vertes est passée par là. Kubler paraît, les traits décomposés, le teint verdâtre et se tenant le ventre à deux mains. Kubler aurait-il joué avec trop de conviction le rôle du « dynamitero » ?
Le malheureux se traîne sur la route et il faut que le brave Weilenmann se dévoue pour le hisser à la force du poignet jusqu’au moment ù Ferdi s’écroule, les bras en croix et les yeux révulsés … »
Drame du doping comme on n’osait trop dire en ce temps-là ? Ferdi était coutumier d’exploits et de défaillances mémorables. Ceci di, celui qu’on appelait parfois le « Fou pédalant », l’ « Homme cheval » (il lui arriva de hennir sur son vélo !) ou encore le « Cowboy », nous a quittés après avoir soufflé ses … 97 bougies !
« Weilenmann sera, d’un bout à l’autre, le héros de cette étape et il s’échappera bientôt en compagnie de Rossello et de Pasquini.
– Tiens ! s’écria Brûlé. C’est aujourd’hui, jeudi, c’est le jour de sortie des domestiques.
Une véritable pharmacie ambulante, ce fantastique Brûlé. Souffrant d’une grippe violente depuis plusieurs jours, André est bardé de ouate thermogène, ce qui lui fait un bréchet de poule pondeuse, et il a ses poches bourrées de drogues, de pastilles, de gargarismes secs.
Salués par un chanteur de tyroliennes planté sur un promontoire de rochers, les coureurs pénètrent en Suisse. Giguet, au passage, louche sur un porte-bonheur en vente près de la douane : deux skieurs enlacés et surmontés d’une fleur d’edelweiss.
– Hélas ! soupire-t-il, j’ai acheté hier un coupon de soie pour ma femme, et je suis raide comme un passe-lacet.
En fait de passe-lacet, il est plutôt mal à l’aise aujourd’hui pour franchir ceux du col des Mosses.
Cependant que ces messieurs les « gregari » se sont évadés de l’office et lavent avec désinvolture le valeureux Weilenmann, on musarde dans le peloton et l’on se donne congé. Pineau (simple coureur ndlr) et Lévêque (du Centre-Sud-Ouest ndlr) inventent un petit jeu et organisent un tennis-vaches en comptant les ruminants de chaque côté de la route.
– À propos de bestiaux, déclare le Belge Dupont, j’ai décidé avec mes gains du Tour, d’acheter une grande boucherie à Liège.
Les dernières rampes du parcours n’excitent personne et c’est de concert que l’on se présente au stade de la Pontaise où les meilleurs gymnastes suisses font une éblouissante exhibition afin de faire patienter le public.
Juste avant d’entrer sur la piste, Teisseire sort son peigne de sa poche et se fait une beauté.
– On prétend que Rita Hayworth est à Lausanne. Je veux être présentable.
Lucien en est pour ses frais. Au lieu de la princesse, c’est Pauline Carton qui l’accueille, son chignon en bataille et chaussée de gros souliers de boy-scout.
Le soir-même, Coppi, faisant pour une fois une infraction à la discipline de sa vie monastique, dinait chez son ami, le restaurateur Paris, et dégustait une monumentale tourte au fromage. Fausto a l’habitude de garder pour lui tout le gâteau … »
Retour en France avec Louis Nucera :
« On craignait le pire, en 1949, pour cette étape Lausanne-Colmar, longue de 283 kilomètres. Des voyous, en Italie, avaient injurié les suiveurs français et menacé les coureurs, singulièrement Robic. La presse en avait fait état. Les séquelles de la guerre ternissaient la grande fête du cyclisme. Y aurait-il des représailles après Biaufond et le retour en France ? Colosse des pelotons, Paul Giguet, le Savoyard, s’institua garde du corps de Coppi. Entre Pont-de-Roide et Valentigney, une jeune femme réussit cependant à cracher sur Fausto.
Max Favalleli complète le tableau : « Sous sa cape de collégien d’Eton, Jacques Goddet abrite un front que creusent les rides du souci. C’est que l’on affirme que dans la région de Sochaux des tracts ont été distribués. La présence sur le bord de la route du brave Mattler (Étienne de son prénom, excellent footballeur d’avant-guerre, champion de France avec le F.C. Sochaux et de nombreuses fois capitaine de l’équipe de France ndlr), qui donne le signal des applaudissements lorsque les italiens défilent devant lui, ne suffit pas à le rasséréner.
Les membres de la presse transalpine ont relevé la capote de leurs voitures, les suiveurs belges arborent un drapeau à leurs couleurs et Binda a retourné sa casquette.
Cependant, les craintes s’envolent alors que l’on dépasse Belfort. Le climat devient infiniment plus sympathique. Les Alsaciens justifient leur réputation de parfaits sportifs.
À l’avant, Geminiani et Goasmat accélèrent. On dirait un couple pour films comiques, Doublepatte et Patachon. Son long nez en coupe-vent, Jean-Marie voudrait bien marcher encore plus vite. Mais l’Auvergnat a reçu la consigne de ne pas trop forcer. Et il faut que le Breton utilise toutes ses ruses de paysan matois pour contraindre Geminiani à sortir de sa réserve.
– Des fois, lui susurre-t-il, que tu remonterais au classement général dans les dix premiers.
Jean-Marie se montre tentateur et s’écrie, humoriste sans le savoir :
– Raphaël, montre-leur que tu as de bons pinceaux !
Accueil merveilleux de l’Alsace qui pulvérise les records d’affluence. Dans le moindre hameau, les maisons arborent un drapeau tricolore à leur pignon. Symphonie bleu, blanc, rouge. Et partout de longues files de bambins qui se tiennent par la main et dont les cheveux de houblon font des taches blondes parmi les guirlandes des vignes.
Louis Nucera prend le relais : « La course ? Sa conclusion se dessina sans tarder. Dans la montée de la Vue-des-Alpes, Geminiani, Goasmat et André Mahé s’échappèrent. Souffrant d’une crise d’entérite, Mahé lâcha prise, puis une crevaison le retarda. Deux cents kilomètres plus loin, sur la piste du vélodrome de Colmar, Geminiani gagnait au sprint devant Goasmat. Coppi, maillot jaune, arrivait 7 minutes plus tard. Durant son tour d’honneur, la foule l’ovationna. Les incidents du val d’Aoste avaient-ils été effacés ? À proximité de Sochaux, De Santi, Brignole, Pezzi, Milano, avaient eu maille à partir avec divers excités. En somme, le patriotisme savait s’exercer des deux côtés des Alpes. À Charquemont (poste frontière ndlr), n’avait-on pas fièrement sonné du clairon ? La journée fut marquée par les abandons de Kint et Marcelak. Van Steenbergen tomba dans un tournant. Songeait-il à la phrase de Jean Giraudoux : « … dernier virage : le coureur entre dans la fatalité … » ? »
Samedi 23 juillet, avant-dernière étape : une épreuve contre la montre de 137 kilomètres entre Colmar et Nancy en passant par Kaysersberg, le col du Bonhomme, Saint-Dié, Baccarat et Lunéville ! Un sacré exercice ! L’incomparable Fausto est passé par la Lorraine avec son vélo dondaine…
Louis Nucera est admiratif :
« Je cherche et je ne trouve personne au-dessus de lui, même quelqu’un qui l’égale. Ni Binda ni Girardengo n’avaient autant de classe … Il est le coureur n°1 de tous les temps … Supergrimpeur, poursuiteur hors ligne, rouleur incomparable : son nom honore plus que nul autre le palmarès du Tour de France … »
– André Leducq, Sylvère Maes, Charles Pélissier, Jean Aerts, j’en passe : rares étaient ceux qui ne s’inclinaient pas devant le maître. Au soir de l’étape Colmar-Nancy, les superlatifs se pressaient. Il convenait que cette journée laissât de nobles traces dans la mémoire des hommes.
« La luminosité même du style de Coppi efface l’aridité de la formule contre la montre. De cet acte fastidieux qui consiste à tourner les pédales à un rythme régulier, il réussit à faire un spectacle d’art. »
Jacques Goddet y allait de ses coups d’archet.
À sa manière, comme s’il procédait par décret pour imposer sa loi quand bon lui semblait, Fausto, avec le profond sentiment de sa supériorité, venait de se jucher si haut que son exploit passait les espérances de ses fanatiques. En 137 kilomètres, il avait distancé Marinelli et Laurédi de plus de 11 minutes, Lazaridès de 20 minutes. Encore avait-il ralenti pour ne pas rejoindre Bartali -2ème de l’étape- parti 12 minutes avant lui. L’élégance était innée chez ce fils de « contadino ».
Qu’ils aiment l’infatuation ou la provocation tel Robic, qu’ils soient en continuelle et divertissante représentation de leur personne comme Vietto, qu’ils n’ignorent rien de leurs faiblesses tout en s’appliquant à les masquer aux autres comme beaucoup, oui, tous poussaient leur refrain en forme d’éloge ; les germes de la polémique, les gemmes bidons des arguments spécieux s’enfouissaient pour un temps.
Derrière ses lunettes noires, le visage pathétique à force de maigreur, le bouquet du vainqueur posé sur le guidon de son vélo, Fausto souriait en faisant son tour d’honneur sur la piste du stade de Nancy. Il avait roulé à 37,562 km de moyenne. Le braquet employé ? 50 x 16, sauf dans le col du Bonhomme où il maîtrisa la pente avec un 47 x 19 … »
André Leducq, à deux reprises vainqueur du Tour de France et qui en cette année 1949 s’est transformé en journaliste sportif, s’incline devant le grand Fausto Coppi :
« Pas un déhanchement, pas un roulement d’épaules, tout tourne comme dans l’huile… Quelle force mystérieuse fait donc avancer cet harmonieux ensemble athlète-machine? Puis il y a le reste, tout aussi intéressant à disséquer. La longue figure en lame de couteau, ces yeux fureteurs, cette bouche entrouverte qui aspire l’air posément… Il grimpe comme d’autres font de l’aquarelle, sans plus d’efforts apparents. A quoi cela tient-il? Mystère. Car, tout de même, Coppi n’a que deux jambes, deux poumons, un cœur, comme vous et moi, et comme tous les autres concurrents du Tour ».
Au programme de l’ultime étape, 340 kilomètres de Nancy à Paris ! Quand on pense que les rescapés du Tour 2019 accompliront en avion le trajet de la station savoyarde de Val Thorens à Rambouillet dans les Yvelines, avant leurs derniers tours de roues sur les Champs-Élysées … ! Autre temps, autres mœurs !
Max Favalelli abandonne ses mots croisés pour nous raconter le retour au bercail des 55 valeureux champions encore en course :
« Ainsi que tout roman bien conçu, celui du Tour de France se termine heureusement et comporte le « happy end » qui satisfait le cœur des lecteurs les plus sensibles.
Après avoir lutté, souffert, peiné, traversé maints épisodes dramatiques ou burlesques, les héros de notre aventure aux mille actes divers abandonnent leurs rivalités, oublient leurs querelles, pour ne plus songer qu’à l’épilogue.
De Nancy à Paris, c’est doublement dimanche. Il ne s’agit plus d’une épreuve sportive mais d’une marche triomphale vers la capitale. Escortés par leurs féaux, les princes préparent leur rentrée dans l’enceinte du Parc qui leur est dédiée.
L’atmosphère est exactement celle de la dernière représentation d’une pièce à succès au cours de laquelle les acteurs se permettent de bousculer un peu le texte et de livrer à mille facéties …
Je doute tout de même que Fausto se ravitaille d’un des délicieux fromages de Brie!
Dans Coulommiers, c’est la cohue. En grappes, en essaims, formant des pyramides sur les talus ; s’accrochant en espaliers le long des murs, des milliers et des milliers de Parisiens sont venus au-devant des coureurs…
Permettez cher Max qu’au passage à La Ferté-Gaucher, je salue et remercie mon ami Jean-Pierre. Infatigable cyclotouriste avec plusieurs participations à Paris-Brest-Paris (ce n’est pas du gâteau), il sort d’une diagonale Hendaye-Strasbourg comme ça, pour le plaisir, et fait soixante kilomètres à vélo pour voir le Tour 2019 dans le vignoble champenois (là-même où passèrent les coureurs en 1949).
Riche collectionneur de revues et ouvrages consacrés au cyclisme, c’est vers lui que je me tourne pour combler les quelques lacunes de mes archives.
Il n’était pas au bord de la route en 1949 et, pour cause, il naquit dix ans plus tard. Mais c’est justement la lecture des Rayons de soleil de Louis Nucera qui lui donna l’idée de souffler ses cinquante bougies en refaisant à vélo le parcours du Tour de France 1959.
Excusez Max, finissez !
« Le Parc est un immense cratère qui bout au soleil depuis plus de quatre heures, lorsque soudain une éruption le secoue.
Par la faille du tunnel, le peloton se répand sur la piste ainsi qu’une coulée de lave.
Quarante mille bouches hurlantes s’ouvrent en même temps.
– Les voilà !
Dissimulé au centre du groupe de tête, Rik Van Steenbergen affûte secrètement sa pointe. Les dix hommes qui conduisent le sprint savent qu’ils transportent avec eux l’arme qui les frappera. Les dos se courbent, les muscles se tendent. D’un bond fulgurant, Rik a jailli. Il a parcouru 4..813 000 mètres pour prendre l’élan prodigieux qui le fait gagner de quelques centimètres, au terme de l’étape la plus chargée de gloire.
Accolades, poignées de main officielles, bouquets de fleurs dans leur gaine de cellophane, embrassades familiales, écharpes tricolores, tours d’honneur, rumeurs de fête. C’est le cérémonial habituel.
L’équipe italienne est acclamée. Coppi et Bartali portés en triomphe. Tout est bien qui finit bien. »
Ultime rayon de soleil de Louis Nucera :
« Coppi est pire que la foudre car contre lui aucune défense ne saurait agir. C’est un gentilhomme de la bicyclette. Son secret ? Cet athlète d’exception pratique son métier comme si sous ses épaules étroites et osseuses vivait un organisme de coureur moyen. Sa vie ? Celle d’un ascète. Son régime ? Celui d’un spécialiste de l’alimentation. Ses dons inouïs constituent une charge ; il l’assume. Pourtant, comme tous les super nerveux, il est sujet à des périodes d’exaltation, qui font de lui un être supérieur, mais aussi à de profondes dépressions quand un grain de sable perturbe ses plans, ceci à l’inverse de Bartali réfractaire au découragement.
Saluons bien bas ce grand seigneur, ce phénomène haut sur pattes comme les cigognes alsaciennes. Et n’oublions pas que l’argent gagné durant ces semaines passées sur les routes, il l’a offert à ses équipiers, tout comme Bartali, d’ailleurs … »
Journalistes, anciens champions, encensaient une fois de plus le mutant, le démiurge qui émouvait, car, derrière l’omnipotence du tout-puissant, vibrait une créature en proie à des contradictions. « Malheur à moi, je suis nuance ! » Nietzsche, même, était appelé à la rescousse, pour définir le maître des monts et des vallées juché sur un vélo.
Défié en Italie, Fausto Coppi était aimé en France comme un être de chair et de sang. Au soir de la quatrième étape à Saint-Malo, il se trouvait à 36 minutes et 33 secondes du maillot jaune. Dans l’après-midi du 24 juillet 1949, sur les bords de Seine, il était définitivement premier avec 10 minutes 55 secondes sur son second, Bartali, et plus de 25 minutes sur Jacques Marinelli, le troisième … »
Gaston Bénac, « coppisceptique » du côté de Saint-Malo, n’est pas avare d’éloges :
« Je n’avais encore jamais vu un homme de la valeur de Coppi… Je fouille en vain ma mémoire, je ne trouve pas de champion semblable à Fausto Coppi le grand, le surnaturel. À qui le comparer en effet, tant il est à la fois complet, régulier, tant il porte bien haut, sur sa carcasse étirée et anguleuse, le panache du super champion ? Lorsqu’il s’élevait vers les sommets, délesté de tout voisinage, il ressemblait, avec son profil d’oiseau de proie, à l’aigle qui plonge son regard vers la vallée pour mesurer la petitesse des autres.
Et pourtant Coppi n’agit pas par orgueil. Non, il semble poussé par une sorte de fièvre de la victoire. Monté si haut, il cherche à ne pas décevoir les autres, à ne pas se décevoir lui-même. Il est une sorte de condamné perpétuel au succès. Ce bagne entouré de lauriers, qu’il semble accepter, qui nous dit qu’il ne le subit pas plutôt ?
Oui je cherche dans mes souvenirs en faisant défiler devant ma pensée la galerie des grands hommes du Tour de France…
Je ne crains donc pas de le dire, je viens de terminer mon vingt-cinquième Tour de France, après avoir assisté à l’épanouissement de la plus belle carrière de tous les champions du cyclisme. Ces minutes émouvantes, sublimes, celles du bond du champion vers les sommets, puis celles de ses escalades sans tenir le guidon, alors que Bartali et Apo Lazaridès peinaient dans sa roue, on ne peut les oublier et on se réjouit de les avoir vécues. »
Il n’est plus temps pour Coppi et Bartali d’échanger des bidons mais de trinquer au Bar Parisien !
Je ne saurais achever mes billets sur de plus belles lignes que celles de de Max Favalelli, décidément en verve en cette fin de Tour :
« 1949, diront plus tard les petits enfants qui apprendront à lire dans la collection de But-Club (et Miroir-Sprint ! ndlr), ce fut l’année où Fausto le Prodigieux gagna devant Gino le Pieux.
– Et qui était Marinelli ? demanda le professeur.
– Un « nain jaune » qui grandit, fut heureux, et eut beaucoup d’enfants. »
Je fus justement un de ces enfants qui voua pour Fausto Coppi une profonde admiration nourrie par les éclaircissements et anecdotes de mon cher père et la lecture avide des inestimables revues sépia entreposées dans le grenier.
Que Fausto me pardonne, je lui fus (un peu) moins fidèle quand apparut en 1953 sur la planète vélo (et à quelques kilomètres du domicile familial), une autre étoile : Jacques Anquetil l’idole de ma jeunesse.
Je me souviens encore de la forte émotion de mes parents quand ils apprirent la mort de Fausto le 2 janvier 1960.
De ce jour-là, peut-être, naquit mon désir de me recueillir sur sa tombe et de visiter sa maison dans son village de Castellania qui a été rebaptisé, il y a quelques semaines, par une décision du conseil régional du Piémont … Castellania Coppi.
De ce jour-là, aussi, naquit mon désir de voir la chapelle de la Madonna del Ghisallo devant laquelle Fausto passa souvent lors de Tours d’Italie et de Tours de Lombardie. On peut y voir un maillot jaune porté par le campionissimo lors de ce Tour de France de légende, ainsi que son vélo.
À cause de tout cela, j’ai pris un plaisir quasi enfantin à vous raconter avec avidité ce Tour de France.
Fausto, le plus grand champion de l’histoire du cyclisme ? Quand on lui posait la question, Jacques Goddet, ancien directeur du Tour de France, affirmait :
« Le numéro un dans les résultats, c’est Eddy Merckx. Mais il y a pour moi quelqu’un qui est au-dessus de ce numéro un, c’est Fausto Coppi, parce qu’il s’est manifesté dans des conditions qui atteignaient le divin, le surhomme, par sa morphologie, par sa nature physique. »
Mon plaisir de vous raconter ce Tour de légende s’est nourri de mes visites à Castellania Coppi, village où naquit et repose Fausto, et à la chapelle Madonna del Ghisallo en Lombardie :
http://encreviolette.unblog.fr/2016/08/27/vacances-postromaines-10-les-cerises-de-castellania-village-natal-de-fausto-coppi/
http://encreviolette.unblog.fr/2018/06/09/une-semaine-a-florence-1/
Pour vous faire revivre ces étapes du Tour De France 1949, j’ai puisé comme toujours dans :
– ma belle collection (ainsi que celle de l’ami Jean-Pierre !) de revues Miroir-Sprint et But&Club Miroir des Sports
– Mes Rayons de soleil de Louis Nucera (éditions Grasset 1986)
– Arriva Coppi ou les rendez-vous du cyclisme de Pierre Chany (La Table Ronde 1960)
– La Fabuleuse Histoire du Tour de France de Pierre Chany et Thierry Cazeneuve (Minerva 2003)
